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-The Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20),
-by Adolphe Thiers
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
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-using this ebook.
-
-Title: Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20)
- faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
-
-Author: Adolphe Thiers
-
-Release Date: October 29, 2020 [EBook #63575]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Mireille Harmelin, Keith J Adams, Christine P. Travers and
- the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE
-L'EMPIRE (15/20) ***
-
-
-
-
-HISTOIRE DU CONSULAT
-
-ET DE L'EMPIRE
-
-
-TOME XV
-
-
-
-
-L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
-Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
-Espagnole et Italienne.
-
-Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
-Librairie) le 30 mars 1857.
-
-
-PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.
-
-
-
-
-HISTOIRE DU CONSULAT
-
-ET DE L'EMPIRE
-
-
-
-
-FAISANT SUITE
-
-À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
-
-
-
-
-PAR M. A. THIERS
-
-
-
-
-TOME QUINZIÈME
-
-
-
-
- PARIS
- PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
- 60, RUE RICHELIEU
- 1857
-
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-
-HISTOIRE DU CONSULAT
-
-ET DE L'EMPIRE.
-
-
-
-
-LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.
-
-WASHINGTON ET SALAMANQUE.
-
- Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de
- Russie. -- Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante
- du commerce et des classes ouvrières; désir général de la paix.
- -- Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet
- britannique. -- Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique
- purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un
- changement politique. -- À tous les maux qui résultent pour
- l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une
- guerre imminente avec l'Union américaine. -- Où en étaient
- restées les questions de droit maritime entre l'Europe et
- l'Amérique. -- Renonciation de la part des Américains au système
- de _non-intercourse_, en faveur des puissances qui leur
- restitueront les légitimes droits de la neutralité. -- Saisissant
- cette occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin
- et de Milan, si l'Amérique obtient le rappel des _ordres du
- conseil_, ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. --
- L'Amérique accepte cette proposition avec empressement. --
- Négociation qui dure plus d'une année pour obtenir de
- l'Angleterre la révocation des _ordres du conseil_. -- Entêtement
- de l'Angleterre dans son système, et refus des propositions
- américaines, fondé sur ce que la révocation des décrets de Berlin
- et de Milan n'est pas sincère. -- Puériles contestations de la
- diplomatie britannique sur ce sujet. -- Napoléon ne se bornant
- plus à une simple promesse de révocation, rend le décret du 28
- avril 1811, par lequel les décrets de Berlin et de Milan sont,
- par rapport à l'Amérique, révoqués purement et simplement. --
- L'Angleterre contestant encore un fait devenu évident, les
- Américains sont disposés à lui déclarer la guerre. -- Dernières
- hésitations de leur part dues aux procédés malentendus de
- Napoléon, et aux dispositions des divers partis en Amérique. --
- État de ces partis. -- Fédéralistes et républicains. -- Le
- président Maddisson. -- La guerre résolue d'abord pour 1811 est
- remise à 1812. -- Les violences redoublées de l'Angleterre, et
- surtout la _presse_ exercée sur les matelots américains, décident
- enfin le gouvernement de l'Union. -- Le président Maddisson
- propose une suite de mesures militaires. -- Vive agitation dans
- le congrès, et déclaration de guerre à l'Angleterre. --
- Importance de cet événement, et conséquences qu'il aurait pu
- avoir sans le désastre de Russie et sans les événements
- d'Espagne. -- État de la guerre dans la Péninsule. -- Dégoût
- croissant de Napoléon pour cette guerre. -- Situation dans
- laquelle il avait laissé les choses en partant pour la Russie, et
- résolution qu'il avait prise de déférer le commandement en chef
- au roi Joseph. -- Comment ce commandement avait été accepté dans
- les diverses armées qui occupaient la Péninsule. -- État des
- armées du Nord, de Portugal, du Centre, d'Andalousie et d'Aragon.
- -- Résistance à l'autorité de Joseph dans tous les états-majors,
- excepté dans celui de l'armée de Portugal, qui avait besoin de
- lui. -- Projets de lord Wellington, évidemment dirigés contre
- l'armée de Portugal. -- Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan,
- son major général, discerne parfaitement le danger dont on est
- menacé, et le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie,
- qui sont seules en mesure de secourir efficacement l'armée de
- Portugal. -- Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont
- successivement appelés à commander l'armée du Nord. -- Refus du
- maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues
- contestations avec Joseph. -- Situation grave et difficile de
- l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal Marmont.
- -- Opérations préliminaires de lord Wellington au printemps de
- 1812. -- Voulant empêcher les armées d'Andalousie et de Portugal
- de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une surprise
- contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le Tage. -- Enlèvement
- et destruction de ces ouvrages par le général Hill les 18 et 19
- mai. -- Après ce coup hardi, lord Wellington passe l'Aguéda dans
- les premiers jours de juin. -- Sa marche vers Salamanque. --
- Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. -- Attaque et prise
- des forts de Salamanque. -- Retraite du maréchal Marmont derrière
- le Douro. -- Situation et force des deux armées en présence. --
- Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la division des
- Asturies, et réuni environ quarante mille hommes, n'attendant
- plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle d'Andalousie,
- ni même de celle du Centre, se décide à repasser le Douro, afin
- de forcer les Anglais à rétrograder. -- Il espère les éloigner
- par ses manoeuvres, sans être exposé à leur livrer bataille. --
- Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et retraite des
- Anglais sous Salamanque, à la position des Arapiles. -- Le
- maréchal Marmont essaye de manoeuvrer encore autour de la
- position des Arapiles, afin d'obliger lord Wellington à rentrer
- en Portugal. -- Au milieu de ces mouvements hasardés, les deux
- armées s'abordent, et en viennent aux mains. -- Bataille de
- Salamanque, livrée et perdue le 22 juillet. -- Le maréchal
- Marmont, gravement blessé, est remplacé par le général Clausel.
- -- Funestes conséquences de cette bataille. -- Pendant qu'on la
- livrait, le roi Joseph, qui n'avait pu décider les diverses
- armées à secourir celle de Portugal, avait pris le parti de la
- secourir lui-même, mais sans l'en avertir à temps. -- Inutile
- marche de Joseph sur Salamanque à la tête d'une force de treize à
- quatorze mille hommes. -- Il passe quelques jours au delà du
- Guadarrama, afin de ralentir les progrès de lord Wellington, et
- de dégager l'armée de Portugal vivement poursuivie. -- Grâce à sa
- présence et à la vigueur du général Clausel, on sauve les débris
- de l'armée de Portugal qu'on recueille aux environs de
- Valladolid. -- État moral et matériel de cette armée, toujours
- malheureuse malgré sa vaillance. -- Profond chagrin de Joseph
- menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa capitale. -- N'ayant
- plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le conseil du
- maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. -- Ses ordres
- impératifs au maréchal Soult. -- Après avoir poursuivi quelques
- jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant pas au
- désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne la
- poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12 août. --
- Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la Manche,
- et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée d'Andalousie,
- se réfugie à Valence. -- Horribles souffrances de l'armée du
- Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa suite. --
- Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de toutes
- choses auprès du maréchal Suchet. -- Le maréchal Soult, averti
- par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à évacuer
- l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre à
- Valence. -- Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa
- conduite. -- Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains
- de Joseph. -- Irritation de Joseph. -- Son entrevue avec le
- maréchal Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. -- Conférence
- avec les trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de
- campagne à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais
- en Portugal. -- Avis des trois maréchaux. -- Sagesse du plan
- proposé par le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. -- Les
- deux armées d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid
- vers la fin d'octobre. -- Temps perdu par lord Wellington à
- Madrid; sa tardive apparition devant Burgos. -- Belle résistance
- de la garnison de Burgos. -- L'armée de Portugal renforcée oblige
- lord Wellington à lever le siége de Burgos. -- Alarmé de la
- concentration de forces dont il est menacé, lord Wellington se
- retire de nouveau sous les murs de Salamanque, et y prend
- position. -- Pendant ce temps Joseph, arrivé sur le Tage avec les
- armées du Centre et d'Andalousie réunies, chasse devant lui le
- général Hill, l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le
- 2 novembre, et en part immédiatement pour se mettre à la
- poursuite des Anglais. -- Son arrivée le 6 novembre au delà du
- Guadarrama. -- L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les
- bords du Douro, se joint à lui. -- Réunion de plus de
- quatre-vingt mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe,
- devant lord Wellington à Salamanque. -- Heureuse occasion de
- venger nos malheurs. -- Plan d'attaque proposé par le maréchal
- Jourdan, approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal
- Soult. -- Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général
- de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du
- maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la
- responsabilité de la conduite à tenir. -- Le maréchal Soult passe
- la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal
- Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. -- Lord Wellington
- n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille
- Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille
- Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. -- Juste
- mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et
- leur entrée en cantonnements. -- Retour de Joseph à Madrid. --
- Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui, s'ajoutant au
- désastre de Moscou, aggravent la situation de la France. -- Joie
- en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement inouï des esprits
- à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon.
-
-
-[En marge: Mai 1812.]
-
-[En marge: Événements qui se passaient en Angleterre, en Amérique et
-en Espagne pendant la campagne de Russie.]
-
-Pendant que s'accomplissait au nord de l'Europe la catastrophe sans
-exemple que nous venons de retracer, les rivages lointains de
-l'Atlantique, les plages brûlantes de l'Espagne étaient le théâtre
-d'événements moins extraordinaires sans doute, mais extrêmement
-graves, comme tous ceux qui découlaient de la politique exorbitante de
-Napoléon, et prouvant tout aussi évidemment la folie de cette
-politique. On y pouvait voir démontrée clairement cette vérité que
-nous avons déjà énoncée, que si au lieu d'aller chercher à vaincre
-l'Europe au fond de la Russie, Napoléon avait persévéré à la combattre
-sur le théâtre difficile, mais choisi par lui, de la Péninsule et de
-l'Atlantique, en conduisant à terme la guerre d'Espagne et le blocus
-continental, il eût probablement contraint l'Angleterre à céder,
-désarmé du même coup l'Europe entière, sinon pour toujours, du moins
-pour bien des années, et se serait ainsi ménagé le temps (la raison
-venant l'éclairer) de faire du faîte même de sa grandeur les
-sacrifices qui auraient rendu sa domination durable en la rendant
-supportable. Il faut donc avant de reprendre les suites de la fatale
-expédition de Russie, retracer les événements de l'Espagne et de
-l'Amérique pendant l'année 1812, les uns funestes, les autres
-inutilement heureux, tous effets de la même cause, la volonté mobile
-et désordonnée d'un génie immense mais sans frein.
-
-[En marge: Continuation des embarras commerciaux de l'Angleterre.]
-
-Lorsque Napoléon dégoûté de la guerre d'Espagne, au moment même où la
-persévérance aurait pu en corriger le vice, avait songé à porter ses
-forces au nord, la Grande-Bretagne était, comme on l'a vu, dans une
-situation des plus difficiles. Les succès obtenus par lord Wellington
-grâce à nos fautes avaient sans doute rendu en Angleterre quelque
-sérénité aux esprits, mais on y sentait tous les jours davantage les
-cruelles gênes imposées au commerce, on entrevoyait avec effroi le
-terme d'une puissance financière trop peu ménagée, et on pensait sans
-cesse au danger qui menacerait l'armée britannique, si jamais Napoléon
-dirigeait contre elle un effort décisif. La situation commerciale ne
-s'était point améliorée. D'énormes quantités de denrées coloniales en
-sucres, cafés, cotons, accumulées ou dans des docks, ou sur des
-vaisseaux qui obstruaient la Tamise; des quantités non moins
-considérables d'objets manufacturés ne sortant pas de chez les
-fabricants qui les avaient produits, ou de chez les spéculateurs qui
-les avaient achetés; les unes et les autres servant de motif à une
-vaste émission de papier de commerce, que la banque escomptait, et
-dont elle fournissait la valeur en papier-monnaie qui perdait 20 à 25
-pour cent; une baisse continue du change résultant de cet état de
-choses, laquelle ne pouvait être arrêtée qu'au moyen d'une exportation
-illégale et continue de numéraire, à ce point qu'à Gravelines et
-Dunkerque seulement les _smogleurs_ apportaient par mois plusieurs
-millions de guinées en or: telle était, avons-nous dit, la situation
-commerciale de l'Angleterre depuis quelques années. Des dépenses
-publiques qui commençaient à être de cent millions sterling par an (2
-milliards 500 millions de francs) contre 90 millions sterling de
-ressources, dans lesquelles figurait un emprunt annuel de 20 millions
-sterling, constituaient la situation financière. La disette qui nous
-avait tourmentés cette année, n'avait pas moins sévi en Angleterre, et
-des bandes d'ouvriers brisant les métiers, égorgeant quelquefois les
-manufacturiers, demandant du pain avec des cris qui auraient fait
-trembler un gouvernement moins habitué aux clameurs d'un peuple libre,
-mais qui devaient émouvoir tout gouvernement sage et humain,
-ajoutaient le dernier trait à cette détresse, causée par une longue
-guerre au sein de la plus prodigieuse richesse qui eût encore paru sur
-notre globe.
-
-[En marge: Désir général de la paix.]
-
-[En marge: Longues hésitations du régent.]
-
-Il est vrai que cent vaisseaux de guerre, deux cents frégates, portant
-sur toutes les mers un pavillon victorieux, qu'une armée de terre peu
-nombreuse, mais vaillante et sagement conduite, et enfin un cabinet
-qui seul en Europe n'avait pas subi les volontés despotiques de
-Napoléon, dédommageaient la glorieuse Angleterre de ses souffrances.
-Mais tous les gens sages reconnaissaient que cette situation cachait
-de grands périls, que si le génie redoutable auquel on avait affaire
-mettait quelque prudence et quelque suite dans ses desseins, il
-pouvait en continuant son blocus continental un an ou deux encore,
-réduire le commerce et les finances de l'Angleterre aux dernières
-extrémités, et terminer même l'interminable guerre d'Espagne, en
-jetant à la mer lord Wellington et sa brave armée. Cent mille des six
-cent mille hommes perdus en Russie, et la personne de Napoléon,
-auraient dans la Péninsule rendu ce résultat infaillible. Voilà ce que
-tout le monde sentait confusément, et ce que chacun exprimait avec le
-langage qui lui était propre. Les opposants du parlement britannique
-le disaient en langage de parti; le peuple le vociférait dans les rues
-de Londres à la façon de la populace; des ministres éclairés le
-disaient eux-mêmes dans le sein du cabinet anglais, et le marquis de
-Wellesley, frère du célèbre lord Wellington, personnage aussi
-clairvoyant qu'éloquent, partageant cet avis, était sorti du ministère
-par antipathie pour le caractère de M. Perceval et pour sa politique
-inflexible. Mais il y a une ornière de la guerre, ornière aussi
-profonde que celle de la paix quand on s'y est traîné longtemps, et
-dont alors on ne savait pas plus sortir en Angleterre qu'en France. On
-y était, on y restait, bien qu'on eût songé plus d'une fois à s'en
-tirer. Le résultat, il est vrai, devait donner raison à ceux qui
-s'obstinaient à rester dans cette ornière, mais avec un peu de sagesse
-de la part de Napoléon, il en eût été tout autrement.
-
-[En marge: Mort de M. Perceval.]
-
-Un sentiment honorable, mêlé à un sentiment intéressé, y retenait, il
-faut le reconnaître, le gros de la nation, c'était la sympathie qu'on
-avait conçue pour les insurgés espagnols, et le désir aussi d'empêcher
-Napoléon d'établir son influence dans la Péninsule. Si Napoléon avait
-fait un sacrifice à cet égard, ou bien si par une victoire décisive il
-eût dégagé l'honneur de l'Angleterre envers les Espagnols, la paix eût
-été immédiatement acceptée, avec de prodigieux agrandissements pour la
-France. Deux hommes seulement manifestaient en Angleterre une
-résolution inébranlable, c'étaient M. Perceval et lord Wellington. Le
-premier, avocat habile, coeur honnête, mais esprit étroit et
-indomptable, désagréable même à ses collègues par son entêtement, et
-devenu par ce défaut, ou cette qualité, le véritable chef du cabinet,
-ne voulait pas céder, uniquement par opiniâtreté de caractère. Lord
-Wellington, par l'intérêt de sa gloire qui grandissait tous les jours
-dans la Péninsule, et par une sagacité profonde qui lui faisait
-démêler dans la conduite des affaires d'Espagne un commencement de
-déraison, signe ordinaire de la fin des dominations exorbitantes, lord
-Wellington voulait persévérer, et disait que sans être assuré de se
-maintenir toujours dans la Péninsule, il croyait entrevoir cependant
-que le vaste empire de Napoléon approchait de sa ruine. Le prince
-régent, arrivé depuis une année au gouvernement de l'État, hésitait
-entre les chefs de l'opposition, ses anciens amis, et les ministres,
-anciens dépositaires de la confiance de son père. Peu à peu il s'était
-habitué à ceux-ci, et s'était refroidi pour ceux-là; mais il sentait
-le danger de s'obstiner dans le système d'une guerre sans terme, et le
-danger aussi de remettre soudainement le pouvoir aux mains d'hommes
-qui n'avaient jamais dirigé cette guerre, qui la condamnaient même,
-dans un moment où pour la bien finir il fallait peut-être savoir y
-persévérer quelque temps encore. Au milieu de ces perplexités, il
-avait essayé au commencement de 1812, comme nous l'avons dit ailleurs,
-de ménager entre les ministres et les lords Grey et Grenville un
-rapprochement qu'il désirait beaucoup, et qu'il n'était point parvenu
-à opérer. Tout à coup un événement imprévu, qui dans toute autre
-situation aurait certainement amené un changement de pouvoir en
-Angleterre, avait fait disparaître de la scène le principal ministre,
-par un crime étrange, auquel on ne put découvrir d'autre cause que la
-folie d'un individu. Le nommé Bellingham, espèce de maniaque, qui
-croyait avoir rendu en Russie des services à son pays, qui ne cessait
-d'en réclamer le prix tantôt auprès de l'ambassadeur, lord Gower,
-tantôt auprès des membres du cabinet, et qui tous les jours assiégeait
-les avenues du parlement pour intéresser à sa cause des protecteurs
-puissants, résolut de tuer l'un des personnages qu'il avait sollicités
-en vain. Celui qu'il aurait voulu immoler à sa vengeance était lord
-Gower. Il rencontra M. Perceval, et le tua d'un coup de pistolet. Il
-se constitua lui-même prisonnier, s'avoua coupable, et mourut avec la
-tranquillité d'un insensé. On avait cru d'abord à un crime politique;
-on se convainquit bientôt du contraire; néanmoins quelque chose de
-politique apparut dans ce crime, ce furent les cris féroces d'une
-populace exaspérée par la souffrance, et donnant des témoignages
-d'intérêt au misérable qui avait frappé un homme illustre, justiciable
-de l'histoire, mais non du poignard des assassins.
-
-[En marge: Sans la guerre de Russie, qui fit naître de nouvelles
-espérances, la mort de M. Perceval eût amené un changement de
-politique.]
-
-Si un pareil événement avait eu lieu avant qu'on pût prévoir la guerre
-de Russie, probablement il eût amené un changement de système. Mais M.
-Perceval avait été frappé le 11 mai, au moment même où Napoléon
-marchait vers le Niémen, et cette guerre qui ouvrait des perspectives
-toutes nouvelles à la vieille politique de M. Pitt, ne permettait pas
-qu'on changeât de direction. En confiant les affaires extérieures à
-lord Castlereagh, le prince régent avait manifesté sa résolution de
-persévérer dans la politique de MM. Pitt et Perceval.
-
-C'était une première chance heureuse que l'expédition de Russie
-enlevait à Napoléon. Il allait voir s'en évanouir une autre non moins
-regrettable, c'était celle qui aurait pu naître de la guerre imminente
-entre l'Angleterre et l'Amérique.
-
-[En marge: Imminence d'une guerre entre l'Angleterre et l'Amérique.]
-
-Cette guerre, toujours possible, toujours probable depuis plus d'un
-an, venait enfin d'être déclarée.
-
-Si Napoléon pour soumettre aux rigueurs du blocus continental les
-puissances du continent, était condamné à les froisser cruellement,
-l'Angleterre pour exercer son despotisme sur les mers, était condamnée
-aussi à froisser non moins cruellement les puissances maritimes. Pour
-obliger en effet toutes les nations commerçantes à venir toucher à
-Londres ou à Malte, y recevoir permission de naviguer, y payer
-tribut, s'y charger de marchandises anglaises; pour les obliger à
-reconnaître comme bloqués des ports qui ne l'avaient jamais été, même
-par des forces illusoires, il fallait exercer une tyrannie
-insupportable sur mer, et tout aussi odieuse que celle de Napoléon sur
-terre. Si Napoléon sous prétexte de fermer au commerce britannique une
-portion de rivage, s'en emparait, témoin la Hollande, Oldenbourg, les
-villes anséatiques, l'Angleterre ne pouvant prendre possession de
-l'Océan, s'y arrogeait des droits qui valaient bien les usurpations
-territoriales de Napoléon, et qui devaient tôt ou tard révolter les
-nations intéressées à la liberté des mers.
-
-[En marge: Excès de pouvoirs commis par l'Angleterre sur les mers, et
-assez semblables à ceux que Napoléon se permet sur le continent.]
-
-C'était là une des circonstances dont Napoléon aurait pu profiter, et
-qui lui aurait procuré des alliés, comme il en donnait à l'Angleterre
-par les rigueurs du blocus continental, s'il avait su en quoi que ce
-soit attendre les bienfaits du temps.
-
-La plupart des puissances maritimes de l'ancien monde, absorbées dans
-son immense empire, avaient disparu. Mais au delà de l'Atlantique il
-en restait une inaccessible aux armées européennes, grandissant en
-silence, acquérant chaque jour des forces qu'on soupçonnait, sans les
-connaître, c'était l'Amérique, véritable Hercule au berceau, qui
-devait étonner l'univers dès qu'il ferait un premier essai de sa
-vigueur naturelle. On se rappelle l'attitude qu'avaient prise à son
-égard l'Angleterre et la France, à propos du droit maritime, soutenu
-par l'une, contesté par l'autre, et il semblait que toutes deux
-fissent assaut de fautes sur ce théâtre où elles auraient eu tant
-d'intérêt à se bien conduire. Mais le cabinet britannique ayant même
-surpassé les fautes de Napoléon, la balance allait enfin verser en
-faveur de ce dernier, et la guerre s'était détournée de la France pour
-assaillir l'Angleterre, conjoncture bien heureuse, si quelque chose
-avait pu être heureux encore, lorsque toutes nos ressources venaient
-de s'engloutir dans l'abîme du Nord.
-
-[En marge: L'Amérique révoque l'acte de non-intercourse, et déclare
-qu'elle rétablira ses relations commerciales avec celle des puissances
-belligérantes qui renoncera à ses prétentions arbitraires sur les
-mers.]
-
-On a vu plus haut comment l'Amérique révoltée par les _ordres du
-conseil_, qui exigeaient qu'on touchât à Londres ou à Malte pour
-obtenir la permission de naviguer, et qui frappaient d'interdit de
-vastes étendues de rivages sans l'excuse du blocus réel, avait été
-presque aussitôt froissée par les décrets de Berlin et de Milan, qui
-déclaraient dénationalisé tout bâtiment ayant déféré aux prescriptions
-du conseil britannique, et comment indignée également de ces deux
-tyrannies, dont l'une pourtant était la suite inévitable de l'autre,
-elle avait répondu d'une manière égale à toutes deux, en leur opposant
-l'acte de _non-intercourse_. On se souvient que cet acte défendait aux
-navigateurs américains de fréquenter les mers d'Europe, mais que
-beaucoup de ces navigateurs, enfreignant les règlements de leur pays,
-avaient, par l'appât d'un gros bénéfice, subi les lois, le pavillon,
-la souveraineté de l'Angleterre, et fourni cette race de faux neutres,
-dont Napoléon avait fait de si larges captures, et dont il avait voulu
-obliger tous les États, même la Russie, à faire leur butin. On se
-souvient encore qu'après moins de deux années de ce régime, l'Amérique
-dégoûtée de se punir elle-même pour punir les autres, avait enfin
-changé de système, et déclaré qu'elle était prête à rentrer en
-relations commerciales avec celle des deux puissances belligérantes
-qui renoncerait à toute prétention tyrannique sur les mers.
-
-[En marge: Napoléon saisit cette occasion, et révoque les décrets de
-Berlin et de Milan à l'égard des Américains, à condition qu'ils feront
-respecter leurs droits par l'Angleterre.]
-
-Napoléon avait habilement saisi cette circonstance, et déclaré qu'à
-partir du 1er novembre 1810 les décrets de Berlin et de Milan seraient
-levés pour l'Amérique, si celle-ci obtenait par rapport à elle-même la
-révocation des _ordres du conseil_, ou si, ne le pouvant pas, elle
-faisait respecter ses droits. C'était une déclaration conditionnelle,
-incomplète dans sa forme, car Napoléon n'avait pas encore émis de
-décret, incomplète dans ses effets, car il ne restituait pas
-immédiatement aux Américains tous les droits de la neutralité, mais
-très-sincère, et qu'il était résolu à faire suivre d'effets sérieux, à
-condition que les Américains se conduiraient convenablement envers
-nous et envers eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils exigeraient la
-révocation des _ordres du conseil_, ou déclareraient la guerre à
-l'Angleterre. Napoléon, avec des ménagements qu'il n'avait pas
-toujours pour la dignité d'autrui, s'était abstenu de prononcer le mot
-de guerre à l'Angleterre, pour ne pas dicter trop ouvertement à
-l'Amérique la conduite qu'elle avait à tenir, et il s'était renfermé
-dans la formule plus générale, mais suffisamment significative, que
-nous venons de rapporter, formule qui n'imposait à l'Amérique d'autre
-obligation que celle de faire respecter ses droits.
-
-[En marge: L'Amérique accepte la déclaration de Napoléon, rétablit les
-relations commerciales avec la France, et les laisse suspendues avec
-l'Angleterre.]
-
-[En marge: Modifications illusoires apportées par l'Angleterre à ses
-_ordres du conseil_.]
-
-[En marge: Prétentions dans lesquelles persiste l'Angleterre.]
-
-[En marge: La _presse_ exercée à l'égard des matelots américains.]
-
-L'Amérique s'empressant d'accueillir cette ouverture, avait déclaré,
-par un acte du 2 mars 1811, tous les rapports maritimes rétablis avec
-la France, et l'_acte de non-intercourse_ maintenu envers
-l'Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci révoquât ses _ordres du
-conseil_. À cette nouvelle le cabinet britannique, s'obstinant par
-amour-propre bien plus que par intérêt, dans ses _ordres du conseil_,
-les avait modifiés dans quelques-unes de leurs dispositions, sans les
-abroger en principe. Ainsi il avait cessé d'imposer aux bâtiments de
-commerce la relâche à Londres ou à Malte; il avait restreint aussi son
-système de blocus, et s'était borné à déclarer bloquées les côtes de
-l'Empire français, depuis l'Elbe jusqu'à Saint-Sébastien dans l'Océan,
-depuis Port-Vendre jusqu'à Cattaro dans la Méditerranée et
-l'Adriatique, et quant à la prétention de confisquer la propriété
-ennemie sur les bâtiments neutres, il l'avait maintenue sans
-restriction. C'était retenir à peu près tout entière la tyrannie
-maritime que l'Angleterre s'était arrogée, car si l'obligation d'aller
-à Londres cessait, si le blocus sur le papier était un peu moins
-étendu, en réalité la prétention de visiter les neutres autrement que
-pour constater la sincérité du pavillon, et de rechercher à leur bord
-la propriété ennemie, la prétention de leur interdire tel ou tel port
-qui n'était pas bloqué effectivement, constituaient justement toutes
-les usurpations dont ils s'étaient plaints, et qui avaient amené en
-représaille les décrets de Berlin et de Milan. Si en droit les
-violations de principes étaient tout aussi flagrantes, en fait elles
-étaient tout aussi incommodes, car la visite exercée contre le
-pavillon neutre servait non-seulement à saisir chez les Américains les
-soieries, les vins, tout ce qui faisait l'objet de leur commerce avec
-la France, sous prétexte que c'était propriété ennemie, mais donnait
-occasion à une vexation insupportable, la _presse_ des matelots. Les
-Anglais en effet prétendaient avoir le droit de poursuivre les
-matelots anglais déserteurs de leur patrie, en quelque lieu qu'ils les
-trouvassent. En conséquence, après avoir recherché sur les bâtiments
-américains tout ce qui pouvait paraître marchandise française, ils
-enlevaient encore les matelots américains, sous prétexte que parlant
-anglais ils étaient Anglais. Cette dernière vexation était devenue
-intolérable. Tout bâtiment portant une marchandise française en était
-dépouillé; tout matelot parlant anglais était arrêté comme déserteur,
-et plusieurs frégates anglaises exerçaient ce droit sur les rivages
-mêmes d'Amérique, à la vue des populations indignées. Sans doute il
-pouvait y avoir en Amérique quelques matelots anglais déserteurs, car
-dans tous les pays qui sont en état de guerre, il arrive qu'un certain
-nombre de matelots émigrent pour ne pas être arrachés au commerce,
-toujours plus lucratif pour eux que la guerre. Mais heureusement pour
-l'honneur des nations, c'est le moindre nombre qui agit de la sorte.
-Or, on évaluait à plus de six mille les matelots dont la capture était
-légalement constatée, ce qui donnait lieu de croire qu'on en avait
-enlevé le double au moins sur les bâtiments américains, en supposant
-qu'ils étaient Anglais. Si donc au droit de visite ainsi exercé, on
-ajoute le blocus de l'Empire français, qui comprenait alors la
-meilleure partie de l'Europe civilisée, on conviendra que le commerce
-de l'Europe restait impossible aux Américains, et que les dispenser de
-venir prendre à Londres ou à Malte la permission de naviguer, que
-restreindre quelque peu en leur faveur le blocus général, c'était
-laisser subsister la tyrannie des mers tout entière. Autant valait
-pour un Américain subir une relâche à Londres, car au moyen de cette
-relâche il obtenait une licence avec laquelle il avait ensuite la
-faculté d'aller où il voulait, et de faire au moins le commerce
-britannique à défaut d'autre.
-
-[En marge: Longue controverse entre l'Angleterre et l'Amérique.]
-
-Les Américains connaissaient trop le droit maritime et leurs propres
-intérêts pour ne pas relever à l'instant ces intolérables prétentions,
-et montrer tout ce qu'avaient d'illusoire les prétendues modifications
-apportées aux _ordres du conseil_. La _presse_ de leurs matelots
-surtout, obstinément continuée à l'embouchure de la Chesapeak et de la
-Delaware, par des frégates anglaises dont on entendait le canon,
-était, chaque fois qu'elle s'exerçait, l'occasion d'un cri unanime, et
-le sujet des plus véhémentes réclamations. Toute l'année 1811,
-employée par Napoléon à faire une guerre négligée dans la Péninsule,
-et à préparer une guerre fatale en Russie, avait été pour les Anglais
-et les Américains remplie de cette contestation, parvenue bientôt au
-dernier degré de violence. Lord Castlereagh soutenait avec une
-arrogance incroyable, et une obstination sophistique peu digne de
-l'Angleterre, que les modifications apportées aux _ordres du conseil_
-étaient considérables, plus considérables que celles que Napoléon
-avait apportées aux décrets de Berlin et de Milan; qu'en réalité ces
-décrets n'avaient pas été révoqués, que l'Amérique ne pouvait pas
-fournir la preuve de cette révocation, que tous les jours on avait la
-démonstration du contraire dans l'arrestation de nombreux bâtiments
-américains par la marine française; qu'enfin en demandant pour le
-pavillon neutre la liberté de transporter ce qu'il voudrait, sauf la
-contrebande de guerre, on demandait tout simplement la libre
-circulation des produits français dans le monde entier, vins,
-soieries, etc., et qu'en retour les Américains n'avaient pas obtenu la
-libre circulation des produits anglais. Quant à la _presse_ des
-matelots, lord Castlereagh se montrait inflexible, et ne voulait à
-aucun prix renoncer à l'exercer, disant qu'en fait d'hommes de mer,
-lesquels constituaient la plus précieuse des propriétés britanniques,
-l'Angleterre prenait son bien partout où elle le trouvait.
-
-Les Américains répondaient avec raison que les modifications apportées
-aux _ordres du conseil_ étaient nulles, lorsqu'on se réservait la
-faculté de rechercher la propriété ennemie sous le pavillon neutre, et
-lorsqu'on maintenait en outre le blocus fictif; que la révocation des
-décrets de Berlin et de Milan était un acte qui les concernait
-exclusivement, de la sincérité duquel ils étaient seuls juges,
-puisqu'il s'appliquait à leur commerce et non à celui d'autrui; que
-d'ailleurs ils avaient dans les mains la déclaration officielle du
-ministère français, prête à être convertie en décret dès que la
-condition exigée par la France serait remplie par l'Amérique; qu'à la
-vérité quelques procédés arbitraires, résultant d'une situation
-indéterminée, résultant surtout des violences britanniques, étaient
-encore à déplorer de la part de la France, que c'était à l'Amérique à
-les faire cesser, et qu'elle y pourvoirait; qu'en tout cas la
-révocation des décrets de Napoléon la regardait, qu'elle y croyait,
-que cela suffisait pour qu'elle pût demander un acte semblable à
-l'Angleterre; que relativement au reproche de n'avoir pas obtenu de la
-France la libre circulation des marchandises anglaises, ce reproche
-était puéril, et indigne de toute controverse sérieuse; qu'en effet,
-l'Amérique en réclamant la liberté pour le neutre de charger à son
-bord ce qu'il voulait, ne demandait pas à introduire en Angleterre par
-exemple des vins ou des soieries de France, ce qui eût été une
-prétention impertinente, mais à porter par toutes les mers des
-soieries et des vins aux peuples auxquels il conviendrait de recevoir
-ces objets; que c'était là le droit incontestable de toute nation
-neutre, car elle ne devait pas souffrir de la guerre, n'y prenant
-aucune part; que ce droit elle le réclamait, et allait l'obtenir de la
-France par la révocation des décrets de Berlin et de Milan; qu'elle
-pourrait dès lors à la face du pavillon français porter sur ses
-bâtiments et sur toutes les mers des cotonnades anglaises par exemple,
-les offrir à tous les pays qui en désiraient, mais qu'elle ne pouvait
-exiger de ces pays, et de la France notamment, qu'ils les reçussent,
-car la liberté du pavillon n'était pas la liberté du commerce; elle
-était la faculté de porter ce qu'on voulait à qui voulait le recevoir,
-mais non la faculté d'introduire chez autrui ce qu'il ne lui convenait
-pas d'admettre sur son territoire; que se plaindre de ce que la
-diplomatie américaine n'avait pas obtenu davantage, de ce qu'elle
-n'avait pas exigé de la France la libre introduction des produits
-anglais, était déraisonnable jusqu'à la puérilité, et que ce n'était
-pas traiter sérieusement que de prétendre en faire un grief.
-
-Quant à la _presse_ des matelots, les Américains ajoutaient que si la
-désertion était un délit que les Anglais avaient incontestablement le
-droit de poursuivre et de punir sur leur territoire, ils ne pouvaient
-pas le poursuivre sur le territoire d'autrui; que sur les mers, qui
-sont à tous et à personne, un bâtiment couvert de son pavillon
-national était territoire national, que c'était là un principe reconnu
-par tous les peuples; que, dès lors, rechercher un matelot, Anglais ou
-non, sur un bâtiment américain était un fait aussi révoltant que le
-serait celui d'un constable anglais voulant saisir à Washington même
-un coupable anglais, et lui faire subir ou une loi anglaise ou un
-jugement anglais; que c'était là purement et simplement une violation
-de territoire; qu'enfin tous les droits d'un gouvernement poursuivant
-un coupable de sa nation sur le sol étranger, se réduisaient à
-réclamer l'extradition, ce qui ne pouvait s'obtenir qu'en vertu de
-stipulations spéciales et réciproques, appelées traités d'extradition.
-
-[En marge: L'exaspération des Américains contre la Grande-Bretagne les
-aurait amenés à lui déclarer immédiatement la guerre, si Napoléon ne
-leur avait lui-même fait subir des rigueurs intempestives.]
-
-Ces principes étaient tellement clairs, que lord Castlereagh et ses
-légistes furent réduits au silence, et que dès l'année 1811 la guerre
-eût été déclarée à l'Angleterre par les États-Unis, circonstance alors
-des plus heureuses pour nous, si des rigueurs moins graves sans doute,
-mais fâcheuses encore, exercées par la France, n'avaient fourni aux
-partisans de l'influence britannique en Amérique et aux amis exagérés
-de la paix des arguments spécieux contre la guerre.
-
-Napoléon n'avait pas voulu révoquer immédiatement ses décrets, et
-s'était borné à une simple promesse formelle de les révoquer, dès que
-l'Amérique aurait fait quelque chose de significatif contre
-l'Angleterre. L'acte américain du 2 mars 1811, qui rétablissait les
-rapports commerciaux avec la France, et les laissait suspendus avec
-l'Angleterre, ayant été connu en Europe, Napoléon y répondit par un
-acte du 28 avril 1811, qui révoquait les décrets de Berlin et de Milan
-par rapport à l'Amérique. Cet acte officiel causa une vive sensation
-aux États-Unis, et fit tomber la principale des assertions anglaises,
-au point de ne pas permettre de la reproduire. Malheureusement
-Napoléon détruisit en partie ce bon effet, en maintenant encore
-certaines exceptions au droit pur des neutres, et en imposant au
-commerce américain certaines gênes singulièrement incommodes.
-
-[En marge: Maintien des saisies prononcées en France contre les
-cargaisons américaines.]
-
-D'abord il ne voulut pas restituer les fameuses cargaisons américaines
-capturées en Hollande, parce qu'elles avaient une grande valeur, et
-qu'elles appartenaient d'ailleurs à cette classe d'Américains qui
-s'étaient faits les complaisants du commerce britannique, et pour
-lesquels il avait plus d'aversion que pour les Anglais eux-mêmes. Il
-donnait à l'appui de cette rigueur deux bonnes raisons, premièrement
-que les propriétaires de ces cargaisons se trouvant en Europe
-contrairement à l'acte de _non-intercourse_, y étaient en violation
-des lois de leur pays, et devaient dès lors être considérés comme
-dénationalisés; secondement, qu'à la même époque on avait arrêté en
-Amérique des bâtiments français, pour violation de l'acte de
-_non-intercourse_, et que l'arrestation des Français autorisait
-naturellement celle des Américains. À la vérité, les Français saisis
-étaient au nombre de trois ou quatre, et les Américains au nombre de
-plusieurs centaines. Mais en fait d'honneur, disait Napoléon, on ne
-comptait pas, et mille Américains capturés ne compensaient pas à ses
-yeux un seul Français maltraité dans les ports de l'Union. Toutefois
-il avait consenti à restituer les quelques Américains saisis depuis la
-déclaration du 1er novembre 1810, c'est-à-dire depuis l'offre faite à
-l'Amérique de révoquer les décrets de Berlin et de Milan, si elle
-acceptait les conditions mises à cette révocation.
-
-[En marge: Diverses restrictions au droit des neutres maintenues par
-Napoléon.]
-
-Quant au droit des neutres, Napoléon, en le rétablissant au profit des
-Américains, avait laissé subsister diverses exceptions. Il renonçait
-complétement à la faculté de rechercher la propriété ennemie sous le
-pavillon neutre, et admettait que le pavillon couvrant la marchandise,
-le neutre pouvait porter ce qu'il voulait en tous lieux. Il renonçait
-à rechercher si un bâtiment américain avait touché à Londres ou à
-Malte; il renonçait également à tous les blocus fictifs, mais il
-prétendait encore saisir un Américain qui serait trouvé sous convoi
-anglais, comme devenu ennemi par cette association; il prétendait en
-outre, les Anglais persistant à bloquer les rivages de France,
-interdire à tout bâtiment l'accès des rivages d'Angleterre, ne
-s'adressant pas en cela, disait-il, aux Américains, mais aux rivages
-d'Angleterre, en représaille de ce qui se faisait contre les rivages
-de France. Enfin, ayant des armées devant Lisbonne et Cadix, il
-soutenait que porter des farines à Lisbonne et à Cadix c'était violer
-un blocus réel, et il avait prescrit de l'empêcher. Ces restrictions
-au droit pur des neutres étaient fort soutenables, mais leur utilité
-réelle ne valait pas le mauvais effet qu'elles devaient produire en
-Amérique.
-
-[En marge: Précautions gênantes imposées au commerce américain.]
-
-Quant au commerce, Napoléon, toujours soigneux en admettant en France
-les Américains de n'y introduire ni des bâtiments anglais ni des
-produits anglais, avait imaginé des précautions extrêmement
-minutieuses. D'abord il n'avait permis que deux points de départ,
-New-York et la Nouvelle-Orléans, et trois points d'arrivée, Bordeaux,
-Nantes et le Havre. Il avait exigé que chaque cargaison fût, avant le
-départ d'Amérique, vérifiée et inventoriée par ses consuls, pour qu'il
-n'y eût pas en route substitution de valeur et de qualité. En outre il
-avait désigné les matières qu'on pourrait importer en France, en avait
-exclu le sucre et le café, qui sont d'origine toujours douteuse, et
-avait voulu qu'en retour des marchandises introduites, les Américains
-fussent tenus d'exporter un tiers de la valeur de ces marchandises en
-vins, et deux tiers en soieries. Enfin il avait soumis les objets
-importés d'Amérique au fameux tarif du 5 août 1810, lequel consistait
-à substituer un droit de 50 pour cent à la prohibition absolue
-prononcée contre tous les produits exotiques.
-
-Lorsque les Américains admis dans nos ports y trouvèrent ces gênes,
-relativement aux points de départ et d'arrivée, relativement à la
-nature des marchandises qu'ils pouvaient introduire, à la nature et à
-la proportion de celles qu'ils étaient tenus d'exporter, ils se
-plaignirent vivement d'un commerce chargé de pareilles entraves, et
-malheureusement leurs plaintes portées aux États-Unis devaient y
-produire un retentissement fâcheux. Napoléon, en effet, se privait
-pour un bien petit avantage d'un résultat politique fort important,
-celui d'une déclaration de guerre de l'Amérique à l'Angleterre. Tout
-en ayant raison de ne pas vouloir laisser s'infiltrer les produits
-anglais en France par le moyen des neutres, il était bien certain
-qu'une fois la guerre déclarée les Américains ne puiseraient guère la
-matière de leurs importations dans les entrepôts britanniques. De
-plus, en exigeant des constatations bien faites par des consuls d'une
-probité rigoureuse, il aurait pu se dispenser de restreindre à deux
-ports en Amérique, à trois ports en France, les points de départ et
-d'arrivée, car c'était rendre aux Anglais le blocus de nos rivages
-trop facile, que de réduire à trois le nombre des points à bloquer.
-Quant aux marchandises, la plupart, comme les bois, les tabacs, les
-farines, étaient tellement propres aux États-Unis, les autres, comme
-les cotons, avaient des signes tellement certains de leur origine,
-qu'il n'y avait pas à craindre la substitution pendant la traversée du
-produit anglais au produit américain. Quant aux sucres et cafés, comme
-il en fallait absolument une certaine quantité en France, et que
-Napoléon permettait même d'aller les chercher en Angleterre au moyen
-des licences, il eût été bien plus simple de les recevoir des
-Américains, dussent ces derniers les prendre dans les colonies
-anglaises. Enfin, quant à l'obligation d'acheter une certaine
-proportion de vins et de soieries de France, il fallait ne pas tant
-s'occuper de Bordeaux et de Lyon, car c'était leur nuire par trop de
-sollicitude, et il suffisait de s'en fier aux Américains du soin de
-choisir ceux de nos produits qu'ils pourraient exporter avec le plus
-d'avantage.
-
-Le premier intérêt, celui qui l'emportait sur tous les autres, même
-par rapport au blocus continental, c'était d'amener la guerre entre
-l'Amérique et l'Angleterre. Dût-il en résulter quelque fraude, il
-fallait à tout prix amener cette guerre, car à l'instant les Anglais
-perdaient leur commerce avec l'Amérique, qui était encore de deux
-cents millions, et rien ne pouvait les dédommager d'une telle perte.
-De plus, la suppression du pavillon américain comme intermédiaire
-était pour eux un dommage d'un autre genre, qui valait tous les
-sacrifices momentanés qu'on s'imposerait en faveur de l'Amérique.
-Lorsque par exemple nous obligions les Suédois, les Danois, les
-Prussiens à déclarer la guerre aux Anglais, ils cédaient à la
-violence, et ne se livraient qu'à de feintes hostilités. Mais une fois
-le premier coup de canon tiré entre l'Amérique et l'Angleterre, une
-haine nationale ardente devait s'allumer entre elles, le pavillon
-américain devait cesser d'être le complaisant de la marine
-britannique, et se figure-t-on ce que serait devenu pour l'Angleterre
-le blocus continental, si les Américains ne s'étaient plus offerts
-pour déjouer ce blocus, en prêtant aux Anglais leur prétendu pavillon
-neutre?
-
-[En marge: Les procédés de la France envers l'Amérique servent
-d'arguments aux partisans de l'Angleterre.]
-
-En vue d'obtenir un tel résultat, aucun sacrifice ne devait nous
-coûter, et il était évident que pour l'obtenir il fallait d'abord
-faire cesser toute plainte fondée des Américains contre nous, afin que
-leur irritation fût exclusivement tournée contre l'Angleterre, et
-ensuite leur faire espérer, en dédommagement du commerce qu'ils
-allaient perdre avec l'Angleterre, un large commerce avec la France.
-Malheureusement, par défiance, par orgueil, par entêtement, Napoléon
-se défendait contre les concessions qu'on lui demandait, ne les
-accordait qu'une à une, et souvent même en détruisait l'effet par des
-rigueurs intempestives. Aussi lorsque dans le congrès américain les
-partisans de la guerre citaient les vaisseaux arrêtés par les Anglais,
-ou ceux à bord desquels on avait exercé la _presse_, les partisans de
-la paix citaient en réponse les vaisseaux américains arrêtés par la
-marine française aux bouches de la Tamise ou du Tage; et lorsqu'on
-voulait faire luire à leurs yeux le vaste commerce de l'Empire
-français en compensation du commerce britannique, ils citaient les
-deux ports d'où l'on pouvait partir d'Amérique, les trois ports où
-l'on pouvait aborder en France, et les gênes, les tarifs excessifs
-qu'on était exposé à y rencontrer.
-
-[En marge: État des partis en Amérique.]
-
-L'état des esprits aux États-Unis, la division des partis dans cette
-contrée libre, compliquaient encore cette situation. Alors comme plus
-anciennement, et comme plus tard, l'Amérique du Nord était divisée en
-fédéralistes et en démocrates.
-
-[En marge: Les fédéralistes, leur caractère et leurs opinions.]
-
-Les premiers, bien qu'ayant autrefois voulu la guerre contre
-l'Angleterre pour l'affranchissement du sol américain, étaient
-revenus, cet affranchissement obtenu, à une sorte de prédilection pour
-l'ancienne mère patrie, et désiraient le commerce avec elle,
-l'alliance avec sa politique, n'étant ni honteux ni fâchés d'une
-ingratitude à l'égard de la France. Leurs intérêts et leurs opinions
-étaient la double cause de ces penchants. Établis presque tous sur les
-côtes nord-est de l'Amérique, à Philadelphie, à New-York, à Boston,
-ils étaient d'anciens négociants anglais, intermédiaires naturels du
-commerce avec l'Angleterre, et voulaient que l'Amérique consommât
-surtout les produits britanniques dont ils étaient les importateurs et
-les trafiquants. Ne produisant ni coton, ni sucre, ni tabac, ni
-grains, ni bois, comme les colons de l'intérieur, ils se souciaient
-peu de trouver des débouchés à ces produits, et ne s'inquiétaient que
-du commerce anglais dont ils étaient les agents. Tels étaient leurs
-intérêts; quant à leurs opinions, elles s'expliquaient tout aussi
-simplement. Négociants riches, ayant les moeurs, les goûts, les idées
-du grand commerce anglais dont ils étaient issus, ils avaient les
-opinions réservées, sévères d'une aristocratie commerciale, aimaient
-la politique sage, mesurée, conservatrice de Washington, inclinaient
-fort à celle de M. Pitt, et ressemblaient singulièrement à cette
-puissante cité de Londres, qui avait toujours formé la clientèle de
-l'illustre ministre anglais. Quant à ce qui regardait spécialement
-l'Amérique, ils désiraient un ordre de choses régulier, soutenaient
-volontiers le gouvernement fédéral, et désiraient se maintenir en paix
-avec toutes les puissances. La France de Louis XVI leur convenait à
-peine, celle de la Convention pas du tout, et celle de Napoléon fort
-peu. Ils déploraient les rigueurs de l'Angleterre envers leur
-commerce; mais ils aimaient mieux les souffrir que de se mettre en
-guerre avec elle, et surtout n'avaient aucune confiance dans le
-gouvernement de Napoléon, qu'ils trouvaient à la fois révolutionnaire,
-despotique, ambitieux, et perturbateur au plus haut point.
-
-[En marge: Les démocrates.]
-
-Les démocrates ou républicains, comme on les appelait à cette époque
-voisine encore de la proclamation de la république, étaient par leurs
-intérêts et leurs opinions exactement le contraire des fédéralistes.
-Colons de l'intérieur pour la plupart, répandus dans la Virginie, la
-Caroline, l'Ohio, le Kentucky, territoires riches en cotons, en
-tabacs, en sucres, en céréales, en bois de toute espèce, ils avaient
-intérêt à commercer avec la France, qui avait grand besoin des
-produits de leur agriculture. Ayant les goûts de nos colons des
-Antilles plutôt que ceux des négociants anglais, ils préféraient nos
-produits à ceux de l'Angleterre, et enfin avec les moeurs des
-planteurs ils en avaient les opinions, et étaient portés aux idées
-immodérément libérales. Ardents autrefois à provoquer la révolte
-contre l'Angleterre, ardents à désirer, à poursuivre l'indépendance de
-l'Amérique, ils avaient, à la différence des fédéralistes, continué à
-haïr l'Angleterre même après en avoir triomphé, et voulaient achever
-l'oeuvre de leur indépendance en s'affranchissant du commerce, des
-usages, de l'alliance de l'ancienne métropole. Naturellement ils
-portaient à la France la bienveillance qu'ils refusaient à la
-Grande-Bretagne, lui conservaient une vive reconnaissance des services
-qu'ils en avaient reçus, lui pardonnaient aisément ses excès
-révolutionnaires, dont ils avaient été moins révoltés que les
-fédéralistes, et, quoiqu'elle fût tombée sous un despotisme passager,
-voyaient toujours en elle la nation active, entreprenante, destinée en
-tout temps à précipiter les mouvements de l'esprit humain. Irrités au
-plus haut point des outrages faits à leur pavillon, ils étaient
-impatients de les venger; ambitieux, ils tenaient à conquérir le
-Canada, poussaient par ces motifs à la guerre avec l'Angleterre, et
-formaient des voeux pour que la France, en ouvrant largement ses ports
-à leur commerce, reçût leurs produits agricoles du sud et de l'ouest,
-et fournît ainsi des arguments à leur polémique véhémente et
-passionnée.
-
-[En marge: Arguments que les uns et les autres tirent de la conduite
-de l'Angleterre et de la France à l'égard de l'union américaine.]
-
-Dès que des nouvelles arrivées d'Europe apportaient la connaissance de
-quelques excès commis par les Anglais, les démocrates triomphaient, et
-lorsqu'au contraire on apprenait que les Français avaient arrêté
-encore quelque bâtiment américain, les fédéralistes disaient qu'à être
-justes il faudrait déclarer la guerre aux deux puissances, et que ne
-pouvant sans folie la faire à toutes deux, il fallait ne la faire à
-aucune. Les démocrates répliquaient qu'il n'y avait que des gens sans
-honneur, sans patriotisme, qui pussent souffrir la _presse_ de leurs
-matelots, la violation de leur pavillon, qu'anciens colons de
-l'Angleterre les fédéralistes voulaient le redevenir; et les
-fédéralistes ainsi injuriés répondaient aux démocrates qu'ils étaient
-des brouillons asservis à l'influence française.
-
-[En marge: Caractère et politique de M. Maddisson.]
-
-Le chef du pouvoir exécutif en ce moment était M. Maddisson, ami et
-disciple de Jefferson, démocrate modéré, instruit, clairvoyant, rompu
-aux affaires, et trouvant dans ses lumières personnelles un correctif
-aux opinions trop vives de son parti. Convaincu de bonne foi que
-l'Amérique avait bien plus d'intérêt à s'allier avec la France qu'avec
-l'Angleterre, que, tout en voulant rester en paix, afin de recueillir
-les immenses profits de la neutralité, il fallait au moins faire
-respecter les droits de cette neutralité, il regardait une guerre avec
-l'Angleterre comme tôt ou tard inévitable; mais il voulait y être
-forcé par l'opinion, y être secondé par la France, et recevoir de
-celle-ci en avantages commerciaux le prix du courage qu'on mettrait à
-défendre la cause du droit maritime. Sage, mais aimant le pouvoir, il
-avait une ambition, la seule jusqu'ici connue chez les présidents de
-l'Union, celle d'obtenir une seconde élection, d'étendre ainsi de
-quatre à huit années la durée de leur présidence, ce qui avait déjà
-été la récompense et la gloire de Washington et de Jefferson, le terme
-de leurs modestes et patriotiques désirs. Mais s'il avait devant les
-yeux l'exemple de ces deux hommes illustres, il avait aussi celui de
-M. John Adams, qui, ayant voulu en 1798 provoquer une guerre avec la
-France, avait manqué sa réélection, et vu terminer sa gestion après
-quatre années. Aussi apportait-il de grands ménagements dans sa
-conduite, et il avait pris pour ministre des affaires étrangères M.
-Monroe, démocrate de sa nuance, habitué autant que lui aux affaires,
-tour à tour négociateur en Angleterre et en France, voulant être un
-jour le continuateur de M. Maddisson, comme M. Maddisson lui-même
-l'était de Jefferson. Mais, pour appeler M. Monroe à ce poste, M.
-Maddisson avait écarté M. Smith, démocrate distingué et violent,
-appartenant à une famille puissante, et il avait à se garder
-non-seulement des fédéralistes, mais des démocrates extrêmes,
-mécontents de sa circonspection et de sa lenteur calculée.
-
-Pour couper court à cette lutte des deux politiques qui divisaient
-l'Amérique, il eût suffi d'une dépêche de Paris apportant la complète
-et définitive reconnaissance du droit des neutres, et la concession de
-sérieux avantages commerciaux. Malheureusement on était à la fin de
-1811; Napoléon était déjà tout occupé de ses projets contre la Russie,
-et sa tête ardente, quoique immensément vaste, ne portait pas deux
-projets à la fois. Passionné en 1810 pour le blocus continental, il
-eût trouvé dans une guerre de l'Amérique avec l'Angleterre l'occasion
-de mille combinaisons favorables à ses plans, et il n'eût rien négligé
-pour l'amener. À la fin de 1811, au contraire, plein de l'idée de
-terminer au nord de l'Europe toutes ses luttes d'un seul coup, il ne
-donnait à M. Barlow, ministre d'Amérique et ami du président
-Maddisson, qu'une attention distraite, et lui faisait quelquefois
-attendre une audience pendant des semaines entières. Outre cette
-disposition aux préoccupations exclusives, ordinaire aux âmes
-passionnées, Napoléon en avait une autre tout aussi prononcée, c'était
-une espèce d'avarice politique, consistant à vouloir tirer tout des
-autres en leur donnant le moins possible, disposition qui par crainte
-d'être dupe d'autrui expose quelquefois à l'être de soi-même, car ne
-rien accorder, ou n'accorder que très-peu, n'est souvent qu'un moyen
-de ne rien obtenir. Persévérant quoique avec moins de passion dans
-son système de blocus continental, craignant toujours s'il y changeait
-quelque chose, d'ouvrir des issues aux Anglais, craignant aussi d'être
-dupe des Américains, il voulait ne leur rien concéder tant qu'ils
-n'auraient pas déclaré la guerre à l'Angleterre. Il disait sans cesse
-à M. Barlow: Prononcez-vous, sortez de vos longues hésitations, et
-vous obtiendrez de moi tous les avantages que vous pouvez désirer.--En
-attendant, les frégates françaises détruisaient tout bâtiment
-américain portant des blés à Lisbonne ou à Cadix, et nos corsaires
-couraient sur ceux qui essayaient de pénétrer dans les bouches de la
-Tamise.
-
-[En marge: La guerre, qui aurait pu éclater en 1811, est remise à
-l'année 1812.]
-
-C'est ainsi que la guerre qui aurait pu être déclarée en 1811 ne le
-fut pas, et que toute cette année se passa en discussions violentes
-entre les partis qui divisaient l'Amérique. À chaque vaisseau arrivant
-d'Europe, on courait chez M. Sérurier, ministre de France, pour savoir
-s'il avait reçu quelques nouvelles satisfaisantes, et ce diplomate,
-que Napoléon, après les affaires de Hollande, avait envoyé à
-Washington pour y pousser les Américains à la guerre, et qui s'y
-comportait avec zèle et mesure, répétait chaque fois la leçon qu'on
-lui envoyait toute faite de Paris, et disait sans cesse aux
-Américains, que lorsqu'ils auraient abandonné leur politique de
-tergiversation, ils recueilleraient le prix de leur dévouement à la
-cause du droit maritime. Le congrès américain fut ainsi ajourné à 1812
-sans avoir pris un parti, et ce fut, il faut le répéter, un grand
-malheur, car cette guerre était de nature à donner au blocus
-continental une telle efficacité, et à causer aux Anglais une telle
-émotion, que la politique du cabinet britannique aurait pu en être
-tout à coup changée.
-
-[En marge: Effet produit en Amérique par la _presse_ des matelots.]
-
-Cependant il était impossible que cette situation se prolongeât, et
-l'année 1812 devait finir tout autrement que l'année 1811. Si la
-France faisait attendre ses concessions commerciales, et saisissait
-encore de temps en temps quelques bâtiments américains, l'Angleterre
-persistait dans la négation absolue du droit des neutres, maintenait
-ses _ordres du conseil_ dans toute leur rigueur, continuait sur les
-côtes de l'Union la visite des bâtiments américains et la _presse_ des
-matelots. Le nombre connu et publié des matelots enlevés avait produit
-une indignation générale. Il passait comme nous venons de le dire le
-chiffre de six mille, ce qui supposait une quantité bien plus
-considérable de ces actes de violence, car on devait en ignorer au
-moins autant qu'on en connaissait. Une dernière circonstance mit le
-comble à l'exaspération publique, ce fut la déclaration faite par le
-cabinet britannique, au moment où le prince régent reçut la plénitude
-du pouvoir royal. Ce prince, ainsi qu'on l'a vu, appelé à la régence
-en 1811, avait été obligé de subir certaines restrictions à sa
-prérogative, restrictions de peu d'importance, mais qui paraissaient
-être une sorte d'ajournement de son installation définitive. Tout le
-monde en Angleterre comme en Europe avait semblé remettre à l'époque
-où il serait pleinement investi du pouvoir royal, la détermination de
-sa véritable politique. L'opposition en Angleterre n'avait pas
-désespéré de le voir revenir à ses anciens amis, et l'Union américaine
-différant sans cesse le moment d'une guerre redoutable, s'était
-flattée que peut-être il apporterait quelques tempéraments à cet
-absolutisme maritime, qui était un des caractères de la politique de
-M. Pitt et de ses continuateurs. Mais les restrictions mises à
-l'autorité du prince de Galles ayant été levées au commencement de
-1812, et aucun changement n'en étant résulté dans la politique
-britannique, il fallait bien désespérer, et l'Union prit enfin le
-parti de ne pas supporter plus longtemps les vexations de
-l'Angleterre, et de ne pas attendre plus longtemps non plus les
-faveurs tant promises de Napoléon. Singulier spectacle donné par deux
-grands gouvernements, l'un, celui de la France, ayant toutes les
-lumières du génie, l'autre, celui de l'Angleterre, toutes les lumières
-de la liberté, et tous deux aveuglés par les passions, entrant à
-l'égard de l'Amérique dans une vraie concurrence de fautes, car, il
-faut malheureusement le reconnaître, les pays libres se passionnent et
-s'aveuglent comme les autres: seulement on peut dire que la liberté
-est encore de tous les remèdes contre l'aveuglement des passions, le
-plus sûr et le plus prompt.
-
-[En marge: L'entrée en possession de l'autorité royale par le prince
-de Galles n'ayant amené aucun changement, les Américains inclinent
-définitivement à la guerre contre la Grande-Bretagne.]
-
-[En marge: Adoption des mesures militaires exigées par les
-circonstances.]
-
-Le gouvernement américain, mécontent de la France, mais indigné contre
-l'Angleterre, prépara une suite de mesures militaires qui indiquaient
-visiblement la résolution de faire la guerre, et il eut grand soin en
-ce moment de s'abstenir de toute relation avec la légation française,
-afin qu'on n'attribuât point ses déterminations à notre influence. Il
-proposa de porter l'armée permanente à 20 mille hommes, d'admettre les
-enrôlements volontaires jusqu'à 50 mille, de créer une flotte de 12
-vaisseaux et de 17 frégates, et d'emprunter 11 millions de dollars (55
-millions de francs). Ces mesures furent discutées avec ardeur et du
-point de vue propre à chaque parti. Les fédéralistes voulant accroître
-de plus en plus l'empire de l'autorité centrale, et se voyant
-contraints à la guerre, penchaient pour l'augmentation de l'armée
-permanente et de la marine, et repoussaient les enrôlements
-volontaires. Par contre les démocrates, se défiant instinctivement du
-pouvoir central, répugnaient à la création d'une armée permanente, et
-ne comprenaient qu'un genre de guerre, celui qui consisterait à jeter
-une nuée de volontaires sur le Canada pour soulever ce pays, et
-l'attacher à la fédération américaine. Ces opinions qui peignaient si
-bien le génie des deux partis, finirent par un vote commun en faveur
-des projets soumis à la législature, un peu modifiés toutefois dans le
-sens des fédéralistes, car le sénat, où ceux-ci avaient le plus
-d'influence, fit porter de 20 mille hommes à 35 mille l'augmentation
-de l'armée permanente. À ces mesures s'en ajouta une dernière, ce fut
-l'_embargo_, consistant à interdire pendant deux mois la sortie des
-ports d'Amérique à tous les bâtiments américains, afin que les Anglais
-eussent peu de captures à opérer. Après ces deux mois la guerre
-elle-même devait être déclarée.
-
-[En marge: Derniers incidents qui précèdent la déclaration de guerre.]
-
-Pendant ce temps divers incidents fournirent encore à chaque parti des
-prétextes pour essayer de soutenir, l'un la paix, l'autre la guerre.
-Un intrigant ayant fait des révélations, desquelles on pouvait
-conclure que certains fédéralistes avaient eu des relations
-condamnables avec le gouvernement anglais du Canada, les fédéralistes,
-quoique accusés injustement, furent un moment atterrés. Bientôt
-cependant un autre incident vint ranimer leurs esprits abattus, tant
-il semblait que l'Amérique, avant de prendre sa résolution définitive,
-dût se débattre longtemps entre les fautes de la France et de
-l'Angleterre. On apprit que des frégates françaises, croisant dans les
-parages de Lisbonne, avaient coulé à fond plusieurs bâtiments
-américains portant des farines à l'armée anglaise. À cette nouvelle
-les fédéralistes se relevèrent, soutinrent que les décrets de Berlin
-et de Milan n'étaient pas rapportés, que le décret du 28 avril 1811
-n'était qu'un mensonge, et demandèrent comment on osait proposer la
-guerre contre l'Angleterre pour n'avoir pas révoqué les _ordres du
-conseil_, lorsque la France n'avait pas elle-même révoqué les décrets
-de Berlin et de Milan.
-
-Il fallait cependant aboutir à une solution, car le gouvernement du
-président Maddisson pouvait craindre de voir sa considération
-compromise par ces continuelles tergiversations. Le public finit par
-comprendre qu'après tout il n'était pas bien étonnant que la France
-voulût empêcher les neutres d'approvisionner les armées ennemies, et,
-sans pénétrer dans les difficultés de la question de droit, se calma
-bientôt à l'égard de l'événement de Lisbonne. On lut des dépêches de
-M. Barlow annonçant des dispositions excellentes de la part de la
-France, dispositions qui n'attendaient pour se manifester qu'une
-résolution énergique des États-Unis contre l'Angleterre. Enfin au
-milieu de juin, à l'époque même où Napoléon marchait du Niémen sur la
-Dwina, la question solennelle d'une guerre à l'Angleterre fut posée au
-congrès américain. La discussion fut violente et prolongée. Quelques
-fédéralistes exaltés s'écrièrent que puisqu'on voulait faire respecter
-son pavillon et jouer l'héroïsme, il fallait ne pas le jouer à demi,
-et déclarer la guerre aux deux puissances. La proposition était
-ridicule, car à la veille de combattre pour le droit maritime, il eût
-été étrange de déclarer la guerre à celle des deux puissances qui,
-tout en violant quelquefois ce droit, soutenait pour son triomphe une
-lutte acharnée. La proposition était de plus souverainement
-imprudente, car dans quels ports les corsaires américains auraient-ils
-trouvé un refuge et un marché, si on leur avait fermé jusqu'aux
-rivages de France? On ne tint compte des saillies de gens qui
-voulaient décrier une opinion en l'exagérant, et à la majorité de 79
-voix contre 37 dans la chambre des représentants, de 19 contre 13 dans
-le sénat, la guerre fut votée par le congrès américain. La déclaration
-officielle fut datée du 19 juin 1812.
-
-[En marge: Déclaration définitive de guerre faite par les États-Unis à
-l'Angleterre, le 19 juin 1812.]
-
-Tandis que les fautes de l'Angleterre avaient cette issue, qui aurait
-pu lui devenir si funeste, le cabinet britannique s'éclairant quand il
-n'était plus temps, révoquait enfin les _ordres du conseil_, et M.
-Forster, en s'embarquant dans l'un des ports de l'Union, venait d'en
-recevoir la tardive nouvelle, qu'il laissait à un chargé d'affaires le
-soin de communiquer au président Maddisson.
-
-[En marge: Premières hostilités.]
-
-Mais les démocrates s'étaient empressés de commencer les hostilités,
-et en ce moment deux faits de guerre agitaient profondément
-l'Amérique. L'un la remplissait de joie, l'autre de tristesse. Le
-général Hull, à la tête d'une troupe de trois mille hommes, se hâtant
-imprudemment de franchir la frontière du Canada près du fort de
-_Détroit_, et de porter des proclamations insurrectionnelles aux
-Canadiens, s'était trouvé pris entre les lacs Huron et Érié, enveloppé
-par les troupes anglaises, et réduit à mettre bas les armes.
-L'Amérique avait été vivement émue de cet événement, qui du reste
-présageait si peu le sort de la présente guerre. Mais au même instant
-le frère de ce général Hull, capitaine de la frégate _la
-Constitution_, venait de remporter un triomphe qui avait exalté au
-plus haut point le génie américain. Plusieurs frégates anglaises
-avaient depuis un an insulté les côtes de l'Amérique, et exercé
-insolemment la _presse_ à l'entrée de ses ports. La frégate _la
-Guerrière_ notamment, autrefois française, avait bravé le commodore
-américain Rogers, qui la cherchait pour la punir. Le capitaine Hull,
-montant la frégate _la Constitution_, avait rencontré _la Guerrière_,
-l'avait en trente minutes démâtée de tous ses mâts, et obligée de se
-rendre avec 300 hommes, après lui en avoir blessé ou tué une
-cinquantaine. Les manoeuvres et le tir de la frégate américaine
-avaient été d'une précision admirable. Ses officiers, ses matelots
-avaient déployé une intrépidité qui annonçait l'avénement sur la mer
-d'une nouvelle race de héros. L'enthousiasme excité chez les
-Américains par l'un de ces faits, la confusion produite par l'autre,
-rendaient vains les efforts qu'on pouvait tenter pour amener un
-rapprochement avec les Anglais.
-
-Tels avaient été les événements au delà de l'Atlantique, pendant la
-tragique catastrophe de notre armée en Russie. Qu'on se figure l'effet
-d'une pareille déclaration de guerre un an auparavant, lorsque
-l'Angleterre se trouvant sans alliés en Europe, aurait vu un nouvel
-ennemi surgir au delà des mers, lorsque les Américains, seuls
-violateurs du blocus continental, seraient devenus ses ardents
-coopérateurs, lorsqu'il eût été dès lors impossible de reprocher à la
-Russie ses complaisances pour eux, et que la guerre avec elle eût été
-sans prétexte, lorsqu'on aurait pu envoyer vingt mille hommes avec un
-nouveau Lafayette sur l'une des nombreuses escadres restées oisives
-dans nos ports, lorsque enfin nos forces intactes auraient pu, par un
-dernier coup frappé en Espagne, amener le terme de la guerre maritime!
-Mais aujourd'hui, après le désastre de Moscou, la guerre de l'Amérique
-avec l'Angleterre n'était plus qu'un bonheur inutile!
-
-[En marge: Événements qui s'étaient accomplis en Espagne pendant la
-campagne de Russie.]
-
-[En marge: Napoléon en partant pour la Russie avait laissé à Joseph le
-commandement supérieur des armées françaises en Espagne.]
-
-En Espagne il s'était passé des événements également graves, découlant
-des mêmes causes, et ceux-ci ne pouvant pas être qualifiés de bonheur
-inutile, car ils avaient été presque constamment malheureux. On se
-souvient que le sage capitaine qui commandait les armées anglaises
-dans la Péninsule, et soutenait en y restant la constance de
-l'insurrection espagnole, avait reconquis successivement les
-importantes places de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, et annulé ainsi
-les seuls résultats de deux campagnes sanglantes. On doit se souvenir
-aussi de quelle manière il s'y était pris pour nous infliger ce
-double affront. Tandis que Napoléon ordonnant de loin, brusquement,
-avec une attention donnée un instant et bientôt retirée, faisait
-avancer tous nos corps d'armée sur Valence, lord Wellington, toujours
-bien informé par les habitants, avait profité de l'occasion pour
-surprendre Ciudad-Rodrigo à la face de l'armée de Portugal, que ses
-détachements sur Valence avaient fort affaiblie. Lorsque ensuite,
-Valence prise, Napoléon avait ramené en toute hâte les forces
-françaises vers le nord de la Péninsule, pour assurer les
-communications avec la France, et pour attirer vers le Niémen les
-détachements dont il avait besoin, lord Wellington, toujours aux
-aguets, s'était rapidement porté vers le sud du Portugal, avait enlevé
-Badajoz à coups d'hommes, et avait ainsi fait subir à l'armée
-d'Andalousie un affront encore plus amer que celui que venait
-d'essuyer l'armée de Portugal par la perte de Ciudad-Rodrigo. C'est au
-lendemain de ce double échec que Napoléon était parti pour la Russie,
-laissant à Joseph le commandement de toutes les armées françaises en
-Espagne, et après avoir enlevé à ces armées les Polonais, la jeune
-garde, une partie des cadres de dragons, un bon nombre d'excellents
-officiers, tels que les généraux Éblé, Montbrun, Haxo. Les
-vingt-quatre millions de francs que Napoléon avait promis de consacrer
-annuellement à la solde, n'étaient pas encore acquittés en 1812 pour
-l'année 1811; et sur le million par mois accordé à Joseph, afin de
-l'aider à créer une administration, il était dû deux millions et demi
-pour 1811, et six millions pour 1812. Comme unique instruction,
-Napoléon adressait à Joseph la recommandation de bien maintenir les
-communications avec la France, et de veiller à ce que les armées de
-Portugal et d'Andalousie fussent toujours prêtes à se réunir contre
-lord Wellington. Tout le succès de la guerre dépendait en effet du
-soin que ces deux armées mettraient à se porter secours l'une à
-l'autre? Mais comment l'espérer? comment l'assurer? Napoléon s'était
-flatté qu'avec le commandement général, plus ou moins obéi, et 300
-mille hommes d'excellentes troupes, donnant 230 mille combattants,
-Joseph, s'il n'accomplissait pas des merveilles, réussirait néanmoins
-à se maintenir. Ce simple résultat lui suffisait, surtout avec
-l'espérance qu'il nourrissait de terminer en Russie toutes les
-affaires du monde. Bien qu'il crût peu au génie militaire de Joseph,
-il comptait sur la sagesse, sur la grande expérience du maréchal
-Jourdan, auquel au fond il rendait justice, tout en ne l'aimant pas,
-et il s'était endormi sur cette grave affaire, qui lui était devenue
-singulièrement importune. Certainement Joseph et Jourdan exactement
-obéis, auraient fait ce que Napoléon attendait d'eux, et même mieux;
-mais on va voir si les choses étaient disposées pour qu'ils pussent
-obtenir la moindre obéissance. La situation et la force des diverses
-armées étaient les suivantes.
-
-[En marge: Situation des diverses armées, et accueil qu'elles font à
-l'autorité de Joseph.]
-
-[En marge: L'armée du Nord sous le général Dorsenne.]
-
-[En marge: Ses forces et ses dispositions.]
-
-Le général Dorsenne gardait avec 46 mille hommes la Navarre, le
-Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava, et la Vieille-Castille jusqu'à Burgos.
-Dans ce nombre étaient comprises les garnisons de Bayonne,
-Saint-Sébastien, Pampelune, Bilbao, Tolosa, Vittoria, Burgos et autres
-petits postes intermédiaires. Il ne restait pas 25 mille hommes de
-troupes actives pour opérer contre Mina qui désolait et dominait la
-Navarre, contre Longa, Campilo, Porlier, Mérino, qui parcouraient le
-Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava jusqu'à Burgos, communiquaient avec les
-Anglais, et, séparés ou réunis, interceptaient les routes à tel point,
-qu'une dépêche mettait souvent deux mois à parvenir de Paris à Madrid.
-Cependant avec 25, même avec 20 mille hommes de troupes actives, un
-chef habile aurait pu sinon détruire ces bandes, du moins leur laisser
-aussi peu de repos qu'elles en laissaient à l'armée française, et
-réduire beaucoup leur importance. Mais le général Dorsenne, ancien
-général de la garde, brave autant qu'on peut l'être, propre sous un
-bon chef à la grande guerre, n'avait ni l'activité ni la ruse qu'il
-eût fallu pour courir après de tels adversaires, leur tendre des
-embûches, et les y faire tomber. Roide et orgueilleux, il ne savait
-obéir qu'à Napoléon. Muni d'ailleurs de ses anciennes instructions,
-qui prescrivaient au commandant des provinces du Nord de s'occuper
-exclusivement de leur pacification, à moins que les Anglais ne missent
-en danger l'armée de Portugal, sachant que Napoléon songeait à séparer
-ces provinces de la monarchie espagnole, autorisé par conséquent à les
-administrer à part, le général Dorsenne se complaisait beaucoup trop
-dans la spécialité de son rôle pour se soumettre facilement à la
-suprématie de Joseph. Aussi lorsque ce dernier informa ses lieutenants
-des ordres de l'Empereur qui l'instituaient commandant en chef des
-armées françaises en Espagne, le général Dorsenne répondit que ces
-ordres ne le concernaient point, car il avait une mission
-particulière, dont on lui avait tracé de Paris l'étendue et l'objet,
-et qui était à peu près inconciliable avec tout ce qu'on pourrait lui
-prescrire de Madrid.
-
-[En marge: L'armée de Portugal.]
-
-[En marge: Son nouveau rôle et ses forces.]
-
-[En marge: Situation périlleuse de l'armée de Portugal, ayant le plus
-besoin et le moins de chances d'être secourue.]
-
-[En marge: Demandes du maréchal Marmont pour l'armée de Portugal mal
-accueillies par Napoléon.]
-
-Le reste de la Vieille-Castille, le royaume de Léon, la province de
-Salamanque, jusqu'au bord du Tage, étaient occupés par l'armée de
-Portugal. La tâche de cette armée était fort étendue, puisqu'elle
-devait se battre au besoin depuis Astorga jusqu'à Badajoz, sur une
-ligne de cent cinquante lieues au moins. Du rôle d'armée de Portugal
-il ne lui restait que le titre, car elle n'avait plus la prétention
-d'entrer dans ce royaume, et elle avait pour objet unique de tenir
-tête aux Anglais, surtout si en se portant au nord, ils essayaient de
-se jeter dans la Vieille-Castille, et de menacer notre ligne de
-communication, comme avait fait jadis le général Moore, comme lord
-Wellington pouvait être tenté de le faire encore. Pour ce cas, le
-maréchal Marmont, qui commandait cette armée, avait mission de
-s'opposer résolûment à la marche des Anglais. Le général Dorsenne lui
-devait des secours, Joseph lui en devait de son côté en faisant partir
-de Madrid une portion de l'armée du Centre, et le maréchal Soult,
-remontant d'Andalousie en Estrémadure, avait ordre de lui envoyer par
-le pont d'Almaraz quinze ou vingt mille hommes de renfort. Si, au
-contraire, lord Wellington se portait par le Tage sur Madrid, comme il
-l'avait déjà essayé lors de la bataille de Talavera, le maréchal
-Marmont devait franchir le Guadarrama, descendre par Avila sur le
-Tage, et couvrir Madrid. Si enfin lord Wellington menaçait de nouveau
-la basse Estrémadure, ce qui s'était vu lors du premier et du second
-siége de Badajoz, le maréchal Marmont devait passer le Tage au pont
-d'Almaraz, et se montrer jusqu'à Badajoz même, trajet immense de plus
-de cent lieues, que ce maréchal avait exécuté l'année précédente pour
-aller au secours du maréchal Soult. Croyant peu à cette dernière
-supposition, et craignant surtout pour nos communications dans un
-moment où il allait s'éloigner du centre de son empire, Napoléon avait
-ramené la résidence ordinaire du maréchal Marmont du Tage sur le
-Douro, de Plasencia sur Salamanque, ce qui avait rendu si facile à
-lord Wellington de s'emparer de Badajoz. Napoléon pensait avec raison
-que la sûreté de notre établissement en Espagne dépendait uniquement
-du zèle que les généraux ci-dessus mentionnés mettraient à se porter
-au secours les uns des autres, et le leur avait fort recommandé. On ne
-pouvait pas douter du zèle que le maréchal Marmont mettrait à venir en
-aide au maréchal Soult, puisqu'il l'avait déjà fait l'année précédente
-malgré les distances; mais pouvait-on raisonnablement attendre quelque
-assistance pour le maréchal Marmont du maréchal Soult, qui n'avait
-jamais voulu rendre aucun service à l'armée de Portugal, du général
-Dorsenne, qui se glorifiant de son rôle spécial, se regardait comme
-souverain du nord de l'Espagne, et de l'infortuné Joseph, roi nominal
-de l'Espagne entière, qui avait à peine de quoi garder Madrid et ses
-environs? Il ne fallait pas s'en flatter, et cependant ce même
-maréchal Marmont, qui moins qu'aucun autre avait chance d'être
-secouru, était justement celui qui en avait le plus besoin, car il
-était évident que lord Wellington, maître désormais de Ciudad-Rodrigo
-et de Badajoz, véritables portes du Portugal sur l'Espagne, passerait
-par la première et non par la seconde, car la seconde le conduisait en
-Andalousie, où il n'avait rien d'utile à faire, où il y avait même
-danger à s'enfoncer, tandis que la première le conduisait en Castille,
-d'où il prenait nos armées à revers, et pouvait arracher d'un seul
-coup l'Espagne de nos mains. Lord Wellington sans montrer ces vues
-vastes, profondes, hardies, qui constituent le génie, avait montré un
-jugement si sain, si ferme, qu'on ne devait guère douter de la route
-qu'il adopterait, et Napoléon par toutes ses instructions prouvait
-qu'il l'avait lui-même parfaitement deviné. Or, pour faire face à
-l'armée britannique, portée cette année à 40 mille Anglais présents au
-drapeau, et à 20 mille Portugais devenus bons soldats, c'est-à-dire à
-60 mille combattants, le maréchal Marmont avait 52 mille hommes
-environ, de la première qualité il est vrai, commandés par
-d'excellents divisionnaires, tels que les généraux Bonnet, Foy,
-Clausel, Taupin, mais dispersés sur une vaste étendue de pays.
-Napoléon, toujours occupé des provinces du Nord, avait voulu que le
-maréchal Marmont renvoyât le général Bonnet dans les Asturies, et que
-celui-ci repassât les montagnes pour s'établir à Oviédo, ce qui
-enlevait tout de suite à l'armée de Portugal 7 mille soldats et le
-général Bonnet. Restaient 45 mille hommes. Il en fallait 1500 à
-Astorga, 500 à Zamora, 500 à Léon, 1000 à Valladolid, 1000 à
-Salamanque, 1500 répartis entre de moindres postes, tels que
-Benavente, Toro, Palencia, Avila, etc..., 2,000 au moins sur les
-routes, ce qui réduisait le maréchal Marmont à 37 mille combattants
-tout au plus, en supposant qu'il pût réunir assez tôt les divisions
-qui étaient à Valladolid avec celles qui étaient sur le Tage. Ce
-n'était plus assez pour résister à 60 mille Anglo-Portugais. Le
-maréchal Marmont avait donc envoyé à Napoléon son aide de camp, le
-colonel Jardet, pour lui présenter ce compte de ses forces, pour lui
-dire que lorsqu'il serait en danger, le général Dorsenne, tout occupé
-des bandes du nord, trouverait mille raisons pour ne pas venir à son
-secours, ou pour y venir trop tard; que Joseph ne serait ni assez
-actif ni assez hardi pour se priver à propos de 10 mille hommes, ou de
-6 mille au moins, sur les 14 mille dont se composait l'armée du
-centre; que le maréchal Soult aurait, dans les distances qui le
-séparaient de l'armée de Portugal, plus de raisons qu'il ne lui en
-faudrait pour ne pas quitter l'Andalousie; que par conséquent lui
-Marmont aurait le temps de succomber, et en succombant de découvrir la
-frontière de France, avant d'être secouru, et qu'à moins qu'on ne lui
-donnât le commandement supérieur des deux armées du Nord et de
-Portugal, il ne pouvait se charger de la difficile mission de tenir
-tête aux Anglais, et demandait à quitter l'Espagne pour faire sous les
-yeux de l'Empereur la campagne de Russie. Napoléon avait écouté le
-colonel Jardet, avait paru frappé de ce que lui avait dit cet officier
-distingué, lui avait promis d'y pourvoir, en se raillant du reste de
-l'ambition du maréchal Marmont, qui désirait un commandement si
-supérieur à ses talents; puis, beaucoup plus occupé de ce qu'il
-allait faire lui-même que de ce dont on l'entretenait, il avait
-répondu au colonel Jardet: Marmont se plaint des distances, de la
-difficulté de vivre ... j'aurai en Russie de bien autres distances à
-parcourir, de bien autres difficultés à vaincre pour nourrir mes
-soldats!... eh bien, nous ferons comme nous pourrons...--Napoléon
-avait ensuite quitté le colonel Jardet en lui promettant d'aviser.
-Mais comme il aurait fallu prendre des résolutions fort graves,
-rappeler tel ou tel de ses lieutenants dont le dévouement à l'oeuvre
-commune n'était pas le penchant ordinaire, changer la distribution des
-forces, peut-être évacuer des territoires importants afin de se
-concentrer, il était parti de Paris, s'en tenant à la disposition
-générale qui conférait à Joseph le commandement supérieur, et se
-flattant d'ailleurs toujours qu'il finirait lui-même toutes choses en
-Russie.
-
-Malgré ses justes appréhensions, le maréchal Marmont était resté à la
-tête de l'armée de Portugal, s'occupant avec assez de sollicitude des
-besoins de ses soldats, s'attachant à mettre Salamanque en état de
-défense au moyen de vastes couvents convertis en citadelles, tâchant
-de remonter sa cavalerie, d'atteler et de réparer son artillerie, ne
-refusant en aucune façon de reconnaître l'autorité de Joseph, lui
-envoyant au contraire ses états de troupes et ses rapports, plus même
-que Joseph ne l'aurait voulu, car chacun de ces rapports se terminait
-par une demande de secours. Une difficulté cependant, relative aux
-arrondissements réservés aux diverses armées pour leur entretien,
-existait entre le maréchal Marmont et le roi Joseph. Quoiqu'il n'eût
-dans la vallée du Tage qu'une seule division, et que tout le reste de
-son armée eût été reporté au nord, le maréchal Marmont voulait étendre
-ses fourrages de Talavera à Alcantara, ce qui contrariait beaucoup
-Joseph, réduit à nourrir ses employés civils avec des rations, et
-ayant besoin par conséquent de toutes ses ressources. Sauf cette
-difficulté, le maréchal Marmont entretenait avec Joseph d'excellentes
-relations.
-
-[En marge: L'armée du Centre directement commandée par Joseph.]
-
-[En marge: Ses moyens et sa mission.]
-
-Joseph, commandant l'armée du Centre, avait 13 à 14 mille hommes
-valides, dans lesquels il se trouvait beaucoup de débris de divers
-corps, comme il arrive toujours à un quartier général, et en outre 2
-mille hommes qui appartenaient au maréchal Soult, et que celui-ci ne
-cessait de réclamer. Avec cette force accrue de 3 mille Espagnols,
-qu'il soldait de son propre argent, et qui étaient fidèles quand ils
-étaient payés exactement, Joseph devait garder Madrid, de plus la
-province de Tolède à droite, celle de Guadalaxara à gauche, maintenir
-en arrière ses communications avec l'armée du Nord, et en avant
-conserver à travers la Manche quelques relations avec l'armée
-d'Andalousie. Il lui fallait même étendre l'un de ses bras jusqu'à
-Cuenca, pour communiquer avec l'armée d'Aragon établie à Valence. Si
-l'un de ces points cessait d'être bien gardé, Joseph était tout à coup
-séparé de l'une des portions importantes du royaume, et perdait les
-faibles ressources dont il vivait, ressources qui consistaient dans
-quelques grains et fourrages obtenus à l'époque des récoltes, et dans
-les impôts de la ville de Madrid. En ce moment surtout, obligé, pour
-satisfaire aux réclamations pressantes du maréchal Marmont, de verser
-des grains dans la province de Tolède, qui ordinairement lui en
-fournissait, il avait tellement appauvri Madrid en vivres, que la
-livre de pain y coûtait 26 à 27 sous. Aussi la misère y était-elle
-extrême, ce qui n'était pas une manière de ramener les Espagnols à la
-royauté nouvelle.
-
-[En marge: L'armée d'Andalousie et le maréchal Soult.]
-
-L'Andalousie, envahie si prématurément, se trouvait dans les mains du
-maréchal Soult, qui avait sous ses ordres la plus belle partie de
-l'armée française. Il disposait en effet de 58 mille hommes, les
-non-combattants déduits, comme il a été fait pour tous les corps dont
-nous venons d'énumérer les forces. Ces troupes étaient ainsi
-réparties: 12 mille devant Cadix pour y continuer le simulacre d'un
-siége; 10 mille à Grenade pour défendre cette province; 5 mille à
-Arcos pour faire des patrouilles entre Séville, Cadix, Tarifa; 15
-mille en Estrémadure sous le comte d'Erlon, pour observer le général
-Hill établi à Badajoz; enfin 2 à 3 mille de cavalerie vers Baeza, pour
-battre l'estrade vers les défilés de la Sierra-Morena. Avec le reste,
-13 ou 14 mille hommes environ, le maréchal Soult occupait Séville, et
-guerroyait contre Ballesteros, qui, ayant à sa disposition la marine
-anglaise, descendait tantôt à droite dans le comté de Niebla, tantôt à
-gauche vers Tarifa.
-
-[En marge: Isolement de l'armée d'Andalousie.]
-
-Dans ce riche pays, le maréchal Soult se suffisait à lui-même, et
-avait de quoi bien entretenir ses troupes. Toutefois, malgré les
-dernières mesures par lesquelles Napoléon avait prescrit aux divers
-généraux de réserver au roi une partie du produit des contributions de
-guerre, le maréchal Soult n'avait rien envoyé à Joseph, affirmant
-qu'il pouvait pourvoir tout au plus aux besoins de son armée, et aux
-dépenses du siége de Cadix, qui, en effet, avait exigé de nombreuses
-créations de matériel, malheureusement jusqu'ici fort inutiles. Les
-communications du maréchal Soult avec l'état-major général étaient
-nulles. Il avait levé tous les postes qui à travers la Manche lui
-auraient permis de communiquer avec Madrid, prétendant que c'était à
-l'armée du Centre à garder la Manche, et ne se souciant guère
-d'ailleurs de relations qui ne pouvaient consister qu'en demandes
-d'argent et de secours fort importunes. Quoique Joseph fût devenu son
-commandant en chef, ce maréchal était fondé à dire qu'il n'en savait
-rien, car aucune dépêche de Paris ou de Madrid ne lui était parvenue.
-
-[En marge: Grande faute d'avoir prématurément envahi l'Andalousie.]
-
-[En marge: La plus belle armée de la Péninsule y était paralysée sans
-profit pour la situation des Français en Espagne.]
-
-Cet état de choses prouvait combien était grande la faute qu'on avait
-commise de se porter en Andalousie. À s'étendre prématurément au midi
-de l'Espagne, tout le monde eût compris qu'on l'eût fait vers Valence,
-car outre les ressources qu'on devait y trouver, Valence garantissait
-la possession de la Catalogne et de l'Aragon, c'est-à-dire de la
-meilleure partie des frontières de France, procurait avec Madrid une
-communication tout à fait indépendante des Anglais, enfin nous
-assurait une moitié des rivages de l'Espagne, et surtout la partie de
-ces rivages qui bordait la Méditerranée. Mais la conquête de
-l'Andalousie, à laquelle Napoléon s'était laissé entraîner presque
-malgré lui, ne donnait aucun des résultats qu'on s'en était promis.
-Napoléon avait cru qu'on prendrait Cadix, et qu'ensuite on pourrait
-par Badajoz tendre la main à l'armée de Portugal en marche sur
-Lisbonne. Mais le siége de Cadix se bornait à occuper quelques
-redoutes d'où l'on ne tirait pas, à fondre à grands frais de gros
-mortiers, qui de temps en temps réussissaient à jeter quelques bombes
-dans la rade de Cadix, presque jamais dans la ville même; le secours à
-l'armée de Portugal s'était borné pendant la marche de Masséna sur le
-Tage à prendre Badajoz pour le perdre presque aussitôt, et s'était
-réduit depuis à laisser le comte d'Erlon avec 15 mille hommes à
-Llerena, où il était à plus de cent lieues du maréchal Marmont. Mieux
-eût valu employer ce corps au siége de Cadix, pour atteindre au moins
-l'un des buts qu'on s'était proposés, que de le laisser en
-Estrémadure, où il n'avait pas même aidé à sauver Badajoz. Quant au
-secours pécuniaire qu'on avait espéré tirer de l'Andalousie, une
-circonstance suffit pour en juger, c'est que le maréchal Soult
-réclamait avec instance sa part des vingt-quatre millions que Napoléon
-s'était décidé à envoyer en numéraire en Espagne. Une dernière utilité
-espérée de l'expédition d'Andalousie, celle d'enlever à l'insurrection
-sa capitale, en lui prenant Séville, se réduisait à lui en avoir
-ménagé une dans la ville de Cadix, qui était imprenable, et d'où les
-cortès espagnoles, imitant notre assemblée constituante, proclamaient
-les grands principes de quatre-vingt-neuf, l'égalité devant la loi, la
-liberté individuelle, la liberté de la presse, le concours de la
-nation à son gouvernement, la séparation des pouvoirs, etc., principes
-qui, bien que l'Espagne fût peu préparée encore à les entendre
-proclamer, produisaient sur les peuples une vive impression.
-
-Plusieurs fois Napoléon s'était plaint amèrement de ce qu'on ne tirait
-pas un autre parti de l'Andalousie et des 90 mille hommes qui
-l'occupaient, mais à la distance où il se trouvait, ses reproches, ses
-conseils se perdaient dans le vide, et la faute de s'être inutilement
-et intempestivement étendu au midi demeurait entière avec toutes ses
-conséquences.
-
-[En marge: L'armée d'Aragon et le maréchal Suchet.]
-
-[En marge: Vaste étendue de pays que le maréchal Suchet avait à
-garder.]
-
-[En marge: Impossibilité de détourner aucune partie de l'armée
-d'Aragon pour la porter ailleurs.]
-
-Enfin restait le royaume de Valence, et le vaste établissement que le
-maréchal Suchet y avait formé. Depuis la prise de Valence, le grand
-rassemblement de forces qu'avait ordonné Napoléon de ce côté avait dû
-se dissoudre, pour rendre à chaque province son contingent
-indispensable. Le général Reille était retourné en Aragon avec 14
-mille hommes, pour y conserver Saragosse, Lerida, Tortose, pour donner
-la main à l'armée du Nord contre Mina, pour aider l'armée du Centre
-contre l'infatigable Villa-Campa, contre Duran, contre l'Empecinado,
-et enfin pour secourir au besoin l'armée de Catalogne. Le général
-Decaen, depuis la perte de l'Île-de-France, revenu en Europe avec une
-réputation intacte, commandait les troupes de Catalogne sous
-l'autorité supérieure du maréchal Suchet. Il avait 27 mille hommes
-pour garder Figuères, Hostalrich, Barcelone, et pour se montrer de
-temps en temps sous Tarragone, la plus importante des conquêtes du
-maréchal Suchet, car elle empêchait les Anglais de prendre terre dans
-le nord-est de l'Espagne. Ces derniers, sachant combien il nous était
-difficile d'approvisionner les places, tâchaient d'interdire les
-communications par mer, tandis que le général Lacy tâchait de les
-interdire par terre, et se flattaient ainsi de reprendre Tarragone au
-moyen de la famine. Si cette place nous échappait, Lacy établi dans
-ses murs avec son armée, renforcé par les Anglais, pourvu de tout par
-eux, devenait un ennemi des plus dangereux, menaçait Tortose, la route
-de Valence, et rendait l'évacuation de cette dernière ville presque
-inévitable. Aussi n'était-ce pas trop de toute l'activité du général
-Decaen, de celle de son habile lieutenant, le général Maurice-Mathieu,
-pour suffire aux soins divers dont ils étaient surchargés, et pas trop
-surtout de la continuelle attention du maréchal Suchet, qui, tout en
-gardant Valence, avait constamment l'oeil en arrière pour secourir au
-besoin les généraux Reille et Decaen. Le maréchal Suchet, dans les
-trois provinces de Catalogne, d'Aragon, de Valence, avait 58 mille
-hommes, en ne comptant que les présents sous les armes. En défalquant
-les 14 mille confiés au général Reille, les 27 mille indispensables au
-général Decaen, il conservait 16 à 17 mille hommes, pour surveiller la
-longue route qui suit le rivage de la Méditerranée de Tortose à
-Valence, pour avoir un corps de troupes en face d'Alicante, et pour
-donner à Cuenca même la main aux troupes de Joseph. C'est tout au plus
-si, en occupant les postes importants qu'il avait à garder, il lui
-restait une division mobile de 7 à 8 mille hommes à porter sur les
-points menacés.
-
-Au nombre des dangers qu'avait à craindre l'armée d'Aragon (c'est le
-nom général sous lequel on désignait les trois armées d'Aragon, de
-Catalogne et de Valence), nous devons énumérer l'apparition de l'armée
-anglo-sicilienne. Cette armée venait d'être formée par lord William
-Bentinck en Sicile. Lord William Bentinck, l'un de ces Anglais
-simples, généreux et libéraux, qui se montrent tout à coup
-très-intéressés quand il s'agit de leur pays, était devenu un
-véritable roi de Sicile. Fort contrarié par les Bourbons, qui, après
-avoir été privés de Naples par les Français, se voyaient encore
-annulés en Sicile par les Anglais, et naturellement ne négligeaient
-rien pour secouer le joug de leurs protecteurs, il s'était débarrassé
-du roi et de la reine, en les forçant à transmettre le pouvoir royal à
-un jeune prince, investi de la régence dans un âge où il aurait eu
-besoin d'être remplacé lui-même par un régent, et avait appelé à son
-aide la nation sicilienne en lui donnant une constitution de forme
-anglaise. Délivré ainsi de la cour de Palerme, ne craignant plus les
-tentatives de Murat depuis que celui-ci avait été obligé de se rendre
-en Russie, lord William avait pu disposer d'une bonne division
-anglaise, et en outre d'une division sicilienne, qui ressemblait assez
-à l'armée portugaise par l'organisation, et promettait de lui
-ressembler bientôt par la valeur. C'était un corps d'une douzaine de
-mille hommes, qui, pouvant, grâce aux flottes anglaises, se
-transporter partout, produisait un effet supérieur à sa force
-numérique. Ce n'était pas tout encore. Les Anglais s'apercevant de la
-valeur des soldats espagnols, qui leur servaient si peu faute
-d'organisation, tandis que les soldats portugais, sans valoir mieux,
-leur rendaient tant de services, avaient imaginé de faire pour les uns
-ce qu'ils avaient fait pour les autres, c'est-à-dire de prendre un
-certain nombre d'Espagnols à leur solde, et de leur donner des
-officiers anglais. Ils employaient à cette création les îles Baléares
-dont ils étaient les maîtres, et le rivage de Murcie qui leur
-appartenait presque tout autant. Le général Wittingham dans les
-Baléares, le général Roche dans le royaume de Murcie, organisaient
-deux légions espagnoles, qui devaient bientôt leur procurer encore
-douze mille bons soldats.
-
-C'est là ce qu'on appelait l'armée anglo-sicilienne, laquelle pouvant
-tour à tour se transporter en Catalogne auprès du général Lacy, ou
-dans le royaume de Murcie auprès du général O'Donnell, était devenue
-un danger non plus imaginaire, mais très-réel, et même assez
-inquiétant.
-
-Le maréchal Suchet, fort attentif aux difficultés de sa situation,
-avait fait des 16 mille hommes réservés au royaume de Valence l'emploi
-le plus judicieux. Ayant placé de petites garnisons largement
-approvisionnées à Tortose, à Peniscola, à Sagonte, ayant gardé à
-Valence une autre petite garnison, qui avec les dépôts et les malades
-pouvait être doublée au besoin, il avait laissé sous le général
-Harispe environ 5 mille hommes en face d'Alicante, à la frontière de
-Murcie. S'étant réservé pour lui-même une division active de 6 à 7
-mille hommes, il était prêt à courir ou sur Tortose, ou sur Alicante,
-ou même vers Cuenca, dans la direction de Madrid. Très-fin et très-peu
-crédule, il ne prenait pas l'alarme mal à propos, n'exposait pas ses
-troupes à des courses inutiles, et quand il fallait se porter à vingt
-ou trente lieues, il ne les faisait pas mourir de besoin et de
-fatigue, parce qu'il avait partout des magasins bien pourvus par son
-habile administration.
-
-[En marge: Administration du maréchal Suchet.]
-
-Cette administration était pour moitié au moins la cause de ses
-succès. Le lendemain de la prise de Valence, cette ville, tremblante
-au souvenir du massacre des Français, avait craint de voir entrer dans
-ses murs un vengeur impitoyable; mais loin de là elle avait trouvé un
-vainqueur doux, tranquille, adroit, qui s'était appliqué à rassurer
-les habitants, et qui les avait appelés, comme à Saragosse, à
-participer au gouvernement du pays. Inspirant déjà confiance par sa
-conduite en Aragon, il avait successivement ramené l'archevêque et les
-anciens magistrats municipaux de la province, avait formé une junte,
-arrêté avec elle la répartition de l'impôt, opéré même d'utiles
-réformes, et, sans pressurer le pays, fait jouir son armée de toute la
-richesse du royaume de Valence. Napoléon avait voulu que Valence payât
-en argent le sang français versé en 1808, et il avait exigé une rançon
-de cinquante millions. Une telle contribution au milieu des désordres
-de la guerre, frappée sur une province riche mais peu étendue,
-paraissait excessive. Grâce néanmoins au système administratif du
-maréchal Suchet, on pouvait espérer d'en toucher une grande partie, et
-certainement le tout, si on passait plus d'un an à Valence. Déjà le
-maréchal Suchet avait habillé, soldé, armé jusqu'au dernier de ses
-soldats, rempli ses magasins, préparé une réserve, et envoyé à Joseph
-un premier à-compte de 3 millions, en promettant de lui verser
-prochainement une somme plus forte. C'était la seule armée en Espagne
-qui fût dans cet état. Aussi tout le monde y servait bien, y aimait
-son chef, et se montrait prêt aux plus grands efforts.
-
-[En marge: Dispositions du maréchal Suchet, et manière dont il se
-propose d'obtempérer à l'autorité de Joseph.]
-
-La nouvelle autorité attribuée à Joseph avait été bientôt connue à
-Valence, par suite du bon entretien des communications, et elle
-n'avait pas plu au maréchal, qui, quoique fort doux, n'aurait pas aimé
-qu'on vînt troubler son règne juste et paisible. De l'argent, il
-pouvait en donner, et il en donnait volontiers, mais des soldats, il
-ne pouvait pas en distraire un seul, car les provinces qu'il gardait
-étaient l'unique ressource des armées françaises, si, par un malheur
-survenu en Castille ou en Estrémadure, elles perdaient leurs
-communications avec Bayonne. Il était donc très-fondé à se refuser à
-tout détournement de ses forces; il avait au surplus un bon moyen pour
-s'y soustraire, c'étaient les instructions secrètes que Napoléon, dans
-la pensée de se réserver les provinces de l'Èbre, lui avait envoyées
-deux ans auparavant, et qui l'autorisaient à n'avoir pour l'état-major
-de Madrid qu'une déférence de pure forme. Mais toujours modéré en
-toutes choses, ne compliquant jamais par des difficultés de caractère
-les difficultés de situation, il résolut de s'en tirer, comme il avait
-déjà fait, en rendant à Joseph tous les services qu'il pourrait lui
-rendre, et en particulier des services d'argent, qui dans le moment
-étaient les plus appréciables et les plus appréciés, d'avoir pour son
-autorité la déférence apparente la plus complète, et de ne recourir à
-ses instructions secrètes que dans le cas où on lui demanderait une
-chose dommageable pour les provinces qu'il était chargé de conserver à
-l'Empire. On va voir que cette habile conduite devait parfaitement le
-mener à son but, sans éclat, et sans conflit d'autorité.
-
-[En marge: Embarras de Joseph, nommé commandant de cinq armées qui ne
-veulent pas lui obéir.]
-
-[En marge: Rapport du maréchal Jourdan sur cette situation.]
-
-C'était, il faut le dire, un singulier commandement en chef que celui
-qui était déféré au roi d'Espagne, et au maréchal Jourdan, son major
-général. Des cinq armées occupant l'Espagne, celle du Nord refusait
-nettement de lui obéir; celle de Portugal ne s'y refusait aucunement,
-mais était obéissante pour être secourue; celle du Centre, placée
-immédiatement sous ses ordres, lui obéissait directement et
-absolument, mais elle était presque nulle; celle d'Andalousie, la plus
-considérable, la moins empêchée, était résolue à ne pas obéir,
-jusqu'ici d'ailleurs ignorait l'autorité de Joseph, et pouvait feindre
-de l'ignorer longtemps encore; celle d'Aragon enfin, en ménageant
-beaucoup Joseph, et en lui rendant des services d'argent, était dans
-l'impossibilité de lui en rendre aucun autre: et pourtant ce n'était
-que des secours que ces diverses armées se seraient prêtés les unes
-aux autres, surtout celles du Nord et d'Andalousie à l'armée de
-Portugal, qu'on aurait pu attendre le salut de nos affaires en
-Espagne! Le maréchal Jourdan, qui joignait à un jugement sûr une
-profonde expérience du commandement, et auquel il ne manquait pour
-être vraiment utile, que de la jeunesse et du goût à servir sous un
-ordre de choses qui lui était antipathique, sentait bien le vice de
-cette situation, et le fit sentir à Joseph, auquel il présenta un
-rapport complet et frappant. Mais que faire? Écrire à Paris pour
-recevoir après deux mois du duc de Feltre (M. Clarke), ministre
-laborieux mais évasif, une réponse aussi longue qu'insignifiante,
-était l'unique ressource à espérer, surtout Napoléon étant parti, et
-n'ayant pas plus le moyen que la volonté de s'occuper en ce moment des
-affaires d'Espagne. Néanmoins le maréchal Jourdan adressa au ministre
-de la guerre le rapport circonstancié de la situation qu'il avait déjà
-présenté à Joseph, afin de réduire à ce qui était juste la
-responsabilité de l'état-major de Madrid, et ensuite s'attacha à
-deviner, et à faire comprendre à tous d'où allait venir le danger.
-
-[En marge: Quels étaient, pour la campagne de 1812, les plans de lord
-Wellington.]
-
-D'ennemi redoutable, il n'y en avait qu'un, c'était l'armée anglaise.
-Lord Wellington ayant pris Ciudad-Rodrigo en janvier, Badajoz en mars,
-ayant employé avril et mai à faire reposer ses troupes, devait agir en
-juin. N'ayant plus de places à conquérir, il fallait qu'il entreprît
-une marche offensive. Où se dirigerait-il? S'avancerait-il par Badajoz
-en Andalousie, ou par Ciudad-Rodrigo en Vieille-Castille? Telle était
-la question, et elle était facile à résoudre, d'après les indices
-qu'on avait recueillis, surtout pour un homme qui avait autant de
-discernement que le maréchal Jourdan.
-
-[En marge: Tous les indices révélaient l'intention d'opérer une marche
-offensive en Vieille-Castille contre l'armée de Portugal.]
-
-En effet, Badajoz pris, lord Wellington s'était reporté au nord du
-Portugal avec la masse de ses troupes, et s'était placé à
-Fuente-Guinaldo, à quelques lieues d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo,
-menaçant ainsi la Vieille-Castille, et l'armée de Portugal qui était
-chargée de défendre cette province. En admettant toujours la
-possibilité d'une feinte, il était cependant évident qu'il n'aurait
-pas transporté toute son armée du midi au nord, pour la faire
-redescendre du nord au midi un mois plus tard. Les feintes ne vont pas
-jusqu'à épuiser des soldats de fatigue, sous un climat dévorant, pour
-inspirer quelques doutes à l'ennemi. Ce qui était une feinte
-évidemment, c'était la présence à Badajoz du général Hill avec
-quelques troupes anglaises et portugaises, dont on s'efforçait de
-grossir l'apparence pour faire illusion, et accréditer la supposition
-d'une entreprise contre l'Andalousie. Outre la présence de lord
-Wellington à Fuente-Guinaldo, il y avait de son projet beaucoup
-d'indices secondaires très-frappants, tels que des mouvements de
-troupes dans le Beïra, Tras-os-Montès, Léon, d'immenses magasins à la
-Corogne, et de nombreux équipages de mulets dans la Galice. Ces
-préparatifs de toutes sortes indiquaient de manière à n'en pouvoir
-douter des projets contre la Vieille-Castille. Indépendamment de ces
-raisons de détail, il y avait enfin une raison générale, qui devait
-être décisive pour quiconque réfléchissait, c'est qu'en se portant au
-nord, lord Wellington s'emparait en une marche de nos communications,
-et, comme nous l'avons dit, faisait avec un seul succès tomber tout
-notre établissement militaire en Espagne, tandis qu'en se portant au
-midi, il n'arrivait à d'autre résultat que d'inquiéter l'armée
-d'Andalousie, de l'obliger peut-être à abandonner la comédie du siége
-de Cadix, mais rien au delà, toutes choses d'ailleurs qu'il obtenait
-beaucoup plus sûrement en opérant par le nord, car il nous faudrait
-bien évacuer l'Andalousie, la Manche, et peut-être Madrid, lorsque
-nous serions menacés en Castille. La campagne du général Moore, qui,
-même avec Napoléon sur les bras, avait coûté si peu aux Anglais, et
-avait failli leur procurer de si grands avantages, était une leçon à
-ne jamais oublier.
-
-Aussi le maréchal Jourdan avec son expérience, Joseph avec son esprit
-juste, ne s'y trompèrent-ils point, et ne conservèrent-ils pas le
-moindre doute à cet égard. En tout cas, le maréchal Marmont, que le
-danger touchait de près et rendait attentif, ne leur en aurait laissé
-aucun. Il se hâta dès les premiers jours de mai, de leur annoncer que
-les Anglais venaient à lui, de commencer en même temps ses préparatifs
-de concentration, et de demander des secours à grands cris. Joseph et
-le maréchal Jourdan virent sur-le-champ ce qu'il y avait à faire, et
-le virent avec une sûreté de jugement qui était naturelle de la part
-du maréchal Jourdan, voué depuis sa jeunesse à la carrière militaire,
-mais fort méritoire de la part de Joseph, étranger à la profession des
-armes. Si en ce moment leur autorité à tous deux eût été respectée,
-rien n'eût été plus facile que de rendre vaine la tentative de lord
-Wellington, et d'en tirer même l'occasion d'un triomphe éclatant, qui
-aurait fort avancé nos affaires en Espagne, peut-être contrebalancé
-dans une certaine mesure nos malheurs en Russie, car un grand revers
-dans la Péninsule eût agi puissamment sur les Anglais, et au fond les
-Anglais menaient l'Europe.
-
-[En marge: En concentrant à propos les forces disponibles, on pouvait
-faire échouer les desseins de lord Wellington.]
-
-Pour leur ménager ce revers, il fallait tout simplement faire
-concourir à la défense commune les forces qui étaient à portée, et
-elles étaient plus que suffisantes sous le double rapport du nombre et
-de la qualité. L'armée du Nord, quoique diminuée et n'ayant plus les
-46 mille hommes qu'elle comprenait au commencement de la campagne,
-avait bien encore vingt mille hommes de troupes actives. Eût-il fallu
-les détourner toutes pour quinze jours, et laisser Mina, Longa,
-Porlier, Mérino, maîtres de nos communications, on ne devait pas
-hésiter. Les Anglais battus, ces coureurs n'étaient plus rien. Quoi
-qu'il en soit, on aurait pu du moins détacher dix mille hommes pour
-quelques semaines (et la preuve, c'est que l'armée du Nord, bien que
-d'une manière inopportune, parvint plus tard à le faire); nos
-communications en auraient été un peu plus difficiles, mais elles
-l'étaient déjà tellement, que le mal n'eût pas été fort accru. Joseph,
-qui avait 13 ou 14 mille hommes de troupes actives et 3 mille
-Espagnols, pouvait bien en distraire 10 mille (il en détourna 13 mille
-quand le moment lui sembla venu), et c'eût été un renfort total de 20
-mille hommes. Enfin rien n'empêchait l'armée d'Andalousie d'envoyer le
-corps du comte d'Erlon tout entier, ou au moins 10 mille hommes sur
-les 16 mille qui composaient ce corps. Cinq à six mille suffisaient à
-Llerena pour observer le général Hill, et si ce général avait commis
-l'imprudence absolument invraisemblable de marcher en Andalousie, le
-maréchal Soult, avec les 6 mille hommes de Llerena, avec tout ce qu'il
-pouvait rassembler à Séville, aurait eu 25 mille hommes à lui opposer,
-tandis que le général Hill n'en avait pas la moitié. On aurait donc
-pu, en faisant des emprunts modérés aux armées du Nord, du Centre et
-d'Andalousie, assurer au maréchal Marmont un renfort de 30 mille
-hommes, qui aurait porté son armée à 70 mille, et lui aurait fourni le
-moyen d'accabler lord Wellington, et de le pousser bien près du
-précipice de l'Océan. Il est vrai qu'il eût fallu un général à ces 70
-mille hommes, et que Masséna, dénoncé à toute l'armée comme fatigué,
-usé, vieilli, n'était plus en Espagne. Mais enfin les 70 mille hommes
-y eussent été; le maréchal Marmont, d'ailleurs, n'était pas incapable
-de les conduire, et dans tous les cas Jourdan, le vainqueur de
-Fleurus, bien obéi, aurait avec de telles forces suffi aux
-circonstances. Du reste, lord Wellington, en présence d'un pareil
-rassemblement, se serait certainement retiré en Portugal, ce qui l'eût
-au moins annulé pour la campagne.
-
-[En marge: Joseph et le maréchal Jourdan se hâtent d'adresser au
-général Caffarelli et au maréchal Soult l'ordre de secourir l'armée de
-Portugal.]
-
-Les moyens existaient donc, et Jourdan et Joseph, il faut le
-reconnaître, ne négligèrent rien pour les mettre en usage. Une fois
-bien convaincus que lord Wellington allait marcher sur la
-Vieille-Castille, et par conséquent se porter sur l'armée de Portugal,
-ils écrivirent aux deux seuls généraux qui fussent en mesure de
-secourir cette armée, au général Caffarelli, successeur du général
-Dorsenne à l'armée du Nord, et au maréchal Soult, chef de l'armée
-d'Andalousie, avec lequel on venait enfin d'entrer en relation. Ils
-signalèrent à l'un et à l'autre le danger évident qui menaçait le
-maréchal Marmont, et enjoignirent au général Caffarelli de diriger un
-détachement d'une dizaine de mille hommes sur Salamanque, au maréchal
-Soult de renforcer considérablement le comte d'Erlon, de le rapprocher
-du Tage, de lui prescrire d'avoir sans cesse les yeux ouverts sur les
-mouvements du général Hill, et si celui-ci, par les routes intérieures
-que lord Wellington s'était ménagées, se dérobait, pour venir
-renforcer son général en chef vers la Vieille-Castille, de le suivre,
-de franchir le Tage au pont d'Almaraz, tandis qu'il le passerait
-probablement à celui d'Alcantara, et d'apporter au maréchal Marmont un
-renfort égal à celui que le général Hill apporterait à lord
-Wellington.
-
-Cet ordre malheureusement n'était pas le meilleur qu'il fût possible
-de donner, et si plus tard il n'eût été modifié, on aurait pu le
-considérer comme un service absolument nul pour l'armée de Portugal.
-Il était conçu en effet dans la supposition que le général Hill avait
-en avant de Badajoz des forces considérables, que ce général n'était
-là qu'en attendant, et qu'il serait rappelé vers Fuente-Guinaldo
-lorsque lord Wellington serait prêt à entrer en campagne. Or tout
-était faux dans cette supposition. Au lieu de 30 mille hommes le
-général Hill n'en avait pas 15 mille, parmi lesquels à peine une
-division anglaise. Il était là pour masquer en demeurant immobile les
-desseins de son chef, et pour occuper le maréchal Soult, pendant que
-lord Wellington, qui avait réuni sept divisions anglaises et plusieurs
-divisions portugaises à Fuente-Guinaldo, marcherait sur Salamanque. Le
-comte d'Erlon renforcé tant qu'on l'aurait voulu, mais à la condition
-de rester devant le général Hill qui ne devait pas changer de
-position, aurait laissé périr sans secours le maréchal Marmont. Du
-reste à la guerre c'est déjà quelque chose que d'entrevoir seulement
-les desseins de l'ennemi: les deviner complétement et sur-le-champ
-n'est que le propre des génies supérieurs. Or le maréchal Jourdan,
-esprit sûr, mais lent, avait besoin de temps pour s'éclairer.
-Transporté sur les lieux, il aurait sans doute bientôt discerné la
-vérité; mais malade, dégoûté, attaché à un roi qui, quoique brave,
-n'aimait pas à quitter Madrid, il était resté au palais, et, jugeant
-de loin, n'avait jugé qu'à peu près du véritable état des choses. Au
-surplus il fut bientôt détrompé, et pour le premier moment d'ailleurs,
-les ordres donnés étaient suffisants, car ils enjoignaient à chacun de
-ceux qui devaient concourir à la lutte prochaine de s'y préparer.
-Quant au maréchal Suchet, qui était trop éloigné et trop dépourvu de
-troupes pour envoyer des secours, on lui prescrivit de rendre à la
-cause commune un genre de service qui ne devait de sa part souffrir
-aucune difficulté, c'était de rapprocher davantage les forces du
-général Reille de la Navarre, pour qu'il fût plus facile à l'armée du
-Nord de fournir le détachement qu'on lui avait demandé, et de relever
-à Cuenca les troupes de l'armée du Centre, pour que celle-ci fût plus
-concentrée et plus disponible.
-
-[En marge: Accueil fait aux ordres de Joseph par le général
-Caffarelli.]
-
-On peut aisément se figurer comment furent accueillis les ordres de
-Joseph, donnés avec fermeté, mais sans cet accent dominateur qui
-n'appartenait qu'à Napoléon. Le général Caffarelli, qui commandait
-l'armée du Nord, était probe, dévoué, brave, comme tous les
-Caffarelli, mais doucement entêté, timide non pas de coeur mais
-d'esprit, et fort inférieur en intelligence à l'illustre officier à
-jambe de bois qui avait fait la fortune de cette famille distinguée.
-Sur les 46 mille hommes que comprenait son armée, elle en avait perdu
-près de dix mille par les divers détachements envoyés à l'armée de
-Russie; de plus les infatigables coureurs des provinces basques lui
-inspiraient de continuelles inquiétudes pour les postes de
-l'intérieur et pour ceux du littoral. Persistant comme le général
-Dorsenne à se croire indépendant du général en chef, il ne refusa pas
-précisément d'aider le maréchal Marmont, mais il ne dit ni quand, ni
-comment, ni en quel nombre, il viendrait au secours de ce maréchal, et
-ne fit que des promesses, dont avec quelque prévoyance on devait se
-défier, bien qu'elles fussent sincères.
-
-[En marge: Le maréchal Soult se refuse à exécuter les ordres venus de
-Madrid, par la raison que les Anglais menacent l'Andalousie et non pas
-la Vieille-Castille.]
-
-En Andalousie l'accueil aux ordres de Joseph fut encore moins
-satisfaisant. Le maréchal Soult, depuis qu'il était rassuré sur les
-conséquences de sa campagne d'Oporto, avait toujours espéré qu'il
-deviendrait le major général du roi Joseph. Masséna ayant échoué en
-Portugal, Marmont n'ayant pas la situation nécessaire pour un tel
-rôle, et Napoléon s'étant de sa personne enfoncé en Russie, le
-maréchal Soult avait cru que ses espérances allaient enfin se
-réaliser. Mais Napoléon peu satisfait des opérations de l'Andalousie,
-ne voulant pas d'ailleurs imposer à son frère un major général qui lui
-déplaisait, avait choisi le maréchal Jourdan, qui n'avait accepté la
-qualité de major général que par amitié pour le roi Joseph. Le
-mécontentement du maréchal Soult avait été extrême, et dans cette
-disposition on n'avait pas grande chance d'être écouté en lui
-demandant de secourir l'armée de Portugal, avec laquelle il n'avait
-cessé d'être en querelle. De plus il jugeait tout autrement que
-l'état-major de Madrid les projets de lord Wellington, et croyait
-qu'au lieu de songer à la Castille, celui-ci était exclusivement
-occupé de l'Andalousie. Il répondit par conséquent à Joseph, que
-l'armée de Portugal allait encore tout perdre, qu'elle et son général
-se trompaient, que lord Wellington ne se préparait point à marcher sur
-Salamanque et sur le maréchal Marmont, que c'était à l'Andalousie
-seule qu'il en voulait, que c'était donc à lui maréchal Soult qu'il
-fallait venir en aide, car le général Hill n'était que la tête de la
-grande armée britannique, prête à se porter tout entière sur Séville
-pour délivrer Cadix; que le langage tenu à Cadix par les journaux de
-l'insurrection ne permettait aucune incertitude à cet égard; que sans
-doute il fallait renforcer le comte d'Erlon, mais pour secourir
-l'armée d'Andalousie, et non pas celle de Portugal, qui n'était point
-menacée.
-
-C'était en vérité prêter à lord Wellington d'étranges pensées, que de
-lui supposer pour raison d'agir en Andalousie le désir de sauver
-Cadix, qui n'était pas en danger; c'était aussi s'en rapporter à de
-singuliers indices pour juger les projets de l'ennemi, que d'ajouter
-foi aux journaux de l'insurrection espagnole. Ce que l'ennemi eût le
-moins fait assurément, c'eût été de publier ses résolutions, et dès
-qu'il les annonçait ouvertement, il ne fallait pas s'y arrêter. Mais
-indépendamment de tous les renseignements qu'on avait pu recueillir,
-la vraie raison de ne pas croire à une tentative contre l'Andalousie,
-c'est que lord Wellington n'avait rien à y faire, tandis que par un
-seul succès en Castille il prenait toutes nos armées à revers. Le
-maréchal Soult ne fut point de cet avis; il resta persuadé que le
-général Hill avait 30 mille hommes, que lord Wellington allait lui en
-amener encore 40, et que c'était lui, lui seul, qu'il fallait
-secourir. Sa réponse fut conséquente avec ces idées.
-
-[En marge: Le maréchal Suchet fait ce qu'on lui demande.]
-
-Quant au maréchal Suchet, qui ne voulait point entrer en conflit avec
-l'autorité de Madrid, auquel du reste on ne demandait rien qui pût
-compromettre les provinces dont il était gouverneur, il fit ce qu'on
-désirait de lui. Il rapprocha une division italienne du général
-Reille, et fit remplacer à Cuenca les troupes de l'armée du centre,
-quoique ce fût pour lui un grave inconvénient de s'étendre aussi loin.
-
-[En marge: Nouveaux ordres plus précis au général Caffarelli et au
-maréchal Soult.]
-
-Cependant le danger devenait à chaque instant plus pressant et plus
-visible, et il était impossible de douter du point que lord Wellington
-allait attaquer. Joseph, toujours dirigé par le maréchal Jourdan,
-écrivit au général Caffarelli, que bien qu'il se prétendît indépendant
-de l'état-major de Madrid, il ne devait ni oublier ses devoirs
-militaires qui lui prescrivaient d'aller au secours d'un camarade en
-péril, ni ses instructions antérieures qui lui enjoignaient
-expressément de secourir l'armée de Portugal contre les Anglais; qu'en
-tout cas on lui en faisait un devoir formel, et qu'on lui donnait
-l'avis positif que lord Wellington marchait sur Salamanque et sur
-l'armée de Portugal. Quant à l'armée d'Andalousie, Joseph songea un
-moment à prendre une résolution qui aurait sauvé l'Espagne, et avec
-l'Espagne l'Empire peut-être. Il songea à ordonner l'évacuation de
-l'Andalousie, province dont l'occupation ne procurait pas de grands
-avantages, et qui absorbait 90 mille hommes, dont 60 mille
-combattants, suffisants pour accabler les Anglais. Afin d'être obéi
-dans une telle détermination, il aurait fallu destituer de son
-commandement le maréchal Soult, qui se serait peut-être refusé à
-l'évacuation, ou qui du moins l'aurait opérée trop tard pour être
-utile à l'armée de Portugal. Mais l'abandon d'une vaste province, un
-mouvement rétrograde très-prononcé, la destitution d'un maréchal
-illustre, étaient des résolutions que Joseph avait assez d'esprit pour
-concevoir, et pas assez de caractère pour exécuter. À défaut de ces
-résolutions, voici ce qu'il prescrivit. Le maréchal Soult faisait
-entrevoir sa démission, dès qu'on lui donnait des ordres qui lui
-déplaisaient. Joseph lui envoya un officier de confiance, militaire de
-beaucoup d'esprit, le colonel Desprez, avec mission de bien observer
-tout ce qui se passait à l'armée d'Andalousie, de montrer au maréchal
-son erreur relativement au projet des Anglais, de lui faire comprendre
-que c'était vers Salamanque et non vers Séville que marchait lord
-Wellington, de lui renouveler en conséquence l'ordre impératif de
-porter le général Drouet d'Erlon sur le Tage, sans attendre ce que
-ferait le général Hill, de lui déclarer en outre qu'à la moindre
-menace de démission cette démission serait immédiatement acceptée. En
-même temps il adressa au ministre de la guerre Clarke les dépêches les
-plus détaillées, pour lui signaler tous les dangers, nous dirions tous
-les ridicules, si le sujet n'avait été si grave, de cette situation
-d'un roi général en chef, désobéi de tous ses généraux, et ne pouvant
-les amener ni au nom du devoir, ni au nom de leur intérêt bien
-entendu, ni au nom enfin d'une autorité qu'ils méconnaissaient, à
-secourir celui d'entre eux qui était dans le péril le plus alarmant.
-
-[En marge: Premier service rendu par Joseph à Marmont, en remplaçant
-la division Foy au pont d'Almaraz.]
-
-En attendant l'effet de ces diverses démarches, Joseph envoya un
-premier secours au maréchal Marmont. Depuis que ce maréchal par ordre
-de l'Empereur avait quitté la vallée du Tage, pour aller s'établir
-dans la vallée du Douro, il avait laissé l'une de ses divisions, celle
-du général Foy, sur le Tage, au pont d'Almaraz. Le maréchal Marmont en
-avait agi ainsi parce qu'avec raison il attachait une grande
-importance à ce pont, et aux nombreux ouvrages dont il l'avait
-entouré. Nos forces actives destinées à s'opposer aux Anglais, étant
-par une disposition vicieuse divisées en deux parts, une en
-Andalousie, l'autre en Castille, on ne pouvait parer à cet
-inconvénient que par une grande facilité de communications, afin de
-courir promptement de l'une à l'autre, ainsi que le maréchal Marmont
-l'avait fait après la bataille perdue de l'Albuera. Le Tage étant le
-principal obstacle à franchir, le maréchal Marmont y avait construit
-un pont, des ouvrages fortifiés, et des magasins. Ce qui se passait
-devant nous était d'ailleurs une leçon frappante, dont il eût été
-impardonnable de ne pas profiter. On voyait en effet du côté des
-Anglais une seule armée, un seul général, se portant alternativement
-du nord au midi, ayant pour le faire une route large, bien entretenue,
-jalonnée de ponts et de magasins, sur laquelle les mouvements étaient
-aussi prompts que faciles.
-
-C'est par suite de cette leçon si instructive que le maréchal Marmont,
-en se reportant du Tage sur le Douro, n'avait pas voulu abandonner les
-ouvrages d'Almaraz, et y avait laissé la division Foy. Mais quoiqu'il
-eût tout disposé pour la ramener promptement à lui à travers le
-Guadarrama, le trajet qu'elle aurait à faire devait entraîner une
-perte de cinq ou six jours, perte fâcheuse si on était obligé à une
-concentration rapide par une subite apparition de l'ennemi, et il
-supplia Joseph de le décharger du soin de garder le pont d'Almaraz.
-Joseph se hâta de lui rendre ce service, bien qu'il en résultât une
-nouvelle dislocation de la faible armée du Centre, et il y envoya la
-division d'Armagnac.
-
-[En marge: Première opération des Anglais.]
-
-À peine y était-elle qu'une tentative téméraire et peu conforme au
-caractère de l'armée anglaise, signala les grands projets de lord
-Wellington pour cette campagne, et l'importance qu'il attachait à
-empêcher l'armée d'Andalousie d'aller au secours de l'armée de
-Portugal.
-
-[En marge: Ouvrages du pont d'Almaraz.]
-
-Le général Hill, par ordre de son chef, se jouant de la vigilance des
-troupes que le maréchal Soult tenait devant lui en Estrémadure, quitta
-son poste sans qu'on s'en aperçût, se porta sur le Tage avec une
-division, le remonta à la dérobée, et se présenta devant le pont
-d'Almaraz le 18 mai. Ce pont était situé au pied même des montagnes
-qui séparent la vallée du Tage de celle de la Guadiana (voir la carte
-nº 43), et, après l'avoir franchi, la grande route d'Estrémadure
-s'élevait, et traversait les montagnes au col de Mirabète. Le maréchal
-Marmont avait fait construire au sommet du col un ouvrage qui fermait
-la route carrossable, et qui par conséquent ne permettait pas à un
-ennemi venant de l'Estrémadure d'amener du canon. Il avait de plus
-rendu cet ouvrage assez fort pour exiger l'emploi de la grosse
-artillerie. Au pied de la hauteur, au bord du fleuve, il avait établi
-deux ouvrages moins considérables, formant têtes de pont sur la rive
-gauche et sur la rive droite. Un pont de bateaux, qui n'était pas
-toujours tendu, servait à franchir le fleuve.
-
-[En marge: Surprise de ces ouvrages par le général Hill.]
-
-Le général Hill, qui avait déjà surpris deux ans auparavant le général
-Girard dans les environs, à Arroyo del Molinos, et qui était coutumier
-de ce genre d'expéditions, étant arrivé presque sans être aperçu à
-portée de l'ouvrage de Mirabète, reconnut qu'il était trop fort pour
-essayer de le brusquer, et imagina de faire descendre par un chemin de
-traverse une colonne d'infanterie qui tâcherait d'enlever à l'escalade
-les têtes de pont, tandis que le reste des troupes anglaises feindrait
-d'attaquer Mirabète sur la hauteur. Ce plan hardi réussit
-parfaitement. Les deux ouvrages qui formaient têtes de pont sur les
-deux rives du fleuve, et que le maréchal Marmont avait moins
-fortifiés, pouvaient être enlevés à l'escalade. Les Anglais posèrent
-leurs échelles sur les escarpes à peine maçonnées, et pénétrèrent dans
-la tête de pont de la rive gauche. Les troupes qui la gardaient,
-espèce de ramassis de toutes nations, se laissèrent épouvanter malgré
-la belle conduite d'un officier piémontais, qui se fit tuer pour les
-rallier; elles s'enfuirent, tentèrent de se jeter dans quelques
-bateaux, et furent ou prises ou noyées. L'ouvrage de la rive gauche
-enlevé, celui de la rive droite se rendit immédiatement. Les Anglais
-saccagèrent ainsi ce petit établissement, détruisirent les ouvrages,
-brûlèrent les bateaux, et se retirèrent, très-fiers d'une expédition
-qui leur valait plus d'honneur que de profit, puisqu'ils n'avaient
-fait autre chose, après tout, que bouleverser temporairement les
-moyens de passage. En apprenant ce coup téméraire, le général Foy,
-qui était avec sa division en marche vers la Castille, rebroussa
-chemin, courut après les Anglais, sans réussir toutefois à les
-atteindre. On en fut quitte pour une affaire désagréable mais point
-irréparable, car pour un pont détruit le Tage ne devenait pas un
-obstacle invincible, et une armée qui remonterait à temps par la route
-d'Estrémadure devait toujours trouver le moyen de le franchir.
-
-Cet accident causa une vive émotion à Madrid, car il révélait la
-prochaine entrée de lord Wellington en campagne, et son intention de
-mettre les armées d'Andalousie et de Portugal dans l'impossibilité de
-communiquer entre elles. Cette indication aurait dû agir sur celle des
-deux qu'on appelait à secourir l'autre, et Joseph renouvela ses
-instances, mais en vain, comme on va le voir.
-
-[Date en marge: Juin 1812.]
-
-Le maréchal Soult avait reçu la visite du colonel Desprez, avait
-laissé apercevoir son extrême déplaisir de n'être pas major général de
-Joseph, n'avait point renouvelé une offre de démission, dont on ne lui
-cachait pas l'acceptation immédiate si elle était faite, et s'était
-obstiné à soutenir que le danger menaçait non pas la Castille, mais
-l'Andalousie. Il n'y avait pas moyen de redresser son opinion à cet
-égard, et le colonel Desprez y renonçant, le pressa de s'expliquer sur
-l'exécution des ordres relatifs au corps du comte d'Erlon. Le maréchal
-avait renforcé ce corps, ainsi que Joseph l'avait prescrit, mais quant
-aux instructions à lui donner, il avoua clairement qu'il ne
-consentirait pas à s'en dessaisir, et à l'envoyer en Castille au
-secours de l'armée de Portugal. À toutes les instances que lui fit le
-colonel Desprez, le maréchal répondit que si on lui ôtait une portion
-quelconque de ses forces il ne pourrait garder l'Andalousie, et qu'il
-n'obéirait qu'à un ordre, celui d'évacuer cette province.
-
-[En marge: Entrée en campagne de lord Wellington et sa marche sur
-Salamanque.]
-
-[En marge: Le général Caffarelli prépare un secours pour l'armée de
-Portugal.]
-
-[En marge: Ordre péremptoire envoyé par Joseph au maréchal Soult.]
-
-Ces allées et venues, ces résistances obstinées, faisaient perdre un
-temps précieux, pendant lequel lord Wellington se hâtait de marcher
-sur l'armée de Portugal. En effet, dans les premiers jours de juin, on
-apprit qu'il avait levé ses cantonnements, et qu'il était à la veille
-de franchir l'Aguéda pour se rendre dans la province de Salamanque par
-la route de Ciudad-Rodrigo. À cette nouvelle, le général Caffarelli
-que le défaut de présence d'esprit au milieu des embarras dont il
-était assailli, bien plus qu'une mauvaise volonté décidée, empêchait
-d'obéir, le général Caffarelli sans plus discuter l'autorité du roi,
-manda aux maréchaux Marmont et Jourdan qu'il allait marcher au secours
-de l'armée de Portugal avec un détachement de 10 mille hommes. Quant
-au maréchal Soult, Joseph lui expédia le véritable ordre qu'il aurait
-dû lui adresser dès le commencement, il lui prescrivit non plus de
-donner au comte d'Erlon l'instruction de suivre les mouvements du
-général Hill, mais de faire sur-le-champ un détachement de 10 mille
-hommes, de les acheminer sur le Tage, d'évacuer telle partie de
-territoire qu'il faudrait pour rendre possible l'accomplissement de
-cette mesure, et, enfin, s'il ne voulait pas obéir, de remettre
-immédiatement son commandement au comte d'Erlon.
-
-Confiant dans l'exécution d'un ordre aussi précis, dans les promesses
-du général Caffarelli, dans la possibilité qu'il avait lui-même
-d'envoyer quelques mille hommes au maréchal Marmont, comptant que par
-toutes ces dispositions il pourrait porter l'armée de Portugal à près
-de 70 mille hommes, il se rassura sur l'issue des événements qui se
-préparaient en Castille, il se rassura, parce que, tout en étant doué
-de bon sens, d'intelligence militaire et de courage, il n'avait pas
-cette ardeur dévorante, cette vigilance sans sommeil du véritable
-homme d'action, qui ne croit qu'à ce qu'il a vu, qui ne se repose que
-sur les promesses accomplies, et ne donne pas un ordre sans en suivre
-lui-même l'exécution, qualité que Napoléon possédait au plus haut
-degré, et à laquelle il devait en partie ses prodigieux succès.
-
-[En marge: État de l'armée anglaise au moment où elle entre en
-campagne.]
-
-Pendant que le temps le plus précieux se perdait de notre côté en
-tristes tiraillements, lord Wellington s'était mis en mouvement pour
-essayer d'une marche offensive en Castille, seule partie de l'Espagne
-où, par les raisons que nous avons données, il pût agir utilement. Il
-n'était pas lui-même, quoique commandant seul, et appartenant à la
-puissance la plus riche de l'Europe, entièrement satisfait de sa
-situation, surtout sous le l'apport matériel. La solde était
-fort arriérée dans son armée; l'argent ne lui arrivait que
-très-difficilement, parce qu'il fallait que son gouvernement convertît
-en espèces métalliques, avec une perte d'au moins 25 pour 100, la
-monnaie de papier circulant en Angleterre; de plus les Espagnols,
-quoique dévoués à sa cause, lui fournissaient bien gratis tous les
-renseignements qui pouvaient le servir, mais ne lui livraient leurs
-denrées que contre argent. Les muletiers, qui avec six mille mulets
-transportaient les vivres de l'armée anglaise, n'étaient pas payés
-depuis plusieurs mois, et se plaignaient vivement. Or, s'ils avaient
-refusé un seul jour leurs services, l'armée anglaise eût été perdue,
-car sans les vivres réunis tous les soirs aux bivouacs, sans le temps
-de les faire cuire, de les consommer, lord Wellington n'aurait
-bientôt plus conservé un soldat dans les rangs. Aussi ne cessait-il
-d'écrire à son gouvernement que si on lui donnait ces admirables
-soldats français, comme il les appelait, qui se passaient
-d'approvisionnements, couraient çà et là pour se procurer leur
-nourriture, revenaient ensuite au drapeau, faisaient leur soupe en
-hâte avec ce qu'ils avaient ramassé, et se battaient néanmoins s'ils
-n'avaient pas eu le temps de la faire, il pourrait soutenir la guerre
-sans argent; mais que si les soldats anglais étaient mis à une telle
-épreuve, si on les exposait à quitter le drapeau pour aller à la
-maraude, au bout de quelques jours il n'en reviendrait pas un. Il se
-plaignait donc lui aussi d'avoir ses peines et ses difficultés. Son
-armée, quoique excellente, n'était pas non plus telle qu'il l'aurait
-voulue. Il l'aurait désirée plus nombreuse, particulièrement en
-Espagnols. Ces derniers, qui auraient dû lui fournir trente ou
-quarante mille soldats, lui avaient à peine envoyé une division de dix
-mille hommes, mal disciplinés, mal commandés, et ne rendant aucun des
-services qu'on devait attendre de la bravoure et de la sobriété du
-soldat espagnol. Avec le dévouement des nations portugaise et
-espagnole, avec toute la puissance de l'Angleterre, après plusieurs
-campagnes heureuses, il était parvenu à réunir sur l'Aguéda, aux
-premiers jours de juin, les forces suivantes: sept divisions
-d'infanterie anglaise, présentant environ 35 à 36 mille hommes d'une
-solidité à l'épreuve (une huitième division était sous le général Hill
-en Estrémadure), cinq ou six mille hommes de cavalerie anglaise et
-allemande excellente, deux brigades d'infanterie portugaise, plus
-enfin une division espagnole sous le général don Carlos d'Espagne. Ces
-auxiliaires, difficiles à compter, surtout les Espagnols, à cause de
-leur organisation très-imparfaite, pouvaient monter à 14 ou 15 mille
-hommes. Ainsi l'armée de lord Wellington était d'environ 55 mille
-hommes. Les guérillas, très-propres au service de troupes légères,
-ajoutaient à son effectif une force impossible à évaluer, mais réelle.
-On voit qu'avec un peu d'entente entre nos généraux, avec nos braves
-soldats, avec 300 mille hommes d'effectif, donnant 230 mille
-combattants, il eût été facile en se concentrant à propos d'opposer
-une masse écrasante à cette poignée d'Anglais, solides et bien
-conduits sans doute, mais dont la force était tout entière dans la
-sagesse de leur chef, et dans la désunion de nos généraux.
-
-Lord Wellington le sentait si bien, que ce n'était qu'en tremblant (si
-ce mot peut être employé en parlant d'un tel homme) qu'il s'avançait
-en Castille. La conquête de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz étant
-accomplie, il fallait qu'il entreprît quelque chose; or, à
-entreprendre quelque chose, il ne pouvait essayer, comme nous l'avons
-montré, qu'une marche offensive en Castille. Sa ferme raison
-n'admettait sur ces points aucun doute; mais, en songeant qu'il allait
-se jeter sur les derrières des Français, entre les armées du Nord et
-de Portugal d'un côté, les armées du Centre et d'Andalousie de
-l'autre, qui seulement en envoyant chacune un détachement auraient pu
-l'accabler, il était saisi d'une véritable crainte, non pas de la
-crainte des âmes faibles, mais de la crainte des âmes fortes et
-éclairées, qui sans s'exagérer le danger, en apprécient pourtant la
-gravité. S'il se rassurait au point de marcher au-devant de tels
-périls, c'est d'abord qu'il était obligé de tenter quelque chose, sous
-peine de perdre l'occasion la plus favorable, celle de l'absence de
-Napoléon; c'est ensuite qu'il comptait sur les misérables
-tiraillements dont il s'était aperçu depuis longtemps, et qui
-jusqu'ici avaient empêché nos généraux de l'accabler par la réunion de
-leurs forces. Une seule fois il avait vu cette réunion s'opérer à
-temps, c'était l'année précédente, lorsque le maréchal Marmont était
-accouru en Estrémadure, et ce mouvement lui avait fait manquer
-Badajoz, après une perte de six mille hommes. Au contraire, dans les
-trois premiers mois de la présente année, cette concentration n'ayant
-pas eu lieu, il avait pu prendre Badajoz et Ciudad-Rodrigo. Cette fois
-encore, il se flattait d'avoir le même bonheur grâce aux mêmes causes.
-
-[En marge: Demandes de lord Wellington à son gouvernement avant
-d'entrer en campagne.]
-
-[En marge: Lord Wellington passe l'Aguéda.]
-
-Résolu à se porter en avant, il écrivit néanmoins à son gouvernement
-qu'il ne fallait pas se flatter d'obtenir de grands résultats, car il
-suffirait aux Français de se réunir contre lui pour qu'il fût
-promptement rejeté en Portugal. Il demanda donc expressément que
-l'armée anglo-sicilienne tentât une descente dans la province de
-Murcie, ou dans celle de Catalogne, pour empêcher l'armée d'Aragon de
-faire des détachements au profit de l'armée du Centre; il demanda aux
-flottes anglaises qui croisaient dans le golfe de Biscaye, et
-communiquaient avec les chefs de bandes, de simuler un débarquement
-pour empêcher le général Caffarelli d'aller au secours du maréchal
-Marmont. Ces précautions prises, il passa l'Aguéda dans les premiers
-jours de juin, et se dirigea sur Salamanque. Sachant, par des rapports
-exacts, dus au zèle des Espagnols, que le maréchal Marmont avait été
-obligé de disperser ses divisions pour les faire vivre, qu'aucun
-renfort ne lui était encore arrivé, il espérait trouver l'armée
-française disséminée, en tout cas forte au plus de 40 mille hommes, et
-probablement mal pourvue de matériel. Par ces divers motifs, il se
-flattait de lui faire au moins évacuer Salamanque, et de la repousser
-au delà du Douro, ce qui était un heureux commencement de campagne. Il
-se proposait ensuite d'agir selon les événements, qu'il avait assez de
-sang-froid pour attendre sans trouble, et assez de présence d'esprit
-pour saisir avec à propos.
-
-[En marge: Situation du maréchal Marmont au moment des premières
-hostilités.]
-
-Le maréchal Marmont, qui était sur ses gardes, quoique mal servi par
-ses espions, connut bientôt l'approche de l'armée anglaise, et se mit
-en mesure de n'être pas surpris. Ayant eu le temps de réunir quatre ou
-cinq divisions, grâce au retour de la division Foy, il put former un
-rassemblement respectable, et capable d'imposer à l'ennemi une extrême
-réserve. Si toute son armée n'était pas sous sa main en avant de
-Salamanque, c'est d'abord qu'il avait beaucoup de points à occuper, et
-qu'ensuite, pour vivre dans un pays ruiné, il avait été obligé de
-s'étendre sur un espace de plus de trente lieues. Du reste, ayant
-profité des leçons administratives de Napoléon, dont il avait été
-l'aide de camp, il avait employé l'hiver à soigner ses hommes, à
-réparer son matériel d'artillerie, à recomposer autant que possible
-ses attelages, et à mettre ses postes en bon état de défense. À défaut
-de grands magasins qu'il n'avait pas le moyen de créer, il avait formé
-auprès de chaque division un petit dépôt de biscuit qui lui permettait
-de manoeuvrer une quinzaine de jours sans être inquiet de la
-subsistance de ses soldats. Il avait disposé en citadelles trois
-couvents qui dominaient Salamanque et commandaient le passage de la
-Tormès. Il y avait placé une garnison d'un millier d'hommes, et il
-pouvait s'en éloigner sans crainte de voir l'ennemi s'y établir. La
-ligne du Douro, qui se trouvait en arrière de Salamanque, et qui avec
-son affluent l'Esla couvrait à la fois la Vieille-Castille et le
-royaume de Léon, était partout jalonnée de postes assez bien occupés.
-Toro, Zamora, Benavente, Astorga, promettaient une certaine
-résistance, et, en présence d'un adversaire circonspect, il était
-possible, en manoeuvrant sagement, de tenir la campagne quelque temps,
-sans être amené à une action décisive.
-
-[En marge: Le maréchal Marmont se retire d'abord à quelque distance de
-Salamanque.]
-
-Le maréchal Marmont, après les dispositions que nous venons
-d'énumérer, leva son camp de Salamanque, livra la ville à elle-même,
-et alla camper à quelque distance pour se ménager le loisir de
-rassembler ses divisions et d'observer les projets de l'ennemi. S'il
-ne se hâta pas de se réfugier derrière le Douro, c'est qu'il avait la
-Tormès pour se couvrir, et qu'il voulait rester en vue de Salamanque,
-afin de donner du coeur à la petite garnison laissée dans les trois
-couvents fortifiés.
-
-[En marge: Attaque de Salamanque.]
-
-Lord Wellington parut le 16 juin devant Salamanque. Reçu par les
-habitants avec une joie qui éclatait toujours après le départ des
-Français, et avant l'arrivée des Anglais, il consacra un jour ou deux
-à la réflexion, et au plaisir d'avoir ainsi acquis les honneurs de
-l'offensive, sans en courir les dangers. Les habitants lui demandaient
-de les délivrer des trois couvents fortifiés qui dominaient la ville,
-et qui pouvaient en rouvrir les portes aux Français. Ces couvents
-examinés de près, semblèrent exiger une attaque en règle. Lord
-Wellington résolut d'y employer dix ou quinze jours, et n'en fut pas
-fâché, car il n'était pas disposé à précipiter ses mouvements dans une
-contrée où chaque pas en avant pouvait être un pas fait vers un abîme.
-Il avait amené avec lui quelques pièces de grosse artillerie, assez
-mal approvisionnées. Il commença l'attaque des couvents avec ces
-moyens, et envoya chercher à Ciudad-Rodrigo le matériel qui lui
-manquait.
-
-Voici la position des trois couvents qu'il s'agissait de prendre. Le
-principal, le plus vaste, celui de Saint-Vincent, gros bâtiment carré,
-ressemblant à un fort, avait été crénelé, percé d'embrasures, et
-entouré de décombres qu'on avait disposés en glacis. D'un côté il
-dominait la Tormès, qui passe au pied de Salamanque, et de l'autre
-Salamanque elle-même. Les deux couvents de San-Gaetano et de la
-Merced, situés un peu au-dessous et vers la ville, fournissaient
-contre elle un second étage de feux, et en assuraient complétement la
-possession.
-
-Lord Wellington ouvrit la tranchée devant le couvent de Saint-Vincent
-par le dehors de la ville. Quant aux couvents de la Merced et de
-San-Gaetano, il voulut les brusquer, et en ordonna l'assaut. Mais les
-troupes qui gardaient ces deux postes, secondées par le feu dominant
-de Saint-Vincent, repoussèrent bravement les Anglais, et leur tuèrent
-plusieurs centaines d'hommes. Lord Wellington prit alors le parti
-d'attendre le gros matériel qui devait venir de Ciudad-Rodrigo. La vue
-de l'armée française, réunie à quelques lieues de là, dans une bonne
-position, soutenait le courage de nos petites garnisons, et
-prolongeait leur résistance.
-
-[Date en marge: Juillet 1812.]
-
-[En marge: Occupation de Salamanque par les Anglais.]
-
-Enfin, les 26 et 27 juin, la grosse artillerie étant arrivée au camp
-des Anglais, lord Wellington fit battre en brèche. Les trois couvents
-se défendirent vaillamment, et dirigèrent un feu violent contre
-l'ennemi. Mais le principal, celui de Saint-Vincent, ayant été mis en
-flammes par des obus, il devint impossible de s'y maintenir plus
-longtemps, et, le 28, il fallut remettre ces citadelles improvisées,
-au moyen desquelles on avait cru pouvoir conserver Salamanque, ou
-s'assurer du moins le moyen d'y rentrer. Nous y perdîmes un millier
-d'hommes hors de combat ou prisonniers; mais les Anglais en perdirent
-un nombre au moins égal, et nous avions gagné douze jours, retard
-précieux pour nous, et dès lors fâcheux pour nos adversaires. Il faut
-sans doute y regarder avant de disséminer ses forces dans de petites
-garnisons destinées à se rendre l'une après l'autre, mais, quand elles
-coûtent autant de monde à l'ennemi, et vous font gagner autant de
-temps, il n'y a pas de regrets à concevoir.
-
-[En marge: Retraite du maréchal Marmont derrière le Douro.]
-
-[En marge: Lord Wellington le suit.]
-
-Jusqu'ici les opérations du maréchal Marmont étaient tout ce qu'elles
-pouvaient être; mais Salamanque pris, il n'était pas sage à lui de se
-tenir si près de l'armée anglaise, et il passa le Douro à Tordesillas,
-décidé à lui bien disputer cette ligne. Du reste la circonspection des
-Anglais ne faisait pas craindre de leur part une offensive très-vive.
-Lord Wellington suivit l'armée de Portugal, et vint border le cours du
-Douro, qui dans cette saison n'était pas très-volumineux, mais n'était
-cependant pas guéable, excepté dans un petit nombre d'endroits. Ce
-fleuve, comme nous l'avons dit, était pourvu de bons postes, tels que
-Tordesillas, Toro, Zamora, et même Benavente et Astorga, en
-considérant l'Esla et l'Orbigo comme un prolongement de la ligne du
-Douro. Astorga notamment, outre de bons ouvrages qui avaient déjà
-résisté, tantôt aux Français, tantôt aux Espagnols, contenait une
-excellente garnison de 1500 hommes bien résolus à se défendre, et
-devait, en donnant un fort appui à notre droite, gêner beaucoup la
-gauche des Anglais. Lord Wellington, arrivé le 1er juillet sur le
-Douro, s'y arrêta pour laisser à l'armée espagnole de Galice le temps
-d'enlever Astorga. C'étaient, selon lui, quinze ou vingt jours encore
-d'employés utilement, sans s'engager trop vite dans cette hardie
-campagne entreprise sur les derrières des Français; mais c'était, on
-doit le reconnaître, leur laisser aussi le temps de se réunir pour
-l'accabler. Il fallait en effet qu'ils fussent aveuglés par d'étranges
-passions, pour ne pas employer ce délai à rassembler soixante-dix
-mille hommes contre l'armée anglaise. Aussi, en se tenant le long du
-Douro, lord Wellington ne cessait-il d'adresser les plus vives
-instances, d'un côté à l'armée anglo-sicilienne, pour qu'elle donnât
-une forte occupation au maréchal Suchet, et de l'autre aux forces
-navales anglaises croisant dans le golfe de Biscaye, pour qu'elles
-fissent craindre au général Caffarelli un gros débarquement sur les
-côtes des Asturies.
-
-[En marge: Force de l'armée de Portugal depuis la réunion des huit
-divisions qui la composent.]
-
-Dans cet intervalle le maréchal Marmont, établi derrière le Douro,
-s'était occupé à concentrer les huit divisions dont était formée
-l'armée de Portugal. Après avoir recouvré la première de ces huit
-divisions, celle du général Foy, il lui restait à recouvrer la
-huitième, celle du général Bonnet, composée de troupes bonnes et
-nombreuses, supérieurement commandée, et confinée sur le revers des
-Asturies pour y batailler contre les Anglais et contre les bandes de
-Porlier. Les Asturies valaient assurément la peine d'être conservées,
-ainsi que l'avait prescrit Napoléon en partant pour la Russie, mais
-elles n'étaient rien auprès de l'objet qui préoccupait en ce moment le
-maréchal Marmont. Aussi n'avait-il pas hésité à dépêcher à la huitième
-division l'ordre d'évacuer les Asturies, et cet ordre avait trouvé le
-général Bonnet en route, car cet officier non moins intelligent
-qu'intrépide, comprenant ce que tant d'autres plus élevés en grade ne
-comprenaient point, avait jugé que tout intérêt devenait accessoire
-devant la nécessité de repousser les Anglais. En défalquant tout ce
-qu'on perd ou laisse en arrière à la suite d'une retraite rapide, le
-général Bonnet amenait 6 mille hommes, excellents par leur valeur
-propre, excellents par sa présence à leur tête. Cette adjonction
-inspira beaucoup de confiance au maréchal Marmont. Elle portait à 36
-ou 37 mille hommes son infanterie. Ce qui lui manquait c'était la
-cavalerie, car elle s'était épuisée à courir les routes pour les
-purger des guérillas. Pressé de la remonter, le maréchal Marmont avait
-fait enlever tout ce qu'il y avait de chevaux de selle dans la
-contrée, et il avait ainsi ramassé un millier de bons chevaux, ce qui
-avait porté à 3 mille cavaliers bien montés et vigoureux le total de
-sa cavalerie. Avec son artillerie, bien servie et composée d'une
-centaine de bouches à feu, il avait environ 42 mille soldats, qui,
-renforcés seulement par dix mille hommes, seraient devenus
-très-supérieurs aux Anglais, et tels quels pouvaient leur tenir tête,
-s'ils étaient conduits avec un peu de sagesse et de bonheur.
-
-[En marge: Le maréchal Marmont; son esprit et son caractère.]
-
-Sans doute ils n'étaient pas mal commandés par le maréchal Marmont,
-mais ils ne l'étaient pas sûrement. Ce maréchal, ayant de l'esprit, de
-l'instruction, de la bravoure, et le talent de bien tenir ses troupes,
-possédait quelques qualités du général en chef, mais était loin de les
-réunir toutes. Quoique dissipé dans ses goûts, il pensait fort à ce
-qu'il avait à faire, combinait beaucoup, trop peut-être, car dans
-l'action la justesse des idées vaut mieux que l'abondance.
-L'abondance des idées en effet sans un jugement ferme et prompt,
-éblouit au lieu d'éclairer. De plus ce maréchal ne passait pas pour
-heureux. Le bonheur, qualité indéfinissable, est-il une vaine
-superstition des hommes, ou bien une réalité? Est-ce une faveur du
-sort capricieux, donnant à l'un pour les refuser à l'autre, ces
-circonstances de froid, de chaud, de pluie, de soleil, d'arrivées
-imprévues, qui font souvent réussir des combinaisons médiocres, ou
-échouer des combinaisons habiles? Ou bien n'est-ce pas plutôt un
-ensemble bien proportionné de qualités, qui, même sans des facultés
-supérieures, inspire ces déterminations simples et fortes qui sauvent
-les armées et les empires? Quoi qu'il en puisse être, le maréchal
-Marmont dans sa carrière n'a point passé pour heureux, et, chose
-singulière, il était confiant, soit que le courage suppléât en lui à
-la fortune, soit qu'il ignorât sa destinée, qui alors ne s'était pas
-révélée tout entière. Tel était le général de l'armée française en ce
-moment, et si on avait pu pénétrer l'avenir, on aurait dû être
-profondément inquiet en le voyant devant un général calme, solide,
-d'une prudence consommée, et dont le bonheur, soit caprice du sort,
-soit talent, ne s'était jamais démenti.
-
-[En marge: Toutes les nouvelles que reçoit le maréchal Marmont le
-disposent à ne plus espérer aucun secours.]
-
-Le maréchal Marmont, abrité derrière le Douro, devait-il y rester
-immobile? Sans doute il eût mieux fait d'attendre l'initiative de son
-adversaire, de lui disputer le passage du Douro tant qu'il pourrait,
-puis de se replier méthodiquement sur l'armée du Nord, qui aurait bien
-fini, de gré ou de force, quand elle aurait vu l'ennemi chez elle, par
-se joindre à lui. Mais il était jeune, plein de vanité, ignorait les
-vues du sort, avait une armée d'une bravoure éprouvée, sur laquelle
-les Anglais n'avaient pris aucun ascendant, qui reculait à
-contre-coeur, et il venait de recevoir des nouvelles qui réduisaient à
-rien ses espérances de secours. D'un côté le général Caffarelli, après
-lui avoir annoncé un renfort de dix mille hommes, lui mandait
-maintenant l'apparition des flottes anglaises entre Saint-Ander et
-Saint-Sébastien, la probabilité d'un prochain débarquement, et en
-définitive ne lui parlait plus du renfort promis. Or si on doit
-espérer avec réserve de celui qui promet, à plus forte raison ne
-doit-on rien espérer de celui qui ne promet pas, ou qui après avoir
-promis ne promet plus. Au même instant Joseph, lui écrivant à la date
-du 30 juin une lettre qui arriva le 12 juillet au quartier général de
-l'armée de Portugal, lui faisait part de ses efforts pour amener les
-armées du Nord et de l'Andalousie à le secourir, sans lui dissimuler
-le peu de chance qu'il avait d'y réussir. Pour comble de disgrâce,
-Joseph, soit qu'il ne fût pas prêt, soit qu'il n'en crût pas le moment
-venu, ne lui disait pas s'il pourrait se priver en sa faveur d'un
-détachement de l'armée du centre. Le maréchal Marmont devait donc se
-considérer comme tout à fait abandonné. Certes si ce maréchal avait
-cru pouvoir compter sur dix à douze mille hommes de l'armée du centre,
-il aurait incontestablement attendu ce secours avant de rien
-entreprendre, car on aime mieux partager l'honneur d'une victoire, que
-de s'exposer à porter seul le poids non partagé d'une défaite. Quant à
-l'armée d'Andalousie, qui aurait pu venir à son aide, et qui l'aurait
-dû, ne fût-ce qu'à titre de reconnaissance, il n'en attendait
-absolument rien, et les dernières lettres de Joseph ne faisaient que
-compléter une conviction qui était formée chez lui depuis longtemps.
-Les faits ultérieurs prouvent qu'il ne se trompait point.
-
-[En marge: Réduit à ses propres forces, et craignant la reddition
-d'Astorga, le maréchal Marmont songe à éloigner lord Wellington par
-des manoeuvres, sans aucune pensée de livrer bataille.]
-
-Réduit à ses seules forces, comparant son armée avec celle de lord
-Wellington, qui n'était pas supérieure en nombre en ne voulant tenir
-compte que des Anglais, se rappelant que les batailles gagnées par
-ceux-ci ne l'avaient été que parce qu'on avait eu le tort de les
-attaquer dans des positions où leur manière de combattre les rendait
-invincibles, il pensa qu'avec des troupes fortement aguerries, il
-pourrait manoeuvrer autour d'eux sans se compromettre, leur faire
-abandonner la ligne du Douro, et les ramener à la frontière du
-Portugal sans livrer bataille; que peut-être même, tandis qu'on
-chercherait à se placer sur leur ligne de communication afin de les
-contraindre à rétrograder, on pourrait occuper l'une de ces positions
-défensives, où les avantages qu'on leur avait toujours laissés
-seraient cette fois de notre côté. Les Français, qui escaladaient si
-bien des positions presque inabordables, comme celles de Talavera et
-de Busaco, seraient bien autrement redoutables, si au lieu d'avoir à
-les emporter ils n'avaient qu'à les défendre, et les Anglais bien
-moins heureux, si au lieu d'avoir à défendre ces positions, ils
-avaient à les attaquer. Cette fois on serait presque sûr de la
-victoire. Il n'y avait donc pas de témérité à vouloir manoeuvrer
-autour des Anglais, et le cas d'une bonne position défensive se
-rencontrant, de songer à leur disputer le terrain. À toutes ces
-raisons d'agir s'en ajoutait une dernière d'un grand poids. Les
-Espagnols de l'armée de Galice assiégeaient Astorga, qui n'avait pas
-pour plus de quinze jours de vivres. Pouvait-on s'éloigner de l'armée
-anglaise pour aller ravitailler cette place? Et si on ne le pouvait
-pas sans danger, n'allait-on pas être tourné sur sa droite par la
-perte d'Astorga, et condamné dès lors à une retraite indéfinie?
-
-[En marge: Le maréchal Marmont repasse le Douro, et oblige lord
-Wellington à rétrograder sur Salamanque.]
-
-Telles furent les idées avec lesquelles le maréchal Marmont sortit de
-l'asile qu'il avait trouvé derrière le Douro. Il essaya d'abord de
-repasser ce fleuve en présence de l'armée anglaise, et le fit avec
-assez d'art et de bonheur. Les bords du Douro étaient conformés de
-telle manière qu'on découvrait d'une rive à l'autre tous les
-mouvements des deux armées. Le maréchal Marmont affecta de faire
-descendre par sa droite des colonnes de troupes vers Toro, et tandis
-qu'il donnait à cette démonstration la plus grande vraisemblance
-possible, il préparait sur sa gauche aux environs de Tordesillas les
-moyens de franchir réellement le Douro sur plusieurs ponts de
-chevalets. Dans la nuit du 16 au 17 juillet en effet, tandis que sa
-droite prolongée simulait un projet de passage vers Toro, sa gauche en
-opérait un véritable au-dessus de Tordesillas, et son centre suivant
-sa gauche venait passer après elle. Le lendemain, profitant de la
-surprise et de la confusion des Anglais, il ramenait sa droite à lui,
-et se trouvait avec ses quarante-deux mille hommes, parfaitement
-intacts, confiants, pourvus de vivres, au delà du Douro, avec toute
-l'apparence d'intentions inquiétantes pour l'armée britannique.
-
-Lord Wellington n'avait pas plus que le maréchal Marmont le désir de
-livrer bataille, mais il était bien résolu à ne pas se laisser couper
-de Ciudad-Rodrigo, où il avait ses vivres, ses munitions de guerre, et
-une bonne porte pour rentrer en Portugal. Il s'empressa donc de lever
-son camp et de rétrograder vers Salamanque par le chemin qu'il avait
-déjà suivi. Le maréchal Marmont avait par conséquent réussi dans le
-projet de le ramener en arrière.
-
-En se reportant vers Salamanque on rencontrait divers affluents du
-Douro, la Guarena d'abord, et ensuite la Tormès, sur laquelle
-Salamanque est assise. C'étaient autant d'échelons à disputer en se
-retirant. Lord Wellington se replia de l'un sur l'autre avec prudence
-et lenteur. Au bord de la Guarena, le général Clausel, jeune
-lieutenant général qui annonçait déjà les plus grands talents
-militaires, se hâta trop de la franchir, et s'exposa à être ramené.
-Mais ce fut une perte sans importance, et le 19 au soir on coucha le
-long de cette petite rivière, bravant le canon les uns des autres pour
-venir se désaltérer dans ses eaux, car la chaleur était étouffante.
-
-[En marge: Heureuses manoeuvres de l'armée française en présence de
-l'armée anglaise.]
-
-Dans la nuit le maréchal Marmont remontant la Guarena par sa gauche,
-la franchit à un point où elle n'était plus qu'un torrent
-insignifiant, et se trouva tout à coup en présence des Anglais,
-surpris de n'être séparés de nous par aucun obstacle. Aussi ne
-tardèrent-ils pas à battre en retraite. Ils marchaient d'un bon pas,
-avec aplomb, leurs masses bien serrées, couverts par de la cavalerie
-et de l'artillerie légères, le long d'un plateau assez étendu. Notre
-armée se tenait à leur hauteur, s'avançant sur un plateau parallèle à
-celui qu'ils occupaient, montrant autant d'aplomb, beaucoup plus
-d'aisance, et une confiance dont le général en chef se laissait
-lui-même enivrer. L'artillerie légère longeant au galop le bord du
-plateau sur lequel nous cheminions, s'arrêtait de temps en temps pour
-canonner les Anglais, puis se remettait en mouvement pour les suivre.
-Les deux positions se rejoignaient à un village, où on était
-naturellement tenté de se devancer. Nos troupes y arrivèrent les
-premières, en chassèrent quelques coureurs, et eurent le plaisir d'y
-canonner l'armée ennemie, défilant sous notre feu, et à bonne portée.
-Nous ne perdîmes personne et tuâmes quelques Anglais. Depuis le
-passage du Douro, nous avions ramassé un millier d'hommes, tant
-blessés que traînards. Le 20 au soir les Anglais repassèrent la
-Tormès, et nous couchâmes sur ses bords.
-
-[En marge: Arrivée des deux armées devant la célèbre position des
-Arapiles.]
-
-Le 21 nous franchîmes cette rivière à une lieue et demie au-dessus de
-Salamanque, et vînmes prendre position en face des hauteurs dites des
-Arapiles, sur lesquelles les Anglais s'étaient établis, et où il
-n'était pas facile de les aborder. Le maréchal Marmont était sans
-doute un peu trop enorgueilli de ses premiers avantages, et des
-marches qu'il avait exécutées en présence de lord Wellington;
-toutefois il était résolu à ne pas commettre d'imprudence, et à ne pas
-renouveler les fautes de ses prédécesseurs, en allant mal à propos
-attaquer les Anglais dans des lieux où il n'y avait aucune chance de
-les vaincre. Il campa en face d'eux, après avoir occupé de son côté
-une position assez avantageuse, séparée par un vallon de celle de
-l'ennemi, et s'appuyant à droite au village de Calvarossa de Ariba, à
-gauche à des bois dont il avait eu soin de s'emparer. Il n'avait donc
-rien à craindre, et s'endormit tranquillement avec ses soldats, sans
-autre projet que de continuer un système de manoeuvres qui lui avait
-jusqu'à ce jour parfaitement réussi.
-
-[En marge: À la vue de la position prise par l'armée anglaise, le
-maréchal Marmont, sans songer à combattre, veut seulement faire un
-léger mouvement par sa gauche, pour menacer les communications de
-l'ennemi avec Ciudad-Rodrigo.]
-
-Le lendemain matin, 22 juillet, le maréchal Marmont monta de bonne
-heure à cheval pour juger des desseins de l'ennemi, et y conformer les
-siens. Tout était en repos des deux côtés, et rien n'annonçait un
-projet de la part de lord Wellington, si ce n'est peut-être celui de
-rectifier sa position, et de se relier un peu plus étroitement à
-Salamanque et à la route de Ciudad-Rodrigo. Une sorte de vallon peu
-profond, et assez large, allant aboutir à la Tormès près de
-Salamanque, nous séparait des Anglais, et rendait la position des deux
-armées également sûre. Le village de Calvarossa de Ariba, occupé par
-la division Foy, servait de pivot à notre droite. Notre centre et
-notre gauche s'appuyaient à des bois. On pouvait ainsi attendre de
-part et d'autre, sans se faire aucun mal, chacun des deux adversaires
-ne voulant combattre qu'à coup sûr. Toutefois le maréchal Marmont,
-confiant en fait de manoeuvres dans le savoir de son armée et le sien,
-imagina un mouvement par sa gauche, qui avait pour but de déborder un
-peu la droite des Anglais, de menacer par conséquent leurs
-communications avec Ciudad-Rodrigo, et lorsqu'ils décamperaient, soit
-pour se rapprocher de Salamanque, soit pour regagner la route de
-Ciudad-Rodrigo, d'attaquer leur arrière-garde et de leur en prendre
-une portion. C'était faisable, mais beaucoup trop ambitieux, et avec
-les dispositions de lord Wellington, qu'il était facile de conjecturer
-sans les connaître, et qui étaient de regagner Ciudad-Rodrigo le plus
-tôt possible, il aurait mieux valu _lui faire un pont d'or_, que de
-risquer des mouvements qui pouvaient sans qu'on le voulût engager une
-bataille.
-
-[En marge: Manoeuvre de l'armée française.]
-
-Du reste, avec beaucoup de prudence dans l'exécution, il était
-possible d'opérer ces mouvements sans de trop fâcheuses conséquences.
-Laissant donc sa droite sous le général Foy au village de Calvarossa
-de Ariba, et, pour la rendre plus forte encore, y ajoutant la division
-du général Ferey, le maréchal Marmont fit défiler derrière cet appui
-son centre et sa gauche, le long des bois auxquels il était adossé, et
-en suivant toujours le bord des hauteurs qu'il avait occupées. Entre
-les Anglais et nous, vers notre droite, s'élevaient deux mamelons
-tristement célèbres, et appelés les Arapiles. De ces deux Arapiles, le
-plus rapproché de nous était en même temps le plus élevé, et de son
-sommet on pouvait canonner avec avantage le petit Arapile, dont les
-Anglais avaient pris possession. On crut donc utile d'enlever le grand
-Arapile comme appartenant à notre position, et comme devant consolider
-l'établissement de notre droite. La brave division Bonnet, chargée de
-cette opération, en chassa sans beaucoup de peine quelques troupes
-légères ennemies qui s'y trouvaient, et y établit une forte batterie.
-C'était une sorte de pivot parfaitement solide, autour duquel on se
-mit à tourner pour opérer la manoeuvre projetée. En effet, le
-maréchal Marmont porta le reste de ses divisions en avant, la gauche
-en tête, défilant en face des Anglais, et laissant toujours entre eux
-et nous le vallon qui nous séparait. La division Thomières, formant
-son extrême gauche, s'avança un peu en flèche pour menacer la droite
-des Anglais; les divisions Sarrut et Maucune se placèrent au centre,
-la division Clausel en réserve, la division Brenier en arrière vers
-les bagages et le parc d'artillerie. Ces mouvements s'exécutèrent avec
-ordre, assez loin de l'ennemi, excepté celui qui nous mit en
-possession du grand Arapile, et semblèrent, du moins pour le moment,
-ne devoir entraîner aucune suite sérieuse.
-
-[En marge: Lord Wellington ordonne une manoeuvre semblable, afin de
-garantir ses communications.]
-
-Pendant que le maréchal Marmont agissait de la sorte, lord Wellington,
-qui assistait à cette manoeuvre, dirigée évidemment contre ses
-communications, prit sur-le-champ son parti, et ordonna une manoeuvre
-exactement semblable, de manière à avancer sa droite autant que nous
-avancions notre gauche, et à être toujours en mesure de décamper quand
-il le voudrait, sans nous trouver sur son chemin. En conséquence,
-laissant sa gauche immobile devant notre droite immobile aussi, et lui
-donnant une grande force, puisqu'il la composa de la division légère
-sous le général Charles Alton, de la première division sous le général
-Campbell, et d'une grosse masse de cavalerie, il porta son centre
-vis-à-vis du nôtre, entre le petit Arapile et le village dit des
-Arapiles, toujours sur le bord des hauteurs opposées à celles que nous
-occupions. Ce centre était formé de quatre divisions anglaises,
-c'est-à-dire de plus de vingt mille hommes, d'une excellente
-infanterie. En première ligne, et ayant la gauche au petit Arapile,
-étaient la 4e division sous le général Cole, la 5e sous le général
-Leith; en seconde ligne, la 6e sous le général Clinton, la 7e sous le
-général Hope. Lord Wellington porta sa droite au village de
-Las-Torrès, en face de notre gauche, et la composa de la brigade
-portugaise Bradford, de la division espagnole don Carlos. Il y ajouta
-la 3e division anglaise, autrefois Picton, retirée des bords de la
-Tormès, et en outre tout le reste de ses troupes à cheval, parce que
-de ce côté le terrain s'abaissant rapidement, était tout à fait propre
-aux manoeuvres de la cavalerie.
-
-[En marge: Pendant ces divers mouvements la division Maucune engage la
-bataille.]
-
-Par ces mesures le général anglais avait suffisamment paré aux
-dispositions de son adversaire, sans toutefois engager une bataille
-dont il persistait à ne pas vouloir. Il était midi; toute la journée
-se serait passée en manoeuvres semblables, sans grandes pertes de part
-ni d'autre, et certainement vers la nuit lord Wellington aurait battu
-en retraite pour regagner Ciudad-Rodrigo, nous rendant Salamanque sans
-combat, lorsque le maréchal Marmont par une fatale impatience non pas
-de combattre mais de manoeuvrer, voulut enlever l'arrière-garde de son
-adversaire, qu'il croyait prêt à décamper. En conséquence il porta
-plus en avant encore sa gauche, composée, comme nous l'avons dit, de
-la division Thomières, et si en avant, qu'elle commença à descendre
-des hauteurs devant la 3e division anglaise, qui était destinée, avec
-une grande masse de cavalerie, à lui barrer le chemin. Il porta son
-centre, composé des divisions Maucune et Sarrut, plus près encore du
-bord du vallon qui nous séparait des Anglais, fit appuyer ces deux
-divisions par le général Clausel, rapprocha la division Brenier, sans
-prescrire à aucune d'aborder les Anglais, car, ainsi que nous venons
-de le dire, il n'avait d'autre intention que d'entamer leur
-arrière-garde lorsqu'ils se retireraient. Mais pour exécuter de tels
-mouvements si près de l'ennemi, il faut avoir à la fois une dextérité
-et une autorité qui assurent l'exécution précise de ce qu'on ordonne.
-Malheureusement le maréchal Marmont ne possédait pas ces deux
-avantages à un degré suffisant pour se montrer aussi hardi devant un
-adversaire tel que lord Wellington. Le général Maucune, commandant la
-division du centre qui était le plus en avant à gauche, était un
-officier d'une bravoure éprouvée et d'une extrême audace sur le champ
-de bataille. Croyant les Anglais en pleine retraite, il imagina que le
-moment était venu de se jeter sur eux. En conséquence il fit demander
-l'ordre d'attaquer, ne l'attendit pas, poussa devant lui les
-tirailleurs ennemis, les replia, descendit dans l'intervalle qui
-séparait les deux armées, et s'engagea contre les divisions anglaises
-du centre, les divisions Cole et Leith. À cet aspect, lord Wellington
-qui voulait bien se retirer, mais non pas fuir, accepta la bataille
-qu'on semblait lui présenter, et fit donner à son centre l'ordre de
-recevoir et de repousser l'attaque du nôtre.
-
-Tandis que le général Maucune commettait cette témérité, le général
-Thomières à gauche, continuant à s'avancer en pointe, descendait aussi
-en plaine sans être appuyé, et s'exposait à rencontrer de front la
-division d'infanterie Picton, et sur ses flancs une épaisse nuée de
-cavalerie. On se mêla ainsi de toutes parts, et on fut aux prises sur
-le front entier des deux armées, sans qu'aucun des deux généraux en
-chef l'eût voulu.
-
-Par malheur la division du général Clausel, nombreuse et
-supérieurement commandée, était encore en arrière, et point en mesure
-de fournir l'appui dont nos divisions imprudemment engagées auraient
-eu besoin.
-
-[En marge: Le maréchal Marmont voulant arrêter la division Maucune,
-reçoit une blessure grave, et est obligé de céder le commandement au
-général Bonnet.]
-
-[En marge: Bataille de Salamanque.]
-
-[En marge: L'armée française est contrainte d'abandonner le champ de
-bataille.]
-
-Le maréchal Marmont, qui du grand Arapile où il était resté pour
-diriger ces divers mouvements, apercevait avec sa lunette les fautes
-commises, remonta précipitamment à cheval pour aller lui-même contenir
-l'impatience de ses lieutenants. Mais à peine était-il en selle qu'il
-reçut un obus qui lui fracassa un bras et lui ouvrit le flanc. Certes
-on pouvait bien ici croire à la fortune, et surtout à la fortune
-contraire! Le malheureux maréchal tomba noyé dans son sang, et n'eut
-que le temps de désigner le général Bonnet, le plus ancien de ses
-divisionnaires, pour le remplacer dans le commandement. Sa blessure
-était si grave, qu'on ne savait pas si elle ne serait pas
-prochainement mortelle. Pendant qu'on allait chercher le général
-Bonnet à droite, vers les Arapiles, la bataille partout commencée se
-continua avec fureur sans général en chef de notre côté. Le général
-Maucune poussa vivement les Anglais, et les accula au village des
-Arapiles; le général Sarrut le soutint. Mais ils avaient en tête
-quatre divisions ennemies, qui, outre qu'elles étaient quatre contre
-deux, étaient individuellement plus fortes que les nôtres. Après un
-premier succès, le général Maucune criblé par les redoutables feux des
-Anglais se vit obligé de plier. Mais le général Clausel arriva, prit
-la place de la division Maucune, et ramena les Anglais. Le maréchal
-Beresford, présent sur cette partie du champ de bataille, prescrivit
-alors à sa seconde ligne de se former en potence sur la première, de
-manière à prendre en flanc la division Clausel. En même temps lord
-Wellington fit vers sa gauche attaquer le grand Arapile par les
-Portugais du général Pakenham, et vers sa droite il jeta sur la
-division Thomières, descendue fort imprudemment dans la plaine, outre
-l'infanterie de la division Picton, toute la masse de sa cavalerie.
-Malgré ces efforts redoublés de l'ennemi, notre armée se maintint et
-conserva son terrain. La division Bonnet, quoique privée de son
-général, qui était accouru vers le centre pour prendre le
-commandement, arrêta court les Portugais du général Pakenham. Le 120e
-régiment leur tua 800 hommes, et resta maître du grand Arapile. Le
-général Clausel soutint avec vigueur l'attaque de front de la division
-Clinton, mais souffrit cruellement des feux de flanc de la division
-Leith. On combattait de si près, que de toute part les généraux furent
-blessés. De notre côté, le général Bonnet fut atteint gravement; le
-général Clausel le fut aussi. Du côté des Anglais, le maréchal
-Beresford, les généraux Cole, Leith, reçurent des blessures plus ou
-moins dangereuses. À notre gauche, et à la droite des Anglais, le
-combat n'était pas moins violent. La division Thomières fut assaillie
-au milieu de la plaine par la cavalerie ennemie, perdit son chef, tué
-sur le champ de bataille, et se replia en désordre. La division
-Brenier courut à son secours, mais elle fut entraînée par le mouvement
-rétrograde, et le brave 22e, voulant tenir bon, fut fort maltraité. Le
-général Clausel, qui venait de remplacer dans le commandement le
-général Bonnet, et qui, quoique blessé lui-même, n'avait pas quitté le
-champ de bataille, pensa qu'il fallait se tirer de cette échauffourée,
-et ne pas tout risquer en voulant s'opiniâtrer davantage. Il ordonna
-la retraite, et la dirigea avec une grande présence d'esprit vers le
-plateau que nous n'aurions pas dû quitter. Il y appela la division
-Ferey qui était restée derrière la division Foy, à l'extrême droite,
-et y ramena la division Sarrut, moins engagée que les autres divisions
-du centre. Derrière ce solide appui se rallièrent successivement les
-divisions Thomières et Brenier, compromises au loin vers notre gauche,
-et les divisions Maucune et Clausel violemment engagées au centre. La
-division Bonnet, qui, placée au grand Arapile, avait couvert le pied
-du mamelon de cadavres ennemis, se replia également dans un ordre
-imposant. Les Anglais essayèrent alors de gravir à leur tour les
-hauteurs sur lesquelles nous venions de nous replier. Mais tous leurs
-efforts se brisèrent devant les divisions Sarrut et Ferey.
-Malheureusement le général Ferey, commandant la 3e division, fut
-blessé à mort. Cependant les Anglais ayant cessé d'insister, nos
-divisions défilèrent l'une après l'autre derrière les divisions Sarrut
-et Ferey, passèrent ensuite derrière la division Foy, qui était restée
-immobile à Calvarossa de Ariba, et revinrent par le chemin qu'elles
-avaient suivi le matin dans de bien autres intentions que celles d'une
-bataille, et dans l'espérance d'un bien autre résultat. Toute la
-cavalerie anglaise se précipita alors sur la division Foy, qui,
-n'ayant pas encore combattu, était chargée de couvrir la retraite.
-Cette division reçut en carré les masses de la cavalerie anglaise,
-leur tua beaucoup de monde, et se retira en bon ordre. On regagna
-ainsi vers la nuit les bords de la Tormès, et on repassa cette rivière
-sans être poursuivi.
-
-[En marge: Graves conséquences de la journée de Salamanque.]
-
-Telle fut cette funeste et involontaire bataille, dite de Salamanque
-ou des Arapiles, qui eut pour l'armée anglaise des conséquences fort
-imprévues, car elle lui procura une victoire inespérée, au lieu d'une
-retraite inévitable, et commença, comme on va le voir, la ruine de nos
-affaires en Espagne. Certes, c'était ici le cas, sans nier le mérite
-de lord Wellington et les fautes du maréchal Marmont, de croire au
-bonheur, car le résultat était bien disproportionné au mérite du
-capitaine anglais, et aux fautes du général français. Un engagement
-inattendu, trois généraux en chef blessés l'un après l'autre, une
-confusion inouïe après plusieurs jours de la marche la plus ferme et
-la plus heureuse, étaient-ce assez de coups terribles, et on peut dire
-immérités! Cette bataille était bien la preuve que l'effet moral des
-événements de guerre est la plupart du temps fort supérieur à leur
-effet matériel. Si de notre côté les généraux Thomières et Ferey
-avaient été tués, si le maréchal Marmont, les généraux Bonnet,
-Clausel, Maucune avaient été blessés, de leur côté les Anglais avaient
-eu le général le Marchant tué, le maréchal Beresford, les généraux
-Cole, Leith, Cotton sérieusement blessés. Nous avions cinq à six mille
-hommes hors de combat, et les Anglais à peu près autant. Nous avions,
-il est vrai, abandonné en outre neuf pièces de canon, qui descendues
-des hauteurs dans la plaine, et ayant perdu leurs chevaux, n'avaient
-pu être ramenées. La différence dans les résultats matériels n'était
-donc pas considérable, mais les situations étaient profondément
-changées. Nous n'avions plus aucune chance de forcer les Anglais à
-rétrograder; dès lors il fallait rétrograder nous-mêmes, avec une
-armée non pas abattue, mais profondément irritée de ses longs
-malheurs, à laquelle n'avaient servi ni son incomparable bravoure, ni
-sa résignation aux plus cruelles souffrances, et qui tantôt par une
-cause, tantôt par une autre, et presque toujours par la division des
-généraux, avait été constamment sacrifiée. Il fallait la ramener
-derrière le Douro, peut-être même au delà, si on voulait lui rendre la
-confiance, et la résolution de se dévouer de nouveau à une guerre que
-dans son bon sens elle jugeait détestable, et à des chefs qu'elle
-accusait de toutes ses infortunes. Lord Wellington au contraire était
-maître désormais de tenir la campagne en Castille, et sur les
-derrières des Français, car nulle part il n'y avait une force capable
-de lui tenir tête. L'armée de Portugal allait être obligée de se
-replier devant lui jusqu'à ce qu'elle rencontrât l'armée du Nord,
-c'est-à-dire bien loin; l'armée du Centre était beaucoup trop faible
-pour oser l'approcher; l'armée d'Andalousie était hors de portée; et
-il avait dès lors le choix, ou de poursuivre le général Clausel, pour
-essayer de le détruire, ou de se jeter sur Madrid, pour y entrer en
-triomphateur. Telles étaient les cruelles suites de la mauvaise
-volonté de ceux qui n'avaient pas secouru à temps l'armée de Portugal,
-et de l'imprudence de ceux qui l'avaient engagée dans une bataille
-inutile.
-
-[En marge: Le général Clausel prend le commandement.]
-
-[En marge: Caractère et talents de ce général.]
-
-Heureusement pour cette armée, il lui arrivait, trop tard sans doute,
-mais utilement encore, un chef digne de la commander. Le général
-Clausel était jeune, vigoureux de corps et d'esprit, peu instruit il
-est vrai, et souvent négligent, mais d'un imperturbable sang-froid,
-tour à tour impétueux ou contenu, doué sur le terrain d'un coup d'oeil
-supérieur, et moitié insouciance, moitié vigueur d'âme, supportant,
-quoique n'ayant jamais commandé en chef, les anxiétés du commandement
-aussi bien que les plus expérimentés capitaines. Estimé des soldats
-pour sa vaillance, aimé d'eux pour sa bonhomie, il était le seul qui
-put en obtenir encore quelque soumission, et leur faire endurer, sans
-les révolter, des exemples de sévérité.
-
-[En marge: Retraite de l'armée française derrière le Douro.]
-
-Ayant pris, tout blessé qu'il était, et des mains de deux généraux
-blessés eux-mêmes, le commandement en chef, l'ayant pris au milieu
-d'une déroute, il parut si peu troublé, que le calme rentra dans les
-âmes, et l'ordre avec le calme. Le 23 juillet, il rétrograda sur le
-Douro le plus rapidement qu'il lui fut possible. Les Anglais ayant
-tenté de le poursuivre avec leur cavalerie, il les reçut en carré, et
-les maltraita. Par malheur un carré du 6e léger ne s'étant pas formé à
-temps, essuya quelque dommage. Ce fut du reste le seul accident de ce
-genre. Bientôt on se trouva derrière le Douro, débarrassé des
-Anglais, mais assailli d'une nuée de guérillas, qui, sans nous faire
-courir aucun danger sérieux, égorgeaient cependant nos blessés, nos
-traînards, nos fourrageurs. Nos vivres étaient épuisés, les soldats
-ayant consommé durant ces quelques jours de manoeuvres les ressources
-que le maréchal Marmont leur avait ménagées. Irrités par les cruautés
-dont leurs camarades étaient victimes sous leurs yeux, les soldats
-pillaient non-seulement avec avidité, mais avec barbarie, se souciant
-peu de détruire un pays inhospitalier qu'ils ne pouvaient pas garder,
-et qu'ils espéraient ne plus revoir. Le général Clausel eut la plus
-grande peine à réprimer leurs excès, et à plusieurs reprises sentit
-l'autorité expirer dans ses mains. Cependant, grâce à lui, l'armée ne
-cessa pas de présenter un ensemble que lord Wellington, dans sa
-louable prudence, ne voulut pas essayer d'entamer une nouvelle fois.
-
-[En marge: Arrivée inattendue d'un détachement de l'armée du Centre.]
-
-En ce moment arrivaient enfin une partie des secours tant demandés, si
-vainement attendus, et dont l'invraisemblance, après une trop longue
-attente, avait contribué à entraîner le maréchal Marmont dans des
-opérations téméraires. Le premier jour de la retraite, le général
-Clausel rencontra un millier d'hommes que le général Caffarelli avait
-fini par envoyer, et consistant en deux régiments de cavalerie et un
-détachement d'artillerie attelée. La dérision était grande en vérité,
-et eût mérité une répression sévère, si le général Caffarelli n'avait
-eu pour excuse sa bonne foi, et le trouble que lui avait causé
-l'apparition des flottes anglaises sur les côtes de Biscaye.
-Courageux, mais dépourvu de présence d'esprit, il avait cru à un
-formidable débarquement, et au lieu des dix mille hommes promis, il en
-avait expédié mille. Un autre secours, celui-ci décisif s'il fût
-arrivé à temps, fut non pas rencontré, mais annoncé par une dépêche de
-Joseph, au moment où l'armée repassait le Douro. Ce secours était
-d'environ 13 mille hommes, comprenant presque la totalité de l'armée
-du Centre, que Joseph, en désespoir de cause, s'était décidé à
-conduire lui-même à Salamanque, et qu'il avait encore mis plus de
-lenteur à annoncer qu'à amener. Il était parti de Madrid le 21
-juillet, et, quoique tard, ce n'eût pas été trop tard, si trois ou
-quatre jours auparavant il eût mandé ce mouvement au maréchal Marmont.
-Malheureusement il n'avait écrit que le 21, jour de son départ de
-Madrid, et il était bien impossible que le maréchal Marmont fût averti
-le 22 à Salamanque du secours qu'il allait recevoir. Prévenu à temps,
-ce maréchal eût certainement attendu, et quoique le nombre ne soit pas
-une ressource assurée dans une bataille aussi mal engagée que celle de
-Salamanque, probablement un tel renfort aurait ou déterminé lord
-Wellington à décamper en toute hâte, ou provoqué des combinaisons
-différentes. En tout cas il eût fallu bien du malheur pour que 55
-mille Français, tels que ceux qui auraient composé l'armée de
-Portugal, eussent été battus par 40 mille Anglais, accrus de 15 mille
-Espagnols et Portugais.
-
-[En marge: Motifs qui avaient empêché Joseph d'arriver plus tôt, et
-surtout d'annoncer son arrivée.]
-
-Comment ce secours arrivait-il ainsi? comment arrivait-il si tard?
-comment même arrivait-il? C'est ce qu'il faut maintenant faire
-connaître. Joseph, comme on l'a vu, avait expédié au maréchal Soult
-non plus l'ordre de placer le comte d'Erlon en face du général Hill
-pour le suivre où il irait, mais l'ordre plus approprié aux
-circonstances de détacher immédiatement 10 mille hommes sur le Tage,
-pour les envoyer à l'armée de Portugal, et de se dessaisir ou de ces
-10 mille hommes, ou de son commandement. De plus, Joseph avait
-autorisé le maréchal Soult à restreindre son occupation, s'il se
-croyait trop affaibli pour continuer à garder l'Andalousie tout
-entière. Il semble qu'un tel ordre n'admettait ni tergiversation ni
-refus, et certainement il n'en aurait pas rencontré s'il fût émané
-d'un pouvoir capable de se faire respecter, c'est-à-dire de Napoléon
-lui-même. Mais il n'en fut pas ainsi. Le maréchal Soult usant d'un
-argument déjà employé, déclara qu'il était prêt à obéir, mais à une
-condition qu'il ne devait pas laisser ignorer, c'était l'évacuation
-immédiate et complète de l'Andalousie, car avec 10 mille hommes de
-moins il lui était impossible de s'y maintenir. Cette assertion était
-fort contestable. L'armée d'Andalousie, comptant près de 60 mille
-combattants, sur un effectif de 90 mille hommes, pouvait bien pour
-quelque temps garder l'Andalousie avec 50 mille. Douze mille hommes
-suffisaient à Grenade, 12 mille devant Cadix, et avec 25 mille aux
-environs de Séville, on pouvait pour quelques semaines faire face à
-tous les événements, contenir notamment le général Hill qui n'en avait
-pas 15 mille, et qui ne songeait pas d'ailleurs à quitter Badajoz. Le
-maréchal Soult n'en avait pas laissé autant, à beaucoup près,
-lorsqu'il s'était porté en Estrémadure, soit pour assiéger Badajoz,
-soit pour livrer la bataille d'Albuera. À cette nouvelle espèce de
-refus déguisé, le maréchal Soult ajoutait des conseils sur le meilleur
-plan de campagne à suivre contre les Anglais. On voulait, disait-il,
-les détourner du nord de la Péninsule, eh bien, il y avait un moyen
-assuré d'y réussir, c'était, au lieu de diminuer l'armée qui gardait
-l'Andalousie, de la renforcer au contraire, de lui amener l'armée du
-Centre tout entière, peut-être même celle de Portugal, et lord
-Wellington craignant alors pour Lisbonne, serait bien obligé de se
-reporter du nord au midi.
-
-D'abord cette conduite était formellement opposée aux instructions de
-Napoléon, qui avait prescrit de tout sacrifier au maintien des
-communications avec la France par les provinces du Nord, et qui, dans
-cette pensée, avait lui-même rendu l'armée du Nord indépendante de
-l'armée de Portugal, et ramené celle-ci du Tage sur le Douro, au
-risque d'isoler davantage les unes des autres ces armées qui avaient
-tant besoin d'être unies. Mais indépendamment de cette violation des
-ordres de Napoléon, se figure-t-on ce que nous serions devenus en
-Espagne, si le nord et le centre de la Péninsule étant livrés aux
-Anglais, lord Wellington dominant depuis Vittoria jusqu'à Baylen, et
-insurgeant toute la population par sa présence, nos armées s'étaient
-trouvées confinées en Andalousie?
-
-[Date en marge: Août 1812.]
-
-[En marge: Joseph reste quelques jours en vue des Anglais, pour
-dégager l'armée de Portugal.]
-
-[En marge: Rentrée de Joseph dans Madrid, et gravité des résolutions
-qu'il avait à prendre.]
-
-Du reste, ce n'étaient pas des conseils que Joseph demandait au
-maréchal Soult, mais des renforts pour l'armée de Portugal. Voyant
-qu'il n'en pouvait pas obtenir, il avait remis à plus tard le soin de
-s'expliquer avec le chef de l'armée d'Andalousie, et apprenant à
-chaque instant le danger croissant du maréchal Marmont, il avait enfin
-pris le parti d'aller lui-même à son secours. Il aurait pu être prêt
-dès le 17 juillet, et en partant à cette date il serait encore arrivé
-à temps devant Salamanque. Mais le maréchal Suchet ayant mis la
-division italienne Palombini à sa disposition, et cette division
-pouvant être amenée sur Madrid, Joseph avait mieux aimé opérer avec 12
-ou 13 mille hommes qu'avec 10 mille, et par ce motif avait attendu
-jusqu'au 21 juillet. Renforcé de 3 mille Italiens, il avait 18 mille
-hommes sous ses ordres. Il s'était décidé à n'en laisser que 5 mille
-de Madrid à Tolède, et à partir avec le reste pour la province de
-Salamanque. À ce moment même il eût été temps encore, s'il s'était
-hâté d'avertir le maréchal Marmont. Mais il n'en avait rien fait, et
-ce n'est que le 21 même que Joseph avait écrit à Marmont son départ
-et le commencement de son mouvement[1]. Arrivé le 23 à Villa-Castin,
-il n'avait appris que le 24 par de vagues rumeurs la funeste bataille
-de Salamanque, et s'était tenu à distance des Anglais, pour ne pas
-s'exposer lui-même à une catastrophe. Mais il n'avait pas voulu
-rebrousser chemin, et repasser immédiatement les montagnes du
-Guadarrama, dans l'intention de rendre, s'il le pouvait, quelque
-service à l'armée de Portugal. Il lui en rendait un véritable en effet
-par sa seule présence, c'était d'occuper l'attention de lord
-Wellington. Ayant communiqué avec le général Clausel, et ayant su que
-ce général désirait que l'armée du Centre se tînt encore quelque temps
-en vue, afin de ralentir la marche de lord Wellington, il demeura sur
-le revers du Guadarrama, et n'en partit que lorsque l'armée de
-Portugal se fut paisiblement retirée sur Burgos, et que ses propres
-dangers l'obligèrent lui-même à se replier sur Madrid. Il rentra dans
-cette capitale profondément affecté, et n'attendant que des désastres
-de la déplorable situation où allait le mettre l'événement de
-Salamanque. Il était de retour le 9 août de cette excursion qui aurait
-pu être si utile, et qui l'avait été si peu.
-
-[Note 1: Le maréchal Jourdan, toujours juste, toujours vrai dans ses
-Mémoires, imprimés en entier, sauf quelques légers retranchements,
-dans les Mémoires du roi Joseph, n'a point expliqué cette singulière
-omission, qui fut ici un vrai malheur, car elle fut cause que le
-maréchal Marmont, ne comptant pas sur l'arrivée de l'armée du Centre,
-ne l'attendit point. Du reste c'est sur la lenteur des résolutions que
-le maréchal Jourdan, complet dans toutes ses autres explications, a de
-la peine à se justifier, parce que presque toujours en faisant agir
-Joseph sagement, il le faisait agir trop lentement. Il eût fallu en
-effet bien plus d'ardeur et de jeunesse que n'en avait l'illustre
-maréchal, pour donner à Joseph une vivacité d'impulsion que ce prince
-n'avait pas, et dont il aurait eu grand besoin. C'est le jugement que
-porta Napoléon sur toute cette affaire, quand il fut apaisé à l'égard
-de la bataille de Salamanque, et qu'il devint plus juste envers son
-frère et envers le major général. Il approuva leurs déterminations,
-mais les jugea tardives. Dans le premier moment d'irritation il se
-montra beaucoup plus sévère parce qu'il ignorait les faits, qu'il ne
-sut jamais complétement; un peu mieux instruit plus tard et un peu
-calmé, il s'en tint au reproche de lenteur, mais il y persista.]
-
-[En marge: L'évacuation de l'Andalousie étant devenue inévitable,
-Joseph l'ordonne péremptoirement au maréchal Soult.]
-
-Le parti à prendre n'était malheureusement que trop indiqué par la
-nature des choses, et par le rude coup dont on venait d'être atteint.
-Puisqu'on avait été battu faute de se réunir à temps contre l'ennemi
-commun, il devenait encore plus évident qu'il fallait se concentrer au
-plus tôt, et faire expier aux Anglais la journée de Salamanque par
-une grande bataille, livrée avec toutes les forces dont les Français
-disposaient en Espagne. Mais cette concentration de forces ne pouvait
-être obtenue que par l'évacuation immédiate de l'Andalousie,
-évacuation regrettable, et que Joseph tout en l'ordonnant déplorait
-fort, car l'effet moral en devait être fâcheux, et le gouvernement de
-Cadix en devait recevoir un puissant encouragement. Il faut ajouter
-que certaines menées auprès des mécontents de Cadix, destinées à
-rattacher à Joseph plus d'un personnage important, allaient être
-interrompues, et probablement abandonnées. En effet, les cortès de
-Cadix en opérant des réformes désirables, mais quelquefois prématurées
-ou excessives, avaient amené de profondes divisions, et beaucoup
-d'hommes, les uns fatigués de la guerre, les autres craignant en
-Espagne une révolution semblable à celle de France, disaient qu'autant
-valait se rattacher au gouvernement de Joseph, qui donnerait la paix
-et des réformes sans révolution. C'est aux hommes pensant et parlant
-de la sorte que nous devions en partie la soumission de l'Aragon, de
-Valence et de l'Andalousie. L'évacuation de cette dernière province
-allait faire disparaître ces commencements de soumission, et Joseph
-n'y répugnait pas moins que le maréchal Soult. Mais pour être dispensé
-d'un tel sacrifice, il eût fallu battre les Anglais, et comme on n'en
-avait pas pris le moyen, l'abandon immédiat et complet de l'Andalousie
-était la seule manière d'éviter de plus grands malheurs. Joseph
-écrivit donc au maréchal Soult une lettre sévère dans laquelle il lui
-ordonnait d'une façon absolue (avec injonction de remettre son
-commandement au comte d'Erlon s'il ne voulait pas obéir) de quitter
-l'Andalousie, c'est-à-dire d'évacuer les lignes de Cadix, Grenade,
-Séville, de sauver tout ce qu'on pourrait sauver, et de se replier sur
-la Manche. La réunion à l'armée du centre des soixante mille
-combattants du maréchal Soult permettrait de conserver Madrid, et, en
-y ajoutant l'armée de Portugal, fournirait le moyen d'aller chercher
-lord Wellington partout où il serait, et de lui livrer une bataille
-décisive avec des forces qui ne laisseraient pas la victoire douteuse.
-À ces conditions on serait dispensé d'abandonner Madrid, ce qui
-importait bien plus que de conserver Séville et Grenade. Mais on avait
-lord Wellington entre soi et l'armée de Portugal, libre de choisir
-entre la poursuite de l'armée vaincue, ou l'occupation triomphante de
-la capitale, et on ne savait en vérité laquelle de ces choses il
-préférerait. S'il se décidait à marcher sur Madrid, il était évident
-qu'il faudrait évacuer cette capitale, car le maréchal Soult ne
-pouvait pas arriver à temps pour la sauver.
-
-[En marge: Joseph aurait voulu se dispenser d'évacuer Madrid, mais la
-marche de lord Wellington sur cette capitale l'oblige à en sortir.]
-
-[En marge: Joseph, obligé de quitter Madrid, n'avait que Valence pour
-asile.]
-
-Ces tristes doutes furent bientôt levés par les mouvements de lord
-Wellington. Après avoir poursuivi quelques jours l'armée de Portugal,
-et l'avoir mise hors de jeu, il s'arrêta aux environs de Valladolid,
-et rebroussa chemin pour se diriger sur Madrid. Quoiqu'il y eût un
-grand effet moral à produire en occupant la capitale de l'Espagne,
-cependant il y avait peut-être mieux à faire que d'entrer à Madrid, et
-si lord Wellington se fût attaché à poursuivre sans relâche l'armée de
-Portugal, dans l'état de fatigue, de dépit, de révolte morale où elle
-était, il est douteux que le général Clausel, malgré son aplomb et sa
-vigueur, eût pu la préserver d'une destruction totale. L'armée du Nord
-ne serait accourue que pour succomber à son tour, et toute force
-organisée étant détruite entre Madrid et Bayonne, l'illustre capitaine
-anglais aurait eu bon marché du reste, car il est peu présumable qu'il
-eût rencontré quelque part, réunies en temps opportun, les armées qui
-occupaient le midi de la Péninsule. Sans aucun doute Napoléon se
-trouvant dans une situation pareille eût en deux mois délivré
-l'Espagne des Français. Telle est la différence entre le génie et le
-simple bon sens! mais le bon sens se rachète par tant d'autres
-avantages, qu'il faut se garder de lui chercher des torts. Il faut
-aussi pardonner des faiblesses, même aux caractères les plus solides.
-Lord Wellington, tout raisonnable qu'il était, cachait sous une
-réserve tranquille une vanité peu ordinaire. Entrer triomphalement
-dans Madrid avait pour lui un attrait irrésistible, et il résolut de
-causer à Joseph de tous les préjudices celui qui devait lui être le
-plus sensible, quoique ce ne fût pas le plus grand. À dater du 10
-août, lord Wellington se dirigea ostensiblement sur Madrid. Lorsque
-cette marche de l'armée anglaise fut connue, Joseph en fut
-profondément affecté, et il devait l'être, car tous les partis à
-prendre étaient fâcheux et graves. Peut-être il y aurait eu convenance
-à se replier sur la Manche, si on avait pu se flatter d'y rencontrer
-le maréchal Soult revenant de Séville, car en ajoutant l'armée du
-Centre à celle d'Andalousie, on eût été en mesure de livrer bataille
-à lord Wellington, et de lui disputer Madrid. Pourtant, même dans ce
-cas, c'eût été une étrange situation que de livrer bataille à une
-armée victorieuse, en ayant à dos le midi de l'Espagne et la mer,
-c'est-à-dire un abîme si on était battu. Ce parti était donc fort
-dangereux, mais on était dispensé de l'examiner sérieusement, car le
-maréchal Soult ne pouvait pas être supposé déjà en route, et en pleine
-exécution des ordres qu'il avait reçus. Il fallait dès lors aller
-rejoindre, ou le maréchal Soult à Séville, ou le maréchal Suchet à
-Valence. Or, entre ces deux déterminations, le choix n'était pas
-douteux. Outre que Séville était la plus lointaine des provinces de
-l'Espagne, elle était privée de tout moyen de communication avec la
-France, tandis qu'à Valence on était par Tortose, Tarragone, Lerida,
-Saragosse, en liaison facile et certaine avec les Pyrénées. On était
-de plus assuré d'y trouver un pays riche, soumis, parfaitement
-administré, et un accueil amical, les relations de Joseph avec le
-maréchal Suchet n'ayant pas cessé d'être excellentes. Enfin il y avait
-une dernière raison, tout à fait décisive, c'est qu'on pouvait amener
-l'armée d'Andalousie à Valence, et qu'il eût été insensé de prétendre
-amener l'armée d'Aragon à Séville, puisque, indépendamment de la perte
-de l'Aragon et de la Catalogne, qui en fût résultée, on se fût à
-jamais séparé de la France.
-
-[En marge: Il ordonne au maréchal Soult de venir l'y joindre.]
-
-[En marge: Joseph, en évacuant Madrid, est obligé de traîner après lui
-plusieurs milliers d'_afrancesados_.]
-
-[En marge: Brillante reconnaissance exécutée contre l'armée anglaise
-avant de s'éloigner de Madrid.]
-
-Ce n'était pas avec un conseiller aussi sage que le maréchal Jourdan
-que Joseph aurait pu hésiter sur la conduite à tenir en pareille
-circonstance. Il s'achemina donc sur le Tage, en prenant la direction
-de Valence, et, changeant les ordres précédemment expédiés au
-maréchal Soult, il lui prescrivit d'opérer sa retraite par Murcie sur
-Valence. Mais il fallait quitter Madrid, et c'était un parti
-extrêmement douloureux. Au milieu de cette Espagne soulevée tout
-entière contre lui, Joseph avait cependant rencontré un certain nombre
-d'Espagnols, et quelques-uns considérables par la naissance et la
-fortune, qui, soit par goût pour sa personne douce et attachante, soit
-pour épargner à leur pays une guerre affreuse, soit enfin par la
-conviction que toute civilisation en Espagne était venue des dynasties
-étrangères, s'étaient ralliés à sa cause. Il y avait aussi beaucoup de
-fonctionnaires d'ordre inférieur qui, par habitude de soumission,
-étaient restés à son service. Cette classe, dite des _afrancesados_,
-se trouvait surtout à Madrid, et elle ne comprenait pas moins de dix
-mille individus de tout sexe et de tout âge. Comment abandonner ces
-malheureux à la férocité des Espagnols, férocité qui égalait, il faut
-l'avouer, leur patriotisme, et qui, ne faisant grâce ni à nos blessés
-ni à nos malades, aurait pardonné encore moins à des compatriotes
-accusés de trahison. Les laisser, c'était les condamner à la mort; les
-emmener au mois d'août, à travers les plaines de la Manche et les
-montagnes stériles de Cuenca, c'était les condamner à la mort encore,
-mais à la mort par la misère. L'alternative était cruelle, et
-cependant, comme le danger le plus prochain est celui qu'on cherche
-toujours à éviter, au premier bruit d'évacuation ils voulurent tous
-partir. On ramassa ce qu'on put de voitures attelées de toutes les
-façons, et, le 10 août, ils commencèrent à sortir de Madrid, portés
-sur au moins deux mille voitures, et escortés par l'armée du Centre.
-Ils formaient avec cette armée une masse d'environ vingt-quatre mille
-individus, dont la moitié pourvus d'armes, et bien peu pourvus de
-vivres. Joseph leur offrit la seule consolation qu'il fût en son
-pouvoir de leur procurer, en se plaçant au milieu d'eux pour partager
-leurs infortunes. Parvenus sur les bords du Tage, vers Aranjuez, il
-voulut savoir si c'était toute l'armée anglo-portugaise qui marchait
-sur la capitale, ou si c'était un simple détachement d'une ou deux
-divisions, car, dans ce dernier cas, il aurait pu disputer la
-capitale, ou du moins ne pas s'en éloigner beaucoup, et attendre dans
-les environs l'arrivée de l'armée d'Andalousie. Le général Treilhard,
-qui commandait une excellente division de dragons, fut chargé de
-reconnaître l'armée anglaise pour s'assurer de la réalité des choses.
-Il le fit aux environs de Majadahonda, sur les bords du torrent de
-Guadarrama, avec tant d'à-propos et de vigueur, qu'il culbuta
-l'avant-garde anglaise, et lui enleva 400 hommes avec trois pièces de
-canon. Le rapport des officiers anglais n'ayant permis aucun doute sur
-la présence de lord Wellington et de toute son armée aux portes de
-Madrid, on prit enfin le parti de se diriger par la route d'Ocaña,
-d'Albacete et de Chinchilla, sur Valence. On laissait à Madrid encore
-beaucoup de malades et de blessés. On les réunit au Retiro, fortifié
-depuis longtemps contre les guérillas et le peuple de Madrid, mais pas
-contre les attaques d'une armée régulière, et on y plaça une garnison
-de douze cents hommes sous le colonel Laffond. C'étaient douze cents
-hommes sacrifiés, car, par une négligence de l'état-major 8 de Joseph,
-on ne s'était pas même assuré si le puits du Retiro était pourvu
-d'eau. Pourtant ces douze cents hommes allaient rendre un service
-important, celui de sauver quelques mille malades et blessés du fer
-des guérillas, pour les remettre à l'armée anglaise, qui, se
-comportant comme il convient à une nation civilisée, respectait et
-faisait respecter les hommes désarmés.
-
-[En marge: Sortie de Madrid.]
-
-[En marge: Souffrance de l'armée et des familles fugitives pendant la
-marche sur Valence.]
-
-On quitta le Tage vers le 15 août par une chaleur étouffante, et avec
-fort peu de ressources. Ce voyage devait être et fut des plus
-pénibles. Des centaines de familles, quelques-unes aisées, mais le
-plus grand nombre vivant à Madrid de leurs appointements, et de
-rations quand l'argent manquait, n'ayant plus en route cette
-ressource, encombraient les chemins sur des voitures mal attelées, et
-chaque soir tendaient la main aux soldats pour obtenir quelques restes
-de leur maraude. Partout on trouvait les habitants en fuite, les
-greniers brûlés ou vidés, et personne pour échanger contre de l'argent
-un peu de pain ou de viande. Au lieu des habitants on rencontrait
-souvent d'affreux guérillas, tuant sans pitié quiconque s'éloignait de
-la colonne fugitive. Le lendemain, qu'on fût fatigué, malade, mourant
-de faim, il fallait partir du gîte où l'on avait passé la nuit, si on
-ne voulait pas être égorgé à la vue même de l'arrière-garde. Voilà ce
-qui restait de la royauté de Joseph, qu'il avait paru si facile de
-substituer à celle de Charles IV, et qui avait déjà coûté l'envoi de
-six cent mille Français en Espagne, dont il survivait à peine trois
-cent mille!
-
-[Date en marge: Sept. 1812.]
-
-[En marge: Arrivée à Valence.]
-
-[En marge: Excellent accueil qu'on y reçoit du maréchal Suchet.]
-
-Après quelques jours de cette retraite pénible, beaucoup de ces
-malheureux succombèrent. Un certain nombre ne pouvant plus suivre,
-allèrent se cacher dans des villages, pour y implorer une pitié que
-souvent ils n'obtinrent pas. Une partie des troupes espagnoles
-composant la garde de Joseph déserta, et enfin on arriva devant
-Chinchilla beaucoup moins nombreux qu'au départ. Le fort de ce nom
-était occupé par l'ennemi et barrait le chemin. Il fallut se détourner
-à grand'peine, et rejoindre la route à quelques lieues plus loin. Aux
-confins de Valence on rencontra les avant-postes du maréchal Suchet,
-et ceux qui avaient eu la force de continuer ce difficile voyage
-eurent la satisfaction de trouver un pays tranquille, habité, riche et
-amical. Le maréchal Suchet, à qui cette visite amenait de lourdes
-charges, reçut néanmoins avec un empressement respectueux le roi
-visiteur, et avec une sorte de fraternité la tribu fugitive dont ce
-roi était suivi. Le maréchal pouvait s'enorgueillir de montrer à ses
-compatriotes un pareil échantillon de la guerre bien faite, et de la
-conquête bien administrée. Il introduisit le roi Joseph dans Valence,
-lui ménagea un accueil infiniment meilleur que celui que ce prince
-avait jamais reçu à Madrid, et prodigua à tout ce qui l'accompagnait
-l'abondance de ses magasins. Il avait déjà envoyé plus de 5 millions
-en numéraire à Madrid; il paya en outre la solde aux troupes de
-l'armée du Centre, habilla celles qui en avaient besoin, et fournit un
-gîte et des vivres à tous les afrancesados. Ces derniers furent
-heureux de voir enfin à Valence des compatriotes soumis à la royauté
-nouvelle, car ils trouvaient chez eux, et une excuse pour leur
-attachement à Joseph, et des sympathies pour leur misère. On était
-entré à Valence le 1er septembre; on résolut d'y attendre dans le
-repos et une sorte de bien-être l'arrivée de l'armée d'Andalousie.
-
-[En marge: Joseph se décide à attendre à Valence l'arrivée du maréchal
-Soult.]
-
-[En marge: Embarras du maréchal Soult.]
-
-[En marge: Singulière supposition du maréchal Soult à l'égard de
-Joseph.]
-
-Bien que le maréchal Soult répugnât fort à quitter l'Andalousie, il ne
-pouvait pas se refuser plus longtemps à l'évacuer. N'ayant pas
-consenti à s'y affaiblir pendant quelques semaines en faveur de
-l'armée de Portugal, il avait perdu le seul moyen de s'y maintenir. Y
-rester davantage, c'eût été s'exposer au sort du général Dupont. Se
-retirer sur Valence valait mieux pour lui que se retirer sur la
-Manche, car il évitait ainsi l'armée anglaise, dont il ignorait la
-marche et la force; il allait de plus en terre amie, tranquille et
-pourvue de toute sorte de ressources. Aussi songeait-il à prendre
-spontanément cette route, lorsqu'il reçut les ordres plus récents de
-Joseph qui la lui prescrivaient, et cette fois l'obéissance lui fut
-facile. Pourtant ce n'était pas sans beaucoup de souci qu'il allait se
-trouver en présence du roi d'Espagne, et de deux maréchaux, juges, et
-bons juges des derniers événements. Sa part dans les malheurs qu'on
-venait d'essuyer n'était pas la moindre. Sans doute le général
-Caffarelli avait pris l'alarme mal à propos à la vue de quelques
-voiles anglaises; le roi Joseph, après avoir fait de son mieux pour
-obliger les généraux français à s'entr'aider, avait commis la faute de
-partir tard de Madrid, et la faute plus grande encore d'annoncer
-tardivement son départ; le maréchal Marmont avait eu le tort de
-manoeuvrer imprudemment devant un ennemi sagace et résolu, et avait
-par sa légèreté gravement compromis l'armée de Portugal; mais quelle
-part faire dans ces malheurs au maréchal Soult, qui, malgré des avis
-répétés, malgré les indices les plus frappants, s'était obstiné à
-croire que lord Wellington marcherait sur l'Andalousie et non sur la
-Castille, avait refusé tout secours à l'armée de Portugal, de laquelle
-il avait reçu tant de services, avait non-seulement refusé de la
-secourir, mais désobéi au roi qui était son chef militaire, désobéi
-sans l'excuse qui peut dans quelques cas très-rares justifier la
-désobéissance, celle d'avoir raison contre un chef qui se trompe!
-Expliquer ces actes aux yeux de Joseph et des maréchaux, qui avaient
-tout vu et tout su, était embarrassant. Il y avait toutefois un
-tribunal plus redoutable que celui que le maréchal Soult allait
-trouver à Valence, c'était le tribunal de Napoléon, qui avait gardé le
-silence sur l'affaire d'Oporto, mais qui pourrait bien ne pas le
-garder sur les événements récemment accomplis en Castille. Comment
-jugerait-il tout ce qui s'était passé, surtout si l'Espagne, comme
-c'était probable, finissait par être perdue à la suite de
-l'échauffourée de Salamanque? Le maréchal avait imaginé une singulière
-excuse pour expliquer sa désobéissance. Il avait supposé que Joseph ne
-lui avait donné tous les ordres à l'exécution desquels il s'était
-refusé, que par suite d'une secrète connivence avec Bernadotte dont il
-était le parent, avec les Anglais, avec les Russes dont il se serait
-fait le complice, de façon qu'il eût été tout simplement traître à la
-France et à son frère! Les raisons sur lesquelles se fondait le
-maréchal Soult pour admettre cette supposition, c'est que, d'après
-les journaux anglais, Bernadotte avait pris plusieurs centaines
-d'Espagnols à son service, c'est que l'ambassadeur de Joseph était
-resté en Russie, c'est que Moreau était arrivé d'Amérique en Suède,
-etc.... Ajoutant à tous ces faits la parenté de Joseph, qui était
-beau-frère de Bernadotte, il se croyait autorisé à supposer que Joseph
-avait donné dans une conspiration contre la France, que le premier
-acte de cette conspiration était l'abandon de l'Espagne, et que
-l'ordre d'évacuer l'Andalousie était le premier pas dans cette voie
-criminelle. Cette bizarre conception, une fois entrée dans l'esprit
-défiant du maréchal, lui avait paru devoir être mandée à l'Empereur,
-et il l'avait consignée dans une dépêche adressée au ministre de la
-guerre, que, pour plus de sûreté, il avait remise à un capitaine de
-vaisseau marchand, chargé d'aller la porter dans un des ports français
-de la Méditerranée.
-
-[En marge: Marche du maréchal Soult vers le royaume de Valence.]
-
-Sa dépêche à l'Empereur expédiée, le maréchal Soult avait répondu au
-roi Joseph, et persistant à soutenir auprès de celui-ci, qu'au lieu de
-chercher à se concentrer dans les provinces du nord, il aurait mieux
-valu s'enfoncer tous au midi, y attirer la guerre, et y refaire ainsi
-la fortune de la nouvelle dynastie, il ajoutait néanmoins que plein de
-déférence pour les ordres royaux, il allait rassembler ses troupes
-éparses et se rendre par Murcie dans le royaume de Valence. En effet,
-après avoir détruit ou jeté dans la mer l'immense matériel si
-péniblement amassé dans les lignes de Cadix, après avoir formé un
-grand convoi de munitions, de vivres, de bagages, le maréchal emmenant
-tout ce qu'il pouvait transporter de ses malades et de ses blessés,
-confiant les autres à l'humanité des habitants de Séville, commença sa
-retraite le 25 août, et prit la route de Murcie. La portion de ses
-troupes qui était à Grenade devait naturellement être recueillie en
-passant. Celle qui sous le comte d'Erlon occupait inutilement
-l'Estrémadure, dut descendre sur les bords du Guadalquivir, le
-remonter par Cordoue jusqu'à Baeza, et se réunir à Huescar à la
-colonne principale. Quoique cette évacuation fût accompagnée de moins
-de misères que celle de Madrid, cependant grâce à la saison, au pays,
-à la multitude d'hommes et d'effets qu'on traînait après soi, elle fut
-triste aussi, et marquée par bien des souffrances. Enfin vers les
-derniers jours de septembre, les avant-gardes de l'armée du maréchal
-Soult aperçurent aux environs d'Almanza celles du maréchal Suchet, et
-éprouvèrent à les revoir une véritable joie, car dans ces redoutables
-et lointains climats, les Français se regardant comme destinés à périr
-jusqu'au dernier, ne se rencontraient pas, même les plus endurcis à la
-souffrance, sans se jeter dans les bras les uns des autres, et sans
-manifester l'émotion la plus vive.
-
-[En marge: Arrivée du maréchal Soult sur la frontière du royaume de
-Valence.]
-
-Pendant ce mois de septembre Joseph avait recueilli vaguement le bruit
-de l'approche du maréchal Soult, et il attendait impatiemment le
-détail de sa marche, et l'exposé de ses projets. Tout à coup il apprit
-qu'un capitaine de bâtiment marchand, porteur de dépêches françaises,
-avait touché au Grao (port de Valence), et demandait à se décharger du
-dépôt qu'il avait reçu, étant vivement poursuivi par les Anglais.
-Joseph se hâta de prendre ces dépêches et de les ouvrir, pour savoir
-ce qu'elles lui apprendraient de l'Andalousie, et fut fort surpris, en
-les lisant, de s'y voir dénoncé par le maréchal Soult comme traître à
-sa famille et à sa patrie. Chacun devine, sans qu'on ait besoin de le
-dire, le sentiment qu'il éprouva. Joseph par sa résistance, par son
-orgueil d'aîné, surtout par la liberté de propos permise à la cour de
-Madrid, avait déplu à son frère, au point d'être toujours condamné,
-même quand il avait raison. Néanmoins son dévouement pour lui n'était
-pas douteux, et il était convaincu de cette vérité, qu'après tout les
-frères de Napoléon lui devaient leur fortune, et que s'ils la payaient
-cher, cependant ils ne pouvaient la sauver qu'en l'aidant lui-même à
-sauver la sienne. Si donc la trahison était entrée ou devait entrer
-dans la famille Bonaparte, ce n'était pas par Joseph. Il fut indigné,
-ne s'en cacha point, et fit partir sur-le-champ le colonel Desprez
-pour Moscou, afin d'aller remettre à Napoléon ce tissu d'inventions
-étranges, et lui demander d'être à la fois débarrassé et vengé du
-commandant de l'armée d'Andalousie. La prochaine entrevue avec le
-maréchal Soult devait donc être pénible, même orageuse.
-
-[En marge: Entrevue du maréchal Soult avec Joseph, dans les mains
-duquel étaient tombées les dépêches adressées à l'Empereur.]
-
-[En marge: Conseil de guerre tenu par Joseph et les trois maréchaux,
-afin d'arrêter le plan des nouvelles opérations.]
-
-Joseph, impatient de voir le maréchal, et surtout d'avoir sous sa main
-l'armée d'Andalousie, accourut à sa rencontre, et lui assigna un
-rendez-vous à la frontière de Murcie, à Fuente de Higuera. Il avait
-avec lui les maréchaux Jourdan et Suchet. Pourtant, sur le désir de
-ces derniers, qui craignaient d'assister à une scène pénible, il
-entretint seul le maréchal Soult, et le surprit désagréablement en lui
-prouvant qu'il avait lu les dépêches destinées à l'Empereur. Il y
-avait à cette découverte au moins un avantage, c'est que le maréchal,
-dont Joseph avait à se plaindre, chercherait à racheter ses torts par
-plus d'obéissance. C'était dans le moment la seule chose que Joseph
-désirât obtenir, et, après une vive explication, il tâcha dans une
-conférence avec les trois maréchaux d'arrêter un plan de campagne
-raisonnable, afin de faire expier aux Anglais leur triomphe récent par
-la réunion de toutes les forces françaises. Bien que l'Andalousie
-étant évacuée, il semblât que la chaîne qui avait tenu le maréchal
-Soult asservi à un objet exclusif fût rompue, et que dès lors son
-jugement dût être libre, il fut néanmoins impossible d'en tirer un
-avis intelligible et adapté à la situation présente. Soit embarras,
-soit humeur, il refusait de s'expliquer clairement sur le plan à
-suivre, et laissait voir seulement que loin de joindre son armée aux
-autres, il entendait qu'on joindrait les autres à la sienne, pour
-suivre la direction qu'il lui plairait de donner. Le maréchal Suchet
-de son côté paraissait dominé par le désir de conserver Valence. Le
-maréchal Jourdan, par bon sens et absence de toute vue particulière,
-tenait le milieu. Joseph, voulant sortir de ce chaos, et avoir l'avis
-de chacun, s'adressa d'abord au maréchal Soult pour savoir à quoi il
-concluait. Le maréchal Soult lui répondit en demandant ses ordres, car
-pour son avis il ne pouvait se décider à le produire que par écrit. Ce
-mode fut adopté, et le lendemain chacun des maréchaux remit un mémoire
-au roi, sur la manière de réparer le désastre de Salamanque.
-
-[Date en marge: Octob. 1812.]
-
-[En marge: Avis du maréchal Soult.]
-
-Le maréchal Soult proposait de réunir à l'armée d'Andalousie qu'il
-avait amenée, toute celle du Centre, une partie de celle d'Aragon, et
-de marcher avec cette masse de forces à travers la Manche sur le Tage
-et Madrid. Le maréchal Suchet, dans son mémoire, élevait contre ce
-plan de fortes objections. Sur 13 à 14 mille hommes de troupes actives
-dont il disposait, et avec lesquels il devait tenir tête à l'armée de
-Murcie qui était à Alicante, et à celle des Anglo-Siciliens qui
-menaçait de descendre à Tarragone, il ne pouvait pas consacrer moins
-de 6 mille hommes à la garde de Valence et des postes principaux de
-San-Felipe et de Sagonte. Il ne lui restait donc pas plus de 8 mille
-hommes à joindre à l'armée commune, destinée à marcher sur Madrid, et
-tout portait à croire que ces 8 mille hommes partis, on serait dans
-l'impossibilité de conserver le royaume de Valence. Ainsi pour un si
-faible renfort on s'exposait à perdre Valence, les ressources de ce
-riche pays, l'avantage de tenir éloignées de la Catalogne et de
-l'Aragon les armées de Murcie et de Sicile, et enfin les seules
-communications tout à fait sûres avec la France. Si de plus l'armée
-réunie marchant sur le Tage rencontrait derrière ce fleuve lord
-Wellington avec toutes ses forces, si elle n'était pas heureuse dans
-une nouvelle bataille, on se trouverait dans un vrai cul-de-sac, ayant
-le Tage fermé devant soi, et le royaume de Valence fermé derrière,
-situation affreuse et presque irrémédiable. Sans doute entre les
-routes de Madrid et de Valence, il y en avait une intermédiaire,
-aboutissant également aux Pyrénées, c'est celle qui allait par la
-province de Guadalaxara joindre Calatayud et Saragosse; mais pour la
-prendre il fallait avoir forcé le Tage à peu près à la hauteur de
-Madrid. Si on n'arrivait pas jusque-là, il n'y avait pour regagner
-l'Aragon que des chemins affreux, impraticables à l'artillerie,
-remplis de bandes invincibles dans leurs défilés, et il ne restait
-d'autre ressource que de redescendre sur Valence. Il fallait donc
-avant tout ne pas s'exposer à perdre cette capitale, et même avec la
-totalité de ses troupes le maréchal Suchet n'était pas absolument sûr
-de s'y maintenir, car l'armée anglo-sicilienne était une force
-inconnue, et qui devait être supposée très-considérable d'après les
-bruits répandus dans la contrée. Ainsi garder 14 mille hommes contre
-cette armée et celle de Catalogne n'était pas une prétention bien
-exagérée, surtout s'il fallait successivement les porter de San-Felipe
-à Tarragone, à une distance de cent lieues. Aussi le maréchal Suchet
-présentait-il un plan entièrement conçu dans la pensée de conserver le
-royaume de Valence. Valence, suivant lui, c'était une capitale, une
-source de gros revenus, le bord de la Méditerranée, et enfin tout le
-revers des Pyrénées. En gardant cette partie de la Péninsule, on était
-assuré de conserver ses communications, on demeurait en possession des
-provinces auxquelles Napoléon tenait le plus, et on pouvait toujours
-en partir pour recouvrer les autres. En conséquence il proposait de
-porter les armées d'Andalousie et du Centre réunies dans la province
-de Guadalaxara (voir la carte nº 43), d'y forcer le Tage, cela fait,
-de séparer ces deux armées, de ramener celle du Centre sur Cuenca,
-d'où elle pourrait en tout temps donner la main à l'armée d'Aragon
-sur la frontière du royaume de Valence, d'établir celle d'Andalousie
-dans la province de Guadalaxara, sa base sur Calatayud, sa tête sur
-Madrid, et sa droite en communication constante par la province de
-Soria avec l'armée de Portugal. De la sorte les quatre armées
-principales, celles d'Aragon, du Centre, d'Andalousie, de Portugal,
-appuyées les unes aux autres, et adossées aux Pyrénées, pouvant
-toujours se trouver deux ensemble en moins de jours que l'ennemi ne
-mettrait à marcher sur l'une d'elles, possédant sûrement Valence,
-Tortose, Tarragone, Barcelone, Lerida, Saragosse, Burgos, Valladolid,
-provinces où avec une bonne administration elles seraient certaines de
-vivre largement, ne devaient jamais être forcées dans leur position,
-ni privées de leurs communications avec la France.
-
-[En marge: Avis du maréchal Jourdan.]
-
-Mais ce plan, excellent quant à la conduite ultérieure, ne dispensait
-pas pour le moment d'une opération commune à tous les projets, celle
-de remonter sur Madrid afin d'y forcer la ligne du Tage. Comment
-devait-on s'y prendre pour cette opération délicate, à laquelle lord
-Wellington, s'il agissait comme autrefois le général Bonaparte en
-Italie, pouvait opposer de graves obstacles? C'est à surmonter cette
-difficulté qu'il fallait s'appliquer, et que s'appliqua en effet le
-maréchal Jourdan. L'exposé de son opinion, modèle rare de justesse de
-vues, d'exactitude d'assertions, de haute prudence, satisfaisait à
-tout, et aurait mérité que celui qui conseillait si bien pût encore
-exécuter lui-même ses propres conceptions, ou être compris, respecté
-et obéi de ceux qui étaient chargés de les exécuter à sa place.
-
-[En marge: Le maréchal Jourdan propose de faire marcher en deux
-colonnes sur le Tage les armées du centre et d'Andalousie.]
-
-Avant tout il fallait, selon lui, remonter sur Madrid par le haut
-Tage, afin d'aller donner la main à l'armée de Portugal, et avec les
-trois armées réunies de Portugal, du Centre, d'Andalousie, marcher sur
-les Anglais à la tête de 80 ou 90 mille hommes, et de 150 bouches à
-feu. Sans doute si on avait couru véritablement le danger de
-rencontrer lord Wellington établi avec toutes ses forces sur le Tage,
-le maréchal Jourdan disait que loin de s'exposer à un tel danger avant
-d'avoir rallié l'armée de Portugal, il aimerait mieux passer par
-Valence, Teruel, Calatayud, c'est-à-dire remonter en Aragon par un
-grand détour en arrière, puis de Calatayud passer à Aranda, où, sans
-courir un seul risque, on se trouverait réuni à l'armée de Portugal,
-et en mesure d'opposer aux Anglais 80 à 90 mille hommes, l'armée de
-Valence étant restée intacte. Mais cette route était longue, et,
-quoique bien approvisionnée, révélerait de notre part une extrême
-timidité, ce qui était un inconvénient. Aussi le maréchal Jourdan ne
-proposait-il pas de la prendre, jugeant que la chance de rencontrer
-lord Wellington concentré sur le haut Tage n'était pas assez grande
-pour se résigner à un si long détour. Probablement, disait-il, on
-trouverait le général britannique avec deux ou trois divisions gardant
-Madrid, et avec le reste bataillant en Castille contre le général
-Clausel. On forcerait donc sans beaucoup de difficulté la ligne du
-Tage, qui dans cette partie n'était pas un obstacle sérieux, on
-rallierait l'armée de Portugal, en ayant soin de la bien avertir de ce
-mouvement, et on rentrerait à Madrid avec une supériorité de forces
-décisive. Mais comme il était possible qu'on se trompât, que le Tage
-fût mieux gardé qu'on ne le supposait, il fallait pouvoir revenir sur
-Valence, pour y retrouver l'asile dans lequel on s'était déjà remis de
-ses souffrances, et le noeud de toutes les communications avec la
-France. Pour cela il importait de ne pas ôter au maréchal Suchet un
-seul de ses bataillons. Le maréchal Jourdan était donc d'avis de ne le
-point affaiblir, et de se borner à réunir les deux armées du Centre et
-du Midi, ce qui formerait une masse d'environ 56 mille hommes, avec
-cent bouches à feu bien approvisionnées, et suffirait pour forcer le
-Tage. Le maréchal Soult prétendait en défalquant ses malades, ses
-écloppés, ses vétérans qu'il devait laisser à Valence, n'avoir pas
-plus de 37 à 38 mille hommes, dont 6 mille de très-bonne cavalerie. Il
-en avait cependant davantage. Après les pertes de l'évacuation, et en
-reprenant à l'armée du Centre quelques détachements qui lui
-appartenaient, il pouvait réunir 45 ou 46 mille hommes de toutes
-armes, et de la plus excellente qualité[2]. L'armée du Centre un peu
-réorganisée, comptait bien encore 10 ou 11 mille hommes de très-bonne
-qualité aussi. Le maréchal Jourdan proposa de faire marcher ces 56
-mille hommes en deux colonnes, l'une formée de l'armée d'Andalousie
-par la route de la Manche, qui passe par Chinchilla, San-Clemente,
-Ocaña, Aranjuez (voir la carte nº 43), l'autre formée de l'armée du
-Centre par la route de Cuenca, qui passe par Requena, Cuenca,
-Fuenti-Duena, toutes deux pouvant se donner la main dans leur
-mouvement, et devant aboutir sur le Tage au point où on voulait le
-franchir. Seulement le maréchal jugeant la colonne de droite (l'armée
-du Centre) trop faible, proposait de lui adjoindre 6 à 7 mille hommes
-de l'armée d'Andalousie, ce qui devait porter l'une à 16 ou 17 mille
-hommes, et réduire l'autre à 39 ou 40 mille. Il proposait en outre de
-donner un bon commandant à l'armée du Centre, le comte d'Erlon, de
-subordonner les deux généraux en chef au roi, qui tour à tour
-marcherait avec l'une ou avec l'autre colonne, et de s'acheminer
-sur-le-champ vers le but tant désiré du haut Tage. Dans ce plan le
-maréchal Suchet devait, comme il avait déjà fait, tirer de ses
-approvisionnements tout ce qui serait nécessaire aux troupes qui
-allaient se mettre en marche, et garder à Valence leurs embarras,
-c'est-à-dire leurs blessés, leurs hommes fatigués ou malades, service
-qu'il était prêt à leur rendre avec le plus grand empressement.
-
-[Note 2: Le maréchal Soult à Almanza, même après avoir pris à la
-faible armée du Centre les 2 mille hommes qu'il réclamait depuis
-longtemps, ne s'attribuait que 33 mille hommes d'infanterie, et 6
-mille de cavalerie, ce qui aurait fait en tout 39 mille, et 37 avant
-l'adjonction des 2 mille pris à Joseph. Le maréchal Jourdan, pour ne
-pas contester sur les chiffres, ayant à contester déjà sur le plan,
-attribuait dans son mémoire 39 à 40 mille hommes au maréchal Soult, et
-partait de cette base pour raisonner sur les opérations à exécuter.
-Mais en étudiant les documents, on reconnaît bientôt que ce chiffre
-n'était pas exact, et ne pouvait pas l'être. La force du maréchal
-Soult en avril 1812 était de 56 à 57 mille hommes, les non combattants
-déduits, et je ne parle pas d'après les assertions du ministre de la
-guerre, qui donne toujours des chiffres supérieurs à ceux fournis par
-les généraux, parce que la tendance de celui qui paye est de grossir
-les nombres, et la tendance de celui qui les emploie de les diminuer;
-je parle d'après le chiffre fourni par le chef d'état-major de l'armée
-d'Andalousie, au 1er avril 1812, après la perte de Badajoz et de sa
-garnison. Or il n'y avait eu aucune action sérieuse du mois d'avril au
-mois d'août 1812 en Andalousie, et ce serait trop accuser
-l'administration du maréchal Soult que d'admettre qu'à ne rien faire
-il eût perdu 21 mille hommes, puisque des 58 il n'en serait resté que
-37. Évidemment le chiffre de 37 mille hommes à Almanza ne peut pas
-être le chiffre véritable. Le maréchal avait dû faire des pertes en
-route, cela n'est pas douteux; mais quand il aurait perdu 5 ou 6 mille
-hommes si l'on veut, ce qui révélerait un étrange désordre dans la
-marche, il serait resté encore à expliquer la perte de 15 mille. Qu'en
-évacuant on laissât des malades, des blessés dans les hôpitaux, il
-n'est que trop probable que le nombre des hommes restés ainsi en
-arrière dut être grand, mais il portait sur les non combattants, déjà
-défalqués du calcul dont il s'agit ici. Le maréchal Soult comptait
-donc plus de 37 mille hommes à Almanza. Voilà ce que le simple bon
-sens indique. Mais en lisant certaines pièces qui ne se trouvent pas
-dans les Mémoires du roi Joseph, on découvre bientôt la vérité. Le
-maréchal Suchet, dans le mémoire présenté à Joseph, en même temps que
-ceux des maréchaux Jourdan et Soult, discute la force de chacun des
-corps d'après les états fournis; et le maréchal Suchet, à qui on
-demandait des vivres, devait connaître cette force mieux que le
-maréchal Jourdan, qui acceptait sur parole les chiffres allégués dans
-la discussion. Or, on voit dans ce mémoire qu'avec les 2 mille hommes
-pris à l'armée du Centre, le maréchal Soult avait 45 mille hommes
-disponibles à Almanza, ce qui le ramène à 43 mille hommes, chiffre le
-plus vraisemblable, et encore pour comprendre ce chiffre, qui laisse
-sur les états d'avril un manquant de 14 mille hommes à expliquer, il
-faut savoir que dans l'armée d'Andalousie il y avait une infinité de
-soldats du génie et de la grosse artillerie employés au siége de
-Cadix, qui ne pouvaient pas servir en ligne, et qu'on laissa à Valence
-avec les malades et les blessés; il faut savoir aussi qu'il y avait
-des vétérans peu propres à une longue marche. Mais même avec cette
-défalcation il est difficile de trouver les 14 mille manquants, et il
-faut supposer que pendant l'évacuation et sous l'influence des
-chaleurs, même sans être poursuivi, on perdit beaucoup de monde. Le
-chiffre de 45 à 46 mille hommes est donc le moindre qu'on puisse
-attribuer à l'armée d'Andalousie. Nous ajouterons que les forces qu'on
-eut quelque temps après à Madrid, et à la seconde rencontre devant
-Salamanque, rendent l'exactitude de ce chiffre tout à fait
-vraisemblable. C'est pourquoi nous l'avons admis, mais après beaucoup
-de comparaisons, comme tous ceux que nous adoptons dans nos récits.]
-
-[En marge: La proposition du maréchal Jourdan est acceptée.]
-
-Ces vues étaient si sages, si appropriées à la situation, que Joseph
-les adopta immédiatement, par raison autant que par confiance
-habituelle dans les avis du maréchal Jourdan. Il ordonna au maréchal
-Soult de se préparer à marcher d'Almanza où il campait, sur
-Chinchilla, San-Clemente, Aranjuez, tandis que l'armée du Centre
-sortant de la Huerta de Valence par le défilé de Las Cabrillas,
-passerait par Cuenca, et viendrait tomber sur le Tage à Fuenti-Duena,
-assez près d'Aranjuez pour s'appuyer à l'armée d'Andalousie. Il
-prescrivit en outre au maréchal Soult de céder à l'armée du Centre le
-général d'Erlon avec 6 mille hommes, et lui fit annoncer que le
-maréchal Suchet mettrait à sa disposition, en riz, en biscuit, en
-eau-de-vie, les approvisionnements dont il aurait besoin.
-
-Ces mesures déplurent singulièrement au maréchal Soult, car il
-rentrait ainsi sous les ordres directs du roi, et perdait une portion
-de ses forces. Aussi éleva-t-il de nouvelles objections, disant que
-Joseph n'avait pas le droit de lui ôter des troupes qu'il tenait de la
-confiance de l'Empereur. Mais Joseph prenant enfin un ton de maître,
-et lui ayant signifié d'obéir, ou de résigner sur-le-champ son
-commandement dans les mains du comte d'Erlon, il se soumit, et après
-avoir demandé d'abord six jours, en prit douze pour se mettre en
-chemin, ce qui d'ailleurs était fort explicable, ayant à rallier tout
-son corps d'armée, et à faire la séparation entre ce qui devait
-demeurer à Valence, et ce qui devait marcher à l'ennemi.
-
-[En marge: Départ des armées du Centre et d'Andalousie pour rentrer à
-Madrid.]
-
-On partit donc du 18 au 20 octobre, bien pourvu de munitions et de
-vivres, en deux colonnes qui s'élevaient à 56 mille hommes, et on
-laissa au maréchal Suchet tout ce qui restait d'embarras des deux
-évacuations de Madrid et de Séville, tout ce qui n'était pas capable
-de servir activement. On n'avait aucun souci en laissant ces précieux
-restes à Valence, car on savait qu'ils y seraient en sûreté, et à
-l'abri du besoin. Le maréchal Suchet conserva toute son armée, et afin
-de pouvoir toujours communiquer avec les troupes du roi par la route
-la plus courte, celle de Cuenca, il fit travailler à la portion de
-cette route comprise entre Buñoz et Requena. L'armée du Centre y passa
-avec son artillerie.
-
-[En marge: Leur arrivée sur le Tage les 27 et 28 octobre.]
-
-Les deux colonnes s'avancèrent ainsi sur le Tage à la hauteur l'une de
-l'autre, sans être arrêtées par aucun obstacle sérieux. Celle du
-centre, sous le comte d'Erlon, eut affaire aux bandes de Villa-Campa,
-de l'Empecinado, de Duran, accourues à Madrid, et obstruant toute la
-région du haut Tage, c'est-à-dire les deux provinces de Guadalaxara et
-de Cuenca. Mais on n'eut pas de peine à les disperser, l'armée du
-Centre ayant été sagement portée à environ 16 mille hommes. L'armée
-d'Andalousie n'eut aucune difficulté à surmonter, le fort de
-Chinchilla lui ayant ouvert ses portes, et on fut rendu au bord du
-Tage vers les 27 et 28 octobre, entre Fuenti-Duena et Aranjuez,
-pouvant se réunir en masse sur l'un ou l'autre de ces points.
-
-La question importante était de savoir si on allait rencontrer lord
-Wellington en avant de Madrid, résolu à défendre sa conquête, ce qui
-était possible, car son entrée à Madrid avait produit une vive
-sensation en Europe, et il était naturel qu'il ne voulût pas en
-sortir. Cette question méritait fort de préoccuper Joseph et son major
-général Jourdan; mais heureusement tout ce qu'on apprenait était
-rassurant. Les rumeurs recueillies portaient à croire qu'on n'avait
-devant soi que le général Hill avec deux ou trois divisions. Voici en
-effet ce qui s'était passé entre les Anglais et l'armée de Portugal,
-depuis le voyage de Joseph à Valence et sa réunion avec l'armée
-d'Andalousie.
-
-[En marge: Ce qui s'était passé à Madrid et au nord de l'Espagne
-pendant le voyage de Joseph à Valence.]
-
-[En marge: Folies des chefs espagnols dans Madrid.]
-
-Lord Wellington était entré le 12 août dans Madrid entouré de tous les
-chefs espagnols, jaloux de prendre part à son triomphe. Quand on songe
-à la situation dans laquelle ils s'étaient trouvés longtemps, n'ayant
-plus sur le continent de la Péninsule que Carthagène, Cadix et
-Lisbonne, et réduits à s'y attacher de toutes leurs forces pour n'être
-pas jetés à la mer, on comprend une joie que la surprise devait même
-convertir en délire. La fatale entreprise de Russie, les négligences
-de Napoléon à l'égard de la guerre d'Espagne, le défaut d'autorité de
-Joseph, les funestes divisions de nos généraux, avaient procuré aux
-Espagnols, et surtout au général britannique, ces succès tout à fait
-inespérés! D'abord très-enorgueilli de son triomphe, lord Wellington
-s'était bientôt senti embarrassé de ses auxiliaires, de leur conduite
-indiscrète ou barbare, et avait lui-même ajouté à leurs fautes par
-l'ostentation avec laquelle il avait exercé son autorité. Le premier
-soin à prendre aurait dû être de rassurer les habitants de Madrid,
-dont un grand nombre s'était accoutumé et presque soumis à la
-domination de Joseph, de tenir pour fait ce qui était fait, d'oublier
-certaines choses, de tolérer, de consacrer même certaines autres. Don
-Carlos d'España et l'Empecinado devinrent en quelque sorte les
-maîtres de Madrid. Ils commencèrent par faire prêter serment à la
-constitution de Cadix qui venait d'être achevée. Rien n'était plus
-naturel, quoique cette constitution remplie à la fois de principes
-généreux et de dispositions chimériques, blessât une partie
-considérable de la nation espagnole, peu préparée aux institutions
-qu'on venait de lui donner. Mais au fond ce n'était pas à la
-constitution que don Carlos et l'Empecinado entendaient lier les
-Espagnols, c'était à l'autorité du gouvernement insurrectionnel de
-Cadix. Cela fait, il fallait s'expliquer à l'égard des afrancesados,
-parmi lesquels on comptait de grands personnages, beaucoup de
-fonctionnaires, et quelques milliers de soldats excellents. Tandis que
-don Miguel de Alava, officier de l'armée espagnole que lord Wellington
-employait fréquemment, et qui était le plus noble des coeurs[3],
-prononçait à l'hôtel de ville de Madrid un discours aussi humain
-qu'habile, don Carlos d'España et l'Empecinado tenaient un langage
-insensé, de nature à ne ramener personne et à blesser au contraire
-tous les hommes raisonnables. Joseph avait fait frapper à son image de
-fort belles monnaies, beaucoup plus belles que les monnaies
-espagnoles, et tout aussi pures, puisqu'elles étaient exactement
-semblables pour la forme et le titre aux monnaies françaises. Au lieu
-d'agir comme tous les gouvernements, même les moins modérés, qui se
-transmettent les monnaies les uns des autres, sans s'offusquer des
-images dont elles portent l'empreinte, on démonétisait et frappait
-d'une perte les pièces à l'effigie de Joseph. Puis au lieu de
-s'occuper d'amener des denrées à Madrid, afin de mettre un terme à
-l'excessive cherté du pain, on perdait le temps à se donner des
-satisfactions de parti non moins folles que dangereuses. Aussi la
-misère était-elle extrême, comme au temps où les bandes interceptaient
-l'arrivage des vivres. Enfin à ces extravagances qui doivent paraître
-fort naturelles lorsqu'on songe au caractère et à l'éducation des
-vainqueurs, lord Wellington ajoutait les fautes de l'orgueil
-britannique. Il s'était logé au palais des rois, ce qui avait blessé
-la fierté de la nation espagnole, et en prenant le Retiro que le
-colonel Laffond lui avait livré faute d'eau potable, il avait détruit
-un établissement auquel les Espagnols tenaient beaucoup, celui de la
-_China_, répondant à la fabrique de Sèvres en France, et à la fabrique
-de Meissen en Saxe. Ce n'était pas la peine en vérité de perdre vingt
-jours à des futilités ou à des fautes!
-
-[Note 3: Celui que nous avons connu depuis comme ambassadeur à Paris
-après la mort de Ferdinand VII, et pendant la régence de la reine
-Christine.]
-
-[En marge: Attitude du général Clausel derrière le Douro, pendant que
-lord Wellington était occupé à triompher à Madrid.]
-
-Pendant que lord Wellington se conduisait de la sorte, le général
-Clausel avait rallié, réorganisé, ranimé l'armée de Portugal, et,
-quoique réduite à 25 mille hommes, l'avait hardiment portée sur le
-Douro, en présence de l'armée anglaise, dont la masse principale était
-postée sur les bords de ce fleuve. Il avait refoulé partout les
-avant-postes ennemis, et pris le temps d'envoyer le général Foy avec
-une division pour recueillir les garnisons d'Astorga, de Benavente, de
-Zamora, de Toro, inutilement dispersées sur une ligne qu'on ne pouvait
-plus défendre. Le général Foy était arrivé trop tard pour dégager la
-garnison d'Astorga, forcée de se rendre la veille à l'armée espagnole
-de Galice, mais il en avait sauvé les malades, les blessés, avait
-recueilli les autres petits postes du Douro et de l'Esla, et s'était
-réuni ensuite au général Clausel.
-
-[En marge: Lord Wellington marche avec le gros de son armée sur le
-général Clausel.]
-
-Lord Wellington, se voyant ainsi bravé, avait été obligé de quitter
-Madrid, et de venir chercher le jeune adversaire qui, avec les débris
-d'une armée récemment battue, se posait si fièrement devant lui. Après
-avoir établi le général Hill à Madrid, il était reparti pour la
-Vieille-Castille, et, recueillant en chemin l'armée de Galice, il
-avait marché sur Burgos avec cinquante mille hommes.
-
-[En marge: Le général Clausel se retire sur l'Èbre.]
-
-Contraint de nouveau à rétrograder, le général Clausel avait quitté
-les bords du Douro, s'était replié successivement sur Valladolid,
-Burgos, Briviesca, et s'était enfin arrêté à l'Èbre. Avant de le
-poursuivre plus loin, lord Wellington, entré dans Burgos, voulut
-enlever le château qui dominait cette ville, et qui en rendait la
-possession à peu près nulle. Il en entreprit le siége vers la fin de
-septembre, à peu près à l'époque où Joseph se préparait à marcher sur
-Madrid.
-
-[En marge: Lord Wellington assiége le château de Burgos.]
-
-Le château de Burgos était un vieil édifice remontant au règne des
-Maures, et couronnant une hauteur au pied de laquelle est construite
-la ville de Burgos. On avait élevé autour de cette vieille enceinte de
-murailles gothiques deux lignes de retranchements palissadés et
-fraisés, et on les avait armés d'une forte artillerie. On y avait
-ajouté un ouvrage à corne, sur une hauteur dite de Saint-Michel, qui
-dominait la position du château. Le général Dubreton occupait avec
-deux mille hommes cette forteresse improvisée. Il était pourvu de
-vivres et de munitions, et résolu à se bien défendre.
-
-[En marge: Le général anglais croit pouvoir brusquer cette forteresse,
-et perd beaucoup de monde dans des attaques imprudentes.]
-
-Lord Wellington, dédaignant d'attaquer en règle une telle place, et
-pensant que ses soldats, après avoir enlevé d'assaut Ciudad-Rodrigo et
-Badajoz, ne broncheraient pas devant les fortifications imparfaites du
-château de Burgos, fit assaillir de vive force l'ouvrage à corne de
-Saint-Michel. Ses troupes abordèrent franchement l'ouvrage dans la
-nuit du 19 au 20 septembre, mais furent arrêtées au pied du
-retranchement par la fusillade d'un bataillon du 34e régiment de
-ligne. Par malheur une colonne anglaise s'étant glissée dans
-l'obscurité autour de l'enceinte de l'ouvrage attaqué, profita de ce
-que la gorge n'était pas complétement palissadée, et y pénétra. Les
-soldats du 34e passèrent alors sur le corps de la colonne victorieuse,
-et se retirèrent sur le fort lui-même. Ils avaient tué ou blessé aux
-Anglais plus de 400 hommes, et n'en avaient pas perdu 150.
-
-Maîtres de la position de Saint-Michel, les Anglais essayèrent d'y
-construire une batterie pour ruiner les défenses du château, et en
-firent le point de départ de leurs cheminements. La forte résistance
-de l'ouvrage à corne leur avait appris que cette malheureuse bicoque
-ne pouvait pas être brusquée. Après avoir établi une batterie à
-Saint-Michel, ils commencèrent à tirer sur le château, mais leur
-artillerie faible en calibre fut bientôt dominée par la nôtre, et
-réduite à se taire. La difficulté des transports ne leur avait pas
-permis en effet d'amener du gros canon sous les murs de Burgos, et ils
-n'avaient que quelques pièces de 16, que les guérillas de l'Alava et
-de la Biscaye avaient reçues de l'escadre anglaise, et avaient
-péniblement traînées jusqu'à Burgos.
-
-Lord Wellington, reconnaissant la presque impossibilité d'ouvrir la
-brèche au moyen du canon, eut de nouveau recours à l'assaut dans la
-nuit du 22 au 23 septembre. Ses colonnes ayant appliqué les échelles
-contre la première enceinte, furent culbutées, et perdirent
-inutilement beaucoup de monde. L'une d'entre elles, composée de
-Portugais, fut en partie détruite par la fusillade, même avant d'avoir
-abordé le pied de l'enceinte.
-
-[En marge: Lord Wellington essaye d'un siége en règle.]
-
-Il fallut recourir encore une fois aux approches régulières, et à
-défaut d'artillerie employer la mine. Deux fourneaux étant prêts, on
-mit le feu au premier dans la nuit du 29 au 30 septembre, et à la
-suite de l'explosion une colonne s'élança à l'assaut, mais elle fut
-repoussée comme celles qui l'avaient précédée. Le 4 octobre on mit le
-feu au second fourneau. Une large brèche fut le résultat de cette
-nouvelle explosion, tandis que celle qu'on avait ouverte le 29 avait
-été élargie par l'artillerie. Les assiégeants se jetèrent sur les deux
-brèches avec fureur, et les enlevèrent; mais la garnison fondit sur
-eux à son tour, et repoussa l'une des colonnes, sans pouvoir toutefois
-empêcher l'autre de se loger sur l'une des deux brèches. Les Anglais
-ayant ainsi réussi à s'établir dans la première enceinte, commencèrent
-les approches vers la seconde, avec l'espérance de s'en emparer. Mais
-le 8 la garnison exécuta une sortie générale, bouleversa leurs
-travaux, les rejeta en dehors de la première enceinte, et les remit
-ainsi au point où ils étaient au début du siége. Elle ferma aussitôt
-la brèche par un retranchement construit en arrière, et rentra en
-possession de tout ce qu'elle avait perdu, excepté l'ouvrage à corne
-de Saint-Michel. Vingt jours et deux mille cinq cents hommes avaient
-donc été sacrifiés sous les yeux de lord Wellington, sans avoir fait
-un pas. Le général anglais, rempli de dépit, voulut hasarder une
-dernière tentative, et préalablement employer tous les moyens
-imaginables d'ouvrir cette première enceinte qu'il avait prise un
-moment pour la reperdre aussitôt. Il avait reçu quelque artillerie; il
-essaya de faire brèche à l'une des extrémités, et de miner à l'autre,
-tout près d'une église dite de Saint-Roman.
-
-Tout étant prêt dans la nuit du 19 octobre, les assiégeants mirent le
-feu à la mine de Saint-Roman, point par lequel les Français ne
-s'attendaient pas à être attaqués, et aussitôt Anglais, Espagnols,
-Portugais, munis d'échelles, s'élancèrent sur la première enceinte.
-Cette fois encore ils parvinrent à l'enlever, et coururent vers la
-seconde. Mais la brave garnison sortant en masse de son chemin
-couvert, les reçut à la baïonnette, les chargea avec impétuosité, en
-tua un grand nombre, et pour la troisième fois les rejeta au delà de
-l'enceinte un moment conquise. Même chose se passa à l'autre
-extrémité. Les assiégés fermèrent la brèche pratiquée par la mine près
-de l'église de Saint-Roman, abattirent même l'église qui pouvait être
-utile à l'ennemi, et de nouveau présentèrent aux assiégeants un front
-formidable.
-
-[En marge: Après avoir perdu trente-quatre jours et trois mille hommes
-devant le château de Burgos, lord Wellington est obligé de se
-retirer.]
-
-Il y avait trente et quelques jours que deux mille hommes, réduits par
-le feu et la fatigue à quinze cents, retranchés derrière quelques
-ouvrages à peine maçonnés, et protégés seulement par une rangée de
-palissades, en arrêtaient cinquante mille par leur héroïque
-résistance. Honneur éternel à ces braves gens, et à leur chef le
-général Dubreton! ils prouvaient ce que peuvent en certaines
-circonstances décisives les places bien défendues, car en résistant
-ainsi ils donnaient le temps à l'armée de Portugal de se remettre en
-ligne, aux armées du Centre et de l'Andalousie de se porter sur le
-Tage, et à toutes de se réunir pour accabler lord Wellington.
-
-[En marge: Nouvelle apparition de l'armée de Portugal recrutée et
-renforcée.]
-
-En effet le général Clausel, ramené sur l'Èbre, avait reçu des dépôts
-établis le long des Pyrénées, ainsi que des petites garnisons de la
-frontière, environ 10 mille recrues, des chevaux pour son artillerie
-et sa cavalerie, ce qui lui procurait 35 mille combattants. Le général
-Caffarelli qu'on a vu, troublé par l'épouvantail des flottes
-anglaises, comme le maréchal Soult par celui du général Hill, négliger
-le danger principal pour le danger accessoire, s'amendait enfin, et
-prêtait à l'armée de Portugal 10 mille hommes, qui, envoyés avant la
-bataille de Salamanque, auraient prévenu bien des désastres. Par
-malheur le général Clausel, au moment de se mettre en marche à la tête
-de ces 45 mille combattants, avait tellement souffert de sa récente
-blessure, qu'il avait été obligé de quitter l'armée. Le général
-Souham, vieil officier de la république, expérimenté et brave, le
-remplaçait, et venait au secours de l'intrépide garnison qui depuis
-trente-quatre jours défendait les chétives fortifications de Burgos.
-
-Lord Wellington, placé entre l'armée de Portugal qui s'avançait au
-nord, et les armées du Centre et d'Andalousie qui s'avançaient au
-midi, était dans l'une de ces situations difficiles, mais grandes,
-dont le général Bonaparte était sorti jadis par des triomphes inouïs.
-Moins circonspect et plus actif, il aurait pu, en se concentrant avec
-la promptitude et l'à-propos de l'ancien général de l'armée d'Italie,
-se rendre tour à tour plus fort que chacune des deux armées qui le
-menaçaient, battre celle de Portugal, puis se jeter sur celle de
-Joseph, les accabler l'une après l'autre, et rester définitivement
-maître de l'Espagne. Mais chacun a son génie, et il est puéril de
-demander à tel homme ce qui n'est possible qu'avec les qualités de tel
-autre. Lord Wellington, sage, solide, mais lent, ayant des soldats
-qu'on ne menait pas vite, qu'on n'exaltait pas facilement, n'était pas
-fait pour conquérir l'Espagne en une campagne; mais il devait la
-conquérir en plusieurs. C'était bien assez pour le triomphe de la
-politique de son pays, et pour le malheur de la nôtre!
-
-[En marge: Lord Wellington est réduit à se replier sur Salamanque, et
-en se retirant il ordonne au général Hill d'évacuer Madrid.]
-
-Voyant approcher l'armée de Portugal renforcée, il abandonna avec
-dépit les murs de Burgos qui lui avaient coûté 3 mille hommes et le
-prestige de la victoire, et qui allaient probablement lui coûter
-Madrid. Il soutint plusieurs combats d'arrière-garde, dans lesquels le
-général Maucune, le même qui avait si témérairement engagé la bataille
-de Salamanque, lui tua beaucoup de monde, et après s'être à son tour
-couvert du Douro, il expédia au général Hill l'ordre de venir le
-joindre à Salamanque, si Madrid ne lui semblait plus tenable en
-présence des armées qui marchaient sur cette capitale.
-
-[Date en marge: Nov. 1812.]
-
-[En marge: Rentrée de Joseph dans Madrid.]
-
-[En marge: Il y est bien accueilli, et repart immédiatement pour
-suivre lord Wellington.]
-
-Tels furent les événements que Joseph et le maréchal Jourdan
-apprirent en arrivant sur le Tage. La sage prévoyance du maréchal
-Jourdan se trouvait ainsi justifiée, et Madrid allait s'ouvrir encore
-une fois à la nouvelle royauté. Le 30 octobre les armées du Centre et
-d'Andalousie forcèrent cette ligne du Tage, sur laquelle on avait
-craint de trouver 70 mille Espagnols, Portugais et Anglais réunis;
-elles passèrent sur le corps des arrière-gardes du général Hill, et
-pénétrèrent le 2 novembre dans la capitale des Espagnes, étonnée de
-ces fortunes si diverses. Joseph y fut bien reçu, car après ce qu'ils
-venaient de voir, les habitants de Madrid offensés par l'orgueil des
-Anglais, dégoûtés par la violence des guérillas, commençaient à croire
-que cette nouvelle royauté, exercée par un prince doux et sage, valait
-tout autant pour eux que des Bourbons dégénérés, conduits par des
-chefs de bandes. Joseph, déployant en ce moment une activité qui ne
-lui était pas ordinaire, après avoir séjourné quarante-huit heures
-dans Madrid, en sortit le 4 pour faire sa jonction avec l'armée de
-Portugal, et poursuivre lord Wellington à la tête de 80 mille hommes.
-Quels résultats ne pouvait-on pas attendre, quelle vengeance de
-Salamanque ne pouvait-on pas obtenir d'une telle réunion d'armées!
-
-Joseph y comptait avec raison, et espérait qu'une bataille livrée avec
-les forces dont on disposait, ramènerait les Anglais en Portugal, et
-le rétablirait, malgré l'évacuation de l'Andalousie, dans la plénitude
-de sa situation antérieure. Sans doute on commençait à éprouver
-quelques inquiétudes au sujet de l'expédition de Russie, à interpréter
-fâcheusement le silence gardé par le _Moniteur_, qui ne contenait
-plus de bulletins de la grande armée; mais on était fort loin
-d'imaginer l'étendue des désastres qui nous avaient frappés, et tout
-au plus allait-on jusqu'à augurer des difficultés comme celles qui
-avaient suivi la bataille d'Eylau, et que la bataille de Friedland
-avait résolues triomphalement. Joseph n'attendait donc aucune sinistre
-nouvelle de Paris, et se flattait de trouver le dédommagement du
-malheur qui l'avait atteint à Salamanque, dans les environs de
-Salamanque elle-même.
-
-Arrivé le 6 novembre au delà du Guadarrama avec son fidèle major
-général, dont les avis lui avaient été si utiles, il aurait pu appuyer
-à gauche vers Peñaranda, ce qui l'eût mis sur la trace de lord
-Wellington; mais il aima mieux appuyer à droite vers Arevolo, afin de
-rallier à lui l'armée de Portugal, et de n'aborder les Anglais qu'avec
-la totalité de ses forces.
-
-[En marge: Réunion de forces écrasantes contre lord Wellington, par la
-jonction des armées du Centre et d'Andalousie avec l'armée de
-Portugal.]
-
-Ce qu'il désirait ne tarda pas à s'effectuer, car lord Wellington,
-pressé de se retirer sur Salamanque, ne songea pas même à empêcher la
-jonction des armées du Nord et du Midi. Bientôt les avant-gardes se
-rencontrèrent aux environs du Douro, et la réunion des trois armées
-d'Andalousie, du Centre et de Portugal, plaça sous la main de Joseph
-90 mille hommes, et environ 150 bouches à feu bien attelées. Cette
-force eût même été plus considérable si le général Caffarelli, après
-avoir prêté quelques jours ses 10 mille hommes, ne s'était hâté de les
-rappeler, pour continuer à batailler contre les bandes de Mina, de
-Longa, de Mérino, de Porlier. L'armée de Portugal qui avait 35 mille
-hommes en propre, en avait perdu un certain nombre dans la poursuite
-de lord Wellington; les armées du Centre et d'Andalousie, qui en
-partant de Valence en comptaient 56 mille environ, avaient laissé
-quelques hommes en route, et fourni un détachement pour la garnison de
-Madrid; mais toutes ensemble elles comprenaient 85 mille combattants,
-des plus belles troupes qui fussent au monde, irritées des succès
-qu'on avait laissé remporter aux Anglais, et joyeuses enfin de
-l'occasion qui s'offrait de les leur faire expier.
-
-[En marge: Joie des Français, et leurs justes espérances.]
-
-L'ardeur qui était dans les coeurs étincelait sur les visages, et
-généraux et soldats se promettaient de concourir d'un zèle égal à la
-commune vengeance. Lord Wellington, séparé de l'armée espagnole de
-Galice, mais renforcé du corps de Hill, n'avait pas, après les pertes
-de la campagne, plus de 60 mille hommes, dont 40 mille Anglais
-beaucoup moins fiers qu'au lendemain de leur victoire des Arapiles.
-Mais pouvaient-ils tenir tête à 85 mille Français passablement
-commandés? Personne ne le croyait, et eux pas plus que nous.
-
-[En marge: Marche sur la Tormès.]
-
-Nos trois armées s'avancèrent donc sur la Tormès, exactement par la
-route qu'avait suivie le maréchal Marmont pour aller se faire battre
-aux Arapiles. Elles marchaient de manière à tourner la position de
-Salamanque, et à prendre une revanche de lord Wellington en se plaçant
-sur sa ligne de communication. Le 11 novembre, on se trouva en ligne à
-quelque distance de la Tormès, l'armée d'Andalousie à gauche, celle du
-Centre au centre, celle de Portugal à droite. Le maréchal Jourdan, en
-compagnie de Joseph, se porta sur le bord de la Tormès, et aperçut
-lord Wellington aux Arapiles, y attendant assez tranquillement les
-Français, parce que, confiant dans une position déjà éprouvée, et
-ayant sa retraite toujours assurée vers Ciudad-Rodrigo, il croyait
-pouvoir se replier à temps. Mais il avait commis une faute qui aurait
-pu lui coûter cher, et que le maréchal Jourdan avec son coup d'oeil
-non pas vif mais exercé, découvrit promptement.
-
-La Tormès qui, bien qu'assez grosse en hiver, était encore guéable en
-plusieurs endroits, coulait devant nous à travers la petite ville
-d'Alba de Tormès située à notre gauche, puis décrivant un demi-cercle
-allait à droite s'enfoncer vers Salamanque. Lord Wellington trop peu
-pressé de se mettre à l'abri de nos entreprises, avait laissé le
-général Hill à Alba de Tormès, et avec le gros de son armée avait
-occupé Salamanque. Entre deux se trouvait la position de Calvarossa de
-Ariba, qu'il n'avait fait occuper que par un faible détachement. Trois
-lieues séparaient le corps du général Hill de celui de lord
-Wellington, et l'idée qui s'offrait naturellement c'était d'aller se
-placer entre les deux, et d'enlever au moins les quinze mille hommes
-du général Hill.
-
-[En marge: Le maréchal Jourdan imagine un moyen de séparer le général
-Hill de lord Wellington, et de leur faire subir un désastre.]
-
-[En marge: Le maréchal Soult résiste au plan proposé par le maréchal
-Jourdan.]
-
-La seule difficulté était de savoir si on pourrait passer brusquement
-la Tormès, et se déployer au delà, avant que lord Wellington eût
-rappelé à lui son aile droite compromise. Les reconnaissances qu'on
-venait d'exécuter ne permettaient à cet égard aucun doute. La Tormès
-entre Alba et Salamanque était presque partout guéable; au delà, pour
-arriver sur Calvarossa de Ariba, s'étendait une vaste plaine, qui
-s'élevait en pente douce vers Calvarossa, et où se trouvaient les
-Arapiles. En se faisant précéder de toute la cavalerie, qui était de
-plus de 12 mille hommes dans les trois armées, et dont le déploiement
-aurait couvert le passage, nos colonnes d'infanterie eussent traversé
-les gués, envahi la plaine, abordé Calvarossa, puis se rabattant sur
-Alba de Tormès eussent infailliblement tourné et enveloppé le général
-Hill. Ce projet, exposé sur le terrain même à Joseph, en présence de
-tous les généraux, fut universellement regardé par eux comme d'un
-succès immanquable, et ils demandèrent à l'exécuter sur-le-champ,
-avant que les Anglais eussent rectifié leur position. Mais le maréchal
-Soult n'en fut point d'avis. Il ne fallait pas, disait-il, aborder les
-Anglais de front, ce qui était vrai quand ils avaient pris leur
-position de combat, mais ce qui n'était pas le cas ici, puisqu'il
-s'agissait de les surprendre en marche, et d'enlever un de leurs corps
-laissé dans l'isolement. Il pensait qu'il valait mieux franchir la
-Tormès au-dessus d'Alba, afin de tourner la position de Salamanque, et
-d'obliger ainsi les Anglais à décamper. On lui répondit que c'était
-justement ce qu'il ne fallait pas faire, car en remontant à gauche la
-Tormès pour la passer au-dessus d'Alba, on allait forcer le général
-Hill à quitter Alba, à se replier sur Calvarossa de Ariba, puis sur
-Salamanque, qu'on allait rendre ainsi aux Anglais le service de leur
-montrer leur faute, et de les réunir tous ensemble aux environs de
-Salamanque; que si en se portant sur leurs communications avec 85
-mille hommes on les obligeait à décamper, le résultat de cette
-heureuse mais coûteuse concentration de forces n'aurait pas été bien
-considérable! Au lieu d'un triomphe dont on avait grand besoin, on
-aurait ménagé à lord Wellington la gloire de se tirer sain et sauf de
-l'un des pas les plus difficiles où jamais général se fût trouvé.
-
-Le trop modeste maréchal Jourdan, qui n'avait guère l'habitude d'être
-affirmatif, car il discernait le vrai, mais s'y attachait avec la
-mollesse d'un homme découragé, fut cette fois plus vif que de coutume,
-affirma que si on voulait faire reposer sur sa tête la responsabilité
-de l'opération proposée, il était prêt à l'assumer, et répondait de
-n'y compromettre ni l'armée ni sa propre gloire. Tous les généraux
-présents, Souham, d'Erlon et autres, partageaient son avis,
-l'appuyaient du regard et de la parole. Mais par égard pour la
-situation et le grade du maréchal Soult, on remit à décider cette
-question après une nouvelle reconnaissance du cours supérieur de la
-Tormès.
-
-[En marge: Joseph et le maréchal Jourdan ont la faiblesse d'abandonner
-un plan que tous les généraux approuvaient.]
-
-Le lendemain le maréchal Soult reproduisit son projet de passer la
-Tormès à gauche au-dessus d'Alba, car là aussi on l'avait trouvée
-guéable, et il insista fortement pour faire adopter son opinion.
-Joseph consulta le maréchal Jourdan, et celui-ci, avec une
-condescendance qui était la suite de son âge et de son caractère,
-conseilla à Joseph de se rendre. Exécuter le plan qu'il avait indiqué
-avec la mauvaise volonté du commandant de la principale armée était
-selon lui bien dangereux, et quoique les Anglais n'eussent pas encore
-rectifié leur position, que le coup décisif pût encore leur être
-porté, et que la tentation de l'essayer fût grande, faire ce que
-voulait le maréchal Soult lui sembla ce qu'il y avait de moins
-hasardeux. Ainsi éclata dans Joseph et dans Jourdan cette fatale
-indécision, qui chez les esprits justes est quelquefois aussi funeste
-que l'entêtement de l'erreur chez les esprits faux, et qui, après les
-négligences de Napoléon, les détestables sentiments de certains chefs,
-fut la principale cause de nos revers en Espagne.
-
-[En marge: On adopte l'idée proposée par le maréchal Soult.]
-
-Pour faire peser toute la responsabilité sur le maréchal Soult, et
-l'obliger au moins à se conduire le mieux possible dans l'exécution de
-sa propre idée, on mit l'armée du Centre sous ses ordres, et on donna
-celle de Portugal au comte d'Erlon. Le 13 même on franchit la Tormès
-au-dessus d'Alba, et on s'avança jusqu'à Nuestra Señora de Retiro. Les
-Anglais sortaient à peine d'Alba et y avaient même laissé un
-détachement. On les voyait se retirer sur les Arapiles, et s'y réunir.
-Mais il leur restait à décamper devant 85 mille Français, et il était
-possible encore de couper une portion de leur longue colonne.
-
-[Date en marge: Déc. 1812.]
-
-[En marge: On laisse échapper lord Wellington, qui se tire sain et
-sauf du plus grand danger où un général pût se trouver placé.]
-
-Le maréchal Soult avait déjà 50 mille hommes sous la main, toute la
-cavalerie notamment, et dès le lendemain matin il pouvait se porter en
-avant. On pressa l'armée de Portugal, que la nécessité d'occuper Alba
-obligeait à défiler à gauche pour remonter la Tormès, de hâter son
-mouvement. Le lendemain 14 le temps était affreux, et la fortune,
-comme dégoûtée de gens qui savaient si peu saisir ses faveurs, ne
-semblait pas vouloir les seconder. À peine si on apercevait les
-ennemis devant soi. Pourtant on pouvait distinguer à travers le
-brouillard les Anglais qui défilaient de notre droite à notre gauche,
-pour quitter Salamanque, et s'acheminer sur Ciudad-Rodrigo. Plusieurs
-explosions entendues du côté de Salamanque, en révélant la destruction
-volontaire d'une partie des munitions de l'ennemi, suffisaient pour
-indiquer une retraite commencée. Joseph et Jourdan insistèrent pour
-qu'on fondît au moins avec la cavalerie sur l'armée anglaise, afin
-d'en enlever quelque portion. Le maréchal Soult, circonspect au
-dernier point, alléguant pour son excuse l'obscurité du temps, voulut
-avant de s'avancer avoir été rejoint par toute l'armée de Portugal, ne
-fit pas même donner sa cavalerie, et, lorsque les 85 mille Français
-furent réunis, trouva les Anglais hors d'atteinte, et en pleine
-retraite sur la route de Ciudad-Rodrigo.
-
-[En marge: Départ et colère de l'armée.]
-
-La confusion, l'irritation dans les trois armées furent extrêmes.
-L'état de l'atmosphère, la lenteur de l'armée de Portugal, qui forcée
-de remonter au-dessus d'Alba de Tormès ne pouvait cependant pas
-arriver plus vite, furent les raisons imaginées pour excuser ce
-déplorable avortement. On suivit les Anglais encore un jour ou deux,
-et on eut pour résultat de cette formidable concentration de forces
-environ trois mille prisonniers, qu'on ramassa sur les routes à la
-queue d'un ennemi réduit à marcher plus rapidement qu'il n'en avait
-l'habitude.
-
-[En marge: Joseph rentre à Madrid, et fait camper les trois armées à
-portée les unes des autres.]
-
-Joseph rentra dans Madrid, et plaça ses trois armées en cantonnements,
-l'armée de Portugal en Castille, celle du Centre aux environs de
-Madrid, celle d'Andalousie sur le Tage, entre Aranjuez et Talavera.
-
-[En marge: Résumé de la campagne de 1812 en Espagne.]
-
-Telle fut en Espagne cette triste campagne de 1812, qui après avoir
-débuté par la perte des places de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz que
-nous avions imprudemment découvertes, tantôt pour prendre Valence,
-tantôt pour acheminer une partie de nos troupes sur les routes de
-Russie, s'interrompit un moment, puis reprit, et fut signalée par la
-perte de la bataille de Salamanque, due à l'éloignement de Napoléon, à
-l'autorité insuffisante de Joseph, au refus de concours de certains
-généraux, à la lenteur de Jourdan, à la témérité de Marmont; campagne
-qui se termina par la sortie de Madrid, par l'évacuation de
-l'Andalousie, par une réunion de forces qui, quoique tardive, aurait
-pu faire expier à lord Wellington ses trop faciles succès, si la
-condescendance de Joseph et de Jourdan, discernant le bon parti à
-prendre, n'osant pas le faire prévaloir, n'avait amené une dernière
-disgrâce, celle de voir une armée de 40 mille Anglais échapper à 85
-mille Français placés sur leur ligne de communication. Ainsi, dans
-cette année 1812, les Anglais nous avaient pris les deux places
-importantes de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, nous avaient gagné une
-bataille décisive, nous avaient un moment enlevé Madrid, nous avaient
-forcés à évacuer l'Andalousie, nous avaient bravés jusqu'à Burgos, et,
-en revenant sains et saufs d'une pointe si hardie, avaient mis à nu
-toute la faiblesse de notre situation en Espagne, faiblesse due à
-plusieurs causes déplorables, mais toutes remontant à une seule, la
-négligence de Napoléon, qui, tout grand qu'il était, n'avait pas le
-don d'ubiquité, et, ne pouvant pas bien commander de Paris, le pouvait
-encore moins de Moscou; qui se décidant enfin à confier son autorité
-à son frère, ne la lui avait pas déléguée tout entière par défiance,
-par prévention, par on ne sait quelle humeur déplacée! Vouloir tout
-entreprendre à la fois, vouloir être partout en même temps, s'étourdir
-ensuite sur ce qu'on était forcé de négliger, tel avait été, tel était
-encore le triste secret de cette funeste guerre d'Espagne! Après
-l'attentat qui l'avait commencée, on ne pouvait rien imaginer de pis
-que la négligence qui la continuait!
-
-[En marge: Immense émotion produite en Europe par les événements
-militaires de 1812, tant en Russie qu'en Espagne.]
-
-Du reste tant d'événements à la fois, désastreux au nord, fâcheux au
-moins au midi, devaient produire et produisirent effectivement une
-immense émotion en Europe. Que de surprise, que de satisfaction parmi
-ces innombrables ennemis que nous nous étions attirés de toutes parts!
-L'Angleterre, qui oubliant qu'elle était sortie de Madrid, ne songeait
-qu'à l'honneur d'y être entrée, qui après avoir rendu Séville au
-gouvernement de Cadix, se flattait d'avoir presque délivré la
-Péninsule de ses envahisseurs, qui après avoir fort encouragé la
-résistance de l'empereur Alexandre sans en rien espérer, était tout
-étonnée d'apprendre que nous arrivions vaincus sur le Niémen, se
-livrait à une sorte de joie délirante! Malgré toute la crédulité de la
-haine, elle osait à peine ajouter foi aux nouvelles répandues en
-Europe, et en publiant nos malheurs par les cent voix de ses journaux,
-elle ne les croyait pas encore si grands qu'on les disait, et qu'elle
-les proclamait elle-même. L'Allemagne, stupéfaite du spectacle qu'elle
-avait sous les yeux, commençait à nous croire vaincus, n'osait pas
-encore nous croire détruits, se laissait aller à l'espérer en
-regardant défiler l'un après l'autre nos soldats égarés, gelés,
-affamés, s'attendait toujours à voir enfin paraître le squelette de la
-grande armée, et ne le voyant pas venir, commençait à penser que ce
-que publiait l'orgueil des Russes était vrai, et que ce squelette
-lui-même n'existait plus! À chaque jour de ce triste mois de décembre,
-l'Allemagne sentait renaître en elle l'espérance, avec l'espérance le
-courage, et avec le courage une sorte de rage furieuse. Toutes les
-sociétés secrètes formées dans son sein étaient en fermentation, et se
-préparaient à un soulèvement général. Mais elle flottait encore entre
-l'espoir et la crainte, n'osait point se livrer à tout l'élan de ses
-passions, et attendait les événements avec une ardente curiosité.
-C'est au milieu de cette disposition des esprits que Napoléon
-s'acheminait clandestinement vers Paris, où allaient l'accueillir la
-joie coupable de certains adversaires de son gouvernement,
-l'abattement de ses flatteurs, la douleur étonnée des hommes honnêtes,
-la douleur sans surprise des hommes éclairés! Et cependant nos
-vainqueurs dans l'exaltation de leur orgueil, nos ennemis dans
-l'emportement de leur haine, les bons citoyens dans la profondeur de
-leur affliction, ne pouvaient aller jusqu'à imaginer toute l'étendue
-du mal. Bientôt, hélas! ils devaient la connaître tout entière!
-
-
-FIN DU LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.
-
-
-
-
-LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.
-
-LES COHORTES.
-
- Rapide voyage de Napoléon. -- Il ne se fait connaître qu'à Varsovie
- et à Dresde, et seulement des ministres de France. -- Arrivée
- subite à Paris le 18 décembre à minuit. -- Réception le 19 des
- ministres et des grands dignitaires de l'Empire. -- Napoléon
- prend l'attitude d'un souverain offensé, qui a des reproches à
- faire au lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une grande
- importance à la conspiration du général Malet. -- Réception
- solennelle du Sénat et du Conseil d'État. -- Violente invective
- contre l'idéologie. -- Afin d'attirer l'attention publique sur
- l'affaire Malet, et de la détourner des événements de Russie, on
- défère au Conseil d'État M. Frochot, préfet de la Seine, accusé
- d'avoir manqué de présence d'esprit le jour de la conspiration.
- -- Ce magistrat est condamné, et privé de ses fonctions. --
- Napoléon, frappé du danger que courrait sa dynastie, s'il venait
- à être tué, songe à instituer d'avance la régence de
- Marie-Louise. -- L'archichancelier Cambacérès chargé de préparer
- un sénatus-consulte sur cet objet. -- Soins plus importants qui
- absorbent Napoléon. -- Activité et génie administratif qu'il
- déploie pour réorganiser ses forces militaires. -- Ses projets
- pour la levée de nouvelles troupes et pour la réorganisation des
- corps presque entièrement détruits en Russie. -- Il reçoit des
- bords de la Vistule des nouvelles qui le détrompent sur la
- situation de la grande armée, et qui lui prouvent que le mal
- depuis son départ a dépassé toutes les prévisions. -- Joie des
- Prussiens lorsqu'ils acquièrent la connaissance entière de nos
- désastres. -- À leur joie succède une violence de passion inouïe
- contre nous. -- Arrivée de l'empereur Alexandre à Wilna, et son
- projet de se présenter comme le libérateur de l'Allemagne. --
- Actives menées des réfugiés allemands réunis autour de sa
- personne. -- Efforts tentés auprès du général d'York, commandant
- le corps prussien auxiliaire. -- Ce corps en retraite de Riga sur
- Tilsit abandonne le maréchal Macdonald et se livre aux Russes. --
- Dangers du maréchal Macdonald resté avec quelques mille Polonais
- au milieu des armées ennemies. -- Il parvient à se retirer sain
- et sauf sur Tilsit et Labiau. -- Le quartier général français
- évacue Koenigsberg, et se replie du Niémen sur la Vistule. --
- Macdonald et Ney, l'un avec la division polonaise Grandjean,
- l'autre avec la division Heudelet, couvrent comme ils peuvent
- cette évacuation précipitée. -- Officiers, généraux et cadres
- vides courant sur Dantzig et Thorn. -- Il ne reste au quartier
- général que neuf à dix mille hommes de toutes nations et de
- toutes armes, pour résister à la poursuite des Russes. -- Murat
- démoralisé se retire à Posen, et finit par quitter l'armée en
- laissant le commandement au prince Eugène. -- Effet que produit
- dans toute l'Allemagne la défection du général d'York. --
- Mouvement extraordinaire d'opinion secondé par les sociétés
- secrètes, et voeu unanime de se réunir à la Russie contre la
- France. -- Immense popularité de l'empereur Alexandre. --
- Premières impressions du roi de Prusse, et son empressement à
- désavouer le général d'York. -- Son embarras entre les
- engagements contractés envers la France et la contrainte
- qu'exerce sur lui l'opinion publique de l'Allemagne. -- Il se
- retire en Silésie, et prend une sorte de position intermédiaire,
- d'où il propose certaines conditions à Napoléon. -- Contre-coup
- produit à Vienne par le mouvement général des esprits. --
- Situation de l'empereur François qui a marié sa fille à Napoléon,
- et de M. de Metternich qui a conseillé ce mariage. -- Leur
- crainte de s'être trompés en adoptant trop tard la politique
- d'alliance avec la France. -- Désir de modifier cette politique,
- et de s'entremettre entre la France et la Russie, afin d'amener
- la paix, et de profiter des circonstances pour rétablir
- l'indépendance de l'Allemagne. -- Sages conseils de l'empereur
- François et de M. de Metternich à Napoléon, et offre de la
- médiation autrichienne. -- Comment Napoléon reçoit ces nouvelles
- arrivant coup sur coup à Paris. -- Il donne un nouveau
- développement à ses plans pour la reconstitution des forces de la
- France. -- Emploi des cohortes. -- Levée de cinq cent mille
- hommes. -- Napoléon convoque un conseil d'affaires étrangères
- pour lui soumettre ces mesures, et le consulter sur l'attitude à
- prendre à l'égard de l'Europe. -- Sans repousser la paix,
- Napoléon veut en parler, en laisser parler, mais ne la conclure
- qu'après des victoires qui lui rendent la situation qu'il a
- perdue. -- Diversité des opinions qui se produisent autour de
- lui. -- La majorité se prononce pour de grands armements, et en
- même temps pour de promptes négociations par l'entremise de
- l'Autriche. -- Napoléon, à qui il convient de négocier pendant
- qu'il se prépare à combattre, accepte la médiation de l'Autriche,
- mais en indiquant des bases de pacification qui ne sont pas de
- nature à lui concilier cette puissance. -- Réponse peu
- encourageante adressée à la Prusse. -- Immense activité
- administrative déployée pendant ces négociations. -- État de
- l'opinion publique en France. -- On déplore les fautes de
- Napoléon, mais on est d'avis de faire un grand et dernier effort
- pour repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la paix. -- Aux
- levées ordonnées se joignent des dons volontaires. -- Emploi que
- fait Napoléon des 500 mille hommes mis à sa disposition. --
- Réorganisation des corps de l'ancienne armée sous les maréchaux
- Davout et Victor. -- Création, au moyen des cohortes et des
- régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, un sur l'Elbe,
- sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous les maréchaux
- Ney et Marmont, un en Italie, sous le général Bertrand. --
- Réorganisation de l'artillerie et de la cavalerie. -- Moyens
- financiers imaginés pour suffire à ces vastes armements. --
- Napoléon, tandis qu'il s'occupe de ces préparatifs, veut faire
- quelque chose pour ramener les esprits, et songe à terminer ses
- démêlés avec le Pape. -- Translation du Pape de Savone à
- Fontainebleau. -- Napoléon y envoie les cardinaux de Bayane et
- Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, pour préparer
- Pie VII à une transaction. -- Le Pape déjà d'accord avec Napoléon
- sur l'institution canonique, est disposé à accepter un
- établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à résider à
- Paris. -- Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se
- transporte à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et
- de ses entretiens décide le Pape à signer le Concordat de
- Fontainebleau, qui consacre l'abandon de la puissance temporelle
- du Saint-Siége. -- Fêtes à Fontainebleau. -- Grâces prodiguées au
- clergé. -- Rappel des cardinaux exilés. -- Les cardinaux revenus
- auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le
- disposent à ne pas exécuter le Concordat de Fontainebleau. --
- Napoléon feint de ne pas s'en apercevoir. -- Content de ce qu'il
- a obtenu, il convoque le Corps législatif, et lui annonce ses
- résolutions. -- Marche des événements en Allemagne. --
- Enthousiasme croissant des Allemands. -- Le roi de Prusse, dominé
- par ses sujets, se montre fort irrité des refus de Napoléon, et
- s'éloigne de plus en plus de notre alliance. -- Les Russes,
- quoique partagés sur la convenance militaire d'une nouvelle
- marche en avant, s'y décident par le désir d'entraîner le roi de
- Prusse. -- Ils s'avancent sur l'Oder, et obligent le prince
- Eugène à évacuer successivement Posen et Berlin. -- Nouveau
- mouvement rétrograde des armées françaises, et leur établissement
- définitif sur la ligne de l'Elbe. -- Le roi de Prusse séparé des
- Français, et entouré des Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son
- alliance avec la France. -- Traité de Kalisch. -- Arrivée
- d'Alexandre à Breslau, et son entrevue avec Frédéric-Guillaume.
- -- Effet produit en Allemagne par la défection de la Prusse. --
- Insurrection de Hambourg. -- Demi-défection de la cour de Saxe,
- et retraite de cette cour à Ratisbonne. -- Influence de ces
- nouvelles à Vienne. -- Le peuple autrichien fort ému commence
- lui-même à demander la guerre contre la France. -- La cour
- d'Autriche, ferme dans sa résolution de rétablir sa situation et
- celle de l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de
- résister à l'entraînement des esprits, et d'amener la France à
- une transaction. -- Conseils de M. de Metternich. -- Napoléon,
- peu troublé par ces événements, profite de l'occasion pour
- demander de nouvelles levées. -- Sa manière de répondre aux vues
- de l'Autriche. -- Ne tenant aucun compte des désirs de cette
- puissance, il lui propose de détruire la Prusse et d'en prendre
- les dépouilles. -- Choix de M. de Narbonne pour remplacer à
- Vienne M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. --
- Napoléon avant de quitter Paris se décide à confier la régence à
- Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la
- France. -- Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur
- ce sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son fils.
- -- Cérémonie solennelle dans laquelle il investit Marie-Louise du
- titre de régente. -- Avant de partir il a le temps de voir le
- prince de Schwarzenberg, dont il écoute à peine les
- communications. -- Confiance dont il est plein. -- Chagrin de
- l'Impératrice. -- Départ pour l'armée.
-
-
-[Date en marge: Déc. 1812.]
-
-[En marge: Voyage clandestin de Napoléon de Smorgoni à Paris.]
-
-[En marge: Il s'arrête quelques heures à Varsovie et à Dresde.]
-
-[En marge: Secrète entrevue avec le roi de Saxe.]
-
-[En marge: Lettre écrite de Dresde à l'empereur François.]
-
-Tandis que l'Europe, agitée à la fois par l'espérance, la crainte et
-la haine, se demandait ce que Napoléon était devenu, s'il avait péri,
-s'il s'était sauvé, il traversait dans un traîneau, en compagnie du
-duc de Vicence, du grand maréchal Duroc, du comte Lobau, du général
-Lefèvre-Desnoettes et du mameluk Rustan, les vastes plaines de la
-Lithuanie, de la Pologne, de la Saxe, se tenant profondément caché
-sous d'épaisses fourrures, car son nom imprudemment prononcé, son
-visage reconnu, eussent amené sur-le-champ une tragique catastrophe.
-L'homme qui avait tant excité l'admiration des peuples, qui était
-naguère l'objet de leur soumission superstitieuse, n'eût pas en ce
-moment échappé à leur fureur. En deux endroits seulement il se fit
-connaître, à Varsovie et à Dresde. À Varsovie, il fallait adresser
-encore un mot aux Polonais, pour leur arracher un suprême et dernier
-effort. Le duc de Vicence se transporta dans son costume de voyage
-auprès de l'archevêque de Malines, qui était tout ému des nouvelles de
-Krasnoé et de la Bérézina, et peu capable de rendre aux Polonais un
-courage qu'il n'avait pas lui-même. Il força presque la porte de
-l'archevêque, ne voulant pas se faire connaître des serviteurs de
-l'ambassade, lui apparut comme une sorte de spectre, et le remplit de
-surprise en se nommant, en lui disant avec qui il était, et en le
-conduisant à la modeste hôtellerie où Napoléon était secrètement
-descendu. M. de Pradt accourut auprès de Napoléon, qu'il trouva dans
-un méchant réduit, ayant de la peine à s'y faire allumer du feu, et
-dissimulant sous une feinte gaieté les immenses souffrances de son
-orgueil. Quelle différence entre ce moment et celui où, six mois
-auparavant, il lui donnait d'un ton si leste les plus extraordinaires
-instructions sur la reconstitution de la Pologne, et sur le
-remaniement du territoire européen! Napoléon trouvant dans la force de
-sa volonté de quoi surmonter cette situation, affecta de n'être ni
-ébranlé, ni surpris, ni changé.--Du sublime au ridicule il n'y a qu'un
-pas, dit-il au prélat ambassadeur, avec un rire contraint, qui
-prouvait l'excès de son embarras en voulant le cacher, mais aussi la
-vigueur de son caractère.--Qui n'a pas eu de revers?... ajouta-t-il.
-Il est vrai que personne n'en a éprouvé de pareils; mais ils devaient
-être proportionnés à ma fortune, et du reste ils seront prochainement
-réparés.--Alors il vanta sa santé, sa force personnelle, se mit à
-répéter qu'il était fait pour les aventures extraordinaires, que le
-monde bouleversé était son élément, qu'il savait y vivre, mais qu'il
-saurait le remettre en ordre, que bientôt il serait de retour sur la
-Vistule avec trois cent mille hommes, et ferait expier aux Russes des
-succès qui étaient l'ouvrage de la nature et non pas le leur. Dans
-tout cela, il était facile de voir que s'il souffrait, le ressort de
-sa prodigieuse intelligence n'était ni forcé ni affaibli. Il fit
-appeler les principaux ministres polonais, en leur recommandant le
-secret le plus absolu sur sa présence à Varsovie, tâcha de relever
-leur courage abattu, leur promit de ne point abandonner la Pologne,
-de reparaître prochainement au milieu d'elle à la tête d'une puissante
-armée, leur affirma que les Russes avaient été plus maltraités que
-lui, qu'ils ne pourraient pas réparer leurs pertes, tandis qu'il
-allait réparer les siennes en un clin d'oeil, et que la disproportion
-fondamentale entre la puissance de la France et celle de la Russie
-éclaterait dans trois mois, de manière à remettre toutes choses à leur
-place. Après avoir essayé de rendre quelque confiance aux ministres
-polonais, il partit, toujours inconnu, et toujours courant sur la
-neige, arriva à Dresde, descendit chez son ministre, M. de Serra, fit
-appeler le pauvre roi de Saxe, terrifié de cet étrange changement de
-fortune, lui dit qu'il ne fallait pas s'alarmer des derniers
-événements, que ce n'était qu'une des mobiles et variables apparences
-que la guerre prenait quelquefois, qu'en quelques semaines il
-reviendrait plus redoutable que jamais, lui conserverait cette
-Pologne, chimère vieille et chérie des princes saxons, et laissa
-presque rassuré ce bonhomme couronné, habitué non pas à le comprendre,
-mais à le croire. Il lui recommanda le secret, dont il avait besoin
-encore pour quarante-huit heures, prit quelques instants pour écrire à
-son beau-père, lui annonça qu'il revenait sain et sauf, plein de
-santé, de sérénité, de confiance, que les choses étaient telles qu'il
-les avait dites dans son 29e bulletin, qu'il allait ramener sur la
-Vistule une armée formidable, qu'il comptait toujours sur l'alliance
-de l'Autriche, sur le prompt recrutement du corps autrichien, et qu'il
-désirait qu'on lui envoyât à Paris un diplomate d'importance
-(l'ambassadeur, prince de Schwarzenberg, étant nécessaire en
-Gallicie), car on aurait de grandes affaires à traiter. Après avoir
-essayé de produire par écrit sur son beau-père l'impression qu'il
-cherchait à produire par ses paroles chez tous ceux qu'il rencontrait,
-il partit pour Weimar. Le traînage n'étant plus d'usage dans les lieux
-qu'il allait traverser, il emprunta la voiture de son ministre, M. de
-Saint-Aignan, et courut la poste jusqu'à Paris. Arrivé sur le Rhin, il
-n'avait plus à se cacher, car si pour la France il était un souverain
-absolu, exigeant, tyrannique même, il était aussi son général, son
-défenseur, et il pouvait se montrer à elle en sûreté. Pour ne pas trop
-surprendre, il s'était fait précéder par un officier qui portait
-quelques lignes destinées au _Moniteur_. Ces lignes disaient que le 5
-décembre il avait assemblé ses généraux à Smorgoni, transmis le
-commandement au roi Murat pour le temps seulement où le froid
-paralyserait les opérations militaires, qu'il avait traversé Varsovie,
-Dresde, et qu'il allait arriver à Paris pour y prendre en main les
-affaires de l'Empire.
-
-Cette nouvelle était indispensable à donner, car si le 29e bulletin, à
-jamais célèbre, laissait entrevoir une partie de la vérité, il devait
-être bientôt cruellement commenté par la correspondance des officiers
-avec leurs familles, et il fallait y parer en montrant Napoléon
-présent à Paris, ce qui était le seul moyen de maintenir les esprits
-dans leur état ordinaire de calme, de soumission, de dévouement
-sincère ou affecté.
-
-[En marge: Arrivée de Napoléon à Paris dans la nuit du 18 décembre.]
-
-[En marge: Son entrevue avec Marie-Louise.]
-
-Napoléon suivit de fort près l'officier chargé d'annoncer son
-arrivée. Le 18 décembre, à onze heures et demie du soir, il entra dans
-les Tuileries, et vint surprendre sa femme, nullement refroidie pour
-lui par ce changement de situation, mais profondément étonnée, car en
-s'unissant à lui elle avait cru épouser non pas seulement un favori de
-la fortune, mais pour ainsi dire la fortune elle-même, dispensant
-d'une main inépuisable tous les biens de la terre. Napoléon embrassa
-tendrement Marie-Louise, continua avec elle l'espèce de comédie qu'il
-avait jouée avec tout le monde, et répéta que c'était le froid, le
-froid seul qui avait causé cette surprenante mésaventure, facile à
-réparer d'ailleurs, comme bientôt on le verrait. Il la rassura ainsi
-de son mieux, sans avouer même à elle les tourments de son orgueil
-horriblement froissé.
-
-[En marge: Réception des ministres.]
-
-[En marge: Langage hautain de Napoléon, et timidité de ses
-interlocuteurs.]
-
-[En marge: Napoléon s'efforce d'attirer l'attention publique sur
-l'affaire Malet, pour la détourner des événements de Russie.]
-
-Le lendemain matin 19, il attendait ses ministres et les grands de sa
-cour. C'était une pénible épreuve que la première entrevue avec ces
-serviteurs si soumis, si dédaigneusement traités du haut d'une
-prospérité sans exemple: mais il avait une ressource qu'un triste
-hasard lui avait ménagée, et dont la bassesse de la plupart d'entre
-eux allait lui permettre d'user largement, c'était la conspiration du
-général Malet. Ils avaient été singulièrement pris au dépourvu par cet
-audacieux conspirateur, à ce point que plusieurs hauts fonctionnaires
-s'étaient laissé jeter en prison, notamment le spirituel et intrépide
-ministre de la police Rovigo; puis ils s'étaient dénoncés les uns les
-autres, et avaient fait fusiller une douzaine de malheureux, là où il
-n'y avait qu'un coupable, sans être bien certains de s'être acquis de
-la sorte l'indulgence de leur maître absent. Aussi étaient-ils
-inquiets de l'accueil qu'il leur ferait, regardaient avec une
-compassion méprisante l'infortuné ministre de la police, réputé le
-plus condamnable et le plus condamné de tous, et quant à eux songeant
-à peine aux cinq cent mille hommes qui avaient péri, à la fortune
-changée de la France, n'étaient occupés que du traitement qu'ils
-allaient essuyer, de façon que Napoléon qui aurait eu de si
-déplorables comptes à rendre, se présentait au contraire comme s'il
-n'avait eu que des comptes à demander. Cette servitude exprimée sur
-presque tous les visages lui fut singulièrement commode. Il reçut les
-personnages composant sa cour et son gouvernement avec une extrême
-hauteur, conservant une attitude tranquille, mais sévère, semblant
-attendre des explications au lieu d'en apporter, traitant les affaires
-du dehors comme les moindres, celles de l'intérieur comme les plus
-graves, voulant qu'on éclaircît ces dernières, questionnant, en un
-mot, pour n'être pas questionné. Sans doute, disait-il, en s'adressant
-tantôt aux uns, tantôt aux autres, il y avait eu du mal, et même
-beaucoup, dans cette campagne; l'armée française avait souffert, mais
-pas plus que l'armée russe. C'étaient là les chances ordinaires de la
-guerre, dont il n'y avait pas à s'étonner, et qui étaient pour les
-hommes fortement trempés l'occasion de faire éclater l'énergie de leur
-âme. À ce sujet il rangeait les hommes en deux classes, ceux qui
-étaient au niveau des épreuves ordinaires, et ceux qui étaient
-au-dessus de toutes les épreuves, quelles qu'elles fussent, affectait
-de n'estimer que ces derniers, faisait un éloge fort mérité du
-maréchal Ney, de manière cependant qu'il semblait n'y avoir rien à
-dire sur les événements de cette guerre, rien, même à lui, rien,
-qu'aux hommes qui n'avaient pas le courage et la santé du maréchal
-Ney. Puis négligeant comme accessoire l'expédition de Russie, il
-demandait comment on avait pu se laisser surprendre, comment surtout,
-même en le croyant mort, on n'était pas accouru auprès de
-l'Impératrice, auprès du Roi de Rome, légitimes souverains après lui,
-et comment on avait pu supposer si facilement l'ordre de choses
-aboli?--
-
-À ces questions fondées mais imprudentes, car il est vrai que tout le
-monde avait regardé sa mort comme la plus naturelle des nouvelles, et
-la chute de son trône après sa mort comme la plus naturelle des
-révolutions, à ces questions chacun ne savait que répondre, et s'en
-tirait en baissant la tête, en paraissant reconnaître qu'il y avait là
-quelque chose d'inexplicable. Personne n'osa lui faire la vraie
-réponse, c'est que son empire n'était pas fondé, c'est qu'avec
-beaucoup de sagesse il aurait pu sans doute donner à cet empire une
-apparence de stabilité que les établissements nouveaux ont rarement,
-mais qu'à la manière dont il s'y prenait, on supposait que son empire
-durerait tout juste le temps de sa vie, et que bientôt même on en
-douterait s'il continuait; qu'il n'était donc pas étonnant qu'un
-audacieux, le disant mort d'un coup de feu, et annonçant son
-gouvernement comme détruit, eût rencontré partout des gens disposés à
-croire et à obéir. C'est là ce qu'on aurait dû lui dire, et ce qu'on
-ne lui dit pas, faute de l'oser, et faute aussi de le comprendre. Mais
-Napoléon en insistant, en tenant les esprits trop longtemps fixés sur
-ce sujet, commettait une faute, car s'il n'amenait aucun d'eux à le
-dire, en les forçant à y réfléchir, il les amenait tous à le penser.
-
-[En marge: Chacun semble désigner le duc de Rovigo comme la victime
-qui doit tout expier.]
-
-[En marge: Long entretien de Napoléon avec le duc de Rovigo.]
-
-[En marge: Napoléon après avoir écouté les explications du duc de
-Rovigo, lui donne des marques visibles de faveur.]
-
-À ses pressantes questions, on répondait en montrant des yeux le
-ministre de la police, qu'on semblait désigner comme le vrai coupable,
-comme celui qui devait tout expier, non-seulement la conspiration de
-Malet, mais peut-être même la campagne de Russie. Le duc de Rovigo
-était là, pendant cette matinée, dans un isolement complet, personne
-n'osant lui parler, et tous les assistants s'attendant pour lui à une
-disgrâce éclatante. Mais Napoléon, après une réception générale et
-d'apparat, s'entretint avec chacun en particulier. Il écouta notamment
-le duc de Rovigo, et l'écouta longtemps, car il avait pour son
-courage, son esprit, sa sincérité, une sorte d'estime. Le duc de
-Rovigo, hardi et familier, avait quelque chose de ces serviteurs osés,
-habitués à ne pas craindre un maître plus grondeur que méchant, et
-toujours prêts dans l'occasion à lui dire ce qu'il n'aime pas à
-entendre, et ce qu'il est utile de lui faire savoir. Fort maltraité
-par les rapports malveillants du ministre de la guerre Clarke, qui, de
-peur qu'on ne s'en prît à lui d'une conspiration où figuraient
-beaucoup de militaires, avait tout rejeté sur la police, ayant en
-outre à sa charge l'incident désagréable de son envoi à la
-Conciergerie, il ne se troubla point, et en entrant dans les détails
-fit comprendre à l'Empereur comment tout s'étant passé dans la tête
-d'un maniaque audacieux, qui n'avait dit son secret à personne, la
-police n'avait pu être avertie; comment cet homme usant de la nouvelle
-si admissible de la mort de Napoléon tué d'un coup de feu, avait
-rencontré une crédulité générale, laquelle s'était changée tout
-aussitôt en complicité involontaire; comment des officiers innocents,
-ne supposant pas qu'on pût les tromper à ce point, avaient prêté leurs
-soldats à une imposture si vraisemblable, et étaient devenus criminels
-sans s'en douter; comment enfin ceux qui avaient voulu faire croire à
-une conspiration fort étendue pour incriminer la police, avaient
-inutilement immolé une douzaine de victimes. Cette explication, qui
-était l'exacte vérité, excusait fort le duc de Rovigo, ne le sauvait
-pas, il est vrai, du rire universel éclatant chaque jour encore au
-souvenir de son arrestation, car le rire ne raisonne pas plus que la
-colère, mais le justifiait aux yeux d'un maître toujours juste par
-génie, quand il n'était pas injuste par colère ou par calcul. Mais
-c'était une grave accusation contre ceux qui avaient fait fusiller
-douze malheureux, dont trois seulement étaient coupables, et même, à
-vrai dire, un seul, car les généraux Lahorie et Guidal, ayant cru à la
-nouvelle de la mort de Napoléon, pouvaient être considérés comme ayant
-agi sous l'empire d'une erreur involontaire. C'était déjà la manière
-de penser de Napoléon à Smolensk, et ce fut bien plus la sienne après
-avoir entendu le duc de Rovigo; mais ce n'était pas d'un excès de zèle
-que dans une occurrence pareille il aurait blâmé ses ministres et ses
-grands dignitaires, et il se garda bien de leur en faire un reproche.
-Il convint avec le duc de Rovigo que lui seul dans cette affaire avait
-vu juste, ajouta pourtant que son arrestation était devant un public
-railleur une circonstance fâcheuse, lui indiqua du reste clairement
-qu'il ne donnerait pas raison à ce public en le disgraciant, puis,
-cette audience terminée, étonna tout le monde par des marques visibles
-de faveur envers le duc de Rovigo, cherchant en quelque façon à
-relever un ministre qu'il savait difficile à remplacer, et qu'il n'eût
-certainement pas remplacé par M. Fouché, dans un moment où la fidélité
-allait devenir une qualité des plus précieuses.
-
-[En marge: Long entretien avec l'archichancelier Cambacérès.]
-
-Resté seul avec le prince Cambacérès, et en présence de ce confident
-d'un bon sens si supérieur éprouvant un embarras qu'il ne ressentait
-devant aucun autre, il lui demanda ce qu'il avait pensé de cet étrange
-désastre de Russie, s'il n'en avait pas été fort étonné.
-L'archichancelier avoua qu'il avait été extrêmement surpris, et, en
-effet, bien que depuis longtemps il eût commencé à croire que tant de
-guerres auraient une funeste issue, et qu'il eût très-timidement
-essayé de le dire à Napoléon, sa prévoyance n'avait jamais été jusqu'à
-concevoir une aussi grande catastrophe. Napoléon rejeta tout sur les
-éléments, sur un froid subit et extraordinaire qui l'avait assailli
-avant le temps, comme si ce genre d'accident n'aurait pas dû être
-prévu par un génie tel que le sien, et comme si, même avant ce froid,
-son entreprise n'avait pas déjà rencontré dans les distances des
-difficultés insurmontables. Il rejeta aussi une partie de cette
-tragique aventure sur la barbare folie d'Alexandre, qui s'était fait,
-en brûlant ses villes, plus de mal qu'on ne voulait lui en causer;
-car, disait Napoléon, on n'entendait lui imposer que des conditions de
-paix fort acceptables; comme si Alexandre avait dû proportionner la
-guerre aux calculs de son adversaire, la rendre facile pour se rendre
-plus facile à battre, comme si enfin, ayant renversé par ce sacrifice
-le géant qui dominait l'Europe, et ayant pris sa place, sans il est
-vrai prendre sa gloire, il avait à regretter l'incendie de quelques
-villes, et même celui d'une capitale. C'étaient là de faibles excuses
-imaginées par Napoléon; mais ne pouvant se taire sur le désastre de
-Russie avec un personnage tel que l'archichancelier Cambacérès, il
-débitait ces misères, dont il savait la valeur, à un homme qui la
-savait comme lui. Cela dit, Napoléon remercia fort le prince
-Cambacérès du zèle qu'il avait déployé, et loin de lui reprocher à
-lui, magistrat ordinairement sage et humain, la mort inutile de tant
-de victimes, il revint au sujet dont il voulait faire le grand
-événement du jour, à la conspiration de Malet. Il lui répéta ce thème,
-qui de sa bouche allait passer dans la bouche de tous les hauts
-fonctionnaires de l'État, qu'il fallait non-seulement des soldats
-braves, mais des magistrats fermes, capables de mourir pour la défense
-du trône comme les soldats pour la défense de la patrie. Il parla
-ensuite des dangers personnels qu'il avait courus, et de ceux qu'il
-aurait à braver encore pour rétablir ses affaires, de la nécessité
-d'assurer la transmission de sa couronne à son fils dans le cas où il
-viendrait à être tué, des moyens d'y parvenir, de l'avantage qu'il y
-aurait à couronner par anticipation l'héritier présomptif, ce qui
-avait eu lieu bien souvent dans l'empire d'Occident, et enfin d'un
-grand spectacle à donner pour frapper les imaginations, et pour faire
-entendre aux magistrats civils le langage du devoir.
-
-[En marge: Napoléon persistant dans son calcul d'attirer l'attention
-publique sur l'affaire Malet, fait mettre en jugement M. Frochot, pour
-sa conduite le jour de la conspiration.]
-
-[En marge: Napoléon reçoit les grands corps de l'État.]
-
-Ces considérations étaient une menace pour un magistrat honnête et
-intègre, qui malheureusement avait fourni une ample matière à la
-médisance par sa conduite pendant le court succès de la conspiration
-du général Malet. M. Frochot, préfet de la Seine, arrivant de la
-campagne au moment où les conspirateurs entraient à l'hôtel de ville,
-croyant ce qu'ils disaient, et n'imaginant pas un instant qu'ils
-voulussent l'induire en erreur, avait purement et simplement obéi au
-prétendu décret du Sénat, et ordonné de disposer la salle principale
-de l'hôtel de ville pour y recevoir le nouveau gouvernement. Sans
-doute il y avait là une crédulité qui prêtait à rire autant que
-l'arrestation du duc de Rovigo, mais qui avait son explication, comme
-toute cette affaire, dans le peu de solidité de l'établissement
-impérial, et qu'il eût fallu, nous le répétons, oublier, loin de
-forcer le public à s'en occuper. Napoléon, au contraire, quoiqu'il
-estimât M. Frochot, et ne fût animé à son égard d'aucun sentiment de
-malveillance, résolut de le faire servir au spectacle qu'il préparait,
-et sur lequel il voulait attirer l'attention publique pour ne pas la
-laisser séjourner sur les événements de Russie. Il décida que M.
-Frochot serait déféré au Conseil d'État, et que tous les grands corps
-seraient amenés aux Tuileries pour lui adresser des discours solennels
-soit sur son retour, soit sur les événements du moment. Cet usage, si
-fréquent depuis, n'était pas établi alors. Les jours de grande fête on
-passait devant Napoléon, on lui adressait quelques mots non écrits
-auxquels il répondait de la même manière. C'étaient de simples visites
-et non des solennités. L'archichancelier Cambacérès averti indiqua aux
-chefs de tous les corps le sens de leurs harangues, et le dimanche 20
-décembre, surlendemain de son arrivée, Napoléon reçut le Sénat, le
-Conseil d'État, les grandes administrations.
-
-[En marge: Harangue de M. de Lacépède au nom du Sénat.]
-
-Ce fut M. de Lacépède, président du Sénat, qui porta la parole au nom
-de ce corps. M. de Lacépède était un de ces savants qui mettent
-volontiers une plume exercée au service d'un pouvoir largement
-rémunérateur. Le prince Cambacérès fournissant le fond des idées, il
-savait les revêtir assez vite de ces couleurs affectées, dont il avait
-appris à se servir à l'école des médiocres imitateurs de Buffon. Il
-commença par féliciter Napoléon de son heureux retour, et par en
-féliciter la France, car toute absence de l'Empereur ralentissant
-l'action bienfaisante de son génie, était un malheur national. Puis il
-vint au sujet du jour, non pas la campagne de Russie, mais la
-conspiration Malet. Des hommes, disait-il, auxquels la clémence de
-l'Empereur avait pardonné leurs crimes passés, avaient voulu rejeter
-la France dans l'anarchie, d'où son génie tutélaire l'avait tirée;
-mais leur forfait avait été court, le châtiment prompt, et la France,
-avertie par cette folle tentative, avait de nouveau senti ce qu'elle
-devait à la dynastie napoléonienne, s'était promis de lui rester
-invariablement fidèle, et le Sénat, institué pour la conserver, était
-résolu à mourir pour elle.--
-
-On peut voir à ce langage que les banalités que nous avons tant de
-fois entendues ne sont pas nouvelles, et qu'il n'y a pas à en tenir
-grand compte. Mais un passage de cette harangue méritait quelque
-attention: «Dans les commencements de nos anciennes dynasties,
-ajoutait le président du Sénat, on vit plus d'une fois le monarque
-ordonner qu'un serment solennel liât d'avance les Français de tous les
-rangs à l'héritier du trône, et quelquefois, lorsque l'âge du jeune
-prince le permit, une couronne fut placée sur sa tête, comme le gage
-de son autorité future, et le symbole de la perpétuité du
-gouvernement.»
-
-Évidemment il y avait dans ces paroles une inspiration supérieure, et
-c'était la première indication du projet dont nous venons de parler,
-lequel consistait à préparer à l'avance, pour le cas d'une mort
-soudaine, la transmission de la couronne impériale au fils de
-Napoléon. Le discours du Sénat finissait par quelques mots sur
-l'expédition de Russie, sur les éléments, seule cause de nos malheurs,
-sur la barbarie des Russes qui avaient brûlé leurs villes plutôt que
-de nous les livrer, sur le chagrin de l'empereur Napoléon qui n'aurait
-pas voulu une guerre ainsi faite, qui ne souhaitait qu'un arrangement
-équitable, et sur la bravoure enfin des Français, tout prêts encore à
-courir sous les drapeaux pour conquérir à leur empereur une paix
-glorieuse.
-
-[En marge: Réponse de Napoléon au Sénat.]
-
-Napoléon, assis sur son trône, répondit par quelques paroles, qui,
-bien que jetées dans le moule commun fourni par lui, avaient un tout
-autre caractère que celles de ses tristes adulateurs.
-
---Il avait assurément fort à coeur, disait-il, la gloire et la
-grandeur de la France, mais il pensait avant tout à garantir son repos
-et son bonheur intérieurs. La sauver des déchirements de l'anarchie
-avait été et serait le but constant de ses efforts. Aussi demandait-il
-au ciel des magistrats courageux, autant au moins que des soldats
-héroïques. La plus belle mort, ajoutait-il, serait celle d'un soldat
-tombant au champ d'honneur, si la mort d'un magistrat périssant en
-défendant le souverain, le trône et les lois, n'était plus glorieuse
-encore. Nos pères avaient pour cri de ralliement: _Le roi est mort,
-vive le roi!_ Ce peu de mots contiennent les principaux avantages de
-la monarchie ...--Faisant allusion au voeu exprimé par le Sénat,
-Napoléon disait: Je crois avoir étudié l'esprit que mes peuples ont
-montré dans les différents siècles; j'ai réfléchi à ce qui a été fait
-aux diverses époques de notre histoire, j'y penserai encore...--
-
-[En marge: Harangue du Conseil d'État.]
-
-Quant à l'expédition de Russie, l'intention d'ailleurs fort sage de la
-réponse impériale fut visiblement de ne pas envenimer la querelle avec
-l'empereur Alexandre.--La guerre que je soutiens, ajouta Napoléon, est
-une guerre politique. Je l'ai entreprise sans animosité, et j'eusse
-voulu épargner à la Russie les maux qu'elle-même s'est faits. J'aurais
-pu armer contre elle une partie de sa population en proclamant la
-liberté des paysans ... un grand nombre de villages me l'ont demandé,
-mais je me suis refusé à une mesure qui eût voué à la mort des
-milliers de familles ... Mon armée a souffert, mais par la rigueur
-des saisons, etc ...--Remerciant ensuite le Sénat avec assez de
-hauteur, Napoléon reçut le Conseil d'État. Ce corps ne pouvait que
-répéter les paroles prescrites pour cette circonstance, et elles ne
-mériteraient pas d'être reproduites ici, sans la réponse de Napoléon.
-Après avoir redit de la manière convenue que quelques scélérats
-avaient voulu plonger la France dans l'anarchie, que le crime avait
-été promptement suivi d'un juste châtiment, que la France avait en
-cette occasion senti redoubler son amour pour la dynastie à laquelle
-elle devait tant de gloire et de bonheur, et que, le cas survenant,
-elle courrait tout entière aux pieds de l'héritier du trône pour l'y
-faire monter et l'y maintenir, après ces vulgaires déclarations, le
-Conseil d'État, parlant de la guerre plus que n'avait fait le Sénat,
-prétendit découvrir dans les derniers malheurs quelque chose qui le
-transportait d'aise et d'admiration, disait-il, c'était le
-développement prodigieux d'un auguste caractère, qui n'avait jamais
-paru plus grand qu'au milieu de ces traverses, par lesquelles il
-semblait que la fortune eût voulu lui prouver qu'elle pouvait être
-inconstante!... Mais c'était là une épreuve passagère; la France
-allait en masse courir sous les drapeaux, l'étranger allait compter
-ses forces et les nôtres, et une paix glorieuse allait s'ensuivre ...
-Le Conseil d'État n'avait que son admiration, son amour, sa fidélité à
-offrir à l'Empereur en échange de tous les bienfaits dont il comblait
-la France, mais Napoléon dans sa bonté daignerait les agréer, etc.--
-
-Après la multitude soulevée, outrageant bassement les princes vaincus,
-il n'y a rien de plus triste à voir que ces grands corps, prosternés
-aux pieds du pouvoir, l'admirant d'une admiration qui croît avec ses
-fautes, lui parlant avec chaleur de leur fidélité déjà prête à
-s'évanouir, et lui jurant enfin de mourir pour sa cause la veille même
-du jour où ils vont féliciter un autre pouvoir de son avénement.
-Heureux les pays solidement constitués, et auxquels sont épargnés ces
-spectacles si méprisables!
-
-[En marge: Réponse de Napoléon au Conseil d'État, dans laquelle il
-s'en prend à l'idéologie de tous les malheurs de la France.]
-
-La réponse de Napoléon est restée célèbre. Elle ne pouvait pas être
-basse, mais elle était aussi peu sensée que tout ce qu'on venait
-d'entendre. Il était touché, disait-il, des sentiments du Conseil
-d'État. Si la France montrait tant d'amour pour son fils (singulière
-assertion en présence des efforts qu'on faisait pour obliger cette
-France à y penser), c'est qu'elle était convaincue du bienfait de la
-monarchie ... Puis Napoléon ajoutait ces paroles fameuses:--C'est à
-l'_idéologie_, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en recherchant
-avec subtilité les causes premières, veut sur ses bases fonder la
-législation des peuples, c'est à l'idéologie qu'il faut attribuer tous
-les malheurs de la France ... C'est elle qui a amené le régime des
-hommes de sang, qui a proclamé le principe de l'insurrection comme un
-devoir, qui a adulé le peuple en l'appelant à une souveraineté qu'il
-était incapable d'exercer, qui a détruit la sainteté et le respect des
-lois en les faisant dépendre non des principes sacrés de la justice,
-mais seulement de la volonté d'une assemblée composée d'hommes
-étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles,
-administratives, politiques et militaires.... Lorsqu'on est appelé à
-régénérer un État, ajoutait encore Napoléon, ce sont des principes
-tout opposés qu'il faut suivre ... et que le Conseil d'État doit avoir
-constamment en vue ... Il doit y joindre un courage à toute épreuve,
-et à l'exemple des présidents Harlay et Molé, être prêt à périr en
-défendant le souverain, le trône et les lois.--
-
-Quel spectacle que cette colère contre la philosophie, quel spectacle
-donné à la nation la plus intelligente de l'Europe! Quoi, on était
-allé compromettre follement en Russie l'armée française, avec l'armée
-française le trône impérial, et, ce qui était pis, la grandeur de la
-France; on s'était gravement trompé sur la nécessité de cette guerre,
-et sur les moyens de la soutenir, on revenait vaincu, humilié, et
-c'était la philosophie qui avait tort! Était-ce la philosophie aussi
-qui en ce moment tenait captif à Savone l'infortuné Pie VII, et qui
-chaque jour plongeait dans les cachots des centaines de prêtres? Et un
-homme d'un prodigieux esprit osait dire ces choses, à la face de la
-France et du monde, en présence des événements les plus propres à le
-confondre! Tel est l'effet des fautes, et surtout des grandes! Outre
-tout le mal qu'elles entraînent, elles ont pour résultat d'ôter le
-sens à celui qui les a commises, à ce point que dans l'agitation
-qu'elles produisent, le génie lui-même ne semble plus qu'un enfant en
-colère. Il s'en prend de ses fautes à ceux à qui elles sont le moins
-imputables, et qui souvent en souffrent le plus.
-
-[En marge: Jugement et condamnation de M. Frochot.]
-
-[En marge: Cette scène imaginée pour substituer un objet à un autre
-dans les préoccupations du public.]
-
-Mais rien de tout cela n'était sérieux; c'était un vain bruit, pour
-couvrir, s'il était possible, l'immense bruit de la catastrophe de
-Russie; c'était l'immolation préparée d'un magistrat honnête, plus
-surpris que faible, et dont le sacrifice était destiné à détourner
-l'attention publique d'autres événements plus graves. Le Conseil
-d'État fut en effet assemblé le lendemain même de ces puériles
-solennités, et chargé d'examiner la conduite de M. Frochot. Le
-jugement ne pouvait être douteux, car indépendamment du signal parti
-d'en haut, il y avait un reproche mérité à adresser à M. Frochot,
-c'était d'avoir si facilement obtempéré à un ordre étrange. M. Frochot
-fut donc par chaque section du Conseil d'État (prononçant l'une après
-l'autre avec une fastidieuse monotonie de langage et d'idées)
-convaincu non pas de trahison, on se hâtait d'affirmer qu'il en était
-incapable, mais de défaut de présence d'esprit, et Napoléon fut
-supplié de lui retirer ses fonctions. Sans doute on le devait, pour
-l'exemple au moins, car M. Frochot avait été mal inspiré dans cette
-journée. Mais en toute autre circonstance le gouvernement, sans
-consulter le Conseil d'État, eût prononcé cette destitution de sa
-propre autorité, et sans y joindre l'humiliation d'un jugement
-solennel. C'eût été une justice suffisante, et exempte de cruauté.
-Napoléon regretta cette cruauté, mais il fallait occuper les yeux de
-la multitude, et lui peindre en couleurs saillantes sur une toile
-grossière, un magistrat faible, pour qu'elle n'y vît pas un Pharaon
-insensé perdant son armée et sa couronne au milieu des glaces de la
-Russie.
-
-Laissons là ces tristes scènes, destinées par Napoléon à détourner de
-lui des regards importuns, et suivons-le dans d'autres occupations
-plus dignes de son génie, et plus propres à réparer ses fautes. Il
-fallait recomposer son armée détruite, raffermir sa puissance
-ébranlée, et c'est en cette occasion que ses grandes qualités allaient
-trouver un énergique emploi, et jeter un dernier et prodigieux éclat.
-Le sauveraient-elles après l'avoir compromis par leur excès même?
-C'était peu probable, mais possible, si une heureuse inconséquence
-avec lui-même venait l'arrêter au bord de l'abîme. Ce devait être
-la dernière phase de sa vie, et certainement une des plus
-extraordinaires.
-
-[En marge: L'activité de Napoléon concentrée tout entière sur ses
-nouveaux préparatifs militaires.]
-
-[En marge: Opinion qu'il se fait de l'état de la grande armée, d'après
-ce qui se passait à Smorgoni le 5 décembre, lorsqu'il était parti pour
-la France.]
-
-[En marge: Vastes ressources que son heureuse prévoyance lui avait
-préparées à l'avance en s'engageant en Russie.]
-
-[En marge: La conscription de 1813 levée en octobre.]
-
-[En marge: Les cohortes organisées dans le courant de 1812.]
-
-[En marge: Ces deux ressources, et ce qu'il supposait pouvoir ramener
-de Russie, offraient encore à Napoléon une armée de cinq cent mille
-hommes disponible sous un mois ou deux.]
-
-[En marge: Restes de la grande armée que Napoléon espérait retirer de
-Russie.]
-
-Tandis qu'il semblait occupé des choses que nous venons de retracer,
-il était en réalité occupé sans relâche d'un travail plus noble, et
-jamais il ne s'était montré administrateur plus intelligent, plus
-créateur, surtout plus actif. Quelque grand qu'il eût jugé le mal,
-pourtant il n'en avait aperçu qu'une partie en quittant l'armée à
-Smorgoni. Il croyait avoir perdu beaucoup de soldats et d'officiers,
-beaucoup d'hommes et de matériel; mais il voyait remède à toutes ces
-pertes. Sur cinq bataillons de guerre par régiment, il supposait
-qu'après le ralliement de l'armée il resterait de quoi en former
-trois, et qu'il suffirait de renvoyer en France deux cadres sur cinq,
-pour les remplir avec des conscrits déjà tout dressés. Il supposait
-que s'il avait perdu presque toute sa cavalerie, il devait lui rester
-à pied vingt-cinq ou trente mille cavaliers éprouvés, qu'il serait
-facile de remettre à cheval en achetant des chevaux en Pologne, en
-Allemagne, en France, ce dont il avait déjà donné l'ordre, et
-qu'ensuite les dépôts lui fourniraient de quoi compléter en cavaliers
-instruits cette cavalerie remontée. Il savait que son artillerie
-avait perdu beaucoup d'hommes et surtout son matériel à peu près tout
-entier; mais il savait aussi que les arsenaux de France largement
-approvisionnés pouvaient lancer sur toutes les routes du Rhin à la
-Vistule un millier de pièces de canon sur affûts neufs. La France
-fournirait de quoi les atteler, grâce aux excellents chevaux de trait
-dont elle avait une si grande abondance. Ainsi Napoléon, s'il avait
-souffert de sa politique désordonnée, recueillait néanmoins en
-beaucoup de choses le prix de sa rare prévoyance, car la Providence
-juste envers chacun, le paye toujours par le résultat. Il avait, avant
-de marcher sur Moscou, prescrit la levée de la conscription de 1813,
-laquelle arrivée en octobre dans les cadres avec une remarquable
-exactitude, remplissait les dépôts de 140 mille hommes ayant trois
-mois d'instruction, et propres à recruter les cadres qui rentreraient
-en France. Napoléon avait depuis près d'un an formé cent cohortes de
-gardes nationaux, lesquelles prises, en vertu de l'institution qui
-embrassait tous les citoyens valides, dans les classes les plus
-vigoureuses de la population, présentaient cent beaux bataillons
-d'hommes faits et déjà disciplinés. Il est vrai que leur institution
-ne les obligeait pas à servir hors des frontières. Mais en se faisant
-demander par quelques-uns de ces bataillons l'honneur de rejoindre la
-grande armée, en consacrant ce voeu par une décision du Sénat, on
-allait ajouter à cette grande armée cent mille hommes de vingt-deux à
-vingt-sept ans, doués d'une force physique qui manquait aux sujets
-fournis par la conscription. C'étaient donc 240 mille hommes déjà
-tout préparés, et qui dans un mois pouvaient être rendus sur le Rhin,
-dans deux mois sur l'Oder, dans trois mois sur la Vistule. Si en
-mettant tout au pis (comme Napoléon croyait le faire en ce moment) il
-lui restait 150 mille Français et 50 mille alliés sur les 600 mille
-hommes de la grande armée, il allait avoir encore 450 mille hommes en
-ligne, et 500 mille en comptant les contingents dus par les alliés,
-force très-suffisante pour accabler les Russes, presque aussi
-maltraités que nous par l'hiver, et moins en état de réparer leurs
-pertes! En attendant les trois mois exigés par ces préparatifs, il y
-avait sur les lieux mêmes, grâce encore à la prévoyance de Napoléon,
-bien des ressources préparées de longue main, et capables actuellement
-d'arrêter l'ennemi sur le Niémen. Il avait eu le soin, comme nous
-l'avons dit, en marchant de Smolensk sur Moscou, de faire venir de
-Vérone un beau corps de 15 à 18 mille hommes, pris dans les anciens
-régiments de l'armée d'Italie, et qui avait traversé les Alpes avant
-la mauvaise saison. Ce corps était à Berlin, sous le général Grenier,
-et parfaitement composé en toutes armes. Napoléon avait formé en outre
-sous le maréchal Augereau un corps (le 11e) chargé d'occuper la ligne
-de l'Elbe. De ce corps, une division, celle du général Durutte, avait
-été envoyée au général Reynier sur le Bug, et avait péri à moitié; une
-autre sous le général Loison avait été envoyée de Wilna à la rencontre
-de la grande armée, et subsistait tout entière quand Napoléon avait
-quitté Smorgoni. Il en restait de plus deux tout à fait intactes, la
-division Heudelet et la division Lagrange, déjà rendues à Dantzig. Les
-unes et les autres en y ajoutant les troupes venues d'Italie,
-présentaient un total de 45 mille hommes au moins, entièrement frais,
-et sur lesquels l'armée en retraite pouvait s'appuyer. Lorsque
-Napoléon avait quitté Smorgoni, la garde comptait encore sept à huit
-mille hommes, le corps de Victor n'était pas détruit, la division
-Loison n'avait pas été engagée, et il revenait de Moscou une
-quarantaine de mille hommes, dont le nombre devait s'augmenter chaque
-jour par le ralliement des soldats débandés. Il y avait de plus à
-gauche le corps de Macdonald, fort de sept à huit mille Polonais, de
-quinze mille Prussiens, ayant tous bien servi et peu souffert; il y
-avait à droite quinze mille Saxons et Français de Reynier, vingt-cinq
-mille Autrichiens de Schwarzenberg, ayant bien servi aussi, malgré la
-timidité de leurs chefs. Il y avait enfin le corps de Poniatowski,
-renvoyé de bonne heure dans ses cantonnements pour s'y recruter, et M.
-de Bassano chargé en revenant de Wilna de passer à Varsovie, puis à
-Berlin, assurait que la Pologne allait se lever en masse, que la
-Prusse jurait de nous rester fidèle, qu'elle était même disposée,
-moyennant quelques secours d'argent, à augmenter son contingent; que
-le prince de Schwarzenberg écrivait les lettres d'un militaire plein
-d'honneur, et que ce prince, ainsi que tous les Autrichiens qu'on
-avait vus, en formant des voeux ardents pour une paix prochaine,
-promettaient néanmoins une parfaite fidélité à l'alliance. En
-supposant donc qu'il ne revînt sur Wilna que 40 mille hommes de ceux
-qui avaient pénétré dans l'intérieur de la Russie, en y ajoutant les
-45 mille hommes frais qui sous Augereau et Grenier gardaient l'Elbe,
-les 20 mille qui sous Macdonald revenaient de Riga, les 40 mille qui
-sous Reynier et le prince de Schwarzenberg revenaient des environs de
-Minsk, on pouvait se flatter de réunir 150 mille hommes au moins,
-bientôt peut-être 200 mille par le ralliement successif des traînards,
-et de les opposer avec avantage aux Russes, qui certainement n'en
-avaient pas plus de 150 mille échappés aux rigueurs de l'hiver. En
-ajoutant à ces 200 mille les 240 mille qui allaient venir des dépôts
-du Rhin sous deux ou trois mois, plus les nouvelles levées que la
-France ne manquerait pas de fournir en présence du danger, Napoléon
-était fondé à croire qu'il retiendrait les Prussiens et les
-Autrichiens dans son alliance, qu'il refoulerait les Russes au delà du
-Niémen, qu'il parviendrait à recouvrer la paix continentale sans de
-trop grands sacrifices, peut-être même à la compléter par la paix
-maritime!
-
-Ces espérances soutinrent pendant les premiers jours l'ardeur de
-Napoléon au travail. Mais c'était là le tableau des choses tel qu'il
-était permis de le tracer lorsqu'il avait quitté l'armée.
-Malheureusement du 5 décembre au commencement de janvier tout avait
-changé dans le Nord, militairement et politiquement. Napoléon avait en
-effet précipité sa fortune sur une pente si rapide, que chaque fois
-qu'il y reportait les yeux, il la trouvait effroyablement descendue
-vers l'abîme.
-
-[En marge: Ce qu'était devenue la grande armée depuis que Napoléon
-l'avait quittée.]
-
-Depuis son départ, comme nous l'avons exposé précédemment, l'armée
-était tombée dans la plus affreuse dissolution. Par suite du froid
-parvenu à une intensité extraordinaire, et faute d'une autorité
-respectée, toute discipline avait disparu; chacun livré à son
-désespoir personnel s'était enfui comme il avait pu, et cette poignée
-d'hommes déjà si réduite qui avait forcé le passage de la Bérézina,
-s'était complétement dispersée. Le corps de Victor qui était encore de
-7 à 8 mille combattants le soir de son héroïque défense des ponts,
-avait fondu en deux jours seulement, pour avoir fait pendant ces deux
-jours le métier d'arrière-garde. La division Loison comprenant dix
-mille hommes jeunes, il est vrai, mais bien organisés, n'ayant rien
-souffert jusqu'alors, s'était entièrement décomposée pour être sortie
-de Wilna et avoir voulu marcher à la rencontre de la grande armée. Le
-froid en avait tué la moitié, et le reste s'était éparpillé, au point
-qu'il n'y avait pas deux mille hommes dans le rang. Même chose était
-arrivée aux détachements qui formaient la garnison de Wilna. Les
-quatre ou cinq mille Bavarois du général de Wrède, qui depuis
-l'évacuation de Polotsk s'étaient tenus sur la gauche de Wilna,
-avaient partagé le sort commun. Les Saxons de Reynier, les Autrichiens
-de Schwarzenberg, étant demeurés aux environs de Minsk faute d'ordres
-précis, Wilna s'était trouvé découvert, et il avait fallu l'évacuer en
-désordre, sans même avoir le temps d'y prendre les vêtements, les
-vivres dont les magasins de cette ville abondaient. Murat n'étant plus
-ni obéi ni capable de commander, s'était enfui de Wilna au milieu de
-la nuit, et avait perdu au pied de la montagne qu'on rencontre au
-sortir de la ville le trésor de l'armée. À Kowno, ramassant quelques
-officiers et un maréchal, avec un millier de soldats, il avait chargé
-Ney et Gérard de disputer un instant le Niémen; mais ces deux hommes
-héroïques restés presque seuls, avaient été obligés de se réfugier à
-Koenigsberg.
-
-Tels étaient les faits qui s'étaient passés depuis le départ de
-Napoléon, et que nous avons déjà rapportés, faits désastreux, dus aux
-distances, au froid, à la misère, à la destruction de toute autorité,
-et surtout à cette débandade contagieuse, qui, ayant commencé par les
-cavaliers à pied, par les fantassins sans fusils, s'était incessamment
-accrue de jour en jour, et avait fini par devenir une sorte de maladie
-pestilentielle dont tout corps envoyé au secours de la grande armée
-était atteint sur-le-champ, et périssait sans la sauver.
-
-[En marge: État des choses à Koenigsberg.]
-
-D'autres infortunes nous attendaient à Koenigsberg. Les habitants de
-cette ville comme tous ceux de la Prusse nourrissaient contre nous une
-haine violente, qu'ils n'osaient manifester parce qu'ils n'avaient pas
-cessé de nous craindre. En voyant arriver nos tristes débris, ils
-n'avaient pu dissimuler leur satisfaction; cependant ils avaient
-supposé que ces débris n'étaient que les avant-coureurs du corps
-affaibli et encore subsistant de la grande armée; mais en voyant
-paraître Murat presque seul, la garde réduite à quelques centaines
-d'hommes, et puis rien que des malheureux égarés, poursuivis sur la
-glace du Niémen par les Cosaques, ils n'avaient pu réprimer ni leur
-joie ni leur arrogance. Les paysans dans les lieux écartés
-dépouillaient ceux de nos soldats qui avaient conservé quelque argent
-qu'ils offraient pour du pain, et quelquefois même les égorgeaient
-sans pitié. À Koenigsberg même les habitants se seraient insurgés,
-s'ils n'avaient été contenus par une des quatre divisions d'Augereau,
-la division Heudelet, laquelle heureusement n'avait pas dépassé la
-Vieille-Prusse. Elle était de sept à huit mille hommes, fort jeunes,
-mais capables de se faire respecter. C'était la première force
-organisée qu'on eût rencontrée depuis Wilna. N'étant pas sortie comme
-celle du général Loison pour aller à la rencontre de la grande armée,
-elle n'avait ni péri, ni même souffert. Cette force protégeait les
-douze mille malades ou blessés presque mourants qui remplissaient les
-hôpitaux, et cette multitude de généraux et d'officiers qui étaient
-venus, comme les généraux Lariboisière et Éblé, mourir à Koenigsberg
-de la fièvre de congélation. Les habitants de cette ville n'osant pas
-encore se jeter sur nous, se promettaient de le faire à la première
-approche des Russes, et en attendant extorquaient de nos infortunés
-soldats tout ce qui leur restait d'argent pour les moindres vivres ou
-vêtements qu'ils leur fournissaient. Toutefois parmi ces habitants de
-la Vieille-Prusse se trouvaient des hommes pleins d'humanité, qui,
-malgré un sincère patriotisme, respectaient en nous la bravoure
-malheureuse, et soulageaient les maux de leurs oppresseurs.--Ce n'est
-pas à vous, Français, disaient-ils, que nous en voulons, c'est à votre
-empereur qui vous a sacrifiés, et qui depuis quinze ans nous opprime
-tous, vous et nous!--
-
-[En marge: Retraite du maréchal Macdonald sur le Niémen.]
-
-[En marge: Dispositions des Prussiens, composant la principale partie
-de son corps d'armée.]
-
-[En marge: Le général d'York.]
-
-Mais bientôt un événement d'une extrême importance vint s'ajouter à
-nos revers. Le maréchal Macdonald ayant avec lui la division polonaise
-Grandjean, de sept à huit mille hommes, soldats excellents et fidèles,
-suivi à quelque distance du corps auxiliaire prussien, avait longtemps
-attendu à Riga des ordres de retraite qu'il n'avait point reçus, tout
-comme le prince de Schwarzenberg avait vainement attendu à Minsk les
-ordres qui auraient dû l'amener à Wilna. Voyant enfin les Russes
-s'avancer de toutes parts, signe certain de notre retraite, le
-maréchal Macdonald s'était mis spontanément en marche pour se
-rapprocher de Tilsit. Les Prussiens, commandés pour la forme par un
-général très-respectable, le général Grawert, mais en réalité par un
-officier plein de capacité, d'orgueil, d'ambition et de haine pour
-nous, le général d'York, se retiraient lentement à la suite du
-maréchal Macdonald. Ce maréchal avait voulu hâter leur pas, afin
-d'échapper à l'ennemi qui se montrait pressant, mais tantôt sous un
-prétexte, tantôt sous un autre, ils avaient refusé de lui obéir, à ce
-point qu'il en était devenu fort défiant, et avec beaucoup de raison,
-comme on va en juger.
-
-[En marge: Nouvelle politique d'Alexandre, tendant à se faire le
-libérateur de l'Allemagne et de l'Europe.]
-
-[En marge: Les réfugiés allemands, sous le célèbre baron de Stein,
-encouragent fort Alexandre dans sa nouvelle politique.]
-
-Les Russes après le passage de la Bérézina avaient continué leur
-mouvement. Wittgenstein avec l'armée de la Dwina s'était porté sur
-Koenigsberg, pour tâcher d'intercepter le corps de Macdonald, tandis
-que Tchitchakoff avec l'armée de Moldavie poursuivait nos débris sur
-Kowno, et que Kutusof faisait reposer à Wilna l'armée principale. Les
-Russes avaient souffert autant que nous du froid, mais très-peu de la
-misère, et soutenus par la joie de nos malheurs, par l'espérance de
-notre destruction, retenus au drapeau par des distributions
-régulières, ils arrivaient fort diminués en nombre mais compactes, et
-pleins d'ardeur. Leur masse totale était tout au plus de 100 mille
-hommes, au lieu de 300 mille qu'ils avaient été au début de la
-campagne. L'empereur Alexandre, à la nouvelle de nos désastres, était
-accouru à Wilna, avait comblé de récompenses méritées le maréchal
-Kutusof, dont la sagesse reconnue triomphait enfin de toutes les
-contradictions, et avait pris en main la direction des événements, qui
-allaient devenir politiques autant que militaires. Alexandre en effet,
-sachant par des conjectures faciles à former, et par quelques
-communications indirectes de la Prusse, même de l'Autriche, qu'on ne
-demandait pas mieux que d'être affranchi d'une alliance acceptée à
-contre-coeur, ne doutait pas qu'en s'y prenant convenablement il ne
-parvînt à détacher de la France, sinon l'Autriche, au moins la Prusse.
-Aussi avec sa finesse d'esprit et sa douceur de caractère accoutumées,
-adopta-t-il sur-le-champ le langage qui était le mieux approprié aux
-circonstances. Il ne venait pas, disait-il, faire des conquêtes sur
-l'Allemagne, même sur la Pologne, il venait tendre la main aux
-Allemands opprimés, peuples et rois, bourgeois et nobles, Prussiens et
-Autrichiens, Saxons et Bavarois, les aider tous, quels qu'ils fussent,
-à secouer un joug odieux, et cette oeuvre terminée rendre à chacun ce
-qui appartenait à chacun, et ne prendre pour lui que ce qu'on lui
-avait injustement dérobé. Ainsi on publia de tout côté en son nom que
-si les Prussiens voulaient ressaisir leur part de la Pologne, il
-était prêt à la leur restituer, et qu'il ne la garderait qu'en
-attendant qu'ils vinssent se remettre eux-mêmes en possession de ce
-qui leur avait appartenu. À Wilna, où il était chez lui, il proclama
-une amnistie générale pour tous les actes commis, contre l'autorité
-russe, et fit même répandre que si les Polonais voulaient retrouver
-une patrie, il était tout disposé à leur en accorder une, en
-constituant séparément le royaume de Pologne, dont il serait le roi
-clément, civilisateur et libéral. Alexandre avait bien assez d'esprit
-pour comprendre à lui seul l'habileté d'une telle politique, assez de
-bienveillance naturelle pour s'y plaire, et en tout cas, s'il eût
-fallu l'y aider, les Allemands accourus auprès de lui auraient suffi
-pour le persuader. Le ministre prussien Stein, réfugié à sa cour, le
-célèbre écrivain Kotzebue, et beaucoup d'autres Allemands, hommes de
-lettres ou militaires, tenaient le langage le plus libéral, et
-assiégeaient Alexandre de leurs instances pour qu'il proclamât
-l'indépendance de l'Allemagne, et surtout pour qu'il marchât hardiment
-en avant, pour que sans compter ce qui pouvait rester de Français, il
-se portât rapidement sur la Vistule et l'Oder, car, disaient-ils,
-chaque portion de territoire délivrée des Français lui vaudrait à
-l'instant des alliés ardents et enthousiastes. Il n'y avait d'opposé à
-cette politique que le vieux Kutusof, dont la circonspection justifiée
-par le résultat était devenue excessive, et quelques Russes, occupés
-de considérations purement militaires, lesquels frappés de
-l'épuisement de leur armée, craignant qu'elle ne finit par fondre
-comme l'armée française, demandaient qu'on s'arrêtât, qu'on laissât
-les Allemands s'affranchir comme ils pourraient, qu'on traitât avec la
-France, ce qu'il était facile dans le moment de faire
-très-avantageusement, et qu'on ne prolongeât pas inutilement une
-guerre, qui, heureuse dans l'intérieur de la Russie, deviendrait fort
-dangereuse au dehors, surtout contre un capitaine tel que Napoléon; et
-il est vrai que sous le rapport de la prudence ce langage était
-parfaitement fondé! Mais l'imagination d'Alexandre s'était tout à coup
-enflammée. Profondément blessé par les dédains de Napoléon,
-enorgueilli jusqu'au délire du rôle de son vainqueur, il aspirait à un
-rôle plus grand encore, il voulait être son destructeur, et le
-libérateur de l'Europe opprimée. Il se disait que traiter aujourd'hui
-avec Napoléon, même d'égal à égal, était possible sans doute; mais que
-si on laissait échapper cette occasion de le détruire, on retrouverait
-bientôt en lui le puissant dominateur d'autrefois, et que ce serait
-une oeuvre à recommencer. Au contraire, en poursuivant les succès
-obtenus, en appelant à soi les gouvernements et les peuples indignés
-du joug qui pesait sur eux, en allant plus loin, en adressant un appel
-direct à la France elle-même fatiguée de son maître, en lui déclarant
-qu'il y avait une légitime grandeur qu'on n'entendait pas lui
-disputer, on pouvait faire disparaître Napoléon de la scène, et
-devenir à son tour le roi des rois, le sauveur adoré de l'Europe.
-Cette ambition aidée par le ressentiment avait envahi le coeur
-d'Alexandre, et il ne voulait plus s'arrêter. Il avait donc autorisé
-le ministre Stein et ses compatriotes à se porter dans les provinces
-prussiennes reconquises, et à y promettre le prochain affranchissement
-de l'Allemagne.
-
-[En marge: Le général russe Diebitch suit le corps prussien pas à pas,
-avec espérance de le détacher des Français.]
-
-[En marge: Communications secrètes établies avec le général d'York.]
-
-[En marge: Ce général, après quelques hésitations, prend son parti, et
-sous le prétexte d'une capitulation militaire, passe aux Russes.]
-
-Le général Diebitch, chef d'état-major de Wittgenstein, entouré
-d'officiers allemands parmi lesquels figurait le général Clausewitz,
-poursuivi de leurs instances, et n'en ayant pas besoin, car il pensait
-comme eux, suivait le maréchal Macdonald pas à pas, avec l'espérance
-de lui enlever le corps prussien. Le général d'York détestait dans le
-maréchal Macdonald son chef d'abord, car il était jaloux et toujours
-mécontent, et ensuite un Français, car il avait dans le coeur tous les
-sentiments de ses compatriotes. Il avait de continuels démêlés avec
-l'état-major du maréchal, se plaignait sans cesse qu'on nourrît mal
-son corps, qu'on ne lui accordât pas une assez large part en fait de
-décorations et de dotations françaises, et cette humeur, du reste peu
-justifiée, avait fort augmenté son aversion patriotique pour nous. Le
-général Diebitch, averti par des agents secrets, avait fomenté ces
-sentiments, et puis, la catastrophe venue, avait fini par proposer au
-général d'York de passer aux Russes, sous le voile d'une capitulation
-commandée par les circonstances. Il suffisait que ce général prussien
-marchât lentement, qu'il se laissât séparer de Macdonald, puis
-entourer, pour qu'il parût se rendre malgré lui. On ne désarmerait pas
-son corps, on le déclarerait neutre, et ce corps serait le noyau de la
-future armée prussienne, chargée de concourir avec les Russes à la
-délivrance de l'Allemagne. Le général d'York, bon patriote, mais
-songeant à lui-même, délibéra longtemps, de peur de se compromettre
-avec sa cour, lui transmit secrètement les communications qu'il avait
-reçues, la jeta ainsi dans un grand embarras, n'en obtint que le
-silence pour toute réponse, hésita encore, mais ralentit le pas, se
-laissa entourer, et enfin entraîné par le général Clausewitz qu'on lui
-avait dépêché, prit son parti, et le 30 décembre, cédant, disait-il, à
-des circonstances militaires impérieuses, signa une convention de
-neutralité pour son corps d'armée, avec réserve toutefois de la
-ratification de son roi. Le sens de cette convention de neutralité
-était facile à deviner, c'était l'adjonction pure et simple du corps
-prussien à l'armée russe, après un délai de quelques jours. Un
-détachement de ce même corps, sous le général Massenbach, avait suivi
-de plus près le maréchal Macdonald, et était arrivé jusqu'à Tilsit. En
-apprenant cette convention, le général Massenbach assembla ses
-officiers, les trouva enthousiasmés de l'acte du général d'York, et
-unanimes pour l'imiter. Dans la nuit il sortit sans mot dire de
-Tilsit, écrivit au maréchal Macdonald une lettre respectueuse, mais où
-éclataient sous de vains déguisements toutes les passions qui avaient
-entraîné le général d'York, et il alla rejoindre ce dernier. On
-s'embrassa dans le corps prussien, on poussa des cris d'enthousiasme,
-on s'appela les libérateurs de l'Allemagne, et il est vrai qu'on
-allait grandement contribuer à son affranchissement.
-
-[Date en marge: Janv. 1813.]
-
-Pour moi qui écris ces tristes récits, je suis Français, et, je l'ose
-dire, Français profondément attaché à la grandeur de mon pays, et
-cependant je ne puis, au nom même des sentiments que j'éprouve,
-exprimer un blâme pour ces patriotes allemands, qui, servant à
-contre-coeur une cause qu'ils sentaient n'être pas la leur, revenaient
-à la cause qu'ils croyaient être celle de leur patrie, et qui
-malheureusement l'était devenue par la faute du chef placé alors à
-notre tête. Il faut ajouter qu'ils auraient pu enlever le maréchal
-Macdonald, et que, respectant en lui et dans ses soldats de récents
-compagnons d'armes, ils se séparèrent sans rien faire qui pût aggraver
-sa position.
-
-[En marge: Effet immense produit dans toute l'Allemagne par la
-défection du corps prussien du général d'York.]
-
-[En marge: Les réfugiés allemands songent à se réunir à Koenigsberg
-pour y convoquer les états de la Vieille-Prusse.]
-
-La foudre tombant sur des matières combustibles imprudemment amassées,
-n'agit pas plus promptement que ne le fit la défection du général
-d'York sur l'Allemagne tout entière. À l'instant la nouvelle en vola
-de bouche en bouche. Le général d'York fut salué de la Vistule au Rhin
-du titre de sauveur de l'Allemagne. Le baron de Stein et ses
-collaborateurs coururent auprès de lui, l'entourèrent, le
-félicitèrent, déclarèrent qu'il serait mis à la tête de toutes les
-portions de l'armée prussienne qu'on parviendrait à détacher, le
-poussèrent à marcher sur Tilsit, puis sur Koenigsberg, à y assembler
-les états de la Vieille-Prusse, à y proclamer l'indépendance de leur
-patrie, à y déclarer leur roi privé de sa liberté par les Français, ne
-devant plus dès lors être obéi, à se conduire en un mot comme les
-insurgés de Cadix, qui agissaient pour le roi, sans le roi, malgré le
-roi. Le général d'York, jugeant qu'il en avait assez fait, ne voulait
-pas aller si vite. Mais escorté, circonvenu par les Russes, il
-consentit à s'acheminer sur Koenigsberg, et à y attendre les ordres de
-la cour de Prusse. Il devait y trouver non les ordres de son roi,
-mais les ordres de son pays, soulevé tout entier comme un seul homme,
-et commandant d'une voix plus forte que celle de tous les
-gouvernements. Il s'avança donc avec les Russes, loué, applaudi,
-caressé par Alexandre, dont la politique recevait de cet événement une
-éclatante confirmation.
-
-[En marge: Ce dernier événement aggrave fort la situation de Murat,
-retiré avec les états-majors à Koenigsberg.]
-
-[En marge: Retraite du quartier général français sur la Vistule.]
-
-Pendant ce temps, Murat s'était arrêté à Koenigsberg avec la foule des
-généraux et des officiers sans troupes, dont les uns étaient mourants,
-dont les autres, exaspérés par la souffrance, tenaient un langage
-presque séditieux. Le maréchal Ney lui-même, malgré son héroïsme,
-malgré les caresses dont il avait été l'objet de la part de Napoléon,
-ne pouvant plus se contenir, parlait tout haut contre le chef
-imprudent qui avait, disait-il, précipité l'armée française dans un
-abîme. Murat aussi, comme nous l'avons rapporté ailleurs, s'était
-laissé aller à une sorte de soulèvement, puis, sur les observations du
-maréchal Davout, il s'était tu, et avait repris le commandement
-nominal, mais sans rien ordonner, car il ne savait que faire.
-Berthier, malade à la fois d'une goutte remontée et de l'absence de
-Napoléon, réduit à garder le lit, ne savait plus que conseiller dans
-cette situation sans exemple. Ce fut alors qu'on apprit la défection
-du corps prussien, et en voyant les manifestations de sentiments que
-cet événement provoquait chez les habitants de Koenigsberg, on
-n'hésita plus à quitter cette ville, et à renoncer à la ligne du
-Niémen, qui avait cessé d'en être une depuis que ce fleuve était gelé,
-et que les Russes le passaient de toutes parts sur la glace. Disputer
-le terrain n'eût servi qu'à faire égorger nos dix ou douze mille
-malades, nombre que la mort diminuait sans cesse, mais que
-rétablissait continuellement l'arrivée successive de nos traînards. On
-pouvait en se retirant confier ces précieux restes sinon à la
-bienveillance, du moins à l'honneur de la nation prussienne. On laissa
-des infirmiers et des médecins à nos malades pour les soigner, des
-fonds pour leur procurer des vivres, car il ne fallait plus rien
-espérer de la bonne volonté des Prussiens, et se tenir pour bien
-heureux de n'être pas égorgé par le peuple furieux de Koenigsberg. On
-sortit ensuite de cette capitale de la Vieille-Prusse.
-
-[En marge: Ney couvre cette retraite avec la division Heudelet;
-Macdonald avec la division Grandjean.]
-
-Le maréchal Ney fut encore chargé de former l'arrière-garde avec la
-division Heudelet, et avec deux mille hommes restant de la division
-Loison. Il se mit en marche sur Braunsberg, Elbing et Thorn. Comme le
-froid avait diminué, comme on trouvait des vivres, comme les bandes de
-nos traînards s'étaient peu à peu écoulées, et qu'on n'avait plus la
-contagion de la débandade à craindre, on put marcher en ordre, précédé
-des états-majors sans troupes qui avaient grande hâte de regagner la
-Vistule.
-
-On avait été si pressé de quitter Koenigsberg qu'on ne s'était pas
-occupé du maréchal Macdonald, laissé à Tilsit, à vingt lieues de
-Koenigsberg, entouré d'ennemis, et n'ayant avec lui que sept ou huit
-mille Polonais, fidèles mais exténués. Il demandait à grands cris
-qu'on l'attendît, car réuni à lui on aurait eu quinze ou seize mille
-hommes, et on aurait pu se faire respecter. Ses lettres, qui devaient
-aller chercher Murat déjà transporté à Thorn, demeurèrent sans effet.
-On marcha ainsi jusqu'au 15 janvier, chacun ne pensant qu'à soi, les
-restes de l'ancienne armée se retirant par détachements de cinquante
-ou cent hommes, obligeant les habitants à leur donner des vivres quand
-ils étaient les plus forts, mourant de faim ou de froid quand ils
-n'avaient ni force ni argent pour se faire écouter, et les deux seules
-troupes organisées qui subsistassent, la division Grandjean sous
-Macdonald, la division Heudelet sous Ney, cheminant à dix ou quinze
-lieues l'une de l'autre.
-
-[En marge: Rapp se jette dans la place de Dantzig avec les divisions
-Heudelet et Grandjean, et les restes de la division Loison.]
-
-Heureusement les Prussiens, auxquels on avait laissé en leur livrant
-Koenigsberg une proie fort capable de les occuper, les Russes qui
-étaient exténués, et que Macdonald et Ney rudoyèrent plus d'une fois,
-ne nous poursuivirent pas assez vite pour nous envelopper. Vers le
-milieu de janvier on arriva sur la Vistule, et on se jeta dans les
-places que Napoléon avait largement approvisionnées. Le général Rapp
-avait devancé l'armée à Dantzig. Il restait dans cette ville un
-ramassis de cinq à six mille hommes de toutes nations et de toutes
-armes. Murat y envoya outre la division polonaise Grandjean, celle du
-général Heudelet, et ce qui restait de la division Loison. Rapp eut
-ainsi sous la main environ 25 mille hommes valides. Il avait des
-grains et des spiritueux en abondance. Il fit avec sa cavalerie une
-battue dans l'île de Nogath, ramassa beaucoup de troupeaux et de
-fourrages, et s'enferma ensuite dans les vastes ouvrages de Dantzig
-pour s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité.
-
-[En marge: On assigne aux bandes éparses qui se retirent isolément les
-places de la Vistule pour point de ralliement.]
-
-Sur le conseil persévérant du maréchal Davout, on assigna sur la
-Vistule des points de ralliement aux divers corps de l'ancienne
-armée. Les cadres de ces corps durent se rendre les uns à Dantzig, les
-autres à Thorn, à Marienwerder, à Marienbourg. Tout soldat qui
-arrivait, demandant du pain et des vêtements, devait être envoyé à son
-dépôt dans ces places. Après quelques jours il y avait 1500 hommes
-environ au 1er corps, celui de Davout, et un nombre proportionné dans
-le 2e, celui d'Oudinot, le 3e, celui de Ney, le 4e, celui d'Eugène.
-
-[En marge: Il ne reste à Murat en troupes actives qu'une dizaine de
-mille hommes de toutes nations.]
-
-Le quartier général était établi à Thorn. Après y être demeuré deux ou
-trois jours, Murat ne crut pas même pouvoir s'y arrêter. En effet les
-divisions Heudelet, Loison et Grandjean ayant été jetées dans la place
-de Dantzig, il ne restait plus pour accompagner le quartier général et
-l'immense quantité de drapeaux qu'on y avait réunis pour les sauver,
-que dix mille hommes sans ensemble et sans cohésion. Ces dix mille
-hommes comprenaient 1800 recrues qu'on avait rencontrées en route, et
-qui étaient destinées au corps de Davout, 1200 hommes d'élite
-Napolitains, 4,000 Bavarois partis récemment de leur pays pour
-recruter l'armée bavaroise, enfin 3,000 hommes de la garde impériale,
-qui s'étaient peu à peu ralliés depuis Koenigsberg, parmi lesquels se
-trouvaient un millier d'hommes à cheval et douze pièces d'artillerie.
-Le général Gérard qui commandait ce rassemblement, se sentant trop
-pressé aux environs de Thorn, s'était précipité sur l'ennemi avec son
-énergie ordinaire, et lui avait ôté l'envie de nous serrer de si près.
-
-[En marge: Murat abandonne la Vistule, et se retire sur Posen.]
-
-Dans une telle main ces dix mille hommes étaient quelque chose, mais
-ils ne pouvaient défendre la Vistule, glacée comme toutes les
-rivières de la Pologne et de la Prusse, et n'étant plus dès lors une
-barrière contre l'ennemi. Ils ne pouvaient surtout pas préserver d'un
-affront Murat et ce qui l'entourait, si les Russes de Tchitchakoff
-réunis à ceux de Wittgenstein essayaient de l'envelopper. Murat ne
-voulut donc pas séjourner sur la Vistule, et se rendit à Posen, à
-égale distance de la Vistule et de l'Oder. Ainsi toute la
-Vieille-Prusse, toute la Pologne se trouvaient évacuées, et, les
-places occupées, nous avions 10 mille hommes en ligne, 10 mille hommes
-mêlés de Napolitains, de Bavarois, et comptant tout au plus 4 mille
-Français parmi eux. Il restait à Berlin pour contenir l'Allemagne
-frémissante, les 18 mille hommes du général Grenier, et la division
-Lagrange, la seule de ses quatre divisions que le maréchal Augereau
-eût conservée auprès de lui.
-
-[En marge: La place de Pillau se rend aux Anglais, qui pénètrent dans
-le Frische-Haff.]
-
-Un dernier événement vint encore accroître l'effervescence des
-populations germaniques. On avait eu le tort de laisser une garnison,
-en majeure partie allemande, à Pillau, petite place maritime qui
-fermait l'entrée du Frische-Haff. On l'avait fait malgré l'avis du
-maréchal Macdonald, qui ne voulait avec raison se priver de troupes
-actives qu'en faveur des places capables de se défendre, et contenant
-une garnison où les Français domineraient. Pillau ne remplissant pas
-ces conditions, s'était en effet rendu, aux grands applaudissements
-des Prussiens, et à la vive satisfaction des Anglais, qui s'étaient
-hâtés de pénétrer dans le Frische-Haff avec leurs bâtiments de guerre.
-Bientôt ils y avaient introduit leurs convois marchands, ce qui avait
-procuré aux habitants de la Vieille-Prusse, outre la satisfaction
-patriotique d'être délivrés de leurs vainqueurs, la satisfaction toute
-matérielle, mais fort vivement sentie, de recommencer le commerce des
-denrées coloniales dont ils avaient été privés si longtemps.
-
-[En marge: Conduite du prince de Schwarzenberg à notre droite.]
-
-Les nouvelles si mauvaises à notre gauche, n'étaient pas meilleures à
-notre droite, sur la haute Vistule. Le général Reynier et le prince de
-Schwarzenberg, ne voyant plus rien à faire à Minsk, s'étaient
-acheminés sur Varsovie. Ayant dans les Saxons de bons soldats dont il
-s'était fait estimer, ayant de plus pour les contenir les cinq à six
-mille Français de la division Durutte, le général Reynier aurait voulu
-se battre, mais le prince de Schwarzenberg l'en dissuadait fort, lui
-disant qu'on s'affaiblirait inutilement en guerroyant pendant l'hiver,
-qu'il fallait se retirer sur Varsovie, couvrir cette capitale, s'y
-ménager des quartiers tranquilles, et y attendre l'arrivée des forces
-que Napoléon ne manquerait pas d'amener au printemps. Tandis qu'il
-donnait ces conseils le prince de Schwarzenberg se retirait lui-même,
-obligeait le général Reynier à en faire autant, recevait à son
-quartier général les officiers russes, acceptait leurs politesses sous
-prétexte qu'il ne pouvait pas s'en défendre, se laissait parler
-d'armistice, en parlait de son côté, ne trahissait pas précisément
-Napoléon dont il avait négocié le mariage, auquel il devait le bâton
-de maréchal, mais s'attachait avant tout à ménager son armée, et
-voulait ensuite se tenir prêt aux divers changements de politique
-qu'il prévoyait de la part du cabinet de Vienne. En même temps il
-conseillait au général Reynier, à M. de Bassano, à tout le monde
-enfin, la paix, qui était le plus cher de ses voeux, comme Autrichien,
-et comme l'un des personnages favorisés de la cour de France.
-
-[En marge: Murat, accablé par tant de revers, et inquiet pour sa
-couronne de Naples, songe à quitter l'armée.]
-
-[En marge: Vains efforts du prince Berthier et du ministre Daru pour
-retenir Murat.]
-
-[En marge: Murat part en choisissant le prince Eugène pour le
-remplacer.]
-
-Ainsi tandis que la Vistule allait être passée sur notre gauche malgré
-les places que nous occupions, on devait s'attendre à la voir passer
-sur notre droite, à Varsovie même, malgré la présence du prince de
-Schwarzenberg, et on avait à Posen pour faire face à l'ennemi dix
-mille hommes, Napolitains, Bavarois, Français, sans oser appeler à soi
-les vingt-huit mille soldats de Grenier et d'Augereau, qui étaient
-indispensables à Berlin pour contenir la Prusse. La faible tête de
-Murat, quelque brave que fût son coeur, ne pouvait résister longtemps
-à une telle situation. Il ne redoutait pas le canon qu'il n'avait
-jamais craint, mais il était dévoré par la passion de régner. Mille
-visions sinistres assiégeaient son imagination exaltée. Tantôt il
-voyait les peuples d'Italie excités par les prêtres et les Anglais, se
-soulevant depuis les Alpes Juliennes jusqu'au détroit de Messine, et
-renversant les trônes des Bonaparte en Italie; tantôt il se voyait
-abandonné par Napoléon lui-même, dont il était médiocrement aimé, et
-qui obligé peut-être à faire des sacrifices pour obtenir la paix, les
-ferait plus volontiers dans la basse que dans la haute Italie, et plus
-volontiers encore dans l'une et l'autre Italie qu'en France. Dès que
-ces images s'emparaient de son cerveau, il perdait son sang-froid, et
-voulait partir pour aller sauver cette couronne, objet de si longs
-désirs, prix de tant d'héroïsme. Sa défiance était devenue telle, que,
-ne comptant pas même sur sa femme, il en était arrivé à craindre
-qu'elle ne se pliât elle-même à la politique de Napoléon, ce qui
-était pour lui un nouveau motif de retourner à Naples. Tourmenté par
-ces inquiétudes, par les tristes nouvelles qu'il recevait à chaque
-instant de la retraite de l'armée, il appela tout à coup le prince
-Berthier, qui, quoique à demi-mort, restait major général, et M. Daru
-qui n'était chargé que du matériel de l'armée, mais dont le solide
-caractère, la haute prudence, faisaient un conseiller toujours
-consulté dans les circonstances importantes. Il leur communiqua son
-projet de quitter l'armée, allégua sa santé, qui n'était qu'un
-prétexte, et résista à toutes les instances du prince Berthier et de
-M. Daru, qui firent valoir tour à tour auprès de lui l'intérêt de
-l'armée, l'intérêt de sa gloire, le courroux de Napoléon, la
-difficulté de trouver un successeur. À cette dernière objection Murat
-répondit en indiquant le prince Eugène, et annonça qu'il allait le
-mander à Posen. En effet il lui dépêcha un courrier à Thorn, sans lui
-dire pourquoi il l'appelait au quartier général. Ce prince étant
-arrivé, il lui déclara sa résolution de partir et de le désigner, en
-attendant les ordres de Napoléon, comme commandant de la grande armée.
-Le prince Eugène, effrayé de cet honneur, par modestie et par
-indolence, était cependant le seul qu'on pût choisir, car il s'était
-fait beaucoup d'honneur dans la campagne de Russie, y avait déployé
-une rare bravoure, quelques connaissances militaires, et de véritables
-vertus. Enfin il était prince, ce qui était à considérer dans ce
-régime, devenu en peu de temps aussi monarchique que celui de Louis
-XIV. Il pressa Murat de rester, ne put réussir à l'y décider, et
-finit par accepter avec résignation une charge qu'il regardait comme
-très au-dessus de ses forces. Il demeura à Posen avec les 10 mille
-hommes de toutes nations que nous avons énumérés, suppliant le général
-Reynier et le prince de Schwarzenberg de se maintenir à Varsovie, ce
-qui le couvrait vers sa droite, comptant que vers sa gauche les Russes
-s'arrêteraient quelque temps au moins devant Thorn et Dantzig, et
-ordonnant au général Grenier avec ses 18 mille hommes, à Augereau avec
-les 9 ou 10 de la division Lagrange, de se tenir prêts à venir à son
-aide s'il en avait besoin.
-
-Voilà ce qui restait de la grande armée! vingt-cinq mille hommes à
-Dantzig, 10 mille dans les places secondaires de la Vistule, 10 mille
-de toutes nations à Posen avec le quartier général, quelques Saxons et
-Français dominés à Varsovie par les mouvements du prince de
-Schwarzenberg, et enfin à Berlin, Grenier et Augereau, avec 28 mille
-hommes qu'on n'osait pas déplacer, de crainte d'un soulèvement général
-en Allemagne! Il y avait loin de cette situation, aux 200 mille hommes
-que Napoléon croyait encore établis sur le Niémen, et disputant aux
-Russes Koenigsberg, Kowno, Grodno, en attendant que 300 mille nouveaux
-soldats vinssent à leur secours. La nécessité d'organiser lui-même ces
-300 mille nouveaux soldats avait appelé Napoléon à Paris, et son
-départ avait entraîné la perte des 200 mille hommes restés sur le
-Niémen! Ainsi il aurait fallu qu'il fût à la fois sur le Niémen pour
-sauver les uns, et à Paris pour organiser les autres. En quittant le
-Niémen il avait commis une faute militaire, et s'était rendu coupable
-d'abandon envers des compagnons d'armes qu'il avait précipités dans un
-abîme; en y demeurant, il aurait laissé entre lui et Paris l'Allemagne
-insurgée, n'aurait pas saisi d'assez près les rênes de sa vaste
-administration, et aurait commis à la fois une faute politique et
-administrative, de façon que, quoi qu'il fît, il manquait quelque
-part, il commettait des fautes également graves, et s'exposait à de
-déplorables interprétations, juste punition d'erreurs immenses et
-irréparables!
-
-[En marge: Le baron de Stein et les réfugiés allemands se réunissent à
-Koenigsberg pour y proclamer l'indépendance de l'Allemagne.]
-
-[En marge: Les sociétés secrètes allemandes.]
-
-[En marge: Leur esprit et leur rapide propagation.]
-
-[En marge: Ces sociétés répandent partout l'idée qu'il faut donner sa
-vie et sa fortune pour affranchir l'Allemagne.]
-
-Et en ce moment les conséquences politiques de ces erreurs n'étaient
-pas moins grandes que leurs conséquences militaires. Le chef des
-exilés allemands, le baron de Stein, était avec le général d'York à
-Koenigsberg, y convoquait les états de la province, y faisait décréter
-l'armement de toute la population, et l'emploi sans réserve des
-ressources pécuniaires du pays. Le dévouement universel répondait à
-ces propositions, et des milliers de pamphlets, de proclamations, de
-chants populaires, allaient enflammer contre nous les imaginations
-allemandes. L'Allemagne, depuis quelques années, s'était couverte de
-sociétés secrètes, dont la principale, celle de l'_Union de la vertu_
-(Tugend-Bund), s'était universellement répandue. L'enthousiasme pour
-la patrie allemande, la conviction que, réunie en un seul faisceau,
-elle serait invincible, qu'au lieu d'être tour à tour la victime des
-États du Nord ou de ceux du Midi, elle leur ferait la loi à tous, et
-composerait la première nation du monde; la nécessité dès lors de
-s'unir, de ne plus se considérer comme Autrichiens, Bavarois, Saxons,
-Prussiens ou Hambourgeois, comme princes, nobles, bourgeois ou
-paysans, comme luthériens ou catholiques, mais comme Allemands, prêts
-à mourir jusqu'au dernier pour leur pays; la préférence donnée à tout
-ce qui était d'origine allemande, en industrie, en usages, en
-littérature, telles étaient les idées et les sentiments que ces
-sociétés s'étaient attachées à répandre, et qu'elles avaient propagés
-avec un succès inouï, car ces idées et ces sentiments convenaient à
-toutes les classes de la nation germanique, et répondaient à l'amour
-de l'égalité chez les uns, à l'esprit monarchique chez les autres, et
-au patriotisme de tous horriblement froissé par notre domination. Ces
-sociétés avaient porté de Koenigsberg aux extrémités de l'Allemagne
-non pas seulement l'émotion, qui était naturelle et immense, et
-n'avait pas besoin de moyens artificiels pour se communiquer, mais les
-mots d'ordre à suivre. Partout, selon l'avis transmis par elles, il
-fallait courir aux armes, donner à l'État sa personne et ses biens, se
-réunir à l'empereur Alexandre, délivrer les rois asservis à l'alliance
-française, et déposer comme indignes ceux qui, pouvant s'affranchir de
-cette alliance, voudraient lui rester fidèles. _Vive Alexandre! vivent
-les Cosaques!_ étaient les cris que dans un délire général on faisait
-entendre de toutes parts. Il y avait même de jeunes Allemands qui dans
-leur exaltation patriotique prenaient la barbe des Cosaques, et, ce
-qui n'est pas moins digne de remarque, les princes et les nobles
-excitaient eux-mêmes ce mouvement, qui, malgré un mélange de fidélité
-monarchique, était en réalité profondément démocratique, comme en
-Espagne, où l'on montrait une égale passion pour la liberté et pour le
-roi captif. On soulevait non-seulement le patriotisme national,
-non-seulement la fidélité aux princes détrônés ou abaissés, mais
-l'amour de la liberté, que Napoléon s'était vanté de contenir en
-France et dans le monde. Ainsi ce qu'il flétrissait chez lui sous le
-nom d'idéologie, dans toute l'Europe sortait de dessous terre pour
-l'assaillir! Singulière leçon qui aurait dû servir à tous, et qui ne
-devait profiter à personne, car ces nobles, ces princes, ces prêtres,
-invoquant la liberté aujourd'hui contre Napoléon, allaient bientôt,
-Napoléon renversé, la contester et la refuser à leurs peuples.
-
-Cet entraînement, qui ne pouvait être comparé qu'à celui que nous
-avions éprouvé nous-mêmes en 1792, à l'apparition du duc de Brunswick,
-s'était produit à la fois à Berlin, malgré la présence de nos soldats,
-à Dresde, à Munich, à Vienne, malgré notre alliance, à Hambourg, à
-Brême, à Cassel, malgré notre domination directe. À Berlin, devant la
-belle troupe de Grenier, les Prussiens n'osant faire éclater leurs
-ressentiments ni par des actes ni par des cris, laissaient voir
-néanmoins sur leurs visages la joie la plus insultante, la
-manifestaient à chaque nouvelle fâcheuse pour nous, et refusaient tout
-à nos soldats, même à prix d'argent. Cependant comme à côté des
-sentiments les plus sincères la cupidité se fait encore jour
-quelquefois, on obtenait çà et là des vivres, mais à des prix
-exorbitants. Aussi les réquisitions dont nous avions tant usé, en
-payant avec des bons liquidables ultérieurement, n'étaient-elles plus
-possibles, à moins de provoquer un soulèvement immédiat.
-
-[En marge: Situation de la Prusse, et perplexités de son roi, lié d'un
-côté à Napoléon par un traité d'alliance, et entraîné de l'autre par
-les sentiments de ses sujets, qu'il partage.]
-
-On doit comprendre la surprise, l'embarras, la perplexité du
-malheureux roi de Prusse et de son principal ministre, M. de
-Hardenberg. Ce roi probe et sage n'avait cessé de se trouver depuis le
-commencement de son règne dans les positions les plus fausses pour un
-honnête homme, et un homme de bon sens. On l'avait entraîné en 1806
-contre son gré et contre son instinct secret, à se ruer contre la
-France, et il y avait presque perdu sa couronne, car c'était l'avoir à
-peu près perdue que d'être privé des deux tiers de ses États, et
-d'être pour le tiers restant dans une dépendance absolue. Résolu à ne
-plus tomber dans une semblable faute, il s'était en 1812 attaché à
-l'alliance française, l'avait même sollicitée, parce qu'abandonné par
-l'Autriche et la Russie après avoir été mis en avant par elles, il
-s'était cru lui aussi le droit de se sauver en pactisant avec le plus
-fort. Tandis qu'il agissait de la sorte, il avait voulu, par un excès
-de précaution, faire approuver à l'empereur Alexandre lui-même la
-conduite qu'il tenait, et lui avait envoyé M. de Knesebeck, qui,
-autorisé ou non, avait poussé les excuses jusqu'à la duplicité envers
-la France. Or voilà ce roi, qui, en croyant être en 1812 plus sage
-qu'en 1806, semblait s'être égaré encore, et se voyait condamné ou à
-manquer de parole envers la France, ce qui était un mauvais acte et un
-péril, ou à se battre pour la France qui l'opprimait, contre des amis
-qui s'offraient à être ses libérateurs. L'excellent prince ne savait
-plus que penser, que faire, que devenir! La joie de voir disparaître
-la domination française s'était fait jour dans son coeur, mais la
-confusion de s'être de nouveau trompé en devenant l'allié de la
-France, la crainte de passer pour traître en l'abandonnant,
-empoisonnaient la satisfaction qu'il éprouvait. Le cri violent,
-menaçant même de ses sujets, pouvait fournir une excuse en devenant
-une contrainte. Mais si cette fois encore ses sujets étaient dans
-l'erreur comme en 1806, si ce Napoléon qu'on disait vaincu ne l'était
-pas, si au printemps il reparaissait sur l'Elbe vainqueur de ses
-ennemis, et s'il en finissait de cette Prusse incorrigible, et
-traitait le neveu du grand Frédéric comme la maison de Hesse,
-aurait-on une seule plainte à élever? Or, soit crainte de Napoléon,
-soit amour-propre de ne s'être pas trompé, Frédéric-Guillaume
-inclinait à penser que la France n'était vaincue que pour un moment,
-et, suivant les fluctuations ordinaires d'une âme agitée, quand il
-l'avait cru quelques heures, il cessait de le croire, puis revenait à
-cette opinion, et dans le désordre de son esprit, cédait au fait
-actuel, c'est-à-dire à la présence de trente mille Français à Berlin.
-
-[En marge: Situation de M. de Hardenberg, plus difficile encore que
-celle du roi.]
-
-M. de Hardenberg qui, lui aussi, avait envers la France passé de
-l'hostilité à l'alliance, était en proie à toutes les perplexités du
-roi lui-même, et de plus à celles qui naissaient de sa situation
-personnelle. Si les événements condamnaient la politique de l'alliance
-avec la France, il y avait pour le roi une excuse toute trouvée, celle
-de la faiblesse; mais il n'y en aurait aucune pour M. de Hardenberg:
-on imputerait sa conduite à l'ambition, et à la plus basse de toutes
-les ambitions, celle qui pactise avec les ennemis de son pays.
-
-[En marge: Le roi, craignant d'être compromis par la conduite du
-général d'York, commence par le désavouer.]
-
-Le premier mouvement de Frédéric-Guillaume en apprenant la défection
-du général d'York, fut de se récrier contre un pareil acte. Il
-craignait à la fois d'être compromis avec la France qu'il redoutait
-toujours, et de passer pour déloyal, ce qui lui coûtait beaucoup, car
-il était vraiment honnête, et tenait surtout à passer pour tel. Il se
-hâta de mander auprès de lui le ministre de France, M. de
-Saint-Marsan, et de désavouer énergiquement la conduite du général
-d'York. Il jura qu'il n'était pour rien dans cette défection. M. de
-Saint-Marsan, qui se laissait facilement persuader par l'accent
-d'honnêteté de Frédéric-Guillaume, lui affirma qu'il douterait de la
-parole de tout le monde avant de douter de la sienne, et alors ce
-prince fut soulagé, charmé, et séduit par celle de toutes les
-flatteries qui lui allait le plus au coeur, la confiance en sa
-loyauté. Dans son premier entraînement, il promit de désavouer
-publiquement le général d'York, et de le traduire à une commission
-militaire. M. de Saint-Marsan emporta cette promesse comme une sorte
-de trophée, qu'il crut utile d'opposer aux déclamations des ennemis de
-la France.
-
-Quand cette déclaration fut connue, les patriotes allemands furent
-fort irrités, s'emportèrent contre le roi, contre M. de Hardenberg,
-contre la politique du cabinet prussien, et allèrent répétant partout,
-comme jadis nos émigrés, que le roi n'était pas libre. Ses ministres
-lui dirent qu'il s'était peut-être trop avancé, et après avoir
-désavoué le général d'York, il refusa de publier ce désaveu.
-
-[En marge: Politique de transition imaginée par le roi et M. de
-Hardenberg, sous l'inspiration des événements et de la cour
-d'Autriche.]
-
-[En marge: Cette politique consiste à armer et à s'interposer entre la
-France et les puissances belligérantes, pour obtenir une paix
-prochaine, et moins oppressive que la précédente.]
-
-Tandis que dans Berlin l'exaltation des esprits était extrême, les
-Français qui gardaient cette capitale, et qui avaient le coeur tout
-aussi haut que jadis, répondaient aux propos du patriotisme allemand
-par des propos non moins provocateurs, et de plus souverainement
-imprudents. Quoique Augereau, qui commandait à Berlin, se montrât
-cette fois plus réservé que de coutume, de jeunes officiers dirent que
-les Français ne se laisseraient pas duper encore par la Prusse, qu'ils
-étaient sur leurs gardes, qu'au premier acte de trahison on
-désarmerait les troupes prussiennes, qu'on enlèverait même la cour à
-Potsdam, et qu'on en finirait d'une puissance toujours infidèle. Ces
-propos, qui n'étaient que le résultat du langage irritant des
-Prussiens, répétés méchamment au roi, lui inspirèrent d'abord de la
-terreur, puis un commencement de calcul assez raffiné. La pensée
-d'abandonner la France ne s'était pas jusqu'alors présentée à son
-esprit, mais celle de devenir plus indépendant d'elle, grâce aux
-événements, de prendre une position intermédiaire entre elle et ses
-ennemis, et peut-être de contribuer ainsi à une paix avantageuse,
-cette pensée née des circonstances, et aussi, comme on va le voir, des
-suggestions de la cour d'Autriche, s'empara tout à fait de
-Frédéric-Guillaume. Le seul moyen de la réaliser, c'était, pour le
-roi, de quitter la ville de Berlin, vers laquelle marchaient déjà les
-Russes dans leur poursuite, les Français dans leur retraite, d'aller
-établir sa cour en Silésie, à Breslau par exemple, projet qui n'était
-pas nouveau puisqu'on l'avait proposé dès l'année précédente, d'y
-stipuler avec les Russes et les Français la neutralité de cette
-province, et d'y attendre la suite des événements. Il fallait en
-outre profiter de l'occasion pour armer dans de grandes proportions.
-Cette dernière mesure devait à la fois plaire aux patriotes allemands,
-qui se flatteraient de faire tourner ces armements contre la France,
-et laisser les Français sans une seule objection, car ils venaient
-eux-mêmes de demander que la Prusse doublât son contingent.
-
-[En marge: Le roi veut en armant qu'il n'en coûte rien à la Prusse, et
-demande à Napoléon le payement des immenses fournitures faites aux
-armées françaises, et la restitution des places de l'Oder.]
-
-Pour suffire à ces armements sans recourir à de nouveaux impôts, le
-roi se proposait d'exiger de Napoléon le payement des fournitures
-faites à l'armée française. Il avait été convenu, en effet, d'après le
-dernier traité d'alliance, que le compte de ces fournitures serait
-réglé à bref délai, que le payement en serait imputé sur les 48
-millions que devait encore la Prusse, et que si le montant excédait
-cette somme le surplus serait soldé comptant. Or les administrateurs
-royaux estimaient à 94 millions la valeur des denrées et objets de
-tout genre fournis à l'armée française. C'étaient donc 46 millions à
-recouvrer, avec lesquels on pourrait tripler l'armée prussienne, la
-porter de 42 mille hommes à 120 mille, et en s'unissant à l'Autriche,
-faire écouter des paroles raisonnables de paix, tant aux uns qu'aux
-autres. La France, de créancière étant devenue débitrice, devait, en
-vertu des traités antérieurs, rendre immédiatement les places de
-Stettin, de Custrin, de Glogau, et le roi pourrait ainsi se trouver
-établi en Silésie à la tête de 120 mille hommes, levés sans qu'il en
-coûtât de sacrifice au pays, appuyé sur toutes les places de l'Oder,
-approuvé par les patriotes qui demandaient qu'on armât, exempt de
-reproche de la part de la France, à laquelle il offrait de rester
-fidèle, si elle voulait exécuter littéralement les engagements pris et
-rendre à la Prusse une situation convenable. Ainsi au milieu de ses
-perplexités, le roi croyant encore Napoléon le plus fort, ne songeait
-point à le trahir, mais prétendait en être mieux traité que par le
-passé, entendait l'exiger, l'obtenir, et contribuer de cette manière à
-une pacification générale de laquelle il sortirait indépendant et
-agrandi.
-
-[En marge: Envoi à Paris de M. de Hatzfeldt pour porter les
-propositions de la Prusse.]
-
-Il avait annoncé l'envoi à Paris de M. de Hatzfeldt, qui était devenu,
-avons-nous dit, l'un des rares amis de la France en Prusse, envoi qui
-avait pour but d'écarter tout soupçon de complicité avec le général
-d'York. M. de Hatzfeldt fut donc chargé de présenter au gouvernement
-français les propositions suivantes: translation de la cour de Prusse
-à Breslau, pour y être hors du théâtre des hostilités; extension des
-armements prussiens pour mieux servir l'alliance; remboursement de
-l'argent dû pour solder ces armements; enfin restitution des places de
-l'Oder pour se conformer aux traités et calmer l'esprit public. M. de
-Hatzfeldt pouvait avoir à s'expliquer à Paris sur une proposition
-singulière, que Napoléon en revenant de Russie avait indirectement
-adressée à la cour de Prusse, c'était de s'unir étroitement à la
-France par un lien de famille, comme avait fait l'Autriche, et de
-marier l'héritier du trône avec une princesse française, laquelle au
-surplus restait à trouver. Napoléon avait donné à entendre qu'en
-considération de ce lien il rendrait à la Prusse une partie de
-l'étendue et de l'indépendance qu'elle avait perdues. Mais ce n'était
-plus le temps où les cours de l'Europe pouvaient se décider, en
-considération de la puissance de Napoléon, à des alliances avec sa
-famille. M. de Hatzfeldt devait donc éviter avec soin d'aborder ce
-sujet, et déclarer assez ouvertement que si les propositions qu'il
-apportait n'étaient pas acceptées, la Prusse se considérerait comme
-libre de tout engagement envers la France.
-
-[En marge: Situation de la cour d'Autriche.]
-
-[En marge: Embarras de l'empereur François et de M. de Metternich, qui
-ont adopté la politique d'alliance avec la France, au moment même où
-la puissance de Napoléon semble près de s'écrouler.]
-
-[En marge: M. de Metternich, avec une grande sûreté de jugement,
-n'hésite pas à modifier cette politique, et, sans abandonner la
-France, à profiter de l'occasion pour lui faire accepter une paix
-toute germanique.]
-
-[En marge: La base de la paix doit être l'indépendance de l'Allemagne,
-et une amélioration de situation pour l'Autriche.]
-
-[En marge: Cette paix concertée avec les puissances allemandes, et
-appuyée par de vastes armements, doit être proposée à toutes les
-puissances belligérantes, en pesant fortement sur celles qui se
-refuseraient à l'accepter.]
-
-La cour d'Autriche était exactement dans les mêmes perplexités, mais
-elle avait pour en sortir à son avantage un public moins passionné,
-des scrupules moins gênants, une habileté plus grande. Après avoir
-soutenu contre la France quatre guerres opiniâtres, et déployé une
-persévérance de haine bien rare, son empereur avait fini par croire
-qu'il s'était trompé, et qu'il valait mieux pactiser avec la France
-que s'acharner à la combattre. La conduite des diverses cours de
-l'Europe était de nature à lui ôter tout scrupule à cet égard, car la
-Russie avait accepté à Tilsit l'alliance de la France, et ne s'en
-était pas dégoûtée après les événements de Bayonne, et la Prusse
-n'avait montré qu'un regret, celui de n'y avoir pas été comprise. Un
-grand ministre, M. de Metternich, était venu de Paris après la
-bataille de Wagram conseiller à son maître d'adopter la politique de
-l'alliance française comme la seule bonne, et en outre d'y mettre sa
-fille comme enjeu. L'empereur François après avoir consulté cette
-fille, car il était incapable de la contraindre, y avait consenti, et
-était devenu le beau-père, puis l'allié de son ennemi. Se serait-il
-donc trompé cette fois encore, et son ministre avec lui? Après avoir
-reconnu l'un et l'autre les inconvénients de la politique hostile,
-n'auraient-ils abandonné cette politique qu'au moment juste où elle
-devenait bonne, et n'auraient-ils été sages que hors de saison? Ils
-pouvaient, comme le roi de Prusse et comme M. de Hardenberg, se le
-demander, en voyant ce qui se passait, mais ils n'étaient pas gens à
-s'en tourmenter autant, parce qu'ils étaient gens à s'en mieux tirer.
-L'empereur François, esprit fin, calme et assez railleur, et bon père
-aussi, quoi qu'on en ait dit, n'avait vu dans la catastrophe de Moscou
-qu'une occasion de faire mieux apprécier par la France l'alliance de
-l'Autriche, de la lui faire en même temps payer plus cher, et si elle
-ne voulait pas en donner le prix convenable, de la porter ailleurs,
-sans toutefois aller plus loin que d'imposer aux parties belligérantes
-une paix toute germanique. Sa fille un peu moins puissante le serait
-bien encore assez, et l'Autriche redevenue plus forte, l'Allemagne
-plus indépendante, il aurait rempli tous ses devoirs de souverain,
-sans manquer à ses sentiments de père. Il ne voyait donc pas dans les
-derniers événements matière à s'affliger, il en avait même conçu une
-secrète joie, qui eût été sans mélange, s'il n'avait été exposé aux
-sarcasmes de ceux qui blâmaient un mariage contracté si mal à propos.
-M. de Metternich avait, lui, d'autres préoccupations. Allait-il, en
-s'obstinant dans une erreur, si toutefois sa politique en avait été
-une, périr pour demeurer conséquent avec lui-même? Ce sont là des
-façons d'agir propres aux pays libres, où tout se passe à la face des
-nations, et où l'on est contraint de ne pas se démentir soi-même. Dans
-les gouvernements absolus, au contraire, où tout se passe en silence
-et s'apprécie par le résultat, on se comporte autrement. M. de
-Metternich, qui ne s'était pas fait en 1810 un principe d'honneur de
-combattre la France jusqu'à extinction, n'entendait pas s'en faire un
-de la servir jusqu'à extinction en 1813. Il avait mis sa grandeur dans
-une politique quand il l'avait jugée bonne, il allait la mettre dans
-une autre, quand cette autre lui semblerait devenue bonne à son tour.
-Il avait d'ailleurs une raison bien suffisante pour se conduire de la
-sorte, l'intérêt de son pays. Il voyait le moyen, en changeant à
-propos, non-seulement de conserver sa position personnelle, mais aussi
-de rendre à l'Autriche une situation plus haute, et à l'Allemagne une
-situation plus indépendante: il n'y avait pas à hésiter. On a souvent
-changé de politique par des motifs moins grands et moins avouables.
-Seulement il ne fallait pas commettre d'imprudence, car bien que
-d'après les dernières nouvelles de Pologne, Napoléon parût plus vaincu
-qu'on ne l'avait cru au premier moment, cependant il n'était pas
-détruit; il pouvait encore frapper des coups terribles, peut-être
-recouvrer toute sa puissance, et punir cruellement des alliés
-infidèles. Il fallait donc passer par une transition habile, qui
-sauverait à la fois la sûreté de l'Autriche, la dignité de l'empereur
-François, et la pudeur de son ministre. Sans renier l'alliance, parler
-tout de suite de paix, en parler pour soi d'abord, puis pour tout le
-monde, et en particulier pour la France, était une conduite
-parfaitement naturelle, parfaitement explicable, et honnête en réalité
-comme en apparence. Tandis qu'on parlerait ostensiblement de cette
-paix à la France, on pouvait en stipuler secrètement les conditions
-avec la Prusse d'abord, puis avec la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg,
-avec tous les États allemands opprimés. Après avoir ainsi concerté
-cette paix avec l'Allemagne, à laquelle on tâcherait de rendre son
-indépendance, sans contester à la France une grandeur que personne
-alors ne songeait à lui disputer, on armerait avec la plus grande
-activité, ce qui devait être applaudi en Prusse comme en Autriche par
-les patriotes allemands, et supporté par la France elle-même, qui
-avait demandé à tous ses alliés une augmentation de contingents; puis
-cela fait, on offrirait cette paix à la Russie, à l'Angleterre, à la
-France, et on n'hésiterait pas à l'imposer à la partie récalcitrante.
-Cent mille Prussiens, deux cent mille Autrichiens, cent mille Saxons,
-Bavarois, Wurtembergeois, Hessois, etc., devaient décider la lutte au
-profit de la France, si elle acceptait les conditions rejetées par la
-Russie et l'Angleterre, sinon la décider contre elle, si le refus
-venait de sa part. Moyennant qu'on ne se hâtât point, qu'on prît le
-temps d'armer avant de se prononcer, qu'on laissât même les
-belligérants s'épuiser davantage, s'ils étaient pressés de s'égorger
-de nouveau, on arriverait d'autant plus à propos qu'on arriverait plus
-tard; et non-seulement il y aurait ainsi moyen d'atteindre à un
-résultat patriotique pour l'Allemagne, mais encore de se conduire avec
-une parfaite convenance, car une paix qui, en relevant l'Allemagne,
-n'abaisserait pas véritablement la France, et ne retrancherait de son
-état actuel que certains excès de grandeur intolérables pour ses
-voisins, lui pouvait être proposée tout en restant fidèle à son
-alliance, et avec d'autant plus de fondement, que pour faire accepter
-une paix de ce genre il faudrait certainement menacer la Russie et
-l'Angleterre de toutes les forces des puissances germaniques. Si
-enfin, après qu'on se serait comporté avec tant de modération,
-Napoléon se refusait à tout arrangement raisonnable, on serait quitte
-envers lui, et on pourrait lui montrer l'épée de l'Autriche, sans
-avoir à rougir de la conduite qu'on aurait tenue.
-
-[En marge: M. de Bubna chargé d'apporter à Paris les vues de la cour
-d'Autriche.]
-
-M. de Metternich aperçut tout de suite et avec un rare génie politique
-le parti qu'il pouvait tirer de cette situation, et il résolut en
-sauvant sa fortune personnelle d'un faux pas, de refaire celle de
-l'Autriche, celle de l'Allemagne, sans manquer à la France dont il
-était l'allié actuel et avoué. D'accord en tout point avec l'empereur
-François, qui dans cette conduite voyait ses intérêts de souverain,
-ses devoirs de père, et son honneur d'homme et de prince ménagés à la
-fois, il agit dès le premier jour avec la promptitude, la suite, la
-fermeté d'une résolution bien réfléchie, et bien arrêtée. À l'instant
-même il fit commencer les armements de l'Autriche, puis il se mit à
-nouer des liens secrets avec la Prusse, avec la Bavière, avec la Saxe,
-à leur parler à toutes d'une paix conçue dans l'intérêt de
-l'Allemagne, et à parler en même temps à la France de paix prochaine,
-de paix suffisamment glorieuse, mais urgente, et indispensable à elle
-comme à toutes les autres contrées de l'Europe. En réponse à la lettre
-que Napoléon avait adressée de Dresde à l'empereur d'Autriche, M. de
-Metternich fit écrire par le beau-père au gendre une lettre amicale,
-paternelle, conseillant la paix sans détour, la conseillant comme
-beau-père, comme ami, comme allié. M. de Bubna, envoyé à Paris sur la
-provocation de Napoléon qui avait demandé qu'il y eût quelqu'un
-d'important pour représenter l'empereur François auprès de lui, M. de
-Bubna fut chargé de protester de la fidélité de l'Autriche à
-l'alliance française, mais de recommander fortement la paix, au nom de
-l'Europe qui en avait besoin, au nom de la France à qui elle n'était
-pas moins nécessaire, de dire que si on n'y prenait garde on
-trouverait bientôt peut-être le monde entier soulevé contre Napoléon,
-que la lutte alors pourrait devenir terrible, de dire cela
-très-amicalement, sans paraître donner une leçon, mais avec un accent
-qui annonçât une conviction profonde, et qui plus tard autorisât à se
-considérer comme dégagé envers un allié sourd à tous les sages
-conseils. M. de Bubna fut même positivement chargé d'offrir
-l'intervention de l'Autriche, qu'on n'allait pas encore jusqu'à
-appeler une médiation, auprès des diverses puissances belligérantes.
-
-[En marge: Effet produit sur Napoléon par la nouvelle des pertes
-essuyées depuis son départ de Smorgoni, et par les manifestations
-politiques des cours allemandes.]
-
-Telles sont les communications qui dans les premiers jours de janvier
-1813 assaillirent toutes à la fois le génie de Napoléon. Au lieu des
-restes imposants de la grande armée réunis sur le Niémen, et y tenant
-tête aux Russes depuis Grodno jusqu'à Koenigsberg, en attendant que
-trois cent mille jeunes soldats vinssent les rejoindre, Napoléon
-voyait ces restes à peu près détruits, se repliant sur l'Oder sans
-pouvoir s'arrêter nulle part, vivement poussés de front par les
-Russes, fortement menacés en arrière par les Allemands; il entendait
-les cris enthousiastes de l'Allemagne prête à se soulever tout
-entière, et il était entouré d'alliés qui, parlant de leur fidélité
-pour la forme, donnaient des conseils, signifiaient des conditions, et
-non-seulement faisaient douter de leur dévouement, mais semblaient
-eux-mêmes douter de celui de la France, épuisée de sang, fatiguée de
-despotisme.
-
-[En marge: Premières mesures tendant à recueillir les restes de
-l'armée.]
-
-Quoiqu'il se fût fait un coeur de soldat, qui passe sans être abattu
-de la prospérité aux revers, Napoléon fut profondément affecté; mais
-il résolut de se roidir, et de ne pas laisser apercevoir les
-agitations de son âme, où les plus sinistres pressentiments et les
-plus aveugles illusions se succédaient tour à tour.
-
-[En marge: Irritation de Napoléon contre Murat.]
-
-[En marge: Conseils au prince Eugène.]
-
-[En marge: Envoi d'un premier secours de 60 mille hommes.]
-
-Après s'être livré à un premier mouvement d'irritation contre Murat,
-auquel il imputait à tort les malheurs de la retraite, à ce point
-qu'il avait songé un moment à le faire arrêter[4], il se calma,
-confirma la nomination du prince Eugène, qu'il eût au surplus choisi
-lui-même s'il avait été sur les lieux, et fit annoncer ce changement
-par un article au _Moniteur_. Cet article extrêmement fâcheux pour
-Murat était conçu dans les termes suivants: «Le roi de Naples étant
-indisposé a dû quitter le commandement de l'armée qu'il a remis entre
-les mains du vice-roi. Ce dernier a plus d'habitude d'une grande
-administration, il a la confiance entière de l'Empereur.» Napoléon
-prescrivit ensuite avec la sûreté de jugement qui lui était ordinaire,
-les dispositions réclamées par les circonstances. Il témoigna
-confiance au prince Eugène afin de l'encourager; il s'efforça de le
-rassurer sur les dangers qui le menaçaient, lui fit sentir que les
-Russes n'oseraient point avancer en voyant 40 mille Français à leur
-droite dans les places de la Vistule, et à leur gauche, autour de
-Varsovie, 40 mille Saxons et Autrichiens, fidèles encore, quoique peu
-actifs. Bien qu'il ne voulût pas fatiguer et compromettre dans des
-mouvements prématurés les troupes réunies à Berlin, il autorisa le
-prince Eugène à rapprocher de lui la division Lagrange, ainsi que le
-corps du général Grenier, et lui dit avec raison qu'ayant dès lors
-près de 40 mille hommes avec les 10 mille qui suivaient le quartier
-général, il ne serait certainement pas attaqué par les Russes, s'il
-prenait une attitude ferme et décidée. C'était d'ailleurs un mois tout
-au plus à passer de la sorte, car Napoléon n'ayant pas perdu une
-minute depuis vingt jours qu'il était à Paris, allait être en mesure
-d'envoyer sur l'Elbe 60 mille hommes de renfort, ce qui élèverait à
-100 mille hommes les forces du prince Eugène, et le rendrait
-inattaquable pour quelque ennemi que ce fût. Du reste les Russes
-obligés de laisser au moins 60 mille hommes devant les places de la
-basse Vistule, 40 mille sous Varsovie, n'avaient pas encore de quoi
-porter en avant une masse offensive de quelque importance. Posen et
-l'Oder semblaient donc être le terme extrême où devait s'arrêter notre
-fatale retraite.
-
-[Note 4: Voici la preuve de ce fait, qui serait difficile à croire
-sans le document que nous citons.
-
-«_Au vice-roi._
-
-»Je reçois votre lettre du 16. Je vous ai déjà fait connaître que je
-vois avec plaisir le commandement de l'armée entre vos mains. Je
-trouve la conduite du roi (de Naples) extravagante, et telle qu'il ne
-s'en faut de rien que je ne le fasse arrêter pour l'exemple, etc....
-
- »Fontainebleau, 23 janvier 1813.»]
-
-[En marge: Mesures d'urgence pour procurer un peu de cavalerie au
-prince Eugène.]
-
-Ce qui pressait le plus c'était la cavalerie, car les Russes en
-avaient une immense, tant régulière qu'irrégulière, et semaient la
-terreur en tous lieux en poussant devant eux les Cosaques qu'on
-craignait parce qu'on ne les connaissait pas, et qu'on ignorait qu'il
-suffisait de quelques hommes à pied pour les mettre en fuite. Il
-aurait fallu avoir sur-le-champ plusieurs milliers de cavaliers, et
-soit en débris de la garde, soit en cavalerie venue d'Italie avec le
-général Grenier, le prince Eugène n'avait pas trois mille hommes à
-cheval. Napoléon ordonna au général Bourcier qui était chargé en
-Allemagne et en Pologne d'assurer les remontes, de payer les chevaux
-comptant et à tout prix, de les prendre de force quand il n'en
-trouverait pas à acheter, de remettre ainsi à cheval les cavaliers
-revenus à pied de Russie, et d'expédier sans retard au prince Eugène
-tout ce qu'il serait parvenu à équiper. Napoléon fit inviter en outre
-les princes de la Confédération du Rhin, dans l'intérêt de leurs
-propres États exposés aux courses des Cosaques, à lui envoyer ce
-qu'ils auraient de disponible en fait de cavalerie, fût-ce un escadron
-de cent hommes, s'il était prêt à partir. Le roi de Saxe avait gardé
-deux régiments de cuirassiers et deux régiments de hussards et
-chasseurs, formant un corps d'environ 2,400 cavaliers de la plus
-excellente qualité. Napoléon les lui fit demander avec instance, pour
-les diriger sur Posen. Tout cela devait sous quelques jours procurer
-trois à quatre mille hommes de cavalerie au prince Eugène, qui en
-aurait ainsi six ou sept mille, et pourrait contenir l'audace des
-coureurs ennemis.
-
-[En marge: Mise en état de défense des places de la Vistule, de l'Oder
-et de l'Elbe.]
-
-Napoléon recommanda au prince Eugène après avoir pourvu de fortes
-garnisons les deux principales places de la Vistule, Thorn et Dantzig,
-de faire refluer sur les places de l'Oder les débris des anciens corps
-dont on avait d'abord assigné le ralliement sur la Vistule,
-d'approvisionner immédiatement Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, d'y
-employer l'argent, après l'argent la force, d'enlever à dix ou quinze
-lieues à la ronde les grains, le bétail, le bois surtout, de couper
-pour se procurer du bois jusqu'aux arbres des promenades publiques, de
-ne pas s'inquiéter des autorités prussiennes, avec lesquelles on
-s'entendrait plus tard; de s'occuper ensuite des places de l'Elbe,
-destinées à former une troisième ligne, de Torgau, de Wittenberg, de
-Magdebourg, de Hambourg, de les armer et de les munir de vivres, de
-recueillir dans ces places le matériel, et les caisses publiques, dont
-on avait laissé enlever la principale, celle de Wilna, ce qui nous
-avait coûté dix millions; de n'avoir dans chaque endroit que les fonds
-indispensables; d'acheminer sur le Rhin presque tous les cadres de la
-grande armée, puisqu'il fallait renoncer à l'espérance de former avec
-les soldats revenus de Russie, non pas trois, non pas deux bataillons
-par régiment, mais un seul; de conserver un cadre de bataillon par six
-cents hommes, de renvoyer le reste, et notamment cette masse de
-généraux sans troupes qui tenaient au quartier général le langage le
-plus fâcheux, de ne garder auprès de lui que le maréchal Ney, pour le
-lancer sur les premiers Russes qui se présenteraient, de presser enfin
-la réorganisation des troupes polonaises, de leur fournir l'argent
-dont elles auraient besoin, et de les rassurer sur leur sort en
-annonçant que quel que fût le destin de la Pologne, les Polonais
-seraient tous à la solde de la France, et seraient Français s'ils ne
-pouvaient être Polonais.
-
-[En marge: Ces précautions d'urgence adoptées, Napoléon s'occupe des
-mesures fondamentales.]
-
-Ces premières dispositions d'urgence une fois prises, il s'occupa à
-l'instant même des mesures fondamentales. Ces mesures décidées dans
-son esprit dès le premier jour, étaient cependant l'objet de quelque
-doute encore, sous le rapport de l'étendue, parce qu'il avait voulu,
-avant de les annoncer, que les circonstances se fussent plus
-complétement développées. Le triste état dans lequel arrivaient les
-débris de l'armée, un mouvement rétrograde qui au lieu de s'arrêter à
-Koenigsberg, à Kowno, à Grodno, ne s'était pas encore arrêté à Posen,
-la défection du général d'York, le mouvement populaire dont cette
-défection avait été le signal en Allemagne, étaient des événements
-tellement graves, qu'il devenait convenable et même urgent de parler à
-la nation française, de lui demander de grands efforts, et de la
-provoquer surtout à manifester ses sentiments patriotiques, en réponse
-à l'exaltation nationale qu'on cherchait à exciter contre elle.
-
-[En marge: Levée de cinq cent mille hommes, et appel patriotique fait
-à la France.]
-
-Napoléon avait sous la main, comme nous l'avons dit, environ 140 mille
-conscrits de 1813, appelés en septembre, et remplissant déjà les
-dépôts. Il avait en outre les cent bataillons de cohortes, ceux-là
-parfaitement instruits, remplis d'hommes faits, mais ne présentant
-sous le rapport des officiers qu'une organisation provisoire. C'était
-une première ressource de 240 à 250 mille hommes, fort importante, et
-à peu près disponible. Napoléon résolut de la doubler tout de suite,
-et de la porter à 500 mille hommes.
-
-[En marge: Emploi des cinq cent mille hommes appelés sous les
-drapeaux.]
-
-Grâce aux facilités qu'on trouvait dans l'institution de la garde
-nationale, laquelle avait été divisée en trois bans, comprenant les
-citoyens de vingt à vingt-six ans, ceux de vingt-six à quarante, enfin
-ceux de quarante à soixante, on avait, en puisant dans le premier ban,
-composé les cohortes d'hommes non mariés, moins nécessaires à leurs
-familles, et ayant acquis toute la force virile. Napoléon résolut de
-se procurer encore une centaine de mille hommes de cette qualité, en
-revenant sur les classes de 1809, 1810, 1811, 1812, pour leur faire
-subir un nouvel appel. Aujourd'hui en France on ne prend que le quart
-ou le cinquième de chaque classe, afin de ne point épuiser la
-population, et toute classe, après l'appel qui lui a été fait, est
-définitivement libérée. Alors on prenait le tiers, puis on revenait
-après coup sur les classes qui avaient déjà fourni leur contingent, et
-on y opérait un nouveau triage pour y choisir les hommes qui avaient
-acquis à vingt-deux, à vingt-trois, à vingt-quatre ans, les conditions
-de taille et de force physique qu'ils ne remplissaient pas à vingt et
-un. C'est par un appel de ce genre sur les classes anciennement
-libérées que Napoléon songea à se procurer encore les 100 mille hommes
-faits dont il avait besoin, et avec lesquels il voulait recomposer les
-corps spéciaux. Mais les six dernières classes ayant fourni aux
-cohortes en vertu des lois sur la garde nationale, il ne s'adressa
-qu'aux quatre dernières, celles de 1809, 1810, 1811, 1812. Enfin il
-résolut d'exiger tout de suite la conscription de 1814, qui devait
-venir remplacer dans les dépôts celle de 1813, de manière que les
-armées actives complétées, les dépôts se trouveraient encore pleins.
-Ainsi sur 500 mille hommes qu'il aurait à sa disposition, 350 mille
-partiraient immédiatement pour aller former avec ce qui restait sur la
-Vistule et l'Oder une masse de 450 mille combattants, et on en
-conserverait dans les dépôts 150 mille, pour garder l'intérieur et les
-frontières, les armées d'Espagne n'ayant rien perdu de leur effectif.
-Napoléon songeait aussi à se faire offrir des dons volontaires qui
-auraient, outre une certaine valeur matérielle, l'avantage d'une
-grande manifestation nationale.
-
-Sur les 500 mille hommes dont nous venons de parler, il n'y avait de
-mesure législative à décréter que pour 350 mille. En effet la
-conscription de 1813 avait déjà été votée et levée; les 100 mille
-hommes des cohortes étaient réunis, mais il fallait par un vote du
-Sénat se faire autoriser à les employer hors des frontières; les 100
-mille hommes à prendre sur les quatre dernières classes, enfin la
-conscription de 1814 étaient entièrement à demander. On prépara un
-sénatus-consulte embrassant ces diverses mesures; on y ajouta un
-rapport de M. de Bassano, où la défection du général d'York était
-longuement et vivement racontée, où les mouvements de l'Allemagne
-étaient présentés comme des agitations anarchiques excitées par les
-souverains à l'instigation de l'Angleterre, où l'on mettait en
-comparaison l'ordre régulier maintenu en France, avec le désordre
-imprudemment favorisé en Europe par des princes d'ancienne origine, où
-l'on cherchait en un mot à réveiller, outre la haine de l'étranger, un
-grand effroi des troubles révolutionnaires, effroi du reste que la
-conspiration du général Malet avait de nouveau rendu assez général en
-France.
-
-[En marge: Napoléon convoque un conseil extraordinaire pour lui
-soumettre les mesures proposées et le consulter sur la conduite à
-tenir envers les puissances.]
-
-Avant d'envoyer ce sénatus-consulte au Sénat, Napoléon voulut
-convoquer un conseil extraordinaire, dans lequel il s'entretiendrait
-avec quelques personnages éminents de la situation de l'Europe, et des
-mesures à prendre pour terminer la grande lutte dans laquelle on était
-engagé. Peu habitué à consulter même ses ministres, ne tenant avec
-chacun d'eux que des conseils particuliers sur des objets spéciaux, se
-réservant exclusivement l'ensemble du gouvernement, il était devenu un
-peu plus communicatif depuis ses malheurs, et sans être plus que de
-coutume enclin à suivre l'avis d'autrui, il était disposé à en faire
-le semblant, pour associer plus de monde à son action. Au surplus, il
-était décidé à se conduire en soldat, à dépouiller même le souverain
-dont il avait eu beaucoup trop le faste dans la campagne de 1812, à
-être véritablement le général Bonaparte, et à revenir ainsi vers ces
-temps où travaillant jour et nuit, vivant presque à cheval, il
-n'obtenait qu'au prix de soins infinis les faveurs que la fortune
-semblait lui dispenser à pleines mains. Il était donc résolu à expier
-ses fautes, à les expier par des prodiges d'application et d'énergie,
-mais malheureusement il n'était pas résolu à les expier aussi par la
-modération, car pour se sauver (et il en était temps encore), il eût
-fallu désarmer le monde par deux moyens, la force et la modération. Or
-de ces deux moyens, il n'en admettait qu'un, la force, non pas qu'il
-ne songeât point à la paix, il en éprouvait le besoin au contraire, et
-il la désirait sincèrement; mais il voulait vaincre d'abord, afin de
-reprendre son ascendant, et puis dicter la paix, une paix à sa mesure,
-légèrement accommodée aux circonstances, mais ne répondant ni à l'état
-présent des esprits, ni au changement qui s'était opéré dans les
-dispositions de l'Europe.
-
-[En marge: Dispositions et langage des personnages que Napoléon allait
-consulter.]
-
-[En marge: MM. de Cambacérès, de Talleyrand, de Rovigo, Mollien,
-Duroc, de Caulaincourt, se prononcent journellement pour la paix.]
-
-[En marge: Opinion de Napoléon.]
-
-Depuis son retour, ce n'était parmi ceux qui l'entouraient qu'un
-concert de voeux publics ou secrets pour la paix la plus prompte.
-L'archichancelier avec sa gravité et sa réserve accoutumées, M. de
-Talleyrand avec son insouciance tantôt affectée, tantôt réelle, le duc
-de Rovigo avec la hardiesse d'un familier habitué à tout dire, M.
-Mollien avec le chagrin d'un financier obéré, enfin, parmi les grands
-officiers de la cour, le grand maréchal Duroc avec sa discrète
-sagesse, M. de Caulaincourt avec la fermeté d'un bon citoyen,
-insinuaient ou déclaraient tout haut qu'il fallait la paix, qu'il la
-fallait plus ou moins avantageuse, mais qu'il la fallait quelle
-qu'elle fût, sous peine de périr. M. de Caulaincourt, qui dans ces
-circonstances se conduisit de manière à mériter l'estime éternelle des
-honnêtes gens, était le plus hardi, le plus opiniâtre à demander la
-paix. À toutes ces instances Napoléon répondait qu'il la voulait lui
-aussi, qu'il en sentait la nécessité, mais qu'il fallait la gagner par
-un suprême et dernier effort, ce qui était complétement vrai. Il
-ajoutait qu'en la désirant, en étant décidé à la faire, on ne devait
-pas trop le laisser voir, car tout serait perdu si on croyait en
-Europe le courage de la France ébranlé, ce qui était vrai encore, mais
-à une condition, c'est qu'en se montrant résolus à combattre, on ne
-désespérerait pas ceux qui, moyennant quelques concessions, étaient
-prêts, comme l'Autriche, à s'unir à nous pour imposer la modération à
-tout le monde.
-
-[En marge: Opinion de M. de Bassano.]
-
-Parmi les grands personnages qui, autour de Napoléon, enhardis par le
-péril, peut-être aussi par la diminution du prestige, commençaient à
-manifester une opinion, un seul, toujours assuré, portant toujours
-haut son visage satisfait, M. de Bassano, était aussi confiant que si
-les événements de Russie ne s'étaient pas accomplis. Napoléon, à
-l'entendre, invincible quoique vaincu, réparerait bientôt un malheur
-qui n'était après tout qu'un mauvais hiver, replacerait l'Europe à ses
-pieds, et dicterait les conditions de la pacification générale. Ces
-vaines paroles, dont au fond Napoléon appréciait la valeur, lui
-plaisaient néanmoins, et même sans y croire il aimait à entendre dire
-qu'il était encore aussi puissant qu'autrefois. Pourtant, il y aurait
-eu un plaisir moins dangereux, et peut-être plus doux à lui procurer,
-c'eût été de lui montrer sans cesse l'urgente, l'absolue nécessité des
-sacrifices, et de préparer ainsi à son orgueil souffrant une excuse
-pour céder.
-
-[En marge: La question consiste moins dans le principe des
-négociations, que tout le monde est d'avis d'ouvrir, que dans le mode
-de ces négociations.]
-
-[En marge: M. de Caulaincourt serait d'avis de s'aboucher directement
-avec la Russie, sans passer par l'intermédiaire de l'Autriche.]
-
-[En marge: M. de Bassano est d'un avis contraire.]
-
-[En marge: M. de Talleyrand incline à l'opinion de M. de
-Caulaincourt.]
-
-Du reste, Napoléon, nous le répétons, ne repoussait pas l'idée des
-négociations, il disputait seulement sur les formes à employer pour
-les ouvrir. Il se présentait en effet une question toute politique,
-dont l'importance était fort grande, et qui était vivement débattue
-autour de Napoléon, malgré le silence habituel dans lequel se
-renfermaient les hommes qui l'approchaient. Le principe des
-négociations admis, il s'agissait de savoir comment on les entamerait,
-si on se prêterait aux vues de l'Autriche, en consentant à lui laisser
-prendre le rôle officieux dont elle semblait pressée de se charger, ou
-si, négligeant les intermédiaires plus ou moins sincères et
-désintéressés, on irait droit à la partie adverse, c'est-à-dire à la
-Russie, pour s'entendre franchement avec elle, et en finir d'une lutte
-inutile et désastreuse. M. de Caulaincourt, fort habitué à traiter
-avec la cour de Russie, tout plein de ses souvenirs de 1810 et de
-1811, frappé encore des efforts de l'empereur Alexandre pour éviter la
-guerre, espérait, en se présentant à ce prince, lui faire agréer une
-paix honorable pour les deux parties; et ce n'était pas le désir de
-ressaisir un grand emploi diplomatique auquel il avait volontairement
-renoncé, qui le faisait parler de la sorte, mais le dévouement à une
-dynastie à laquelle il s'était attaché, à la France qu'il croyait en
-péril. M. de Bassano était d'un avis tout contraire. Ayant beaucoup de
-liaisons particulières avec la cour de Vienne depuis le mariage de
-Napoléon, il voulait négocier par le canal de l'Autriche, devenir
-ainsi l'auteur d'une paix que tout le monde désirait, qu'il désirait
-lui-même, mais à la manière de Napoléon, c'est-à-dire avec des
-exigences qui devaient la rendre impossible. M. de Talleyrand qui
-employait à rire de M. de Bassano le temps qu'il ne consacrait plus
-au service de l'État, et que Napoléon eût mieux fait d'utiliser pour
-lui-même en le rappelant au ministère, M. de Talleyrand, par des
-raisons fort plausibles, et par aversion pour M. de Bassano, était,
-contre sa coutume, opposé à l'Autriche, et à l'importance qu'il
-s'agissait de lui donner.
-
-[En marge: Impossibilité de s'aboucher directement avec la Russie, à
-cause des dispositions actuelles de l'empereur Alexandre.]
-
-[En marge: Dans cette situation, il y a nécessité d'accepter les
-services de l'Autriche, et dès lors de s'entendre avec elle.]
-
-Il est bien certain qu'à voir les allures de la cour de Vienne, on
-pouvait craindre qu'en offrant de s'entremettre, elle ne passât
-prochainement d'un rôle officieux à un rôle dominateur, et qu'après
-avoir modestement conseillé la paix, elle ne finît par l'imposer les
-armes à la main. Dans ses rapports avec la France surtout, la
-médiation qui commençait par le langage le plus amical, le plus
-paternel même, était une manière parfaitement commode de passer du
-rôle d'allié à celui d'arbitre, et bientôt peut-être, si l'arbitre
-n'était pas écouté, au rôle d'ennemi. Aussi la faire entrer le moins
-possible dans les grandes affaires du moment, renoncer aux services
-militaires et politiques qu'on pouvait en obtenir, si on ne voulait
-pas les payer, et la négliger pour s'adresser directement à la Russie,
-était ce qu'il y avait de plus sage et de plus habile. Mais il y avait
-une difficulté presque insurmontable à suivre cette conduite,
-c'étaient les nouvelles dispositions de l'empereur Alexandre. M. de
-Caulaincourt l'avait laissé timide, tremblant à l'idée de rencontrer
-Napoléon sur un champ de bataille, et prêt aux plus grands sacrifices
-pour éviter cette extrémité. Mais arrivé tout à coup par suite
-d'événements extraordinaires au rôle de vainqueur de Napoléon,
-enorgueilli au dernier point de cette situation si nouvelle, enflé de
-l'espérance d'être le libérateur de l'Europe, enivré par les
-applaudissements des Allemands, il était devenu inabordable, et
-probablement M. de Caulaincourt, rencontrant auprès de lui des égards
-personnels mais aucune condescendance, eût supporté moins qu'un autre
-ce changement d'attitude si récent et si complet, et eût rompu
-brusquement. L'abouchement direct avec Alexandre était donc à peu près
-impraticable, et dès lors il n'y avait de recours possible aux
-négociations que par l'intermédiaire de l'Autriche. Sous ce dernier
-rapport, M. de Bassano avait raison; mais en quoi il se trompait,
-c'était dans la manière d'employer les bons offices de la cour de
-Vienne, et surtout de les payer. Dans le fond cette cour n'avait
-l'intention ni de détruire, ni d'abaisser la France, par crainte
-d'abord, car Napoléon l'effrayait toujours, par pudeur aussi, car le
-mariage était trop récent pour qu'on n'en tînt pas compte. Mais elle
-voulait profiter de l'occasion pour refaire la situation de l'Autriche
-et de l'Allemagne, ce qui était fort naturel et fort légitime. Il
-fallait le reconnaître, s'y résigner, quelque désagréable que cela pût
-être, parce qu'on s'y était exposé par de grandes fautes, parce qu'au
-fond l'intérêt réel de la France y était moins compromis que
-l'amour-propre de Napoléon, et une fois résigné, entrer franchement en
-communication avec la cour de Vienne, se mettre d'accord avec elle, la
-laisser faire ensuite, pendant qu'on gagnerait encore quelques grandes
-batailles, qui seraient dans ses mains un moyen de rendre les coalisés
-raisonnables, et dans les nôtres un moyen de lui payer à elle ses
-services un peu moins cher.
-
-[En marge: À défaut de cette manière de procéder, il reste une seule
-conduite, c'est de n'avoir aucun recours à l'Autriche, et de la
-laisser en dehors des affaires présentes.]
-
-Si on ne voulait pas se plier aux circonstances, ce qui après
-l'expédition de Russie était le plus triste des égarements, il y avait
-encore une autre conduite à tenir, c'était, en affectant les bons
-rapports avec l'Autriche, en écoutant ses conseils avec une déférence
-apparente, de se tenir à distance d'elle, de ne pas chercher à
-l'employer, de ne réclamer de sa part aucun service ni diplomatique ni
-militaire, car tout ce qu'on lui demandait sous le rapport
-diplomatique l'autorisait à se mêler des conditions de la paix, ce qui
-était un acheminement à les dicter, et ce qu'on lui demandait sous le
-rapport militaire l'autorisait à armer, ce qui était un acheminement à
-nous faire la guerre.
-
-Il fallait donc ou s'adresser directement et tout de suite à la
-Russie, si la chose était possible, ou si elle ne l'était pas,
-s'adresser à l'Autriche, franchement, cordialement, en étant prêt à
-lui payer ses services, ou enfin, si on n'avait pas cette sagesse,
-l'employer aussi peu que possible, et ne pas agrandir nous-mêmes une
-importance et des forces qui devaient bientôt être employées contre
-nous. Toutes autres vues que celles-là étaient dans le moment dénuées
-de raison.
-
-[En marge: Conseil solennel tenu aux Tuileries sur la politique
-extérieure de la France.]
-
-Ce sont ces diverses questions, celles de la paix, du mode des
-négociations, de l'étendue des armements, que Napoléon voulut traiter
-dans un conseil spécial, qu'il réunit aux Tuileries dans les premiers
-jours de janvier, et qu'il composa d'hommes parfaitement compétents.
-Dans un pays où les ministres auraient été responsables, c'est-à-dire
-auteurs de la direction des affaires, il aurait dû n'y admettre que
-des ministres; dans un pays où il était seul auteur de toutes les
-déterminations, il choisit parmi les hommes de son entourage les plus
-expérimentés dans les matières qu'on avait à traiter. Il désirait
-tirer de ce conseil quelques lumières, s'il pouvait, mais surtout
-faire preuve de dispositions pacifiques, et une fois qu'un système
-aurait été adopté, obtenir autour de lui un complet accord de volontés
-et de langage.
-
-Les personnages appelés, et la plupart d'après la désignation de M. de
-Bassano, furent, outre M. de Bassano lui-même, l'archichancelier
-Cambacérès, le prince de Talleyrand, M. de Caulaincourt, M. le duc de
-Cadore (de Champagny), ancien ambassadeur et ancien ministre des
-affaires étrangères, enfin les deux principaux commis de ce
-département, MM. de la Besnardière et d'Hauterive. Certes il eût été
-difficile de réunir plus de savoir, et plus de vrai désir de sauver
-Napoléon et l'État lui-même.
-
-[En marge: Exposé fait par Napoléon des questions à résoudre.]
-
-Napoléon, calme et grave, exposa brièvement la situation, ordonna la
-lecture des décrets qu'on devait présenter au Sénat, puis précisa
-comme il suit la question qu'il voulait faire approfondir.--«Je
-souhaite la paix, dit-il, mais je ne crains point la guerre. Malgré
-les pertes que nous a causées la rigueur du climat, il nous reste
-encore de grandes ressources. Au dedans la tranquillité règne. La
-nation ne veut point renoncer à sa gloire et à sa puissance. Au dehors
-l'Autriche, la Prusse, le Danemark donnent les plus fortes assurances
-de leur fidélité. L'Autriche ne songe pas à rompre une alliance dont
-elle attend de grands avantages. Le roi de Prusse offre de renforcer
-son contingent, et vient de déférer à un conseil de guerre le général
-d'York. La Russie a besoin de la paix. Quoique travaillée par les
-intrigues de l'Angleterre, je ne pense pas qu'elle veuille persister
-dans une lutte qui finira par lui être funeste.
-
-»J'ai ordonné une levée de 350 mille hommes (faisant, comme on l'a
-dit, 500 avec la conscription de 1813); le projet de sénatus-consulte
-est rédigé et va être présenté. Un autre décret est préparé pour la
-convocation du Corps législatif, auquel je n'aurai pas d'impôts
-nouveaux à demander, mais dont la présence peut être utile dans les
-conjonctures actuelles, et auquel il se pourrait qu'on eût à proposer
-des mesures législatives.
-
-»Après avoir ainsi réglé le développement de nos forces, convient-il
-d'attendre des propositions de paix ou d'en faire? Si nous prenons
-l'initiative, faut-il traiter directement avec la Russie, ou est-il
-préférable de s'adresser à l'Autriche, et de lui demander son
-intervention? Telles sont les questions sur lesquelles j'attends et
-appelle vos lumières.»--
-
-À la suite de cet exposé concis et ferme, chacun parla dans son propre
-sens.
-
-[En marge: Opinion de MM. de Caulaincourt, de Cambacérès, de
-Talleyrand.]
-
-M. de Caulaincourt soutint, en homme convaincu et en bon citoyen, la
-nécessité de la paix, et la convenance de traiter directement avec la
-Russie. Il appuya cette opinion de considérations qui dans sa bouche
-devaient avoir un grand poids, ayant vécu tant d'années et avec tant
-d'honneur à Saint-Pétersbourg. Le sage Cambacérès, avec son instinct
-ordinaire de prudence, inclinant à s'adresser tout de suite au plus
-fort, à celui de qui tout dépendait, c'est-à-dire à l'empereur de
-Russie, et à tout terminer avec lui du mieux qu'on pourrait, se
-défiant particulièrement de l'Autriche qui n'offrait ses bons offices
-que pour les mettre à très-haut prix, opina comme M. de Caulaincourt,
-et appuya très-fort sa proposition. M. de Talleyrand, en quelques mots
-brefs et sentencieux, exprima l'avis de s'adresser immédiatement à la
-Russie, pour avoir la paix sans longs détours, l'avoir promptement,
-et, selon lui, pas plus chèrement qu'en passant par les mains de
-l'Autriche.
-
-[En marge: Réponse de M. de Bassano.]
-
-Après ces messieurs, M. de Bassano développa longuement le dire
-contraire, et, s'étayant de ce qu'il recueillait chaque jour, parla
-avec beaucoup de raison de la difficulté de s'aboucher avec la Russie,
-auprès de laquelle tous les abords étaient fermés, et de la facilité
-au contraire de passer par l'Autriche, dont toutes les voies s'étaient
-spontanément ouvertes. Mêlant à une opinion vraie les illusions d'un
-esprit crédule, il afficha la plus entière confiance dans le
-désintéressement de la cour de Vienne, dans son attachement à
-l'alliance, dans l'amour enfin du beau-père pour le gendre, et affirma
-que tout serait facile de ce côté, même sûr, sans indiquer (ce qui
-aurait dû être le complément de son opinion, et ce qui l'aurait rendue
-parfaitement sage), sans indiquer à quel prix on obtiendrait les
-services de l'Autriche.
-
-[En marge: MM. de Champagny, d'Hauterive, de la Besnardière, opinent
-dans le même sens que M. de Bassano.]
-
-M. de Champagny, modeste et sensé, voyant de grandes difficultés à
-traiter avec la Russie, de grandes facilités à traiter avec
-l'Autriche, disposé à la confiance envers cette dernière cour, auprès
-de laquelle il avait résidé, résigné à lui payer ses services ce
-qu'elle voudrait, opina comme M. de Bassano. M. d'Hauterive ayant des
-avis de commande, M. de la Besnardière, esprit fin, caustique, se
-moquant volontiers de la politique de M. de Bassano, mais soumis par
-intérêt, se prononcèrent tous deux pour l'opinion du ministre, chef de
-leur département. C'étaient par conséquent quatre voix contre trois en
-faveur de l'intervention autrichienne.
-
-[En marge: Quatre voix contre trois se prononcent en faveur de la
-médiation autrichienne.]
-
-Pour qu'un tel conseil pût être utile, on aurait dû, en adoptant
-l'intermédiaire de l'Autriche comme le seul admissible, aller plus
-loin, oser discuter à quelles conditions on obtiendrait les bons
-offices de cette cour, exposer franchement ces conditions, les faire
-accepter, car, ainsi qu'on le verra bientôt, elles étaient
-acceptables, ou bien si on n'en voulait pas, montrer qu'il fallait
-alors se conduire avec assez d'art pour éluder l'intervention de
-l'Autriche au lieu de la rechercher, pour réduire son rôle au lieu de
-le grandir, pour retarder surtout ses déterminations, et avoir ainsi
-le temps de vaincre les coalisés avant qu'elle se mît de la partie.
-
-Mais Napoléon ne demandait pas qu'on allât si loin, et aveuglé par ses
-désirs s'aperçut trop tard de la faute qu'on allait commettre. Ce
-qu'il voyait très-bien, c'est qu'à ouvrir des négociations il n'y
-avait pour le moment qu'un moyen d'y parvenir, c'était de se servir de
-la cour de Vienne. Mais il n'aimait pas à se rendre compte de ce qu'il
-en coûterait, il se flattait d'agir par l'Impératrice sur son
-beau-père, d'obtenir ainsi de l'Autriche des services à la fois
-militaires et diplomatiques, et se persuadait qu'en lui donnant
-l'Illyrie promise autrefois pour dédommagement de la Gallicie, et en
-la lui donnant cette fois gratis, elle se tiendrait pour suffisamment
-récompensée. C'était là une erreur funeste, et qui devait être presque
-aussi fatale que l'expédition de Russie. Au surplus, désirant qu'on
-négociât ostensiblement pour satisfaire l'esprit public, il trouvait
-digne et séant de laisser négocier son beau-père, sans paraître s'en
-mêler lui-même.
-
-Ainsi qu'il le faisait dans ces conseils politiques, rares et
-solennels, où il n'émettait pas son avis, tandis qu'il l'exprimait
-vivement et impérieusement dans les conseils administratifs, il
-remercia sans s'expliquer les membres de cette réunion, et parut
-toutefois pencher pour l'opinion qui avait obtenu la majorité, celle
-de traiter de la paix, d'en traiter par l'entremise de l'Autriche, de
-faire en même temps un grand déploiement de forces, de présenter au
-Sénat le sénatus-consulte projeté pour la levée des 350 mille hommes,
-et de retarder de quelques semaines la convocation du Corps
-législatif, qui pourrait en ce moment refléter avec trop de vivacité
-l'agitation de l'esprit public.
-
-[En marge: La conduite proposée est immédiatement suivie, mais de
-manière à la rendre plus périlleuse que salutaire.]
-
-[En marge: Lettre de Napoléon à son beau-père l'empereur François.]
-
-[En marge: Napoléon énonce dans sa lettre des prétentions qui rendent
-toute négociation impossible.]
-
-Cette conduite fut en effet immédiatement suivie, mais avec les
-fautes que le caractère de Napoléon devait y apporter, et que le
-caractère de M. de Bassano n'était pas fait pour atténuer. Napoléon
-après avoir fort écouté M. de Bubna, que du reste il avait caressé
-très-adroitement et mis entièrement dans ses intérêts, écrivit à son
-beau-père dans un langage qui, bien qu'affectueux et amical, n'était
-propre à le gagner ni par le fond ni par la forme. Il lui raconta sa
-campagne de 1812, qu'on avait, disait-il, fort défigurée à Vienne
-dans mille récits malveillants, se plaignit de ce qu'on avait beaucoup
-trop écouté ces récits dans la cour de son beau-père, ajouta, ce qui
-était vrai, que les Russes ne l'avaient pas vaincu une seule fois, que
-partout ils avaient été battus, qu'à la Bérézina notamment ils avaient
-été écrasés; que des prisonniers, des canons, ils n'en avaient jamais
-pris sur le champ de bataille, ce qui était vrai encore, mais que les
-chevaux étant morts de froid il avait fallu abandonner beaucoup de
-matériel d'artillerie; que la cavalerie étant à pied n'avait pu
-protéger les soldats qui s'éloignaient pour vivre, qu'il avait ainsi
-perdu des canons et des hommes, et que le froid par conséquent était
-la seule cause de ce qu'il fallait appeler un mécompte et non pas un
-désastre. Napoléon faisait ensuite de ses armements un étalage
-immense, menaçant non-seulement pour ses ennemis, mais même pour ceux
-de ses alliés qui voudraient l'abandonner, ce qui s'adressait
-directement à la Prusse, et indirectement à l'Autriche, puis cependant
-finissait par conclure que malgré la certitude de rejeter au printemps
-les Russes sur la Vistule, de la Vistule sur le Niémen, il désirait la
-paix, l'aurait offerte s'il avait terminé cette campagne sur le
-territoire ennemi, mais ne croyait pas de sa dignité de l'offrir dans
-l'état présent des choses, acceptait donc l'entremise de l'Autriche,
-et consentait à l'envoi de plénipotentiaires autrichiens auprès des
-cours belligérantes. Il ajoutait que, sans préciser aujourd'hui les
-conditions de cette paix, il était des bases qu'il pouvait tout de
-suite indiquer, parce qu'il était résolu à n'en pas laisser poser
-d'autres. Jamais, disait-il, il ne consentirait à détacher de l'Empire
-ce que des sénatus-consultes avaient déclaré territoire
-constitutionnel. Ainsi Rome, le Piémont, la Toscane, la Hollande, les
-départements anséatiques, étaient choses inviolables et inséparables
-de l'Empire. Ainsi Rome et Hambourg devaient, quoi qu'il arrivât,
-avoir des préfets français! Napoléon ne s'expliquait pas sur le duché
-de Varsovie, ne disait pas ce qu'il en voulait faire, et n'excluait
-pas dès lors l'idée d'accorder quelque agrandissement à la Prusse
-(chose essentielle pour ceux qui tenaient à reconstituer l'Allemagne);
-mais il déclarait qu'il ne consentirait à aucun agrandissement
-territorial pour la Russie, et ne lui accorderait que de la dégager
-des obligations du traité de Tilsit, c'est-à-dire des liens du blocus
-continental. Quant à l'Angleterre, avec laquelle il était
-non-seulement désirable, mais nécessaire de traiter, car la Russie ne
-pouvait pas se séparer d'elle, Napoléon se renfermait dans la lettre
-écrite à lord Castlereagh au moment de partir pour la Russie, et dans
-laquelle il avait posé comme principe fondamental l'_uti possidetis_.
-D'après ce principe, l'Espagne qu'il possédait alors devait appartenir
-à Joseph, le Portugal qu'il ne possédait pas à la maison de Bragance,
-Naples qu'il avait conquis à Murat, la Sicile qu'il n'avait jamais
-occupée aux Bourbons de Naples, résultat du reste déplorable, car en
-obtenant sur le continent des territoires dont nous n'avions aucun
-besoin, nous perdions au delà des mers toutes nos colonies, tombées
-alors aux mains de l'Angleterre. Assurément il était impossible
-d'imaginer rien de plus imprudent qu'une telle déclaration. À vouloir
-se montrer fiers envers l'Europe, pour qu'elle n'abusât pas de notre
-abattement, on devait se borner à l'être dans le ton et le langage,
-mais il ne fallait pas énoncer des conditions qui allaient rendre
-toute négociation impraticable, et qui, en ôtant toute espérance à
-l'Autriche de nous amener à son plan de pacification, devaient la
-décider au fond du coeur à prendre son parti sur-le-champ, et dès lors
-à précipiter son changement d'alliance, qu'il eût fallu, même en le
-prévoyant, même en s'y résignant, retarder le plus longtemps possible.
-
-L'essentiel en effet dans le moment eût été de deviner les désirs de
-l'Autriche, et de la satisfaire dans une certaine mesure, dans la
-mesure qui pouvait nous l'attacher, puisqu'au lieu de l'écarter de la
-lice on travaillait à l'y attirer. Que l'on tînt à l'Espagne, à la
-Hollande, même à Naples, peu lui importait au fond, si on parvenait à
-décider l'Angleterre à céder sur ces divers points. Qu'on ne voulût
-accorder aucun agrandissement à la Russie, soit en Turquie, soit en
-Pologne, elle ne demandait pas mieux, et ce n'est pas pour de telles
-choses qu'elle eût fait la guerre. Mais ce qui l'intéressait, c'était
-d'affranchir l'Allemagne du joug que nous faisions peser sur elle,
-joug insupportable lorsque nous avions, outre le protectorat avoué de
-la Confédération du Rhin, des préfets à Hambourg et à Lubeck, un roi
-français à Cassel, lorsque surtout nous avions réduit la Prusse à
-presque rien. Assurément l'Autriche n'éprouvait pas de sensibilité de
-coeur pour la Prusse; mais laisser cette puissance aussi affaiblie
-qu'elle l'était présentement, c'était à ses yeux renoncer à l'une des
-forces essentielles de la Confédération germanique. Elle ne voulait
-pas reprendre la couronne impériale, fardeau plus pesant encore que
-glorieux, mais elle voulait retrouver son indépendance dans
-l'indépendance de l'Allemagne, exercer la première influence dans
-cette Allemagne reconstituée, et quant à ce qui la concernait
-personnellement, recouvrer l'Illyrie, obtenir une meilleure frontière
-sur l'Inn, être débarrassée enfin du grand-duché de Varsovie, car elle
-ne croyait guère au rétablissement de la Pologne, et en tout cas
-n'entendait pas le payer de la Gallicie. Elle n'avait jusqu'ici
-exprimé aucun de ces voeux, mais il suffisait de la moindre
-connaissance de sa situation pour les prévoir, et il fallait à force
-d'ambition avoir perdu le sens vrai des choses pour lui ôter jusqu'à
-l'espérance sur des points aussi importants, surtout en ayant pour
-concurrents auprès d'elle la Russie et l'Angleterre, qui allaient lui
-offrir, outre un changement complet en Allemagne, la restitution de
-tout ce qu'elle désirerait en Italie, en Bavière, en Souabe, en Tyrol,
-de tout ce qui avait fait jadis sa gloire et sa puissance, de tout ce
-qui causait encore, quand elle y pensait, ses regrets et sa douleur.
-
-Si on croyait, après la destruction de la grande armée et avec une
-moitié de nos forces engagée en Espagne, si on croyait pouvoir vaincre
-l'Europe entière, l'Autriche comprise, au moins fallait-il, dans
-l'intérêt de la prochaine campagne, laisser cette puissance dans le
-doute, et ne pas lui donner un puissant motif d'accélérer ses
-armements, et de hâter ses déterminations contre nous. Entretenir ses
-espérances pour ne pas la jeter trop tôt dans les bras de nos ennemis
-était donc la plus élémentaire de toutes les politiques.
-
-[En marge: Dépêche de M. de Bassano aggravant la lettre écrite par
-Napoléon.]
-
-À la funeste lettre que Napoléon venait d'écrire à son beau-père, M.
-de Bassano en joignit une destinée à M. de Metternich, celle-ci disant
-trois ou quatre fois plus longuement, plus orgueilleusement, ce que
-Napoléon avait dit avec la hauteur de ton qui lui appartenait. Les
-armements de la France y étaient exposés avec une exagération presque
-ridicule. La Prusse, disait-il, venait d'inspirer quelques méfiances,
-et on armait cent mille hommes, on préparait cent millions de plus. Si
-elle finissait par se prononcer contre nous, ce seraient deux cent
-mille hommes, et deux cents millions qu'on ajouterait à nos
-ressources. Un nouvel ennemi se présenterait-il, ce seraient encore
-deux cent mille hommes et deux cents millions qu'on réunirait, ce qui
-ne laissait guère d'incertitude sur l'application qu'on en pouvait
-faire, car après la Prusse il n'y avait que l'Autriche qui pût
-provoquer ce nouveau déploiement de forces. On irait, écrivait le
-ministre des affaires étrangères, jusqu'à douze cent mille hommes,
-pour maintenir ce qu'on appelait le territoire constitutionnel de
-l'Empire et la gloire de Napoléon. On parlait, continuait M. de
-Bassano, du soulèvement des esprits contre la France! Il fallait, au
-contraire, qu'on y prît garde, et qu'on ne poussât pas à bout une
-nation susceptible comme la nation française, prête à se lever tout
-entière contre ceux qui en voulaient à sa grandeur, et, s'il était
-nécessaire, à se jeter violemment sur l'Europe. On verrait alors de
-bien autres catastrophes que toutes celles auxquelles on avait
-assisté. Tel qui n'existait encore que par la générosité et l'esprit
-de tolérance de la France, cesserait de figurer sur la carte de
-l'Europe!--M. de Metternich avait paru donner des conseils, et, comme
-on le voit, on les lui rendait de manière à lui ôter toute envie d'en
-donner à l'avenir. On terminait cette étrange diplomatie par des
-témoignages personnellement gracieux pour le ministre autrichien, mais
-qui ressemblaient fort à la politesse d'un supérieur envers un
-inférieur. Au surplus Napoléon et son ministre acceptaient,
-disaient-ils, l'intervention de l'Autriche, mais aux conditions
-énoncées, c'est-à-dire aux conditions arrachées à la Russie après
-Friedland, à l'Autriche après Wagram, et malheureusement on traitait
-après Moscou! Pour allécher l'Autriche, on avait imaginé un moyen
-aussi singulier que tout le reste, c'était de lui annoncer avec
-appareil, et comme nouvelles de famille capables de l'intéresser, le
-couronnement prochain du roi de Rome, petit-fils de l'empereur
-François, et l'avénement de sa fille Marie-Louise à la régence de
-France, deux projets qui occupaient Napoléon, et dont il avait
-entretenu le prince Cambacérès. Sans doute ces nouvelles n'étaient pas
-absolument dénuées d'intérêt pour l'empereur François, et elles
-étaient de nature à lui causer quelque plaisir, car il aimait sa
-fille, et ne pouvait pas être insensible à l'avantage de la voir dans
-certains cas gouverner la France. Mais croire qu'une telle
-satisfaction lui ferait oublier l'état de l'Allemagne et de
-l'Autriche, oublier vingt ans de malheurs qu'il dépendait de lui de
-réparer en un instant, c'était se faire une singulière idée de
-l'Europe, et des moyens de sortir du pas si dangereux où l'on s'était
-témérairement engagé.
-
-[En marge: Réponse de Napoléon aux propositions de la Prusse.]
-
-Napoléon avait aussi à s'expliquer avec la Prusse, à répondre aux
-excuses qu'elle lui envoyait pour la défection du général d'York, aux
-prétentions qu'elle laissait voir de s'établir en Silésie, d'y former
-une armée avec notre argent, et de profiter de cet asile pour se
-convertir peu à peu, comme l'Autriche, d'alliée en médiatrice, de
-médiatrice en ennemie.
-
-[En marge: Le mal étant sans remède à l'égard de la Prusse, les fautes
-envers elle sont peu à redouter.]
-
-[En marge: Explications de Napoléon avec MM. de Krusemark et de
-Hatzfeldt.]
-
-[En marge: Napoléon ne s'oppose pas à ce que la cour de Prusse se
-retire en Silésie, mais se refuse à ce qu'elle traite avec les Russes
-pour la neutralisation de cette province.]
-
-[En marge: Il refuse l'argent demandé, et la restitution des places
-fortes.]
-
-Bien que M. de Saint-Marsan parût ne pas désespérer de la cour de
-Prusse si on lui faisait à propos des concessions, il était évident
-qu'il y avait fort peu à attendre d'elle, dominée qu'elle était par
-des passions nationales irrésistibles, et qu'à son égard on pouvait ne
-pas se contraindre beaucoup, sans qu'il en résultât un grand dommage
-pour la situation. Consentir en effet à des armements qui allaient
-tourner contre nous, lui rendre un argent dû peut-être, mais qui
-allait servir à payer ses prochaines hostilités, argent que d'ailleurs
-on n'avait pas, aurait été, il faut le reconnaître, une insigne
-duperie. Consentir à ce qu'elle se retirât en Silésie pour y traiter
-avec la Russie, c'était la livrer nous-mêmes à cette puissance, vers
-laquelle elle n'était déjà que trop entraînée. Les fautes n'étaient
-donc pas fort à redouter à l'égard de la cour de Berlin, car avec elle
-le mal était sans remède. Napoléon reçut M. de Krusemark, représentant
-ordinaire de la Prusse, et M. de Hatzfeldt, envoyé pour cette
-circonstance, les traita bien sans rien abandonner de sa hauteur
-habituelle, leur exposa sa dernière campagne à sa manière, ce qui
-était son soin de chaque jour avec ceux qu'il entretenait, puis
-s'étendit sur ses vastes armements, sur la prompte revanche qu'il
-allait prendre, et leur affirma qu'avant trois mois les Russes
-seraient rejetés au delà non-seulement de la Vistule, mais du Niémen
-et du Dniéper. Quant au projet de la cour de Prusse de se retirer en
-Silésie, il déclara ne pas y mettre obstacle, trouvant tout naturel,
-disait-il, qu'elle n'aimât point à résider au milieu des armées
-belligérantes, mais il n'admettait pas qu'elle entrât en rapport
-direct avec la Russie pour obtenir la neutralisation de la Silésie, et
-y voyait un acte positif de défection, car la première condition
-qu'exigerait la Russie serait l'abandon de l'alliance française. Quant
-aux demandes d'argent qu'on lui présentait, Napoléon convint que
-d'après le dernier traité d'alliance il était tenu de compter et de
-payer sans délai les fournitures faites à son armée; il déclara
-néanmoins qu'après un premier examen, elles lui paraissaient
-inférieures non pas seulement aux 94 millions réclamés par
-l'administration prussienne, mais même aux 48 millions dus à la
-France; que toutefois il consentait, préalablement à tout examen, à
-rendre à la Prusse ses 48 millions d'engagements; mais qu'on devait
-comprendre qu'avant de donner de l'argent à une puissance placée si
-près de ses ennemis, il fallait qu'il fût bien rassuré sur l'usage
-qu'elle en pourrait faire. Quant aux places fortes de la Vistule et de
-l'Oder, il enferma les deux diplomates prussiens dans un dilemme dont
-il leur était difficile de sortir. Si la Prusse, disait-il, était son
-alliée sincère, elle ne devait pas regretter de voir ces places dans
-ses mains; si elle ne l'était pas, il ne devait les lui rendre à
-aucun prix, et, d'ailleurs, dans un moment où l'on allait entreprendre
-sur la Vistule et l'Oder une guerre si active, ce n'était pas le cas
-de se dessaisir des points qui commandaient ces deux fleuves.
-S'élevant ensuite à des considérations plus générales sur la situation
-de la Prusse, Napoléon dit que des événements antérieurs, dont il
-n'avait pas été le maître, l'avaient détourné de faire pour la maison
-de Brandebourg ce qu'il aurait voulu; qu'il le regrettait aujourd'hui,
-mais qu'il était temps encore de faire ce qu'on n'avait pas fait, que
-la reconstitution de la Pologne n'étant plus vraisemblable, c'était en
-Allemagne même qu'il fallait chercher à créer une puissance
-intermédiaire, capable de résister à la Russie, et que cette puissance
-ne pouvait être que la Prusse; qu'il le pensait ainsi, et était prêt à
-concourir à l'accomplissement d'une telle pensée; que si une paix
-raisonnable était proposée, il était disposé à renforcer la Prusse du
-côté de la Pologne, et même vers la Westphalie, si la pacification au
-lieu d'être simplement continentale était en même temps maritime. À
-ces insinuations, Napoléon ajouta des témoignages d'estime pour le
-roi, des traitements gracieux mais dignes pour ceux qui le
-représentaient, néanmoins rien de très-positivement satisfaisant quant
-au fond des choses.
-
-[En marge: Du reste Napoléon se montre disposé à agrandir la Prusse
-dans les prochains arrangements de paix.]
-
-En tout autre temps ces demi-ouvertures relativement au sort futur
-qu'il était possible de ménager à la Prusse, auraient été de grandes
-consolations pour le roi Frédéric-Guillaume; mais actuellement, sous
-l'empire d'une opinion publique entraînée, contre l'influence des
-promesses magnifiques que lui faisaient parvenir la Russie et
-l'Angleterre, ces vagues espérances étaient de bien faibles liens pour
-le rattacher à nous, surtout en lui refusant deux choses auxquelles il
-tenait essentiellement, l'argent et les places de l'Oder et de la
-Vistule. Le roi était économe en fait de finances, comme il était
-prudent en fait de politique. Dans le moment il voulait armer, afin
-d'être au niveau des circonstances, et il aurait désiré que ces
-armements ne lui coûtassent rien. De plus, il tenait à être maître
-chez lui, et il ne croyait pas l'être quand les Français occupaient à
-la fois Spandau, Glogau, Custrin, Stettin, Thorn et Dantzig. Ces deux
-refus devaient donc l'affecter sensiblement, et précipiter le
-mouvement déjà si rapide qui le poussait vers nos ennemis.
-
-[En marge: Pendant ces négociations, Napoléon s'occupe activement de
-la création de ses moyens de guerre.]
-
-[En marge: Les sénatus-consultes relatifs aux nouvelles levées votés
-avec empressement.]
-
-[En marge: Les hommes éclairés et honnêtes sont tous d'avis de faire
-un dernier effort pour arrêter l'ennemi, et conclure ensuite la paix.]
-
-[En marge: Les masses plus vivement affectées, et moins raisonnables,
-sont profondément irritées contre la conscription.]
-
-Tandis que Napoléon s'expliquait ainsi avec les puissances allemandes
-réputées alliées, il ne négligeait rien pour se mettre en mesure de se
-passer d'elles. Il avait envoyé au Sénat les décrets dont nous avons
-fait mention, et qui à la conscription de 1813 déjà décrétée et amenée
-sous les drapeaux, ajoutaient la disponibilité des cohortes, l'appel
-de cent mille hommes sur les quatre dernières classes, et enfin la
-levée immédiate de la conscription de 1814. Il était impossible de ne
-pas accueillir ces mesures. Elles furent votées avec soumission par le
-Sénat; elles l'auraient été avec chaleur par une assemblée libre, et
-avec des manifestations de sentiments qui auraient exercé sur l'esprit
-du pays la plus heureuse influence. Que le gouvernement eût tort,
-qu'il eût follement compromis une grandeur qui nous avait coûté tant
-de sang, ce ne pouvait être douteux pour personne. Mais quiconque
-avait des lumières et du patriotisme, ne pouvait pas contester non
-plus que l'étranger ayant été attiré sur la France, il fallait lui
-tenir tête, et le repousser, sauf à traiter ensuite, même au prix de
-grandes concessions auxquelles la France pouvait se prêter sans
-s'affaiblir. Ces concessions il fallait les accorder après des
-victoires, qui rendissent à nos armes non pas leur gloire, désormais
-impérissable, mais un prestige d'invincibilité qu'elles venaient de
-perdre. Ainsi faire un dernier effort, et après cet effort conclure la
-paix, telle était l'opinion des hommes éclairés. Mais le sort des
-hommes éclairés est d'être rarement écoutés, soit par les princes,
-soit par les peuples. La masse de la nation, jadis si soumise et trop
-soumise à Napoléon, était maintenant disposée à blâmer, à murmurer, à
-mal accueillir en un mot les nouvelles charges dont elle se voyait
-menacée. Les parents de ces enfants qui sur le champ de bataille
-allaient devenir des héros, se plaignaient avec amertume, et dans les
-lieux publics s'élevaient hautement contre les conscriptions répétées,
-contre les guerres incessantes, contre des conquêtes tellement
-lointaines, qu'à peine le patriotisme pouvait-il s'y intéresser. Plus
-on descendait dans les classes inférieures, plus on trouvait ce
-sentiment prononcé, parce que la souffrance des appels y étant plus
-sentie, et l'intelligence politique y étant moindre, on n'y comprenait
-pas aussi bien la nécessité d'un dernier et immense effort. Dans les
-rues de Paris, l'audace était devenue extrême, et vraiment surprenante
-sous un pareil régime. Un jeune homme de vingt-deux ans, atteint par
-la conscription, s'étant placé dans le faubourg Saint-Antoine sur les
-pas de Napoléon, qui était allé à cheval visiter ce faubourg, osa lui
-adresser la parole, et malgré le prestige qui entourait toujours sa
-personne, lui tint le langage le plus offensant. La police ayant voulu
-l'arrêter en fut empêchée par la foule. Plusieurs fois des jeunes gens
-saisis par la police ayant crié qu'ils étaient des conscrits qu'on
-emmenait de force, bien qu'ils fussent le plus souvent de simples
-malfaiteurs, avaient été délivrés par le peuple. L'un d'eux l'avait
-été par les femmes de la halle, qui à elles seules avaient suffi à
-désarmer les agents de la force publique, peu nombreux ce jour-là dans
-le lieu où la scène se passait. Les soldats malades qui avaient à se
-rendre de leurs casernes à l'hôpital militaire, situé à l'une des
-extrémités de Paris, étaient obligés de traverser toute la ville pour
-y aller. On avait vu plus d'une fois les femmes du peuple les
-entourer, les plaindre, leur donner des soins, et crier que c'étaient
-de nouvelles victimes de _Bonaparte_, comme on l'appelait dès qu'on
-était mécontent[5]. On le refaisait ainsi d'empereur général, et on
-lui ôtait un sceptre dont il usait si cruellement.
-
-[Note 5: Je ne trace point des tableaux de fantaisie, je ne rapporte
-que ce que j'ai lu dans les bulletins de la police impériale adressés
-à Napoléon.]
-
-[En marge: Scènes populaires dans Paris.]
-
-Ces dispositions étaient plus prononcées encore dans les campagnes,
-quoique s'y manifestant d'une manière moins bruyante, et
-principalement dans les campagnes où la conscription avait eu le plus
-de peine à s'établir, comme celles de l'Ouest et du Midi. On comprend
-tout ce que les récits de Moscou devaient ajouter à l'aversion pour
-le service militaire, aversion qui n'était pas naturelle en France,
-mais que la continuité des guerres et les épouvantables effusions de
-sang avaient commencé à rendre générale. Transportés sous les
-drapeaux, nos jeunes conscrits étaient bientôt les soldats les plus
-gais et les plus intrépides; mais avant d'y arriver, ils murmuraient,
-et leurs familles jetaient les hauts cris. Le long du Rhin surtout,
-les récits des militaires revenant de Russie produisaient l'effet le
-plus fâcheux. On avait entendu des hommes appartenant aux vieux cadres
-qui rentraient par Mayence, dire aux conscrits en route pour rejoindre
-leurs corps: «Où allez-vous donc?... à l'armée?... Attendez donc que
-l'Empereur vous y mène lui-même, et en attendant retournez chez
-vous[6] ...»--Allusion offensante au départ de Smorgoni, que beaucoup
-de soldats de la grande armée n'avaient pas encore pardonné à
-Napoléon.
-
-[Note 6: J'emprunte ces détails à des rapports militaires mis sous les
-yeux de Napoléon.]
-
-[En marge: Sombre préoccupation des esprits.]
-
-À ce mécontentement des masses se joignaient de sombres
-préoccupations, de singulières terreurs. On propageait des bruits
-alarmants, venus d'échos en échos de Moscou jusqu'à Strasbourg et à
-Mayence. On prétendait que des maréchaux avaient été pris ou tués, que
-d'autres étaient fous, mourants ou morts. On racontait qu'il y avait
-eu un combat sanglant entre la garde impériale et l'armée; on
-annonçait l'arrivée de barbares féroces prêts à fondre sur la France.
-En Italie, par exemple, où le merveilleux se mêlait à la peur, on
-répandait dans le peuple la prédiction d'une submersion totale de la
-Péninsule italienne, et on disait que cette péninsule allait être
-envahie par la Méditerranée et l'Adriatique sorties de leur lit. Chez
-un peuple superstitieux cette absurde rumeur causait un trouble
-indicible[7]. Les prêtres italiens, toujours ennemis, quoique soumis
-en apparence, ne contribuaient pas peu à propager ces folles
-croyances, et à irriter de toutes les manières, surtout dans les
-campagnes, l'esprit des populations.
-
-[Note 7: Je rapporte le témoignage des autorités françaises en
-Italie.]
-
-[En marge: Mécontentement plus grand encore dans les pays nouvellement
-réunis.]
-
-Dans les départements de l'ancienne France ces mécontentements, ces
-alarmes ne portaient pas à la sédition, car si le gouvernement était
-oppressif, il était national, et si on le haïssait ce n'était pas
-comme étranger. Mais entre le Rhin et l'Elbe, en Hollande, en
-Westphalie, à Brème, à Hambourg, la vue des flottes anglaises et
-l'approche des Russes produisaient des tumultes, et à tout instant
-faisaient craindre un soulèvement général. Dans le grand-duché de
-Berg, département industrieux, que notre régime commercial incommodait
-beaucoup, on avait choisi le moment du tirage pour se jeter sur les
-fonctionnaires qui présidaient aux opérations du recrutement, pour
-battre les gendarmes et les chasser. Puis on avait couru aux maisons
-des douaniers et des percepteurs, et on les avait dévastées ou
-démolies. À Hambourg, où l'autorité française était abhorrée comme
-étrangère et comme représentant le blocus continental, on avait saisi
-l'occasion du départ d'une cohorte pour s'ameuter autour, l'empêcher
-de partir, courir ensuite sur les douaniers et les percepteurs
-français, les maltraiter et les chasser au cri de _Vive Alexandre!
-vivent les Cosaques!_ Les autorités françaises auraient même été
-expulsées sur-le-champ, sans un secours de cavalerie envoyé par les
-Danois, nos alliés et nos voisins. À Amsterdam, à Rotterdam, on avait
-été moins audacieux, mais dans toute la Hollande on entendait souvent
-le cri de _Vive Orange!_ et une insurrection à l'approche de l'ennemi
-était infiniment probable.
-
-Toutefois, quand la classe éclairée d'un pays approuve des mesures,
-elle leur donne un appui extrêmement efficace. En France, cette classe
-tout entière sentant qu'il fallait se défendre énergiquement contre
-l'ennemi extérieur, le gouvernement eût-il cent fois tort, les levées
-s'exécutaient, et les hauts fonctionnaires soutenus par un assentiment
-moral qu'ils n'avaient pas toujours obtenu, accomplissaient leur
-devoir, quoique au fond du coeur ils fussent pleins de tristesse et de
-pressentiments sinistres. Napoléon appelait les manifestations que
-nous venons de rapporter des _mouvements de la canaille_, qu'il
-fallait réprimer sans pitié, et qui ne se reproduisaient point quand
-on savait les punir à propos. À Paris il avait fait opérer un certain
-nombre d'arrestations, dont l'effet momentané avait été de rendre un
-peu plus prudents les discoureurs de lieux publics. Mais dans le duché
-de Berg il avait ordonné de passer par les armes quelques-uns des
-révoltés, et lancé plusieurs colonnes mobiles qui parcouraient le pays
-et le remplissaient de terreur. À Hambourg il avait prescrit de
-fusiller six personnes pour l'outrage fait aux autorités françaises.
-
-[En marge: Napoléon veut opposer aux manifestations patriotiques des
-Allemands, des dons patriotiques consistant en cavaliers armés offerts
-par les villes de l'Empire.]
-
-[En marge: Paris, adroitement stimulé, donne le premier exemple, et
-vote un régiment de cavalerie.]
-
-[En marge: Manière de propager cet exemple.]
-
-[En marge: Votes des villes de Rouen, Bordeaux, Toulouse, Marseille,
-Lyon, Strasbourg, Mayence, Lille, Amsterdam, etc.]
-
-Au surplus ces circonstances ne le décourageaient pas, et ne lui
-ôtaient pas l'espérance d'obtenir de la France une manifestation
-nationale, qui répondît à l'élan patriotique des Allemands, et qui pût
-jusqu'à un certain point faire tomber cette assertion très-répandue en
-Europe, que la France était aussi fatiguée de son despotisme que les
-nations étrangères de sa domination. Il imagina de se faire offrir par
-les villes et les cantons des cavaliers montés et équipés, afin de
-réparer les pertes de la cavalerie, qui avaient été immenses dans la
-dernière campagne. Il suffisait de dire un mot à un seul préfet, qui
-transmettrait ce mot à un des conseillers municipaux de son chef-lieu,
-pour qu'une offre fût faite dans une grande ville, et imitée à
-l'instant dans tout l'Empire. La mieux placée de toutes les villes de
-France pour prendre l'initiative, la plus populeuse, la plus riche, la
-plus occupée des événements publics, celle de Paris, mise en mouvement
-la première, débuta par une offre éclatante. Un membre du conseil
-municipal dit que la ville de Paris, située plus près du gouvernement,
-mieux instruite par là de ses besoins, devait donner l'exemple, et que
-nos ennemis fondant leurs principales espérances sur la destruction de
-notre cavalerie, il fallait remplacer par quarante mille cavaliers
-bien montés et bien armés les vingt mille qu'un hiver extraordinaire
-avait détruits; que si les monarques coalisés se flattaient d'avoir
-pour eux l'opinion publique de leur pays, il fallait leur prouver que
-le héros qui avait sauvé la France de l'anarchie n'avait pas moins
-qu'eux la faveur de sa nation, qu'il avait son admiration, son
-attachement, son dévouement sans bornes, et qu'aucune coalition ne
-prévaudrait contre lui. En même temps ce conseiller municipal proposa
-d'offrir à l'Empereur un régiment de cinq cents cavaliers montés et
-équipés. À peine cette proposition avait-elle été présentée qu'elle
-fut accueillie, votée avec acclamation, et portée aux Tuileries par
-une députation du conseil. Le récit de cette scène, inséré au
-_Moniteur_, suffisait pour éveiller le patriotisme des uns, le zèle
-intéressé des autres, et pour stimuler vivement tout préfet qui
-n'aurait pas été devancé par ses administrés. Dans certains lieux
-situés hors de la vieille France il s'éleva quelques objections du
-reste bien timides et réprimées à l'instant même par les préfets, qui
-n'hésitaient pas à _interner_ les contradicteurs, c'est-à-dire à les
-exiler dans l'intérieur de l'Empire. Mais dans la totalité des
-départements compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, ces
-offres ne rencontrèrent aucune difficulté. S'il y avait provocation de
-la part des préfets ou de leurs affidés, il y avait aussi plein
-assentiment de la part du pays, car il n'y avait pas un citoyen sensé
-et patriote qui pût objecter quoi que ce fût à de pareilles
-propositions. L'opinion que Napoléon était l'auteur de nos malheurs,
-mais qu'il fallait le soutenir, parce que seul il était capable de
-repousser la formidable masse d'ennemis qu'il avait attirée sur la
-France, cette opinion était unanime. À Paris succédèrent les grandes
-villes, puis les moindres, puis les cantons, chacun donnant plus ou
-moins, suivant ses moyens et son zèle. Lyon offrit 120 cavaliers,
-Bordeaux 80, Strasbourg 100; Rouen, Lille, Nantes, 50; Angers 45;
-Amiens, Marseille, Toulouse, 30; Metz, Rennes, Mayence, 25; Pau,
-Toulon, Bayonne, Caen, Besançon, Tours, Versailles, Genève, 20; Nancy,
-Clermont, Dunkerque, Nîmes, Aix, 15. Les villes de Saint-Quentin,
-Orléans, le Mans, la Rochelle, le Havre, Dijon, Cherbourg, Brest,
-Mâcon, Angoulême, Verdun, Poitiers, Perpignan, offrirent, les unes 12
-cavaliers, les autres 10 ou 8; les villes de Saint-Denis, Laon,
-Fontainebleau, Blois, Yvetot, Dieppe, Vendôme, Moulins, Périgueux,
-Niort, Meaux, Elbeuf, Quimper, Vannes, Abbeville, Langres, Libourne,
-Lunéville, Lisieux, Sens, Tarascon, Orange, Arles, Narbonne, Nevers,
-les unes 6, les autres 5, 4 ou 3. Puis vint la suite des petites
-villes, et celle des cantons, dont les délibérations remplissaient
-tous les jours plusieurs colonnes du _Moniteur_. Il est à remarquer
-que les cités étrangères unies violemment à l'Empire, et par
-conséquent les plus mal disposées, émirent presque toutes des votes
-d'une importance fort supérieure à leur zèle, évidemment sous
-l'impulsion de préfets qui les intimidaient, ou de gens sages qui
-cherchaient à faire oublier quelques actes imprudents de leurs
-concitoyens. Ainsi Rome vota 240 cavaliers, Gênes 80, Hambourg 100,
-Amsterdam 100, Rotterdam 50, la Haye 40, Leyde 24, Utrecht 20,
-Dusseldorf 12.
-
-[En marge: Moyens employés pour réaliser de la manière la plus utile à
-l'armée, les dons offerts par les villes.]
-
-Les offres faites, il fallait les réaliser, trouver l'homme, le
-cheval, l'équipement. On s'adressa pour avoir les hommes à quelques
-cavaliers revenus du service, à des postillons, à des gardes
-forestiers, à des remplaçants enfin. Cependant il était encore plus
-difficile de se procurer les hommes que les chevaux, parce que
-l'argent n'y pouvait rien. Bientôt un avis du ministère de
-l'intérieur apprit aux préfectures qu'on tenait surtout aux chevaux et
-à l'équipement. Ce n'était plus dès lors qu'une affaire d'argent. Pour
-l'obtenir, les préfets firent entre les citoyens les plus imposés une
-répartition des sommes nécessaires, et envoyèrent à chacun d'eux sa
-cote, qui était, dans certains départements riches, de 1000, de 800,
-de 600 francs par tête, et qui fut exactement acquittée, malgré
-quelques rares réclamations contre un mode d'impôt tout à fait
-illégal. Les préfets se mirent ensuite en quête pour trouver des
-chevaux en les payant bien, et en trouvèrent. L'équipement n'était pas
-une difficulté dans un pays aussi industrieux que la France.
-
-En peu de jours les offres montaient à 22 mille chevaux, 22 mille
-équipements, et 16 mille cavaliers. C'était une ressource véritable
-que 22 mille chevaux, surtout avec la difficulté qu'il y avait alors à
-s'en procurer. De plus, l'effet moral de ces offres ne laissait pas
-d'être assez grand, car bien que la main de l'autorité fût visible,
-néanmoins on connaissait aussi, et on ne niait pas l'assentiment réel
-du pays, rattaché tout entier à l'idée d'une résistance énergique
-suivie d'une paix prompte et honorable. Cet élan, sans doute, ne
-ressemblait pas à celui de l'Allemagne, car elle était enthousiaste,
-enthousiaste de sa liberté à conquérir, de son indépendance nationale
-à recouvrer, et nous, nous étions froidement convaincus de la
-nécessité de nous défendre contre un ennemi imprudemment attiré sur la
-France. Mais ce qui chez nous devait égaler au moins l'énergie de
-l'Allemagne, c'était l'énergie de nos soldats, qui partant avec peine
-du sein de leurs familles désolées, et une fois devant l'ennemi
-n'écoutant plus que la voix de l'honneur, allaient devenir les émules,
-en valeur si ce n'est en expérience, des plus braves soldats de
-l'ancienne armée.
-
-[En marge: Formation des divers corps destinés à composer la nouvelle
-armée.]
-
-Une fois en possession de ces immenses moyens de recrutement, Napoléon
-les employa avec ce prodigieux génie d'organisation dont il avait
-donné tant de preuves. Des quatre principales ressources dont il
-pouvait disposer, et s'élevant ensemble à 500 mille hommes, deux
-étaient déjà réalisées, la conscription de 1813 et les cohortes. La
-troisième, celle des cent mille hommes pris sur les quatre dernières
-classes, pouvait être obtenue en février. Quant à la quatrième, la
-conscription de 1814, il suffisait de l'obtenir dans le courant de
-l'année, puisqu'elle n'était destinée qu'à remplacer dans les dépôts
-la conscription de 1813, qui allait être versée en entier dans les
-bataillons de guerre. Voici comment, avec ces ressources, Napoléon
-recomposa son armée.
-
-[En marge: Réorganisation des anciens corps qui ont péri en Russie.]
-
-Après s'être fait illusion un moment sur ce qui restait entre la
-Vistule et l'Oder, il était maintenant parfaitement éclairé, et savait
-qu'il ne pouvait compter que sur quelques débris, consistant surtout
-en cadres. Il ordonna donc qu'on gardât sur l'Oder seulement un cadre
-de compagnie par 100 hommes, et un cadre de bataillon par 600 hommes.
-Tout le reste dut être renvoyé en France. Même en se réduisant de la
-sorte, il n'y avait pas de quoi former un bataillon par régiment, bien
-que les régiments de la grande armée comptassent au départ cinq
-bataillons de guerre présents au drapeau. Ce premier bataillon était
-destiné à composer exclusivement la garnison des places de l'Oder.
-Quant à celles de la Vistule, telles que Dantzig et Thorn, elles se
-trouvaient déjà bloquées, et elles avaient d'ailleurs reçu des
-divisions entières, telles que les divisions Grandjean, Heudelet,
-Loison. En ramassant tout ce qui se présenta de soldats errants, et
-rentrant les uns après les autres, on put à peine compléter un
-bataillon par régiment. On renforça ce bataillon, en y adjoignant les
-compagnies d'infanterie qui avaient été mises en garnison sur les
-vaisseaux. On se souvient sans doute que Napoléon avait pris dans les
-bataillons de dépôt une compagnie d'infanterie, pour la placer à
-demeure sur chaque vaisseau de haut bord. En général, c'étaient des
-soldats de trois et quatre ans de service. Réduit à faire ressource de
-tout, il ordonna de mettre à terre ces compagnies, et celles qui
-étaient sur l'Escaut et le Texel furent acheminées immédiatement sur
-l'Oder, pour être incorporées dans les premiers bataillons, dits des
-places de l'Oder.
-
-[En marge: Ces anciens corps réduits à deux, et placés sous les ordres
-des maréchaux Davout et Victor.]
-
-Ce premier bataillon à peu près refait dans chaque régiment, on
-recueillit ce qui restait des cadres des autres bataillons, et on le
-réunit partie dans l'intérieur de l'Allemagne, partie sur le Rhin. Les
-régiments français de l'armée de Russie étaient au nombre de
-trente-six[8], dont seize au corps de Davout (le 1er), six au corps
-d'Oudinot (le 2e), six au corps de Ney (le 3e), huit au corps du
-prince Eugène (le 4e). Napoléon décida que le 1er corps serait
-réorganisé à seize régiments et resterait sous le maréchal Davout; que
-les 2e et 3e corps, confondus en un seul de douze régiments, seraient
-réorganisés et confiés au maréchal Victor; que le 4e enfin, celui du
-prince Eugène, serait réorganisé en Bavière. Les corps du maréchal
-Davout et du maréchal Victor devaient comprendre par conséquent
-vingt-huit régiments. Napoléon voulut qu'on retînt à Erfurt le cadre
-des seconds bataillons de ces vingt-huit régiments, expédia
-sur-le-champ le général Doucet pour les commander, et fit partir des
-dépôts, en conscrits de 1813 déjà instruits, de quoi porter ces
-vingt-huit bataillons à 800 hommes chacun. La place d'Erfurt était
-alors une possession française, pourvue d'un immense matériel, et le
-cadre employant à venir à Erfurt le temps que les recrues mettaient à
-s'y rendre de leur côté, la réorganisation se faisait à moitié chemin,
-dès lors moitié plus tôt, et moitié plus près du théâtre de la guerre.
-Napoléon avait envoyé des fonds pour indemniser les officiers qui
-avaient tout perdu en Russie, pour leur payer leur solde arriérée, et
-leur procurer ainsi quelques consolations. Aussitôt ces bataillons
-remis en état, ils devaient joindre sur l'Elbe, les uns le maréchal
-Davout, les autres le maréchal Victor. Les cadres des troisièmes,
-quatrièmes et cinquièmes bataillons devaient venir se recruter sur le
-Rhin, avec les hommes plus forts, mais point encore instruits, des
-quatre classes antérieures. Par conséquent ces derniers bataillons ne
-pouvaient pas être réorganisés avant trois ou quatre mois. Le projet
-de Napoléon était d'envoyer au moins dès qu'il pourrait leurs
-troisièmes et quatrièmes bataillons aux maréchaux Davout et Victor.
-Ces maréchaux auraient dès lors trois bataillons par régiment, et
-comme ils connaissaient parfaitement la guerre du Nord, Napoléon se
-proposait de les porter de nouveau sur la Vistule, où il se flattait
-d'être au mois de juin. En passant l'Oder ils devaient prendre leurs
-premiers bataillons, enfermés dans les places, et le maréchal Davout
-aurait alors un corps de seize régiments à quatre bataillons, le
-maréchal Victor, un corps de douze régiments également à quatre,
-c'est-à-dire un total de 112 bataillons, représentant l'infanterie
-d'une armée de 120 mille hommes. En attendant, le maréchal Davout,
-avec les seize seconds bataillons réorganisés à Erfurt, allait occuper
-la ville de Hambourg, habituée à plier sous son autorité; le maréchal
-Victor, avec les douze qui lui étaient destinés, allait occuper la
-grande place de Magdebourg, et l'un et l'autre établi ainsi sur l'Elbe
-serait en mesure de protéger les derrières du prince Eugène.
-
-[Note 8: Ce nombre de 36 régiments d'infanterie paraîtra peut-être
-bien peu considérable, comparé au total de la grande armée, qui était,
-avons-nous dit, de 612 mille hommes sans les Autrichiens. Mais il
-s'expliquera facilement si on songe qu'il s'agit ici seulement de la
-portion de la grande armée qui pénétra dans l'intérieur de la Russie,
-que le nombre des bataillons de guerre était de cinq par régiment, ce
-qui faisait 180 bataillons, c'est-à-dire 180 mille hommes d'infanterie
-au départ, qu'il restait en dehors de ces 36 régiments la garde
-impériale, les alliés de toute nature, Polonais, Italiens, Saxons,
-Bavarois, Westphaliens, Wurtembergeois, Prussiens, etc.]
-
-Les cadres du 4e corps (prince Eugène) étant originaires d'Italie,
-furent acheminés sur Augsbourg, pour, y recevoir les recrues qui
-devaient venir des bords du Pô à travers le Tyrol et la Bavière. Il
-était impossible, on le voit, de combiner ses ressources avec plus
-d'art, d'après les lieux et d'après le temps dont on pouvait
-disposer.
-
-[En marge: Nouveaux corps créés par Napoléon.]
-
-[En marge: Composition des cohortes.]
-
-La réorganisation des anciens corps étant ainsi assurée, Napoléon
-s'occupa des corps nouveaux qu'il était obligé de créer en toute hâte,
-car la nécessité d'arrêter les Russes dans leur marche offensive
-pouvait l'appeler sur l'Elbe dès le mois de mars. La ressource la plus
-disponible était celle des cohortes, consistant en cent bataillons,
-qui grâce à la prévoyance de Napoléon, étaient organisés depuis
-environ neuf mois, et à toute la consistance désirable joignaient une
-instruction à peu près achevée. C'étaient des soldats de vingt-deux à
-vingt-sept ans, pris dans le premier ban de la garde nationale, parmi
-les hommes non mariés, gens robustes, un peu raisonneurs, mais
-destinés à former une infanterie solide et intrépide. Ils devaient
-leurs qualités comme leurs défauts à leur âge, à un peu de
-mécontentement, et à leurs officiers. En général ces officiers avaient
-été, lors de l'institution de l'Empire, réformés pour cause d'âge, de
-blessures ou d'attachement à la République. Il y en avait beaucoup qui
-étaient infirmes, grands parleurs, enclins à l'opposition. Il fallait
-en changer la moitié. On pardonna leur esprit indocile à ceux qui
-étaient valides, parce qu'on avait besoin d'eux, et qu'on ne doutait
-pas de leur bravoure devant l'ennemi. On remplaça les autres, qui
-n'avaient été bons que pour instruire leurs troupes, mais qui ne
-pouvaient les commander dans une guerre aussi active que celle qu'on
-prévoyait. On chercha pour cela des sujets dans la garde impériale,
-dans les cadres qui rentraient, et surtout dans l'armée d'Espagne, où
-il commençait à y avoir trop d'officiers pour ce qui restait de
-soldats, et où d'ailleurs les officiers étaient tous bons, car cette
-affreuse guerre était une école excellente. Appelés d'urgence et
-transportés en poste, ces officiers durent remplacer immédiatement
-ceux qu'on excluait des cohortes.
-
-[En marge: Le corps dit de l'Elbe composé avec des cohortes, et envoyé
-au prince Eugène sous le général Lauriston.]
-
-Napoléon distribua ensuite les cohortes en vingt-deux régiments à
-quatre bataillons, chaque bataillon ayant une compagnie destinée à
-servir de dépôt. On leur donna de bons colonels, et on les achemina
-sur le Rhin vers Wesel et Mayence. Les douze premiers, formés en
-quatre divisions de trois régiments chacune, composèrent le corps dit
-de l'Elbe, et partirent immédiatement pour Hambourg, afin de se
-joindre au prince Eugène, et de lui apporter un renfort de 40 mille
-hommes de la meilleure infanterie. Le prince Eugène avec un tel
-renfort pouvant opposer 80 mille hommes aux Russes, n'avait plus rien
-à craindre, car ces derniers n'avaient encore nulle part un pareil
-rassemblement. La présence de ces quarante mille hommes, longeant la
-Hollande, traversant le Hanovre, les provinces anséatiques, devait, en
-attendant que les vingt-huit bataillons des maréchaux Davout et Victor
-fussent arrivés, contenir ces provinces si agitées et si mal disposées
-à notre égard. Napoléon donna à ce corps le général Lauriston pour
-commandant en chef. Les maréchaux, ou fatigués, ou hors de combat,
-commençaient à ne plus suffire. Le général Lauriston, homme sensé et
-ferme, qui comme ambassadeur en Russie avait cherché à prévenir la
-guerre, et pendant la guerre s'était conduit avec beaucoup de courage,
-méritait ce commandement. Napoléon l'expédia sur-le-champ pour qu'il
-allât consacrer tous ses soins à son corps d'armée.
-
-[En marge: Nouveaux régiments formés avec des cadres tirés d'Espagne.]
-
-Napoléon songea ensuite à former deux corps sur le Rhin. Il lui
-restait dix régiments de cohortes, et il avait en outre un nombre
-assez considérable de cadres, les uns laissés dans l'intérieur au
-moment du départ pour la Russie, les autres successivement tirés
-d'Espagne. Ces derniers avaient versé leurs soldats dans les
-bataillons qui devaient continuer à servir au delà des Pyrénées, et
-étaient ensuite revenus en France réduits aux officiers, aux
-sous-officiers et à quelques hommes d'élite. Il y avait de quoi former
-avec ces divers cadres trente et quelques régiments à deux ou trois
-bataillons. On se hâta de les recruter avec la conscription de 1813,
-qui était à moitié instruite, et dont on se proposait d'achever
-l'éducation pendant les marches. Malheureusement ces bataillons, pris
-çà et là, se trouvaient rarement deux à la fois du même régiment. Dès
-qu'il y en avait deux dans ce cas, on avait soin de les réunir pour
-figurer sous le numéro du régiment lui-même, avec ses officiers
-supérieurs et son drapeau. On s'étudia à tirer des autres parties de
-l'Empire les bataillons des mêmes régiments qui étaient disponibles,
-afin de les faire servir ensemble. Cette fâcheuse dislocation des
-corps était, nous l'avons déjà dit, la suite de la politique déréglée
-qui, dispersant les forces de la France dans toute l'Europe, portait
-quelquefois les divers bataillons d'un même régiment en Illyrie, en
-Portugal, en Pologne.
-
-Quant aux bataillons isolés, on les réunit au nombre de deux ou de
-trois sous la forme peu consistante de régiments provisoires, avec
-l'intention de mettre le terme le plus prochain à cette organisation
-temporaire.
-
-[En marge: Avec les cohortes restantes et les nouveaux régiments,
-Napoléon forme le premier corps dit du Rhin, et le confie au maréchal
-Ney.]
-
-Avec huit des dix cohortes restantes, et une partie des trente et
-quelques régiments dont nous venons d'exposer la formation, Napoléon
-composa le premier corps du Rhin, le distribua en quatre belles
-divisions, et le confia au héros de la retraite de Russie, au maréchal
-Ney, qui s'était livré lui aussi à un mouvement passager de dépit
-lorsqu'il avait vu l'armée abandonnée par son chef, mais qui en
-apprenant sur l'Oder l'éclatante et juste récompense accordée à ses
-services (il venait d'être créé prince de la Moskowa), avait retrouvé
-son ardeur, et ne demandait qu'à rencontrer les Russes pour leur faire
-expier les succès de la dernière campagne. Une cinquième division,
-comprenant les Allemands des princes alliés, devait porter son corps à
-50 mille hommes, et même à 60 mille en comptant l'artillerie et la
-cavalerie. Ce corps était destiné à frapper les premiers et les plus
-rudes coups. Il allait se former à Mayence d'abord, puis à Francfort,
-Hanau, Wurzbourg, et se mettre en marche un mois après celui de
-l'Elbe, c'est-à-dire au 15 mars. Le maréchal Ney revenu à Paris depuis
-quelques jours, moins pour y prendre un repos dont sa constitution de
-fer n'avait pas besoin, que pour y recevoir l'investiture de son
-nouveau titre, eut ordre de repartir immédiatement, et de se rendre
-sur les bords du Rhin, afin de veiller à l'organisation des troupes
-qu'il devait commander.
-
-[En marge: Napoléon compose le second corps du Rhin avec quelques-uns
-des nouveaux régiments, et avec l'infanterie de marine.]
-
-Le second corps du Rhin fut composé de quelques-uns des régiments
-provisoires, et de l'infanterie de marine, dont la création déjà
-ancienne était due à cette active prévoyance de Napoléon qui, sachant
-bien que jamais il n'aurait trop de ressources pour les affaires qu'il
-s'attirait, enfantait une organisation nouvelle, dès qu'il en avait
-l'occasion, le temps et les moyens. À l'époque en effet où il rêvait
-de vastes expéditions maritimes, portées sur cent vaisseaux de ligne,
-et partant des magnifiques ports de l'Empire depuis le Texel jusqu'à
-Trieste, il avait formé une troupe habituée au double service de
-l'artillerie et de l'infanterie, et propre à combattre sur terre comme
-sur mer. Il avait environ 20 mille de ces artilleurs fantassins,
-pouvant fournir 16 mille hommes au drapeau, soldats instruits,
-vigoureux, et ayant le fier esprit de la marine. Napoléon ordonna leur
-départ immédiat pour les bords du Rhin, ce qui devait leur plaire
-beaucoup plus que de rester oisifs dans les arsenaux, ou d'être
-envoyés au delà des mers dans les climats meurtriers de nos colonies.
-
-[Illustration: Le Général Bertrand.]
-
-[En marge: Le maréchal Marmont doit commander le second corps du
-Rhin.]
-
-Napoléon les répartit en quatre régiments à quatre bataillons, et les
-fit entrer avec quelques-uns des régiments qu'il venait de
-reconstituer en hâte, dans le second corps du Rhin. Ce corps, qui
-allait se former tout de suite après le premier, et le remplacer à
-Mayence, pouvait être prêt un mois plus tard, c'est-à-dire au 15
-avril. Il devait être de quatre divisions, et d'environ 40 mille
-hommes d'infanterie. Napoléon le réservait au maréchal Marmont, le
-vaincu de Salamanque, condamné par l'expérience comme général en chef,
-mais capable d'être encore un bon lieutenant. La blessure de ce
-maréchal, jugée d'abord mortelle, faisait espérer un rétablissement
-complet. Il reçut également l'ordre de se rendre à Mayence dès que
-sa santé le lui permettrait.
-
-[En marge: Le général Bertrand envoyé en Italie pour y composer un
-quatrième corps d'armée.]
-
-Napoléon résolut de tirer encore du personnel et du matériel de guerre
-accumulés depuis longtemps en Italie, un corps de 40 à 50 mille
-hommes, qui descendant en Bavière pendant qu'il déboucherait lui-même
-en Saxe, compléterait la masse des forces qu'il voulait réunir sur
-l'Elbe. Il chargea de ce soin le général Bertrand, gouverneur de
-l'Illyrie, qui, sans avoir une grande habitude de manier les troupes
-(il était officier du génie), entendait bien le détail de leur
-organisation, était actif, dévoué, et homme enfin à ne pas perdre un
-instant dans une circonstance aussi grave que celle où se trouvait
-l'Empire.
-
-Napoléon l'autorisa à prendre tout ce qui restait de ressources
-militaires en Illyrie, à n'y laisser que quelques dépôts et quelques
-milices locales, et à transporter le surplus en Frioul. Les provinces
-illyriennes, si on conservait l'alliance de l'Autriche, devaient
-inévitablement revenir à cette puissance, et si au contraire on
-perdait cette alliance, ne pouvaient pas être disputées vingt-quatre
-heures. C'eût été par conséquent une bien inutile dispersion de nos
-forces, que d'en laisser une partie au delà des Alpes Juliennes. Avec
-les cadres tirés de ces provinces, avec quelques régiments demeurés en
-Lombardie, avec quelques autres régiments résidant en Piémont et
-revenus d'Espagne, avec deux régiments de cohortes restants sur les
-vingt-deux, il y avait de quoi composer trois bonnes divisions
-françaises, à douze bataillons chacune. Les dépôts de l'Italie étant
-pleins de conscrits, le recrutement de ces trois divisions devait être
-facile. Enfin l'armée proprement italienne pouvait aussi fournir une
-bonne division, ce qui porterait à quatre le corps que le général
-Bertrand était chargé d'amener en Allemagne. Napoléon, usant de
-finesse même avec ce serviteur dévoué, lui avait fait espérer qu'il
-commanderait ce corps tout entier, afin qu'il mît encore plus de soin
-à l'organiser.
-
-[En marge: Après avoir réorganisé l'infanterie, Napoléon s'occupe des
-armes spéciales, qui avaient encore plus souffert que l'infanterie.]
-
-[En marge: Réorganisation de l'artillerie.]
-
-L'infanterie étant reconstituée aussi vite que le permettaient les
-circonstances, il fallait s'occuper des armes spéciales, qui avaient
-encore plus souffert que l'infanterie. On se souvient sans doute que
-tandis qu'il appelait d'Italie le corps du général Grenier, et formait
-celui du maréchal Augereau, Napoléon avait tiré de France tout ce
-qu'il y avait de compagnies d'artillerie disponibles, et prescrit que
-dans chaque cohorte on créât une compagnie de canonniers. Grâce à
-cette précaution le personnel d'artillerie ne pouvait pas manquer.
-Napoléon pour recomposer l'artillerie de l'armée se servit des
-artilleurs revenus de Russie, de quarante-huit compagnies prises dans
-les ports et les arsenaux, et de quatre-vingts compagnies formées dans
-les cohortes. Il y avait là de quoi servir plus de mille bouches à
-feu. Quant au matériel il était resté enfoui tout entier sous les
-neiges de Russie; mais heureusement nos arsenaux de terre et de mer en
-étaient remplis. Seulement on manquait d'affûts de campagne. Napoléon
-en fit fabriquer partout, et même à Toulon, à Brest, à Cherbourg. Ceux
-qu'on allait construire dans ces ports devaient arriver tard sans
-doute, mais on avait sur les bords du Rhin de quoi monter tout de
-suite 600 bouches à feu, ce qui suffisait pour le début de la
-campagne.
-
-[En marge: Moyens employés pour se procurer des chevaux de trait.]
-
-Pour ce qui concernait les chevaux la perte avait été plus grande
-encore qu'en voitures et en hommes. Notre retraite sur l'Oder avait
-beaucoup réduit nos moyens de remonte, mais plus en chevaux de selle
-qu'en chevaux de trait. Napoléon espérait que le général Bourcier,
-chargé de tous les achats, et stimulé par une correspondance
-quotidienne, parviendrait à lui trouver environ 10 mille chevaux de
-trait dans la basse Allemagne. Il ordonna d'en lever 15 mille en
-France, par voie de réquisition, et en les payant comptant. Les
-réquisitions sont un procédé rigoureux, entaché même du caractère de
-spoliation, car elles enlèvent l'objet requis à celui qui ne voudrait
-pas le vendre, mais leur rigueur était cette fois justifiée par
-l'urgence, et fort adoucie par le payement immédiat. Avec ces divers
-moyens et des confections immenses en harnachement, Napoléon ne
-doutait pas d'avoir réuni 600 bouches à feu bien attelées pour le
-commencement des hostilités, c'est-à-dire en avril ou mai, et 1000
-deux mois après.
-
-[En marge: État de complète destruction où se trouvait la cavalerie.]
-
-[En marge: La difficulté de trouver des chevaux augmentée depuis
-l'évacuation de la Pologne et d'une partie de l'Allemagne.]
-
-[En marge: Le général Bourcier, en Hanovre, chargé de remonter la
-cavalerie revenant de Russie.]
-
-La cavalerie était, si on peut le dire, plus importante que
-l'artillerie elle-même, à cause de la prodigieuse quantité de troupes
-à cheval dont l'ennemi disposait; et elle était détruite non-seulement
-dans ce qui avait existé, mais dans les éléments qui auraient pu
-servir à sa réorganisation. Comme pour l'artillerie tous les chevaux
-avaient péri, et notre grande armée qui avait passé le Niémen avec 60
-mille chevaux, et en avait laissé 20 mille en réserve, n'en avait pas
-ramené 3 mille, les uns restés à Dantzig, les autres réunis auprès du
-prince Eugène. La perte en hommes était presque aussi considérable.
-Napoléon avait compté sur vingt-cinq ou trente mille cavaliers, qu'il
-suffirait, selon lui, d'équiper et de monter, pour les retrouver aussi
-bons qu'auparavant. Mais rectification faite des premières données, on
-n'espérait pas en sauver plus de onze ou douze mille du gouffre où
-notre armée avait péri. Les moyens de les remonter avaient fort
-diminué depuis qu'on avait perdu la Pologne, la Vieille-Prusse, la
-Silésie, le Mecklembourg. Il restait le Hanovre et la Westphalie. On
-avait tiré 2 ou 3 mille chevaux des pays évacués, et on présumait
-qu'on en tirerait 9 ou 10 mille encore des pays compris entre l'Elbe
-et le Rhin. Avec les 10 mille chevaux de trait dont nous venons de
-parler pour l'artillerie, c'étaient 20 mille environ à trouver dans
-ces contrées. Le général Bourcier était occupé à acheter des chevaux,
-à presser la confection des selles, à recueillir les hommes, qui
-rentraient épuisés, à les vêtir, à les faire reposer de leurs fatigues
-pour qu'on pût les remettre en ligne. Ce n'était pas sans de grandes
-difficultés qu'il y réussissait même avec la force et l'argent, car
-ces provinces étaient fort mal disposées. Quoique Napoléon eût ouvert
-des crédits illimités au général Bourcier, on avait la plus grande
-peine à se procurer des traites, tant les relations commerciales
-étaient troublées dans ce moment de crise. Se flattant que le général
-Bourcier aurait de quoi monter 13 ou 14 mille cavaliers, et se doutant
-qu'il ne lui en reviendrait pas de Russie un nombre égal, il lui en
-expédia 2 ou 3 mille à pied des dépôts du Rhin. Il fit partir
-sur-le-champ de Paris les généraux Latour-Maubourg et Sébastiani, pour
-aller se mettre à la tête de la cavalerie remontée en Hanovre. Il leur
-ordonna d'en former deux corps, partie cuirassiers, partie chasseurs
-et hussards, et dès qu'il y aurait seulement six mille cavaliers
-capables de marcher, de les amener au prince Eugène.
-
-[En marge: Napoléon compte pour l'ouverture de la campagne sur 24
-mille hommes de cavalerie, dont 14 mille remontés en Allemagne, et 10
-mille tirés des dépôts.]
-
-Napoléon pensait que les dépôts de cavalerie, ayant reçu sur les
-conscriptions de 1812 et de 1813 la part qui leur revenait, auraient
-de quoi fournir encore 10 mille cavaliers instruits. Le duc de
-Plaisance était chargé de les réunir en escadrons répondant aux
-anciens régiments de la grande armée, puis, quand ils seraient formés,
-de les conduire aux corps de Latour-Maubourg et de Sébastiani, de
-fondre chaque détachement dans le régiment auquel il appartenait, et
-de reconstituer ainsi les régiments en entier. Ces 10 mille cavaliers
-ajoutés aux 13 ou 14 mille qu'on remontait en Allemagne, devaient
-procurer 23 ou 24 mille hommes à cheval, ce qui était un commencement
-de cavalerie.
-
-[En marge: Il espère en avoir 60 mille pour la suite de la campagne.]
-
-Les chevaux ne manquaient pas en France pour les 10 mille cavaliers
-dont la prompte organisation était confiée au duc de Plaisance. Il en
-était resté 3 mille sur les remontes de 1812. Des marchés passés en
-assuraient encore 7 à 8 mille. Napoléon ordonna une réquisition de 15
-mille chevaux de grosse cavalerie, en payant comptant comme pour les
-chevaux de trait, mesure rigoureuse, nous venons de le reconnaître,
-mais justifiée par les circonstances. Les dons volontaires avaient
-fourni 22 mille chevaux, en général de cavalerie légère. Il devait
-donc y avoir en France de quoi monter 45 mille hommes, lesquels joints
-à ceux qu'on espérait se procurer en Allemagne, porteraient à près de
-60 mille, et à 50 mille au moins, la cavalerie disponible pour cette
-campagne. Les chevaux étant obtenus, les hommes devant se trouver dans
-les conscriptions de 1812 et de 1813, il restait à chercher les
-cadres. Il y en avait d'excellents en Espagne. Napoléon ordonna de
-tirer de cette contrée un cadre d'escadron par régiment de cavalerie,
-en prenant, comme il avait fait pour l'infanterie, les officiers et
-sous-officiers avec quelques hommes d'élite. Il prescrivit aussi de
-les envoyer en poste sur le Rhin. Ces cadres remplis avec les
-cavaliers qu'on trouverait formés et montés au dépôt, allaient
-composer un second rassemblement, qui, sous le duc de Padoue, irait
-rejoindre celui qui serait parti sous le duc de Plaisance.
-
-Pour le moment Napoléon devait avoir en Allemagne d'abord 13 à 14
-mille cavaliers, puis 24 mille lorsque le duc de Plaisance y aurait
-amené son rassemblement, et enfin 40 mille lorsque le duc de Padoue y
-aurait conduit le sien. Le reste était destiné à venir plus tard.
-L'Italie présentait des ressources pour environ 6 mille cavaliers dont
-la moitié prêts à l'ouverture de la campagne, ce qui devait procurer
-environ 3 mille hommes à cheval au corps d'armée du général Bertrand.
-
-[En marge: Réorganisation de la garde impériale.]
-
-À toutes ces forces Napoléon voulait ajouter la garde impériale,
-constituée d'après des proportions toutes nouvelles. Elle avait
-cruellement souffert en Russie, pourtant elle avait encore en
-Allemagne, en France et en Espagne, des cadres assez nombreux. En
-Espagne notamment se trouvait une division entière de la jeune garde.
-Napoléon résolut de se servir de ces divers éléments pour recomposer
-cette troupe d'élite. Il tenait à la vieille garde à cause de sa
-fidélité, qualité que les événements pouvaient rendre précieuse; il
-tenait à la jeune, parce qu'en n'y introduisant que des hommes de
-choix, elle pouvait, grâce à l'esprit de corps, acquérir en très-peu
-de temps la valeur des meilleures troupes. En conséquence il fit
-demander à tous les corps qui n'avaient point souffert du désastre de
-Moscou, et particulièrement à ceux d'Espagne, un certain nombre
-d'anciens soldats pour compléter la vieille garde. Il prit dans la
-conscription des quatre dernières classes des hommes jeunes et forts
-pour reconstituer la jeune garde, en les versant dans les cadres
-existants des fusiliers, des tirailleurs et des chasseurs. Il porta le
-nombre des bataillons de la garde, vieille et jeune, à 53, celui des
-escadrons à 33. Il augmenta également la réserve d'artillerie, dont il
-se servait toujours si utilement dans les grandes journées, et lui
-donna près de trois cents bouches à feu. L'artillerie de marine lui
-procura pour cette dernière organisation des sujets excellents. La
-garde impériale devait ainsi présenter une armée de réserve de 50
-mille hommes inscrits sur les contrôles, et d'environ 40 mille
-combattants en ligne.
-
-[En marge: Nouveaux moyens de transport.]
-
-Les transports, quoique moins nécessaires en Allemagne qu'en Russie,
-avaient toujours aux yeux de Napoléon un grand avantage, celui de
-rendre possibles les concentrations soudaines, en portant pour huit
-ou dix jours de vivres à la suite de l'armée. Il réorganisa les
-bataillons d'équipage, et en composa cinq en Allemagne avec les débris
-des quinze qui avaient fait la campagne de Russie. Il en organisa six
-avec les cadres restés en France. Ces onze pouvaient porter environ
-dix jours de vivres pour deux cent mille hommes, ce qui suffisait pour
-préparer et livrer une de ces sanglantes batailles par lesquelles il
-décidait ordinairement du sort des grandes guerres. Quant aux
-voitures, il avait renoncé à celles qui s'étaient enfoncées dans les
-boues de la Pologne ou dans les sables de la Prusse, et s'était réduit
-à l'ancien caisson un peu modifié, et au char à la comtoise, qui par
-sa légèreté avait rendu de véritables services.
-
-[En marge: Par les moyens précédemment indiqués, Napoléon espère avoir
-300 mille combattants sur l'Elbe au printemps, sans compter des
-réserves considérables.]
-
-[En marge: Qualité des nouvelles troupes.]
-
-[En marge: Secret de Napoléon pour exécuter de si grandes choses en
-peu de temps.]
-
-C'est au moyen de ces vastes créations qu'il se proposait d'arrêter la
-coalition sur l'Elbe, s'il ne l'arrêtait pas sur l'Oder, et de faire
-évanouir les espérances dont elle paraissait enivrée. Ayant environ 50
-mille hommes de garnison dans les places de la Vistule et de l'Oder,
-40 mille de troupes actives sous le prince Eugène, il allait renforcer
-celui-ci avec les 40 mille hommes du général Lauriston, en réunir
-ainsi 80 mille sur l'Elbe, y arrêter court l'ennemi, et prévenir toute
-invasion dans la basse Allemagne. Puis avec les deux corps du Rhin,
-avec le corps d'Italie arrivant par la Bavière, enfin avec la garde
-impériale, Napoléon devait avoir environ 200 mille hommes en Saxe, au
-mois d'avril ou de mai, donner la main au prince Eugène, et accabler,
-avec près de 300 mille hommes, les Russes renforcés par n'importe
-quels alliés. Restaient comme réserve les anciens corps qui allaient
-se réorganiser sous les maréchaux Davout et Victor, les cadres
-arrivant d'Espagne, les cent cinquante bataillons de dépôt destinés à
-recevoir la conscription de 1814, et pouvant fournir encore 100 ou 150
-mille combattants. Les nouvelles troupes réunies par Napoléon étaient
-jeunes et inexpérimentées, mais l'espèce des hommes était vigoureuse,
-à cause de l'âge auquel on avait pris la plupart d'entre eux, les
-cadres étaient les plus aguerris du monde, et impatients de rétablir
-le prestige de nos armes. La difficulté principale, c'était le temps,
-qui était bien court pour de si vastes créations. Mais, en
-administration comme en guerre, Napoléon possédait un art merveilleux
-pour se servir du temps qu'il avait. De même qu'il savait faire
-doubler les étapes aux troupes, il savait faire doubler leur travail
-aux administrations, en leur traçant leur marche, en décidant lui-même
-les questions douteuses devant lesquelles elles sont souvent arrêtées,
-en faisant exécuter simultanément des opérations qu'elles
-n'accomplissent d'ordinaire que l'une après l'autre, surtout en
-surveillant chaque chose de ses propres yeux, en suivant l'exécution
-de ses ordres, en dépêchant partout, comme aux époques où il déployait
-le plus d'ardeur et de jeunesse, une multitude d'officiers de
-confiance qui chaque soir avant de se coucher lui rendaient compte de
-ce qu'ils avaient vu, en ne faisant pas lire, en lisant lui-même leur
-correspondance, et en demandant compte aux agents en retard du moindre
-de ses ordres resté inexécuté, pour les réprimander si c'était
-omission de leur part, pour vaincre l'obstacle si c'était difficulté
-naissant de la nature des choses.
-
-[En marge: Le vieux maréchal Kellermann placé à Mayence pour inspecter
-les troupes de passage.]
-
-On ne l'avait jamais vu plus jeune, plus actif, plus patient, moins
-empereur enfin, et plus ministre ou général. Il avait pour cette
-circonstance rétabli un usage qui lui avait été fort utile jadis,
-c'était de placer à Mayence le vieux Kellermann (le duc de Valmy) avec
-une autorité supérieure sur toutes les divisions militaires des bords
-du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Wesel. Le maréchal Kellermann ayant
-encore, quoique fort âgé, beaucoup d'activité, y joignant une grande
-habitude de l'organisation des troupes, disposant en outre de magasins
-immenses et de crédits dont chaque jour il rendait compte à
-l'Empereur, inspectait les détachements envoyés de leur dépôt aux
-lieux de rassemblement et passant presque tous par Mayence, s'assurait
-par ses propres yeux de ce qui leur manquait en chaussures, vêtements,
-armement, officiers, y suppléait sur-le-champ, et, s'il ne le pouvait
-pas, en avertissait l'Empereur, qui se chargeait d'y pourvoir
-lui-même. C'est au prix de ces efforts incessants que Napoléon
-parvenait à réaliser ces créations soudaines, insuffisantes il est
-vrai, quelque grandes qu'elles fussent, pour réparer les conséquences
-d'une politique immodérée, mais suffisantes pour étonner le monde,
-pour ajouter une nouvelle gloire à celle que nous avions déjà, et pour
-forcer l'Europe à verser tout son sang afin de nous vaincre. Ces
-détails peuvent sembler arides sans doute, mais ils ne paraîtront tels
-qu'à ceux qui ne savent pas, ou n'ont pas le goût d'apprendre comment
-s'accomplissent les grandes choses.
-
-[En marge: Moyens financiers employés pour faire face aux nouveaux
-armements.]
-
-Ce n'était pas tout que de réunir si vite ces forces considérables,
-il fallait les payer. Tandis qu'il travaillait jour et nuit à la
-recomposition de l'armée, Napoléon travaillait tout autant, et avec
-non moins d'activité, à mettre les finances de l'Empire en état de
-suffire à ses vastes armements; et ce n'était pas chose facile à la
-suite d'un discrédit financier, qui devait naturellement accompagner
-un commencement de discrédit politique.
-
-[En marge: Budgets de l'Empire depuis 1811.]
-
-[En marge: Ressources avec lesquelles on avait fait face aux dépenses
-de la campagne de Russie.]
-
-Nous avons exposé ailleurs comment les budgets de l'Empire, renfermés
-pendant plusieurs années dans une somme d'environ 780 millions (900
-millions avec les frais de perception), avaient été tout à coup portés
-en 1811 à 200 millions de plus, c'est-à-dire à un total de 1100
-millions. Deux causes, avons-nous dit, avaient produit cette subite
-augmentation: premièrement, la réunion à la France de Rome, de
-l'Illyrie, de la Hollande et des départements anséatiques;
-secondement, les armements pour la Russie. Les réunions de territoires
-avaient ajouté à la dépense, mais beaucoup plus à la recette, car
-elles avaient procuré au budget un accroissement de produit de 98
-millions, et un accroissement de charges qui n'était pas à beaucoup
-près égal. Les armements pour la Russie n'avaient ajouté qu'à la
-dépense. On y avait pourvu avec le produit ordinaire et extraordinaire
-des douanes. Le produit ordinaire avait été fort accru par la nouvelle
-manière d'entendre le blocus continental, laquelle consistait, comme
-on a vu, à fermer les yeux sur l'origine des denrées coloniales, en
-leur faisant payer 50 pour cent de leur valeur. Le produit
-extraordinaire résultat des saisies opérées en Belgique, en Hollande,
-dans les départements anséatiques, s'était élevé jusqu'à cent
-cinquante millions.
-
-[En marge: Déficits de l'année 1812 et des années antérieures.]
-
-On était ainsi parvenu à faire face aux besoins des années 1810, 1811,
-1812. Pourtant il restait quelques insuffisances auxquelles il était
-urgent de pourvoir. Le budget de 1811 fixé d'abord à 1100 millions
-avec les frais de perception, laissait à couvrir, par suite de la
-disette qui avait coûté 20 millions au Trésor, et d'une diminution
-dans le produit des bois, un déficit de 46 millions. Le budget de
-1812, évalué à 1150 millions, présentait également un déficit de 37
-millions et demi. C'étaient 83 millions à trouver pour solder ces deux
-exercices, dont heureusement les dépenses n'étant pas entièrement
-liquidées, ne réclamaient pas toutes un payement immédiat. Quant au
-budget de 1813, la guerre se faisant presque sur nos frontières, et
-dans des pays alliés qu'il fallait ménager, on était obligé
-d'entretenir les troupes aux frais de la France. On conjecturait que
-ce budget ne monterait pas à moins de 1270 millions, et on estimait
-pour cette année 1813 l'insuffisance des ressources à 149 millions. En
-ajoutant ce nouveau déficit à ceux de 1811 et de 1812, on arrivait à
-une somme totale de 232 millions, qui manquait au Trésor, et qu'on ne
-savait comment se procurer, car on n'avait jamais songé à recourir au
-crédit depuis l'ancienne banqueroute.
-
-[En marge: Embarras de M. Mollien, et sa répugnance pour les moyens
-irréguliers.]
-
-Nous avons dit que les déficits de 1811 et de 1812 ne se faisaient pas
-encore beaucoup sentir, parce que ces exercices n'étaient pas
-liquidés, mais pour 1813 les dépenses du commencement de l'année étant
-immenses, et allant fort au delà des recettes réalisées, l'embarras
-devenait extrême. M. Mollien, ministre du Trésor, esprit ingénieux
-mais circonspect, craignant avec raison pour sa considération
-personnelle si on avait recours à des moyens irréguliers, était
-très-déconcerté, et par ses scrupules devenait pour Napoléon l'une des
-difficultés du moment. La caisse de service, dont la création honorait
-l'administration de M. Mollien et avait été d'un grand secours, était
-arrivée à la limite des facilités qu'elle pouvait offrir. On se
-souvient sans doute qu'avant l'établissement de cette caisse le
-Trésor, lorsqu'il avait des besoins pressants, envoyait à l'escompte
-les obligations des receveurs généraux, et presque toujours chez les
-receveurs généraux eux-mêmes, qui les escomptaient avec les fonds du
-Trésor déjà rentrés dans leurs mains. Depuis la création de la caisse
-de service, tous les fonds des receveurs généraux devant être versés
-immédiatement à cette caisse, et leurs obligations n'étant plus
-escomptées, cette espèce d'agiotage avait disparu. Il y avait en place
-la caisse de service, sans cesse alimentée par les versements des
-receveurs généraux, et émettant pour ses besoins journaliers des
-billets qui portaient intérêt, et qui étaient fort accrédités dans le
-commerce. C'étaient les bons du Trésor de cette époque.
-
-[En marge: Impossibilité pour la caisse de service de fournir au
-Trésor de nouvelles facilités.]
-
-Cette caisse avait fourni jusqu'à cent douze millions de ressources
-courantes au commencement de 1813, et il ne lui était pas possible de
-pousser au delà les moyens de crédit dont elle disposait. M. Mollien,
-n'ayant pas plus que les autres ministres le secret de Napoléon,
-croyant avec le public à l'immensité du trésor amassé aux Tuileries,
-aurait voulu que Napoléon versât tout de suite cent ou deux cents
-millions dans les caisses de la trésorerie, et souvent, dans son
-profond chagrin, l'accusait d'une étrange avarice, presque d'une sorte
-d'avidité personnelle. Mais c'est là que Napoléon était, comme à la
-guerre, admirable de prévoyance, d'ordre, d'adresse, et qu'il faisait
-des prodiges, pour corriger sa politique par son administration. Il
-faut ajouter qu'il était tout aussi admirable de désintéressement,
-n'ayant d'autre avidité que celle de l'ambition.
-
-[En marge: Trésor secret des Tuileries, son origine et son
-importance.]
-
-Voici le secret de ce trésor amassé aux Tuileries que Napoléon avait
-raison de ne pas dévoiler, même à ses ministres, le système du
-gouvernement étant admis. Il consistait dans le reliquat du trésor
-extraordinaire et dans les économies de la liste civile.
-
-Le reliquat du trésor extraordinaire était fort réduit par suite des
-donations prodiguées aux militaires qui avaient glorieusement servi,
-et par suite aussi des secours fournis au budget de la guerre. On n'a
-pas oublié en effet que pour maintenir les dépenses et les recettes de
-l'État en équilibre, Napoléon avait pris plusieurs fois au compte du
-trésor extraordinaire une portion des dépenses de la guerre. Le trésor
-extraordinaire, dont le montant avait varié de 320 à 340 millions,
-s'élevait en ce moment à 325 à peu près, mais point en valeurs
-liquides. Il y avait sur cette somme 84 millions anciennement prêtés
-au département des finances, 9 ou 10 placés en actions de la Banque
-que Napoléon achetait de temps en temps pour en maintenir le cours, 15
-autres millions en diverses valeurs du Trésor que Napoléon prenait
-également sous main pour les soutenir, comme les bons de la caisse
-d'amortissement par exemple. Il y avait encore 12 millions prêtés aux
-villes de Paris et de Bordeaux ainsi qu'à plusieurs commerçants, 7
-millions souscrits secrètement dans l'emprunt de Saxe, 4 millions en
-mercure resté dans les mines d'Idria, 135 millions enfin dus par la
-Prusse, l'Autriche, la Westphalie, la Saxe, la Bavière. Cette dernière
-somme était d'un recouvrement impossible, car la Prusse se prétendait
-quitte et même créancière, le mariage et les circonstances avaient
-dégagé l'Autriche, et les autres États allemands loin de pouvoir
-fournir de l'argent avaient besoin qu'on leur en prêtât. C'étaient en
-tout 267 millions, ou placés ou dus, qui n'étaient pas actuellement
-réalisables, mais qui rapportaient intérêt, et dont le produit formait
-le revenu annuel du domaine extraordinaire. Ce revenu montait à 13 ou
-14 millions, avec lesquels Napoléon faisait des largesses, des
-aumônes, quelquefois même des embellissements dans sa capitale. Il ne
-restait donc que 58 ou 60 millions disponibles, somme peu
-considérable, mais qui employée à propos pouvait être d'un grand
-secours.
-
-[En marge: Liste civile de Napoléon.]
-
-[En marge: Ses prodiges d'économie.]
-
-Après ce trésor venait celui de la liste civile, fortune particulière
-de Napoléon, amassée par des prodiges d'économie. Napoléon jouissait
-de 40 millions à peu près de liste civile, dont 25 millions pour la
-France, 4 millions pour le produit des forêts de la couronne, 11
-millions environ pour les listes civiles de Hollande, de Piémont, de
-Lombardie, de Toscane, de Rome. Mais il avait à entretenir les palais
-de France, de la Haye, d'Amsterdam, de Turin, de Milan, de Florence,
-de Rome, et il le faisait avec une magnificence digne de sa grandeur.
-Il avait quelquefois acheté jusqu'à 6 millions de diamants anciens ou
-nouveaux dans une année, afin de reconstituer le trésor de la couronne
-en pierreries. Il entretenait une maison militaire d'un éclat
-excessif. Conséquent enfin avec lui-même, il faisait des dépenses pour
-les lettres, les arts et les sciences, y ajoutait souvent des actes de
-bienfaisance de la plus noble délicatesse, et portait un tel ordre
-dans ses comptes, que tout y était inscrit avec la plus sévère
-attention, et, par exemple, que le premier article de recette dans ses
-livres, après les 25 millions de la liste civile française, était le
-suivant: _Traitement de Sa Majesté Impériale et Royale, comme membre
-de l'Institut, 1200 francs_[9].
-
-[Note 9: C'est avec les comptes de Napoléon sous les yeux que nous
-donnons ces détails.]
-
-Pendant longtemps, Napoléon n'avait eu que 29 millions de liste
-civile, et ce n'était que depuis trois ou quatre ans qu'il en touchait
-40. Depuis son élévation au trône, il avait économisé 135 millions,
-dont il avait placé quelques portions en bonnes valeurs du Trésor ou
-de l'industrie, pour en soutenir le cours, comme les bons du
-Mont-Napoléon à Milan, la caisse d'amortissement à Paris, les canaux
-de Loing et du Midi, etc. Mais de ce trésor il avait gardé environ une
-centaine de millions en numéraire dans les caves des Tuileries,
-pensant que dans les circonstances difficiles aucune ressource ne
-valait l'argent comptant. Il lui restait donc à peu près 60 millions
-sur le domaine extraordinaire, 100 sur les 135 millions économisés de
-la liste civile, composant un total de 160 millions en or et en
-argent, soit aux Tuileries, soit dans les caisses du domaine
-extraordinaire.
-
-Telles étaient les valeurs métalliques qui faisaient dire aux uns
-qu'il avait 300, aux autres 400 et même 600 millions en métaux
-précieux, dans un souterrain de son palais. Lui-même ne s'expliquant
-pas clairement, ne donnant jamais à un caissier le secret de l'autre,
-résumant pour lui seul, dans sa vaste tête, l'état de ses finances et
-de ses armées, laissait croire ce qu'on voulait, et disait quelquefois
-tout ce qu'il fallait pour accréditer le bruit d'un trésor prodigieux.
-C'était, après son armée, la principale de ses ressources. Une seule
-eût mieux valu, la sagesse politique; mais, sauf celle-là, il avait
-toutes les autres. Malheureusement aucune ne saurait la remplacer!
-
-[En marge: Motifs de Napoléon pour laisser ignorer la valeur de son
-trésor personnel, et pour n'y recourir qu'à la dernière extrémité.]
-
-Si Napoléon, se rendant aux instances de son ministre, eût versé au
-premier embarras, même au second, ces 160 millions dans les caisses du
-Trésor public, il les aurait vus disparaître, et se serait bientôt
-trouvé sans argent, comme un général sans réserve sur le champ de
-bataille. Il était donc sagement résolu à ne pas s'en dessaisir à
-moins d'une impérieuse nécessité, se réservant d'en employer une
-partie pour soutenir les valeurs que le ministre des finances serait
-tôt ou tard obligé de créer, et voulant en ménager une portion
-considérable pour les cas urgents. En même temps il se gardait bien
-pour justifier sa résistance d'avouer à quel point ses ressources
-extraordinaires étaient limitées, conservait ainsi son secret pour
-lui seul, supportait les insinuations quelquefois assez aigres de M.
-Mollien, et laissait dire ce ministre et d'autres, ne se livrant à son
-impatience naturelle que lorsque tout allait bien, devenant doux et
-calme au contraire lorsque tout allait mal, pour ne pas ajouter par
-des défauts de caractère aux peines de ceux qui le servaient. Il
-cherchait donc, sans s'expliquer, le moyen de se procurer les 232
-millions qui manquaient pour compléter les budgets de 1811 et de 1812,
-et pour solder en entier celui de 1813.
-
-[En marge: Napoléon ne veut pas d'une augmentation d'impôts.]
-
-Napoléon ne voulait à aucun prix accroître les impôts, bien qu'une
-augmentation sur les contributions directes, très-facile à supporter,
-eût suffi pour produire les 150 millions dont on avait besoin pour
-1813. Les impôts indirects, rétablis par lui, avaient réussi sous le
-rapport financier, bien entendu, car sous le rapport politique ils
-n'avaient pas eu plus de succès que de coutume. Mais les impôts
-indirects, on ne les augmente pas à volonté, et en élevant leur tarif,
-on n'est pas toujours sûr d'élever leur produit. Quant à la propriété
-foncière, Napoléon répugnait, après l'avoir déchargée sous son règne,
-à la grever de nouveau. Il aimait à pouvoir dire qu'au milieu des plus
-grandes guerres la condition matérielle de la France n'avait pas été
-changée, que l'armée seule se ressentait de ces guerres, mais que pour
-elle combattre était son lot ordinaire et toujours désiré, car elle y
-gagnait de la gloire, des honneurs, des grades, des richesses.
-C'étaient là des appréciations comme on a l'habitude d'en faire
-lorsqu'on parle sans contradicteur. Cette armée que Napoléon disait
-si satisfaite, commençait fort à se plaindre, et tous les militaires
-qui revenaient des bords du Niémen tenaient un langage tel, qu'on
-était obligé de veiller sur eux, et de les séparer des nouveaux
-soldats pour prévenir la contagion du mécontentement. De plus, on ne
-formait l'armée qu'en la tirant du sein de la population, en levant
-sur le pays ce fameux impôt du sang, réputé alors le plus cruel de
-tous. Une fois sous les drapeaux, il est vrai, les enfants de la
-France devenaient militaires de fort bonne grâce, mais les parents
-n'en prenaient pas aussi aisément leur parti, et il s'amassait peu à
-peu dans leur coeur une haine effroyable, dont l'explosion devait être
-terrible. Napoléon se nourrissait donc d'une pure illusion lorsqu'il
-croyait que les impôts d'argent n'étant pas augmentés, la guerre ne
-devait exercer sur l'esprit des populations aucune influence fâcheuse;
-mais enfin il aimait à se le persuader ainsi, et par ce motif il se
-refusait à toute augmentation d'impôts. M. Mollien, au contraire,
-désirant que ses caisses fussent remplies, et remplies par des moyens
-réguliers, préférait ce qu'il y avait de plus sûr et de plus prompt,
-et aurait voulu accroître les contributions publiques. Mais il n'y
-avait pas à en parler à Napoléon, et il fallait songer à une autre
-ressource.
-
-[En marge: Personne ne croit à la possibilité d'une émission de
-rentes.]
-
-Une émission de rentes, qui aurait réussi peut-être, si on avait tenté
-plus tôt d'en donner l'habitude au public, était impossible
-actuellement, ou du moins très-difficile, et il eût été singulier en
-effet, n'ayant pas essayé du crédit en 1807 et en 1808, de commencer à
-en user en 1813. Les produits des douanes, qui avaient été, avec les
-prélèvements sur le trésor extraordinaire, la ressource employée pour
-couvrir les déficits antérieurs, et notamment les frais du grand
-armement de 1812, étaient épuisés, car il n'y avait plus, comme en
-1810 et en 1811, d'immenses saisies à opérer. Toutefois les produits
-ordinaires des douanes s'étaient fort accrus, et étaient montés de 30
-millions à 80, grâce au fameux tarif de 50 pour cent, devenu
-l'instrument principal du blocus continental. Pour cette année, ne
-pouvant plus espérer la paix de la détresse de l'Angleterre, et
-n'ayant à l'attendre que des batailles qui allaient se livrer en
-Allemagne, voulant de plus rendre aux villes de Bordeaux, de Nantes,
-du Havre, de Marseille, quelque activité commerciale, Napoléon avait
-accordé une quantité de _licences_ telle, qu'on pouvait considérer
-comme presque rétabli le commerce avec l'Angleterre, et qu'il s'était
-cru autorisé à évaluer à 100 millions l'impôt ordinaire des douanes.
-Aussi les rôles étaient-ils intervertis, et tandis que deux années
-auparavant Napoléon torturait l'Europe pour interdire les relations
-avec l'Angleterre, c'était l'Angleterre maintenant qui, s'apercevant
-des avantages que procuraient à son ennemi les communications par
-_licences_, travaillait à les rendre impossibles.
-
-[En marge: N'ayant pas de crédit, ne voulant pas d'impôts, Napoléon a
-recours à une nouvelle aliénation de domaines nationaux.]
-
-Ne voulant augmenter ni l'impôt direct ni l'impôt indirect, le crédit
-n'étant pas en usage, les saisies commerciales ne produisant presque
-plus rien, restait le vieux moyen des aliénations de domaines
-nationaux, employé d'une manière si dommageable par nos premières
-assemblées révolutionnaires, et avec assez d'avantage par Napoléon,
-parce qu'il s'en était servi lentement, et en ayant recours à
-l'intermédiaire de la caisse d'amortissement. Mais ce moyen lui-même
-n'offrait plus que des ressources extrêmement restreintes. Napoléon
-avait restitué aux familles émigrées une assez notable portion de
-leurs biens. Quant aux biens qui n'avaient point été aliénés, il ne
-voulait pas assumer l'odieux de les faire vendre, car c'eût été donner
-suite à des confiscations auxquelles son gouvernement avait eu
-l'honneur de mettre fin. Les seules aliénations que Napoléon se permît
-sans scrupule, c'étaient celles des domaines de l'Église. Il ne
-répugnait pas à celles-là, et le public non plus, parce qu'il y avait
-à faire valoir à leur égard la raison très-sérieuse de l'abolition de
-la mainmorte. Les immenses bienfaits résultant de la mise en valeur
-des terres de l'Église étaient une réponse quotidienne et vivante à
-toutes les contradictions dont ce genre d'aliénations pouvait encore
-être l'objet. Mais de ces terres il n'en restait presque plus. Les
-pays religieux ajoutés à l'Empire, comme les provinces du Rhin,
-certaines portions de l'Italie, et surtout l'État pontifical, avaient
-fourni la matière de quelques ventes, que la caisse d'amortissement
-avait opérées assez avantageusement; mais le terme en était atteint,
-excepté pour celles de l'État pontifical; et quant à ces dernières, il
-avait fallu les suspendre par une raison que nous ferons bientôt
-connaître. Quelques années auparavant Napoléon avait pris la dotation
-de l'Université et celle du Sénat, qui étaient l'une et l'autre
-constituées en propriétés foncières, les avait remplacées par une
-rente sur le grand-livre, et avait fait vendre les propriétés
-provenant de cette origine par l'intermédiaire accoutumé de la caisse
-d'amortissement.
-
-Restait-il encore quelque opération de ce genre à essayer, quelques
-biens de mainmorte à prendre, en indemnisant les propriétaires de ces
-biens avec des rentes sur le grand-livre? Telle était la question, et
-elle conduisit bientôt à trouver la ressource tant cherchée.
-
-[En marge: Les communes étaient le seul propriétaire de biens de
-mainmorte qui restât en France.]
-
-[En marge: Napoléon imagine de leur prendre leurs biens, en les
-indemnisant avec des rentes.]
-
-Il restait en effet un propriétaire mainmortable à déposséder, et à
-indemniser avec des rentes, et ce propriétaire c'étaient les communes.
-Dans presque tous les départements, et particulièrement dans
-quelques-uns, les communes possédaient des biens considérables et mal
-administrés. S'il eût fallu porter la main sur tous ces biens sans
-distinction, la chose eût été non-seulement inique, mais impraticable,
-et infiniment dangereuse, car on se serait exposé à des séditions.
-Mais on pouvait distinguer entre les propriétés communales, et on y
-était fort disposé. Au nombre de ces propriétés, il y avait les
-bâtiments servant aux usages communaux, tels que les hôtels de ville,
-les écoles, les hôpitaux, les églises, les places publiques, les
-promenades, dont il était impossible de songer à s'emparer. Cette
-première exception allait de soi, et n'avait presque pas besoin d'être
-énoncée. Il y avait d'autres biens, dont l'exception, quoique moins
-indiquée, était encore plus nécessaire, c'étaient tous ceux dont la
-jouissance prise en commun constituait une des principales ressources
-du peuple des campagnes, comme les pâturages où les paysans envoient
-paître leur bétail, les bois où ils prennent leur chauffage, les
-tourbières dont ils consomment ou vendent la tourbe. Enlever ces
-biens, dans un moment où la conscription commençait à pousser les
-campagnes au désespoir, c'était dans certaines provinces s'exposer à
-une nouvelle Vendée. Quant à ceux-là l'exception était encore
-inévitable, car la dépossession eût été non-seulement barbare, mais
-souverainement imprudente.
-
-[En marge: La mesure doit se borner aux biens affermés.]
-
-Restait une troisième espèce de biens, la seule qui pût être l'objet
-d'une mesure financière, nous voulons parler des propriétés affermées
-par les communes, ne représentant pour elles qu'un revenu en argent,
-dont elles appliquaient le montant à leurs dépenses. Comme après tout
-il ne s'agissait pour elles que d'un produit en argent, qui
-contribuait à alléger le poids de leurs impôts, peu leur importait que
-cet argent leur vînt d'un fermier ou de l'État, l'exactitude à payer
-étant au moins égale. Les communes ne devaient pas même s'apercevoir
-du changement, et l'État y devait gagner, outre une ressource actuelle
-dont il avait grand besoin, la mise en valeur de biens-fonds
-considérables et aussi mal administrés que le sont tous les biens de
-mainmorte. Quant à la valeur totale des biens dont il s'agit, on
-estimait qu'ils pourraient se vendre environ 370 millions, tandis
-qu'ils ne rapportaient pas plus de 8 à 9 millions par an aux communes.
-En supposant qu'on les vendît en effet 370 millions, et cette
-estimation ne semblait pas exagérée, il devait rester, en prélevant
-les 232 millions nécessaires à l'État, environ 138 millions, qui, au
-taux actuel des fonds publics (le cinq pour cent se vendait 75 francs)
-devaient procurer les 9 millions de rentes dont on avait besoin pour
-indemniser les communes. De la sorte l'État allait même trouver gratis
-la ressource qui lui était nécessaire.
-
-[En marge: Objections que soulève la mesure proposée.]
-
-Ainsi présentée la mesure n'offrait que des avantages, et il n'y avait
-pas à hésiter sur son adoption. Mais sous un autre point de vue il
-s'élevait des objections de la plus grande gravité. Premièrement le
-droit de propriété était atteint dans une certaine mesure, bien qu'il
-s'agît ici de propriétés collectives, sur le sort desquelles l'État
-exerce une action qu'il ne peut prétendre sur aucune autre. Ainsi il
-peut supprimer un couvent, une association, une commune, et dans ce
-cas il est amené à disposer de leurs propriétés, tandis qu'il ne peut
-supprimer un particulier, et même quand il lui ôte la vie au nom des
-lois, il ne fait qu'ouvrir sa succession, sans avoir le droit de se
-saisir de ses biens. Secondement il y avait un dommage pécuniaire
-très-réel, quoique lointain, causé aux communes, car si dans le moment
-on leur procurait un revenu plus certain et plus facile, on leur
-donnait une propriété qui devait se déprécier tous les jours par le
-seul changement des valeurs, contre une propriété, celle de la terre,
-qui au contraire augmente sans cesse par la même cause. Troisièmement
-on froissait les administrations municipales, qui, habituées à gérer
-les domaines communaux, les regardaient comme leur propre fortune.
-Quatrièmement enfin l'aliénation, même en l'exécutant avec beaucoup de
-prudence, ne pouvait manquer d'être difficile et lente, car il fallait
-inventorier ces biens, les évaluer, les transférer à l'État, les
-remplacer par une rente proportionnelle, les vendre, en retirer le
-prix, ce qui devait exiger beaucoup de temps, et comme les besoins du
-Trésor étaient immédiats, il en résultait la nécessité d'anticiper par
-l'émission d'un papier sur le produit de la vente.
-
-[En marge: Vive discussion établie sur ce sujet entre M. Mollien et M.
-de Bassano.]
-
-[En marge: Napoléon décidé par l'urgence des besoins.]
-
-Ces objections bien présentées auraient fait reculer une assemblée
-éclairée, et à tout prendre une émission de rente, fallût-il faire
-descendre le cinq pour cent de 75 francs à 60, même à 50, eût mieux
-valu, eût procuré des ressources moins coûteuses et plus prochaines,
-qu'une aliénation soudaine et considérable de propriétés foncières.
-Mais ces questions étaient alors beaucoup moins connues qu'elles ne le
-sont aujourd'hui. On ne savait pas aussi bien que de nos jours ce
-qu'on perd à troubler la propriété, ce qu'on gagne à payer les
-capitaux chèrement, pourvu qu'on les obtienne d'une manière régulière,
-et qu'on solde exactement les services publics. La question fut
-surtout débattue entre M. de Bassano, que sa complaisance pour les
-idées de Napoléon faisait alors admettre à l'examen de presque toutes
-les affaires, et M. Mollien, qui discutait peut-être un peu trop
-subtilement des vérités incontestables, s'irritait profondément contre
-son contradicteur sans oser le manifester, et s'en allait mécontent
-sans se rendre. Chaque jour la lutte recommençait. M. de Bassano
-trouvait que c'était merveille de se procurer tout de suite 370
-millions, dont 232, chiffre exact des besoins du Trésor, seraient
-appliqués au service public, et 138 à indemniser le propriétaire
-spolié, sans qu'il en coûtât rien à personne, pas même à l'État qui
-allait recevoir une si grosse somme. M. Mollien soutenait sur le
-droit de propriété des théories vraies, mais abstraites, et qui
-touchaient peu son adversaire, présentait l'extension donnée aux bons
-de la caisse d'amortissement comme la création d'un vrai
-papier-monnaie, signalait les difficultés qui en résulteraient dans
-tous ses services, les signalait avec chagrin, avec humeur, plutôt
-qu'avec résolution. Cette lutte entre un esprit facile et disert, mais
-comprenant trop peu les objections pour s'en laisser affecter, et un
-esprit convaincu, mais ne sachant pas convaincre, eût été
-interminable, si Napoléon impatienté, discernant parfaitement ce qu'il
-y avait de vrai et de faux de l'un et de l'autre côté, mais voulant à
-tout prix un résultat, n'eût dit à M. Mollien: Tout cela est bien, je
-comprends vos objections, je les apprécie, mais avant de critiquer un
-projet il faut mettre quelque chose à la place.--L'objection était en
-effet embarrassante. C'était le cri du besoin, poussé par celui à qui
-les besoins de l'État étaient plus pressants qu'à un autre, parce
-qu'il avait un million de soldats à vêtir, à armer, à nourrir, et que
-son existence, sa grandeur, sa gloire, tenaient à la solution du
-problème. Si M. Mollien eût été un esprit plus décidé, il aurait
-répondu tout de suite à Napoléon: Émettez des rentes 5 pour cent, à 60
-francs, même à 50 s'il le faut; payez les capitaux 8 ou 10 pour cent,
-même davantage, et cette opération vous coûtera moins cher, vous
-créera moins d'inimitiés, nourrira plus tôt et mieux vos soldats,
-qu'un papier-monnaie mal accueilli, et refusé dans tous les payements.
-Mais M. Mollien n'eût pas osé dire cela, peut-être même n'eût-il pas
-osé le penser à cette époque, et Napoléon pressé de se procurer de
-l'argent, ne supposant pas possible une émission de rentes, voulant
-absolument avoir des biens à vendre puisque c'était la seule ressource
-du moment, les prenait où il y en avait encore. L'archichancelier
-Cambacérès, plus calme, était néanmoins dominé aussi par le sentiment
-du besoin, et par le même motif que Napoléon aboutit à l'adoption du
-projet si longuement débattu.
-
-[En marge: La résolution d'aliéner les biens affermés des communes est
-définitivement adoptée.]
-
-[En marge: Conditions de la mesure.]
-
-[En marge: Émission d'un papier dont Napoléon prend une somme
-considérable pour le soutenir.]
-
-En conséquence, il fut convenu qu'on s'approprierait les biens des
-communes que nous avons désignés, c'est-à-dire les biens affermés,
-qu'on les évaluerait au moyen d'une procédure administrative sommaire,
-qu'on les remplacerait par une rente dont il était facile à l'État de
-faire l'avance en la créant, et qu'on les transférerait ensuite à la
-caisse d'amortissement. Cette caisse avait pris l'habitude des ventes
-territoriales, et les exécutait bien, parce qu'elle les exécutait
-lentement et par petites quantités. En attendant qu'elle en reçût le
-payement ordinairement exigé à des termes éloignés et successifs, elle
-émettait un papier portant intérêt, qu'elle donnait à l'État pour prix
-des biens à vendre, qu'elle retirait ensuite peu à peu, à mesure
-qu'elle touchait le prix des ventes, et qui se soutenait dans le
-public, parce qu'il était peu considérable, et très-exactement
-remboursé en capital et intérêts. C'était ce mécanisme qu'il
-s'agissait de développer, et qu'on développa en effet, en statuant que
-la caisse d'amortissement vendrait les nouveaux biens aux enchères,
-sous la condition pour les acheteurs d'acquitter un tiers de la valeur
-comptant, un second tiers en 1814, un troisième en 1815, et de payer
-en outre l'intérêt des sommes différées sur le pied de 5 pour cent.
-En attendant, la caisse d'amortissement devait créer immédiatement, et
-remettre au Trésor pour 232 millions de bons, portant intérêts, et
-successivement remboursables à mesure de l'acquittement du prix des
-immeubles à vendre. C'était ensuite au Trésor à se servir de ces bons
-comme il pourrait, et à forcer, par exemple, ou à induire les
-créanciers de l'État à les accepter. C'est là que commençait le juste
-chagrin de M. Mollien, chagrin que M. de Bassano ne comprenait pas
-plus que les colères de l'Europe prêtes à se déchaîner sur nous.--Mais
-à qui ferai-je accepter ce papier? disait le ministre du Trésor.--À
-tous ceux à qui vous devez, répondait Napoléon. Vous devez à des
-fournisseurs de la guerre et de la marine, à des créanciers de toute
-espèce, 46 millions pour 1811, 37 millions pour 1812; payez ces sommes
-avec les bons de la caisse d'amortissement, et vous introduirez ainsi
-ces bons en province. On y répugnera d'abord, mais en voyant qu'ils
-portent un intérêt exactement acquitté, qu'ils servent à acheter des
-biens fort beaux, et nullement frappés de réprobation comme les
-anciens biens d'émigrés, on les recherchera. Il s'en vendra sur la
-place, on en soutiendra le cours, et votre papier finira par valoir
-presque de l'argent.--Si Votre Majesté s'en chargeait, répondait
-timidement M. Mollien, c'est-à-dire si elle achetait tout de suite les
-232 millions avec les grandes ressources accumulées par son génie,
-alors tout serait facile.--Oui, sans doute, répliquait Napoléon, tout
-serait facile alors ... et il se gardait de dire pourquoi il ne le
-faisait pas. Il avait effectivement tout au plus les deux tiers de
-cette somme dans ses deux trésors, et il ne voulait pas avec raison se
-démunir de tout son argent comptant. Mais il promettait à M. Mollien
-de soutenir le cours de cette nouvelle valeur, en prenant pour son
-compte une somme considérable des bons que la caisse allait émettre.
-
-Il résolut en effet d'en prendre pour 60 ou 70 millions
-successivement, placement qui était excellent, puisqu'il rapportait un
-intérêt certain, et que l'échéance en était certaine aussi, mais qui
-diminuait notablement les 160 millions comptant dont il était pourvu.
-Toutefois il n'y avait pas à hésiter dans l'état de gêne où l'on se
-trouvait, et il se flatta qu'en faisant acheter une portion de ce
-papier au moment de son émission, il en maintiendrait la valeur à un
-taux voisin du pair. Il le promit à M. Mollien pour lui rendre un peu
-de courage.
-
-Telles étaient les mesures financières par lesquelles Napoléon
-s'apprêtait à soutenir ses dernières et ses plus terribles guerres.
-C'était la fin de ces aliénations de biens-fonds dont la révolution
-française avait fait ressource pour résister aux attaques de l'Europe.
-N'ayant plus de nobles à proscrire, et ne le voulant pas d'ailleurs,
-n'ayant plus d'églises à déposséder, Napoléon prenait les biens des
-communes, derniers propriétaires de mainmorte, et les aliénait au
-moyen d'une espèce de papier de crédit, beaucoup mieux assis et
-surtout beaucoup mieux limité que les assignats, mais rappelant le
-fâcheux souvenir du papier-monnaie, et introduit auprès du public dans
-un moment bien peu favorable.
-
-[En marge: Napoléon songe à une grande mesure qui puisse lui ramener
-les esprits.]
-
-[En marge: Cette mesure est un arrangement avec l'Église.]
-
-Tout en faisant ce qui était humainement possible pour se mettre en
-état de repousser les ennemis qu'il avait attirés sur la France,
-Napoléon sentait le besoin aussi d'essayer quelque chose pour ramener
-les esprits qu'il voyait s'éloigner chaque jour davantage de son
-gouvernement. Une paix très-prochaine les lui eût seule rendus
-complétement; mais la paix, toute désirable qu'elle était, n'était
-possible qu'après d'énergiques efforts, qui nous rendissent, non pas
-notre exorbitante domination sur l'Europe, mais le prestige de notre
-supériorité militaire, et pour obtenir un tel résultat il fallait
-répandre encore bien du sang. À défaut de la paix, que même en étant
-très-sage il n'aurait pas pu donner tout de suite, Napoléon cherchait
-une satisfaction morale à procurer aux esprits. Il en imagina une qui,
-accordée à propos et sans réserve, aurait été d'un grand effet.
-
-[En marge: Usage fâcheux que les ennemis de Napoléon faisaient des
-affaires religieuses pour lui nuire.]
-
-De toutes les causes qui indisposaient l'opinion publique contre
-Napoléon, la plus agissante après la guerre, c'était la brouille avec
-Rome et la captivité du Pape. Pour les partisans de la maison de
-Bourbon, auxquels les derniers événements venaient de rendre des
-espérances depuis longtemps évanouies, c'était un prétexte, et des
-plus efficaces, pour exciter l'animadversion contre un gouvernement
-tyrannique qui, suivant eux, opprimait les consciences. Pour la
-portion pieuse du pays, politiquement désintéressée, mais ramenée à la
-religion par d'affreux malheurs du temps, c'était un motif sérieux et
-sincère de blâme et même d'aversion. En général les hommes et les
-femmes qui montrent le plus de penchant pour les pratiques
-religieuses, sont des âmes vives, qui éprouvent le besoin de
-contribuer activement au triomphe de leurs croyances. Ce sont de
-redoutables ennemis d'un gouvernement lorsqu'il s'est donné contre la
-religion des torts véritables. L'autorité de leurs moeurs, leur zèle à
-propager un grief, un bruit, une espérance, les rendent infiniment
-dangereux. Napoléon aurait voulu désarmer cette classe respectable,
-ôter en même temps un prétexte aux royalistes qui se servaient des
-affaires du culte pour lui nuire, et faire espérer la paix avec
-l'Europe par la paix avec l'Église.
-
-[En marge: Translation du Pape à Fontainebleau.]
-
-[En marge: Situation du Pontife dans cette nouvelle résidence.]
-
-Aussi était-il résolu à terminer ses différends avec le Pape, en
-concédant le moins possible, mais en concédant toutefois ce qui serait
-nécessaire pour parvenir à un accord. Le Pape, détenu longtemps à
-Savone, était en ce moment à Fontainebleau, captif mais libre en
-apparence, et entouré de toute espèce de soins et d'honneurs. Napoléon
-craignant que pendant qu'il serait enfoncé dans les profondeurs de la
-Russie, les Anglais ne profitassent de l'occasion pour enlever Pie VII
-de Savone, avait ordonné sa translation à Fontainebleau pendant l'été
-de 1812. On lui avait donné l'appartement qu'il avait occupé à
-l'époque heureuse et brillante du couronnement, temps déjà bien loin
-et de lui et de Napoléon! On l'y avait comblé d'hommages, et une
-partie de la maison civile et militaire de l'Empereur lui avait été
-envoyée, afin qu'il vécût en souverain. Un détachement de grenadiers à
-pied et de chasseurs à cheval de la garde impériale faisait le service
-auprès de lui, et on avait eu l'attention de revêtir de l'habit de
-chambellan l'officier de gendarmerie d'élite chargé de le garder, le
-capitaine Lagorsse, lequel, avec de l'esprit et du tact, avait fini
-par plaire au Pape au point de lui devenir indispensable. La
-surveillance était donc cachée sous les égards les plus respectueux.
-On avait laissé au Pape, outre son médecin et son chapelain, quelques
-anciens serviteurs dont on était sûr, et il était visité de temps en
-temps par les cardinaux de Bayane et Maury, par l'archevêque de Tours
-et l'évêque de Nantes. Ces personnages éminents, auxquels on avait
-tracé la conduite à tenir, sans avoir avec le Pontife des entretiens
-d'affaires, lui parlaient quelquefois des maux de l'Église, des moyens
-et de l'espérance de les faire cesser, surtout lorsque le retour de
-Napoléon à Paris mettrait en présence deux princes qui s'aimaient, et
-qui en s'abouchant directement s'entendraient mieux qu'en se faisant
-représenter par les négociateurs les plus habiles. Cette société était
-la seule qui fût permise au Pape, et la seule même qui lui plût. Il
-avait la faculté de célébrer la messe le dimanche à la grande chapelle
-du château et d'y donner sa bénédiction aux fidèles. Mais on avait si
-peu ébruité sa translation, la pensée du public fixée sur Moscou était
-dans ce moment si peu tournée vers les affaires religieuses, on
-craignait tant d'ailleurs les embûches de la police impériale, qu'il
-venait à peine quelques curieux à Fontainebleau le dimanche. Le Pape
-vivait donc dans une retraite profonde, on pourrait même dire douce si
-elle n'avait été forcée. Quoiqu'on eût mis le parc à sa disposition,
-il ne sortait jamais de ses appartements, par indolence et par calcul,
-faisait quelques pas tous les jours dans la grande galerie dite de
-Henri II, retombait ensuite dans son immobilité, ne lisait même pas,
-bien qu'il eût à sa portée la bibliothèque du château, et semblait
-complétement endormi dans sa captivité.
-
-[En marge: Projet de Napoléon de s'aboucher directement avec Pie VII.]
-
-On ne pouvait pas imaginer un traitement physique et moral plus propre
-à vaincre sa résistance, surtout si Napoléon apparaissant tout à coup,
-venait essayer sur lui le double prestige de sa puissance et de sa
-conversation entraînante. Napoléon revenu de Moscou vaincu par la
-nature, sinon par les hommes, devait sans doute avoir moins
-d'influence, mais il lui en restait encore assez pour décider, en s'y
-prenant bien, Pie VII à une transaction. D'ailleurs, disposant de
-toutes les issues, on n'avait laissé arriver à la connaissance du
-Pontife que les faits impossibles à cacher, expliqués de la manière la
-moins fâcheuse pour nos armes. Aussi, quoique ayant essuyé un mauvais
-hiver, Napoléon n'en était pas moins aux yeux de Pie VII le potentat
-le plus redoutable, potentat auquel personne n'était de force à
-arracher l'Italie pour en restituer une partie au successeur de saint
-Pierre.
-
-[En marge: Les points en litige fort restreints depuis le mode adopté
-pour l'institution canonique.]
-
-[En marge: Le Pape ne voulant pas d'un établissement à Paris, on
-espère par transaction lui faire accepter un établissement à Avignon.]
-
-Napoléon s'était hâté le surlendemain même de son arrivée à Paris
-d'écrire au Pape, pour lui témoigner le plaisir qu'il éprouvait de le
-posséder si près de lui, le désir de l'aller voir et de terminer
-bientôt les différends qui troublaient l'Église. Puis à cette lettre
-il avait joint des allées et des venues de MM. de Bayane, de Barral,
-Duvoisin, pour l'amener à un accord par des concessions presque
-inespérées. En effet les points en litige ne présentaient plus d'aussi
-grandes difficultés qu'auparavant. Le mode de l'institution canonique
-était convenu depuis que l'Église, si facile alors sur sa prérogative
-essentielle, avait concédé qu'après six mois tout prélat serait
-institué, ou par le Pape, ou à son défaut, par le métropolitain de la
-province ecclésiastique. Ce qui était plus difficile à déterminer,
-c'était l'établissement temporel du Souverain Pontife. Pie VII ne
-faisant pas entrer la chute de Napoléon dans ses prévisions, et ne
-voyant dès lors aucun moyen de le forcer à restituer les États
-romains, en était à considérer l'établissement de la papauté à
-Avignon, avec une dotation convenable, comme une sorte de pis-aller
-acceptable, qui avait dans le passé un précédent, une excuse et une
-consolation. Mais ce qui le révoltait, et lui paraissait pire que la
-captivité même, c'était le projet attribué à Napoléon, et qu'il avait
-eu en effet un moment, d'établir la papauté à Paris, sous la main des
-empereurs français. Si une telle chose avait pu s'accomplir, Pie VII
-n'aurait plus été à ses propres yeux que le patriarche de
-Constantinople, et la grande Église d'Occident aurait été ravalée pour
-lui au niveau de la moderne Église d'Orient.
-
-[En marge: Arrangements de détail au moyen desquels on pouvait se
-flatter d'amener un accord.]
-
-Cette disposition d'esprit fournissait donc un moyen de négociation
-précieux, car en cédant sur l'établissement à Paris, et en accordant
-l'établissement à Avignon, on pouvait amener le Pape à consentir à la
-solution de la question réputée la plus épineuse. Restaient les
-arrangements relatifs aux biens de l'Église romaine, vendus ou à
-vendre, et aux siéges qualifiés de suburbicaires, parce qu'ils sont
-placés aux environs de Rome, et entourés d'une antique majesté. Le
-Pape tenait beaucoup à conserver ces siéges, et à pouvoir nommer des
-évêques de Velletri, d'Alban, de Frascati, de Palestrina, etc., car,
-sans moyens de récompenser des services, il lui aurait été impossible
-d'entretenir son gouvernement. À ces points s'en ajoutaient quelques
-autres encore, sur lesquels, avec la volonté d'en finir, et avec la
-puissance de Napoléon, il était facile d'arriver à un accord.
-
-[En marge: Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se transporte à
-Fontainebleau pour s'aboucher avec le Pape.]
-
-Lorsqu'on fut près de s'entendre, Napoléon résolut de se transporter
-lui-même à Fontainebleau, pour terminer par sa présence les
-hésitations ordinaires du Pape, et pour obtenir de lui un acte formel
-qu'on pût offrir au public comme gage de la paix religieuse, comme
-avant-coureur peut-être de la paix européenne.
-
-[En marge: Entrevue cordiale de Napoléon et de Pie VII.]
-
-En conséquence, le 19 janvier, feignant une partie de chasse à
-Grosbois, il changea brusquement de direction, et se rendit à
-Fontainebleau, où il avait secrètement envoyé sa maison. Le Pape était
-en ce moment en conférence avec plusieurs évêques et cardinaux. Déjà
-ému par les grandes affaires dont on l'entretenait depuis quelques
-jours, il le fut bien davantage en apprenant l'arrivée subite de
-Napoléon, qu'il n'avait pas vu depuis le couronnement, qu'il désirait
-et appréhendait tout à la fois de rencontrer, car s'il se flattait
-d'exercer une certaine influence sur l'auteur du Concordat, il
-craignait encore plus de subir la sienne. Sans lui laisser le temps de
-la réflexion, Napoléon accourut, le serra dans ses bras en l'appelant
-son père. Le Pape reçut ses embrassements, en l'appelant son fils, et,
-sans entrer ce jour-là dans le fond des affaires, ces deux princes, si
-singulièrement associés par la destinée pour se plaire et se
-tourmenter toute leur vie, parurent parfaitement heureux de se revoir.
-L'espérance d'une prompte et complète réconciliation rayonnait sur les
-visages. Les serviteurs du Pape, ordinairement les plus chagrins,
-semblaient saisis et charmés par ce spectacle.
-
-Le lendemain Pie VII, entouré des cardinaux et des évêques qu'on avait
-laissé pénétrer jusqu'à lui pour cette circonstance, alla en grande
-cérémonie rendre visite à l'Empereur dans ses appartements. De chez
-l'Empereur il se transporta chez l'Impératrice, qu'il ne connaissait
-pas, car ce n'était pas celle qu'il avait sacrée, et sur ce trône où
-tout se succédait si vite, la souveraine était déjà changée! Comme
-tout le monde, il la trouva bonne, douce, heureuse de sa grandeur, se
-montra avec elle ce qu'il était toujours, digne, affectueux, plein des
-grâces de la vieillesse, puis, après lui avoir fait sa visite, il
-reçut la sienne, et au milieu de tout ce mouvement parut retrouver un
-peu de vie, de satisfaction et d'espérance.
-
-[En marge: Gravité de la résolution que le Pape avait à prendre.]
-
-[En marge: Perplexité de Pie VII.]
-
-Toutefois il ne pouvait avoir d'illusion sur ce qui allait se passer.
-L'Empereur n'avait pu se déplacer pour ne faire à Fontainebleau qu'une
-visite. Suivant sa coutume, cet homme si actif, si dominateur,
-aspirait à quelque grand résultat, il venait arracher au chef de
-l'Église un consentement, et lui imposer ce qui lui coûtait le plus,
-une résolution. Et quelle résolution! Renoncer à la puissance
-temporelle, abandonner Rome pour Avignon, accepter une hospitalité
-magnifique, un esclavage doré, devenir ainsi patriarche de
-Constantinople en Occident, avec quelques richesses et quelques
-apparences souveraines de plus! Et pourtant, si le Pontife ne
-consentait pas à cette condition, n'allait-il pas trouver un nouvel
-Henri VIII, qui non par amour (ce n'était pas la faiblesse de
-Napoléon), mais par ambition, porterait à l'Église des coups plus
-redoutables encore que la spoliation de ses biens matériels? Pie VII
-était sur cela vaincu au fond de son coeur; mais avant de se résoudre,
-avant d'attacher à son pontificat un tel souvenir historique, avant de
-se résigner à être l'Augustule de la Rome chrétienne, ou de braver
-tout ce qui pourrait résulter pour la religion d'une lutte prolongée,
-il fallait un effort au-dessus de l'énergie de son âme, énergie qui
-était grande quand il s'agissait d'opposer à la persécution une
-résistance passive, qui devenait presque nulle quand il fallait
-prendre un parti prompt et difficile. Jamais, au reste, quelque temps
-qu'on lui eût donné, il ne se serait décidé lui-même, et Napoléon,
-s'il voulait un résultat, avait bien fait de venir en personne le
-séduire, l'éblouir, lui prendre presque la main pour l'obliger à
-signer!
-
-[En marge: Efforts de Napoléon pour le décider.]
-
-Les visites d'apparat terminées, les sérieux entretiens commencèrent.
-Napoléon était résolu à déployer tout ce qu'il avait de grâce et de
-vigueur d'esprit, de puissance fascinatrice en un mot, pour charmer le
-Pape, et pour le convaincre en même temps qu'il n'y avait rien de
-mieux à faire que ce qu'on lui demandait. D'abord, sans paraître y
-attacher d'importance, il exposa, quand il en eut l'occasion, tout ce
-qu'il allait accomplir dans la prochaine campagne, et se montra
-certain d'accabler ses adversaires dès l'ouverture des hostilités.
-Bien qu'on n'eût pas laissé pénétrer jusqu'à Fontainebleau les
-fâcheuses impressions déjà répandues en Europe sur la situation de
-Napoléon, le Pape savait cependant que pour la première fois il
-n'était pas revenu triomphant de la guerre. Mais en le voyant si
-confiant, si assuré de foudroyer bientôt la jactance des Russes et des
-Allemands, on ne pouvait pas ne pas éprouver la même confiance, et,
-aux changements près opérés dans sa personne, car, au lieu d'être
-droit et mince, Napoléon était déjà un peu courbé et plein
-d'embonpoint, le Pape crut revoir le jeune et radieux empereur de
-1804. C'était, sous une extrême largeur de traits, le même feu, la
-même noblesse, la même beauté de visage.
-
-[En marge: Brillantes offres de Napoléon à Pie VII.]
-
-Après avoir persuadé à Pie VII qu'il était aussi puissant que jamais,
-que contre ses volontés on ne prévaudrait pas plus qu'autrefois,
-Napoléon lui ôta toute espérance de recouvrer Rome, et lui montra la
-résolution irrévocable de ne jamais abandonner à une influence
-étrangère la moindre parcelle de l'Italie. Le chef de l'Église n'avait
-donc qu'à choisir entre Paris et Avignon. Il ferait bien mieux
-d'accepter Paris, disait Napoléon. Il y serait vénéré, entouré de
-toutes sortes d'hommages, et il y verrait l'empereur des Français tout
-disposé à lui tenir l'étrier, comme faisaient jadis les empereurs
-germaniques. Il aurait en outre la certitude de n'avoir plus de
-démêlés, car à la première difficulté, un moment d'explications
-cordiales entre les deux souverains arrêterait tout conflit prêt à
-naître. Mais enfin puisqu'il ne le voulait pas, il n'avait qu'à
-préférer Avignon, lieu déjà consacré par un long séjour des papes. Les
-ordres allaient être donnés immédiatement, et tout serait bientôt
-disposé pour qu'il y trouvât la plus somptueuse existence. Il y
-recevrait en liberté les ambassadeurs de toutes les puissances, qui
-jouiraient auprès de lui des priviléges et de l'indépendance
-diplomatiques, appartinssent-ils à des États en guerre avec la France,
-et qui pourraient se rendre auprès de la nouvelle cour pontificale par
-la mer et le Rhône, presque sans toucher au territoire de l'Empire.
-Deux millions de revenu lui seraient attribués pour l'indemniser des
-biens vendus dans les États romains. Tous les biens dont la vente
-n'était pas consommée, et c'était la plus grande partie, lui seraient
-rendus, et seraient administrés par ses agents. On allait rétablir
-pour lui complaire les siéges suburbicaires, dont il nommerait les
-évêques. Il aurait en outre, soit en Italie, soit en France, à son
-choix, la faculté de nomination dans dix diocèses, de quoi récompenser
-par conséquent les serviteurs de son gouvernement, sans compter la
-nomination des cardinaux qui ne cesserait pas de lui appartenir. Les
-prélats des États romains dont les siéges avaient été supprimés, qui
-étaient encore vivants, et qui étaient l'un des plus graves soucis du
-Pape, auraient la qualité, le titre, la situation d'évêques _in
-partibus_, et recevraient leur vie durant, sur le Trésor français, un
-traitement égal aux revenus de leurs anciens diocèses. Ce serait
-encore une nouvelle légion de grands dignitaires ecclésiastiques qui
-contribuerait à l'éclat de la cour d'Avignon. Les archives romaines,
-les grandes administrations de la pénitencerie, de la daterie, de la
-propagande, etc., seraient transportées auprès du Pape dans le beau
-pays de Vaucluse, et convenablement établies dans la nouvelle Rome
-pontificale, qu'on allait consacrer tout entière à sa glorieuse
-destination.
-
-[En marge: Habile argumentation de Napoléon auprès de Pie VII.]
-
-Le Pape n'aurait donc rien à regretter, ni richesses, ni éclat
-souverain, ni indépendance, ni puissance, car il réglerait toutes les
-affaires religieuses à son gré, aussi librement qu'il le faisait jadis
-à Rome. Il ne perdrait que la puissance temporelle, vaine ambition des
-pontifes, grave danger pour la religion, qui avait toujours souffert
-des démêlés des souverains temporels de Rome avec les princes de la
-chrétienté. C'est en traitant ce sujet que Napoléon déploya tout ce
-qu'il avait de subtilité et de logique pressante pour convaincre Pie
-VII. Il s'attacha particulièrement à lui persuader que la séparation
-des deux puissances spirituelle et temporelle, et l'abolition de la
-dernière, étaient une révolution inévitable du temps, qui
-n'intéressait en rien la religion, son influence et sa perpétuité. Que
-de choses, en effet, depuis vingt ans, qu'on n'avait jamais vues,
-qu'on n'aurait jamais imaginées, et qu'il fallait cependant admettre,
-puisqu'elles étaient accomplies! Louis XVI et Marie-Antoinette sur
-l'échafaud; Napoléon, un simple officier d'artillerie, au palais des
-Tuileries, époux de Marie-Louise, tenant le sceptre de l'Occident; les
-empereurs d'Allemagne réduits à l'empire d'Autriche; la maison de
-Bourbon exclue de tous les trônes; le descendant du grand Frédéric
-réduit à l'état d'un électeur de Brandebourg; les anciens rangs
-effacés; les peuples exigeants, commandant presque à leurs souverains,
-excepté à Napoléon qui seul les contenait dans le monde; enfin la
-face de l'univers changée, tout cela n'était-il pas bien
-extraordinaire, tout cela ne parlait-il pas un langage aussi clair
-qu'irrésistible? La puissance temporelle des papes n'était-elle pas
-évidemment une des choses destinées à disparaître avec tant d'autres?
-Et ne fallait-il pas même remercier le ciel d'avoir choisi comme
-instrument de ces révolutions un homme tel que Napoléon, né dans la
-religion catholique, en ayant tous les souvenirs, l'aimant comme sa
-religion maternelle, sachant de quel prix elle était pour les hommes,
-et résolu à la défendre et à la faire fleurir!--C'est en ce point
-surtout que Napoléon fut heureusement inspiré, et produisit une vive
-impression sur le Pontife.--Supprimez, lui disait-il, entre nous,
-cette vaine difficulté de la souveraineté temporelle, supprimez-la, et
-vous verrez ce que vous et moi, libres de ces ennuis, nous ferons pour
-la religion!...--Et alors il lui montrait l'Église germanique
-détruite, privée de ses biens par l'avidité ordinaire des princes
-allemands, n'attendant et ne pouvant obtenir son rétablissement que de
-lui seul; l'Église de Hollande, l'Église des provinces anséatiques,
-pouvant être non pas maintenues, car elles n'existaient plus depuis
-deux siècles, mais restaurées; un siége catholique, par exemple, à la
-veille d'être rétabli à Hambourg; l'Église espagnole, l'Église
-italienne actuellement détruites et ayant besoin d'un sauveur, tout
-cet univers chrétien enfin dépendant de l'empereur des Français, de sa
-volonté puissante, et près de renaître ou de s'anéantir, sur un mot de
-sa bouche! Eh bien, ajoutait-il, réconcilié avec le Pape, rendu au
-repos par la paix européenne qui ne pouvait tarder, n'ayant plus à
-débattre avec le Pontife de vulgaires intérêts de territoire, dignes à
-peine d'occuper des princes de quatrième ordre, mais nullement le chef
-de l'Église universelle et le chef de l'Empire français, il
-s'appliquerait à faire à la religion plus de bien que ne lui en avait
-fait Charlemagne. En présence d'un tel avenir, comment discuter,
-comment hésiter! La Providence avait choisi un pontife doux, vertueux,
-modeste, pour rendre à la religion la pureté, le désintéressement des
-apôtres, et avec leur désintéressement leur influence sur les âmes, et
-lui homme de guerre, habitué à vaincre les difficultés de la terre,
-pour opérer cette révolution sans que la religion en fût affaiblie, de
-manière au contraire qu'elle gagnât en puissance morale tout ce
-qu'elle perdrait en puissance matérielle!
-
-L'excellent Pape à qui on avait souvent écrit ou dit des choses
-semblables, mais qui n'avait jamais entendu personne les exprimer avec
-la chaleur, l'éloquence, l'air de persuasion que Napoléon y apportait,
-le Pape était séduit, vaincu, et se disait qu'en effet beaucoup de
-choses étaient changées, que beaucoup changeraient encore, que
-vraisemblablement la puissance temporelle des papes était une de ces
-choses destinées à finir, mais que, Napoléon aidant, elle
-n'emporterait en disparaissant aucun des appuis de la religion, aucun
-de ses moyens d'influence. C'était un sacrifice tout matériel à faire
-dans l'intérêt de la religion elle-même, et c'était dès lors acte de
-désintéressement et non de faiblesse, acte honorable et non pas
-honteux, que de consentir aux arrangements proposés! Il plaidait
-ainsi en son coeur avec Napoléon, et puis, quand il fallait se
-décider, il tombait dans des perplexités insurmontables.
-
-[En marge: Napoléon achève de décider le Pape en se prêtant à toutes
-les formes de rédaction qu'il désire.]
-
-Après trois ou quatre jours de ces entretiens répétés, Napoléon fit
-comprendre au Pape qu'il fallait en finir, et comme la rédaction
-touchait le Pontife au moins autant que le fond des choses, il lui
-promit de trouver une forme qui n'éveillerait en rien ses scrupules,
-et ne chargerait sa mémoire d'aucun poids difficile à porter. Napoléon
-manda tout de suite un de ses secrétaires, et on se mit à l'oeuvre. Ce
-qui coûtait le plus à Pie VII, c'était de reconnaître la prise de
-possession du patrimoine de Saint-Pierre par une puissance quelconque,
-et d'en faire l'abandon formel par l'acceptation d'un établissement
-hors d'Italie. Napoléon trancha cette difficulté en convenant qu'on ne
-parlerait ni de l'abandon de Rome, ni de l'établissement à Avignon,
-mais de l'existence indépendante du Saint-Père, et du libre exercice
-de sa puissance pontificale au sein de l'Empire français, comme s'il
-était dans ses propres États. En conséquence, on adopta le texte
-suivant: _Sa Sainteté exercera le pontificat en France et dans le
-royaume d'Italie, de la même manière et avec les mêmes formes que ses
-prédécesseurs_. Il fut seulement entendu que ce serait à Avignon et
-non ailleurs. Il fut ajouté ensuite en termes formels que le Pape
-recevrait auprès de lui les ambassadeurs des puissances chrétiennes,
-revêtus de la plénitude des priviléges diplomatiques, qu'il
-recouvrerait la jouissance et l'administration des biens non vendus
-dans les États romains, qu'il toucherait deux millions de revenu en
-dédommagement des biens aliénés, qu'il nommerait à tous les siéges
-suburbicaires et à dix évêchés qui seraient désignés plus tard soit en
-France, soit en Italie; que les anciens évêques titulaires de l'État
-romain conserveraient leur titre sous la forme d'évêchés _in
-partibus_, et jouiraient d'un traitement égal au revenu de leur siége;
-que le Pape aurait auprès de lui les diverses administrations
-composant la chancellerie romaine; que l'Empereur et le Pape se
-concerteraient pour la création de nouveaux siéges catholiques, soit
-en Hollande, soit dans les départements anséatiques (clause à laquelle
-le Pape tenait d'une manière toute particulière, afin de faire
-ressortir ce que la religion gagnait à ce nouveau concordat); qu'enfin
-l'Empereur rendrait ses bonnes grâces aux cardinaux, évêques, prêtres,
-laïques, compromis à l'occasion des derniers troubles religieux. Il
-fut stipulé que l'institution canonique serait donnée aux évêques
-nommés par la couronne, dans les formes et délais déterminés par le
-dernier bref du Pape, c'est-à-dire dans six mois à partir de la
-nomination par l'autorité temporelle, et qu'à défaut par la cour
-pontificale d'avoir prononcé dans ce délai, le plus ancien prélat de
-la province pourrait conférer l'institution refusée ou différée. À ces
-dernières clauses, le Pape insista pour en ajouter une qui n'avait
-rien d'une disposition de loi ou de traité, mais qui était pour lui
-une sorte d'excuse, et qui était conçue dans les termes suivants: _Le
-Saint-Père se porte aux dispositions ci-dessus en considération de
-l'état actuel de l'Église, et dans la confiance que lui a inspirée Sa
-Majesté qu'elle accordera sa puissante protection aux besoins si
-nombreux qu'a la religion dans les temps où nous vivons._
-
-Il fut convenu enfin que le concordat actuel, quoique ayant la force
-obligatoire d'un traité, ne serait publié qu'après avoir été
-communiqué aux cardinaux, qui avaient droit d'en connaître, comme
-conseillers naturels et nécessaires de l'Église.
-
-[Date en marge: Fév. 1813.]
-
-[En marge: Signature du concordat de Fontainebleau qui abolit la
-puissance temporelle du Saint-Siége.]
-
-[En marge: Fêtes et grâces prodiguées à Fontainebleau.]
-
-Napoléon fit tout ce que voulut le Saint-Père, admit sans réserve les
-changements de rédaction qu'il demandait, et que le secrétaire tenant
-la plume exécutait à l'instant même sur la minute du traité; puis
-lorsque tout fut convenu, texte français et texte italien, on envoya
-l'un et l'autre aux scribes chargés de la transcription, et le soir
-même, 25 janvier, les deux cours pontificale et impériale étant
-assemblées, le Pape et l'Empereur signèrent cet acte extraordinaire,
-qui mettait à néant la puissance temporelle de la papauté, pour
-toujours selon l'opinion de Napoléon et du Pape, pour bien peu de
-temps selon les desseins cachés de la Providence! L'Empereur,
-entourant Pie VII de témoignages de vénération, le faisant accabler de
-félicitations de tout genre, ne lui laissa pas même un moment pour
-réfléchir à ce qu'il avait fait, et l'enivra en le plaçant en quelque
-sorte au milieu d'un nuage d'encens. Pour lui prouver sa joie, et un
-complet retour de bonne volonté, il expédia sur-le-champ l'ordre de
-délivrer et de ramener à Paris les cardinaux détenus, connus sous le
-nom de cardinaux noirs. Il prodigua les grâces et les faveurs: il
-appela au Conseil d'État l'évêque de Nantes, auquel il donna en outre
-la croix d'officier de la Légion d'honneur et le grand cordon de
-l'ordre de la Réunion; il nomma l'évêque de Trêves conseiller d'État
-et officier de la Légion d'honneur; il donna le grand cordon de la
-Réunion au cardinal Maury et à l'archevêque de Tours, la croix
-d'officier de la Légion d'honneur aux cardinaux Doria et Ruffo, la
-décoration de la Couronne de fer à l'archevêque d'Édesse, des siéges
-de sénateur au cardinal de Bayane et à l'évêque d'Évreux, une pension
-de six mille francs au médecin du Pape, et des présents magnifiques à
-tous ceux qui avaient contribué à l'acte important qu'il venait de
-conclure.
-
-Après avoir passé deux jours encore à Fontainebleau, pendant lesquels
-il s'efforça de manifester au Pape sa vive satisfaction, il partit le
-27 janvier pour Paris, avec la conviction d'avoir accompli un acte qui
-peut-être ne serait pas définitif, mais qui dans le moment produirait
-certainement un grand effet. Il se hâta de publier dans les journaux
-officiels qu'un concordat venait de régler les différends survenus
-entre l'Empire et l'Église, et fit dire de vive voix, mais non
-imprimer, que le Pape allait s'établir à Avignon. Il écrivit en
-Hollande, à Turin, à Milan, à Florence, à Rome, à tous les
-représentants de son autorité, pour leur annoncer cet important
-arrangement, pour leur en apprendre les détails, les autoriser à en
-divulguer le sens, non le texte, et à faire tout ce qui serait
-nécessaire pour rétablir le calme dans les consciences troublées.
-
-[En marge: Les cardinaux noirs ayant été introduits de nouveau auprès
-de Pie VII, lui inspirent un vif regret de ce qu'il a fait.]
-
-Ce calme ne devait pas être de longue durée, car il était facile de
-prévoir qu'aussitôt que les conseillers ordinaires du Pape seraient
-retournés auprès de lui, ils essayeraient de mettre son esprit à la
-torture, en lui reprochant l'acte qu'il avait signé, en lui en
-montrant les graves conséquences, surtout le défaut d'à-propos, à la
-veille d'une guerre qui pouvait ne pas tourner à l'avantage de
-Napoléon. En effet, à peine les cardinaux noirs avaient-ils été admis
-à Fontainebleau, qu'on vit l'esprit du Pape, si gai, si satisfait
-pendant quelques jours, redevenir triste et sombre. Les cardinaux di
-Pietro et autres lui remontrèrent qu'il avait très-imprudemment aboli
-la puissance temporelle de la papauté, opéré par conséquent de sa
-propre autorité une révolution immense dans l'Église, abandonné le
-patrimoine de Saint-Pierre qui ne lui appartenait point, et cela sans
-nécessité, Napoléon étant à la veille de succomber; qu'on l'avait
-trompé sur la situation de l'Europe, et qu'un acte pareil surpris,
-sinon arraché, ne devait pas le lier. En un mot, ils tâchèrent de lui
-inspirer mille terreurs, mille remords, et lui tracèrent de l'état des
-choses un tableau tel que la passion la plus violente pouvait seule le
-suggérer, tableau qui malheureusement devait bientôt se trouver
-véritable par la faute de Napoléon, mais que tout homme sage dans le
-moment aurait jugé faux ou du moins très-exagéré, car, bien qu'ébranlé
-dans l'opinion du monde, l'Empire français remplissait encore ses
-ennemis d'une profonde terreur.
-
-[En marge: Pie VII, sans contester le nouveau concordat, prend le
-parti de se refuser à son exécution.]
-
-Ces conseils jetèrent l'infortuné Pie VII dans un de ces états
-d'agitation, de désespoir, où nous l'avons déjà vu tant de fois, et
-dans lesquels il perdait la dignité touchante de son caractère. Mais
-comment sortir de cet embarras? Comment nier ou révoquer une signature
-à peine donnée? Qui eût osé le conseiller? Personne, pas même les
-cardinaux qui venaient, grâce au dernier concordat, de recouvrer leur
-liberté, leur admission auprès du Pape, et la faculté de lui
-bouleverser l'esprit et le coeur. Ils auraient craint de voir se
-refermer sur eux les portes des prisons d'État. Il fut donc convenu
-entre eux et Pie VII qu'on dissimulerait, qu'on n'afficherait aucun
-changement de dispositions, et qu'on attendrait les événements, qui ne
-pouvaient manquer d'être prochains. En effet, Avignon ne serait pas
-prêt avant un an ou deux; on ne pouvait jusque-là exiger du Pape aucun
-acte officiel dérivant de ses nouveaux engagements; le concordat, en
-outre, ne devait pas être publié; il n'y avait donc qu'à se taire, et
-à se résigner quelque temps encore à la vie de reclus qu'on menait à
-Fontainebleau, à repousser doucement sous divers prétextes la pompe
-dont Napoléon voudrait entourer la papauté devenue française, et quant
-aux bulles d'institution canonique réclamées depuis si longtemps par
-les nouveaux prélats, à se renfermer, comme on avait toujours fait,
-dans une simple abstention sans refus.
-
-Ce plan adopté, il eût fallu plus d'empire sur lui-même que le Pape
-n'en possédait, pour cacher complétement ce qui se passait dans son
-âme. L'officier, fort adroit, qui le gardait sous l'habit de
-chambellan, le capitaine Lagorsse, s'aperçut bien vite de son trouble,
-et en devina la cause en voyant les agitations de l'infortuné Pontife
-se lier toujours aux visites des cardinaux les plus signalés par leur
-malveillance. Il en avertit par le ministre des cultes Napoléon
-lui-même, qui ne fut pas très-surpris de ce qui arrivait, et qui
-s'écria, en apprenant l'usage que faisaient de leur liberté ceux à qui
-on venait de la rendre: Je crois que nous avons agi trop vite.--Il eut
-bientôt un signe certain, quoique fort déguisé, des secrètes
-résolutions de Pie VII. L'auguste prisonnier, détenu depuis 1809, soit
-à Savone, soit à Fontainebleau, n'avait jamais eu à s'occuper des
-finances de sa maison, car il était défrayé de toutes ses dépenses
-sans qu'il eût à s'en mêler. Cependant, comme il pouvait être tenté de
-faire ou quelques aumônes ou quelques largesses, on avait saisi
-diverses occasions de lui offrir de l'argent, qu'il avait toujours
-refusé, quoique présenté de la manière la plus délicate. Cette fois,
-redevenu souverain, ayant bien des services à récompenser, et ayant
-droit de le faire sur des revenus qui lui étaient régulièrement
-attribués, il pouvait accepter décemment. Napoléon lui envoya les
-agents du Trésor impérial pour mettre à sa disposition les sommes dont
-il aurait besoin. Il repoussa ces dernières offres avec douceur, et
-sans affectation, comme si le moment n'était pas venu de rentrer
-ostensiblement dans l'exercice de sa nouvelle souveraineté.
-
-[En marge: Napoléon s'apercevant des intentions de Pie VII, s'y prête,
-parce qu'il lui suffit d'annoncer sans être démenti le rétablissement
-de la bonne intelligence avec le Saint-Siége.]
-
-Il n'en fallait pas davantage pour deviner les résolutions et les
-calculs des hommes qui dirigeaient le Pape. Mais Napoléon était aussi
-rusé que le plus rusé d'entre eux. Il voyait qu'ils ne voulaient pas
-faire d'éclat, et il ne le voulait pas non plus. Ce qui lui importait,
-ce n'était pas que les affaires de l'Église fussent arrangées, mais
-qu'elles le parussent, et pour quelque temps elles allaient le
-paraître, du moins aux yeux des masses. On publia partout, dans les
-provinces les plus reculées de l'Empire, qu'un concordat était signé
-entre le Pape et l'Empereur, que le Pontife était libre, qu'il allait
-se rendre dans le siége où il devait exercer la puissance pontificale;
-qu'en un mot toutes les difficultés religieuses étaient terminées.
-Quelques individus, plus au fait de l'intrigue romaine, essayèrent de
-répondre que c'était un mensonge, que le Pape n'avait consenti à rien.
-Il y en eut même qui osèrent répandre que Napoléon avait voulu
-violenter Pie VII sans en rien obtenir, ce qui a fourni depuis à
-certains écrivains l'occasion d'avancer que Napoléon avait traîné à
-terre, et par ses cheveux blancs, le vénérable vieillard (scène à
-peine croyable au moyen âge). Mais la foule pieuse et innocente,
-ignorant ces prétendus secrets, courut au pied des autels remercier
-Dieu du nouveau concordat, et se mit à espérer, comme le désirait
-Napoléon, que cette paix du ciel lui vaudrait peut-être la paix de la
-terre.
-
-[En marge: Ouverture du Corps législatif.]
-
-Il y avait deux mois que Napoléon était de retour à Paris, et, on le
-voit, il avait déjà fortement mis la main à toutes choses, diplomatie,
-guerre, finances et culte. C'était le moment d'ouvrir le Corps
-législatif, formalité devenue tellement insignifiante sous son règne,
-qu'on ne savait jamais le jour où ce corps commençait ses travaux, ni
-le jour où il les finissait. Cette fois, au contraire, on attachait un
-vif intérêt à la séance d'ouverture, et c'était un symptôme frappant
-du changement opéré dans les esprits. Sans songer à se ressaisir
-encore de ses affaires, imprudemment abandonnées à un génie prodigieux
-mais sans frein, la nation voulait au moins les connaître, et
-désirait lire le discours que prononcerait l'Empereur, si, comme on le
-supposait, il ouvrait le Corps législatif en personne.
-
-Napoléon effectivement en avait l'intention, afin de parler lui-même à
-la France et à l'Europe du haut de son trône, ébranlé sans doute, mais
-le plus élevé encore de l'univers. En comptant tous les jours ses
-ressources, en voyant les moyens affluer de nouveau sous sa main
-puissante, en combinant ses vastes plans militaires, il avait repris
-une entière confiance en lui-même, et il voulait qu'à la fierté de son
-langage, le monde jugeât de l'état vrai de son âme, et de la nature de
-ses résolutions.
-
-[En marge: Séance impériale du 14 février, dans laquelle Napoléon
-prononce lui-même le discours d'ouverture de la session.]
-
-En conséquence, le dimanche 14 février, il se rendit au Corps
-législatif pour lui faire l'honneur, qu'il ne lui accordait pas
-souvent, d'ouvrir sa session en personne, et pour lui exposer l'état
-des affaires de l'Empire. Entouré d'un cortége magnifique, il lut le
-discours suivant, dont l'imprudence égalait malheureusement l'éclat et
-la vigueur.
-
-
-«MESSIEURS LES DÉPUTÉS DES DÉPARTEMENTS AU CORPS LÉGISLATIF.
-
-»La guerre rallumée dans le nord de l'Europe offrait une occasion
-favorable aux projets des Anglais sur la Péninsule. Ils ont fait de
-grands efforts. Toutes leurs espérances ont été déçues..... Leur armée
-a échoué devant la citadelle de Burgos, et a dû, après avoir essuyé de
-grandes pertes, évacuer le territoire de toutes les Espagnes.
-
-»Je suis moi-même entré en Russie. Les armes françaises ont été
-constamment victorieuses aux champs d'Ostrowno, de Polotsk, de
-Mohilew, de Smolensk, de la Moskowa, de Malo-Jaroslawetz. Nulle part
-les armées russes n'ont pu tenir devant nos aigles. Moscou est tombée
-en notre pouvoir.
-
-»Lorsque les barrières de la Russie ont été forcées et que
-l'impuissance de ses armes a été reconnue, un essaim de Tartares ont
-tourné leurs mains parricides contre les plus belles provinces de ce
-vaste empire, qu'ils avaient été appelés à défendre. Ils ont en peu de
-semaines, malgré les larmes et le désespoir des infortunés Moscovites,
-incendié plus de quatre mille de leurs plus beaux villages, plus de
-cinquante de leurs plus belles villes, assouvissant ainsi leur
-ancienne haine, sous le prétexte de retarder notre marche en nous
-environnant d'un désert. Nous avons triomphé de tous ces obstacles!
-L'incendie même de Moscou, où en quatre jours ils ont anéanti le fruit
-des travaux et des épargnes de quarante générations, n'avait rien
-changé à l'état prospère de mes affaires..... Mais la rigueur
-excessive et prématurée de l'hiver a fait peser sur mon armée une
-affreuse calamité. En peu de nuits j'ai vu tout changer. J'ai fait de
-grandes pertes. Elles auraient brisé mon âme, si, dans ces graves
-circonstances, j'avais dû être accessible à d'autres sentiments qu'à
-l'intérêt, à la gloire et à l'avenir de mes peuples.
-
-»À la vue des maux qui ont pesé sur nous, la joie de l'Angleterre a
-été grande, ses espérances n'ont pas eu de bornes. Elle offrait nos
-plus belles provinces pour récompense à la trahison. Elle mettait
-pour condition à la paix le déchirement de ce bel empire: c'était,
-sous d'autres termes, proclamer _la guerre perpétuelle_.
-
-»L'énergie de mes peuples dans ces grandes circonstances, leur
-attachement à l'intégrité de l'Empire, l'amour qu'ils m'ont montré,
-ont dissipé toutes ces chimères, et ramené nos ennemis à un sentiment
-plus juste des choses.
-
-»Les malheurs qu'a produits la rigueur des frimas ont fait ressortir
-dans toute leur étendue la grandeur et la solidité de cet empire,
-fondé sur les efforts et l'amour de cinquante millions de citoyens, et
-sur les ressources territoriales des plus belles contrées du monde.
-
-»C'est avec une vive satisfaction que nous avons vu nos peuples du
-royaume d'Italie, ceux de l'ancienne Hollande et des départements
-réunis, rivaliser avec les anciens Français, et sentir qu'il n'y a
-pour eux d'espérance, d'avenir et de bien que dans la consolidation et
-le triomphe du grand empire.
-
-»Les agents de l'Angleterre propagent chez tous nos voisins l'esprit
-de révolte contre les souverains. L'Angleterre voudrait voir le
-continent entier en proie à la guerre civile et à toutes les fureurs
-de l'anarchie; mais la Providence l'a elle-même désignée pour être la
-première victime de l'anarchie et de la guerre civile.
-
-»J'ai signé directement avec le Pape un concordat qui termine tous les
-différends qui s'étaient malheureusement élevés dans l'Église. La
-dynastie française règne et régnera en Espagne. Je suis satisfait de
-la conduite de tous mes alliés. Je n'en abandonnerai aucun; je
-maintiendrai l'intégrité de leurs États. Les Russes rentreront dans
-leur affreux climat.
-
-»Je désire la paix: elle est nécessaire au monde. Quatre fois depuis
-la rupture qui a suivi le traité d'Amiens, je l'ai proposée dans des
-démarches solennelles. Je ne ferai jamais qu'une paix honorable et
-conforme aux intérêts et à la grandeur de mon empire. Ma politique
-n'est point mystérieuse; j'ai fait connaître les sacrifices que je
-pouvais faire.
-
-»Tant que cette guerre maritime durera, mes peuples doivent se tenir
-prêts à toutes espèces de sacrifices, car une mauvaise paix nous
-ferait tout perdre, jusqu'à l'espérance, et tout serait compromis,
-même la prospérité de nos neveux!
-
-»L'Amérique a recouru aux armes pour faire respecter la souveraineté
-de son pavillon. Les voeux du monde l'accompagnent dans cette
-glorieuse lutte. Si elle la termine en obligeant les ennemis du
-continent à reconnaître le principe que le pavillon couvre la
-marchandise et l'équipage, et que les neutres ne doivent pas être
-soumis à des blocus sur le papier, le tout conformément aux
-stipulations du traité d'Utrecht, l'Amérique aura bien mérité de tous
-les peuples. La postérité dira que l'ancien monde avait perdu ses
-droits, et que le nouveau les a reconquis.
-
-»Mon ministre de l'intérieur vous fera connaître dans l'exposé de la
-situation de l'Empire, l'état prospère de l'agriculture, des
-manufactures et de notre commerce intérieur, ainsi que l'accroissement
-toujours constant de notre population. Dans aucun siècle,
-l'agriculture et les manufactures n'ont été en France à un plus haut
-degré de prospérité.
-
-»J'ai besoin de grandes ressources pour faire face à toutes les
-dépenses qu'exigent les circonstances; mais moyennant différentes
-mesures que vous proposera mon ministre des finances, je ne devrai
-imposer aucune nouvelle charge à mes peuples.»
-
-[En marge: Effet produit par le discours impérial.]
-
-[En marge: Difficultés qui allaient en résulter par rapport aux
-négociations.]
-
-Ce discours, qui était de nature à émouvoir fortement les esprits, fut
-reçu avec les acclamations qui accueillent presque toujours le prince
-vulgaire ou grand, solidement établi ou menacé, qui se présente aux
-yeux de la foule. S'il était permis d'oublier un instant que la
-sagesse est la première des qualités dans le gouvernement des États,
-on admirerait volontiers à la tête d'un vaste empire cette indomptable
-fierté, ces conditions de paix si hardiment, quoique si imprudemment
-tracées au monde! Toutefois en songeant à la situation de l'Europe,
-aux cris du patriotisme révolté retentissant d'une extrémité du
-continent à l'autre, on regrette que ce beau langage apportât tant de
-difficultés aux négociations qui pouvaient seules amener la paix, et
-arrêter l'effusion du sang humain! Qu'allait dire en effet
-l'Angleterre de cette déclaration que _la dynastie française régnait,
-et régnerait en Espagne_? Qu'allaient dire tous les États intéressés
-au partage du grand-duché de Varsovie, de cette déclaration que _la
-France maintiendrait l'intégrité du territoire de tous ses alliés_?
-Qu'allait dire, et surtout qu'allait faire l'Autriche, chargée de
-rapprocher les puissances, si on lui rendait sa tâche impossible?
-
-Telles étaient les questions désolantes que soulevait ce discours.
-Mais le public ignorant le secret des cabinets, ne pouvait pas se les
-adresser. L'assurance du langage impérial était faite pour le
-tranquilliser, du moins dans une certaine mesure, et pour imposer à
-l'Europe. C'était tout ce qu'il y avait de politique dans cet
-impolitique discours. On jugera du reste de ses effets par les
-événements eux-mêmes.
-
-[En marge: Derniers événements survenus en Allemagne pendant les
-préparatifs militaires de Napoléon.]
-
-[En marge: Retraite du roi de Prusse à Breslau.]
-
-[En marge: Édits pour la levée des volontaires.]
-
-[En marge: Enthousiasme universel en Prusse, et empressement à courir
-aux armes.]
-
-On se ferait difficilement une idée du changement que quelques jours
-écoulés avaient apporté dans l'Allemagne déjà si émue. Le roi de
-Prusse, qui s'était retiré à Breslau pour y être plus indépendant de
-nous, et même de ses sujets, n'y était plus maître de ses
-déterminations. Toujours convaincu que le seul moyen de sortir sain et
-sauf du chaos des événements actuels, c'était d'avoir beaucoup de
-soldats sous les armes, il n'avait pas attendu pour ordonner de
-nouvelles levées les réponses aux questions posées à Paris. Il avait
-publié plusieurs édits, et deux notamment, l'un pour engager les
-jeunes gens de famille à servir comme volontaires dans les chasseurs à
-cheval, l'autre pour engager les jeunes gens de toutes les classes à
-servir comme chasseurs à pied dans les régiments d'infanterie.
-L'opinion publique, en effet, eût été révoltée d'une distinction qui
-eût ouvert aux uns, fermé aux autres, les rangs de l'armée, toutes les
-classes demandant à contribuer à ce qu'elles appelaient
-l'affranchissement de l'Allemagne. À ce double appel, les têtes déjà
-en fermentation avaient été saisies d'un vertige général. De toutes
-parts on était accouru chez M. de Goltz, le seul des ministres
-prussiens demeuré à Berlin, et on lui avait demandé violemment, comme
-on le fait dans les jours de révolution, pour qui, contre qui, le roi
-réclamait le secours de ses sujets, ajoutant qu'ils étaient prêts,
-dans un cas, à se lever tous comme un seul homme, et ce cas, il
-n'était pas difficile de le deviner, c'était celui où le roi voudrait
-employer leur dévouement contre l'oppresseur de l'Allemagne, contre
-Napoléon. M. de Goltz, qui connaissait parfaitement la situation, et
-qui savait comment parler et se conduire, leur avait répondu en les
-exhortant à se confier dans la sagesse et le patriotisme du roi, à
-s'en remettre à lui des intérêts de la patrie, et à lui donner leurs
-bras, en le laissant libre d'en disposer comme il croirait plus utile
-de le faire. Tandis que M. de Goltz gardait cette réserve, ses yeux,
-son visage exprimaient ce que sa langue n'osait pas dire, et on
-l'avait quitté pour s'enrôler. De toutes parts d'ailleurs, les meneurs
-des sociétés secrètes avaient dit qu'il fallait s'armer, que le roi,
-incertain encore dans le moment, ne le serait pas longtemps, qu'un peu
-plus tôt, un peu plus tard, il serait entraîné, et que plus il se
-sentirait fort, et entouré de ses sujets armés, plus il inclinerait à
-suivre le penchant de son coeur, qui le portait à se dévouer à
-l'affranchissement de l'Allemagne. Sous ces fortes impulsions, la
-jeune noblesse s'était enrôlée dans les chasseurs à cheval, la jeune
-bourgeoisie des écoles et du commerce s'était empressée de prendre
-rang dans les chasseurs à pied. En quelques jours les universités et
-les boutiques avaient été vides, et il avait fallu presque suspendre
-les cours publics. La noblesse s'équipait elle-même; des dons
-volontaires, rendus obligatoires par des taxations qu'on envoyait chez
-les principaux commerçants, servaient à équiper les jeunes gens privés
-de ressources. Les arsenaux de l'État leur fournissaient des armes.
-Pour achever la ressemblance avec les premières journées de notre
-révolution, tous les hommes avaient pris une cocarde, c'était la
-cocarde noire et blanche. Aucun n'eût osé négliger de mettre à son
-chapeau ce signe de ralliement, car il eût passé pour un citoyen tiède
-ou ennemi de son pays.
-
-[En marge: Satisfaction et embarras du roi de Prusse.]
-
-[En marge: Son irritation en recevant de Paris le rejet de ses
-propositions.]
-
-[En marge: Ce prince était surtout fort contrarié de ne pouvoir entrer
-en relations directes avec la Russie.]
-
-Le roi de Prusse, apprenant à Breslau cet enthousiasme de ses sujets,
-dont il était témoin d'ailleurs en Silésie, était à la fois joyeux et
-alarmé, joyeux de se voir bientôt à la tête d'une force considérable,
-alarmé d'être pressé entre les Russes et les Français, obligé de se
-prononcer pour les uns ou pour les autres, sans savoir encore de quel
-côté se trouveraient l'indépendance et la restauration de la Prusse.
-Les réponses de Paris arrivant sur ces entrefaites le trouvèrent on ne
-peut pas plus mal disposé à les écouter patiemment. Cet excellent
-prince, comme tous les caractères inertes et ordinairement contenus,
-avait des moments où il s'échappait à lui-même, et où il n'était plus
-reconnaissable. Il fut indigné de ce qu'on lui contestait une somme de
-94 millions dépensée pour l'armée française, de ce qu'on lui refusait
-un argent dont il avait si grand besoin, de ce qu'on lui retenait ses
-places de l'Oder et de la Vistule qui lui eussent été si utiles pour
-se décider avec plus de sûreté entre les Français et les Russes,
-surtout de ce qu'on lui déniait jusqu'à la faculté d'entrer en
-rapports ostensibles avec l'empereur Alexandre. Il tenait beaucoup en
-effet à s'aboucher sans retard avec ce monarque, premièrement parce
-que les Autrichiens autorisés à s'entremettre avaient déjà envoyé des
-agents diplomatiques à Wilna et à Londres, secondement parce qu'il
-voulait écarter les armées belligérantes de la Silésie, troisièmement
-enfin parce qu'il voyait à Koenigsberg le baron de Stein, le général
-d'York, les agents russes, gouverner la province, convoquer les états,
-agir sans lui, et éventuellement contre lui, trancher en un mot du
-souverain, et se conduire comme s'ils étaient prêts à se détacher de
-la monarchie prussienne dans le cas où il n'adhérerait pas à la
-coalition. Frédéric-Guillaume éperdu voulait demander compte à
-Alexandre de ces procédés envers un ami, envers un ancien allié, dont
-il avait causé jadis les malheurs, et dont il devait aujourd'hui
-comprendre les cruels embarras. L'homme qu'il aurait désiré envoyer
-auprès d'Alexandre était M. de Knesebeck, le même qu'il avait chargé
-l'année précédente d'aller expliquer et justifier à Saint-Pétersbourg
-son traité d'alliance avec Napoléon, et qui, autorisé ou non, avait
-dépassé de beaucoup les limites dans lesquelles il aurait dû se
-renfermer pour rester loyal envers la France. Sans doute
-Frédéric-Guillaume aurait pu dépêcher M. de Knesebeck secrètement,
-mais on n'aurait pas tardé à le savoir, les meneurs de Koenigsberg,
-dans leur joie, n'auraient pas manqué de le publier, et le roi eût été
-en infraction de son alliance avec Napoléon, par conséquent dans un
-mauvais cas, si une nouvelle victoire d'Iéna ouvrait la campagne.
-Frédéric-Guillaume aurait donc voulu, outre la restitution de son
-argent et de ses places, obtenir l'autorisation d'envoyer un agent
-ostensible auprès d'Alexandre.
-
-Le monarque prussien, qui offrait le triste spectacle d'un roi honnête
-placé entre sa conscience et l'intérêt de sa couronne, était en ce
-moment cruellement agité par l'une et par l'autre. Quoique peu
-démonstratif ordinairement, il afficha cette fois encore plus de
-colère qu'il n'en éprouvait, disant qu'il n'y tenait plus, qu'on
-l'opprimait, qu'on lui déniait ce qu'on lui devait incontestablement
-en lui refusant les 94 millions réclamés; qu'on s'était engagé à le
-rembourser dans trois mois, et qu'il y en avait plus de six que les
-fournitures avaient été faites; qu'en lui retenant ses places, données
-en gage jusqu'à ce qu'il se fût acquitté, on violait les traités et
-son territoire, puisqu'il ne devait plus rien; qu'en lui contestant,
-ce qui appartenait à toute puissance indépendante, la faculté de
-négocier avec un État voisin, on le traitait comme un prince
-dépendant, qui n'aurait plus la liberté de ses déterminations; que si
-encore on pouvait le protéger, si on s'était maintenu sur le Niémen ou
-sur la Vistule, il y aurait prétexte à écarter tout pourparler avec la
-Russie, mais qu'ayant perdu le Niémen, après le Niémen la Vistule, et
-étant à la veille de perdre l'Oder, il était injuste et déraisonnable
-de l'empêcher de négocier pour la neutralité au moins de sa royale
-demeure.
-
-[En marge: Le roi de Prusse se décide, malgré la France, à envoyer M.
-de Knesebeck à l'empereur Alexandre.]
-
-Après avoir fait grand bruit de ces raisons, de manière à se préparer
-une excuse à tout événement, le roi, sans le publier ni le cacher,
-expédia M. de Knesebeck pour le quartier général russe, et dès ce
-jour on peut dire que d'une alliance il avait passé à l'autre. Il
-n'était pas encore fixé sur le mérite de sa résolution, il ne savait
-pas s'il faisait bien ou mal, s'il ne renouvelait pas la faute de
-1806, si le mouvement auquel il assistait n'était pas semblable à
-celui qui avait précédé la bataille d'Iéna, et ne serait pas suivi des
-mêmes revers! Il est en effet si difficile quelquefois de distinguer
-entre le présent et un passé qui lui ressemble sous beaucoup de
-rapports, et de discerner dans ce présent ce que la Providence a caché
-de nouveau! Mais Frédéric-Guillaume voyait les Français se retirer pas
-à pas du Niémen à la Vistule, de la Vistule à l'Oder, les Russes
-s'avancer à leur suite, ses sujets l'appeler à grands cris, la
-question d'heure en heure se résoudre sans lui, et n'attendant plus de
-lumières de sa raison qui ne pouvait plus lui en fournir, il se mit à
-attendre toute lumière, toute détermination de l'événement lui-même.
-D'ailleurs son coeur de citoyen et de roi était avec ces Allemands qui
-poussaient mille cris, levaient mille bras pour l'indépendance de
-l'Allemagne, et si quelque chose le retenait encore, c'était la
-crainte seule d'aggraver l'esclavage de cette Allemagne qui lui était
-si chère.
-
-[En marge: Marcher en avant afin d'éloigner les Français de la
-Prusse, était pour les Russes le vrai moyen de décider le roi
-Frédéric-Guillaume.]
-
-Le secret de ce coeur royal, tous les Prussiens le devinaient et le
-disaient aux Russes. M. de Knesebeck ne pouvait que le répéter à
-Alexandre. Il fallait marcher en avant, forcer le quartier général
-français à rétrograder de Posen jusqu'à Francfort-sur-l'Oder; il
-fallait aussi marcher sur Varsovie, de Varsovie sur Cracovie, et la
-Silésie enveloppée ainsi par ses deux extrémités, tomberait avec son
-roi dans les mains d'Alexandre. Il fallait faire plus encore, il
-fallait s'avancer non-seulement sur l'Oder, mais sur l'Elbe, dégager à
-droite Berlin et Hambourg, à gauche Dresde, et on délivrerait
-non-seulement la Prusse qui se lèverait tout entière comme un seul
-homme, mais les provinces anséatiques, le Hanovre, la Westphalie qui
-n'attendaient que l'occasion de s'insurger, la Saxe qui ne demandait
-qu'à être arrachée à la carrière aventureuse où Napoléon l'avait
-précipitée, peut-être même le Wurtemberg et la Bavière, et ce qui
-importait mille fois davantage, on délivrerait l'Autriche des liens
-dans lesquels la politique et une fausse parenté la tenaient encore
-engagée.
-
-[En marge: Avis pour et contre une marche en avant parmi les
-militaires russes.]
-
-Les militaires réfléchis, le prince Kutusof en tête, désapprouvaient
-une marche aussi hardie, car il était impossible de laisser derrière
-soi Dantzig et Thorn qui avaient 30 mille hommes de garnison, Stettin,
-Custrin, Glogau, Spandau qui en avaient 30 mille autres, sans bloquer
-au moins ces places, et on ne pouvait dès lors poursuivre la campagne
-qu'avec une faible partie de ses forces. Il fallait en effet laisser à
-droite 40 mille hommes devant les places de la basse Vistule, 20 à 30
-mille à gauche devant Varsovie et les Autrichiens, il devait donc en
-rester une cinquantaine de mille pour agir offensivement contre les
-Français, auxquels on rendrait en les poussant sur l'Elbe le service
-de les obliger à se concentrer, de manière qu'on se serait affaibli
-autant qu'on les aurait renforcés. Invincible derrière le Niémen,
-beaucoup moins sur la Vistule, plus du tout sur l'Oder, on serait
-incapable de vaincre sur l'Elbe. Il y avait donc folie à venir
-s'exposer ainsi au premier bond de ce lion irrésistible, contre lequel
-on n'avait obtenu de succès qu'en l'évitant.
-
-Ces raisonnements, peu politiques, mais très-militaires, ne
-rencontraient que des oreilles rebelles chez les Allemands
-enthousiastes, et chez les Russes enthousiasmés à leur tour, et il est
-vrai qu'il y a des jours, fort rares sans doute, où la passion a plus
-raison que la raison. On répondait en effet, que les Français étaient
-enfermés dans les places et n'en sortiraient point, que les Prussiens
-et 20 mille Russes tout au plus suffiraient pour les contenir; qu'à
-gauche les Polonais étaient consternés, prêts à accepter d'Alexandre
-une restauration de leur patrie qu'ils n'attendaient plus de la
-France; que les soldats autrichiens buvaient tous les jours avec les
-soldats russes, qu'ils se retireraient volontiers devant le moindre
-corps chargé de les suivre, qu'on aurait ainsi 80 mille hommes au
-moins pour se porter en avant, que le prince Eugène n'en avait pas 20
-mille, que les 25 ou 30 mille Français réunis à Berlin étaient menacés
-de tous côtés, et avaient la plus grande peine à s'y soutenir, que la
-plus simple démonstration forcerait le quartier général français à
-rétrograder de Posen sur Francfort, de Francfort sur Berlin, de Berlin
-sur Magdebourg, et que là des milliers d'Allemands se lèveraient pour
-l'obliger à rétrograder encore; mais que sans prétendre aller si loin,
-il était certain qu'en dégageant Posen et Varsovie, qu'en faisant un
-pas de plus pour dégager Berlin et Dresde, on affranchirait la Prusse,
-on se donnerait cent mille Prussiens tout de suite, deux cent mille
-dans quelques semaines, que cette alliance enlevée à Napoléon,
-assurée à la Russie et à l'Angleterre, achèverait de changer la face
-des choses en Europe, et mettrait sur la voie de la dernière des
-révolutions politiques, de la plus décisive, de celle enfin qui
-détacherait l'Autriche de la France pour la rattacher à la coalition
-européenne.
-
-[En marge: Alexandre décidé surtout par les flatteries des Allemands à
-marcher en avant.]
-
-Toutes ces assertions étaient plus vraies que ne le croyaient les
-enthousiastes qui les débitaient, plus vraies encore que ne pouvait le
-supposer Alexandre à qui on les répétait tous les jours. Mais il ne
-fallait pas tant de vérité pour l'entraîner; il suffisait du bruit, du
-mouvement qu'on faisait autour de lui, des fumées si nouvelles de la
-gloire dont on l'enivrait, du titre de roi des rois qui de toutes
-parts retentissait à ses oreilles, et sans plus de motifs il avait
-décidé qu'on se porterait en avant. M. de Knesebeck n'avait pas eu
-beaucoup de chemin à parcourir pour le rencontrer, et il l'avait
-trouvé en marche sur la Vistule. Qu'avait-il à lui dire? rien
-qu'Alexandre ne sût, qu'on ne lui eût déjà dit, c'est que dès qu'il
-aurait fait quelques pas encore, la Prusse et son roi seraient à lui.
-
-[En marge: Mouvement des Russes sur la Vistule.]
-
-[En marge: Le centre, composé des réserves et de la garde, marche sur
-Kalisch, tandis que Wittgenstein s'avance sur Dantzig, et
-Miloradovitch sur Varsovie.]
-
-Alexandre avait employé le mois de janvier à se rendre par Suwalki,
-Willenberg, Mlawa, Plock sur la Vistule, cheminant entre la Pologne et
-la Vieille-Prusse. Resté du 5 février jusqu'au 9 à Plock, il en était
-parti pour Kalisch, n'ayant plus qu'une courte distance à franchir
-pour être à Breslau, auprès de Frédéric-Guillaume. Les gardes russes
-et la réserve, comprenant environ 18 mille hommes, l'avaient suivi.
-Pendant ce temps, Wittgenstein à droite avec l'ancienne armée de la
-Dwina, que précédaient quelques mille Cosaques, s'avançait à la tête
-de 34 mille hommes sur Custrin et Berlin, laissant en arrière l'armée
-de Moldavie pour observer Dantzig et Thorn, avec 16 mille hommes. À
-gauche, Miloradovitch, Doctoroff, Sacken, disposant de 40 mille
-hommes, s'étaient dirigés sur Varsovie, et suivaient lentement le
-corps autrichien, qu'ils savaient peu disposé à se battre, et fort
-impatient de rentrer en Gallicie. L'ordre était donné aux deux
-colonnes de droite et de gauche de pousser toujours en avant, tandis
-que l'empereur Alexandre menant le centre, attendrait le moment
-d'entrer à Breslau pour se jeter dans les bras du roi de Prusse, et
-que l'ancienne armée de Moldavie, à la tête de laquelle Barclay de
-Tolly avait remplacé l'amiral Tchitchakoff, tiendrait en respect les
-garnisons de la Vistule.
-
-[En marge: Le prince Eugène, débordé sur ses ailes est obligé de
-quitter Posen.]
-
-[En marge: Conduite du prince de Schwarzenberg, et sa retraite en
-Gallicie.]
-
-Le prince Eugène débordé à gauche par Thorn, à droite par Varsovie,
-n'osant pas dégarnir Berlin pour amener à lui les troupes de Grenier,
-n'avait aucune chance de se maintenir à Posen. Il en aurait eu le
-moyen, si le prince de Schwarzenberg avait voulu se retirer avec
-Reynier et Poniatowski sur Kalisch. Recevant ainsi un renfort de 50
-mille hommes, ne craignant pas dans ce cas d'affaiblir un peu le corps
-qui gardait Berlin pour faire quelque chose de sérieux à Posen, il
-aurait pu avec 70 mille hommes tenir tête au centre russe, et en
-arrêtant le centre arrêter les ailes. Mais le prince de Schwarzenberg,
-qui avait ordre de ne plus s'engager, depuis que sa cour adoptait
-ouvertement la politique de médiation, alléguait auprès du général
-Reynier et du prince Poniatowski l'impuissance où il était de se
-battre, l'inutilité d'ailleurs de le faire actuellement dans l'intérêt
-des opérations futures, et les pressait de se tenir prêts à
-rétrograder davantage, car il ne pouvait plus demeurer à Varsovie.
-Invité à se diriger sur Kalisch, il avait répondu qu'ayant sur
-Cracovie, c'est-à-dire vers la Gallicie, ses dépôts, ses recrues, ses
-magasins, il lui était impossible de prendre la route de Kalisch, mais
-qu'il couvrirait ceux de ses compagnons d'armes qui croiraient devoir
-manoeuvrer dans cette direction. Sur cette déclaration Reynier était
-parti tout de suite pour Kalisch, et y avait heureusement devancé les
-Russes, des mains desquels il n'avait pu se tirer qu'en livrant
-plusieurs combats d'arrière-garde. Poniatowski, rassemblant en toute
-hâte environ 15 mille Polonais, et laissant une garnison à Modlin,
-n'avait pu gagner à temps la route de Kalisch, et avait été contraint
-de suivre le prince de Schwarzenberg sur Cracovie, où il s'était
-retiré avec les restes fugitifs du gouvernement polonais.
-
-[Date en marge: Mars 1813.]
-
-[En marge: Retraite du prince Eugène sur Berlin.]
-
-Le prince Eugène, informé de ces divers mouvements, avait pris le
-parti de quitter Posen, et de s'acheminer vers Francfort-sur-l'Oder
-par la grande route de Meseritz. Il avait en même temps ordonné à
-l'ancienne division Lagrange, faisant partie des troupes qui gardaient
-Berlin, de venir à sa rencontre jusqu'à Francfort. Il s'était joint à
-elle avec les 10 mille hommes de toute nature qui lui restaient, et
-qui s'étaient accrus par le ralliement d'un certain nombre de soldats
-de la garde sous les ordres du général Roguet. Ne considérant pas la
-position de Francfort comme beaucoup plus tenable que celle de Posen,
-il avait résolu de se porter à Berlin, où il pouvait réunir avec
-Grenier 40 mille hommes, et y avoir enfin une meilleure contenance que
-celle à laquelle il était réduit depuis un mois. Pendant qu'il y
-marchait, les coureurs de l'armée russe sous les colonels Tettenborn
-et Czernicheff, avaient passé l'Oder à Wrietzen, tout près de Berlin,
-avaient assailli à l'improviste un régiment de cavalerie italienne du
-corps du général Grenier, détruit ce régiment presque en entier, et
-fait éclater dans Berlin une joie immodérée.
-
-[En marge: Le prince Eugène prend définitivement le parti de se
-replier sur l'Elbe, et de s'établir de Dresde à Magdebourg.]
-
-Le général Grenier, sorti alors de Berlin avec ses deux divisions
-d'infanterie, avait repoussé les coureurs trop téméraires de l'armée
-de Wittgenstein, et était rentré dans cette capitale après avoir un
-peu calmé la joie de ses habitants. En prenant une forte position en
-avant de Berlin, en attirant à lui le corps du général Lauriston, dont
-une division était déjà à Magdebourg, en montrant la ferme résolution
-de combattre, le prince Eugène eût probablement arrêté les Russes,
-mais craignant de provoquer des événements décisifs avant l'arrivée de
-Napoléon, se voyant entouré d'ennemis, n'ayant pas plus de 2,500
-hommes de cavalerie, exposé souvent à ne pouvoir pas même communiquer
-avec Magdebourg faute de troupes à cheval, il prit le parti de venir
-s'asseoir définitivement sur l'Elbe, où d'ailleurs le général Reynier
-avait déjà été obligé de se replier par le mouvement du centre des
-Russes. Le 4 mars il sortit de Berlin, après avoir évacué sur
-Magdebourg ses blessés, ses malades et son matériel. Placé désormais à
-la tête de quarante mille hommes, il n'avait plus à craindre qu'on
-vînt insulter sa prudence et ses aigles.
-
-Le lendemain il était sur l'Elbe, et terminait cette longue retraite,
-commencée à Moscou le 20 octobre, et signalée par de si étranges et si
-prodigieux désastres. Le prince Eugène n'avait rien à se reprocher
-depuis qu'il avait pris le commandement, si ce n'est un peu trop de
-circonspection, et avait d'ailleurs rendu d'incontestables services.
-Tous les maréchaux et les généraux sans troupes, excepté les maréchaux
-Davout et Victor, l'avaient quitté. Il envoya le maréchal Davout à
-Dresde avec la division Lagrange, pour recueillir le général Reynier
-qui revenait de Kalisch, et pour défendre les points importants de
-Dresde et de Torgau. Il s'établit lui-même à Wittenberg avec les 10
-mille hommes qui avaient été longtemps sa seule ressource, avec les
-troupes du corps de Grenier, et attira sur Magdebourg les divisions du
-corps de Lauriston, qui étaient prêtes à se porter en ligne. Il allait
-donc avoir 80 mille hommes sur l'Elbe, plusieurs grandes places mises
-en bon état de défense, et il ne pouvait plus être forcé d'abandonner
-cette ligne.
-
-[En marge: Joie des Allemands en apprenant l'évacuation de Berlin.]
-
-[En marge: Raisons qu'on fait valoir auprès du roi Frédéric-Guillaume
-pour le décider à passer du côté des Russes.]
-
-On comprend, sans qu'il soit besoin de le dire, la joie tumultueuse
-qui éclata dans toute la Prusse en apprenant l'évacuation définitive
-de Berlin. Bien avant cette évacuation, on avait envoyé au roi
-Frédéric-Guillaume émissaires sur émissaires, d'abord le fougueux
-baron de Stein, puis un Alsacien fort délié, le baron d'Anstett, dont
-le sol natal était depuis longtemps devenu français, puis un officier
-de grand crédit parmi les patriotes allemands, le général Scharnhorst,
-et on lui avait démontré de toutes les façons, par les raisons
-morales, politiques, militaires, qu'il fallait se donner à la Russie.
-On lui avait dit que Napoléon était vaincu, qu'il ne pourrait pas
-recommencer la longue série de ses victoires; que l'Europe, lasse de
-son joug, allait se soulever tout entière; que l'Autriche n'attendait
-que le signal de la Prusse pour se prononcer; que Napoléon ne
-résisterait point à une pareille masse d'ennemis; que la France
-d'ailleurs épuisée et dégoûtée ne lui en fournirait pas les moyens;
-qu'on débarrasserait ainsi le monde de son odieuse domination; que la
-Russie ne voulant pour elle-même que ce qu'elle avait autrefois
-possédé, allait restituer la portion du duché de Varsovie qui avait
-appartenu à la Prusse; qu'elle lui rendrait en outre toutes les
-parties de son territoire qu'elle parviendrait à reconquérir, et
-promettait même de ne pas poser les armes qu'elle n'eût aidé la Prusse
-à se reconstituer entièrement. C'était là surtout ce qui pouvait
-décider le roi Frédéric-Guillaume, car il craignait qu'après une
-bataille perdue on ne se décourageât, et qu'on ne le livrât encore,
-comme à Tilsit, à la vengeance de Napoléon. En prenant l'engagement de
-ne plus l'abandonner, et de soutenir une lutte à mort, on faisait ce
-qui devait le plus influer sur ses résolutions.
-
-[En marge: Traité d'alliance de la Prusse avec la Russie, signé le 28
-février 1813.]
-
-Devant toutes ces raisons, devant toutes ces promesses, devant
-l'enthousiasme de ses sujets, il se rendit, en disant toutefois à ceux
-qui l'entouraient que ce ne devait pas être une affaire d'entraînement
-suivie d'un découragement subit comme en 1806, mais qu'il exigeait,
-puisqu'on voulait la guerre, qu'on y persévérât jusqu'à extinction,
-et en y prodiguant jusqu'au dernier écu, et jusqu'au dernier homme. Il
-autorisa donc M. de Hardenberg à signer le 28 février un traité par
-lequel la Russie s'engageait à réunir immédiatement 150 mille hommes,
-la Prusse 80 mille (chacune des deux puissances se proposant d'en
-réunir bientôt davantage), à les employer contre la France jusqu'à ce
-que la Prusse eût reçu une constitution plus conforme à son ancienne
-existence et à l'équilibre de l'Europe, à ne déposer les armes
-qu'après ce but atteint, à faire tous leurs efforts pour rattacher
-l'Autriche à la cause commune, à ne traiter en un mot que de concert,
-et jamais l'une sans l'autre. La Russie promettait en particulier
-d'employer ses bons offices auprès de l'Angleterre pour qu'elle
-conclût un traité de subsides avec la Prusse.
-
-[En marge: Dissimulation du roi et de M. de Hardenberg, n'osant pas
-avouer ce qu'ils ont fait.]
-
-[En marge: Le roi de Prusse, pour préparer la France à un changement
-d'alliance, affecte une grande irritation au sujet de quelques actes
-récents des armées françaises.]
-
-Tandis qu'ils prenaient ces engagements, le roi ni M. de Hardenberg
-n'avaient encore osé s'expliquer franchement avec M. de Saint-Marsan,
-ministre de France, et leur embarras avec lui était visible. Au moment
-où ils traitaient, l'armée française avait déjà évacué Posen et
-Francfort-sur-l'Oder, et s'apprêtait à sortir de Berlin. Elle n'était
-donc plus à craindre, et il y aurait eu peu de danger à déclarer
-franchement qu'on profitait de l'occasion pour refaire la fortune de
-son pays imprudemment compromise à une autre époque. Mais, d'une part,
-M. de Hardenberg avait assez d'esprit pour comprendre qu'il allait
-jouer une partie fort dangereuse pour son pays, et le roi assez de
-mémoire pour en être également convaincu, et tant que l'armée
-française n'avait pas repassé l'Elbe, ils n'osaient presque pas
-avouer ce qu'ils venaient de faire. M. de Hardenberg était même si
-ému, que le 27, veille de la signature du traité avec la Russie, il
-disait à M. de Saint-Marsan: Mais faites donc quelque chose pour la
-Prusse, et vous nous sauverez d'une cruelle extrémité!--Il était
-sincère en s'exprimant de la sorte, et sur le point de prendre un
-parti qui pouvait être ou extrêmement heureux, ou extrêmement funeste
-pour sa patrie, il éprouvait tes anxiétés d'un bon citoyen. Le roi,
-dont nous ne voudrions en rien décrier l'honnête caractère, fut encore
-moins franc que son ministre, et se servant d'une ruse peu digne de
-lui, feignit une extrême irritation à l'occasion de quelques procédés
-récents reprochés à l'armée française. Voici quels étaient ces
-procédés. Napoléon avait ordonné qu'on payât tout; mais les Prussiens,
-abusant de la situation, avaient exigé du général Mathieu Dumas,
-intendant de l'armée, des prix tels qu'il était impossible de les
-admettre. Le patriotisme autorisait à nous refuser des vivres, il
-n'autorisait pas à nous les faire payer trois ou quatre fois leur
-valeur. Napoléon avait donc cassé les marchés. Il avait ordonné aussi
-que les places de l'Oder s'approvisionnassent comme elles pourraient,
-en prenant autour d'elles ce qu'il serait impossible d'acheter. Les
-gouverneurs français de Stettin, Custrin, Glogau, n'y avaient pas
-manqué, et avaient enlevé à quelques lieues à la ronde le bétail, les
-grains, les bois, tout ce dont ils avaient eu besoin. Enfin le prince
-Eugène, là où ses troupes dominaient, avait empêché les levées en
-masse, lesquelles étaient une infraction évidente aux traités qui
-liaient la Prusse envers la France, et limitaient l'étendue de ses
-armements. Certes, à côté de ce qui s'était passé pendant vingt ans de
-guerres acharnées, guerres que la Prusse avait provoquées bien
-gratuitement en 1792 (elle n'aurait pas dû en perdre le souvenir), ce
-n'était pas un motif sérieux à alléguer, pour une rupture d'alliance,
-que les trois faits que nous venons de rapporter. Il eût été plus
-simple et plus digne de dire que, longtemps vaincus, opprimés, on
-trouvait l'occasion de se relever, et qu'on la saisissait. Mais soyons
-justes à notre tour, et convenons que l'opprimé a contre son
-oppresseur le droit de la ruse. Il y perd de sa dignité, mais il ne
-manque à personne. Le 28 février, jour de la signature du traité avec
-la Russie, le roi affectant une irritation, qui, si elle était
-sincère, venait de la peur qu'il éprouvait en prenant un parti si
-grave, exigea qu'on adressât à M. de Saint-Marsan une note, où il nous
-était demandé compte péremptoirement, et avec sommation de répondre
-tout de suite, des derniers actes imputés à l'armée française. M. de
-Saint-Marsan ne pouvant répondre lui-même, la note fut envoyée à Paris
-par courrier extraordinaire.
-
-[En marge: Mesures militaires de la Prusse qui révèlent un changement
-prochain.]
-
-Mais on ne se cachait plus, on n'en avait plus la force, et la joie
-des patriotes accourus à Breslau, entourant le roi, le félicitant
-publiquement de sa conduite, ne laissait aucun doute sur la résolution
-prise. D'ailleurs une suite de mesures tout à fait significatives
-vinrent rendre à peu près officielle la rupture avec la France. On
-donna cours forcé de monnaie aux papiers d'État qui répondaient à nos
-bons du Trésor. On décréta la formation d'une grande armée prussienne
-en Silésie. L'illustre général Blucher, celui qui avait toujours
-manifesté de l'asservissement de son pays le plus noble chagrin, fut
-nommé commandant en chef de cette armée. Le général Scharnhorst, qui
-avait le plus contribué à entraîner le roi, fut nommé chef
-d'état-major de cette même armée. Enfin le procès du général d'York,
-qui n'avait jamais été commencé, se trouva, dit-on, terminé à son
-avantage. Il fut déclaré innocent, et réintégré dans le commandement
-des troupes dont il avait déterminé la défection. Les officiers
-prussiens qui, après l'alliance avec la France, avaient porté en
-Russie leur patriotisme indigné, les généraux Gneisenau, Clausewitz,
-furent appelés, pourvus de grades, et comblés de récompenses.
-
-[En marge: Entrée d'Alexandre à Breslau, et entrevue de ce monarque
-avec le roi de Prusse.]
-
-[En marge: Déclaration définitive de la Prusse, annonçant sa rupture
-avec la France, et son alliance avec la Russie.]
-
-Après de telles manifestations, il n'y avait plus de contrainte à
-s'imposer, et l'entrevue des deux souverains nouvellement alliés eut
-lieu le 15 mars. Alexandre, accompagné de M. de Nesselrode et d'une
-foule de généraux, entra dans la capitale de la Silésie, et au milieu
-des applaudissements du peuple, des acclamations de l'armée, se jeta
-dans les bras de l'ami sacrifié jadis à Tilsit, et retrouvé récemment
-dans le désastre de Moscou. Le fougueux et généreux baron de Stein,
-retenu dans son lit par d'affreuses souffrances, n'était pas là pour
-assister à un événement qui était son ouvrage. La ville fut trois
-jours illuminée, et le roi eut du reste le soin de faire entourer par
-ses propres gardes la maison de M. de Saint-Marsan, afin qu'elle
-n'essuyât aucun outrage. Pendant ce séjour d'Alexandre à Breslau, M.
-de Hardenberg qui n'avait cessé de garder avec M. de Saint-Marsan un
-silence triste, mais tellement expressif que ce n'était presque pas du
-silence, le rompit en lui remettant le 17 mars la déclaration de
-guerre à la France, et après lui avoir prodigué toute espèce de
-témoignages personnels, lui laissa le choix de partir quand et comme
-il voudrait.
-
-[En marge: Joie des patriotes allemands, leur espérance et leur
-prétention d'entraîner tous les princes d'Allemagne.]
-
-Il n'est pas besoin d'affirmer que cet événement, quoique prévu,
-produisit sur l'Allemagne et sur l'Europe un effet immense. Les
-patriotes allemands manifestèrent plus que jamais leur joie et leurs
-espérances. Suivant eux, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, tous les
-princes qu'on appelait nos esclaves, devaient sur-le-champ imiter la
-conduite de la Prusse, et prendre part à la coalition générale. Dans
-le désir d'accélérer ce résultat, les colonels Czernicheff et
-Tettenborn, laissant au corps de Wittgenstein le soin de suivre
-l'arrière-garde du prince Eugène sur Magdebourg et Wittenberg,
-descendirent l'Elbe avec leurs Cosaques, pour aller se montrer vers
-Hambourg, et pour essayer, de concert avec les flottilles anglaises,
-de soulever ces Français anséatiques, qui étaient Français malgré eux,
-et ne demandaient que l'occasion de ne plus l'être. En même temps les
-avant-gardes de l'armée russe du centre qui avaient traversé l'Oder,
-furent dirigées sur Torgau et sur Dresde, pour tâcher de décider la
-Saxe, et pour agir sur elle par les moyens qui avaient si bien réussi
-auprès de la Prusse.
-
-[En marge: Les Cosaques des colonels Tettenborn et Czernicheff envoyés
-à Hambourg.]
-
-[En marge: Insurrection de Hambourg.]
-
-Le prince Eugène, inquiet pour Dresde en se repliant sur l'Elbe, avait
-appuyé à droite au lieu d'appuyer à gauche, et avait porté son centre
-à Wittenberg, au lieu de le porter à Magdebourg. Par suite de ce
-mouvement Hambourg s'était trouvé découvert, car on sait quelle
-distance il y a de Magdebourg, placé en quelque sorte au milieu de la
-ligne de l'Elbe, à Hambourg, situé à une petite distance de
-l'embouchure de ce fleuve (nous prenons ici la ligne de l'Elbe des
-montagnes de la Bohême à la mer). Les colonels Tettenborn et
-Czernicheff coururent donc avec neuf à dix mille Cosaques, appuyés par
-quelque infanterie légère, vers Lubeck et Hambourg. Les Anglais, de
-leur côté, avaient refait un établissement à l'île d'Héligoland, et y
-avaient accumulé des armes, des munitions, du matériel de guerre de
-tout genre. Leurs flottilles remplissaient les embouchures de l'Elbe.
-Il n'en fallait pas tant pour mettre en fermentation les têtes déjà
-fort enflammées des habitants de Hambourg. Le général Morand, non pas
-le célèbre Morand du corps de Davout, mais un vieux général du même
-nom, brave, malheureusement infirme, se retirait en ce moment avec
-deux mille hommes de la Poméranie sur Hambourg. Il fut assailli à
-l'improviste, mortellement blessé, et pris avec une partie de sa
-petite troupe. D'un autre côté le général Lauriston, dirigé par
-Osnabruck, Hanovre, Brunswick sur Magdebourg, était encore à quarante
-lieues de là. Le général Bourcier se trouvait à Hanovre au milieu des
-dépôts de sa cavalerie. Les forces qui résidaient à Hambourg même
-n'étaient suffisantes ni pour arrêter les Cosaques, ni pour contenir
-la population. Les autorités françaises qui avaient été fort
-maltraitées le 24 février précédent, qui avaient vu les douaniers, les
-commis des contributions indirectes, les agents de la police battus,
-pillés, expulsés, craignirent d'essuyer cette fois des traitements
-plus fâcheux encore, et évacuèrent Hambourg, en livrant la ville aux
-autorités municipales. Elles se dirigèrent sur Brême. À l'instant les
-Cosaques de Tettenborn accoururent au milieu de la joie générale, et
-reçurent les clefs de la ville pour les porter à l'empereur Alexandre.
-Les autorités municipales formées par les Français se démirent, et
-furent remplacées par l'ancien sénat. Une légion, dite légion de
-Hambourg, fut formée sur-le-champ, et composée de tous les hommes de
-bonne volonté disposés à s'armer pour la cause allemande. Elle fut
-équipée aux frais des riches Hambourgeois, qui remplirent en quelques
-heures une forte souscription ouverte pour subvenir à cette dépense.
-On fit signal aux Anglais d'arriver, et ils arrivèrent en effet bien
-vite avec des bâtiments chargés de sucre, de cafés et de cotons.
-C'était doubler la joie que produisait leur apparition, car à la
-satisfaction de voir s'éloigner une autorité étrangère détestée, se
-joignait celle de voir le blocus continental aboli, et les voies du
-commerce rouvertes. Les malheureux Hambourgeois ne savaient pas à quel
-brusque retour de fortune ils s'exposaient par cette imprudente
-manifestation.
-
-[En marge: Situation de la Saxe.]
-
-Sur le haut Elbe, en Saxe, à Dresde, le même mouvement se produisit à
-l'approche des troupes russes et prussiennes.
-
-[En marge: Embarras et épouvante du roi Frédéric-Auguste.]
-
-[En marge: Ce prince s'adresse à l'Autriche, qui travaille à
-l'affilier au parti médiateur qu'elle cherche à former en Europe.]
-
-[En marge: Le roi de Saxe cantonne à Torgau son infanterie revenue de
-Pologne avec le général Reynier, et laisse voir la résolution de ne
-plus l'employer activement.]
-
-[En marge: Il forme le projet de se retirer sous l'escorte de sa
-cavalerie, loin des armées belligérantes.]
-
-[En marge: Ce prince, malgré les instances du ministre de France, se
-transporte en Bavière.]
-
-L'infortuné Frédéric-Auguste, roi de Saxe, jusque-là fort attaché à
-Napoléon, qui l'avait comblé de faveurs, et lui avait rendu la
-Pologne, commençait à sentir que tant d'ambition n'était pas faite
-pour lui, que le repos, l'amour de ses sujets, les pratiques
-religieuses étaient son lot véritable et unique. Aussi tout en
-regrettant beaucoup la Pologne, il était prêt à y renoncer, pourvu
-qu'on lui laissât sa chère Saxe, telle qu'il la possédait avant les
-grandeurs dont Napoléon l'avait accablé. Depuis les derniers
-événements, sans montrer moins de dévouement à la France, il avait
-pourtant cherché un conseiller qui dirigeât sa faiblesse dans ce
-dédale de circonstances prodigieuses, et il avait cru faire le
-meilleur choix possible en s'adressant à l'empereur d'Autriche,
-c'est-à-dire au beau-père, à l'allié de Napoléon. M. de Metternich
-s'était aussitôt efforcé de le rattacher à ce parti de princes
-allemands qu'il s'appliquait à former, et dont le but était de
-pacifier l'Europe en s'interposant entre la Russie, l'Angleterre et la
-France, et en les forçant à accepter une paix toute germanique. On
-avait dit, et avec raison, à Frédéric-Auguste, que ce n'était pas
-trahir la France, que c'était lui rendre service au contraire, et en
-même temps remplir ses devoirs de bon Allemand, que de travailler à
-rétablir la paix sur la base d'une Allemagne indépendante, forte et
-respectée. Il n'avait pas hésité à suivre cette voie, et par ce motif
-n'avait répondu que d'une manière évasive aux réclamations du ministre
-de France, qui tantôt lui demandait des approvisionnements, tantôt des
-recrues, tantôt de la cavalerie. Pour se soustraire à ces instances,
-il savait fait valoir sa détresse, les dispositions malveillantes de
-ses sujets, et enfin l'impossibilité d'exécuter ce qu'on exigeait de
-lui dans le temps prescrit. Son corps d'armée étant revenu sur
-l'Elbe, sous la conduite du général Reynier, il l'avait cantonné dans
-Torgau, et là, sous prétexte de le recruter, il l'avait mis à part
-dans une place forte, pour y attendre, dans une espèce de neutralité
-semblable à celle du prince de Schwarzenberg, les directions de la
-politique autrichienne. Quant à sa cavalerie, composée de 1,200
-cuirassiers superbes, et de 1,200 hussards et chasseurs excellents,
-dont Napoléon avait demandé impérieusement l'envoi, il l'avait
-positivement refusée. Pour lui inspirer le courage d'un tel refus, il
-lui avait fallu une peur plus grande encore que celle que lui
-inspirait Napoléon, et cette peur était celle des Cosaques, dont la
-présence partout annoncée faisait trembler jusqu'aux alliés des
-Russes. S'attendant à chaque instant à voir apparaître ces Cosaques,
-si effrayants de loin, il avait résolu de se placer au milieu de sa
-cavalerie, et de s'en aller avec sa famille dans un lieu sûr, laissant
-son infanterie dans Torgau, et ses États à ceux qui voudraient les
-occuper tour à tour. Avec de pareilles dispositions il suffisait de la
-défection de la Prusse, et de l'approche des avant-gardes russes, pour
-décider ce prince à exécuter un projet de fuite si longuement préparé.
-Malgré les représentations du ministre de France, M. de Serra, qui
-s'efforçait de lui démontrer l'inconvenance de son départ, et le
-danger d'abandonner ses sujets qui allaient inévitablement se livrer
-aux passions régnantes, et se donner envers la France des torts dont
-ils seraient bientôt punis, dont lui-même souffrirait, il partit,
-laissant Dresde dans les mains du maréchal Davout, ses objets les plus
-précieux et les moins transportables dans la forteresse de
-Koenigstein, marchant enfin lui-même avec son trésor, avec sa
-nombreuse famille, au milieu de trois mille hommes, tant cavaliers
-qu'artilleurs. Il aurait pu se retirer en Bohême, où il serait arrivé
-en quelques heures, sur une terre neutre, en ce moment inviolable pour
-toutes les puissances belligérantes. Il ne l'osa pas, et la cour
-d'Autriche ne l'eût pas voulu, pour ne pas découvrir trop tôt la
-secrète ligue qu'elle cherchait à former. Il se rendit par Plauen et
-Hof à Ratisbonne, sur le territoire du roi de Bavière, aussi
-embarrassé que lui. Son intention était de rester en Bavière, ou de se
-jeter en Autriche, selon les événements. M. de Serra lui avait bien
-adressé l'invitation de venir en France, mais une telle démarche l'eût
-perdu aux yeux des Allemands, eût été contraire d'ailleurs au projet
-de médiation de l'Autriche, et il n'avait point accepté cette
-invitation.
-
-[En marge: Apparition des Russes devant Dresde.]
-
-[En marge: Le maréchal Davout fait sauter le pont de Dresde.]
-
-À peine était-il parti de Dresde que les Russes parurent aux environs
-de cette ville. L'infanterie saxonne s'était enfermée dans Torgau, et
-avait déclaré n'en vouloir pas sortir pour contribuer à la défense de
-l'Elbe. Le maréchal Davout avait pour défendre le cours supérieur de
-l'Elbe la division française Durutte, seul reste du corps de Reynier
-depuis que les Saxons l'avaient quitté, plus quelques troupes que le
-prince Eugène lui avait envoyées, et enfin les seconds bataillons de
-son corps qu'on venait de réorganiser à Erfurt. Il se hâta d'accourir
-à Dresde de sa personne, et prit les mesures que réclamaient les
-circonstances, en militaire probe mais inexorable, ne commettant aucun
-mal inutile, mais ordonnant sans pitié tout le mal nécessaire. Il
-parcourut les bords de l'Elbe, ordonna la destruction des moulins, des
-bateaux, des bacs, malgré les cris des paysans saxons, et arrivé au
-beau pont de pierre qui dans Dresde servait à l'union des deux villes,
-la vieille et la nouvelle, il en fit miner deux arches, et les fit
-sauter, sans s'inquiéter des attroupements des habitants, de leurs
-menaces et de leurs clameurs. Il se mit ensuite à la tête de ses
-troupes pour recevoir les Russes s'ils essayaient de forcer le
-passage.
-
-[En marge: Irritation des Allemands contre ce maréchal.]
-
-Ces mesures de défense devinrent l'un des griefs les plus violemment
-allégués dans toute l'Allemagne. On composa des gravures grossières,
-représentant le pont de Dresde détruit par celui que dans le Nord on
-appelait le féroce Davout, et on les répandit par milliers dans les
-villes et les campagnes.--Voilà, disait-on, comment les Français
-traitent leurs plus fidèles alliés, les Saxons, qui viennent de se
-battre vaillamment pour leur cause, tandis qu'eux Français s'enfuient
-en jetant leurs armes.--
-
-[En marge: Effet produit à Vienne par la défection de la Prusse.]
-
-[En marge: Extrême exaltation du parti allemand.]
-
-Cette nouvelle excitation produite par la défection de la Prusse
-s'était naturellement fait sentir à Vienne, malgré la distance et
-l'ordinaire tranquillité de cette capitale. La politique profonde de
-M. de Metternich et de l'empereur François, quoique devinée par
-quelques esprits pénétrants, échappait aux gens passionnés de la cour,
-de l'armée et du peuple. Ils n'y voyaient qu'une coupable lenteur à se
-détacher de la France, et à secouer les funestes engagements qu'on
-avait pris en contractant le mariage de Marie-Louise avec Napoléon. Le
-déchaînement de cette partie du public autrichien était extrême. On
-remarquait parmi les plus animés l'impératrice elle-même, princesse
-de Modène, et ce qui est plus étonnant, l'archiduc Charles,
-ordinairement si sage, surtout si mesuré lorsqu'il s'agissait de la
-France. Mais ce prince sentant au fond du coeur fermenter son
-patriotisme allemand, profondément blessé d'ailleurs par son frère
-l'empereur François qui l'avait exclu de toute participation aux
-affaires, saisissait assez volontiers les occasions de blâmer le
-gouvernement, et cette fois du reste était sincère, car il était de
-ceux qui auraient voulu une conduite plus claire et plus franche. On
-allait jusqu'à lui prêter un propos étrange par sa hardiesse. Il avait
-dit, assurait-on, que si l'empereur François avait contracté un
-mariage gênant pour sa politique, et que chez lui le père embarrassât
-le souverain, il fallait qu'il abdiquât, et cédât la couronne à un
-membre de la famille plus libre de ses actions.
-
-[En marge: L'empereur François et M. de Metternich jugent la conduite
-de la Prusse fort imprudente, et ne veulent tomber ni sous le joug des
-masses populaires, ni sous le joug de la Russie.]
-
-[En marge: Désir d'éviter une nouvelle guerre contre la France.]
-
-L'exaltation était si grande que M. de Metternich avait eu quelques
-craintes à concevoir pour sa personne, et que le gouvernement s'était
-vu obligé d'ordonner de nombreuses arrestations, même parmi des
-personnages considérables, tels que M. de Hormayer, l'un des employés
-les plus élevés de la chancellerie autrichienne, celui dont on se
-servait pour communiquer secrètement avec le Tyrol. Ce qui se passait
-en Allemagne n'était en effet ni du goût de l'empereur, ni du goût de
-M. de Metternich. D'abord il ne leur convenait pas d'exciter l'esprit
-public aussi vivement qu'on le faisait, et, pour secouer le joug de
-Napoléon, d'accepter celui des masses populaires. Alexandre leur
-paraissait un prince imprudent, enivré par des succès auxquels il
-n'était pas accoutumé, et Frédéric-Guillaume un prince faible, mené
-aujourd'hui par ses sujets, comme six ans auparavant il l'était par sa
-femme. Ni l'empereur ni M. de Metternich ne se faisaient faute
-d'exprimer ce jugement. Ensuite cette manière impétueuse, irréfléchie
-d'agir n'était pas la leur. Ils voulaient sortir des mains de
-Napoléon, sans se mettre dans celles d'Alexandre, et en sortir en tout
-cas, sans s'exposer à y retomber plus durement que jamais, par suite
-d'une guerre follement entreprise, et sottement conduite. Ils étaient
-loin de regarder Napoléon comme détruit; ils s'attendaient à le voir,
-de même qu'en 1806, déboucher d'une manière foudroyante des défilés de
-la Thuringe, et punir les imprudents qui venaient s'exposer de si près
-à ses coups. Si du reste un tel résultat n'était pas certain, il était
-au moins possible, et cette seule raison suffisait à leurs yeux pour
-qu'on dût ne pas agir si vite, ne pas s'engager surtout avant que
-l'armée autrichienne fût reconstituée, et même pour qu'on préférât la
-ressource d'une médiation, au moyen de laquelle on referait la
-situation de l'Allemagne sans courir le danger d'une guerre avec la
-France.
-
-C'est de ce point de vue que le cabinet autrichien jugeait la conduite
-de la Prusse bien hasardée, les démonstrations allemandes bien
-téméraires; c'est de ce point de vue aussi qu'il ne cessait de nous
-donner des conseils de prudence et de modération, qu'il nous
-suppliait, en admettant que nous fissions encore une campagne
-vigoureuse, de ne vouloir tirer de nos succès futurs d'autre résultat
-qu'une paix prochaine, équitable, acceptable par toute l'Europe.
-
-[En marge: Inclinant toujours vers la politique de médiation, M. de
-Metternich considère avec chagrin le langage absolu de Napoléon.]
-
-[En marge: Sages observations de ce ministre sur le discours de
-Napoléon au Corps législatif.]
-
-[En marge: M. de Metternich voudrait connaître les conditions de paix
-de la France, et ne pouvant en obtenir la confidence, laisse entrevoir
-celles de l'Autriche.]
-
-[En marge: Longs entretiens de M. de Metternich avec. M. Otto.]
-
-[En marge: Admirables conseils de M. de Metternich.]
-
-Aussi fut-il désolé quand il nous vit, comme dans le rapport adressé
-au Sénat pour demander les nouvelles levées, comme dans le discours
-impérial prononcé le 14 février, annoncer des volontés absolues,
-tantôt à l'égard de l'Espagne, tantôt à l'égard des départements
-anséatiques, tantôt à l'égard du grand-duché de Varsovie, car c'était
-rendre impossible la médiation dont on l'avait chargé. Il s'en
-expliqua longuement et plusieurs fois avec M. Otto, notre ministre à
-Vienne. Lui parlant du discours impérial: J'admire fort, lui dit-il,
-cette fierté de langage de votre empereur, et j'y retrouve tout son
-génie; mais il faut songer aux conséquences de ce qu'on fait, et les
-conséquences ici ne peuvent être que déplorables. Comment voulez-vous
-que je négocie avec l'Angleterre, quand vous dites que la dynastie
-française règne et régnera en Espagne? Comment voulez-vous que je
-négocie avec la Russie et la Prusse, quand vous dites que les
-territoires constitutionnels ou appartenant à des alliés, c'est-à-dire
-les villes anséatiques et le grand-duché de Varsovie, demeureront
-chose sacrée et inviolable? Jamais je ne pourrai faire accepter de
-telles conditions à l'Europe. Or il nous faut la paix à nous, il vous
-la faut à vous, car même en gagnant des victoires, et vous aurez
-besoin d'en remporter beaucoup pour rendre l'Europe modérée à votre
-égard, même en gagnant des victoires, on ne résiste pas toujours au
-soulèvement universel des esprits, et bientôt même on en éprouve le
-contre-coup chez soi ...--À cette occasion, sans nous dire la paix
-qu'il souhaitait, et qu'il était facile d'entrevoir, M. de Metternich
-essaya d'arracher à M. Otto le secret de celle que nous désirions
-nous-mêmes. Mais il l'essaya en vain, car M. Otto ne savait rien. Ne
-réussissant pas à le faire parler, M. de Metternich n'hésita pas à
-parler lui-même, pour nous préparer à des conditions que l'Europe pût
-accepter, même en la supposant vaincue par nous, ce qu'il ne refusait
-jamais d'admettre dans son argumentation.--L'Espagne, dit-il, avec des
-formes tour à tour insinuantes ou franchement ouvertes, ne vous sera
-probablement pas concédée par l'Angleterre, surtout après la dernière
-campagne. À nous, Allemands, cette condition nous importe peu, elle ne
-nous touche que du point de vue de l'Angleterre, de laquelle ni la
-Russie ni la Prusse ne voudront se séparer dans les négociations.
-C'est tout au plus si vous ferez supporter à l'Angleterre la réunion
-de la Hollande à la France, mais avec plus d'une victoire encore, et
-cette condition comme la précédente ne nous touche qu'à cause des
-intérêts britanniques. Mais vous ne ferez supporter ni à l'Angleterre,
-ni à la Prusse, ni à la Russie, ni à l'Allemagne surtout, l'adjonction
-définitive des provinces anséatiques à l'empire français. Pourquoi
-donc être si affirmatifs, si absolus sur ce point? Que vous importent
-des pays placés si loin de votre véritable frontière, si peu utiles à
-votre défense, si étrangers à vos intérêts commerciaux, si peu
-sympathiques à votre nation, si nécessaires à la constitution d'une
-Allemagne indépendante? Quand vous attachiez une grande importance au
-blocus continental, vous pouviez tenir aux territoires anséatiques,
-mais aujourd'hui ce blocus croule de toutes parts, la Russie, la
-Prusse l'ont abandonné, vous-mêmes vous l'enfreignez tous les jours.
-Vous feriez en le maintenant la fortune de vos ennemis russes et
-prussiens, car tout passerait par chez eux, d'ailleurs la supposition
-de la paix générale en fait disparaître l'utilité; renoncez-y donc dès
-à présent, et en y renonçant, consentez à restituer des territoires
-qui ne pouvaient avoir d'avantage pour vous que du point de vue de ce
-blocus. Quant à la Prusse, il faut vous résigner à en admettre une
-plus forte, plus étendue, qui devienne le véritable État intermédiaire
-entre la Russie et le midi de l'Europe, État intermédiaire qu'il
-serait absurde de chercher aujourd'hui dans la Pologne, puisque vous
-n'avez pas réussi à la rétablir, et dont il nous appartient à nous
-Allemands plus qu'à vous de poursuivre la reconstitution, puisque nous
-sommes les voisins de la Russie, et que vous ne l'êtes pas. Pourquoi
-donc êtes-vous si affirmatifs sur le grand-duché de Varsovie, qu'on ne
-peut plus maintenir, que la Russie ne voudra jamais souffrir sur sa
-frontière, et qui est d'ailleurs la seule matière dont on puisse se
-servir pour recomposer la Prusse, sans détruire votre royaume de
-Westphalie? Pourquoi nous créer des difficultés insolubles, en
-exprimant à cet égard des volontés irrévocables?...--Passant à la
-Confédération du Rhin, M. de Metternich ajoutait ce qui suit:--À quoi
-bon cette singulière création, qui vous impose des charges sans aucun
-avantage, qui est incompatible avec l'indépendance de l'Allemagne, et
-qui est aujourd'hui irrévocablement détruite dans l'esprit des
-Allemands? Quoi! vous vous obstineriez pour un vain titre de
-_protecteur_, qui, concevable sur la tête de votre glorieux et
-puissant maître, serait ridicule sur la tête d'un enfant? Est-ce que
-votre empereur, possesseur de la frontière qui s'étend de Bâle au
-Texel, ayant Strasbourg, Mayence, Coblentz, Cologne, Wesel, Groningue
-pour points d'appuis de cette frontière, n'a pas assez d'influence sur
-l'Allemagne, n'est même pas assez inquiétant pour elle? Que veut-il de
-plus? Il n'a pas tant besoin de paraître le premier potentat du
-continent: qu'il se contente de l'être, et qu'il dissimule ce qu'il
-est, plutôt que de chercher à le montrer. Vous croyez peut-être,
-ajoutait-il, que nous voulons rétablir l'ancienne Confédération
-germanique pour reprendre la couronne impériale? Vous vous trompez.
-Nous ne songeons plus à ce titre aussi vain que pesant. Nous n'aurions
-qu'à choisir, car on nous offre tout, tout, entendez-vous (et en
-disant ces mots M. de Metternich laissait deviner de nombreuses et
-secrètes communications de la part des coalisés); mais nous ne voulons
-que les choses qu'on ne peut pas nous refuser, celles que vous-mêmes
-êtes prêts à nous concéder; nous voulons surtout une Allemagne
-indépendante et la paix, car nous avons soif de paix. Tous les peuples
-nous la demandent, et ils nous désavoueraient, nous abandonneraient si
-nous leur imposions des sacrifices pour un autre but que la paix. Vous
-nous direz que vous êtes forts, que vous allez vaincre encore vos
-ennemis. Nous le savons, nous y comptons, nous en avons même besoin
-pour obtenir la paix dont nous vous avons indiqué quelques conditions;
-mais rendez-la possible, et pour cela ne vous montrez pas absolus, ne
-soyez pas cause que les négociations se trouvent rompues avant d'être
-entamées!--
-
-[En marge: Les conditions qu'il laissait entrevoir comme possibles
-suffisaient, et au delà, à la véritable grandeur de la France.]
-
-Ces admirables conseils, donnés sincèrement, avaient été accompagnés
-des formes les plus douces, les moins menaçantes, et non pas énoncés
-une fois, et dogmatiquement, mais tantôt un jour, tantôt un autre,
-selon les occasions. Ils laissaient voir assez clairement la paix que
-l'Autriche serait disposée à accepter, peut-être même à appuyer de ses
-forces, et qui pouvait être résumée dans les termes suivants:
-l'Espagne restituée aux Bourbons, les villes anséatiques rendues à
-l'Allemagne, la Confédération du Rhin supprimée, le grand-duché de
-Varsovie réparti entre la Prusse, la Russie et l'Autriche, et quant à
-ce qui concernait l'Autriche en particulier, une meilleure frontière
-sur l'Inn, et la restitution de l'Illyrie! Certes la France conservant
-la ligne du Rhin, plus la Hollande, conservant le royaume de
-Westphalie comme État allié, c'est-à-dire vassal, le Piémont, la
-Toscane, Rome, comme départements français, la Lombardie, Naples,
-comme principautés de famille, la France était l'empire le plus
-puissant qui se pût imaginer, plus vaste même qu'il n'aurait fallu le
-désirer, car il était douteux que les successeurs du grand homme qui
-aurait fondé cet empire pussent le garder tout entier. L'Autriche
-avait raison de dire qu'il faudrait se battre, et se battre
-heureusement encore pour obtenir tous ces territoires, surtout celui
-de la Hollande; mais l'abandon de l'Espagne eût probablement décidé
-l'Angleterre en faveur de cette paix; quant à l'Italie, on se serait
-résigné à nous la laisser, si l'Autriche s'y était résignée
-elle-même; enfin quant à la Westphalie, ce qui prouvait qu'on était
-disposé à céder sur ce point, c'est qu'à Breslau l'empereur Alexandre
-et le roi de Prusse avaient refusé de prendre des engagements avec
-l'électeur de Hesse-Cassel, bien qu'il s'offrît à la coalition les
-mains pleines de millions, sa fortune lui ayant été secrètement
-conservée par le dévouement d'une puissante maison financière, qui
-commençait alors à s'élever en Europe, celle des frères Rothschild.
-
-[En marge: Quelques conditions de paix qu'on fût disposé à admettre,
-il ne fallait pas d'avance se prononcer d'une manière absolue.]
-
-Du reste, quelque paix qu'on fût prêt à admettre, ou à refuser, il ne
-fallait pas, comme le disait M. de Metternich avec une profonde
-sagesse, annoncer des volontés absolues, qui devaient rendre
-impossible l'ouverture des négociations, qui devaient même empêcher le
-premier essai de la médiation autrichienne, et qui dès lors allaient
-obliger le cabinet de Vienne à se prononcer tout de suite, ou pour
-nous ou contre nous, et probablement contre nous, ce qu'il n'avouait
-pas encore, mais ce qu'il était facile de deviner pour peu qu'on eût
-conservé la liberté de son jugement.--Laissez, avait ajouté M. de
-Metternich dans ses fréquents entretiens avec M. Otto, laissez
-s'assembler des négociateurs, et une fois réunis, ils seront menés
-plus loin qu'on ne le croit, car le monde veut la paix, et la
-demandera si fortement au premier congrès assemblé, que ce congrès ne
-pourra pas la lui refuser.--
-
-[En marge: Cette vérité prouvée par l'accueil fait aux envoyés que
-l'Autriche a chargés d'annoncer sa médiation.]
-
-[En marge: Envoi de M. de Wessenberg à Londres.]
-
-[En marge: Lord Castlereagh lui répond qu'on l'aurait écouté
-volontiers, mais que depuis le discours de Napoléon, il n'y a plus
-moyen de négocier.]
-
-Dans ce moment même se trouvait vérifiée la parfaite justesse de ces
-conseils. En effet, sur l'autorisation qui lui avait été adressée de
-Paris, le cabinet de Vienne avait envoyé M. de Wessenberg à Londres,
-M. de Lebzeltern à Kalisch, pour offrir non pas sa médiation (ce mot
-était modestement réservé pour plus tard), mais son entremise aux deux
-principales cours belligérantes, afin d'amener un rapprochement avec
-la France, et une paix dont tout le monde, écrivait-il, avait un
-pressant besoin. M. de Wessenberg, après avoir pris la voie de
-Hambourg, où la police française s'était même montrée assez incommode
-à son égard, ce qui avait été un nouveau grief pour les gazettes
-allemandes, s'était rendu à Londres, y avait été reçu par lord
-Castlereagh avec une extrême politesse, mais reçu secrètement, afin de
-ne pas causer une inutile émotion à l'opinion publique. Lord
-Castlereagh en lui témoignant la plus vive satisfaction de voir un
-agent autrichien à Londres, le plus grand empressement à accepter
-l'entremise de l'empereur François, lui avait dit que probablement il
-devait savoir que sa mission était désormais sans objet, car le
-discours de l'empereur Napoléon, maintenant connu de toute l'Europe,
-ne laissait plus le moindre doute sur sa résolution de n'admettre
-aucune condition raisonnable; que si lui, M. de Wessenberg, n'avait
-pas déjà été rappelé à Vienne après un tel discours, c'était par suite
-de la difficulté des communications, qu'il le serait bientôt
-certainement, car il n'y avait plus aucun moyen de négocier; qu'au
-surplus il pouvait rester à Londres s'il lui plaisait, que
-l'Angleterre serait toujours prête à traiter sur des bases équitables,
-qu'elle ni ses alliés n'entendaient contester à la France la juste
-grandeur due à ses efforts et à ses longues guerres, mais qu'on ne
-livrerait jamais la généreuse Espagne à l'usurpation de Napoléon. En
-un mot M. de Wessenberg avait été accueilli d'une manière qui
-confirmait l'entière vérité de tout ce que M. de Metternich
-conseillait, comme base indispensable de la paix future.
-
-[En marge: Envoi de M. de Lebzeltern au camp des Russes, et accueil
-entièrement semblable fait à cet autre envoyé de l'Autriche.]
-
-À Kalisch, au camp des Russes, on avait différé tantôt sous un
-prétexte, tantôt sous un autre, de recevoir M. de Lebzeltern, puis on
-avait fini par l'admettre, après s'être donné le temps de se concerter
-avec le cabinet de Londres, et alors on l'avait accueilli avec des
-égards infinis, même avec des caresses, et on lui avait dit qu'on
-désirait la paix, qu'on la négocierait volontiers par l'entremise de
-l'Autriche, mais que cette cour devait sentir l'impossibilité de
-traiter avec l'empereur Napoléon après les déclarations qu'il venait
-de faire, qu'elle-même reconnaîtrait bientôt l'impossibilité de
-s'entendre avec cet ambitieux insatiable, qu'alors elle reviendrait à
-son union naturelle et nécessaire avec l'Europe, et qu'on serait bien
-heureux de l'avoir pour alliée, que ce jour-là on la ferait l'arbitre
-de la paix, de la guerre, de toutes choses en un mot. Après ces
-déclarations on avait insinué à M. de Lebzeltern qu'on le garderait
-volontiers à Kalisch, mais dans l'espérance qu'on ne lui dissimulait
-pas, de l'avoir comme représentant, non pas d'une cour ennemie, ou
-même médiatrice, mais alliée et belligérante.
-
-[En marge: M. de Metternich communique au cabinet français les
-réponses faites à ses envoyés, et demande avec de vives instances
-qu'on lui fournisse les moyens de se faire écouter.]
-
-Dès que ces dépêches furent arrivées à Vienne, M. de Metternich les
-communiqua au ministre de France, en l'invitant à les transmettre à
-l'empereur Napoléon, en suppliant celui-ci de les prendre en grande
-considération, et en lui demandant instamment d'indiquer au cabinet
-autrichien la conduite qu'il devait tenir dans une pareille situation.
-M. de Metternich annonça en outre qu'il avait donné au prince de
-Schwarzenberg un congé momentané, son corps d'armée étant rentré sur
-la frontière de Gallicie, et que ce prince allait se rendre à Paris,
-pour y provoquer de la part de l'empereur Napoléon des explications
-plus franches, plus satisfaisantes que celles qu'avait obtenues M. de
-Bubna; que Napoléon daignerait sans doute parler à un homme qui avait
-été le négociateur de son mariage, son lieutenant soumis pendant la
-dernière guerre, et qui restait encore aujourd'hui son admirateur le
-plus sincère, son ami le plus partial.
-
-[En marge: Napoléon peu ému par la défection de la Prusse et les
-communications de l'Autriche.]
-
-[En marge: Extrême confiance qu'il a prise dans ses moyens de guerre.]
-
-[En marge: Napoléon ne croit pas que les Prussiens et les Russes
-réunis puissent lui opposer plus de 150 mille hommes à l'ouverture de
-la campagne, et il ne s'en inquiète nullement.]
-
-Cette défection de la Prusse, ces agitations de l'Allemagne, ces
-communications de l'Autriche empreintes d'un caractère si frappant de
-vérité, n'émurent guère Napoléon. En travaillant jour et nuit à
-réorganiser ses forces, en voyant, après vingt ans de luttes
-meurtrières, la facilité qu'il avait encore à tirer des ressources de
-cette France si féconde en population et en richesses, en découvrant
-surtout l'ineptie militaire de ses ennemis qui venaient bénévolement
-s'offrir sur l'Elbe à ses coups, et commettaient en fait de guerre
-autant de fautes qu'il en commettait en fait de politique, il avait
-repris une confiance immense en lui-même, et ne tenait aucun compte de
-ce qui se passait sur le vaste théâtre de cette Europe, qu'il avait
-remplie de scènes si tragiques, et qu'il allait remplir de scènes plus
-tragiques encore que toutes celles auxquelles on avait assisté. La
-défection de la Prusse, il s'y attendait, et il avait regardé cet
-événement comme inévitable, dès qu'il avait vu notre quartier général
-se retirer successivement sur la Vistule, l'Oder et l'Elbe. C'est pour
-ce motif que tout en donnant quelque espérance à la Prusse, il n'avait
-voulu faire pour la retenir aucun sacrifice, pécuniaire ou politique.
-Seulement, peu habitué à observer les grands mouvements d'opinion
-publique, peu disposé à y croire et surtout à y céder, il était
-surpris de l'audace de la Prusse à se déclarer contre lui, et la
-trouvait plus hardie qu'il ne l'aurait imaginé. Il était convaincu
-néanmoins que le roi de Prusse, bien que soutenu par l'enthousiasme
-national, devait trembler de tous ses membres à l'idée de la future
-campagne, et il se promettait de réaliser bientôt toutes ses craintes.
-Faisant en lui-même le compte des forces prussiennes, il se disait que
-la Prusse, réduite comme elle l'était en territoire et en population,
-ne pouvait pas apporter plus de 100 mille hommes à la coalition, dont
-50 mille immédiatement disponibles, que la Russie n'en avait pas dans
-son état actuel 100 mille à mettre en ligne (toutes choses vraies); il
-se disait en voyant les Prussiens et les Russes s'avancer sur le haut
-Elbe et la Thuringe avec de pareilles forces, que sous trois ou quatre
-semaines il les ramènerait en Pologne plus vite qu'ils n'en étaient
-venus. Il ressentait déjà la joie de la victoire, tant il s'en croyait
-sûr, et était persuadé qu'après une ou deux batailles il ferait
-rentrer la raison dans les têtes, se replacerait dans la situation
-dont on le supposait descendu, et conclurait la paix, car il la
-désirait à sa manière, et la dicterait conforme non pas précisément à
-son discours, dans lequel il avait cru de bonne politique de se
-montrer plus inflexible encore qu'il ne voulait être, mais assez
-rapprochée de ce discours, sauf en Espagne, où il était enfin, mais
-trop tard, résigné à de grands sacrifices.
-
-[En marge: Il ne voit dans la défection de la Prusse qu'un prétexte
-pour demander de nouvelles levées.]
-
-[En marge: Nouvel appel de 80 mille hommes sur les anciennes classes.]
-
-La défection de la Prusse, loin de l'émouvoir, fut pour lui une
-occasion de demander de nouvelles forces à la France. Il était
-très-satisfait de sa levée de cent mille hommes sur les quatre classes
-antérieures; elle lui avait procuré pour la garde impériale, pour la
-réorganisation des anciens corps de la grande armée, une espèce
-d'hommes fort belle, et à laquelle il n'était plus habitué, depuis
-qu'il appelait les conscrits une année d'avance, sous prétexte de
-prendre le temps de les instruire. Ces sujets des classes antérieures,
-un peu plus mécontents que les autres le jour du départ, perdaient
-leur humeur une fois au corps, et il leur restait la taille, les
-muscles qu'on a à vingt-cinq ans, et le courage naturel à la nation
-française. Il fit donc préparer un nouveau sénatus-consulte pour
-demander encore 80 mille hommes, non pas seulement sur les quatre,
-mais sur les six dernières conscriptions. C'étaient ainsi près de 600
-mille hommes au lieu de 500 mille, sur lesquels sa puissante faculté
-d'organisation allait s'exercer, et pour les obtenir, la défection de
-la Prusse était un argument tout naturel à donner, non pas au Sénat
-qui n'en avait pas besoin, mais au public éclairé, qui tout en
-gémissant de pareils sacrifices, ne pouvait pas les contester en
-présence des dangers dont la France était menacée.
-
-[En marge: Formation des gardes d'honneur en réponse aux levées des
-volontaires prussiens.]
-
-La Prusse lui servit encore d'argument pour une exigence d'un autre
-genre. On avait fait appel en Allemagne à toutes les classes, mais en
-commençant par la jeune noblesse. En France les appels ne portaient en
-général que sur les classes moyennes ou inférieures. Les classes
-élevées échappaient à la conscription par le remplacement, qu'elles
-payaient à des prix excessifs, depuis que la guerre était devenue
-horriblement sanguinaire. Elles n'avaient contribué également aux dons
-volontaires que par leur fortune. Napoléon, cette fois, voulait à leur
-égard s'en prendre aux personnes mêmes. Depuis longtemps il y pensait,
-et l'occasion lui sembla heureusement trouvée. En Allemagne la jeune
-noblesse regardait comme un devoir de courir aux armes à la tête de
-toutes les classes de la nation: pourquoi n'en ferait-elle pas autant
-en France? Jadis la noblesse française n'avait laissé à personne
-l'honneur de la devancer sur les champs de bataille; les armes étaient
-sa profession, sa gloire, sa passion la plus vive. Pourquoi ne
-serait-elle plus la même aujourd'hui? Il y avait à la vérité une
-explication de son éloignement à servir, c'est qu'elle aimait
-l'ancienne dynastie, et point du tout la nouvelle. Cette raison ne
-touchait guère Napoléon, ou plutôt le touchait beaucoup. Admissible de
-la part des pères qui vieillissaient dans l'imbécile retraite de leurs
-châteaux, elle ne l'était pas, selon lui, ou du moins ne le serait pas
-longtemps pour les jeunes gens, qui avaient du sang dans les veines,
-qui devaient le sentir fermenter, et ne pouvaient pas croire que la
-chasse fût assez pour leur âge, leur nom, leur avenir. Il n'y avait
-qu'à les prendre de gré ou de force, à les réunir dans un corps qui
-flattât leur vanité par son titre, la frivolité de leur âge par la
-beauté de son uniforme, et puis une fois transportés à l'armée, on
-saurait bien les enflammer, car ce ne serait pas leur faire honneur
-que de les supposer moins inflammables que le reste de la nation au
-bruit du canon, à la voix d'un grand capitaine. On aurait l'avantage
-de les avoir ralliés à soi, et surtout de ne pas les laisser derrière
-soi, oisifs et hostiles au fond de leurs provinces, à la veille
-d'événements peut-être graves.
-
-Comme on ne pouvait pas procéder à leur égard par la voie de la
-conscription, à laquelle ils avaient déjà satisfait, et satisferaient
-encore par le remplacement, et qu'on était réduit à les prendre
-arbitrairement, ceux-ci pour leur fortune, ceux-là pour leur nom,
-Napoléon pensa qu'il fallait investir les préfets du pouvoir de les
-désigner à volonté, en donnant pour excuse d'une manière de procéder
-aussi peu régulière la raison d'égalité, fort singulièrement alléguée
-ici, puisque l'égalité c'était la conscription. On devait dire au pays
-que cette classe des anciens nobles s'évertuant à échapper à force
-d'argent au service militaire, le plus pénible de tous, il fallait l'y
-contraindre tout comme les autres, et employer pour y réussir les
-moyens nécessaires, quels qu'ils fussent.
-
-[En marge: Organisation des gardes d'honneur.]
-
-Par ces moyens, dont la nature importait peu à ses yeux, Napoléon se
-flatta d'obtenir encore dix mille beaux cavaliers, distingués par la
-naissance et la fortune, et très-probablement par la valeur. Il
-résolut de les former en quatre régiments de 2,500 hommes chacun,
-qualifiés régiments des gardes d'honneur, destinés à servir à côté de
-l'Empereur et à porter un brillant uniforme. Les hommes composant ces
-régiments devaient avoir de leurs parents mille francs au moins de
-revenu, et sortir avec le grade de sous-lieutenants quand ils
-passeraient dans d'autres corps. C'était par conséquent un vrai corps
-de noblesse, et, la difficulté des premiers jours vaincue, une légion
-brillante, dont on tirerait autant de services qu'on en tirait sous
-l'ancienne monarchie de la maison du roi. Napoléon choisit
-sur-le-champ les villes de Versailles, Metz, Lyon et Tours pour les
-lieux de formation, et nomma pour colonels de ces quatre régiments des
-personnages remarquables par le nom, le grade et les services. Ce
-furent le comte de Pully, général de division, le baron Lepic, général
-des grenadiers à cheval de la garde, le comte Philippe de Ségur,
-général de brigade, et le comte de Saint-Sulpice, général des
-cuirassiers.
-
-Quant au mode de l'appel, il fut dit dans le sénatus-consulte que les
-préfets seraient chargés de se concerter avec les autorités
-départementales pour la formation de la nouvelle légion de cavalerie.
-Munis d'une telle commission, les préfets n'avaient pas grande
-contrainte à s'imposer. Ils devaient convoquer les conseils de
-département, tâcher de provoquer de la part des fonctionnaires, ou des
-familles attachées au gouvernement, l'offre de quelques-uns de leurs
-fils, en promettant que leur sang ne serait pas prodigué, puis
-s'autoriser de ces manifestations pour désigner eux-mêmes un nombre
-suffisant de jeunes gens parmi les fils des riches propriétaires
-vivant en été dans leurs terres, en hiver dans les quartiers
-aristocratiques des grandes villes. On comptait sur l'amour-propre,
-sur l'activité des jeunes gens, pour les amener à consentir à de
-telles désignations, et à défaut sur les moyens de contrainte,
-silencieux mais efficaces, dont les préfets étaient alors largement
-pourvus.
-
-[En marge: Tandis qu'il prépare des moyens militaires contre la
-Prusse, Napoléon songe à conjurer par des moyens diplomatiques le
-mécontentement de l'Autriche.]
-
-[En marge: Fausse opinion que Napoléon se fait de la politique de
-l'Autriche en ce moment.]
-
-[En marge: Il la croit trop grossièrement intéressée, et ne discerne
-pas assez la portée de ses vues.]
-
-Napoléon se trouvait donc fort dédommagé de la survenance d'un nouvel
-ennemi par cette augmentation de ressources, et il paraissait aussi
-animé à la guerre que dans le temps de sa première jeunesse. Toutefois
-ayant paré par cette extension de ses armements à ce qui venait de se
-passer en Prusse, il fallait s'occuper également de l'Autriche, qui
-tout en gardant le titre d'alliée prenait déjà peu à peu le rôle de
-médiatrice, et pouvait être conduite bientôt à un rôle encore moins
-amical. Depuis la défection de la Prusse elle devenait pressante en
-effet, voulait qu'on lui donnât de quoi négocier, de quoi préparer la
-paix qu'elle disait indispensable, et il allait être bientôt difficile
-de se refuser à une explication avec elle, surtout le prince de
-Schwarzenberg étant en route pour Paris, et ayant un tel accès auprès
-de la cour des Tuileries que les réticences à son égard seraient
-presque impossibles. Napoléon en observant les allures de la cour
-d'Autriche s'était bien demandé si elle ne serait pas capable
-elle-même de se mettre de la partie contre lui; mais il s'était peu
-arrêté à cette idée, par les raisons suivantes. Selon lui, le public à
-Vienne n'était pas aussi exigeant qu'à Berlin, et la cour n'était pas
-aussi faible. De plus, l'Autriche avait contracté avec nous des liens
-de famille et d'alliance, qui étaient sinon une chaîne indestructible,
-au moins un embarras, car la pudeur est un joug qui a sa force. Ce
-n'était pas tout de suite que l'Autriche pourrait oublier et le
-mariage de Marie-Louise, et le traité d'alliance du 14 mars 1812. En
-outre, elle était gouvernée par des hommes qui avaient appris à
-redouter les armes françaises. L'Autriche enfin était une puissance
-intéressée, qui avant tout, en toute circonstance, cherchait à bien
-gérer ses affaires, et qu'on dominerait par l'intérêt, c'est-à-dire
-par le don de quelque riche territoire. Ainsi, crainte de la guerre
-avec la France, désir de gagner quelque chose à ce vaste tumulte de
-l'Europe, voilà à quoi Napoléon réduisait en ce moment toute la
-politique de l'Autriche, et malheureusement pour lui et pour nous, il
-se trompait. Il ne voyait pas que l'Autriche, intéressée sans doute,
-mais sage autant qu'intéressée, mettait fort au-dessus de l'avantage
-matériel d'une extension de territoire, l'avantage politique de
-reconquérir l'indépendance de l'Allemagne, et d'établir ainsi un
-meilleur équilibre en Europe, qu'elle aimait mieux enfin avoir une
-place un peu moindre dans un ordre de choses stable et bien pondéré,
-que d'en avoir une plus grande dans un ordre de choses mal équilibré,
-odieux à tout le monde, et qui ne pouvait pas durer, parce qu'on ne
-fonde rien sur la haine universelle. D'ailleurs, quant aux
-acquisitions territoriales, il n'était rien qu'on ne lui offrît du
-côté de la coalition européenne, et qu'on ne fût prêt à lui donner, de
-manière qu'à se ranger contre nous, elle avait à gagner outre de
-vastes agrandissements, une meilleure constitution de l'Europe,
-avantage auquel elle tenait plus qu'à tout autre. Une raison, une
-seule, l'arrêtait, la crainte de rentrer en guerre avec nous, crainte
-que l'augmentation incessante du nombre de nos ennemis devait chaque
-jour atténuer.
-
-[En marge: Plan de conduite que lui suggère Napoléon.]
-
-[En marge: Il voudrait que l'Autriche fît entrer cent mille hommes en
-Silésie, pour les jeter dans le flanc des coalisés, et croit l'y
-décider en lui offrant les dépouilles de la Prusse, notamment la
-Silésie.]
-
-Ne voyant ainsi dans le cabinet autrichien que la crainte et
-l'intérêt, Napoléon chercha dans la défection même de la Prusse les
-moyens de s'attacher ce cabinet, et il imagina de lui offrir les
-appâts suivants. L'Autriche voulait la paix, et il la souhaitait
-lui-même, toujours à sa manière, bien entendu. Cette puissance, selon
-lui, avait le moyen d'amener très-prochainement cette paix si désirée,
-et de la conclure à son gré, comme au gré de la France. Elle armait,
-il le savait, et il l'y poussait lui-même. Ainsi elle recrutait le
-corps auxiliaire du prince de Schwarzenberg retiré à Cracovie, et le
-corps d'observation de la Gallicie; elle formait de plus une réserve
-en Bohême. Le tout présentait déjà cent mille combattants environ.
-Elle pouvait dès le début de la campagne employer ces cent mille
-hommes d'une manière décisive, et on venait de lui en fournir
-l'occasion la plus naturelle. On avait en effet accueilli assez mal
-ses ouvertures de paix, et elle était fondée à en concevoir un notable
-déplaisir. Elle pouvait dès lors se constituer tout de suite
-médiatrice, sommer les puissances belligérantes de stipuler un
-armistice afin de négocier en repos, puis, si on n'écoutait pas sa
-sommation, déboucher avec ses cent mille hommes de la Bohême en
-Silésie, prendre en flanc les coalisés que les Français allaient
-aborder de front, et si elle agissait de la sorte il était impossible
-qu'il restât dans un mois un seul Russe, un seul Prussien entre
-l'Elbe et le Niémen. Alors l'Europe se trouverait à la merci de la
-France et de l'Autriche victorieuses, et le partage des dépouilles
-serait facile à faire. L'empereur François prendrait la Silésie, la
-Silésie sujet éternel des regrets de la maison d'Autriche, une bonne
-portion du grand-duché de Varsovie, et enfin l'Illyrie, promise dans
-tous les cas. On indemniserait la Saxe de la perte du grand-duché de
-Varsovie en lui donnant le Brandebourg et Berlin; on rejetterait la
-Prusse au delà de l'Oder, on lui laisserait la Vieille-Prusse, on y
-ajouterait la principale partie du duché de Varsovie, et on en ferait
-une espèce de Pologne, moitié allemande, moitié polonaise, ayant pour
-capitales Koenigsberg et Varsovie.
-
-[En marge: Napoléon, dans son nouveau plan, veut détruire tout à fait
-la Prusse, ou du moins la transporter en Pologne.]
-
-[En marge: Ce plan ne pouvait convenir à l'Autriche, parce qu'il
-entraînait le complet bouleversement de l'Allemagne, qu'elle entendait
-au contraire reconstituer d'une manière forte et indépendante.]
-
-[En marge: Autres motifs de tout genre qui auraient empêché l'Autriche
-d'accueillir le plan de Napoléon.]
-
-Il est bien certain que l'Autriche, en jetant en Silésie les cent
-mille hommes qui étaient prêts, et au besoin les cent mille autres qui
-allaient l'être dans trois mois, devait assurer la défaite totale de
-l'Europe, et la forcer à traiter sur-le-champ. Mais quel résultat
-Napoléon lui offrait-il pour la décider à un pareil emploi de ses
-forces? Il lui offrait de reporter la Prusse au delà de la Vistule, de
-ne laisser à celle-ci de ses anciens États que la Vieille-Prusse de
-Dantzig à Koenigsberg, et d'y ajouter le grand-duché de Varsovie,
-c'est-à-dire d'en faire une Pologne, et de mettre à sa place, entre
-l'Oder et l'Elbe, la maison de Saxe. Il lui offrait donc purement et
-simplement de détruire la Prusse, car cette puissance, transportée à
-Koenigsberg ou à Varsovie, ne serait pas plus devenue une Pologne, que
-la Saxe étendue de Dresde à Berlin ne serait devenue une Prusse. La
-force d'une nation ne consiste pas seulement dans son territoire, mais
-dans son histoire, son passé et ses souvenirs. On ne pouvait pas plus
-donner à la maison de Brandebourg les souvenirs de Sobieski en lui
-donnant Varsovie, qu'à la maison de Saxe les souvenirs du grand
-Frédéric en lui donnant Berlin. Il n'y aurait plus eu de Prusse,
-c'est-à-dire d'Allemagne, et l'Autriche, qui cherchait sa propre
-indépendance dans l'indépendance de l'Allemagne reconstituée, n'aurait
-pas trouvé ce qu'elle cherchait, eût-elle une province de plus, et
-cette province fût-elle la Silésie! L'Autriche n'eut été qu'une
-esclave enrichie! Et cela, l'Autriche le comprenait parfaitement, et
-quand elle ne l'aurait pas compris, le cri des Allemands indignés le
-lui aurait fait invinciblement comprendre. Et si on se demande comment
-un homme d'autant de génie que Napoléon pouvait méconnaître des
-vérités aussi palpables, il faut se dire que le plus puissant esprit,
-quand il ne veut jamais sortir de sa propre pensée pour entrer dans la
-pensée d'autrui, quand il ne veut tenir aucun compte des vues des
-autres pour ne songer qu'aux siennes, arrive à se créer les plus
-étranges illusions, en croyant pouvoir façonner le monde comme il lui
-plaît qu'il soit. C'est ainsi que Napoléon était amené à concevoir une
-Europe de fantaisie, et à s'imaginer qu'avec cent mille hommes de plus
-introduits dans ses cadres, et une bataille de plus ajoutée à sa
-glorieuse histoire, il composerait cette Europe comme il le voudrait.
-Sans doute l'Autriche avait longtemps haï la Prusse, elle avait
-longtemps regretté la Silésie, et il en concluait qu'il n'y avait qu'à
-jeter en proie à sa passion la Prusse anéantie, et la Silésie
-restituée, pour la décider! Il ne comprenait pas qu'un petit-fils de
-Marie-Thérèse pût résister à un tel appât, qu'un ministre profondément
-calculateur comme M. de Metternich pût se préoccuper des cris du
-patriotisme allemand. Il ne comprenait pas qu'il y a un jour où tout
-le monde est obligé d'être honnête et désintéressé, c'est celui où une
-oppression intolérable a obligé tout le monde à s'unir contre cette
-oppression; et malheureusement il avait amené ce jour, il l'avait
-amené pour notre ruine, en faisant de nous, ses premiers opprimés, les
-involontaires oppresseurs de l'Europe. Il n'apercevait pas d'ailleurs
-que, même du point de vue de l'intérêt grossier, ces projets d'Europe
-qu'il remaniait à chaque victoire, à chaque traité, avec son
-imagination et son épée, paraissaient aux yeux de tous un sable, un
-pur sable, et qu'on ne tenait nullement à avoir une portion de ce
-sable mouvant, dont le moindre vent devait changer les fugitives
-ondulations. Il ne comprenait pas que l'Autriche pût aimer moins de
-territoire dans un ordre de choses stable et naturel, que plus de
-territoire dans un ordre de choses fictif, arbitrairement conçu, et
-plus arbitrairement établi, sans compter qu'en fait de territoire la
-coalition, comme nous l'avons dit, était prête non-seulement à tout
-offrir à l'Autriche, mais à lui tout donner.
-
-Telles étaient les illusions de Napoléon, et les tristes causes de ces
-illusions. Pourtant lui-même sentait en partie le vice de ses plans,
-car il ne voulait pas dire tout de suite à l'Autriche l'espèce
-d'Europe qu'il projetait, de peur qu'elle ne reculât devant de si
-étranges propositions. Il songeait à lui dire simplement: Faites
-montre de vos cent mille hommes en Silésie, sur le flanc des coalisés,
-montrez-les même sans les faire battre, moi je me battrai pour tous,
-je rejetterai Russes et Prussiens au delà du Niémen, et pour prix de
-ce service, je vous donnerai la Silésie, plus un million de Polonais,
-sans préjudice de l'Illyrie!
-
-[En marge: Un autre inconvénient du plan, de Napoléon, c'est de faire
-entrer l'Autriche dans les événements plus qu'il ne l'aurait fallu.]
-
-[En marge: Pour amener l'Autriche à ses idées, Napoléon ne veut plus
-de M. Otto, pour son représentant à Vienne, et fait choix de M. de
-Narbonne.]
-
-[En marge: Caractère et talents de M. de Narbonne.]
-
-Voilà ce qu'il voulait dire, et ce qu'il espérait faire écouter. Mais,
-outre l'inconvénient de se tromper sur ce que l'Autriche désirait, il
-y avait dans cette conduite l'inconvénient extrêmement grave, que nous
-avons déjà signalé, de l'introduire plus avant qu'il n'aurait fallu
-dans les événements, de lui donner une importance dangereuse, de lui
-fournir le prétexte d'armer, le moyen de changer son rôle d'alliée en
-celui de médiatrice, et bientôt peut-être en celui d'ennemie, si nous
-ne voulions pas subir les conditions de sa médiation; de lui aplanir
-ainsi nous-mêmes le chemin par lequel elle pouvait passer sans
-déshonneur, presque sans embarras, de l'état d'alliance étroite à
-l'état de guerre avec nous. Napoléon entrait donc en plein dans cette
-faute, et il y entra bien davantage encore par le choix du personnage
-chargé d'aller faire prévaloir ses idées à Vienne. Notre ambassadeur
-auprès de cette cour était M. Otto, jadis ambassadeur à Berlin, homme
-sage, modeste, ne visant jamais à agrandir son rôle, et vraiment fait
-pour résider auprès de la cour d'Autriche, si on avait cherché à bien
-vivre avec elle, sans lui laisser prendre à la politique du moment
-plus de part qu'il ne convenait. Napoléon ne le jugeant ni assez
-influent, ni assez clairvoyant, s'occupa de lui trouver un successeur,
-et choisit M. de Narbonne, dont nous avons déjà rapporté la tardive
-mais chaleureuse adhésion à l'Empire. Patriote de 1789, ancien
-ministre de Louis XVI, ne désavouant rien de ce qu'il avait été, grand
-seigneur, militaire instruit, homme à talents brillants et variés,
-doué de beaucoup d'à-propos et de grâce, M. de Narbonne était
-merveilleusement propre à réussir auprès d'une cour aristocratique,
-élégante, sachant unir l'esprit du monde à celui des affaires. Mais il
-n'était pas homme à se tenir en deçà de son rôle, et il eût été plutôt
-enclin à aller au delà. M. de Metternich, tout habile qu'il était,
-devait avoir de la peine à échapper à sa pénétration et à ses vives
-instances, et pour un rôle actif, on ne pouvait pas souhaiter un
-meilleur agent. La question était toujours de savoir s'il fallait être
-à Vienne aussi remuant qu'on s'apprêtait à l'être[10].
-
-[Note 10: Napoléon à Sainte-Hélène a déploré le choix de M. de
-Narbonne, et en rendant justice aux rares talents, au zèle de cet
-ambassadeur, a dit que par ses qualités mêmes il avait été funeste, en
-poussant trop tôt l'Autriche à jeter le masque. Il est bien vrai que
-M. de Narbonne fut peut-être trop clairvoyant et trop entreprenant à
-Vienne; mais on va voir qu'il était bien moins coupable que ses
-instructions, et que la faute très-réelle, que Napoléon, débarrassé à
-Sainte-Hélène de tous ses préjugés, apercevait trop tard, était celle
-du gouvernement français et non pas celle de M. de Narbonne lui-même.
-La suite de ce récit va bientôt éclaircir ce point d'histoire si
-curieux et si triste.]
-
-Napoléon choisit donc M. de Narbonne pour son ambassadeur, et il était
-si pressé de l'expédier qu'il n'attendit même pas le prince de
-Schwarzenberg, chargé d'apporter à Paris les vues de la cour
-d'Autriche. Il lui importait assez peu en effet de connaître les vues
-de cette cour, puisque n'en tenant aucun compte il voulait lui
-inculquer les siennes, et d'ailleurs M. de Narbonne ne pouvait pas
-arriver trop tôt, la campagne devant s'ouvrir sous peu de jours.
-Napoléon ne lui dit pas tout d'abord quelle Europe on ferait à la
-paix, il ne lui dit que la première partie de son secret, c'est qu'il
-fallait que l'Autriche portât ses cent mille hommes sur les versants
-de la Silésie, qu'elle sommât les coalisés de s'arrêter, ce qu'ils ne
-feraient probablement pas, qu'alors elle les prît en flanc, pendant
-qu'il les prendrait en tête, et qu'elle acceptât pour prix de la
-victoire commune, la Silésie et une portion de la Pologne, avec
-l'Illyrie.--M. de Narbonne partit avec ces propositions.
-
-[En marge: Napoléon ayant achevé ses dispositions militaires et
-diplomatiques, songe à partir pour l'armée.]
-
-Napoléon ayant obtenu toutes les levées qu'il désirait, et dirigé sa
-diplomatie comme on vient de le voir, s'apprêtait enfin à entrer en
-campagne. On était à la fin de mars 1813. Ses diverses créations
-militaires avançaient rapidement, grâce à son irrésistible activité.
-Sa cavalerie seule le retenait, car elle n'avait pas été réorganisée
-aussi vite qu'il l'aurait voulu. Néanmoins il se prépara à partir au
-milieu d'avril, impatient qu'il était de réaliser le beau plan de
-campagne qu'il avait conçu. Il arrêta pour cela ses dernières
-dispositions. Il adressa quelques reproches au prince Eugène pour
-avoir rétrogradé trop vite et trop loin, non pas qu'il regrettât les
-pas qu'on laissait faire aux coalisés, car, au contraire, il désirait
-qu'ils vinssent se placer le plus près possible de ses coups; mais il
-regrettait le temps dont le privaient ces progrès trop rapides de
-l'ennemi, et il jugeait qu'il serait obligé de devancer l'époque des
-hostilités de vingt jours au moins, ce qui était fâcheux, car pendant
-ces vingt jours il aurait beaucoup perfectionné ses armements. Il
-regrettait surtout les chevaux que l'abandon des territoires allemands
-lui faisait perdre, et il n'évaluait pas cette perte à moins de douze
-à quinze mille. Il blâma aussi le prince Eugène pour avoir trop appuyé
-à droite, et, en voulant couvrir Dresde, ce qui importait peu, comme
-on va le voir, d'avoir découvert Hambourg, qu'il importait au
-contraire de mettre à l'abri de la contagion des passions germaniques.
-Du reste il le blâma paternellement, selon sa coutume, n'employant
-jamais avec lui ces sarcasmes poignants dont il accablait ses frères,
-uniquement parce qu'il leur trouvait des prétentions. Il lui traça sa
-conduite, et lui indiqua en termes généraux le plan d'opérations qui
-suit.
-
-[En marge: Direction qu'il donne au prince Eugène, pour préparer
-l'exécution du vaste plan militaire qu'il a conçu.]
-
-Il lui ordonna de ne pas se préoccuper de la route de Dresde à Erfurt,
-Fulde, Mayence, car peu importait que les coalisés y pénétrassent, et
-y fissent même beaucoup de progrès. Il lui recommanda au contraire de
-conserver à tout prix celle de Magdebourg, Hanovre, Osnabruck, Wesel,
-qui passait par la basse Allemagne, et il lui enjoignit de s'inquiéter
-de celle-là seulement. En s'établissant fortement sur cette ligne, le
-prince Eugène gardait la plus grande partie du cours de l'Elbe,
-couvrait Hambourg qu'on allait reprendre, Brême, la Hollande, la
-Westphalie, la partie de l'Allemagne enfin qu'on avait voulu faire
-française. Si les coalisés, profitant de cette disposition, perçaient
-par Dresde, et s'avançaient jusqu'aux montagnes de la Thuringe,
-jusqu'aux champs célèbres d'Iéna, il ne fallait pas s'en effrayer,
-mais seulement changer de front par une conversion qui s'exécuterait
-la gauche en avant, la droite en arrière, c'est-à-dire la gauche à
-Wittenberg, la droite à Eisenach, le dos aux montagnes du Hartz. Cette
-position une fois prise par le prince Eugène, Napoléon viendrait avec
-180 mille hommes, par la Hesse ou la Thuringe, lui donner la main, le
-rejoindre sur l'Elbe; réunissant alors 250 mille hommes, il couperait
-les coalisés de Berlin et de la mer, les refoulerait, les écraserait
-contre les montagnes de la Bohême, puis d'un second pas, il rentrerait
-dans Berlin, débloquerait les garnisons françaises de Stettin,
-Custrin, Glogau, Thorn, Dantzig, et en un mois se retrouverait
-victorieux sur les bords de la Vistule!
-
-[En marge: Armées de réserve préparées sur l'Elbe, sur le Rhin et en
-Italie.]
-
-[En marge: Armée de réserve sur l'Elbe.]
-
-On ne pouvait pas jeter sur le champ de bataille qu'il allait
-illustrer par tant de hauts faits, de génie, d'héroïsme et de
-malheurs, un regard qui méritât mieux d'être appelé le regard de
-l'aigle, car ces résultats si bien prévus étaient justement ceux que
-l'imprudence des coalisés allait bientôt attirer sur eux. À ces vues
-générales Napoléon ajouta selon son usage l'indication précise des
-détails. Il blâma le prince d'avoir porté le redoutable et redouté
-maréchal Davout à Dresde, où il fallait rassurer, adoucir les bons
-Saxons, au lieu de l'avoir réservé pour Hambourg et la basse
-Allemagne, où il fallait se montrer terrible. Il suffisait, en effet,
-du nom de ce maréchal pour faire trembler les contrées du bas Elbe, où
-il avait déjà déployé la double dureté de son caractère et du système
-impérial, jamais, il faut le répéter, à son profit, et toujours pour
-l'exécution des ordres de son maître. Napoléon voulut qu'on l'y
-renvoyât, pour y suppléer par la crainte qu'inspirait son nom, à tout
-ce qui lui manquerait sous le rapport des ressources militaires. Le
-maréchal Davout venait de recevoir ses seconds bataillons, au nombre
-de seize, récemment réorganisés à Erfurt par la rencontre des cadres
-revenant de Russie avec les recrues arrivant des bords du Rhin. Le
-maréchal Victor avait également reçu les siens qui s'élevaient à
-douze. Napoléon ordonna de laisser le maréchal Victor sur le haut
-Elbe, pour servir de lien entre le prince Eugène et la grande armée
-qui allait déboucher de la Thuringe, et de faire descendre le maréchal
-Davout sur Hambourg pour reprendre cette ville. Les cadres des
-troisièmes et quatrièmes bataillons des maréchaux Davout et Victor se
-recrutaient en ce moment sur le Rhin avec des hommes des anciennes
-classes. C'étaient donc encore trente-deux bataillons pour le maréchal
-Davout, vingt-quatre pour le maréchal Victor, qui, ajoutés aux seconds
-bataillons qu'ils avaient déjà, devaient faire quarante-huit pour
-l'un, trente-six pour l'autre, c'est-à-dire quatre-vingt-quatre pour
-les deux. Il y avait là une seconde et belle armée, qui dans deux mois
-serait sur l'Elbe. Napoléon imagina un nouveau moyen de l'augmenter de
-vingt-huit bataillons. Il a été dit qu'on avait gardé le cadre du
-premier bataillon de ces anciens corps dans les places de l'Oder. Mais
-il se trouvait que les cadres de deux compagnies avaient suffi pour
-recevoir les soldats revenus de Russie. Comme il y avait eu trente-six
-régiments, c'était un total de soixante-douze compagnies, qui accru
-des compagnies des vaisseaux, des nombreuses troupes d'artillerie et
-du génie restées sur la Vistule et l'Oder, avait fourni les garnisons
-de Stettin, Custrin, Glogau, Spandau. Quant aux garnisons de Dantzig
-et de Thorn, on doit se souvenir qu'il y avait été pourvu avec les
-divisions Heudelet, Grandjean, Loison, etc., et un reste de troupes
-bavaroises. Les cadres des premiers bataillons, devenus disponibles à
-deux compagnies près, étaient donc rentrés sur le Rhin, et Napoléon
-suppléant aux deux compagnies qui leur manquaient par deux autres
-prises au dépôt, les avait reportés au complet de leur organisation.
-Les beaux hommes des anciennes classes devaient remplir tous ces
-cadres. Ainsi, sous peu de semaines, les maréchaux Davout et Victor,
-pourvus déjà de leurs seconds bataillons, recevraient de plus les
-troisièmes, quatrièmes et premiers, ce qui leur en ferait cent douze,
-et à 800 hommes par bataillon, leur procurerait 90 mille hommes
-d'infanterie. On leur préparait trois cents bouches à feu dans les
-places de la Westphalie, de la Hollande, du Hanovre. Les cadres de
-dragons et chasseurs arrivant d'Espagne devaient leur fournir une
-cavalerie suffisante, de manière qu'indépendamment des 300 mille
-hommes avec lesquels Napoléon allait ouvrir la campagne, il se
-ménageait une seconde armée de 110 mille hommes sur le bas Elbe.
-Pourtant comme l'insurrection de Lubeck et de Hambourg rendait les
-secours pressants, Napoléon fit partir immédiatement un certain nombre
-de ces bataillons qui étaient prêts, et les envoya sous les ordres du
-général Vandamme dans les départements anséatiques. Tous ces
-bataillons étant le long du Rhin, on les embarqua sur ce fleuve dès
-qu'ils furent vêtus d'une veste, et descendus à Wesel on les mit en
-route pour Brème. Le nom seul du général Vandamme suffisait pour
-produire une forte impression sur ces populations révoltées. Ajoutez
-que le régime constitutionnel fut suspendu dans toute la 32e division
-militaire (comprenant les pays du bas Rhin au bas Elbe), et que le
-régime des commissions militaires y fut dès lors établi.
-
-[En marge: Armée de réserve sur le Rhin.]
-
-À Mayence, indépendamment de la garde et des deux corps du Rhin qui
-venaient de s'y organiser, et qui étaient déjà répandus entre
-Francfort, Wurzbourg et Fulde, Napoléon projetait une nouvelle
-création avec le restant des cadres rappelés d'Espagne. L'ordre formel
-avait été expédié au delà des Pyrénées de ne laisser que les cadres
-nécessaires pour le nombre d'hommes existant, ce qui enlevait à
-l'Espagne quelques soldats d'élite, mais peu de force numérique. Ces
-cadres arrivaient successivement en poste, et Napoléon avait ordonné
-de les remplir avec les 80 mille hommes des six anciennes classes dont
-il venait tout récemment de décréter la levée. Les cadres tirés
-d'Espagne étaient, comme nous l'avons dit, les meilleurs. Ils avaient
-fait de toutes les guerres celle qui forme le plus l'officier, la
-guerre de surprise, car il faut presque qu'il y soit général. Ils
-étaient rompus à la fatigue, n'avaient pas depuis longtemps servi sous
-Napoléon, ambitionnaient l'honneur de se trouver sous ses ordres
-directs, et arrivaient pleins de zèle, tandis qu'au contraire les
-cadres revenant de Russie, quoique ne laissant rien à désirer sous le
-rapport des qualités militaires, étaient exténués, et animés d'un
-ressentiment qui éclatait en propos dangereux[11]. Il fallait à ces
-derniers du repos, des indemnités pour ce qu'ils avaient perdu, et un
-bon recrutement, avant qu'on pût les mettre en ligne. Quant aux cadres
-d'Espagne, il n'y avait pas grande peine à prendre, et le jour de leur
-arrivée à Mayence, ils entraient en fonctions, et servaient avec
-ardeur. Napoléon préparait avec ces cadres une armée de réserve sur le
-Rhin, comme il venait d'en créer une sur l'Elbe avec les anciens
-corps.
-
-[Note 11: La correspondance du prince Eugène, du duc de Valmy, du
-général Lauriston, du maréchal Marmont, et celle des ministres
-français à l'étranger, constatent le fait d'une manière certaine.]
-
-[En marge: Armée de réserve en Italie.]
-
-Enfin il avait résolu de préparer également une armée de réserve pour
-l'Italie. On a vu que le général Bertrand s'y était rendu afin
-d'organiser un corps de 40 à 50 mille hommes avec les nombreux
-éléments militaires que la France avait accumulés au delà des Alpes
-depuis 1796, et que les cadres du corps du prince Eugène, détruits en
-Russie, étaient venus se réorganiser à mi-chemin, c'est-à-dire à
-Augsbourg. Le général Bertrand avait accompli sa tâche, et était en
-marche avec environ 45 mille hommes. Il avait cheminé heureusement,
-sauf qu'un régiment italien ayant rencontré un détachement de même
-nation qui revenait de Russie, après avoir entendu ses récits, avait
-déserté presque en entier. À part cet incident, le général Bertrand
-arrivait en bon ordre, et avec des troupes animées des meilleures
-dispositions. Napoléon trouvant Augsbourg trop éloigné d'Italie pour y
-réorganiser l'ancien corps du prince Eugène, changea de résolution,
-dirigea définitivement sur Vérone les cadres revenant de Russie, et
-destina au général Bertrand, qui devait les recueillir en passant, les
-trois mille recrues déjà réunies à Augsbourg. Quant aux cadres
-renvoyés à Vérone, ils pouvaient fournir vingt-quatre bataillons, qui
-allaient se réorganiser pendant le printemps et l'été. Les dépôts de
-l'Italie étant remplis de conscrits provençaux, languedociens,
-savoyards, piémontais, corses, tous excellents, et rendus au dépôt
-depuis un an, même deux, on était assuré de leur recrutement. Sur
-quarante-huit bataillons dont se composait l'armée proprement
-italienne, il y en avait sept ou huit en Espagne, et une vingtaine en
-Allemagne. Il en restait vingt à peu près en Italie, déjà recrutés sur
-les lieux mêmes, lesquels devaient, avec les vingt-quatre cadres
-français revenus de Russie, présenter un total de quarante-huit
-bataillons. On avait moyen de les porter à soixante, en y ajoutant
-encore quelques cadres français rappelés d'Espagne, qui étaient en
-route vers le Piémont où ils avaient leurs dépôts. Il y avait là de
-quoi fournir le fond d'une seconde armée d'Italie. En y joignant
-l'armée napolitaine que Murat organisait avec soin, et avec laquelle
-il se consolait des chagrins que lui causait la sévérité de Napoléon,
-on pouvait réunir 80 mille hommes en Italie, pour le cas où l'Autriche
-deviendrait inquiétante.
-
-[En marge: Nouvelles difficultés apportées la réorganisation de la
-cavalerie.]
-
-Napoléon avait donc, soit en Allemagne, soit en Italie, outre les
-armées qui allaient entrer en ligne, d'autres armées prêtes à servir
-de réserve, et à réparer les pertes de la guerre. Elles étaient
-composées, il est vrai, de troupes bien jeunes, mais enfermées dans
-des cadres admirables, et les cadres, comme chacun le sait, sont le
-nerf des armées. D'ailleurs les troupes allemandes qu'on allait nous
-opposer n'étaient pas moins jeunes, et si elles avaient l'enthousiasme
-patriotique, nous avions le sentiment de l'honneur militaire exalté au
-plus haut point, Napoléon à notre tête, et notre fortune à conserver.
-Les avantages étaient donc fort balancés. La cavalerie seule, comme
-nous l'avons dit, nous manquait encore. Le général Bourcier en basse
-Allemagne avait vu ses cantonnements bouleversés et le champ de ses
-remontes extrêmement restreint par l'insurrection des provinces
-anséatiques, toutes ses confections de harnachement interrompues par
-la mauvaise volonté des ouvriers allemands, et les crédits dont il
-était muni presque annulés dans ses mains par l'impossibilité de se
-procurer du numéraire même avec le papier des meilleurs négociants. Au
-lieu de trente mille chevaux de selle ou de trait qu'il avait espérés
-d'abord, à peine était-il en mesure d'en réunir la moitié. Il avait
-toutefois de quoi remonter 12 mille cavaliers, dont 6 mille étaient
-déjà à cheval, remis de leurs fatigues, et prêts à figurer dans les
-corps des généraux Latour-Maubourg et Sébastiani. Les dépôts du Rhin
-pouvaient fournir un nombre à peu près égal de cavaliers montés, qui
-allaient, sous le duc de Plaisance, rejoindre l'armée, et être bientôt
-suivis d'un semblable contingent. Enfin les cadres de la cavalerie
-d'Espagne arrivaient et devaient procurer de nouveaux moyens. On
-comptait toujours sur cinquante mille cavaliers pour le milieu de
-l'année. Mais il était possible qu'on en eût tout au plus dix mille à
-l'ouverture de la campagne. Napoléon s'inquiétait fort peu de cette
-circonstance. Nous livrerons, disait-il, des batailles d'Égypte, et
-nous les gagnerons, comme celle des Pyramides, avec des carrés.--Aussi
-avait-il tracé lui-même le plan d'éducation de sa jeune infanterie, et
-prescrit la formation en carré comme celle qu'on devait lui faire
-exécuter le plus souvent[12]. Sauf le retard de la cavalerie, tout
-avait donc marché avec une merveilleuse rapidité, puisqu'il y avait
-trois mois au plus qu'il travaillait, et qu'il pouvait déjà fondre
-avec 300 mille fantassins et 800 bouches à feu, sur ses ennemis
-imprudemment avancés jusqu'à la Saale.
-
-[Note 12: Il existe sur ce sujet, et dictées par Napoléon, les lettres
-les plus curieuses et les plus détaillées. Il veut qu'on enseigne deux
-choses et toujours les mêmes aux conscrits: la formation en carré, et
-puis le déploiement en ligne de bataille, ou le reploiement en
-colonnes d'attaque sous la protection du feu de la division du centre.
-Ces manoeuvres devaient s'exécuter en route, de manière à utiliser le
-temps des marches.]
-
-[En marge: Dispositions relatives à l'Espagne.]
-
-[En marge: Napoléon, secrètement résolu à en faire l'abandon, est
-néanmoins obligé d'y rester jusqu'à la paix, et par conséquent de s'y
-défendre à outrance.]
-
-On vient de voir que l'Espagne avait été pour lui une pépinière
-d'officiers et de sous-officiers de la première qualité. C'était bien
-le moins, après s'être épuisé pour soutenir cette déplorable guerre,
-qu'il en tirât cette ressource. Toutefois il n'avait pas voulu trop
-affaiblir ses armées de la Péninsule, et voici son motif. Au fond du
-coeur, il avait renoncé à l'Espagne sans le dire, se réservant cette
-concession, la seule à laquelle il fût résigné, pour décider au
-dernier moment l'Angleterre à traiter. Désarmer le continent par ses
-victoires, et lui faire subir les arrangements territoriaux qu'il
-voudrait, désarmer l'Angleterre par un sacrifice en Espagne, telle
-était en résumé toute sa politique, et elle eût été bonne si les
-arrangements territoriaux qu'il prétendait imposer au continent
-avaient été plus acceptables. Dans cette disposition d'esprit, évacuer
-l'Espagne pour la rendre à Ferdinand, et retirer les 300 mille hommes
-qu'il y avait encore, et dans lesquels il aurait pu trouver tout de
-suite 200 mille soldats admirables, eût été le parti le plus sage,
-s'il avait été libre de ses déterminations. Mais en agissant de la
-sorte, il aurait eu bientôt à combattre dans le midi de la France les
-Anglais qu'il n'aurait plus eu à combattre en Espagne, ce qui était
-infiniment plus dangereux, et il se serait démuni d'un gage qui était
-son principal moyen de négociation dans le futur congrès européen. La
-punition d'être entré en Espagne était donc l'obligation d'y rester,
-même quand il ne le désirait plus. Il fallait par conséquent qu'il la
-défendît à outrance, comme s'il eût voulu la garder, c'est-à-dire
-autant qu'en 1809 et en 1810.
-
-[En marge: Napoléon approuve la nouvelle position assignée aux armées
-de la Péninsule.]
-
-[En marge: Toutefois il veut qu'on les concentre davantage vers le
-nord.]
-
-Au surplus il approuvait la situation nouvelle qu'on y avait prise,
-tout en blâmant amèrement les fautes par lesquelles on y avait été
-amené. Il approuvait qu'on ne retînt que Valence, la Catalogne,
-l'Aragon, les Castilles, ce qui était une moitié et la plus importante
-de la Péninsule; mais il voulait qu'on les gardât de manière à rejeter
-au loin les Anglais, s'ils faisaient une tentative nouvelle sur
-Valladolid et Burgos, et qu'on leur donnât même assez d'occupation
-pour les empêcher d'entreprendre des expéditions maritimes sur les
-côtes de France. Le maréchal Suchet, qui n'avait point été affaibli,
-lui semblait suffisant pour défendre l'Èbre et la côte de la
-Méditerranée depuis Barcelone jusqu'à Valence. Les armées
-d'Andalousie, du centre et de Portugal, réunies comme elles l'avaient
-été dans la dernière campagne, lui semblaient suffisantes pour
-défendre les Castilles contre lord Wellington. Seulement il mettait
-beaucoup de prix à rapprocher davantage encore ces trois armées, et il
-ordonna de leur faire repasser le Guadarrama, de n'avoir sur le Tage
-que de la cavalerie, de ne conserver à Madrid qu'une division
-d'avant-garde, qu'on y laisserait pour l'effet moral, et d'établir la
-cour à Valladolid. Il voulait que les trois armées fussent réunies en
-avant de Valladolid, de manière à pouvoir en un clin d'oeil se
-concentrer, et marcher sur l'armée anglaise. Il enjoignit même de
-préparer un parc de siège, qui pût faire craindre à lord Wellington
-une entreprise sur Ciudad-Rodrigo, toujours dans le but de le fixer
-dans la Péninsule. Il ne prescrivit qu'une mesure qui parût en
-contradiction avec ces sages dispositions, c'était de prendre au
-besoin une partie de ces trois armées pour détruire à tout prix les
-bandes qui désolaient le nord de l'Espagne, et qui interceptaient les
-communications avec la France, dans la Navarre, le Guipuscoa, la
-Biscaye, l'Alava. Il considérait cette interruption de communications
-comme un trouble fâcheux, et comme un inconvénient politique des plus
-graves. Se proposant effectivement de faire bientôt de l'Espagne un
-objet de négociation et d'échange, il voulait pouvoir dire qu'il en
-possédait la meilleure moitié d'une manière incontestée, partir de là
-pour s'attribuer la Catalogne, l'Aragon, la Navarre, les provinces
-basques, ce qu'on appelait en un mot les bords de l'Èbre, et restituer
-le reste à Ferdinand. C'est l'arrangement qu'il avait songé à imposer
-à Joseph, et qu'il était prêt à conclure avec Ferdinand et les
-Anglais; mais il gardait son secret, afin de ne le dire que le plus
-tard et le plus efficacement possible[13].
-
-[Note 13: Ce secret est resté un mystère; mais la lecture attentive
-des papiers de Napoléon, de ses correspondances, de ses notes, de ses
-ordres administratifs et militaires, ne nous a laissé aucun doute à
-cet égard, et c'est pour cela que nous n'hésitons pas à présenter
-comme une certitude historique le fait que nous venons de rapporter.]
-
-[En marge: Rôle nouveau, et peut-être trop étendu, assigné au général
-Clausel.]
-
-[En marge: Rappel du maréchal Soult.]
-
-Dans cette intention, et pour avoir des communications sûres, il avait
-confié l'armée du nord au général Clausel, dont le mérite nouveau et
-subitement révélé l'avait frappé quoique de loin, et il lui avait
-donné la faculté d'attirer à lui une partie des trois armées
-concentrées en Castille, afin qu'il eût le temps de détruire les
-bandes avant l'époque où les Anglais avaient l'habitude d'entrer en
-campagne. C'était une détermination importante, et qui pouvait avoir,
-comme on le verra plus tard, de graves conséquences. Sauf cette
-détermination qui était fautive, à en juger par le résultat, ses
-dispositions étaient excellentes. Il n'avait enlevé qu'une trentaine
-de mille hommes à l'Espagne en lui prenant des cadres, et sur 280
-mille hommes d'effectif, il lui laissait 200 mille combattants, les
-meilleurs que la France possédât à cette époque. Il avait rappelé le
-maréchal Soult, désormais incompatible avec la cour de Madrid, et
-avait donné à Joseph, outre le maréchal Jourdan pour le conseiller,
-les généraux Reille, d'Erlon, Gazan, pour commander sous lui les
-trois armées du centre, d'Andalousie et de Portugal.
-
-[En marge: Prêt à quitter la France, Napoléon veut confier la régence
-à Marie-Louise.]
-
-Rassuré ainsi sur l'Espagne, satisfait des progrès de ses armements du
-côté de l'Allemagne, Napoléon s'apprêtait à partir, aussi confiant
-qu'à aucune époque dans le résultat de ses vastes combinaisons. Mais
-il voulait auparavant organiser son gouvernement de manière à parer à
-un accident, ou réel, ou seulement supposé, comme celui dont le
-général Malet s'était servi pour mettre en prison jusqu'à des
-ministres.
-
-[En marge: Motifs qu'il a pour conférer la régence à l'Impératrice.]
-
-Nous avons déjà dit que, songeant à faire couronner le Roi de Rome cet
-hiver même, et à investir Marie-Louise de la régence, il avait
-entretenu de cet objet l'archichancelier Cambacérès, le seul homme
-dans lequel il eût pour la politique intérieure une entière confiance.
-Couronner le Roi de Rome dans un moment où les esprits étaient
-profondément attristés, attirer à Paris les personnages les plus
-influents des départements dans un moment où l'on avait besoin d'eux
-pour les manifestations patriotiques qu'on cherchait à provoquer,
-n'avait pas semblé une chose convenable après un peu de réflexion.
-Restait la régence, dont il était facile sans y mettre beaucoup
-d'apparat d'investir Marie-Louise, afin que, dans le cas où un boulet
-emporterait Napoléon, on put rallier les esprits autour d'un
-gouvernement tout constitué, et déjà même en fonction. Or Napoléon qui
-avait fait la campagne de 1812 en empereur, voulait, comme nous
-l'avons dit, faire en général, même en soldat, celle de 1813. Il en
-sentait le besoin, et il lui plaisait d'ailleurs de redevenir
-simplement homme de guerre, car la guerre était son art de
-prédilection, et une fois rassuré sur le sort de sa femme et de son
-fils qu'il aimait véritablement, il se sentait presque heureux de
-retourner sans réserve, et pour ainsi dire sans souci, au métier de sa
-jeunesse, au métier qui avait fait ses délices et sa gloire. Il
-résolut donc de donner la régence à Marie-Louise, et de la lui
-conférer avant son départ. Cette disposition avait aussi un avantage
-de quelque valeur, c'était de flatter l'empereur François, qui était
-fort attaché à sa fille, quoiqu'il le fût davantage à sa maison. Il
-était à présumer en effet que si Napoléon succombait sur un champ de
-bataille, et que Marie-Louise restât souveraine de France, celle-ci
-aurait son père pour ami. Il est même probable que si ce cas s'était
-réalisé, la France n'étant pas affaiblie comme elle le fut en 1814, on
-se serait contenté de lui arracher certains sacrifices, en lui
-laissant les Alpes et le Rhin pour frontière.
-
-On comprend bien que ce n'était pas à Marie-Louise, bonne et assez
-sensée, mais profondément ignorante des affaires d'État, que Napoléon
-songeait à confier le gouvernement de son vaste empire, mais à un
-homme dont le bon sens était sans égal, l'expérience consommée, et le
-caractère un peu moins faible qu'on ne le supposait généralement. On
-devine que nous parlons de l'archichancelier Cambacérès. Napoléon
-voulait qu'il fût à côté de Marie-Louise, et que sous le nom de cette
-princesse il gouvernât toutes choses. Napoléon serait même mort sans
-inquiétude, si, la guerre terminée, il avait été certain de laisser
-pendant dix ans encore la minorité de son fils et l'ignorance de sa
-femme sous la direction de ce personnage, chez lequel la finesse, le
-tact, la modération, le savoir, se réunissaient pour composer un homme
-d'État supérieur, non pas un homme d'État ferme, hardi, parlant haut,
-comme on en voit dans les pays libres, mais un maître habile dans
-l'art des ménagements, comme il en faut dans un pays tel que la
-France, qui même lorsqu'elle n'est pas libre, ne peut être gouvernée
-qu'avec infiniment de précautions. Pour une pareille tâche Napoléon
-craignait ses frères, et se défiait de leurs prétentions, de leur
-humeur inquiète, surtout pendant une minorité.
-
-[En marge: Défiance de Napoléon à l'égard de ses frères.]
-
-[En marge: Il veut sous le nom de l'Impératrice confier en réalité le
-pouvoir à l'archichancelier Cambacérès.]
-
-[En marge: Effroi du prince Cambacérès, et sa répugnance à se charger
-du fardeau que Napoléon lui destine.]
-
-L'âge, un commencement d'infortune, un long maniement des hommes,
-l'abaissement des caractères sous le pouvoir absolu, les lectures
-historiques qui avaient rempli sa jeunesse et qui lui revenaient en
-mémoire dans son âge mûr, avaient singulièrement ajouté à sa défiance
-naturelle. Lui, si confiant pour les choses qu'il dirigeait en
-personne, n'entrevoyait après sa mort que sinistres aspects, surtout
-pour son fils et pour sa femme. Plein d'humeur contre ses frères et
-beau-frère qui le contrariaient, et qu'il maltraitait fort, il était
-convaincu qu'ils se disputeraient le pouvoir s'il laissait un fils
-enfant, et qu'ils en troubleraient la minorité. Il s'entretint
-longuement de ces inquiétudes avec le prince Cambacérès, et se montra
-résolu à employer les précautions même les plus offensantes à l'égard
-de ses frères. Les constitutions impériales refusaient la régence aux
-femmes, pour la donner aux oncles de l'Empereur mineur. Napoléon dit
-hardiment au prince Cambacérès qu'il ne voulait pas que ses frères
-fussent investis de la régence, et qu'il entendait la conférer à
-Marie-Louise, pour que lui, Cambacérès, l'exerçât en réalité sous le
-nom de l'Impératrice. Sa mort au feu lui semblait fort possible,
-l'effrayait peu pour lui-même, et pouvait même à ses yeux n'être pas
-la pire des fins. Il voulait donc laisser un gouvernement tout
-constitué, et en pleine activité, avant de partir pour l'Allemagne.
-Ces vues, quoique si flatteuses, remplirent d'effroi le vieux
-Cambacérès. La prudence avait toujours chez lui comprimé l'ambition,
-et, l'âge aidant, il était moins ambitieux qu'il n'avait jamais été.
-Quelques jouissances sensuelles, peu dignes de sa gravité, avaient
-distrait pendant un temps son âme appesantie: aujourd'hui, qui
-l'aurait cru? cet esprit si peu dominé par l'imagination tournait à
-l'extrême dévotion, et bien loin d'aspirer à gouverner un immense
-empire en l'absence ou à la mort du géant qui l'avait élevé, il
-songeait à s'enfoncer dans la retraite et la piété. Il fut épouvanté
-du rôle qui lui était réservé, et plaida auprès de Napoléon la cause
-de ses frères. D'abord, avait-il dit, il aurait fallu les écarter
-par une disposition constitutionnelle, et l'histoire n'apprenait
-que trop que les dispositions des souverains défunts, établies
-constitutionnellement ou non, ne prévalaient guère contre les passions
-que leur mort déchaînait presque toujours. De plus, Joseph était bon,
-attaché au fond à Napoléon, n'avait pas d'enfant mâle, et songeait
-probablement à unir l'une de ses filles au Roi de Rome. C'étaient des
-raisons de ne pas le craindre, et même de se fier à lui. Jérôme était
-tout à fait dévoué à son frère, et d'ailleurs point en mesure, par son
-âge, de disputer la régence. Louis avait disparu de la scène. Murat,
-si ce n'est comme militaire, n'avait aucune importance. Il n'y avait
-donc pas à s'inquiéter d'eux, et il fallait laisser la régence à
-Joseph, dans les mains de qui elle serait peu contestée.--Toutes ces
-raisons ne touchèrent point Napoléon, et il parut décidé à écarter ses
-frères. Il ne voulait que sa femme conduite par un habile homme.
-L'archichancelier parla ensuite à Napoléon du prince Eugène, qui
-jamais ne lui avait donné de mécontentement, sauf par un peu de
-nonchalance, et qui du reste s'était acquis beaucoup d'honneur dans la
-dernière campagne. Au nom du prince Eugène, Napoléon, ordinairement si
-affectueux quand il s'agissait de ce prince, s'arrêta tout à coup avec
-l'apparence d'une réflexion inquiète et ombrageuse.--Eugène, dit-il,
-est un excellent homme. Mais il est bien jeune! il faut se garder
-d'allumer une ambition excessive dans ce coeur si peu fait encore aux
-passions du monde ... Qui sait ce que le temps pourrait amener!...--
-
-[En marge: Résolutions que le prince Cambacérès fait adopter à
-Napoléon relativement à la régence.]
-
-[En marge: Conseil de régence.]
-
-Tous les princes impériaux ayant été ainsi écartés, et Napoléon
-revenant sans cesse à son idée, il fallut chercher pour le satisfaire
-les formes les moins blessantes. Personne, pour trouver des formes,
-n'était plus habile que l'archichancelier Cambacérès. Il y avait, pour
-exclure la plupart des princes de la famille impériale, soit de la
-régence, soit même du conseil de régence, une raison des plus
-naturelles, et des moins sujettes à contestation, c'était la
-possession d'un trône étranger. Les princes en effet qui régnaient
-hors de l'Empire, pouvaient avoir des intérêts tellement contraires à
-ceux de la France, que leur exclusion du gouvernement, en cas de
-minorité, allait de soi, et ne pouvait paraître ni une de ces
-précautions de défiance, ni une de ces rigueurs excessives, qu'un
-règne efface immédiatement en succédant à un autre. Il fut donc
-convenu que, par un article du sénatus-consulte projeté, on exclurait
-de la régence les princes assis sur des trônes étrangers, à moins
-qu'ils n'abdiquassent, ce qui était peu vraisemblable, pour venir
-exercer en France leurs droits de princes et de grands dignitaires de
-l'Empire. Une autre disposition tout aussi naturelle, c'était la
-préférence accordée à la mère pour gouverner l'État pendant la
-minorité de son fils. La nature était ici une raison parlant à tous
-les coeurs. De plus la politique extérieure venait ajouter une autre
-raison en faveur de Marie-Louise, c'était l'avantage de conférer le
-pouvoir à une fille des Césars, aimée de l'empereur son père, et ayant
-ainsi des titres sacrés à la protection de la principale des cours
-européennes. Les frères de Napoléon exclus sans injustice et sans
-offense, l'Impératrice constituée régente de la manière la mieux
-motivée, il fallait lui composer un conseil de régence, et régler les
-attributions de ce conseil. Napoléon décida qu'il serait composé des
-princes du sang, oncles de l'Empereur, des princes grands dignitaires
-(toujours à la condition qu'ils ne régneraient pas au dehors), et dans
-l'ordre suivant: l'archichancelier, l'archichancelier d'État, le grand
-électeur, le connétable, l'architrésorier, le grand amiral. Cet ordre
-attribuait la première place au prince Cambacérès, et lui assurait la
-principale influence sur les affaires. Napoléon se chargeait
-d'ailleurs de la lui assurer plus complètement par ses instructions
-secrètes à l'Impératrice. Le conseil devait être consulté sur toutes
-les grandes affaires d'État, mais il n'avait que voix consultative.
-
-[En marge: Présentation au Conseil d'État et au Sénat du
-sénatus-consulte relatif à la régence.]
-
-Les choses ayant été ainsi réglées dans un projet de sénatus-consulte,
-Napoléon fit d'abord présenter ce projet au Conseil d'État avant de
-l'envoyer au Sénat. Il en exposa lui-même les motifs de vive voix,
-avec précision et autorité. Tout le monde se tut, et parut approuver
-sans réserve. Néanmoins un membre demanda s'il ne conviendrait pas de
-réparer une omission du futur sénatus-consulte, et de conférer la
-régence à la mère de l'Empereur mineur, même lorsqu'elle ne serait pas
-impératrice douairière. Le cas aurait pu se produire si Napoléon avait
-pris pour héritier un fils de son frère Louis et de la reine Hortense.
-Cette princesse, depuis que le roi Louis avait abdiqué la couronne de
-Hollande, vivait en France séparée de son mari, et très-aimée de la
-société parisienne. La réclamation, évidemment présentée dans son
-intérêt, fut appuyée par un jeune conseiller d'État qui jouissait de
-toute la faveur impériale, M. le comte Molé. Napoléon la repoussa
-d'une manière dure et péremptoire, et il n'en fut plus question. En
-sortant du conseil, il dit à Cambacérès: Eh bien, avez-vous vu
-s'agiter les amis d'Hortense? que serait-ce si j'étais mort?...--Et il
-laissa échapper un soupir à la pensée de tout ce qui pourrait arriver
-s'il disparaissait de la scène du monde.
-
-[En marge: L'Impératrice officiellement investie de la régence.]
-
-Le sénatus-consulte fut adopté par le Sénat tel qu'il avait été
-proposé. Par ses lettres patentes Napoléon conféra à la régente la
-plénitude apparente de l'autorité souveraine, sauf l'interdiction de
-présenter des lois au Corps législatif, et des sénatus-consultes au
-Sénat, mais dans la pratique il restreignit l'usage de cette autorité
-par des précautions bien calculées, et il établit que la régente ne
-ferait rien sans la signature du prince Cambacérès. Il lui donna en
-outre pour secrétaire de la régence, devant remplir auprès d'elle les
-fonctions de ministre d'État, le sage duc de Cadore, M. de Champagny.
-Il ne pouvait assurément l'entourer de meilleurs conseils.
-
-[Date en marge: Avril 1813.]
-
-[En marge: Napoléon l'initie lui-même aux affaires.]
-
-Le 30 mars il investit l'Impératrice de sa nouvelle dignité. Environné
-des grands dignitaires de l'Empire, il la reçut dans la salle du
-trône, et il lui fit prêter serment de gérer en bonne mère, en fidèle
-épouse, en bonne Française, les augustes fonctions qui lui étaient
-attribuées. Cette formalité accomplie, il congédia l'assemblée, ne
-retint que les ministres, et fit assister l'Impératrice à un conseil
-où l'on traita des plus grandes affaires. Elle y parut attentive,
-curieuse, et point dépourvue d'intelligence. Pendant les jours qui
-suivirent, il continua de l'appeler à chaque conseil, discuta toutes
-choses devant elle, et prit soin de l'initier lui-même au
-gouvernement. Dans ce court apprentissage, il indiqua à ceux qui
-devaient la diriger ce qu'il fallait lui montrer ou lui cacher.
-Parcourant les rapports de police, il en écarta quelques-uns, et
-dit à l'archichancelier Cambacérès: Il ne faut point salir l'esprit
-d'une jeune femme de certains détails. Vous lirez ces rapports,
-et vous ferez choix de ceux qui devront être communiqués à
-l'Impératrice[14].--Puis il exclut encore, pour se le réserver, un
-genre d'affaires, c'était la nomination des officiers supérieurs de
-l'armée.--Ni vous ni l'Impératrice, dit-il à Cambacérès, ne connaissez
-le personnel de l'armée. Le ministre de la guerre seul le connaît, et
-je n'ai pas confiance en lui. Si je le laissais faire, il remplirait
-l'armée de sujets sur le dévouement desquels je ne pourrais pas
-compter, et je finirais par le destituer. Vous aurez donc soin de me
-renvoyer à signer tous les brevets.--Le ministre Clarke, duc de
-Feltre, laborieux, assidu à ses fonctions, affectant le dévouement,
-mais commençant à douter de la perpétuité de la dynastie impériale,
-cherchait volontiers auprès de tous les partis des appuis futurs. Il
-était violemment brouillé avec le ministre de la police. Napoléon
-n'était pas fâché de faire surveiller la fidélité un peu suspecte du
-duc de Feltre par la haine du duc de Rovigo, dans la sincérité duquel
-il avait toute confiance.
-
-[Note 14: Voici une lettre intéressante au duc de Rovigo, qui révèle
-ce genre de sollicitude.
-
-«_Au ministre de la police._
-
- »Erfurt, le 26 avril 1813.
-
-»Mon intention n'est pas que vous remettiez directement à
-l'Impératrice vos mémoires sur les affaires de police. Ce ne peut
-avoir aucun avantage, et j'y vois des inconvénients. L'Impératrice est
-trop jeune pour lui gâter l'esprit ou l'inquiéter par des détails de
-police. Vous ne devez donc adresser qu'à l'archichancelier la copie
-des rapports que vous me remettrez. L'archichancelier ne lui remettra
-que ce qu'il est bon qu'elle sache, et en traitant ces sortes
-d'affaires le plus légèrement possible.»]
-
-[En marge: Nominations tendant à conquérir des amis à la dynastie
-impériale.]
-
-Au moment de partir pour l'armée, Napoléon, cherchant à concilier des
-amis à son fils et à sa femme, aurait voulu faire une promotion
-considérable de sénateurs, afin d'étayer par des intérêts satisfaits
-le dévouement ébranlé d'un grand nombre de personnages. Mais cette
-mesure présentait un danger que le pénétrant archichancelier lui
-signala. Il ne restait que treize places vacantes au Sénat, et treize
-dotations disponibles. Faire plus de nominations qu'il n'y avait de
-vacances, c'était s'obliger ou à diviser davantage les ressources
-existantes, ou à augmenter les revenus du Sénat. La situation des
-finances ne permettant pas de recourir à ce dernier moyen, et ne
-voulant pas user du premier, de peur de mécontenter le Sénat, Napoléon
-ne nomma que treize nouveaux membres, qui n'ajoutèrent pas beaucoup,
-comme on le verra plus tard, à la fidélité de ce corps. Il prodigua en
-outre les décorations de l'ordre de la Réunion, et nomma duc le comte
-Decrès, auquel il avait fait attendre ce titre fort injustement, car
-ce n'était pas la faute de ce ministre si la marine n'avait pas eu de
-grands succès pendant l'ère impériale. Il choisit pour ses aides de
-camp le général Corbineau, qui avait miraculeusement trouvé le passage
-de la Bérézina, et l'illustre Drouot, qui rendait de si grands
-services dans l'artillerie de la garde, avec laquelle se gagnaient les
-batailles. Il ne se borna pas à ménager des amis à sa femme et à son
-fils, il chercha encore à leur épargner des embarras. Il avait rappelé
-d'Espagne le maréchal Soult, et permis à M. Fouché de revenir de sa
-sénatorerie. Il ne voulut pas laisser oisifs à Paris ces deux
-personnages, surtout le second. Il emmena le maréchal Soult avec lui,
-se proposant de lui donner un emploi dans sa garde, et il résolut,
-dès qu'il serait rentré dans les pays allemands, de confier à M.
-Fouché le gouvernement des provinces conquises.
-
-[En marge: Napoléon consacre 70 millions à l'achat de bons de la
-caisse d'amortissement pour les soutenir.]
-
-Il venait de terminer, après trois ou quatre semaines, la session du
-Corps législatif, et lui avait fait voter la loi de finances, ainsi
-que la loi relative à la vente des biens communaux. En attendant que
-les nouveaux bons de la caisse d'amortissement eussent obtenu la
-confiance du public, il en avait acheté pour la liste civile et le
-trésor extraordinaire pour environ 70 millions, ce qui était un grand
-secours donné à M. Mollien, mais une notable diminution des ressources
-métalliques renfermées aux Tuileries. Suivant sa coutume, il envoya
-quelques millions à Mayence, dans une caisse inconnue de tous ses
-ministres, pour qu'aucun d'eux ne comptât sur elle, et qu'il pût y
-trouver les moyens de pourvoir extraordinairement à ce qui manquerait
-à ses troupes.
-
-[En marge: Mesures relatives à l'exécution du concordat de
-Fontainebleau.]
-
-[En marge: Publication de ce concordat.]
-
-[En marge: Arrestation du cardinal di Pietro.]
-
-Avant de partir, il prit encore quelques mesures relativement au
-concordat de Fontainebleau. Le Pape, sans nier l'authenticité de ce
-concordat, ni la réalité de la signature par lui donnée, avait adopté
-le parti de ne pas exécuter le nouveau traité, en gardant du reste le
-plus complet silence sur ses intentions. Il ne parlait pas de sa
-translation à Avignon, pour laquelle d'ailleurs rien n'était encore
-prêt; il n'exerçait aucune des fonctions du pontificat; il n'avait pas
-fait choix d'un ministre pour communiquer avec le gouvernement
-français, n'avait pas davantage informé les diverses cours catholiques
-qu'on pouvait lui envoyer à Avignon des représentants accrédités.
-Quant aux fameuses bulles destinées à instituer les évêques nommés
-par Napoléon, tant de fois annoncées et depuis si longtemps attendues,
-il n'en disait rien, de manière que le gouvernement de l'Église
-restait toujours suspendu. Sur ces divers objets, Pie VII, revenant à
-un système de finesse qui n'était pas à lui, mais à ses conseillers,
-était loin de déclarer qu'il voulait renoncer au concordat de
-Fontainebleau et rétracter sa signature, mais il semblait indiquer que
-dans l'état des choses l'exécution de ce traité n'avait rien de
-pressant, et affectait de sommeiller plus que de coutume dans sa
-paisible retraite. Seulement les personnages actifs du parti de
-l'Église faisaient à Fontainebleau de fréquents voyages. Le bouillant
-Napoléon faillit s'emporter, et gâter par un éclat l'habileté de son
-rapprochement avec le Saint-Père. Mais mieux conseillé il se borna à
-profiter de ses avantages. Le Pape ayant signé le concordat
-publiquement, librement, Napoléon n'avait aucune raison de le tenir
-secret. À la vérité, il avait promis de ne le rendre public qu'après
-la communication qui devait en être faite aux cardinaux; mais la
-mauvaise foi dont on usait envers lui, le retard qu'on mettait à faire
-cette communication aux cardinaux, qui étaient tous réunis à Paris,
-les dénégations de beaucoup de gens d'église, assurant, les uns que le
-concordat n'existait pas, les autres qu'il avait été extorqué par la
-violence, donnaient enfin à Napoléon le droit de le publier. En
-conséquence il le fit insérer au Bulletin des lois, comme loi de
-l'État, devant recevoir son exécution à partir de cette insertion. Il
-prit ensuite ses mesures pour que l'institution des nouveaux prélats,
-signifiée officiellement au Pape, pût avoir lieu par le
-métropolitain, si le Pape ne l'accordait pas lui-même dans les six
-mois. En outre il restreignit le nombre des visiteurs à Fontainebleau,
-et désigna ceux qui pourraient être admis auprès du Pape. Enfin il
-ordonna, mais sans bruit, l'arrestation et la translation à quarante
-lieues de Paris du cardinal di Pietro, comme s'étant signalé par ses
-mauvais conseils en cette dernière circonstance. Il ne laissa point
-ignorer autour du Pape le motif de cette nouvelle rigueur. Au surplus
-il ne l'étendit à aucun autre des conseillers de Pie VII. C'était un
-avertissement qu'il voulait donner, mais point encore un éclat qu'il
-voulait faire.
-
-[En marge: Arrivée du prince de Schwarzenberg au moment où Napoléon
-allait quitter Paris.]
-
-[En marge: Attitude embarrassée du prince de Schwarzenberg.]
-
-[En marge: Ce prince n'ose pas dire à Napoléon les vérités qu'il est
-chargé de lui exposer.]
-
-Peu de jours avant son départ pour Mayence, survint le prince de
-Schwarzenberg, qui était annoncé comme le confident des plus secrètes
-résolutions du cabinet autrichien. Napoléon avait déjà réexpédié à
-Vienne M. de Bubna, dont il avait goûté l'esprit, caressé
-l'amour-propre, et encouragé autant que possible les bonnes
-dispositions pour la France. Il s'était fort appliqué à lui inculquer
-l'idée, qui en ce moment pouvait difficilement entrer dans une tête
-allemande, que l'Autriche devait chercher à refaire avec la France sa
-fortune délabrée. Il tenta la même chose auprès du prince de
-Schwarzenberg. Ce prince, qui ne haïssait point Napoléon, et avait
-lieu au contraire d'en être personnellement satisfait, commençait à se
-trouver fort embarrassé, car il ne voulait pas lui déplaire, et il
-tenait aussi à ménager les passions de son pays, bien qu'il fût loin
-de les partager entièrement. M. de Metternich l'avait envoyé pour
-questionner beaucoup plus que pour parler; il l'avait chargé surtout
-de savoir quelle paix Napoléon serait disposé à conclure, et de lui
-insinuer que l'Autriche ne tirerait l'épée que pour la paix, et pour
-une paix tout allemande. Dire cela à l'impétueux Napoléon, rayonnant
-de confiance et d'ardeur, n'était chose ni aisée ni agréable. Aussi le
-prince de Schwarzenberg n'avait-il accepté cette mission qu'à regret,
-et ne la remplissait-il qu'avec une sorte de mauvaise grâce. Il
-n'articula rien de clair ni de satisfaisant, parla seulement de la
-nécessité de la paix, du déchaînement des esprits en Allemagne, et
-n'osa exprimer qu'une très-petite partie de ce qu'il était chargé de
-dire. Napoléon du reste ne lui laissa ni le temps ni l'occasion de
-s'expliquer, chercha en le caressant beaucoup à l'entraîner dans ses
-projets, lui montra une confiance calculée, et prenant ses états de
-troupes qu'il avait toujours sur sa table à travail, s'efforça de lui
-persuader qu'il avait en France, en Allemagne, en Italie, en Espagne,
-onze ou douze cent mille hommes sous les armes, valant bien en qualité
-les jeunes Allemands qu'on devait lui opposer, ayant de bien autres
-officiers, et surtout un bien autre général. Il affirma qu'il allait
-écraser les Russes et les Prussiens, et les jeter au delà de la
-Vistule. Il tâcha ensuite de persuader au prince que c'était le cas
-pour l'Autriche de rendre la paix certaine et immédiate en se
-prononçant en faveur de la France, et de la rendre en outre la plus
-avantageuse qu'elle eût jamais conclue, en acceptant la Silésie, un
-million de Polonais, et l'Illyrie, toutes choses qu'il était prêt à
-lui donner. Le prince de Schwarzenberg, quoique doué d'une raison
-assez ferme, fut touché des calculs de Napoléon, essaya toutefois de
-lui dire qu'il aurait à combattre dans la prochaine campagne des
-troupes animées d'un violent fanatisme, que ce ne serait pas l'affaire
-d'une ou deux batailles, qu'il serait donc sage à lui de songer à
-négocier, que l'Autriche était toute prête à l'y aider, mais qu'elle
-ne pouvait cependant pas se battre contre l'Europe pour un arrangement
-qui ne serait en rien conforme aux voeux et aux intérêts de
-l'Allemagne. Mais Napoléon était beaucoup trop ardent pour qu'on pût
-avec de froides raisons l'arrêter dans ses élans. Le prince de
-Schwarzenberg vit bien qu'il voulait se battre à outrance, que rien ne
-l'en empêcherait, que probablement il aurait des succès, et pensa
-qu'il fallait attendre ces succès, et en connaître l'importance, avant
-de rien augurer et de rien résoudre. En conséquence il proféra
-quelques mots sans force et sans suite, puis se tut, n'osant pas même
-dire à Napoléon, sur un point très-important, la vérité qu'il savait,
-et qu'il eût été de sa loyauté de lui faire connaître. Ce point était
-relatif au corps auxiliaire autrichien. L'Autriche affectant de rester
-fidèle au traité d'alliance du 14 mars 1812, le corps auxiliaire
-autrichien devait toujours être à la disposition de Napoléon, et de
-plus son entrée en action était fort désirable en ce moment. Napoléon
-dit donc au prince de Schwarzenberg qu'il allait expédier à ce corps
-des ordres pour qu'il s'avançât avec le prince Poniatowski vers la
-haute Silésie, et qu'il espérait que ces ordres seraient exécutés. Le
-prince de Schwarzenberg qui savait bien que son gouvernement ne
-voulait plus tirer un coup de fusil, craignit de l'avouer à Napoléon,
-et eut la faiblesse de lui répondre que le corps autrichien obéirait.
-
-[En marge: Départ de Napoléon pour l'armée.]
-
-Après avoir vainement tenté de convertir le prince de Schwarzenberg,
-Napoléon adressa à ses alliés le grand-duc de Bade, le prince primat,
-le duc de Wurzbourg, les rois de Wurtemberg, de Bavière et de Saxe, la
-recommandation de préparer leur contingent, et surtout de lui expédier
-ce qu'ils auraient de cavalerie organisée. Il insista particulièrement
-auprès du roi de Saxe, retiré à Ratisbonne, lequel avait avec lui les
-2,400 beaux cavaliers dont nous avons parlé, et sur lesquels Napoléon
-comptait pour les adjoindre au corps du maréchal Ney. Il fit cette
-demande comme on donne un ordre absolu. Toutes ces dispositions
-terminées, et après avoir reçu les derniers embrassements de
-l'Impératrice, émue, désolée de cette séparation, il partit le 15
-avril, aussi ardent, aussi confiant qu'au début de ses plus belles
-campagnes! Heureuse et fatale confiance qui devait produire de grandes
-choses, mais, par son excès même, amener de nouveaux et irréparables
-désastres!
-
-
-FIN DU LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.
-
-
-
-
-LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.
-
-LUTZEN ET BAUTZEN.
-
- Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. -- Ce prince quitte
- Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M. de
- Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. -- Ce qui s'est passé à
- Vienne depuis la défection de la Prusse. -- La cour d'Autriche
- persévère plus que jamais dans son projet de médiation armée, et
- veut imposer aux puissances belligérantes une paix toute
- favorable à l'Allemagne. -- Efforts de cette cour pour ménager
- des adhérents à sa politique. -- Ce qu'elle a fait auprès du roi
- de Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la disposition des
- troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe, et la
- renonciation au grand-duché de Varsovie. -- L'Autriche ayant
- obtenu du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de ses
- forces militaires, en profite pour se débarrasser de la présence
- du corps polonais à Cracovie. -- Ne voulant pas rentrer en lutte
- avec les Russes, elle conclut un arrangement secret avec eux, par
- lequel elle doit retirer sans combattre le corps auxiliaire, et
- ramener le prince Poniatowski dans les États autrichiens. --
- Négociations de l'Autriche avec la Bavière. -- M. de Narbonne
- arrive à Vienne sur ces entrefaites. -- Accueil empressé qu'il
- reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. -- M. de Metternich
- cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix, et lui laisse
- entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix l'appui sérieux de
- l'Autriche. -- Il lui insinue de nouveau quelles pourront être
- les conditions de cette paix. -- M. de Narbonne ayant reçu de
- Paris ses dernières instructions, transmet à la cour de Vienne
- les importantes communications dont il est chargé. -- D'après ces
- communications, l'Autriche doit sommer la Russie, la Prusse et
- l'Angleterre de poser les armes, leur offrir ensuite la paix aux
- conditions indiquées par Napoléon, et si elles s'y refusent,
- entrer avec cent mille hommes en Silésie, afin d'en opérer la
- conquête pour elle-même. -- Manière dont M. de Metternich écoute
- ces propositions. -- Il paraît les accepter, déclare que
- l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui conseille, offrira la
- paix aux nations belligérantes, mais à des conditions qu'elle se
- réserve de fixer, et pèsera de tout son poids sur la puissance
- qui refuserait d'y souscrire. -- M. de Narbonne, s'apercevant
- bientôt d'un sous-entendu, veut s'expliquer avec M. de
- Metternich, et lui demande si, dans le cas où la France
- n'accepterait pas les conditions autrichiennes, l'Autriche
- tournerait ses armes contre elle. -- M. de Metternich cherche
- d'abord à éluder cette question, puis répond nettement qu'on
- agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable, en
- ayant du reste toute partialité pour la France. -- Évidence de
- la faute qu'on a commise en poussant soi-même l'Autriche à
- devenir médiatrice, d'alliée qu'elle était. -- Tout à coup on
- apprend que le corps d'armée du prince de Schwarzenberg rentre en
- Bohême, au lieu de se préparer à reprendre les hostilités, que le
- corps polonais doit traverser sans armes le territoire
- autrichien, que le roi de Saxe se retire de Ratisbonne à Prague
- pour se jeter définitivement dans les bras de l'Autriche. --
- Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. -- Il insiste pour que
- le corps autrichien, conformément au traité d'alliance, reste aux
- ordres de la France, et demande formellement si ce traité existe
- encore. -- M. de Metternich refuse de répondre à cette question.
- -- M. de Narbonne attend, pour insister davantage, de nouveaux
- ordres de sa cour. -- Surprise et irritation de Napoléon, arrivé
- à Mayence, en apprenant la retraite du corps autrichien, et
- surtout le projet de désarmer le corps polonais. -- Il ordonne au
- prince Poniatowski de ne déposer les armes à aucun prix, et
- enjoint à M. de Narbonne, sans toutefois provoquer un éclat, de
- faire expliquer la cour d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le
- secret de la conduite du roi de Saxe. -- Napoléon, au surplus, se
- promet de mettre bientôt un terme à ces complications par sa
- prochaine entrée en campagne. -- Ses dispositions militaires à
- Mayence. -- Bien qu'il ait préparé les éléments d'une armée
- active de 300 mille hommes, et d'une réserve de près de 200
- mille, Napoléon n'en peut réunir que 190 ou 200 mille au début
- des hostilités. -- Son plan de campagne. -- Situation des
- coalisés. -- Forces dont ils disposent pour les premières
- opérations. -- L'Autriche ne voulant pas se joindre à eux avant
- d'avoir épuisé tous les moyens de négociation, ils sont réduits à
- 100 ou 110 mille hommes pour un jour de bataille. -- Composition
- de leur état-major. -- Mort du prince Kutusof, le 28 avril, à
- Bunzlau. -- Marche des coalisés sur l'Elster, et de Napoléon sur
- la Saale. -- Habiles combinaisons de Napoléon pour se joindre au
- prince Eugène. -- Arrivée de Ney à Naumbourg, du prince Eugène à
- Mersebourg. -- Beau combat de Ney à Weissenfels le 29 avril, et
- jonction des deux armées françaises. -- Vaillante conduite de nos
- jeunes conscrits devant les masses de la cavalerie russe et
- prussienne. -- Arrivée de Napoléon à Weissenfels, et marche sur
- Lutzen le 1er mai. -- Mort de Bessières, duc d'Istrie. -- Projets
- de Napoléon en présence de l'ennemi. -- Il médite de marcher sur
- Leipzig, d'y passer l'Elster, et de se rabattre ensuite dans le
- flanc des coalisés. -- Position assignée au maréchal Ney, près du
- village de Kaja, pour couvrir l'armée pendant le mouvement sur
- Leipzig. -- Tandis que Napoléon veut tourner les coalisés,
- ceux-ci songent à exécuter contre lui la même manoeuvre, et se
- préparent à l'attaquer à Kaja. -- Plan de bataille proposé par le
- général Diebitch, et adopté par les souverains alliés. -- Le
- corps de Ney subitement attaqué. -- Merveilleuse promptitude de
- Napoléon à changer ses dispositions, et à se rabattre sur Lutzen.
- -- Mémorable bataille de Lutzen. -- Importance et conséquences
- de cette bataille. -- Napoléon poursuit les coalisés vers Dresde,
- et dirige Ney sur Berlin. -- Marche vers l'Elbe. -- Entrée à
- Dresde. -- Passage de l'Elbe. -- Maître de la capitale de la
- Saxe, Napoléon somme le roi Frédéric-Auguste d'y revenir sous
- peine de déchéance. -- Ce qui s'était passé à Vienne pendant que
- Napoléon livrait la bataille de Lutzen. -- M. de Narbonne
- recevant l'ordre de faire expliquer l'Autriche relativement au
- corps auxiliaire et au corps polonais, insiste auprès de M. de
- Metternich et lui remet une note catégorique. -- Prières de M. de
- Metternich pour détourner M. de Narbonne de cette démarche. -- M.
- de Narbonne ayant persisté, le cabinet de Vienne répond que le
- traité d'alliance du 14 mars 1812 n'est plus applicable aux
- circonstances actuelles. -- On reçoit à Vienne les nouvelles du
- théâtre de la guerre. -- Bien que les coalisés se vantent d'être
- vainqueurs, les résultats démontrent bientôt qu'ils sont vaincus.
- -- Satisfaction apparente de M. de Metternich. -- Empressement du
- cabinet de Vienne à se saisir maintenant de son rôle de
- médiateur, et envoi de M. de Bubna à Dresde pour communiquer les
- conditions qu'on croirait pouvoir faire accepter aux puissances
- belligérantes, ou pour lesquelles du moins on serait prêt à
- s'unir à la France. -- Napoléon, en apprenant ce qu'a fait M. de
- Narbonne, regrette qu'on ait poussé l'Autriche aussi vivement,
- mais la connaissance précise des conditions de cette puissance
- l'irrite au dernier point. -- Il prend la résolution de
- s'aboucher directement avec la Russie et l'Angleterre, d'annuler
- ainsi le rôle de l'Autriche après avoir voulu le rendre trop
- considérable, et de faire contre elle des préparatifs militaires
- qui la réduisent à subir la loi, au lieu de l'imposer. -- En
- attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser toute insistance, et
- de s'enfermer dans la plus extrême réserve. -- Napoléon envoie le
- prince Eugène à Milan pour y organiser l'armée d'Italie, et
- prépare de nouveaux armements dans la supposition d'une guerre
- avec l'Europe entière. -- Réception du roi de Saxe à Dresde. --
- Napoléon se dispose à partir de Dresde, afin de pousser les
- coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant une seconde
- bataille. -- Leur plan de s'arrêter à Bautzen et d'y combattre à
- outrance étant bien connu, Napoléon au lieu d'envoyer le maréchal
- Ney sur Berlin, le dirige sur Bautzen. -- Arrivée de M. de Bubna
- à Dresde au moment où Napoléon allait en partir. -- Habileté de
- M. de Bubna à supporter la première irritation de Napoléon, et à
- l'adoucir. -- Explication qu'il donne des conditions de
- l'Autriche. -- Modifications avec lesquelles Napoléon les
- accepterait peut-être. -- Napoléon feint de se laisser adoucir,
- pour gagner du temps et pouvoir achever ses nouveaux armements.
- -- Il consent à un congrès où seront appelés même les Espagnols,
- et à un armistice dont il se propose de profiter pour s'aboucher
- directement avec la Russie. -- Départ de M. de Bubna avec la
- réponse de Napoléon pour son beau-père. -- À peine M. de Bubna
- est-il parti que Napoléon, conformément à ce qui a été convenu,
- envoie M. de Caulaincourt au quartier général russe, sous le
- prétexte de négocier un armistice. -- Départ de Napoléon pour
- Bautzen. -- Distribution de ses corps d'armée, et marche du
- maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les derrières de
- Bautzen. -- Description de la position de Bautzen, propre à
- livrer deux batailles. -- Bataille du 20 mai. -- Seconde
- bataille du 21, dans laquelle les formidables positions des
- Prussiens et des Russes sont emportées après avoir été
- vaillamment défendues. -- Le lendemain 22, Napoléon pousse,
- l'épée dans les reins, les coalisés sur l'Oder. -- Combat de
- Reichenbach et mort de Duroc. -- Arrivée sur les bords de l'Oder
- et occupation de Breslau. -- Détresse des souverains coalisés, et
- nécessité pour eux de conclure un armistice. -- Après avoir
- refusé de recevoir M. de Caulaincourt de peur d'inspirer des
- défiances à l'Autriche, ils envoient des commissaires aux
- avant-postes afin de négocier un armistice. -- Ces commissaires
- s'abouchent avec M. de Caulaincourt. -- Leurs prétentions. --
- Refus péremptoire de Napoléon. -- Pendant les derniers événements
- militaires, M. de Bubna se rend à Vienne. -- Il y fait naître une
- sorte de joie par l'espérance de vaincre la résistance de
- Napoléon aux conditions de paix proposées, moyennant certaines
- modifications auxquelles on consent, et il revient au quartier
- général français. -- Napoléon, se sentant serré de près par
- l'Autriche, allègue ses occupations militaires pour ne pas
- recevoir immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de
- Bassano. -- S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se
- prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs
- conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un
- armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe
- cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans
- celle de gagner deux mois pour achever ses armements. --
- Conditions de cet armistice, et fin de la première campagne de
- Saxe, dite campagne du printemps.
-
-
-[Date en marge: Avril 1813.]
-
-[En marge: Suite de la mission du prince de Schwarzenberg.]
-
-[En marge: Ses entretiens avec Marie-Louise et M. de Bassano.]
-
-Après le départ de Napoléon, le prince de Schwarzenberg était resté
-confondu de tout ce qu'il avait vu et entendu, et très-mécontent de
-n'avoir ni pu ni osé exprimer une seule des vérités qu'il avait
-mission de dire à la cour de France. Il essaya de se montrer plus
-ouvert avec l'Impératrice, auprès de laquelle il avait accès, car,
-outre qu'il était pour elle Allemand et ambassadeur de son père, il
-avait été le négociateur de son mariage, et avait par conséquent tous
-les titres pour en être écouté. Malheureusement ses discours à cette
-princesse ne pouvaient pas avoir grand effet. Marie-Louise, éblouie du
-prestige dont elle était entourée, éprise alors de son époux qui lui
-plaisait, et qui la comblait de soins, formait des voeux ardents pour
-ses triomphes, mais n'avait sur lui aucun crédit. Ses yeux étaient
-encore rouges des larmes qu'elle avait versées en le quittant,
-lorsqu'elle reçut l'ambassadeur de son père. Elle écouta avec chagrin
-ce que lui dit le prince de Schwarzenberg sur les dangers de la
-situation présente, sur les passions soulevées en Europe contre la
-France, sur la nécessité de conclure la paix avec les uns, et de la
-conserver au moins avec les autres. Pour toute réponse la jeune
-Impératrice répéta ce qu'on lui avait appris à dire des forces
-immenses de Napoléon; mais entendant peu ce qui avait rapport à la
-guerre, elle se borna surtout à demander qu'on ménageât sa situation
-en France, et qu'après l'y avoir envoyée comme un gage de paix, on ne
-l'exposât pas à devenir une nouvelle victime des orages
-révolutionnaires. Les infortunes de Marie-Antoinette avaient laissé un
-tel souvenir dans les esprits, que souvent Marie-Louise se sentait
-saisie de terreurs subites, et se regardait comme en grand danger si
-l'Autriche était encore une fois en guerre avec la France. Elle parla
-de ses craintes au prince de Schwarzenberg, mais sans le toucher
-beaucoup, car il ne les prenait pas au sérieux, et d'ailleurs il
-pensait en politique et en militaire, et bien qu'un peu gêné par les
-faveurs qu'il avait reçues de la cour de France, il songeait
-par-dessus tout à la fortune de son pays et à la sienne. Il ne pouvait
-pas résulter grand'chose de pareils entretiens. Ceux que le prince de
-Schwarzenberg eut avec M. de Bassano, qui était resté quelques jours
-encore à Paris, auraient pu avoir plus d'utilité, mais n'en eurent
-malheureusement aucune.
-
-Lors du mariage de Marie-Louise, le prince de Schwarzenberg avait
-poussé l'intimité avec M. de Bassano presque jusqu'à l'intrigue; ils
-étaient donc très-familiers l'un avec l'autre, et pouvaient se parler
-librement. M. de Schwarzenberg tenta de dire la vérité, sans y
-apporter cependant tout le courage qu'il aurait dû y mettre, et qui
-plus tard l'aurait excusé de manquer à la reconnaissance envers
-Napoléon, s'il ne parvenait pas à en être écouté. Il essaya de
-contester quelque peu les allégations de M. de Bassano, de rabattre
-quelque chose des immenses armements dont ce ministre faisait un
-continuel étalage, de parler de l'inexpérience de notre infanterie,
-surtout de la destruction de notre cavalerie, de la fureur patriotique
-que nous allions rencontrer chez les coalisés, des passions qui
-entraînaient en ce moment les peuples de l'Europe et dominaient les
-gouvernements eux-mêmes, de l'impossibilité où serait l'Autriche de se
-battre contre l'Allemagne pour la France, à moins qu'elle ne parût le
-faire pour une paix tout allemande. M. de Bassano ne sembla guère
-comprendre ces vérités, et avec une naïveté qui honorait sa bonne foi,
-mais pas du tout son jugement politique, allégua souvent le traité
-d'alliance, et surtout le mariage. Le prince de Schwarzenberg perdant
-patience, laissa échapper ces mots: Le mariage, le mariage!... la
-politique l'a fait, la politique pourrait le défaire!--À ce cri de
-franchise sorti de la bouche du prince de Schwarzenberg, M. de
-Bassano, surpris, commença à entrevoir la situation; mais au lieu de
-venir au secours de la faiblesse de son interlocuteur, qui n'osait
-pas avouer ce qu'il savait, c'est que l'Autriche ne se battrait point
-pour nous contre les Allemands, qu'elle se joindrait même à eux si
-nous n'acceptions pas la paix qu'elle avait imaginée, il feignit de ne
-pas comprendre, afin de n'avoir pas à répondre, et se prêta à ce que
-l'entretien se terminât par de nouvelles et mensongères protestations
-de fidélité à l'alliance. Sans doute, paraître n'avoir pas compris,
-afin d'éviter un éclat, pouvait être habile, bien qu'une explication
-franche, amicale et complète eût été beaucoup plus habile à notre
-avis; mais en dissimulant avec le représentant de l'Autriche, il
-fallait au moins ne pas dissimuler avec Napoléon; il fallait lui dire
-à lui ce qu'on affectait de n'avoir pas entendu d'un autre, c'est que,
-s'il ne faisait pas des sacrifices, il aurait l'Autriche de plus sur
-les bras, et succomberait sous une coalition de l'Europe entière. M.
-de Bassano jugea qu'il valait mieux ne rien répéter à l'Empereur de ce
-qu'il avait recueilli, afin de ne pas l'irriter contre l'Autriche.
-L'intention était honnête assurément; mais on perd, en les servant
-ainsi, les maîtres qu'on n'a point habitués au langage de la vérité.
-Si le monde entier, si la nature des choses devaient les ménager comme
-on les ménage soi-même, il se pourrait que taire le mal ce fût le
-conjurer; mais comme il n'y a de soumis que soi, les faits qu'on leur
-laisse ignorer ne font que s'aggraver, grandir et se convertir bientôt
-en désastres!
-
-[En marge: Le prince de Schwarzenberg quitte Paris sans avoir pu dire
-les vérités qu'il nous importait le plus de connaître.]
-
-Le prince de Schwarzenberg partit de Paris fort mécontent de tout ce
-qu'il avait vu, et, s'il avait été juste, il aurait dû être aussi
-mécontent de lui que des autres, car il n'avait pas même su faire
-entendre autant de vérités que son gouvernement l'avait autorisé à en
-dire, et autant qu'il en devait à Napoléon, pour se laver envers lui
-de tout reproche d'ingratitude, en acceptant le nouveau rôle qu'il
-allait bientôt jouer.
-
-[En marge: Ce qui se passait à Vienne pendant que Napoléon achevait
-ses préparatifs de guerre.]
-
-[En marge: Embarras et dissimulation forcée de l'Autriche.]
-
-À Vienne les choses ne se passaient pas mieux, bien qu'avec beaucoup
-plus de clairvoyance et d'esprit de la part des représentants de la
-France et de l'Autriche. Tandis que M. de Narbonne était en route pour
-s'y rendre, la situation avait encore empiré pour nous, et M. de
-Metternich et l'empereur, pressés entre l'opinion universelle de
-l'Allemagne qui les sommait de se joindre à la coalition, et la France
-envers laquelle ils étaient engagés, ne savaient plus comment se tirer
-d'embarras, et se trouvaient condamnés chaque jour à de plus pénibles
-dissimulations. Leur but n'avait pas changé, car il n'y en avait qu'un
-de sage et d'honnête à poursuivre dans leur situation. Passer de
-l'état d'allié de la France à celui d'allié de la Russie, de la
-Prusse, de l'Angleterre, par un état intermédiaire, celui d'arbitre,
-imposer aux uns comme aux autres une paix avantageuse à l'Allemagne,
-se tenir à ce rôle intermédiaire le plus longtemps possible, ne se
-réunir à la coalition qu'à la dernière extrémité, était aux yeux du
-prudent empereur, de l'habile ministre, la seule conduite à tenir.
-Pour l'empereur, elle conciliait, comme nous l'avons dit, ses intérêts
-de souverain allemand avec ses devoirs de père; pour le ministre, elle
-offrait une manière convenable de passer d'une politique à l'autre,
-et de rester décemment à la tête des affaires. Pour les deux elle
-avait le grand mérite d'épargner à l'Autriche la guerre avec la
-France, qui, à leurs yeux, présentait toujours des chances
-singulièrement effrayantes. Mais faire accepter aux coalisés, exaltés
-par la haine et l'espérance, cette lente transition vers eux, faire
-accepter à Napoléon des conseils modérés, était une chose presque
-impossible, dans laquelle toute la dextérité du monde pouvait échouer,
-surtout au milieu des incidents continuels d'une situation
-extraordinaire. Il eût été plus commode sans aucun doute de
-s'expliquer nettement et immédiatement avec tous, de dire aux coalisés
-comme à Napoléon qu'on voulait la paix, qu'on la voulait allemande
-pour l'Allemagne d'abord, dont on devait avoir les intérêts à coeur,
-pour l'Europe ensuite, à l'équilibre de laquelle une Allemagne
-indépendante était indispensable; que, pouvant jeter dans la balance
-un poids décisif, on était prêt à le faire contre celui qui
-n'admettrait pas complétement et tout de suite ce système de
-pacification générale. Mais parler ainsi avant d'avoir deux cent mille
-hommes en Bohême pouvait être chose hasardeuse en présence d'un
-caractère aussi impétueux que Napoléon, et d'une coalition aussi
-enivrée de succès inespérés que l'était celle de la Russie, de
-l'Angleterre et de la Prusse. Il était donc prudent de gagner du temps
-avant de s'expliquer. Le cabinet autrichien n'y négligea rien: il
-était en fonds d'habileté pour réussir dans une tâche pareille.
-
-[En marge: Ses efforts pour former en Allemagne un parti favorable à
-la médiation.]
-
-[En marge: Secrètes menées auprès du roi de Saxe.]
-
-[En marge: L'Autriche voudrait arracher ce prince des mains des
-Français, et le conduire en Bohême pour en disposer à son gré.]
-
-[En marge: Le principal désir de l'Autriche serait d'amener le roi de
-Saxe à renoncer au grand-duché de Varsovie, et de se débarrasser du
-corps polonais retiré aux frontières de Gallicie.]
-
-[En marge: Embarras que cause à l'Autriche le corps polonais, surtout
-par rapport au corps auxiliaire autrichien avec lequel il n'a cessé de
-marcher.]
-
-[En marge: Convention secrète avec les Russes, pour éviter de
-nouvelles hostilités avec eux.]
-
-D'abord il avait voulu en Allemagne même se ménager des adhérents à sa
-politique médiatrice, et il les avait cherchés parmi les princes
-engagés comme lui dans l'alliance française, par prudence ou par
-intérêt. Il avait commencé par s'adresser secrètement à la Prusse,
-qui, avec une mobilité tenant à sa position et aux passions de son
-peuple, avait versé tout d'un coup de la médiation dans la guerre. Ne
-pouvant plus se servir de la Prusse, il avait, toujours en secret,
-tourné ses efforts vers la Saxe et la Bavière, qui ne demandaient pas
-mieux que d'avoir la paix, surtout de l'avoir avantageuse à
-l'Allemagne, et il les avait rattachées à sa politique. Il avait
-amené, comme on l'a vu, le roi de Saxe à quitter Dresde, à nous
-refuser son contingent en cavalerie, et à enfermer dans Torgau son
-contingent en infanterie. Mais ce n'était plus assez, il voulait
-maintenant le conduire de Ratisbonne à Prague, pour en disposer plus
-complétement, et lui faire adopter toutes ses vues. La principale de
-ces vues consistait à obtenir du vieux roi le sacrifice de la Pologne,
-présent bien flatteur de Napoléon, mais présent chimérique et
-dangereux, dont la campagne de Moscou venait de démontrer le péril et
-l'inanité. Ayant le consentement du roi de Saxe pour la suppression du
-grand-duché de Varsovie, le cabinet autrichien espérait trouver moins
-de difficultés de la part de Napoléon, qui n'aurait plus l'embarras et
-le désagrément d'abandonner un allié pour lequel il avait toujours
-affiché la plus grande faveur. Alors, avec les territoires qui
-s'étendent du Bug à la Warta, on avait de quoi reconstituer la Prusse,
-on délivrait la Russie de ce grand-duché de Varsovie, qui était pour
-elle un fantôme accusateur et menaçant; on lui donnait quelque chose
-pour le duc d'Oldenbourg, et on reprenait pour soi, ce qui au milieu
-de beaucoup de vues de bien public n'était pas indifférent à
-l'Autriche, la portion de la Gallicie perdue après la bataille de
-Wagram. C'était donc un point bien important à obtenir du roi de Saxe,
-et on poursuivait cet objet auprès de lui avec secret, dextérité et
-insistance. On voulait enfin que la Saxe n'employât ses forces qu'avec
-celles de l'Autriche, en même temps, dans la même mesure. Ses forces
-consistaient dans la belle cavalerie qui avait suivi la cour, dans les
-dix mille hommes d'infanterie cantonnés à Torgau, dans la place de
-Torgau elle-même, dans la forteresse de Koenigstein sur l'Elbe, et
-enfin dans le contingent polonais du prince Poniatowski, qui s'était
-retiré vers Cracovie à la suite du prince de Schwarzenberg. Cette
-dernière partie des forces saxonnes était la plus intéressante aux
-yeux de l'Autriche, non à cause de son importance militaire, mais à
-cause de sa position toute spéciale. Il fallait empêcher en effet que
-le corps polonais, à la réouverture prochaine des hostilités, ne se
-mit en mouvement sur l'ordre qu'il recevrait de Napoléon, et n'attirât
-ainsi les Russes vers la Bohême. Ajoutez qu'à la reprise des
-hostilités ce n'était pas seulement aux Polonais que Napoléon devait
-envoyer des ordres de mouvement, mais au corps autrichien lui-même.
-Pour dénouer tant de complications, M. de Metternich, avec sa
-fertilité d'esprit ordinaire, avait imaginé un premier moyen, adroit
-mais dangereux s'il était divulgué, c'était de continuer par
-convention écrite ce qu'on avait déjà fait par convention tacite,
-c'est-à-dire de se retirer devant les Russes en feignant d'y être
-contraint par des forces supérieures. En conséquence, employant à un
-double usage M. de Lebzeltern, qui avait été envoyé à Kalisch pour y
-offrir la médiation autrichienne, on était convenu des faits suivants
-par une note, échangée entre les parties, qu'on s'était promis de
-tenir à jamais secrète. Le général russe, baron de Sacken, dénoncerait
-l'armistice par lequel les Russes avaient suspendu les hostilités avec
-les Autrichiens à la fin de la dernière campagne, et feindrait de
-déployer sur leur flanc une force considérable; ceux-ci, de leur côté,
-feindraient de se retirer par nécessité, repasseraient la haute
-Vistule, abandonneraient Cracovie, rentreraient en Gallicie, et
-emmèneraient le corps polonais de Poniatowski avec eux, en l'obligeant
-à subir cette prétendue nécessité. Une fois arrivés là, les Russes
-s'arrêteraient et respecteraient les frontières autrichiennes. Mais
-pour ne pas garder les Polonais si près du grand-duché de Varsovie, et
-surtout pour ne pas les laisser séjourner au milieu de la Gallicie, à
-laquelle ils pouvaient mettre le feu, le cabinet autrichien voulait
-convenir avec le roi de Saxe, leur grand-duc, de les ramener à travers
-les États autrichiens sur l'Elbe, où Napoléon ferait d'eux ce qu'il
-lui plairait. On aurait ainsi résolu l'une des plus grosses
-difficultés du moment.
-
-Les Russes avaient accepté la secrète convention dont nous venons de
-parler, et M. de Nesselrode, devenu, non pas encore en titre mais en
-fait, le ministre dirigeant d'Alexandre, s'était hâté de la signer.
-Restait à faire agréer ces divers arrangements au roi de Saxe.
-
-[En marge: Le roi de Saxe adhère à tout ce que lui suggère l'Autriche,
-mais oppose quelque résistance relativement au grand-duché de
-Varsovie.]
-
-Ce pauvre roi, horriblement tourmenté, ne sachant plus à qui se
-donner, mais suivant volontiers l'Autriche, dont la position
-ressemblait fort à la sienne, avait consenti à tout ce qu'on lui avait
-proposé. Il avait stipulé à l'égard de sa cavalerie conduite à
-Ratisbonne, de son infanterie enfermée dans Torgau, de la place de
-Torgau et de celle de Koenigstein, qu'il ne serait usé de ces forces
-et de ces places que d'accord avec l'Autriche, conjointement avec
-elle, et conformément à son plan de médiation. À l'égard des troupes
-polonaises, il avait consenti que, rentrées en Gallicie, on leur ôtât
-momentanément leurs armes, sauf à les leur rendre ensuite, et qu'on
-les conduisît à travers les États autrichiens, en leur fournissant
-tout ce dont elles auraient besoin, à un point de la Bavière ou de la
-Saxe qui serait ultérieurement désigné. Par malheur pour cette
-combinaison, il se trouvait dans les troupes polonaises un bataillon
-de voltigeurs français, et ce n'était pas une médiocre affaire de
-désarmer des Français, surtout en prétendant rester les alliés de la
-France.
-
-Ce point obtenu, il fallait arracher au roi de Saxe l'abandon
-définitif du duché de Varsovie, afin d'ôter à Napoléon, avons-nous
-dit, un embarras et un argument, et l'Autriche voulait proposer à la
-Saxe comme dédommagement de la Pologne la jolie principauté d'Erfurt,
-jusqu'ici gardée en dépôt par la France, et un moment offerte en
-dédommagement au duc d'Oldenbourg. Mais la Saxe, tout en cédant aux
-vues de l'Autriche, s'était défendue quand on lui avait parlé du
-sacrifice du grand-duché de Varsovie, car Erfurt, quoique une jolie
-enclave de ses États, ne valait pas cette glorieuse couronne de
-Pologne, qui un siècle auparavant brillait si bien au front des
-princes de Saxe. Aussi le cabinet autrichien voulait-il amener le roi
-de Saxe de Bavière en Bohême, pour mieux disposer de lui. Afin de l'y
-attirer, il faisait valoir auprès de ce prince l'avantage d'être à
-Prague dans un pays inviolable, et à quelques heures de Dresde, en
-mesure par conséquent de parler chaque jour à ses sujets, et de
-conserver leur affection.
-
-[En marge: Menées de l'Autriche auprès de la Bavière.]
-
-Les négociations entamées avec la Bavière étaient tout aussi
-délicates, et présentaient même beaucoup plus de difficultés. Outre
-qu'il fallait lui faire agréer un projet de médiation qui était tout à
-fait en dehors de la politique de Napoléon (ce qui ne laissait pas
-d'avoir ses dangers), il fallait la disposer à un sacrifice nullement
-utile à la cause générale, mais très-utile à l'Autriche, c'était le
-rétablissement de la frontière de l'Inn, entamée aux dépens de
-l'Autriche et au profit de la Bavière par le traité de paix de 1809.
-Ici il n'y avait que la menace à employer, et aucun dédommagement à
-offrir, car il ne se trouvait autour de la Bavière que les territoires
-de Baden, de Wurtemberg, de Saxe, qu'on n'aurait su comment démembrer
-au profit d'un voisin. La tâche était difficile, et on courait la
-chance que la Bavière mécontente ne révélât tout à Napoléon. Quant à
-nos alliés de Bade, de Wurtemberg, l'Autriche n'avait pu les aborder
-qu'avec beaucoup de ménagements, leur voisinage des bords du Rhin les
-rendant tout à fait dépendants de la domination vigilante de Napoléon.
-
-[En marge: Arrivée de M. de Narbonne à Vienne.]
-
-[En marge: Opposition absolue entre les idées qu'il est chargé de
-proposer, et les idées de l'Autriche.]
-
-C'est au milieu de ce travail subtil et secret que M. de Narbonne
-vint surprendre l'Autriche, et lui apporter des vues malheureusement
-bien différentes des siennes. Au lieu du projet de reconstituer la
-Prusse, et de rendre l'Allemagne indépendante, M. de Narbonne
-apportait un bouleversement de l'Allemagne plus grand encore que celui
-auquel on voulait remédier, c'est-à-dire la Prusse détruite
-définitivement, la Saxe substituée à la Prusse, et l'Autriche payée il
-est vrai par la Silésie, mais plus dépendante que jamais! Certes il
-n'y avait pas avec de telles propositions grand moyen de s'entendre;
-ajoutez que M. de Narbonne, récemment entré dans la faveur de
-Napoléon, arrivait naturellement avec le désir de se distinguer, et
-surtout avec la prétention de n'être pas comme son prédécesseur dupe
-de M. de Metternich! Dispositions dangereuses, quoique fort
-concevables, car ce qu'il y aurait eu de mieux, c'eût été de paraître
-dupe sans l'être, et même de l'être réellement, plutôt que de forcer
-l'Autriche à se prononcer, en lui montrant qu'on l'avait devinée.
-
-[En marge: Brillant accueil fait à M. de Narbonne.]
-
-[En marge: M. de Metternich s'efforce auprès de M. de Narbonne, comme
-auprès de M. Otto, de savoir quelle paix la France serait disposée à
-conclure.]
-
-L'accueil de M. de Metternich à M. de Narbonne fut des plus empressés
-et des plus flatteurs. M. de Metternich, ne se contentant pas d'être
-un esprit politique profond, se piquait d'être aussi un esprit aimable
-et sincère, et savait l'être au besoin. Il fit avec M. de Narbonne
-assaut de grâce; il l'accueillit comme un ami auquel il n'avait rien à
-cacher, et avec le secours duquel il voulait sauver la France,
-l'Autriche, l'Europe d'une affreuse catastrophe, en s'expliquant
-franchement et tout de suite sur toutes choses. Il se donna donc
-beaucoup de peine pour savoir si M. de Narbonne apportait enfin
-quelques concessions à la politique européenne, qui prouvassent de la
-part de Napoléon une disposition à la paix. Mais M. de Narbonne
-attendait encore de Paris ses dernières instructions, dans lesquelles
-on devait lui tracer point par point la manière dont il ferait
-successivement à l'Autriche les importantes ouvertures dont on allait
-le charger. Jusque-là il n'avait presque rien à dire, si ce n'est que
-Napoléon entendait ne rien céder, mais que si l'Autriche voulait
-devenir sa complice, il la payerait bien, avec des territoires qu'on
-prendrait n'importe à qui. En pareille situation, se taire, beaucoup
-écouter, beaucoup deviner, en attendant qu'il pût parler, était tout
-ce que M. de Narbonne avait de mieux à faire, et c'est ce qu'il fit.
-Comme il ne parlait pas, M. de Metternich essaya de parler. Il dit des
-choses qu'on aurait dû deviner sans qu'il les dît, et qu'on aurait au
-moins dû comprendre, quand il prenait soin de les répéter si souvent,
-et avec une bonne volonté si évidente de les rendre utiles. On était à
-Vienne, suivant M. de Metternich (et il disait vrai), dans une
-position des plus difficiles depuis la défection de la Prusse.
-L'Allemagne entière demandait qu'on se joignît aux Russes et aux
-Anglais contre les Français. Toutes les classes à Vienne, quoique
-moins hardies qu'à Berlin, tenaient au fond le même langage, et ce
-qu'il y avait de plus grave, c'est que l'armée partageait leur avis.
-Tout le monde voulait qu'on profitât de l'occasion pour affranchir
-l'Allemagne du joug de la France, et pour faire cesser un état de
-choses intolérable. L'Autriche savait sans doute tout ce qu'il y
-avait d'exagéré, d'imprudent dans ce langage. Elle savait que
-Napoléon était très-puissant, très-redoutable, qu'il ne fallait pas
-s'attaquer à lui témérairement; et lui, M. de Metternich, n'allait pas
-retomber dans les fautes dont il avait voulu détourner la politique
-autrichienne par le mariage de Marie-Louise. Il n'oubliait donc ni la
-puissance de Napoléon, ni le mariage, ni le traité d'alliance du mois
-de mars 1812, et il ne se laisserait pas plus conduire par le peuple
-des capitales que par celui des salons et des états-majors. Il fallait
-pourtant reconnaître des vérités qui étaient évidentes, et ne pas
-tomber soi-même dans l'aveuglement qu'on reprochait à ses adversaires;
-il fallait se dire qu'il y avait en Europe un soulèvement universel
-des esprits contre la France, au moins contre son chef, et en France
-même un besoin de repos bien légitime; qu'on gagnerait des batailles
-sans doute, mais que des batailles ne suffiraient pas longtemps pour
-résister à un tel mouvement; qu'il fallait donc pactiser, pactiser en
-conservant sa juste grandeur, mais sans vouloir opprimer
-l'indépendance des autres, au point de rendre leur situation
-intolérable.--M. de Metternich ajoutait que l'Autriche n'avait que des
-vues droites, modérées, qu'elle voulait rester l'alliée de la France,
-qu'on ne pouvait pas cependant exiger d'elle qu'elle versât le sang de
-ses peuples pour appesantir une chaîne dont elle portait sa lourde
-part; que si on lui demandait d'appuyer de toutes ses forces un projet
-de paix acceptable par l'Europe, ses peuples lui pardonneraient
-peut-être de demeurer unie à la France pour un tel but, mais que dans
-le cas contraire, elle exciterait chez ses propres sujets un
-soulèvement universel. À ce propos, M. de Metternich citait des
-arrestations de personnages considérables, celle de M. de Hormayer
-notamment, et en outre des destitutions nombreuses, qu'on avait été
-obligé d'ordonner pour imposer silence aux plus turbulents des
-patriotes germaniques. Mais il faisait remarquer qu'il y a terme à
-tout, que le cabinet était un nageur nageant vigoureusement contre le
-courant, mais ne pouvant le remonter que si Napoléon lui tendait la
-main. Puis craignant qu'il n'y eût quelque apparence ou de blâme ou de
-menace dans ses paroles, il se confondait en protestations
-d'attachement, d'estime, d'admiration pour Napoléon, et tenait,
-disait-il, à se séparer de tous ceux qui voudraient tendre à
-l'abaisser.--L'abaisser, grand Dieu! s'écriait spirituellement M. de
-Metternich; il s'agit de le laisser grand trois ou quatre fois comme
-Louis XIV. Ah! s'il voulait se contenter d'être grand de la sorte,
-combien il nous rendrait tous heureux, et combien il assurerait
-l'avenir de son fils, avenir qui est devenu le nôtre!--
-
-[En marge: M. de Narbonne ne répondant que par de vagues généralités,
-M. de Metternich lui dit assez clairement quelle est la paix que
-voudrait l'Autriche.]
-
-M. de Metternich n'obtenant en réponse à ces généralités si vraies que
-des généralités banales sur l'étendue de nos armements, sur nos
-prochaines victoires, sur la nécessité de nous ménager, renouvelait
-avec adresse, et avec un regard interrogateur, ces coups de sonde déjà
-donnés dans la profondeur de notre ambition. Il répétait alors ce
-qu'il avait dit déjà plusieurs fois, sur l'impossibilité de maintenir
-la chimère du grand-duché de Varsovie, condamnée par la campagne de
-1812; sur la nécessité de renforcer les puissances intermédiaires,
-et, par préférence à toutes, la Prusse, seule capable de remplacer la
-Pologne à jamais détruite; sur la nécessité de reconstituer
-l'Allemagne; sur l'impossibilité de faire durer la Confédération du
-Rhin, institution à jamais ruinée dans l'esprit des peuples
-germaniques, et beaucoup plus incommode qu'utile à Napoléon; sur
-l'impossibilité de faire agréer par les puissances belligérantes
-l'adjonction définitive au territoire français de Lubeck, Hambourg,
-Brême; sur tous les points enfin que nous avons précédemment indiqués,
-et à l'égard desquels s'était déjà manifestée clairement la pensée du
-cabinet autrichien.--Nous aurons déjà bien assez de peine, ajoutait M.
-de Metternich, d'empêcher qu'on ne parle de la Hollande, de l'Espagne,
-de l'Italie! L'Angleterre en parlera probablement, et si elle cède sur
-la Hollande et sur l'Italie, elle ne cédera certainement pas sur
-l'Espagne. Mais nous n'en dirons rien pour ne pas compliquer les
-affaires, et, s'il le faut, nous laisserons l'Angleterre de côté, et
-nous traiterons sans elle. Nous amènerons peut-être la Russie et la
-Prusse à s'en séparer, si nous leur présentons des conditions
-acceptables, et, dans ce cas, la France nous retrouvera ses fidèles
-alliés! Mais, de grâce, qu'elle s'explique, qu'elle nous fasse
-connaître ses intentions, et qu'elle nous rende possible de rester ses
-alliés, en nous donnant à soutenir une cause raisonnable, une cause
-que nous puissions avouer à nos peuples!--Quant à ce qui concernait
-particulièrement les intérêts autrichiens, M. de Metternich montrait
-un dégagement de toute préoccupation qui prouvait bien qu'il n'avait
-qu'à puiser à droite ou à gauche dans les offres qu'on faisait de tous
-les côtés à l'Autriche!--Que ne lui offrait-on pas en effet,
-disait-il, de la part des coalisés!... Mais il n'écouterait pas leurs
-folles propositions; il se contenterait de ce qu'on ne pouvait pas
-refuser à l'Autriche, de cette portion de la Gallicie qu'on lui avait
-prise en 1809 pour agrandir l'impossible duché de Varsovie, des
-provinces illyriennes dont la France avait promis la restitution, et
-il parlait de cela comme d'une chose faite, assurée, irrévocable,
-tandis qu'il en avait à peine été dit quelques mots entre les cabinets
-français et autrichien.
-
-[En marge: L'empereur François confirme en tout le langage tenu par M.
-de Metternich.]
-
-Tel fut le langage (d'ailleurs peu nouveau) de M. de Metternich.
-L'empereur François, plus mesuré, moins hardi dans ses entretiens, se
-contenta, en recevant personnellement M. de Narbonne de la façon la
-plus gracieuse, de lui dire combien il était satisfait du bonheur que
-sa fille avait trouvé en France, combien il appréciait le génie de son
-gendre, combien il tenait à rester son allié; mais il ne lui dissimula
-pas qu'il ne pouvait l'être que dans l'intérêt de la paix, car ses
-peuples ne lui pardonneraient point de l'être pour un autre but. Il
-ajouta que cette paix, il faudrait l'acheter de deux manières, par des
-victoires et par des sacrifices; que son gendre avait bien fait
-d'employer ses grands talents à créer de vastes ressources, car la
-lutte serait plus opiniâtre encore qu'il ne l'imaginait; mais enfin
-qu'avec des succès il amènerait sans doute ses adversaires à des idées
-plus modérées, et que si, après les avoir vaincus, il voulait accorder
-au repos des peuples quelques sacrifices nécessaires, l'Autriche s'y
-employant fortement, on arriverait à une paix durable, paix que son
-gendre après tant de travaux glorieux devait lui-même désirer, et
-qu'il souhaitait vivement, quant à lui, non-seulement comme souverain,
-mais comme père, car elle assurerait le bonheur de sa fille chérie, et
-l'avenir d'un petit-fils auquel il portait l'intérêt le plus tendre.
-
-À toutes ces manifestations M. de Narbonne avait répondu du mieux
-qu'il avait pu, toujours en vantant la grandeur de son maître, en
-répétant qu'il fallait le ménager, et s'était servi de l'art, qu'il
-avait appris dans les salons, de couvrir de beaucoup d'aisance et de
-grâce l'impossibilité de rien dire de sérieux. Du reste, tout en
-faisant bonne contenance, il avait deviné le secret des intentions
-autrichiennes. L'Autriche évidemment n'était pas disposée à tirer le
-canon pour la France contre l'Allemagne; toutefois elle n'entendait
-pas, comme la Prusse, passer brusquement de l'alliance à la guerre.
-L'empereur ne voulait pas oublier complétement son rôle de père; le
-ministre voulait opérer décemment sa transition d'une politique à
-l'autre, et ils songeaient à se présenter comme médiateurs, à offrir
-une paix acceptable, et à peser de tout leur poids sur les uns et les
-autres pour la faire accepter. Une preuve de ce projet ressortait de
-toutes parts. L'Autriche armait, non pas avec le génie de Napoléon,
-mais avec une précipitation au moins égale, et sans précisément le
-nier, elle n'en disait rien. Bien certainement elle nous l'eût dit,
-s'en serait même vantée, si elle eût armé pour nous.
-
-[En marge: M. de Narbonne, bientôt éclairé par ce qu'il voit, comprend
-qu'on ne peut faire de l'Autriche un instrument des desseins de
-Napoléon.]
-
-Tout de suite M. de Narbonne jugea que ce qu'on pourrait obtenir de
-mieux de cette cour, ce serait la neutralité, et qu'avec des
-ménagements, en lui parlant peu, et en ne lui demandant rien, on la
-retiendrait assez longtemps dans un rôle inactif, qui devait nous
-suffire. Il y aurait eu sans doute mieux à faire, comme nous l'avons
-remarqué déjà, c'eût été, en lui pardonnant ses dissimulations, son
-demi-abandon, de reconnaître qu'elle avait raison au fond de ne
-vouloir travailler qu'à la paix, et à une paix toute germanique, dès
-lors de s'y prêter franchement, d'entrer dans ses vues, de faire
-d'elle un médiateur entièrement à nous, et d'obtenir ainsi la paix,
-telle qu'elle travaillait à la conclure, car la France sans le
-grand-duché de Varsovie, sans la Confédération du Rhin, sans les
-villes anséatiques, sans l'Espagne, mais avec la Hollande, la
-Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane, les États
-romains, indépendamment des royaumes vassaux de Westphalie, de
-Lombardie et de Naples, était encore plus grande qu'il ne le lui
-aurait fallu pour être vraiment forte! Le mieux eût donc été d'entrer
-sans aucun ressentiment dans les vues de l'Autriche, et de l'oser dire
-à Napoléon. Mais M. de Narbonne l'eût osé en vain, et ne songea pas
-même à l'essayer. À défaut de cette conduite, se proposer la
-neutralité de l'Autriche, et tendre à paralyser cette cour au lieu de
-tendre à la rendre plus active, était la seconde conduite en mérite,
-en prudence, en chances de succès. M. de Narbonne le comprit
-parfaitement, et allait conseiller cette conduite à son gouvernement,
-lorsqu'il reçut ses instructions si longtemps attendues, et qui
-étaient certes tout le contraire de la neutralité.
-
-[En marge: M. de Narbonne reçoit le 9 avril ses instructions
-définitives, par lesquelles il est chargé de proposer à l'Autriche de
-se constituer médiatrice dans le sens des vues de la France.]
-
-Expédiées le 29 mars, arrivées le 9 avril, elles apportèrent à M. de
-Narbonne le moyen de sortir du langage insignifiant dans lequel il
-s'était jusque-là renfermé, et cette fois poussant la franchise aussi
-loin que possible, il lut à M. de Metternich le texte même de M. de
-Bassano, texte bien fait pour exciter le sourire du ministre
-autrichien par le ton de jactance que le ministre français avait
-ajouté à la politique impétueuse de Napoléon. M. de Narbonne lut donc
-ce projet, consistant à dire à l'Autriche qu'il fallait qu'elle
-s'emparât du rôle principal; que, puisqu'elle voulait la paix, il
-fallait qu'elle se mît en mesure de la dicter, en préparant de grandes
-forces, et en sommant ensuite les puissances belligérantes de
-s'arrêter, sous menace de jeter cent mille hommes dans leur flanc,
-puis enfin en jetant ces cent mille hommes en Silésie si elles ne
-s'arrêtaient pas, et en gardant la Silésie pour elle, tandis que
-Napoléon refoulerait au delà de la Vistule Prussiens, Russes, Anglais,
-Suédois, etc ...--M. de Metternich écouta ce projet avec une apparente
-impassibilité, questionna beaucoup pour se le faire expliquer dans
-toutes ses parties, puis cependant toucha un point qui n'était pas
-traité dans cette dépêche.--Si les puissances belligérantes,
-demanda-t-il, s'arrêtent à notre sommation, quelles bases de paix leur
-offrirons-nous?--À cette question M. de Narbonne ne put répondre, car
-la dépêche de M. de Bassano se bornant pour l'instant à envisager le
-cas de guerre, annonçait des développements ultérieurs. Napoléon en
-effet ne voulait pas dire encore, dans le cas où l'on entrerait tout
-de suite en négociation, quelle Europe il entendait faire. M. de
-Metternich affecta de prendre patience quant à ce dernier point, et de
-réfléchir beaucoup à ce qu'on lui apportait, comme si tout ce qu'il
-avait entendu pouvait fournir matière à de longues réflexions. Il
-promit de répondre aussi vite que le permettait un sujet aussi grave.
-
-[En marge: La proposition que la France adresse à l'Autriche est pour
-celle-ci un soulagement inespéré, et un moyen de se tirer d'embarras.]
-
-Si dans le très-grand embarras où il se trouvait en ce moment, entre
-des coalisés impatients qui voulaient qu'il se déclarât immédiatement
-leur allié, et Napoléon qui entendait le retenir dans ses chaînes, on
-lui avait demandé quel moyen il souhaitait pour en sortir, certes il
-n'en aurait pas imaginé un autre que celui qu'on lui envoyait de
-Paris. En quoi consistait en effet son embarras? Il consistait
-premièrement à oser dire à Napoléon que l'Autriche se portait
-médiatrice, ce qui entraînait l'abandon du rôle d'alliée, secondement
-à trouver un prétexte pour des armements dont l'étendue ne pouvait
-plus être justifiée, troisièmement à entrer en explication sur
-l'emploi prochain du corps auxiliaire autrichien, qui, au lieu de se
-battre avec les Russes, allait rentrer en Gallicie. Sur ces trois
-points, qui mettaient l'Autriche dans un singulier état de gêne à
-l'égard de la France, on venait miraculeusement à son secours, comme
-nous allons le montrer, et M. de Metternich était trop habile pour ne
-pas saisir au passage une si bonne fortune.
-
-[En marge: Après avoir feint de prendre le temps de la réflexion, M.
-de Metternich répond à M. de Narbonne.]
-
-[En marge: L'Autriche acceptant le rôle de médiatrice armée,
-développera ses forces en conséquence, et proposera la paix à toutes
-les puissances.]
-
-[En marge: Nécessité dès lors pour l'Autriche de modifier son traité
-d'alliance avec la France, et de l'approprier à son nouveau rôle de
-médiatrice.]
-
-Il prit deux jours pour répondre, après avoir, très-probablement, pris
-à peine une heure pour réfléchir. En conséquence il fit appeler M. de
-Narbonne, et lui annonça, avec un air de satisfaction facile à
-concevoir, qu'après avoir consulté son maître, il était prêt à
-s'expliquer, les graves sujets dont il s'agissait n'admettant pas de
-remise.--Il était, disait-il, trop heureux de se trouver sur les
-points les plus importants de la dernière communication parfaitement
-d'accord avec l'empereur Napoléon! Ainsi, tout d'abord, le cabinet
-autrichien pensait, comme ce monarque, qu'il ne lui était pas possible
-de se renfermer dans un rôle secondaire, et de borner son action à ce
-qu'elle avait été en 1812, qu'il fallait, pour des circonstances si
-différentes, un concours tout différent. L'Autriche l'avait prévu, et
-s'y préparait. C'était la cause des armements auxquels elle se
-livrait, et qui, indépendamment du corps auxiliaire revenu de la
-Pologne, du corps d'observation resté en Gallicie, allaient lui
-procurer bientôt cent mille hommes en Bohême. Quant à la manière de se
-présenter aux puissances belligérantes, l'Autriche ne l'entendait pas
-autrement que l'empereur Napoléon, et elle se poserait devant elles en
-médiateur armé. Elle proposerait aux puissances de s'arrêter, de
-convenir d'un armistice, et de nommer des plénipotentiaires. Si elles
-y consentaient, ce serait le cas alors d'énoncer des conditions, et on
-attendait impatiemment à ce sujet les nouvelles communications
-promises par le cabinet français. Si au contraire elles refusaient
-d'admettre aucune proposition de paix, alors ce serait le cas d'agir,
-et de régler la manière d'employer les forces de l'Autriche
-concurremment avec celles de la France. Ce cas évidemment ferait
-ressortir l'insuffisance du dernier traité d'alliance, et la nécessité
-de le modifier en se conformant aux circonstances. De tout cela enfin
-il résultait de nouvelles dispositions à prendre pour le corps
-auxiliaire autrichien, qui se trouvait aux frontières de Pologne, dans
-une situation absolument fausse, et qu'on allait ramener sur le
-territoire autrichien avec le corps polonais, pour empêcher qu'il ne
-fût employé contrairement aux vues des deux cabinets. Du reste à cette
-déclaration M. de Metternich joignit l'expression d'un parfait
-contentement, répétant qu'il était bien heureux d'être si complétement
-d'accord avec le cabinet français, et affirmant qu'il ferait concorder
-de son mieux son ancienne qualité d'allié avec la récente qualité de
-médiateur qu'on l'avait invité à prendre.
-
-Jamais, dans ce jeu redoutable et compliqué de la diplomatie, on
-n'avait mieux joué et plus gagné que M. de Metternich en cette
-occasion. D'un seul coup en effet il avait résolu tous ses embarras.
-D'allié esclave il s'était fait hautement médiateur, et médiateur
-armé. Il avait osé professer que le traité d'alliance de mars 1812
-n'était plus applicable aux circonstances présentes; il avait motivé
-ses armements sans nous laisser un seul mot à objecter; il avait enfin
-résolu d'avance une grosse et prochaine difficulté qui se préparait
-pour lui, celle de l'emploi à faire du corps auxiliaire autrichien.
-Quant à l'offre d'entrer dans les vues de la France, d'agir avec elle
-pour achever de bouleverser l'Allemagne, de déplacer la Prusse,
-c'est-à-dire de la détruire, de prendre la Silésie, etc., il n'est pas
-besoin d'ajouter que l'Autriche n'en voulait à aucun prix, non par
-amour pour la Prusse, mais par amour de la commune indépendance. Elle
-éludait donc cette offre, en considérant ce cas comme un cas de
-guerre, dont on aurait à s'occuper plus tard, lorsque les puissances
-belligérantes auraient refusé toutes les ouvertures de paix, ce qui
-n'était guère vraisemblable. M. de Metternich termina sa déclaration
-en annonçant qu'un courrier extraordinaire allait en porter la copie
-au prince de Schwarzenberg à Paris.
-
-[En marge: L'empressement de l'Autriche à accepter le rôle de
-médiatrice armée, inspire des soupçons à M. de Narbonne.]
-
-Le ton seul de la communication l'eût rendue suspecte, quand bien même
-le sens n'en eût pas été clair. La solennité avec laquelle M. de
-Metternich appuyait sur les points essentiels, l'empressement qu'il
-mettait à informer le prince de Schwarzenberg à Paris, indiquaient le
-désir de prendre acte, tout de suite et dans les deux capitales à la
-fois, de l'importante déclaration qu'il venait de faire, ce qui
-révélait bien plutôt les précautions d'amis prêts à se quitter, que la
-cordialité d'amis prêts à confondre leurs intérêts et leurs efforts.
-M. de Narbonne était beaucoup trop clairvoyant pour ne pas
-s'apercevoir que sous cette affectation à paraître d'accord sur tous
-les points, il y avait le plus complet et le plus redoutable
-dissentiment. Qu'avait en effet entendu le cabinet français par son
-imprudente communication? Il avait entendu qu'au lieu de la
-coopération partielle stipulée par le traité de 1812, l'Autriche
-serait tenue de fournir à la France la totalité de ses forces,
-c'est-à-dire cent ou cent cinquante mille hommes; que pour pouvoir en
-arriver là elle emploierait la forme qui lui était la plus commode à
-cause de l'esprit de ses peuples, celle de la médiation, et que sur le
-refus probable, même certain, des puissances, d'accepter les
-propositions qu'on leur présenterait, l'Autriche entrerait en lutte
-avec toutes ses armées, et se payerait de ses efforts par les
-dépouilles de la Prusse. Or, c'était justement le contraire
-qu'entendait M. de Metternich, sous des paroles copiées avec
-affectation sur les nôtres. Il admettait en effet que le traité de
-1812, borné à un secours de trente mille hommes, n'était plus
-applicable aux circonstances; qu'il fallait intervenir avec cent
-cinquante mille hommes, intervenir, comme le voulait la France, sous
-la forme de la médiation armée, sommer les puissances belligérantes,
-leur proposer un armistice, et puis peser sur elles pour leur faire
-accepter les conditions qu'on aurait jugées bonnes. Or, bien qu'on dût
-s'attendre à des prétentions assez peu modérées de la part de
-l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse, l'Autriche était assurée
-de les amener à céder par la seule menace d'unir ses forces aux
-nôtres, et par conséquent n'avait guère la crainte de se trouver en
-dissentiment avec elles. Il n'y avait réellement pour elle de
-difficulté à prévoir que de la part de Napoléon, qui ne voulait ni
-abandonner le grand-duché de Varsovie pour refaire la Prusse, ni
-laisser abolir la Confédération du Rhin, ni surtout renoncer aux
-départements anséatiques. Le poids des cent cinquante mille
-Autrichiens devait donc être employé à peser sur lui, et sur lui seul.
-L'alliance ainsi agrandie dans son but et ses moyens, mais convertie
-en médiation, n'était plus qu'une contrainte qu'on lui préparait, en
-se servant des propres termes de sa proposition.
-
-[En marge: M. de Narbonne cherche à faire expliquer plus clairement M.
-de Metternich.]
-
-[En marge: Il lui demande ce qui adviendrait si la France n'était pas
-d'accord avec l'Autriche sur les conditions de la paix.]
-
-[En marge: Efforts de M. de Metternich pour éluder cette question.]
-
-[En marge: Poussé à bout, M. de Metternich déclare que le médiateur
-emploiera sa force contre quiconque se refuserait à une paix
-équitable.]
-
-[En marge: Regret de l'un et de l'autre interlocuteur d'avoir poussé
-les choses trop loin.]
-
-M. de Narbonne, sans aigreur ni emportement, plutôt avec le
-persiflage d'un homme d'esprit qui ne veut pas être pris pour dupe,
-chercha pourtant à faire expliquer M. de Metternich, et à lui arracher
-une partie de son secret.--L'alliance, dit-il, ne sera plus limitée,
-soit; l'Autriche jouera dans cette grande crise le rôle qui sied à sa
-puissance, nous en sommes d'accord; elle interviendra non plus avec
-trente mille hommes, mais avec cent cinquante mille, pour faire
-accepter les conditions de la paix, mais quelles conditions?--Celles
-dont nous serons convenus, répondit M. de Metternich, et sur
-lesquelles nous vous pressons vainement de vous expliquer depuis trois
-mois, celles dont nous espérions aujourd'hui même la communication de
-votre part, et que vous nous faites attendre encore, ce qui rend notre
-déclaration incomplète en un point essentiel, celui des conditions que
-nous présenterons aux puissantes belligérantes en les sommant
-d'accepter un armistice ou la guerre.--M. de Narbonne ici se trouvait
-mis dans son tort par l'habile joueur auquel il avait affaire, et qui
-n'avait en ce moment l'avantage que parce qu'il avait la raison de son
-côté, la France n'osant pas avouer des conditions de paix qui dans
-l'état des choses n'étaient pas avouables.--Mais, reprit M. de
-Narbonne, si ces conditions, que je ne connais pas encore, n'étaient
-pas telles que vous les désirez...--Là-dessus, M. de Metternich ne
-voulant pas accomplir trop de choses en un jour, et se contentant du
-terrain conquis, lequel était certes assez grand, puisque l'Autriche
-était parvenue à convertir l'alliance en médiation armée, M. de
-Metternich se hâta d'interrompre M. de Narbonne, et lui dit: Ces
-conditions ne m'inquiètent pas ... Votre maître sera raisonnable ...
-il n'est pas possible qu'il ne le soit pas ... Quoi! il risquerait
-tout pour cette ridicule chimère du grand-duché de Varsovie, pour ce
-protectorat non moins ridicule de la Confédération du Rhin, pour ces
-villes anséatiques qui n'ont plus de valeur pour lui le jour où,
-concluant la paix générale, il renonce au blocus continental!... Non,
-non, ce n'est pas possible!...--M. de Narbonne, ne voulant pas
-permettre à son adversaire de lui échapper, dit encore à M. de
-Metternich: Mais supposez que mon maître pensât autrement que
-vous, qu'il mît sa gloire à ne pas céder des territoires
-constitutionnellement réunis à l'Empire, à ne pas renoncer à un
-titre qu'on ne lui dispute que pour l'humilier, et qu'il voulût
-conserver à la France tout ce qu'il avait conquis pour elle, alors
-qu'adviendrait-il?--Il adviendrait ... il adviendrait, répliqua M. de
-Metternich avec un mélange d'embarras et d'impatience, il adviendrait
-que vous seriez obligés d'accorder ce que la France vous demande
-elle-même, ce qu'elle a bien le droit de vous demander après tant
-d'efforts glorieux, c'est-à-dire la paix, la paix avec cette juste
-grandeur qu'elle a conquise par tant de sang, et qu'il n'entre dans
-l'esprit de personne, même de l'Angleterre, de lui disputer.--Ici M.
-de Narbonne insistant de nouveau, et lui disant: Mais enfin supposez
-que mon maître ne fût pas raisonnable (du moins comme vous
-l'entendez), supposez qu'il ne voulût pas de vos conditions, quelque
-acceptables qu'elles vous paraissent, eh bien, comment comprenez-vous
-en ce cas le rôle du médiateur?... Pensez-vous qu'il devrait employer
-contre nous cette force que nous sommes convenus de porter de trente
-mille hommes à cent cinquante mille?--Pressé d'en dire plus qu'il ne
-voulait, M. de Metternich, toujours plus impatienté, finit par
-s'écrier: Eh bien, oui! le médiateur, son titre l'indique, est un
-arbitre impartial; le médiateur armé, son titre l'indique encore, est
-un arbitre qui a dans les mains la force nécessaire pour faire
-respecter la justice, dont on l'a constitué le ministre ...--Puis,
-comme fâché d'en avoir trop dit, M, de Metternich ajouta: Bien entendu
-que toute la faveur de cet arbitre est pour la France, et que tout ce
-qu'il pourra conserver de partialité sera pour elle.--Mais enfin, dans
-certains cas, vous nous feriez la guerre? reprit encore M. de
-Narbonne.--Non, non, répondit M. de Metternich, nous ne vous la ferons
-pas, parce que vous serez raisonnables.--Alors M. de Narbonne,
-cherchant à rendre plaisante une conversation qu'il craignait d'avoir
-rendue trop grave, dit à M. de Metternich: J'aime à croire que par la
-nouvelle situation que vous avez prise, vous voulez gagner du temps,
-et nous ménager le loisir de remporter quelque victoire ... Dans ce
-cas, permettez-moi de n'avoir plus de doute, l'arbitre sera pour nous,
-si c'est la victoire qui doit le décider.--Je compte sur vos
-victoires, répondit M. de Metternich, et j'ai besoin d'y compter, car
-il en faudra plus d'une pour ramener vos adversaires à la raison.
-Mais, ne vous y trompez pas, le lendemain d'une victoire nous vous
-parlerions avec plus de fermeté qu'aujourd'hui.--
-
-[En marge: Grave faute d'avoir soi-même poussé l'Autriche à devenir
-médiatrice.]
-
-M. de Metternich, poussé à bout, s'était exprimé avec une vivacité
-qui prouvait à quel point son cabinet était résolu à soutenir le
-système de paix auquel il s'était attaché, et ici éclatait tout
-entière la grande faute que redoutaient avec raison MM. de
-Caulaincourt, de Talleyrand, de Cambacérès, lorsqu'ils conseillaient
-de ne point s'adresser à l'Autriche. À s'adresser à elle, il n'aurait
-fallu le faire que décidés à accepter ses conditions, qui heureusement
-pour nous étaient fort acceptables; mais si on ne voulait pas de ces
-conditions, qu'elle avait assez clairement indiquées pour qu'il fût
-facile de les deviner, il fallait alors gagner du temps, ne pas la
-pousser à augmenter ses armements, ne pas lui demander plus de trente
-mille hommes, ne pas même exiger qu'elle nous les fournît exactement,
-se contenter de ce qu'elle ferait, quoi que ce fût, ajourner les
-explications, et se hâter en attendant de rejeter les coalisés au delà
-de l'Elbe, de l'Oder, de la Vistule, afin de les séparer tellement de
-l'Autriche, qu'elle fût dans l'impossibilité de leur tendre la main.
-Du reste, la faute était non pas à M. de Narbonne, envoyé pour la
-commettre, choisi pour la commettre plus vite, plus complétement qu'un
-autre, la faute était à Napoléon, à sa prétention de faire de
-l'Autriche un instrument, quand elle ne pouvait plus l'être, et, en
-voulant ainsi en faire un instrument, de lui mettre lui-même à la main
-les armes qu'elle devait tourner bientôt contre nous.
-
-[En marge: Conséquences nombreuses et promptes de la faute commise.]
-
-Les conséquences de cette faute furent immédiates, et se
-précipitèrent, on peut le dire, les unes sur les autres. À peine
-l'Autriche avait-elle pris la position de médiateur armé par sa
-déclaration du 12 avril, qu'elle profita du terrain acquis pour
-s'avancer dans la voie qu'elle venait de s'ouvrir. Le roi de Saxe
-était toujours à Ratisbonne, assailli des conseils, des menaces, des
-sollicitations de tout le monde. La Prusse l'avait sommé de se joindre
-à la coalition, lui promettant toutes sortes de dédommagements s'il se
-joignait à elle, lui adressant toute espèce de menaces s'il s'y
-refusait. Il avait décliné avec beaucoup de ménagement les offres de
-la Prusse, en se fondant sur les engagements qu'il avait contractés
-avec la France, et il avait adhéré aux vues de l'Autriche. Les
-pourparlers de celle-ci pour l'amener à renoncer au grand-duché de
-Varsovie n'avaient pas cessé. Cette fois elle avait un argument
-nouveau à produire.--La France et l'Autriche venaient, disait-elle, de
-se mettre d'accord. La France avait demandé la médiation de
-l'Autriche, l'Autriche y avait consenti. On ne faisait donc rien que
-de conforme aux vues de Napoléon, et on ôterait à celui-ci un grave
-embarras en lui apportant la renonciation de la Saxe au grand-duché de
-Varsovie. On rendrait ainsi la paix non-seulement facile, mais
-certaine. D'ailleurs il fallait sauver le solide, c'est-à-dire la
-Saxe, en sacrifiant le chimérique, c'est-à-dire la Pologne, et
-renoncer à un rêve qui n'était plus de mise dans le temps
-actuel.--Vaincu par ces raisons, Frédéric-Auguste, qui sentait
-lui-même que les conquêtes n'étaient pas sa vocation, et qu'en
-s'associant à un conquérant sorti de l'enfer des révolutions, il avait
-accepté une association autant au-dessus de son génie que de sa
-conscience, souscrivit à la renonciation qui lui était demandée, et la
-signa le 15 avril, trois jours après la déclaration de médiation
-armée faite par l'Autriche sur notre imprudente provocation.
-
-Mais ce n'était pas tout ce que l'Autriche souhaitait du roi de Saxe.
-On savait que Napoléon allait arriver à Mayence, puis à Erfurt, pour
-se mettre à la tête de ses armées, et qu'il pourrait d'un mouvement de
-sa main reprendre le pauvre roi, retiré en Bavière, et lui faire
-encore perdre l'esprit, la mémoire, le sentiment du vrai, en lui
-promettant qu'il serait roi de Pologne. Cet enchanteur, à la fois
-séduisant et terrible, devait passer trop près de Ratisbonne pour
-qu'on y laissât le faible Frédéric-Auguste exposé à sa redoutable
-influence. On insista de nouveau auprès de celui-ci pour qu'il se
-rendît à Prague.--Les coalisés, lui disait-on, étaient entrés dans
-Dresde, et là ils s'apprêtaient à gouverner le royaume de Saxe à la
-façon du baron de Stein, à peu près comme on avait gouverné la
-Vieille-Prusse, en persuadant aux peuples qu'ils étaient les maîtres
-de leur sort, et qu'ils pouvaient se donner à qui ils voulaient, quand
-leurs princes désertaient les intérêts de la commune patrie. Il
-fallait donc qu'il se hâtât de venir à Prague, en lieu sûr, à une
-petite journée de Dresde, d'où il administrerait son royaume comme
-s'il y était, et sans courir aucune espèce de danger, ni de la part
-des coalisés ni de la part des Français.--
-
-[En marge: L'Autriche attire définitivement le roi de Saxe à Prague.]
-
-[En marge: Départ du roi de Saxe, et sa sortie de Ratisbonne.]
-
-Dans le moment même où l'on disait ces choses, le roi de Saxe avait
-reçu la sommation envoyée de Paris, et reproduite par le maréchal Ney,
-d'avoir à livrer sa belle cavalerie à ce maréchal qui en avait besoin
-pour ouvrir la campagne. C'était demander à cet excellent roi presque
-la vie. Il ressentait plus que personne la crainte des Cosaques, qui
-faisaient peur à ceux qu'ils venaient secourir plus qu'à ceux qu'ils
-venaient combattre. Trois mille cavaliers et artilleurs superbes,
-escortant un trésor avec lequel on payait comptant de quoi les nourrir
-chaque jour, étaient une sorte de garde au sein de laquelle ce roi
-fugitif dormait en repos. En outre les chefs de ses troupes avaient
-déclaré ne plus vouloir servir avec les Français. En présence de ces
-circonstances, le comte de Marcolini, vieillard complaisant, de même
-humeur que son maître, ayant un peu plus d'esprit mais beaucoup moins
-d'honneur, et gouvernant ce maître par habitude, lui persuada que la
-retraite à Prague était la seule résolution à prendre. Presque en même
-temps le ministre de France, M. de Serra, insistant pour avoir une
-réponse relativement à la cavalerie, Frédéric-Auguste saisi
-d'épouvante, et plein de regrets de s'être mis dans de tels embarras
-pour la chimère de ses ancêtres, se décida brusquement à partir. Il
-avait auprès de lui un ministre éclairé, M. de Senft, qui l'avait
-jusque-là maintenu dans l'alliance de la France, et qui avait joué à
-Dresde le même rôle que M. de Metternich à Vienne, M. de Hardenberg à
-Berlin, M. de Cetto à Munich. Il fut vaincu comme tous ces partisans
-de l'alliance française, et céda. Sans avertir le ministre de France,
-dans la nuit du 19 au 20 avril, la cour de Saxe partit pour Prague
-dans une longue suite de voitures, au milieu de trois mille cavaliers
-et artilleurs sortant de Ratisbonne le sabre au poing, la mèche
-allumée, dans la crainte de rencontrer les Français, et prenant la
-route de Lintz, afin de les éviter. M. de Serra reçut au dernier
-moment une lettre pour l'Empereur, dans laquelle le bon
-Frédéric-Auguste disait que sur l'invitation de l'Autriche, dont il
-connaissait la parfaite entente avec la France, il se rendait à
-Prague, mais toujours en restant l'allié fidèle du grand monarque qui
-l'avait comblé de tant de bienfaits.
-
-[En marge: L'Autriche ramène son corps auxiliaire en Gallicie, et
-décide que le corps polonais sera désarmé pour être conduit auprès de
-l'armée française.]
-
-Lorsque cette nouvelle parvint à Vienne, l'empereur François et son
-ministre M. de Metternich ne cachèrent guère leur joie de tenir enfin
-un si précieux instrument de leurs desseins. Au même instant, croyant
-n'avoir plus autant à se cacher, relativement au corps auxiliaire, ils
-écrivirent au prince Poniatowski qu'il fallait évacuer Cracovie, et
-rentrer dans les États autrichiens, car les hostilités allaient
-recommencer, et on ne voulait pas attirer les Russes en Bohême en se
-battant contre eux. On l'avertit de plus que pendant le trajet, les
-armes des Polonais, des Saxons et des Français, seraient déposées sur
-des chariots pour leur être ensuite restituées. Cet avis fut donné au
-prince Poniatowski au moment même où lui arrivait de Paris l'ordre de
-se préparer à rentrer en campagne, et à coopérer avec le corps
-autrichien, qui allait recevoir de son côté les instructions de
-Napoléon. Le prince Poniatowski s'était hâté de mander le tout à M. de
-Narbonne, pour que cet ambassadeur lui expliquât ces énigmes
-auxquelles il ne comprenait plus rien.
-
-[En marge: Vives explications de M. de Narbonne avec M. de Metternich
-au sujet du roi de Saxe et du corps polonais.]
-
-M. de Narbonne apprenant la brusque fuite du roi de Saxe à Prague, la
-retraite forcée du corps polonais, le projet de désarmer ce corps, et
-l'espèce de défection du corps autrichien auxiliaire, reconnut dans
-cet ensemble de faits le développement des desseins de l'Autriche, qui
-moins gênée depuis qu'elle s'était hardiment constituée médiatrice,
-d'un côté attirait le roi de Saxe à Prague pour apporter à son plan de
-pacification l'adhésion si importante de ce prince, de l'autre
-ramenait les troupes autrichiennes en arrière pour mettre un terme à
-son rôle de puissance belligérante, et enfin faisait disparaître avec
-le corps polonais les restes du gouvernement du grand-duché, retirés
-sur la frontière de la Gallicie. En effet, depuis l'évacuation de
-Varsovie, les ministres du grand-duché s'étaient réfugiés avec le
-prince Poniatowski à Cracovie, où ils présentaient un dernier semblant
-de gouvernement de Pologne.
-
-M. de Narbonne qui s'était constitué le surveillant assidu de la
-politique autrichienne, courut de nouveau chez M. de Metternich, pour
-lui demander compte de tant de singularités, qui venaient de se
-produire presque en même temps. Il trouva M. de Metternich embarrassé
-d'avoir à répondre à tant de questions, et presque fâché de ce que les
-résultats qu'il désirait se fussent accomplis si vite. Commençant par
-le roi de Saxe, M. de Metternich se hâta de dire à M. de Narbonne
-qu'il leur était tombé en Bohême comme la foudre, et que personne
-n'était plus surpris que l'empereur et lui de cette soudaine arrivée à
-Prague.--Comme la foudre, soit, lui répondit M. de Narbonne, mais je
-vous crois aussi habile que Franklin à la diriger.--Du reste
-l'ambassadeur de France ne s'arrêta pas davantage à un sujet sur
-lequel il n'aurait eu que des démentis à donner, ce qui n'était ni
-séant ni politique, et il en vint tout de suite au point le plus
-important, c'est-à-dire à la prétention qu'on avait de ramener le
-corps polonais en Bohême, et de l'y désarmer, ce qui exigeait une
-explication immédiate, car il pouvait survenir à Cracovie un conflit
-entre le prince Poniatowski et le comte de Frimont, chargé du
-désarmement, et même un éclat direct avec l'Autriche, si les ordres de
-Napoléon au corps auxiliaire autrichien ne rencontraient que la
-désobéissance. M. de Metternich ne voulant pas avouer l'arrangement
-secret signé avec les Russes, s'excusa le plus adroitement qu'il put,
-en disant que l'avis donné au prince Poniatowski était un avis tout
-amical, qui ne l'obligeait à rien; qu'ayant rempli loyalement les
-devoirs de compagnons d'armes envers les Polonais depuis la retraite
-commencée en commun, on les prévenait de l'impossibilité où l'on
-allait être de les soutenir; que les Russes approchaient en force,
-qu'on ne voulait pas les attirer sur le territoire autrichien en les
-combattant de nouveau, et se mettre d'ailleurs en contradiction avec
-le rôle de médiateur qu'on venait de prendre à l'instigation de la
-France; qu'on était donc résolu à rentrer en Gallicie où l'on espérait
-n'être pas suivi, si on s'abstenait de toute hostilité, et que par
-suite on avait offert au prince Poniatowski de s'y retirer avec les
-Autrichiens, pour n'être pas fait prisonnier, ce qui entraînait
-l'obligation de déposer momentanément les armes, car il n'était pas
-d'usage de traverser en armes un territoire neutre.
-
-[En marge: Embarras de M. de Metternich, naissant de son rôle complexe
-d'allié et de médiateur.]
-
-Telles furent les explications de M. de Metternich. Il y avait bien
-des réponses à lui opposer, car s'il avait pris une position simple et
-vraie, en nous conseillant ouvertement la paix, et en se chargeant sur
-notre provocation du rôle de médiateur pour y travailler, il s'en
-fallait qu'il eût osé prendre une position aussi franche à l'égard du
-traité d'alliance. En effet, tout en le disant insuffisant dans
-quelques-unes de ses dispositions, il ne contestait pas le principe de
-l'alliance, et dès lors le concours des forces demeurait obligatoire,
-au moins pour le corps auxiliaire autrichien. Il restait donc bien des
-moyens de répondre à M. de Metternich, mais il eût été beaucoup plus
-habile de le laisser dans l'idée qu'il pouvait remplir à la fois les
-deux rôles de médiateur et d'allié, afin de lui imposer le plus
-longtemps possible les obligations du rôle d'allié. Malheureusement M.
-de Narbonne n'avait pas été envoyé dans cette intention, et il
-persista à embarrasser son antagoniste.--Le traité d'alliance, lui
-dit-il, existait encore; M. de Metternich en convenait, et mettait
-même beaucoup de soins à le soutenir. À la vérité, on considérait ce
-traité comme n'étant plus entièrement applicable aux circonstances,
-mais en ce point seulement qu'un secours de trente mille hommes ne
-paraissait plus proportionné à la gravité de la situation. Il n'en
-résultait pourtant pas que le secours de trente mille hommes serait
-lui-même refusé. Ces trente mille Autrichiens joints aux Polonais
-pouvaient présenter une force de quarante-cinq mille hommes, qui
-placés sur le flanc gauche des coalisés, leur porterait des coups
-sensibles, ou du moins paralyserait par sa seule présence cinquante
-mille de leurs soldats. Enfin Napoléon partant pour l'armée avait
-annoncé qu'il donnerait bientôt des ordres au corps autrichien, en
-vertu du traité du 14 mars 1812. Allait-on désobéir, déclarer que le
-traité n'existait plus, le déclarer à l'Europe, à Napoléon lui-même?
-Et puis ne songeait-on pas à l'honneur des armes? Allait-on se retirer
-devant quelques mille Russes, car le corps de Sacken n'était pas de
-plus de vingt mille hommes, et après être rentré ainsi timidement dans
-ses frontières, irait-on s'y cacher, et désarmer ses propres alliés?
-Était-ce là une conduite digne de l'Autriche? Ces alliés eux-mêmes
-consentiraient-ils à remettre leurs armes, quand parmi eux surtout se
-trouvaient des Français? Et s'ils refusaient de les remettre, les
-désarmerait-on de vive force, ou bien les livrerait-on aux
-Russes?...--
-
-[En marge: M. de Metternich échappe à son embarras en considérant la
-question du point de vue de la prudence.]
-
-Il n'y avait rien à répondre à ces observations, M. de Metternich
-n'ayant eu encore que la hardiesse de se déclarer médiateur, et
-n'ayant pas eu celle de dépouiller entièrement la qualité d'allié.
-Aussi, évitant des questions trop embarrassantes, M. de Metternich se
-porta sur un terrain où il lui était plus facile de se défendre, celui
-de la prudence.--Qu'importaient à Napoléon, qui allait pousser de
-front avec sa redoutable épée les maladroits coalisés venus au-devant
-de lui, qu'importaient, dit M. de Metternich, quelques mille
-Autrichiens et Polonais de plus à Cracovie? Pour une satisfaction
-assez vaine, celle de compromettre l'Autriche (car au fond on ne
-voulait pas autre chose), on allait la placer dans une position fausse
-à l'égard des puissances belligérantes, auxquelles elle avait à se
-présenter comme arbitre, rendre impossible son rôle de médiatrice,
-l'exposer à un soulèvement de l'opinion publique si elle tirait un
-coup de fusil contre les coalisés, lui faire peut-être perdre le timon
-des affaires allemandes, qu'elle tenait déjà d'une main tremblante et
-tourmentée. Si elle refusait ces trente mille hommes aujourd'hui,
-c'était pour en offrir cent cinquante mille plus tard, lorsqu'on
-serait convenu de conditions de paix acceptables, ce qui dépendait de
-la France seule, et ce qu'elle pouvait même rendre instantané. Il
-fallait d'ailleurs être raisonnable, et ne pas demander à l'Autriche
-de se battre contre les Allemands pour les Polonais. Ce n'était pas là
-une situation soutenable, dans l'état des opinions à Vienne, à Dresde,
-à Berlin. Quant à l'honneur, on y avait songé, et si on voulait se
-retirer, c'était parce qu'on était sûr d'avoir devant soi des forces
-considérables. Quant aux Polonais, on offrait de les recevoir, de les
-nourrir, et on ne le ferait que pour plaire à la France, car les
-admettre en Gallicie c'était accepter déjà la plus incommode visite,
-et ce serait s'exposer à la plus dangereuse que de les y laisser
-armés. De plus leur souverain, le roi de Saxe, avait consenti à leur
-désarmement momentané. Restait le bataillon français: eh bien, quant à
-celui-là, on comprenait sa susceptibilité justifiée par tant
-d'exploits! on ferait à Napoléon le sacrifice de respecter dans ces
-quelques centaines d'hommes, sa gloire, celle de l'armée française, et
-on violerait les principes en autorisant ce bataillon à demeurer en
-armes sur un territoire neutre, car effectivement on avait, au su de
-Napoléon, déclaré neutre le territoire de la Bohême pour empêcher les
-Russes d'y pénétrer.
-
-[En marge: M. de Narbonne voyant le danger de pousser l'Autriche trop
-vivement, s'arrête, et demande de nouvelles instructions à sa cour.]
-
-En abandonnant le terrain du droit pour se porter sur celui de la
-prudence, M. de Metternich redevenait plus fort, et on ne pouvait
-regretter qu'une chose, c'est que la situation ne lui permît pas
-d'être plus franc, et que M. de Narbonne n'eût pas la permission
-d'être plus modéré, car nous serions arrivés sur-le-champ à une
-médiation équitable et acceptée de l'Europe entière. Quoi qu'il en
-soit, M. de Narbonne reconnut tout de suite qu'on s'abusait en voulant
-obtenir de l'Autriche un concours efficace avec nos conditions
-sous-entendues de paix, et que la neutralité était tout ce qu'on
-pourrait en attendre, et encore au prix de victoires promptes et
-décisives. Il en fit part à M. de Bassano, en sollicitant des
-directions nouvelles pour la situation si difficile dans laquelle il
-se trouvait placé. Un nouveau fait que lui mandait de Munich notre
-ambassadeur, M. Mercy d'Argenteau, révélait tout le travail de
-l'Autriche pour amener des adhérents à son système de médiation armée.
-Elle avait cherché à faire de la Bavière ce qu'elle avait fait de la
-Saxe, une alliée de la France à double entente, alliée, si la France
-acceptait une paix allemande, ennemie, si elle persistait à vouloir
-une paix oppressive pour l'Allemagne. La Bavière, affamée de repos,
-assaillie des cris du patriotisme germanique, avait prêté l'oreille
-aux propositions de l'Autriche, et les avait presque admises, jusqu'au
-moment où celle-ci, songeant à ses propres intérêts, lui avait
-redemandé la ligne de l'Inn, ce qui entraînait pour la Bavière un
-sacrifice de territoire, sans compensation possible. Au simple énoncé
-de cette prétention, la Bavière était redevenue fidèle à la France, et
-plusieurs indiscrétions calculées de sa part avaient appris à notre
-légation que l'Autriche avait essayé sans succès de séduire l'un de
-nos alliés allemands. Ces détails avaient été mandés à M. de Narbonne
-à Vienne, à M. de Bassano à Paris. Ils confirmaient pleinement les
-idées qu'on ne pouvait manquer de se faire en voyant agir la cour de
-Vienne, et en l'entendant parler, c'est qu'elle cherchait à créer un
-parti intermédiaire, pour parvenir à une paix à son gré, au gré de
-l'Allemagne, et non au gré de Napoléon! Hélas! que n'acceptions-nous
-une telle paix, qui ne retranchait rien à notre grandeur véritable, et
-ne retranchait quelque chose qu'à cette grandeur chimérique et
-impossible que Napoléon s'obstinait à défendre!
-
-[En marge: Napoléon apprend à Mayence tout ce qui s'était passé en
-Autriche.]
-
-[En marge: Son irritation surtout par rapport au désarmement des
-Polonais.]
-
-[En marge: Il défend au prince Poniatowski de livrer ses armes.]
-
-Ces faits si importants et si multipliés de la politique européenne
-s'étaient passés du 1er au 20 avril, pendant que Napoléon préparait
-son départ de Paris, en partait, arrivait à Mayence, et y donnait ses
-premiers ordres. Rendu le 17 avril à Mayence, il s'était mis tout de
-suite au travail, et pendant qu'il portait sur toutes choses son
-regard ardent et sa main puissante, il avait arrêté au passage les
-courriers diplomatiques allant et venant, et avait appris, non pas
-complétement, car tous les courriers ne traversaient pas Mayence, mais
-suffisamment, ce que nous venons de rapporter, et avait pu s'en faire
-une idée au moins approximative. Ce qui l'avait le plus surpris,
-c'était le brusque départ du roi de Saxe pour Prague, au moment où
-l'armée française arrivait pour dégager ses États; c'était la
-politique si compliquée de l'Autriche à l'égard de ce prince, et il
-avait même supposé, ne sachant pas tout, que l'Autriche voulait
-entraîner le malheureux Frédéric-Auguste à commettre des fautes, pour
-le perdre dans l'affection de la France, et ôter à celle-ci tout motif
-de lui conserver le grand-duché de Varsovie. La retraite du corps
-autrichien lui avait paru moins obscure, et il avait vu que
-l'Autriche, sans nier l'alliance, en repoussait les obligations. Mais
-le désarmement des Polonais l'avait indigné, et il avait expédié un
-courrier à Cracovie, pour enjoindre au prince Poniatowski de ne se
-laisser désarmer à aucun prix, de rentrer, s'il le fallait, en
-Pologne, d'y faire à tout risque la guerre de partisans, et de périr
-plutôt que de remettre ses armes, ajoutant avec une véhémence et une
-grandeur de langage qui n'appartenaient qu'à lui: _L'Empereur ne tient
-nullement à conserver des hommes qui se seraient déshonorés_.--De
-plus, il maintenait l'avertissement, donné au comte de Frimont, de se
-tenir prêt à obéir à ses premiers ordres.
-
-[En marge: Ordre à M. de Narbonne de faire expliquer de nouveau
-l'Autriche, sans provoquer toutefois un éclat.]
-
-Se servant de M. de Caulaincourt comme ministre des affaires
-étrangères en l'absence de M. de Bassano, il écrivit à M. de Narbonne
-qu'il ne comprenait pas la conduite de l'Autriche, ou plutôt qu'il
-commençait à la trop comprendre, qu'il s'était laissé aller à la
-confiance à son égard, mais qu'il s'apercevait qu'elle jouait double
-jeu, et qu'elle ménageait à la fois ses ennemis et lui; que la
-politique de cette puissance à l'égard de la Saxe était singulièrement
-obscure, qu'il fallait tâcher d'en découvrir le secret, et chercher à
-savoir si la place de Torgau, où s'était retirée l'infanterie saxonne,
-serait ou non fidèle à la France, ce qu'il importait fort de
-connaître dans un moment où l'on se préparait à opérer sur l'Elbe;
-qu'il fallait encore faire expliquer l'Autriche sur ce qu'on avait à
-attendre du corps auxiliaire, la forcer à dire s'il obéirait ou non,
-et surtout lui bien persuader qu'elle devait renoncer au désarmement
-des troupes polonaises. Napoléon, en un mot, recommandait à M. de
-Narbonne de percer tous les mystères qui l'entouraient, mais sans
-éclat, en ménageant le père de l'Impératrice, et en lui donnant, à lui
-Napoléon, le temps de couper à Dresde, où il allait marcher, le noeud
-gordien qu'on ne pouvait pas dénouer à Vienne. En même temps il
-écrivit à M. de Bassano qui était resté à Paris, pour que celui-ci
-montrât au prince de Schwarzenberg les nouvelles reçues, en lui
-demandant compte de l'étrange contradiction qui se trouvait entre ses
-paroles et les faits survenus à Cracovie. Le prince de Schwarzenberg
-avait dit en effet à Napoléon que ses ordres seraient exécutés par le
-comte de Frimont, et néanmoins tout à cette heure annonçait le
-contraire.
-
-[En marge: Napoléon se propose de trancher avec son épée toutes les
-difficultés de la situation.]
-
-Du reste c'étaient là pour Napoléon des sujets de peu d'inquiétude.
-Ces embarras, ces ruses, il se promettait d'y mettre un terme
-prochain, en débouchant bientôt en Saxe avec deux cent mille hommes
-par toutes les issues de la Thuringe. À peine arrivé à Mayence, il y
-avait employé son temps avec cette activité, cette intelligence sans
-égales, qui en faisaient le premier administrateur du monde. Quoiqu'il
-fût le plus obéi des hommes, et celui qui commandait le mieux,
-quoiqu'il n'eût pas perdu un instant, il y avait dans les résultats
-accomplis de nombreux mécomptes. Malgré l'ordre précis de n'expédier
-des dépôts que des détachements bien organisés, bien vêtus, bien
-armés, malgré la présence à Mayence et le zèle infatigable du vieux
-duc de Valmy, il manquait encore à tous les corps beaucoup de matériel
-et surtout beaucoup d'officiers. Mais dix ou quinze jours de travail
-sur les lieux suffisaient à Napoléon pour tout réparer.
-
-[En marge: Activité que Napoléon déploie à Mayence pour fournir à ses
-troupes ce qui leur manque.]
-
-[En marge: Objets qui manquaient et qu'il fallait se procurer.]
-
-Il commença par l'argent, dont on était entièrement dépourvu. La
-trésorerie, en effet, interprétant trop à la rigueur l'ordre de
-centraliser les caisses à Magdebourg, pour les mettre à l'abri des
-surprises de la guerre, n'avait pas laissé de caisse à Mayence.
-Quantité d'opérations administratives étaient arrêtées par cette seule
-circonstance. Napoléon fit remédier à cette erreur. Il apportait
-d'ailleurs sa caisse particulière, restée un secret pour tous ses
-coopérateurs, et il en tira ce qu'il fallait pour les besoins
-imprévus, toujours si fréquents à la guerre. Des officiers de la ligne
-ou de la garde revenus de Russie après avoir tout perdu, attendaient
-encore leur indemnité. On la leur compta immédiatement. Beaucoup de
-détachements arrivaient les uns avec une simple veste, les autres avec
-leur habillement entier, mais avec un armement incomplet. Les objets
-manquants ou n'étaient point encore confectionnés, ou étaient en route
-à la suite des corps. Les régiments provisoires notamment, qu'on avait
-composés, comme nous l'avons dit, avec des bataillons épars, étaient
-les plus mal pourvus, faute d'une administration commune. Ils
-n'avaient ni drapeaux, ni musique, ni souvent les objets d'équipement
-les plus indispensables. Les officiers manquaient dans ces régiments,
-et surtout dans les régiments de cohortes, qui étaient commandés
-presque en entier par des officiers tirés de la réforme. Le matériel
-de l'artillerie en canons était arrivé, mais le harnachement et
-beaucoup d'autres objets n'avaient pas suivi. Les chevaux de trait
-étaient en nombre insuffisant. La cavalerie, ainsi qu'il était facile
-de le prévoir, était la plus en arrière de toutes les armes.
-Indépendamment de celle que le général Bourcier réorganisait en
-Hanovre avec des chevaux pris en Allemagne, et avec des hommes
-revenant de Russie, le duc de Plaisance recueillait dans tous les
-dépôts du Rhin ce qui était prêt à servir, et devait le conduire en
-régiments provisoires à la grande armée; et ici encore c'étaient les
-chevaux qui constituaient la plus grosse difficulté.
-
-Napoléon pourvut à tout avec son activité et son argent comptant. Des
-officiers envoyés de tous les côtés allaient accélérer le transport de
-ce qui était resté sur les routes, en payant et en requérant des
-charrois extraordinaires. Le pays sur les bords du Rhin, et sur ceux
-du Main, étant riche en toutes choses, Napoléon fit amener à prix
-d'argent les ouvriers et les matières, et de plus chargea les
-régiments, en leur avançant des fonds, de se pourvoir eux-mêmes de ce
-dont ils avaient besoin, ce qu'ils firent avec empressement et succès.
-Les chevaux abondant dans la contrée, on courut en acheter jusqu'à
-Stuttgard, et on en trouva beaucoup soit de trait, soit de selle.
-Quant aux officiers, dont il avait été appelé un grand nombre
-d'Espagne, et qui arrivaient par les voitures publiques, Napoléon les
-employait sur-le-champ. Lorsque cette source était insuffisante, il
-se faisait désigner, dans des revues qu'il passait en personne, les
-individus capables de remplir les grades vacants, leur délivrait des
-brevets sans attendre le travail des bureaux de la guerre, et les
-faisait reconnaître le jour même dans les régiments. Il avait dit
-qu'il ne serait plus l'empereur Napoléon, mais le général Bonaparte,
-et il tenait parole. Il avait réduit ses propres équipages au plus
-strict nécessaire, et exigé que tous les généraux suivissent son
-exemple.--Il faut que _nous soyons légers_, disait-il, car nous aurons
-beaucoup d'ennemis à battre, et nous ne le pourrons qu'en nous
-multipliant, c'est-à-dire en marchant vite.--
-
-Animant ainsi tout de sa présence, dès qu'un régiment avait ce qu'il
-lui fallait, sous le double rapport du matériel et du personnel, il
-l'envoyait rejoindre ou le maréchal Ney à Wurzbourg, ou le maréchal
-Marmont à Hanau, ou la garde impériale à Francfort. La garde en
-particulier exigeait les plus grands soins, car la partie valide était
-sur l'Elbe avec le prince Eugène, les débris à réorganiser étaient
-répandus entre Fulde et Francfort, et tout ce qui était de nouvelle
-levée couvrait les routes de Paris à Mayence. Les cavaliers amenaient,
-outre le cheval qu'ils montaient, deux chevaux de main pour leurs
-camarades revenus démontés de Russie. Napoléon s'occupa de réunir ces
-éléments, et, grâce à lui, l'organisation de ces divers corps d'armée
-fut singulièrement accélérée. Le corps du général Lauriston,
-exclusivement composé de cohortes, avait déjà rejoint le prince Eugène
-sur l'Elbe. Ceux des maréchaux Ney et Marmont étaient prêts à entrer
-en campagne. Le corps du général Bertrand débouchait sur Augsbourg, et
-y trouvait l'artillerie que Napoléon lui avait envoyée pour le
-dispenser de la traîner à travers les Alpes, de l'argent pour acheter
-en Bavière deux mille chevaux de trait, et les trois mille recrues
-destinées d'abord aux cadres revenus de Russie, mais définitivement
-attribuées au corps arrivant d'Italie. Tout s'accomplissait si vite,
-jusqu'à l'éducation des hommes, qu'on faisait chaque jour arrêter les
-troupes en marche, pour répéter les manoeuvres que Napoléon avait
-spécialement recommandées, et qui consistaient à former le bataillon
-en carré, à le déployer en ligne, puis à le reployer en colonne
-d'attaque.
-
-Ce n'est pas ainsi assurément qu'on peut créer de bonnes armées. Mais
-quand, par suite d'une politique sans mesure, on s'est condamné à tout
-faire vite, il est au moins heureux de savoir apporter à l'exécution
-des choses cette prodigieuse rapidité.
-
-[En marge: Singulier accord entre le génie de Napoléon et celui de la
-nation française.]
-
-D'ailleurs, il faut le dire, par son génie particulier la nation
-française se prêtait merveilleusement aux fautes de Napoléon, et était
-même une séduction pour l'entraîner à les commettre. Cette nation
-prompte, intelligente et héroïque, qui depuis les premiers temps de
-son histoire n'a cessé d'être en guerre avec l'Europe, qui pendant
-vingt-deux ans de révolution, de 1792 à 1815, ne s'est pas reposée un
-jour, tandis que les nations avec lesquelles elle était successivement
-aux prises se reposaient tour à tour, est la seule peut-être au monde
-dont on puisse en trois mois convertir les enfants en soldats. En
-1813, la chose était plus facile que jamais. Napoléon possédait des
-sous-officiers, des officiers et des généraux consommés, qui avaient
-pratiqué vingt ans la guerre, qui avaient en eux-mêmes et en lui une
-confiance sans bornes, qui, tout en lui gardant rancune du désastre de
-Moscou, voulaient réparer ce désastre, et il ne leur fallait pas
-beaucoup de temps pour s'emparer de cette jeunesse française, et la
-remplir de tous les sentiments dont ils étaient animés. Avec de tels
-éléments on pouvait encore accomplir des prodiges. Il ne restait qu'un
-voeu à former, c'est que tout ce sang généreux ne fût pas versé
-uniquement pour ajouter un nouvel éclat à une gloire déjà bien assez
-éclatante, et qu'il servît aussi à sauver notre grandeur, non pas
-cette folle grandeur qui se piquait d'avoir des préfets à Rome et à
-Hambourg, mais cette grandeur raisonnable qui consistait à nous
-asseoir définitivement dans les limites que la nature nous a tracées,
-et que notre révolution de 1789, joignant à la promulgation de
-principes immortels l'achèvement de notre territoire national, nous
-avait glorieusement conquises! Suivons ces tristes événements, et on
-verra à quelles épreuves nous étions encore réservés.
-
-Napoléon avait calculé qu'en laissant environ 30 mille hommes à
-Dantzig et à Thorn, 30 mille à Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, ce
-qui faisait 60 mille hommes pour les places de la Vistule et de
-l'Oder, le prince Eugène, renforcé par le corps du général Lauriston
-qui lui avait été envoyé en mars, pourrait réunir 80 mille combattants
-sur l'Elbe. Il espérait déboucher avec 150 mille de la Thuringe, en
-recueillir en passant 50 mille venant d'Italie, et aller ainsi avec
-200 mille hommes donner la main aux 80 mille du prince Eugène. C'était
-plus qu'il n'en fallait pour accabler les 150 mille soldats dont les
-Russes et les Prussiens se flattaient de disposer à l'ouverture de la
-campagne. Venaient ensuite les trois armées de réserve, l'une en
-formation en Italie, l'autre à Mayence, la troisième en Westphalie,
-lesquelles devaient être prêtes en juin ou juillet. Il y avait là de
-quoi tenir tête, et aux ennemis présents qu'on allait avoir sur les
-bras au printemps, et aux ennemis futurs que l'été ou la politique de
-l'Autriche pouvait amener en ligne quelques mois après.
-
-[En marge: État exact des armées de Napoléon au moment de l'entrée en
-campagne.]
-
-Comme il arrive toujours, il y avait du mécompte, non pas précisément
-dans le nombre des troupes réunies, mais dans l'époque de leur
-réunion, ce qui devait priver Napoléon d'une partie des forces sur
-lesquelles il avait compté pour le début des hostilités. Ainsi, au
-lieu de 280 mille hommes de troupes actives dans les derniers jours
-d'avril, ou les premiers jours de mai, c'étaient 200 mille hommes
-qu'il allait avoir sous la main, mais 200 mille réellement présents au
-drapeau, et c'était du reste assez pour reconduire promptement sur
-l'Elbe et sur l'Oder, même sur la Vistule, les ennemis imprudents qui
-étaient venus le braver de si près. Voici l'état et la distribution de
-ses forces, à la fin d'avril, au moment où les opérations allaient
-commencer.
-
-[En marge: Forces du prince Eugène, placé au confluent de l'Elbe et de
-la Saale, pour y attendre Napoléon.]
-
-[En marge: Au lieu de 80 mille hommes, le prince Eugène n'en peut
-réunir que 62 mille, mais tous présents au drapeau.]
-
-Le prince Eugène après avoir laissé 27 à 28 mille hommes à Dantzig, 32
-ou 33 mille dans les autres places de la Vistule et de l'Oder, ce qui
-faisait les 60 mille dont nous venons de parler, avait à peu près 80
-mille hommes de troupes actives, mais point assez disponibles pour
-les amener toutes à la rencontre de Napoléon, quand celui-ci
-déboucherait en Saxe. Ainsi le prince Poniatowski, rejeté vers les
-frontières de la Bohême, était séparé du prince Eugène par la masse
-entière des coalisés, qui avaient passé l'Elbe sur plusieurs points.
-De tout ce qu'il y avait de Polonais à notre service on n'avait pu
-recueillir que la division Dombrowski, forte d'environ 2 mille
-fantassins et de 1500 cavaliers, et occupée actuellement à se
-réorganiser à Cassel. Du corps de Reynier, depuis la séparation des
-Saxons, il restait la division française Durutte, qui avait été de 15
-mille hommes, et qui était encore de 4 mille après avoir fait la
-campagne de 1812, en Pologne, il est vrai, et point en Russie. Les 28
-mille hommes de la division Lagrange et du corps de Grenier étaient
-réduits à 24 mille par les combats journaliers avec les Prussiens et
-les Russes. Ces trois divisions (car le corps de Grenier avait été
-divisé en deux), placées sous les ordres supérieurs du maréchal
-Macdonald, et confiées directement aux généraux Fressinet, Gérard et
-Charpentier, présentaient, après un hiver passé devant l'ennemi, une
-troupe excellente. Enfin le corps du général Lauriston, qui aurait dû
-être de 40 mille combattants, n'était plus, par suite des maladies et
-du retard de plusieurs cohortes, que de 32 mille, mais tous hommes
-faits, et commandés par des divisionnaires du plus grand mérite, tels
-que le général Maison par exemple. De ce corps il avait fallu détacher
-encore la division Puthod, afin de couvrir le bas Elbe, en attendant
-que les maréchaux Davout et Victor avec leurs bataillons réorganisés,
-pussent l'un reprendre Hambourg, l'autre occuper Magdebourg. Toutefois
-parmi ces bataillons réorganisés, il y en avait huit, ceux du maréchal
-Victor, qui étaient restés jusqu'ici à la disposition du prince
-Eugène, et qui gardaient Dessau, point fort important puisqu'il était
-placé à peu de distance du confluent de l'Elbe et de la Saale, et que
-c'était derrière ces deux cours d'eau que le prince Eugène et Napoléon
-devaient opérer leur jonction. (Voir la carte nº 58.) Ce prince avait
-enfin la cavalerie remontée en Hanovre, qui arrivait lentement, et 3
-mille hommes de la garde impériale, qu'il devait bientôt rendre à la
-grande armée. C'est par suite de ces détachements, de ces retards, de
-ces réductions, que le prince Eugène ne pouvait venir joindre Napoléon
-qu'avec 62 mille hommes environ, au lieu de 80 mille dont il aurait pu
-disposer, s'il n'avait été séparé du prince Poniatowski, s'il n'avait
-été obligé d'envoyer la division Puthod sur le bas Elbe, et si ses
-corps n'avaient fait pendant l'hiver quelques pertes inévitables. Mais
-ces 62 mille hommes étaient tous présents sous les armes, très-animés,
-et très-bien commandés. Ils étaient répandus sur l'Elbe depuis
-Wittenberg jusqu'à Magdebourg, prêts à étendre la main derrière la
-Saale, pour se joindre à Napoléon, qu'ils attendaient avec impatience.
-Ils avaient tout récemment si bien reçu les Prussiens et les Russes en
-avant de Magdebourg, qu'ils les avaient rendus fort circonspects.
-
-Sur le Main Napoléon avait espéré réunir 150 mille hommes, et 200
-mille après sa jonction avec le général Bertrand. Il avait supposé que
-le maréchal Ney pourrait avoir 60 mille hommes, le maréchal Marmont
-40, le général Bertrand 50, et que la garde n'en compterait pas moins
-de 40. En ajoutant à ces forces environ 10 mille hommes des petits
-princes allemands, il devait atteindre le chiffre de 200 mille
-combattants au moment de son apparition en Saxe. Voici les réductions
-qu'il avait encore subies en passant de l'espérance à la réalité.
-
-[En marge: Forces du maréchal Ney, qui au lieu de 60 mille hommes,
-n'en peut avoir que 48 mille à l'ouverture des hostilités.]
-
-Le maréchal Ney, au lieu de 60 mille hommes, n'en avait que 48 mille,
-parce que les Wurtembergeois et les Bavarois lui manquaient, et
-surtout parce qu'il n'avait pu attirer à lui la cavalerie saxonne. Il
-possédait quatre belles divisions d'infanterie française, formées avec
-des cohortes et des régiments provisoires, ayant en fait d'instruction
-deux mois d'avance sur les autres, et, depuis plus d'un mois et demi,
-exercées sous ses yeux autour de Wurzbourg. Elles comprenaient environ
-42 mille fantassins présents au drapeau, et en attendaient encore 7 à
-8 mille. Napoléon y avait joint ceux des alliés qui avaient été les
-plus obéissants, parce qu'ils étaient les plus rapprochés de nous, les
-Hessois, les Badois, les Francfortois, au nombre de 4 mille hommes
-sous le général Marchand. Quinze cents artilleurs, et 500 hussards qui
-composaient toute sa cavalerie, portaient son corps à 48 mille hommes,
-ainsi que nous venons de le dire.
-
-[En marge: Forces du maréchal Marmont, qui au lieu de 40 mille hommes,
-en a 32 mille.]
-
-Le second corps du Rhin qui s'organisait à Hanau, sous le maréchal
-Marmont, ne s'élevait pas à 40 mille hommes, comme on l'avait supposé,
-mais à 32 mille, beaucoup de détachements étant encore en retard. La
-troisième des divisions de ce corps, celle du général Teste, ayant
-trop d'hommes en arrière, s'était vue obligée de les attendre avant de
-rejoindre la grande armée. Elle devait, dès qu'elle serait complétée,
-aller en Hesse pour veiller sur la royauté menacée du roi Jérôme,
-recueillir en passant la division Dombrowski, et se réunir ensuite sur
-l'Elbe au corps dont elle était destinée à faire partie. Les trois
-divisions restantes offraient 26 ou 27 mille combattants, parmi
-lesquels le beau corps d'infanterie de marine, et à leur tête
-d'illustres divisionnaires, tels que les généraux Compans et Bonnet.
-Ce dernier était celui qui s'était signalé en Espagne, ce qui prouve
-que Napoléon tirait de cette contrée tout ce qu'il y avait de mieux
-pour l'opposer à la nouvelle coalition.
-
-[En marge: La garde impériale n'a que 15 mille hommes de prêts sur 40
-mille.]
-
-Enfin la garde impériale, qui devait s'élever à plus de 40 mille
-hommes, était loin d'être prête, malgré l'activité que Napoléon avait
-déployée pour la réorganiser. Il y avait environ 3 mille soldats de
-vieille garde, 8 à 9 mille de jeune garde, les uns et les autres en
-état de partir, plus 3 mille cavaliers, et ce qu'il fallait
-d'artilleurs pour servir cent bouches à feu. Ces 15 à 16 mille hommes
-devaient recueillir les 3 mille hommes que le prince Eugène avait
-auprès de lui, et laissaient derrière eux 25 mille hommes en route,
-lesquels allaient bientôt se former à Mayence, à Hanau, à Wurzbourg,
-quand on leur aurait fait place.
-
-[En marge: Le corps du général Bertrand est celui qui présente le
-moins de mécompte; il compte 45 mille hommes sur 50.]
-
-Le général Bertrand était celui qui avait éprouvé le moins de
-mécomptes dans la composition de son corps d'armée. Il amenait quatre
-divisions d'infanterie, dont trois françaises et une italienne,
-comprenant 36 à 37 mille fantassins et 2,500 artilleurs. Au lieu de 6
-mille cavaliers qu'il s'était flatté d'avoir, il n'avait pu en réunir
-que 2,500, le 19e de chasseurs et deux régiments de hussards en
-formation à Turin et à Florence n'ayant pu être prêts à temps.
-Ajoutant à cet effectif 3 mille conscrits qu'il venait de recueillir à
-Augsbourg, il avait à peu près 45 mille hommes, bien disposés et plus
-instruits que le reste de la nouvelle armée, parce qu'ils se
-composaient de vieux cadres, et de conscrits comptant un an ou deux
-d'instruction. Le général Bertrand n'ayant jamais commandé des
-troupes, Napoléon lui avait donné pour le seconder le général Morand,
-l'ancien compagnon de Friant et de Gudin dans le 1er corps, et l'un
-des meilleurs généraux de l'armée. Napoléon ne pouvait pas lui laisser
-quatre divisions, la plupart des maréchaux n'en ayant que trois. Il
-lui attribua les divisions Morand et Peyri (celle-ci italienne), qui
-se trouvaient en avant des autres, et destina au maréchal Oudinot les
-divisions Pactod et Lorencez, qui étaient restées en arrière. Les
-Wurtembergeois et les Bavarois, quand on pourrait les amener, devaient
-fournir une troisième division, les premiers au général Bertrand, les
-seconds au maréchal Oudinot.
-
-[En marge: Napoléon, avec le prince Eugène, pouvait néanmoins réunir
-200 mille hommes le jour des premières hostilités, ce qui était
-suffisant pour battre les coalisés.]
-
-[En marge: Enthousiasme des jeunes soldats de Napoléon.]
-
-En tenant compte de ces diverses réductions, Napoléon pouvait, avec
-les 48 mille hommes du maréchal Ney, avec les 27 mille du maréchal
-Marmont, avec les 15 mille de la garde et les 45 mille du général
-Bertrand, déboucher en Saxe à la tête de 135 mille hommes et de 350
-bouches à feu, donner la main au prince Eugène qui l'attendait sur
-l'Elbe avec 62 mille hommes et 100 bouches à feu, et opposer ainsi à
-l'ennemi 200 mille combattants, véritablement présents au drapeau. Ces
-200 mille combattants devaient être bientôt complétés par 50 mille
-autres, et suivis de trois armées de réserve, qui porteraient le total
-de nos forces à 400 mille soldats au moins. C'était un résultat
-prodigieux, quand on songe que Napoléon n'avait eu que trois mois pour
-réunir ces éléments dispersés, ou presque détruits, c'était même un
-résultat peu croyable. Aussi les Allemands, dont la haine s'exhalait
-en railleries autant qu'en cris de rage, publiaient-ils des
-caricatures dans lesquelles ils représentaient des détachements de
-soldats qui après être sortis de Mayence par une porte y rentraient
-par l'autre, afin de simuler une suite incessante de troupes passant
-le Rhin. Mais en voyant aujourd'hui les corps français défiler en
-longues colonnes de Mayence sur Francfort, de Francfort sur Fulde ou
-Wurzbourg, il fallait bien y croire, et les craindre. Il est vrai que
-les attelages de l'artillerie étaient composés de jeunes chevaux,
-presque tous blessés à cause de leur âge, et de l'inexpérience des
-conducteurs, que la cavalerie était presque nulle, que les maréchaux
-Ney et Marmont avaient chacun 500 hommes à cheval pour s'éclairer, le
-général Bertrand 2,500; il est vrai que pour former une réserve de
-grosse cavalerie capable de charger en ligne, il fallait se contenter
-de 3 mille chasseurs et grenadiers à cheval de la garde, de 4 à 5
-mille hussards et cuirassiers amenés du Hanovre par le général
-Latour-Maubourg, et presque tous montés sur des chevaux qui avaient à
-peine l'âge du service; mais c'était l'esprit qui animait l'ensemble
-sur lequel il fallait compter. Ces généraux, ces officiers, les uns
-venant d'Espagne ou d'Italie, les autres échappés miraculeusement de
-Russie et apaisés après un moment d'irritation, étaient indignés de
-voir, non pas la gloire de la France, mais sa puissance mise en doute,
-étaient résolus pour la rétablir à des efforts extraordinaires, et
-tout en blâmant la politique qui les condamnait à ces efforts
-désespérés, avaient tellement communiqué leur esprit à leurs jeunes
-soldats, que ceux-ci naguère arrachés avec peine à leurs familles,
-montraient une ardeur singulière, et poussaient le cri de Vive
-l'Empereur! chaque fois qu'ils apercevaient Napoléon, Napoléon
-l'auteur des guerres sanglantes dans lesquelles ils allaient tous
-périr, l'auteur détesté par leurs familles, naguère encore détesté par
-eux-mêmes, et tous les jours blâmé hautement dans les bivouacs et les
-états-majors: noble et touchante inconséquence du patriotisme au
-désespoir!
-
-[En marge: Napoléon, après avoir mis la dernière main à ses
-préparatifs, quitte Mayence le 26 avril.]
-
-Napoléon ayant mis la dernière main à ses préparatifs, quitta Mayence
-le 26 avril, visita successivement Wurzbourg et Fulde, et se rendit à
-Weimar, où l'avait précédé le maréchal Ney avec ses jeunes et
-vaillantes divisions. Son plan, conçu avec la rapidité et la sûreté
-ordinaires de son coup d'oeil, consistait à laisser les coalisés, déjà
-portés au delà de l'Elbe, s'avancer autant qu'ils voudraient, même
-jusque sur la haute Saale, puis à se diriger lui-même sur Erfurt et
-Weimar, à dénier derrière la Saale comme derrière un rideau
-(expression de ses dépêches), à joindre le prince Eugène vers
-Naumbourg ou Weissenfels, à passer ensuite cette rivière en masse, et
-à prendre avec 200 mille hommes l'ennemi en flanc, dans les environs
-de Leipzig. Si la fortune le secondait, il pouvait obtenir de ce plan
-les plus importants résultats. Il pouvait après avoir vaincu les
-coalisés dans une grande bataille, en prendre un bon nombre, rejeter
-ceux qu'il n'aurait pas pris au delà de l'Elbe et de l'Oder, débloquer
-ses garnisons de l'Oder, rentrer vainqueur dans Berlin, se remettre en
-communication avec Dantzig, et montrer plus terrible que jamais le
-lion qu'on avait cru abattu.
-
-[En marge: Napoléon fait descendre la Saale à ses troupes, tandis
-qu'il la fait remonter par celles du prince Eugène, afin d'opérer la
-jonction des deux armées à Weissenfels.]
-
-Dans ces vues, il avait fait marcher en tête le maréchal Ney, et
-l'avait dirigé sur Erfurt, Weimar et Naumbourg, pour occuper tous les
-passages de la Saale, avant que l'ennemi eût le temps de s'en emparer.
-(Voir les cartes n{os} 34 et 58.) Il lui avait même enjoint d'occuper
-les passages si connus de Saalfeld, d'Iéna, de Dornbourg, de ne point
-franchir la Saale, de la garder seulement, et il avait attiré à lui le
-général Bertrand suivi à peu de distance du maréchal Oudinot, par
-Bamberg et Cobourg sur Saalfeld. Les rois de Bavière et de Wurtemberg,
-moins incertains dans leur conduite, le premier depuis les intrigues
-avortées de l'Autriche, le second depuis le prodigieux développement
-de nos forces, avaient enfin mis en mouvement six ou sept mille hommes
-chacun, de manière à fournir deux divisions de plus, l'une pour le
-général Bertrand, l'autre pour le maréchal Oudinot, ce qui devait
-porter nos forces concentrées à environ 212 mille hommes. Napoléon
-avait en même temps ordonné au prince Eugène de s'avancer en masse
-dans la direction de Dessau, assez près du point où la Saale et l'Elbe
-se confondent, et de remonter la Saale jusque vers Weissenfels. (Voir
-la carte nº 58.) Quant à lui, il suivait le maréchal Ney et le général
-Bertrand, avec la garde et le corps du maréchal Marmont. Le 26 il
-était à Erfurt, le 28 à Eckartsberg, près du célèbre champ de bataille
-d'Awerstaedt. Il avait commandé partout d'immenses approvisionnements,
-à Wurzbourg qui appartenait au frère de l'empereur François, à Erfurt
-qui appartenait à la France, à Weimar, à Naumbourg qui appartenaient
-aux maisons de Saxe. Il avait vaincu à force d'argent le patriotisme
-germanique, un peu moins ardent dans ces contrées que dans les autres.
-Il pouvait donc espérer que ses soldats vivraient sans être réduits à
-commettre de trop grands désordres. Son opération délicate en ce
-moment c'était ce double mouvement le long de la Saale, consistant
-pour lui à la descendre, pour le prince Eugène à la remonter, et dont
-le résultat devait être de réunir en une seule masse les 212 mille
-hommes dont il disposait. Mais les coalisés, quoique placés bien près
-de lui, n'étaient ni assez avisés ni assez alertes pour deviner sa
-manoeuvre et la déjouer. Ils étaient pourtant bien proche, et d'un
-seul pas auraient pu l'interrompre et la faire échouer.
-
-[En marge: Armée des coalisés au moment de l'entrée en campagne.]
-
-[En marge: Forces des Russes.]
-
-Jusque-là ils avaient fait de leur mieux pour employer le temps
-utilement, mais n'y avaient pas aussi bien réussi que Napoléon.
-L'armée russe, comme on l'a vu, avait presque autant souffert que nous
-pendant la retraite de Moscou, et ne comptait pas plus de 100 mille
-hommes, qu'elle avait eu à peine le loisir de recruter, et qui
-étaient dispersés depuis Cracovie jusqu'à Dantzig. Vingt mille Russes
-environ sous les généraux Sacken et Doctoroff étaient opposés aux
-Polonais et aux Autrichiens autour de Cracovie; 20 mille étaient
-restés devant Thorn et Dantzig; 8 à 9 mille couraient sur le bas Elbe
-vers Hambourg et Lubeck, sous Tettenborn et Czernicheff; 10 mille
-avaient suivi Wittgenstein au delà de Berlin, et, avec le corps
-prussien d'York, observaient Magdebourg; 12 mille, dont la plus grande
-partie en cavalerie, avaient, sous Wintzingerode, passé l'Elbe à
-Dresde; 30 mille enfin, composant le corps principal et consistant
-dans la garde, les grenadiers et le reste de l'armée de Kutusof,
-étaient demeurés sur l'Oder avec le quartier général.
-
-[En marge: Forces des Prussiens.]
-
-Les Prussiens avaient reconstitué leur armée avec une promptitude qui
-tenait à une organisation secrètement et longuement préparée. Les
-traités qui les liaient à Napoléon les obligeaient à n'avoir sous les
-armes que 42 mille hommes, dont ils avaient dû nous donner 20 mille
-pour faire avec nous la dernière campagne, et sur ces 20 mille plus
-d'un tiers avaient péri. Mais ils avaient entretenu des cadres
-nombreux, et laissé en congé dans les villes et les campagnes des
-soldats tout formés, qui n'attendaient qu'un signal pour revenir sous
-les drapeaux. Ils avaient pu par ce moyen et par les levées spontanées
-de la jeunesse prussienne, réunir 120 mille hommes, dont 60 mille de
-troupes actives, parfaitement instruites, environ 40 mille hommes de
-troupes en formation destinées à rejoindre les premières, et environ
-20 mille dans les places. Ils espéraient porter cet armement à 150
-mille hommes, dont 100 mille en ligne, à condition de recevoir bientôt
-des subsides anglais. La jeunesse des écoles et du commerce
-remplissait les bataillons de chasseurs à pied, annexés aux régiments
-d'infanterie; la jeunesse noble ou riche entrait dans les chasseurs à
-cheval, annexés à chaque régiment de cavalerie.
-
-[En marge: Pour les premières opérations, les coalisés ne peuvent
-guère réunir au delà de 110 mille hommes sur un même champ de
-bataille.]
-
-Pour l'instant, en défalquant ce qu'il avait fallu laisser sur les
-derrières, ou employer au blocus des places, ou envoyer en courses
-lointaines vers les extrémités de leur ligne, les coalisés avaient à
-présenter sur le champ de bataille, à leur droite le corps prussien
-d'York, qui depuis sa défection n'avait pas quitté le corps russe de
-Wittgenstein, et réuni à ce dernier formait une masse de 30 mille
-hommes; à leur centre le corps de Wintzingerode de 12 à 15 mille
-hommes de cavalerie et d'infanterie légères, marchant à l'avant-garde;
-en seconde ligne et toujours à leur centre, Blucher avec 26 mille
-Prussiens, Kutusof avec 30 mille Russes; à leur gauche enfin, mais
-hors de portée, 10 ou 12 mille hommes sous le général Sacken,
-c'est-à-dire un total de 110 à 112 mille combattants. Ce n'était pas
-beaucoup pour tant de hardiesse, de présomption, de promesses
-magnifiques répandues dans toute l'Europe pour la soulever contre
-nous.
-
-[En marge: Les coalisés avaient vainement attendu le concours de
-Bernadotte.]
-
-Les coalisés avaient compté sur un secours qui se faisait encore
-attendre, c'était celui du prince Bernadotte. Dans l'entrevue d'Abo,
-le futur roi de Suède était convenu avec Alexandre de concourir aux
-efforts de la coalition au moyen d'un corps de 30 mille Suédois,
-auxquels s'adjoindraient 15 ou 20 mille Russes dont il aurait le
-commandement. Les Anglais pour faciliter la composition de cette armée
-avaient accordé un subside de 25 millions de francs. Le prix de la
-guerre faite à la France était, comme on l'a vu, la Norvége. Les
-Anglais, pour enchaîner le prince Bernadotte au moyen d'un pacte pour
-ainsi dire infernal, voulaient ajouter à la Norvége la Guadeloupe,
-l'une des dépouilles de la France. Néanmoins il ne se pressait guère
-de remplir ses engagements, et songeait avant tout à envoyer ses
-troupes en Norvége, pour se saisir du prix promis à sa défection. On
-cherchait à l'en dissuader, surtout par ménagement pour le Danemark,
-qu'on espérait amener à la coalition en lui offrant un dédommagement
-soit en Poméranie, soit dans les territoires anséatiques. Le prince
-royal de Suède n'écoutait guère ces remontrances, et persistait à ne
-s'occuper que de la Norvége. Aussi la coalition était-elle pleine de
-défiances à son égard, défiances assez concevables, car, même en ce
-moment, de nombreux émissaires se succédant à Paris affirmaient que le
-parti de l'ancien maréchal Bernadotte n'était pas pris, et que,
-moyennant quelques avantages, on pourrait le ramener à de meilleurs
-sentiments envers la France.
-
-[En marge: Bien que les coalisés se fussent avancés fort témérairement
-au delà de l'Elbe, il leur était impossible de reculer, et ils
-devaient combattre où ils étaient.]
-
-[En marge: La mort de Kutusof laisse le champ libre à tous les esprits
-ardents qui conseillaient l'offensive.]
-
-Privés de ce secours, privés de celui de l'Autriche, qui ne s'était
-pas encore jointe à eux, parce qu'elle voulait épuiser auparavant
-toutes les chances d'une solution pacifique, et parce que d'ailleurs
-elle n'était pas prête, les coalisés avaient formé la résolution de
-recevoir avec leurs cent douze mille hommes le choc de Napoléon, de
-faire même mieux, et d'aller se heurter à lui. D'abord ils avaient
-douté, ou fait semblant de douter de l'étendue de ses forces, puis,
-quand il n'avait plus été possible de les contester, ils en avaient
-nié la qualité, soutenant que c'étaient des enfants menés par des
-vieillards, et que les meilleurs soldats de la Russie et de la Prusse,
-animés du plus ardent patriotisme, n'avaient pas à s'inquiéter de leur
-nombre. De plus on était en plaine, et ces jeunes fantassins ne
-résisteraient pas au choc d'une cavalerie qui était la plus nombreuse
-et la plus belle de l'Europe. Après tant de vanteries repasser l'Elbe
-à l'approche de Napoléon eût été difficile, et même fort dangereux. On
-aurait ainsi profondément découragé les esprits en Allemagne, après
-les avoir prodigieusement excités; on aurait surtout, en s'éloignant,
-rendu l'Autriche à Napoléon. Il fallait donc combattre où l'on était,
-et pourtant, dans l'impatience de s'avancer afin d'affranchir de
-nouvelles parties de l'Allemagne, on s'était porté au delà de l'Elbe,
-qu'on avait passé à gauche, c'est-à-dire à Dresde, ne pouvant le
-passer à droite à cause de Magdebourg, et on s'était ainsi engagé dans
-un véritable coupe-gorge. On était en effet entre le prince Eugène
-d'un côté, les montagnes de la Bohême de l'autre, Napoléon en face,
-exposé à recevoir une forte attaque de front, tandis qu'on recevrait
-un coup mortel dans le flanc. Le prudent Kutusof, devenu depuis ses
-triomphes une sorte d'oracle, n'aimant pas les Allemands et leurs
-démonstrations patriotiques, persistait à dire qu'il fallait s'en
-tenir à ce qu'on avait fait, garder le grand-duché de Varsovie,
-conclure à ce prix la paix avec la France, et rentrer chez soi.
-Alexandre, arrêté dans son rôle de libérateur de l'Allemagne, qui le
-séduisait alors autant que l'avait séduit après Tilsit celui de
-conquérant de Constantinople, était singulièrement contrarié par cette
-opposition, qu'il n'osait pas négliger au point de passer outre.
-Aussi, tandis que Wintzingerode, marchant avec l'ardent Blucher, avait
-traversé l'Elbe dès le commencement d'avril, le corps de bataille
-russe était demeuré en arrière, et n'était entré que le 26 à Dresde,
-jour même où Napoléon arrivait à Erfurt. Mais tout à coup, Kutusof
-épuisé par la dernière campagne, et expirant en quelque sorte au
-milieu de son triomphe, était mort à Bunzlau. À partir de cet instant,
-les considérations de la prudence perdaient le seul chef qui fût assez
-accrédité pour les faire valoir, et Alexandre, entouré des
-enthousiastes allemands, ne devait plus songer qu'à prendre
-l'offensive la plus prompte. Livrer bataille tout de suite, n'importe
-où, n'importe comment, n'était plus chose mise en question, pourvu que
-ce fût dans les plaines de la Saxe, où la cavalerie des coalisés
-devait avoir tant d'avantage contre les Français, qui n'avaient qu'une
-jeune infanterie sans cavalerie.
-
-[En marge: Marche des armées belligérantes les unes vers les autres,
-du 27 au 29 avril.]
-
-On continua donc à s'avancer les 27, 28, 29 avril, entre le prince
-Eugène qui était au confluent de la Saale et de l'Elbe, et Napoléon
-qui venait de la forêt de Thuringe. Il y aurait eu certainement un
-moyen de conjurer le danger de cette position, c'eût été de se porter
-en toute hâte sur Leipzig, Lutzen, Weissenfels, Naumbourg, avec les
-100 mille hommes dont on disposait (défalcation faite du corps de
-Sacken laissé en Pologne), de couper la ligne de la Saale, et de
-s'interposer entre Napoléon et le prince Eugène pour empêcher leur
-jonction. (Voir la carte nº 58.) Cette opération naturellement
-indiquée était fort praticable, car on était dès le 28 entre la Pleiss
-et l'Elster à la hauteur de Leipzig. Mais il aurait fallu que
-quelqu'un commandât, et Kutusof étant mort, Alexandre, qui était resté
-la seule autorité militaire, écoutant tous les avis sans savoir en
-adopter aucun, on s'avançait avec le désir et la crainte tout à la
-fois de rencontrer Napoléon. Il était convenu qu'à cause de
-l'importance de leur rôle les Russes auraient le commandement, et
-parmi eux on cherchait vainement à qui le donner. Tormazoff était le
-plus ancien de leurs généraux, mais le moins capable. Wittgenstein,
-singulièrement vanté pour avoir défendu la Dwina contre les Français
-qui ne voulaient pas la franchir, était fort en faveur, et chargé de
-commander lorsqu'on serait devant l'ennemi. Mais ses succès, si
-exagérés, n'étaient pas même son ouvrage; ils étaient dus à son chef
-d'état-major, le général Diebitch, officier entreprenant, plein
-d'esprit et de talents militaires, donnant son avis sans parvenir à le
-faire suivre. Le commandement ne pouvait donc être ni prompt, ni sûr,
-ni obéi, et en attendant on poussa devant soi jusqu'à la hauteur de
-Leipzig, Wittgenstein et d'York à droite dans la direction de Halle,
-Wintzingerode en avant-garde à Lutzen, Blucher et le gros de l'armée
-russe au centre, entre Rotha et Borna, Miloradovitch à gauche, sur la
-route de Chemnitz qui longe le pied des montagnes de la Bohême, pour
-se garantir de ce côté, si par hasard Napoléon s'y présentait. On
-marchait sachant qu'il avançait, mais ne voyant pas une chose qu'il
-était pourtant facile de deviner, c'est qu'au lieu de longer les
-montagnes de la Bohême en sortant de la forêt de Thuringe, il
-prendrait la direction opposée, et descendrait la Saale afin de se
-joindre au vice-roi.
-
-[En marge: Arrivée de Napoléon à Eckartsberg le 28 avril.]
-
-[En marge: Ses mouvements autour de Weissenfels pour opérer sa
-jonction avec le prince Eugène.]
-
-Napoléon, qui connaissait ses adversaires, se doutait bien qu'ils ne
-feraient pas ce qu'il faudrait pour empêcher sa jonction avec le
-prince Eugène, et cependant il ne négligea rien pour en assurer le
-succès, comme s'il avait eu devant lui l'ennemi le plus avisé et le
-plus alerte. Arrivé, ainsi que nous l'avons dit, le 28 avril à
-Eckartsberg, il avait porté en avant le long de la Saale, de manière à
-en fermer successivement tous les débouchés, le maréchal Ney, le
-général Bertrand et le maréchal Oudinot. En même temps il avait attiré
-à lui, par un mouvement contraire, le prince vice-roi, en lui faisant
-remonter la Saale par Halle et Mersebourg. Il suivait Ney avec la
-garde et Marmont. Pour opérer la jonction projetée il ne restait, le
-28, qu'à occuper l'espace compris entre Mersebourg et Naumbourg, en
-allant à la rencontre du prince Eugène à Weissenfels qui est entre
-deux. (Voir la carte nº 58.) Napoléon, pour rendre en quelque sorte
-infaillible le succès de sa manoeuvre, ne s'était pas contenté de
-faire avancer l'un vers l'autre Ney et Eugène afin d'amener leur
-réunion à Weissenfels, il avait détaché du corps de Marmont la
-division Compans, la mieux commandée, la plus nombreuse de ce corps,
-et l'avait portée à gauche sur Freybourg, pour qu'elle vînt en
-doublant les têtes de colonne de Ney et d'Eugène, former entre eux une
-espèce de soudure. Ces mouvements furent ordonnés d'Eckartsberg le 28
-au soir, pour être exécutés le lendemain 29. Ney devait descendre la
-Saale de Naumbourg à Weissenfels, avec ses deux premières divisions,
-passer cette rivière à la hauteur de Weissenfels, s'emparer de cette
-ville, tandis que ses autres divisions le suivraient, et que Bertrand
-et Oudinot viendraient occuper les débouchés par lui abandonnés
-d'Iéna, de Dornbourg et de Naumbourg. De son côté le prince Eugène
-devait remonter la Saale, le corps de Lauriston jusqu'à la hauteur de
-Halle, celui de Macdonald jusqu'à la hauteur de Mersebourg et
-au-dessus, afin de donner la main à Ney. Ces diverses instructions
-étaient tracées avec une précision, une prévoyance admirables. Du
-reste Napoléon, ne supposant pas que l'ennemi fût si près avec la
-masse de ses forces, séjourna encore à Eckartsberg de sa personne,
-pour mettre de l'ordre à la queue de ses colonnes.
-
-[En marge: Le 29 avril le maréchal Ney passe la Saale à Weissenfels.]
-
-Le 29, le maréchal Ney descendit en effet la Saale, la franchit un peu
-au-dessus de Weissenfels, sur des ponts qu'on n'avait pas eu de peine
-à y jeter, et s'avança dans les immenses plaines qui se déploient au
-delà de cette rivière. C'est au milieu de ces plaines qu'on rencontre
-Lutzen, Lutzen que Gustave-Adolphe a rendu célèbre, que Napoléon,
-quelques jours après, devait rendre plus célèbre encore.
-
-Suivant les instructions tactiques de Napoléon, le maréchal Ney
-cheminait à travers la plaine de Weissenfels, avec la division Souham
-formée en plusieurs carrés. Des avant-postes de cavalerie lui avaient
-clairement révélé l'approche des nombreux escadrons de Wintzingerode.
-Ce général allemand qui commandait l'avant-garde russe, avait sous ses
-ordres la division d'infanterie du prince Eugène de Wurtemberg, et
-huit à neuf mille hommes d'une superbe cavalerie. Il avait le jour
-même dépassé Weissenfels, pour venir chercher sur la Saale des
-nouvelles des Français. Ney se présenta bientôt pour lui en donner.
-
-[Illustration: Scène de bataille.]
-
-[En marge: Première rencontre de nos jeunes conscrits avec les masses
-nombreuses de la cavalerie ennemie.]
-
-[En marge: Joie du maréchal Ney en voyant la conduite de ses jeunes
-troupes.]
-
-Nos conscrits voyant l'ennemi pour la première fois, mais conduits par
-des officiers qui avaient passé leur vie en sa présence, et par un
-maréchal dont l'attitude seule aurait suffi pour les rassurer,
-s'avançaient avec le frémissement d'un jeune et bouillant courage. Ils
-avaient à franchir une ondulation de terrain assez marquée, et
-apercevaient au delà de nombreux escadrons appuyés par de l'infanterie
-légère et de l'artillerie attelée. Ils reçurent les premiers boulets
-sans s'étonner. Des tirailleurs choisis traversèrent ce terrain
-ondulé, et forcèrent les tirailleurs ennemis à reculer. On les suivit,
-on descendit dans l'enfoncement du sol, on remonta sur le côte opposé,
-puis on déboucha en plusieurs carrés dans la plaine, et on fit sur
-l'ennemi un feu très-vif d'artillerie. Après quelques volées de canon,
-la division de cavalerie Landskoy s'élança au galop sur nos carrés.
-C'était le moment critique. Le vieux et intrépide Souham, l'héroïque
-Ney, les généraux de brigade, se placèrent chacun dans un carré, pour
-soutenir leur infanterie qui n'était pas habituée à ce spectacle. Au
-signal donné, un feu de mousqueterie exécuté à propos accueillit la
-cavalerie ennemie, et l'arrêta court. Nos jeunes soldats, étonnés que
-ce fût si peu, attendirent un nouvel assaut, le reçurent mieux encore,
-et jonchèrent la terre des cavaliers de Landskoy. Puis Ney rompant
-les carrés, et les formant en colonnes, poussa l'ennemi devant lui.
-Il félicita ses braves conscrits, qui remplirent l'air des cris mille
-fois répétés de Vive l'Empereur! À partir de ce moment on pouvait tout
-espérer d'eux. Ils entrèrent à la suite des Russes dans Weissenfels,
-les en expulsèrent, et à la chute du jour furent maîtres de ce point
-décisif. Ney, qui depuis sa jeunesse n'avait jamais combattu avec des
-soldats aussi novices, se hâta d'écrire à Napoléon pour lui exprimer
-sa joie et sa confiance.--Ces enfants, lui écrivit-il, sont des héros;
-je ferai avec eux tout ce que vous voudrez.--
-
-[En marge: Arrivée du prince Eugène sur Mersebourg, et sa réunion avec
-la grande armée.]
-
-Au même instant Macdonald, formant la tête de colonne du prince
-Eugène, était entré dans Mersebourg, et avait mêlé ses avant-postes
-avec ceux du maréchal Ney. Le général Lauriston qui le suivait, avait
-trouvé les ponts de Halle fortement occupés par le général prussien
-Kleist. Ces ponts, comme on doit s'en souvenir en se reportant à l'un
-des actes héroïques de l'infortuné général Dupont dans la campagne de
-1806, s'étendent sur plusieurs bras de la Saale, et sont impossibles à
-enlever, à moins qu'ils ne soient aux mains d'une troupe démoralisée.
-Ce n'était plus l'état d'esprit des Prussiens, qu'un noble
-patriotisme, une sorte de désespoir national enflammaient. Ils
-occupaient les ponts de Halle avec de l'infanterie et une nombreuse
-artillerie. Le général Lauriston n'insista pas pour forcer une
-position qu'on allait faire tomber le lendemain en la tournant.
-
-Napoléon en lisant les récits de ses généraux, partagea leur joie, et
-écrivit à Munich, à Stuttgard, à Carlsruhe, à Paris, pour raconter
-les prouesses de ses jeunes soldats. Il quitta le lendemain 30
-Eckartsberg, et alla coucher à Weissenfels.
-
-[En marge: Beau projet de Napoléon consistant à marcher sur Leipzig,
-pour prendre l'ennemi en flanc.]
-
-Sa jonction avec le prince Eugène étant opérée sur la basse Saale, il
-songea naturellement à tirer de cette jonction le parti qu'il s'en
-était promis, celui de déboucher en masse dans les fameuses plaines de
-Lutzen, de courir sur Leipzig en une forte colonne, de passer l'Elster
-à Leipzig même, et puis exécutant un mouvement de conversion, la
-gauche en avant, de marcher sur les coalisés, et de les pousser contre
-les montagnes de la Bohême. (Voir la carte nº 58). N'ayant pas assez
-de cavalerie pour s'éclairer, car celle qu'il avait restait forcément
-clouée à l'infanterie de peur d'être écrasée, il n'entrevoyait que
-fort incomplétement les projets de l'ennemi. Mais plusieurs
-reconnaissances, plusieurs rapports interprétés avec sa faculté
-ordinaire de divination, lui avaient appris que les Russes et les
-Prussiens affluaient sur sa droite, qu'ils se trouvaient par
-conséquent entre lui et les montagnes, sur le haut Elster, qui était
-le cours d'eau que nous devions rencontrer après avoir franchi la
-Saale. Le plan de Napoléon offrait donc encore les plus grandes
-chances de succès, et il résolut de s'avancer de Weissenfels sur
-Lutzen, pour de là se porter sur Leipzig en masse serrée, et y passer
-l'Elster. Toutefois ne pouvant marcher avec près de deux cent mille
-hommes sur une seule voie, il dirigea par la grande route de Lutzen à
-Leipzig, le maréchal Ney, la garde et le maréchal Marmont. Pour
-flanquer à droite cette colonne qui était la principale, il ordonna au
-général Bertrand et au maréchal Oudinot, restés sur la haute Saale,
-de déboucher de Naumbourg sur Stössen. Pour la flanquer à gauche, il
-ordonna au prince Eugène de déboucher de Mersebourg, et de se porter
-avec toutes ses forces sur Leipzig par la route de Mackranstaedt. Ces
-divers corps partant ainsi de la Saale, à trois ou quatre lieues les
-uns des autres, convergeaient tous vers le point, commun de Leipzig.
-Ces dispositions arrêtées pour être exécutées le lendemain 1er mai, il
-s'occupa, ce qui lui arrivait souvent pendant cette marche, de
-l'organisation de ses troupes, et en particulier de celle de la garde
-impériale. Le prince Eugène lui amenait quatre bataillons de vieille
-garde, deux de jeune, plus une certaine portion d'artillerie et de
-cavalerie appartenant à ce corps d'élite. C'était tout ce qu'on avait
-pu recueillir des débris de Moscou. Le prince Eugène avait eu soin de
-les faire reposer et équiper. Napoléon réunit les quatre bataillons de
-la vieille garde à deux qu'il avait avec lui, ce qui lui en fit six.
-Il réunit les deux de jeune garde aux quatorze de la division
-Dumoutier, qui fut élevée de la sorte à seize. Il agit de même pour
-les autres armes, et parvint ainsi à porter la garde à 17 ou 18 mille
-hommes, sans compter les autres divisions qui achevaient de
-s'organiser sur les derrières. Il laissa au prince Eugène les quatre
-mille cavaliers remontés que le général Latour-Maubourg était allé
-prendre dans le Hanovre, et qui formaient avec la cavalerie de la
-garde la seule troupe à cheval capable d'exécuter une attaque en
-ligne.
-
-[Date en marge: Mai 1813.]
-
-[En marge: Mouvement de l'armée le 1er mai.]
-
-Le lendemain 1er mai il monta de bonne heure à cheval, ayant à ses
-côtés les maréchaux Ney, Mortier, Bessières, Soult, Duroc, et M. de
-Caulaincourt. Il voulait jouir par ses propres yeux du spectacle qui
-avait tant charmé le maréchal Ney l'avant-veille, celui de nos jeunes
-soldats supportant gaiement et solidement les assauts de la cavalerie
-ennemie.
-
-[En marge: Combat de Weissenfels, et mort du maréchal Bessières.]
-
-[En marge: Caractère et mérites du maréchal Bessières.]
-
-[En marge: Regrets de Napoléon et de l'armée.]
-
-Cette vaste plaine de Lutzen, quoique fort unie, présentait cependant
-comme toute plaine ses accidents de terrain. En sortant de Weissenfels
-on rencontrait un ravin dont le cours était assez long, le lit assez
-profond, et appelé le Rippach, du nom d'un village qu'il traversait.
-Dès le matin les troupes du maréchal Ney y marchèrent avec confiance,
-disposées en carrés entre lesquels se trouvait l'artillerie, et
-précédées de nombreux tirailleurs. Parvenues au bord du ravin elles
-rompirent les carrés pour le passer, franchirent l'obstacle,
-reformèrent les carrés, et s'avancèrent en tirant du canon. C'était
-toujours la division Souham qui marchait la première, et avec une
-excellente attitude. Au moment où elle se déployait, le maréchal
-Bessières qui commandait ordinairement la cavalerie de la garde, et
-qui par ce motif n'aurait pas dû être là, mais qui avait voulu suivre
-Napoléon, se porta un peu à droite, afin de mieux observer le
-mouvement de l'ennemi. Tout à coup un boulet lui fracassant le poignet
-avec lequel il tenait la bride de son cheval, l'atteignit en pleine
-poitrine, et le renversa. Il avait passé en un instant de la vie à la
-mort! C'était la seconde fois, hélas! que ce brave homme était frappé
-à côté de Napoléon! Une première fois à Wagram, il avait été atteint
-par un boulet, mais en avait été quitte pour une contusion; cette fois
-il était tué sur le coup! Était-ce notre bonheur qui s'évanouissait?
-était-ce la fortune qui après nous avoir avertis en 1809, nous
-frappait enfin en 1813? Malgré la confiance générale qu'inspirait
-l'entrain des troupes, ce pénible sentiment pénétra plus d'un coeur.
-Bessières, commandant de la cavalerie de la garde, fait par Napoléon
-maréchal et duc d'Istrie, était un vaillant homme, vif comme les
-Gascons ses compatriotes, et comme eux cherchant à se faire valoir;
-mais spirituel, sensé, ayant souvent le courage de dire à Napoléon des
-vérités utiles, non pas en forme de boutades passagères, mais avec
-assez de sérieux et de suite. Napoléon l'aimait, l'estimait, lui donna
-un regret sincère, puis après avoir prononcé ces mots: _La mort
-s'approche de nous_, il poussa son cheval en avant, pour voir marcher
-ses jeunes soldats, pendant qu'on emportait Bessières dans un manteau.
-Il éprouva la même satisfaction que Ney deux jours auparavant. Il vit
-ses conscrits assaillis par des charges réitérées de cavalerie, les
-repoussant avec une imperturbable bonne humeur, et abattant devant
-leurs rangs trois ou quatre cents cavaliers ennemis. On finit cette
-journée à Lutzen, content de ce que l'on avait vu faire à nos soldats,
-triste plus qu'on ne le disait de la mort de Bessières, dans laquelle
-beaucoup de gens s'obstinaient à découvrir un présage. Pourtant le
-temps était beau, les troupes étaient très-animées; tout semblait
-sourire de nouveau, la nature et la fortune! Napoléon alla visiter le
-monument de Gustave-Adolphe, frappé dans cette plaine, comme
-Épaminondas, au sein de la victoire, et ordonna qu'on élevât aussi un
-monument au duc d'Istrie, tué dans les mêmes lieux. Il lui consacra
-quelques belles paroles dans le bulletin de la journée, et écrivit à
-sa veuve une lettre faite pour enorgueillir une famille, et la
-consoler autant que la gloire console.
-
-[En marge: Journée du 2 mai.]
-
-[En marge: Napoléon dirige le prince Eugène sur Leipzig, et par
-précaution place le corps de Ney au village de Kaja, pour se couvrir
-contre une attaque de flanc.]
-
-[En marge: Profonde sagesse des dispositions de Napoléon.]
-
-Le lendemain 2 mai, journée mémorable, l'une des dernières faveurs
-accordées par la fortune à nos armes, Napoléon se leva dès trois
-heures du matin pour donner ses ordres, et dicter une multitude de
-lettres. On n'avait plus que quatre lieues à parcourir pour être à
-Leipzig, et pour avoir passé l'Elster. Les rapports d'espions, plus
-explicites que ceux des jours précédents, disaient que les Russes et
-les Prussiens continuaient leur mouvement sur notre droite, que de
-Leipzig ils étaient remontés, en cheminant derrière l'Elster, sur
-Zwenkau et Pegau, apparemment pour nous chercher où nous n'étions pas,
-c'est-à-dire sur une route plus rapprochée des montagnes. (Voir la
-carte nº 58.) Napoléon à cette nouvelle se confirma dans la pensée de
-se porter en masse sur Leipzig, de se rabattre ensuite dans le flanc
-de l'ennemi, et, afin de réaliser cette pensée, il régla ses
-mouvements avec une profondeur de prudence qui, au milieu des
-incertitudes où il était faute de cavalerie, lui procura le plus
-éclatant, le plus mérité des triomphes. Le prince Eugène arrivé à
-Mackranstaedt dans la journée, avait le pas sur le corps de bataille,
-et Napoléon le lui laissa, pour qu'il pût se porter immédiatement sur
-Leipzig. Il lui ordonna d'envoyer le corps de Lauriston directement
-sur Leipzig, puis de diriger Macdonald à droite sur Zwenkau, point où
-devaient se rencontrer les détachements les plus avancés de l'ennemi,
-et lui recommanda de se tenir de sa personne entre Lauriston et
-Macdonald, avec la division Durutte, la cavalerie de Latour-Maubourg
-et une forte réserve d'artillerie, afin d'aller au secours de celui
-des deux qui aurait de trop fortes affaires sur les bras. Napoléon
-s'apprêta à le suivre avec la garde, pour aider celui d'eux tous qui
-en aurait besoin. Mais avec une prévoyance dont il était seul capable,
-se doutant que les coalisés pourraient bien pendant ce mouvement sur
-Leipzig se réunir en masse sur sa droite, car il était possible qu'ils
-eussent remonté l'Elster pour le prendre lui-même en flanc, il retint
-Ney avec ses cinq divisions aux environs de Lutzen, et l'établit à un
-groupe de cinq villages, dont le principal s'appelait Kaja. Ce village
-était situé à une lieue au-dessus de Lutzen, au bord du
-_Floss-Graben_, canal d'irrigation qui traversait toute la plaine
-entre la Saale et l'Elster. Ney placé sur ce point avec ses cinq
-divisions, devait y former le pivot solide autour duquel nous allions
-opérer notre mouvement de conversion. Restaient Marmont, Bertrand,
-Oudinot, marchant à la suite de l'armée, et se trouvant, Marmont au
-bord du Rippach, Bertrand un peu plus en arrière, Oudinot sur la Saale
-même. Napoléon ordonna à Marmont et à Oudinot de franchir
-successivement le Rippach, et de venir se ranger sur la droite de Ney,
-pour le secourir, ou en être secourus s'ils étaient brusquement
-abordés par l'ennemi, et de se porter ensuite tous ensemble sur
-l'Elster, entre Zwenkau et Pegau, dans le cas où ils n'auraient
-rencontré personne. Ney était donc le point solide autour duquel une
-moitié de l'armée allait pivoter, pendant que l'autre moitié se
-portant en avant entrerait dans Leipzig, et opérerait le mouvement de
-conversion qui devait nous placer dans le flanc de l'ennemi. Avec de
-telles précautions, dont on va bientôt apprécier la profonde sagesse,
-il n'y avait presque pas de danger sérieux à craindre, en exécutant
-devant une armée de plus de cent mille hommes une opération
-extrêmement délicate, mais nécessaire si on voulait arriver à des
-résultats considérables. Amis et ennemis nous présentions à peu près
-300 mille combattants, à quatre ou cinq lieues les uns des autres.
-
-[En marge: Napoléon travaille toute la matinée du 2 mai, et ne monte à
-cheval que lorsque tous ses corps sont près d'être en position.]
-
-Ces dispositions ordonnées avec indication précise à chaque chef de
-corps du but qu'on voulait atteindre, et de la conduite à tenir dans
-toutes les éventualités, Napoléon se mit à dicter des lettres le reste
-de la matinée, ne voulant monter à cheval qu'à neuf ou dix heures,
-parce que c'était alors seulement que chacun devait être en pleine
-marche vers sa destination. Il écrivit au vieux duc de Valmy sur la
-composition de certains bataillons, au général Lemarois, envoyé dans
-le grand-duché de Berg, sur les dépôts de cavalerie qui étaient dans
-son arrondissement, au prince Poniatowski sur la jonction des deux
-armées de l'Elbe et du Main, et sur leur marche ultérieure, au major
-général sur la mise en jugement du gouverneur de Spandau qui avait
-capitulé, à plusieurs autres personnages enfin sur une multitude
-d'objets, et entre autres au duc de Rovigo sur la manière de parler
-des événements militaires, dans un moment où l'opinion défiante
-accueillait moins facilement que jamais les assertions du
-gouvernement, et terminait ses observations par ces mots
-remarquables: _Vérité_, _simplicité_, voilà ce qu'il faut
-aujourd'hui.--
-
-[En marge: Napoléon quitte Lutzen à dix heures du matin, et se porte
-au galop sur Leipzig.]
-
-Après avoir ainsi dicté une quantité de lettres avec une parfaite
-liberté d'esprit, il partit à dix heures, et suivi d'un escadron de la
-garde il courut vers Leipzig, dont il était à quatre lieues seulement.
-Au nombre des officiers de haut grade qui l'accompagnaient se trouvait
-le maréchal Ney, venu pour voir de quel côté se porterait la tempête
-qui semblait s'amasser autour de nous. Une demi-heure suffisait au
-maréchal pour rejoindre son corps au galop, si elle se dirigeait vers
-les villages que ses cinq divisions étaient chargées de garder. En ce
-moment le maréchal Macdonald coupant devant nous, de gauche à droite,
-la route de Leipzig, s'avançait sur Zwenkau; à gauche, le général
-Lauriston s'avançait de Mackranstaedt sur Leipzig. Le prince Eugène,
-avec la réserve que Napoléon lui avait composée, et qui consistait,
-avons-nous dit, dans la division Durutte et la cavalerie de
-Latour-Maubourg, était sur la route même de Leipzig, prêt à porter
-secours ou au maréchal Macdonald, ou au général Lauriston. Toute la
-garde suivait en masse le prince Eugène sur Leipzig. Après avoir
-traversé ces nombreuses colonnes, qui le saluaient des cris répétés de
-Vive l'Empereur! Napoléon arriva devant Leipzig pour y être témoin du
-spectacle le plus animé.
-
-[En marge: Le général Maison enlève Leipzig sous les yeux de
-Napoléon.]
-
-La fusillade et la canonnade y étaient en effet très-vives.
-L'intrépide Maison commandant la première division du corps de
-Lauriston, attaquait avec sa résolution et son intelligence
-accoutumées la ville de Leipzig, que défendait le général Kleist avec
-l'infanterie prussienne. Des terrains marécageux et boisés, traversés
-par plusieurs bras de l'Elster, précèdent, comme on le sait, la ville
-de Leipzig, lorsqu'on vient de Lutzen, et il faut franchir la longue
-suite des ponts jetés sur ces divers bras, pour parvenir jusqu'à la
-ville elle-même. Des tirailleurs remplissaient les bouquets de bois
-environnants; une forte artillerie, appuyée par l'infanterie
-prussienne, était au village de Lindenau, qui se trouve à l'entrée des
-ponts de l'Elster. Le général Maison, après avoir forcé les
-tirailleurs ennemis à se replier, et mis une partie de son artillerie
-en batterie, s'était porté au village de Leutsch, situé à la gauche de
-Lindenau, et avec du canon et une colonne d'infanterie, avait ouvert
-un feu de flanc sur Lindenau. Il avait ensuite jeté dans le premier
-bras de l'Elster un bataillon, qui passant à gué, devait prendre à
-revers les Prussiens chargés de défendre la tête des ponts. Cette
-opération terminée, il avait formé une colonne d'attaque qu'il
-dirigeait lui-même, et avait abordé à la baïonnette les troupes
-chargées de défendre Lindenau. Les Prussiens, après s'être vaillamment
-défendus, se voyant menacés d'être pris à revers par la colonne qui
-était entrée dans les eaux de l'Elster, avaient évacué le premier
-pont, en y mettant le feu, et Maison les avait suivis à la tête de son
-infanterie. Napoléon regarda quelques instants avec sa lunette cette
-attaque si bien conduite, vit ses soldats pénétrant pêle-mêle avec les
-Prussiens dans Leipzig, et les nombreux habitants de cette ville
-montés sur les toits de leurs maisons pour savoir quel serait leur
-sort!
-
-[En marge: Tandis que Napoléon assiste à l'attaque de Leipzig, une
-épouvantable canonnade se fait entendre vers Kaja.]
-
-[En marge: Napoléon renverse tout son ordre de bataille, pour reporter
-ses forces sur sa droite.]
-
-[En marge: Belles dispositions prises avec une promptitude
-extraordinaire.]
-
-[En marge: Napoléon se reporte au galop sur Lutzen et Kaja.]
-
-Tandis que par un beau temps de mai il contemplait cette scène,
-semblable à tant d'autres qui avaient rempli sa vie, une canonnade
-retentit tout à coup sur sa droite, juste du côté de Kaja, vers les
-villages où il avait laissé en faction le corps de Ney. Son esprit,
-qui avait calculé toutes les chances de cette vaste manoeuvre, ne
-pouvait être ni surpris, ni déconcerté. Il écouta quelques instants
-cette canonnade, qui ne fit que s'accroître, et bientôt devint
-terrible.--Tandis que nous allions les tourner, s'écria Napoléon, ils
-essayent de nous tourner nous-mêmes; il n'y a pas de mal, ils nous
-trouveront prêts partout.--Sur-le-champ il expédia Ney au galop, lui
-enjoignit de s'établir dans les cinq villages, d'y tenir comme un roc,
-ce qui était possible, puisqu'il avait 48 mille hommes, et qu'il
-allait être secouru à droite, à gauche, en arrière, par des forces
-considérables. Puis avec la promptitude d'un esprit préparé à tout, il
-ordonna le renversement entier de son ordre de marche, chose si
-difficile à prescrire à temps, et à exécuter avec précision, surtout
-quand on opère avec de si grandes masses. D'abord il recommanda au
-général Lauriston de ne pas se dessaisir de la ville de Leipzig, mais
-de n'y laisser qu'une de ses trois divisions, et d'échelonner les deux
-autres en arrière, la tête tournée vers Zwenkau, pour remonter
-l'Elster jusqu'à Zwenkau même, et se porter sur la gauche de Ney.
-(Voir la carte nº 58.) Il prescrivit à Macdonald, dont les
-instructions étaient de se diriger sur Zwenkau, de se rabattre de
-Zwenkau sur Eisdorf, petit village placé tout près de la gauche de
-Ney, au bord du _Floss-Graben_. Le _Floss-Graben_ était ce canal
-d'irrigation qui traversait, avons-nous dit, la plaine de Lutzen, et
-que nos troupes avaient dû franchir pour se rendre à Leipzig, tandis
-que le corps de Ney, établi à Kaja, était resté en deçà, et y appuyait
-sa gauche. Macdonald devait remonter le _Floss-Graben_ jusqu'à Eisdorf
-et Kitzen, et à cette hauteur il était en mesure de flanquer la gauche
-de Ney, et de déborder même l'ennemi venu de Zwenkau. Le prince Eugène
-laissant Lauriston à Leipzig, devait avec le reste de ses troupes
-soutenir Macdonald. Telles furent les dispositions à la gauche de Ney.
-Marmont étant demeuré sur les bords du Rippach, en arrière de Lutzen,
-était en ce moment en marche. Napoléon lui ordonna de venir se placer
-à la droite du corps de Ney, à Starsiedel, l'un des cinq villages que
-ce corps avait été chargé de garder. Le général Bertrand, qui était
-encore un peu plus loin, eut ordre de déboucher sur les derrières
-mêmes de l'ennemi, en se liant à Marmont. Ainsi Ney allait être
-flanqué à droite et à gauche par des corps qui devaient non-seulement
-l'appuyer, mais se recourber sur les deux flancs de l'ennemi. Enfin,
-pour qu'il ne fût pas enfoncé par le centre, Napoléon fit rebrousser
-chemin à la garde tout entière, et la dirigea par la route de Lutzen
-sur Kaja. Il apportait à Ney le secours de 18 mille hommes
-d'infanterie, qui cette fois n'étaient plus une troupe de parade, mais
-une vigoureuse troupe de combat, vouée comme son empereur à tous les
-dangers, dans une campagne où il s'agissait de rétablir à quelque prix
-que ce fût le prestige de nos armes. Il fallait deux heures aux uns,
-trois heures aux autres, pour arriver au feu; mais il était onze
-heures du matin, et tous avaient le temps de prendre part à cette
-grande bataille, et de concourir au rétablissement de notre puissance
-ébranlée. Ce vaste renversement de son ordre de marche si promptement
-conçu et prescrit, Napoléon partit au galop, traversant les colonnes
-de sa garde qui rétrogradaient vers ce champ de bataille, que nous
-avions espéré trouver devant nous, et qu'il fallait aller chercher sur
-notre droite, en arrière. La canonnade du reste n'avait cessé de
-s'accroître en vivacité et en étendue. L'air en était rempli, et tout
-annonçait l'une des plus mémorables journées de cette ère sanglante et
-héroïque.
-
-[En marge: Dispositions des coalisés.]
-
-[En marge: Tandis que Napoléon voulait les prendre en flanc, ils
-songeaient à exécuter contre lui la même manoeuvre.]
-
-Voici ce qui s'était passé du côté de l'ennemi, et ce qui avait amené
-à Kaja la rencontre que Napoléon avait cru trouver au delà de Leipzig.
-À la nouvelle des deux combats que le général Wintzingerode avait
-livrés avec sa cavalerie, en avant et en arrière de Weissenfels, les
-29 avril et 1er mai, les coalisés avaient enfin compris que Napoléon,
-cessant de descendre la Saale pour joindre le vice-roi, venait de la
-passer pour marcher de la Saale à l'Elster, franchir ensuite l'Elster,
-et les prendre en flanc. Puisqu'on avait voulu la bataille, on l'avait
-à souhait, et dans cette plaine de Lutzen, où la belle cavalerie des
-alliés devait jouir de tous ses avantages contre une jeune infanterie
-qui avait à peine quelques escadrons pour s'éclairer. Le comte de
-Wittgenstein qui remplaçait Kutusof, qu'on disait absent et point mort
-pour ménager l'esprit superstitieux du soldat russe, avait été appelé,
-et son chef d'état-major Diebitch avait donné pour lui le plan de la
-bataille. Il avait proposé de profiter du mouvement de flanc
-qu'exécutait Napoléon pour le prendre en flanc lui-même, de l'attaquer
-vers Lutzen, c'est-à-dire vers Kaja, où l'on n'apercevait que de
-simples détachements, de l'y aborder en masse, puis ces postes
-enlevés, de fondre sur lui avec les vingt-cinq mille hommes de la
-cavalerie alliée, et si l'infanterie française si brusquement
-assaillie était culbutée, de la jeter dans les terrains marécageux qui
-s'étendent de Leipzig à Mersebourg, point de jonction de la Saale et
-de l'Elster. Si on réussissait, on pouvait faire essuyer à Napoléon un
-vrai désastre. Le plan était ingénieusement conçu; il obtint
-l'assentiment des deux souverains, et celui du fougueux Blucher, qui
-demandait à tout prix une prochaine bataille. Mais ce n'est pas tout
-que d'imaginer un plan, il faut l'exécuter. Or un plan, quelque
-excellent qu'il soit, qui vient d'en bas au lieu de venir d'en haut, a
-peu de chances d'une bonne exécution. Il fallait ici que les ordres
-remontassent de Diebitch à Wittgenstein, de Wittgenstein à Alexandre
-et à Frédéric-Guillaume, pour redescendre ensuite jusqu'à leurs
-généraux, et c'étaient de bien longs détours pour faire agir cent
-mille hommes entre onze heures du matin et six heures du soir.
-Pourtant comme on était très-rapprochés les uns des autres,
-très-dévoués à l'oeuvre commune, et que les petits sentiments,
-obstacle ordinaire aux grandes choses, avaient peu de part aux
-résolutions de chacun, les tiraillements furent moindres qu'il ne
-fallait s'y attendre avec une telle organisation du commandement, et
-le 1er mai au soir tout fut en mouvement vers le but indiqué.
-
-[En marge: Marche des coalisés sur Lutzen dans la nuit du 1er au 2
-mai.]
-
-Il fut convenu que dans la nuit du 1er au 2 mai on passerait
-l'Elster, ceux qui venaient de Leipzig et de Rotha à Zwenkau, ceux qui
-venaient de Borna à Pegau; qu'on franchirait ensuite le
-_Floss-Graben_, et qu'on irait par un mouvement de conversion se
-rabattre sur les cinq villages placés à la droite de Lutzen, où l'on
-avait aperçu quelques bivouacs seulement, et que là on se
-précipiterait en masse sur le flanc de l'armée française, la cavalerie
-prête à charger au galop lorsque l'infanterie aurait enlevé les
-villages.
-
-Toute la nuit fut employée à ces manoeuvres. Wittgenstein et d'York,
-venant de Leipzig avec 24 mille hommes, passèrent l'Elster à Zwenkau,
-y rencontrèrent Blucher qui le traversait aussi avec 25 mille, ce qui
-entraîna une certaine confusion et quelque retard. Les 18 mille hommes
-composant les gardes et les réserves qu'amenait l'empereur Alexandre,
-franchirent l'Elster à Pegau, et tous ensemble vinrent se ranger sur
-le terrain qu'avait reconnu la cavalerie de Wintzingerode, sur le
-flanc de l'armée française, parallèlement à la route de Lutzen à
-Leipzig. Cette cavalerie était forte de 12 à 13 mille hommes.
-Miloradovitch, avec 12 mille soldats, était plus haut sur l'Elster, le
-long des montagnes où l'on avait supposé d'abord que Napoléon pourrait
-se présenter. C'était une masse d'environ 92 mille combattants de la
-première qualité, animés pour la plupart, surtout les Prussiens, d'un
-ardent patriotisme. Les mouvements qui leur étaient prescrits avaient
-pris du temps. À dix heures du matin ils défilaient encore, et
-s'applaudissaient de voir l'armée française en marche sur Leipzig,
-dans l'espérance de la surprendre. Quant au corps de Ney, blotti dans
-les villages, il ne laissait apercevoir que quelques feux, et n'avait
-l'apparence que de détachements placés là par précaution. Alexandre et
-Frédéric-Guillaume, abandonnant le commandement à Wittgenstein qui
-commandait à peine, puisqu'un autre pensait pour lui, parcouraient à
-cheval les rangs de leurs soldats, recueillaient leurs acclamations,
-et contribuaient ainsi à augmenter une perte de temps déjà beaucoup
-trop grande.
-
-[En marge: Situation et aspect des cinq villages de Gross-Gorschen,
-Klein-Gorschen, Rahna, Starsiedel, Kaja, autour desquels on allait
-combattre.]
-
-Les coalisés ayant franchi le _Floss-Graben_ au-dessus de nous pour se
-porter à Lutzen, tandis que nous l'avions franchi au-dessous, et en
-sens contraire, pour nous porter vers Leipzig, appuyaient leur droite
-au _Floss-Graben_, leur gauche au ravin du Rippach, et avaient en face
-les cinq villages qui allaient être si violemment disputés. Le village
-de Gross-Gorschen s'offrait d'abord à eux; ensuite venait celui de
-Rahna à leur gauche, celui de Klein-Gorschen à leur droite. Quoiqu'on
-fût en plaine, ces trois villages étaient au fond d'une dépression de
-terrain assez peu sensible, dans laquelle se réunissaient de petits
-ruisseaux bordés d'arbres, formant des mares pour l'usage du bétail,
-et allant dégorger leurs eaux dans le _Floss-Graben_. Du point où ils
-étaient les coalisés apercevaient distinctement ces trois villages de
-Gross-Gorschen en première ligne, de Rahna et de Klein-Gorschen en
-seconde ligne; puis en regardant au delà, ils voyaient le terrain se
-relever graduellement, et au-dessus apparaître le village de Kaja à
-droite, contre le _Floss-Graben_, le village de Starsiedel à gauche,
-près du Rippach, et enfin beaucoup plus loin le clocher pointu de
-Lutzen et la route de Leipzig.
-
-[En marge: Blucher chargé de la première et principale attaque.]
-
-Il fut convenu que Blucher attaquerait d'abord les trois premiers
-villages, que Wittgenstein et d'York l'appuieraient, que Wintzingerode
-placé à gauche avec toute sa cavalerie, serait prêt à fondre sur les
-Français dès qu'on les croirait ébranlés, qu'enfin la garde et les
-réserves russes, infanterie et cavalerie, rangées à droite, le long du
-_Floss-Graben_, seraient prêtes à se porter à l'appui de ceux qui
-fléchiraient. On ne désespérait pas de voir arriver Miloradovitch à
-temps pour prendre part à la bataille. Sans lui on était encore 80
-mille hommes, bien concentrés et parfaitement résolus.
-
-[En marge: Mémorable bataille de Lutzen livrée le 2 mai 1813.]
-
-[En marge: Blucher enlève à la division Souham le village de
-Gross-Gorschen.]
-
-Après avoir donné une heure de repos aux troupes, les Prussiens de
-Blucher attaquèrent les premiers, sous les yeux des deux souverains,
-qui placés à quelque distance, sur une légère éminence, pouvaient
-assister aux actes de dévouement de leurs soldats. Vers midi, Blucher,
-présent malgré ses soixante-douze ans à toutes les attaques, et digne
-adversaire du maréchal Ney qu'il allait combattre dans cette journée,
-s'avança à la tête de la division de Kleist sur Gross-Gorschen. La
-division Souham du corps de Ney, avertie par ces longs préparatifs,
-avait pu se mettre sous les armes. Quatre bataillons étaient en dehors
-du village avec du canon. Le général Blucher précédé de trois
-batteries exécuta sur les quatre bataillons de Souham un feu violent
-et bien dirigé. Les jeunes soldats de Souham firent bonne contenance,
-mais deux ou trois de leurs pièces ayant été démontées, et
-l'infanterie de la division de Kleist les abordant avec une extrême
-vigueur, ils furent rejetés dans Gross-Gorschen, puis débordés de
-droite et de gauche, et culbutés sur Rahna et Klein-Gorschen formant
-la seconde position. La joie fut vive sur le terrain du haut duquel
-Alexandre et Frédéric-Guillaume observaient la bataille, et
-l'espérance d'une grande victoire surgit au coeur de tous. À gauche de
-cette action fort chaude, en face de Starsiedel, Wintzingerode avec
-ses troupes à cheval s'approcha des villages attaqués, dans
-l'intention de les déborder et de saisir l'occasion d'une charge
-décisive. Mais le combat commençait à peine, et bien des vicissitudes
-pouvaient en changer la face avant la fin de la journée.
-
-[En marge: Blucher se porte sur les villages de la seconde ligne, sur
-Klein-Gorschen et Rahna.]
-
-Repliés sur Klein-Gorschen et Rahna, les soldats de Souham n'étaient
-plus aussi faciles à déloger. Les fossés, les clôtures, les mares
-d'eau qui se trouvaient entre ces villages, offraient de nombreux
-moyens de résistance. La division Souham, forte de 12 mille hommes, et
-ralliée tout entière sous son vieux général, qui joignait à une rare
-intrépidité une expérience de vingt années, se défendait avec vigueur.
-Malheureusement la division Girard, qui était un peu à droite, dans la
-direction de Starsiedel, ne s'attendant pas à cette attaque, était
-encore dans le désordre du bivouac, et l'envoi de ses chevaux au
-fourrage condamnait son artillerie à une complète immobilité. Souham
-pouvait donc être débordé de ce côté. Mais en ce moment le maréchal
-Marmont, ayant franchi le Rippach, débouchait de Starsiedel en face de
-Wintzingerode. Ce maréchal marchant le bras en écharpe à la tête de
-ses soldats, rangea d'un côté la division Bonnet, de l'autre la
-division Compans, et les disposa toutes deux en plusieurs carrés, de
-manière à couvrir la droite de Souham et à protéger le ralliement de
-la division Girard. Wintzingerode n'osant aborder ces fantassins, qui
-paraissaient solides comme des murailles, les cribla de boulets sans
-les ébranler. À l'abri de cet appui la division Girard se forma, et
-vint s'établir à la droite de Souham, sur le prolongement de Rahna et
-de Klein-Gorschen.
-
-[En marge: Il réussit à les enlever.]
-
-À ce spectacle, Blucher et les deux souverains s'aperçurent que
-l'armée française était moins surprise qu'ils ne l'avaient espéré, et
-que ce ne serait pas une tâche aisée que de lui enlever ces villages
-auxquels elle paraissait si fortement attachée. Ne connaissant pas
-d'obstacles, ayant dans le coeur, outre son courage, toutes les
-passions germaniques, Blucher se saisit de sa seconde division, celle
-de Ziethen, et la conduisit avec tant d'énergie sur Klein-Gorschen et
-Rahna, où s'était transportée la lutte, qu'il parvint à ébranler les
-divisions Souham et Girard. On se battit corps à corps dans les
-jardins et les larges places de ces deux villages, et enfin les
-Prussiens, animés d'une sorte de rage, expulsèrent nos jeunes soldats,
-et les rejetèrent vers Kaja d'un côté, vers Starsiedel de l'autre.
-Mais Kaja n'était pas facile à enlever, et Starsiedel était couvert
-par les carrés des divisions Bonnet et Compans. Pourtant Blucher,
-emporté par son héroïque ardeur, s'avançait, résolu à surmonter tous
-les obstacles, lorsque de nouvelles forces survinrent de notre côté.
-
-[En marge: Ney renvoyé à Kaja par Napoléon, y arrive au galop.]
-
-C'était l'instant où le maréchal Ney, dépêché par Napoléon, arrivait
-de Leipzig au galop, amenant au pas de course celles de ses divisions
-qui étaient en arrière de Kaja. Blucher allait enfin rencontrer une
-énergie capable de contenir la sienne. Ney, chemin faisant, avait fait
-prendre les armes aux divisions qui n'étaient pas encore engagées. Il
-avait dirigé celle de Marchand, composée des Allemands des petits
-princes, au delà du _Floss-Graben_, sur Eisdorf, par la route que
-suivait Macdonald pour déborder l'ennemi. Il avait ordonné à la
-division Ricard, placée entrée Lutzen et Kaja, de le rejoindre le plus
-promptement possible, et trouvant celle de Brenier à Kaja même, il
-s'était mis à sa tête pour marcher à l'appui de Souham et de Girard,
-repoussés de Klein-Gorschen et de Rahna.
-
-[En marge: À la tête de la division Brenier, Ney reprend
-Klein-Gorschen et Rahna.]
-
-L'action était en ce moment d'une extrême violence. À l'aspect de ce
-visage énergique de Ney, aux yeux ardents, au nez relevé, dominant un
-corps carré d'une force athlétique, nos jeunes soldats reprennent
-confiance. Ney les rallie derrière la division Brenier, et, comme
-invulnérable sous un feu continu d'artillerie, fait toutes ses
-dispositions pour reconquérir les villages abandonnés. On y marche en
-effet, baïonnette baissée. On trouve les Prussiens qui les dépassaient
-déjà, et qui n'entendaient pas abandonner leur conquête. Pourtant, si
-pour les Prussiens il s'agit de rétablir la grandeur de leur patrie,
-il s'agit pour nos généraux, pour nos officiers, de conserver la
-grandeur de la nôtre, et, remplissant nos conscrits du feu qui les
-anime, ils les poussent en avant, et rentrent dans Klein-Gorschen d'un
-côté, dans Rahna de l'autre. Là le combat devient furieux. On lutte
-corps à corps au milieu des ruines de ces villages. Souham, Girard,
-revenus dans Klein-Gorschen et Rahna à la suite de Brenier, y
-établissent de nouveau leurs soldats, qui n'avaient jamais vu le feu,
-et qui assistant pour leur début à l'une des plus cruelles boucheries
-de cette époque, étaient comme enivrés par la poudre et la nouveauté
-du spectacle. Ils restent maîtres des deux villages, et repoussent les
-Prussiens jusque sur Gross-Gorschen, leur première conquête.
-
-[En marge: Arrivée de Napoléon au point où se livre la bataille. Ses
-dispositions.]
-
-Napoléon arrive sur ces entrefaites, parcourant les files des blessés,
-qui, les membres brisés, criaient Vive l'Empereur! Il voit Ney qui se
-soutient au centre, Eugène qui avec Macdonald marche à gauche par delà
-le _Floss-Graben_, pour déborder l'ennemi vers Eisdorf, et Marmont qui
-formé sur la droite en plusieurs carrés se maintient à Starsiedel. Il
-n'aperçoit pas encore Bertrand qui chemine au loin, mais il compte sur
-son arrivée, et il sait que la garde accourt à perte d'haleine. Il est
-tranquille et laisse continuer la bataille.
-
-[En marge: Nouvel effort de Blucher, à la tête de la garde royale,
-contre les villages de Klein-Gorschen et de Rahna.]
-
-[En marge: Il les enlève de nouveau, et entre même dans Kaja.]
-
-[En marge: Danger de la situation.]
-
-Mais Blucher qui a encore la garde royale et les réserves, et qui n'a
-besoin de consulter personne pour disposer de tout ce qui est
-Prussien, s'en saisit, et les porte en avant avec une sorte de fureur
-patriotique. À droite il jette un ou deux bataillons au delà du
-_Floss-Graben_, pour conserver Eisdorf où il voit marcher une colonne
-de Français; à gauche il lance la garde royale à cheval sur les
-divisions Bonnet et Compans rangées en carrés devant Starsiedel, et
-fait dire à Wintzingerode d'appuyer cette attaque avec toute la
-cavalerie russe. Au centre, il fond avec l'infanterie de la garde
-royale sur Klein-Gorschen et Rahna. Cet effort, tenté avec la
-résolution de gens qui veulent vaincre ou mourir, réussit comme les
-résolutions de l'héroïsme désespéré. Blucher est blessé au bras, mais
-il ne quitte pas le champ de bataille, emporte de nouveau les villages
-de Klein-Gorschen et de Rahna, et, sans reprendre haleine, marche sur
-Kaja, que pour la première fois il parvient à nous enlever, tandis que
-sa cavalerie, lancée sur les divisions Bonnet et Compans, tâche
-d'enfoncer leurs carrés. Mais les marins de Bonnet, habitués à la
-grosse artillerie, reçoivent les boulets, puis les assauts de la
-cavalerie, sans laisser apercevoir le moindre ébranlement.
-
-[En marge: Notre centre est menacé d'être percé.]
-
-[En marge: Napoléon lance la division Ricard, sous le comte Lobau.]
-
-[En marge: La division Ricard reprend Kaja.]
-
-Kaja néanmoins est forcé, notre centre est tout ouvert, et si les
-coalisés agissant avec ensemble envoient l'armée russe à l'appui de
-Blucher, la ligne de Ney peut être percée, sans que notre garde
-impériale ait le temps de fermer la brèche. Napoléon, au milieu du
-feu, rallie les conscrits.--Jeunes gens, leur dit-il, j'avais compté
-sur vous pour sauver l'Empire, et vous fuyez!--Il n'a pas encore sous
-la main la garde qui s'avance en toute hâte; il n'a plus ces
-quatre-vingts escadrons de Murat qu'il lançait autrefois si à propos
-dans les champs d'Eylau ou de la Moskowa. Mais il lui reste la
-division Ricard, la cinquième de Ney, et il ordonne au comte Lobau de
-se mettre à la tête de cette vaillante division pour reprendre Kaja.
-Lobau conduit à l'ennemi cette jeune infanterie, pendant que Souham,
-Girard, Brenier, s'occupent à rallier leurs soldats. Il marche sur
-Kaja, y rencontre la garde prussienne, l'aborde à la baïonnette, et la
-repousse. On rentre dans ce village, et on ramène les Prussiens vers
-le terrain légèrement enfoncé où se trouvent les deux villages de
-Rahna et Klein-Gorschen. En même temps Souham, Girard, sous la
-conduite de Ney, reviennent à la charge avec leurs divisions ralliées,
-et le combat rétabli continue avec la même violence. On se fusille, on
-se mitraille presque à bout portant. Girard, ce brave général qui en
-Estrémadure avait essuyé une surprise malheureuse, se comporte en
-héros. Blessé, il reste au milieu du feu.
-
-[En marge: Vaste étendue du carnage.]
-
-Cette scène de carnage s'étend d'une aile à l'autre sur plus de deux
-lieues. Macdonald avec ses trois divisions, après avoir enlevé Rapitz
-aux troupes avancées de l'ennemi, s'approche d'Eisdorf et de Kitzen,
-et fait entendre son canon sur notre gauche, au delà du
-_Floss-Graben_. Vers le côté opposé, Bertrand débouche par delà la
-position de Marmont, et on aperçoit au loin sur notre droite sa
-première division, celle de Morand, s'approchant en plusieurs carrés.
-
-C'est le moment pour les coalisés d'essayer un dernier effort avant
-qu'ils soient débordés de toutes parts. Jusqu'ici il n'y a eu
-d'engagés que Blucher et Wintzingerode, c'est-à-dire environ 40 mille
-hommes. Il leur reste en arrière à gauche, d'York et Wittgenstein avec
-18 mille hommes, puis les 18 mille hommes des gardes et des réserves
-russes.
-
-[En marge: Blucher demande aux deux souverains coalisés de faire un
-dernier effort décisif.]
-
-[En marge: L'avis de Blucher est accueilli.]
-
-[En marge: Les troupes de Wittgenstein et d'York lances de nouveau à
-travers les ruines de Klein-Gorschen et de Rahna sur Kaja.]
-
-[En marge: Elles reprennent Kaja une seconde fois.]
-
-Blucher, tout sanglant, demande qu'on le soutienne, et qu'on porte un
-grand coup au centre, car il n'y a que ce point où l'on puisse obtenir
-des résultats décisifs, un vaste croissant de feux commençant à
-envelopper de droite et de gauche l'armée alliée. Il n'y a pas à
-hésiter, et on ordonne à la seconde ligne, celle de Wittgenstein et
-d'York, de marcher à l'appui des troupes si maltraitées de Blucher. Il
-y aurait mieux à faire encore, ce serait de lancer outre Wittgenstein
-et d'York, les gardes et les réserves russes sur le centre des
-Français, et d'envoyer la cavalerie de Wintzingerode, et toute celle
-dont on peut disposer, sur les divisions de Marmont, qui n'ont d'appui
-que leurs carrés. Mais l'empereur Alexandre, affectant de se montrer
-partout, et n'étant pas où il faudrait être, ne commande pas, et
-empêche Wittgenstein de commander, tandis que le sage roi de Prusse,
-qui n'a pas même le souci de paraître brave, quoiqu'il le soit, n'ose
-pas donner un ordre. Toutefois la résolution de tenter un dernier
-effort, prise assez confusément, est mise à exécution. Il est six
-heures du soir, et il est temps encore de percer le centre de l'armée
-française, où Blucher, en se faisant presque détruire, a presque
-détruit deux divisions de Ney. Les troupes de Wittgenstein et d'York
-viennent soutenir et dépasser le corps à moitié anéanti de Blucher.
-Elles marchent sur les ruines enflammées de Klein-Gorschen et de
-Rahna, passent à travers les débris de l'armée prussienne, et, sous
-une pluie de feu, s'avancent sur Kaja, pendant que Wintzingerode avec
-la garde prussienne à cheval et une partie de la cavalerie russe,
-s'élance sur les carrés de Marmont, qui ont pris une position un peu
-en arrière, pour s'appuyer à Starsiedel. Vains assauts! Les carrés de
-Bonnet et de Compans, comme des citadelles enflammées, vomissent des
-feux de leurs murailles restées debout; mais à droite, les dix-huit
-mille hommes de Wittgenstein et d'York, conduits avec la vigueur que
-comporte cette circonstance extrême, repoussent les divisions de Ney,
-aussi maltraitées que celles de Blucher, les refoulent dans Kaja,
-entrent dans ce village, en débouchent, et se trouvent face à face
-avec la garde de Napoléon. Au delà du _Floss-Graben_, le prince de
-Wurtemberg dispute Eisdorf aux troupes de Macdonald.
-
-[En marge: Napoléon, au milieu du feu, lance la jeune garde sur Kaja,
-et dispose l'artillerie de la garde sur le flanc de l'ennemi.]
-
-À son tour, c'est à Napoléon à tenter un effort décisif, car vainement
-ses ailes sont prêtes à se reployer sur l'ennemi, si son centre est
-enfoncé. Mais il a encore sous la main les dix-huit mille hommes et la
-puissante réserve d'artillerie de la garde impériale. Au milieu de nos
-conscrits, dont quelques-uns fuient jusqu'à lui, au milieu des balles
-et des boulets qui tombent autour de sa personne, il fait avancer la
-jeune garde, et ordonne aux seize bataillons de la division Dumoutier
-de rompre leurs carrés, de se former en colonnes d'attaque, de marcher
-la gauche sur Kaja, la droite sur Starsiedel, de charger tête baissée,
-d'enfoncer à tout prix les lignes ennemies, de vaincre en un mot, car
-il le faut absolument. Pendant ce temps, la vieille garde, disposée en
-six carrés, reste comme autant de redoutes destinées à fermer le
-centre de notre ligne. Napoléon prescrit en même temps à Drouot
-d'aller avec quatre-vingts bouches à feu de la garde se placer un peu
-obliquement sur notre droite en avant de Starsiedel, afin de prendre
-de front la cavalerie qui attaque sans interruption les divisions de
-Marmont, et de prendre en flanc la ligne d'infanterie de Wittgenstein
-et d'York.
-
-[En marge: La jeune garde reprend Kaja, et Drouot avec son artillerie
-accable les coalisés.]
-
-Ces ordres donnés sont exécutés à la minute même. Les seize
-bataillons de la jeune garde, conduits par le général Dumoutier et le
-maréchal Mortier, s'avancent en colonnes d'attaque, rallient en chemin
-celles des troupes de Ney qui peuvent encore combattre, et rentrent
-dans Kaja sous une pluie de feu. Après avoir repris ce village ils le
-dépassent, et refoulent sur Klein-Gorschen et Rahna les troupes de
-Wittgenstein, d'York, de Blucher, culbutées pêle-mêle dans
-l'enfoncement où sont situés ces villages. Ils s'arrêtent ensuite sur
-la déclivité du terrain, et laissent à Drouot l'espace nécessaire pour
-faire agir son artillerie. Celui-ci se servant avec art de l'avantage
-du sol, dirige une partie de ses quatre-vingts pièces de canon sur la
-cavalerie ennemie, et avec le reste prend en écharpe l'infanterie de
-Wittgenstein et d'York, et fait pleuvoir sur les uns et les autres les
-boulets et la mitraille. Accablées par cette masse de feux,
-l'infanterie et la cavalerie ennemies sont bientôt obligées de battre
-en retraite. Au même instant sur notre gauche et au delà du
-_Floss-Graben_, deux divisions de Macdonald, les divisions Fressinet
-et Charpentier, abordent l'une Kitzen, l'autre Eisdorf, et les
-enlèvent au prince Eugène de Wurtemberg, malgré les secours envoyés
-par Alexandre. À l'extrémité opposée, c'est-à-dire à droite, Bonnet et
-Compans, conduits par Marmont, rompent enfin leurs carrés, et se
-portent en colonnes sur le flanc de l'ennemi, derrière lequel Morand
-fait déjà entendre son canon.
-
-[En marge: Les souverains alliés ordonnent enfin la retraite.]
-
-[En marge: Blucher, indigné, exécute une dernière charge de cavalerie
-qui répand quelque trouble dans l'une des divisions de Marmont.]
-
-Il est près de huit heures, la confusion des idées commence à envahir
-l'état-major des coalisés. Frédéric-Guillaume et Alexandre, réunis
-avec leurs généraux sur l'éminence du haut de laquelle ils
-apercevaient la bataille, délibèrent sur ce qu'il reste à faire.
-Blucher plus véhément que jamais, et le bras en écharpe, veut qu'à la
-tête de la garde russe on se précipite de nouveau sur le centre des
-Français. Selon lui Miloradovitch arrivera dans la nuit, pour servir
-de réserve et couvrir la retraite de l'armée s'il faut se retirer. On
-peut donc risquer sans regret toutes les troupes qui n'ont pas encore
-combattu. Wittgenstein et Diebitch répondent avec raison qu'on est
-débordé à droite vers Eisdorf, à gauche vers Starsiedel, que si on
-insiste on s'expose à être enveloppé, et à laisser au moins une partie
-de l'armée alliée dans les mains de Napoléon, qu'enfin le chef de
-l'artillerie n'a plus de munitions.--En présence de telles raisons il
-n'y a plus qu'à battre en retraite. On en donne l'ordre en effet. Mais
-Blucher indigné, s'écrie au milieu de l'obscurité qui s'étend déjà sur
-les deux armées, que tant de sang généreux ne doit pas avoir été versé
-en vain, que la journée n'est pas perdue, qu'il va le prouver avec sa
-cavalerie seule, et qu'il fera rougir ceux qui se montrent si pressés
-d'abandonner une victoire presque assurée. Il restait en effet environ
-quatre à cinq mille hommes de cavalerie prussienne, principalement de
-la garde royale, qu'on pouvait encore mener au combat: il les réunit,
-se met à leur tête, et, bien que la nuit soit commencée, il fond comme
-un furieux sur les troupes françaises qui se trouvent à la gauche des
-alliés, en avant de Starsiedel, et qui sont celles du corps de
-Marmont. Les soldats de ce maréchal fatigués d'une longue journée de
-combat, étaient à peine en rang. Le premier régiment, le 37e léger,
-de récente formation, surpris par cette subite irruption de la
-cavalerie prussienne, se débande. Marmont accouru avec son état-major,
-est lui-même emporté dans la déroute. Descendu de cheval, marchant à
-pied le bras en écharpe, il est ramené avec les soldats fugitifs du
-37e. Mais les divisions Bonnet et Compans formées à temps, résistent à
-tous les emportements de Blucher. Malheureusement, au milieu de
-l'obscurité, tirant indistinctement sur tout ce qui venait vers elles,
-elles tuent quelques soldats du 37e, plusieurs même des officiers de
-Marmont, notamment celui qu'il avait envoyé auprès de Napoléon après
-la bataille de Salamanque, le colonel Jardet.
-
-Ce trouble passager est bientôt apaisé, et nous nous couchons enfin
-sur ce champ de bataille, couvert de ruines, inondé de sang, que les
-coalisés sont obligés de nous abandonner après nous l'avoir disputé si
-longtemps. Mais nous ne possédions plus la belle cavalerie que nous
-avions autrefois pour courir à la suite des vaincus, et ramasser par
-milliers les prisonniers et les canons. D'ailleurs devant un ennemi se
-battant avec un pareil acharnement, il y avait lieu d'être
-circonspect, et il fallait renoncer à recueillir tous les trophées de
-la victoire.
-
-[En marge: Gain définitif de la bataille.]
-
-Napoléon voulut qu'on restât en place: il savait bien que de Kaja
-comme d'un roc inébranlable il avait arrêté la fougue de ses ennemis,
-follement enivrés de leurs succès, et qu'ils ne feraient pas un pas de
-plus. Il était vrai en effet qu'à partir de ce moment sa fortune
-devait se rétablir, à une condition toutefois, c'est que sa raison se
-rétablirait elle-même. Il coucha sur le champ de bataille, attendant
-le lendemain pour recueillir ce qu'il pourrait des trophées de sa
-victoire, mais appréciant déjà très-bien quelle en serait la portée.
-
-[En marge: Résultats de la victoire de Lutzen.]
-
-Le lendemain 3 mai, il était à cheval dès la pointe du jour pour faire
-relever les blessés, remettre l'ordre dans ses troupes, et poursuivre
-l'ennemi. Il traversa au galop cet enfoncement de terrain, où les
-villages de Rahna, de Klein-Gorschen et de Gross-Gorschen brûlaient
-encore, remonta vers la position que les deux souverains alliés
-avaient occupée pendant la bataille, et vit plus clairement ce qu'on
-avait voulu essayer contre lui, c'est-à-dire le tourner, tandis qu'il
-tournait les autres. Mais sa rare prévoyance, en se ménageant à Kaja
-un pivot solide autour duquel il pouvait manoeuvrer en sûreté, avait
-complétement déjoué le plan de ses ennemis. Avec la cavalerie perdue
-en Russie il les aurait pris par milliers. Dans l'état des choses, il
-ne put ramasser que des blessés et des canons démontés, et de ces
-trophées il en recueillit un grand nombre. Sur les 92 mille hommes de
-l'armée coalisée, 65 mille à peu près avaient été engagés, mais avec
-acharnement. De notre côté il n'y en avait pas eu beaucoup plus, car
-quatre divisions de Ney, deux de Marmont, une de la garde, deux de
-Macdonald, avaient seules participé à l'action. Sur ces corps, la
-perte était grande des deux côtés. Les Prussiens et les Russes,
-surtout les Prussiens, avaient perdu au moins vingt mille hommes et
-nous dix-sept ou dix-huit mille. Nous en avions même perdu plus que
-l'ennemi jusqu'au moment où la formidable artillerie de la garde
-avait fait pencher en notre faveur la balance du carnage. Les
-Prussiens s'étaient conduits héroïquement, les Russes sans passion
-mais bravement. Les uns et les autres avaient montré dans leurs
-conseils la confusion d'une coalition. Notre infanterie s'était
-comportée avec le courage impétueux de la jeunesse, et avait eu
-l'avantage d'être dirigée par Napoléon lui-même. Celui-ci n'avait
-jamais plus exposé sa vie, plus déployé son génie, montré à un plus
-haut degré les talents non-seulement d'un général à grandes vues qui
-prépare savamment ses opérations, mais du général de bataille qui sur
-le terrain, et selon la chance des événements, change ses plans,
-bouleverse ses conceptions, pour adopter celles que la circonstance
-exige. C'était le cas d'être satisfait, quoique les résultats
-matériels ne fussent pas aussi considérables qu'ils l'avaient été
-jadis, quand nous avions toutes les armes à leur état de perfection,
-et que nous combattions contre des adversaires qui n'avaient pas
-encore la résolution du désespoir; c'était, disons-nous, le cas d'être
-satisfait, et pour Napoléon de remercier cette généreuse nation qui
-lui avait encore une fois prodigué son sang le plus pur, et d'être
-sage, au moins pour elle! Napoléon allait-il accueillir cette faveur
-du ciel dans l'esprit où il aurait fallu la désirer et la recevoir,
-dans l'esprit avec lequel la nation l'avait attendue et payée de son
-sang, et n'allait-il pas revenir à tous les rêves de son insatiable
-ambition? C'est ce que les événements devaient bientôt décider.
-
-[En marge: Fausseté du langage tenu par les coalisés sur la bataille
-de Lutzen.]
-
-Pour le moment il n'y avait qu'à profiter de la victoire, et dans
-l'art d'en profiter Napoléon n'avait pas plus d'égal que dans celui
-de la préparer. Après avoir passé la journée du 3 mai sur le champ de
-bataille, et l'avoir employée à ramasser ses blessés, à remettre
-ensemble ses corps ébranlés par un choc si rude, à recueillir surtout
-des renseignements sur la marche de l'ennemi, il reconnut promptement
-à quel point le coup porté aux coalisés était décisif, car malgré
-leurs fastueuses prétentions, ils rétrogradaient en toute hâte. On
-n'apercevait sur les routes que des colonnes de troupes ou d'équipages
-en retraite, et on les voyait sans pouvoir les saisir faute de
-cavalerie. Mais il était évident qu'ils ne s'arrêteraient plus qu'à
-l'Elbe, et peut-être à l'Oder. Cette défaite, réelle, incontestable,
-ne les empêchait pas de tenir le langage le plus arrogant. Alexandre,
-tout joyeux de s'être bien comporté au feu, osait appeler cette
-journée une victoire, et, il faut le dire, c'était une triste habitude
-de ses généraux d'en imposer étrangement sur les événements
-militaires, comme s'ils n'avaient pas fait depuis deux siècles d'assez
-grandes choses pour être véridiques. Toutefois, qu'il en fût ainsi
-chez les Russes, on pouvait le concevoir, car on ment aux nations en
-proportion de leur ignorance; mais les Allemands auraient mérité qu'on
-leur débitât moins de mensonges sur cette journée! Pourtant les
-Prussiens, tout étourdis apparemment d'avoir tenu tête à Napoléon,
-eurent le courage d'écrire partout, surtout à Vienne, qu'ils avaient
-remporté une véritable victoire, et que s'ils se retiraient c'était
-faute de munitions, et par un simple calcul militaire! Calcul soit,
-mais celui du vaincu qui va chercher ses sûretés loin de l'ennemi
-dont il ne peut plus soutenir l'approche. Les coalisés en effet
-marchèrent aussi vite que possible pour repasser l'Elster, la Pleiss,
-la Mulde, l'Elbe, et mettre cent lieues de pays entre eux et les
-Français.
-
-[En marge: Vive poursuite des coalisés.]
-
-[En marge: Napoléon envoie sous les ordres du maréchal Ney une colonne
-de 80 mille hommes, lui peut éventuellement marcher sur Berlin ou se
-replier sur lui.]
-
-Napoléon après s'être convaincu de l'importance de cette bataille de
-Lutzen par la promptitude de l'ennemi à battre en retraite, écrivit à
-Munich, à Stuttgard, à Paris, des lettres pleines d'un juste orgueil,
-et d'une admiration bien méritée pour ses jeunes soldats. Il alla
-coucher le 3 au soir à Pegau, et, suivant son usage, se leva au milieu
-de la nuit pour ordonner ses dispositions de marche. Il se pouvait que
-les coalisés prissent deux directions, que les Prussiens gagnassent
-par Torgau la route de Berlin, afin d'aller couvrir leur capitale, et
-que les Russes suivissent la route de Dresde pour rentrer en Silésie.
-Il se pouvait au contraire qu'abandonnant Berlin à son sort, et au
-zèle du prince royal de Suède, les coalisés continuassent à marcher
-tous ensemble sur Dresde, restant appuyés aux montagnes de la Bohême
-et à l'Autriche, pour décider celle-ci en leur faveur, en lui
-affirmant qu'ils étaient victorieux, ou que, s'ils ne l'étaient pas
-cette fois, ils le seraient la prochaine. L'une et l'autre de ces
-manières d'agir étaient possibles, car pour l'une et pour l'autre il y
-avait de fortes raisons à faire valoir. Si en effet il importait fort
-de demeurer réunis, et de se tenir serrés à l'Autriche, il importait
-également de ne pas abandonner Berlin et toutes les ressources de la
-monarchie prussienne aux Français. Napoléon combina ses dispositions
-dans cette double hypothèse. Si les coalisés se divisaient, il pouvait
-se diviser aussi, et d'une part envoyer une colonne de 80 mille
-hommes à la suite des Prussiens, laquelle les poursuivrait à outrance,
-passerait l'Elbe après eux, puis entrerait victorieuse à Berlin, et
-d'autre part marcher lui-même avec 140 mille hommes à la suite des
-Russes, les talonner sans relâche, pénétrer dans Dresde avec eux, puis
-les rejeter en Pologne. Si au contraire les coalisés ne se séparaient
-point, il fallait suivre leur exemple, ajourner la satisfaction
-d'entrer à Berlin, et poursuivre en masse un ennemi qui se retirait en
-masse. Napoléon, avec une profondeur de combinaisons dont il était
-seul capable, arrêta son plan de manière à pouvoir se plier à l'une ou
-à l'autre hypothèse. Il laissa le corps de Ney en arrière pour se
-remettre de ses blessures, car sur 17 ou 18 mille hommes morts ou
-blessés de notre côté, ce corps en avait eu 12 mille à lui seul. Il
-autorisa le maréchal à rester deux jours à Lutzen pour y établir dans
-un bon hôpital ses blessés les plus maltraités, et préparer le
-transport à Leipzig de ceux qui étaient moins gravement atteints. Il
-lui ordonna d'entrer ensuite à Leipzig en grand appareil. Cette ville
-avait montré un esprit assez hostile pour qu'on ne lui épargnât pas le
-spectacle de nos triomphes, et la terreur de nos armes. De Leipzig le
-maréchal devait marcher sur Torgau, et y rallier les Saxons, raffermis
-probablement dans leur fidélité par la victoire de Lutzen. En les
-replaçant avec la division Durutte sous le général Reynier, c'était un
-corps de 14 à 15 mille hommes dont le maréchal Ney se trouverait
-renforcé. Napoléon lui donna en outre le maréchal Victor,
-non-seulement avec les seconds bataillons de ce maréchal réorganisés
-à Erfurt, mais avec une partie de ceux du maréchal Davout, que
-celui-ci devait prêter pour quelques jours. Le maréchal Victor pouvait
-avoir ainsi vingt-deux bataillons, faisant environ 15 ou 16 mille
-hommes. Enfin restait la division Puthod, la quatrième du corps de
-Lauriston, laissée avec le général Sébastiani sur la gauche de l'Elbe,
-pour châtier les Cosaques de Tettenborn, de Donnenberg et de
-Czernicheff. Napoléon prescrivit à cette division de se diriger en
-toute hâte sur Wittenberg, pour se joindre au delà de Torgau au
-maréchal Ney. Il s'en fiait de la sûreté du bas Elbe et des
-départements anséatiques au général Vandamme, qui déjà était à Brême
-avec une partie des bataillons des anciens corps recomposés, et à la
-victoire de Lutzen elle-même. Le maréchal Ney, qui de ses 48 mille
-hommes en conservait 35 ou 36, allait donc recueillir Reynier avec 15
-ou 16 mille Français et Saxons, le duc de Bellune avec 15 mille
-Français, le général Sébastiani avec 14 mille, ce qui devait former un
-total de 80 mille hommes sous huit jours. C'est à lui que revenait
-l'honneur de poursuivre Blucher, si Blucher prenait la route de
-Berlin, et d'entrer dans cette capitale après lui. Napoléon voulait
-ainsi opposer la fougue de Ney à la fougue du héros de la Prusse. Si
-au contraire l'ennemi ne s'étant pas divisé, songeait à combattre
-encore une fois avant de repasser l'Elbe, ce qui était peu
-vraisemblable, il suffisait de deux jours pour ramener les 80 mille
-hommes de Ney dans le flanc de l'armée coalisée. Napoléon poursuivant
-au lieu d'être poursuivi, avait le choix du moment et du lieu où il
-lui conviendrait de livrer une seconde bataille.
-
-[En marge: Napoléon marche lui-même sur Dresde avec une masse de 140
-mille hommes.]
-
-Napoléon se réservait le soin de marcher lui-même à la suite de la
-principale masse des coalisés avec Oudinot et Bertrand, renforcés l'un
-d'une division bavaroise, l'autre d'une division wurtembergeoise, avec
-Marmont qui n'avait pas perdu plus de 6 à 700 hommes, avec Macdonald
-qui en avait perdu à peine 2 mille, avec Lauriston qui en avait laissé
-6 ou 700 devant Leipzig, avec la garde enfin, diminuée d'un millier
-d'hommes, c'est-à-dire avec environ 140 mille combattants. Ces
-dispositions arrêtées, et après avoir recommandé à Ney de bien
-remettre ses troupes, d'exiger l'établissement de six mille lits pour
-ses blessés à Leipzig, de se pourvoir dans la même ville de tout ce
-dont il aurait besoin, Napoléon partit de Pegau en trois colonnes. La
-principale, composée de Macdonald, de Marmont, de la garde, et dirigée
-par le prince Eugène en personne, devait gagner par Borna la grande
-route de Dresde, celle qui passe par Waldheim et Wilsdruff. La
-seconde, composée de Bertrand et d'Oudinot, se tenant à quatre ou cinq
-lieues sur la droite, devait suivre par Rochlitz, Mittwejda et
-Freyberg le pied des montagnes de Bohême. La troisième, formée du
-corps de Lauriston seulement, et se tenant à quelques lieues sur la
-gauche, devait par Wurtzen courir sur Meissen, l'un des points de
-passage de l'Elbe les plus utiles à occuper, et lier Napoléon avec le
-maréchal Ney. L'ennemi était assez évidemment en retraite pour qu'on
-ne fût pas exposé à le trouver en masse sur un point quelconque, et
-des colonnes de cinquante, de soixante mille hommes, suffisaient pour
-toutes les rencontres probables. D'ailleurs en quelques heures on
-pouvait réunir deux de ces colonnes, ce qui permettait de prévenir
-tout accident, et outre qu'on vivait plus à l'aise, qu'on s'éclairait
-mieux en suivant les trois routes qui menaient à l'Elbe, on avait
-aussi la chance d'envelopper par cette sorte de réseau les
-détachements égarés, qu'on ne pouvait pas prendre à la course faute de
-cavalerie.
-
-[En marge: Départ pour Dresde le 5 mai.]
-
-[En marge: Combat d'arrière-garde contre le général Miloradovitch.]
-
-Napoléon partit le 5 mai au matin pour Borna, afin de se mettre à la
-suite de sa principale colonne. Le prince Eugène le précédait. Arrivé
-à Kolditz sur la Mulde, ce prince trouva l'arrière-garde des Prussiens
-postée le long de la rivière, dont les ponts étaient détruits. Il
-remonta un peu à droite, découvrit un passage pour une colonne et pour
-une partie de son artillerie, et vint s'établir sur une hauteur qui
-dominait la grande route de Dresde. Les Prussiens furent alors obligés
-d'abandonner les bords de la rivière, et de se retirer en toute hâte,
-en défilant sous le feu de vingt pièces de canon. Ils perdirent ainsi
-quelques centaines d'hommes, et se retirèrent vers Leissnig, en
-passant à travers les lignes d'un corps russe qui était en position à
-Seyfersdorf, en avant de Harta. Ce corps était celui de Miloradovitch,
-qu'une fausse combinaison avait privé d'assister à la bataille de
-Lutzen. Miloradovitch était un vaillant homme, impatient de se
-signaler, comme il l'avait déjà fait tant de fois, et désireux aussi
-de répondre aux Prussiens, qui se plaignaient fort de ce qu'à Lutzen
-on avait laissé peser sur eux seuls tout le poids de la bataille,
-propos assez fréquents entre alliés associés à une oeuvre aussi
-difficile que la guerre. Après s'être ouvert pour laisser défiler les
-Prussiens, Miloradovitch reforma ses rangs, et profitant des avantages
-de sa position, il tint ferme. Le prince Eugène l'attaqua avec
-vigueur, et ne parvint à le déloger qu'en le tournant. On perdit 7 à
-800 hommes de part et d'autre, mais faute de cavalerie nous ne pûmes
-faire de prisonniers. Les Russes, bien qu'ayant sacrifié plusieurs
-centaines d'hommes pour ralentir notre marche, furent obligés de nous
-livrer un grand nombre de voitures chargées de blessés, et d'en
-détruire beaucoup d'autres chargées de bagages.
-
-On les poursuivit le 6 et le 7 sans relâche, Napoléon voulant arriver
-à Dresde le 8 mai au plus tard. Les Prussiens avaient pris la route de
-Meissen, les Russes celle de Dresde, sans qu'on pût encore conclure de
-cette double direction qu'ils se sépareraient, les uns pour couvrir
-Berlin, les autres pour couvrir Breslau. Napoléon ayant dirigé le
-corps de Lauriston par Wurtzen sur Meissen, le pressa de hâter sa
-marche vers l'Elbe, afin de surprendre, s'il était possible, le
-passage de ce fleuve, ce qui était d'un grand intérêt, car nous avions
-des pontonniers et pas de pontons, ce matériel lourd à porter étant
-fort en arrière. Napoléon avait une autre raison de pousser vivement
-le général Lauriston sur Meissen pour y franchir l'Elbe, c'était le
-désir de faire tomber ainsi la résistance qu'on essayerait peut-être
-de nous opposer à Dresde même. On ne pouvait en effet tenter un
-passage de vive force auprès de cette ville qu'en s'exposant à la
-détruire, et c'était déjà bien assez d'avoir fait sauter deux arches
-de son pont de pierre, accident de guerre auquel elle avait été
-infiniment sensible, sans endommager encore les beaux édifices dont
-ses électeurs l'avaient décorée.
-
-[En marge: Arrivée devant Dresde le 8 mai.]
-
-[En marge: Les Russes évacuent la ville et se couvrent de l'Elbe, en
-brûlant les ponts.]
-
-Le 7 on se porta sur Nossen et Wilsdruff. Le vice-roi trouva
-Miloradovitch arrêté dans une bonne position qu'il semblait résolu à
-défendre. On la lui enleva brusquement, et on lui fit payer par
-quelques centaines d'hommes cette inutile bravade. Le lendemain 8 mai
-on parut sur cet amphithéâtre de collines, du haut duquel on aperçoit
-la belle ville de Dresde, assise sur les deux bords de l'Elbe et au
-pied des montagnes de Bohême, comme Florence sur les deux bords de
-l'Arno et au pied de l'Apennin. Le temps était superbe, la campagne
-émaillée des fleurs du printemps présentait l'aspect le plus riant, et
-c'était le coeur serré qu'on regardait ce riche bassin, exposé, si
-l'ennemi résistait, à devenir en quelques heures la proie des flammes.
-On descendit les gradins de cet amphithéâtre en autant de colonnes
-qu'il y avait de routes rayonnant vers Dresde, et l'on vit avec joie
-les noires colonnes de l'armée russe, renonçant à combattre,
-s'enfoncer dans les rues de la ville, et repasser l'Elbe dont elles
-brûlèrent les ponts. Depuis la rupture du pont de pierre, on avait
-pour le service des armées coalisées établi trois passages, un avec
-des bateaux au-dessus de la ville, un au-dessous avec des radeaux, un
-dans la ville même, en remplaçant par deux arches en charpente les
-deux arches de pierre que le maréchal Davout avait fait sauter. On
-aperçut tous ces ponts en flammes, ce qui annonçait que les Russes
-cherchaient un asile derrière l'Elbe. Nous entrâmes donc dans la
-ville principale, c'est-à-dire dans la vieille ville, laquelle est
-située sur la gauche du fleuve, et les Russes restèrent dans la ville
-neuve, située sur la rive droite.
-
-À peine nos colonnes entraient-elles dans Dresde, qu'une députation
-municipale vint à la rencontre du prince vice-roi, afin d'implorer sa
-clémence. La ville en effet, au souvenir de la conduite qu'elle avait
-tenue depuis un mois, était fort alarmée. Elle avait voulu assaillir
-les Français, qui ne s'étaient sauvés que par leur bonne attitude;
-elle avait reçu les souverains étrangers sous des arcs de triomphe, et
-jonché de fleurs la route qu'ils parcouraient. Elle avait adressé des
-instances et même des menaces à son roi, pour qu'il suivît l'exemple
-du roi de Prusse, et, il faut le dire, ce qui était fort légitime de
-la part des Prussiens, l'était un peu moins de la part des Saxons, que
-nous avions relevés au lieu de les abaisser. Les habitants attendaient
-donc avec une sorte d'effroi ce que Napoléon déciderait à leur égard.
-Il était accouru effectivement, et était arrivé aux portes de la ville
-un peu après le vice-roi, qui, avec sa modestie accoutumée, avait
-renvoyé à son père la députation municipale.
-
-[En marge: Accueil fait par Napoléon à la députation municipale de
-Dresde.]
-
-Napoléon reçut à cheval les clefs de Dresde, en disant avec hauteur à
-ceux qui les lui présentaient qu'il voulait bien accepter les clefs de
-leur ville, mais pour les remettre à leur souverain; qu'il leur
-pardonnait leurs mauvais traitements envers les Français, mais qu'ils
-n'en devaient de reconnaissance qu'au roi Frédéric-Auguste; que
-c'était en considération des vertus, de l'âge, de la loyauté de ce
-prince, qu'il les dispensait de l'application des lois de la guerre;
-qu'ils se préparassent donc à l'accueillir avec les respects qu'ils
-lui devaient, à relever, mais pour lui seul, les arcs de triomphe
-qu'ils avaient si imprudemment dressés à l'empereur Alexandre, et
-qu'ils le remerciassent bien en le revoyant de la clémence avec
-laquelle ils étaient traités en ce moment, car sans lui l'armée
-française les eût foulés aux pieds comme une ville conquise; que
-toutefois ils y prissent garde, et ne fissent rien pour favoriser
-l'ennemi, car le moindre acte de trahison serait immédiatement suivi
-de châtiments terribles. Cela dit, Napoléon leur ordonna de préparer
-du pain pour ses colonnes en marche.
-
-[En marge: Napoléon songe à passer tout de suite l'Elbe, mais ailleurs
-qu'à Dresde, afin d'épargner à cette ville les ravages de la guerre.]
-
-[En marge: Reconnaissance des bords de l'Elbe exécutée par Napoléon en
-personne.]
-
-La plus grande discipline fut prescrite aux troupes, et observée par
-elles. Napoléon cependant voulait franchir l'Elbe pour faire évacuer
-aux Russes la ville neuve, afin d'éviter les combats d'une rive à
-l'autre, qui ne pouvaient qu'endommager cette belle capitale. Il ne
-voulait pas même attendre que le général Lauriston eût exécuté son
-passage à Meissen, cette opération n'étant pas certaine, et dépendant
-des obstacles et des moyens que ce général rencontrerait. À peine
-avait-il donné une heure aux premières dispositions que réclamait le
-paisible établissement de l'armée, qu'il remonta à cheval pour opérer
-une reconnaissance des bords de l'Elbe. Au pont de pierre qui est au
-milieu même de la ville, les arches en bois avaient été incendiées, et
-bien que le passage fût facile à rétablir, il était impossible de le
-faire sans provoquer une canonnade, et sans la rendre, ce que Napoléon
-cherchait à éviter. Les Russes logés dans les maisons qui bordaient
-la rive droite de l'Elbe lui tirèrent quelques coups de fusil dont il
-ne tint compte, et il sortit de la ville pour aller reconnaître les
-passages au-dessus et au-dessous. Au-dessus le passage n'était pas
-praticable, parce que la rive droite, sur laquelle il fallait aborder,
-dominait la rive gauche, de laquelle on devait partir. Napoléon
-descendit au galop au-dessous de Dresde, et suivant le cours de
-l'Elbe, qui à une petite lieue fait un détour au midi, il trouva à
-Priesnitz un terrain propre à un passage de vive force. En cet endroit
-la rive que nous occupions dominait celle qu'occupaient les Russes, et
-on y pouvait établir de l'artillerie pour protéger les opérations de
-l'armée, Napoléon disposa toutes choses pour le lendemain même, 9 mai.
-Quelques bateaux, restes du pont établi au-dessus de la ville,
-quelques embarcations ramassées par la cavalerie le long du fleuve,
-avaient été réunis et mis à l'abri des entreprises de l'ennemi pour
-être employés le jour suivant.
-
-[En marge: Choix de Priesnitz pour point de passage.]
-
-Le lendemain en effet Napoléon, à cheval dès la pointe du jour,
-descendit à Priesnitz avec une forte colonne d'infanterie et toute
-l'artillerie de la garde, et fit commencer le passage sous ses yeux.
-Les Russes étaient rangés sur l'autre rive, et paraissaient résolus à
-la défendre. Napoléon ordonna l'établissement d'une forte batterie sur
-les hauteurs de Priesnitz, afin de balayer la plage située vis-à-vis,
-et fit monter sur-le-champ les voltigeurs dans les embarcations qu'on
-s'était procurées. Trois cents passèrent à la fois, et chassèrent les
-tirailleurs russes, tandis que par un va-et-vient continuel d'autres
-allèrent les rejoindre et les renforcer. Sur-le-champ ils
-commencèrent un fossé pour se couvrir, pendant que la canonnade
-s'établissait au-dessus de leur tête. Les Russes amenèrent de
-l'artillerie, Napoléon en amena davantage, et bientôt ce fut sous le
-feu de cinquante pièces de canon russes, et de quatre-vingts
-françaises, que le travail du pont fut continué. Les boulets tombaient
-de tout côté, et l'un de ces boulets venant heurter un magasin de
-planches près duquel Napoléon était placé, lui lança à la tête un
-éclat de bois, qui l'atteignit sans le blesser.--Quelques Italiens
-rangés en cet endroit cédèrent à un mouvement de peur, pour lui plus
-que pour eux.--_Non fa male_, leur dit-il, en les qualifiant de
-quelques expressions plaisantes, et provoquant parmi eux de grands
-éclats de rire, il les fit, à son exemple, rester gaiement sous une
-grêle de projectiles.
-
-[Illustration: Napoléon au Passage de l'Elbe.]
-
-[En marge: Les Français passent l'Elbe à Priesnitz, à Dresde et à
-Meissen.]
-
-La place n'étant plus tenable pour les Russes sous les quatre-vingts
-bouches à feu des Français, ils se retirèrent, et cessèrent d'opposer
-des obstacles au travail du pont, qui ne devait être achevé que le
-lendemain 10. Heureusement les Russes avaient aussi évacué la ville
-neuve, et là le passage pouvait être rétabli sur-le-champ sans
-provoquer de canonnade. Des madriers furent jetés sur les piliers en
-pierre des arches détruites, et on put communiquer entre les deux
-parties de la ville. Nos troupes allèrent occuper le faubourg de
-Neustadt, ou ville neuve. Ce même jour le général Bertrand et le
-maréchal Oudinot arrivèrent. Napoléon les répartit entre Dresde et
-Pirna. Il apprit que le général Lauriston avait rencontré à Meissen la
-queue des Prussiens, et qu'il avait réussi à franchir l'Elbe sans
-grande difficulté. Nous étions donc sur tous les points maîtres du
-cours de ce fleuve, et en possession tranquille de la capitale de la
-Saxe. La promesse de Napoléon qui avait dit qu'il renverrait les
-coalisés plus vite qu'ils n'étaient venus, se trouvait accomplie, car,
-entré en campagne le 1er mai, il était le 10 possesseur de la Saxe, et
-avait rejeté les coalisés au delà de l'Elbe.
-
-[En marge: Napoléon avant de poursuivre les coalisés sur l'Oder, est
-obligé de s'arrêter quelques jours à Dresde.]
-
-Avant de les suivre plus loin, Napoléon résolut de s'arrêter quelques
-jours à Dresde, pour rallier ses troupes et les faire reposer, pour
-recueillir les divers corps de cavalerie qui s'apprêtaient à le
-rejoindre, pour rappeler le roi de Saxe dans ses États, et adapter
-enfin ses combinaisons militaires à celles des coalisés. Les projets
-des Prussiens et des Russes n'étaient pas encore parfaitement clairs,
-et on en recevait des rapports contradictoires. Il semblait cependant
-qu'ils nous livraient Berlin, et qu'ils mettaient au-dessus de
-l'intérêt bien grand sans doute de défendre cette capitale, l'intérêt
-plus grand encore de rester réunis, et surtout de se tenir toujours
-appuyés à l'Autriche, ce qui rendait la conduite des affaires
-diplomatiques aussi importante à cette heure que celle des affaires
-militaires. Napoléon, après avoir de nouveau assigné au corps de Ney
-la direction de Torgau, ce qui lui laissait la liberté de l'acheminer
-sur Berlin ou de le ramener sur Dresde, après avoir renouvelé et
-précisé davantage les ordres qui devaient porter ce corps à 80 mille
-hommes, s'occupa sur-le-champ des affaires diplomatiques, qui
-réclamaient en effet toute son attention.
-
-[En marge: Parti à prendre à l'égard du roi de Saxe.]
-
-[En marge: Napoléon feint de n'avoir pas compris le motif de sa
-conduite, et le rappelle à Dresde.]
-
-Le roi de Saxe avait fui non-seulement ses États, mais la Bavière, au
-moment même où Napoléon arrivait, et cela pour aller à Prague se jeter
-dans les bras de l'Autriche, dont il avait évidemment adopté la
-politique. Il y avait de quoi lui en vouloir, mais déclarer ce prince
-déchu, c'eût été proclamer nous-mêmes une défection de plus, donner
-raison aux Allemands qui disaient que nos alliés étaient traités en
-esclaves, se mettre en outre un grand embarras sur les bras, car
-qu'eût-on fait de la Saxe si on ne la lui avait rendue? C'était enfin
-déclarer trop crûment à l'Autriche comment on considérait et comment
-on se proposait de traiter cette politique de la médiation, qui était
-la sienne, et n'était devenue celle du roi de Saxe qu'à son
-instigation. Napoléon ne contenait jamais son ambition, mais il
-contenait quelquefois sa colère, et il donna cette fois un exemple
-d'empire sur lui-même, trop rare dans sa vie. Il feignit de n'avoir
-pas compris la conduite du roi de Saxe, de l'attribuer à de faux
-conseils, et de ne voir dans ce monarque qu'un prince troublé mais
-loyal. Il lui adressa donc l'un de ses aides de camp à Prague, avec la
-sommation formelle, sous peine de déchéance, de revenir immédiatement
-à Dresde, d'y amener sa cavalerie, son artillerie, sa cour, tout ce
-qui l'avait suivi, et de rendre au général Reynier la place de Torgau
-avec les dix mille Saxons qui l'occupaient. M. de Serra, notre
-ministre auprès de la cour de Saxe, qui avait accompagné à Prague le
-roi Frédéric-Auguste, avait ordre de se transporter auprès de lui à
-l'instant même, et d'exiger une réponse immédiate.
-
-[En marge: Ce qui s'était passé à Vienne pendant les événements qui
-s'étaient accomplis à Lutzen et à Dresde.]
-
-[En marge: Note remise par M. de Narbonne pour obliger M. de
-Metternich à s'expliquer sur le traité d'alliance du 14 mars 1812.]
-
-[En marge: Efforts de M. de Metternich pour éviter de s'expliquer sur
-le traité d'alliance.]
-
-Les déterminations à l'égard de l'Autriche importaient bien
-davantage, et étaient devenues encore plus délicates qu'auparavant,
-par suite de ce qui s'était passé à Vienne pendant que Napoléon
-livrait la bataille de Lutzen et marchait sur Dresde. M. de Narbonne,
-fort inquiet de ce qui pourrait survenir à Cracovie entre les Russes,
-les Autrichiens, les Polonais, à la réception des ordres de Napoléon
-qui enjoignaient aux Polonais de ne pas se laisser désarmer, n'avait
-cessé d'insister auprès de M. de Metternich pour qu'il prît à ce sujet
-une résolution satisfaisante. De son côté M. de Metternich, engagé
-avec les Russes par la convention secrète que nous avons fait
-connaître, avait toujours éludé, et persisté à dire qu'il lui était
-impossible d'être à la fois médiateur et belligérant. Enfin M. de
-Narbonne recevant de Paris par M. de Bassano, de Mayence par M. de
-Caulaincourt, des instructions plus formelles encore de l'Empereur,
-qui ne voulait qu'à aucun prix les Polonais déposassent les armes, qui
-prétendait même continuer à donner des ordres au corps auxiliaire
-autrichien, crut devoir employer les grands moyens pour amener M. de
-Metternich à sortir des ambiguïtés dans lesquelles il se renfermait.
-M. de Narbonne ignorait que dans les archives de l'ambassade se
-trouvait l'interdiction de présenter aucune note écrite, qui ne partît
-du cabinet même. En conséquence il se rendit chez M. de Metternich, et
-lui annonça qu'il allait lui remettre une note, avec sommation de
-s'expliquer catégoriquement sur le traité d'alliance dont il refusait
-en ce moment l'exécution littérale.--Jusqu'ici, dit-il, j'ai pris
-patience, et écouté comme acceptables toutes les excuses au moyen
-desquelles vous cherchez à éluder vos engagements, et à dissimuler
-l'étendue de vos préparatifs, que vous nous avoueriez s'ils étaient
-faits pour nous. Mais je suis forcé par les événements de Gallicie de
-provoquer une explication catégorique, et de vous demander si vous
-êtes ou si vous n'êtes plus notre allié, si vous entendez enfin
-manquer au traité d'alliance du 14 mars 1812? Si vous n'y voulez pas
-manquer, il faut absolument faire agir le corps autrichien auxiliaire,
-en vous conformant aux ordres de l'empereur Napoléon, et par-dessus
-tout ne pas songer à désarmer nos alliés.--On ne pouvait placer M. de
-Metternich dans une position plus embarrassante, et se mettre soi-même
-envers lui dans une position plus périlleuse. S'il eût été libre, il
-aurait cédé peut-être, et ordonné quelques hostilités simulées dont il
-se serait ensuite excusé auprès des Russes par l'intermédiaire de M.
-de Lebzeltern. Malheureusement il avait promis de ne pas renouveler
-les hostilités par un engagement, secret mais formel et écrit, que les
-Russes auraient été autorisés à publier si on l'avait violé. Il n'y
-avait donc pas moyen de se plier aux exigences de M. de Narbonne, et
-M. de Metternich fut obligé de lui résister, très-doucement dans la
-forme, mais très-opiniâtrement dans le fond.--Oui, je suis votre
-allié, répondit-il à M. de Narbonne; je le suis, je veux continuer à
-l'être; mais je suis médiateur aussi, et tant que mon rôle de
-médiateur ne sera pas épuisé par le refus de conditions raisonnables,
-je ne puis pas redevenir belligérant.--M. de Metternich reproduisit
-ensuite tout ce système d'argumentation adroite et subtile que l'on
-connaît déjà, et dont nous n'avions pas intérêt à le faire sortir,
-tant que nous ne voulions pas en arriver à un éclat avec l'Autriche,
-et à la guerre avec cette puissance. Puis abandonnant les subtilités,
-et abordant les considérations de bon sens, M. de Metternich supplia
-M. de Narbonne de ne pas insister davantage, de ne pas le mettre dans
-une fausse position, en lui demandant ce qu'il ne pouvait pas
-accorder, c'est-à-dire la reprise des hostilités contre les
-Russes.--Si je vous refuse trente mille hommes aujourd'hui,
-répéta-t-il, c'est pour vous en donner cent cinquante mille plus tard,
-lorsque nous serons d'accord sur une paix proposable, et acceptable
-par l'Europe.--Ces paroles fort sages ramenaient la seule, la grande
-question du moment, celle des conditions de la paix, sur laquelle nous
-avions complétement tort, et qui devait entraîner notre ruine. M. de
-Narbonne revenant encore à la charge, M. de Metternich alla jusqu'à
-lui dire que c'était une faute d'insister à ce point, car il croyait
-savoir que Napoléon ne voulait pas qu'on poussât à bout la cour
-d'Autriche. En effet, M. de Bubna revenant de Paris fort touché des
-soins dont il avait été l'objet, affirmait que Napoléon désirait
-marcher d'accord avec son beau-père, et que, si on s'y prenait bien,
-on amènerait bientôt un arrangement raisonnable des affaires
-européennes. M. de Bubna courut effectivement chez M. de Narbonne, le
-pressa de ne pas troubler l'intimité près de renaître entre le gendre
-et le beau-père, le supplia de prendre patience, lui disant que,
-moyennant qu'on fût tant soit peu raisonnable, les coalisés le
-seraient si peu, que de gré ou de force la cour d'Autriche
-reviendrait à Napoléon, et qu'alors ce n'étaient pas trente mille
-Autrichiens qu'on aurait, mais deux cent mille.
-
-[En marge: Insistance de M. de Narbonne, et demande d'une audience à
-l'empereur François.]
-
-[En marge: Conformité du langage de l'empereur François avec celui de
-M. de Metternich.]
-
-Ce langage était fort sensé, mais M. de Narbonne, tout plein des
-dépêches qu'il avait reçues, alarmé de ce qui pourrait arriver si les
-ordres de Napoléon parvenant à Cracovie à M. de Frimont n'y
-rencontraient que la désobéissance, si le prince Poniatowski refusant
-de se laisser désarmer, il éclatait une collision entre les Polonais
-et les Autrichiens, cédant aussi à l'impulsion de son rôle, qu'il
-s'était attaché à entendre tout autrement que son prédécesseur M.
-Otto, crut bien faire en remettant une note formelle par laquelle,
-invoquant le traité d'alliance du 14 mars 1812, rappelant la
-confirmation que les Autrichiens lui en avaient plusieurs fois donnée,
-il sommait la cour de Vienne ou d'exécuter ce traité, ou de déclarer
-qu'il n'existait plus. Craignant néanmoins après cette démarche la
-réponse qui pourrait lui être adressée, et voulant la prévenir, il
-demanda une entrevue à l'empereur François, et admis tout de suite
-auprès de ce monarque, le conjura de ne pas rejeter l'Autriche et la
-France, l'une à l'égard de l'autre, dans un état d'hostilité qui
-jusqu'ici n'avait amené que des malheurs, et pouvait en entraîner de
-plus grands encore. L'empereur accueillit M. de Narbonne avec beaucoup
-de politesse et de calme, lui répéta tout ce que lui avait dit M. de
-Metternich, ajouta même assez finement que s'il avait voulu s'assurer
-de l'accord qui existait entre le souverain et le ministre dirigeant,
-il allait se retirer édifié; que pour lui, il désirait rester l'allié
-de son gendre, mais sans abandonner un rôle qui était le seul que le
-peuple autrichien lui vît adopter avec plaisir, celui de médiateur;
-qu'il y persisterait jusqu'au bout, et ne s'en départirait que
-lorsqu'il aurait perdu toute espérance d'opérer un rapprochement entre
-les puissances belligérantes. Il finit, comme M. de Metternich, par
-dire qu'il était porté à croire que M. de Narbonne, sans doute pour
-dégager sa responsabilité personnelle, en faisait trop, et allait au
-delà des vraies intentions de son maître.
-
-M. de Narbonne insista de nouveau sur les graves conséquences que
-pourrait avoir un éclat public à Cracovie, sur la nécessité de le
-prévenir, et refusa de retirer sa note.
-
-[En marge: Forcé de répondre M. de Metternich déclare que l'Autriche
-étant devenue médiatrice, ne peut pas être en même temps puissance
-belligérante.]
-
-M. de Metternich obligé enfin d'y répondre, avait un moyen tout simple
-de sortir d'embarras, c'était de recourir à la déclaration qu'il avait
-faite le 12 avril, quand on lui avait proposé d'entrer dans les
-événements par une action des plus vives. Il avait pris acte alors de
-ce qu'on lui proposait pour avouer le rôle de médiateur armé, pour
-annoncer des armements considérables mis au service de la médiation,
-et pour établir que le traité du 14 mars 1812, en restant en vigueur
-comme principe d'alliance, n'était plus quant aux moyens d'action,
-applicable aux circonstances. S'en référant à cette déclaration, M. de
-Metternich répondit que la cour de Vienne ne pouvait obtempérer à la
-demande de faire agir le corps auxiliaire, parce que d'abord cette
-cour étant devenue médiatrice sur la provocation même de la France,
-elle ne pouvait plus dès lors se mettre en hostilité avec l'une des
-puissances belligérantes, et que, secondement, le corps auxiliaire
-n'étant que l'un des moyens stipulés par le traité d'alliance, et ces
-moyens étant reconnus insuffisants pour les circonstances, il
-convenait d'en ajourner l'emploi.
-
-La réponse était habile, et surtout fâcheuse pour nous, car elle nous
-condamnait à entendre dire une seconde fois que le traité d'alliance,
-tout en demeurant virtuellement en vigueur, cessait d'être exécutable,
-ce qui lui ôtait toute efficacité. Cependant, pourvu qu'il maintînt au
-moins l'Autriche neutre, il fallait nous en contenter, et ne pas
-ébranler nous-mêmes ce qui en restait, en fournissant l'occasion de
-répéter sans cesse qu'il n'était plus applicable aux circonstances. M.
-de Narbonne était assurément allé trop loin, mais loin dans la voie où
-on l'avait dirigé, et où on l'avait constamment poussé à marcher plus
-vite.
-
-[En marge: Pour atténuer l'effet de sa déclaration, M. de Metternich
-accorde que le corps polonais ne sera point désarmé en traversant le
-territoire autrichien.]
-
-M. de Metternich, qui ne désirait pas une rupture avec la France,
-sentit que dans les craintes de M. de Narbonne il y avait cependant
-quelque chose de fondé, c'était la possibilité d'un éclat entre le
-prince Poniatowski et le général comte de Frimont, si on persistait à
-désarmer le corps polonais. Heureusement il était facile d'y remédier,
-et il n'y manqua pas. Déjà il avait concédé que le bataillon français
-compris dans l'armée polonaise ne serait point désarmé à son entrée
-sur le territoire autrichien. Il accorda de même que l'armée
-polonaise, toujours libre d'ailleurs de ne pas se retirer derrière la
-frontière autrichienne si elle préférait combattre seule contre les
-Russes, aurait elle aussi la faculté, si elle voulait traverser la
-Bohême pour se rendre en Saxe, de conserver ses armes pendant le
-trajet. Il promit enfin qu'elle trouverait à chaque gîte le logement
-et les vivres nécessaires.--Il a suffi à l'empereur François, dit M.
-de Metternich, de savoir que l'empereur Napoléon, dans un sentiment de
-susceptibilité militaire que justifie sa gloire, ait désapprouvé,
-quant au corps polonais, l'exécution d'une formalité qui est toute du
-droit des gens, pour qu'il y ait spontanément renoncé. Pourtant,
-ajouta M. de Metternich, l'empereur François demande avec instance que
-le séjour d'un corps en armes sur le territoire neutre soit le plus
-court possible.--
-
-L'inconvénient de ces contestations n'était pas seulement de faciliter
-à l'Autriche des déclarations dont elle devait plus tard faire un
-usage funeste pour nous, mais de la porter à désespérer de notre
-raison, en nous voyant si impérieux, si peu accommodants, et de mûrir
-ainsi plus vite la fatale résolution qu'autour d'elle tout l'invitait
-à prendre. On pouvait effectivement, après chaque scène de ce genre,
-s'apercevoir que M. de Metternich était plus gêné, plus contraint avec
-nous, c'est-à-dire plus engagé avec nos adversaires. Chaque fois on
-les entendait eux-mêmes à Vienne se vanter plus hautement de l'avoir
-conquis, tellement que le retentissement de ces propos arrivait à M.
-de Narbonne par tous les échos de la cour et des salons.
-
-[En marge: Premier effet à Vienne de la bataille de Lutzen.]
-
-[En marge: Les nombreux amis de la coalition soutiennent que les
-Français ont été battus.]
-
-[En marge: Esprit et fierté de M. de Narbonne.]
-
-[En marge: La victoire de Lutzen bientôt appréciée à Vienne.]
-
-Cependant le bruit des derniers événements militaires vint
-heureusement interrompre ces tristes contestations. Tout à coup on
-apprit qu'une grande bataille avait été livrée, que des torrents de
-sang avaient coulé, et que nous étions battus, à en croire les
-propagateurs de nouvelles, qui pour la plupart étaient nos ennemis.
-Partout on affirmait notre défaite avec une assurance inouïe. On se
-fondait pour répandre ces rumeurs sur des lettres mêmes de l'empereur
-Alexandre (non pas, il est vrai, du roi de Prusse, trop sage pour
-écrire de telles choses, mais sur plusieurs lettres des généraux
-prussiens). L'empereur Alexandre était si content de lui, les généraux
-prussiens avaient le sentiment de s'être si bravement battus, qu'ils
-ne se sentaient presque pas vaincus, bien qu'ils le fussent au point
-de ne pouvoir tenir nulle part. L'ambassadeur d'Angleterre, lord
-Cathcart, militaire expérimenté, témoin de la bataille, avait trouvé
-ces mensonges ridicules, et avait dit lui-même que si on ne remportait
-que des victoires de ce genre, il faudrait bientôt traiter à tout
-prix. M. de Metternich avait trop d'esprit pour ajouter foi à de
-pareilles forfanteries. Pourtant les assertions étaient si positives,
-qu'il en était surpris, ne croyant pas qu'on pût mentir à ce point, et
-il en exprima son étonnement à M. de Narbonne. C'est dans ces
-positions que le grand seigneur, militaire, spirituel et fier, se
-révélait chez M. de Narbonne avec tous ses avantages.--Nous sommes
-vaincus, dit-il à tout le monde, soit ... Nous verrons dans quelques
-jours sur quelle route seront les vaincus et les vainqueurs.--Quatre
-jours après, en effet, on apprit que les soi-disant vaincus étaient
-aux portes de Dresde, et les soi-disant vainqueurs au delà de l'Elbe.
-La confusion en fut d'autant plus grande. Dans les salons de Vienne,
-on se déchaîna contre l'incapacité militaire des deux souverains
-alliés, mais, au lieu d'être plus porté vers nous, on insista
-davantage sur la nécessité pour l'Autriche de courir à leur secours,
-et de s'unir à eux afin de sauver l'Europe d'un joug intolérable.
-
-[En marge: M. de Metternich vient féliciter M. de Narbonne, et paraît
-pressé, à la vue des événements qui se précipitent, de signifier la
-médiation autrichienne.]
-
-[En marge: Choix de M. de Bubna pour l'envoyer à Napoléon, et de M. de
-Stadion pour l'envoyer aux souverains de Russie et de Prusse.]
-
-M. de Metternich se transporta tout de suite chez M. de Narbonne, et,
-avec une assurance qui n'était pas sans sincérité, lui dit que les
-victoires de Napoléon ne l'étonnaient point, car il avait basé sur ces
-victoires tous ses calculs pacifiques; que pour rendre la paix
-acceptable, il _fallait faire tomber les deux tiers au moins_ des
-propositions russes, anglaises, prussiennes; que la victoire de Lutzen
-servirait à cela, qu'il y avait compté, et qu'il eût été trompé dans
-ses espérances s'il en avait été autrement (assertion qui était vraie,
-quoiqu'elle pût paraître singulière); mais qu'il restait un tiers de
-ces propositions dont il était impossible de méconnaître la raison, la
-justice, la sagesse, et qu'il fallait les admettre; qu'il était temps
-pour le cabinet de Vienne de se saisir enfin de son rôle de médiateur,
-pris à l'instigation de la France, et avec le consentement des autres
-puissances belligérantes; que bientôt il serait trop tard, au train
-dont marchaient les affaires, pour exercer ce rôle utilement; qu'il
-allait donc expédier immédiatement deux plénipotentiaires, l'un pour
-le quartier général français, l'autre pour le quartier général russe;
-qu'il fallait, pour être écouté, choisir des porteurs de paroles
-agréables à ceux auxquels on les adressait; que le général comte de
-Bubna ayant paru plaire à Napoléon (nous avons dit qu'il était
-militaire et homme d'esprit), on le lui renvoyait; que M. de Stadion,
-célèbre jadis dans le parti anti-français, avait plus de chances
-qu'un autre d'être bien accueilli au quartier général des coalisés, et
-qu'on allait l'y acheminer; que loin d'être un ennemi dangereux pour
-la France, il lui serait plus utile qu'un ami, car il mettrait
-d'autant plus de hardiesse à dire aux Russes et aux Prussiens les
-vérités qu'il importait de leur faire entendre; que d'accord
-aujourd'hui avec l'empereur et M. de Metternich sur les conditions de
-la médiation et de la paix, il était seul capable, en s'appuyant sur
-les victoires de Napoléon, de faire agréer ces conditions aux
-puissances belligérantes.--En toutes ces choses M. de Metternich avait
-raison, et il était doublement habile, car, outre qu'il choisissait
-dans M. de Stadion un négociateur qui, par cela même qu'il nous était
-hostile, obtiendrait plus de crédit chez les coalisés, il occupait et
-compromettait un rival, un antagoniste, le chef en un mot du parti
-anti-français, du parti qui voulait le plus tôt possible la guerre
-avec nous. Ôter un tel chef à ce parti, c'était pour soi et pour nous
-la meilleure des conduites.
-
-[En marge: M. de Metternich ne se borne plus à insinuer les intentions
-de sa cour relativement aux conditions de la paix, mais les énonce
-avec la plus grande précision.]
-
-[En marge: Ces conditions consistent dans le sacrifice du grand-duché
-de Varsovie, de la Confédération du Rhin, des villes anséatiques, et
-des provinces illyriennes.]
-
-On annonça donc qu'on allait dépêcher MM. de Bubna et de Stadion pour
-proposer un armistice, et provoquer une première explication sur les
-conditions de la paix future. Sans prétendre les imposer à Napoléon,
-on déclara cependant qu'on prendrait la liberté de lui indiquer celles
-qu'on jugeait acceptables par toutes les parties belligérantes, et, ne
-voulant pas en faire mystère à M. de Narbonne, M. de Metternich, qui
-les lui avait déjà clairement indiquées en plus d'une circonstance,
-les lui énonça cette fois l'une après l'autre, avec la plus extrême
-précision. C'était ce que nous avons exposé si souvent, la suppression
-du grand-duché de Varsovie et sa rétrocession à la Prusse, sauf
-quelques portions revenant de droit à la Russie et à l'Autriche;
-c'était la reconstitution de la Prusse au moyen du grand-duché, et de
-territoires à trouver en Allemagne; c'était l'abandon de la
-Confédération du Rhin, et enfin la renonciation aux départements
-anséatiques, c'est-à-dire aux villes de Brême, Hambourg et Lubeck. On
-devait ne rien dire de la Hollande, de l'Italie, de l'Espagne, pour ne
-pas soulever des difficultés insolubles, et on ajournerait au besoin
-la paix maritime, s'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec
-l'Angleterre, afin de conclure tout de suite la paix continentale, qui
-était la plus urgente. Telles étaient, indépendamment de la
-restitution des provinces illyriennes que nous avions à peu près
-promises à l'Autriche, ces conditions qui nous laissaient la
-Westphalie, la Lombardie et Naples, comme royaumes vassaux, la
-Hollande, la Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane,
-l'État romain, comme départements français! Telle était la France
-qu'on nous offrait, et dont nous regardions l'offre comme un outrage!
-Quant à l'Espagne, on était certain qu'il en faudrait faire le
-sacrifice pour avoir la paix avec l'Angleterre, mais que ce sacrifice
-suffirait. M. de Metternich avait eu, disait-il, plus d'une occasion
-de s'en assurer. On a vu par nos récits antérieurs, que sous ce
-rapport au moins, il n'y aurait pas difficulté insurmontable de la
-part de Napoléon.
-
-M. de Narbonne répéta plusieurs fois que Napoléon victorieux
-n'accepterait pas ces conditions, mais M. de Metternich répéta à son
-tour que Napoléon était plus raisonnable qu'on ne voulait le
-représenter; que d'ailleurs ces conditions étaient inévitables, et
-qu'il faudrait lutter fortement encore pour les faire agréer aux
-puissances coalisées.
-
-[En marge: L'Autriche ne veut pas empêcher le roi de Saxe de retourner
-à Dresde.]
-
-Restait le roi de Saxe, qu'on savait placé entre la déchéance ou le
-retour à Dresde, et pour l'Autriche il n'y avait pas sur ce sujet deux
-partis à prendre. Quelques insensés, à qui les moyens ne coûtaient
-pas, du moins en paroles, disaient à Vienne qu'il fallait s'emparer de
-la personne de ce monarque, et l'empêcher ainsi de retomber, en
-retournant à Dresde, sous le joug de Napoléon. Il n'y avait à penser à
-rien de pareil, et on ne songea pas un instant à retenir le roi
-Frédéric-Auguste. Au surplus on n'en aurait pas eu le temps, car il
-avait été obligé de répondre sur-le-champ à nos sommations, et,
-quoique en pleurant, de consentir à l'invitation que Napoléon lui
-avait adressée. Il s'apprêta en effet à partir de Prague avec ses
-troupes et sa cour, demandant instamment le secret, et le promettant
-de son côté à l'Autriche, sur les négociations qui avaient eu lieu
-entre les cabinets de Dresde et de Vienne. Le secret n'était ni bien
-profond ni bien noir. C'était une adhésion à la politique médiatrice,
-que le pauvre roi de Saxe avait bien pu considérer comme n'étant pas
-une trahison, lorsqu'il la voyait suivie et préconisée par le
-beau-père de Napoléon, sans qu'il en résultât de rupture entre eux. Il
-fit donc annoncer son arrivée à Dresde sous deux jours, temps qui
-était rigoureusement nécessaire à une cour aussi peu expéditive pour
-faire ses apprêts de voyage. Elle était composée effectivement de
-beaucoup de princes et princesses, quelques-uns très-vieux, et tous de
-même honnêteté et de même timidité que le roi.
-
-[En marge: Napoléon, en recevant les dépêches de Vienne, s'aperçoit de
-la faute qu'on a commise en poussant trop vivement l'Autriche.]
-
-[En marge: Recommandation à M. de Narbonne de s'enfermer désormais
-dans la plus extrême réserve.]
-
-Lorsque Napoléon apprit successivement tout ce qui vient d'être
-rapporté, il se mit en mesure de recevoir convenablement son allié,
-redevenu fidèle; mais auparavant il donna ses instructions à son
-représentant à Vienne. Il s'aperçut enfin de la faute qu'on avait
-commise en poussant l'Autriche à entrer si avant dans les événements,
-et en la provoquant à se constituer médiatrice armée, c'est-à-dire
-arbitre, quand on ne voulait pas subir son arbitrage. Il s'aperçut
-aussi de l'erreur dans laquelle il était tombé, en croyant qu'il
-pourrait engager cette puissance dans ses projets par l'offre des
-dépouilles de la Prusse, et en ne voyant pas qu'avant tout l'Autriche
-tenait à reconstituer l'Allemagne pour être indépendante, et ne
-trouvait pas d'agrandissement territorial qui valût l'indépendance.
-Mais, comme font souvent les princes qui ne veulent pas avoir tort, il
-rejeta toute la faute sur son représentant, c'est-à-dire sur M. de
-Narbonne, qui, avec la mission qu'il avait reçue, avec les
-instructions dont il était porteur, ne pouvait pas agir autrement
-qu'il n'avait fait. Toutefois, comme Napoléon aimait ce personnage si
-distingué, il l'improuva, sans aucune sévérité de langage, d'avoir
-poussé les choses si loin, d'avoir remis une note malgré les
-prescriptions du cabinet qui défendaient d'en remettre sans ordre
-formel, et d'avoir amené M. de Metternich à déclarer par deux fois que
-le traité d'alliance n'était plus applicable aux circonstances.--Il
-regrettait, disait-il, qu'on eût mis l'empereur son beau-père dans une
-position dont bientôt ce monarque sentirait la fausseté, car les
-Français n'en étaient encore qu'à leur première victoire, et allaient
-sous peu de jours en remporter d'autres. Quoi qu'il en soit,
-l'Autriche, obligée prochainement de revenir en arrière, en serait
-pour la confusion de ses fausses démarches; mais pour le moment il
-fallait que M. de Narbonne se montrât calme, réservé sans froideur, et
-ne demandât, ne répondît plus rien à la cour de Vienne, afin qu'elle
-reconnût qu'on ne la tenait plus pour alliée, tout en l'acceptant pour
-médiatrice, sans l'accepter cependant pour médiatrice armée.--
-
-[En marge: Irritation qu'inspirent à Napoléon les conditions de paix
-proposées.]
-
-[En marge: Ces conditions n'intéressaient que l'orgueil de Napoléon,
-et nullement la grandeur de la France.]
-
-[En marge: Elles dépassaient même ce que la France aurait dû
-raisonnablement désirer comme étendue de territoire.]
-
-Napoléon malgré ce langage modéré en apparence, était exaspéré au fond
-du coeur contre l'Autriche et contre son beau-père. Malgré sa
-prodigieuse sagacité, le penchant à se flatter, penchant auquel cèdent
-tous les hommes, quelque clairvoyants qu'ils soient, lorsqu'ils se
-sont mis dans une position où ils ont besoin de s'abuser eux-mêmes, le
-penchant à se flatter l'avait porté à croire qu'il obtiendrait tout de
-l'Autriche moyennant qu'il la payât bien, et il était profondément
-irrité de voir qu'elle trompait si complétement ses calculs. Les
-conditions qu'on lui mandait, et qui n'auraient pas dû lui paraître
-nouvelles, lui étaient odieuses. Il avait renoncé dans sa pensée au
-grand-duché de Varsovie, surtout après avoir reconnu de près les
-difficultés de cette création; mais au lendemain de cette guerre de
-1812, entreprise pour humilier la Russie, pour reconstituer la
-Pologne, pour appesantir plus que jamais son joug sur l'Europe, au
-lendemain de cette guerre, se trouver avec la Russie agrandie, avec la
-Pologne non pas refaite, mais irrévocablement détruite, supporter la
-défection de la Prusse, l'en récompenser même, renoncer au protectorat
-de la Confédération du Rhin, abandonner les villes anséatiques, cause
-première de la brouille avec la Russie, c'était une multiplicité de
-déboires, dont aucun n'affaiblissait sa vraie puissance, mais dont
-tous étaient un cruel échec pour son orgueil! Au point de vue des
-véritables intérêts de la France, aucun de ces sacrifices n'était à
-regretter. Le grand-duché de Varsovie n'était qu'un essai chimérique,
-tant que la Prusse et l'Autriche ne songeaient pas à reconstituer la
-Pologne, car c'étaient elles après tout que la Pologne était destinée
-à couvrir, et puisqu'elles n'en voulaient pas, il était puéril de
-s'obstiner à leur faire du bien malgré elles. Quant à la Prusse, nous
-n'avions intérêt, ni par rapport à la Russie, ni par rapport à
-l'Autriche, à la maintenir si faible! Quant au protectorat du Rhin,
-c'était un vain titre, odieux aux Allemands, capable uniquement de
-nous attirer leur haine, sans nous donner sur eux aucune influence
-réelle. Quant aux villes anséatiques enfin, s'obstiner à les
-conserver, c'était étendre notre frontière militaire et commerciale au
-delà de toute raison. C'est à peine, en effet, si nous pouvions
-défendre le Zuyderzée et le Texel, car au delà du Wahal il n'existait
-plus de solide frontière pour nous; il avait même fallu tout l'esprit
-ingénieux de Napoléon pour faire rentrer la Hollande dans un bon
-système de défense, et encore n'y avait-il que très-imparfaitement
-réussi. Toutefois la possession de la Hollande offrait de si grands
-avantages maritimes, que cette magnifique possession pouvait être un
-objet de désirs pour une ambition à la façon de Charlemagne. Mais les
-villes anséatiques nous imposaient une charge sans compensation, car
-elles étaient impossibles à défendre, à moins d'étendre la France
-jusqu'à l'Elbe, et commercialement elles étaient indispensables à
-l'alimentation de l'Allemagne et inutiles à la nôtre. Relativement au
-blocus continental, leur avantage tombait avec ce blocus, et avec la
-paix. Si même nous eussions été sages, nous aurions dû renoncer tout
-de suite au royaume de Westphalie, en dédommageant de quelque façon le
-roi Jérôme; mais enfin on ne nous le demandait pas, puisque l'empereur
-Alexandre avait refusé de prendre avec le grand-duc de Hesse
-l'engagement de lui rendre ses États, et il n'y avait pas à s'en
-occuper. Ce n'était donc que l'orgueil, l'implacable orgueil qui
-pouvait porter Napoléon à repousser les conditions imaginées par
-l'Autriche.--Il ne voulait pas, disait-il, se laisser humilier.--Il
-appelait être humilié ne pouvoir pas réaliser tous les rêves de son
-immense ambition, même quand on ne portait aucune atteinte à sa
-puissance réelle. Hélas! la punition de l'orgueil qui a trop entrepris
-sur autrui, c'est précisément de ne pouvoir céder, alors même qu'il le
-trouverait juste et nécessaire! Il est cloué à ses folles prétentions
-comme Prométhée à son rocher: exemple terrible pour ceux qui,
-n'écoutant que leurs désirs, se font un jeu des droits et de la
-dignité des hommes!
-
-[En marge: Une nouvelle cause accidentelle ajoute à l'irritation de
-Napoléon.]
-
-[En marge: Un courrier intercepté prouve que M. de Metternich, tout en
-caressant les Français, caressait encore plus les Russes et les
-Prussiens.]
-
-[En marge: Grande faute de ne pas comprendre que la conduite de M. de
-Metternich était ce qu'elle devait être.]
-
-La certitude acquise des intentions de l'Autriche, qui n'auraient pas
-dû être nouvelles pour Napoléon, car de fréquentes insinuations les
-lui avaient clairement révélées depuis quatre mois, l'irrita
-profondément contre cette puissance. Il y vit une double trahison de
-l'alliance et de la parenté, et se dit, ce qu'il s'était dit autrefois
-bien souvent, jusqu'au jour où un brusque mouvement d'humeur contre la
-Russie l'avait décidé à un mariage autrichien, qu'il n'y avait jamais
-à compter sur la cour de Vienne, qu'il y avait toujours chez elle un
-abîme de dissimulation, d'astuce, d'égoïsme, qu'on devait chercher à
-s'entendre avec tout le monde plutôt qu'avec elle, et sacrifices pour
-sacrifices, en faire, s'il le fallait, à la Russie, à l'Angleterre
-même, plutôt qu'à l'Autriche ou à la Prusse. Un hasard poussa cette
-irritation au dernier terme. On avait arrêté à Dresde un courrier
-venant de Vienne, et porteur des dépêches de M. de Stackelberg, qui
-était représentant de la Russie auprès de l'Autriche, depuis que les
-rapports avaient été rétablis entre ces deux puissances à l'occasion
-de la médiation. On avait trouvé dans les dépêches de M. de
-Stackelberg à M. de Nesselrode beaucoup de détails singuliers, et on
-avait pu y voir que M. de Metternich, dans une position difficile, qui
-le condamnait à une extrême dissimulation, prodiguait les témoignages
-aux uns et aux autres, mais aux Russes et aux Prussiens encore plus
-qu'aux Français. M. de Metternich en effet pour se faire pardonner de
-ne pas apporter immédiatement à nos ennemis toutes les forces de
-l'Autriche, de ne pas adopter toutes leurs conditions de paix,
-n'hésitait pas, quand il était en tête-à-tête avec eux, à se dire
-contraint dans sa conduite par le traité d'alliance du 14 mars 1812,
-par le mariage de Marie-Louise, par le danger d'une guerre avec la
-France, par l'inachèvement des préparatifs de l'Autriche, et
-manifestait, quand il le pouvait en sûreté, des préférences de coeur
-pour la coalition. Qu'il en fût ainsi, et même plus, on devait, sans
-avoir lu une seule des dépêches de la diplomatie étrangère, en être
-convaincu, ne pas s'en étonner, ne pas s'en émouvoir, et accepter
-comme vrai tout ce que disait M. de Metternich, qui disait vrai en
-effet lorsqu'il affirmait qu'à certaines conditions il se rangerait de
-notre côté. Il fallait comprendre que M. de Metternich étant Allemand,
-ne pouvait et ne devait pas nous aimer, et que s'il nous ménageait
-c'était par politique, et uniquement pour ne pas compromettre
-étourdiment son pays avec nous; il fallait profiter de sa prudence
-même pour en tirer tout le parti possible, mais rien que le parti
-possible. À la vérité nous raisonnons ici comme la politique, dont
-l'art consiste à comprendre toutes les situations, à les ménager et à
-s'en servir, et Napoléon raisonnait comme raisonnent l'orgueil, la
-victoire et le despotisme. Ces soudaines révélations l'irritèrent,
-comme si avec son esprit, qui était tout lumière dans le calme des
-passions, tout flamme et fumée dans l'emportement de ces passions
-funestes, il n'avait pas dû les prévoir. Un détail notamment
-l'exaspéra plus que tout le reste. Dans le moment où l'on attendait
-avec impatience à Vienne des nouvelles de la bataille prévue mais non
-connue du 2 mai, M. de Metternich, dans ses effusions pour les Russes,
-avait écrit à M. de Stackelberg que s'il recevait des dépêches, même
-pendant la nuit, il le ferait éveiller pour les lui communiquer.
-C'étaient de bien grandes attentions pour la Russie, et de la part
-surtout d'un ministre qui se disait l'allié persévérant de la France!
-Puis on avait trouvé une lettre du roi de Saxe au général Thielmann,
-laquelle, supposant comme vraisemblable l'arrivée des Français
-victorieux sur l'Elbe, lui enjoignait, en tenant la place de Torgau
-fermée pour les Russes, de la tenir encore plus fermée pour les
-Français. Napoléon ne voulut pas voir dans ces instructions si
-prévoyantes le bon et imprévoyant monarque saxon, mais le renard de
-Vienne qu'il prétendait reconnaître à sa finesse. Tout cela rapproché,
-exagéré, apprécié par la colère, parut une trahison complète, tandis
-que ce n'était que le labeur d'une prudence embarrassée cherchant à
-passer à travers mille écueils. Encore une fois, il fallait profiter
-des conseils que M. de Metternich nous donnait à nous-mêmes, et de la
-crainte que nous n'avions pas cessé de lui inspirer, pour sortir de
-cette situation en faisant le moins de sacrifices possible; et comme
-il ne s'agissait de sacrifier que ce qui touchait à la vanité, et rien
-de ce qui appartenait à la puissance réelle, il fallait se soumettre,
-de bonne ou mauvaise grâce, mais se soumettre: il fallait bien après
-tout payer de quelque chose le désastre de Moscou! Trop heureux de ne
-pas le payer de l'existence elle-même! Qu'on nous pardonne la
-répétition de ces inutiles réflexions, cinquante ans après
-l'événement, qu'on les pardonne au chagrin que nous inspire la vue
-directe et continue des fatales résolutions qui ont perdu non pas
-Napoléon seulement (peu importe le sort d'un homme quel qu'il puisse
-être), mais la grandeur de notre patrie!
-
-[En marge: Napoléon revient brusquement à la politique conseillée par
-MM. de Caulaincourt et de Talleyrand, et consistant à mettre
-l'Autriche de côté pour traiter directement avec la Russie.]
-
-Quoi qu'il en soit, Napoléon revint brusquement à la politique qui
-avait été proposée dans le conseil tenu aux Tuileries en janvier
-dernier, et fortement appuyée par MM. de Caulaincourt, de Talleyrand
-et de Cambacérès, celle qui consistait à laisser l'Autriche de côté,
-sans la heurter toutefois, pour chercher à s'entendre directement avec
-la Russie. Cette politique, avons-nous dit, sage en ce qu'elle tendait
-à ne pas trop mêler l'Autriche aux événements actuels, à ne pas lui
-attribuer un rôle dont elle abuserait contre nous, avait néanmoins un
-inconvénient pratique des plus graves, c'était la difficulté de
-s'aboucher avec l'empereur Alexandre. Cette difficulté déjà grande en
-janvier avait dû s'accroître encore par les derniers événements
-militaires, par l'espérance dont les Allemands berçaient Alexandre, de
-faire de lui le libérateur de l'Europe et le premier des monarques
-régnants. Il est vrai que la bataille de Lutzen, puis après cette
-bataille une nouvelle victoire à laquelle il était permis de
-s'attendre, pouvaient dissiper les fumées dont Alexandre était enivré,
-et faciliter l'abouchement avec lui. Napoléon l'espéra avec cette
-force d'espérer qui est propre aux esprits puissants, et qui chez eux
-se convertit en force d'agir, et il fit toutes ses dispositions en
-conséquence.
-
-[En marge: Guerre gigantesque résolue par Napoléon, si le projet de
-s'aboucher directement avec la Russie ne réussit pas.]
-
-Il résolut de continuer cette campagne sans relâche, de frapper le
-plus prochainement possible quelque coup décisif, d'en profiter pour
-conclure la paix, mais en s'entendant avec la Russie, même avec
-l'Angleterre, plutôt qu'avec les puissances allemandes, d'accorder à
-l'Angleterre le sacrifice de tout ou partie de cette Espagne dont il
-était dégoûté, dont le monde surtout ne serait pas étonné de le
-trouver dégoûté, dont l'abandon paraîtrait de sa part un soulagement
-bien plus qu'un sacrifice, et ne serait certes pas un aveu bien
-humiliant à faire, car sa faute d'avoir voulu s'en emparer était
-aujourd'hui le secret de l'univers. En cédant en totalité ou en partie
-la Pologne à la Russie, en totalité ou en partie l'Espagne aux
-Bourbons, il lui semblait que tout serait arrangeable, et qu'il ne
-subirait pas le joug de la Prusse, qui, selon lui, l'avait trahi
-ostensiblement, de l'Autriche, qui le trahissait secrètement, et qu'il
-s'affranchirait ainsi d'alliés infidèles par des sacrifices devenus
-inévitables, sur lesquels d'ailleurs la destinée avait rendu deux
-arrêts de nature à dégager son orgueil, pour la Pologne Moscou! pour
-l'Espagne l'opiniâtreté invincible des Espagnols! Si la guerre
-n'amenait pas prochainement un résultat décisif et une négociation, il
-voulait prolonger cette situation jusqu'à ce que la seconde série de
-ses armements fût terminée, qu'il eût deux cent mille hommes de plus
-en bataille, ce qui, avec les premiers trois cent mille qui se
-complétaient d'heure en heure, composerait un total de cinq cent mille
-combattants, et lui permettrait de ne plus dissimuler avec l'Autriche,
-de l'accepter même au nombre de ses ennemis, et alors placé sur l'Elbe
-comme jadis sur l'Adige, à Dresde comme jadis à Vérone, au pied des
-montagnes de Bohême comme jadis au pied des Alpes, d'y essayer dans
-des proportions bien plus vastes, non pas seulement contre une
-puissance, mais contre l'Europe entière, une nouvelle campagne
-d'Italie, dans laquelle le général Bonaparte devenu l'empereur
-Napoléon, resté aussi jeune de caractère, mais devenu plus grand de
-conception, mûri par une expérience sans égale, renouvellerait à son
-âge mûr les prodiges de sa jeunesse, prodiges agrandis de tout ce que
-le temps avait ajouté à sa position, finirait aujourd'hui comme
-autrefois par des triomphes éclatants, et se reposerait enfin en
-laissant reposer le monde! Hélas! il ne manquait à ce beau rêve qu'une
-chose, c'est que l'humanité fût infatigable comme Napoléon, et voulût
-périr tout entière pour satisfaire l'ambition d'un conquérant, qui au
-génie d'un géomètre joignait l'imagination d'un poëte épique!
-
-[En marge: Instructions à M. de Narbonne.]
-
-Ces résolutions prises, Napoléon fit ce qu'il faisait toujours, il
-passa aux dispositions pratiques, car, merveille de contrastes, autant
-il était chimérique dans les conceptions, autant il était précis et
-positif dans l'exécution. D'abord il adressa à M. de Narbonne une
-suite de dépêches (il y en eut jusqu'à trois en un jour sur le même
-sujet), dans lesquelles on voyait tout le changement qui s'était opéré
-dans son esprit. Il fallait, disait-il, ne plus rien demander à
-l'Autriche, mais en même temps ne plus la brusquer, ne plus la sommer
-surtout, être en un mot à son égard réservé et tranquille, et
-cependant ne point la tromper, car le mensonge n'était bon à rien. Il
-fallait lui laisser voir qu'on ne comptait plus sur elle, et qu'on
-avait compris cette maxime qu'elle répétait si volontiers à chaque
-occasion, que le traité du 14 mars 1812 _n'était plus applicable aux
-circonstances_. Ensuite quand elle apprendrait qu'en Italie, en
-Bavière, en France, on faisait des armements rapides et vastes, il
-n'était pas nécessaire de les nier, il convenait même d'en donner le
-véritable chiffre, s'il était mis en doute, en ne leur assignant aucun
-autre motif que la gravité des événements. Napoléon écrivait encore à
-M. de Narbonne, que l'Autriche comprendrait certainement cette
-nouvelle attitude, et qu'il était à désirer qu'elle la comprît;
-qu'elle devait se dire que son intervention n'était pas indispensable
-à la France pour s'aboucher avec les autres puissances, qu'entre
-l'empereur Napoléon et l'empereur Alexandre il y avait une brouille
-politique et nullement une brouille personnelle, et que les deux
-souverains n'avaient jamais cessé d'avoir l'un pour l'autre un
-penchant qui renaîtrait à la première démonstration amicale de
-Napoléon. _Une mission directe au quartier général russe_, ajoutait
-Napoléon, _partagerait le monde en deux_. Cette parole révélait toute
-sa pensée; elle signifiait que M. de Caulaincourt, dont on connaissait
-l'ancienne intimité avec Alexandre, envoyé à ce prince, ferait changer
-la face des choses, en mettant dans un camp la France et la Russie, et
-le reste du monde dans l'autre. Mais il n'en était plus ainsi, depuis
-qu'on avait si profondément blessé l'orgueil de l'empereur Alexandre;
-et en tout cas c'était bien imprudent à dire, car il suffisait
-d'indiquer une telle pensée, pour faire que l'Autriche, sans perdre un
-jour, une heure, se jetât dans les bras de la Russie, et que les deux
-mois de temps dont on avait besoin pour convertir en cinq cent mille
-hommes les trois cent mille qu'on avait en ce moment, se réduisissent
-à quelques jours! Heureusement, M. de Narbonne avait trop d'esprit
-pour commettre la faute de laisser apercevoir cette chance à M. de
-Metternich. Il pouvait y trouver des motifs de confiance, mais
-nullement ceux d'une jactance aussi dangereuse qu'inutile.
-
-[En marge: Envoi du prince Eugène en Italie pour y organiser une armée
-de cent mille hommes.]
-
-[En marge: Éléments pour la composition de cette armée.]
-
-Napoléon après avoir exprimé sa vraie pensée à M. de Narbonne par
-l'intermédiaire de M. de Caulaincourt, qui remplaçait à Dresde M. de
-Bassano retenu encore à Paris, fit appeler le prince Eugène. Le
-vice-roi, bien qu'il eût des défauts, ceux de son origine à moitié
-créole, c'est-à-dire un peu de nonchalance et de négligence des
-détails, et que par ces défauts il eût encouru souvent le blâme de
-Napoléon, le vice-roi avait néanmoins conquis toute son estime par une
-rare bravoure, un vif sentiment d'honneur, et une résignation
-exemplaire à supporter une situation affreuse pendant la retraite.
-Napoléon lui témoigna sa satisfaction, lui annonça qu'il constituait
-en faveur de sa fille une fort belle dotation, celle du duché de
-Galliera, et que cette récompense allait être publiée par le
-_Moniteur_ comme prix des services par lui rendus dans la campagne de
-1812. Puis il lui dit qu'il fallait partir tout de suite pour Milan,
-où il reverrait sa famille de laquelle il était séparé depuis plus
-d'une année, et se mettait en mesure de remplir une mission
-importante. Napoléon lui apprit ce qu'il avait à y faire[15]. Il
-devait d'abord prendre le commandement non-seulement du royaume de
-Lombardie, mais du Piémont et de la Toscane, sous le rapport militaire
-bien entendu, et employer tout l'été à organiser une belle armée
-d'Italie. Les éléments nécessaires se trouvaient sur les lieux, soit
-en cadres, soit en conscrits déjà instruits. Les cadres du 4e corps,
-avec lequel le prince Eugène avait fait la campagne de Russie,
-venaient de rentrer en Italie, et pouvaient fournir vingt-quatre
-bataillons. L'armée italienne pouvait en fournir vingt-quatre au
-moins. Les régiments du Piémont, qui avaient recouvré les bataillons
-envoyés en Espagne, revenus vides mais plus aguerris que jamais,
-permettraient de porter à quatre-vingts bataillons peut-être l'armée
-de la haute Italie. L'artillerie abondait dans cette contrée, et au
-mois de juillet on devait y avoir facilement cent cinquante bouches à
-feu attelées. La cavalerie qui aurait dû être prête pour le général
-Bertrand, et qui ne l'avait pas été pour lui, le serait pour le prince
-Eugène. Il était donc facile d'avoir là une armée de quatre-vingt
-mille hommes dans deux ou trois mois, et beaucoup mieux organisée que
-l'armée avec laquelle on venait de vaincre les coalisés en Saxe, parce
-qu'on aurait du temps et du repos pour la pourvoir du matériel
-nécessaire. Enfin Napoléon destinait au prince Eugène des lieutenants
-du premier mérite, le général Grenier, qui avait reçu récemment une
-blessure, mais qui allait retourner en Italie pour s'y guérir, et
-enfin l'illustre Miollis, à la fois savant, homme d'esprit, spartiate
-et soldat héroïque.
-
-[Note 15: Ici encore, je ne m'en fie pas à des conjectures. Je raconte
-les faits d'après des pièces authentiques, d'après des lettres de
-Napoléon au prince Eugène, lettres où tous ces faits sont rappelés ou
-consignés, et toujours motivés longuement.]
-
-[En marge: Situation de Murat en Italie.]
-
-[En marge: Ses soucis et ses agitations.]
-
-Restait Murat. Ce malheureux prince perdait presque la tête sous la
-couronne que Napoléon y avait posée. Profondément atteint dans son
-orgueil par les paroles insérées au _Moniteur_ après son départ de
-l'armée, craignant d'avoir encouru pour toujours la disgrâce de
-Napoléon, d'être réservé dès lors avec son royaume de Naples à quelque
-compensation, à quelque arrangement de paix, ayant prêté l'oreille aux
-ouvertures que l'Autriche adressait à tous ceux qui avaient envie
-d'abandonner la France sans l'oser, ayant peur à chaque pas de faire
-trop ou trop peu, il était dans l'état du roi de Bavière, du roi de
-Saxe, de tous ces alliés enfin, qui trop honnêtes pour nous trahir ne
-l'étaient pas assez pour n'y point penser, et avec bien plus de
-remords qu'eux, car il devait tout à Napoléon, dont il avait épousé la
-soeur, soeur dont il se défiait même, bien qu'elle n'eût pas moins
-envie que lui de conserver ce royaume tant aimé, ce royaume cause de
-leurs fautes et de leurs malheurs! Dans cette situation il y avait des
-moments où il semblait tomber en délire. Sa santé s'altérait
-visiblement, et ce héros, si beau à voir sur le champ de bataille de
-la Moskowa, devenu un faible roi, tourmenté de soucis, perdait à la
-fois sa beauté, sa sérénité, son courage. Son peuple auquel il avait
-su plaire, en était saisi de compassion, et comme pour le consoler, le
-couvrait d'applaudissements, quand il le voyait. Quelquefois ce pauvre
-Murat songeait à venir se jeter aux pieds de Napoléon, et à lui offrir
-de commander les restes de sa cavalerie; quelquefois il voulait se
-donner à l'Autriche, et il avait dépêché à celle-ci un prince Cariati,
-dont la conduite était devenue à Vienne un tel scandale, que M. de
-Narbonne avait été obligé de la signaler à Napoléon.
-
-[En marge: Napoléon appelle Murat à l'armée, et lui enjoint d'envoyer
-une partie de ses troupes au prince Eugène.]
-
-[En marge: Napoléon, après avoir donné ses instructions au prince
-Eugène sur la composition de l'armée d'Italie, le fait partir pour
-Milan.]
-
-Tout cela chez Napoléon excitait la pitié, mais une pitié sans
-bienveillance, et il était décidé à y mettre fin. Il ne doutait pas
-que sur un ordre formel de sa part, appuyé d'une menace positive,
-menace plus facile à réaliser à l'égard de Naples qu'à l'égard de la
-Suède, Murat n'accourût à ses pieds, et il résolut d'abord de
-l'appeler à l'armée, et ensuite d'exiger ses troupes pour les joindre
-à celles du prince Eugène. Murat avait employé tout son temps, depuis
-1808, à créer une armée napolitaine, et il était le seul homme capable
-d'y réussir, car, outre sa renommée, il avait pour charmer les
-Napolitains sa belle et gracieuse figure. Environ dix mille soldats de
-cette armée avaient été dispersés çà et là dans l'immensité des
-troupes envoyées en Russie, et de ces 10 mille soldats on en avait
-sauvé 3 à 4 mille. Mais Murat avait encore sous les armes près de 40
-mille hommes parfaitement organisés, et Napoléon imagina d'en prendre
-20 mille pour les adjoindre à Eugène. Quand l'Autriche verra cent
-mille combattants sur l'Adige, dit-il au vice-roi, elle sentira que
-c'est à elle à compter avec nous, et non pas nous avec elle.--Ces
-instructions données verbalement au prince Eugène, puis consignées par
-écrit en plusieurs dépêches, Napoléon lui serra la main avec une
-affection dont il ne s'était jamais départi envers ce prince, bien
-qu'il s'en défiât quelquefois, comme de tout ce qui lui était le plus
-cher, et il le fit partir le jour même.
-
-[En marge: Nouveaux soins donnés aux deux armées de réserve qui
-s'organisent sur le Rhin et sur l'Elbe.]
-
-On a vu quelles dispositions il avait prises pour rassembler une
-armée à Mayence, avec les cadres revenus d'Espagne. La consommation
-des hommes, incessante dans la Péninsule, permettant de comprendre ce
-qui restait dans des cadres toujours moins nombreux, Napoléon comptait
-sur soixante cadres de bataillons à Mayence, lesquels devaient se
-remplir chaque jour de conscrits des anciennes classes. Il espérait y
-joindre aussi les cadres de soixante escadrons de cavalerie, recrutés
-avec les cavaliers formés dans les dépôts, et montés avec les chevaux
-tirés de France. En Westphalie, la réorganisation des corps du
-maréchal Davout et du duc de Bellune devait fournir, comme on a vu,
-cent douze bataillons, c'est-à-dire au moins 90 mille hommes
-d'infanterie. Déjà les vingt-huit seconds bataillons réorganisés à
-Erfurt étaient réunis sous le duc de Bellune, qui, outre les douze qui
-lui appartenaient, avait les seize du maréchal Davout. Vingt-huit
-venaient d'arriver à Brême sous le général Vandamme. Les autres
-devaient bientôt suivre ceux-là. Lorsqu'ils seraient tous formés, on
-se proposait, comme nous l'avons déjà dit, de mettre ensemble les
-quatre bataillons de chaque régiment, de recomposer ainsi les
-vingt-huit anciens régiments, d'en donner seize au maréchal Davout,
-douze au maréchal Victor, et de créer une armée de 120 mille hommes,
-avec une nombreuse artillerie tirée de Hollande et des départements
-anséatiques, avec le reste de la cavalerie remontée par le général
-Bourcier. Si le Danemark, objet en ce moment des caresses de
-l'Angleterre et de la Russie, qui tâchaient de lui arracher, moyennant
-indemnité, le sacrifice volontaire de la Norvége, nous revenait comme
-tout le faisait espérer, on pouvait se promettre douze à quinze mille
-Danois, excellents soldats, ce qui devait porter à 130 mille hommes au
-moins l'armée du bas Elbe. C'étaient donc trois armées, une à Milan,
-une à Mayence, une à Hambourg, que Napoléon préparait, indépendamment
-de ce qu'il avait déjà sous la main, et dont l'organisation avançait à
-chaque heure, surtout depuis qu'il était à Dresde. Il comptait sur 100
-mille hommes en Italie, sur 70 mille à Mayence, sur 130 mille entre
-Magdebourg et Hambourg, c'est-à-dire sur 600 mille combattants, en
-comprenant ce qu'il avait en Saxe, force énorme, bien propre à
-altérer, il faut le reconnaître, la rectitude de son jugement, en lui
-inspirant une confiance sans bornes.
-
-[En marge: Le maréchal Davout envoyé à Hambourg.]
-
-[En marge: Ordres terribles donnés à ce maréchal.]
-
-Il adressa au maréchal Davout les instructions les plus précises pour
-ces diverses organisations, dont une partie devait se faire sous la
-forte et savante main de ce maréchal. Il lui annonça qu'on lui
-rendrait bientôt les bataillons qu'on lui avait empruntés pour les
-prêter au duc de Bellune; il lui prescrivit de rentrer le plus tôt
-possible dans Hambourg, de profiter pour cela du mouvement projeté sur
-Berlin, d'exercer partout, et notamment à Hambourg, une justice
-rigoureuse. Napoléon était exaspéré contre les villes anséatiques, qui
-venaient d'expulser les douaniers, les percepteurs des impôts, les
-officiers de police français, et en plusieurs endroits de les
-assassiner, qui avaient accueilli les Cosaques avec transport, et qui
-semblaient le but des efforts militaires et diplomatiques de la
-coalition. Il voulait ramener ces villes sous son autorité par la
-force et par la terreur, et s'il fallait les rendre, les rendre
-ruinées à l'Allemagne. Il ordonna au maréchal Davout de faire fusiller
-les membres de l'ancien sénat qui s'étaient remis en possession de
-leur pouvoir, les principaux meneurs qui avaient excité
-l'insurrection, quelques-uns des officiers de la légion anséatique
-qu'on avait levée contre nous; il ordonna d'arrêter et de priver de
-leurs biens les cinq cents principaux négociants, qui passaient pour
-ennemis de la France; enfin, de saisir partout, sans examen, les
-denrées coloniales et les marchandises anglaises, qui depuis
-l'insurrection de Hambourg avaient pénétré par l'Elbe avec abondance.
-Il y aurait là, disait-il, de quoi payer la guerre dont les négociants
-de ces pays étaient en partie la cause. Ne se cachant jamais lâchement
-derrière ses agents, quand il prescrivait des mesures rigoureuses, il
-voulut que le maréchal Davout, en exécutant ces instructions
-formidables, déclarât qu'il agissait d'après les ordres formels de
-l'Empereur, et il comptait, ajoutait-il, sur son inflexibilité connue,
-pour qu'aucune partie de ces ordres ne restât inexécutée. Heureusement
-qu'il comptait aussi, sans le dire, sur l'honnêteté et la sagesse de
-ce maréchal, qui, tout rigoureux qu'il était, saurait attendre pour
-agir que la colère de son maître se fût évaporée en paroles
-effrayantes. De tous ces ordres la principale partie devait rester
-sans exécution, et il ne devait en résulter que de grosses
-contributions, dont l'armée vivrait pendant plus de six mois, depuis
-Hambourg jusqu'à Dresde.
-
-[En marge: Travaux ordonnés sur l'Elbe, pour la sûreté de cette
-ligne.]
-
-[En marge: Napoléon commence à se procurer une cavalerie assez
-nombreuse.]
-
-Napoléon, passant à cheval le temps qu'il n'employait pas à
-travailler dans son cabinet, avait parcouru les bords de l'Elbe,
-reconnu Koenigstein et Pirna, ainsi que tout le pays au-dessus et
-au-dessous de Dresde, ordonné l'établissement de deux ponts, un en
-charpente à Dresde même, pour raccorder les parties subsistantes du
-pont de pierre, et un de radeaux à Priesnitz, où l'armée avait opéré
-un passage de vive force. Il avait fait construire de fortes têtes de
-pont embrassant l'une et l'autre rive, pour le cas où il serait obligé
-de se replier sur la ligne de l'Elbe à la suite d'une bataille perdue,
-et avait veillé lui-même à la création de vastes hôpitaux et de vastes
-manutentions de vivres, situés sur la rive gauche, afin que rien ne
-fût exposé aux entreprises de l'ennemi. Tous ces travaux il les
-faisait exécuter à prix d'argent tiré de son trésor secret, afin
-d'attirer à lui le peuple de Dresde, qu'il voulait en même temps
-intimider et satisfaire. Les détachements de cavalerie amenés des
-dépôts par le duc de Plaisance ayant rejoint, il les avait fondus dans
-le corps du général Latour-Maubourg, de manière à remettre ensemble
-les escadrons de chaque régiment. Ce corps était monté ainsi à huit
-mille beaux cavaliers, et avec trois mille cavaliers saxons qui
-allaient revenir, avec mille ou deux mille cavaliers bavarois et
-wurtembergeois qui étaient attendus, devait sous quelques jours
-s'élever à 12 mille hommes à cheval. Quatre mille hommes de la garde
-devaient porter à 16 mille le total de notre cavalerie, ce qui
-composait déjà une force respectable, et indépendante des troupes
-légères de cette arme que chaque corps avait pour s'éclairer. Des
-détachements venus des dépôts sous le duc de Plaisance, il restait au
-moins trois mille cavaliers, destinés au général Sébastiani, pour
-compléter ses régiments lorsqu'il serait arrivé à Wittenberg. L'armée
-aurait alors 25 mille hommes à cheval capables de charger en ligne.
-C'était huit ou dix jours encore à attendre pour passer d'un état
-presque nul en fait de cavalerie à un état assez imposant. De plus le
-général Barrois avait amené une seconde division d'infanterie de la
-jeune garde, et il s'en préparait une troisième en Franconie sous le
-général Delaborde. Ainsi se complétaient, pendant ces quelques jours
-de repos à Dresde, les 300 mille hommes qui formaient le premier
-armement de Napoléon, et qui suffiraient peut-être à dicter des lois à
-l'Europe coalisée. C'est dans ce repos si actif qu'il attendait le roi
-de Saxe, sommé de se rendre à Dresde, et le comte de Bubna, annoncé de
-Vienne avec tant d'appareil.
-
-[En marge: Arrivée du roi de Saxe à Dresde.]
-
-[En marge: Napoléon sort de Dresde pour aller à la rencontre du roi
-Frédéric-Auguste.]
-
-Le roi de Saxe en effet n'avait pas perdu une heure pour déférer à la
-sommation de son redoutable allié. Il avait quitté Prague, demandant,
-comme nous l'avons dit, et promettant le secret à l'Autriche sur tout
-ce qui s'était passé. Le 12 mai, le vieux roi, entouré de sa famille,
-de sa belle cavalerie, tant de fois réclamée en vain, arriva par la
-route de Péterswalde aux portes de Dresde. Napoléon, qui avait résolu
-de jouer une sorte de comédie, mais grande comme il lui convenait,
-était sorti de la ville à la tête de sa garde, pour recevoir le
-monarque saxon, auquel il était heureux, disait-il, de restituer ses
-États reconquis par les armes de la France. L'armée française était
-sur pied; le temps était superbe, et tout se prêtait à une scène
-imposante. Napoléon arrivé près du vieux roi, descendit de cheval et
-l'embrassa affectueusement, comme un prince qui pour le rejoindre se
-serait arraché aux mains d'ennemis dangereux, et non comme un prince
-repentant qui revenait à lui ramené par la crainte. Frédéric-Auguste
-ne put se défendre d'une vive émotion, car s'il avait peur de
-Napoléon, il l'aimait, n'en ayant reçu que du bien, bien chimérique et
-écrasant pour sa faiblesse, puisque c'était la lourde couronne de
-Pologne, mais bien enfin, et en le retrouvant si puissant, si amical,
-il fut saisi d'un sentiment de reconnaissance. Napoléon l'accueillit
-avec autant de respect que de dignité, en présence des habitants de
-Dresde accourus en foule pour assister à cette entrevue, et, du reste,
-les peuples sont si enfants, que, frappés de ce spectacle, les Saxons
-furent émus eux-mêmes, et pour ainsi dire apaisés par la vue des deux
-monarques réconciliés. Il faut ajouter que les Russes s'étaient
-comportés en Saxe de manière à diminuer beaucoup la haine
-qu'inspiraient les Français.
-
-Napoléon conduisit Frédéric-Auguste à son palais, qu'il affecta de lui
-rendre, et dîna le jour même à sa table en très-grande pompe. Il
-s'était logé provisoirement au palais du roi, mais avec le projet
-publiquement annoncé de se choisir une demeure plus militaire, moins
-gênante, et dans l'intention aussi de laisser à son hôte l'apparence
-d'un prince tout à fait maître chez lui. On cherchait pour Napoléon
-une maison de campagne aux portes de Dresde, où il pourrait jouir de
-la plénitude de son temps et de la beauté de la saison, et aurait
-l'air, qui lui allait si bien, de camper.
-
-[En marge: Complète réconciliation du roi de Saxe avec Napoléon.]
-
-[En marge: Il n'est point vrai que ce roi trahit la confiance de
-l'Autriche.]
-
-Après ces démonstrations vinrent les épanchements et les explications
-entre Napoléon et le vieux roi. Ce prince agité fit-il à Napoléon les
-aveux dont on l'accusa depuis, pour justifier la spoliation d'une
-partie de ses États? On l'a prétendu en effet, mais tout, dans les
-documents existants, prouve le contraire. Il est probable que les vues
-de l'Autriche durent, sans qu'il fût infidèle, se découvrir
-d'elles-mêmes dans ses récits, et que s'il les révéla, ce fut sans le
-vouloir, car elles étaient fort claires par elles-mêmes, et peu
-coupables après tout, bien que Napoléon les prît dans le moment en
-fort mauvaise part. Il est certain que les révélations qui avaient
-complétement changé les dispositions de Napoléon à l'égard de
-l'Autriche, lui étaient parvenues avant le 12 mai, jour de l'entrée du
-roi Frédéric-Auguste à Dresde, et qu'il avait tout appris soit par M.
-de Narbonne, soit par les dépêches interceptées, et rien par le roi de
-Saxe, encore absent de sa capitale.
-
-Napoléon dans cet entretien rassura Frédéric-Auguste sur les suites de
-la guerre, lui fit partager sa confiance, et lui rendit autant de
-calme que ce prince pouvait en éprouver au milieu du tumulte des
-armes, pour lesquelles il était si peu fait. L'union était redevenue
-entière, et Napoléon voulut surtout qu'elle parût telle, car il lui
-convenait de se montrer en parfaite intimité avec ses alliés, dont on
-le disait aussi craint que haï, ce qui était vrai assurément des
-peuples allemands, mais beaucoup moins de leurs souverains.
-
-[En marge: Adjonction des troupes saxonnes à l'armée française.]
-
-Le premier avantage que Napoléon tira de la présence du roi à Dresde,
-fut de mettre la main sur ses troupes. La cavalerie saxonne était
-superbe. En la complétant avec quelques recrues, elle devait monter à
-environ trois mille cavaliers, séduits déjà comme leur roi par les
-habiles caresses de Napoléon. On la confia le jour même au brave
-Latour-Maubourg. Quant à l'infanterie enfermée dans Torgau, elle fut
-exposée à une épreuve assez dangereuse. Le général Thielmann, l'un des
-patriotes allemands les plus ardents et les plus sincères, s'était
-fort compromis par sa conduite. Il était allé visiter à Dresde
-l'empereur Alexandre, lui avait témoigné son dévouement à la cause des
-coalisés, mais, en sujet soumis, n'avait pas osé lui livrer Torgau,
-ayant l'ordre de son roi de n'ouvrir cette place qu'aux Autrichiens.
-Revenu à Torgau, il avait été désespéré de voir, après la bataille de
-Lutzen, son roi retombé dans les mains des Français, et de plus il
-avait conçu pour son propre compte des craintes assez vives. Cédant au
-double stimulant du patriotisme et des inquiétudes personnelles, il
-avait alors essayé d'ébranler la fidélité de ses troupes, et de les
-amener à passer du côté des Russes, en se fondant sur ce que le roi
-n'était pas libre, et ne donnait que des ordres arrachés par la force.
-Bien que ses accents patriotiques retentissent au coeur de ses
-officiers, il ne put les entraîner, et tous avec leurs soldats
-demeurèrent fidèles à l'autorité de leur souverain. Il s'enfuit après
-cette tentative infructueuse au camp d'Alexandre, abandonnant son
-infanterie, qui dès ce moment rentra sans difficulté sous le
-commandement du général Reynier, pour les talents et le caractère
-duquel elle avait conçu une estime méritée.
-
-[En marge: Marche du maréchal Ney sur Torgau.]
-
-Pendant ce temps, le maréchal Ney se conformant aux instructions qu'il
-avait reçues, avait traversé Leipzig, et s'était transporté à Torgau,
-où il avait recueilli les Saxons. Un peu à gauche, à Wittenberg, ce
-maréchal avait le duc de Bellune avec ses bataillons réorganisés, à
-droite le général Lauriston établi avec son corps à Meissen. Le
-général Sébastiani amenant la cavalerie remontée en Hanovre, et la
-division Puthod (celle du corps de Lauriston qui était restée en
-arrière), n'était pas encore arrivé. Néanmoins avec Reynier, Victor,
-Lauriston, le maréchal Ney avait assez de forces pour marcher sur
-Berlin, et il en attendait l'ordre avec impatience.
-
-[En marge: Avant de porter le maréchal Ney plus loin, Napoléon veut
-connaître les nouveaux projets des coalisés.]
-
-[En marge: Résolution des coalisés de livrer une seconde bataille à
-Bautzen, sur la Sprée.]
-
-[En marge: Choix de la position de Bautzen.]
-
-[En marge: Nouvelle composition et force de l'armée coalisée.]
-
-Napoléon, avant de le lui expédier, voulait avoir des renseignements
-précis sur les desseins des coalisés. Déjà il avait porté au delà de
-l'Elbe le corps du prince Eugène, qui depuis le départ de ce prince
-avait passé sous le commandement du maréchal Macdonald, et l'avait
-dirigé sur Bischoffswerda, où ce corps était entré en écrasant une
-arrière-garde ennemie, et en passant au milieu des flammes. On
-accusait en ce moment les Russes de vouloir se conduire en Allemagne
-comme en Russie, c'est-à-dire de brûler les pays qu'ils évacuaient. Il
-est certain que la malheureuse petite ville de Bischoffswerda venait
-d'être incendiée, peut-être par les obus, et sans qu'il y eût de la
-faute de personne. De Bischoffswerda, le maréchal Macdonald s'était
-dirigé sur Bautzen. Là les rapports étaient devenus plus précis, et
-les Russes unis aux Prussiens avaient paru résolus à livrer une
-seconde bataille. Leur résolution était en effet conforme aux
-apparences. Malgré les pertes qu'ils avaient essuyées, malgré le
-danger d'une nouvelle défaite, la nécessité de combattre encore une
-fois entre l'Elbe et l'Oder n'avait parmi eux fait doute pour
-personne. Reculer davantage, c'était abandonner les trois quarts de la
-monarchie prussienne, et surtout Berlin qu'on n'avait pas pu défendre
-directement par l'envoi d'un corps détaché, mais qu'une forte position
-conservée en Lusace protégeait jusqu'à un certain point. C'était
-avouer à l'Allemagne, à l'Europe qu'on s'était impudemment vanté après
-Lutzen, que dans cette journée on avait été tellement battu, qu'il n'y
-avait plus moyen de s'arrêter nulle part, ni derrière l'Elbe, ni même
-derrière l'Oder; c'était donner congé aux patriotes allemands auxquels
-on avait donné rendez-vous sur tous les champs de bataille de la Saxe,
-c'était donner congé à l'Autriche, qu'on ne retenait qu'à force de
-promesses, de vanteries, d'exagérations, et surtout à force de
-voisinage, en restant en quelque façon physiquement attaché à elle. Il
-fallait donc vaincre ou périr, plutôt que de se laisser arracher des
-montagnes de la Bohême, au pied desquelles on s'était arrêté en
-quittant Dresde, et profiter pour s'y défendre de l'un des nombreux
-cours d'eau qui descendent du _Riesen-Gebirge_ à travers la Lusace, et
-divisent l'espace compris entre l'Elbe et l'Oder. À Bautzen notamment,
-où passe la Sprée, se trouvait une forte position, double en quelque
-sorte, car elle offre deux champs de bataille, l'un en avant de la
-Sprée, l'autre en arrière, position rendue célèbre par le grand
-Frédéric pendant la guerre de sept ans[16], sur laquelle on pouvait
-recevoir une et même deux batailles défensives, la gauche aux
-montagnes de la Bohême, la droite à de vastes marécages. Moitié
-renommée, moitié avantage du site, on s'était décidé pour cette
-position de Bautzen, et on était résolu à y combattre avec
-acharnement. Des 92 mille hommes qu'on avait pu réunir le 2 mai dans
-les plaines de Lutzen, 20 mille à peu près avaient été perdus ou par
-le feu ou par la marche, mais on les avait remplacés par 30 mille
-autres, les uns trouvés en Silésie, au moyen des réserves que la
-Prusse avait préparées dans cette riche province, les autres tirés du
-corps qui bloquait les places de la Vistule. Ce corps était celui de
-Barclay de Tolly, fort de 15 mille Russes, qui venait d'enlever Thorn
-à une garnison en grande partie bavaroise, dévorée de maladies, et
-logée dans des ouvrages à peine défensifs. C'était la seule des
-garnisons de l'Oder et de la Vistule qui eût succombé, et il avait
-paru aux coalisés beaucoup plus utile de gagner une grande bataille
-que de bloquer des places, qu'on avait peu de chances de prendre, et
-qui, situées au milieu de populations extrêmement hostiles, ne
-pouvaient exercer aucune action au delà de leurs murs. On avait donc
-rassemblé en avant et en arrière de Bautzen, le long de la Sprée, sous
-la protection de vastes abatis et de nombreuses redoutes, environ cent
-mille Prussiens et Russes, très-animés, très-difficiles à forcer dans
-cet asile, et on était prêt à livrer là une bataille décisive. On
-avait confié aux généraux prussiens Bulow et Borstell le soin de
-couvrir comme ils pourraient Berlin et le Brandebourg, aux coureurs
-de Czernicheff et de Tettenborn la tâche de se maintenir sur le bas
-Elbe, en mangeant, buvant, brûlant, aux dépens des Allemands qu'ils
-venaient délivrer, et on s'était proposé de résoudre soi-même la
-grande question européenne sous les yeux de l'Autriche, au pied même
-de ses montagnes. On avait adressé à celle-ci les plus belles
-descriptions de la position prise, des forces réunies, et on l'avait
-suppliée de ne se laisser ni intimider ni séduire par le tyran de
-l'Europe, qui allait bientôt, disait-on, être réduit aux abois.
-
-[Note 16: Le grand Frédéric y avait livré la bataille dite de
-Hochkirch.]
-
-[En marge: Napoléon prend le parti d'aller livrer une seconde bataille
-aux coalisés.]
-
-[En marge: Le maréchal Macdonald envoyé devant Bautzen avec les
-troupes du prince Eugène.]
-
-[En marge: Le maréchal Oudinot, le général Bertrand, le maréchal
-Marmont, envoyés à l'appui du maréchal Macdonald.]
-
-[En marge: Ney dirigé sur le flanc de la position de Bautzen.]
-
-[En marge: Départ de la garde impériale.]
-
-Tels étaient les détails que nos espions et nos reconnaissances,
-poussées maintenant plus loin depuis l'augmentation de notre
-cavalerie, avaient rapportés de tous côtés. N'ayant passé à Dresde que
-sept jours, temps strictement nécessaire pour réinstaller le roi de
-Saxe dans ses États, pour réunir un peu de cavalerie, et pour porter
-ses corps en ligne, Napoléon prit le parti de marcher tout de suite en
-avant, et d'aller dissiper une nouvelle fois les fumées dont
-s'enivrait l'orgueil des coalisés. Déjà le maréchal Macdonald était en
-vue de Bautzen; il le fit appuyer à droite et le long des montagnes
-par le maréchal Oudinot, avec deux divisions françaises et une
-bavaroise, à gauche par le maréchal Marmont avec ses trois divisions,
-dont deux françaises et une allemande, plus à gauche encore par le
-général Bertrand, avec une division française, une italienne et une
-wurtembergeoise. Il avait en même temps tenu le maréchal Ney et le
-général Lauriston en avant de l'Elbe, en mesure de se porter ou à
-droite vers la grande armée, ou à gauche sur Berlin. Le maréchal Ney
-était à Luckau, le général Lauriston à Dobriluch, ce dernier liant le
-maréchal Ney avec la grande armée. (Voir la carte nº 58.) Napoléon
-leur enjoignit le 15 mai, jour où il reçut les renseignements certains
-qu'il avait attendus, de se diriger sans délai sur Hoyerswerda, de
-manière à déboucher sur le flanc et les derrières de la position de
-Bautzen, laquelle deviendrait difficile à conserver lorsque soixante
-mille hommes seraient en marche pour la tourner. Voulant utiliser
-toutes les forces dont il n'avait pas ailleurs un besoin
-indispensable, Napoléon enjoignit au général Reynier de suivre Ney et
-Lauriston. Il laissa le maréchal Victor, duc de Bellune, en avant de
-Wittenberg, comme une menace permanente contre Berlin, menace qui se
-réaliserait plus tard selon les événements, et il s'apprêta lui-même à
-partir aussitôt que les mouvements prescrits seraient assez avancés
-vers le but indiqué, pour que sa présence sur les lieux devînt
-nécessaire. Déjà la garde elle-même avait été acheminée sur Bautzen,
-où tendaient en ce moment toutes nos forces, et où allait les suivre
-l'attention de l'Europe. Ayant 160 ou 170 mille hommes à opposer à 100
-mille, quelque forte que fût la position de ceux-ci, Napoléon ne
-devait guère avoir d'inquiétude sur le résultat. La manoeuvre ordonnée
-au maréchal Ney valait toutes les positions du monde, et l'armée
-française pour vaincre, aurait pu se passer, même dans son état
-actuel, de sa supériorité numérique.
-
-[En marge: Arrivée de M. de Bubna à Dresde, au moment où Napoléon
-allait en partir.]
-
-[En marge: Première impression de Napoléon en recevant les
-communications de M. de Bubna.]
-
-[En marge: Efforts de M. de Bubna pour apaiser Napoléon.]
-
-[En marge: Lettre de l'empereur François à son gendre.]
-
-[En marge: L'irritation de Napoléon un peu adoucie.]
-
-Napoléon allait quitter Dresde, lorsque parut enfin M. de Bubna, le 16
-mai au soir, venant de Vienne le plus vite qu'il avait pu, afin de
-regagner le temps qu'on lui avait fait perdre à remanier ses
-instructions au fur et à mesure des nouvelles qui arrivaient des deux
-quartiers généraux. Napoléon lui donna audience sur-le-champ, et bien
-qu'il eût résolu de dissimuler à l'égard de l'Autriche, bien qu'il eût
-beaucoup de bienveillance personnelle pour M. de Bubna, il lui fit au
-premier instant un accueil un peu rude. Loin des hommes, il calculait
-froidement, avec toute l'exactitude de son esprit; quand il les avait
-devant lui, sa nature ardente recevait de leur présence un stimulant
-presque irrésistible. Il ne sut pas contenir l'irritation que lui
-inspiraient les efforts de l'Autriche pour lui faire la loi, à lui
-gendre et allié, et surtout les prétendues duplicités de M. de
-Metternich, dont il croyait avoir la preuve. Il s'emporta contre ce
-dernier, et fit à son sujet des menaces qui, rapportées par un témoin
-malveillant, auraient pu avoir de funestes conséquences. Heureusement
-M. de Bubna avait beaucoup d'esprit, par suite beaucoup de penchant
-pour son glorieux interlocuteur, beaucoup de désir de la paix, et
-n'était homme à abuser d'aucun des emportements dont il était témoin.
-Il ne se troubla point, et tira d'abord de son portefeuille une lettre
-de l'empereur François pour Napoléon. Cette lettre était d'un père et
-d'un honnête homme, et renfermait l'entière vérité. Tout à la fois
-affectueuse et sincère, elle montrait à Napoléon la gravité décisive
-de cette situation, le danger de déterminations irréfléchies, lui
-traçait clairement la limite qui séparait les devoirs du père de ceux
-du souverain, et le suppliait avec dignité, mais avec instance,
-d'écouter pour son propre intérêt et pour celui du monde les
-ouvertures que M. de Bubna était chargé de lui faire. Cette lettre
-était propre à émouvoir une nature vive comme celle de Napoléon, et
-elle produisit effectivement une impression favorable. L'empereur
-François, plus réservé que M. de Metternich, ayant en outre moins à
-parler et à agir, avait pu garder plus aisément sa position, avait été
-moins obligé de caresser alternativement les uns et les autres,
-n'avait donc pas encouru les mêmes reproches de duplicité, et quand il
-alléguait d'ailleurs la double qualité de père et de souverain pour
-expliquer sa double conduite, avait bien raison après tout, car s'il
-avait accordé à Napoléon sa fille qu'il aimait, et s'il tenait compte
-de ce lien, il ne devait pas oublier cependant l'intérêt de sa
-monarchie qui avait de grands dommages à réparer, l'intérêt de
-l'Allemagne sans laquelle l'Autriche ne pouvait exister, et s'il
-cherchait à concilier ces intérêts divers, il était certes dans
-l'exact accomplissement de tous ses devoirs à la fois.
-
-[En marge: Napoléon écoute avec plus de calme les conditions de paix
-imaginées par l'Autriche, et laisse voir que l'orgueil est le
-principal motif de sa résistance à ces conditions.]
-
-[En marge: Reconstituer la Prusse, abandonner les villes anséatiques
-et le titre de protecteur de la Confédération du Rhin, est ce qui
-coûte le plus à Napoléon.]
-
-Napoléon, quoique fort irrité, le sentait bien au fond, et cette
-lettre l'adoucit visiblement, sans apporter néanmoins beaucoup de
-changements à ses résolutions. Il écouta les propositions que M. de
-Bubna avait à lui faire, non pas à titre de conditions, car toutes les
-formes étaient soigneusement observées envers lui, mais à titre de
-conjectures sur ce qu'il était possible d'obtenir des puissances
-belligérantes, à titre de propositions que l'Autriche serait décidée à
-appuyer comme raisonnables. Ces diverses propositions étaient déjà
-connues de Napoléon, et s'il n'était pas converti, il était du moins
-un peu calmé à leur égard. Il les écouta avec attention, feignant de
-les entendre énoncer pour la première fois, demeura tranquille pendant
-qu'on les lui exposait, mais peu à peu laissa voir la vraie raison de
-ses refus, et cette raison, c'était l'orgueil, l'orgueil qui souffrait
-en lui d'abandonner ou des titres qu'il avait pris avec un grand
-appareil, ou des territoires qu'il avait annexés solennellement à
-l'Empire. Le grand-duché de Varsovie était perdu, il avait péri à
-Moscou. Sous ce rapport tout le désagrément était subi. D'ailleurs, la
-grandeur de la catastrophe avait quelque chose qui était digne de la
-destinée de Napoléon. Son parti était donc arrêté à ce sujet, et au
-surplus il ne s'agissait pas là de son empire, il s'agissait d'une
-vaste combinaison politique, le rétablissement de la Pologne, qu'il
-avait tentée, disait-il, dans l'intérêt de l'Europe elle-même, et à
-laquelle il n'était pas tenu de se sacrifier, les hommes et la
-Providence n'ayant pas voulu l'y aider. Sur un autre sujet, plus grave
-peut-être, l'Espagne, Napoléon (ce qui étonna profondément M. de
-Bubna) ne se montrait plus aussi absolu, bien qu'il évitât de
-s'expliquer. Il ne disait pas ce qu'il céderait relativement à cette
-question, mais il paraissait décidé à céder quelque chose, et, quant à
-présent, afin d'amener l'Angleterre à négocier, il se déclarait prêt à
-admettre les insurgés espagnols aux conférences. Ici se révélait, sans
-que M. de Bubna pût la pénétrer, la nouvelle disposition de Napoléon à
-se montrer plus facile pour la Russie et l'Angleterre que pour les
-puissances allemandes. M. de Bubna, qui n'espérait pas tant à l'égard
-de la question espagnole, fut surpris et enchanté. Mais les points
-mêmes auxquels l'Autriche tenait le plus étaient justement ceux qui
-faisaient éprouver à Napoléon les plus pénibles émotions. Récompenser
-la Prusse de sa défection en la reconstituant, lui était
-singulièrement antipathique. Pourtant comme il était à la fois violent
-et prompt à pardonner, sur ce point on pouvait l'adoucir encore. Mais
-renoncer au titre de protecteur de la Confédération du Rhin lui
-semblait une humiliation qu'on voulait lui imposer. L'abandon des
-départements anséatiques, réunis constitutionnellement à l'Empire, lui
-semblait une autre humiliation tout aussi difficile à dévorer. M. de
-Bubna avait beau dire que le titre de protecteur de la Confédération
-du Rhin était un vain titre, sans aucune utilité pour la France,
-Napoléon s'armait de cette raison même pour répondre que l'inutilité
-du titre rendant la chose de nulle valeur, le désir de l'humilier en
-devenait plus évident. Relativement aux territoires anséatiques, le
-négociateur autrichien affirmait que ce serait déjà une difficile
-concession à arracher aux puissances belligérantes que celle de la
-réunion de la Hollande à la France, mais que, pour les territoires
-anséatiques, l'Angleterre à cause de la mer, la Prusse à cause du
-voisinage, la Russie à cause du duché d'Oldenbourg, ne consentiraient
-jamais à nous les accorder. Napoléon avait à leur sujet une raison,
-qui n'était pas tout à fait d'orgueil, mais de politique, et devant
-laquelle M. de Bubna était moins armé de bonnes réponses, c'est que la
-France avait besoin de ces territoires, comme moyen d'échange pour se
-faire restituer ses colonies par l'Angleterre. M. de Metternich
-lui-même s'était placé à ce point de vue dans plus d'un entretien sur
-cette question. Ici M. de Bubna répondait qu'il n'apportait que des
-propositions préalables, qui n'avaient rien de définitif, qu'on
-pourrait débattre plus tard, et modifier au gré de tous; que
-l'Angleterre étant présente, on pourrait mettre Lubeck, Hambourg,
-Brême en balance avec la Guadeloupe, l'Île de France, le Cap, et ne
-céder les unes que contre les autres; et il faisait de vives instances
-pour qu'on se réunît au moins dans un congrès, à Prague, par exemple,
-où l'empereur François se rendrait lui-même, pour être plus près des
-puissances belligérantes, et pouvoir employer plus efficacement ses
-bons offices.
-
-[En marge: Napoléon, quoique à peu près décidé à rejeter les
-conditions de l'Autriche, feint de négocier pour gagner du temps et
-pouvoir achever la seconde partie de ses armements.]
-
-[En marge: Il veut profiter aussi de l'occasion des nouvelles
-négociations pour s'aboucher directement avec la Russie et
-l'Angleterre, et faire la paix sans l'intermédiaire de l'Autriche.]
-
-[En marge: Dans cette vue, Napoléon adopte volontiers l'idée d'un
-armistice.]
-
-Cette entrevue avait duré plusieurs heures. Napoléon paraissait
-adouci, sans donner à penser toutefois qu'il fût ébranlé, et on
-convint qu'il reverrait le lendemain M. de Bubna, avant de partir pour
-rejoindre l'armée. Bien qu'il fût décidé à ne pas subir les conditions
-qu'on cherchait à lui faire agréer, surtout à ne pas les subir de la
-part de l'Autriche, bien qu'il se crût en mesure d'imposer d'autres
-conditions moyennant qu'il eût deux ou trois mois pour achever ses
-derniers armements, il était cependant frappé de l'utilité d'un
-congrès, d'abord pour montrer à ses alliés allemands, à la France et à
-l'Europe des dispositions pacifiques, secondement, pour se ménager ces
-deux ou trois mois dont il avait besoin afin de compléter ses forces,
-troisièmement enfin, pour saisir l'occasion de renouer des relations
-directes avec la Russie et avec l'Angleterre, relations dont il
-espérait profiter pour s'entendre avec celles-ci sans l'intervention
-des puissances allemandes, et à leur détriment. Il rendrait ainsi à
-l'Autriche ce qu'elle lui avait fait. Elle s'était servie en quelque
-sorte de lui pour devenir médiatrice, et devenue médiatrice par lui,
-elle se servait de la médiation pour lui dicter la paix qu'elle
-voulait. À finesse, finesse plus grande. Après s'être servi de
-l'Autriche pour s'aboucher dans un congrès avec les puissances en
-apparence les plus hostiles, il se passerait d'elle pour traiter,
-traiterait sans elle, et jusqu'à un certain point contre elle. Les
-succès diplomatiques étaient autant de son goût que les succès
-militaires, et il était aussi fier de gagner à un jeu qu'à l'autre,
-sans compter d'ailleurs que si l'Autriche, ayant égard à ses
-observations, comme le promettait M. de Bubna, pesait assez fortement
-sur les puissances coalisées pour leur arracher des conditions plus
-satisfaisantes, la paix, alors, obtenue et acceptée des mains de son
-beau-père serait aussi séante que de la main de tout autre. Par ces
-motifs, Napoléon prit le parti de dissimuler avec l'Autriche, de se
-montrer touché de ses raisons, d'agréer un congrès à Prague ou autre
-part, non-seulement un congrès, mais un armistice que des négociateurs
-envoyés aux avant-postes stipuleraient à la vue des deux armées. Avant
-que cet armistice fût conclu il espérait gagner encore une bataille,
-ce qui améliorerait fort sa situation dans le futur congrès, et cet
-armistice en tout cas lui procurerait le temps de terminer les vastes
-préparatifs au moyen desquels il croyait pouvoir dicter ses conditions
-à l'Europe, loin de recevoir les siennes, et lui fournirait de plus
-l'occasion d'ouvrir des communications avec l'empereur Alexandre, soin
-dont il était préoccupé au moins autant que de tout autre.
-
-[En marge: Napoléon se montre plus disposé à céder qu'il ne l'est, et
-se prête à ce qu'une proposition parte de Dresde même, au nom de
-l'Autriche, pour la réunion d'un congrès et la conclusion d'un
-armistice.]
-
-[En marge: Lettre de M. de Bubna à M. de Stadion, concertée avec
-Napoléon.]
-
-[En marge: Retour de M. de Bubna à Vienne, avec une réponse amicale de
-Napoléon pour son beau-père.]
-
-Il revit donc le lendemain 17 mai M. de Bubna, et paraissant se rendre
-à une partie de ses raisons, tout en persistant à affirmer qu'il
-mourrait les armes à la main, et en ferait mourir bien d'autres avant
-de consentir à certaines des conditions proposées, il déclara qu'il
-était prêt à accepter à la fois un congrès et un armistice, et à
-admettre dans ce congrès les représentants des insurgés espagnols, ce
-qui avait toujours été pour l'Angleterre la condition essentielle et
-préalable de toute négociation. M. de Bubna, étonné et ravi d'avoir
-obtenu tant de choses, surtout la dernière qui était tout à fait
-inespérée, offrit d'écrire sur-le-champ à M. de Stadion, qui s'était
-transporté au quartier général russe pour y faire ce que lui M. de
-Bubna faisait au quartier général français, et de l'informer de
-l'acquiescement formel que l'empereur Napoléon donnait à la réunion
-d'un congrès et à la conclusion d'un armistice. La lettre de M. de
-Bubna pour M. de Stadion, rédigée à l'instant, et corrigée de la main
-de Napoléon lui-même, disait en substance que nullement enorgueilli
-par le succès récent de ses armes, l'empereur des Français, impatient
-de mettre un terme aux maux de l'Europe, consentait à la réunion
-immédiate d'un congrès à Prague, que même, pour faire cesser plus tôt
-l'effusion du sang, il était prêt à envoyer des commissaires aux
-avant-postes afin de négocier une suspension d'armes. Cette dernière
-condition, que M. de Bubna était si enchanté d'avoir obtenue, était
-justement celle à laquelle Napoléon tenait le plus, par les raisons
-que nous venons d'exposer. M. de Bubna fit donc partir la lettre par
-un courrier qui devait la porter en toute hâte au quartier général
-russe, pour qu'elle fût remise sans perte de temps à M. de Stadion. Il
-demanda ensuite à retourner à Vienne, afin d'aller y réjouir
-l'empereur François et M. de Metternich par l'annonce des excellentes
-dispositions dans lesquelles il avait trouvé Napoléon, et surtout afin
-de les préparer à modifier quelques-unes des conditions proposées.
-Napoléon approuva fort cette nouvelle course de M. de Bubna à Vienne,
-lui dit avec sincérité que ces modifications pourraient seules donner
-la paix, et la donneraient certainement si elles étaient suffisantes.
-Il lui confia en même temps une lettre pour son beau-père. Dans cette
-lettre affectueuse et filiale, autant que celle de l'empereur François
-avait été amicale et paternelle, Napoléon laissait voir la véritable
-plaie qui chez lui était saignante; il disait qu'il était prêt à la
-paix, mais qu'étant devenu gendre de l'empereur François, il remettait
-son honneur dans les mains de son beau-père, qu'il y tenait plus qu'à
-la puissance, plus qu'à la vie, et qu'il était résolu à mourir les
-armes à la main, avec tout ce que la France comptait d'hommes
-généreux, plutôt que de devenir la risée de ses ennemis, en acceptant
-des conditions humiliantes. Il expédia ensuite M. de Bubna, après
-l'avoir comblé des marques de sa faveur.
-
-[En marge: Napoléon fait choix de M. de Caulaincourt pour aller aux
-avant-postes s'aboucher avec les représentants des puissances
-coalisées.]
-
-[En marge: Avantages et inconvénients de ce choix.]
-
-Ainsi fut ouverte cette négociation, en partie sincère, en partie
-simulée de la part de Napoléon, mais entreprise avec une complète
-bonne foi et un grand zèle par le représentant de l'Autriche, qui se
-flattait d'avoir rapproché par son savoir-faire les plus redoutables
-puissances de l'univers prêtes à s'entrechoquer de nouveau.
-Immédiatement après avoir expédié M. de Bubna, Napoléon fit lui-même
-ses préparatifs de départ, mais avant de quitter Dresde il voulut
-tirer de ces négociations entamées le principal résultat qu'il en
-espérait, et qui consistait à s'aboucher directement avec Alexandre
-pour échapper à l'influence de l'Autriche. Sous le prétexte de
-l'armistice, qui devait se négocier tout de suite et à la vue des deux
-armées si on tenait à prévenir une nouvelle et sanglante bataille, il
-imagina d'envoyer aux avant-postes M. de Caulaincourt, l'homme désigné
-entre tous pour un semblable rapprochement, car il avait joui
-non-seulement de l'estime, mais de toute la faveur d'Alexandre, de sa
-familiarité la plus intime et la plus journalière. M. de Caulaincourt
-était même désigné à ce point qu'on pouvait dire qu'il l'était trop,
-et qu'à son aspect l'intention de Napoléon éclaterait d'une manière
-frappante, alarmerait la Prusse, mettrait l'Autriche en éveil,
-peut-être précipiterait les résolutions les plus fatales. Calculant
-peu quand il désirait, Napoléon était si pressé d'essayer un
-rapprochement direct avec la Russie, qu'il ne tint aucun compte des
-inconvénients que nous venons de signaler, et qu'en partant de Dresde
-il fit partir M. de Caulaincourt avec une lettre pour M. de
-Nesselrode, datée du 18 mai comme celle de M. de Bubna pour M. de
-Stadion. Il était dit dans cette lettre qu'en conséquence de ce qui
-avait été convenu avec M. de Bubna, l'empereur Napoléon se hâtait
-d'envoyer un commissaire aux avant-postes pour négocier un armistice,
-ce qui lui semblait urgent vu le voisinage des armées, et qu'il avait
-choisi parmi ses grands officiers le personnage jugé le plus agréable
-à l'empereur Alexandre.
-
-[En marge: Toutes ses dispositions prises pour l'ouverture des
-négociations, Napoléon quitte Dresde le 18 mai, afin d'aller se mettre
-à la tête de son armée, et livrer une nouvelle bataille.]
-
-Cela fait, tous les ordres nécessaires ayant été donnés au général
-Durosnel pour que les têtes de pont de l'Elbe fussent bien armées,
-pour que les hôpitaux fussent prêts à recevoir beaucoup de blessés,
-pour que les vivres abondassent en cas de retraite, pour que la
-population fût fortement contenue pendant les redoutables scènes
-auxquelles il fallait s'attendre, pour que le faible et bon roi de
-Saxe, resté tremblant dans son palais, fût rassuré tous les jours
-contre les faux bruits, Napoléon partit le 18, et s'achemina vers
-Bautzen, confiant, serein, plein d'espérance, vivant au milieu des
-périls et du sang, des souffrances d'autrui et des siennes, comme
-d'autres vivent au milieu des distractions et des plaisirs.
-
-[En marge: Bienfaisance de Napoléon envers la petite ville de
-Bischoffswerda, qui venait d'être incendiée.]
-
-Sur sa route il trouva ruinée, brûlant encore, et veuve de ses
-habitants presque tous réfugiés dans les bois, la pauvre ville de
-Bischoffswerda. Le désastre de cette petite cité, bien étrangère aux
-querelles des potentats qui l'avaient ainsi traitée, toucha la vive et
-impressionnable nature de Napoléon. Elle le toucha comme vous touche
-un pauvre animal qu'on a blessé sans le vouloir, et qu'on voit
-gémissant à ses pieds. Il prescrivit qu'une somme fût prise sur son
-trésor particulier pour contribuer à la reconstruire, disposition
-très-sérieusement ordonnée, et qui, privée plus tard d'exécution, ne
-le fut point par la faute de Napoléon. Il continua ensuite son voyage,
-et alla coucher à mi-chemin de Dresde à Bautzen.
-
-[En marge: Arrivée de Napoléon devant Bautzen.]
-
-Le lendemain 19 mai, il fut rendu de très-bonne heure devant Bautzen,
-où sa garde venait d'arriver, et où ses troupes l'attendaient avec
-impatience, comptant sur un nouveau triomphe. Il monta aussitôt à
-cheval, pour faire, suivant sa coutume, la reconnaissance des lieux où
-il s'apprêtait à livrer bataille. Voici quelle était la position sur
-laquelle nous allions nous rencontrer encore une fois avec l'Europe
-coalisée afin de rétablir le prestige de nos armes. (Voir la carte nº
-59.)
-
-[En marge: Description de la position de Bautzen.]
-
-Ainsi que nous l'avons déjà dit, cette position était adossée aux plus
-hautes montagnes de la Bohême, au _Riesen-Gebirge_, terrain neutre,
-contre lequel les uns et les autres pouvaient s'appuyer avec sécurité,
-car aucun des belligérants ne devait être tenté de s'aliéner
-l'Autriche en violant son territoire. À notre droite on voyait donc
-s'élever ces montagnes couvertes de noirs sapins, puis la Sprée sortir
-de leur flanc, couler dans un lit profondément encaissé, et passer
-autour de la petite ville de Bautzen, sous un pont de pierre fortement
-barricadé. Tout à fait devant soi on découvrait la ville de Bautzen,
-qu'entourait un vieux mur crénelé, flanqué de tours et armé de canons,
-puis à gauche la Sprée, qui après avoir circulé à travers des hauteurs
-boisées, fort inférieures aux montagnes de droite, allait tout à coup
-se répandre dans un lit ouvert, au milieu de prairies verdoyantes,
-entremêlées d'étangs, et s'étendant à perte de vue.
-
-[En marge: Distribution de l'armée coalisée sur la première position,
-celle de la Sprée.]
-
-Telle était la première ligne, celle de la Sprée, qui n'était pas
-facile à emporter. À droite, sur les hautes montagnes et sur leur
-penchant, on apercevait des abatis de bois, et derrière beaucoup de
-canons, de baïonnettes et d'uniformes russes. Au centre, au-dessus et
-au-dessous de Bautzen, on découvrait aussi un grand nombre de troupes
-russes, et à gauche, sur les mamelons boisés à travers lesquels la
-Sprée s'ouvrait un chemin pour s'échapper dans la plaine, on
-discernait également des masses d'infanterie et de cavalerie, les unes
-déployées en ligne, les autres postées derrière des ouvrages de
-campagne, et toutes dénotant par leur équipement qu'elles
-appartenaient à l'armée prussienne.
-
-[En marge: Napoléon se décide à enlever la première position de
-l'ennemi, dans la journée du 20 mai.]
-
-[En marge: Dispositions prescrites par Napoléon.]
-
-Napoléon résolut de forcer dès le lendemain 20 mai cette ligne de la
-Sprée, que défendaient des troupes nombreuses et bien postées. Ce
-devait être l'occasion d'une première bataille. Puis il se proposait
-d'en livrer une autre pour forcer la seconde ligne, qui s'apercevait
-derrière la première, et qui paraissait plus redoutable encore. Il
-décida que le lendemain le maréchal Oudinot à droite passerait la
-Sprée vers les montagnes, soit à gué, soit sur un pont de chevalets,
-et chercherait à rejeter l'ennemi sur sa seconde position; qu'au
-centre le maréchal Macdonald enlèverait le pont de pierre construit
-sur la Sprée en face de Bautzen, et tâcherait d'emporter cette ville
-d'assaut; qu'un peu au-dessous du centre le maréchal Marmont
-franchirait la Sprée sur des pontons, entre Bautzen et le village de
-Nimschütz, et s'établirait dans une bonne position qui se trouve au
-delà; qu'à gauche enfin le général Bertrand, opérant son passage à
-Nieder-Gurck, vis-à-vis des derniers mamelons dont la Sprée baigne le
-pied avant de se répandre dans les prairies, s'efforcerait d'enlever
-ces mamelons, ou du moins de s'établir dans le voisinage. Telle devait
-être l'oeuvre de la première journée. Pendant ce temps le maréchal
-Ney, achevant son mouvement sur Hoyerswerda avec une masse d'environ
-soixante mille hommes, arriverait sur la basse Sprée, à Klix, quatre
-lieues au-dessous de Bautzen. Il pourrait le lendemain, en forçant le
-passage à Klix même, attaquer par le flanc la seconde position que
-Napoléon attaquerait de front. Il n'y avait pas de redoutes ni
-d'opiniâtreté qui pussent tenir devant cet ensemble de combinaisons.
-
-[En marge: Combat dans la soirée du 19, entre une division de Bertrand
-et les troupes de Barclay de Tolly.]
-
-Dans la journée, et vers le soir du 19, on avait entendu au loin sur
-la gauche une canonnade assez vive, laquelle, sans inspirer des
-inquiétudes pour le maréchal Ney, bien capable de se suffire avec ses
-soixante mille hommes, avait cependant donné lieu de penser que
-l'ennemi tentait un effort pour empêcher la jonction des deux parties
-de notre armée. Des aides de camp vinrent dans la soirée apprendre ce
-qui s'était passé.
-
-Les coalisés prêtant à Napoléon des fautes qu'il n'était pas dans
-l'habitude de commettre, avaient supposé que le maréchal Ney
-s'avançait avec son corps seulement, fort suivant eux de vingt-cinq
-mille hommes tout au plus, après les pertes qu'il avait essuyées à la
-bataille de Lutzen. Ils avaient détaché Barclay de Tolly, qui depuis
-son arrivée de Thorn formait en quelque sorte un corps isolé sur les
-ailes de l'armée principale, et lui avaient adjoint le général d'York
-avec 8 mille hommes, ce qui portait à 23 ou 24 mille combattants la
-force de ce détachement. On imaginait que ce serait assez pour causer
-un grand dommage au maréchal Ney, grâce à la surprise qu'il
-éprouverait, à son ignorance des lieux qu'il traversait pour la
-première fois, et que, sans le détruire, on le mettrait au moins hors
-de cause pour le jour de la bataille décisive. En conséquence les
-généraux Barclay de Tolly et d'York s'étaient acheminés de Klix sur
-Hoyerswerda, l'un tenant la gauche, l'autre la droite.
-
-En ce moment la division italienne Peyri, la seconde du corps de
-Bertrand, avait été détachée dans la direction de Hoyerswerda, pour
-tendre la main à Ney qui s'approchait. C'est Napoléon qui en avait
-donné l'ordre, afin de tenir toujours ses corps en communication.
-Malheureusement le général Peyri n'avait pas exécuté cette commission
-délicate avec les précautions convenables. Il ne s'était éclairé ni
-sur sa droite, par laquelle il pouvait se trouver en contact avec
-l'armée ennemie, ni devant lui, sur la route où il devait rencontrer
-Ney. Il tomba donc à l'improviste aux environs de Koenigswarta avec
-les sept ou huit mille jeunes Italiens de sa division, au milieu des
-quinze mille soldats aguerris de Barclay de Tolly, fut assailli,
-enveloppé, se défendit bravement, mais aurait succombé, si le général
-Kellermann (le fils du vieux duc de Valmy), arrivant sur la route de
-Hoyerswerda avec la cavalerie de Ney, ne l'eût dégagé en chargeant les
-Russes impétueusement. Le général Peyri perdit néanmoins près de deux
-mille hommes en morts, blessés ou prisonniers, et trois pièces de
-canon.
-
-[En marge: Combat dans la même soirée entre Lauriston et les troupes
-du général d'York.]
-
-Au même instant le général prussien d'York, placé à la droite de
-Barclay de Tolly, cherchait le corps de Ney, et venait se heurter non
-pas à Ney lui-même, mais à son lieutenant Lauriston qui s'avançait
-avec vingt mille hommes. C'est aux environs du village de Weissig
-qu'il fit cette fâcheuse rencontre. Il se trouva en présence de la
-première division de Lauriston, soutint contre elle un combat acharné,
-mais y laissa plus de deux mille hommes, et fut contraint à se retirer
-sur la Sprée, où il rejoignit le soir du 19 le corps russe de Barclay
-de Tolly. La perte était peu de chose pour nous à cause de notre
-supériorité numérique; elle avait de l'importance pour les coalisés,
-car elle affaiblissait singulièrement un corps dont ils avaient grand
-besoin pour la défense des positions qu'il s'agissait de nous
-disputer.
-
-Le soir du 19 chacun était revenu à son poste. Barclay de Tolly
-s'était reporté vers l'extrême droite des coalisés; le général d'York,
-réduit de 8 mille hommes à 6 mille très-fatigués, était retourné au
-centre; Ney n'était plus qu'à quelques lieues du village de Klix, où
-il devait franchir la Sprée; la division Peyri, ramassant ses débris,
-s'était ralliée autour du général Bertrand du mieux qu'elle avait pu.
-Ces combats, qui autrefois eussent été considérés comme des batailles,
-n'étaient plus que les escarmouches de ces luttes gigantesques. Le
-lendemain, 20 mai, Napoléon mesurant ce qu'il lui fallait de temps
-pour forcer la première ligne, ne voulut commencer l'action qu'à midi,
-afin que la nuit fût une limite obligée entre la première opération et
-la seconde. On employa la matinée à préparer les ponts de chevalets,
-et les bateaux nécessaires aux divers passages de la Sprée.
-
-[En marge: Première bataille de Bautzen, dans la journée du 20 mai.]
-
-[En marge: Le maréchal Oudinot force à droite le passage de la Sprée.]
-
-À midi, placé de sa personne en face de Bautzen, Napoléon donna le
-signal, et l'action commença par un feu général de nos tirailleurs qui
-s'étaient dispersés le long de la Sprée, pour éloigner de ses bords
-les tirailleurs de l'ennemi. À droite le maréchal Oudinot, se
-conformant aux ordres qu'il avait reçus, s'approcha de la Sprée vers
-le village de Sinkwitz avec la division Pactod. Deux colonnes
-d'infanterie, descendant presque sans être aperçues dans le lit fort
-encaissé de la rivière, passèrent l'une à gué, l'autre sur un pont de
-chevalets, et cachées par l'escarpement de la rive droite,
-débouchèrent sur cette rive avant que l'ennemi eût pu remarquer leur
-présence. Mais arrivées de l'autre côté de la Sprée, elles se
-trouvèrent en face des troupes russes, formant l'aile gauche des
-coalisés. Cette aile gauche, placée sous les ordres de Miloradovitch,
-se composait de l'ancien corps de Miloradovitch, de celui de
-Wittgenstein, et de la division du prince Eugène de Wurtemberg. Les
-deux brigades du général Pactod furent chargées immédiatement par
-plusieurs colonnes d'infanterie, mais tinrent ferme, donnèrent le
-temps à la division française Lorencez, la seconde du maréchal
-Oudinot, de venir se placer sur leur droite, et finirent par rester
-maîtresses du terrain qu'elles avaient envahi. Le maréchal Oudinot fit
-passer à leur suite la division bavaroise, et avec ces trois divisions
-réunies s'avança jusqu'au pied des montagnes de notre droite, surtout
-de la principale, dite le Tronberg, et entreprit de la gravir sous le
-feu de l'ennemi, la gauche au village de Jessnitz, la droite dans la
-direction de Klein-Kunitz.
-
-[En marge: Macdonald force ce passage au centre, et attaque Bautzen.]
-
-Pendant que ces événements avaient lieu à notre droite, au centre le
-maréchal Macdonald avec ses trois divisions abordait de front la ville
-de Bautzen, en débutant par l'attaque du pont de pierre qui était
-fortement barricadé, et gardé par de l'infanterie. Afin d'ébranler le
-courage des défenseurs de ce pont, il fit descendre dans le lit de la
-Sprée une colonne qui franchit la rivière sur quelques chevalets. Le
-maréchal alors se jeta sur le pont de pierre, l'enleva sans
-difficulté, et courut sur la ville qu'il enveloppa avec deux de ses
-divisions. Avec sa troisième, celle du général Gérard, il prit soin
-d'éloigner la division du prince Eugène de Wurtemberg qui paraissait
-vouloir se porter au secours de Bautzen. En même temps il fit attaquer
-les portes de la ville à coups de canon afin de les abattre, et de
-pénétrer dans l'intérieur baïonnette baissée.
-
-[En marge: Marmont franchit la Sprée au-dessous de Bautzen.]
-
-[En marge: Bertrand franchit également la Sprée, mais est obligé de
-remettre au lendemain son établissement sur les terrains élevés de la
-rive droite.]
-
-[En marge: À la chute du jour du 20 mai, toutes les positions de
-l'ennemi sont enlevées, et la premiers bataille est complétement
-gagnée.]
-
-Un peu au-dessous de Bautzen, vis-à-vis de Nimschütz, le maréchal
-Marmont avait également franchi la Sprée avec ses trois divisions, et
-s'était porté sur le terrain qui lui était assigné, entre le centre et
-la gauche de la position générale. Mais pour s'y établir il fallait
-enlever le village de Burk, défendu par le général prussien Kleist,
-officier aussi habile que vigoureux. Le maréchal Marmont, avec les
-divisions Bonnet et Compans, aborda le village de Burk, et l'emporta
-non sans peine. Au delà commençait la seconde position des coalisés.
-Un ruisseau fangeux, profond, bordé d'arbres, en formait la première
-défense. Trois villages, celui de Nadelwitz à droite, celui de
-Nieder-Kayne au centre, celui de Bazankwitz à gauche, occupaient le
-bord de ce ruisseau. Le général Kleist s'était replié sur ces
-villages, et y avait appelé le général d'York à son secours. Outre ces
-deux corps prussiens, le maréchal Marmont avait à sa gauche, sur
-quelques mamelons boisés, Blucher lui-même avec 20 mille hommes, et en
-arrière à droite la ville de Bautzen, qui n'était pas encore prise. Il
-ne songeait donc pas à entamer la seconde position des coalisés, et
-tout ce qu'il désirait c'était de se maintenir sur le terrain qu'il
-avait conquis. Il fit bonne contenance, et admirablement secondé par
-ses troupes, il résista à toutes les attaques des Prussiens. Le
-général Kleist sortit de Bazankwitz sur sa gauche pour l'aborder à la
-baïonnette, mais le général Bonnet avec les marins supporta la charge,
-et la repoussa victorieusement. Au même instant la cavalerie de
-Blucher fondit sur cette brave troupe qui était déjà aux prises avec
-l'infanterie prussienne. Le 37e léger et le 4e de marins la reçurent
-en carré, avec une fermeté imperturbable. Tandis qu'il se maintenait
-de la sorte, le maréchal Marmont pour ne pas avoir à dos la ville de
-Bautzen, qui était attaquée mais point enlevée, détacha la division
-Compans sur sa droite, laquelle trouvant une partie des murs de la
-ville de Bautzen plus accessible, les escalada, et en facilita
-l'entrée aux troupes du maréchal Macdonald. Sur ces entrefaites le
-général Bertrand, au-dessous du maréchal Marmont, franchissait la
-Sprée à Nieder-Gurck, au pied des mamelons où était campé Blucher. Il
-avait d'abord réussi à traverser la Sprée, qui dans cet endroit se
-divise en plusieurs bras marécageux, mais quand il lui avait fallu
-gravir la berge élevée de la rive droite, et déboucher en présence du
-corps de Blucher, il avait dû s'arrêter, car il se trouvait devant une
-position extrêmement forte, défendue par tout ce que l'armée
-prussienne renfermait de plus énergique. Toutefois il avait lui-même
-occupé un mamelon sur la rive droite de la Sprée, et y avait logé un
-régiment, le 23e, qui devait y être protégé par toute l'artillerie que
-nous avions sur la rive gauche. Il était six heures du soir, et la
-première ligne de l'ennemi était tout entière tombée dans nos mains. À
-droite, le maréchal Oudinot avait franchi la Sprée et enlevé aux
-Russes la montagne dite le Tronberg; au centre le maréchal Macdonald
-avait enlevé le pont de pierre de Bautzen, ainsi que la ville
-elle-même, et le maréchal Marmont après avoir franchi la Sprée, avait
-pris pied au bord du ruisseau où commençait la seconde ligne de
-l'ennemi; à gauche enfin le général Bertrand s'était assuré un
-débouché au delà de la Sprée, en face des mamelons occupés par
-Blucher, et formant le point le plus important de la seconde position.
-Le résultat auquel nous aspirions était donc obtenu, et sans de trop,
-grandes pertes. Certainement, si l'ennemi eût moins compté sur sa
-seconde ligne, il eût pu nous disputer la première avec encore plus de
-vigueur. Il l'avait néanmoins vaillamment défendue, et nous avions
-glorieusement surmonté sa résistance. Ce premier acte était terminé
-selon nos désirs, et le maréchal Ney arrivant au même instant à Klix,
-tout promettait un égal succès pour le lendemain, bien que la journée
-s'annonçât comme plus difficile, par cela seul qu'elle devait être
-décisive.
-
-Napoléon entra dans Bautzen à huit heures du soir, rassura les
-habitants épouvantés, et vint camper en dehors, au milieu de sa garde
-formée en plusieurs carrés. Il disposa tout pour l'attaque du
-lendemain 21.
-
-[En marge: Description de la seconde position.]
-
-Du terrain qu'on avait conquis en passant la Sprée, on pouvait se
-faire une idée plus exacte de la seconde position qui restait à
-emporter. (Voir la carte nº 59.) Le ruisseau qui en formait le
-principal linéament, appelé le Bloesaer-Wasser[17], du nom de l'un des
-villages qu'il traversait, sortait des sombres montagnes de la droite,
-et après s'être fait jour à travers leurs contours abruptes, longeait
-le plateau sur lequel s'élevait Bautzen, en baignait le pied, coulait
-parmi des saules et des peupliers en contre-bas de Nadelwitz, de
-Nieder-Kayne, de Bazankwitz, villages en face desquels s'était placé
-la veille le maréchal Marmont, puis, arrivé à notre gauche, à la
-hauteur du village de Kreckwitz, tournait en arrière des mamelons
-boisés sur lesquels Blucher avait pris position, suivait leur revers
-en rétrogradant jusqu'à Klein-Bautzen, passait ainsi derrière ces
-mamelons tandis que la Sprée passait par devant, les quittait à un
-village appelé Preititz, et s'en allait enfin se confondre avec la
-Sprée à travers la vaste plaine mêlée de prairies et d'étangs dont
-nous avons parlé.
-
-[Note 17: Sur les lieux mêmes que j'ai visités récemment encore, ce
-ruisseau ne porte aucun nom que celui qu'on donne à la plupart des
-ruisseaux dans tous les pays, _ruisseau du moulin_; mais, sur un plan
-allemand fort détaillé et fort bien fait, dont il existe un exemplaire
-au dépôt de la guerre, il porte le nom de _Bloesaer-Wasser_, que
-j'emploie ici pour le désigner plus facilement dans le cours de mon
-récit.]
-
-[En marge: Distribution de l'armée coalisée sur la seconde position.]
-
-La gauche des Russes, composée des anciens corps de Miloradovitch, de
-Wittgenstein et de la division du prince Eugène de Wurtemberg, s'était
-repliée sur l'une des montagnes élevées où le ruisseau du
-Bloesaer-Wasser prenait sa source entre Jenkwitz et Pilitz, et devait
-la défendre à outrance contre notre droite établie sur le Tronberg. Le
-centre, composé des gardes et des réserves russes, chargé de défendre
-le milieu de la position, s'était placé en arrière du Bloesaer-Wasser,
-c'est-à-dire à Baschütz, sur un relèvement du terrain qui se trouvait
-en face de Nadelwitz et de Nieder-Kayne, et s'y était établi sous la
-protection de plusieurs redoutes et d'une forte artillerie. Le centre
-des coalisés présentait ainsi un amphithéâtre hérissé de canons, et
-si, pour l'attaquer, Marmont, la garde et Macdonald, formant le centre
-de l'armée française, descendaient du plateau de Bautzen,
-franchissaient le Bloesaer-Wasser à Nieder-Kayne, ou à Bazankwitz, il
-leur fallait traverser une prairie marécageuse sous un feu plongeant
-épouvantable, puis enlever à découvert la hauteur de Baschütz garnie
-de redoutes.
-
-Vers leur droite, c'est-à-dire vers notre gauche, les coalisés au lieu
-de s'établir en arrière du Bloesaer-Wasser, s'étaient postés en avant.
-Attachant avec raison une grande importance à ces mamelons boisés que
-la Sprée perçait pour déboucher en plaine, et derrière lesquels
-coulait le Bloesaer-Wasser, ils y avaient laissé Blucher pour les
-disputer avec sa vigueur accoutumée, de manière que leur ligne, à son
-extrémité, au lieu de rétrograder comme le Bloesaer-Wasser, présentait
-une espèce de promontoire avancé. Blucher était là avec vingt mille
-hommes, attendant que le général Bertrand voulût sortir du
-pied-à-terre qu'il s'était assuré la veille en passant la Sprée à
-Nieder-Gurck. Blucher avait à sa gauche, le long du Bloesaer-Wasser,
-c'est-à-dire à Kreckwitz, les restes très-fatigués de Kleistet d'York,
-puis, au revers des mamelons, la cavalerie prussienne et une partie de
-la cavalerie russe pour couvrir ses derrières. Enfin, dans la plaine
-humide et verdoyante qui s'étendait au delà de ces mamelons, et au
-milieu de laquelle la Sprée et le Bloesaer-Wasser allaient se
-confondre, se trouvait sur une légère éminence, marquée par un moulin
-à vent, Barclay de Tolly avec ses quinze mille Russes. Il était là
-pour résister aux tentatives du maréchal Ney, dont les coalisés ne
-pouvaient pas encore apprécier toute l'importance.
-
-[En marge: Difficultés de cette seconde journée.]
-
-[En marge: Mouvement de flanc du maréchal Ney, tendant à faire tomber
-la position de l'ennemi.]
-
-C'était donc un ensemble formidable de positions à enlever, car notre
-droite, sous le maréchal Oudinot, devait se maintenir sur le Tronberg
-qu'elle avait conquis, le dépasser même, s'il était possible; notre
-centre sous Macdonald et Marmont, appuyé par la garde, devait
-descendre au bord du Bloesaer-Wasser, le franchir, traverser la
-prairie au delà sous le feu des redoutes russes de Baschütz, et
-emporter ces redoutes. Notre gauche enfin, sous le général Bertrand,
-avait la difficile tâche de s'élever sur les mamelons défendus par
-Blucher, et de les lui arracher. On aurait bien pu succomber à cette
-triple tâche, devant des obstacles de terrain aussi nombreux, derrière
-lesquels étaient rangés près de cent mille Russes et Prussiens
-déterminés, si on n'avait eu contre eux que la ressource d'une
-attaque de front. Mais Ney, arrivé dans la soirée même à Klix avec 60
-mille hommes, devait y passer la Sprée, traverser la vaste plaine
-entremêlée de prairies et d'étangs qui était à notre extrême gauche,
-et à l'extrême droite des coalisés forcer tous les obstacles qui
-seraient sur son chemin, défiler par derrière les mamelons occupés par
-Blucher, et se diriger sur le clocher de Hochkirch, qu'on apercevait
-au fond même de ce champ de bataille, recouvert d'un cuivre verdâtre
-et brillant. De tous côtés on voyait ce clocher, et Napoléon l'avait
-indiqué au maréchal Ney comme but frappant de ses efforts. Le maréchal
-avait ordre de se mettre en mouvement dès le matin, de franchir la
-Sprée à Klix coûte que coûte, de déboucher ensuite sur les derrières
-de l'ennemi, et de faire le plus tôt possible entendre son canon vers
-Preititz et Klein-Bautzen, sur la route de Hochkirch. C'est ce moment
-que Napoléon attendait pour faire attaquer Blucher, de front par
-Bertrand, de flanc par Marmont, pour franchir ensuite le ruisseau du
-Bloesaer-Wasser, et aller assaillir les redoutes du centre défendues
-par la garde russe. Il était possible que si Ney avait paru à temps à
-Klein-Bautzen, Blucher fût non-seulement repoussé, mais pris tout
-entier. Il était certain au moins que sa retraite devait déterminer
-celle de toute l'armée ennemie.
-
-Telles étaient les savantes dispositions de Napoléon pour la journée
-du lendemain 21, lesquelles, ordonnées d'un peu loin, surtout pour Ney
-qui cheminait à grande distance, laissaient un peu plus à faire que de
-coutume à l'intelligence de ses lieutenants. Chacun coucha au bivouac
-sur le terrain qu'il avait conquis, par un très-beau temps, et avec
-pleine confiance dans le résultat de la prochaine journée. Napoléon
-bivouaqua au milieu des carrés de sa garde, sur le plateau de Bautzen,
-apercevant du point où il était toutes les positions de l'ennemi, mais
-non le terrain que Ney devait parcourir, et que lui cachaient les
-mamelons occupés par l'armée prussienne. En ce moment il se demandait
-si cette nouvelle bataille ne serait pas prévenue par la réponse à sa
-lettre du 18, dans laquelle il adhérait au principe d'un armistice
-proposé par l'Autriche, et annonçait l'envoi de M. de Caulaincourt
-pour le négocier. Mais le 20 au soir cette réponse ne lui était point
-parvenue, soit qu'on ne voulût point recevoir M. de Caulaincourt et
-lui permettre d'approcher l'empereur Alexandre, soit qu'on préférât
-tenter encore une fois le sort des armes. De ces deux suppositions, la
-seconde était celle qui convenait le mieux à Napoléon, car il était
-sûr que la nouvelle bataille provoquerait de sages réflexions chez les
-plus récalcitrants de ses ennemis. Quoi qu'il en pût être, il se livra
-à son repos accoutumé la veille des grandes batailles.
-
-[En marge: Situation des souverains alliés. Leurs délibérations dans
-la nuit du 20 au 21 mai.]
-
-Vis-à-vis de lui, dans une position qui correspondait assez exactement
-à la sienne, à la maison de poste de Neu-Burschwitz, les souverains
-alliés, agités comme le sont toujours les gens inexpérimentés en
-présence des situations graves, étaient engagés dans une délibération
-triste et laborieuse, qui dura toute la nuit. Quant à braver les
-chances d'une seconde bataille, ils y étaient fermement décidés. Ils
-avaient reçu la lettre relative à l'armistice et à la mission de M.
-de Caulaincourt, et leur parti à cet égard avait été arrêté
-sur-le-champ. Ils s'étaient dit que s'ils admettaient auprès d'eux M.
-de Caulaincourt, l'Autriche concevrait à l'instant les plus grands
-ombrages, et ne manquerait pas de voir dans cette admission la
-probabilité d'un arrangement direct entre la France et la Russie. Ils
-avaient donc pris la détermination de renvoyer très-poliment M. de
-Caulaincourt à M. de Stadion, comme au représentant de la puissance
-médiatrice chargée de tous les pourparlers, même de ceux qui étaient
-relatifs à l'armistice, et de différer en outre cette réponse
-jusqu'après le résultat de la bataille, car le parti des patriotes
-allemands, qui menait directement l'armée prussienne, et indirectement
-l'armée russe, aurait jeté les hauts cris, si on avait accepté un
-armistice avant d'y être contraint par la nécessité la plus
-impérieuse. Résolus à la bataille, les souverains alliés s'étaient mis
-à en discuter les chances. Le roi de Prusse se flattait peu,
-l'empereur de Russie beaucoup. Celui-ci était rempli d'un beau feu de
-guerre qui ne lui laissait pas de repos. Il s'était pour ainsi dire
-emparé du commandement suprême, et, pour l'exercer plus à son aise,
-l'avait conféré nominalement au comte de Wittgenstein, qui avait pour
-inspirateur le général Diebitch. Le commandement réel aurait dû
-appartenir à Barclay de Tolly, à cause de ses antécédents et de son
-rang, mais on s'était débarrassé de son inflexibilité en lui assignant
-une espèce de rôle isolé à l'extrême droite des coalisés, dans les
-terrains inondés entre le Bloesaer-Wasser et la Sprée, à la position
-dite du moulin à vent. La discussion entre Alexandre et les nombreux
-officiers russes et prussiens, qui lui apportaient tour à tour leur
-avis, et le lui faisaient successivement adopter, roula précisément
-sur la position de Barclay de Tolly. On avait singulièrement renforcé
-la gauche sous Miloradovitch; le centre était couvert par les fortes
-redoutes de Baschütz, et défendu par la garde impériale russe. La
-droite sur les mamelons était invincible, suivant Blucher, et les
-Prussiens juraient que ces mamelons deviendraient grâce à eux les
-Thermopyles de l'Allemagne. Mais Barclay de Tolly pourrait-il résister
-à Ney, qui semblait se diriger vers lui? Telle était la vraie
-question. Alexandre, dont le coup d'oeil n'était pas encore
-très-exercé, s'était persuadé que Napoléon voulait lui arracher
-l'appui des montagnes, et par ce motif il n'entendait affaiblir ce
-côté au profit d'aucun autre. M. de Muffling, officier d'état-major
-distingué, qui avait soigneusement reconnu le terrain, insistait sur
-le danger qui menaçait Barclay de Tolly, et finit par se faire écouter
-d'Alexandre, porté du reste à écouter tous les donneurs d'avis par
-bienveillance de caractère et désir honnête de tout comprendre. Mais,
-sur la réponse du comte de Wittgenstein que Barclay de Tolly avait 15
-mille hommes, Alexandre parut rassuré, et tout l'état-major avec lui,
-excepté M. de Muffling. Puis le jour commençant à paraître il fallut
-bien terminer la délibération, et courir chacun à son poste.
-
-Napoléon, en effet, y appelait tout le monde, et était au sien de
-grand matin. De la position où se trouvaient les souverains, on le
-voyait, sur le plateau de Bautzen, à cheval, donnant des ordres, et
-tout à fait à portée du canon ennemi. Lord Cathcart, l'ambassadeur
-britannique, ayant une excellente lunette anglaise avec laquelle on
-apercevait tous les mouvements de Napoléon, chacun l'empruntait pour
-voir ce terrible adversaire, et aurait voulu deviner ce qui se passait
-dans son esprit, comme on discernait ce qui se passait autour de sa
-personne. Un uniforme jaune et galonné qu'on découvrait à côté de lui,
-était le sujet d'une extrême curiosité. On se demandait si celui qui
-était revêtu de cet uniforme ne serait pas Murat, dont le costume
-était toujours singulier, et si par hasard ce ne serait pas une preuve
-que la cavalerie française, réorganisée, était enfin arrivée sur le
-champ de bataille. Bientôt après on sut que cet uniforme jaune était
-celui d'un postillon saxon, dont Napoléon se servait pour se faire
-indiquer l'emplacement des villages dont les noms étaient inscrits sur
-sa carte.
-
-[En marge: Seconde bataille de Bautzen, livrée le 21 mai.]
-
-Mais déjà une effroyable canonnade remplissait de ses retentissements
-la vaste étendue de ce champ de bataille. Le maréchal Oudinot à notre
-droite était sur les hauteurs du Tronberg, qu'il avait conquises la
-veille, et les disputait aux Russes de Miloradovitch qui s'efforçaient
-de les lui reprendre. Au centre, Macdonald, Marmont, immobiles, ayant
-entre eux les carrés de la garde, et derrière eux la cavalerie de
-Latour-Maubourg, attendaient les ordres de Napoléon, qui lui-même
-attendait le succès de la manoeuvre confiée au maréchal Ney. Le
-général Bertrand à gauche, achevant le passage de la Sprée commencé la
-veille, gravissait avec ses trois divisions l'escarpement de la rive
-droite, protégé par l'artillerie de la rive gauche. Mais c'était à
-deux lieues au-dessous, c'est-à-dire à Klix, que se passait
-l'événement décisif de la journée. Le maréchal Ney venait
-effectivement de franchir la Sprée sur ce point, et de refouler les
-avant-postes de Barclay de Tolly.
-
-[En marge: Marche du maréchal Ney sur le flanc de l'ennemi.]
-
-Arrivé au delà de la Sprée, il avait à sa droite le revers des
-mamelons occupés par Blucher, et les étangs qui longeaient le pied de
-ces mamelons, devant lui le moulin à vent où était établi Barclay de
-Tolly, et à gauche les bords marécageux du Bloesaer-Wasser. Il marcha
-directement et résolûment sur le moulin à vent. À droite il détacha
-vers Pliskowitz l'une des trois divisions du corps de Lauriston, celle
-que commandait le général Maison, pour essayer de gravir les mamelons
-qui étaient couverts d'artillerie et d'uniformes prussiens. À gauche
-il dirigea les deux autres divisions du général Lauriston sous ce
-général lui-même, pour passer le Bloesaer-Wasser au-dessous de Gleine,
-et déborder ainsi la position de l'ennemi.
-
-[En marge: Ce maréchal attaque et enlève la position de Barclay de
-Tolly au moulin à vent.]
-
-En mouvement dès le matin, ayant passé la Sprée à Klix de très-bonne
-heure, il aborda également de très-bonne heure la position occupée par
-Barclay de Tolly. Ce dernier lui lança force boulets, car il avait
-plus de canons que de soldats. Obligé en effet de garder une ligne
-fort étendue, du pied des mamelons où était Blucher jusque vers les
-vastes prairies que traversait le Bloesaer-Wasser, il n'avait au
-moulin même que cinq à six mille hommes. Mais des boulets n'arrêtaient
-pas le maréchal Ney. Il continua de s'avancer sur le moulin à vent, et
-tout énergique qu'était Barclay de Tolly, parvint à le culbuter.
-Barclay avait en ce moment à ses côtés M. de Muffling, qui avait tant
-insisté pour attirer sur cette partie de la position l'attention
-d'Alexandre, et, après l'avoir rendu témoin de sa résistance et de ses
-périls, il le dépêcha auprès de Blucher pour demander du secours.
-Craignant, s'il s'obstinait en avant du Bloesaer-Wasser, d'y être
-refoulé en désordre, il le repassa à Gleine, et alla s'établir sur le
-penchant des hauteurs qui remplissaient le fond du champ de bataille,
-pour disputer aux Français les routes de Würschen et de Hochkirch, que
-toute l'armée coalisée devait suivre en se retirant. Il y rencontra
-les troupes de Lauriston qui vinrent le harceler, mais contre
-lesquelles l'avantage des lieux lui permettait de se défendre.
-
-[En marge: Ney emporte le village de Preititz sur les derrières de
-Blucher.]
-
-[En marge: Il s'arrête après s'être rendu maître de ce village.]
-
-Ney après avoir enlevé le moulin à vent, remonta un peu à droite pour
-prendre à revers les mamelons où il avait aperçu la masse des troupes
-prussiennes, et se trouva devant le village de Preititz, qui était
-situé sur le Bloesaer-Wasser, juste au point où ce ruisseau, après
-avoir tourné derrière la position de Blucher, se redressait pour
-déboucher dans la plaine. Il fit emporter ce village par la division
-Souham, et, une fois là, commença de concevoir quelques doutes sur ce
-qui lui restait à faire. Il apercevait bien dans le fond le clocher de
-Hochkirch, but assigné à ses efforts; mais ayant devant lui des masses
-profondes de cavalerie, auxquelles il n'avait qu'un peu de cavalerie
-légère à opposer, ayant à gauche Barclay de Tolly dans une position
-avantageuse, à droite les mamelons occupés par Blucher, séparé de
-Napoléon par une distance de trois lieues, et par des collines
-boisées, ce héros, qui éprouvait quelquefois, comme nous avons eu
-déjà l'occasion de le dire, des hésitations d'esprit, jamais de coeur,
-s'arrêta pour écouter le canon du reste de l'armée, et ne pas
-s'engager trop vite.
-
-Pendant ce temps arrivait le secours destiné à Barclay de Tolly, que
-M. de Muffling avait eu beaucoup de peine à obtenir de l'incrédulité
-de Blucher et de Gneisenau. Ces deux derniers en effet, lorsque M. de
-Muffling parvint auprès d'eux, étaient occupés à débiter des harangues
-patriotiques aux troupes prussiennes, à leur parler de ces Thermopyles
-germaniques où l'on devait mourir, et ne voulaient pas croire qu'ils
-fussent menacés d'être pris à revers. Pourtant sur les instances de M.
-de Muffling, Blucher ordonna à quelques bataillons de Kleist, et à
-deux de la garde royale de quitter ses derrières, et d'aller reprendre
-Preititz.
-
-[En marge: Les Prussiens recouvrent un moment le village de Preititz,
-mais Ney le reprend aussitôt.]
-
-[En marge: Beaux résultats qu'eût obtenus le maréchal Ney en marchant
-sur Hochkirch.]
-
-Effectivement ces bataillons rebroussèrent chemin, donnèrent tête
-baissée sur Preititz, y trouvèrent la division Souham qui n'était pas
-sur ses gardes, et lui enlevèrent ce village ainsi que le pont du
-Bloesaer-Wasser. Ney, surpris de cette brusque attaque, revint à la
-charge avec sa seconde division, passa à son tour sur le corps des
-bataillons prussiens, et rentra dans le village de Preititz. Ce
-village reconquis, il fallait marcher devant soi, rallier Lauriston
-par la gauche, et suivi de Reynier tourner la position de Blucher,
-recevoir en carré comme on l'avait fait tant de fois les masses de la
-cavalerie prussienne, puis gravir les pentes que défendait Barclay de
-Tolly, et aller couper les routes de Würschen et de Hochkirch, qui
-devaient servir de retraite à l'aile droite des coalisés. On eût pris
-là 25 mille Prussiens et 200 bouches à feu, et dissous la coalition.
-Le général Jomini, chef d'état-major du corps de Ney, adressa de vives
-instances à l'illustre maréchal pour qu'il en agît ainsi, mais
-celui-ci voulut attendre que les détonations de l'artillerie, qui
-venaient seulement de se faire entendre sur sa droite, fussent plus
-prononcées et plus proches, et qu'il fût moins isolé sur ce champ de
-bataille si vaste, si compliqué, dont il n'avait aucune connaissance.
-
-[En marge: Événements au centre.]
-
-Cependant il en avait fait assez pour rendre intenable la position de
-l'ennemi. Napoléon, impatient de commencer l'attaque, mais ne cédant
-jamais à ses impatiences sur le champ de bataille, n'avait ordonné le
-feu de son côté que lorsqu'il avait jugé l'événement mûr. En effet le
-général Bertrand, protégé par l'artillerie de la rive gauche de la
-Sprée, avait gravi les escarpements de la rive droite, et était
-parvenu à déboucher en face de Blucher. Celui-ci, adossé aux mamelons
-boisés dont nous avons parlé, avait sa droite à ces mamelons, sa
-gauche au Bloesaer-Wasser et au village de Kreckwitz, son infanterie à
-ses deux ailes, sa cavalerie au milieu, et une longue ligne
-d'artillerie sur son front. Le général Bertrand était venu se déployer
-devant lui, la division Morand à gauche, la division wurtembergeoise à
-droite, la division italienne en réserve. Entre la position du général
-Bertrand et la ville de Bautzen se trouvaient Marmont, la garde et
-Macdonald, souhaitant avec ardeur l'ordre d'entrer en action.
-
-À peine le canon de Ney avait-il retenti sur les derrières de
-Blucher, que Napoléon s'était empressé de donner le signal. Marmont
-ayant outre son artillerie toute celle de la garde, avait ouvert un
-feu effroyable sur les redoutes du centre qui étaient devant lui, puis
-avait dirigé une partie de ce feu un peu obliquement sur Kreckwitz et
-le flanc de Blucher, dont la position était ainsi devenue fort
-difficile.
-
-[En marge: Attaque directe du général Bertrand contre la position de
-Blucher.]
-
-[En marge: Blucher, ne pouvant appeler à lui toutes les forces qui
-étaient nécessaires sur ses derrières, est obligé de battre en
-retraite.]
-
-Après quelques instants de cette canonnade, Bertrand se mettait en
-mouvement pour aborder la ligne de Blucher, lorsqu'il vit la cavalerie
-prussienne fondre sur lui au galop. Mais la division Morand la reçut
-en carré, sans en être ébranlée, la repoussa à coups de fusil, puis se
-porta en colonnes d'attaques sur Blucher. Pendant ce temps la division
-wurtembergeoise s'avançait sur Kreckwitz qui était dans le coude du
-Bloesaer-Wasser, sur le flanc des mamelons boisés. Le canon de Marmont
-avait tellement ébranlé les troupes qui gardaient Kreckwitz, qu'un
-bataillon wurtembergeois s'y élançant avec vigueur parvint à s'en
-emparer. Blucher voyant son front menacé, attira à lui sa seconde
-division, celle de Ziethen, et la porta en ligne pour l'opposer au
-corps de Bertrand. Cette division trouva Morand très-ferme à son poste
-et ne le fit point reculer, mais elle gagna du terrain sur la division
-wurtembergeoise, et dépassant Kreckwitz enleva le bataillon qui
-s'était emparé de ce village. Marmont alors redoubla son feu oblique
-sur Kreckwitz, tandis que Morand, de la défensive passant à l'attaque,
-fit plier la division Ziethen, et la poussa sur les mamelons qui
-servaient d'appui à Blucher. Il aurait fallu en ce moment que Blucher
-pût attirer à lui toute la garde royale prussienne, le corps de
-Kleist et une partie des forces russes. Mais à toutes ses demandes de
-secours on répondit que ces troupes étaient occupées à disputer
-Preititz sur ses derrières, qu'elles l'avaient même perdu, et que s'il
-ne se retirait bien vite, loin de s'obstiner à défendre la position
-que tout à l'heure il appelait les Thermopyles de l'Allemagne, il
-allait être pris avec son corps d'armée par le maréchal Ney. Devant
-l'évidence de ce danger, que M. de Muffling eut quelque peine à lui
-faire comprendre, il se décida, le désespoir au coeur, à battre en
-retraite, ayant bonne envie de se plaindre de Barclay de Tolly, qui,
-disait-il, n'avait pas protégé ses derrières, mais ne l'osant pas, et
-s'en dédommageant par mille invectives contre l'état-major russe, qui
-avait inutilement accumulé dans les montagnes des forces dont on
-aurait eu grand besoin sur la droite des alliés. Blucher se retira
-donc, et passa en vue de Preititz, tout près de Ney qui en était resté
-maître. Par un bonheur inouï pour lui, tandis qu'il descendait de ces
-mamelons, où il avait promis de résister à tous les efforts des
-Français, et en descendait par Klein-Bautzen, Ney croyant plus prudent
-de les faire évacuer avant de se porter sur Hochkirch, les gravissait
-par Preititz, de sorte que Ney y montait d'un côté pendant que Blucher
-en descendait de l'autre. Blucher put donc opérer sa retraite sans
-fâcheuse rencontre, traversa les lignes de la cavalerie russe et
-prussienne, qui était demeurée en bataille derrière lui pour le
-recevoir, et dont le long déploiement avait tant imposé au maréchal
-Ney.
-
-[En marge: Les redoutes du centre enlevées par le corps de Marmont et
-par la garde.]
-
-[En marge: Oudinot un moment repoussé reprend l'offensive.]
-
-[En marge: Gain définitif de la bataille.]
-
-Mais la victoire n'en était pas moins assurée. Bertrand suivit Blucher
-en retraite; Marmont avec son corps, Mortier avec la jeune garde,
-voyant le mouvement rétrograde de l'ennemi, descendirent sur le bord
-du Bloesaer-Wasser, le franchirent, et traversèrent la prairie inondée
-qui s'étendait au pied des redoutes de Baschütz. La jeune garde les
-escalada sans grand dommage, car le mouvement de retraite imprimé à la
-droite des coalisés s'était communiqué au reste de leur armée. Ce
-mouvement général vint à propos dégager Oudinot, qui, à notre droite,
-assailli sur le Tronberg par toutes les forces de Miloradovitch, avait
-été contraint de se replier et de prendre position en arrière, la
-gauche à Rabitz, la droite à Grubtitz, où il avait trouvé l'appui de
-l'intrépide Gérard, commandant la droite de Macdonald. Au bruit de la
-victoire remportée sur toute cette immense ligne, Oudinot reprit
-l'offensive contre les Russes qui se retiraient, et les poussa
-vivement. Sur une étendue de trois lieues on se mit à poursuivre les
-coalisés, mais faute d'un terrain propre à la cavalerie, faute aussi
-d'en avoir assez, on ne put recueillir en fait de prisonniers et de
-canons que les blessés et les pièces démontées, dont le nombre au
-surplus était considérable, et suffisait pour donner un grand éclat à
-cette victoire. Certes, si le maréchal Ney eût été cette fois aussi
-téméraire qu'il était intrépide, et il faut reconnaître que sa
-position, à la distance où il se trouvait de Napoléon, avait dû lui
-inspirer de l'inquiétude, si l'heureuse audace des temps passés
-l'avait animé, on aurait ramassé dans cette journée plus de trophées
-qu'à Austerlitz, à Iéna ou à Friedland, car on aurait pris toute la
-droite de l'armée ennemie, et notamment Blucher, notre adversaire le
-plus ardent. Telle quelle, la victoire était des plus brillantes; elle
-faisait tomber une position formidable, défendue par près de cent
-mille hommes, et la dernière illusion des alliés, du moins pour cette
-partie de la campagne. Ils ne pouvaient plus se flatter de nous fermer
-le chemin de l'Oder; ils ne pouvaient plus surtout, à moins d'un
-armistice immédiat, rester attachés au territoire de l'Autriche, et
-par son territoire à sa politique.
-
-[En marge: Résultats de la victoire de Bautzen.]
-
-Quant aux pertes, bien qu'en aient dit depuis les écrivains allemands,
-elles étaient moindres de notre côté que du côté des coalisés. Ceux-ci
-ont avoué pour les deux journées une perte d'environ 15 mille hommes
-en morts et blessés, et elle fut beaucoup plus considérable. La nôtre
-ne pouvait pas, en s'en rapportant à des états fort précis, être
-évaluée à plus de 13 mille hommes, en morts ou blessés, bien que nous
-fussions les assaillants, et que notre tâche fût de beaucoup la plus
-laborieuse. La situation des combattants explique cette différence. Le
-maréchal Oudinot, le 21 au matin, occupait une position dominante que
-les Russes avaient été obligés de lui enlever. Au centre les maréchaux
-Macdonald et Marmont n'avaient eu, dans cette même journée du 21, qu'à
-tirer du canon, sans être exposés à souffrir de la canonnade de
-l'ennemi. Dans l'engagement du général Bertrand contre Blucher, la
-situation était également difficile pour les deux adversaires, et le
-général Blucher avait essuyé une horrible canonnade de flanc de la
-part du maréchal Marmont. Enfin, du côté du maréchal Ney, l'action la
-plus vive s'était passée au village de Preititz, qu'on s'était pris et
-repris dans des conditions également meurtrières pour les deux
-partis. Ce qui donna lieu à tous les faux bruits que répandirent les
-coalisés, suivant leur usage, sur les pertes que nous avions
-éprouvées, c'est qu'abandonnant le champ de bataille, ils nous
-laissèrent leurs blessés, et que les habitants de la Lusace, touchés
-du malheur de tant de victimes la plupart allemandes, se mirent à les
-ramasser sur le champ de bataille, et à les porter les unes et les
-autres dans de petites voitures de paysans, quelquefois dans de
-simples brouettes, soit aux villes les plus prochaines, soit même
-jusqu'à Dresde. Or, dans ces nombreuses victimes, il y avait autant de
-blessés des coalisés que des nôtres. Sous un rapport seulement nous
-eûmes à regretter quelques pertes que ne firent pas les coalisés, ce
-fut sous le rapport des égarés. C'est le titre qu'on donne à ceux qui
-ne se retrouvent ni parmi les blessés ni parmi les morts, et qui la
-plupart du temps sont des déserteurs. Il y eut dans la division
-italienne Peyri et dans les trois divisions allemandes qui servaient
-dans les corps d'Oudinot, de Ney et de Bertrand, deux à trois mille
-déserteurs, qui ayant à leur portée les montagnes de la Bohême,
-allèrent s'y soustraire aux dangers d'une guerre qu'ils faisaient à
-contre-coeur.
-
-[En marge: Napoléon se décide à poursuivre l'ennemi l'épée dans les
-reins.]
-
-[En marge: Oudinot détaché sur Berlin.]
-
-Au surplus la victoire, ici comme à Lutzen, allait se juger par ses
-conséquences, sinon par ses trophées. Dès le lendemain matin 22 mai,
-Napoléon voulut poursuivre l'ennemi l'épée dans les reins, le rejeter
-au delà de l'Oder, et entrer en même temps dans cette ville de
-Breslau, où s'était célébrée l'alliance de la Russie et de la Prusse,
-et dans cette ville de Berlin, vraie capitale de ce qu'on appelait la
-patrie germanique, où fermentaient les passions les plus violentes.
-Tandis qu'il allait marcher en personne à la suite des souverains
-battus, il se crut suffisamment fort pour se séparer de l'un de ses
-corps, celui du maréchal Oudinot, qui avait le plus souffert dans les
-journées des 20 et 21, qui avait besoin de trois ou quatre jours pour
-se refaire, et qui était assez aguerri, assez vigoureusement conduit
-pour qu'on le hasardât sur Berlin. Napoléon lui adjoignit huit
-bataillons qui tenaient garnison à Magdebourg, et devaient y être
-remplacés par la division Teste (celle des divisions de Marmont qui
-était demeurée en Hesse); il y ajouta un millier de chevaux laissés à
-Dresde, ce qui allait reporter ce corps à 23 ou 24 mille hommes, force
-suffisante pour battre le général Bulow chargé de couvrir Berlin. Le
-maréchal Oudinot devait aborder vivement le général Bulow, le rejeter
-sur l'Oder, et s'avancer ensuite sur Berlin, tandis que Napoléon avec
-la grande armée elle-même pousserait les coalisés sur Breslau.
-
-[En marge: Combat de cavalerie dans les plaines de Reichenbach.]
-
-[En marge: Mort de Duroc.]
-
-Après un repos de quelques heures, Napoléon, le 22 mai au matin, donna
-ses ordres, puis se porta en avant, se faisant précéder par les
-généraux Reynier et Lauriston, qui n'avaient presque pas combattu la
-veille, et par le maréchal Ney, qui marchait après eux. Il suivait
-avec la garde, et avait derrière lui Marmont, Bertrand et Macdonald.
-Il lui restait après les pertes des deux journées, après la séparation
-du maréchal Oudinot, une force totale d'au moins 135 mille hommes, que
-l'approche du duc de Bellune, arrivant avec ses bataillons
-réorganisés, devait reporter à 150 mille. C'était plus qu'il n'en
-fallait contre un ennemi qui ne comptait pas plus de 80 mille
-combattants. Il partit donc le 22 au matin, et voulut assister de sa
-personne à la poursuite, afin d'essayer lui-même sa cavalerie
-réorganisée tout récemment. Les alliés se retiraient par la route de
-Bautzen à Gorlitz. On fit route toute la journée par un temps beau,
-mais extrêmement chaud, à travers un pays très-accidenté, ainsi qu'il
-fallait s'y attendre en longeant le pied des plus hautes montagnes de
-la Bohême. (Voir la carte nº 58.) Napoléon, faisant la guerre aux
-avant-postes comme à vingt ans, dirigeait en personne les manoeuvres
-de détail, avec une précision, une justesse de coup d'oeil
-qu'admiraient tous ceux qui l'accompagnaient, et même des témoins
-assez peu bienveillants, tels que les officiers d'état-major étrangers
-obligés de le suivre en qualité d'alliés[18]. Arrivé près de
-Reichenbach, on aperçut au fond d'un bassin assez ouvert une ligne de
-hauteurs, sur laquelle l'infanterie ennemie opéra sa retraite, en
-laissant derrière elle pour la protéger un rideau de cavalerie. Le
-hardi Lefebvre-Desnoettes, à la tête des lanciers polonais et des
-lanciers rouges de la garde, fondit sur la cavalerie ennemie avec sa
-vigueur et sa dextérité accoutumées. Il la repoussa vivement, mais
-bientôt il attira sur lui une masse de beaucoup supérieure à la
-sienne. Napoléon, qui avait sous la main les douze mille cavaliers de
-Latour-Maubourg, les lança sur l'ennemi, et la plaine de Reichenbach
-nous resta, couverte d'un assez bon nombre de Russes et de Prussiens.
-Malheureusement nous avions perdu un excellent officier de cavalerie,
-le général Bruyère, vieux soldat d'Italie, dont un boulet avait
-fracassé la cuisse. Malgré l'avantage de cette rencontre, Napoléon put
-s'apercevoir que sa cavalerie, quoique mêlée d'anciens cavaliers
-revenus de Russie, était réorganisée depuis trop peu de temps pour
-valoir autant qu'autrefois. La plupart des chevaux étaient en effet
-blessés ou fatigués. Il put voir aussi que des ennemis animés de
-sentiments énergiques étaient plus difficiles à entamer dans une
-retraite, que des ennemis démoralisés faisant la guerre sans passion,
-comme ceux qu'il poursuivait après Austerlitz ou après Iéna. Néanmoins
-il avait mené les coalisés fort vite depuis le matin, car vers la
-chute du jour on avait déjà fait huit lieues au moins. Après le combat
-de cavalerie livré dans la plaine, le général Reynier avec
-l'infanterie saxonne occupa les hauteurs de Reichenbach, et on pouvait
-le soir même aller encore coucher à Gorlitz. Mais à Gorlitz il aurait
-fallu engager un combat d'arrière-garde, et Napoléon, jugeant que
-c'était assez, résolut de terminer là les peines de cette journée, et
-ordonna qu'on dressât sa tente sur le terrain qu'on occupait. Il
-descendait de cheval, lorsque l'on entendit tout à coup pousser un
-cri: Kirgener est mort!--En entendant ces mots Napoléon s'écria: La
-fortune nous en veut bien aujourd'hui!--Mais au premier cri en succéda
-bientôt un second: Duroc est mort!--Ce n'est pas possible, répondit
-Napoléon, je viens de lui parler.--C'était non-seulement possible,
-c'était vrai. Un boulet qui venait de frapper un arbre près de
-Napoléon, avait en ricochant tué successivement le général Kirgener,
-excellent officier du génie, puis Duroc lui-même, le grand maréchal du
-palais.--Duroc, quelques minutes auparavant, atteint d'une tristesse
-singulière, tristesse d'honnête homme, qui lui était assez ordinaire,
-mais plus marquée ce jour-là, avait dit à M. de Caulaincourt: Mon ami,
-observez-vous l'Empereur?... Il vient d'avoir des victoires après des
-revers, et ce serait le cas de profiter de la leçon du malheur ...
-Mais, vous le voyez, il n'est pas changé ... il est insatiable de
-combats ... La fin de tout ceci ne saurait être heureuse!--À peine M.
-de Caulaincourt avait-il par un signe de tête approbatif exprimé la
-communauté de ses sentiments avec Duroc, que ce dernier avait
-rencontré cette fin malheureuse qu'il prévoyait. La blessure de Duroc
-était des plus douloureuses. Le boulet avait déchiré ses entrailles,
-et on les avait enveloppées dans des compresses imbibées d'opium, pour
-rendre ses derniers moments moins cruels, car on ne conservait aucune
-espérance de le sauver.--Napoléon accourut, lui prit les mains,
-l'appela son ami, lui parla d'une autre vie, où ils trouveraient le
-terme de leurs travaux, et prononça ces paroles avec une sorte de
-remords qu'il n'avouait pas, mais qu'il sentait au fond de son
-coeur.--Duroc, avec émotion, le remercia de ces témoignages, lui
-confia le sort de sa fille unique, lui souhaita de vivre, de vaincre
-les ennemis de la France, et de se reposer ensuite dans une paix
-nécessaire.--Quant à moi, lui dit-il, j'ai vécu en honnête homme, je
-meurs en soldat, je ne me reproche rien ... je vous recommande encore
-une fois ma fille.--Puis, Napoléon restant auprès de son lit, lui
-tenant les mains, et demeurant comme plongé dans des réflexions
-profondes, Duroc ajouta: Partez, Sire, partez ... Ce spectacle est
-trop pénible pour vous.--Napoléon sortit en lui disant: Adieu, mon
-ami, nous nous reverrons ... peut-être bientôt!...--
-
-[Note 18: Entre autres le major saxon Odeleben, qui, attaché à
-Napoléon comme officier d'état-major, a rendu compte des circonstances
-les plus minutieuses de la campagne de Saxe.]
-
-[En marge: Noble caractère du grand maréchal.]
-
-[En marge: Douleur de Napoléon.]
-
-On a prétendu que ces mots de Duroc: _Je ne me reproche rien_,
-faisaient allusion à quelques injustes reproches de Napoléon, qui dans
-ses mouvements de vivacité n'épargnait pas même les hommes qu'il
-estimait le plus. Mais il rendait pleine justice à son grand maréchal.
-Duroc, né en Auvergne, d'une famille de gentilshommes militaires et
-pauvres, avait été élevé dans les écoles de l'ancienne artillerie, et
-avait les moeurs sévères, l'esprit arrêté de cette arme. Triste par
-nature, sensé, discret, peu ambitieux, se défiant des prospérités
-éblouissantes de l'Empire, il regrettait presque d'être attaché à un
-char courant au travers des précipices, mais il n'avait pu s'empêcher
-de le suivre, attiré par le génie de Napoléon, flatté de sa confiance,
-comblé de ses bienfaits. Un homme sage, même en se défiant de la
-fortune, ne sait pas toujours la repousser. Grand maréchal du palais,
-ayant en quelque sorte l'inspection de toutes choses et de tout le
-monde, Duroc ne manqua jamais d'informer Napoléon de ce qu'il fallait
-qu'il sût, sans toutefois desservir ni calomnier personne, parce qu'il
-voulait uniquement être utile, et jamais satisfaire ses antipathies ou
-ses préférences. Il était le second ami sûr et vraiment dévoué que
-Napoléon perdait dans l'espace de vingt jours. Aussi Napoléon était-il
-profondément ému de cette perte. Sorti de la chaumière où l'on avait
-placé Duroc mourant, il alla s'asseoir sur des fascines, assez près
-des avant-postes. Il était là pensif, les mains étendues sur ses
-genoux, les yeux humides, entendant à peine les coups de fusil des
-tirailleurs, et ne sentant pas les caresses d'un chien appartenant à
-un régiment de la garde, qui galopait souvent à côté de son cheval, et
-qui en ce moment s'était posé devant lui pour lécher ses mains. Un
-écuyer étant venu l'arracher à cette rêverie, il se leva brusquement,
-et cacha ses larmes, pour n'être pas surpris dans cet état d'émotion.
-Telle est la nature humaine, changeante, insaisissable dans ses
-aspects divers, et ne pouvant être jugée avec sûreté que par Dieu
-seul! Cet homme attendri sur le sort d'un blessé, avait fait mutiler
-plus de quatre-vingt mille hommes depuis un mois, plus de deux
-millions depuis dix-huit ans, et allait en faire déchirer encore par
-les boulets quelques centaines de mille!
-
-Napoléon ordonna sur-le-champ une cérémonie publique, où seraient
-prononcés solennellement les éloges funèbres des maréchaux Bessières
-et Duroc, par MM. Villemain et Victorin Fabre.--Je ne veux pas de
-prêtres, écrivit-il le jour même à l'archichancelier Cambacérès, sans
-doute sous l'influence de ses dernières querelles avec le clergé.--Il
-transporta à la fille de Duroc le duché de Frioul, ainsi que tous les
-dons qu'il avait accordés au père, et désigna M. le comte Molé pour
-son tuteur.
-
-[En marge: Arrivée le 25 mai sur le Bober.]
-
-Mais telle est la guerre! On s'émeut un instant, puis, entraîné par
-le torrent des événements, on court des funérailles de la veille à
-celles du lendemain, s'excusant par l'oubli de soi-même de l'oubli
-d'autrui. Le lendemain 23 mai on entra à Gorlitz, et on franchit la
-Neiss. Le 24 on franchit la Queiss, et le 25, le Bober. Les coalisés
-s'étaient séparés en deux colonnes, l'une à notre droite, composée des
-troupes de Miloradovitch et de la garde russe, l'autre à notre gauche,
-composée des Prussiens et de Barclay de Tolly, distribution
-correspondant à celle qu'ils présentaient sur le champ de bataille de
-Bautzen. Napoléon les suivit toutes deux. Une colonne formée des corps
-de Bertrand et de Marmont marcha sur la droite par Gorlitz, Lauban,
-Goldberg, Schweidnitz, en suivant le pied des montagnes. Une autre
-comprenant les corps de Reynier, de Lauriston, de Ney, la garde, et le
-quartier impérial, marcha au centre par Gorlitz, Bunzlau, Haynau,
-Liegnitz, Breslau. Sur notre gauche, le duc de Bellune, précédé de la
-cavalerie du général Sébastiani, se dirigea vers l'Oder pour débloquer
-Glogau. Nous étions en pleine Silésie, dans de riches campagnes, sur
-le territoire du roi de Prusse, que nous n'avions d'autre raison de
-ménager que celle d'économiser pour nous-mêmes les ressources du pays.
-Napoléon ordonna la plus sévère discipline, par prévoyance d'abord, et
-ensuite pour faire avec les Russes un contraste qui fût de nature à
-frapper les Allemands.
-
-[En marge: La division Maison est surprise à Haynau.]
-
-À Haynau la division Maison, la meilleure du corps de Lauriston,
-essuya une surprise fâcheuse, et même assez meurtrière. Les coalisés
-se sentant vivement poursuivis, et voulant nous rendre moins
-pressants, imaginèrent de nous tendre un piége qui nous coûtât un peu
-cher, et le combinèrent avec beaucoup d'art. Dans la plaine de Haynau,
-où il y avait place pour une nombreuse cavalerie, et où l'on pénétrait
-après avoir traversé un village, on cacha sur le côté, et hors de vue,
-cinq ou six régiments de grosse cavalerie, puis on nous montra sur la
-route directe une espèce d'arrière-garde qui se retirait négligemment.
-Le général Maison ayant conçu quelques craintes s'avançait avec
-précaution; mais le maréchal Ney, stimulé par les reproches de
-Napoléon, qui se plaignait sans cesse de ne pas faire de prisonniers,
-poussa le général Maison en avant, et se mettant à ses côtés, voulut
-déboucher vivement dans la plaine. Ils n'avaient pas plutôt franchi le
-défilé du village, qu'on vit sur la droite un moulin en flammes, et à
-ce signal (convenu par les ennemis) une innombrable cavalerie fondit
-sur notre infanterie avant qu'elle eût le temps de se former en carré.
-La déroute fut grande, malgré tous les efforts du maréchal Ney et du
-général Maison. On perdit trois ou quatre pièces de canon, et un
-millier d'hommes sabrés ou dispersés. Le maréchal Ney ne parvint que
-très-difficilement à dégager sa personne, et le général Maison, après
-des efforts inouïs, réussit enfin à rallier sa division, mais l'âme
-dévorée de chagrin, et consentant avec peine à survivre à un accident
-qui était quant à lui parfaitement immérité. Les Prussiens payèrent
-cette aventure, bonne pour eux, de la mort du colonel de Dolffs, le
-meilleur de leurs officiers de cavalerie après Blucher, et commandant
-chez eux la réserve de cette arme.
-
-[En marge: Le général Sébastiani venge à Sprottau l'échec de la
-division Maison.]
-
-[En marge: Arrivée de l'armée française sur l'Oder, et déblocus de
-Glogau.]
-
-Le lendemain le général Sébastiani, qui marchait en tête du corps du
-duc de Bellune vers Glogau, vengea dans les environs de Sprottau
-l'échec du général Maison, en prenant un immense parc d'artillerie et
-500 prisonniers. Ce sont là les alternatives quotidiennes de la
-guerre; mais ces sortes d'escarmouches étaient en ce moment de peu de
-conséquence. On arriva le 27 sur la Katzbach, à Liegnitz, et notre
-corps de gauche, parvenu sur l'Oder, débloqua Glogau. Notre garnison,
-investie depuis cinq mois, se jeta pleine de joie dans les bras de ses
-libérateurs. Le général Lauriston ayant de son côté joint l'Oder,
-arrêta soixante bateaux de vivres et de munitions qui devaient servir
-au siége de la place, et qui lui furent envoyés pour la ravitailler.
-Le maréchal Ney n'avait plus qu'une marche à exécuter pour entrer à
-Breslau.
-
-[En marge: Suite donnée à la proposition d'armistice.]
-
-[En marge: Lettre de M. de Stadion.]
-
-On s'étonnera sans doute qu'il ne fût plus question d'armistice après
-la lettre du général de Bubna à M. de Stadion, et après celle de M. de
-Caulaincourt à M. de Nesselrode, l'une annonçant le projet
-d'armistice, et l'autre offrant les moyens de le négocier
-immédiatement. Mais, ainsi que nous l'avons déjà dit, on n'avait pas
-voulu admettre M. de Caulaincourt, afin de ne donner d'ombrage ni aux
-alliés qu'on avait déjà, c'est-à-dire aux Prussiens, ni à ceux qu'on
-espérait, c'est-à-dire aux Autrichiens. On avait donc répondu que la
-médiation de l'Autriche ayant été acceptée, M. de Caulaincourt devait
-s'adresser à M. de Stadion, représentant de la puissance médiatrice.
-Cette réponse, signée de M. de Nesselrode, et accompagnée d'ailleurs
-des témoignages les plus flatteurs pour M. de Caulaincourt, fut
-renfermée dans une lettre de M. de Stadion au prince Berthier, et
-expédiée à ce dernier. Elle disait que d'après le renvoi qui venait de
-lui être fait, M. de Stadion était prêt à s'aboucher avec M. de
-Caulaincourt, et avec des commissaires tant russes que prussiens, pour
-procéder sur-le-champ à la conclusion d'un armistice.
-
-[En marge: Napoléon reçoit froidement cette lettre.]
-
-Cette double réponse, différée jusqu'au lendemain de la bataille, fut
-envoyée le 22 mai, et remise aux avant-postes français. Napoléon
-l'ayant reçue, et voyant quel accueil on faisait à ses ouvertures,
-n'avait pas cru devoir se presser avec des gens qui se montraient si
-fiers, et répondit que lorsque les commissaires se présenteraient aux
-avant-postes on les admettrait. Il avait ensuite continué sa marche,
-et il était, comme on vient de le voir, arrivé à Liegnitz, à une ou
-deux marches de Breslau.
-
-[En marge: Agitation au camp des coalisés.]
-
-[En marge: Barclay de Tolly, devenu général en chef, veut se retirer
-en Pologne.]
-
-Dans ce moment une vive agitation régnait parmi les coalisés. Malgré
-un fol orgueil, provenant chez eux de ce qu'ils nous résistaient un
-peu mieux qu'autrefois, ils commençaient à sentir les conséquences de
-deux grandes défaites. Les officiers prussiens, presque tous membres
-du _Tugend-Bund_, avaient une ardeur de sectaires, sectaires
-d'ailleurs de la plus noble des causes, celle de leur patrie; mais les
-troupes, dans lesquelles les jeunes soldats se trouvaient en assez
-forte proportion, se ressentaient des batailles perdues et des
-retraites rapides. Les Russes étaient beaucoup plus ébranlés que les
-Prussiens. La guerre, de patriotique qu'elle avait été pour eux, étant
-devenue purement politique depuis qu'ils avaient franchi la Pologne,
-ils en supportaient les souffrances avec impatience. En outre
-l'empereur Alexandre n'ayant pu refuser plus longtemps le commandement
-à Barclay de Tolly, seul homme capable de l'exercer quoique
-impopulaire parmi les soldats, celui-ci, avec l'ordinaire exactitude
-de son esprit, avait cherché à remettre l'ordre dans son armée, et n'y
-avait guère réussi au milieu de la confusion d'une retraite. Il
-pensait et disait avec sa rudesse accoutumée, que l'armée russe allait
-se dissoudre si on ne la ramenait en Pologne pour s'y refaire pendant
-deux mois derrière la Vistule, et non-seulement il le disait, mais il
-voulait agir en conséquence. Aussi avait-il fallu la volonté
-formellement exprimée d'Alexandre pour lui faire abandonner la route
-de Breslau, celle qui menait directement en Pologne, et l'obliger à
-prendre celle de Schweidnitz. C'est là qu'on espérait s'arrêter, dans
-le fameux camp de Bunzelwitz, si longtemps occupé par Frédéric le
-Grand, et dans le voisinage de l'Autriche, voisinage toujours
-fortement recommandé par les diplomates de la coalition. Barclay de
-Tolly avait obéi, en déclarant toutefois cette conduite politique
-peut-être, mais très-peu militaire, et laissant craindre une
-opposition, opiniâtre à des ordres de la même nature, fussent-ils
-donnés par l'empereur.
-
-[En marge: Efforts qu'on fait pour retenir Barclay de Tolly.]
-
-Les Allemands, et Alexandre lui-même, toujours infatué de son rôle de
-libérateur de l'Europe, avaient envoyé à Barclay de Tolly M. de
-Muffling, qui avait quelques titres à ses yeux, pour avoir défendu sa
-conduite dans la journée du 21 mai et mis en grande évidence ses
-dangers et ses services. M. de Muffling avait tâché de l'ébranler
-dans ses résolutions, mais n'avait rien gagné sur l'inflexibilité de
-son caractère, et pour réussir à le convaincre l'avait conduit au camp
-de Bunzelwitz, afin de lui en montrer les avantages. Mais on avait
-trouvé la place de Schweidnitz, qui était l'appui de ce camp, détruite
-par les Français en 1807, et point relevée encore par les Prussiens en
-1813, en outre la position de Bunzelwitz insignifiante comparativement
-aux moyens dont disposaient les armées modernes. Barclay de Tolly
-avait soutenu, et avec raison, que les armées coalisées ne tiendraient
-pas quelques heures dans une position pareille, et qu'elles
-sortiraient presque anéanties d'une nouvelle rencontre avec Napoléon.
-Cette visite n'avait donc eu d'autre résultat que de confirmer le
-général russe dans sa résolution de laisser les Prussiens en Silésie,
-et d'aller refaire son armée en Pologne, sauf à revenir dans deux mois
-sur l'Oder. Mais pendant ce temps la coalition pouvait être dissoute.
-
-[En marge: Nécessité pour les coalisés de consentir à un armistice.]
-
-[En marge: Envoi de commissaires aux avant-postes français.]
-
-[En marge: Voyage de M. de Nesselrode à Vienne pour décider
-l'Autriche.]
-
-On reconnut bientôt après toutes ces conférences qu'il n'y avait
-d'autre ressource que de donner suite à l'idée d'un armistice, déjà
-mise en avant par la diplomatie des puissances belligérantes. On se
-réunit chez les deux monarques alliés à Schweidnitz, et on tomba
-d'accord sur la nécessité d'une suspension d'armes, comme unique moyen
-d'échapper aux difficultés de la situation. Par malheur pour les
-coalisés, les meneurs prussiens n'en voulaient pas. Le général
-Gneisenau, membre du _Tugend-Bund_, homme de coeur et d'esprit, mais
-ardent et irréfléchi, rempli des passions de ses compatriotes,
-successeur du général Scharnhorst dans les fonctions de chef
-d'état-major de Blucher, tenait tout haut contre le projet d'un
-armistice un langage des plus violents, et qui pouvait être dangereux
-avec des têtes aussi vives que celles des officiers prussiens.
-Pourtant la nécessité de suspendre les hostilités était impérieuse, et
-l'on convint d'envoyer des commissaires au quartier général français,
-afin de négocier un armistice. En même temps on essaya d'agir sur les
-esprits les plus exaltés, en leur promettant de ne poser les armes que
-pour les reprendre bientôt, et lorsqu'on les aurait reprises, de ne
-plus les quitter qu'après la destruction de l'ennemi commun. On ne
-s'en tint pas à l'envoi des commissaires au quartier général. On fit
-partir M. de Nesselrode pour Vienne. Il devait y exposer les dangers
-que couraient les puissances belligérantes, l'impossibilité pour elles
-de se tenir plus longtemps attachées à la Bohême, et, si le cabinet de
-Vienne ne prenait immédiatement son parti, la vraisemblance d'une
-retraite forcée en Pologne, laquelle entraînerait infailliblement la
-dissolution de la coalition, et la perte pour l'Autriche d'une
-occasion unique de sauver l'Europe et elle-même. Il était armé d'un
-stimulant puissant, c'était la menace d'un arrangement direct de la
-Russie avec la France, arrangement direct que l'empereur Alexandre
-avait repoussé noblement, mais qu'il dépendait de lui de négocier en
-quelques heures, car il n'avait pour cela qu'à laisser pénétrer M. de
-Caulaincourt jusqu'à lui. Du reste la seule apparition de ce noble
-personnage aux avant-postes avait agi déjà sur le cabinet autrichien,
-et M. de Nesselrode en arrivant à Vienne devait trouver tout produit
-l'effet qu'on attendait de cet argument. Pour seconder M. de
-Nesselrode, M. de Stadion avait écrit de son côté, les Prussiens du
-leur, et tous s'étaient servis de M. de Caulaincourt comme d'un
-épouvantail qui devait amener le cabinet de Vienne à se décider tout
-de suite.
-
-[En marge: Arrivée des commissaires russe et prussien aux avant-postes
-français.]
-
-M. de Nesselrode partit donc pour la capitale de l'Autriche, tandis
-que le général Kleist au nom des Prussiens, le général comte de
-Schouvaloff au nom des Russes, se rendaient aux avant-postes français.
-Ils y arrivèrent le 29 mai à dix heures du matin. Ils furent reçus par
-le prince Berthier, qui en référa sur-le-champ à l'Empereur.
-
-[En marge: Motifs de Napoléon pour accepter un armistice.]
-
-[En marge: M. de Caulaincourt chargé de négocier l'armistice.]
-
-Celui-ci était engagé par les réponses qu'il avait faites, et ne
-pouvait pas refuser de négocier, bien qu'il eût intérêt à battre une
-dernière fois les coalisés, et à les pousser en désordre sur la
-Vistule, loin de l'Autriche, qui ne deviendrait certainement pas leur
-alliée, s'ils étaient rejetés si loin d'elle. Pourtant l'état de sa
-cavalerie, le désir d'avoir achevé la seconde série de ses armements,
-afin de tenir tête même à l'Autriche, et de ne conclure que la paix
-qu'il voudrait, l'espérance d'être prêt en deux mois, et de reprendre
-alors ses opérations victorieuses après avoir échappé aux grandes
-chaleurs de l'été, le disposaient assez à une suspension d'armes. Il
-consentit donc au principe d'un armistice, parce qu'il était lié en
-quelque sorte, parce que le refus aurait eu une signification trop peu
-pacifique, et surtout parce qu'il se flattait d'avoir le temps de
-redevenir par ses armements le maître des conditions de la paix. Mais
-il entendait garder par les arrangements temporaires dont on allait
-convenir la Silésie jusqu'à Breslau, et la basse Allemagne jusqu'à
-l'Elbe, Hambourg et Lubeck compris, que ces villes fussent ou ne
-fussent pas reconquises par les troupes françaises. De plus, il
-voulait que l'interruption des opérations militaires durât deux mois
-au moins, et que pendant toute la durée de cette interruption les
-garnisons de ses places de l'Oder et de la Vistule ne mangeassent pas
-leurs vivres, mais fussent ravitaillées à prix d'argent. M. de
-Caulaincourt, l'épouvantail de l'Autriche, fut envoyé à Gebersdorf le
-30 mai, entre les deux armées, afin de traiter sur les bases que nous
-venons d'indiquer.
-
-Il trouva les commissaires prussien et russe fort animés, affectant de
-l'être encore plus qu'ils ne l'étaient, beaucoup trop orgueilleux pour
-leur situation, fort polis toutefois envers l'ancien ambassadeur de
-France en Russie. M. de Caulaincourt put voir aussi que le sentiment
-d'une cause juste était d'un grand secours dans les défaites, et que
-Napoléon aurait une violente lutte à soutenir, s'il persistait à ne
-rien céder à l'Europe. Les commissaires se montrèrent presque fixés
-sur les trois points qui suivent. Ils ne voulaient pas abandonner
-pendant l'armistice Breslau, devenu la seconde capitale des Prussiens;
-ils ne voulaient pas davantage nous concéder l'occupation de Hambourg,
-car c'était établir d'avance un préjugé en faveur de la réunion
-définitive des villes anséatiques à la France, et enfin ils
-entendaient ne donner qu'une durée d'un mois à l'armistice. M. de
-Caulaincourt eut sur ces trois points une conférence qui dura dix
-heures, et parut n'avoir rien gagné après une discussion aussi longue.
-Il en référa à l'Empereur, qui était à Neumarkt, aux portes de
-Breslau, et avait eu la prudence, trop rare chez lui, de ne pas entrer
-dans cette ville, afin de ne pas s'ôter la possibilité de la céder,
-s'il en fallait faire le sacrifice. Il s'était contenté d'y envoyer un
-détachement des troupes du maréchal Ney.
-
-[En marge: Points contestés de l'armistice.]
-
-Le ton, les exigences des commissaires alliés l'irritèrent
-singulièrement[19]. Il leur fit répondre que l'armistice ne lui était
-pas nécessaire, tandis que pour eux il était indispensable; que si on
-voulait donner à cette suspension d'armes le caractère d'une
-capitulation, il allait marcher en avant et les rejeter au delà de la
-Vistule, qu'ils seraient battus une troisième fois, une quatrième,
-aussi souvent, en un mot, qu'ils s'exposeraient à rencontrer l'armée
-française; que si, avec une pareille conviction, il consentait à
-s'arrêter, c'était pour rendre à l'Europe des espérances de paix dont
-elle avait besoin, et n'être pas accusé d'avoir fait évanouir ces
-espérances; qu'il voulait la moitié de la Silésie au moins, qu'il
-n'abandonnerait pas Hambourg, et que quant à Breslau, s'il y
-renonçait, ce serait pure complaisance de sa part, car il en était
-maître. Toutefois il évita de s'expliquer d'une manière absolue à cet
-égard, laissant entrevoir que Breslau serait l'équivalent de Hambourg.
-Mais il fut péremptoire relativement à la durée de l'armistice, disant
-que stipuler un mois pour traiter tant de matières si difficiles,
-c'était tracer autour de lui le cercle de Popilius, qu'il était
-habitué à y enfermer les autres, et pas du tout à y être enfermé
-lui-même, et que voulant sérieusement d'un congrès, il demandait le
-temps de le tenir, et de le faire aboutir à un résultat.--Par malheur
-il ne le voulait pas franchement, et cherchait à se procurer le temps
-d'armer, non celui de négocier.
-
-[Note 19: Nous possédons aux archives toute la correspondance de
-Napoléon avec M. de Caulaincourt pendant la négociation de cet
-armistice, et c'est d'après cette correspondance elle-même que j'écris
-ce récit.]
-
-[En marge: Longues discussions.]
-
-[En marge: Circonstance nouvelle qui influe sur la détermination de
-Napoléon.]
-
-Les commissaires se revirent, et se mirent à disputer sur ces divers
-thèmes, au village de Pleiswitz, après avoir pris la précaution de
-stipuler une suspension d'armes provisoire pendant la durée de ces
-pourparlers. Les commissaires alliés tenaient toujours à leurs
-prétentions, sans néanmoins se montrer invincibles, car ils avaient de
-l'armistice un besoin impérieux. De son côté Napoléon venait
-d'apprendre une nouvelle qui le disposait à être un peu plus
-accommodant. M. de Bassano, récemment arrivé de Paris à Dresde,
-s'était transporté à Liegnitz pour y reprendre ses fonctions
-diplomatiques à la suite du quartier général, et à peine à Liegnitz il
-y avait été rejoint par M. de Bubna revenant de Vienne, et apportant
-des explications détaillées sur tous les points que Napoléon avait
-traités avec lui à Dresde les 17 et 18 mai dernier. Voici ce que M. de
-Bubna racontait de son voyage et de ses négociations.
-
-[En marge: Retour de M. de Bubna au quartier général français avec les
-propositions de l'Autriche modifiées.]
-
-De retour à Vienne, il avait peint Napoléon comme plus débonnaire
-encore qu'il ne l'avait trouvé, bien que Napoléon eût feint de se
-montrer à lui plus accommodant qu'il ne voulait l'être. Il avait
-surtout fait valoir sa disposition à recevoir les insurgés espagnols
-dans un congrès, comme une concession inespérée, et mis un grand soin
-à taire ses emportements contre M. de Metternich. Il n'avait parlé de
-ces emportements qu'à M. de Narbonne. Ce rapport très-adroit avait
-infiniment satisfait l'empereur François, et M. de Metternich, qui
-désiraient l'un et l'autre sortir de cette situation sans la guerre.
-De plus ils avaient été fort contents des lettres de Napoléon, et
-avaient tenu un certain compte des répugnances qu'il avait manifestées
-à l'égard de quelques-unes des conditions proposées. Sur la
-dissolution du grand-duché de Varsovie, sur son démembrement au profit
-de la Prusse, de la Russie, de l'Autriche, sur l'abandon de l'Illyrie
-à cette dernière, ils avaient considéré Napoléon comme rendu,
-quoiqu'il ne l'eût pas formellement dit à M. de Bubna. Mais puisque M.
-de Bubna l'avait trouvé plus tenace sur la renonciation au protectorat
-de la Confédération du Rhin, et sur la restitution des villes
-anséatiques, l'empereur François et M. de Metternich s'étaient décidés
-sur ces deux points à admettre quelques modifications, et ils avaient
-imaginé les suivantes, qui étaient de nature à sauver ce que Napoléon
-appelait son honneur. Les provinces anséatiques ne seraient restituées
-pour reconstituer les villes libres de Lubeck, Brême et Hambourg, qu'à
-la paix avec l'Angleterre. De plus la question de la Confédération du
-Rhin serait renvoyée également à la paix générale, à celle qui
-comprendrait toutes les puissances de l'univers, même l'Amérique. Si
-on ne traitait dans le moment qu'avec la Russie, la Prusse et
-l'Autriche, on ajournerait ces deux points. Si au contraire on
-traitait avec tout le monde, Napoléon pourrait bien faire à la paix
-universelle, qui comprenait la paix maritime et devait lui procurer
-tant d'avantages et tant de lustre, le sacrifice des deux points
-contestés.
-
-On avait donc réexpédié sur-le-champ M. de Bubna pour le quartier
-général français, avec ces deux modifications, qui étaient en effet
-fort importantes, et l'empereur François avait adressé une nouvelle
-lettre à Napoléon, dans laquelle, répondant à la prière que celui-ci
-lui avait faite de soigner son honneur, il disait ces mots: Le jour où
-je vous ai donné ma fille, votre honneur est devenu le mien. Ayez
-confiance en moi, et je ne vous demanderai rien dont votre gloire ait
-à souffrir.--À tous ces témoignages, M. de Bubna devait ajouter la
-déclaration formelle que l'Autriche n'était encore engagée avec
-personne, et que si Napoléon acceptait les conditions de paix ainsi
-modifiées, elle était prête à se lier avec lui par de nouveaux
-articles joints au traité d'alliance du 14 mars 1812.
-
-[Date en marge: Juin 1813.]
-
-Telles étaient les dispositions de la cour de Vienne lorsque M. de
-Bubna s'était remis en route, et elles étaient sincères, car à ce
-moment l'Autriche n'avait pas encore entendu parler d'arrangement
-direct entre la Russie et la France, elle n'avait donc ni
-mécontentement, ni raison particulière de se hâter, et elle offrait
-ces conditions parce qu'elle était assurée de les faire agréer à la
-Russie et à la Prusse par la seule menace de s'unir à Napoléon. M. de
-Bubna ayant fait diligence, était arrivé le 30 mai à Liegnitz, auprès
-de M. de Bassano, et avait longuement exposé les propositions qu'on
-l'avait chargé de faire. Malgré la froideur de M. de Bassano, il les
-avait exposées avec bonne foi, et avec la chaleur d'un homme qui
-désirait réussir, pour son pays d'abord, et aussi pour sa gloire
-personnelle. M. de Bassano rendit compte sur-le-champ, et par écrit,
-de cette conférence à Napoléon, sans dire un seul mot pour appuyer ou
-combattre des propositions dont le rejet est le plus grand malheur qui
-soit jamais advenu à la France.
-
-[En marge: Napoléon obligé de se prononcer sur les propositions de
-l'Autriche, se résout à l'armistice, pour gagner deux mois, et se
-mettre en mesure par ses derniers préparatifs de ne subir aucune
-condition.]
-
-Certes une pareille nouvelle aurait dû sembler bien bonne à Napoléon,
-car il dépendait de lui de terminer sa longue lutte avec l'Europe, et
-de la terminer en obtenant un empire magnifique, en obtenant surtout
-la paix maritime, qui par l'effet qu'elle devait produire aurait
-couvert bien suffisamment le sacrifice de Hambourg et de la
-Confédération du Rhin. Malheureusement cette communication l'irrita au
-lieu de le satisfaire. Il y vit la résolution de l'Autriche
-d'intervenir immédiatement, ce qui était vrai, et de ne pas laisser
-prolonger les hostilités sans imposer son arbitrage. Or il fallait, ou
-qu'il consentît à des conditions dont il ne voulait à aucun prix, même
-modifiées, ou qu'il courût la chance d'avoir à l'instant même
-l'Autriche sur les bras, et il ne pouvait être en mesure de faire face
-à ce nouvel ennemi que sous deux mois. Ce fut donc le coup d'éperon
-qui le décida à céder sur quelques points contestés de l'armistice. Au
-lieu d'être accommodant avec l'Autriche qui lui demandait des
-sacrifices définitifs, il le devint avec la Prusse et la Russie qui
-n'exigeaient que des sacrifices provisoires. Il écrivit à M. de
-Bassano en chiffres: Gagnez du temps, ne vous expliquez pas avec M. de
-Bubna, emmenez-le avec vous à Dresde, et retardez le moment où nous
-serons obligés d'accepter ou de refuser les propositions
-autrichiennes. Je vais conclure l'armistice, et alors le temps dont
-j'ai besoin sera tout gagné. Si pourtant on persiste à exiger pour la
-conclusion de cet armistice des conditions qui ne me conviennent pas,
-je vous fournirai des thèmes pour prolonger les pourparlers avec M. de
-Bubna, et pour me ménager les quelques jours qu'il me faudrait pour
-rejeter les coalisés loin du territoire de l'Autriche.--
-
-Dans le moment, pour son malheur et le nôtre, Napoléon venait de
-recevoir la nouvelle que le maréchal Davout était aux portes de
-Hambourg, et serait certainement entré dans cette ville le 1er juin.
-On était au 3; il imagina donc de résoudre la difficulté de Hambourg,
-en disant dans l'armistice que relativement aux provinces anséatiques,
-on accepterait ce que le sort des armes aurait décidé le 8 juin à
-minuit. Quant à Breslau, il accorda qu'on laisserait entre les deux
-armées un terrain neutre d'une dizaine de lieues, lequel comprendrait
-Breslau, et quant à la durée de l'armistice, qu'elle s'étendrait
-jusqu'au 20 juillet, avec six jours de délai entre la dénonciation de
-l'armistice et la reprise des hostilités, ce qui conduirait jusqu'au
-26 juillet, et ferait près de deux mois. Il envoya ces conditions,
-avec injonction de rompre à l'instant même si elles n'étaient pas
-admises.
-
-[En marge: Signature de l'armistice de Pleiswitz le 4 juin.]
-
-M. de Caulaincourt les ayant présentées le 4 juin, les commissaires,
-qui avaient ordre de céder si Breslau ne restait pas dans les mains de
-Napoléon, cédèrent en effet, et cet armistice funeste, qui a été l'un
-des plus grands malheurs de Napoléon, fut signé le 4 juin. Il fut
-convenu qu'on adopterait pour ligne de démarcation entre les deux
-armées la Katzbach, afin de laisser Breslau en dehors comme neutre;
-qu'après la Katzbach on prendrait l'Oder, ce qui nous assurait la
-basse Silésie pour y stationner et y vivre; après l'Oder, l'ancienne
-frontière qui avait toujours séparé la Saxe de la Prusse, ce qui
-laissait en notre possession tous les États de la Saxe; enfin la ligne
-de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à la mer, sauf ce qui serait advenu
-des villes anséatiques. Il fut stipulé en outre que les garnisons
-bloquées de la Vistule et de l'Oder seraient successivement
-approvisionnées à prix d'argent. On apprit le jour même que Hambourg
-et les villes anséatiques étaient rentrées dans les mains du maréchal
-Davout, ce qui nous en assurait l'occupation pendant la suspension
-d'armes.
-
-[En marge: Caractère de ce funeste armistice.]
-
-[En marge: Fin de la première campagne de Saxe, dite campagne du
-printemps.]
-
-Tel fut ce déplorable armistice, qu'il fallait certainement accepter
-si on voulait la paix, mais rejeter absolument si on ne la voulait
-point, car il valait mieux dans ce cas achever sur-le-champ la ruine
-des coalisés, et que Napoléon au contraire accepta justement parce
-qu'il était opposé à cette paix, et qu'il désirait se procurer deux
-mois pour achever ses armements, et être en mesure de refuser les
-conditions de l'Autriche[20]. Cette faute, qui procédait de toutes
-les autres, et les résumait à elle seule, faisait partie de cette
-suite fatale de résolutions follement ambitieuses, qui devaient
-précipiter la fin de son règne. Elle causa cependant, excepté chez les
-Prussiens, une fausse et universelle joie dans toute l'Europe, parce
-qu'elle avait une forte apparence de paix. Napoléon, en faisant entrer
-son armée dans ses cantonnements, décréta la construction d'un
-monument placé au sommet des Alpes, et qui porterait ces mots:
-NAPOLÉON AU PEUPLE FRANÇAIS, EN MÉMOIRE DE SES GÉNÉREUX EFFORTS CONTRE
-LA COALITION DE 1813.--Cette idée avait bien toute la grandeur de son
-génie; mais, pour ce peuple français et même pour lui, il eût mieux
-valu envoyer à Paris un traité de paix stipulant l'abandon de la
-Confédération du Rhin, de Hambourg, de l'Illyrie, de l'Espagne, avec
-ces mots: SACRIFICES DE NAPOLÉON AU PEUPLE FRANÇAIS.--Napoléon fût
-demeuré un personnage non pas plus poétique, mais plus véritablement
-grand, et ce noble peuple n'eût pas perdu le fruit de son sang le plus
-pur versé pendant vingt années.
-
-[Note 20: Nous n'en sommes point réduits aux conjectures relativement
-aux motifs de ce fameux armistice si justement blâmé comme une grande
-faute politique et militaire, puisqu'il donna le temps de se sauver
-aux coalisés réduits aux abois. Jusqu'ici on avait prêté à Napoléon
-les motifs les plus ridicules, et qui n'étaient conformes ni à son
-caractère ni à son génie. Mais, heureusement pour l'histoire, il
-écrivit au prince Eugène, à M. de Bassano, au ministre de la guerre,
-les raisons qui le décidèrent, et on y voit que, forcé de s'expliquer
-avec l'Autriche sous quelques jours, et exposé dès lors à avoir cette
-puissance immédiatement sur les bras, il signa l'armistice pour gagner
-deux mois, temps nécessaire à la seconde série de ses armements. Dans
-ce cas, on peut dire que la faute de l'armistice ne fut autre que
-celle même de ne vouloir pas consentir aux conditions de l'Autriche.]
-
-
-FIN DU LIVRE QUARANTE-HUITIÈME
-
-ET DU QUINZIÈME VOLUME.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-CONTENUES
-
-DANS LE TOME QUINZIÈME.
-
-
-LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.
-
-WASHINGTON ET SALAMANQUE.
-
- Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de
- Russie. -- Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante
- du commerce et des classes ouvrières; désir général de la paix.
- -- Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet
- britannique. -- Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique
- purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un
- changement politique. -- À tous les maux qui résultent pour
- l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une
- guerre imminente avec l'Union américaine. -- Où en étaient
- restées les questions de droit maritime entre l'Europe et
- l'Amérique. -- Renonciation de la part des Américains au système
- de _non-intercourse_, en faveur des puissances qui leur
- restitueront les légitimes droits de la neutralité. -- Saisissant
- cette occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin
- et de Milan, si l'Amérique obtient le rappel des _ordres du
- conseil_, ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. --
- L'Amérique accepte cette proposition avec empressement. --
- Négociation qui dure plus d'une année pour obtenir de
- l'Angleterre la révocation des _ordres du conseil_. -- Entêtement
- de l'Angleterre dans son système, et refus des propositions
- américaines, fondé sur ce que la révocation des décrets de Berlin
- et de Milan n'est pas sincère. -- Puériles contestations de la
- diplomatie britannique sur ce sujet. -- Napoléon ne se bornant
- plus à une simple promesse de révocation, rend le décret du 28
- avril 1811, par lequel les décrets de Berlin et de Milan sont,
- par rapport à l'Amérique, révoqués purement et simplement. --
- L'Angleterre contestant encore un fait devenu évident, les
- Américains sont disposés à lui déclarer la guerre. -- Dernières
- hésitations de leur part dues aux procédés malentendus de
- Napoléon, et aux dispositions des divers partis en Amérique. --
- État de ces partis. -- Fédéralistes et républicains. -- Le
- président Maddisson. -- La guerre résolue d'abord pour 1811 est
- remise à 1812. -- Les violences redoublées de l'Angleterre, et
- surtout la _presse_ exercée sur les matelots américains, décident
- enfin le gouvernement de l'Union. -- Le président Maddisson
- propose une suite de mesures militaires. -- Vive agitation dans
- le congrès, et déclaration de guerre à l'Angleterre. --
- Importance de cet événement, et conséquences qu'il aurait pu
- avoir sans le désastre de Russie et sans les événements
- d'Espagne. -- État de la guerre dans la Péninsule. -- Dégoût
- croissant de Napoléon pour cette guerre. -- Situation dans
- laquelle il avait laissé les choses en partant pour la Russie, et
- résolution qu'il avait prise de déférer le commandement en chef
- au roi Joseph. -- Comment ce commandement avait été accepté dans
- les diverses armées qui occupaient la Péninsule. -- État des
- armées du Nord, de Portugal, du Centre, d'Andalousie et d'Aragon.
- -- Résistance à l'autorité de Joseph dans tous les états-majors,
- excepté dans celui de l'armée de Portugal, qui avait besoin de
- lui. -- Projets de lord Wellington, évidemment dirigés contre
- l'armée de Portugal. -- Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan,
- son major général, discerne parfaitement le danger dont on est
- menacé, et le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie,
- qui sont seules en mesure de secourir efficacement l'armée de
- Portugal. -- Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont
- successivement appelés à commander l'armée du Nord. -- Refus du
- maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues
- contestations avec Joseph. -- Situation grave et difficile de
- l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal Marmont.
- -- Opérations préliminaires de lord Wellington au printemps de
- 1812. -- Voulant empêcher les armées d'Andalousie et de Portugal
- de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une surprise
- contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le Tage. -- Enlèvement
- et destruction de ces ouvrages par le général Hill les 18 et 19
- mai. -- Après ce coup hardi, lord Wellington passe l'Aguéda dans
- les premiers jours de juin. -- Sa marche vers Salamanque. --
- Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. -- Attaque et prise
- des forts de Salamanque. -- Retraite du maréchal Marmont derrière
- le Douro. -- Situation et force des deux armées en présence. --
- Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la division des
- Asturies, et réuni environ quarante mille hommes, n'attendant
- plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle d'Andalousie,
- ni même de celle du Centre, se décide à repasser le Douro, afin
- de forcer les Anglais à rétrograder. -- Il espère les éloigner
- par ses manoeuvres, sans être exposé à leur livrer bataille. --
- Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et retraite des
- Anglais sous Salamanque, à la position des Arapiles. -- Le
- maréchal Marmont essaye de manoeuvrer encore autour de la
- position des Arapiles, afin d'obliger lord Wellington à rentrer
- en Portugal. -- Au milieu de ces mouvements hasardés, les deux
- armées s'abordent, et en viennent aux mains. -- Bataille de
- Salamanque, livrée et perdue le 22 juillet. -- Le maréchal
- Marmont, gravement blessé, est remplacé par le général Clausel.
- -- Funestes conséquences de cette bataille. -- Pendant qu'on la
- livrait, le roi Joseph, qui n'avait pu décider les diverses
- armées à secourir celle de Portugal, avait pris le parti de la
- secourir lui-même, mais sans l'en avertir à temps. -- Inutile
- marche de Joseph sur Salamanque à la tête d'une force de treize à
- quatorze mille hommes. -- Il passe quelques jours au delà du
- Guadarrama, afin de ralentir les progrès de lord Wellington, et
- de dégager l'armée de Portugal vivement poursuivie. -- Grâce à sa
- présence et à la vigueur du général Clausel, on sauve les débris
- de l'armée de Portugal qu'on recueille aux environs de
- Valladolid. -- État moral et matériel de cette armée, toujours
- malheureuse malgré sa vaillance. -- Profond chagrin de Joseph
- menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa capitale. -- N'ayant
- plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le conseil du
- maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. -- Ses ordres
- impératifs au maréchal Soult. -- Après avoir poursuivi quelques
- jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant pas au
- désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne la
- poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12 août. --
- Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la Manche,
- et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée d'Andalousie,
- se réfugie à Valence. -- Horribles souffrances de l'armée du
- Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa suite. --
- Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de toutes
- choses auprès du maréchal Suchet. -- Le maréchal Soult, averti
- par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à évacuer
- l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre à
- Valence. -- Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa
- conduite. -- Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains
- de Joseph. -- Irritation de Joseph. -- Son entrevue avec le
- maréchal Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. -- Conférence
- avec les trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de
- campagne à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais
- en Portugal. -- Avis des trois maréchaux. -- Sagesse du plan
- proposé par le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. -- Les
- deux armées d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid
- vers la fin d'octobre. -- Temps perdu par lord Wellington à
- Madrid; sa tardive apparition devant Burgos. -- Belle résistance
- de la garnison de Burgos. -- L'armée de Portugal renforcée oblige
- lord Wellington à lever le siége de Burgos. -- Alarmé de la
- concentration de forces dont il est menacé, lord Wellington se
- retire de nouveau sous les murs de Salamanque, et y prend
- position. -- Pendant ce temps Joseph, arrivé sur le Tage avec les
- armées du Centre et d'Andalousie réunies, chasse devant lui le
- général Hill, l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le
- 2 novembre, et en part immédiatement pour se mettre à la
- poursuite des Anglais. -- Son arrivée le 6 novembre au delà du
- Guadarrama. -- L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les
- bords du Douro, se joint à lui. -- Réunion de plus de
- quatre-vingt mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe,
- devant lord Wellington à Salamanque. -- Heureuse occasion de
- venger nos malheurs. -- Plan d'attaque, proposé par le maréchal
- Jourdan, approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal
- Soult. -- Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général
- de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du
- maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la
- responsabilité de la conduite à tenir. -- Le maréchal Soult passe
- la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal
- Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. -- Lord Wellington
- n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille
- Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille
- Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. -- Juste
- mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et
- leur entrée en cantonnements. -- Retour de Joseph à Madrid. --
- Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui, s'ajoutant au
- désastre de Moscou, aggravent la situation de la France. -- Joie
- en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement inouï des esprits
- à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon. 1 à 150
-
-
-LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.
-
-LES COHORTES.
-
- Rapide voyage de Napoléon. -- Il ne se fait connaître qu'à
- Varsovie et à Dresde, et seulement des ministres de France. --
- Arrivée subite à Paris le 18 décembre à minuit. -- Réception le
- 19 des ministres et des grands dignitaires de l'Empire. --
- Napoléon prend l'attitude d'un souverain offensé, qui a des
- reproches à faire au lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une
- grande importance à la conspiration du général Malet. --
- Réception solennelle du Sénat et du Conseil d'État. -- Violente
- invective contre l'idéologie. -- Afin d'attirer l'attention
- publique sur l'affaire Malet, et de la détourner des événements
- de Russie, on défère au Conseil d'État M. Frochot, préfet de la
- Seine, accusé d'avoir manqué de présence d'esprit le jour de la
- conspiration. -- Ce magistrat est condamné, et privé de ses
- fonctions. -- Napoléon, frappé du danger que courrait sa
- dynastie, s'il venait à être tué, songe à instituer d'avance la
- régence de Marie-Louise. -- L'archichancelier Cambacérès chargé
- de préparer un sénatus-consulte sur cet objet. -- Soins plus
- importants qui absorbent Napoléon. -- Activité et génie
- administratif qu'il déploie pour réorganiser ses forces
- militaires. -- Ses projets pour la levée de nouvelles troupes et
- pour la réorganisation des corps presque entièrement détruits en
- Russie. -- Il reçoit des bords de la Vistule des nouvelles qui le
- détrompent sur la situation de la grande armée, et qui lui
- prouvent que le mal depuis son départ a dépassé toutes les
- prévisions. -- Joie des Prussiens lorsqu'ils acquièrent la
- connaissance entière de nos désastres. -- À leur joie succède une
- violence de passion inouïe contre nous. -- Arrivée de l'empereur
- Alexandre à Wilna, et son projet de se présenter comme le
- libérateur de l'Allemagne. -- Actives menées des réfugiés
- allemands réunis autour de sa personne. -- Efforts tentés auprès
- du général d'York, commandant le corps prussien auxiliaire. -- Ce
- corps en retraite de Riga sur Tilsit abandonne le maréchal
- Macdonald, et se livre aux Russes. -- Dangers du maréchal
- Macdonald resté avec quelques mille Polonais au milieu des armées
- ennemies. -- Il parvient à se retirer sain et sauf sur Tilsit et
- Lobiau. -- Le quartier général français évacue Koenigsberg, et se
- replie du Niémen sur la Vistule. -- Macdonald et Ney, l'un avec
- la division polonaise Grandjean, l'autre avec la division
- Heudelet, couvrent comme ils peuvent cette évacuation précipitée.
- -- Officiers, généraux et cadres vides courant sur Dantzig et
- Thorn. -- Il ne reste au quartier général que neuf à dix mille
- hommes de toutes nations et de toutes armes, pour résister à la
- poursuite des Russes. -- Murat démoralisé se retire à Posen, et
- finit par quitter l'armée en laissant le commandement au prince
- Eugène. -- Effet que produit dans toute l'Allemagne la défection
- du général d'York. -- Mouvement extraordinaire d'opinion secondé
- par les sociétés secrètes, et voeu unanime de se réunir à la
- Russie contre la France. -- Immense popularité de l'empereur
- Alexandre. -- Premières impressions du roi de Prusse, et son
- empressement à désavouer le général d'York. -- Son embarras entre
- les engagements contractés envers la France, et la contrainte
- qu'exerce sur lui l'opinion publique de l'Allemagne. -- Il se
- retire en Silésie, et prend une sorte de position intermédiaire,
- d'où il propose certaines conditions à Napoléon. -- Contre-coup
- produit à Vienne par le mouvement général des esprits. --
- Situation de l'empereur François qui a marié sa fille à Napoléon,
- et de M. de Metternich qui a conseillé ce mariage. -- Leur
- crainte de s'être trompés en adoptant trop tard la politique
- d'alliance avec la France. -- Désir de modifier cette politique,
- et de s'entremettre entre la France et la Russie, afin d'amener
- la paix, et de profiter des circonstances pour rétablir
- l'indépendance de l'Allemagne. -- Sages conseils de l'empereur
- François et de M. de Metternich à Napoléon, et offre de la
- médiation autrichienne. -- Comment Napoléon reçoit ces nouvelles
- arrivant coup sur coup à Paris. -- Il donne un nouveau
- développement à ses plans pour la reconstitution des forces de la
- France. -- Emploi des cohortes. -- Levée de cinq cent mille
- hommes. -- Napoléon convoque un conseil d'affaires étrangères
- pour lui soumettre ces mesures, et le consulter sur l'attitude à
- prendre à l'égard de l'Europe. -- Sans repousser la paix,
- Napoléon veut en parler, en laisser parler, mais ne la conclure
- qu'après des victoires qui lui rendent la situation qu'il a
- perdue. -- Diversité des opinions qui se produisent autour de
- lui. -- La majorité se prononce pour de grands armements, et en
- même temps pour de promptes négociations par l'entremise de
- l'Autriche. -- Napoléon, à qui il convient de négocier pendant
- qu'il se prépare à combattre, accepte la médiation de l'Autriche,
- mais en indiquant des bases de pacification qui ne sont pas de
- nature à lui concilier cette puissance. -- Réponse peu
- encourageante adressée à la Prusse. -- Immense activité
- administrative déployée pendant ces négociations. -- État de
- l'opinion publique en France. -- On déplore les fautes de
- Napoléon, mais on est d'avis de faire un grand et dernier effort
- pour repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la paix. -- Aux
- levées ordonnées se joignent des dons volontaires. -- Emploi que
- fait Napoléon des 500 mille hommes mis à sa disposition. --
- Réorganisation des corps de l'ancienne armée sous les maréchaux
- Davout et Victor. -- Création, au moyen des cohortes et des
- régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, un sur l'Elbe,
- sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous les maréchaux
- Ney et Marmont, un en Italie, sous le général Bertrand. --
- Réorganisation de l'artillerie et de la cavalerie. -- Moyens
- financiers imaginés pour suffire à ces vastes armements. --
- Napoléon, tandis qu'il s'occupe de ces préparatifs, veut faire
- quelque chose pour ramener les esprits, et songe à terminer ses
- démêlés avec le Pape. -- Translation du Pape de Savone à
- Fontainebleau. -- Napoléon y envoie les cardinaux de Bayane et
- Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, pour préparer
- Pie VII à une transaction. -- Le Pape déjà d'accord avec Napoléon
- sur l'institution canonique, est disposé à accepter un
- établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à résider à
- Paris. -- Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se
- transporte à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et
- de ses entretiens décide le Pape à signer le Concordat de
- Fontainebleau, qui consacre l'abandon de la puissance temporelle
- du Saint-Siége. -- Fêtes à Fontainebleau. -- Grâces prodiguées au
- clergé. -- Rappel des cardinaux exilés. -- Les cardinaux revenus
- auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le
- disposent à ne pas exécuter le Concordat de Fontainebleau. --
- Napoléon feint de ne pas s'en apercevoir. -- Content de ce qu'il
- a obtenu, il convoque le Corps législatif, et lui annonce ses
- résolutions. -- Marche des événements en Allemagne. --
- Enthousiasme croissant des Allemands. -- Le roi de Prusse, dominé
- par ses sujets, se montre fort irrité des refus de Napoléon, et
- s'éloigne de plus en plus de notre alliance. -- Les Russes,
- quoique partagés sur la convenance militaire d'une nouvelle
- marche en avant, s'y décident par le désir d'entraîner le roi de
- Prusse. -- Ils s'avancent sur l'Oder, et obligent le prince
- Eugène à évacuer successivement Posen et Berlin. -- Nouveau
- mouvement rétrograde des armées françaises, et leur établissement
- définitif sur la ligne de l'Elbe. -- Le roi de Prusse séparé des
- Français, et entouré des Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son
- alliance avec la France. -- Traité de Kalisch. -- Arrivée
- d'Alexandre à Breslau, et son entrevue avec Frédéric-Guillaume.
- -- Effet produit en Allemagne par la défection de la Prusse. --
- Insurrection de Hambourg. -- Demi-défection de la cour de Saxe,
- et retraite de cette cour à Ratisbonne. -- Influence de ces
- nouvelles à Vienne. -- Le peuple autrichien fort ému commence
- lui-même à demander la guerre contre la France. -- La cour
- d'Autriche, ferme dans sa résolution de rétablir sa situation et
- celle de l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de
- résister à l'entraînement des esprits, et d'amener la France à
- une transaction. -- Conseils de M. de Metternich. -- Napoléon,
- peu troublé par ces événements, profite de l'occasion pour
- demander de nouvelles levées. -- Sa manière de répondre aux vues
- de l'Autriche. -- Ne tenant aucun compte des désirs de cette
- puissance, il lui propose de détruire la Prusse, et d'en prendre
- les dépouilles. -- Choix de M. de Narbonne pour remplacer à
- Vienne M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. --
- Napoléon avant de quitter Paris se décide à confier la régence à
- Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la
- France. -- Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur
- ce sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son fils.
- -- Cérémonie solennelle dans laquelle il investit Marie-Louise du
- titre de régente. -- Avant de partir il a le temps de voir le
- prince de Schwarzenberg, dont il écoute à peine les
- communications. -- Confiance dont il est plein. -- Chagrin de
- l'Impératrice. -- Départ pour l'armée. 151 à 391
-
-
-LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.
-
-LUTZEN ET BAUTZEN.
-
- Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. -- Ce prince
- quitte Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M.
- de Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. -- Ce qui s'est
- passé à Vienne depuis la défection de la Prusse. -- La cour
- d'Autriche persévère plus que jamais dans son projet de médiation
- armée, et veut imposer aux puissances belligérantes une paix
- toute favorable à l'Allemagne. -- Efforts de cette cour pour
- ménager des adhérents à sa politique. -- Ce qu'elle a fait auprès
- du roi de Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la
- disposition des troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe,
- et la renonciation au grand-duché de Varsovie. -- L'Autriche
- ayant obtenu du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de
- ses forces militaires, en profite pour se débarrasser de la
- présence du corps polonais à Cracovie. -- Ne voulant pas rentrer
- en lutte avec les Russes, elle conclut un arrangement secret avec
- eux, par lequel elle doit retirer sans combattre le corps
- auxiliaire, et ramener le prince Poniatowski dans les États
- autrichiens. -- Négociations de l'Autriche avec la Bavière. -- M.
- de Narbonne arrive à Vienne sur ces entrefaites. -- Accueil
- empressé qu'il reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. -- M.
- de Metternich cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix,
- et lui laisse entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix
- l'appui sérieux de l'Autriche. -- Il lui insinue de nouveau
- quelles pourront être les conditions de cette paix. -- M. de
- Narbonne ayant reçu de Paris ses dernières instructions, transmet
- à la cour de Vienne les importantes communications dont il est
- chargé. -- D'après ces communications, l'Autriche doit sommer la
- Russie, la Prusse et l'Angleterre de poser les armes, leur offrir
- ensuite la paix aux conditions indiquées par Napoléon, et si
- elles s'y refusent, entrer avec cent mille hommes en Silésie,
- afin d'en opérer la conquête pour elle-même. -- Manière dont M.
- de Metternich écoute ces propositions. -- Il paraît les accepter,
- déclare que l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui
- conseille, offrira la paix aux nations belligérantes, mais à des
- conditions qu'elle se réserve de fixer, et pèsera de tout son
- poids sur la puissance qui refuserait d'y souscrire. -- M. de
- Narbonne, s'apercevant bientôt d'un sous-entendu, veut
- s'expliquer avec M. de Metternich, et lui demande si, dans le cas
- où la France n'accepterait pas les conditions autrichiennes,
- l'Autriche tournerait ses armes contre elle. -- M. de Metternich
- cherche d'abord à éluder cette question, puis répond nettement
- qu'on agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable,
- en ayant du reste toute partialité pour la France. -- Évidence de
- la faute qu'on a commise, en poussant soi-même l'Autriche à
- devenir médiatrice, d'alliée qu'elle était. -- Tout à coup on
- apprend que le corps d'armée du prince de Schwarzenberg rentre en
- Bohême, au lieu de se préparer à reprendre les hostilités, que le
- corps polonais doit traverser sans armes le territoire
- autrichien, que le roi de Saxe se retire de Ratisbonne à Prague
- pour se jeter définitivement dans les bras de l'Autriche. --
- Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. -- Il insiste pour que
- le corps autrichien, conformément au traité d'alliance, reste aux
- ordres de la France, et demande formellement si ce traité existe
- encore. -- M. de Metternich refuse de répondre à cette question.
- -- M. de Narbonne attend, pour insister davantage, de nouveaux
- ordres de sa cour. -- Surprise et irritation de Napoléon, arrivé
- à Mayence, en apprenant la retraite du corps autrichien, et
- surtout le projet de désarmer le corps polonais. -- Il ordonne au
- prince Poniatowski de ne déposer les armes à aucun prix, et
- enjoint à M. de Narbonne, sans toutefois provoquer un éclat, de
- faire expliquer la cour d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le
- secret de la conduite du roi de Saxe. -- Napoléon, au surplus, se
- promet de mettre bientôt un terme à ces complications par sa
- prochaine entrée en campagne. -- Ses dispositions militaires à
- Mayence. -- Bien qu'il ait préparé les éléments d'une armée
- active de 300 mille hommes, et d'une réserve de près de 200
- mille, Napoléon n'en peut réunir que 190 ou 200 mille au début
- des hostilités. -- Son plan de campagne. -- Situation des
- coalisés. -- Forces dont ils disposent pour les premières
- opérations. -- L'Autriche ne voulant pas se joindre à eux avant
- d'avoir épuisé tous les moyens de négociation, ils sont réduits à
- 100 ou 110 mille hommes pour un jour de bataille. -- Composition
- de leur état-major. -- Mort du prince Kutusof, le 28 avril, à
- Bunzlau. -- Marche des coalisés sur l'Elster, et de Napoléon sur
- la Saale. -- Habiles combinaisons de Napoléon pour se joindre au
- prince Eugène. -- Arrivée de Ney à Naumbourg, du prince Eugène à
- Mersebourg. -- Beau combat de Ney à Weissenfels le 29 avril, et
- jonction des deux armées françaises. -- Vaillante conduite de nos
- jeunes conscrits devant les masses de la cavalerie russe et
- prussienne. -- Arrivée de Napoléon à Weissenfels, et marche sur
- Lutzen le 1er mai. -- Mort de Bessières, duc d'Istrie. -- Projets
- de Napoléon en présence de l'ennemi. -- Il médite de marcher sur
- Leipzig, d'y passer l'Elster, et de se rabattre ensuite dans le
- flanc des coalisés. -- Position assignée au maréchal Ney, près du
- village de Kaja, pour couvrir l'armée pendant le mouvement sur
- Leipzig. -- Tandis que Napoléon veut tourner les coalisés,
- ceux-ci songent à exécuter contre lui la même manoeuvre, et se
- préparent à l'attaquer à Kaja. -- Plan de bataille proposé par le
- général Diebitch, et adopté par les souverains alliés. -- Le
- corps de Ney subitement attaqué. -- Merveilleuse promptitude de
- Napoléon à changer ses dispositions, et à se rabattre sur Lutzen.
- -- Mémorable bataille de Lutzen. -- Importance et conséquences de
- cette bataille. -- Napoléon poursuit les coalisés vers Dresde, et
- dirige Ney sur Berlin. -- Marche vers l'Elbe. -- Entrée à Dresde.
- -- Passage de l'Elbe. -- Maître de la capitale de la Saxe,
- Napoléon somme le roi Frédéric-Auguste d'y revenir sous peine de
- déchéance. -- Ce qui s'était passé à Vienne pendant que Napoléon
- livrait la bataille de Lutzen. -- M. de Narbonne recevant l'ordre
- de faire expliquer l'Autriche relativement au corps auxiliaire et
- au corps polonais, insiste auprès de M. de Metternich, et lui
- remet une note catégorique. -- Prières de M. de Metternich pour
- détourner M. de Narbonne de cette démarche. -- M. de Narbonne
- ayant persisté, le cabinet de Vienne répond que le traité
- d'alliance du 14 mars 1812 n'est plus applicable aux
- circonstances actuelles. -- On reçoit à Vienne les nouvelles du
- théâtre de la guerre. -- Bien que les coalisés se vantent d'être
- vainqueurs, les résultats démontrent bientôt qu'ils sont vaincus.
- -- Satisfaction apparente de M. de Metternich. -- Empressement du
- cabinet de Vienne à se saisir maintenant de son rôle de
- médiateur, et envoi de M. de Bubna à Dresde pour communiquer les
- conditions qu'on croirait pouvoir faire accepter aux puissances
- belligérantes, ou pour lesquelles du moins on serait prêt à
- s'unir à la France. -- Napoléon, en apprenant ce qu'a fait M. de
- Narbonne, regrette qu'on ait poussé l'Autriche aussi vivement,
- mais la connaissance précise des conditions de cette puissance
- l'irrite au dernier point. -- Il prend la résolution de
- s'aboucher directement avec la Russie et l'Angleterre, d'annuler
- ainsi le rôle de l'Autriche après avoir voulu le rendre trop
- considérable, et de faire contre elle des préparatifs militaires
- qui la réduisent à subir la loi, au lieu de l'imposer. -- En
- attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser toute insistance, et
- de s'enfermer dans la plus extrême réserve. -- Napoléon envoie le
- prince Eugène à Milan pour y organiser l'armée d'Italie, et
- prépare de nouveaux armements dans la supposition d'une guerre
- avec l'Europe entière. -- Réception du roi de Saxe à Dresde. --
- Napoléon se dispose à partir de Dresde, afin de pousser les
- coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant une seconde
- bataille. -- Leur plan de s'arrêter à Bautzen, et d'y combattre à
- outrance étant bien connu, Napoléon, au lieu d'envoyer le
- maréchal Ney sur Berlin, le dirige sur Bautzen. -- Arrivée de M.
- de Bubna à Dresde au moment ou Napoléon allait en partir. --
- Habileté de M. de Bubna à supporter la première irritation de
- Napoléon, et à l'adoucir. -- Explication qu'il donne des
- conditions de l'Autriche. -- Modifications avec lesquelles
- Napoléon les accepterait peut-être. -- Napoléon feint de se
- laisser adoucir, pour gagner du temps et pouvoir achever ses
- nouveaux armements. -- Il consent à un congrès où seront appelés
- même les Espagnols, et à un armistice dont il se propose de
- profiter pour s'aboucher directement avec la Russie. -- Départ de
- M. de Bubna avec la réponse de Napoléon pour son beau-père. -- À
- peine M. de Bubna est-il parti que Napoléon, conformément à ce
- qui a été convenu, envoie M. de Caulaincourt au quartier général
- russe, sous le prétexte de négocier un armistice. -- Départ de
- Napoléon pour Bautzen. -- Distribution de ses corps d'armée, et
- marche du maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les
- derrières de Bautzen. -- Description de la position de Bautzen,
- propre à livrer deux batailles. -- Bataille du 20 mai. -- Seconde
- bataille du 21, dans laquelle les formidables positions des
- Prussiens et des Russes sont emportées après avoir été
- vaillamment défendues. -- Le lendemain 22, Napoléon pousse,
- l'épée dans les reins, les coalisés sur l'Oder. -- Combat de
- Reichenbach et mort de Duroc. -- Arrivée sur les bords de l'Oder
- et occupation de Breslau. -- Détresse des souverains coalisés, et
- nécessité pour eux de conclure un armistice. -- Après avoir
- refusé de recevoir M. de Caulaincourt de peur d'inspirer des
- défiances à l'Autriche, ils envoient des commissaires aux
- avant-postes afin de négocier un armistice. -- Ces commissaires
- s'abouchent avec M. de Caulaincourt. -- Leurs prétentions. --
- Refus péremptoire de Napoléon. -- Pendant les derniers événements
- militaires, M. de Bubna se rend à Vienne. -- Il y fait naître une
- sorte de joie par l'espérance de vaincre la résistance de
- Napoléon aux conditions de paix proposées, moyennant certaines
- modifications auxquelles on consent, et il revient au quartier
- général français. -- Napoléon, se sentant serré de près par
- l'Autriche, allègue ses occupations militaires pour ne pas
- recevoir immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de
- Bassano. -- S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se
- prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs
- conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un
- armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe
- cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans
- celle de gagner deux mois pour achever ses armements. --
- Conditions de cet armistice, et fin de la première campagne de
- Saxe, dite campagne du printemps. 392 à 603
-
-
-FIN DE LA TABLE DU QUINZIÈME VOLUME.
-
-
-[Notes au lecteur de ce fichier numérique:
-
-Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.
-
-Les lettres supérieures inhabituelles ont été entourées de
-parenthèses.
-
-Le titre de l'illustration page 460 ("Scène de bataille") a été
-rajouté lors de la création de ce fichier; le titre original étant
-illisible.]
-
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
-(15/20) ***
-
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-<pre style='margin-bottom:6em;'>The Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20),
-by Adolphe Thiers
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-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-
-Title: Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20)
- faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
-
-Author: Adolphe Thiers
-
-Release Date: October 29, 2020 [EBook #63575]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Mireille Harmelin, Keith J Adams, Christine P. Travers and
- the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE
-L'EMPIRE (15/20) ***
-</pre>
-<p class="p4 center">HISTOIRE<br />
-<span class="smaller">DU</span><br />
- CONSULAT<br />
-<span class="smaller">ET DE</span><br />
- L'EMPIRE</p>
-
-<p class="p2 center">TOME XV</p>
-
-<p class="p4 slim">L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction
- en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande,
- Anglaise, Espagnole et Italienne.</p>
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-<p class="slim">Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de
- la Librairie) le 30 mars 1857.</p>
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-<p class="p2 smaller center">PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.</p>
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-<p class="p4 center"><b>HISTOIRE<br />
-<span class="smaller">DU</span><br />
- CONSULAT<br />
-<span class="smaller">ET DE</span><br />
- L'EMPIRE</b></p>
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-<p class="p2 center">FAISANT SUITE<br />
- À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE</p>
-
-<p class="p2 center">PAR M. A. THIERS</p>
-
-<p class="p4 center smaller">TOME QUINZIÈME</p>
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-<div class="figcenter">
-<a id="img001" name="img001"></a>
-<img src="images/img001.jpg" width="200" height="146" alt="Emblème de l'éditeur." title="" />
-</div>
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-<p class="p4 center small">PARIS<br />
- PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br />
- 60, RUE RICHELIEU<br />
- 1855</p>
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-<div class="chapter">
-<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br />
-DU CONSULAT<br />
-ET<br />
-DE L'EMPIRE.</h1>
-
-<h2>LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.<br />
-<span class="smaller">WASHINGTON ET SALAMANQUE.</span></h2>
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-<p class="resume">
- Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de
- Russie. &mdash; Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante
- du commerce et des classes ouvrières; désir général de la
- paix. &mdash; Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet
- britannique. &mdash; Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique
- purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un
- changement politique. &mdash; À tous les maux qui résultent pour
- l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une
- guerre imminente avec l'Union américaine. &mdash; Où en étaient restées
- les questions de droit maritime entre l'Europe et
- l'Amérique. &mdash; Renonciation de la part des Américains au système de
- <em>non-intercourse</em>, en faveur des puissances qui leur restitueront
- les légitimes droits de la neutralité. &mdash; Saisissant cette
- occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin et de
- Milan, si l'Amérique obtient le rappel des <em>ordres du conseil</em>,
- ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. &mdash; L'Amérique
- accepte cette proposition avec empressement. &mdash; Négociation qui
- dure plus d'une année pour obtenir de l'Angleterre la révocation
- des <em>ordres du conseil</em>. &mdash; Entêtement de l'Angleterre dans son
- système, et refus des propositions américaines, fondé sur ce que
- la révocation des décrets de Berlin et de Milan n'est pas
- sincère. &mdash; Puériles contestations de la diplomatie britannique sur
- ce sujet. &mdash; Napoléon ne se bornant plus à une simple promesse de
- révocation, rend le décret du <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> 28 avril 1811, par lequel
- les décrets de Berlin et de Milan sont, par rapport à l'Amérique,
- révoqués purement et simplement. &mdash; L'Angleterre contestant encore
- un fait devenu évident, les Américains sont disposés à lui
- déclarer la guerre. &mdash; Dernières hésitations de leur part dues aux
- procédés malentendus de Napoléon, et aux dispositions des divers
- partis en Amérique. &mdash; État de ces partis. &mdash; Fédéralistes et
- républicains. &mdash; Le président Maddisson. &mdash; La guerre résolue d'abord
- pour 1811 est remise à 1812. &mdash; Les violences redoublées de
- l'Angleterre, et surtout la <em>presse</em> exercée sur les matelots
- américains, décident enfin le gouvernement de l'Union. &mdash; Le
- président Maddisson propose une suite de mesures
- militaires. &mdash; Vive agitation dans le congrès, et déclaration de
- guerre à l'Angleterre. &mdash; Importance de cet événement, et
- conséquences qu'il aurait pu avoir sans le désastre de Russie et
- sans les événements d'Espagne. &mdash; État de la guerre dans la
- Péninsule. &mdash; Dégoût croissant de Napoléon pour cette
- guerre. &mdash; Situation dans laquelle il avait laissé les choses en
- partant pour la Russie, et résolution qu'il avait prise de
- déférer le commandement en chef au roi Joseph. &mdash; Comment ce
- commandement avait été accepté dans les diverses armées qui
- occupaient la Péninsule. &mdash; État des armées du Nord, de Portugal,
- du Centre, d'Andalousie et d'Aragon. &mdash; Résistance à l'autorité de
- Joseph dans tous les états-majors, excepté dans celui de l'armée
- de Portugal, qui avait besoin de lui. &mdash; Projets de lord
- Wellington, évidemment dirigés contre l'armée de
- Portugal. &mdash; Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan, son major
- général, discerne parfaitement le danger dont on est menacé, et
- le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie, qui sont
- seules en mesure de secourir efficacement l'armée de
- Portugal. &mdash; Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont
- successivement appelés à commander l'armée du Nord. &mdash; Refus du
- maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues
- contestations avec Joseph. &mdash; Situation grave et difficile de
- l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal
- Marmont. &mdash; Opérations préliminaires de lord Wellington au
- printemps de 1812. &mdash; Voulant empêcher les armées d'Andalousie et
- de Portugal de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une
- surprise contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le
- Tage. &mdash; Enlèvement et destruction de ces ouvrages par le général
- Hill les 18 et 19 mai. &mdash; Après ce coup hardi, lord Wellington
- passe l'Aguéda dans les premiers jours de juin. &mdash; Sa marche vers
- Salamanque. &mdash; Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. &mdash; Attaque
- et prise des forts de Salamanque. &mdash; Retraite du maréchal Marmont
- derrière le Douro. &mdash; Situation et force des deux armées en
- présence. &mdash; Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la
- division des Asturies, et réuni environ quarante mille hommes,
- n'attendant plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle
- d'Andalousie, ni même de celle du Centre, se décide à repasser le
- Douro, afin de forcer les Anglais à rétrograder. &mdash; Il espère les
- éloigner par ses man&oelig;uvres, sans être exposé à leur livrer
- bataille. &mdash; Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et
- retraite des Anglais sous Salamanque, <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> à la position des
- Arapiles. &mdash; Le maréchal Marmont essaye de man&oelig;uvrer encore
- autour de la position des Arapiles, afin d'obliger lord
- Wellington à rentrer en Portugal. &mdash; Au milieu de ces mouvements
- hasardés, les deux armées s'abordent, et en viennent aux
- mains. &mdash; Bataille de Salamanque, livrée et perdue le 22
- juillet. &mdash; Le maréchal Marmont, gravement blessé, est remplacé par
- le général Clausel. &mdash; Funestes conséquences de cette
- bataille. &mdash; Pendant qu'on la livrait, le roi Joseph, qui n'avait
- pu décider les diverses armées à secourir celle de Portugal,
- avait pris le parti de la secourir lui-même, mais sans l'en
- avertir à temps. &mdash; Inutile marche de Joseph sur Salamanque à la
- tête d'une force de treize à quatorze mille hommes. &mdash; Il passe
- quelques jours au delà du Guadarrama, afin de ralentir les
- progrès de lord Wellington, et de dégager l'armée de Portugal
- vivement poursuivie. &mdash; Grâce à sa présence et à la vigueur du
- général Clausel, on sauve les débris de l'armée de Portugal qu'on
- recueille aux environs de Valladolid. &mdash; État moral et matériel de
- cette armée, toujours malheureuse malgré sa vaillance. &mdash; Profond
- chagrin de Joseph menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa
- capitale. &mdash; N'ayant plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le
- conseil du maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. &mdash; Ses
- ordres impératifs au maréchal Soult. &mdash; Après avoir poursuivi
- quelques jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant
- pas au désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne
- la poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12
- août. &mdash; Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la
- Manche, et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée
- d'Andalousie, se réfugie à Valence. &mdash; Horribles souffrances de
- l'armée du Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa
- suite. &mdash; Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de
- toutes choses auprès du maréchal Suchet. &mdash; Le maréchal Soult,
- averti par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à
- évacuer l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre
- à Valence. &mdash; Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa
- conduite. &mdash; Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains de
- Joseph. &mdash; Irritation de Joseph. &mdash; Son entrevue avec le maréchal
- Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. &mdash; Conférence avec les
- trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de campagne
- à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais en
- Portugal. &mdash; Avis des trois maréchaux. &mdash; Sagesse du plan proposé par
- le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. &mdash; Les deux armées
- d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid vers la fin
- d'octobre. &mdash; Temps perdu par lord Wellington à Madrid; sa tardive
- apparition devant Burgos. &mdash; Belle résistance de la garnison de
- Burgos. &mdash; L'armée de Portugal renforcée oblige lord Wellington à
- lever le siége de Burgos. &mdash; Alarmé de la concentration de forces
- dont il est menacé, lord Wellington se retire de nouveau sous les
- murs de Salamanque, et y prend position. &mdash; Pendant ce temps
- Joseph, arrivé sur le Tage avec les armées du Centre et
- d'Andalousie réunies, chasse devant lui le général Hill,
- l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le 2 novembre,
- et en part immédiatement pour se mettre <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> à la poursuite des
- Anglais. &mdash; Son arrivée le 6 novembre au delà du
- Guadarrama. &mdash; L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les
- bords du Douro, se joint à lui. &mdash; Réunion de plus de quatre-vingt
- mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe, devant lord
- Wellington à Salamanque. &mdash; Heureuse occasion de venger nos
- malheurs. &mdash; Plan d'attaque proposé par le maréchal Jourdan,
- approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal
- Soult. &mdash; Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général
- de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du
- maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la
- responsabilité de la conduite à tenir. &mdash; Le maréchal Soult passe
- la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal
- Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. &mdash; Lord Wellington
- n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille
- Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille
- Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. &mdash; Juste
- mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et
- leur entrée en cantonnements. &mdash; Retour de Joseph à
- Madrid. &mdash; Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui,
- s'ajoutant au désastre de Moscou, aggravent la situation de la
- France. &mdash; Joie en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement
- inouï des esprits à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Mai 1812.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Événements qui se passaient en Angleterre, en Amérique et
-en Espagne pendant la campagne de Russie.</span>
-Pendant que s'accomplissait au nord de l'Europe la catastrophe sans
-exemple que nous venons de retracer, les rivages lointains de
-l'Atlantique, les plages brûlantes de l'Espagne étaient le théâtre
-d'événements moins extraordinaires sans doute, mais extrêmement
-graves, comme tous ceux qui découlaient de la politique exorbitante de
-Napoléon, et prouvant tout aussi évidemment la folie de cette
-politique. On y pouvait voir démontrée clairement cette vérité que
-nous avons déjà énoncée, que si au lieu d'aller chercher à vaincre
-l'Europe au fond de la Russie, Napoléon avait persévéré à la combattre
-sur le théâtre difficile, mais choisi par lui, de la Péninsule et de
-l'Atlantique, en conduisant à terme la guerre d'Espagne et le blocus
-continental, il eût probablement contraint l'Angleterre à céder,
-désarmé du même coup l'Europe entière, sinon <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> pour toujours, du
-moins pour bien des années, et se serait ainsi ménagé le temps (la
-raison venant l'éclairer) de faire du faîte même de sa grandeur les
-sacrifices qui auraient rendu sa domination durable en la rendant
-supportable. Il faut donc avant de reprendre les suites de la fatale
-expédition de Russie, retracer les événements de l'Espagne et de
-l'Amérique pendant l'année 1812, les uns funestes, les autres
-inutilement heureux, tous effets de la même cause, la volonté mobile
-et désordonnée d'un génie immense mais sans frein.</p>
-
-<p>Lorsque Napoléon dégoûté de la guerre d'Espagne, au moment même où la
-persévérance aurait pu en corriger le vice, avait songé à porter ses
-forces au nord, la Grande-Bretagne était, comme on l'a vu, dans une
-situation des plus difficiles. Les succès obtenus par lord Wellington
-grâce à nos fautes avaient sans doute rendu en Angleterre quelque
-sérénité aux esprits, mais on y sentait tous les jours davantage les
-cruelles gênes imposées au commerce, on entrevoyait avec effroi le
-terme d'une puissance financière trop peu ménagée, et on pensait sans
-cesse au danger qui menacerait l'armée britannique, si jamais Napoléon
-dirigeait contre elle un effort décisif.
-<span class="sidenote" title="En marge">Continuation des embarras commerciaux de l'Angleterre.</span>
-La situation commerciale ne
-s'était point améliorée. D'énormes quantités de denrées coloniales en
-sucres, cafés, cotons, accumulées ou dans des docks, ou sur des
-vaisseaux qui obstruaient la Tamise; des quantités non moins
-considérables d'objets manufacturés ne sortant pas de chez les
-fabricants qui les avaient produits, ou de chez les spéculateurs qui
-les avaient achetés; les unes et les autres servant <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> de motif à
-une vaste émission de papier de commerce, que la banque escomptait, et
-dont elle fournissait la valeur en papier-monnaie qui perdait 20 à 25
-pour cent; une baisse continue du change résultant de cet état de
-choses, laquelle ne pouvait être arrêtée qu'au moyen d'une exportation
-illégale et continue de numéraire, à ce point qu'à Gravelines et
-Dunkerque seulement les <em>smogleurs</em> apportaient par mois plusieurs
-millions de guinées en or: telle était, avons-nous dit, la situation
-commerciale de l'Angleterre depuis quelques années. Des dépenses
-publiques qui commençaient à être de cent millions sterling par an (2
-milliards 500 millions de francs) contre 90 millions sterling de
-ressources, dans lesquelles figurait un emprunt annuel de 20 millions
-sterling, constituaient la situation financière. La disette qui nous
-avait tourmentés cette année, n'avait pas moins sévi en Angleterre, et
-des bandes d'ouvriers brisant les métiers, égorgeant quelquefois les
-manufacturiers, demandant du pain avec des cris qui auraient fait
-trembler un gouvernement moins habitué aux clameurs d'un peuple libre,
-mais qui devaient émouvoir tout gouvernement sage et humain,
-ajoutaient le dernier trait à cette détresse, causée par une longue
-guerre au sein de la plus prodigieuse richesse qui eût encore paru sur
-notre globe.</p>
-
-<p>Il est vrai que cent vaisseaux de guerre, deux cents frégates, portant
-sur toutes les mers un pavillon victorieux, qu'une armée de terre peu
-nombreuse, mais vaillante et sagement conduite, et enfin un cabinet
-qui seul en Europe n'avait pas subi les volontés despotiques de
-Napoléon, dédommageaient <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> la glorieuse Angleterre de ses
-souffrances.
-<span class="sidenote" title="En marge">Désir général de la paix.</span>
-Mais tous les gens sages reconnaissaient que cette
-situation cachait de grands périls, que si le génie redoutable auquel
-on avait affaire mettait quelque prudence et quelque suite dans ses
-desseins, il pouvait en continuant son blocus continental un an ou
-deux encore, réduire le commerce et les finances de l'Angleterre aux
-dernières extrémités, et terminer même l'interminable guerre
-d'Espagne, en jetant à la mer lord Wellington et sa brave armée. Cent
-mille des six cent mille hommes perdus en Russie, et la personne de
-Napoléon, auraient dans la Péninsule rendu ce résultat infaillible.
-Voilà ce que tout le monde sentait confusément, et ce que chacun
-exprimait avec le langage qui lui était propre. Les opposants du
-parlement britannique le disaient en langage de parti; le peuple le
-vociférait dans les rues de Londres à la façon de la populace; des
-ministres éclairés le disaient eux-mêmes dans le sein du cabinet
-anglais, et le marquis de Wellesley, frère du célèbre lord Wellington,
-personnage aussi clairvoyant qu'éloquent, partageant cet avis, était
-sorti du ministère par antipathie pour le caractère de M. Perceval et
-pour sa politique inflexible. Mais il y a une ornière de la guerre,
-ornière aussi profonde que celle de la paix quand on s'y est traîné
-longtemps, et dont alors on ne savait pas plus sortir en Angleterre
-qu'en France. On y était, on y restait, bien qu'on eût songé plus
-d'une fois à s'en tirer. Le résultat, il est vrai, devait donner
-raison à ceux qui s'obstinaient à rester dans cette ornière, mais avec
-un peu de sagesse de la part de Napoléon, il en eût été tout
-autrement.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> Un sentiment honorable, mêlé à un sentiment intéressé, y retenait, il
-faut le reconnaître, le gros de la nation, c'était la sympathie qu'on
-avait conçue pour les insurgés espagnols, et le désir aussi d'empêcher
-Napoléon d'établir son influence dans la Péninsule. Si Napoléon avait
-fait un sacrifice à cet égard, ou bien si par une victoire décisive il
-eût dégagé l'honneur de l'Angleterre envers les Espagnols, la paix eût
-été immédiatement acceptée, avec de prodigieux agrandissements pour la
-France. Deux hommes seulement manifestaient en Angleterre une
-résolution inébranlable, c'étaient M. Perceval et lord Wellington. Le
-premier, avocat habile, c&oelig;ur honnête, mais esprit étroit et
-indomptable, désagréable même à ses collègues par son entêtement, et
-devenu par ce défaut, ou cette qualité, le véritable chef du cabinet,
-ne voulait pas céder, uniquement par opiniâtreté de caractère. Lord
-Wellington, par l'intérêt de sa gloire qui grandissait tous les jours
-dans la Péninsule, et par une sagacité profonde qui lui faisait
-démêler dans la conduite des affaires d'Espagne un commencement de
-déraison, signe ordinaire de la fin des dominations exorbitantes, lord
-Wellington voulait persévérer, et disait que sans être assuré de se
-maintenir toujours dans la Péninsule, il croyait entrevoir cependant
-que le vaste empire de Napoléon approchait de sa ruine.
-<span class="sidenote" title="En marge">Longues hésitations du régent.</span>
-Le prince
-régent, arrivé depuis une année au gouvernement de l'État, hésitait
-entre les chefs de l'opposition, ses anciens amis, et les ministres,
-anciens dépositaires de la confiance de son père. Peu à peu il s'était
-habitué à ceux-ci, et s'était refroidi pour ceux-là; <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> mais il
-sentait le danger de s'obstiner dans le système d'une guerre sans
-terme, et le danger aussi de remettre soudainement le pouvoir aux
-mains d'hommes qui n'avaient jamais dirigé cette guerre, qui la
-condamnaient même, dans un moment où pour la bien finir il fallait
-peut-être savoir y persévérer quelque temps encore. Au milieu de ces
-perplexités, il avait essayé au commencement de 1812, comme nous
-l'avons dit ailleurs, de ménager entre les ministres et les lords Grey
-et Grenville un rapprochement qu'il désirait beaucoup, et qu'il
-n'était point parvenu à opérer.
-<span class="sidenote" title="En marge">Mort de M. Perceval.</span>
-Tout à coup un événement imprévu, qui
-dans toute autre situation aurait certainement amené un changement de
-pouvoir en Angleterre, avait fait disparaître de la scène le principal
-ministre, par un crime étrange, auquel on ne put découvrir d'autre
-cause que la folie d'un individu. Le nommé Bellingham, espèce de
-maniaque, qui croyait avoir rendu en Russie des services à son pays,
-qui ne cessait d'en réclamer le prix tantôt auprès de l'ambassadeur,
-lord Gower, tantôt auprès des membres du cabinet, et qui tous les
-jours assiégeait les avenues du parlement pour intéresser à sa cause
-des protecteurs puissants, résolut de tuer l'un des personnages qu'il
-avait sollicités en vain. Celui qu'il aurait voulu immoler à sa
-vengeance était lord Gower. Il rencontra M. Perceval, et le tua d'un
-coup de pistolet. Il se constitua lui-même prisonnier, s'avoua
-coupable, et mourut avec la tranquillité d'un insensé. On avait cru
-d'abord à un crime politique; on se convainquit bientôt du contraire;
-néanmoins quelque chose de politique apparut dans ce crime, <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span>
-ce furent les cris féroces d'une populace exaspérée par la souffrance,
-et donnant des témoignages d'intérêt au misérable qui avait frappé un
-homme illustre, justiciable de l'histoire, mais non du poignard des
-assassins.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Sans la guerre de Russie, qui fit naître de nouvelles
-espérances, la mort de M. Perceval eût amené un changement de
-politique.</span>
-Si un pareil événement avait eu lieu avant qu'on pût prévoir la guerre
-de Russie, probablement il eût amené un changement de système. Mais M.
-Perceval avait été frappé le 11 mai, au moment même où Napoléon
-marchait vers le Niémen, et cette guerre qui ouvrait des perspectives
-toutes nouvelles à la vieille politique de M. Pitt, ne permettait pas
-qu'on changeât de direction. En confiant les affaires extérieures à
-lord Castlereagh, le prince régent avait manifesté sa résolution de
-persévérer dans la politique de MM. Pitt et Perceval.</p>
-
-<p>C'était une première chance heureuse que l'expédition de Russie
-enlevait à Napoléon. Il allait voir s'en évanouir une autre non moins
-regrettable, c'était celle qui aurait pu naître de la guerre imminente
-entre l'Angleterre et l'Amérique.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Imminence d'une guerre entre l'Angleterre et l'Amérique.</span>
-Cette guerre, toujours possible, toujours probable depuis plus d'un
-an, venait enfin d'être déclarée.</p>
-
-<p>Si Napoléon pour soumettre aux rigueurs du blocus continental les
-puissances du continent, était condamné à les froisser cruellement,
-l'Angleterre pour exercer son despotisme sur les mers, était condamnée
-aussi à froisser non moins cruellement les puissances maritimes. Pour
-obliger en effet toutes les nations commerçantes à venir toucher à
-Londres ou à Malte, y recevoir permission de naviguer, y payer
-tribut, s'y charger de marchandises anglaises; <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> pour les
-obliger à reconnaître comme bloqués des ports qui ne l'avaient jamais
-été, même par des forces illusoires, il fallait exercer une tyrannie
-insupportable sur mer, et tout aussi odieuse que celle de Napoléon sur
-terre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Excès de pouvoirs commis par l'Angleterre sur les mers, et
-assez semblables à ceux que Napoléon se permet sur le continent.</span>
-Si Napoléon sous prétexte de fermer au commerce britannique une
-portion de rivage, s'en emparait, témoin la Hollande, Oldenbourg, les
-villes anséatiques, l'Angleterre ne pouvant prendre possession de
-l'Océan, s'y arrogeait des droits qui valaient bien les usurpations
-territoriales de Napoléon, et qui devaient tôt ou tard révolter les
-nations intéressées à la liberté des mers.</p>
-
-<p>C'était là une des circonstances dont Napoléon aurait pu profiter, et
-qui lui aurait procuré des alliés, comme il en donnait à l'Angleterre
-par les rigueurs du blocus continental, s'il avait su en quoi que ce
-soit attendre les bienfaits du temps.</p>
-
-<p>La plupart des puissances maritimes de l'ancien monde, absorbées dans
-son immense empire, avaient disparu. Mais au delà de l'Atlantique il
-en restait une inaccessible aux armées européennes, grandissant en
-silence, acquérant chaque jour des forces qu'on soupçonnait, sans les
-connaître, c'était l'Amérique, véritable Hercule au berceau, qui
-devait étonner l'univers dès qu'il ferait un premier essai de sa
-vigueur naturelle. On se rappelle l'attitude qu'avaient prise à son
-égard l'Angleterre et la France, à propos du droit maritime, soutenu
-par l'une, contesté par l'autre, et il semblait que toutes deux
-fissent assaut de fautes sur ce théâtre où elles auraient eu tant
-d'intérêt à se bien conduire. Mais le cabinet britannique ayant même
-surpassé les fautes <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> de Napoléon, la balance allait enfin
-verser en faveur de ce dernier, et la guerre s'était détournée de la
-France pour assaillir l'Angleterre, conjoncture bien heureuse, si
-quelque chose avait pu être heureux encore, lorsque toutes nos
-ressources venaient de s'engloutir dans l'abîme du Nord.</p>
-
-<p>On a vu plus haut comment l'Amérique révoltée par les <em>ordres du
-conseil</em>, qui exigeaient qu'on touchât à Londres ou à Malte pour
-obtenir la permission de naviguer, et qui frappaient d'interdit de
-vastes étendues de rivages sans l'excuse du blocus réel, avait été
-presque aussitôt froissée par les décrets de Berlin et de Milan, qui
-déclaraient dénationalisé tout bâtiment ayant déféré aux prescriptions
-du conseil britannique, et comment indignée également de ces deux
-tyrannies, dont l'une pourtant était la suite inévitable de l'autre,
-elle avait répondu d'une manière égale à toutes deux, en leur opposant
-l'acte de <em>non-intercourse</em>.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'Amérique révoque l'acte de non-intercourse, et déclare
-qu'elle rétablira ses relations commerciales avec celle des puissances
-belligérantes qui renoncera à ses prétentions arbitraires sur les
-mers.</span>
-On se souvient que cet acte défendait aux
-navigateurs américains de fréquenter les mers d'Europe, mais que
-beaucoup de ces navigateurs, enfreignant les règlements de leur pays,
-avaient, par l'appât d'un gros bénéfice, subi les lois, le pavillon,
-la souveraineté de l'Angleterre, et fourni cette race de faux neutres,
-dont Napoléon avait fait de si larges captures, et dont il avait voulu
-obliger tous les États, même la Russie, à faire leur butin. On se
-souvient encore qu'après moins de deux années de ce régime, l'Amérique
-dégoûtée de se punir elle-même pour punir les autres, avait enfin
-changé de système, et déclaré qu'elle était prête à rentrer en
-relations commerciales avec celle des deux puissances <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span>
-belligérantes qui renoncerait à toute prétention tyrannique sur les
-mers.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon saisit cette occasion, et révoque les décrets de
-Berlin et de Milan à l'égard des Américains, à condition qu'ils feront
-respecter leurs droits par l'Angleterre.</span>
-Napoléon avait habilement saisi cette circonstance, et déclaré qu'à
-partir du 1<sup>er</sup> novembre 1810 les décrets de Berlin et de Milan
-seraient levés pour l'Amérique, si celle-ci obtenait par rapport à
-elle-même la révocation des <em>ordres du conseil</em>, ou si, ne le pouvant
-pas, elle faisait respecter ses droits. C'était une déclaration
-conditionnelle, incomplète dans sa forme, car Napoléon n'avait pas
-encore émis de décret, incomplète dans ses effets, car il ne
-restituait pas immédiatement aux Américains tous les droits de la
-neutralité, mais très-sincère, et qu'il était résolu à faire suivre
-d'effets sérieux, à condition que les Américains se conduiraient
-convenablement envers nous et envers eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils
-exigeraient la révocation des <em>ordres du conseil</em>, ou déclareraient la
-guerre à l'Angleterre. Napoléon, avec des ménagements qu'il n'avait
-pas toujours pour la dignité d'autrui, s'était abstenu de prononcer le
-mot de guerre à l'Angleterre, pour ne pas dicter trop ouvertement à
-l'Amérique la conduite qu'elle avait à tenir, et il s'était renfermé
-dans la formule plus générale, mais suffisamment significative, que
-nous venons de rapporter, formule qui n'imposait à l'Amérique d'autre
-obligation que celle de faire respecter ses droits.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Amérique accepte la déclaration de Napoléon, rétablit les
-relations commerciales avec la France, et les laisse suspendues avec
-l'Angleterre.</span>
-L'Amérique s'empressant d'accueillir cette ouverture, avait déclaré,
-par un acte du 2 mars 1811, tous les rapports maritimes rétablis avec
-la France, et l'<em>acte de non-intercourse</em> maintenu envers
-l'Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci révoquât ses <em>ordres du <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span>
-conseil</em>. À cette nouvelle le cabinet britannique, s'obstinant par
-amour-propre bien plus que par intérêt, dans ses <em>ordres du conseil</em>,
-les avait modifiés dans quelques-unes de leurs dispositions, sans les
-abroger en principe. Ainsi il avait cessé d'imposer aux bâtiments de
-commerce la relâche à Londres ou à Malte; il avait restreint aussi son
-système de blocus, et s'était borné à déclarer bloquées les côtes de
-l'Empire français, depuis l'Elbe jusqu'à Saint-Sébastien dans l'Océan,
-depuis Port-Vendre jusqu'à Cattaro dans la Méditerranée et
-l'Adriatique, et quant à la prétention de confisquer la propriété
-ennemie sur les bâtiments neutres, il l'avait maintenue sans
-restriction.
-<span class="sidenote" title="En marge">Modifications illusoires apportées par l'Angleterre à ses
-<em>ordres du conseil</em>.</span>
-C'était retenir à peu près tout entière la tyrannie
-maritime que l'Angleterre s'était arrogée, car si l'obligation d'aller
-à Londres cessait, si le blocus sur le papier était un peu moins
-étendu, en réalité la prétention de visiter les neutres autrement que
-pour constater la sincérité du pavillon, et de rechercher à leur bord
-la propriété ennemie, la prétention de leur interdire tel ou tel port
-qui n'était pas bloqué effectivement, constituaient justement toutes
-les usurpations dont ils s'étaient plaints, et qui avaient amené en
-représaille les décrets de Berlin et de Milan.
-<span class="sidenote" title="En marge">Prétentions dans lesquelles persiste l'Angleterre.</span>
-Si en droit les
-violations de principes étaient tout aussi flagrantes, en fait elles
-étaient tout aussi incommodes, car la visite exercée contre le
-pavillon neutre servait non-seulement à saisir chez les Américains les
-soieries, les vins, tout ce qui faisait l'objet de leur commerce avec
-la France, sous prétexte que c'était propriété ennemie, mais donnait
-occasion à une vexation insupportable, la <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> <em>presse</em> des
-matelots. Les Anglais en effet prétendaient avoir le droit de
-poursuivre les matelots anglais déserteurs de leur patrie, en quelque
-lieu qu'ils les trouvassent. En conséquence, après avoir recherché sur
-les bâtiments américains tout ce qui pouvait paraître marchandise
-française, ils enlevaient encore les matelots américains, sous
-prétexte que parlant anglais ils étaient Anglais.
-<span class="sidenote" title="En marge">La <em>presse</em> exercée à l'égard des matelots américains.</span>
-Cette dernière
-vexation était devenue intolérable. Tout bâtiment portant une
-marchandise française en était dépouillé; tout matelot parlant anglais
-était arrêté comme déserteur, et plusieurs frégates anglaises
-exerçaient ce droit sur les rivages mêmes d'Amérique, à la vue des
-populations indignées. Sans doute il pouvait y avoir en Amérique
-quelques matelots anglais déserteurs, car dans tous les pays qui sont
-en état de guerre, il arrive qu'un certain nombre de matelots émigrent
-pour ne pas être arrachés au commerce, toujours plus lucratif pour eux
-que la guerre. Mais heureusement pour l'honneur des nations, c'est le
-moindre nombre qui agit de la sorte. Or, on évaluait à plus de six
-mille les matelots dont la capture était légalement constatée, ce qui
-donnait lieu de croire qu'on en avait enlevé le double au moins sur
-les bâtiments américains, en supposant qu'ils étaient Anglais. Si donc
-au droit de visite ainsi exercé, on ajoute le blocus de l'Empire
-français, qui comprenait alors la meilleure partie de l'Europe
-civilisée, on conviendra que le commerce de l'Europe restait
-impossible aux Américains, et que les dispenser de venir prendre à
-Londres ou à Malte la permission de naviguer, que restreindre quelque
-<span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> peu en leur faveur le blocus général, c'était laisser
-subsister la tyrannie des mers tout entière. Autant valait pour un
-Américain subir une relâche à Londres, car au moyen de cette relâche
-il obtenait une licence avec laquelle il avait ensuite la faculté
-d'aller où il voulait, et de faire au moins le commerce britannique à
-défaut d'autre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Longue controverse entre l'Angleterre et l'Amérique.</span>
-Les Américains connaissaient trop le droit maritime et leurs propres
-intérêts pour ne pas relever à l'instant ces intolérables prétentions,
-et montrer tout ce qu'avaient d'illusoire les prétendues modifications
-apportées aux <em>ordres du conseil</em>. La <em>presse</em> de leurs matelots
-surtout, obstinément continuée à l'embouchure de la Chesapeak et de la
-Delaware, par des frégates anglaises dont on entendait le canon,
-était, chaque fois qu'elle s'exerçait, l'occasion d'un cri unanime, et
-le sujet des plus véhémentes réclamations. Toute l'année 1811,
-employée par Napoléon à faire une guerre négligée dans la Péninsule,
-et à préparer une guerre fatale en Russie, avait été pour les Anglais
-et les Américains remplie de cette contestation, parvenue bientôt au
-dernier degré de violence. Lord Castlereagh soutenait avec une
-arrogance incroyable, et une obstination sophistique peu digne de
-l'Angleterre, que les modifications apportées aux <em>ordres du conseil</em>
-étaient considérables, plus considérables que celles que Napoléon
-avait apportées aux décrets de Berlin et de Milan; qu'en réalité ces
-décrets n'avaient pas été révoqués, que l'Amérique ne pouvait pas
-fournir la preuve de cette révocation, que tous les jours on avait la
-démonstration du contraire dans l'arrestation de nombreux <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span>
-bâtiments américains par la marine française; qu'enfin en demandant
-pour le pavillon neutre la liberté de transporter ce qu'il voudrait,
-sauf la contrebande de guerre, on demandait tout simplement la libre
-circulation des produits français dans le monde entier, vins,
-soieries, etc., et qu'en retour les Américains n'avaient pas obtenu la
-libre circulation des produits anglais. Quant à la <em>presse</em> des
-matelots, lord Castlereagh se montrait inflexible, et ne voulait à
-aucun prix renoncer à l'exercer, disant qu'en fait d'hommes de mer,
-lesquels constituaient la plus précieuse des propriétés britanniques,
-l'Angleterre prenait son bien partout où elle le trouvait.</p>
-
-<p>Les Américains répondaient avec raison que les modifications apportées
-aux <em>ordres du conseil</em> étaient nulles, lorsqu'on se réservait la
-faculté de rechercher la propriété ennemie sous le pavillon neutre, et
-lorsqu'on maintenait en outre le blocus fictif; que la révocation des
-décrets de Berlin et de Milan était un acte qui les concernait
-exclusivement, de la sincérité duquel ils étaient seuls juges,
-puisqu'il s'appliquait à leur commerce et non à celui d'autrui; que
-d'ailleurs ils avaient dans les mains la déclaration officielle du
-ministère français, prête à être convertie en décret dès que la
-condition exigée par la France serait remplie par l'Amérique; qu'à la
-vérité quelques procédés arbitraires, résultant d'une situation
-indéterminée, résultant surtout des violences britanniques, étaient
-encore à déplorer de la part de la France, que c'était à l'Amérique à
-les faire cesser, et qu'elle y pourvoirait; qu'en tout cas la
-révocation <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> des décrets de Napoléon la regardait, qu'elle y
-croyait, que cela suffisait pour qu'elle pût demander un acte
-semblable à l'Angleterre; que relativement au reproche de n'avoir pas
-obtenu de la France la libre circulation des marchandises anglaises,
-ce reproche était puéril, et indigne de toute controverse sérieuse;
-qu'en effet, l'Amérique en réclamant la liberté pour le neutre de
-charger à son bord ce qu'il voulait, ne demandait pas à introduire en
-Angleterre par exemple des vins ou des soieries de France, ce qui eût
-été une prétention impertinente, mais à porter par toutes les mers des
-soieries et des vins aux peuples auxquels il conviendrait de recevoir
-ces objets; que c'était là le droit incontestable de toute nation
-neutre, car elle ne devait pas souffrir de la guerre, n'y prenant
-aucune part; que ce droit elle le réclamait, et allait l'obtenir de la
-France par la révocation des décrets de Berlin et de Milan; qu'elle
-pourrait dès lors à la face du pavillon français porter sur ses
-bâtiments et sur toutes les mers des cotonnades anglaises par exemple,
-les offrir à tous les pays qui en désiraient, mais qu'elle ne pouvait
-exiger de ces pays, et de la France notamment, qu'ils les reçussent,
-car la liberté du pavillon n'était pas la liberté du commerce; elle
-était la faculté de porter ce qu'on voulait à qui voulait le recevoir,
-mais non la faculté d'introduire chez autrui ce qu'il ne lui convenait
-pas d'admettre sur son territoire; que se plaindre de ce que la
-diplomatie américaine n'avait pas obtenu davantage, de ce qu'elle
-n'avait pas exigé de la France la libre introduction des produits
-anglais, était déraisonnable jusqu'à la puérilité, <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> et que ce
-n'était pas traiter sérieusement que de prétendre en faire un grief.</p>
-
-<p>Quant à la <em>presse</em> des matelots, les Américains ajoutaient que si la
-désertion était un délit que les Anglais avaient incontestablement le
-droit de poursuivre et de punir sur leur territoire, ils ne pouvaient
-pas le poursuivre sur le territoire d'autrui; que sur les mers, qui
-sont à tous et à personne, un bâtiment couvert de son pavillon
-national était territoire national, que c'était là un principe reconnu
-par tous les peuples; que, dès lors, rechercher un matelot, Anglais ou
-non, sur un bâtiment américain était un fait aussi révoltant que le
-serait celui d'un constable anglais voulant saisir à Washington même
-un coupable anglais, et lui faire subir ou une loi anglaise ou un
-jugement anglais; que c'était là purement et simplement une violation
-de territoire; qu'enfin tous les droits d'un gouvernement poursuivant
-un coupable de sa nation sur le sol étranger, se réduisaient à
-réclamer l'extradition, ce qui ne pouvait s'obtenir qu'en vertu de
-stipulations spéciales et réciproques, appelées traités d'extradition.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'exaspération des Américains contre la Grande-Bretagne les
-aurait amenés à lui déclarer immédiatement la guerre, si Napoléon ne
-leur avait lui-même fait subir des rigueurs intempestives.</span>
-Ces principes étaient tellement clairs, que lord Castlereagh et ses
-légistes furent réduits au silence, et que dès l'année 1811 la guerre
-eût été déclarée à l'Angleterre par les États-Unis, circonstance alors
-des plus heureuses pour nous, si des rigueurs moins graves sans doute,
-mais fâcheuses encore, exercées par la France, n'avaient fourni aux
-partisans de l'influence britannique en Amérique et aux amis exagérés
-de la paix des arguments spécieux contre la guerre.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Napoléon n'avait pas voulu révoquer immédiatement ses décrets,
-et s'était borné à une simple promesse formelle de les révoquer, dès
-que l'Amérique aurait fait quelque chose de significatif contre
-l'Angleterre. L'acte américain du 2 mars 1811, qui rétablissait les
-rapports commerciaux avec la France, et les laissait suspendus avec
-l'Angleterre, ayant été connu en Europe, Napoléon y répondit par un
-acte du 28 avril 1811, qui révoquait les décrets de Berlin et de Milan
-par rapport à l'Amérique. Cet acte officiel causa une vive sensation
-aux États-Unis, et fit tomber la principale des assertions anglaises,
-au point de ne pas permettre de la reproduire. Malheureusement
-Napoléon détruisit en partie ce bon effet, en maintenant encore
-certaines exceptions au droit pur des neutres, et en imposant au
-commerce américain certaines gênes singulièrement incommodes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Maintien des saisies prononcées en France contre les
-cargaisons américaines.</span>
-D'abord il ne voulut pas restituer les fameuses cargaisons américaines
-capturées en Hollande, parce qu'elles avaient une grande valeur, et
-qu'elles appartenaient d'ailleurs à cette classe d'Américains qui
-s'étaient faits les complaisants du commerce britannique, et pour
-lesquels il avait plus d'aversion que pour les Anglais eux-mêmes. Il
-donnait à l'appui de cette rigueur deux bonnes raisons, premièrement
-que les propriétaires de ces cargaisons se trouvant en Europe
-contrairement à l'acte de <em>non-intercourse</em>, y étaient en violation
-des lois de leur pays, et devaient dès lors être considérés comme
-dénationalisés; secondement, qu'à la même époque on avait arrêté en
-Amérique des bâtiments français, pour <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> violation de l'acte de
-<em>non-intercourse</em>, et que l'arrestation des Français autorisait
-naturellement celle des Américains. À la vérité, les Français saisis
-étaient au nombre de trois ou quatre, et les Américains au nombre de
-plusieurs centaines. Mais en fait d'honneur, disait Napoléon, on ne
-comptait pas, et mille Américains capturés ne compensaient pas à ses
-yeux un seul Français maltraité dans les ports de l'Union. Toutefois
-il avait consenti à restituer les quelques Américains saisis depuis la
-déclaration du 1<sup>er</sup> novembre 1810, c'est-à-dire depuis l'offre faite
-à l'Amérique de révoquer les décrets de Berlin et de Milan, si elle
-acceptait les conditions mises à cette révocation.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Diverses restrictions au droit des neutres maintenues par
-Napoléon.</span>
-Quant au droit des neutres, Napoléon, en le rétablissant au profit des
-Américains, avait laissé subsister diverses exceptions. Il renonçait
-complétement à la faculté de rechercher la propriété ennemie sous le
-pavillon neutre, et admettait que le pavillon couvrant la marchandise,
-le neutre pouvait porter ce qu'il voulait en tous lieux. Il renonçait
-à rechercher si un bâtiment américain avait touché à Londres ou à
-Malte; il renonçait également à tous les blocus fictifs, mais il
-prétendait encore saisir un Américain qui serait trouvé sous convoi
-anglais, comme devenu ennemi par cette association; il prétendait en
-outre, les Anglais persistant à bloquer les rivages de France,
-interdire à tout bâtiment l'accès des rivages d'Angleterre, ne
-s'adressant pas en cela, disait-il, aux Américains, mais aux rivages
-d'Angleterre, en représaille de ce qui se faisait contre les rivages
-de France. Enfin, ayant des armées devant Lisbonne et Cadix, il
-soutenait que porter des farines <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> à Lisbonne et à Cadix c'était
-violer un blocus réel, et il avait prescrit de l'empêcher. Ces
-restrictions au droit pur des neutres étaient fort soutenables, mais
-leur utilité réelle ne valait pas le mauvais effet qu'elles devaient
-produire en Amérique.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Précautions gênantes imposées au commerce américain.</span>
-Quant au commerce, Napoléon, toujours soigneux en admettant en France
-les Américains de n'y introduire ni des bâtiments anglais ni des
-produits anglais, avait imaginé des précautions extrêmement
-minutieuses. D'abord il n'avait permis que deux points de départ,
-New-York et la Nouvelle-Orléans, et trois points d'arrivée, Bordeaux,
-Nantes et le Havre. Il avait exigé que chaque cargaison fût, avant le
-départ d'Amérique, vérifiée et inventoriée par ses consuls, pour qu'il
-n'y eût pas en route substitution de valeur et de qualité. En outre il
-avait désigné les matières qu'on pourrait importer en France, en avait
-exclu le sucre et le café, qui sont d'origine toujours douteuse, et
-avait voulu qu'en retour des marchandises introduites, les Américains
-fussent tenus d'exporter un tiers de la valeur de ces marchandises en
-vins, et deux tiers en soieries. Enfin il avait soumis les objets
-importés d'Amérique au fameux tarif du 5 août 1810, lequel consistait
-à substituer un droit de 50 pour cent à la prohibition absolue
-prononcée contre tous les produits exotiques.</p>
-
-<p>Lorsque les Américains admis dans nos ports y trouvèrent ces gênes,
-relativement aux points de départ et d'arrivée, relativement à la
-nature des marchandises qu'ils pouvaient introduire, à la nature et à
-la proportion de celles qu'ils étaient tenus d'exporter, ils se
-plaignirent vivement d'un commerce <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> chargé de pareilles
-entraves, et malheureusement leurs plaintes portées aux États-Unis
-devaient y produire un retentissement fâcheux. Napoléon, en effet, se
-privait pour un bien petit avantage d'un résultat politique fort
-important, celui d'une déclaration de guerre de l'Amérique à
-l'Angleterre. Tout en ayant raison de ne pas vouloir laisser
-s'infiltrer les produits anglais en France par le moyen des neutres,
-il était bien certain qu'une fois la guerre déclarée les Américains ne
-puiseraient guère la matière de leurs importations dans les entrepôts
-britanniques. De plus, en exigeant des constatations bien faites par
-des consuls d'une probité rigoureuse, il aurait pu se dispenser de
-restreindre à deux ports en Amérique, à trois ports en France, les
-points de départ et d'arrivée, car c'était rendre aux Anglais le
-blocus de nos rivages trop facile, que de réduire à trois le nombre
-des points à bloquer. Quant aux marchandises, la plupart, comme les
-bois, les tabacs, les farines, étaient tellement propres aux
-États-Unis, les autres, comme les cotons, avaient des signes tellement
-certains de leur origine, qu'il n'y avait pas à craindre la
-substitution pendant la traversée du produit anglais au produit
-américain. Quant aux sucres et cafés, comme il en fallait absolument
-une certaine quantité en France, et que Napoléon permettait même
-d'aller les chercher en Angleterre au moyen des licences, il eût été
-bien plus simple de les recevoir des Américains, dussent ces derniers
-les prendre dans les colonies anglaises. Enfin, quant à l'obligation
-d'acheter une certaine proportion de vins et de soieries de France,
-il fallait ne pas tant <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> s'occuper de Bordeaux et de Lyon, car
-c'était leur nuire par trop de sollicitude, et il suffisait de s'en
-fier aux Américains du soin de choisir ceux de nos produits qu'ils
-pourraient exporter avec le plus d'avantage.</p>
-
-<p>Le premier intérêt, celui qui l'emportait sur tous les autres, même
-par rapport au blocus continental, c'était d'amener la guerre entre
-l'Amérique et l'Angleterre. Dût-il en résulter quelque fraude, il
-fallait à tout prix amener cette guerre, car à l'instant les Anglais
-perdaient leur commerce avec l'Amérique, qui était encore de deux
-cents millions, et rien ne pouvait les dédommager d'une telle perte.
-De plus, la suppression du pavillon américain comme intermédiaire
-était pour eux un dommage d'un autre genre, qui valait tous les
-sacrifices momentanés qu'on s'imposerait en faveur de l'Amérique.
-Lorsque par exemple nous obligions les Suédois, les Danois, les
-Prussiens à déclarer la guerre aux Anglais, ils cédaient à la
-violence, et ne se livraient qu'à de feintes hostilités. Mais une fois
-le premier coup de canon tiré entre l'Amérique et l'Angleterre, une
-haine nationale ardente devait s'allumer entre elles, le pavillon
-américain devait cesser d'être le complaisant de la marine
-britannique, et se figure-t-on ce que serait devenu pour l'Angleterre
-le blocus continental, si les Américains ne s'étaient plus offerts
-pour déjouer ce blocus, en prêtant aux Anglais leur prétendu pavillon
-neutre?</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les procédés de la France envers l'Amérique servent
-d'arguments aux partisans de l'Angleterre.</span>
-En vue d'obtenir un tel résultat, aucun sacrifice ne devait nous
-coûter, et il était évident que pour l'obtenir il fallait d'abord
-faire cesser toute plainte <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> fondée des Américains contre nous,
-afin que leur irritation fût exclusivement tournée contre
-l'Angleterre, et ensuite leur faire espérer, en dédommagement du
-commerce qu'ils allaient perdre avec l'Angleterre, un large commerce
-avec la France. Malheureusement, par défiance, par orgueil, par
-entêtement, Napoléon se défendait contre les concessions qu'on lui
-demandait, ne les accordait qu'une à une, et souvent même en
-détruisait l'effet par des rigueurs intempestives. Aussi lorsque dans
-le congrès américain les partisans de la guerre citaient les vaisseaux
-arrêtés par les Anglais, ou ceux à bord desquels on avait exercé la
-<em>presse</em>, les partisans de la paix citaient en réponse les vaisseaux
-américains arrêtés par la marine française aux bouches de la Tamise ou
-du Tage; et lorsqu'on voulait faire luire à leurs yeux le vaste
-commerce de l'Empire français en compensation du commerce britannique,
-ils citaient les deux ports d'où l'on pouvait partir d'Amérique, les
-trois ports où l'on pouvait aborder en France, et les gênes, les
-tarifs excessifs qu'on était exposé à y rencontrer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">État des partis en Amérique.</span>
-L'état des esprits aux États-Unis, la division des partis dans cette
-contrée libre, compliquaient encore cette situation. Alors comme plus
-anciennement, et comme plus tard, l'Amérique du Nord était divisée en
-fédéralistes et en démocrates.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les fédéralistes, leur caractère et leurs opinions.</span>
-Les premiers, bien qu'ayant autrefois voulu la guerre contre
-l'Angleterre pour l'affranchissement du sol américain, étaient
-revenus, cet affranchissement obtenu, à une sorte de prédilection pour
-l'ancienne mère patrie, et désiraient le commerce avec elle,
-l'alliance avec sa politique, n'étant ni honteux <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> ni fâchés
-d'une ingratitude à l'égard de la France. Leurs intérêts et leurs
-opinions étaient la double cause de ces penchants. Établis presque
-tous sur les côtes nord-est de l'Amérique, à Philadelphie, à New-York,
-à Boston, ils étaient d'anciens négociants anglais, intermédiaires
-naturels du commerce avec l'Angleterre, et voulaient que l'Amérique
-consommât surtout les produits britanniques dont ils étaient les
-importateurs et les trafiquants. Ne produisant ni coton, ni sucre, ni
-tabac, ni grains, ni bois, comme les colons de l'intérieur, ils se
-souciaient peu de trouver des débouchés à ces produits, et ne
-s'inquiétaient que du commerce anglais dont ils étaient les agents.
-Tels étaient leurs intérêts; quant à leurs opinions, elles
-s'expliquaient tout aussi simplement. Négociants riches, ayant les
-m&oelig;urs, les goûts, les idées du grand commerce anglais dont ils
-étaient issus, ils avaient les opinions réservées, sévères d'une
-aristocratie commerciale, aimaient la politique sage, mesurée,
-conservatrice de Washington, inclinaient fort à celle de M. Pitt, et
-ressemblaient singulièrement à cette puissante cité de Londres, qui
-avait toujours formé la clientèle de l'illustre ministre anglais.
-Quant à ce qui regardait spécialement l'Amérique, ils désiraient un
-ordre de choses régulier, soutenaient volontiers le gouvernement
-fédéral, et désiraient se maintenir en paix avec toutes les
-puissances. La France de Louis XVI leur convenait à peine, celle de la
-Convention pas du tout, et celle de Napoléon fort peu. Ils déploraient
-les rigueurs de l'Angleterre envers leur commerce; mais ils aimaient
-mieux les souffrir que de se mettre en guerre avec <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> elle, et
-surtout n'avaient aucune confiance dans le gouvernement de Napoléon,
-qu'ils trouvaient à la fois révolutionnaire, despotique, ambitieux, et
-perturbateur au plus haut point.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les démocrates.</span>
-Les démocrates ou républicains, comme on les appelait à cette époque
-voisine encore de la proclamation de la république, étaient par leurs
-intérêts et leurs opinions exactement le contraire des fédéralistes.
-Colons de l'intérieur pour la plupart, répandus dans la Virginie, la
-Caroline, l'Ohio, le Kentucky, territoires riches en cotons, en
-tabacs, en sucres, en céréales, en bois de toute espèce, ils avaient
-intérêt à commercer avec la France, qui avait grand besoin des
-produits de leur agriculture. Ayant les goûts de nos colons des
-Antilles plutôt que ceux des négociants anglais, ils préféraient nos
-produits à ceux de l'Angleterre, et enfin avec les m&oelig;urs des
-planteurs ils en avaient les opinions, et étaient portés aux idées
-immodérément libérales. Ardents autrefois à provoquer la révolte
-contre l'Angleterre, ardents à désirer, à poursuivre l'indépendance de
-l'Amérique, ils avaient, à la différence des fédéralistes, continué à
-haïr l'Angleterre même après en avoir triomphé, et voulaient achever
-l'&oelig;uvre de leur indépendance en s'affranchissant du commerce, des
-usages, de l'alliance de l'ancienne métropole. Naturellement ils
-portaient à la France la bienveillance qu'ils refusaient à la
-Grande-Bretagne, lui conservaient une vive reconnaissance des services
-qu'ils en avaient reçus, lui pardonnaient aisément ses excès
-révolutionnaires, dont ils avaient été moins révoltés que les
-fédéralistes, et, quoiqu'elle fût tombée sous un <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> despotisme
-passager, voyaient toujours en elle la nation active, entreprenante,
-destinée en tout temps à précipiter les mouvements de l'esprit humain.
-Irrités au plus haut point des outrages faits à leur pavillon, ils
-étaient impatients de les venger; ambitieux, ils tenaient à conquérir
-le Canada, poussaient par ces motifs à la guerre avec l'Angleterre, et
-formaient des v&oelig;ux pour que la France, en ouvrant largement ses
-ports à leur commerce, reçût leurs produits agricoles du sud et de
-l'ouest, et fournît ainsi des arguments à leur polémique véhémente et
-passionnée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arguments que les uns et les autres tirent de la conduite
-de l'Angleterre et de la France à l'égard de l'union américaine.</span>
-Dès que des nouvelles arrivées d'Europe apportaient la connaissance de
-quelques excès commis par les Anglais, les démocrates triomphaient, et
-lorsqu'au contraire on apprenait que les Français avaient arrêté
-encore quelque bâtiment américain, les fédéralistes disaient qu'à être
-justes il faudrait déclarer la guerre aux deux puissances, et que ne
-pouvant sans folie la faire à toutes deux, il fallait ne la faire à
-aucune. Les démocrates répliquaient qu'il n'y avait que des gens sans
-honneur, sans patriotisme, qui pussent souffrir la <em>presse</em> de leurs
-matelots, la violation de leur pavillon, qu'anciens colons de
-l'Angleterre les fédéralistes voulaient le redevenir; et les
-fédéralistes ainsi injuriés répondaient aux démocrates qu'ils étaient
-des brouillons asservis à l'influence française.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Caractère et politique de M. Maddisson.</span>
-Le chef du pouvoir exécutif en ce moment était M. Maddisson, ami et
-disciple de Jefferson, démocrate modéré, instruit, clairvoyant, rompu
-aux affaires, et trouvant dans ses lumières personnelles <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> un
-correctif aux opinions trop vives de son parti. Convaincu de bonne foi
-que l'Amérique avait bien plus d'intérêt à s'allier avec la France
-qu'avec l'Angleterre, que, tout en voulant rester en paix, afin de
-recueillir les immenses profits de la neutralité, il fallait au moins
-faire respecter les droits de cette neutralité, il regardait une
-guerre avec l'Angleterre comme tôt ou tard inévitable; mais il voulait
-y être forcé par l'opinion, y être secondé par la France, et recevoir
-de celle-ci en avantages commerciaux le prix du courage qu'on mettrait
-à défendre la cause du droit maritime. Sage, mais aimant le pouvoir,
-il avait une ambition, la seule jusqu'ici connue chez les présidents
-de l'Union, celle d'obtenir une seconde élection, d'étendre ainsi de
-quatre à huit années la durée de leur présidence, ce qui avait déjà
-été la récompense et la gloire de Washington et de Jefferson, le terme
-de leurs modestes et patriotiques désirs. Mais s'il avait devant les
-yeux l'exemple de ces deux hommes illustres, il avait aussi celui de
-M. John Adams, qui, ayant voulu en 1798 provoquer une guerre avec la
-France, avait manqué sa réélection, et vu terminer sa gestion après
-quatre années. Aussi apportait-il de grands ménagements dans sa
-conduite, et il avait pris pour ministre des affaires étrangères M.
-Monroe, démocrate de sa nuance, habitué autant que lui aux affaires,
-tour à tour négociateur en Angleterre et en France, voulant être un
-jour le continuateur de M. Maddisson, comme M. Maddisson lui-même
-l'était de Jefferson. Mais, pour appeler M. Monroe à ce poste, M.
-Maddisson avait écarté M. Smith, démocrate distingué et violent,
-appartenant à une famille <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> puissante, et il avait à se garder
-non-seulement des fédéralistes, mais des démocrates extrêmes,
-mécontents de sa circonspection et de sa lenteur calculée.</p>
-
-<p>Pour couper court à cette lutte des deux politiques qui divisaient
-l'Amérique, il eût suffi d'une dépêche de Paris apportant la complète
-et définitive reconnaissance du droit des neutres, et la concession de
-sérieux avantages commerciaux. Malheureusement on était à la fin de
-1811; Napoléon était déjà tout occupé de ses projets contre la Russie,
-et sa tête ardente, quoique immensément vaste, ne portait pas deux
-projets à la fois. Passionné en 1810 pour le blocus continental, il
-eût trouvé dans une guerre de l'Amérique avec l'Angleterre l'occasion
-de mille combinaisons favorables à ses plans, et il n'eût rien négligé
-pour l'amener. À la fin de 1811, au contraire, plein de l'idée de
-terminer au nord de l'Europe toutes ses luttes d'un seul coup, il ne
-donnait à M. Barlow, ministre d'Amérique et ami du président
-Maddisson, qu'une attention distraite, et lui faisait quelquefois
-attendre une audience pendant des semaines entières. Outre cette
-disposition aux préoccupations exclusives, ordinaire aux âmes
-passionnées, Napoléon en avait une autre tout aussi prononcée, c'était
-une espèce d'avarice politique, consistant à vouloir tirer tout des
-autres en leur donnant le moins possible, disposition qui par crainte
-d'être dupe d'autrui expose quelquefois à l'être de soi-même, car ne
-rien accorder, ou n'accorder que très-peu, n'est souvent qu'un moyen
-de ne rien obtenir. Persévérant quoique avec moins <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> de passion
-dans son système de blocus continental, craignant toujours s'il y
-changeait quelque chose, d'ouvrir des issues aux Anglais, craignant
-aussi d'être dupe des Américains, il voulait ne leur rien concéder
-tant qu'ils n'auraient pas déclaré la guerre à l'Angleterre. Il disait
-sans cesse à M. Barlow: Prononcez-vous, sortez de vos longues
-hésitations, et vous obtiendrez de moi tous les avantages que vous
-pouvez désirer.&mdash;En attendant, les frégates françaises détruisaient
-tout bâtiment américain portant des blés à Lisbonne ou à Cadix, et nos
-corsaires couraient sur ceux qui essayaient de pénétrer dans les
-bouches de la Tamise.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La guerre, qui aurait pu éclater en 1811, est remise à
-l'année 1812.</span>
-C'est ainsi que la guerre qui aurait pu être déclarée en 1811 ne le
-fut pas, et que toute cette année se passa en discussions violentes
-entre les partis qui divisaient l'Amérique. À chaque vaisseau arrivant
-d'Europe, on courait chez M. Sérurier, ministre de France, pour savoir
-s'il avait reçu quelques nouvelles satisfaisantes, et ce diplomate,
-que Napoléon, après les affaires de Hollande, avait envoyé à
-Washington pour y pousser les Américains à la guerre, et qui s'y
-comportait avec zèle et mesure, répétait chaque fois la leçon qu'on
-lui envoyait toute faite de Paris, et disait sans cesse aux
-Américains, que lorsqu'ils auraient abandonné leur politique de
-tergiversation, ils recueilleraient le prix de leur dévouement à la
-cause du droit maritime. Le congrès américain fut ainsi ajourné à 1812
-sans avoir pris un parti, et ce fut, il faut le répéter, un grand
-malheur, car cette guerre était de nature à donner au blocus
-continental une telle efficacité, et à causer aux Anglais <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> une
-telle émotion, que la politique du cabinet britannique aurait pu en
-être tout à coup changée.</p>
-
-<p>Cependant il était impossible que cette situation se prolongeât, et
-l'année 1812 devait finir tout autrement que l'année 1811. Si la
-France faisait attendre ses concessions commerciales, et saisissait
-encore de temps en temps quelques bâtiments américains, l'Angleterre
-persistait dans la négation absolue du droit des neutres, maintenait
-ses <em>ordres du conseil</em> dans toute leur rigueur, continuait sur les
-côtes de l'Union la visite des bâtiments américains et la <em>presse</em> des
-matelots.
-<span class="sidenote" title="En marge">Effet produit en Amérique par la <em>presse</em> des matelots.</span>
-Le nombre connu et publié des matelots enlevés avait produit
-une indignation générale. Il passait comme nous venons de le dire le
-chiffre de six mille, ce qui supposait une quantité bien plus
-considérable de ces actes de violence, car on devait en ignorer au
-moins autant qu'on en connaissait. Une dernière circonstance mit le
-comble à l'exaspération publique, ce fut la déclaration faite par le
-cabinet britannique, au moment où le prince régent reçut la plénitude
-du pouvoir royal. Ce prince, ainsi qu'on l'a vu, appelé à la régence
-en 1811, avait été obligé de subir certaines restrictions à sa
-prérogative, restrictions de peu d'importance, mais qui paraissaient
-être une sorte d'ajournement de son installation définitive. Tout le
-monde en Angleterre comme en Europe avait semblé remettre à l'époque
-où il serait pleinement investi du pouvoir royal, la détermination de
-sa véritable politique. L'opposition en Angleterre n'avait pas
-désespéré de le voir revenir à ses anciens amis, et l'Union américaine
-différant sans cesse le moment d'une guerre redoutable, <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span>
-s'était flattée que peut-être il apporterait quelques tempéraments à
-cet absolutisme maritime, qui était un des caractères de la politique
-de M. Pitt et de ses continuateurs.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'entrée en possession de l'autorité royale par le prince
-de Galles n'ayant amené aucun changement, les Américains inclinent
-définitivement à la guerre contre la Grande-Bretagne.
-</span>
-Mais les restrictions mises à
-l'autorité du prince de Galles ayant été levées au commencement de
-1812, et aucun changement n'en étant résulté dans la politique
-britannique, il fallait bien désespérer, et l'Union prit enfin le
-parti de ne pas supporter plus longtemps les vexations de
-l'Angleterre, et de ne pas attendre plus longtemps non plus les
-faveurs tant promises de Napoléon. Singulier spectacle donné par deux
-grands gouvernements, l'un, celui de la France, ayant toutes les
-lumières du génie, l'autre, celui de l'Angleterre, toutes les lumières
-de la liberté, et tous deux aveuglés par les passions, entrant à
-l'égard de l'Amérique dans une vraie concurrence de fautes, car, il
-faut malheureusement le reconnaître, les pays libres se passionnent et
-s'aveuglent comme les autres: seulement on peut dire que la liberté
-est encore de tous les remèdes contre l'aveuglement des passions, le
-plus sûr et le plus prompt.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Adoption des mesures militaires exigées par les
-circonstances.</span>
-Le gouvernement américain, mécontent de la France, mais indigné contre
-l'Angleterre, prépara une suite de mesures militaires qui indiquaient
-visiblement la résolution de faire la guerre, et il eut grand soin en
-ce moment de s'abstenir de toute relation avec la légation française,
-afin qu'on n'attribuât point ses déterminations à notre influence. Il
-proposa de porter l'armée permanente à 20 mille hommes, d'admettre les
-enrôlements volontaires jusqu'à 50 mille, de créer une flotte de 12
-vaisseaux <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> et de 17 frégates, et d'emprunter 11 millions de
-dollars (55 millions de francs). Ces mesures furent discutées avec
-ardeur et du point de vue propre à chaque parti. Les fédéralistes
-voulant accroître de plus en plus l'empire de l'autorité centrale, et
-se voyant contraints à la guerre, penchaient pour l'augmentation de
-l'armée permanente et de la marine, et repoussaient les enrôlements
-volontaires. Par contre les démocrates, se défiant instinctivement du
-pouvoir central, répugnaient à la création d'une armée permanente, et
-ne comprenaient qu'un genre de guerre, celui qui consisterait à jeter
-une nuée de volontaires sur le Canada pour soulever ce pays, et
-l'attacher à la fédération américaine. Ces opinions qui peignaient si
-bien le génie des deux partis, finirent par un vote commun en faveur
-des projets soumis à la législature, un peu modifiés toutefois dans le
-sens des fédéralistes, car le sénat, où ceux-ci avaient le plus
-d'influence, fit porter de 20 mille hommes à 35 mille l'augmentation
-de l'armée permanente. À ces mesures s'en ajouta une dernière, ce fut
-l'<em>embargo</em>, consistant à interdire pendant deux mois la sortie des
-ports d'Amérique à tous les bâtiments américains, afin que les Anglais
-eussent peu de captures à opérer. Après ces deux mois la guerre
-elle-même devait être déclarée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Derniers incidents qui précèdent la déclaration de guerre.</span>
-Pendant ce temps divers incidents fournirent encore à chaque parti des
-prétextes pour essayer de soutenir, l'un la paix, l'autre la guerre.
-Un intrigant ayant fait des révélations, desquelles on pouvait
-conclure que certains fédéralistes avaient eu des relations
-condamnables avec le gouvernement <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> anglais du Canada, les
-fédéralistes, quoique accusés injustement, furent un moment atterrés.
-Bientôt cependant un autre incident vint ranimer leurs esprits
-abattus, tant il semblait que l'Amérique, avant de prendre sa
-résolution définitive, dût se débattre longtemps entre les fautes de
-la France et de l'Angleterre. On apprit que des frégates françaises,
-croisant dans les parages de Lisbonne, avaient coulé à fond plusieurs
-bâtiments américains portant des farines à l'armée anglaise. À cette
-nouvelle les fédéralistes se relevèrent, soutinrent que les décrets de
-Berlin et de Milan n'étaient pas rapportés, que le décret du 28 avril
-1811 n'était qu'un mensonge, et demandèrent comment on osait proposer
-la guerre contre l'Angleterre pour n'avoir pas révoqué les <em>ordres du
-conseil</em>, lorsque la France n'avait pas elle-même révoqué les décrets
-de Berlin et de Milan.</p>
-
-<p>Il fallait cependant aboutir à une solution, car le gouvernement du
-président Maddisson pouvait craindre de voir sa considération
-compromise par ces continuelles tergiversations. Le public finit par
-comprendre qu'après tout il n'était pas bien étonnant que la France
-voulût empêcher les neutres d'approvisionner les armées ennemies, et,
-sans pénétrer dans les difficultés de la question de droit, se calma
-bientôt à l'égard de l'événement de Lisbonne. On lut des dépêches de
-M. Barlow annonçant des dispositions excellentes de la part de la
-France, dispositions qui n'attendaient pour se manifester qu'une
-résolution énergique des États-Unis contre l'Angleterre. Enfin au
-milieu de juin, à l'époque même où <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> Napoléon marchait du Niémen
-sur la Dwina, la question solennelle d'une guerre à l'Angleterre fut
-posée au congrès américain. La discussion fut violente et prolongée.
-Quelques fédéralistes exaltés s'écrièrent que puisqu'on voulait faire
-respecter son pavillon et jouer l'héroïsme, il fallait ne pas le jouer
-à demi, et déclarer la guerre aux deux puissances.
-<span class="sidenote" title="En marge">Déclaration définitive de guerre faite par les États-Unis à
-l'Angleterre, le 19 juin 1812.</span>
-La proposition
-était ridicule, car à la veille de combattre pour le droit maritime,
-il eût été étrange de déclarer la guerre à celle des deux puissances
-qui, tout en violant quelquefois ce droit, soutenait pour son triomphe
-une lutte acharnée. La proposition était de plus souverainement
-imprudente, car dans quels ports les corsaires américains auraient-ils
-trouvé un refuge et un marché, si on leur avait fermé jusqu'aux
-rivages de France? On ne tint compte des saillies de gens qui
-voulaient décrier une opinion en l'exagérant, et à la majorité de 79
-voix contre 37 dans la chambre des représentants, de 19 contre 13 dans
-le sénat, la guerre fut votée par le congrès américain. La déclaration
-officielle fut datée du 19 juin 1812.</p>
-
-<p>Tandis que les fautes de l'Angleterre avaient cette issue, qui aurait
-pu lui devenir si funeste, le cabinet britannique s'éclairant quand il
-n'était plus temps, révoquait enfin les <em>ordres du conseil</em>, et M.
-Forster, en s'embarquant dans l'un des ports de l'Union, venait d'en
-recevoir la tardive nouvelle, qu'il laissait à un chargé d'affaires le
-soin de communiquer au président Maddisson.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Premières hostilités.</span>
-Mais les démocrates s'étaient empressés de commencer les hostilités,
-et en ce moment deux faits de <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> guerre agitaient profondément
-l'Amérique. L'un la remplissait de joie, l'autre de tristesse. Le
-général Hull, à la tête d'une troupe de trois mille hommes, se hâtant
-imprudemment de franchir la frontière du Canada près du fort de
-<i>Détroit</i>, et de porter des proclamations insurrectionnelles aux
-Canadiens, s'était trouvé pris entre les lacs Huron et Érié, enveloppé
-par les troupes anglaises, et réduit à mettre bas les armes.
-L'Amérique avait été vivement émue de cet événement, qui du reste
-présageait si peu le sort de la présente guerre. Mais au même instant
-le frère de ce général Hull, capitaine de la frégate <i>la
-Constitution</i>, venait de remporter un triomphe qui avait exalté au
-plus haut point le génie américain. Plusieurs frégates anglaises
-avaient depuis un an insulté les côtes de l'Amérique, et exercé
-insolemment la <em>presse</em> à l'entrée de ses ports. La frégate <i>la
-Guerrière</i> notamment, autrefois française, avait bravé le commodore
-américain Rogers, qui la cherchait pour la punir. Le capitaine Hull,
-montant la frégate <i>la Constitution</i>, avait rencontré <i>la Guerrière</i>,
-l'avait en trente minutes démâtée de tous ses mâts, et obligée de se
-rendre avec 300 hommes, après lui en avoir blessé ou tué une
-cinquantaine. Les man&oelig;uvres et le tir de la frégate américaine
-avaient été d'une précision admirable. Ses officiers, ses matelots
-avaient déployé une intrépidité qui annonçait l'avénement sur la mer
-d'une nouvelle race de héros. L'enthousiasme excité chez les
-Américains par l'un de ces faits, la confusion produite par l'autre,
-rendaient vains les efforts qu'on pouvait tenter pour amener un
-rapprochement avec les Anglais.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> Tels avaient été les événements au delà de l'Atlantique,
-pendant la tragique catastrophe de notre armée en Russie. Qu'on se
-figure l'effet d'une pareille déclaration de guerre un an auparavant,
-lorsque l'Angleterre se trouvant sans alliés en Europe, aurait vu un
-nouvel ennemi surgir au delà des mers, lorsque les Américains, seuls
-violateurs du blocus continental, seraient devenus ses ardents
-coopérateurs, lorsqu'il eût été dès lors impossible de reprocher à la
-Russie ses complaisances pour eux, et que la guerre avec elle eût été
-sans prétexte, lorsqu'on aurait pu envoyer vingt mille hommes avec un
-nouveau Lafayette sur l'une des nombreuses escadres restées oisives
-dans nos ports, lorsque enfin nos forces intactes auraient pu, par un
-dernier coup frappé en Espagne, amener le terme de la guerre maritime!
-Mais aujourd'hui, après le désastre de Moscou, la guerre de l'Amérique
-avec l'Angleterre n'était plus qu'un bonheur inutile!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Événements qui s'étaient accomplis en Espagne pendant la
-campagne de Russie.</span>
-En Espagne il s'était passé des événements également graves, découlant
-des mêmes causes, et ceux-ci ne pouvant pas être qualifiés de bonheur
-inutile, car ils avaient été presque constamment malheureux. On se
-souvient que le sage capitaine qui commandait les armées anglaises
-dans la Péninsule, et soutenait en y restant la constance de
-l'insurrection espagnole, avait reconquis successivement les
-importantes places de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, et annulé ainsi
-les seuls résultats de deux campagnes sanglantes. On doit se souvenir
-aussi de quelle manière il s'y était pris pour nous infliger ce
-double affront. Tandis que Napoléon ordonnant de <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> loin,
-brusquement, avec une attention donnée un instant et bientôt retirée,
-faisait avancer tous nos corps d'armée sur Valence, lord Wellington,
-toujours bien informé par les habitants, avait profité de l'occasion
-pour surprendre Ciudad-Rodrigo à la face de l'armée de Portugal, que
-ses détachements sur Valence avaient fort affaiblie. Lorsque ensuite,
-Valence prise, Napoléon avait ramené en toute hâte les forces
-françaises vers le nord de la Péninsule, pour assurer les
-communications avec la France, et pour attirer vers le Niémen les
-détachements dont il avait besoin, lord Wellington, toujours aux
-aguets, s'était rapidement porté vers le sud du Portugal, avait enlevé
-Badajoz à coups d'hommes, et avait ainsi fait subir à l'armée
-d'Andalousie un affront encore plus amer que celui que venait
-d'essuyer l'armée de Portugal par la perte de Ciudad-Rodrigo.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon en partant pour la Russie avait laissé à Joseph le
-commandement supérieur des armées françaises en Espagne.</span>
-C'est au
-lendemain de ce double échec que Napoléon était parti pour la Russie,
-laissant à Joseph le commandement de toutes les armées françaises en
-Espagne, et après avoir enlevé à ces armées les Polonais, la jeune
-garde, une partie des cadres de dragons, un bon nombre d'excellents
-officiers, tels que les généraux Éblé, Montbrun, Haxo. Les
-vingt-quatre millions de francs que Napoléon avait promis de consacrer
-annuellement à la solde, n'étaient pas encore acquittés en 1812 pour
-l'année 1811; et sur le million par mois accordé à Joseph, afin de
-l'aider à créer une administration, il était dû deux millions et demi
-pour 1811, et six millions pour 1812. Comme unique instruction,
-Napoléon adressait à Joseph la recommandation de bien maintenir les
-communications <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> avec la France, et de veiller à ce que les
-armées de Portugal et d'Andalousie fussent toujours prêtes à se réunir
-contre lord Wellington. Tout le succès de la guerre dépendait en effet
-du soin que ces deux armées mettraient à se porter secours l'une à
-l'autre? Mais comment l'espérer? comment l'assurer? Napoléon s'était
-flatté qu'avec le commandement général, plus ou moins obéi, et 300
-mille hommes d'excellentes troupes, donnant 230 mille combattants,
-Joseph, s'il n'accomplissait pas des merveilles, réussirait néanmoins
-à se maintenir. Ce simple résultat lui suffisait, surtout avec
-l'espérance qu'il nourrissait de terminer en Russie toutes les
-affaires du monde. Bien qu'il crût peu au génie militaire de Joseph,
-il comptait sur la sagesse, sur la grande expérience du maréchal
-Jourdan, auquel au fond il rendait justice, tout en ne l'aimant pas,
-et il s'était endormi sur cette grave affaire, qui lui était devenue
-singulièrement importune. Certainement Joseph et Jourdan exactement
-obéis, auraient fait ce que Napoléon attendait d'eux, et même mieux;
-mais on va voir si les choses étaient disposées pour qu'ils pussent
-obtenir la moindre obéissance. La situation et la force des diverses
-armées étaient les suivantes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation des diverses armées, et accueil qu'elles font à
-l'autorité de Joseph.</span>
-Le général Dorsenne gardait avec 46 mille hommes la Navarre, le
-Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava, et la Vieille-Castille jusqu'à Burgos.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'armée du Nord sous le général Dorsenne.</span>
-Dans ce nombre étaient comprises les garnisons de Bayonne,
-Saint-Sébastien, Pampelune, Bilbao, Tolosa, Vittoria, Burgos et autres
-petits postes intermédiaires. Il ne restait pas 25 mille hommes de
-troupes actives pour <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> opérer contre Mina qui désolait et
-dominait la Navarre, contre Longa, Campilo, Porlier, Mérino, qui
-parcouraient le Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava jusqu'à Burgos,
-communiquaient avec les Anglais, et, séparés ou réunis, interceptaient
-les routes à tel point, qu'une dépêche mettait souvent deux mois à
-parvenir de Paris à Madrid.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses forces et ses dispositions.</span>
-Cependant avec 25, même avec 20 mille
-hommes de troupes actives, un chef habile aurait pu sinon détruire ces
-bandes, du moins leur laisser aussi peu de repos qu'elles en
-laissaient à l'armée française, et réduire beaucoup leur importance.
-Mais le général Dorsenne, ancien général de la garde, brave autant
-qu'on peut l'être, propre sous un bon chef à la grande guerre, n'avait
-ni l'activité ni la ruse qu'il eût fallu pour courir après de tels
-adversaires, leur tendre des embûches, et les y faire tomber. Roide et
-orgueilleux, il ne savait obéir qu'à Napoléon. Muni d'ailleurs de ses
-anciennes instructions, qui prescrivaient au commandant des provinces
-du Nord de s'occuper exclusivement de leur pacification, à moins que
-les Anglais ne missent en danger l'armée de Portugal, sachant que
-Napoléon songeait à séparer ces provinces de la monarchie espagnole,
-autorisé par conséquent à les administrer à part, le général Dorsenne
-se complaisait beaucoup trop dans la spécialité de son rôle pour se
-soumettre facilement à la suprématie de Joseph. Aussi lorsque ce
-dernier informa ses lieutenants des ordres de l'Empereur qui
-l'instituaient commandant en chef des armées françaises en Espagne, le
-général Dorsenne répondit que ces ordres ne le concernaient point,
-car il avait une mission particulière, <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> dont on lui avait tracé
-de Paris l'étendue et l'objet, et qui était à peu près inconciliable
-avec tout ce qu'on pourrait lui prescrire de Madrid.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée de Portugal.</span>
-Le reste de la Vieille-Castille, le royaume de Léon, la province de
-Salamanque, jusqu'au bord du Tage, étaient occupés par l'armée de
-Portugal. La tâche de cette armée était fort étendue, puisqu'elle
-devait se battre au besoin depuis Astorga jusqu'à Badajoz, sur une
-ligne de cent cinquante lieues au moins.
-<span class="sidenote" title="En marge">Son nouveau rôle et ses forces.</span>
-Du rôle d'armée de Portugal
-il ne lui restait que le titre, car elle n'avait plus la prétention
-d'entrer dans ce royaume, et elle avait pour objet unique de tenir
-tête aux Anglais, surtout si en se portant au nord, ils essayaient de
-se jeter dans la Vieille-Castille, et de menacer notre ligne de
-communication, comme avait fait jadis le général Moore, comme lord
-Wellington pouvait être tenté de le faire encore. Pour ce cas, le
-maréchal Marmont, qui commandait cette armée, avait mission de
-s'opposer résolûment à la marche des Anglais. Le général Dorsenne lui
-devait des secours, Joseph lui en devait de son côté en faisant partir
-de Madrid une portion de l'armée du Centre, et le maréchal Soult,
-remontant d'Andalousie en Estrémadure, avait ordre de lui envoyer par
-le pont d'Almaraz quinze ou vingt mille hommes de renfort. Si, au
-contraire, lord Wellington se portait par le Tage sur Madrid, comme il
-l'avait déjà essayé lors de la bataille de Talavera, le maréchal
-Marmont devait franchir le Guadarrama, descendre par Avila sur le
-Tage, et couvrir Madrid. Si enfin lord Wellington menaçait de nouveau
-la basse Estrémadure, ce qui s'était vu lors du premier et du <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span>
-second siége de Badajoz, le maréchal Marmont devait passer le Tage au
-pont d'Almaraz, et se montrer jusqu'à Badajoz même, trajet immense de
-plus de cent lieues, que ce maréchal avait exécuté l'année précédente
-pour aller au secours du maréchal Soult. Croyant peu à cette dernière
-supposition, et craignant surtout pour nos communications dans un
-moment où il allait s'éloigner du centre de son empire, Napoléon avait
-ramené la résidence ordinaire du maréchal Marmont du Tage sur le
-Douro, de Plasencia sur Salamanque, ce qui avait rendu si facile à
-lord Wellington de s'emparer de Badajoz. Napoléon pensait avec raison
-que la sûreté de notre établissement en Espagne dépendait uniquement
-du zèle que les généraux ci-dessus mentionnés mettraient à se porter
-au secours les uns des autres, et le leur avait fort recommandé.
-<span class="sidenote" title="En marge">Situation périlleuse de l'armée de Portugal, ayant le plus
-besoin et le moins de chances d'être secourue.</span>
-On ne
-pouvait pas douter du zèle que le maréchal Marmont mettrait à venir en
-aide au maréchal Soult, puisqu'il l'avait déjà fait l'année précédente
-malgré les distances; mais pouvait-on raisonnablement attendre quelque
-assistance pour le maréchal Marmont du maréchal Soult, qui n'avait
-jamais voulu rendre aucun service à l'armée de Portugal, du général
-Dorsenne, qui se glorifiant de son rôle spécial, se regardait comme
-souverain du nord de l'Espagne, et de l'infortuné Joseph, roi nominal
-de l'Espagne entière, qui avait à peine de quoi garder Madrid et ses
-environs? Il ne fallait pas s'en flatter, et cependant ce même
-maréchal Marmont, qui moins qu'aucun autre avait chance d'être
-secouru, était justement celui qui en avait le plus besoin, car il
-était évident que lord Wellington, <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> maître désormais de
-Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, véritables portes du Portugal sur
-l'Espagne, passerait par la première et non par la seconde, car la
-seconde le conduisait en Andalousie, où il n'avait rien d'utile à
-faire, où il y avait même danger à s'enfoncer, tandis que la première
-le conduisait en Castille, d'où il prenait nos armées à revers, et
-pouvait arracher d'un seul coup l'Espagne de nos mains. Lord
-Wellington sans montrer ces vues vastes, profondes, hardies, qui
-constituent le génie, avait montré un jugement si sain, si ferme,
-qu'on ne devait guère douter de la route qu'il adopterait, et Napoléon
-par toutes ses instructions prouvait qu'il l'avait lui-même
-parfaitement deviné. Or, pour faire face à l'armée britannique, portée
-cette année à 40 mille Anglais présents au drapeau, et à 20 mille
-Portugais devenus bons soldats, c'est-à-dire à 60 mille combattants,
-le maréchal Marmont avait 52 mille hommes environ, de la première
-qualité il est vrai, commandés par d'excellents divisionnaires, tels
-que les généraux Bonnet, Foy, Clausel, Taupin, mais dispersés sur une
-vaste étendue de pays. Napoléon, toujours occupé des provinces du
-Nord, avait voulu que le maréchal Marmont renvoyât le général Bonnet
-dans les Asturies, et que celui-ci repassât les montagnes pour
-s'établir à Oviédo, ce qui enlevait tout de suite à l'armée de
-Portugal 7 mille soldats et le général Bonnet. Restaient 45 mille
-hommes. Il en fallait 1500 à Astorga, 500 à Zamora, 500 à Léon, 1000 à
-Valladolid, 1000 à Salamanque, 1500 répartis entre de moindres
-postes, tels que Benavente, Toro, Palencia, Avila, etc..., 2,000 au
-moins sur les <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> routes, ce qui réduisait le maréchal Marmont à
-37 mille combattants tout au plus, en supposant qu'il pût réunir assez
-tôt les divisions qui étaient à Valladolid avec celles qui étaient sur
-le Tage. Ce n'était plus assez pour résister à 60 mille
-Anglo-Portugais.
-<span class="sidenote" title="En marge">Demandes du maréchal Marmont pour l'armée de Portugal mal
-accueillies par Napoléon.</span>
-Le maréchal Marmont avait donc envoyé à Napoléon son
-aide de camp, le colonel Jardet, pour lui présenter ce compte de ses
-forces, pour lui dire que lorsqu'il serait en danger, le général
-Dorsenne, tout occupé des bandes du nord, trouverait mille raisons
-pour ne pas venir à son secours, ou pour y venir trop tard; que Joseph
-ne serait ni assez actif ni assez hardi pour se priver à propos de 10
-mille hommes, ou de 6 mille au moins, sur les 14 mille dont se
-composait l'armée du centre; que le maréchal Soult aurait, dans les
-distances qui le séparaient de l'armée de Portugal, plus de raisons
-qu'il ne lui en faudrait pour ne pas quitter l'Andalousie; que par
-conséquent lui Marmont aurait le temps de succomber, et en succombant
-de découvrir la frontière de France, avant d'être secouru, et qu'à
-moins qu'on ne lui donnât le commandement supérieur des deux armées du
-Nord et de Portugal, il ne pouvait se charger de la difficile mission
-de tenir tête aux Anglais, et demandait à quitter l'Espagne pour faire
-sous les yeux de l'Empereur la campagne de Russie. Napoléon avait
-écouté le colonel Jardet, avait paru frappé de ce que lui avait dit
-cet officier distingué, lui avait promis d'y pourvoir, en se raillant
-du reste de l'ambition du maréchal Marmont, qui désirait un
-commandement si supérieur à ses talents; puis, beaucoup plus occupé
-de ce qu'il <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> allait faire lui-même que de ce dont on
-l'entretenait, il avait répondu au colonel Jardet: Marmont se plaint
-des distances, de la difficulté de vivre ... j'aurai en Russie de bien
-autres distances à parcourir, de bien autres difficultés à vaincre
-pour nourrir mes soldats!... eh bien, nous ferons comme nous pourrons...&mdash;Napoléon
-avait ensuite quitté le colonel Jardet en lui promettant
-d'aviser. Mais comme il aurait fallu prendre des résolutions fort
-graves, rappeler tel ou tel de ses lieutenants dont le dévouement à
-l'&oelig;uvre commune n'était pas le penchant ordinaire, changer la
-distribution des forces, peut-être évacuer des territoires importants
-afin de se concentrer, il était parti de Paris, s'en tenant à la
-disposition générale qui conférait à Joseph le commandement supérieur,
-et se flattant d'ailleurs toujours qu'il finirait lui-même toutes
-choses en Russie.</p>
-
-<p>Malgré ses justes appréhensions, le maréchal Marmont était resté à la
-tête de l'armée de Portugal, s'occupant avec assez de sollicitude des
-besoins de ses soldats, s'attachant à mettre Salamanque en état de
-défense au moyen de vastes couvents convertis en citadelles, tâchant
-de remonter sa cavalerie, d'atteler et de réparer son artillerie, ne
-refusant en aucune façon de reconnaître l'autorité de Joseph, lui
-envoyant au contraire ses états de troupes et ses rapports, plus même
-que Joseph ne l'aurait voulu, car chacun de ces rapports se terminait
-par une demande de secours. Une difficulté cependant, relative aux
-arrondissements réservés aux diverses armées pour leur entretien,
-existait entre le maréchal Marmont et le roi Joseph. Quoiqu'il n'eût
-dans la vallée <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> du Tage qu'une seule division, et que tout le
-reste de son armée eût été reporté au nord, le maréchal Marmont
-voulait étendre ses fourrages de Talavera à Alcantara, ce qui
-contrariait beaucoup Joseph, réduit à nourrir ses employés civils avec
-des rations, et ayant besoin par conséquent de toutes ses ressources.
-Sauf cette difficulté, le maréchal Marmont entretenait avec Joseph
-d'excellentes relations.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée du Centre directement commandée par Joseph.</span>
-Joseph, commandant l'armée du Centre, avait 13 à 14 mille hommes
-valides, dans lesquels il se trouvait beaucoup de débris de divers
-corps, comme il arrive toujours à un quartier général, et en outre 2
-mille hommes qui appartenaient au maréchal Soult, et que celui-ci ne
-cessait de réclamer. Avec cette force accrue de 3 mille Espagnols,
-qu'il soldait de son propre argent, et qui étaient fidèles quand ils
-étaient payés exactement, Joseph devait garder Madrid, de plus la
-province de Tolède à droite, celle de Guadalaxara à gauche, maintenir
-en arrière ses communications avec l'armée du Nord, et en avant
-conserver à travers la Manche quelques relations avec l'armée
-d'Andalousie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses moyens et sa mission.</span>
-Il lui fallait même étendre l'un de ses bras jusqu'à
-Cuenca, pour communiquer avec l'armée d'Aragon établie à Valence. Si
-l'un de ces points cessait d'être bien gardé, Joseph était tout à coup
-séparé de l'une des portions importantes du royaume, et perdait les
-faibles ressources dont il vivait, ressources qui consistaient dans
-quelques grains et fourrages obtenus à l'époque des récoltes, et dans
-les impôts de la ville de Madrid. En ce moment surtout, obligé, pour
-satisfaire aux réclamations pressantes du maréchal <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> Marmont,
-de verser des grains dans la province de Tolède, qui ordinairement lui
-en fournissait, il avait tellement appauvri Madrid en vivres, que la
-livre de pain y coûtait 26 à 27 sous. Aussi la misère y était-elle
-extrême, ce qui n'était pas une manière de ramener les Espagnols à la
-royauté nouvelle.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée d'Andalousie et le maréchal Soult.</span>
-L'Andalousie, envahie si prématurément, se trouvait dans les mains du
-maréchal Soult, qui avait sous ses ordres la plus belle partie de
-l'armée française. Il disposait en effet de 58 mille hommes, les
-non-combattants déduits, comme il a été fait pour tous les corps dont
-nous venons d'énumérer les forces. Ces troupes étaient ainsi
-réparties: 12 mille devant Cadix pour y continuer le simulacre d'un
-siége; 10 mille à Grenade pour défendre cette province; 5 mille à
-Arcos pour faire des patrouilles entre Séville, Cadix, Tarifa; 15
-mille en Estrémadure sous le comte d'Erlon, pour observer le général
-Hill établi à Badajoz; enfin 2 à 3 mille de cavalerie vers Baeza, pour
-battre l'estrade vers les défilés de la Sierra-Morena. Avec le reste,
-13 ou 14 mille hommes environ, le maréchal Soult occupait Séville, et
-guerroyait contre Ballesteros, qui, ayant à sa disposition la marine
-anglaise, descendait tantôt à droite dans le comté de Niebla, tantôt à
-gauche vers Tarifa.</p>
-
-<p>Dans ce riche pays, le maréchal Soult se suffisait à lui-même, et
-avait de quoi bien entretenir ses troupes. Toutefois, malgré les
-dernières mesures par lesquelles Napoléon avait prescrit aux divers
-généraux de réserver au roi une partie du produit des contributions de
-guerre, le maréchal Soult n'avait rien envoyé à Joseph, affirmant
-qu'il pouvait pourvoir <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> tout au plus aux besoins de son armée,
-et aux dépenses du siége de Cadix, qui, en effet, avait exigé de
-nombreuses créations de matériel, malheureusement jusqu'ici fort
-inutiles.
-<span class="sidenote" title="En marge">Isolement de l'armée d'Andalousie.</span>
-Les communications du maréchal Soult avec l'état-major
-général étaient nulles. Il avait levé tous les postes qui à travers la
-Manche lui auraient permis de communiquer avec Madrid, prétendant que
-c'était à l'armée du Centre à garder la Manche, et ne se souciant
-guère d'ailleurs de relations qui ne pouvaient consister qu'en
-demandes d'argent et de secours fort importunes. Quoique Joseph fût
-devenu son commandant en chef, ce maréchal était fondé à dire qu'il
-n'en savait rien, car aucune dépêche de Paris ou de Madrid ne lui
-était parvenue.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Grande faute d'avoir prématurément envahi l'Andalousie.</span>
-Cet état de choses prouvait combien était grande la faute qu'on avait
-commise de se porter en Andalousie. À s'étendre prématurément au midi
-de l'Espagne, tout le monde eût compris qu'on l'eût fait vers Valence,
-car outre les ressources qu'on devait y trouver, Valence garantissait
-la possession de la Catalogne et de l'Aragon, c'est-à-dire de la
-meilleure partie des frontières de France, procurait avec Madrid une
-communication tout à fait indépendante des Anglais, enfin nous
-assurait une moitié des rivages de l'Espagne, et surtout la partie de
-ces rivages qui bordait la Méditerranée.
-<span class="sidenote" title="En marge">La plus belle armée de la Péninsule y était paralysée sans
-profit pour la situation des Français en Espagne.</span>
-Mais la conquête de
-l'Andalousie, à laquelle Napoléon s'était laissé entraîner presque
-malgré lui, ne donnait aucun des résultats qu'on s'en était promis.
-Napoléon avait cru qu'on prendrait Cadix, et qu'ensuite on pourrait
-par Badajoz tendre la main à l'armée de Portugal <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> en marche
-sur Lisbonne. Mais le siége de Cadix se bornait à occuper quelques
-redoutes d'où l'on ne tirait pas, à fondre à grands frais de gros
-mortiers, qui de temps en temps réussissaient à jeter quelques bombes
-dans la rade de Cadix, presque jamais dans la ville même; le secours à
-l'armée de Portugal s'était borné pendant la marche de Masséna sur le
-Tage à prendre Badajoz pour le perdre presque aussitôt, et s'était
-réduit depuis à laisser le comte d'Erlon avec 15 mille hommes à
-Llerena, où il était à plus de cent lieues du maréchal Marmont. Mieux
-eût valu employer ce corps au siége de Cadix, pour atteindre au moins
-l'un des buts qu'on s'était proposés, que de le laisser en
-Estrémadure, où il n'avait pas même aidé à sauver Badajoz. Quant au
-secours pécuniaire qu'on avait espéré tirer de l'Andalousie, une
-circonstance suffit pour en juger, c'est que le maréchal Soult
-réclamait avec instance sa part des vingt-quatre millions que Napoléon
-s'était décidé à envoyer en numéraire en Espagne. Une dernière utilité
-espérée de l'expédition d'Andalousie, celle d'enlever à l'insurrection
-sa capitale, en lui prenant Séville, se réduisait à lui en avoir
-ménagé une dans la ville de Cadix, qui était imprenable, et d'où les
-cortès espagnoles, imitant notre assemblée constituante, proclamaient
-les grands principes de quatre-vingt-neuf, l'égalité devant la loi, la
-liberté individuelle, la liberté de la presse, le concours de la
-nation à son gouvernement, la séparation des pouvoirs, etc., principes
-qui, bien que l'Espagne fût peu préparée encore à les entendre
-proclamer, produisaient sur les peuples une vive impression.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> Plusieurs fois Napoléon s'était plaint amèrement de ce qu'on
-ne tirait pas un autre parti de l'Andalousie et des 90 mille hommes
-qui l'occupaient, mais à la distance où il se trouvait, ses reproches,
-ses conseils se perdaient dans le vide, et la faute de s'être
-inutilement et intempestivement étendu au midi demeurait entière avec
-toutes ses conséquences.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée d'Aragon et le maréchal Suchet.</span>
-Enfin restait le royaume de Valence, et le vaste établissement que le
-maréchal Suchet y avait formé. Depuis la prise de Valence, le grand
-rassemblement de forces qu'avait ordonné Napoléon de ce côté avait dû
-se dissoudre, pour rendre à chaque province son contingent
-indispensable. Le général Reille était retourné en Aragon avec 14
-mille hommes, pour y conserver Saragosse, Lerida, Tortose, pour donner
-la main à l'armée du Nord contre Mina, pour aider l'armée du Centre
-contre l'infatigable Villa-Campa, contre Duran, contre l'Empecinado,
-et enfin pour secourir au besoin l'armée de Catalogne. Le général
-Decaen, depuis la perte de l'Île-de-France, revenu en Europe avec une
-réputation intacte, commandait les troupes de Catalogne sous
-l'autorité supérieure du maréchal Suchet. Il avait 27 mille hommes
-pour garder Figuères, Hostalrich, Barcelone, et pour se montrer de
-temps en temps sous Tarragone, la plus importante des conquêtes du
-maréchal Suchet, car elle empêchait les Anglais de prendre terre dans
-le nord-est de l'Espagne. Ces derniers, sachant combien il nous était
-difficile d'approvisionner les places, tâchaient d'interdire les
-communications par mer, tandis que le général Lacy tâchait de les
-interdire par terre, et se flattaient ainsi de reprendre Tarragone
-<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> au moyen de la famine. Si cette place nous échappait, Lacy
-établi dans ses murs avec son armée, renforcé par les Anglais, pourvu
-de tout par eux, devenait un ennemi des plus dangereux, menaçait
-Tortose, la route de Valence, et rendait l'évacuation de cette
-dernière ville presque inévitable. Aussi n'était-ce pas trop de toute
-l'activité du général Decaen, de celle de son habile lieutenant, le
-général Maurice-Mathieu, pour suffire aux soins divers dont ils
-étaient surchargés, et pas trop surtout de la continuelle attention du
-maréchal Suchet, qui, tout en gardant Valence, avait constamment
-l'&oelig;il en arrière pour secourir au besoin les généraux Reille et
-Decaen.
-<span class="sidenote" title="En marge">Vaste étendue de pays que le maréchal Suchet avait à
-garder.</span>
-Le maréchal Suchet, dans les trois provinces de Catalogne,
-d'Aragon, de Valence, avait 58 mille hommes, en ne comptant que les
-présents sous les armes. En défalquant les 14 mille confiés au général
-Reille, les 27 mille indispensables au général Decaen, il conservait
-16 à 17 mille hommes, pour surveiller la longue route qui suit le
-rivage de la Méditerranée de Tortose à Valence, pour avoir un corps de
-troupes en face d'Alicante, et pour donner à Cuenca même la main aux
-troupes de Joseph.
-<span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité de détourner aucune partie de l'armée
-d'Aragon pour la porter ailleurs.</span>
-C'est tout au plus si, en occupant les postes
-importants qu'il avait à garder, il lui restait une division mobile de
-7 à 8 mille hommes à porter sur les points menacés.</p>
-
-<p>Au nombre des dangers qu'avait à craindre l'armée d'Aragon (c'est le
-nom général sous lequel on désignait les trois armées d'Aragon, de
-Catalogne et de Valence), nous devons énumérer l'apparition de l'armée
-anglo-sicilienne. Cette armée venait d'être formée par lord William
-Bentinck en Sicile. Lord William <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> Bentinck, l'un de ces Anglais
-simples, généreux et libéraux, qui se montrent tout à coup
-très-intéressés quand il s'agit de leur pays, était devenu un
-véritable roi de Sicile. Fort contrarié par les Bourbons, qui, après
-avoir été privés de Naples par les Français, se voyaient encore
-annulés en Sicile par les Anglais, et naturellement ne négligeaient
-rien pour secouer le joug de leurs protecteurs, il s'était débarrassé
-du roi et de la reine, en les forçant à transmettre le pouvoir royal à
-un jeune prince, investi de la régence dans un âge où il aurait eu
-besoin d'être remplacé lui-même par un régent, et avait appelé à son
-aide la nation sicilienne en lui donnant une constitution de forme
-anglaise. Délivré ainsi de la cour de Palerme, ne craignant plus les
-tentatives de Murat depuis que celui-ci avait été obligé de se rendre
-en Russie, lord William avait pu disposer d'une bonne division
-anglaise, et en outre d'une division sicilienne, qui ressemblait assez
-à l'armée portugaise par l'organisation, et promettait de lui
-ressembler bientôt par la valeur. C'était un corps d'une douzaine de
-mille hommes, qui, pouvant, grâce aux flottes anglaises, se
-transporter partout, produisait un effet supérieur à sa force
-numérique. Ce n'était pas tout encore. Les Anglais s'apercevant de la
-valeur des soldats espagnols, qui leur servaient si peu faute
-d'organisation, tandis que les soldats portugais, sans valoir mieux,
-leur rendaient tant de services, avaient imaginé de faire pour les uns
-ce qu'ils avaient fait pour les autres, c'est-à-dire de prendre un
-certain nombre d'Espagnols à leur solde, et de leur donner des
-officiers anglais. Ils employaient <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> à cette création les îles
-Baléares dont ils étaient les maîtres, et le rivage de Murcie qui leur
-appartenait presque tout autant. Le général Wittingham dans les
-Baléares, le général Roche dans le royaume de Murcie, organisaient
-deux légions espagnoles, qui devaient bientôt leur procurer encore
-douze mille bons soldats.</p>
-
-<p>C'est là ce qu'on appelait l'armée anglo-sicilienne, laquelle pouvant
-tour à tour se transporter en Catalogne auprès du général Lacy, ou
-dans le royaume de Murcie auprès du général O'Donnell, était devenue
-un danger non plus imaginaire, mais très-réel, et même assez
-inquiétant.</p>
-
-<p>Le maréchal Suchet, fort attentif aux difficultés de sa situation,
-avait fait des 16 mille hommes réservés au royaume de Valence l'emploi
-le plus judicieux. Ayant placé de petites garnisons largement
-approvisionnées à Tortose, à Peniscola, à Sagonte, ayant gardé à
-Valence une autre petite garnison, qui avec les dépôts et les malades
-pouvait être doublée au besoin, il avait laissé sous le général
-Harispe environ 5 mille hommes en face d'Alicante, à la frontière de
-Murcie. S'étant réservé pour lui-même une division active de 6 à 7
-mille hommes, il était prêt à courir ou sur Tortose, ou sur Alicante,
-ou même vers Cuenca, dans la direction de Madrid. Très-fin et très-peu
-crédule, il ne prenait pas l'alarme mal à propos, n'exposait pas ses
-troupes à des courses inutiles, et quand il fallait se porter à vingt
-ou trente lieues, il ne les faisait pas mourir de besoin et de
-fatigue, parce qu'il avait partout des magasins bien pourvus par son
-habile administration.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Administration du maréchal Suchet.</span>
-Cette administration était pour moitié au moins la cause de ses
-succès. Le lendemain de la prise de Valence, cette ville, tremblante
-au souvenir du massacre des Français, avait craint de voir entrer dans
-ses murs un vengeur impitoyable; mais loin de là elle avait trouvé un
-vainqueur doux, tranquille, adroit, qui s'était appliqué à rassurer
-les habitants, et qui les avait appelés, comme à Saragosse, à
-participer au gouvernement du pays. Inspirant déjà confiance par sa
-conduite en Aragon, il avait successivement ramené l'archevêque et les
-anciens magistrats municipaux de la province, avait formé une junte,
-arrêté avec elle la répartition de l'impôt, opéré même d'utiles
-réformes, et, sans pressurer le pays, fait jouir son armée de toute la
-richesse du royaume de Valence. Napoléon avait voulu que Valence payât
-en argent le sang français versé en 1808, et il avait exigé une rançon
-de cinquante millions. Une telle contribution au milieu des désordres
-de la guerre, frappée sur une province riche mais peu étendue,
-paraissait excessive. Grâce néanmoins au système administratif du
-maréchal Suchet, on pouvait espérer d'en toucher une grande partie, et
-certainement le tout, si on passait plus d'un an à Valence. Déjà le
-maréchal Suchet avait habillé, soldé, armé jusqu'au dernier de ses
-soldats, rempli ses magasins, préparé une réserve, et envoyé à Joseph
-un premier à-compte de 3 millions, en promettant de lui verser
-prochainement une somme plus forte. C'était la seule armée en Espagne
-qui fût dans cet état. Aussi tout le monde y servait bien, y aimait
-son chef, et se montrait prêt aux plus grands efforts.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Dispositions du maréchal Suchet, et manière dont il
-se propose d'obtempérer à l'autorité de Joseph.</span>
-La nouvelle autorité attribuée à Joseph avait été bientôt connue à
-Valence, par suite du bon entretien des communications, et elle
-n'avait pas plu au maréchal, qui, quoique fort doux, n'aurait pas aimé
-qu'on vînt troubler son règne juste et paisible. De l'argent, il
-pouvait en donner, et il en donnait volontiers, mais des soldats, il
-ne pouvait pas en distraire un seul, car les provinces qu'il gardait
-étaient l'unique ressource des armées françaises, si, par un malheur
-survenu en Castille ou en Estrémadure, elles perdaient leurs
-communications avec Bayonne. Il était donc très-fondé à se refuser à
-tout détournement de ses forces; il avait au surplus un bon moyen pour
-s'y soustraire, c'étaient les instructions secrètes que Napoléon, dans
-la pensée de se réserver les provinces de l'Èbre, lui avait envoyées
-deux ans auparavant, et qui l'autorisaient à n'avoir pour l'état-major
-de Madrid qu'une déférence de pure forme. Mais toujours modéré en
-toutes choses, ne compliquant jamais par des difficultés de caractère
-les difficultés de situation, il résolut de s'en tirer, comme il avait
-déjà fait, en rendant à Joseph tous les services qu'il pourrait lui
-rendre, et en particulier des services d'argent, qui dans le moment
-étaient les plus appréciables et les plus appréciés, d'avoir pour son
-autorité la déférence apparente la plus complète, et de ne recourir à
-ses instructions secrètes que dans le cas où on lui demanderait une
-chose dommageable pour les provinces qu'il était chargé de conserver à
-l'Empire. On va voir que cette habile conduite devait parfaitement le
-mener à son but, sans éclat, et sans conflit d'autorité.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Embarras de Joseph, nommé commandant de cinq armées
-qui ne veulent pas lui obéir.</span>
-C'était, il faut le dire, un singulier commandement en chef que celui
-qui était déféré au roi d'Espagne, et au maréchal Jourdan, son major
-général. Des cinq armées occupant l'Espagne, celle du Nord refusait
-nettement de lui obéir; celle de Portugal ne s'y refusait aucunement,
-mais était obéissante pour être secourue; celle du Centre, placée
-immédiatement sous ses ordres, lui obéissait directement et
-absolument, mais elle était presque nulle; celle d'Andalousie, la plus
-considérable, la moins empêchée, était résolue à ne pas obéir,
-jusqu'ici d'ailleurs ignorait l'autorité de Joseph, et pouvait feindre
-de l'ignorer longtemps encore; celle d'Aragon enfin, en ménageant
-beaucoup Joseph, et en lui rendant des services d'argent, était dans
-l'impossibilité de lui en rendre aucun autre: et pourtant ce n'était
-que des secours que ces diverses armées se seraient prêtés les unes
-aux autres, surtout celles du Nord et d'Andalousie à l'armée de
-Portugal, qu'on aurait pu attendre le salut de nos affaires en
-Espagne!
-<span class="sidenote" title="En marge">Rapport du maréchal Jourdan sur cette situation.</span>
-Le maréchal Jourdan, qui joignait à un jugement sûr une
-profonde expérience du commandement, et auquel il ne manquait pour
-être vraiment utile, que de la jeunesse et du goût à servir sous un
-ordre de choses qui lui était antipathique, sentait bien le vice de
-cette situation, et le fit sentir à Joseph, auquel il présenta un
-rapport complet et frappant. Mais que faire? Écrire à Paris pour
-recevoir après deux mois du duc de Feltre (M. Clarke), ministre
-laborieux mais évasif, une réponse aussi longue qu'insignifiante,
-était l'unique ressource à espérer, surtout Napoléon étant parti, et
-n'ayant pas plus le moyen que <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> la volonté de s'occuper en ce
-moment des affaires d'Espagne. Néanmoins le maréchal Jourdan adressa
-au ministre de la guerre le rapport circonstancié de la situation
-qu'il avait déjà présenté à Joseph, afin de réduire à ce qui était
-juste la responsabilité de l'état-major de Madrid, et ensuite
-s'attacha à deviner, et à faire comprendre à tous d'où allait venir le
-danger.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Quels étaient, pour la campagne de 1812, les plans de lord
-Wellington.</span>
-D'ennemi redoutable, il n'y en avait qu'un, c'était l'armée anglaise.
-Lord Wellington ayant pris Ciudad-Rodrigo en janvier, Badajoz en mars,
-ayant employé avril et mai à faire reposer ses troupes, devait agir en
-juin. N'ayant plus de places à conquérir, il fallait qu'il entreprît
-une marche offensive. Où se dirigerait-il? S'avancerait-il par Badajoz
-en Andalousie, ou par Ciudad-Rodrigo en Vieille-Castille? Telle était
-la question, et elle était facile à résoudre, d'après les indices
-qu'on avait recueillis, surtout pour un homme qui avait autant de
-discernement que le maréchal Jourdan.</p>
-
-<p>En effet, Badajoz pris, lord Wellington s'était reporté au nord du
-Portugal avec la masse de ses troupes, et s'était placé à
-Fuente-Guinaldo, à quelques lieues d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo,
-menaçant ainsi la Vieille-Castille, et l'armée de Portugal qui était
-chargée de défendre cette province. En admettant toujours la
-possibilité d'une feinte, il était cependant évident qu'il n'aurait
-pas transporté toute son armée du midi au nord, pour la faire
-redescendre du nord au midi un mois plus tard. Les feintes ne vont pas
-jusqu'à épuiser des soldats de fatigue, sous un climat dévorant, pour
-inspirer quelques <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> doutes à l'ennemi.
-<span class="sidenote" title="En marge">Tous les indices révélaient l'intention d'opérer une marche
-offensive en Vieille-Castille contre l'armée de Portugal.</span>
-Ce qui était une feinte
-évidemment, c'était la présence à Badajoz du général Hill avec
-quelques troupes anglaises et portugaises, dont on s'efforçait de
-grossir l'apparence pour faire illusion, et accréditer la supposition
-d'une entreprise contre l'Andalousie. Outre la présence de lord
-Wellington à Fuente-Guinaldo, il y avait de son projet beaucoup
-d'indices secondaires très-frappants, tels que des mouvements de
-troupes dans le Beïra, Tras-os-Montès, Léon, d'immenses magasins à la
-Corogne, et de nombreux équipages de mulets dans la Galice. Ces
-préparatifs de toutes sortes indiquaient de manière à n'en pouvoir
-douter des projets contre la Vieille-Castille. Indépendamment de ces
-raisons de détail, il y avait enfin une raison générale, qui devait
-être décisive pour quiconque réfléchissait, c'est qu'en se portant au
-nord, lord Wellington s'emparait en une marche de nos communications,
-et, comme nous l'avons dit, faisait avec un seul succès tomber tout
-notre établissement militaire en Espagne, tandis qu'en se portant au
-midi, il n'arrivait à d'autre résultat que d'inquiéter l'armée
-d'Andalousie, de l'obliger peut-être à abandonner la comédie du siége
-de Cadix, mais rien au delà, toutes choses d'ailleurs qu'il obtenait
-beaucoup plus sûrement en opérant par le nord, car il nous faudrait
-bien évacuer l'Andalousie, la Manche, et peut-être Madrid, lorsque
-nous serions menacés en Castille. La campagne du général Moore, qui,
-même avec Napoléon sur les bras, avait coûté si peu aux Anglais, et
-avait failli leur procurer de si grands avantages, était une leçon à
-ne jamais oublier.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> Aussi le maréchal Jourdan avec son expérience, Joseph avec son
-esprit juste, ne s'y trompèrent-ils point, et ne conservèrent-ils pas
-le moindre doute à cet égard. En tout cas, le maréchal Marmont, que le
-danger touchait de près et rendait attentif, ne leur en aurait laissé
-aucun. Il se hâta dès les premiers jours de mai, de leur annoncer que
-les Anglais venaient à lui, de commencer en même temps ses préparatifs
-de concentration, et de demander des secours à grands cris. Joseph et
-le maréchal Jourdan virent sur-le-champ ce qu'il y avait à faire, et
-le virent avec une sûreté de jugement qui était naturelle de la part
-du maréchal Jourdan, voué depuis sa jeunesse à la carrière militaire,
-mais fort méritoire de la part de Joseph, étranger à la profession des
-armes. Si en ce moment leur autorité à tous deux eût été respectée,
-rien n'eût été plus facile que de rendre vaine la tentative de lord
-Wellington, et d'en tirer même l'occasion d'un triomphe éclatant, qui
-aurait fort avancé nos affaires en Espagne, peut-être contrebalancé
-dans une certaine mesure nos malheurs en Russie, car un grand revers
-dans la Péninsule eût agi puissamment sur les Anglais, et au fond les
-Anglais menaient l'Europe.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">En concentrant à propos les forces disponibles, on pouvait
-faire échouer les desseins de lord Wellington.</span>
-Pour leur ménager ce revers, il fallait tout simplement faire
-concourir à la défense commune les forces qui étaient à portée, et
-elles étaient plus que suffisantes sous le double rapport du nombre et
-de la qualité. L'armée du Nord, quoique diminuée et n'ayant plus les
-46 mille hommes qu'elle comprenait au commencement de la campagne,
-avait bien encore vingt mille hommes de troupes actives. Eût-il
-<span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> fallu les détourner toutes pour quinze jours, et laisser Mina,
-Longa, Porlier, Mérino, maîtres de nos communications, on ne devait
-pas hésiter. Les Anglais battus, ces coureurs n'étaient plus rien.
-Quoi qu'il en soit, on aurait pu du moins détacher dix mille hommes
-pour quelques semaines (et la preuve, c'est que l'armée du Nord, bien
-que d'une manière inopportune, parvint plus tard à le faire); nos
-communications en auraient été un peu plus difficiles, mais elles
-l'étaient déjà tellement, que le mal n'eût pas été fort accru. Joseph,
-qui avait 13 ou 14 mille hommes de troupes actives et 3 mille
-Espagnols, pouvait bien en distraire 10 mille (il en détourna 13 mille
-quand le moment lui sembla venu), et c'eût été un renfort total de 20
-mille hommes. Enfin rien n'empêchait l'armée d'Andalousie d'envoyer le
-corps du comte d'Erlon tout entier, ou au moins 10 mille hommes sur
-les 16 mille qui composaient ce corps. Cinq à six mille suffisaient à
-Llerena pour observer le général Hill, et si ce général avait commis
-l'imprudence absolument invraisemblable de marcher en Andalousie, le
-maréchal Soult, avec les 6 mille hommes de Llerena, avec tout ce qu'il
-pouvait rassembler à Séville, aurait eu 25 mille hommes à lui opposer,
-tandis que le général Hill n'en avait pas la moitié. On aurait donc
-pu, en faisant des emprunts modérés aux armées du Nord, du Centre et
-d'Andalousie, assurer au maréchal Marmont un renfort de 30 mille
-hommes, qui aurait porté son armée à 70 mille, et lui aurait fourni le
-moyen d'accabler lord Wellington, et de le pousser bien près du
-précipice de l'Océan. Il est vrai qu'il eût fallu un général <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span>
-à ces 70 mille hommes, et que Masséna, dénoncé à toute l'armée comme
-fatigué, usé, vieilli, n'était plus en Espagne. Mais enfin les 70
-mille hommes y eussent été; le maréchal Marmont, d'ailleurs, n'était
-pas incapable de les conduire, et dans tous les cas Jourdan, le
-vainqueur de Fleurus, bien obéi, aurait avec de telles forces suffi
-aux circonstances. Du reste, lord Wellington, en présence d'un pareil
-rassemblement, se serait certainement retiré en Portugal, ce qui l'eût
-au moins annulé pour la campagne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Joseph et le maréchal Jourdan se hâtent d'adresser au
-général Caffarelli et au maréchal Soult l'ordre de secourir l'armée de
-Portugal.</span>
-Les moyens existaient donc, et Jourdan et Joseph, il faut le
-reconnaître, ne négligèrent rien pour les mettre en usage. Une fois
-bien convaincus que lord Wellington allait marcher sur la
-Vieille-Castille, et par conséquent se porter sur l'armée de Portugal,
-ils écrivirent aux deux seuls généraux qui fussent en mesure de
-secourir cette armée, au général Caffarelli, successeur du général
-Dorsenne à l'armée du Nord, et au maréchal Soult, chef de l'armée
-d'Andalousie, avec lequel on venait enfin d'entrer en relation. Ils
-signalèrent à l'un et à l'autre le danger évident qui menaçait le
-maréchal Marmont, et enjoignirent au général Caffarelli de diriger un
-détachement d'une dizaine de mille hommes sur Salamanque, au maréchal
-Soult de renforcer considérablement le comte d'Erlon, de le rapprocher
-du Tage, de lui prescrire d'avoir sans cesse les yeux ouverts sur les
-mouvements du général Hill, et si celui-ci, par les routes intérieures
-que lord Wellington s'était ménagées, se dérobait, pour venir
-renforcer son général en chef vers la Vieille-Castille, de le suivre,
-de franchir le Tage au pont d'Almaraz, tandis qu'il le passerait
-<span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> probablement à celui d'Alcantara, et d'apporter au maréchal
-Marmont un renfort égal à celui que le général Hill apporterait à lord
-Wellington.</p>
-
-<p>Cet ordre malheureusement n'était pas le meilleur qu'il fût possible
-de donner, et si plus tard il n'eût été modifié, on aurait pu le
-considérer comme un service absolument nul pour l'armée de Portugal.
-Il était conçu en effet dans la supposition que le général Hill avait
-en avant de Badajoz des forces considérables, que ce général n'était
-là qu'en attendant, et qu'il serait rappelé vers Fuente-Guinaldo
-lorsque lord Wellington serait prêt à entrer en campagne. Or tout
-était faux dans cette supposition. Au lieu de 30 mille hommes le
-général Hill n'en avait pas 15 mille, parmi lesquels à peine une
-division anglaise. Il était là pour masquer en demeurant immobile les
-desseins de son chef, et pour occuper le maréchal Soult, pendant que
-lord Wellington, qui avait réuni sept divisions anglaises et plusieurs
-divisions portugaises à Fuente-Guinaldo, marcherait sur Salamanque. Le
-comte d'Erlon renforcé tant qu'on l'aurait voulu, mais à la condition
-de rester devant le général Hill qui ne devait pas changer de
-position, aurait laissé périr sans secours le maréchal Marmont. Du
-reste à la guerre c'est déjà quelque chose que d'entrevoir seulement
-les desseins de l'ennemi: les deviner complétement et sur-le-champ
-n'est que le propre des génies supérieurs. Or le maréchal Jourdan,
-esprit sûr, mais lent, avait besoin de temps pour s'éclairer.
-Transporté sur les lieux, il aurait sans doute bientôt discerné la
-vérité; mais malade, dégoûté, attaché à un roi qui, quoique brave,
-n'aimait <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> pas à quitter Madrid, il était resté au palais, et,
-jugeant de loin, n'avait jugé qu'à peu près du véritable état des
-choses. Au surplus il fut bientôt détrompé, et pour le premier moment
-d'ailleurs, les ordres donnés étaient suffisants, car ils enjoignaient
-à chacun de ceux qui devaient concourir à la lutte prochaine de s'y
-préparer. Quant au maréchal Suchet, qui était trop éloigné et trop
-dépourvu de troupes pour envoyer des secours, on lui prescrivit de
-rendre à la cause commune un genre de service qui ne devait de sa part
-souffrir aucune difficulté, c'était de rapprocher davantage les forces
-du général Reille de la Navarre, pour qu'il fût plus facile à l'armée
-du Nord de fournir le détachement qu'on lui avait demandé, et de
-relever à Cuenca les troupes de l'armée du Centre, pour que celle-ci
-fût plus concentrée et plus disponible.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil fait aux ordres de Joseph par le général
-Caffarelli.</span>
-On peut aisément se figurer comment furent accueillis les ordres de
-Joseph, donnés avec fermeté, mais sans cet accent dominateur qui
-n'appartenait qu'à Napoléon. Le général Caffarelli, qui commandait
-l'armée du Nord, était probe, dévoué, brave, comme tous les
-Caffarelli, mais doucement entêté, timide non pas de c&oelig;ur mais
-d'esprit, et fort inférieur en intelligence à l'illustre officier à
-jambe de bois qui avait fait la fortune de cette famille distinguée.
-Sur les 46 mille hommes que comprenait son armée, elle en avait perdu
-près de dix mille par les divers détachements envoyés à l'armée de
-Russie; de plus les infatigables coureurs des provinces basques lui
-inspiraient de continuelles inquiétudes pour les postes de
-l'intérieur et pour ceux du littoral. Persistant <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> comme le
-général Dorsenne à se croire indépendant du général en chef, il ne
-refusa pas précisément d'aider le maréchal Marmont, mais il ne dit ni
-quand, ni comment, ni en quel nombre, il viendrait au secours de ce
-maréchal, et ne fit que des promesses, dont avec quelque prévoyance on
-devait se défier, bien qu'elles fussent sincères.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult se refuse à exécuter les ordres venus de
-Madrid, par la raison que les Anglais menacent l'Andalousie et non pas
-la Vieille-Castille.</span>
-En Andalousie l'accueil aux ordres de Joseph fut encore moins
-satisfaisant. Le maréchal Soult, depuis qu'il était rassuré sur les
-conséquences de sa campagne d'Oporto, avait toujours espéré qu'il
-deviendrait le major général du roi Joseph. Masséna ayant échoué en
-Portugal, Marmont n'ayant pas la situation nécessaire pour un tel
-rôle, et Napoléon s'étant de sa personne enfoncé en Russie, le
-maréchal Soult avait cru que ses espérances allaient enfin se
-réaliser. Mais Napoléon peu satisfait des opérations de l'Andalousie,
-ne voulant pas d'ailleurs imposer à son frère un major général qui lui
-déplaisait, avait choisi le maréchal Jourdan, qui n'avait accepté la
-qualité de major général que par amitié pour le roi Joseph. Le
-mécontentement du maréchal Soult avait été extrême, et dans cette
-disposition on n'avait pas grande chance d'être écouté en lui
-demandant de secourir l'armée de Portugal, avec laquelle il n'avait
-cessé d'être en querelle. De plus il jugeait tout autrement que
-l'état-major de Madrid les projets de lord Wellington, et croyait
-qu'au lieu de songer à la Castille, celui-ci était exclusivement
-occupé de l'Andalousie. Il répondit par conséquent à Joseph, que
-l'armée de Portugal allait encore tout perdre, qu'elle et son général
-se trompaient, que lord Wellington ne se <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> préparait point à
-marcher sur Salamanque et sur le maréchal Marmont, que c'était à
-l'Andalousie seule qu'il en voulait, que c'était donc à lui maréchal
-Soult qu'il fallait venir en aide, car le général Hill n'était que la
-tête de la grande armée britannique, prête à se porter tout entière
-sur Séville pour délivrer Cadix; que le langage tenu à Cadix par les
-journaux de l'insurrection ne permettait aucune incertitude à cet
-égard; que sans doute il fallait renforcer le comte d'Erlon, mais pour
-secourir l'armée d'Andalousie, et non pas celle de Portugal, qui
-n'était point menacée.</p>
-
-<p>C'était en vérité prêter à lord Wellington d'étranges pensées, que de
-lui supposer pour raison d'agir en Andalousie le désir de sauver
-Cadix, qui n'était pas en danger; c'était aussi s'en rapporter à de
-singuliers indices pour juger les projets de l'ennemi, que d'ajouter
-foi aux journaux de l'insurrection espagnole. Ce que l'ennemi eût le
-moins fait assurément, c'eût été de publier ses résolutions, et dès
-qu'il les annonçait ouvertement, il ne fallait pas s'y arrêter. Mais
-indépendamment de tous les renseignements qu'on avait pu recueillir,
-la vraie raison de ne pas croire à une tentative contre l'Andalousie,
-c'est que lord Wellington n'avait rien à y faire, tandis que par un
-seul succès en Castille il prenait toutes nos armées à revers. Le
-maréchal Soult ne fut point de cet avis; il resta persuadé que le
-général Hill avait 30 mille hommes, que lord Wellington allait lui en
-amener encore 40, et que c'était lui, lui seul, qu'il fallait
-secourir. Sa réponse fut conséquente avec ces idées.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Suchet fait ce qu'on lui demande.</span>
-Quant au maréchal Suchet, qui ne voulait point <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> entrer en
-conflit avec l'autorité de Madrid, auquel du reste on ne demandait
-rien qui pût compromettre les provinces dont il était gouverneur, il
-fit ce qu'on désirait de lui. Il rapprocha une division italienne du
-général Reille, et fit remplacer à Cuenca les troupes de l'armée du
-centre, quoique ce fût pour lui un grave inconvénient de s'étendre
-aussi loin.</p>
-
-<p>Cependant le danger devenait à chaque instant plus pressant et plus
-visible, et il était impossible de douter du point que lord Wellington
-allait attaquer.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux ordres plus précis au général Caffarelli et au
-maréchal Soult.</span>
-Joseph, toujours dirigé par le maréchal Jourdan,
-écrivit au général Caffarelli, que bien qu'il se prétendît indépendant
-de l'état-major de Madrid, il ne devait ni oublier ses devoirs
-militaires qui lui prescrivaient d'aller au secours d'un camarade en
-péril, ni ses instructions antérieures qui lui enjoignaient
-expressément de secourir l'armée de Portugal contre les Anglais; qu'en
-tout cas on lui en faisait un devoir formel, et qu'on lui donnait
-l'avis positif que lord Wellington marchait sur Salamanque et sur
-l'armée de Portugal. Quant à l'armée d'Andalousie, Joseph songea un
-moment à prendre une résolution qui aurait sauvé l'Espagne, et avec
-l'Espagne l'Empire peut-être. Il songea à ordonner l'évacuation de
-l'Andalousie, province dont l'occupation ne procurait pas de grands
-avantages, et qui absorbait 90 mille hommes, dont 60 mille
-combattants, suffisants pour accabler les Anglais. Afin d'être obéi
-dans une telle détermination, il aurait fallu destituer de son
-commandement le maréchal Soult, qui se serait peut-être refusé à
-l'évacuation, ou qui du moins l'aurait opérée trop tard pour être
-utile à l'armée de <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> Portugal. Mais l'abandon d'une vaste
-province, un mouvement rétrograde très-prononcé, la destitution d'un
-maréchal illustre, étaient des résolutions que Joseph avait assez
-d'esprit pour concevoir, et pas assez de caractère pour exécuter. À
-défaut de ces résolutions, voici ce qu'il prescrivit. Le maréchal
-Soult faisait entrevoir sa démission, dès qu'on lui donnait des ordres
-qui lui déplaisaient. Joseph lui envoya un officier de confiance,
-militaire de beaucoup d'esprit, le colonel Desprez, avec mission de
-bien observer tout ce qui se passait à l'armée d'Andalousie, de
-montrer au maréchal son erreur relativement au projet des Anglais, de
-lui faire comprendre que c'était vers Salamanque et non vers Séville
-que marchait lord Wellington, de lui renouveler en conséquence l'ordre
-impératif de porter le général Drouet d'Erlon sur le Tage, sans
-attendre ce que ferait le général Hill, de lui déclarer en outre qu'à
-la moindre menace de démission cette démission serait immédiatement
-acceptée. En même temps il adressa au ministre de la guerre Clarke les
-dépêches les plus détaillées, pour lui signaler tous les dangers, nous
-dirions tous les ridicules, si le sujet n'avait été si grave, de cette
-situation d'un roi général en chef, désobéi de tous ses généraux, et
-ne pouvant les amener ni au nom du devoir, ni au nom de leur intérêt
-bien entendu, ni au nom enfin d'une autorité qu'ils méconnaissaient, à
-secourir celui d'entre eux qui était dans le péril le plus alarmant.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Premier service rendu par Joseph à Marmont, en remplaçant
-la division Foy au pont d'Almaraz.</span>
-En attendant l'effet de ces diverses démarches, Joseph envoya un
-premier secours au maréchal Marmont. Depuis que ce maréchal par ordre
-de <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> l'Empereur avait quitté la vallée du Tage, pour aller
-s'établir dans la vallée du Douro, il avait laissé l'une de ses
-divisions, celle du général Foy, sur le Tage, au pont d'Almaraz. Le
-maréchal Marmont en avait agi ainsi parce qu'avec raison il attachait
-une grande importance à ce pont, et aux nombreux ouvrages dont il
-l'avait entouré. Nos forces actives destinées à s'opposer aux Anglais,
-étant par une disposition vicieuse divisées en deux parts, une en
-Andalousie, l'autre en Castille, on ne pouvait parer à cet
-inconvénient que par une grande facilité de communications, afin de
-courir promptement de l'une à l'autre, ainsi que le maréchal Marmont
-l'avait fait après la bataille perdue de l'Albuera. Le Tage étant le
-principal obstacle à franchir, le maréchal Marmont y avait construit
-un pont, des ouvrages fortifiés, et des magasins. Ce qui se passait
-devant nous était d'ailleurs une leçon frappante, dont il eût été
-impardonnable de ne pas profiter. On voyait en effet du côté des
-Anglais une seule armée, un seul général, se portant alternativement
-du nord au midi, ayant pour le faire une route large, bien entretenue,
-jalonnée de ponts et de magasins, sur laquelle les mouvements étaient
-aussi prompts que faciles.</p>
-
-<p>C'est par suite de cette leçon si instructive que le maréchal Marmont,
-en se reportant du Tage sur le Douro, n'avait pas voulu abandonner les
-ouvrages d'Almaraz, et y avait laissé la division Foy. Mais quoiqu'il
-eût tout disposé pour la ramener promptement à lui à travers le
-Guadarrama, le trajet qu'elle aurait à faire devait entraîner une
-perte de <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> cinq ou six jours, perte fâcheuse si on était obligé
-à une concentration rapide par une subite apparition de l'ennemi, et
-il supplia Joseph de le décharger du soin de garder le pont d'Almaraz.
-Joseph se hâta de lui rendre ce service, bien qu'il en résultât une
-nouvelle dislocation de la faible armée du Centre, et il y envoya la
-division d'Armagnac.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Première opération des Anglais.</span>
-À peine y était-elle qu'une tentative téméraire et peu conforme au
-caractère de l'armée anglaise, signala les grands projets de lord
-Wellington pour cette campagne, et l'importance qu'il attachait à
-empêcher l'armée d'Andalousie d'aller au secours de l'armée de
-Portugal.</p>
-
-<p>Le général Hill, par ordre de son chef, se jouant de la vigilance des
-troupes que le maréchal Soult tenait devant lui en Estrémadure, quitta
-son poste sans qu'on s'en aperçût, se porta sur le Tage avec une
-division, le remonta à la dérobée, et se présenta devant le pont
-d'Almaraz le 18 mai.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ouvrages du pont d'Almaraz.</span>
-Ce pont était situé au pied même des montagnes
-qui séparent la vallée du Tage de celle de la Guadiana (voir la carte
-n<sup>o</sup> 43), et, après l'avoir franchi, la grande route d'Estrémadure
-s'élevait, et traversait les montagnes au col de Mirabète. Le maréchal
-Marmont avait fait construire au sommet du col un ouvrage qui fermait
-la route carrossable, et qui par conséquent ne permettait pas à un
-ennemi venant de l'Estrémadure d'amener du canon. Il avait de plus
-rendu cet ouvrage assez fort pour exiger l'emploi de la grosse
-artillerie. Au pied de la hauteur, au bord du fleuve, il avait établi
-deux ouvrages moins considérables, formant têtes de pont sur la rive
-gauche et sur la <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> rive droite. Un pont de bateaux, qui n'était
-pas toujours tendu, servait à franchir le fleuve.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Surprise de ces ouvrages par le général Hill.</span>
-Le général Hill, qui avait déjà surpris deux ans auparavant le général
-Girard dans les environs, à Arroyo del Molinos, et qui était coutumier
-de ce genre d'expéditions, étant arrivé presque sans être aperçu à
-portée de l'ouvrage de Mirabète, reconnut qu'il était trop fort pour
-essayer de le brusquer, et imagina de faire descendre par un chemin de
-traverse une colonne d'infanterie qui tâcherait d'enlever à l'escalade
-les têtes de pont, tandis que le reste des troupes anglaises feindrait
-d'attaquer Mirabète sur la hauteur. Ce plan hardi réussit
-parfaitement. Les deux ouvrages qui formaient têtes de pont sur les
-deux rives du fleuve, et que le maréchal Marmont avait moins
-fortifiés, pouvaient être enlevés à l'escalade. Les Anglais posèrent
-leurs échelles sur les escarpes à peine maçonnées, et pénétrèrent dans
-la tête de pont de la rive gauche. Les troupes qui la gardaient,
-espèce de ramassis de toutes nations, se laissèrent épouvanter malgré
-la belle conduite d'un officier piémontais, qui se fit tuer pour les
-rallier; elles s'enfuirent, tentèrent de se jeter dans quelques
-bateaux, et furent ou prises ou noyées. L'ouvrage de la rive gauche
-enlevé, celui de la rive droite se rendit immédiatement. Les Anglais
-saccagèrent ainsi ce petit établissement, détruisirent les ouvrages,
-brûlèrent les bateaux, et se retirèrent, très-fiers d'une expédition
-qui leur valait plus d'honneur que de profit, puisqu'ils n'avaient
-fait autre chose, après tout, que bouleverser temporairement les
-moyens de passage. En apprenant ce coup téméraire, le général <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span>
-Foy, qui était avec sa division en marche vers la Castille, rebroussa
-chemin, courut après les Anglais, sans réussir toutefois à les
-atteindre. On en fut quitte pour une affaire désagréable mais point
-irréparable, car pour un pont détruit le Tage ne devenait pas un
-obstacle invincible, et une armée qui remonterait à temps par la route
-d'Estrémadure devait toujours trouver le moyen de le franchir.</p>
-
-<p>Cet accident causa une vive émotion à Madrid, car il révélait la
-prochaine entrée de lord Wellington en campagne, et son intention de
-mettre les armées d'Andalousie et de Portugal dans l'impossibilité de
-communiquer entre elles. Cette indication aurait dû agir sur celle des
-deux qu'on appelait à secourir l'autre, et Joseph renouvela ses
-instances, mais en vain, comme on va le voir.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Juin 1812.</span>
-Le maréchal Soult avait reçu la visite du colonel Desprez, avait
-laissé apercevoir son extrême déplaisir de n'être pas major général de
-Joseph, n'avait point renouvelé une offre de démission, dont on ne lui
-cachait pas l'acceptation immédiate si elle était faite, et s'était
-obstiné à soutenir que le danger menaçait non pas la Castille, mais
-l'Andalousie. Il n'y avait pas moyen de redresser son opinion à cet
-égard, et le colonel Desprez y renonçant, le pressa de s'expliquer sur
-l'exécution des ordres relatifs au corps du comte d'Erlon. Le maréchal
-avait renforcé ce corps, ainsi que Joseph l'avait prescrit, mais quant
-aux instructions à lui donner, il avoua clairement qu'il ne
-consentirait pas à s'en dessaisir, et à l'envoyer en Castille au
-secours de l'armée de Portugal. À toutes les instances que lui fit le
-colonel <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> Desprez, le maréchal répondit que si on lui ôtait une
-portion quelconque de ses forces il ne pourrait garder l'Andalousie,
-et qu'il n'obéirait qu'à un ordre, celui d'évacuer cette province.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrée en campagne de lord Wellington et sa marche sur
-Salamanque.</span>
-Ces allées et venues, ces résistances obstinées, faisaient perdre un
-temps précieux, pendant lequel lord Wellington se hâtait de marcher
-sur l'armée de Portugal. En effet, dans les premiers jours de juin, on
-apprit qu'il avait levé ses cantonnements, et qu'il était à la veille
-de franchir l'Aguéda pour se rendre dans la province de Salamanque par
-la route de Ciudad-Rodrigo.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le général Caffarelli prépare un secours pour l'armée de
-Portugal.</span>
-À cette nouvelle, le général Caffarelli
-que le défaut de présence d'esprit au milieu des embarras dont il
-était assailli, bien plus qu'une mauvaise volonté décidée, empêchait
-d'obéir, le général Caffarelli sans plus discuter l'autorité du roi,
-manda aux maréchaux Marmont et Jourdan qu'il allait marcher au secours
-de l'armée de Portugal avec un détachement de 10 mille hommes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ordre péremptoire envoyé par Joseph au maréchal Soult.</span>
-Quant
-au maréchal Soult, Joseph lui expédia le véritable ordre qu'il aurait
-dû lui adresser dès le commencement, il lui prescrivit non plus de
-donner au comte d'Erlon l'instruction de suivre les mouvements du
-général Hill, mais de faire sur-le-champ un détachement de 10 mille
-hommes, de les acheminer sur le Tage, d'évacuer telle partie de
-territoire qu'il faudrait pour rendre possible l'accomplissement de
-cette mesure, et, enfin, s'il ne voulait pas obéir, de remettre
-immédiatement son commandement au comte d'Erlon.</p>
-
-<p>Confiant dans l'exécution d'un ordre aussi précis, dans les promesses
-du général Caffarelli, dans la <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> possibilité qu'il avait
-lui-même d'envoyer quelques mille hommes au maréchal Marmont, comptant
-que par toutes ces dispositions il pourrait porter l'armée de Portugal
-à près de 70 mille hommes, il se rassura sur l'issue des événements
-qui se préparaient en Castille, il se rassura, parce que, tout en
-étant doué de bon sens, d'intelligence militaire et de courage, il
-n'avait pas cette ardeur dévorante, cette vigilance sans sommeil du
-véritable homme d'action, qui ne croit qu'à ce qu'il a vu, qui ne se
-repose que sur les promesses accomplies, et ne donne pas un ordre sans
-en suivre lui-même l'exécution, qualité que Napoléon possédait au plus
-haut degré, et à laquelle il devait en partie ses prodigieux succès.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">État de l'armée anglaise au moment où elle entre en
-campagne.</span>
-Pendant que le temps le plus précieux se perdait de notre côté en
-tristes tiraillements, lord Wellington s'était mis en mouvement pour
-essayer d'une marche offensive en Castille, seule partie de l'Espagne
-où, par les raisons que nous avons données, il pût agir utilement. Il
-n'était pas lui-même, quoique commandant seul, et appartenant à la
-puissance la plus riche de l'Europe, entièrement satisfait de sa
-situation, surtout sous le l'apport matériel. La solde était fort
-arriérée dans son armée; l'argent ne lui arrivait que
-très-difficilement, parce qu'il fallait que son gouvernement convertît
-en espèces métalliques, avec une perte d'au moins 25 pour 100, la
-monnaie de papier circulant en Angleterre; de plus les Espagnols,
-quoique dévoués à sa cause, lui fournissaient bien gratis tous les
-renseignements qui pouvaient le servir, mais ne lui livraient leurs
-denrées que contre argent. Les muletiers, qui avec six mille <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span>
-mulets transportaient les vivres de l'armée anglaise, n'étaient pas
-payés depuis plusieurs mois, et se plaignaient vivement. Or, s'ils
-avaient refusé un seul jour leurs services, l'armée anglaise eût été
-perdue, car sans les vivres réunis tous les soirs aux bivouacs, sans
-le temps de les faire cuire, de les consommer, lord Wellington
-n'aurait bientôt plus conservé un soldat dans les rangs. Aussi ne
-cessait-il d'écrire à son gouvernement que si on lui donnait ces
-admirables soldats français, comme il les appelait, qui se passaient
-d'approvisionnements, couraient çà et là pour se procurer leur
-nourriture, revenaient ensuite au drapeau, faisaient leur soupe en
-hâte avec ce qu'ils avaient ramassé, et se battaient néanmoins s'ils
-n'avaient pas eu le temps de la faire, il pourrait soutenir la guerre
-sans argent; mais que si les soldats anglais étaient mis à une telle
-épreuve, si on les exposait à quitter le drapeau pour aller à la
-maraude, au bout de quelques jours il n'en reviendrait pas un. Il se
-plaignait donc lui aussi d'avoir ses peines et ses difficultés. Son
-armée, quoique excellente, n'était pas non plus telle qu'il l'aurait
-voulue. Il l'aurait désirée plus nombreuse, particulièrement en
-Espagnols. Ces derniers, qui auraient dû lui fournir trente ou
-quarante mille soldats, lui avaient à peine envoyé une division de dix
-mille hommes, mal disciplinés, mal commandés, et ne rendant aucun des
-services qu'on devait attendre de la bravoure et de la sobriété du
-soldat espagnol. Avec le dévouement des nations portugaise et
-espagnole, avec toute la puissance de l'Angleterre, après plusieurs
-campagnes <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> heureuses, il était parvenu à réunir sur l'Aguéda,
-aux premiers jours de juin, les forces suivantes: sept divisions
-d'infanterie anglaise, présentant environ 35 à 36 mille hommes d'une
-solidité à l'épreuve (une huitième division était sous le général Hill
-en Estrémadure), cinq ou six mille hommes de cavalerie anglaise et
-allemande excellente, deux brigades d'infanterie portugaise, plus
-enfin une division espagnole sous le général don Carlos d'Espagne. Ces
-auxiliaires, difficiles à compter, surtout les Espagnols, à cause de
-leur organisation très-imparfaite, pouvaient monter à 14 ou 15 mille
-hommes. Ainsi l'armée de lord Wellington était d'environ 55 mille
-hommes. Les guérillas, très-propres au service de troupes légères,
-ajoutaient à son effectif une force impossible à évaluer, mais réelle.
-On voit qu'avec un peu d'entente entre nos généraux, avec nos braves
-soldats, avec 300 mille hommes d'effectif, donnant 230 mille
-combattants, il eût été facile en se concentrant à propos d'opposer
-une masse écrasante à cette poignée d'Anglais, solides et bien
-conduits sans doute, mais dont la force était tout entière dans la
-sagesse de leur chef, et dans la désunion de nos généraux.</p>
-
-<p>Lord Wellington le sentait si bien, que ce n'était qu'en tremblant (si
-ce mot peut être employé en parlant d'un tel homme) qu'il s'avançait
-en Castille. La conquête de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz étant
-accomplie, il fallait qu'il entreprît quelque chose; or, à
-entreprendre quelque chose, il ne pouvait essayer, comme nous l'avons
-montré, qu'une marche offensive en Castille. Sa ferme raison
-n'admettait <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> sur ces points aucun doute; mais, en songeant
-qu'il allait se jeter sur les derrières des Français, entre les armées
-du Nord et de Portugal d'un côté, les armées du Centre et d'Andalousie
-de l'autre, qui seulement en envoyant chacune un détachement auraient
-pu l'accabler, il était saisi d'une véritable crainte, non pas de la
-crainte des âmes faibles, mais de la crainte des âmes fortes et
-éclairées, qui sans s'exagérer le danger, en apprécient pourtant la
-gravité. S'il se rassurait au point de marcher au-devant de tels
-périls, c'est d'abord qu'il était obligé de tenter quelque chose, sous
-peine de perdre l'occasion la plus favorable, celle de l'absence de
-Napoléon; c'est ensuite qu'il comptait sur les misérables
-tiraillements dont il s'était aperçu depuis longtemps, et qui
-jusqu'ici avaient empêché nos généraux de l'accabler par la réunion de
-leurs forces. Une seule fois il avait vu cette réunion s'opérer à
-temps, c'était l'année précédente, lorsque le maréchal Marmont était
-accouru en Estrémadure, et ce mouvement lui avait fait manquer
-Badajoz, après une perte de six mille hommes. Au contraire, dans les
-trois premiers mois de la présente année, cette concentration n'ayant
-pas eu lieu, il avait pu prendre Badajoz et Ciudad-Rodrigo. Cette fois
-encore, il se flattait d'avoir le même bonheur grâce aux mêmes causes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Demandes de lord Wellington à son gouvernement avant
-d'entrer en campagne.</span>
-Résolu à se porter en avant, il écrivit néanmoins à son gouvernement
-qu'il ne fallait pas se flatter d'obtenir de grands résultats, car il
-suffirait aux Français de se réunir contre lui pour qu'il fût
-promptement rejeté en Portugal. Il demanda donc <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> expressément
-que l'armée anglo-sicilienne tentât une descente dans la province de
-Murcie, ou dans celle de Catalogne, pour empêcher l'armée d'Aragon de
-faire des détachements au profit de l'armée du Centre; il demanda aux
-flottes anglaises qui croisaient dans le golfe de Biscaye, et
-communiquaient avec les chefs de bandes, de simuler un débarquement
-pour empêcher le général Caffarelli d'aller au secours du maréchal
-Marmont.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington passe l'Aguéda.</span>
-Ces précautions prises, il passa l'Aguéda dans les premiers
-jours de juin, et se dirigea sur Salamanque. Sachant, par des rapports
-exacts, dus au zèle des Espagnols, que le maréchal Marmont avait été
-obligé de disperser ses divisions pour les faire vivre, qu'aucun
-renfort ne lui était encore arrivé, il espérait trouver l'armée
-française disséminée, en tout cas forte au plus de 40 mille hommes, et
-probablement mal pourvue de matériel. Par ces divers motifs, il se
-flattait de lui faire au moins évacuer Salamanque, et de la repousser
-au delà du Douro, ce qui était un heureux commencement de campagne. Il
-se proposait ensuite d'agir selon les événements, qu'il avait assez de
-sang-froid pour attendre sans trouble, et assez de présence d'esprit
-pour saisir avec à propos.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation du maréchal Marmont au moment des premières
-hostilités.</span>
-Le maréchal Marmont, qui était sur ses gardes, quoique mal servi par
-ses espions, connut bientôt l'approche de l'armée anglaise, et se mit
-en mesure de n'être pas surpris. Ayant eu le temps de réunir quatre ou
-cinq divisions, grâce au retour de la division Foy, il put former un
-rassemblement respectable, et capable d'imposer à l'ennemi une extrême
-réserve. Si toute son armée n'était pas sous sa main <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> en avant
-de Salamanque, c'est d'abord qu'il avait beaucoup de points à occuper,
-et qu'ensuite, pour vivre dans un pays ruiné, il avait été obligé de
-s'étendre sur un espace de plus de trente lieues. Du reste, ayant
-profité des leçons administratives de Napoléon, dont il avait été
-l'aide de camp, il avait employé l'hiver à soigner ses hommes, à
-réparer son matériel d'artillerie, à recomposer autant que possible
-ses attelages, et à mettre ses postes en bon état de défense. À défaut
-de grands magasins qu'il n'avait pas le moyen de créer, il avait formé
-auprès de chaque division un petit dépôt de biscuit qui lui permettait
-de man&oelig;uvrer une quinzaine de jours sans être inquiet de la
-subsistance de ses soldats. Il avait disposé en citadelles trois
-couvents qui dominaient Salamanque et commandaient le passage de la
-Tormès. Il y avait placé une garnison d'un millier d'hommes, et il
-pouvait s'en éloigner sans crainte de voir l'ennemi s'y établir. La
-ligne du Douro, qui se trouvait en arrière de Salamanque, et qui avec
-son affluent l'Esla couvrait à la fois la Vieille-Castille et le
-royaume de Léon, était partout jalonnée de postes assez bien occupés.
-Toro, Zamora, Benavente, Astorga, promettaient une certaine
-résistance, et, en présence d'un adversaire circonspect, il était
-possible, en man&oelig;uvrant sagement, de tenir la campagne quelque
-temps, sans être amené à une action décisive.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont se retire d'abord à quelque distance de
-Salamanque.</span></p>
-
-<p>Le maréchal Marmont, après les dispositions que nous venons
-d'énumérer, leva son camp de Salamanque, livra la ville à elle-même,
-et alla camper à quelque distance pour se ménager le loisir de
-rassembler <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> ses divisions et d'observer les projets de
-l'ennemi. S'il ne se hâta pas de se réfugier derrière le Douro, c'est
-qu'il avait la Tormès pour se couvrir, et qu'il voulait rester en vue
-de Salamanque, afin de donner du c&oelig;ur à la petite garnison laissée
-dans les trois couvents fortifiés.</p>
-
-<p>Lord Wellington parut le 16 juin devant Salamanque. Reçu par les
-habitants avec une joie qui éclatait toujours après le départ des
-Français, et avant l'arrivée des Anglais, il consacra un jour ou deux
-à la réflexion, et au plaisir d'avoir ainsi acquis les honneurs de
-l'offensive, sans en courir les dangers.
-<span class="sidenote" title="En marge">Attaque de Salamanque.</span>
-Les habitants lui demandaient
-de les délivrer des trois couvents fortifiés qui dominaient la ville,
-et qui pouvaient en rouvrir les portes aux Français. Ces couvents
-examinés de près, semblèrent exiger une attaque en règle. Lord
-Wellington résolut d'y employer dix ou quinze jours, et n'en fut pas
-fâché, car il n'était pas disposé à précipiter ses mouvements dans une
-contrée où chaque pas en avant pouvait être un pas fait vers un abîme.
-Il avait amené avec lui quelques pièces de grosse artillerie, assez
-mal approvisionnées. Il commença l'attaque des couvents avec ces
-moyens, et envoya chercher à Ciudad-Rodrigo le matériel qui lui
-manquait.</p>
-
-<p>Voici la position des trois couvents qu'il s'agissait de prendre. Le
-principal, le plus vaste, celui de Saint-Vincent, gros bâtiment carré,
-ressemblant à un fort, avait été crénelé, percé d'embrasures, et
-entouré de décombres qu'on avait disposés en glacis. D'un côté il
-dominait la Tormès, qui passe au pied de Salamanque, et de l'autre
-Salamanque elle-même. <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> Les deux couvents de San-Gaetano et de
-la Merced, situés un peu au-dessous et vers la ville, fournissaient
-contre elle un second étage de feux, et en assuraient complétement la
-possession.</p>
-
-<p>Lord Wellington ouvrit la tranchée devant le couvent de Saint-Vincent
-par le dehors de la ville. Quant aux couvents de la Merced et de
-San-Gaetano, il voulut les brusquer, et en ordonna l'assaut. Mais les
-troupes qui gardaient ces deux postes, secondées par le feu dominant
-de Saint-Vincent, repoussèrent bravement les Anglais, et leur tuèrent
-plusieurs centaines d'hommes. Lord Wellington prit alors le parti
-d'attendre le gros matériel qui devait venir de Ciudad-Rodrigo. La vue
-de l'armée française, réunie à quelques lieues de là, dans une bonne
-position, soutenait le courage de nos petites garnisons, et
-prolongeait leur résistance.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Juillet 1812.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Occupation de Salamanque par les Anglais.</span>
-Enfin, les 26 et 27 juin, la grosse artillerie étant arrivée au camp
-des Anglais, lord Wellington fit battre en brèche. Les trois couvents
-se défendirent vaillamment, et dirigèrent un feu violent contre
-l'ennemi. Mais le principal, celui de Saint-Vincent, ayant été mis en
-flammes par des obus, il devint impossible de s'y maintenir plus
-longtemps, et, le 28, il fallut remettre ces citadelles improvisées,
-au moyen desquelles on avait cru pouvoir conserver Salamanque, ou
-s'assurer du moins le moyen d'y rentrer. Nous y perdîmes un millier
-d'hommes hors de combat ou prisonniers; mais les Anglais en perdirent
-un nombre au moins égal, et nous avions gagné douze jours, retard
-précieux pour nous, et dès lors fâcheux pour nos adversaires. Il faut
-sans <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> doute y regarder avant de disséminer ses forces dans de
-petites garnisons destinées à se rendre l'une après l'autre, mais,
-quand elles coûtent autant de monde à l'ennemi, et vous font gagner
-autant de temps, il n'y a pas de regrets à concevoir.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Retraite du maréchal Marmont derrière le Douro.</span>
-Jusqu'ici les opérations du maréchal Marmont étaient tout ce qu'elles
-pouvaient être; mais Salamanque pris, il n'était pas sage à lui de se
-tenir si près de l'armée anglaise, et il passa le Douro à Tordesillas,
-décidé à lui bien disputer cette ligne. Du reste la circonspection des
-Anglais ne faisait pas craindre de leur part une offensive très-vive.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington le suit.</span>
-Lord Wellington suivit l'armée de Portugal, et vint border le cours du
-Douro, qui dans cette saison n'était pas très-volumineux, mais n'était
-cependant pas guéable, excepté dans un petit nombre d'endroits. Ce
-fleuve, comme nous l'avons dit, était pourvu de bons postes, tels que
-Tordesillas, Toro, Zamora, et même Benavente et Astorga, en
-considérant l'Esla et l'Orbigo comme un prolongement de la ligne du
-Douro. Astorga notamment, outre de bons ouvrages qui avaient déjà
-résisté, tantôt aux Français, tantôt aux Espagnols, contenait une
-excellente garnison de 1500 hommes bien résolus à se défendre, et
-devait, en donnant un fort appui à notre droite, gêner beaucoup la
-gauche des Anglais. Lord Wellington, arrivé le 1<sup>er</sup> juillet sur le
-Douro, s'y arrêta pour laisser à l'armée espagnole de Galice le temps
-d'enlever Astorga. C'étaient, selon lui, quinze ou vingt jours encore
-d'employés utilement, sans s'engager trop vite dans cette hardie
-campagne entreprise sur les derrières des Français; mais c'était, on
-<span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> doit le reconnaître, leur laisser aussi le temps de se réunir
-pour l'accabler. Il fallait en effet qu'ils fussent aveuglés par
-d'étranges passions, pour ne pas employer ce délai à rassembler
-soixante-dix mille hommes contre l'armée anglaise. Aussi, en se tenant
-le long du Douro, lord Wellington ne cessait-il d'adresser les plus
-vives instances, d'un côté à l'armée anglo-sicilienne, pour qu'elle
-donnât une forte occupation au maréchal Suchet, et de l'autre aux
-forces navales anglaises croisant dans le golfe de Biscaye, pour
-qu'elles fissent craindre au général Caffarelli un gros débarquement
-sur les côtes des Asturies.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Force de l'armée de Portugal depuis la réunion des huit
-divisions qui la composent.</span>
-Dans cet intervalle le maréchal Marmont, établi derrière le Douro,
-s'était occupé à concentrer les huit divisions dont était formée
-l'armée de Portugal. Après avoir recouvré la première de ces huit
-divisions, celle du général Foy, il lui restait à recouvrer la
-huitième, celle du général Bonnet, composée de troupes bonnes et
-nombreuses, supérieurement commandée, et confinée sur le revers des
-Asturies pour y batailler contre les Anglais et contre les bandes de
-Porlier. Les Asturies valaient assurément la peine d'être conservées,
-ainsi que l'avait prescrit Napoléon en partant pour la Russie, mais
-elles n'étaient rien auprès de l'objet qui préoccupait en ce moment le
-maréchal Marmont. Aussi n'avait-il pas hésité à dépêcher à la huitième
-division l'ordre d'évacuer les Asturies, et cet ordre avait trouvé le
-général Bonnet en route, car cet officier non moins intelligent
-qu'intrépide, comprenant ce que tant d'autres plus élevés en grade ne
-comprenaient point, <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> avait jugé que tout intérêt devenait
-accessoire devant la nécessité de repousser les Anglais. En défalquant
-tout ce qu'on perd ou laisse en arrière à la suite d'une retraite
-rapide, le général Bonnet amenait 6 mille hommes, excellents par leur
-valeur propre, excellents par sa présence à leur tête. Cette
-adjonction inspira beaucoup de confiance au maréchal Marmont. Elle
-portait à 36 ou 37 mille hommes son infanterie. Ce qui lui manquait
-c'était la cavalerie, car elle s'était épuisée à courir les routes
-pour les purger des guérillas. Pressé de la remonter, le maréchal
-Marmont avait fait enlever tout ce qu'il y avait de chevaux de selle
-dans la contrée, et il avait ainsi ramassé un millier de bons chevaux,
-ce qui avait porté à 3 mille cavaliers bien montés et vigoureux le
-total de sa cavalerie. Avec son artillerie, bien servie et composée
-d'une centaine de bouches à feu, il avait environ 42 mille soldats,
-qui, renforcés seulement par dix mille hommes, seraient devenus
-très-supérieurs aux Anglais, et tels quels pouvaient leur tenir tête,
-s'ils étaient conduits avec un peu de sagesse et de bonheur.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont; son esprit et son caractère.</span>
-Sans doute ils n'étaient pas mal commandés par le maréchal Marmont,
-mais ils ne l'étaient pas sûrement. Ce maréchal, ayant de l'esprit, de
-l'instruction, de la bravoure, et le talent de bien tenir ses troupes,
-possédait quelques qualités du général en chef, mais était loin de les
-réunir toutes. Quoique dissipé dans ses goûts, il pensait fort à ce
-qu'il avait à faire, combinait beaucoup, trop peut-être, car dans
-l'action la justesse des idées vaut mieux que l'abondance.
-L'abondance des idées en effet <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> sans un jugement ferme et
-prompt, éblouit au lieu d'éclairer. De plus ce maréchal ne passait pas
-pour heureux. Le bonheur, qualité indéfinissable, est-il une vaine
-superstition des hommes, ou bien une réalité? Est-ce une faveur du
-sort capricieux, donnant à l'un pour les refuser à l'autre, ces
-circonstances de froid, de chaud, de pluie, de soleil, d'arrivées
-imprévues, qui font souvent réussir des combinaisons médiocres, ou
-échouer des combinaisons habiles? Ou bien n'est-ce pas plutôt un
-ensemble bien proportionné de qualités, qui, même sans des facultés
-supérieures, inspire ces déterminations simples et fortes qui sauvent
-les armées et les empires? Quoi qu'il en puisse être, le maréchal
-Marmont dans sa carrière n'a point passé pour heureux, et, chose
-singulière, il était confiant, soit que le courage suppléât en lui à
-la fortune, soit qu'il ignorât sa destinée, qui alors ne s'était pas
-révélée tout entière. Tel était le général de l'armée française en ce
-moment, et si on avait pu pénétrer l'avenir, on aurait dû être
-profondément inquiet en le voyant devant un général calme, solide,
-d'une prudence consommée, et dont le bonheur, soit caprice du sort,
-soit talent, ne s'était jamais démenti.</p>
-
-<p>Le maréchal Marmont, abrité derrière le Douro, devait-il y rester
-immobile? Sans doute il eût mieux fait d'attendre l'initiative de son
-adversaire, de lui disputer le passage du Douro tant qu'il pourrait,
-puis de se replier méthodiquement sur l'armée du Nord, qui aurait bien
-fini, de gré ou de force, quand elle aurait vu l'ennemi chez elle, par
-se joindre à lui. Mais il était jeune, plein de vanité, ignorait les
-vues du <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> sort, avait une armée d'une bravoure éprouvée, sur
-laquelle les Anglais n'avaient pris aucun ascendant, qui reculait à
-contre-c&oelig;ur, et il venait de recevoir des nouvelles qui réduisaient
-à rien ses espérances de secours. D'un côté le général Caffarelli,
-après lui avoir annoncé un renfort de dix mille hommes, lui mandait
-maintenant l'apparition des flottes anglaises entre Saint-Ander et
-Saint-Sébastien, la probabilité d'un prochain débarquement, et en
-définitive ne lui parlait plus du renfort promis. Or si on doit
-espérer avec réserve de celui qui promet, à plus forte raison ne
-doit-on rien espérer de celui qui ne promet pas, ou qui après avoir
-promis ne promet plus.
-<span class="sidenote" title="En marge">Toutes les nouvelles que reçoit le maréchal Marmont le
-disposent à ne plus espérer aucun secours.</span>
-Au même instant Joseph, lui écrivant à la date
-du 30 juin une lettre qui arriva le 12 juillet au quartier général de
-l'armée de Portugal, lui faisait part de ses efforts pour amener les
-armées du Nord et de l'Andalousie à le secourir, sans lui dissimuler
-le peu de chance qu'il avait d'y réussir. Pour comble de disgrâce,
-Joseph, soit qu'il ne fût pas prêt, soit qu'il n'en crût pas le moment
-venu, ne lui disait pas s'il pourrait se priver en sa faveur d'un
-détachement de l'armée du centre. Le maréchal Marmont devait donc se
-considérer comme tout à fait abandonné. Certes si ce maréchal avait
-cru pouvoir compter sur dix à douze mille hommes de l'armée du centre,
-il aurait incontestablement attendu ce secours avant de rien
-entreprendre, car on aime mieux partager l'honneur d'une victoire, que
-de s'exposer à porter seul le poids non partagé d'une défaite. Quant à
-l'armée d'Andalousie, qui aurait pu venir à son aide, et qui l'aurait
-dû, ne fût-ce qu'à titre de reconnaissance, <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> il n'en attendait
-absolument rien, et les dernières lettres de Joseph ne faisaient que
-compléter une conviction qui était formée chez lui depuis longtemps.
-Les faits ultérieurs prouvent qu'il ne se trompait point.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réduit à ses propres forces, et craignant la reddition
-d'Astorga, le maréchal Marmont songe à éloigner lord Wellington par
-des man&oelig;uvres, sans aucune pensée de livrer bataille.</span>
-Réduit à ses seules forces, comparant son armée avec celle de lord
-Wellington, qui n'était pas supérieure en nombre en ne voulant tenir
-compte que des Anglais, se rappelant que les batailles gagnées par
-ceux-ci ne l'avaient été que parce qu'on avait eu le tort de les
-attaquer dans des positions où leur manière de combattre les rendait
-invincibles, il pensa qu'avec des troupes fortement aguerries, il
-pourrait man&oelig;uvrer autour d'eux sans se compromettre, leur faire
-abandonner la ligne du Douro, et les ramener à la frontière du
-Portugal sans livrer bataille; que peut-être même, tandis qu'on
-chercherait à se placer sur leur ligne de communication afin de les
-contraindre à rétrograder, on pourrait occuper l'une de ces positions
-défensives, où les avantages qu'on leur avait toujours laissés
-seraient cette fois de notre côté. Les Français, qui escaladaient si
-bien des positions presque inabordables, comme celles de Talavera et
-de Busaco, seraient bien autrement redoutables, si au lieu d'avoir à
-les emporter ils n'avaient qu'à les défendre, et les Anglais bien
-moins heureux, si au lieu d'avoir à défendre ces positions, ils
-avaient à les attaquer. Cette fois on serait presque sûr de la
-victoire. Il n'y avait donc pas de témérité à vouloir man&oelig;uvrer
-autour des Anglais, et le cas d'une bonne position défensive se
-rencontrant, de songer à leur disputer le terrain. À toutes ces
-raisons d'agir s'en <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> ajoutait une dernière d'un grand poids.
-Les Espagnols de l'armée de Galice assiégeaient Astorga, qui n'avait
-pas pour plus de quinze jours de vivres. Pouvait-on s'éloigner de
-l'armée anglaise pour aller ravitailler cette place? Et si on ne le
-pouvait pas sans danger, n'allait-on pas être tourné sur sa droite par
-la perte d'Astorga, et condamné dès lors à une retraite indéfinie?</p>
-
-<p>Telles furent les idées avec lesquelles le maréchal Marmont sortit de
-l'asile qu'il avait trouvé derrière le Douro. Il essaya d'abord de
-repasser ce fleuve en présence de l'armée anglaise, et le fit avec
-assez d'art et de bonheur. Les bords du Douro étaient conformés de
-telle manière qu'on découvrait d'une rive à l'autre tous les
-mouvements des deux armées.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont repasse le Douro, et oblige lord
-Wellington à rétrograder sur Salamanque.</span>
-Le maréchal Marmont affecta de faire
-descendre par sa droite des colonnes de troupes vers Toro, et tandis
-qu'il donnait à cette démonstration la plus grande vraisemblance
-possible, il préparait sur sa gauche aux environs de Tordesillas les
-moyens de franchir réellement le Douro sur plusieurs ponts de
-chevalets. Dans la nuit du 16 au 17 juillet en effet, tandis que sa
-droite prolongée simulait un projet de passage vers Toro, sa gauche en
-opérait un véritable au-dessus de Tordesillas, et son centre suivant
-sa gauche venait passer après elle. Le lendemain, profitant de la
-surprise et de la confusion des Anglais, il ramenait sa droite à lui,
-et se trouvait avec ses quarante-deux mille hommes, parfaitement
-intacts, confiants, pourvus de vivres, au delà du Douro, avec toute
-l'apparence d'intentions inquiétantes pour l'armée britannique.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> Lord Wellington n'avait pas plus que le maréchal Marmont le
-désir de livrer bataille, mais il était bien résolu à ne pas se
-laisser couper de Ciudad-Rodrigo, où il avait ses vivres, ses
-munitions de guerre, et une bonne porte pour rentrer en Portugal. Il
-s'empressa donc de lever son camp et de rétrograder vers Salamanque
-par le chemin qu'il avait déjà suivi. Le maréchal Marmont avait par
-conséquent réussi dans le projet de le ramener en arrière.</p>
-
-<p>En se reportant vers Salamanque on rencontrait divers affluents du
-Douro, la Guarena d'abord, et ensuite la Tormès, sur laquelle
-Salamanque est assise. C'étaient autant d'échelons à disputer en se
-retirant. Lord Wellington se replia de l'un sur l'autre avec prudence
-et lenteur. Au bord de la Guarena, le général Clausel, jeune
-lieutenant général qui annonçait déjà les plus grands talents
-militaires, se hâta trop de la franchir, et s'exposa à être ramené.
-Mais ce fut une perte sans importance, et le 19 au soir on coucha le
-long de cette petite rivière, bravant le canon les uns des autres pour
-venir se désaltérer dans ses eaux, car la chaleur était étouffante.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Heureuses man&oelig;uvres de l'armée française en présence de
-l'armée anglaise.</span>
-Dans la nuit le maréchal Marmont remontant la Guarena par sa gauche,
-la franchit à un point où elle n'était plus qu'un torrent
-insignifiant, et se trouva tout à coup en présence des Anglais,
-surpris de n'être séparés de nous par aucun obstacle. Aussi ne
-tardèrent-ils pas à battre en retraite. Ils marchaient d'un bon pas,
-avec aplomb, leurs masses bien serrées, couverts par de la cavalerie
-et de l'artillerie légères, le long d'un plateau assez étendu. Notre
-armée se tenait à leur hauteur, s'avançant sur <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> un plateau
-parallèle à celui qu'ils occupaient, montrant autant d'aplomb,
-beaucoup plus d'aisance, et une confiance dont le général en chef se
-laissait lui-même enivrer. L'artillerie légère longeant au galop le
-bord du plateau sur lequel nous cheminions, s'arrêtait de temps en
-temps pour canonner les Anglais, puis se remettait en mouvement pour
-les suivre. Les deux positions se rejoignaient à un village, où on
-était naturellement tenté de se devancer. Nos troupes y arrivèrent les
-premières, en chassèrent quelques coureurs, et eurent le plaisir d'y
-canonner l'armée ennemie, défilant sous notre feu, et à bonne portée.
-Nous ne perdîmes personne et tuâmes quelques Anglais. Depuis le
-passage du Douro, nous avions ramassé un millier d'hommes, tant
-blessés que traînards. Le 20 au soir les Anglais repassèrent la
-Tormès, et nous couchâmes sur ses bords.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée des deux armées devant la célèbre position des
-Arapiles.</span>
-Le 21 nous franchîmes cette rivière à une lieue et demie au-dessus de
-Salamanque, et vînmes prendre position en face des hauteurs dites des
-Arapiles, sur lesquelles les Anglais s'étaient établis, et où il
-n'était pas facile de les aborder. Le maréchal Marmont était sans
-doute un peu trop enorgueilli de ses premiers avantages, et des
-marches qu'il avait exécutées en présence de lord Wellington;
-toutefois il était résolu à ne pas commettre d'imprudence, et à ne pas
-renouveler les fautes de ses prédécesseurs, en allant mal à propos
-attaquer les Anglais dans des lieux où il n'y avait aucune chance de
-les vaincre. Il campa en face d'eux, après avoir occupé de son côté
-une position assez avantageuse, séparée par un vallon de celle de
-l'ennemi, et s'appuyant à droite <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> au village de Calvarossa de
-Ariba, à gauche à des bois dont il avait eu soin de s'emparer. Il
-n'avait donc rien à craindre, et s'endormit tranquillement avec ses
-soldats, sans autre projet que de continuer un système de man&oelig;uvres
-qui lui avait jusqu'à ce jour parfaitement réussi.</p>
-
-<p>Le lendemain matin, 22 juillet, le maréchal Marmont monta de bonne
-heure à cheval pour juger des desseins de l'ennemi, et y conformer les
-siens. Tout était en repos des deux côtés, et rien n'annonçait un
-projet de la part de lord Wellington, si ce n'est peut-être celui de
-rectifier sa position, et de se relier un peu plus étroitement à
-Salamanque et à la route de Ciudad-Rodrigo. Une sorte de vallon peu
-profond, et assez large, allant aboutir à la Tormès près de
-Salamanque, nous séparait des Anglais, et rendait la position des deux
-armées également sûre.
-<span class="sidenote" title="En marge">À la vue de la position prise par l'armée anglaise, le
-maréchal Marmont, sans songer à combattre, veut seulement faire un
-léger mouvement par sa gauche, pour menacer les communications de
-l'ennemi avec Ciudad-Rodrigo.</span>
-Le village de Calvarossa de Ariba, occupé par
-la division Foy, servait de pivot à notre droite. Notre centre et
-notre gauche s'appuyaient à des bois. On pouvait ainsi attendre de
-part et d'autre, sans se faire aucun mal, chacun des deux adversaires
-ne voulant combattre qu'à coup sûr. Toutefois le maréchal Marmont,
-confiant en fait de man&oelig;uvres dans le savoir de son armée et le
-sien, imagina un mouvement par sa gauche, qui avait pour but de
-déborder un peu la droite des Anglais, de menacer par conséquent leurs
-communications avec Ciudad-Rodrigo, et lorsqu'ils décamperaient, soit
-pour se rapprocher de Salamanque, soit pour regagner la route de
-Ciudad-Rodrigo, d'attaquer leur arrière-garde et de leur en prendre
-une portion. <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> C'était faisable, mais beaucoup trop ambitieux,
-et avec les dispositions de lord Wellington, qu'il était facile de
-conjecturer sans les connaître, et qui étaient de regagner
-Ciudad-Rodrigo le plus tôt possible, il aurait mieux valu <cite>lui faire
-un pont d'or</cite>, que de risquer des mouvements qui pouvaient sans qu'on
-le voulût engager une bataille.</p>
-
-<p>Du reste, avec beaucoup de prudence dans l'exécution, il était
-possible d'opérer ces mouvements sans de trop fâcheuses conséquences.
-Laissant donc sa droite sous le général Foy au village de Calvarossa
-de Ariba, et, pour la rendre plus forte encore, y ajoutant la division
-du général Ferey, le maréchal Marmont fit défiler derrière cet appui
-son centre et sa gauche, le long des bois auxquels il était adossé, et
-en suivant toujours le bord des hauteurs qu'il avait occupées. Entre
-les Anglais et nous, vers notre droite, s'élevaient deux mamelons
-tristement célèbres, et appelés les Arapiles.
-<span class="sidenote" title="En marge">Man&oelig;uvre de l'armée française.</span>
-De ces deux Arapiles, le
-plus rapproché de nous était en même temps le plus élevé, et de son
-sommet on pouvait canonner avec avantage le petit Arapile, dont les
-Anglais avaient pris possession. On crut donc utile d'enlever le grand
-Arapile comme appartenant à notre position, et comme devant consolider
-l'établissement de notre droite. La brave division Bonnet, chargée de
-cette opération, en chassa sans beaucoup de peine quelques troupes
-légères ennemies qui s'y trouvaient, et y établit une forte batterie.
-C'était une sorte de pivot parfaitement solide, autour duquel on se
-mit à tourner pour opérer la man&oelig;uvre projetée. En effet, le
-maréchal Marmont porta le reste de ses <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> divisions en avant, la
-gauche en tête, défilant en face des Anglais, et laissant toujours
-entre eux et nous le vallon qui nous séparait. La division Thomières,
-formant son extrême gauche, s'avança un peu en flèche pour menacer la
-droite des Anglais; les divisions Sarrut et Maucune se placèrent au
-centre, la division Clausel en réserve, la division Brenier en arrière
-vers les bagages et le parc d'artillerie. Ces mouvements s'exécutèrent
-avec ordre, assez loin de l'ennemi, excepté celui qui nous mit en
-possession du grand Arapile, et semblèrent, du moins pour le moment,
-ne devoir entraîner aucune suite sérieuse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington ordonne une man&oelig;uvre semblable, afin de
-garantir ses communications.</span>
-Pendant que le maréchal Marmont agissait de la sorte, lord Wellington,
-qui assistait à cette man&oelig;uvre, dirigée évidemment contre ses
-communications, prit sur-le-champ son parti, et ordonna une
-man&oelig;uvre exactement semblable, de manière à avancer sa droite
-autant que nous avancions notre gauche, et à être toujours en mesure
-de décamper quand il le voudrait, sans nous trouver sur son chemin. En
-conséquence, laissant sa gauche immobile devant notre droite immobile
-aussi, et lui donnant une grande force, puisqu'il la composa de la
-division légère sous le général Charles Alton, de la première division
-sous le général Campbell, et d'une grosse masse de cavalerie, il porta
-son centre vis-à-vis du nôtre, entre le petit Arapile et le village
-dit des Arapiles, toujours sur le bord des hauteurs opposées à celles
-que nous occupions. Ce centre était formé de quatre divisions
-anglaises, c'est-à-dire de plus de vingt mille hommes, d'une
-excellente infanterie. En première ligne, et ayant la gauche <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span>
-au petit Arapile, étaient la 4<sup>e</sup> division sous le général Cole, la 5<sup>e</sup>
-sous le général Leith; en seconde ligne, la 6<sup>e</sup> sous le général
-Clinton, la 7<sup>e</sup> sous le général Hope. Lord Wellington porta sa droite
-au village de Las-Torrès, en face de notre gauche, et la composa de la
-brigade portugaise Bradford, de la division espagnole don Carlos. Il y
-ajouta la 3<sup>e</sup> division anglaise, autrefois Picton, retirée des bords
-de la Tormès, et en outre tout le reste de ses troupes à cheval, parce
-que de ce côté le terrain s'abaissant rapidement, était tout à fait
-propre aux man&oelig;uvres de la cavalerie.</p>
-
-<p>Par ces mesures le général anglais avait suffisamment paré aux
-dispositions de son adversaire, sans toutefois engager une bataille
-dont il persistait à ne pas vouloir. Il était midi; toute la journée
-se serait passée en man&oelig;uvres semblables, sans grandes pertes de
-part ni d'autre, et certainement vers la nuit lord Wellington aurait
-battu en retraite pour regagner Ciudad-Rodrigo, nous rendant
-Salamanque sans combat, lorsque le maréchal Marmont par une fatale
-impatience non pas de combattre mais de man&oelig;uvrer, voulut enlever
-l'arrière-garde de son adversaire, qu'il croyait prêt à décamper. En
-conséquence il porta plus en avant encore sa gauche, composée, comme
-nous l'avons dit, de la division Thomières, et si en avant, qu'elle
-commença à descendre des hauteurs devant la 3<sup>e</sup> division anglaise, qui
-était destinée, avec une grande masse de cavalerie, à lui barrer le
-chemin. Il porta son centre, composé des divisions Maucune et Sarrut,
-plus près encore du bord du vallon qui nous séparait des Anglais,
-<span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> fit appuyer ces deux divisions par le général Clausel,
-rapprocha la division Brenier, sans prescrire à aucune d'aborder les
-Anglais, car, ainsi que nous venons de le dire, il n'avait d'autre
-intention que d'entamer leur arrière-garde lorsqu'ils se retireraient.
-<span class="sidenote" title="En marge">Pendant ces divers mouvements la division Maucune engage la
-bataille.</span>
-Mais pour exécuter de tels mouvements si près de l'ennemi, il faut
-avoir à la fois une dextérité et une autorité qui assurent l'exécution
-précise de ce qu'on ordonne. Malheureusement le maréchal Marmont ne
-possédait pas ces deux avantages à un degré suffisant pour se montrer
-aussi hardi devant un adversaire tel que lord Wellington. Le général
-Maucune, commandant la division du centre qui était le plus en avant à
-gauche, était un officier d'une bravoure éprouvée et d'une extrême
-audace sur le champ de bataille. Croyant les Anglais en pleine
-retraite, il imagina que le moment était venu de se jeter sur eux. En
-conséquence il fit demander l'ordre d'attaquer, ne l'attendit pas,
-poussa devant lui les tirailleurs ennemis, les replia, descendit dans
-l'intervalle qui séparait les deux armées, et s'engagea contre les
-divisions anglaises du centre, les divisions Cole et Leith. À cet
-aspect, lord Wellington qui voulait bien se retirer, mais non pas
-fuir, accepta la bataille qu'on semblait lui présenter, et fit donner
-à son centre l'ordre de recevoir et de repousser l'attaque du nôtre.</p>
-
-<p>Tandis que le général Maucune commettait cette témérité, le général
-Thomières à gauche, continuant à s'avancer en pointe, descendait aussi
-en plaine sans être appuyé, et s'exposait à rencontrer de front la
-division d'infanterie Picton, et sur ses flancs une <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> épaisse
-nuée de cavalerie. On se mêla ainsi de toutes parts, et on fut aux
-prises sur le front entier des deux armées, sans qu'aucun des deux
-généraux en chef l'eût voulu.</p>
-
-<p>Par malheur la division du général Clausel, nombreuse et
-supérieurement commandée, était encore en arrière, et point en mesure
-de fournir l'appui dont nos divisions imprudemment engagées auraient
-eu besoin.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont voulant arrêter la division Maucune,
-reçoit une blessure grave, et est obligé de céder le commandement au
-général Bonnet.</span>
-Le maréchal Marmont, qui du grand Arapile où il était resté pour
-diriger ces divers mouvements, apercevait avec sa lunette les fautes
-commises, remonta précipitamment à cheval pour aller lui-même contenir
-l'impatience de ses lieutenants. Mais à peine était-il en selle qu'il
-reçut un obus qui lui fracassa un bras et lui ouvrit le flanc. Certes
-on pouvait bien ici croire à la fortune, et surtout à la fortune
-contraire! Le malheureux maréchal tomba noyé dans son sang, et n'eut
-que le temps de désigner le général Bonnet, le plus ancien de ses
-divisionnaires, pour le remplacer dans le commandement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Bataille de Salamanque.</span>
-Sa blessure
-était si grave, qu'on ne savait pas si elle ne serait pas
-prochainement mortelle. Pendant qu'on allait chercher le général
-Bonnet à droite, vers les Arapiles, la bataille partout commencée se
-continua avec fureur sans général en chef de notre côté. Le général
-Maucune poussa vivement les Anglais, et les accula au village des
-Arapiles; le général Sarrut le soutint. Mais ils avaient en tête
-quatre divisions ennemies, qui, outre qu'elles étaient quatre contre
-deux, étaient individuellement plus fortes que les nôtres. Après un
-premier succès, le général Maucune <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> criblé par les redoutables
-feux des Anglais se vit obligé de plier. Mais le général Clausel
-arriva, prit la place de la division Maucune, et ramena les Anglais.
-Le maréchal Beresford, présent sur cette partie du champ de bataille,
-prescrivit alors à sa seconde ligne de se former en potence sur la
-première, de manière à prendre en flanc la division Clausel. En même
-temps lord Wellington fit vers sa gauche attaquer le grand Arapile par
-les Portugais du général Pakenham, et vers sa droite il jeta sur la
-division Thomières, descendue fort imprudemment dans la plaine, outre
-l'infanterie de la division Picton, toute la masse de sa cavalerie.
-Malgré ces efforts redoublés de l'ennemi, notre armée se maintint et
-conserva son terrain. La division Bonnet, quoique privée de son
-général, qui était accouru vers le centre pour prendre le
-commandement, arrêta court les Portugais du général Pakenham. Le 120<sup>e</sup>
-régiment leur tua 800 hommes, et resta maître du grand Arapile. Le
-général Clausel soutint avec vigueur l'attaque de front de la division
-Clinton, mais souffrit cruellement des feux de flanc de la division
-Leith. On combattait de si près, que de toute part les généraux furent
-blessés. De notre côté, le général Bonnet fut atteint gravement; le
-général Clausel le fut aussi. Du côté des Anglais, le maréchal
-Beresford, les généraux Cole, Leith, reçurent des blessures plus ou
-moins dangereuses. À notre gauche, et à la droite des Anglais, le
-combat n'était pas moins violent. La division Thomières fut assaillie
-au milieu de la plaine par la cavalerie ennemie, perdit son chef, tué
-sur le champ de bataille, et se <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> replia en désordre. La
-division Brenier courut à son secours, mais elle fut entraînée par le
-mouvement rétrograde, et le brave 22<sup>e</sup>, voulant tenir bon, fut fort
-maltraité. Le général Clausel, qui venait de remplacer dans le
-commandement le général Bonnet, et qui, quoique blessé lui-même,
-n'avait pas quitté le champ de bataille, pensa qu'il fallait se tirer
-de cette échauffourée, et ne pas tout risquer en voulant s'opiniâtrer
-davantage. Il ordonna la retraite, et la dirigea avec une grande
-présence d'esprit vers le plateau que nous n'aurions pas dû quitter.
-Il y appela la division Ferey qui était restée derrière la division
-Foy, à l'extrême droite, et y ramena la division Sarrut, moins engagée
-que les autres divisions du centre. Derrière ce solide appui se
-rallièrent successivement les divisions Thomières et Brenier,
-compromises au loin vers notre gauche, et les divisions Maucune et
-Clausel violemment engagées au centre. La division Bonnet, qui, placée
-au grand Arapile, avait couvert le pied du mamelon de cadavres
-ennemis, se replia également dans un ordre imposant. Les Anglais
-essayèrent alors de gravir à leur tour les hauteurs sur lesquelles
-nous venions de nous replier. Mais tous leurs efforts se brisèrent
-devant les divisions Sarrut et Ferey. Malheureusement le général
-Ferey, commandant la 3<sup>e</sup> division, fut blessé à mort.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'armée française est contrainte d'abandonner le champ de
-bataille.</span>
-Cependant les
-Anglais ayant cessé d'insister, nos divisions défilèrent l'une après
-l'autre derrière les divisions Sarrut et Ferey, passèrent ensuite
-derrière la division Foy, qui était restée immobile à Calvarossa de
-Ariba, et revinrent par le chemin qu'elles avaient suivi le matin
-<span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> dans de bien autres intentions que celles d'une bataille, et
-dans l'espérance d'un bien autre résultat. Toute la cavalerie anglaise
-se précipita alors sur la division Foy, qui, n'ayant pas encore
-combattu, était chargée de couvrir la retraite. Cette division reçut
-en carré les masses de la cavalerie anglaise, leur tua beaucoup de
-monde, et se retira en bon ordre. On regagna ainsi vers la nuit les
-bords de la Tormès, et on repassa cette rivière sans être poursuivi.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Graves conséquences de la journée de Salamanque.</span>
-Telle fut cette funeste et involontaire bataille, dite de Salamanque
-ou des Arapiles, qui eut pour l'armée anglaise des conséquences fort
-imprévues, car elle lui procura une victoire inespérée, au lieu d'une
-retraite inévitable, et commença, comme on va le voir, la ruine de nos
-affaires en Espagne. Certes, c'était ici le cas, sans nier le mérite
-de lord Wellington et les fautes du maréchal Marmont, de croire au
-bonheur, car le résultat était bien disproportionné au mérite du
-capitaine anglais, et aux fautes du général français. Un engagement
-inattendu, trois généraux en chef blessés l'un après l'autre, une
-confusion inouïe après plusieurs jours de la marche la plus ferme et
-la plus heureuse, étaient-ce assez de coups terribles, et on peut dire
-immérités! Cette bataille était bien la preuve que l'effet moral des
-événements de guerre est la plupart du temps fort supérieur à leur
-effet matériel. Si de notre côté les généraux Thomières et Ferey
-avaient été tués, si le maréchal Marmont, les généraux Bonnet,
-Clausel, Maucune avaient été blessés, de leur côté les Anglais avaient
-eu le général le Marchant tué, le maréchal Beresford, les généraux
-Cole, Leith, Cotton sérieusement blessés. <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> Nous avions cinq à
-six mille hommes hors de combat, et les Anglais à peu près autant.
-Nous avions, il est vrai, abandonné en outre neuf pièces de canon, qui
-descendues des hauteurs dans la plaine, et ayant perdu leurs chevaux,
-n'avaient pu être ramenées. La différence dans les résultats matériels
-n'était donc pas considérable, mais les situations étaient
-profondément changées. Nous n'avions plus aucune chance de forcer les
-Anglais à rétrograder; dès lors il fallait rétrograder nous-mêmes,
-avec une armée non pas abattue, mais profondément irritée de ses longs
-malheurs, à laquelle n'avaient servi ni son incomparable bravoure, ni
-sa résignation aux plus cruelles souffrances, et qui tantôt par une
-cause, tantôt par une autre, et presque toujours par la division des
-généraux, avait été constamment sacrifiée. Il fallait la ramener
-derrière le Douro, peut-être même au delà, si on voulait lui rendre la
-confiance, et la résolution de se dévouer de nouveau à une guerre que
-dans son bon sens elle jugeait détestable, et à des chefs qu'elle
-accusait de toutes ses infortunes. Lord Wellington au contraire était
-maître désormais de tenir la campagne en Castille, et sur les
-derrières des Français, car nulle part il n'y avait une force capable
-de lui tenir tête. L'armée de Portugal allait être obligée de se
-replier devant lui jusqu'à ce qu'elle rencontrât l'armée du Nord,
-c'est-à-dire bien loin; l'armée du Centre était beaucoup trop faible
-pour oser l'approcher; l'armée d'Andalousie était hors de portée; et
-il avait dès lors le choix, ou de poursuivre le général Clausel, pour
-essayer de le détruire, ou de se jeter sur Madrid, <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> pour y
-entrer en triomphateur. Telles étaient les cruelles suites de la
-mauvaise volonté de ceux qui n'avaient pas secouru à temps l'armée de
-Portugal, et de l'imprudence de ceux qui l'avaient engagée dans une
-bataille inutile.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Clausel prend le commandement.</span>
-Heureusement pour cette armée, il lui arrivait, trop tard sans doute,
-mais utilement encore, un chef digne de la commander.
-<span class="sidenote" title="En marge">Caractère et talents de ce général.</span>
-Le général
-Clausel était jeune, vigoureux de corps et d'esprit, peu instruit il
-est vrai, et souvent négligent, mais d'un imperturbable sang-froid,
-tour à tour impétueux ou contenu, doué sur le terrain d'un coup
-d'&oelig;il supérieur, et moitié insouciance, moitié vigueur d'âme,
-supportant, quoique n'ayant jamais commandé en chef, les anxiétés du
-commandement aussi bien que les plus expérimentés capitaines. Estimé
-des soldats pour sa vaillance, aimé d'eux pour sa bonhomie, il était
-le seul qui put en obtenir encore quelque soumission, et leur faire
-endurer, sans les révolter, des exemples de sévérité.</p>
-
-<p>Ayant pris, tout blessé qu'il était, et des mains de deux généraux
-blessés eux-mêmes, le commandement en chef, l'ayant pris au milieu
-d'une déroute, il parut si peu troublé, que le calme rentra dans les
-âmes, et l'ordre avec le calme.
-<span class="sidenote" title="En marge">Retraite de l'armée française derrière le Douro.</span>
-Le 23 juillet, il rétrograda sur le
-Douro le plus rapidement qu'il lui fut possible. Les Anglais ayant
-tenté de le poursuivre avec leur cavalerie, il les reçut en carré, et
-les maltraita. Par malheur un carré du 6<sup>e</sup> léger ne s'étant pas formé
-à temps, essuya quelque dommage. Ce fut du reste le seul accident de
-ce genre. Bientôt on se trouva derrière le Douro, débarrassé des
-Anglais, <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> mais assailli d'une nuée de guérillas, qui, sans
-nous faire courir aucun danger sérieux, égorgeaient cependant nos
-blessés, nos traînards, nos fourrageurs. Nos vivres étaient épuisés,
-les soldats ayant consommé durant ces quelques jours de man&oelig;uvres
-les ressources que le maréchal Marmont leur avait ménagées. Irrités
-par les cruautés dont leurs camarades étaient victimes sous leurs
-yeux, les soldats pillaient non-seulement avec avidité, mais avec
-barbarie, se souciant peu de détruire un pays inhospitalier qu'ils ne
-pouvaient pas garder, et qu'ils espéraient ne plus revoir. Le général
-Clausel eut la plus grande peine à réprimer leurs excès, et à
-plusieurs reprises sentit l'autorité expirer dans ses mains.
-Cependant, grâce à lui, l'armée ne cessa pas de présenter un ensemble
-que lord Wellington, dans sa louable prudence, ne voulut pas essayer
-d'entamer une nouvelle fois.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée inattendue d'un détachement de l'armée du Centre.</span>
-En ce moment arrivaient enfin une partie des secours tant demandés, si
-vainement attendus, et dont l'invraisemblance, après une trop longue
-attente, avait contribué à entraîner le maréchal Marmont dans des
-opérations téméraires. Le premier jour de la retraite, le général
-Clausel rencontra un millier d'hommes que le général Caffarelli avait
-fini par envoyer, et consistant en deux régiments de cavalerie et un
-détachement d'artillerie attelée. La dérision était grande en vérité,
-et eût mérité une répression sévère, si le général Caffarelli n'avait
-eu pour excuse sa bonne foi, et le trouble que lui avait causé
-l'apparition des flottes anglaises sur les côtes de Biscaye.
-Courageux, mais dépourvu de présence d'esprit, il <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> avait cru
-à un formidable débarquement, et au lieu des dix mille hommes promis,
-il en avait expédié mille. Un autre secours, celui-ci décisif s'il fût
-arrivé à temps, fut non pas rencontré, mais annoncé par une dépêche de
-Joseph, au moment où l'armée repassait le Douro. Ce secours était
-d'environ 13 mille hommes, comprenant presque la totalité de l'armée
-du Centre, que Joseph, en désespoir de cause, s'était décidé à
-conduire lui-même à Salamanque, et qu'il avait encore mis plus de
-lenteur à annoncer qu'à amener. Il était parti de Madrid le 21
-juillet, et, quoique tard, ce n'eût pas été trop tard, si trois ou
-quatre jours auparavant il eût mandé ce mouvement au maréchal Marmont.
-Malheureusement il n'avait écrit que le 21, jour de son départ de
-Madrid, et il était bien impossible que le maréchal Marmont fût averti
-le 22 à Salamanque du secours qu'il allait recevoir. Prévenu à temps,
-ce maréchal eût certainement attendu, et quoique le nombre ne soit pas
-une ressource assurée dans une bataille aussi mal engagée que celle de
-Salamanque, probablement un tel renfort aurait ou déterminé lord
-Wellington à décamper en toute hâte, ou provoqué des combinaisons
-différentes. En tout cas il eût fallu bien du malheur pour que 55
-mille Français, tels que ceux qui auraient composé l'armée de
-Portugal, eussent été battus par 40 mille Anglais, accrus de 15 mille
-Espagnols et Portugais.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui avaient empêché Joseph d'arriver plus tôt, et
-surtout d'annoncer son arrivée.</span>
-Comment ce secours arrivait-il ainsi? comment arrivait-il si tard?
-comment même arrivait-il? C'est ce qu'il faut maintenant faire
-connaître. Joseph, comme on l'a vu, avait expédié au maréchal Soult
-<span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> non plus l'ordre de placer le comte d'Erlon en face du
-général Hill pour le suivre où il irait, mais l'ordre plus approprié
-aux circonstances de détacher immédiatement 10 mille hommes sur le
-Tage, pour les envoyer à l'armée de Portugal, et de se dessaisir ou de
-ces 10 mille hommes, ou de son commandement. De plus, Joseph avait
-autorisé le maréchal Soult à restreindre son occupation, s'il se
-croyait trop affaibli pour continuer à garder l'Andalousie tout
-entière. Il semble qu'un tel ordre n'admettait ni tergiversation ni
-refus, et certainement il n'en aurait pas rencontré s'il fût émané
-d'un pouvoir capable de se faire respecter, c'est-à-dire de Napoléon
-lui-même. Mais il n'en fut pas ainsi. Le maréchal Soult usant d'un
-argument déjà employé, déclara qu'il était prêt à obéir, mais à une
-condition qu'il ne devait pas laisser ignorer, c'était l'évacuation
-immédiate et complète de l'Andalousie, car avec 10 mille hommes de
-moins il lui était impossible de s'y maintenir. Cette assertion était
-fort contestable. L'armée d'Andalousie, comptant près de 60 mille
-combattants, sur un effectif de 90 mille hommes, pouvait bien pour
-quelque temps garder l'Andalousie avec 50 mille. Douze mille hommes
-suffisaient à Grenade, 12 mille devant Cadix, et avec 25 mille aux
-environs de Séville, on pouvait pour quelques semaines faire face à
-tous les événements, contenir notamment le général Hill qui n'en avait
-pas 15 mille, et qui ne songeait pas d'ailleurs à quitter Badajoz. Le
-maréchal Soult n'en avait pas laissé autant, à beaucoup près,
-lorsqu'il s'était porté en Estrémadure, soit pour assiéger Badajoz,
-<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> soit pour livrer la bataille d'Albuera. À cette nouvelle
-espèce de refus déguisé, le maréchal Soult ajoutait des conseils sur
-le meilleur plan de campagne à suivre contre les Anglais. On voulait,
-disait-il, les détourner du nord de la Péninsule, eh bien, il y avait
-un moyen assuré d'y réussir, c'était, au lieu de diminuer l'armée qui
-gardait l'Andalousie, de la renforcer au contraire, de lui amener
-l'armée du Centre tout entière, peut-être même celle de Portugal, et
-lord Wellington craignant alors pour Lisbonne, serait bien obligé de
-se reporter du nord au midi.</p>
-
-<p>D'abord cette conduite était formellement opposée aux instructions de
-Napoléon, qui avait prescrit de tout sacrifier au maintien des
-communications avec la France par les provinces du Nord, et qui, dans
-cette pensée, avait lui-même rendu l'armée du Nord indépendante de
-l'armée de Portugal, et ramené celle-ci du Tage sur le Douro, au
-risque d'isoler davantage les unes des autres ces armées qui avaient
-tant besoin d'être unies. Mais indépendamment de cette violation des
-ordres de Napoléon, se figure-t-on ce que nous serions devenus en
-Espagne, si le nord et le centre de la Péninsule étant livrés aux
-Anglais, lord Wellington dominant depuis Vittoria jusqu'à Baylen, et
-insurgeant toute la population par sa présence, nos armées s'étaient
-trouvées confinées en Andalousie?</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Août 1812.</span>
-Du reste, ce n'étaient pas des conseils que Joseph demandait au
-maréchal Soult, mais des renforts pour l'armée de Portugal. Voyant
-qu'il n'en pouvait pas obtenir, il avait remis à plus tard le soin de
-<span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> s'expliquer avec le chef de l'armée d'Andalousie, et
-apprenant à chaque instant le danger croissant du maréchal Marmont, il
-avait enfin pris le parti d'aller lui-même à son secours. Il aurait pu
-être prêt dès le 17 juillet, et en partant à cette date il serait
-encore arrivé à temps devant Salamanque. Mais le maréchal Suchet ayant
-mis la division italienne Palombini à sa disposition, et cette
-division pouvant être amenée sur Madrid, Joseph avait mieux aimé
-opérer avec 12 ou 13 mille hommes qu'avec 10 mille, et par ce motif
-avait attendu jusqu'au 21 juillet. Renforcé de 3 mille Italiens, il
-avait 18 mille hommes sous ses ordres. Il s'était décidé à n'en
-laisser que 5 mille de Madrid à Tolède, et à partir avec le reste pour
-la province de Salamanque. À ce moment même il eût été temps encore,
-s'il s'était hâté d'avertir le maréchal Marmont. Mais il n'en avait
-rien fait, et ce n'est que le 21 même que Joseph avait écrit à Marmont
-son départ et le commencement de son mouvement<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Arrivé le <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span>
-23 à Villa-Castin, il n'avait appris que le 24 par de vagues rumeurs
-la funeste bataille de Salamanque, et s'était tenu à distance des
-Anglais, pour ne pas s'exposer lui-même à une catastrophe. Mais il
-n'avait pas voulu rebrousser chemin, et repasser immédiatement les
-montagnes du Guadarrama, dans l'intention de rendre, s'il le pouvait,
-quelque service à l'armée de Portugal. Il lui en rendait un véritable
-en effet par sa seule présence, c'était d'occuper l'attention de lord
-Wellington.
-<span class="sidenote" title="En marge">Joseph reste quelques jours en vue des Anglais, pour
-dégager l'armée de Portugal.</span>
-Ayant communiqué avec le général Clausel, et ayant su que
-ce général désirait que l'armée du Centre se tînt encore quelque temps
-en vue, afin de ralentir la marche de lord Wellington, il demeura sur
-le revers du Guadarrama, et n'en partit que lorsque l'armée de
-Portugal se fut paisiblement retirée sur Burgos, et que ses propres
-dangers l'obligèrent lui-même à se replier sur Madrid. Il rentra dans
-cette capitale profondément affecté, et n'attendant que des désastres
-de la déplorable situation où allait le mettre l'événement de
-Salamanque.
-<span class="sidenote" title="En marge">Rentrée de Joseph dans Madrid, et gravité des résolutions
-qu'il avait à prendre.</span>
-Il était de retour le 9 août de cette excursion qui aurait
-pu être si utile, et qui l'avait été si peu.</p>
-
-<p>Le parti à prendre n'était malheureusement que trop indiqué par la
-nature des choses, et par le rude coup dont on venait d'être atteint.
-Puisqu'on avait été battu faute de se réunir à temps contre l'ennemi
-commun, il devenait encore plus évident qu'il fallait se concentrer au
-plus tôt, et faire expier aux Anglais la journée de Salamanque par
-une grande <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> bataille, livrée avec toutes les forces dont les
-Français disposaient en Espagne.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'évacuation de l'Andalousie étant devenue inévitable,
-Joseph l'ordonne péremptoirement au maréchal Soult.</span>
-Mais cette concentration de forces ne
-pouvait être obtenue que par l'évacuation immédiate de l'Andalousie,
-évacuation regrettable, et que Joseph tout en l'ordonnant déplorait
-fort, car l'effet moral en devait être fâcheux, et le gouvernement de
-Cadix en devait recevoir un puissant encouragement. Il faut ajouter
-que certaines menées auprès des mécontents de Cadix, destinées à
-rattacher à Joseph plus d'un personnage important, allaient être
-interrompues, et probablement abandonnées. En effet, les cortès de
-Cadix en opérant des réformes désirables, mais quelquefois prématurées
-ou excessives, avaient amené de profondes divisions, et beaucoup
-d'hommes, les uns fatigués de la guerre, les autres craignant en
-Espagne une révolution semblable à celle de France, disaient qu'autant
-valait se rattacher au gouvernement de Joseph, qui donnerait la paix
-et des réformes sans révolution. C'est aux hommes pensant et parlant
-de la sorte que nous devions en partie la soumission de l'Aragon, de
-Valence et de l'Andalousie. L'évacuation de cette dernière province
-allait faire disparaître ces commencements de soumission, et Joseph
-n'y répugnait pas moins que le maréchal Soult. Mais pour être dispensé
-d'un tel sacrifice, il eût fallu battre les Anglais, et comme on n'en
-avait pas pris le moyen, l'abandon immédiat et complet de l'Andalousie
-était la seule manière d'éviter de plus grands malheurs. Joseph
-écrivit donc au maréchal Soult une lettre sévère dans laquelle il lui
-ordonnait d'une façon absolue (avec injonction de remettre son
-commandement <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> au comte d'Erlon s'il ne voulait pas obéir) de
-quitter l'Andalousie, c'est-à-dire d'évacuer les lignes de Cadix,
-Grenade, Séville, de sauver tout ce qu'on pourrait sauver, et de se
-replier sur la Manche. La réunion à l'armée du centre des soixante
-mille combattants du maréchal Soult permettrait de conserver Madrid,
-et, en y ajoutant l'armée de Portugal, fournirait le moyen d'aller
-chercher lord Wellington partout où il serait, et de lui livrer une
-bataille décisive avec des forces qui ne laisseraient pas la victoire
-douteuse. À ces conditions on serait dispensé d'abandonner Madrid, ce
-qui importait bien plus que de conserver Séville et Grenade. Mais on
-avait lord Wellington entre soi et l'armée de Portugal, libre de
-choisir entre la poursuite de l'armée vaincue, ou l'occupation
-triomphante de la capitale, et on ne savait en vérité laquelle de ces
-choses il préférerait. S'il se décidait à marcher sur Madrid, il était
-évident qu'il faudrait évacuer cette capitale, car le maréchal Soult
-ne pouvait pas arriver à temps pour la sauver.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Joseph aurait voulu se dispenser d'évacuer Madrid, mais la
-marche de lord Wellington sur cette capitale l'oblige à en sortir.</span>
-Ces tristes doutes furent bientôt levés par les mouvements de lord
-Wellington. Après avoir poursuivi quelques jours l'armée de Portugal,
-et l'avoir mise hors de jeu, il s'arrêta aux environs de Valladolid,
-et rebroussa chemin pour se diriger sur Madrid. Quoiqu'il y eût un
-grand effet moral à produire en occupant la capitale de l'Espagne,
-cependant il y avait peut-être mieux à faire que d'entrer à Madrid, et
-si lord Wellington se fût attaché à poursuivre sans relâche l'armée de
-Portugal, dans l'état de fatigue, de dépit, de révolte morale où elle
-était, <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> il est douteux que le général Clausel, malgré son
-aplomb et sa vigueur, eût pu la préserver d'une destruction totale.
-L'armée du Nord ne serait accourue que pour succomber à son tour, et
-toute force organisée étant détruite entre Madrid et Bayonne,
-l'illustre capitaine anglais aurait eu bon marché du reste, car il est
-peu présumable qu'il eût rencontré quelque part, réunies en temps
-opportun, les armées qui occupaient le midi de la Péninsule. Sans
-aucun doute Napoléon se trouvant dans une situation pareille eût en
-deux mois délivré l'Espagne des Français. Telle est la différence
-entre le génie et le simple bon sens! mais le bon sens se rachète par
-tant d'autres avantages, qu'il faut se garder de lui chercher des
-torts. Il faut aussi pardonner des faiblesses, même aux caractères les
-plus solides. Lord Wellington, tout raisonnable qu'il était, cachait
-sous une réserve tranquille une vanité peu ordinaire. Entrer
-triomphalement dans Madrid avait pour lui un attrait irrésistible, et
-il résolut de causer à Joseph de tous les préjudices celui qui devait
-lui être le plus sensible, quoique ce ne fût pas le plus grand.
-<span class="sidenote" title="En marge">Joseph, obligé de quitter Madrid, n'avait que Valence pour
-asile.</span>
-À dater du 10 août, lord Wellington se dirigea ostensiblement sur
-Madrid. Lorsque cette marche de l'armée anglaise fut connue, Joseph en
-fut profondément affecté, et il devait l'être, car tous les partis à
-prendre étaient fâcheux et graves. Peut-être il y aurait eu convenance
-à se replier sur la Manche, si on avait pu se flatter d'y rencontrer
-le maréchal Soult revenant de Séville, car en ajoutant l'armée du
-Centre à celle d'Andalousie, on eût été en mesure de livrer bataille
-à lord Wellington, et <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> de lui disputer Madrid. Pourtant, même
-dans ce cas, c'eût été une étrange situation que de livrer bataille à
-une armée victorieuse, en ayant à dos le midi de l'Espagne et la mer,
-c'est-à-dire un abîme si on était battu. Ce parti était donc fort
-dangereux, mais on était dispensé de l'examiner sérieusement, car le
-maréchal Soult ne pouvait pas être supposé déjà en route, et en pleine
-exécution des ordres qu'il avait reçus. Il fallait dès lors aller
-rejoindre, ou le maréchal Soult à Séville, ou le maréchal Suchet à
-Valence. Or, entre ces deux déterminations, le choix n'était pas
-douteux. Outre que Séville était la plus lointaine des provinces de
-l'Espagne, elle était privée de tout moyen de communication avec la
-France, tandis qu'à Valence on était par Tortose, Tarragone, Lerida,
-Saragosse, en liaison facile et certaine avec les Pyrénées. On était
-de plus assuré d'y trouver un pays riche, soumis, parfaitement
-administré, et un accueil amical, les relations de Joseph avec le
-maréchal Suchet n'ayant pas cessé d'être excellentes. Enfin il y avait
-une dernière raison, tout à fait décisive, c'est qu'on pouvait amener
-l'armée d'Andalousie à Valence, et qu'il eût été insensé de prétendre
-amener l'armée d'Aragon à Séville, puisque, indépendamment de la perte
-de l'Aragon et de la Catalogne, qui en fût résultée, on se fût à
-jamais séparé de la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Il ordonne au maréchal Soult de venir l'y joindre.</span>
-Ce n'était pas avec un conseiller aussi sage que le maréchal Jourdan
-que Joseph aurait pu hésiter sur la conduite à tenir en pareille
-circonstance. Il s'achemina donc sur le Tage, en prenant la direction
-de Valence, et, changeant les ordres précédemment <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> expédiés
-au maréchal Soult, il lui prescrivit d'opérer sa retraite par Murcie
-sur Valence. Mais il fallait quitter Madrid, et c'était un parti
-extrêmement douloureux. Au milieu de cette Espagne soulevée tout
-entière contre lui, Joseph avait cependant rencontré un certain nombre
-d'Espagnols, et quelques-uns considérables par la naissance et la
-fortune, qui, soit par goût pour sa personne douce et attachante, soit
-pour épargner à leur pays une guerre affreuse, soit enfin par la
-conviction que toute civilisation en Espagne était venue des dynasties
-étrangères, s'étaient ralliés à sa cause. Il y avait aussi beaucoup de
-fonctionnaires d'ordre inférieur qui, par habitude de soumission,
-étaient restés à son service. Cette classe, dite des <em>afrancesados</em>,
-se trouvait surtout à Madrid, et elle ne comprenait pas moins de dix
-mille individus de tout sexe et de tout âge. Comment abandonner ces
-malheureux à la férocité des Espagnols, férocité qui égalait, il faut
-l'avouer, leur patriotisme, et qui, ne faisant grâce ni à nos blessés
-ni à nos malades, aurait pardonné encore moins à des compatriotes
-accusés de trahison. Les laisser, c'était les condamner à la mort; les
-emmener au mois d'août, à travers les plaines de la Manche et les
-montagnes stériles de Cuenca, c'était les condamner à la mort encore,
-mais à la mort par la misère.
-<span class="sidenote" title="En marge">Joseph, en évacuant Madrid, est obligé de traîner après lui
-plusieurs milliers d'<em>afrancesados</em>.</span>
-L'alternative était cruelle, et
-cependant, comme le danger le plus prochain est celui qu'on cherche
-toujours à éviter, au premier bruit d'évacuation ils voulurent tous
-partir. On ramassa ce qu'on put de voitures attelées de toutes les
-façons, et, le 10 août, ils commencèrent à sortir de Madrid, portés
-sur au moins deux mille <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> voitures, et escortés par l'armée du
-Centre. Ils formaient avec cette armée une masse d'environ
-vingt-quatre mille individus, dont la moitié pourvus d'armes, et bien
-peu pourvus de vivres. Joseph leur offrit la seule consolation qu'il
-fût en son pouvoir de leur procurer, en se plaçant au milieu d'eux
-pour partager leurs infortunes. Parvenus sur les bords du Tage, vers
-Aranjuez, il voulut savoir si c'était toute l'armée anglo-portugaise
-qui marchait sur la capitale, ou si c'était un simple détachement
-d'une ou deux divisions, car, dans ce dernier cas, il aurait pu
-disputer la capitale, ou du moins ne pas s'en éloigner beaucoup, et
-attendre dans les environs l'arrivée de l'armée d'Andalousie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Brillante reconnaissance exécutée contre l'armée anglaise
-avant de s'éloigner de Madrid.</span>
-Le général Treilhard, qui commandait une excellente division de dragons,
-fut chargé de reconnaître l'armée anglaise pour s'assurer de la
-réalité des choses. Il le fit aux environs de Majadahonda, sur les
-bords du torrent de Guadarrama, avec tant d'à-propos et de vigueur,
-qu'il culbuta l'avant-garde anglaise, et lui enleva 400 hommes avec
-trois pièces de canon. Le rapport des officiers anglais n'ayant permis
-aucun doute sur la présence de lord Wellington et de toute son armée
-aux portes de Madrid, on prit enfin le parti de se diriger par la
-route d'Ocaña, d'Albacete et de Chinchilla, sur Valence. On laissait à
-Madrid encore beaucoup de malades et de blessés. On les réunit au
-Retiro, fortifié depuis longtemps contre les guérillas et le peuple de
-Madrid, mais pas contre les attaques d'une armée régulière, et on y
-plaça une garnison de douze cents hommes sous le colonel Laffond.
-C'étaient douze cents hommes sacrifiés, car, par une négligence de
-l'état-major 8 <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> de Joseph, on ne s'était pas même assuré si le
-puits du Retiro était pourvu d'eau. Pourtant ces douze cents hommes
-allaient rendre un service important, celui de sauver quelques mille
-malades et blessés du fer des guérillas, pour les remettre à l'armée
-anglaise, qui, se comportant comme il convient à une nation civilisée,
-respectait et faisait respecter les hommes désarmés.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Sortie de Madrid.</span>
-On quitta le Tage vers le 15 août par une chaleur étouffante, et avec
-fort peu de ressources. Ce voyage devait être et fut des plus
-pénibles. Des centaines de familles, quelques-unes aisées, mais le
-plus grand nombre vivant à Madrid de leurs appointements, et de
-rations quand l'argent manquait, n'ayant plus en route cette
-ressource, encombraient les chemins sur des voitures mal attelées, et
-chaque soir tendaient la main aux soldats pour obtenir quelques restes
-de leur maraude.
-<span class="sidenote" title="En marge">Souffrance de l'armée et des familles fugitives pendant la
-marche sur Valence.</span>
-Partout on trouvait les habitants en fuite, les
-greniers brûlés ou vidés, et personne pour échanger contre de l'argent
-un peu de pain ou de viande. Au lieu des habitants on rencontrait
-souvent d'affreux guérillas, tuant sans pitié quiconque s'éloignait de
-la colonne fugitive. Le lendemain, qu'on fût fatigué, malade, mourant
-de faim, il fallait partir du gîte où l'on avait passé la nuit, si on
-ne voulait pas être égorgé à la vue même de l'arrière-garde. Voilà ce
-qui restait de la royauté de Joseph, qu'il avait paru si facile de
-substituer à celle de Charles IV, et qui avait déjà coûté l'envoi de
-six cent mille Français en Espagne, dont il survivait à peine trois
-cent mille!</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Sept. 1812.</span>
-Après quelques jours de cette retraite pénible, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> beaucoup de
-ces malheureux succombèrent. Un certain nombre ne pouvant plus suivre,
-allèrent se cacher dans des villages, pour y implorer une pitié que
-souvent ils n'obtinrent pas. Une partie des troupes espagnoles
-composant la garde de Joseph déserta, et enfin on arriva devant
-Chinchilla beaucoup moins nombreux qu'au départ. Le fort de ce nom
-était occupé par l'ennemi et barrait le chemin. Il fallut se détourner
-à grand'peine, et rejoindre la route à quelques lieues plus loin.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Valence.</span>
-Aux confins de Valence on rencontra les avant-postes du maréchal Suchet,
-et ceux qui avaient eu la force de continuer ce difficile voyage
-eurent la satisfaction de trouver un pays tranquille, habité, riche et
-amical.
-<span class="sidenote" title="En marge">Excellent accueil qu'on y reçoit du maréchal Suchet.</span>
-Le maréchal Suchet, à qui cette visite amenait de lourdes
-charges, reçut néanmoins avec un empressement respectueux le roi
-visiteur, et avec une sorte de fraternité la tribu fugitive dont ce
-roi était suivi. Le maréchal pouvait s'enorgueillir de montrer à ses
-compatriotes un pareil échantillon de la guerre bien faite, et de la
-conquête bien administrée. Il introduisit le roi Joseph dans Valence,
-lui ménagea un accueil infiniment meilleur que celui que ce prince
-avait jamais reçu à Madrid, et prodigua à tout ce qui l'accompagnait
-l'abondance de ses magasins. Il avait déjà envoyé plus de 5 millions
-en numéraire à Madrid; il paya en outre la solde aux troupes de
-l'armée du Centre, habilla celles qui en avaient besoin, et fournit un
-gîte et des vivres à tous les afrancesados. Ces derniers furent
-heureux de voir enfin à Valence des compatriotes soumis à la royauté
-nouvelle, car ils trouvaient chez eux, et une excuse <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> pour
-leur attachement à Joseph, et des sympathies pour leur misère.
-<span class="sidenote" title="En marge">Joseph se décide à attendre à Valence l'arrivée du maréchal
-Soult.</span>
-On
-était entré à Valence le 1<sup>er</sup> septembre; on résolut d'y attendre
-dans le repos et une sorte de bien-être l'arrivée de l'armée
-d'Andalousie.</p>
-
-<p>Bien que le maréchal Soult répugnât fort à quitter l'Andalousie, il ne
-pouvait pas se refuser plus longtemps à l'évacuer.
-<span class="sidenote" title="En marge">Embarras du maréchal Soult.</span>
-N'ayant pas
-consenti à s'y affaiblir pendant quelques semaines en faveur de
-l'armée de Portugal, il avait perdu le seul moyen de s'y maintenir. Y
-rester davantage, c'eût été s'exposer au sort du général Dupont. Se
-retirer sur Valence valait mieux pour lui que se retirer sur la
-Manche, car il évitait ainsi l'armée anglaise, dont il ignorait la
-marche et la force; il allait de plus en terre amie, tranquille et
-pourvue de toute sorte de ressources. Aussi songeait-il à prendre
-spontanément cette route, lorsqu'il reçut les ordres plus récents de
-Joseph qui la lui prescrivaient, et cette fois l'obéissance lui fut
-facile. Pourtant ce n'était pas sans beaucoup de souci qu'il allait se
-trouver en présence du roi d'Espagne, et de deux maréchaux, juges, et
-bons juges des derniers événements. Sa part dans les malheurs qu'on
-venait d'essuyer n'était pas la moindre. Sans doute le général
-Caffarelli avait pris l'alarme mal à propos à la vue de quelques
-voiles anglaises; le roi Joseph, après avoir fait de son mieux pour
-obliger les généraux français à s'entr'aider, avait commis la faute de
-partir tard de Madrid, et la faute plus grande encore d'annoncer
-tardivement son départ; le maréchal Marmont avait eu le tort de
-man&oelig;uvrer imprudemment devant un ennemi sagace et résolu, et avait
-par sa légèreté gravement compromis l'armée <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> de Portugal; mais
-quelle part faire dans ces malheurs au maréchal Soult, qui, malgré des
-avis répétés, malgré les indices les plus frappants, s'était obstiné à
-croire que lord Wellington marcherait sur l'Andalousie et non sur la
-Castille, avait refusé tout secours à l'armée de Portugal, de laquelle
-il avait reçu tant de services, avait non-seulement refusé de la
-secourir, mais désobéi au roi qui était son chef militaire, désobéi
-sans l'excuse qui peut dans quelques cas très-rares justifier la
-désobéissance, celle d'avoir raison contre un chef qui se trompe!
-Expliquer ces actes aux yeux de Joseph et des maréchaux, qui avaient
-tout vu et tout su, était embarrassant. Il y avait toutefois un
-tribunal plus redoutable que celui que le maréchal Soult allait
-trouver à Valence, c'était le tribunal de Napoléon, qui avait gardé le
-silence sur l'affaire d'Oporto, mais qui pourrait bien ne pas le
-garder sur les événements récemment accomplis en Castille. Comment
-jugerait-il tout ce qui s'était passé, surtout si l'Espagne, comme
-c'était probable, finissait par être perdue à la suite de
-l'échauffourée de Salamanque?
-<span class="sidenote" title="En marge">Singulière supposition du maréchal Soult à l'égard de
-Joseph.</span>
-Le maréchal avait imaginé une singulière
-excuse pour expliquer sa désobéissance. Il avait supposé que Joseph ne
-lui avait donné tous les ordres à l'exécution desquels il s'était
-refusé, que par suite d'une secrète connivence avec Bernadotte dont il
-était le parent, avec les Anglais, avec les Russes dont il se serait
-fait le complice, de façon qu'il eût été tout simplement traître à la
-France et à son frère! Les raisons sur lesquelles se fondait le
-maréchal Soult pour admettre cette supposition, c'est que, d'après
-les journaux anglais, Bernadotte <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> avait pris plusieurs
-centaines d'Espagnols à son service, c'est que l'ambassadeur de Joseph
-était resté en Russie, c'est que Moreau était arrivé d'Amérique en
-Suède, etc.... Ajoutant à tous ces faits la parenté de Joseph, qui
-était beau-frère de Bernadotte, il se croyait autorisé à supposer que
-Joseph avait donné dans une conspiration contre la France, que le
-premier acte de cette conspiration était l'abandon de l'Espagne, et
-que l'ordre d'évacuer l'Andalousie était le premier pas dans cette
-voie criminelle. Cette bizarre conception, une fois entrée dans
-l'esprit défiant du maréchal, lui avait paru devoir être mandée à
-l'Empereur, et il l'avait consignée dans une dépêche adressée au
-ministre de la guerre, que, pour plus de sûreté, il avait remise à un
-capitaine de vaisseau marchand, chargé d'aller la porter dans un des
-ports français de la Méditerranée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche du maréchal Soult vers le royaume de Valence.</span>
-Sa dépêche à l'Empereur expédiée, le maréchal Soult avait répondu au
-roi Joseph, et persistant à soutenir auprès de celui-ci, qu'au lieu de
-chercher à se concentrer dans les provinces du nord, il aurait mieux
-valu s'enfoncer tous au midi, y attirer la guerre, et y refaire ainsi
-la fortune de la nouvelle dynastie, il ajoutait néanmoins que plein de
-déférence pour les ordres royaux, il allait rassembler ses troupes
-éparses et se rendre par Murcie dans le royaume de Valence. En effet,
-après avoir détruit ou jeté dans la mer l'immense matériel si
-péniblement amassé dans les lignes de Cadix, après avoir formé un
-grand convoi de munitions, de vivres, de bagages, le maréchal emmenant
-tout ce qu'il pouvait transporter de ses malades et de ses blessés,
-confiant <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> les autres à l'humanité des habitants de Séville,
-commença sa retraite le 25 août, et prit la route de Murcie. La
-portion de ses troupes qui était à Grenade devait naturellement être
-recueillie en passant. Celle qui sous le comte d'Erlon occupait
-inutilement l'Estrémadure, dut descendre sur les bords du
-Guadalquivir, le remonter par Cordoue jusqu'à Baeza, et se réunir à
-Huescar à la colonne principale. Quoique cette évacuation fût
-accompagnée de moins de misères que celle de Madrid, cependant grâce à
-la saison, au pays, à la multitude d'hommes et d'effets qu'on traînait
-après soi, elle fut triste aussi, et marquée par bien des souffrances.
-Enfin vers les derniers jours de septembre, les avant-gardes de
-l'armée du maréchal Soult aperçurent aux environs d'Almanza celles du
-maréchal Suchet, et éprouvèrent à les revoir une véritable joie, car
-dans ces redoutables et lointains climats, les Français se regardant
-comme destinés à périr jusqu'au dernier, ne se rencontraient pas, même
-les plus endurcis à la souffrance, sans se jeter dans les bras les uns
-des autres, et sans manifester l'émotion la plus vive.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du maréchal Soult sur la frontière du royaume de
-Valence.</span>
-Pendant ce mois de septembre Joseph avait recueilli vaguement le bruit
-de l'approche du maréchal Soult, et il attendait impatiemment le
-détail de sa marche, et l'exposé de ses projets. Tout à coup il apprit
-qu'un capitaine de bâtiment marchand, porteur de dépêches françaises,
-avait touché au Grao (port de Valence), et demandait à se décharger du
-dépôt qu'il avait reçu, étant vivement poursuivi par les Anglais.
-Joseph se hâta de prendre ces dépêches et de les ouvrir, pour savoir
-ce qu'elles lui apprendraient <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> de l'Andalousie, et fut fort
-surpris, en les lisant, de s'y voir dénoncé par le maréchal Soult
-comme traître à sa famille et à sa patrie. Chacun devine, sans qu'on
-ait besoin de le dire, le sentiment qu'il éprouva. Joseph par sa
-résistance, par son orgueil d'aîné, surtout par la liberté de propos
-permise à la cour de Madrid, avait déplu à son frère, au point d'être
-toujours condamné, même quand il avait raison. Néanmoins son
-dévouement pour lui n'était pas douteux, et il était convaincu de
-cette vérité, qu'après tout les frères de Napoléon lui devaient leur
-fortune, et que s'ils la payaient cher, cependant ils ne pouvaient la
-sauver qu'en l'aidant lui-même à sauver la sienne. Si donc la trahison
-était entrée ou devait entrer dans la famille Bonaparte, ce n'était
-pas par Joseph. Il fut indigné, ne s'en cacha point, et fit partir
-sur-le-champ le colonel Desprez pour Moscou, afin d'aller remettre à
-Napoléon ce tissu d'inventions étranges, et lui demander d'être à la
-fois débarrassé et vengé du commandant de l'armée d'Andalousie. La
-prochaine entrevue avec le maréchal Soult devait donc être pénible,
-même orageuse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrevue du maréchal Soult avec Joseph, dans les mains
-duquel étaient tombées les dépêches adressées à l'Empereur.</span>
-Joseph, impatient de voir le maréchal, et surtout d'avoir sous sa main
-l'armée d'Andalousie, accourut à sa rencontre, et lui assigna un
-rendez-vous à la frontière de Murcie, à Fuente de Higuera. Il avait
-avec lui les maréchaux Jourdan et Suchet. Pourtant, sur le désir de
-ces derniers, qui craignaient d'assister à une scène pénible, il
-entretint seul le maréchal Soult, et le surprit désagréablement en lui
-prouvant qu'il avait lu les dépêches destinées à l'Empereur. <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span>
-Il y avait à cette découverte au moins un avantage, c'est que le
-maréchal, dont Joseph avait à se plaindre, chercherait à racheter ses
-torts par plus d'obéissance. C'était dans le moment la seule chose que
-Joseph désirât obtenir, et, après une vive explication, il tâcha dans
-une conférence avec les trois maréchaux d'arrêter un plan de campagne
-raisonnable, afin de faire expier aux Anglais leur triomphe récent par
-la réunion de toutes les forces françaises.
-<span class="sidenote" title="En marge">Conseil de guerre tenu par Joseph et les trois maréchaux,
-afin d'arrêter le plan des nouvelles opérations.</span>
-Bien que l'Andalousie
-étant évacuée, il semblât que la chaîne qui avait tenu le maréchal
-Soult asservi à un objet exclusif fût rompue, et que dès lors son
-jugement dût être libre, il fut néanmoins impossible d'en tirer un
-avis intelligible et adapté à la situation présente. Soit embarras,
-soit humeur, il refusait de s'expliquer clairement sur le plan à
-suivre, et laissait voir seulement que loin de joindre son armée aux
-autres, il entendait qu'on joindrait les autres à la sienne, pour
-suivre la direction qu'il lui plairait de donner. Le maréchal Suchet
-de son côté paraissait dominé par le désir de conserver Valence. Le
-maréchal Jourdan, par bon sens et absence de toute vue particulière,
-tenait le milieu. Joseph, voulant sortir de ce chaos, et avoir l'avis
-de chacun, s'adressa d'abord au maréchal Soult pour savoir à quoi il
-concluait. Le maréchal Soult lui répondit en demandant ses ordres, car
-pour son avis il ne pouvait se décider à le produire que par écrit. Ce
-mode fut adopté, et le lendemain chacun des maréchaux remit un mémoire
-au roi, sur la manière de réparer le désastre de Salamanque.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Octob. 1812.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Avis du maréchal Soult.</span>
-Le maréchal Soult proposait de réunir à l'armée <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> d'Andalousie
-qu'il avait amenée, toute celle du Centre, une partie de celle
-d'Aragon, et de marcher avec cette masse de forces à travers la Manche
-sur le Tage et Madrid. Le maréchal Suchet, dans son mémoire, élevait
-contre ce plan de fortes objections. Sur 13 à 14 mille hommes de
-troupes actives dont il disposait, et avec lesquels il devait tenir
-tête à l'armée de Murcie qui était à Alicante, et à celle des
-Anglo-Siciliens qui menaçait de descendre à Tarragone, il ne pouvait
-pas consacrer moins de 6 mille hommes à la garde de Valence et des
-postes principaux de San-Felipe et de Sagonte. Il ne lui restait donc
-pas plus de 8 mille hommes à joindre à l'armée commune, destinée à
-marcher sur Madrid, et tout portait à croire que ces 8 mille hommes
-partis, on serait dans l'impossibilité de conserver le royaume de
-Valence. Ainsi pour un si faible renfort on s'exposait à perdre
-Valence, les ressources de ce riche pays, l'avantage de tenir
-éloignées de la Catalogne et de l'Aragon les armées de Murcie et de
-Sicile, et enfin les seules communications tout à fait sûres avec la
-France. Si de plus l'armée réunie marchant sur le Tage rencontrait
-derrière ce fleuve lord Wellington avec toutes ses forces, si elle
-n'était pas heureuse dans une nouvelle bataille, on se trouverait dans
-un vrai cul-de-sac, ayant le Tage fermé devant soi, et le royaume de
-Valence fermé derrière, situation affreuse et presque irrémédiable.
-Sans doute entre les routes de Madrid et de Valence, il y en avait une
-intermédiaire, aboutissant également aux Pyrénées, c'est celle qui
-allait par la province de Guadalaxara joindre Calatayud et Saragosse;
-mais pour la prendre <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> il fallait avoir forcé le Tage à peu
-près à la hauteur de Madrid. Si on n'arrivait pas jusque-là, il n'y
-avait pour regagner l'Aragon que des chemins affreux, impraticables à
-l'artillerie, remplis de bandes invincibles dans leurs défilés, et il
-ne restait d'autre ressource que de redescendre sur Valence. Il
-fallait donc avant tout ne pas s'exposer à perdre cette capitale, et
-même avec la totalité de ses troupes le maréchal Suchet n'était pas
-absolument sûr de s'y maintenir, car l'armée anglo-sicilienne était
-une force inconnue, et qui devait être supposée très-considérable
-d'après les bruits répandus dans la contrée. Ainsi garder 14 mille
-hommes contre cette armée et celle de Catalogne n'était pas une
-prétention bien exagérée, surtout s'il fallait successivement les
-porter de San-Felipe à Tarragone, à une distance de cent lieues. Aussi
-le maréchal Suchet présentait-il un plan entièrement conçu dans la
-pensée de conserver le royaume de Valence. Valence, suivant lui,
-c'était une capitale, une source de gros revenus, le bord de la
-Méditerranée, et enfin tout le revers des Pyrénées. En gardant cette
-partie de la Péninsule, on était assuré de conserver ses
-communications, on demeurait en possession des provinces auxquelles
-Napoléon tenait le plus, et on pouvait toujours en partir pour
-recouvrer les autres. En conséquence il proposait de porter les armées
-d'Andalousie et du Centre réunies dans la province de Guadalaxara
-(voir la carte n<sup>o</sup> 43), d'y forcer le Tage, cela fait, de séparer ces
-deux armées, de ramener celle du Centre sur Cuenca, d'où elle pourrait
-en tout temps donner la main à l'armée d'Aragon sur la frontière du
-<span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> royaume de Valence, d'établir celle d'Andalousie dans la
-province de Guadalaxara, sa base sur Calatayud, sa tête sur Madrid, et
-sa droite en communication constante par la province de Soria avec
-l'armée de Portugal. De la sorte les quatre armées principales, celles
-d'Aragon, du Centre, d'Andalousie, de Portugal, appuyées les unes aux
-autres, et adossées aux Pyrénées, pouvant toujours se trouver deux
-ensemble en moins de jours que l'ennemi ne mettrait à marcher sur
-l'une d'elles, possédant sûrement Valence, Tortose, Tarragone,
-Barcelone, Lerida, Saragosse, Burgos, Valladolid, provinces où avec
-une bonne administration elles seraient certaines de vivre largement,
-ne devaient jamais être forcées dans leur position, ni privées de
-leurs communications avec la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Avis du maréchal Jourdan.</span>
-Mais ce plan, excellent quant à la conduite ultérieure, ne dispensait
-pas pour le moment d'une opération commune à tous les projets, celle
-de remonter sur Madrid afin d'y forcer la ligne du Tage. Comment
-devait-on s'y prendre pour cette opération délicate, à laquelle lord
-Wellington, s'il agissait comme autrefois le général Bonaparte en
-Italie, pouvait opposer de graves obstacles? C'est à surmonter cette
-difficulté qu'il fallait s'appliquer, et que s'appliqua en effet le
-maréchal Jourdan. L'exposé de son opinion, modèle rare de justesse de
-vues, d'exactitude d'assertions, de haute prudence, satisfaisait à
-tout, et aurait mérité que celui qui conseillait si bien pût encore
-exécuter lui-même ses propres conceptions, ou être compris, respecté
-et obéi de ceux qui étaient chargés de les exécuter à sa place.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> Avant tout il fallait, selon lui, remonter sur Madrid par le haut
-Tage, afin d'aller donner la main à l'armée de Portugal, et avec les
-trois armées réunies de Portugal, du Centre, d'Andalousie, marcher sur
-les Anglais à la tête de 80 ou 90 mille hommes, et de 150 bouches à
-feu. Sans doute si on avait couru véritablement le danger de
-rencontrer lord Wellington établi avec toutes ses forces sur le Tage,
-le maréchal Jourdan disait que loin de s'exposer à un tel danger avant
-d'avoir rallié l'armée de Portugal, il aimerait mieux passer par
-Valence, Teruel, Calatayud, c'est-à-dire remonter en Aragon par un
-grand détour en arrière, puis de Calatayud passer à Aranda, où, sans
-courir un seul risque, on se trouverait réuni à l'armée de Portugal,
-et en mesure d'opposer aux Anglais 80 à 90 mille hommes, l'armée de
-Valence étant restée intacte. Mais cette route était longue, et,
-quoique bien approvisionnée, révélerait de notre part une extrême
-timidité, ce qui était un inconvénient. Aussi le maréchal Jourdan ne
-proposait-il pas de la prendre, jugeant que la chance de rencontrer
-lord Wellington concentré sur le haut Tage n'était pas assez grande
-pour se résigner à un si long détour. Probablement, disait-il, on
-trouverait le général britannique avec deux ou trois divisions gardant
-Madrid, et avec le reste bataillant en Castille contre le général
-Clausel. On forcerait donc sans beaucoup de difficulté la ligne du
-Tage, qui dans cette partie n'était pas un obstacle sérieux, on
-rallierait l'armée de Portugal, en ayant soin de la bien avertir de ce
-mouvement, et on rentrerait à Madrid avec une supériorité de forces
-décisive. Mais comme il était <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> possible qu'on se trompât, que
-le Tage fût mieux gardé qu'on ne le supposait, il fallait pouvoir
-revenir sur Valence, pour y retrouver l'asile dans lequel on s'était
-déjà remis de ses souffrances, et le n&oelig;ud de toutes les
-communications avec la France. Pour cela il importait de ne pas ôter
-au maréchal Suchet un seul de ses bataillons. Le maréchal Jourdan
-était donc d'avis de ne le point affaiblir, et de se borner à réunir
-les deux armées du Centre et du Midi, ce qui formerait une masse
-d'environ 56 mille hommes, avec cent bouches à feu bien
-approvisionnées, et suffirait pour forcer le Tage. Le maréchal Soult
-prétendait en défalquant ses malades, ses écloppés, ses vétérans qu'il
-devait laisser à Valence, n'avoir pas plus de 37 à 38 mille hommes,
-dont 6 mille de très-bonne cavalerie. Il en avait cependant davantage.
-Après les pertes de l'évacuation, et en reprenant à l'armée du Centre
-quelques détachements qui lui appartenaient, il pouvait réunir 45 ou
-46 mille hommes de toutes armes, et de la plus excellente qualité<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.
-L'armée du Centre un peu réorganisée, <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> comptait bien encore 10
-ou 11 mille hommes de très-bonne qualité aussi.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Jourdan propose de faire marcher en
-deux colonnes sur le Tage les armées du centre et d'Andalousie.</span>
-Le maréchal Jourdan
-proposa de faire marcher ces 56 mille hommes en deux colonnes, l'une
-formée de l'armée d'Andalousie par la route de la Manche, qui passe
-par Chinchilla, San-Clemente, Ocaña, Aranjuez (voir la carte n<sup>o</sup> 43),
-l'autre formée de l'armée du Centre par la route de Cuenca, qui passe
-par Requena, Cuenca, Fuenti-Duena, toutes deux pouvant se donner la
-main dans leur mouvement, et devant aboutir sur le Tage au point où on
-voulait le franchir. Seulement le maréchal jugeant la colonne de
-droite (l'armée du Centre) trop faible, proposait de lui adjoindre 6 à
-7 mille hommes de l'armée d'Andalousie, ce qui devait porter l'une à
-16 ou 17 mille hommes, et réduire l'autre à 39 ou 40 mille. Il
-proposait <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> en outre de donner un bon commandant à l'armée du
-Centre, le comte d'Erlon, de subordonner les deux généraux en chef au
-roi, qui tour à tour marcherait avec l'une ou avec l'autre colonne, et
-de s'acheminer sur-le-champ vers le but tant désiré du haut Tage. Dans
-ce plan le maréchal Suchet devait, comme il avait déjà fait, tirer de
-ses approvisionnements tout ce qui serait nécessaire aux troupes qui
-allaient se mettre en marche, et garder à Valence leurs embarras,
-c'est-à-dire leurs blessés, leurs hommes fatigués ou malades, service
-qu'il était prêt à leur rendre avec le plus grand empressement.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La proposition du maréchal Jourdan est acceptée.</span>
-Ces vues étaient si sages, si appropriées à la situation, que Joseph
-les adopta immédiatement, par raison autant que par confiance
-habituelle dans les avis du maréchal Jourdan. Il ordonna au maréchal
-<span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> Soult de se préparer à marcher d'Almanza où il campait, sur
-Chinchilla, San-Clemente, Aranjuez, tandis que l'armée du Centre
-sortant de la Huerta de Valence par le défilé de Las Cabrillas,
-passerait par Cuenca, et viendrait tomber sur le Tage à Fuenti-Duena,
-assez près d'Aranjuez pour s'appuyer à l'armée d'Andalousie. Il
-prescrivit en outre au maréchal Soult de céder à l'armée du Centre le
-général d'Erlon avec 6 mille hommes, et lui fit annoncer que le
-maréchal Suchet mettrait à sa disposition, en riz, en biscuit, en
-eau-de-vie, les approvisionnements dont il aurait besoin.</p>
-
-<p>Ces mesures déplurent singulièrement au maréchal Soult, car il
-rentrait ainsi sous les ordres directs du roi, et perdait une portion
-de ses forces. Aussi éleva-t-il de nouvelles objections, disant que
-Joseph n'avait pas le droit de lui ôter des troupes qu'il tenait de la
-confiance de l'Empereur. Mais Joseph prenant enfin un ton de maître,
-et lui ayant signifié d'obéir, ou de résigner sur-le-champ son
-commandement dans les mains du comte d'Erlon, il se soumit, et après
-avoir demandé d'abord six jours, en prit douze pour se mettre en
-chemin, ce qui d'ailleurs était fort explicable, ayant à rallier tout
-son corps d'armée, et à faire la séparation entre ce qui devait
-demeurer à Valence, et ce qui devait marcher à l'ennemi.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ des armées du Centre et d'Andalousie pour rentrer à
-Madrid.</span>
-On partit donc du 18 au 20 octobre, bien pourvu de munitions et de
-vivres, en deux colonnes qui s'élevaient à 56 mille hommes, et on
-laissa au maréchal Suchet tout ce qui restait d'embarras des deux
-évacuations de Madrid et de Séville, tout ce qui <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> n'était pas
-capable de servir activement. On n'avait aucun souci en laissant ces
-précieux restes à Valence, car on savait qu'ils y seraient en sûreté,
-et à l'abri du besoin. Le maréchal Suchet conserva toute son armée, et
-afin de pouvoir toujours communiquer avec les troupes du roi par la
-route la plus courte, celle de Cuenca, il fit travailler à la portion
-de cette route comprise entre Buñoz et Requena. L'armée du Centre y
-passa avec son artillerie.</p>
-
-<p>Les deux colonnes s'avancèrent ainsi sur le Tage à la hauteur l'une de
-l'autre, sans être arrêtées par aucun obstacle sérieux. Celle du
-centre, sous le comte d'Erlon, eut affaire aux bandes de Villa-Campa,
-de l'Empecinado, de Duran, accourues à Madrid, et obstruant toute la
-région du haut Tage, c'est-à-dire les deux provinces de Guadalaxara et
-de Cuenca. Mais on n'eut pas de peine à les disperser, l'armée du
-Centre ayant été sagement portée à environ 16 mille hommes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Leur arrivée sur le Tage les 27 et 28 octobre.</span>
-L'armée
-d'Andalousie n'eut aucune difficulté à surmonter, le fort de
-Chinchilla lui ayant ouvert ses portes, et on fut rendu au bord du
-Tage vers les 27 et 28 octobre, entre Fuenti-Duena et Aranjuez,
-pouvant se réunir en masse sur l'un ou l'autre de ces points.</p>
-
-<p>La question importante était de savoir si on allait rencontrer lord
-Wellington en avant de Madrid, résolu à défendre sa conquête, ce qui
-était possible, car son entrée à Madrid avait produit une vive
-sensation en Europe, et il était naturel qu'il ne voulût pas en
-sortir. Cette question méritait fort de préoccuper Joseph et son major
-général Jourdan; mais heureusement tout ce qu'on apprenait était
-rassurant. Les <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> rumeurs recueillies portaient à croire qu'on
-n'avait devant soi que le général Hill avec deux ou trois divisions.
-Voici en effet ce qui s'était passé entre les Anglais et l'armée de
-Portugal, depuis le voyage de Joseph à Valence et sa réunion avec
-l'armée d'Andalousie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qui s'était passé à Madrid et au nord de l'Espagne
-pendant le voyage de Joseph à Valence.</span>
-Lord Wellington était entré le 12 août dans Madrid entouré de tous les
-chefs espagnols, jaloux de prendre part à son triomphe. Quand on songe
-à la situation dans laquelle ils s'étaient trouvés longtemps, n'ayant
-plus sur le continent de la Péninsule que Carthagène, Cadix et
-Lisbonne, et réduits à s'y attacher de toutes leurs forces pour n'être
-pas jetés à la mer, on comprend une joie que la surprise devait même
-convertir en délire. La fatale entreprise de Russie, les négligences
-de Napoléon à l'égard de la guerre d'Espagne, le défaut d'autorité de
-Joseph, les funestes divisions de nos généraux, avaient procuré aux
-Espagnols, et surtout au général britannique, ces succès tout à fait
-inespérés! D'abord très-enorgueilli de son triomphe, lord Wellington
-s'était bientôt senti embarrassé de ses auxiliaires, de leur conduite
-indiscrète ou barbare, et avait lui-même ajouté à leurs fautes par
-l'ostentation avec laquelle il avait exercé son autorité. Le premier
-soin à prendre aurait dû être de rassurer les habitants de Madrid,
-dont un grand nombre s'était accoutumé et presque soumis à la
-domination de Joseph, de tenir pour fait ce qui était fait, d'oublier
-certaines choses, de tolérer, de consacrer même certaines autres. Don
-Carlos d'España et l'Empecinado devinrent en quelque sorte les
-maîtres de Madrid. Ils commencèrent par <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> faire prêter serment
-à la constitution de Cadix qui venait d'être achevée. Rien n'était
-plus naturel, quoique cette constitution remplie à la fois de
-principes généreux et de dispositions chimériques, blessât une partie
-considérable de la nation espagnole, peu préparée aux institutions
-qu'on venait de lui donner. Mais au fond ce n'était pas à la
-constitution que don Carlos et l'Empecinado entendaient lier les
-Espagnols, c'était à l'autorité du gouvernement insurrectionnel de
-Cadix.
-<span class="sidenote" title="En marge">Folies des chefs espagnols dans Madrid.</span>
-Cela fait, il fallait s'expliquer à l'égard des afrancesados,
-parmi lesquels on comptait de grands personnages, beaucoup de
-fonctionnaires, et quelques milliers de soldats excellents. Tandis que
-don Miguel de Alava, officier de l'armée espagnole que lord Wellington
-employait fréquemment, et qui était le plus noble des c&oelig;urs<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="smaller">[3]</span></a>,
-prononçait à l'hôtel de ville de Madrid un discours aussi humain
-qu'habile, don Carlos d'España et l'Empecinado tenaient un langage
-insensé, de nature à ne ramener personne et à blesser au contraire
-tous les hommes raisonnables. Joseph avait fait frapper à son image de
-fort belles monnaies, beaucoup plus belles que les monnaies
-espagnoles, et tout aussi pures, puisqu'elles étaient exactement
-semblables pour la forme et le titre aux monnaies françaises. Au lieu
-d'agir comme tous les gouvernements, même les moins modérés, qui se
-transmettent les monnaies les uns des autres, sans s'offusquer des
-images dont elles portent l'empreinte, <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> on démonétisait et
-frappait d'une perte les pièces à l'effigie de Joseph. Puis au lieu de
-s'occuper d'amener des denrées à Madrid, afin de mettre un terme à
-l'excessive cherté du pain, on perdait le temps à se donner des
-satisfactions de parti non moins folles que dangereuses. Aussi la
-misère était-elle extrême, comme au temps où les bandes interceptaient
-l'arrivage des vivres. Enfin à ces extravagances qui doivent paraître
-fort naturelles lorsqu'on songe au caractère et à l'éducation des
-vainqueurs, lord Wellington ajoutait les fautes de l'orgueil
-britannique. Il s'était logé au palais des rois, ce qui avait blessé
-la fierté de la nation espagnole, et en prenant le Retiro que le
-colonel Laffond lui avait livré faute d'eau potable, il avait détruit
-un établissement auquel les Espagnols tenaient beaucoup, celui de la
-<i>China</i>, répondant à la fabrique de Sèvres en France, et à la fabrique
-de Meissen en Saxe. Ce n'était pas la peine en vérité de perdre vingt
-jours à des futilités ou à des fautes!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Attitude du général Clausel derrière le Douro, pendant que
-lord Wellington était occupé à triompher à Madrid.</span>
-Pendant que lord Wellington se conduisait de la sorte, le général
-Clausel avait rallié, réorganisé, ranimé l'armée de Portugal, et,
-quoique réduite à 25 mille hommes, l'avait hardiment portée sur le
-Douro, en présence de l'armée anglaise, dont la masse principale était
-postée sur les bords de ce fleuve. Il avait refoulé partout les
-avant-postes ennemis, et pris le temps d'envoyer le général Foy avec
-une division pour recueillir les garnisons d'Astorga, de Benavente, de
-Zamora, de Toro, inutilement dispersées sur une ligne qu'on ne pouvait
-plus défendre. Le général Foy était arrivé trop tard pour <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span>
-dégager la garnison d'Astorga, forcée de se rendre la veille à l'armée
-espagnole de Galice, mais il en avait sauvé les malades, les blessés,
-avait recueilli les autres petits postes du Douro et de l'Esla, et
-s'était réuni ensuite au général Clausel.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington marche avec le gros de son armée sur le
-général Clausel.</span>
-Lord Wellington, se voyant ainsi bravé, avait été obligé de quitter
-Madrid, et de venir chercher le jeune adversaire qui, avec les débris
-d'une armée récemment battue, se posait si fièrement devant lui. Après
-avoir établi le général Hill à Madrid, il était reparti pour la
-Vieille-Castille, et, recueillant en chemin l'armée de Galice, il
-avait marché sur Burgos avec cinquante mille hommes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Clausel se retire sur l'Èbre.</span>
-Contraint de nouveau à rétrograder, le général Clausel avait quitté
-les bords du Douro, s'était replié successivement sur Valladolid,
-Burgos, Briviesca, et s'était enfin arrêté à l'Èbre. Avant de le
-poursuivre plus loin, lord Wellington, entré dans Burgos, voulut
-enlever le château qui dominait cette ville, et qui en rendait la
-possession à peu près nulle. Il en entreprit le siége vers la fin de
-septembre, à peu près à l'époque où Joseph se préparait à marcher sur
-Madrid.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington assiége le château de Burgos.</span>
-Le château de Burgos était un vieil édifice remontant au règne des
-Maures, et couronnant une hauteur au pied de laquelle est construite
-la ville de Burgos. On avait élevé autour de cette vieille enceinte de
-murailles gothiques deux lignes de retranchements palissadés et
-fraisés, et on les avait armés d'une forte artillerie. On y avait
-ajouté un ouvrage à corne, sur une hauteur dite de Saint-Michel, qui
-dominait la position du château. Le général Dubreton occupait avec
-deux mille hommes <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> cette forteresse improvisée. Il était
-pourvu de vivres et de munitions, et résolu à se bien défendre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général anglais croit pouvoir brusquer cette forteresse,
-et perd beaucoup de monde dans des attaques imprudentes.</span>
-Lord Wellington, dédaignant d'attaquer en règle une telle place, et
-pensant que ses soldats, après avoir enlevé d'assaut Ciudad-Rodrigo et
-Badajoz, ne broncheraient pas devant les fortifications imparfaites du
-château de Burgos, fit assaillir de vive force l'ouvrage à corne de
-Saint-Michel. Ses troupes abordèrent franchement l'ouvrage dans la
-nuit du 19 au 20 septembre, mais furent arrêtées au pied du
-retranchement par la fusillade d'un bataillon du 34<sup>e</sup> régiment de
-ligne. Par malheur une colonne anglaise s'étant glissée dans
-l'obscurité autour de l'enceinte de l'ouvrage attaqué, profita de ce
-que la gorge n'était pas complétement palissadée, et y pénétra. Les
-soldats du 34<sup>e</sup> passèrent alors sur le corps de la colonne
-victorieuse, et se retirèrent sur le fort lui-même. Ils avaient tué ou
-blessé aux Anglais plus de 400 hommes, et n'en avaient pas perdu 150.</p>
-
-<p>Maîtres de la position de Saint-Michel, les Anglais essayèrent d'y
-construire une batterie pour ruiner les défenses du château, et en
-firent le point de départ de leurs cheminements. La forte résistance
-de l'ouvrage à corne leur avait appris que cette malheureuse bicoque
-ne pouvait pas être brusquée. Après avoir établi une batterie à
-Saint-Michel, ils commencèrent à tirer sur le château, mais leur
-artillerie faible en calibre fut bientôt dominée par la nôtre, et
-réduite à se taire. La difficulté des transports ne leur avait pas
-permis en effet d'amener du gros canon sous les murs de Burgos, et ils
-n'avaient que quelques pièces de 16, que les guérillas de l'Alava et
-de <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> la Biscaye avaient reçues de l'escadre anglaise, et
-avaient péniblement traînées jusqu'à Burgos.</p>
-
-<p>Lord Wellington, reconnaissant la presque impossibilité d'ouvrir la
-brèche au moyen du canon, eut de nouveau recours à l'assaut dans la
-nuit du 22 au 23 septembre. Ses colonnes ayant appliqué les échelles
-contre la première enceinte, furent culbutées, et perdirent
-inutilement beaucoup de monde. L'une d'entre elles, composée de
-Portugais, fut en partie détruite par la fusillade, même avant d'avoir
-abordé le pied de l'enceinte.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington essaye d'un siége en règle.</span>
-Il fallut recourir encore une fois aux approches régulières, et à
-défaut d'artillerie employer la mine. Deux fourneaux étant prêts, on
-mit le feu au premier dans la nuit du 29 au 30 septembre, et à la
-suite de l'explosion une colonne s'élança à l'assaut, mais elle fut
-repoussée comme celles qui l'avaient précédée. Le 4 octobre on mit le
-feu au second fourneau. Une large brèche fut le résultat de cette
-nouvelle explosion, tandis que celle qu'on avait ouverte le 29 avait
-été élargie par l'artillerie. Les assiégeants se jetèrent sur les deux
-brèches avec fureur, et les enlevèrent; mais la garnison fondit sur
-eux à son tour, et repoussa l'une des colonnes, sans pouvoir toutefois
-empêcher l'autre de se loger sur l'une des deux brèches. Les Anglais
-ayant ainsi réussi à s'établir dans la première enceinte, commencèrent
-les approches vers la seconde, avec l'espérance de s'en emparer. Mais
-le 8 la garnison exécuta une sortie générale, bouleversa leurs
-travaux, les rejeta en dehors de la première enceinte, et les remit
-ainsi au point où ils étaient au début du siége. Elle ferma <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span>
-aussitôt la brèche par un retranchement construit en arrière, et
-rentra en possession de tout ce qu'elle avait perdu, excepté l'ouvrage
-à corne de Saint-Michel. Vingt jours et deux mille cinq cents hommes
-avaient donc été sacrifiés sous les yeux de lord Wellington, sans
-avoir fait un pas. Le général anglais, rempli de dépit, voulut
-hasarder une dernière tentative, et préalablement employer tous les
-moyens imaginables d'ouvrir cette première enceinte qu'il avait prise
-un moment pour la reperdre aussitôt. Il avait reçu quelque artillerie;
-il essaya de faire brèche à l'une des extrémités, et de miner à
-l'autre, tout près d'une église dite de Saint-Roman.</p>
-
-<p>Tout étant prêt dans la nuit du 19 octobre, les assiégeants mirent le
-feu à la mine de Saint-Roman, point par lequel les Français ne
-s'attendaient pas à être attaqués, et aussitôt Anglais, Espagnols,
-Portugais, munis d'échelles, s'élancèrent sur la première enceinte.
-Cette fois encore ils parvinrent à l'enlever, et coururent vers la
-seconde. Mais la brave garnison sortant en masse de son chemin
-couvert, les reçut à la baïonnette, les chargea avec impétuosité, en
-tua un grand nombre, et pour la troisième fois les rejeta au delà de
-l'enceinte un moment conquise. Même chose se passa à l'autre
-extrémité. Les assiégés fermèrent la brèche pratiquée par la mine près
-de l'église de Saint-Roman, abattirent même l'église qui pouvait être
-utile à l'ennemi, et de nouveau présentèrent aux assiégeants un front
-formidable.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Après avoir perdu trente-quatre jours et trois mille hommes
-devant le château de Burgos, lord Wellington est obligé de se
-retirer.</span>
-Il y avait trente et quelques jours que deux mille hommes, réduits par
-le feu et la fatigue à quinze cents, retranchés derrière quelques
-ouvrages à peine <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> maçonnés, et protégés seulement par une
-rangée de palissades, en arrêtaient cinquante mille par leur héroïque
-résistance. Honneur éternel à ces braves gens, et à leur chef le
-général Dubreton! ils prouvaient ce que peuvent en certaines
-circonstances décisives les places bien défendues, car en résistant
-ainsi ils donnaient le temps à l'armée de Portugal de se remettre en
-ligne, aux armées du Centre et de l'Andalousie de se porter sur le
-Tage, et à toutes de se réunir pour accabler lord Wellington.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouvelle apparition de l'armée de Portugal recrutée et
-renforcée.</span>
-En effet le général Clausel, ramené sur l'Èbre, avait reçu des dépôts
-établis le long des Pyrénées, ainsi que des petites garnisons de la
-frontière, environ 10 mille recrues, des chevaux pour son artillerie
-et sa cavalerie, ce qui lui procurait 35 mille combattants. Le général
-Caffarelli qu'on a vu, troublé par l'épouvantail des flottes
-anglaises, comme le maréchal Soult par celui du général Hill, négliger
-le danger principal pour le danger accessoire, s'amendait enfin, et
-prêtait à l'armée de Portugal 10 mille hommes, qui, envoyés avant la
-bataille de Salamanque, auraient prévenu bien des désastres. Par
-malheur le général Clausel, au moment de se mettre en marche à la tête
-de ces 45 mille combattants, avait tellement souffert de sa récente
-blessure, qu'il avait été obligé de quitter l'armée. Le général
-Souham, vieil officier de la république, expérimenté et brave, le
-remplaçait, et venait au secours de l'intrépide garnison qui depuis
-trente-quatre jours défendait les chétives fortifications de Burgos.</p>
-
-<p>Lord Wellington, placé entre l'armée de Portugal qui s'avançait au
-nord, et les armées du Centre et <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> d'Andalousie qui
-s'avançaient au midi, était dans l'une de ces situations difficiles,
-mais grandes, dont le général Bonaparte était sorti jadis par des
-triomphes inouïs. Moins circonspect et plus actif, il aurait pu, en se
-concentrant avec la promptitude et l'à-propos de l'ancien général de
-l'armée d'Italie, se rendre tour à tour plus fort que chacune des deux
-armées qui le menaçaient, battre celle de Portugal, puis se jeter sur
-celle de Joseph, les accabler l'une après l'autre, et rester
-définitivement maître de l'Espagne. Mais chacun a son génie, et il est
-puéril de demander à tel homme ce qui n'est possible qu'avec les
-qualités de tel autre. Lord Wellington, sage, solide, mais lent, ayant
-des soldats qu'on ne menait pas vite, qu'on n'exaltait pas facilement,
-n'était pas fait pour conquérir l'Espagne en une campagne; mais il
-devait la conquérir en plusieurs. C'était bien assez pour le triomphe
-de la politique de son pays, et pour le malheur de la nôtre!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington est réduit à se replier sur Salamanque, et
-en se retirant il ordonne au général Hill d'évacuer Madrid.</span>
-Voyant approcher l'armée de Portugal renforcée, il abandonna avec
-dépit les murs de Burgos qui lui avaient coûté 3 mille hommes et le
-prestige de la victoire, et qui allaient probablement lui coûter
-Madrid. Il soutint plusieurs combats d'arrière-garde, dans lesquels le
-général Maucune, le même qui avait si témérairement engagé la bataille
-de Salamanque, lui tua beaucoup de monde, et après s'être à son tour
-couvert du Douro, il expédia au général Hill l'ordre de venir le
-joindre à Salamanque, si Madrid ne lui semblait plus tenable en
-présence des armées qui marchaient sur cette capitale.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Nov. 1812.</span>
-Tels furent les événements que Joseph et le maréchal <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> Jourdan
-apprirent en arrivant sur le Tage. La sage prévoyance du maréchal
-Jourdan se trouvait ainsi justifiée, et Madrid allait s'ouvrir encore
-une fois à la nouvelle royauté.
-<span class="sidenote" title="En marge">Rentrée de Joseph dans Madrid.</span>
-Le 30 octobre les armées du Centre et
-d'Andalousie forcèrent cette ligne du Tage, sur laquelle on avait
-craint de trouver 70 mille Espagnols, Portugais et Anglais réunis;
-elles passèrent sur le corps des arrière-gardes du général Hill, et
-pénétrèrent le 2 novembre dans la capitale des Espagnes, étonnée de
-ces fortunes si diverses.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il y est bien accueilli, et repart immédiatement pour
-suivre lord Wellington.</span>
-Joseph y fut bien reçu, car après ce qu'ils
-venaient de voir, les habitants de Madrid offensés par l'orgueil des
-Anglais, dégoûtés par la violence des guérillas, commençaient à croire
-que cette nouvelle royauté, exercée par un prince doux et sage, valait
-tout autant pour eux que des Bourbons dégénérés, conduits par des
-chefs de bandes. Joseph, déployant en ce moment une activité qui ne
-lui était pas ordinaire, après avoir séjourné quarante-huit heures
-dans Madrid, en sortit le 4 pour faire sa jonction avec l'armée de
-Portugal, et poursuivre lord Wellington à la tête de 80 mille hommes.
-Quels résultats ne pouvait-on pas attendre, quelle vengeance de
-Salamanque ne pouvait-on pas obtenir d'une telle réunion d'armées!</p>
-
-<p>Joseph y comptait avec raison, et espérait qu'une bataille livrée avec
-les forces dont on disposait, ramènerait les Anglais en Portugal, et
-le rétablirait, malgré l'évacuation de l'Andalousie, dans la plénitude
-de sa situation antérieure. Sans doute on commençait à éprouver
-quelques inquiétudes au sujet de l'expédition de Russie, à interpréter
-fâcheusement le silence gardé par le <cite>Moniteur</cite>, qui ne contenait
-<span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> plus de bulletins de la grande armée; mais on était fort loin
-d'imaginer l'étendue des désastres qui nous avaient frappés, et tout
-au plus allait-on jusqu'à augurer des difficultés comme celles qui
-avaient suivi la bataille d'Eylau, et que la bataille de Friedland
-avait résolues triomphalement. Joseph n'attendait donc aucune sinistre
-nouvelle de Paris, et se flattait de trouver le dédommagement du
-malheur qui l'avait atteint à Salamanque, dans les environs de
-Salamanque elle-même.</p>
-
-<p>Arrivé le 6 novembre au delà du Guadarrama avec son fidèle major
-général, dont les avis lui avaient été si utiles, il aurait pu appuyer
-à gauche vers Peñaranda, ce qui l'eût mis sur la trace de lord
-Wellington; mais il aima mieux appuyer à droite vers Arevolo, afin de
-rallier à lui l'armée de Portugal, et de n'aborder les Anglais qu'avec
-la totalité de ses forces.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion de forces écrasantes contre lord Wellington, par la
-jonction des armées du Centre et d'Andalousie avec l'armée de
-Portugal.</span>
-Ce qu'il désirait ne tarda pas à s'effectuer, car lord Wellington,
-pressé de se retirer sur Salamanque, ne songea pas même à empêcher la
-jonction des armées du Nord et du Midi. Bientôt les avant-gardes se
-rencontrèrent aux environs du Douro, et la réunion des trois armées
-d'Andalousie, du Centre et de Portugal, plaça sous la main de Joseph
-90 mille hommes, et environ 150 bouches à feu bien attelées. Cette
-force eût même été plus considérable si le général Caffarelli, après
-avoir prêté quelques jours ses 10 mille hommes, ne s'était hâté de les
-rappeler, pour continuer à batailler contre les bandes de Mina, de
-Longa, de Mérino, de Porlier. L'armée de Portugal qui avait 35 mille
-hommes en propre, en avait <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> perdu un certain nombre dans la
-poursuite de lord Wellington; les armées du Centre et d'Andalousie,
-qui en partant de Valence en comptaient 56 mille environ, avaient
-laissé quelques hommes en route, et fourni un détachement pour la
-garnison de Madrid; mais toutes ensemble elles comprenaient 85 mille
-combattants, des plus belles troupes qui fussent au monde, irritées
-des succès qu'on avait laissé remporter aux Anglais, et joyeuses enfin
-de l'occasion qui s'offrait de les leur faire expier.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Joie des Français, et leurs justes espérances.</span>
-L'ardeur qui était dans les c&oelig;urs étincelait sur les visages, et
-généraux et soldats se promettaient de concourir d'un zèle égal à la
-commune vengeance. Lord Wellington, séparé de l'armée espagnole de
-Galice, mais renforcé du corps de Hill, n'avait pas, après les pertes
-de la campagne, plus de 60 mille hommes, dont 40 mille Anglais
-beaucoup moins fiers qu'au lendemain de leur victoire des Arapiles.
-Mais pouvaient-ils tenir tête à 85 mille Français passablement
-commandés? Personne ne le croyait, et eux pas plus que nous.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche sur la Tormès.</span>
-Nos trois armées s'avancèrent donc sur la Tormès, exactement par la
-route qu'avait suivie le maréchal Marmont pour aller se faire battre
-aux Arapiles. Elles marchaient de manière à tourner la position de
-Salamanque, et à prendre une revanche de lord Wellington en se plaçant
-sur sa ligne de communication. Le 11 novembre, on se trouva en ligne à
-quelque distance de la Tormès, l'armée d'Andalousie à gauche, celle du
-Centre au centre, celle de Portugal à droite. Le maréchal Jourdan, en
-compagnie de Joseph, se porta sur le bord de la Tormès, <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> et
-aperçut lord Wellington aux Arapiles, y attendant assez tranquillement
-les Français, parce que, confiant dans une position déjà éprouvée, et
-ayant sa retraite toujours assurée vers Ciudad-Rodrigo, il croyait
-pouvoir se replier à temps. Mais il avait commis une faute qui aurait
-pu lui coûter cher, et que le maréchal Jourdan avec son coup d'&oelig;il
-non pas vif mais exercé, découvrit promptement.</p>
-
-<p>La Tormès qui, bien qu'assez grosse en hiver, était encore guéable en
-plusieurs endroits, coulait devant nous à travers la petite ville
-d'Alba de Tormès située à notre gauche, puis décrivant un demi-cercle
-allait à droite s'enfoncer vers Salamanque. Lord Wellington trop peu
-pressé de se mettre à l'abri de nos entreprises, avait laissé le
-général Hill à Alba de Tormès, et avec le gros de son armée avait
-occupé Salamanque. Entre deux se trouvait la position de Calvarossa de
-Ariba, qu'il n'avait fait occuper que par un faible détachement. Trois
-lieues séparaient le corps du général Hill de celui de lord
-Wellington, et l'idée qui s'offrait naturellement c'était d'aller se
-placer entre les deux, et d'enlever au moins les quinze mille hommes
-du général Hill.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Jourdan imagine un moyen de séparer le général
-Hill de lord Wellington, et de leur faire subir un désastre.</span>
-La seule difficulté était de savoir si on pourrait passer brusquement
-la Tormès, et se déployer au delà, avant que lord Wellington eût
-rappelé à lui son aile droite compromise. Les reconnaissances qu'on
-venait d'exécuter ne permettaient à cet égard aucun doute. La Tormès
-entre Alba et Salamanque était presque partout guéable; au delà, pour
-arriver sur Calvarossa de Ariba, s'étendait une vaste plaine, qui
-s'élevait en pente douce vers Calvarossa, et où <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> se trouvaient
-les Arapiles. En se faisant précéder de toute la cavalerie, qui était
-de plus de 12 mille hommes dans les trois armées, et dont le
-déploiement aurait couvert le passage, nos colonnes d'infanterie
-eussent traversé les gués, envahi la plaine, abordé Calvarossa, puis
-se rabattant sur Alba de Tormès eussent infailliblement tourné et
-enveloppé le général Hill. Ce projet, exposé sur le terrain même à
-Joseph, en présence de tous les généraux, fut universellement regardé
-par eux comme d'un succès immanquable, et ils demandèrent à l'exécuter
-sur-le-champ, avant que les Anglais eussent rectifié leur position.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult résiste au plan proposé par le maréchal
-Jourdan.</span>
-Mais le maréchal Soult n'en fut point d'avis. Il ne fallait pas,
-disait-il, aborder les Anglais de front, ce qui était vrai quand ils
-avaient pris leur position de combat, mais ce qui n'était pas le cas
-ici, puisqu'il s'agissait de les surprendre en marche, et d'enlever un
-de leurs corps laissé dans l'isolement. Il pensait qu'il valait mieux
-franchir la Tormès au-dessus d'Alba, afin de tourner la position de
-Salamanque, et d'obliger ainsi les Anglais à décamper. On lui répondit
-que c'était justement ce qu'il ne fallait pas faire, car en remontant
-à gauche la Tormès pour la passer au-dessus d'Alba, on allait forcer
-le général Hill à quitter Alba, à se replier sur Calvarossa de Ariba,
-puis sur Salamanque, qu'on allait rendre ainsi aux Anglais le service
-de leur montrer leur faute, et de les réunir tous ensemble aux
-environs de Salamanque; que si en se portant sur leurs communications
-avec 85 mille hommes on les obligeait à décamper, le résultat de cette
-heureuse mais coûteuse concentration de forces n'aurait <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> pas
-été bien considérable! Au lieu d'un triomphe dont on avait grand
-besoin, on aurait ménagé à lord Wellington la gloire de se tirer sain
-et sauf de l'un des pas les plus difficiles où jamais général se fût
-trouvé.</p>
-
-<p>Le trop modeste maréchal Jourdan, qui n'avait guère l'habitude d'être
-affirmatif, car il discernait le vrai, mais s'y attachait avec la
-mollesse d'un homme découragé, fut cette fois plus vif que de coutume,
-affirma que si on voulait faire reposer sur sa tête la responsabilité
-de l'opération proposée, il était prêt à l'assumer, et répondait de
-n'y compromettre ni l'armée ni sa propre gloire. Tous les généraux
-présents, Souham, d'Erlon et autres, partageaient son avis,
-l'appuyaient du regard et de la parole. Mais par égard pour la
-situation et le grade du maréchal Soult, on remit à décider cette
-question après une nouvelle reconnaissance du cours supérieur de la
-Tormès.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Joseph et le maréchal Jourdan ont la faiblesse d'abandonner
-un plan que tous les généraux approuvaient.</span>
-Le lendemain le maréchal Soult reproduisit son projet de passer la
-Tormès à gauche au-dessus d'Alba, car là aussi on l'avait trouvée
-guéable, et il insista fortement pour faire adopter son opinion.
-Joseph consulta le maréchal Jourdan, et celui-ci, avec une
-condescendance qui était la suite de son âge et de son caractère,
-conseilla à Joseph de se rendre. Exécuter le plan qu'il avait indiqué
-avec la mauvaise volonté du commandant de la principale armée était
-selon lui bien dangereux, et quoique les Anglais n'eussent pas encore
-rectifié leur position, que le coup décisif pût encore leur être
-porté, et que la tentation de l'essayer fût grande, faire ce que
-voulait <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> le maréchal Soult lui sembla ce qu'il y avait de
-moins hasardeux. Ainsi éclata dans Joseph et dans Jourdan cette fatale
-indécision, qui chez les esprits justes est quelquefois aussi funeste
-que l'entêtement de l'erreur chez les esprits faux, et qui, après les
-négligences de Napoléon, les détestables sentiments de certains chefs,
-fut la principale cause de nos revers en Espagne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">On adopte l'idée proposée par le maréchal Soult.</span>
-Pour faire peser toute la responsabilité sur le maréchal Soult, et
-l'obliger au moins à se conduire le mieux possible dans l'exécution de
-sa propre idée, on mit l'armée du Centre sous ses ordres, et on donna
-celle de Portugal au comte d'Erlon. Le 13 même on franchit la Tormès
-au-dessus d'Alba, et on s'avança jusqu'à Nuestra Señora de Retiro. Les
-Anglais sortaient à peine d'Alba et y avaient même laissé un
-détachement. On les voyait se retirer sur les Arapiles, et s'y réunir.
-Mais il leur restait à décamper devant 85 mille Français, et il était
-possible encore de couper une portion de leur longue colonne.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Déc. 1812.</span>
-Le maréchal Soult avait déjà 50 mille hommes sous la main, toute la
-cavalerie notamment, et dès le lendemain matin il pouvait se porter en
-avant. On pressa l'armée de Portugal, que la nécessité d'occuper Alba
-obligeait à défiler à gauche pour remonter la Tormès, de hâter son
-mouvement.
-<span class="sidenote" title="En marge">On laisse échapper lord Wellington, qui se tire sain et
-sauf du plus grand danger où un général pût se trouver placé.</span>
-Le lendemain 14 le temps était affreux, et la fortune,
-comme dégoûtée de gens qui savaient si peu saisir ses faveurs, ne
-semblait pas vouloir les seconder. À peine si on apercevait les
-ennemis devant soi. Pourtant on pouvait distinguer à travers le
-brouillard les Anglais qui défilaient de notre droite à notre gauche,
-pour quitter <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> Salamanque, et s'acheminer sur Ciudad-Rodrigo.
-Plusieurs explosions entendues du côté de Salamanque, en révélant la
-destruction volontaire d'une partie des munitions de l'ennemi,
-suffisaient pour indiquer une retraite commencée. Joseph et Jourdan
-insistèrent pour qu'on fondît au moins avec la cavalerie sur l'armée
-anglaise, afin d'en enlever quelque portion. Le maréchal Soult,
-circonspect au dernier point, alléguant pour son excuse l'obscurité du
-temps, voulut avant de s'avancer avoir été rejoint par toute l'armée
-de Portugal, ne fit pas même donner sa cavalerie, et, lorsque les 85
-mille Français furent réunis, trouva les Anglais hors d'atteinte, et
-en pleine retraite sur la route de Ciudad-Rodrigo.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ et colère de l'armée.</span>
-La confusion, l'irritation dans les trois armées furent extrêmes.
-L'état de l'atmosphère, la lenteur de l'armée de Portugal, qui forcée
-de remonter au-dessus d'Alba de Tormès ne pouvait cependant pas
-arriver plus vite, furent les raisons imaginées pour excuser ce
-déplorable avortement. On suivit les Anglais encore un jour ou deux,
-et on eut pour résultat de cette formidable concentration de forces
-environ trois mille prisonniers, qu'on ramassa sur les routes à la
-queue d'un ennemi réduit à marcher plus rapidement qu'il n'en avait
-l'habitude.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Joseph rentre à Madrid, et fait camper les trois armées à
-portée les unes des autres.</span>
-Joseph rentra dans Madrid, et plaça ses trois armées en cantonnements,
-l'armée de Portugal en Castille, celle du Centre aux environs de
-Madrid, celle d'Andalousie sur le Tage, entre Aranjuez et Talavera.</p>
-
-<p>Telle fut en Espagne cette triste campagne de 1812, qui après avoir
-débuté par la perte des places <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> de Ciudad-Rodrigo et de
-Badajoz que nous avions imprudemment découvertes, tantôt pour prendre
-Valence, tantôt pour acheminer une partie de nos troupes sur les
-routes de Russie, s'interrompit un moment, puis reprit, et fut
-signalée par la perte de la bataille de Salamanque, due à
-l'éloignement de Napoléon, à l'autorité insuffisante de Joseph, au
-refus de concours de certains généraux, à la lenteur de Jourdan, à la
-témérité de Marmont; campagne qui se termina par la sortie de Madrid,
-par l'évacuation de l'Andalousie, par une réunion de forces qui,
-quoique tardive, aurait pu faire expier à lord Wellington ses trop
-faciles succès, si la condescendance de Joseph et de Jourdan,
-discernant le bon parti à prendre, n'osant pas le faire prévaloir,
-n'avait amené une dernière disgrâce, celle de voir une armée de 40
-mille Anglais échapper à 85 mille Français placés sur leur ligne de
-communication.
-<span class="sidenote" title="En marge">Résumé de la campagne de 1812 en Espagne.</span>
-Ainsi, dans cette année 1812, les Anglais nous avaient
-pris les deux places importantes de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, nous
-avaient gagné une bataille décisive, nous avaient un moment enlevé
-Madrid, nous avaient forcés à évacuer l'Andalousie, nous avaient
-bravés jusqu'à Burgos, et, en revenant sains et saufs d'une pointe si
-hardie, avaient mis à nu toute la faiblesse de notre situation en
-Espagne, faiblesse due à plusieurs causes déplorables, mais toutes
-remontant à une seule, la négligence de Napoléon, qui, tout grand
-qu'il était, n'avait pas le don d'ubiquité, et, ne pouvant pas bien
-commander de Paris, le pouvait encore moins de Moscou; qui se décidant
-enfin à confier son autorité à son frère, ne la <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> lui avait
-pas déléguée tout entière par défiance, par prévention, par on ne sait
-quelle humeur déplacée! Vouloir tout entreprendre à la fois, vouloir
-être partout en même temps, s'étourdir ensuite sur ce qu'on était
-forcé de négliger, tel avait été, tel était encore le triste secret de
-cette funeste guerre d'Espagne! Après l'attentat qui l'avait
-commencée, on ne pouvait rien imaginer de pis que la négligence qui la
-continuait!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Immense émotion produite en Europe par les événements
-militaires de 1812, tant en Russie qu'en Espagne.</span>
-Du reste tant d'événements à la fois, désastreux au nord, fâcheux au
-moins au midi, devaient produire et produisirent effectivement une
-immense émotion en Europe. Que de surprise, que de satisfaction parmi
-ces innombrables ennemis que nous nous étions attirés de toutes parts!
-L'Angleterre, qui oubliant qu'elle était sortie de Madrid, ne songeait
-qu'à l'honneur d'y être entrée, qui après avoir rendu Séville au
-gouvernement de Cadix, se flattait d'avoir presque délivré la
-Péninsule de ses envahisseurs, qui après avoir fort encouragé la
-résistance de l'empereur Alexandre sans en rien espérer, était tout
-étonnée d'apprendre que nous arrivions vaincus sur le Niémen, se
-livrait à une sorte de joie délirante! Malgré toute la crédulité de la
-haine, elle osait à peine ajouter foi aux nouvelles répandues en
-Europe, et en publiant nos malheurs par les cent voix de ses journaux,
-elle ne les croyait pas encore si grands qu'on les disait, et qu'elle
-les proclamait elle-même. L'Allemagne, stupéfaite du spectacle qu'elle
-avait sous les yeux, commençait à nous croire vaincus, n'osait pas
-encore nous croire détruits, se laissait aller à l'espérer en
-regardant défiler l'un après l'autre <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> nos soldats égarés,
-gelés, affamés, s'attendait toujours à voir enfin paraître le
-squelette de la grande armée, et ne le voyant pas venir, commençait à
-penser que ce que publiait l'orgueil des Russes était vrai, et que ce
-squelette lui-même n'existait plus! À chaque jour de ce triste mois de
-décembre, l'Allemagne sentait renaître en elle l'espérance, avec
-l'espérance le courage, et avec le courage une sorte de rage furieuse.
-Toutes les sociétés secrètes formées dans son sein étaient en
-fermentation, et se préparaient à un soulèvement général. Mais elle
-flottait encore entre l'espoir et la crainte, n'osait point se livrer
-à tout l'élan de ses passions, et attendait les événements avec une
-ardente curiosité. C'est au milieu de cette disposition des esprits
-que Napoléon s'acheminait clandestinement vers Paris, où allaient
-l'accueillir la joie coupable de certains adversaires de son
-gouvernement, l'abattement de ses flatteurs, la douleur étonnée des
-hommes honnêtes, la douleur sans surprise des hommes éclairés! Et
-cependant nos vainqueurs dans l'exaltation de leur orgueil, nos
-ennemis dans l'emportement de leur haine, les bons citoyens dans la
-profondeur de leur affliction, ne pouvaient aller jusqu'à imaginer
-toute l'étendue du mal. Bientôt, hélas! ils devaient la connaître tout
-entière!</p>
-
-<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.</p>
-</div>
-
-<div class="chapter">
-<h2><span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.<br />
-<span class="smaller">LES COHORTES.</span></h2>
-
-<p class="resume">
- Rapide voyage de Napoléon. &mdash; Il ne se fait connaître qu'à Varsovie
- et à Dresde, et seulement des ministres de France. &mdash; Arrivée
- subite à Paris le 18 décembre à minuit. &mdash; Réception le 19 des
- ministres et des grands dignitaires de l'Empire. &mdash; Napoléon prend
- l'attitude d'un souverain offensé, qui a des reproches à faire au
- lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une grande importance à
- la conspiration du général Malet. &mdash; Réception solennelle du Sénat
- et du Conseil d'État. &mdash; Violente invective contre
- l'idéologie. &mdash; Afin d'attirer l'attention publique sur l'affaire
- Malet, et de la détourner des événements de Russie, on défère au
- Conseil d'État M. Frochot, préfet de la Seine, accusé d'avoir
- manqué de présence d'esprit le jour de la conspiration. &mdash; Ce
- magistrat est condamné, et privé de ses fonctions. &mdash; Napoléon,
- frappé du danger que courrait sa dynastie, s'il venait à être
- tué, songe à instituer d'avance la régence de
- Marie-Louise. &mdash; L'archichancelier Cambacérès chargé de préparer un
- sénatus-consulte sur cet objet. &mdash; Soins plus importants qui
- absorbent Napoléon. &mdash; Activité et génie administratif qu'il
- déploie pour réorganiser ses forces militaires. &mdash; Ses projets pour
- la levée de nouvelles troupes et pour la réorganisation des corps
- presque entièrement détruits en Russie. &mdash; Il reçoit des bords de
- la Vistule des nouvelles qui le détrompent sur la situation de la
- grande armée, et qui lui prouvent que le mal depuis son départ a
- dépassé toutes les prévisions. &mdash; Joie des Prussiens lorsqu'ils
- acquièrent la connaissance entière de nos désastres. &mdash; À leur joie
- succède une violence de passion inouïe contre nous. &mdash; Arrivée de
- l'empereur Alexandre à Wilna, et son projet de se présenter comme
- le libérateur de l'Allemagne. &mdash; Actives menées des réfugiés
- allemands réunis autour de sa personne. &mdash; Efforts tentés auprès du
- général d'York, commandant le corps prussien auxiliaire. &mdash; Ce
- corps en retraite de Riga sur Tilsit abandonne le maréchal
- Macdonald et se livre aux Russes. &mdash; Dangers du maréchal Macdonald
- resté avec quelques mille Polonais au milieu des armées
- ennemies. &mdash; Il parvient à se retirer sain et sauf sur Tilsit et
- Labiau. &mdash; Le quartier général français évacue K&oelig;nigsberg, et se
- replie du Niémen sur la Vistule. &mdash; Macdonald et Ney, l'un avec la
- division polonaise Grandjean, l'autre avec la division Heudelet,
- couvrent comme ils peuvent cette évacuation
- précipitée. &mdash; Officiers, généraux et cadres vides courant sur
- Dantzig <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> et Thorn. &mdash; Il ne reste au quartier général que
- neuf à dix mille hommes de toutes nations et de toutes armes,
- pour résister à la poursuite des Russes. &mdash; Murat démoralisé se
- retire à Posen, et finit par quitter l'armée en laissant le
- commandement au prince Eugène. &mdash; Effet que produit dans toute
- l'Allemagne la défection du général d'York. &mdash; Mouvement
- extraordinaire d'opinion secondé par les sociétés secrètes, et
- v&oelig;u unanime de se réunir à la Russie contre la
- France. &mdash; Immense popularité de l'empereur Alexandre. &mdash; Premières
- impressions du roi de Prusse, et son empressement à désavouer le
- général d'York. &mdash; Son embarras entre les engagements contractés
- envers la France et la contrainte qu'exerce sur lui l'opinion
- publique de l'Allemagne. &mdash; Il se retire en Silésie, et prend une
- sorte de position intermédiaire, d'où il propose certaines
- conditions à Napoléon. &mdash; Contre-coup produit à Vienne par le
- mouvement général des esprits. &mdash; Situation de l'empereur François
- qui a marié sa fille à Napoléon, et de M. de Metternich qui a
- conseillé ce mariage. &mdash; Leur crainte de s'être trompés en adoptant
- trop tard la politique d'alliance avec la France. &mdash; Désir de
- modifier cette politique, et de s'entremettre entre la France et
- la Russie, afin d'amener la paix, et de profiter des
- circonstances pour rétablir l'indépendance de l'Allemagne. &mdash; Sages
- conseils de l'empereur François et de M. de Metternich à
- Napoléon, et offre de la médiation autrichienne. &mdash; Comment
- Napoléon reçoit ces nouvelles arrivant coup sur coup à Paris. &mdash; Il
- donne un nouveau développement à ses plans pour la reconstitution
- des forces de la France. &mdash; Emploi des cohortes. &mdash; Levée de cinq
- cent mille hommes. &mdash; Napoléon convoque un conseil d'affaires
- étrangères pour lui soumettre ces mesures, et le consulter sur
- l'attitude à prendre à l'égard de l'Europe. &mdash; Sans repousser la
- paix, Napoléon veut en parler, en laisser parler, mais ne la
- conclure qu'après des victoires qui lui rendent la situation
- qu'il a perdue. &mdash; Diversité des opinions qui se produisent autour
- de lui. &mdash; La majorité se prononce pour de grands armements, et en
- même temps pour de promptes négociations par l'entremise de
- l'Autriche. &mdash; Napoléon, à qui il convient de négocier pendant
- qu'il se prépare à combattre, accepte la médiation de l'Autriche,
- mais en indiquant des bases de pacification qui ne sont pas de
- nature à lui concilier cette puissance. &mdash; Réponse peu
- encourageante adressée à la Prusse. &mdash; Immense activité
- administrative déployée pendant ces négociations. &mdash; État de
- l'opinion publique en France. &mdash; On déplore les fautes de Napoléon,
- mais on est d'avis de faire un grand et dernier effort pour
- repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la paix. &mdash; Aux levées
- ordonnées se joignent des dons volontaires. &mdash; Emploi que fait
- Napoléon des 500 mille hommes mis à sa
- disposition. &mdash; Réorganisation des corps de l'ancienne armée sous
- les maréchaux Davout et Victor. &mdash; Création, au moyen des cohortes
- et des régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, un sur
- l'Elbe, sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous les
- maréchaux Ney et Marmont, un en Italie, sous le général
- Bertrand. &mdash; Réorganisation de l'artillerie et de la
- cavalerie. &mdash; Moyens financiers imaginés pour suffire à ces vastes
- armements. &mdash; Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> tandis qu'il s'occupe de ces
- préparatifs, veut faire quelque chose pour ramener les esprits,
- et songe à terminer ses démêlés avec le Pape. &mdash; Translation du
- Pape de Savone à Fontainebleau. &mdash; Napoléon y envoie les cardinaux
- de Bayane et Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes,
- pour préparer Pie VII à une transaction. &mdash; Le Pape déjà d'accord
- avec Napoléon sur l'institution canonique, est disposé à accepter
- un établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à
- résider à Paris. &mdash; Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se
- transporte à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et
- de ses entretiens décide le Pape à signer le Concordat de
- Fontainebleau, qui consacre l'abandon de la puissance temporelle
- du Saint-Siége. &mdash; Fêtes à Fontainebleau. &mdash; Grâces prodiguées au
- clergé. &mdash; Rappel des cardinaux exilés. &mdash; Les cardinaux revenus
- auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le
- disposent à ne pas exécuter le Concordat de
- Fontainebleau. &mdash; Napoléon feint de ne pas s'en
- apercevoir. &mdash; Content de ce qu'il a obtenu, il convoque le Corps
- législatif, et lui annonce ses résolutions. &mdash; Marche des
- événements en Allemagne. &mdash; Enthousiasme croissant des
- Allemands. &mdash; Le roi de Prusse, dominé par ses sujets, se montre
- fort irrité des refus de Napoléon, et s'éloigne de plus en plus
- de notre alliance. &mdash; Les Russes, quoique partagés sur la
- convenance militaire d'une nouvelle marche en avant, s'y décident
- par le désir d'entraîner le roi de Prusse. &mdash; Ils s'avancent sur
- l'Oder, et obligent le prince Eugène à évacuer successivement
- Posen et Berlin. &mdash; Nouveau mouvement rétrograde des armées
- françaises, et leur établissement définitif sur la ligne de
- l'Elbe. &mdash; Le roi de Prusse séparé des Français, et entouré des
- Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son alliance avec la
- France. &mdash; Traité de Kalisch. &mdash; Arrivée d'Alexandre à Breslau, et
- son entrevue avec Frédéric-Guillaume. &mdash; Effet produit en Allemagne
- par la défection de la Prusse. &mdash; Insurrection de
- Hambourg. &mdash; Demi-défection de la cour de Saxe, et retraite de
- cette cour à Ratisbonne. &mdash; Influence de ces nouvelles à
- Vienne. &mdash; Le peuple autrichien fort ému commence lui-même à
- demander la guerre contre la France. &mdash; La cour d'Autriche, ferme
- dans sa résolution de rétablir sa situation et celle de
- l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de résister à
- l'entraînement des esprits, et d'amener la France à une
- transaction. &mdash; Conseils de M. de Metternich. &mdash; Napoléon, peu
- troublé par ces événements, profite de l'occasion pour demander
- de nouvelles levées. &mdash; Sa manière de répondre aux vues de
- l'Autriche. &mdash; Ne tenant aucun compte des désirs de cette
- puissance, il lui propose de détruire la Prusse et d'en prendre
- les dépouilles. &mdash; Choix de M. de Narbonne pour remplacer à Vienne
- M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. &mdash; Napoléon
- avant de quitter Paris se décide à confier la régence à
- Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la
- France. &mdash; Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur ce
- sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son
- fils. &mdash; Cérémonie solennelle dans laquelle il investit
- Marie-Louise du titre de régente. &mdash; Avant de partir il a le temps
- de voir le prince de <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> Schwarzenberg, dont il écoute à
- peine les communications. &mdash; Confiance dont il est plein. &mdash; Chagrin
- de l'Impératrice. &mdash; Départ pour l'armée.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Déc. 1812.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Voyage clandestin de Napoléon de Smorgoni à Paris.</span>
-Tandis que l'Europe, agitée à la fois par l'espérance, la crainte et
-la haine, se demandait ce que Napoléon était devenu, s'il avait péri,
-s'il s'était sauvé, il traversait dans un traîneau, en compagnie du
-duc de Vicence, du grand maréchal Duroc, du comte Lobau, du général
-Lefèvre-Desnoettes et du mameluk Rustan, les vastes plaines de la
-Lithuanie, de la Pologne, de la Saxe, se tenant profondément caché
-sous d'épaisses fourrures, car son nom imprudemment prononcé, son
-visage reconnu, eussent amené sur-le-champ une tragique catastrophe.
-L'homme qui avait tant excité l'admiration des peuples, qui était
-naguère l'objet de leur soumission superstitieuse, n'eût pas en ce
-moment échappé à leur fureur. En deux endroits seulement il se fit
-connaître, à Varsovie et à Dresde.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il s'arrête quelques heures à Varsovie et à Dresde.</span>
-À Varsovie, il fallait adresser
-encore un mot aux Polonais, pour leur arracher un suprême et dernier
-effort. Le duc de Vicence se transporta dans son costume de voyage
-auprès de l'archevêque de Malines, qui était tout ému des nouvelles de
-Krasnoé et de la Bérézina, et peu capable de rendre aux Polonais un
-courage qu'il n'avait pas lui-même. Il força presque la porte de
-l'archevêque, ne voulant pas se faire connaître des serviteurs de
-l'ambassade, lui apparut comme une sorte de spectre, et le remplit de
-surprise en se nommant, en lui disant avec qui il était, et en le
-conduisant à la modeste hôtellerie où Napoléon était secrètement
-descendu. M. de Pradt accourut auprès de Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> qu'il
-trouva dans un méchant réduit, ayant de la peine à s'y faire allumer
-du feu, et dissimulant sous une feinte gaieté les immenses souffrances
-de son orgueil. Quelle différence entre ce moment et celui où, six
-mois auparavant, il lui donnait d'un ton si leste les plus
-extraordinaires instructions sur la reconstitution de la Pologne, et
-sur le remaniement du territoire européen! Napoléon trouvant dans la
-force de sa volonté de quoi surmonter cette situation, affecta de
-n'être ni ébranlé, ni surpris, ni changé.&mdash;Du sublime au ridicule il
-n'y a qu'un pas, dit-il au prélat ambassadeur, avec un rire contraint,
-qui prouvait l'excès de son embarras en voulant le cacher, mais aussi
-la vigueur de son caractère.&mdash;Qui n'a pas eu de revers?...
-ajouta-t-il. Il est vrai que personne n'en a éprouvé de pareils; mais
-ils devaient être proportionnés à ma fortune, et du reste ils seront
-prochainement réparés.&mdash;Alors il vanta sa santé, sa force personnelle,
-se mit à répéter qu'il était fait pour les aventures extraordinaires,
-que le monde bouleversé était son élément, qu'il savait y vivre, mais
-qu'il saurait le remettre en ordre, que bientôt il serait de retour
-sur la Vistule avec trois cent mille hommes, et ferait expier aux
-Russes des succès qui étaient l'ouvrage de la nature et non pas le
-leur. Dans tout cela, il était facile de voir que s'il souffrait, le
-ressort de sa prodigieuse intelligence n'était ni forcé ni affaibli.
-Il fit appeler les principaux ministres polonais, en leur recommandant
-le secret le plus absolu sur sa présence à Varsovie, tâcha de relever
-leur courage abattu, leur promit de ne point abandonner <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> la
-Pologne, de reparaître prochainement au milieu d'elle à la tête d'une
-puissante armée, leur affirma que les Russes avaient été plus
-maltraités que lui, qu'ils ne pourraient pas réparer leurs pertes,
-tandis qu'il allait réparer les siennes en un clin d'&oelig;il, et que la
-disproportion fondamentale entre la puissance de la France et celle de
-la Russie éclaterait dans trois mois, de manière à remettre toutes
-choses à leur place.
-<span class="sidenote" title="En marge">Secrète entrevue avec le roi de Saxe.</span>
-Après avoir essayé de rendre quelque confiance
-aux ministres polonais, il partit, toujours inconnu, et toujours
-courant sur la neige, arriva à Dresde, descendit chez son ministre, M.
-de Serra, fit appeler le pauvre roi de Saxe, terrifié de cet étrange
-changement de fortune, lui dit qu'il ne fallait pas s'alarmer des
-derniers événements, que ce n'était qu'une des mobiles et variables
-apparences que la guerre prenait quelquefois, qu'en quelques semaines
-il reviendrait plus redoutable que jamais, lui conserverait cette
-Pologne, chimère vieille et chérie des princes saxons, et laissa
-presque rassuré ce bonhomme couronné, habitué non pas à le comprendre,
-mais à le croire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lettre écrite de Dresde à l'empereur François.</span>
-Il lui recommanda le secret, dont il avait besoin
-encore pour quarante-huit heures, prit quelques instants pour écrire à
-son beau-père, lui annonça qu'il revenait sain et sauf, plein de
-santé, de sérénité, de confiance, que les choses étaient telles qu'il
-les avait dites dans son 29<sup>e</sup> bulletin, qu'il allait ramener sur la
-Vistule une armée formidable, qu'il comptait toujours sur l'alliance
-de l'Autriche, sur le prompt recrutement du corps autrichien, et qu'il
-désirait qu'on lui envoyât à Paris un diplomate d'importance
-(l'ambassadeur, prince <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> de Schwarzenberg, étant nécessaire en
-Gallicie), car on aurait de grandes affaires à traiter. Après avoir
-essayé de produire par écrit sur son beau-père l'impression qu'il
-cherchait à produire par ses paroles chez tous ceux qu'il rencontrait,
-il partit pour Weimar. Le traînage n'étant plus d'usage dans les lieux
-qu'il allait traverser, il emprunta la voiture de son ministre, M. de
-Saint-Aignan, et courut la poste jusqu'à Paris. Arrivé sur le Rhin, il
-n'avait plus à se cacher, car si pour la France il était un souverain
-absolu, exigeant, tyrannique même, il était aussi son général, son
-défenseur, et il pouvait se montrer à elle en sûreté. Pour ne pas trop
-surprendre, il s'était fait précéder par un officier qui portait
-quelques lignes destinées au <cite>Moniteur</cite>. Ces lignes disaient que le 5
-décembre il avait assemblé ses généraux à Smorgoni, transmis le
-commandement au roi Murat pour le temps seulement où le froid
-paralyserait les opérations militaires, qu'il avait traversé Varsovie,
-Dresde, et qu'il allait arriver à Paris pour y prendre en main les
-affaires de l'Empire.</p>
-
-<p>Cette nouvelle était indispensable à donner, car si le 29<sup>e</sup> bulletin,
-à jamais célèbre, laissait entrevoir une partie de la vérité, il
-devait être bientôt cruellement commenté par la correspondance des
-officiers avec leurs familles, et il fallait y parer en montrant
-Napoléon présent à Paris, ce qui était le seul moyen de maintenir les
-esprits dans leur état ordinaire de calme, de soumission, de
-dévouement sincère ou affecté.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon à Paris dans la nuit du 18 décembre.</span>
-Napoléon suivit de fort près l'officier chargé d'annoncer <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span>
-son arrivée. Le 18 décembre, à onze heures et demie du soir, il entra
-dans les Tuileries, et vint surprendre sa femme, nullement refroidie
-pour lui par ce changement de situation, mais profondément étonnée,
-car en s'unissant à lui elle avait cru épouser non pas seulement un
-favori de la fortune, mais pour ainsi dire la fortune elle-même,
-dispensant d'une main inépuisable tous les biens de la terre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Son entrevue avec Marie-Louise.</span>
-Napoléon
-embrassa tendrement Marie-Louise, continua avec elle l'espèce de
-comédie qu'il avait jouée avec tout le monde, et répéta que c'était le
-froid, le froid seul qui avait causé cette surprenante mésaventure,
-facile à réparer d'ailleurs, comme bientôt on le verrait. Il la
-rassura ainsi de son mieux, sans avouer même à elle les tourments de
-son orgueil horriblement froissé.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réception des ministres.</span>
-Le lendemain matin 19, il attendait ses ministres et les grands de sa
-cour. C'était une pénible épreuve que la première entrevue avec ces
-serviteurs si soumis, si dédaigneusement traités du haut d'une
-prospérité sans exemple: mais il avait une ressource qu'un triste
-hasard lui avait ménagée, et dont la bassesse de la plupart d'entre
-eux allait lui permettre d'user largement, c'était la conspiration du
-général Malet. Ils avaient été singulièrement pris au dépourvu par cet
-audacieux conspirateur, à ce point que plusieurs hauts fonctionnaires
-s'étaient laissé jeter en prison, notamment le spirituel et intrépide
-ministre de la police Rovigo; puis ils s'étaient dénoncés les uns les
-autres, et avaient fait fusiller une douzaine de malheureux, là où il
-n'y avait qu'un coupable, sans être bien certains de s'être acquis de
-<span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> la sorte l'indulgence de leur maître absent. Aussi
-étaient-ils inquiets de l'accueil qu'il leur ferait, regardaient avec
-une compassion méprisante l'infortuné ministre de la police, réputé le
-plus condamnable et le plus condamné de tous, et quant à eux songeant
-à peine aux cinq cent mille hommes qui avaient péri, à la fortune
-changée de la France, n'étaient occupés que du traitement qu'ils
-allaient essuyer, de façon que Napoléon qui aurait eu de si
-déplorables comptes à rendre, se présentait au contraire comme s'il
-n'avait eu que des comptes à demander. Cette servitude exprimée sur
-presque tous les visages lui fut singulièrement commode.
-<span class="sidenote" title="En marge">Langage hautain de Napoléon, et timidité de ses
-interlocuteurs.</span>
-Il reçut les
-personnages composant sa cour et son gouvernement avec une extrême
-hauteur, conservant une attitude tranquille, mais sévère, semblant
-attendre des explications au lieu d'en apporter, traitant les affaires
-du dehors comme les moindres, celles de l'intérieur comme les plus
-graves, voulant qu'on éclaircît ces dernières, questionnant, en un
-mot, pour n'être pas questionné. Sans doute, disait-il, en s'adressant
-tantôt aux uns, tantôt aux autres, il y avait eu du mal, et même
-beaucoup, dans cette campagne; l'armée française avait souffert, mais
-pas plus que l'armée russe. C'étaient là les chances ordinaires de la
-guerre, dont il n'y avait pas à s'étonner, et qui étaient pour les
-hommes fortement trempés l'occasion de faire éclater l'énergie de leur
-âme. À ce sujet il rangeait les hommes en deux classes, ceux qui
-étaient au niveau des épreuves ordinaires, et ceux qui étaient
-au-dessus de toutes les épreuves, quelles qu'elles fussent, affectait
-de n'estimer que ces derniers, <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> faisait un éloge fort mérité
-du maréchal Ney, de manière cependant qu'il semblait n'y avoir rien à
-dire sur les événements de cette guerre, rien, même à lui, rien,
-qu'aux hommes qui n'avaient pas le courage et la santé du maréchal
-Ney.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon s'efforce d'attirer l'attention publique sur
-l'affaire Malet, pour la détourner des événements de Russie.</span>
-Puis négligeant comme accessoire l'expédition de Russie, il
-demandait comment on avait pu se laisser surprendre, comment surtout,
-même en le croyant mort, on n'était pas accouru auprès de
-l'Impératrice, auprès du Roi de Rome, légitimes souverains après lui,
-et comment on avait pu supposer si facilement l'ordre de choses
-aboli?&mdash;</p>
-
-<p>À ces questions fondées mais imprudentes, car il est vrai que tout le
-monde avait regardé sa mort comme la plus naturelle des nouvelles, et
-la chute de son trône après sa mort comme la plus naturelle des
-révolutions, à ces questions chacun ne savait que répondre, et s'en
-tirait en baissant la tête, en paraissant reconnaître qu'il y avait là
-quelque chose d'inexplicable. Personne n'osa lui faire la vraie
-réponse, c'est que son empire n'était pas fondé, c'est qu'avec
-beaucoup de sagesse il aurait pu sans doute donner à cet empire une
-apparence de stabilité que les établissements nouveaux ont rarement,
-mais qu'à la manière dont il s'y prenait, on supposait que son empire
-durerait tout juste le temps de sa vie, et que bientôt même on en
-douterait s'il continuait; qu'il n'était donc pas étonnant qu'un
-audacieux, le disant mort d'un coup de feu, et annonçant son
-gouvernement comme détruit, eût rencontré partout des gens disposés à
-croire et à obéir. C'est là ce qu'on aurait dû lui dire, et ce qu'on
-ne lui dit pas, faute de l'oser, <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> et faute aussi de le
-comprendre. Mais Napoléon en insistant, en tenant les esprits trop
-longtemps fixés sur ce sujet, commettait une faute, car s'il n'amenait
-aucun d'eux à le dire, en les forçant à y réfléchir, il les amenait
-tous à le penser.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Chacun semble désigner le duc de Rovigo comme la victime
-qui doit tout expier.</span>
-À ses pressantes questions, on répondait en montrant des yeux le
-ministre de la police, qu'on semblait désigner comme le vrai coupable,
-comme celui qui devait tout expier, non-seulement la conspiration de
-Malet, mais peut-être même la campagne de Russie. Le duc de Rovigo
-était là, pendant cette matinée, dans un isolement complet, personne
-n'osant lui parler, et tous les assistants s'attendant pour lui à une
-disgrâce éclatante. Mais Napoléon, après une réception générale et
-d'apparat, s'entretint avec chacun en particulier.
-<span class="sidenote" title="En marge">Long entretien de Napoléon avec le duc de Rovigo.</span>
-Il écouta notamment
-le duc de Rovigo, et l'écouta longtemps, car il avait pour son
-courage, son esprit, sa sincérité, une sorte d'estime. Le duc de
-Rovigo, hardi et familier, avait quelque chose de ces serviteurs osés,
-habitués à ne pas craindre un maître plus grondeur que méchant, et
-toujours prêts dans l'occasion à lui dire ce qu'il n'aime pas à
-entendre, et ce qu'il est utile de lui faire savoir. Fort maltraité
-par les rapports malveillants du ministre de la guerre Clarke, qui, de
-peur qu'on ne s'en prît à lui d'une conspiration où figuraient
-beaucoup de militaires, avait tout rejeté sur la police, ayant en
-outre à sa charge l'incident désagréable de son envoi à la
-Conciergerie, il ne se troubla point, et en entrant dans les détails
-fit comprendre à l'Empereur comment tout s'étant passé dans la tête
-d'un maniaque audacieux, qui n'avait dit son secret à <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span>
-personne, la police n'avait pu être avertie; comment cet homme usant
-de la nouvelle si admissible de la mort de Napoléon tué d'un coup de
-feu, avait rencontré une crédulité générale, laquelle s'était changée
-tout aussitôt en complicité involontaire; comment des officiers
-innocents, ne supposant pas qu'on pût les tromper à ce point, avaient
-prêté leurs soldats à une imposture si vraisemblable, et étaient
-devenus criminels sans s'en douter; comment enfin ceux qui avaient
-voulu faire croire à une conspiration fort étendue pour incriminer la
-police, avaient inutilement immolé une douzaine de victimes. Cette
-explication, qui était l'exacte vérité, excusait fort le duc de
-Rovigo, ne le sauvait pas, il est vrai, du rire universel éclatant
-chaque jour encore au souvenir de son arrestation, car le rire ne
-raisonne pas plus que la colère, mais le justifiait aux yeux d'un
-maître toujours juste par génie, quand il n'était pas injuste par
-colère ou par calcul. Mais c'était une grave accusation contre ceux
-qui avaient fait fusiller douze malheureux, dont trois seulement
-étaient coupables, et même, à vrai dire, un seul, car les généraux
-Lahorie et Guidal, ayant cru à la nouvelle de la mort de Napoléon,
-pouvaient être considérés comme ayant agi sous l'empire d'une erreur
-involontaire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon après avoir écouté les explications du duc de
-Rovigo, lui donne des marques visibles de faveur.</span>
-C'était déjà la manière de penser de Napoléon à
-Smolensk, et ce fut bien plus la sienne après avoir entendu le duc de
-Rovigo; mais ce n'était pas d'un excès de zèle que dans une occurrence
-pareille il aurait blâmé ses ministres et ses grands dignitaires, et
-il se garda bien de leur en faire un reproche. Il convint avec le duc
-de Rovigo <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> que lui seul dans cette affaire avait vu juste,
-ajouta pourtant que son arrestation était devant un public railleur
-une circonstance fâcheuse, lui indiqua du reste clairement qu'il ne
-donnerait pas raison à ce public en le disgraciant, puis, cette
-audience terminée, étonna tout le monde par des marques visibles de
-faveur envers le duc de Rovigo, cherchant en quelque façon à relever
-un ministre qu'il savait difficile à remplacer, et qu'il n'eût
-certainement pas remplacé par M. Fouché, dans un moment où la fidélité
-allait devenir une qualité des plus précieuses.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Long entretien avec l'archichancelier Cambacérès.</span>
-Resté seul avec le prince Cambacérès, et en présence de ce confident
-d'un bon sens si supérieur éprouvant un embarras qu'il ne ressentait
-devant aucun autre, il lui demanda ce qu'il avait pensé de cet étrange
-désastre de Russie, s'il n'en avait pas été fort étonné.
-L'archichancelier avoua qu'il avait été extrêmement surpris, et, en
-effet, bien que depuis longtemps il eût commencé à croire que tant de
-guerres auraient une funeste issue, et qu'il eût très-timidement
-essayé de le dire à Napoléon, sa prévoyance n'avait jamais été jusqu'à
-concevoir une aussi grande catastrophe. Napoléon rejeta tout sur les
-éléments, sur un froid subit et extraordinaire qui l'avait assailli
-avant le temps, comme si ce genre d'accident n'aurait pas dû être
-prévu par un génie tel que le sien, et comme si, même avant ce froid,
-son entreprise n'avait pas déjà rencontré dans les distances des
-difficultés insurmontables. Il rejeta aussi une partie de cette
-tragique aventure sur la barbare folie d'Alexandre, qui s'était fait,
-en brûlant ses villes, plus de mal qu'on ne voulait lui <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> en
-causer; car, disait Napoléon, on n'entendait lui imposer que des
-conditions de paix fort acceptables; comme si Alexandre avait dû
-proportionner la guerre aux calculs de son adversaire, la rendre
-facile pour se rendre plus facile à battre, comme si enfin, ayant
-renversé par ce sacrifice le géant qui dominait l'Europe, et ayant
-pris sa place, sans il est vrai prendre sa gloire, il avait à
-regretter l'incendie de quelques villes, et même celui d'une capitale.
-C'étaient là de faibles excuses imaginées par Napoléon; mais ne
-pouvant se taire sur le désastre de Russie avec un personnage tel que
-l'archichancelier Cambacérès, il débitait ces misères, dont il savait
-la valeur, à un homme qui la savait comme lui. Cela dit, Napoléon
-remercia fort le prince Cambacérès du zèle qu'il avait déployé, et
-loin de lui reprocher à lui, magistrat ordinairement sage et humain,
-la mort inutile de tant de victimes, il revint au sujet dont il
-voulait faire le grand événement du jour, à la conspiration de Malet.
-Il lui répéta ce thème, qui de sa bouche allait passer dans la bouche
-de tous les hauts fonctionnaires de l'État, qu'il fallait
-non-seulement des soldats braves, mais des magistrats fermes, capables
-de mourir pour la défense du trône comme les soldats pour la défense
-de la patrie. Il parla ensuite des dangers personnels qu'il avait
-courus, et de ceux qu'il aurait à braver encore pour rétablir ses
-affaires, de la nécessité d'assurer la transmission de sa couronne à
-son fils dans le cas où il viendrait à être tué, des moyens d'y
-parvenir, de l'avantage qu'il y aurait à couronner par anticipation
-l'héritier présomptif, ce qui avait eu lieu <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> bien souvent
-dans l'empire d'Occident, et enfin d'un grand spectacle à donner pour
-frapper les imaginations, et pour faire entendre aux magistrats civils
-le langage du devoir.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon persistant dans son calcul d'attirer l'attention
-publique sur l'affaire Malet, fait mettre en jugement M. Frochot, pour
-sa conduite le jour de la conspiration.</span>
-Ces considérations étaient une menace pour un magistrat honnête et
-intègre, qui malheureusement avait fourni une ample matière à la
-médisance par sa conduite pendant le court succès de la conspiration
-du général Malet. M. Frochot, préfet de la Seine, arrivant de la
-campagne au moment où les conspirateurs entraient à l'hôtel de ville,
-croyant ce qu'ils disaient, et n'imaginant pas un instant qu'ils
-voulussent l'induire en erreur, avait purement et simplement obéi au
-prétendu décret du Sénat, et ordonné de disposer la salle principale
-de l'hôtel de ville pour y recevoir le nouveau gouvernement. Sans
-doute il y avait là une crédulité qui prêtait à rire autant que
-l'arrestation du duc de Rovigo, mais qui avait son explication, comme
-toute cette affaire, dans le peu de solidité de l'établissement
-impérial, et qu'il eût fallu, nous le répétons, oublier, loin de
-forcer le public à s'en occuper. Napoléon, au contraire, quoiqu'il
-estimât M. Frochot, et ne fût animé à son égard d'aucun sentiment de
-malveillance, résolut de le faire servir au spectacle qu'il préparait,
-et sur lequel il voulait attirer l'attention publique pour ne pas la
-laisser séjourner sur les événements de Russie. Il décida que M.
-Frochot serait déféré au Conseil d'État, et que tous les grands corps
-seraient amenés aux Tuileries pour lui adresser des discours solennels
-soit sur son retour, soit sur les événements du moment. Cet usage, si
-fréquent depuis, n'était <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> pas établi alors. Les jours de
-grande fête on passait devant Napoléon, on lui adressait quelques mots
-non écrits auxquels il répondait de la même manière. C'étaient de
-simples visites et non des solennités.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon reçoit les grands corps de l'État.</span>
-L'archichancelier Cambacérès
-averti indiqua aux chefs de tous les corps le sens de leurs harangues,
-et le dimanche 20 décembre, surlendemain de son arrivée, Napoléon
-reçut le Sénat, le Conseil d'État, les grandes administrations.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Harangue de M. de Lacépède au nom du Sénat.</span>
-Ce fut M. de Lacépède, président du Sénat, qui porta la parole au nom
-de ce corps. M. de Lacépède était un de ces savants qui mettent
-volontiers une plume exercée au service d'un pouvoir largement
-rémunérateur. Le prince Cambacérès fournissant le fond des idées, il
-savait les revêtir assez vite de ces couleurs affectées, dont il avait
-appris à se servir à l'école des médiocres imitateurs de Buffon. Il
-commença par féliciter Napoléon de son heureux retour, et par en
-féliciter la France, car toute absence de l'Empereur ralentissant
-l'action bienfaisante de son génie, était un malheur national. Puis il
-vint au sujet du jour, non pas la campagne de Russie, mais la
-conspiration Malet. Des hommes, disait-il, auxquels la clémence de
-l'Empereur avait pardonné leurs crimes passés, avaient voulu rejeter
-la France dans l'anarchie, d'où son génie tutélaire l'avait tirée;
-mais leur forfait avait été court, le châtiment prompt, et la France,
-avertie par cette folle tentative, avait de nouveau senti ce qu'elle
-devait à la dynastie napoléonienne, s'était promis de lui rester
-invariablement fidèle, et le Sénat, institué pour la conserver, était
-résolu à mourir pour elle.&mdash;</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> On peut voir à ce langage que les banalités que nous avons
-tant de fois entendues ne sont pas nouvelles, et qu'il n'y a pas à en
-tenir grand compte. Mais un passage de cette harangue méritait quelque
-attention: «Dans les commencements de nos anciennes dynasties,
-ajoutait le président du Sénat, on vit plus d'une fois le monarque
-ordonner qu'un serment solennel liât d'avance les Français de tous les
-rangs à l'héritier du trône, et quelquefois, lorsque l'âge du jeune
-prince le permit, une couronne fut placée sur sa tête, comme le gage
-de son autorité future, et le symbole de la perpétuité du
-gouvernement.»</p>
-
-<p>Évidemment il y avait dans ces paroles une inspiration supérieure, et
-c'était la première indication du projet dont nous venons de parler,
-lequel consistait à préparer à l'avance, pour le cas d'une mort
-soudaine, la transmission de la couronne impériale au fils de
-Napoléon. Le discours du Sénat finissait par quelques mots sur
-l'expédition de Russie, sur les éléments, seule cause de nos malheurs,
-sur la barbarie des Russes qui avaient brûlé leurs villes plutôt que
-de nous les livrer, sur le chagrin de l'empereur Napoléon qui n'aurait
-pas voulu une guerre ainsi faite, qui ne souhaitait qu'un arrangement
-équitable, et sur la bravoure enfin des Français, tout prêts encore à
-courir sous les drapeaux pour conquérir à leur empereur une paix
-glorieuse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon au Sénat.</span>
-Napoléon, assis sur son trône, répondit par quelques paroles, qui,
-bien que jetées dans le moule commun fourni par lui, avaient un tout
-autre caractère que celles de ses tristes adulateurs.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> &mdash;Il avait assurément fort à c&oelig;ur, disait-il, la gloire et
-la grandeur de la France, mais il pensait avant tout à garantir son
-repos et son bonheur intérieurs. La sauver des déchirements de
-l'anarchie avait été et serait le but constant de ses efforts. Aussi
-demandait-il au ciel des magistrats courageux, autant au moins que des
-soldats héroïques. La plus belle mort, ajoutait-il, serait celle d'un
-soldat tombant au champ d'honneur, si la mort d'un magistrat périssant
-en défendant le souverain, le trône et les lois, n'était plus
-glorieuse encore. Nos pères avaient pour cri de ralliement: <cite>Le roi
-est mort, vive le roi!</cite> Ce peu de mots contiennent les principaux
-avantages de la monarchie ...&mdash;Faisant allusion au v&oelig;u exprimé par
-le Sénat, Napoléon disait: Je crois avoir étudié l'esprit que mes
-peuples ont montré dans les différents siècles; j'ai réfléchi à ce qui
-a été fait aux diverses époques de notre histoire, j'y penserai encore...&mdash;</p>
-
-<p>Quant à l'expédition de Russie, l'intention d'ailleurs fort sage de la
-réponse impériale fut visiblement de ne pas envenimer la querelle avec
-l'empereur Alexandre.&mdash;La guerre que je soutiens, ajouta Napoléon, est
-une guerre politique. Je l'ai entreprise sans animosité, et j'eusse
-voulu épargner à la Russie les maux qu'elle-même s'est faits. J'aurais
-pu armer contre elle une partie de sa population en proclamant la
-liberté des paysans ... un grand nombre de villages me l'ont demandé,
-mais je me suis refusé à une mesure qui eût voué à la mort des
-milliers de familles ... Mon armée a souffert, mais par la rigueur
-des saisons, etc ...&mdash;Remerciant ensuite le Sénat <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> avec assez
-de hauteur, Napoléon reçut le Conseil d'État.
-<span class="sidenote" title="En marge">Harangue du Conseil d'État.</span>
-Ce corps ne pouvait que
-répéter les paroles prescrites pour cette circonstance, et elles ne
-mériteraient pas d'être reproduites ici, sans la réponse de Napoléon.
-Après avoir redit de la manière convenue que quelques scélérats
-avaient voulu plonger la France dans l'anarchie, que le crime avait
-été promptement suivi d'un juste châtiment, que la France avait en
-cette occasion senti redoubler son amour pour la dynastie à laquelle
-elle devait tant de gloire et de bonheur, et que, le cas survenant,
-elle courrait tout entière aux pieds de l'héritier du trône pour l'y
-faire monter et l'y maintenir, après ces vulgaires déclarations, le
-Conseil d'État, parlant de la guerre plus que n'avait fait le Sénat,
-prétendit découvrir dans les derniers malheurs quelque chose qui le
-transportait d'aise et d'admiration, disait-il, c'était le
-développement prodigieux d'un auguste caractère, qui n'avait jamais
-paru plus grand qu'au milieu de ces traverses, par lesquelles il
-semblait que la fortune eût voulu lui prouver qu'elle pouvait être
-inconstante!... Mais c'était là une épreuve passagère; la France
-allait en masse courir sous les drapeaux, l'étranger allait compter
-ses forces et les nôtres, et une paix glorieuse allait s'ensuivre ...
-Le Conseil d'État n'avait que son admiration, son amour, sa fidélité à
-offrir à l'Empereur en échange de tous les bienfaits dont il comblait
-la France, mais Napoléon dans sa bonté daignerait les agréer, etc.&mdash;</p>
-
-<p>Après la multitude soulevée, outrageant bassement les princes vaincus,
-il n'y a rien de plus triste à voir que ces grands corps, prosternés
-aux pieds <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> du pouvoir, l'admirant d'une admiration qui croît
-avec ses fautes, lui parlant avec chaleur de leur fidélité déjà prête
-à s'évanouir, et lui jurant enfin de mourir pour sa cause la veille
-même du jour où ils vont féliciter un autre pouvoir de son avénement.
-Heureux les pays solidement constitués, et auxquels sont épargnés ces
-spectacles si méprisables!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon au Conseil d'État, dans laquelle il
-s'en prend à l'idéologie de tous les malheurs de la France.</span>
-La réponse de Napoléon est restée célèbre. Elle ne pouvait pas être
-basse, mais elle était aussi peu sensée que tout ce qu'on venait
-d'entendre. Il était touché, disait-il, des sentiments du Conseil
-d'État. Si la France montrait tant d'amour pour son fils (singulière
-assertion en présence des efforts qu'on faisait pour obliger cette
-France à y penser), c'est qu'elle était convaincue du bienfait de la
-monarchie ... Puis Napoléon ajoutait ces paroles fameuses:&mdash;C'est à
-l'<em>idéologie</em>, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en recherchant
-avec subtilité les causes premières, veut sur ses bases fonder la
-législation des peuples, c'est à l'idéologie qu'il faut attribuer tous
-les malheurs de la France ... C'est elle qui a amené le régime des
-hommes de sang, qui a proclamé le principe de l'insurrection comme un
-devoir, qui a adulé le peuple en l'appelant à une souveraineté qu'il
-était incapable d'exercer, qui a détruit la sainteté et le respect des
-lois en les faisant dépendre non des principes sacrés de la justice,
-mais seulement de la volonté d'une assemblée composée d'hommes
-étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles,
-administratives, politiques et militaires.... Lorsqu'on est appelé à
-régénérer un État, ajoutait encore Napoléon, ce sont des principes
-<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> tout opposés qu'il faut suivre ... et que le Conseil d'État
-doit avoir constamment en vue ... Il doit y joindre un courage à toute
-épreuve, et à l'exemple des présidents Harlay et Molé, être prêt à
-périr en défendant le souverain, le trône et les lois.&mdash;</p>
-
-<p>Quel spectacle que cette colère contre la philosophie, quel spectacle
-donné à la nation la plus intelligente de l'Europe! Quoi, on était
-allé compromettre follement en Russie l'armée française, avec l'armée
-française le trône impérial, et, ce qui était pis, la grandeur de la
-France; on s'était gravement trompé sur la nécessité de cette guerre,
-et sur les moyens de la soutenir, on revenait vaincu, humilié, et
-c'était la philosophie qui avait tort! Était-ce la philosophie aussi
-qui en ce moment tenait captif à Savone l'infortuné Pie VII, et qui
-chaque jour plongeait dans les cachots des centaines de prêtres? Et un
-homme d'un prodigieux esprit osait dire ces choses, à la face de la
-France et du monde, en présence des événements les plus propres à le
-confondre! Tel est l'effet des fautes, et surtout des grandes! Outre
-tout le mal qu'elles entraînent, elles ont pour résultat d'ôter le
-sens à celui qui les a commises, à ce point que dans l'agitation
-qu'elles produisent, le génie lui-même ne semble plus qu'un enfant en
-colère. Il s'en prend de ses fautes à ceux à qui elles sont le moins
-imputables, et qui souvent en souffrent le plus.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Jugement et condamnation de M. Frochot.</span>
-Mais rien de tout cela n'était sérieux; c'était un vain bruit, pour
-couvrir, s'il était possible, l'immense bruit de la catastrophe de
-Russie; c'était l'immolation préparée d'un magistrat honnête, plus
-<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> surpris que faible, et dont le sacrifice était destiné à
-détourner l'attention publique d'autres événements plus graves.
-<span class="sidenote" title="En marge">Cette scène imaginée pour substituer un objet à un autre
-dans les préoccupations du public.</span>
-Le Conseil d'État fut en effet assemblé le lendemain même de ces puériles
-solennités, et chargé d'examiner la conduite de M. Frochot. Le
-jugement ne pouvait être douteux, car indépendamment du signal parti
-d'en haut, il y avait un reproche mérité à adresser à M. Frochot,
-c'était d'avoir si facilement obtempéré à un ordre étrange. M. Frochot
-fut donc par chaque section du Conseil d'État (prononçant l'une après
-l'autre avec une fastidieuse monotonie de langage et d'idées)
-convaincu non pas de trahison, on se hâtait d'affirmer qu'il en était
-incapable, mais de défaut de présence d'esprit, et Napoléon fut
-supplié de lui retirer ses fonctions. Sans doute on le devait, pour
-l'exemple au moins, car M. Frochot avait été mal inspiré dans cette
-journée. Mais en toute autre circonstance le gouvernement, sans
-consulter le Conseil d'État, eût prononcé cette destitution de sa
-propre autorité, et sans y joindre l'humiliation d'un jugement
-solennel. C'eût été une justice suffisante, et exempte de cruauté.
-Napoléon regretta cette cruauté, mais il fallait occuper les yeux de
-la multitude, et lui peindre en couleurs saillantes sur une toile
-grossière, un magistrat faible, pour qu'elle n'y vît pas un Pharaon
-insensé perdant son armée et sa couronne au milieu des glaces de la
-Russie.</p>
-
-<p>Laissons là ces tristes scènes, destinées par Napoléon à détourner de
-lui des regards importuns, et suivons-le dans d'autres occupations
-plus dignes de son génie, et plus propres à réparer ses fautes. Il
-<span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> fallait recomposer son armée détruite, raffermir sa puissance
-ébranlée, et c'est en cette occasion que ses grandes qualités allaient
-trouver un énergique emploi, et jeter un dernier et prodigieux éclat.
-Le sauveraient-elles après l'avoir compromis par leur excès même?
-C'était peu probable, mais possible, si une heureuse inconséquence
-avec lui-même venait l'arrêter au bord de l'abîme. Ce devait être la
-dernière phase de sa vie, et certainement une des plus
-extraordinaires.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'activité de Napoléon concentrée tout entière sur ses
-nouveaux préparatifs militaires.</span>
-Tandis qu'il semblait occupé des choses que nous venons de retracer,
-il était en réalité occupé sans relâche d'un travail plus noble, et
-jamais il ne s'était montré administrateur plus intelligent, plus
-créateur, surtout plus actif. Quelque grand qu'il eût jugé le mal,
-pourtant il n'en avait aperçu qu'une partie en quittant l'armée à
-Smorgoni. Il croyait avoir perdu beaucoup de soldats et d'officiers,
-beaucoup d'hommes et de matériel; mais il voyait remède à toutes ces
-pertes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Opinion qu'il se fait de l'état de la grande armée, d'après
-ce qui se passait à Smorgoni le 5 décembre, lorsqu'il était parti pour
-la France.</span>
-Sur cinq bataillons de guerre par régiment, il supposait
-qu'après le ralliement de l'armée il resterait de quoi en former
-trois, et qu'il suffirait de renvoyer en France deux cadres sur cinq,
-pour les remplir avec des conscrits déjà tout dressés. Il supposait
-que s'il avait perdu presque toute sa cavalerie, il devait lui rester
-à pied vingt-cinq ou trente mille cavaliers éprouvés, qu'il serait
-facile de remettre à cheval en achetant des chevaux en Pologne, en
-Allemagne, en France, ce dont il avait déjà donné l'ordre, et
-qu'ensuite les dépôts lui fourniraient de quoi compléter en cavaliers
-instruits cette cavalerie remontée. Il savait que son artillerie
-<span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> avait perdu beaucoup d'hommes et surtout son matériel à peu
-près tout entier; mais il savait aussi que les arsenaux de France
-largement approvisionnés pouvaient lancer sur toutes les routes du
-Rhin à la Vistule un millier de pièces de canon sur affûts neufs. La
-France fournirait de quoi les atteler, grâce aux excellents chevaux de
-trait dont elle avait une si grande abondance.
-<span class="sidenote" title="En marge">Vastes ressources que son heureuse prévoyance lui avait
-préparées à l'avance en s'engageant en Russie.</span>
-Ainsi Napoléon, s'il
-avait souffert de sa politique désordonnée, recueillait néanmoins en
-beaucoup de choses le prix de sa rare prévoyance, car la Providence
-juste envers chacun, le paye toujours par le résultat.
-<span class="sidenote" title="En marge">La conscription de 1813 levée en octobre.</span>
-Il avait, avant
-de marcher sur Moscou, prescrit la levée de la conscription de 1813,
-laquelle arrivée en octobre dans les cadres avec une remarquable
-exactitude, remplissait les dépôts de 140 mille hommes ayant trois
-mois d'instruction, et propres à recruter les cadres qui rentreraient
-en France.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les cohortes organisées dans le courant de 1812.</span>
-Napoléon avait depuis près d'un an formé cent cohortes de
-gardes nationaux, lesquelles prises, en vertu de l'institution qui
-embrassait tous les citoyens valides, dans les classes les plus
-vigoureuses de la population, présentaient cent beaux bataillons
-d'hommes faits et déjà disciplinés. Il est vrai que leur institution
-ne les obligeait pas à servir hors des frontières. Mais en se faisant
-demander par quelques-uns de ces bataillons l'honneur de rejoindre la
-grande armée, en consacrant ce v&oelig;u par une décision du Sénat, on
-allait ajouter à cette grande armée cent mille hommes de vingt-deux à
-vingt-sept ans, doués d'une force physique qui manquait aux sujets
-fournis par la conscription.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ces deux ressources, et ce qu'il supposait pouvoir ramener
-de Russie, offraient encore à Napoléon une armée de cinq cent mille
-hommes disponible sous un mois ou deux.</span>
-C'étaient donc 240 mille hommes déjà
-tout préparés, <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> et qui dans un mois pouvaient être rendus sur
-le Rhin, dans deux mois sur l'Oder, dans trois mois sur la Vistule. Si
-en mettant tout au pis (comme Napoléon croyait le faire en ce moment)
-il lui restait 150 mille Français et 50 mille alliés sur les 600 mille
-hommes de la grande armée, il allait avoir encore 450 mille hommes en
-ligne, et 500 mille en comptant les contingents dus par les alliés,
-force très-suffisante pour accabler les Russes, presque aussi
-maltraités que nous par l'hiver, et moins en état de réparer leurs
-pertes! En attendant les trois mois exigés par ces préparatifs, il y
-avait sur les lieux mêmes, grâce encore à la prévoyance de Napoléon,
-bien des ressources préparées de longue main, et capables actuellement
-d'arrêter l'ennemi sur le Niémen. Il avait eu le soin, comme nous
-l'avons dit, en marchant de Smolensk sur Moscou, de faire venir de
-Vérone un beau corps de 15 à 18 mille hommes, pris dans les anciens
-régiments de l'armée d'Italie, et qui avait traversé les Alpes avant
-la mauvaise saison. Ce corps était à Berlin, sous le général Grenier,
-et parfaitement composé en toutes armes. Napoléon avait formé en outre
-sous le maréchal Augereau un corps (le 11<sup>e</sup>) chargé d'occuper la ligne
-de l'Elbe. De ce corps, une division, celle du général Durutte, avait
-été envoyée au général Reynier sur le Bug, et avait péri à moitié; une
-autre sous le général Loison avait été envoyée de Wilna à la rencontre
-de la grande armée, et subsistait tout entière quand Napoléon avait
-quitté Smorgoni. Il en restait de plus deux tout à fait intactes, la
-division Heudelet et la division <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> Lagrange, déjà rendues à
-Dantzig. Les unes et les autres en y ajoutant les troupes venues
-d'Italie, présentaient un total de 45 mille hommes au moins,
-entièrement frais, et sur lesquels l'armée en retraite pouvait
-s'appuyer.
-<span class="sidenote" title="En marge">Restes de la grande armée que Napoléon espérait retirer de
-Russie.</span>
-Lorsque Napoléon avait quitté Smorgoni, la garde comptait
-encore sept à huit mille hommes, le corps de Victor n'était pas
-détruit, la division Loison n'avait pas été engagée, et il revenait de
-Moscou une quarantaine de mille hommes, dont le nombre devait
-s'augmenter chaque jour par le ralliement des soldats débandés. Il y
-avait de plus à gauche le corps de Macdonald, fort de sept à huit
-mille Polonais, de quinze mille Prussiens, ayant tous bien servi et
-peu souffert; il y avait à droite quinze mille Saxons et Français de
-Reynier, vingt-cinq mille Autrichiens de Schwarzenberg, ayant bien
-servi aussi, malgré la timidité de leurs chefs. Il y avait enfin le
-corps de Poniatowski, renvoyé de bonne heure dans ses cantonnements
-pour s'y recruter, et M. de Bassano chargé en revenant de Wilna de
-passer à Varsovie, puis à Berlin, assurait que la Pologne allait se
-lever en masse, que la Prusse jurait de nous rester fidèle, qu'elle
-était même disposée, moyennant quelques secours d'argent, à augmenter
-son contingent; que le prince de Schwarzenberg écrivait les lettres
-d'un militaire plein d'honneur, et que ce prince, ainsi que tous les
-Autrichiens qu'on avait vus, en formant des v&oelig;ux ardents pour une
-paix prochaine, promettaient néanmoins une parfaite fidélité à
-l'alliance. En supposant donc qu'il ne revînt sur Wilna que 40 mille
-hommes de ceux qui avaient pénétré dans l'intérieur de la Russie, en
-y ajoutant <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> les 45 mille hommes frais qui sous Augereau et
-Grenier gardaient l'Elbe, les 20 mille qui sous Macdonald revenaient
-de Riga, les 40 mille qui sous Reynier et le prince de Schwarzenberg
-revenaient des environs de Minsk, on pouvait se flatter de réunir 150
-mille hommes au moins, bientôt peut-être 200 mille par le ralliement
-successif des traînards, et de les opposer avec avantage aux Russes,
-qui certainement n'en avaient pas plus de 150 mille échappés aux
-rigueurs de l'hiver. En ajoutant à ces 200 mille les 240 mille qui
-allaient venir des dépôts du Rhin sous deux ou trois mois, plus les
-nouvelles levées que la France ne manquerait pas de fournir en
-présence du danger, Napoléon était fondé à croire qu'il retiendrait
-les Prussiens et les Autrichiens dans son alliance, qu'il refoulerait
-les Russes au delà du Niémen, qu'il parviendrait à recouvrer la paix
-continentale sans de trop grands sacrifices, peut-être même à la
-compléter par la paix maritime!</p>
-
-<p>Ces espérances soutinrent pendant les premiers jours l'ardeur de
-Napoléon au travail. Mais c'était là le tableau des choses tel qu'il
-était permis de le tracer lorsqu'il avait quitté l'armée.
-Malheureusement du 5 décembre au commencement de janvier tout avait
-changé dans le Nord, militairement et politiquement. Napoléon avait en
-effet précipité sa fortune sur une pente si rapide, que chaque fois
-qu'il y reportait les yeux, il la trouvait effroyablement descendue
-vers l'abîme.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qu'était devenue la grande armée depuis que Napoléon
-l'avait quittée.</span>
-Depuis son départ, comme nous l'avons exposé précédemment, l'armée
-était tombée dans la plus affreuse dissolution. Par suite du froid
-parvenu à <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> une intensité extraordinaire, et faute d'une
-autorité respectée, toute discipline avait disparu; chacun livré à son
-désespoir personnel s'était enfui comme il avait pu, et cette poignée
-d'hommes déjà si réduite qui avait forcé le passage de la Bérézina,
-s'était complétement dispersée. Le corps de Victor qui était encore de
-7 à 8 mille combattants le soir de son héroïque défense des ponts,
-avait fondu en deux jours seulement, pour avoir fait pendant ces deux
-jours le métier d'arrière-garde. La division Loison comprenant dix
-mille hommes jeunes, il est vrai, mais bien organisés, n'ayant rien
-souffert jusqu'alors, s'était entièrement décomposée pour être sortie
-de Wilna et avoir voulu marcher à la rencontre de la grande armée. Le
-froid en avait tué la moitié, et le reste s'était éparpillé, au point
-qu'il n'y avait pas deux mille hommes dans le rang. Même chose était
-arrivée aux détachements qui formaient la garnison de Wilna. Les
-quatre ou cinq mille Bavarois du général de Wrède, qui depuis
-l'évacuation de Polotsk s'étaient tenus sur la gauche de Wilna,
-avaient partagé le sort commun. Les Saxons de Reynier, les Autrichiens
-de Schwarzenberg, étant demeurés aux environs de Minsk faute d'ordres
-précis, Wilna s'était trouvé découvert, et il avait fallu l'évacuer en
-désordre, sans même avoir le temps d'y prendre les vêtements, les
-vivres dont les magasins de cette ville abondaient. Murat n'étant plus
-ni obéi ni capable de commander, s'était enfui de Wilna au milieu de
-la nuit, et avait perdu au pied de la montagne qu'on rencontre au
-sortir de la ville le trésor de l'armée. À Kowno, ramassant quelques
-officiers <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> et un maréchal, avec un millier de soldats, il
-avait chargé Ney et Gérard de disputer un instant le Niémen; mais ces
-deux hommes héroïques restés presque seuls, avaient été obligés de se
-réfugier à K&oelig;nigsberg.</p>
-
-<p>Tels étaient les faits qui s'étaient passés depuis le départ de
-Napoléon, et que nous avons déjà rapportés, faits désastreux, dus aux
-distances, au froid, à la misère, à la destruction de toute autorité,
-et surtout à cette débandade contagieuse, qui, ayant commencé par les
-cavaliers à pied, par les fantassins sans fusils, s'était incessamment
-accrue de jour en jour, et avait fini par devenir une sorte de maladie
-pestilentielle dont tout corps envoyé au secours de la grande armée
-était atteint sur-le-champ, et périssait sans la sauver.</p>
-
-<p>D'autres infortunes nous attendaient à K&oelig;nigsberg. Les habitants de
-cette ville comme tous ceux de la Prusse nourrissaient contre nous une
-haine violente, qu'ils n'osaient manifester parce qu'ils n'avaient pas
-cessé de nous craindre. En voyant arriver nos tristes débris, ils
-n'avaient pu dissimuler leur satisfaction; cependant ils avaient
-supposé que ces débris n'étaient que les avant-coureurs du corps
-affaibli et encore subsistant de la grande armée; mais en voyant
-paraître Murat presque seul, la garde réduite à quelques centaines
-d'hommes, et puis rien que des malheureux égarés, poursuivis sur la
-glace du Niémen par les Cosaques, ils n'avaient pu réprimer ni leur
-joie ni leur arrogance. Les paysans dans les lieux écartés
-dépouillaient ceux de nos soldats qui avaient conservé quelque argent
-qu'ils offraient pour <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> du pain, et quelquefois même les
-égorgeaient sans pitié.
-<span class="sidenote" title="En marge">État des choses à K&oelig;nigsberg.</span>
-À K&oelig;nigsberg même les habitants se seraient
-insurgés, s'ils n'avaient été contenus par une des quatre divisions
-d'Augereau, la division Heudelet, laquelle heureusement n'avait pas
-dépassé la Vieille-Prusse. Elle était de sept à huit mille hommes,
-fort jeunes, mais capables de se faire respecter. C'était la première
-force organisée qu'on eût rencontrée depuis Wilna. N'étant pas sortie
-comme celle du général Loison pour aller à la rencontre de la grande
-armée, elle n'avait ni péri, ni même souffert. Cette force protégeait
-les douze mille malades ou blessés presque mourants qui remplissaient
-les hôpitaux, et cette multitude de généraux et d'officiers qui
-étaient venus, comme les généraux Lariboisière et Éblé, mourir à
-K&oelig;nigsberg de la fièvre de congélation. Les habitants de cette
-ville n'osant pas encore se jeter sur nous, se promettaient de le
-faire à la première approche des Russes, et en attendant extorquaient
-de nos infortunés soldats tout ce qui leur restait d'argent pour les
-moindres vivres ou vêtements qu'ils leur fournissaient. Toutefois
-parmi ces habitants de la Vieille-Prusse se trouvaient des hommes
-pleins d'humanité, qui, malgré un sincère patriotisme, respectaient en
-nous la bravoure malheureuse, et soulageaient les maux de leurs
-oppresseurs.&mdash;Ce n'est pas à vous, Français, disaient-ils, que nous en
-voulons, c'est à votre empereur qui vous a sacrifiés, et qui depuis
-quinze ans nous opprime tous, vous et nous!&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Retraite du maréchal Macdonald sur le Niémen.</span>
-Mais bientôt un événement d'une extrême importance vint s'ajouter à
-nos revers. Le maréchal <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> Macdonald ayant avec lui la division
-polonaise Grandjean, de sept à huit mille hommes, soldats excellents
-et fidèles, suivi à quelque distance du corps auxiliaire prussien,
-avait longtemps attendu à Riga des ordres de retraite qu'il n'avait
-point reçus, tout comme le prince de Schwarzenberg avait vainement
-attendu à Minsk les ordres qui auraient dû l'amener à Wilna. Voyant
-enfin les Russes s'avancer de toutes parts, signe certain de notre
-retraite, le maréchal Macdonald s'était mis spontanément en marche
-pour se rapprocher de Tilsit.
-<span class="sidenote" title="En marge">Dispositions des Prussiens, composant la principale partie
-de son corps d'armée.</span>
-Les Prussiens, commandés pour la forme
-par un général très-respectable, le général Grawert, mais en réalité
-par un officier plein de capacité, d'orgueil, d'ambition et de haine
-pour nous, le général d'York, se retiraient lentement à la suite du
-maréchal Macdonald.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le général d'York.</span>
-Ce maréchal avait voulu hâter leur pas, afin
-d'échapper à l'ennemi qui se montrait pressant, mais tantôt sous un
-prétexte, tantôt sous un autre, ils avaient refusé de lui obéir, à ce
-point qu'il en était devenu fort défiant, et avec beaucoup de raison,
-comme on va en juger.</p>
-
-<p>Les Russes après le passage de la Bérézina avaient continué leur
-mouvement. Wittgenstein avec l'armée de la Dwina s'était porté sur
-K&oelig;nigsberg, pour tâcher d'intercepter le corps de Macdonald, tandis
-que Tchitchakoff avec l'armée de Moldavie poursuivait nos débris sur
-Kowno, et que Kutusof faisait reposer à Wilna l'armée principale. Les
-Russes avaient souffert autant que nous du froid, mais très-peu de la
-misère, et soutenus par la joie de nos malheurs, par l'espérance de
-notre destruction, retenus <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> au drapeau par des distributions
-régulières, ils arrivaient fort diminués en nombre mais compactes, et
-pleins d'ardeur. Leur masse totale était tout au plus de 100 mille
-hommes, au lieu de 300 mille qu'ils avaient été au début de la
-campagne. L'empereur Alexandre, à la nouvelle de nos désastres, était
-accouru à Wilna, avait comblé de récompenses méritées le maréchal
-Kutusof, dont la sagesse reconnue triomphait enfin de toutes les
-contradictions, et avait pris en main la direction des événements, qui
-allaient devenir politiques autant que militaires.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nouvelle politique d'Alexandre, tendant à se faire le
-libérateur de l'Allemagne et de l'Europe.</span>
-Alexandre en effet,
-sachant par des conjectures faciles à former, et par quelques
-communications indirectes de la Prusse, même de l'Autriche, qu'on ne
-demandait pas mieux que d'être affranchi d'une alliance acceptée à
-contre-c&oelig;ur, ne doutait pas qu'en s'y prenant convenablement il ne
-parvînt à détacher de la France, sinon l'Autriche, au moins la Prusse.
-Aussi avec sa finesse d'esprit et sa douceur de caractère accoutumées,
-adopta-t-il sur-le-champ le langage qui était le mieux approprié aux
-circonstances. Il ne venait pas, disait-il, faire des conquêtes sur
-l'Allemagne, même sur la Pologne, il venait tendre la main aux
-Allemands opprimés, peuples et rois, bourgeois et nobles, Prussiens et
-Autrichiens, Saxons et Bavarois, les aider tous, quels qu'ils fussent,
-à secouer un joug odieux, et cette &oelig;uvre terminée rendre à chacun
-ce qui appartenait à chacun, et ne prendre pour lui que ce qu'on lui
-avait injustement dérobé. Ainsi on publia de tout côté en son nom que
-si les Prussiens voulaient ressaisir leur part de la Pologne, il
-était prêt à <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> la leur restituer, et qu'il ne la garderait
-qu'en attendant qu'ils vinssent se remettre eux-mêmes en possession de
-ce qui leur avait appartenu. À Wilna, où il était chez lui, il
-proclama une amnistie générale pour tous les actes commis, contre
-l'autorité russe, et fit même répandre que si les Polonais voulaient
-retrouver une patrie, il était tout disposé à leur en accorder une, en
-constituant séparément le royaume de Pologne, dont il serait le roi
-clément, civilisateur et libéral. Alexandre avait bien assez d'esprit
-pour comprendre à lui seul l'habileté d'une telle politique, assez de
-bienveillance naturelle pour s'y plaire, et en tout cas, s'il eût
-fallu l'y aider, les Allemands accourus auprès de lui auraient suffi
-pour le persuader.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les réfugiés allemands, sous le célèbre baron de Stein,
-encouragent fort Alexandre dans sa nouvelle politique.</span>
-Le ministre prussien Stein, réfugié à sa cour, le
-célèbre écrivain Kotzebue, et beaucoup d'autres Allemands, hommes de
-lettres ou militaires, tenaient le langage le plus libéral, et
-assiégeaient Alexandre de leurs instances pour qu'il proclamât
-l'indépendance de l'Allemagne, et surtout pour qu'il marchât hardiment
-en avant, pour que sans compter ce qui pouvait rester de Français, il
-se portât rapidement sur la Vistule et l'Oder, car, disaient-ils,
-chaque portion de territoire délivrée des Français lui vaudrait à
-l'instant des alliés ardents et enthousiastes. Il n'y avait d'opposé à
-cette politique que le vieux Kutusof, dont la circonspection justifiée
-par le résultat était devenue excessive, et quelques Russes, occupés
-de considérations purement militaires, lesquels frappés de
-l'épuisement de leur armée, craignant qu'elle ne finit par fondre
-comme l'armée française, demandaient qu'on s'arrêtât, qu'on laissât
-<span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> les Allemands s'affranchir comme ils pourraient, qu'on
-traitât avec la France, ce qu'il était facile dans le moment de faire
-très-avantageusement, et qu'on ne prolongeât pas inutilement une
-guerre, qui, heureuse dans l'intérieur de la Russie, deviendrait fort
-dangereuse au dehors, surtout contre un capitaine tel que Napoléon; et
-il est vrai que sous le rapport de la prudence ce langage était
-parfaitement fondé! Mais l'imagination d'Alexandre s'était tout à coup
-enflammée. Profondément blessé par les dédains de Napoléon,
-enorgueilli jusqu'au délire du rôle de son vainqueur, il aspirait à un
-rôle plus grand encore, il voulait être son destructeur, et le
-libérateur de l'Europe opprimée. Il se disait que traiter aujourd'hui
-avec Napoléon, même d'égal à égal, était possible sans doute; mais que
-si on laissait échapper cette occasion de le détruire, on retrouverait
-bientôt en lui le puissant dominateur d'autrefois, et que ce serait
-une &oelig;uvre à recommencer. Au contraire, en poursuivant les succès
-obtenus, en appelant à soi les gouvernements et les peuples indignés
-du joug qui pesait sur eux, en allant plus loin, en adressant un appel
-direct à la France elle-même fatiguée de son maître, en lui déclarant
-qu'il y avait une légitime grandeur qu'on n'entendait pas lui
-disputer, on pouvait faire disparaître Napoléon de la scène, et
-devenir à son tour le roi des rois, le sauveur adoré de l'Europe.
-Cette ambition aidée par le ressentiment avait envahi le c&oelig;ur
-d'Alexandre, et il ne voulait plus s'arrêter. Il avait donc autorisé
-le ministre Stein et ses compatriotes à se porter dans les provinces
-prussiennes <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> reconquises, et à y promettre le prochain
-affranchissement de l'Allemagne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général russe Diebitch suit le corps prussien pas à pas,
-avec espérance de le détacher des Français.</span>
-Le général Diebitch, chef d'état-major de Wittgenstein, entouré
-d'officiers allemands parmi lesquels figurait le général Clausewitz,
-poursuivi de leurs instances, et n'en ayant pas besoin, car il pensait
-comme eux, suivait le maréchal Macdonald pas à pas, avec l'espérance
-de lui enlever le corps prussien. Le général d'York détestait dans le
-maréchal Macdonald son chef d'abord, car il était jaloux et toujours
-mécontent, et ensuite un Français, car il avait dans le c&oelig;ur tous
-les sentiments de ses compatriotes. Il avait de continuels démêlés
-avec l'état-major du maréchal, se plaignait sans cesse qu'on nourrît
-mal son corps, qu'on ne lui accordât pas une assez large part en fait
-de décorations et de dotations françaises, et cette humeur, du reste
-peu justifiée, avait fort augmenté son aversion patriotique pour nous.
-<span class="sidenote" title="En marge">Communications secrètes établies avec le général d'York.</span>
-Le général Diebitch, averti par des agents secrets, avait fomenté ces
-sentiments, et puis, la catastrophe venue, avait fini par proposer au
-général d'York de passer aux Russes, sous le voile d'une capitulation
-commandée par les circonstances. Il suffisait que ce général prussien
-marchât lentement, qu'il se laissât séparer de Macdonald, puis
-entourer, pour qu'il parût se rendre malgré lui. On ne désarmerait pas
-son corps, on le déclarerait neutre, et ce corps serait le noyau de la
-future armée prussienne, chargée de concourir avec les Russes à la
-délivrance de l'Allemagne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce général, après quelques hésitations, prend son parti, et
-sous le prétexte d'une capitulation militaire, passe aux Russes.</span>
-Le général d'York, bon patriote, mais
-songeant à lui-même, délibéra longtemps, de peur de se compromettre
-<span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> avec sa cour, lui transmit secrètement les communications
-qu'il avait reçues, la jeta ainsi dans un grand embarras, n'en obtint
-que le silence pour toute réponse, hésita encore, mais ralentit le
-pas, se laissa entourer, et enfin entraîné par le général Clausewitz
-qu'on lui avait dépêché, prit son parti, et le 30 décembre, cédant,
-disait-il, à des circonstances militaires impérieuses, signa une
-convention de neutralité pour son corps d'armée, avec réserve
-toutefois de la ratification de son roi. Le sens de cette convention
-de neutralité était facile à deviner, c'était l'adjonction pure et
-simple du corps prussien à l'armée russe, après un délai de quelques
-jours. Un détachement de ce même corps, sous le général Massenbach,
-avait suivi de plus près le maréchal Macdonald, et était arrivé
-jusqu'à Tilsit. En apprenant cette convention, le général Massenbach
-assembla ses officiers, les trouva enthousiasmés de l'acte du général
-d'York, et unanimes pour l'imiter. Dans la nuit il sortit sans mot
-dire de Tilsit, écrivit au maréchal Macdonald une lettre respectueuse,
-mais où éclataient sous de vains déguisements toutes les passions qui
-avaient entraîné le général d'York, et il alla rejoindre ce dernier.
-On s'embrassa dans le corps prussien, on poussa des cris
-d'enthousiasme, on s'appela les libérateurs de l'Allemagne, et il est
-vrai qu'on allait grandement contribuer à son affranchissement.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Janv. 1813.</span>
-Pour moi qui écris ces tristes récits, je suis Français, et, je l'ose
-dire, Français profondément attaché à la grandeur de mon pays, et
-cependant je ne puis, au nom même des sentiments que j'éprouve,
-<span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> exprimer un blâme pour ces patriotes allemands, qui, servant
-à contre-c&oelig;ur une cause qu'ils sentaient n'être pas la leur,
-revenaient à la cause qu'ils croyaient être celle de leur patrie, et
-qui malheureusement l'était devenue par la faute du chef placé alors à
-notre tête. Il faut ajouter qu'ils auraient pu enlever le maréchal
-Macdonald, et que, respectant en lui et dans ses soldats de récents
-compagnons d'armes, ils se séparèrent sans rien faire qui pût aggraver
-sa position.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet immense produit dans toute l'Allemagne par la
-défection du corps prussien du général d'York.</span>
-La foudre tombant sur des matières combustibles imprudemment amassées,
-n'agit pas plus promptement que ne le fit la défection du général
-d'York sur l'Allemagne tout entière. À l'instant la nouvelle en vola
-de bouche en bouche. Le général d'York fut salué de la Vistule au Rhin
-du titre de sauveur de l'Allemagne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les réfugiés allemands songent à se réunir à K&oelig;nigsberg
-pour y convoquer les états de la Vieille-Prusse.</span>
-Le baron de Stein et ses
-collaborateurs coururent auprès de lui, l'entourèrent, le
-félicitèrent, déclarèrent qu'il serait mis à la tête de toutes les
-portions de l'armée prussienne qu'on parviendrait à détacher, le
-poussèrent à marcher sur Tilsit, puis sur K&oelig;nigsberg, à y assembler
-les états de la Vieille-Prusse, à y proclamer l'indépendance de leur
-patrie, à y déclarer leur roi privé de sa liberté par les Français, ne
-devant plus dès lors être obéi, à se conduire en un mot comme les
-insurgés de Cadix, qui agissaient pour le roi, sans le roi, malgré le
-roi. Le général d'York, jugeant qu'il en avait assez fait, ne voulait
-pas aller si vite. Mais escorté, circonvenu par les Russes, il
-consentit à s'acheminer sur K&oelig;nigsberg, et à y attendre les ordres
-de la cour de Prusse. Il devait y trouver non les ordres de son roi,
-mais <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> les ordres de son pays, soulevé tout entier comme un
-seul homme, et commandant d'une voix plus forte que celle de tous les
-gouvernements. Il s'avança donc avec les Russes, loué, applaudi,
-caressé par Alexandre, dont la politique recevait de cet événement une
-éclatante confirmation.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce dernier événement aggrave fort la situation de Murat,
-retiré avec les états-majors à K&oelig;nigsberg.</span>
-Pendant ce temps, Murat s'était arrêté à K&oelig;nigsberg avec la foule
-des généraux et des officiers sans troupes, dont les uns étaient
-mourants, dont les autres, exaspérés par la souffrance, tenaient un
-langage presque séditieux. Le maréchal Ney lui-même, malgré son
-héroïsme, malgré les caresses dont il avait été l'objet de la part de
-Napoléon, ne pouvant plus se contenir, parlait tout haut contre le
-chef imprudent qui avait, disait-il, précipité l'armée française dans
-un abîme. Murat aussi, comme nous l'avons rapporté ailleurs, s'était
-laissé aller à une sorte de soulèvement, puis, sur les observations du
-maréchal Davout, il s'était tu, et avait repris le commandement
-nominal, mais sans rien ordonner, car il ne savait que faire.
-Berthier, malade à la fois d'une goutte remontée et de l'absence de
-Napoléon, réduit à garder le lit, ne savait plus que conseiller dans
-cette situation sans exemple. Ce fut alors qu'on apprit la défection
-du corps prussien, et en voyant les manifestations de sentiments que
-cet événement provoquait chez les habitants de K&oelig;nigsberg, on
-n'hésita plus à quitter cette ville, et à renoncer à la ligne du
-Niémen, qui avait cessé d'en être une depuis que ce fleuve était gelé,
-et que les Russes le passaient de toutes parts sur la glace. Disputer
-le terrain n'eût servi qu'à faire égorger nos <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> dix ou douze
-mille malades, nombre que la mort diminuait sans cesse, mais que
-rétablissait continuellement l'arrivée successive de nos traînards.
-<span class="sidenote" title="En marge">Retraite du quartier général français sur la Vistule.</span>
-On pouvait en se retirant confier ces précieux restes sinon à la
-bienveillance, du moins à l'honneur de la nation prussienne. On laissa
-des infirmiers et des médecins à nos malades pour les soigner, des
-fonds pour leur procurer des vivres, car il ne fallait plus rien
-espérer de la bonne volonté des Prussiens, et se tenir pour bien
-heureux de n'être pas égorgé par le peuple furieux de K&oelig;nigsberg.
-On sortit ensuite de cette capitale de la Vieille-Prusse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ney couvre cette retraite avec la division Heudelet;
-Macdonald avec la division Grandjean.</span>
-Le maréchal Ney fut encore chargé de former l'arrière-garde avec la
-division Heudelet, et avec deux mille hommes restant de la division
-Loison. Il se mit en marche sur Braunsberg, Elbing et Thorn. Comme le
-froid avait diminué, comme on trouvait des vivres, comme les bandes de
-nos traînards s'étaient peu à peu écoulées, et qu'on n'avait plus la
-contagion de la débandade à craindre, on put marcher en ordre, précédé
-des états-majors sans troupes qui avaient grande hâte de regagner la
-Vistule.</p>
-
-<p>On avait été si pressé de quitter K&oelig;nigsberg qu'on ne s'était pas
-occupé du maréchal Macdonald, laissé à Tilsit, à vingt lieues de
-K&oelig;nigsberg, entouré d'ennemis, et n'ayant avec lui que sept ou huit
-mille Polonais, fidèles mais exténués. Il demandait à grands cris
-qu'on l'attendît, car réuni à lui on aurait eu quinze ou seize mille
-hommes, et on aurait pu se faire respecter. Ses lettres, qui devaient
-aller chercher Murat déjà transporté à Thorn, demeurèrent sans effet.
-On marcha ainsi jusqu'au 15 janvier, chacun <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> ne pensant qu'à
-soi, les restes de l'ancienne armée se retirant par détachements de
-cinquante ou cent hommes, obligeant les habitants à leur donner des
-vivres quand ils étaient les plus forts, mourant de faim ou de froid
-quand ils n'avaient ni force ni argent pour se faire écouter, et les
-deux seules troupes organisées qui subsistassent, la division
-Grandjean sous Macdonald, la division Heudelet sous Ney, cheminant à
-dix ou quinze lieues l'une de l'autre.</p>
-
-<p>Heureusement les Prussiens, auxquels on avait laissé en leur livrant
-K&oelig;nigsberg une proie fort capable de les occuper, les Russes qui
-étaient exténués, et que Macdonald et Ney rudoyèrent plus d'une fois,
-ne nous poursuivirent pas assez vite pour nous envelopper. Vers le
-milieu de janvier on arriva sur la Vistule, et on se jeta dans les
-places que Napoléon avait largement approvisionnées.
-<span class="sidenote" title="En marge">Rapp se jette dans la place de Dantzig avec les divisions
-Heudelet et Grandjean, et les restes de la division Loison.</span>
-Le général Rapp
-avait devancé l'armée à Dantzig. Il restait dans cette ville un
-ramassis de cinq à six mille hommes de toutes nations et de toutes
-armes. Murat y envoya outre la division polonaise Grandjean, celle du
-général Heudelet, et ce qui restait de la division Loison. Rapp eut
-ainsi sous la main environ 25 mille hommes valides. Il avait des
-grains et des spiritueux en abondance. Il fit avec sa cavalerie une
-battue dans l'île de Nogath, ramassa beaucoup de troupeaux et de
-fourrages, et s'enferma ensuite dans les vastes ouvrages de Dantzig
-pour s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">On assigne aux bandes éparses qui se retirent isolément les
-places de la Vistule pour point de ralliement.</span>
-Sur le conseil persévérant du maréchal Davout, on assigna sur la
-Vistule des points de ralliement aux divers corps de l'ancienne
-armée. Les cadres <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> de ces corps durent se rendre les uns à
-Dantzig, les autres à Thorn, à Marienwerder, à Marienbourg. Tout
-soldat qui arrivait, demandant du pain et des vêtements, devait être
-envoyé à son dépôt dans ces places. Après quelques jours il y avait
-1500 hommes environ au 1<sup>er</sup> corps, celui de Davout, et un nombre
-proportionné dans le 2<sup>e</sup>, celui d'Oudinot, le 3<sup>e</sup>, celui de Ney, le
-4<sup>e</sup>, celui d'Eugène.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Il ne reste à Murat en troupes actives qu'une dizaine de
-mille hommes de toutes nations.</span>
-Le quartier général était établi à Thorn. Après y être demeuré deux ou
-trois jours, Murat ne crut pas même pouvoir s'y arrêter. En effet les
-divisions Heudelet, Loison et Grandjean ayant été jetées dans la place
-de Dantzig, il ne restait plus pour accompagner le quartier général et
-l'immense quantité de drapeaux qu'on y avait réunis pour les sauver,
-que dix mille hommes sans ensemble et sans cohésion. Ces dix mille
-hommes comprenaient 1800 recrues qu'on avait rencontrées en route, et
-qui étaient destinées au corps de Davout, 1200 hommes d'élite
-Napolitains, 4,000 Bavarois partis récemment de leur pays pour
-recruter l'armée bavaroise, enfin 3,000 hommes de la garde impériale,
-qui s'étaient peu à peu ralliés depuis K&oelig;nigsberg, parmi lesquels
-se trouvaient un millier d'hommes à cheval et douze pièces
-d'artillerie. Le général Gérard qui commandait ce rassemblement, se
-sentant trop pressé aux environs de Thorn, s'était précipité sur
-l'ennemi avec son énergie ordinaire, et lui avait ôté l'envie de nous
-serrer de si près.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Murat abandonne la Vistule, et se retire sur Posen.</span>
-Dans une telle main ces dix mille hommes étaient quelque chose, mais
-ils ne pouvaient défendre la Vistule, glacée comme toutes les
-rivières de la Pologne <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> et de la Prusse, et n'étant plus dès
-lors une barrière contre l'ennemi. Ils ne pouvaient surtout pas
-préserver d'un affront Murat et ce qui l'entourait, si les Russes de
-Tchitchakoff réunis à ceux de Wittgenstein essayaient de l'envelopper.
-Murat ne voulut donc pas séjourner sur la Vistule, et se rendit à
-Posen, à égale distance de la Vistule et de l'Oder. Ainsi toute la
-Vieille-Prusse, toute la Pologne se trouvaient évacuées, et, les
-places occupées, nous avions 10 mille hommes en ligne, 10 mille hommes
-mêlés de Napolitains, de Bavarois, et comptant tout au plus 4 mille
-Français parmi eux. Il restait à Berlin pour contenir l'Allemagne
-frémissante, les 18 mille hommes du général Grenier, et la division
-Lagrange, la seule de ses quatre divisions que le maréchal Augereau
-eût conservée auprès de lui.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La place de Pillau se rend aux Anglais, qui pénètrent dans
-le Frische-Haff.</span>
-Un dernier événement vint encore accroître l'effervescence des
-populations germaniques. On avait eu le tort de laisser une garnison,
-en majeure partie allemande, à Pillau, petite place maritime qui
-fermait l'entrée du Frische-Haff. On l'avait fait malgré l'avis du
-maréchal Macdonald, qui ne voulait avec raison se priver de troupes
-actives qu'en faveur des places capables de se défendre, et contenant
-une garnison où les Français domineraient. Pillau ne remplissant pas
-ces conditions, s'était en effet rendu, aux grands applaudissements
-des Prussiens, et à la vive satisfaction des Anglais, qui s'étaient
-hâtés de pénétrer dans le Frische-Haff avec leurs bâtiments de guerre.
-Bientôt ils y avaient introduit leurs convois marchands, ce qui avait
-procuré aux habitants de la Vieille-Prusse, outre la satisfaction
-patriotique <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> d'être délivrés de leurs vainqueurs, la
-satisfaction toute matérielle, mais fort vivement sentie, de
-recommencer le commerce des denrées coloniales dont ils avaient été
-privés si longtemps.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Conduite du prince de Schwarzenberg à notre droite.</span>
-Les nouvelles si mauvaises à notre gauche, n'étaient pas meilleures à
-notre droite, sur la haute Vistule. Le général Reynier et le prince de
-Schwarzenberg, ne voyant plus rien à faire à Minsk, s'étaient
-acheminés sur Varsovie. Ayant dans les Saxons de bons soldats dont il
-s'était fait estimer, ayant de plus pour les contenir les cinq à six
-mille Français de la division Durutte, le général Reynier aurait voulu
-se battre, mais le prince de Schwarzenberg l'en dissuadait fort, lui
-disant qu'on s'affaiblirait inutilement en guerroyant pendant l'hiver,
-qu'il fallait se retirer sur Varsovie, couvrir cette capitale, s'y
-ménager des quartiers tranquilles, et y attendre l'arrivée des forces
-que Napoléon ne manquerait pas d'amener au printemps. Tandis qu'il
-donnait ces conseils le prince de Schwarzenberg se retirait lui-même,
-obligeait le général Reynier à en faire autant, recevait à son
-quartier général les officiers russes, acceptait leurs politesses sous
-prétexte qu'il ne pouvait pas s'en défendre, se laissait parler
-d'armistice, en parlait de son côté, ne trahissait pas précisément
-Napoléon dont il avait négocié le mariage, auquel il devait le bâton
-de maréchal, mais s'attachait avant tout à ménager son armée, et
-voulait ensuite se tenir prêt aux divers changements de politique
-qu'il prévoyait de la part du cabinet de Vienne. En même temps il
-conseillait au général Reynier, à M. de Bassano, à tout le monde
-enfin, la paix, qui était le <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> plus cher de ses v&oelig;ux, comme
-Autrichien, et comme l'un des personnages favorisés de la cour de
-France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Murat, accablé par tant de revers, et inquiet pour sa
-couronne de Naples, songe à quitter l'armée.</span>
-Ainsi tandis que la Vistule allait être passée sur notre gauche malgré
-les places que nous occupions, on devait s'attendre à la voir passer
-sur notre droite, à Varsovie même, malgré la présence du prince de
-Schwarzenberg, et on avait à Posen pour faire face à l'ennemi dix
-mille hommes, Napolitains, Bavarois, Français, sans oser appeler à soi
-les vingt-huit mille soldats de Grenier et d'Augereau, qui étaient
-indispensables à Berlin pour contenir la Prusse. La faible tête de
-Murat, quelque brave que fût son c&oelig;ur, ne pouvait résister
-longtemps à une telle situation. Il ne redoutait pas le canon qu'il
-n'avait jamais craint, mais il était dévoré par la passion de régner.
-Mille visions sinistres assiégeaient son imagination exaltée. Tantôt
-il voyait les peuples d'Italie excités par les prêtres et les Anglais,
-se soulevant depuis les Alpes Juliennes jusqu'au détroit de Messine,
-et renversant les trônes des Bonaparte en Italie; tantôt il se voyait
-abandonné par Napoléon lui-même, dont il était médiocrement aimé, et
-qui obligé peut-être à faire des sacrifices pour obtenir la paix, les
-ferait plus volontiers dans la basse que dans la haute Italie, et plus
-volontiers encore dans l'une et l'autre Italie qu'en France. Dès que
-ces images s'emparaient de son cerveau, il perdait son sang-froid, et
-voulait partir pour aller sauver cette couronne, objet de si longs
-désirs, prix de tant d'héroïsme. Sa défiance était devenue telle, que,
-ne comptant pas même sur sa femme, il en était arrivé à craindre
-qu'elle ne se pliât elle-même à la politique de Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> ce
-qui était pour lui un nouveau motif de retourner à Naples.
-<span class="sidenote" title="En marge">Vains efforts du prince Berthier et du ministre Daru pour
-retenir Murat.</span>
-Tourmenté
-par ces inquiétudes, par les tristes nouvelles qu'il recevait à chaque
-instant de la retraite de l'armée, il appela tout à coup le prince
-Berthier, qui, quoique à demi-mort, restait major général, et M. Daru
-qui n'était chargé que du matériel de l'armée, mais dont le solide
-caractère, la haute prudence, faisaient un conseiller toujours
-consulté dans les circonstances importantes. Il leur communiqua son
-projet de quitter l'armée, allégua sa santé, qui n'était qu'un
-prétexte, et résista à toutes les instances du prince Berthier et de
-M. Daru, qui firent valoir tour à tour auprès de lui l'intérêt de
-l'armée, l'intérêt de sa gloire, le courroux de Napoléon, la
-difficulté de trouver un successeur. À cette dernière objection Murat
-répondit en indiquant le prince Eugène, et annonça qu'il allait le
-mander à Posen.
-<span class="sidenote" title="En marge">Murat part en choisissant le prince Eugène pour le
-remplacer.</span>
-En effet il lui dépêcha un courrier à Thorn, sans lui
-dire pourquoi il l'appelait au quartier général. Ce prince étant
-arrivé, il lui déclara sa résolution de partir et de le désigner, en
-attendant les ordres de Napoléon, comme commandant de la grande armée.
-Le prince Eugène, effrayé de cet honneur, par modestie et par
-indolence, était cependant le seul qu'on pût choisir, car il s'était
-fait beaucoup d'honneur dans la campagne de Russie, y avait déployé
-une rare bravoure, quelques connaissances militaires, et de véritables
-vertus. Enfin il était prince, ce qui était à considérer dans ce
-régime, devenu en peu de temps aussi monarchique que celui de Louis
-XIV. Il pressa Murat de rester, ne put réussir à l'y décider, et
-finit par accepter avec résignation une <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> charge qu'il
-regardait comme très au-dessus de ses forces. Il demeura à Posen avec
-les 10 mille hommes de toutes nations que nous avons énumérés,
-suppliant le général Reynier et le prince de Schwarzenberg de se
-maintenir à Varsovie, ce qui le couvrait vers sa droite, comptant que
-vers sa gauche les Russes s'arrêteraient quelque temps au moins devant
-Thorn et Dantzig, et ordonnant au général Grenier avec ses 18 mille
-hommes, à Augereau avec les 9 ou 10 de la division Lagrange, de se
-tenir prêts à venir à son aide s'il en avait besoin.</p>
-
-<p>Voilà ce qui restait de la grande armée! vingt-cinq mille hommes à
-Dantzig, 10 mille dans les places secondaires de la Vistule, 10 mille
-de toutes nations à Posen avec le quartier général, quelques Saxons et
-Français dominés à Varsovie par les mouvements du prince de
-Schwarzenberg, et enfin à Berlin, Grenier et Augereau, avec 28 mille
-hommes qu'on n'osait pas déplacer, de crainte d'un soulèvement général
-en Allemagne! Il y avait loin de cette situation, aux 200 mille hommes
-que Napoléon croyait encore établis sur le Niémen, et disputant aux
-Russes K&oelig;nigsberg, Kowno, Grodno, en attendant que 300 mille
-nouveaux soldats vinssent à leur secours. La nécessité d'organiser
-lui-même ces 300 mille nouveaux soldats avait appelé Napoléon à Paris,
-et son départ avait entraîné la perte des 200 mille hommes restés sur
-le Niémen! Ainsi il aurait fallu qu'il fût à la fois sur le Niémen
-pour sauver les uns, et à Paris pour organiser les autres. En quittant
-le Niémen il avait commis une faute militaire, et s'était rendu
-coupable d'abandon envers des compagnons <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> d'armes qu'il avait
-précipités dans un abîme; en y demeurant, il aurait laissé entre lui
-et Paris l'Allemagne insurgée, n'aurait pas saisi d'assez près les
-rênes de sa vaste administration, et aurait commis à la fois une faute
-politique et administrative, de façon que, quoi qu'il fît, il manquait
-quelque part, il commettait des fautes également graves, et s'exposait
-à de déplorables interprétations, juste punition d'erreurs immenses et
-irréparables!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le baron de Stein et les réfugiés allemands se réunissent à
-K&oelig;nigsberg pour y proclamer l'indépendance de l'Allemagne.</span>
-Et en ce moment les conséquences politiques de ces erreurs n'étaient
-pas moins grandes que leurs conséquences militaires. Le chef des
-exilés allemands, le baron de Stein, était avec le général d'York à
-K&oelig;nigsberg, y convoquait les états de la province, y faisait
-décréter l'armement de toute la population, et l'emploi sans réserve
-des ressources pécuniaires du pays. Le dévouement universel répondait
-à ces propositions, et des milliers de pamphlets, de proclamations, de
-chants populaires, allaient enflammer contre nous les imaginations
-allemandes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les sociétés secrètes allemandes.</span>
-L'Allemagne, depuis quelques années, s'était couverte de
-sociétés secrètes, dont la principale, celle de l'<cite>Union de la vertu</cite>
-(Tugend-Bund), s'était universellement répandue.
-<span class="sidenote" title="En marge">Leur esprit et leur rapide propagation.</span>
-L'enthousiasme pour
-la patrie allemande, la conviction que, réunie en un seul faisceau,
-elle serait invincible, qu'au lieu d'être tour à tour la victime des
-États du Nord ou de ceux du Midi, elle leur ferait la loi à tous, et
-composerait la première nation du monde; la nécessité dès lors de
-s'unir, de ne plus se considérer comme Autrichiens, Bavarois, Saxons,
-Prussiens ou Hambourgeois, comme princes, nobles, bourgeois <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span>
-ou paysans, comme luthériens ou catholiques, mais comme Allemands,
-prêts à mourir jusqu'au dernier pour leur pays; la préférence donnée à
-tout ce qui était d'origine allemande, en industrie, en usages, en
-littérature, telles étaient les idées et les sentiments que ces
-sociétés s'étaient attachées à répandre, et qu'elles avaient propagés
-avec un succès inouï, car ces idées et ces sentiments convenaient à
-toutes les classes de la nation germanique, et répondaient à l'amour
-de l'égalité chez les uns, à l'esprit monarchique chez les autres, et
-au patriotisme de tous horriblement froissé par notre domination. Ces
-sociétés avaient porté de K&oelig;nigsberg aux extrémités de l'Allemagne
-non pas seulement l'émotion, qui était naturelle et immense, et
-n'avait pas besoin de moyens artificiels pour se communiquer, mais les
-mots d'ordre à suivre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ces sociétés répandent partout l'idée qu'il faut donner sa
-vie et sa fortune pour affranchir l'Allemagne.</span>
-Partout, selon l'avis transmis par elles, il
-fallait courir aux armes, donner à l'État sa personne et ses biens, se
-réunir à l'empereur Alexandre, délivrer les rois asservis à l'alliance
-française, et déposer comme indignes ceux qui, pouvant s'affranchir de
-cette alliance, voudraient lui rester fidèles. <cite>Vive Alexandre! vivent
-les Cosaques!</cite> étaient les cris que dans un délire général on faisait
-entendre de toutes parts. Il y avait même de jeunes Allemands qui dans
-leur exaltation patriotique prenaient la barbe des Cosaques, et, ce
-qui n'est pas moins digne de remarque, les princes et les nobles
-excitaient eux-mêmes ce mouvement, qui, malgré un mélange de fidélité
-monarchique, était en réalité profondément démocratique, comme en
-Espagne, où l'on montrait une égale passion <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> pour la liberté
-et pour le roi captif. On soulevait non-seulement le patriotisme
-national, non-seulement la fidélité aux princes détrônés ou abaissés,
-mais l'amour de la liberté, que Napoléon s'était vanté de contenir en
-France et dans le monde. Ainsi ce qu'il flétrissait chez lui sous le
-nom d'idéologie, dans toute l'Europe sortait de dessous terre pour
-l'assaillir! Singulière leçon qui aurait dû servir à tous, et qui ne
-devait profiter à personne, car ces nobles, ces princes, ces prêtres,
-invoquant la liberté aujourd'hui contre Napoléon, allaient bientôt,
-Napoléon renversé, la contester et la refuser à leurs peuples.</p>
-
-<p>Cet entraînement, qui ne pouvait être comparé qu'à celui que nous
-avions éprouvé nous-mêmes en 1792, à l'apparition du duc de Brunswick,
-s'était produit à la fois à Berlin, malgré la présence de nos soldats,
-à Dresde, à Munich, à Vienne, malgré notre alliance, à Hambourg, à
-Brême, à Cassel, malgré notre domination directe. À Berlin, devant la
-belle troupe de Grenier, les Prussiens n'osant faire éclater leurs
-ressentiments ni par des actes ni par des cris, laissaient voir
-néanmoins sur leurs visages la joie la plus insultante, la
-manifestaient à chaque nouvelle fâcheuse pour nous, et refusaient tout
-à nos soldats, même à prix d'argent. Cependant comme à côté des
-sentiments les plus sincères la cupidité se fait encore jour
-quelquefois, on obtenait çà et là des vivres, mais à des prix
-exorbitants. Aussi les réquisitions dont nous avions tant usé, en
-payant avec des bons liquidables ultérieurement, n'étaient-elles plus
-possibles, à moins de provoquer un soulèvement immédiat.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Situation de la Prusse, et perplexités de son roi,
-lié d'un côté à Napoléon par un traité d'alliance, et entraîné de
-l'autre par les sentiments de ses sujets, qu'il partage.</span>
-On doit comprendre la surprise, l'embarras, la perplexité du
-malheureux roi de Prusse et de son principal ministre, M. de
-Hardenberg. Ce roi probe et sage n'avait cessé de se trouver depuis le
-commencement de son règne dans les positions les plus fausses pour un
-honnête homme, et un homme de bon sens. On l'avait entraîné en 1806
-contre son gré et contre son instinct secret, à se ruer contre la
-France, et il y avait presque perdu sa couronne, car c'était l'avoir à
-peu près perdue que d'être privé des deux tiers de ses États, et
-d'être pour le tiers restant dans une dépendance absolue. Résolu à ne
-plus tomber dans une semblable faute, il s'était en 1812 attaché à
-l'alliance française, l'avait même sollicitée, parce qu'abandonné par
-l'Autriche et la Russie après avoir été mis en avant par elles, il
-s'était cru lui aussi le droit de se sauver en pactisant avec le plus
-fort. Tandis qu'il agissait de la sorte, il avait voulu, par un excès
-de précaution, faire approuver à l'empereur Alexandre lui-même la
-conduite qu'il tenait, et lui avait envoyé M. de Knesebeck, qui,
-autorisé ou non, avait poussé les excuses jusqu'à la duplicité envers
-la France. Or voilà ce roi, qui, en croyant être en 1812 plus sage
-qu'en 1806, semblait s'être égaré encore, et se voyait condamné ou à
-manquer de parole envers la France, ce qui était un mauvais acte et un
-péril, ou à se battre pour la France qui l'opprimait, contre des amis
-qui s'offraient à être ses libérateurs. L'excellent prince ne savait
-plus que penser, que faire, que devenir! La joie de voir disparaître
-la domination française s'était fait jour dans son c&oelig;ur, mais la
-confusion de s'être de nouveau <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> trompé en devenant l'allié de
-la France, la crainte de passer pour traître en l'abandonnant,
-empoisonnaient la satisfaction qu'il éprouvait. Le cri violent,
-menaçant même de ses sujets, pouvait fournir une excuse en devenant
-une contrainte. Mais si cette fois encore ses sujets étaient dans
-l'erreur comme en 1806, si ce Napoléon qu'on disait vaincu ne l'était
-pas, si au printemps il reparaissait sur l'Elbe vainqueur de ses
-ennemis, et s'il en finissait de cette Prusse incorrigible, et
-traitait le neveu du grand Frédéric comme la maison de Hesse,
-aurait-on une seule plainte à élever? Or, soit crainte de Napoléon,
-soit amour-propre de ne s'être pas trompé, Frédéric-Guillaume
-inclinait à penser que la France n'était vaincue que pour un moment,
-et, suivant les fluctuations ordinaires d'une âme agitée, quand il
-l'avait cru quelques heures, il cessait de le croire, puis revenait à
-cette opinion, et dans le désordre de son esprit, cédait au fait
-actuel, c'est-à-dire à la présence de trente mille Français à Berlin.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation de M. de Hardenberg, plus difficile encore que
-celle du roi.</span>
-M. de Hardenberg qui, lui aussi, avait envers la France passé de
-l'hostilité à l'alliance, était en proie à toutes les perplexités du
-roi lui-même, et de plus à celles qui naissaient de sa situation
-personnelle. Si les événements condamnaient la politique de l'alliance
-avec la France, il y avait pour le roi une excuse toute trouvée, celle
-de la faiblesse; mais il n'y en aurait aucune pour M. de Hardenberg:
-on imputerait sa conduite à l'ambition, et à la plus basse de toutes
-les ambitions, celle qui pactise avec les ennemis de son pays.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le roi, craignant d'être compromis par la conduite du
-général d'York, commence par le désavouer.</span>
-Le premier mouvement de Frédéric-Guillaume <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> en apprenant la
-défection du général d'York, fut de se récrier contre un pareil acte.
-Il craignait à la fois d'être compromis avec la France qu'il redoutait
-toujours, et de passer pour déloyal, ce qui lui coûtait beaucoup, car
-il était vraiment honnête, et tenait surtout à passer pour tel. Il se
-hâta de mander auprès de lui le ministre de France, M. de
-Saint-Marsan, et de désavouer énergiquement la conduite du général
-d'York. Il jura qu'il n'était pour rien dans cette défection. M. de
-Saint-Marsan, qui se laissait facilement persuader par l'accent
-d'honnêteté de Frédéric-Guillaume, lui affirma qu'il douterait de la
-parole de tout le monde avant de douter de la sienne, et alors ce
-prince fut soulagé, charmé, et séduit par celle de toutes les
-flatteries qui lui allait le plus au c&oelig;ur, la confiance en sa
-loyauté. Dans son premier entraînement, il promit de désavouer
-publiquement le général d'York, et de le traduire à une commission
-militaire. M. de Saint-Marsan emporta cette promesse comme une sorte
-de trophée, qu'il crut utile d'opposer aux déclamations des ennemis de
-la France.</p>
-
-<p>Quand cette déclaration fut connue, les patriotes allemands furent
-fort irrités, s'emportèrent contre le roi, contre M. de Hardenberg,
-contre la politique du cabinet prussien, et allèrent répétant partout,
-comme jadis nos émigrés, que le roi n'était pas libre. Ses ministres
-lui dirent qu'il s'était peut-être trop avancé, et après avoir
-désavoué le général d'York, il refusa de publier ce désaveu.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Politique de transition imaginée par le roi et M. de
-Hardenberg, sous l'inspiration des événements et de la cour
-d'Autriche.</span>
-Tandis que dans Berlin l'exaltation des esprits était extrême, les
-Français qui gardaient cette capitale, <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> et qui avaient le
-c&oelig;ur tout aussi haut que jadis, répondaient aux propos du
-patriotisme allemand par des propos non moins provocateurs, et de plus
-souverainement imprudents. Quoique Augereau, qui commandait à Berlin,
-se montrât cette fois plus réservé que de coutume, de jeunes officiers
-dirent que les Français ne se laisseraient pas duper encore par la
-Prusse, qu'ils étaient sur leurs gardes, qu'au premier acte de
-trahison on désarmerait les troupes prussiennes, qu'on enlèverait même
-la cour à Potsdam, et qu'on en finirait d'une puissance toujours
-infidèle. Ces propos, qui n'étaient que le résultat du langage
-irritant des Prussiens, répétés méchamment au roi, lui inspirèrent
-d'abord de la terreur, puis un commencement de calcul assez raffiné.
-<span class="sidenote" title="En marge">Cette politique consiste à armer et à s'interposer entre la
-France et les puissances belligérantes, pour obtenir une paix
-prochaine, et moins oppressive que la précédente.</span>
-La pensée d'abandonner la France ne s'était pas jusqu'alors présentée
-à son esprit, mais celle de devenir plus indépendant d'elle, grâce aux
-événements, de prendre une position intermédiaire entre elle et ses
-ennemis, et peut-être de contribuer ainsi à une paix avantageuse,
-cette pensée née des circonstances, et aussi, comme on va le voir, des
-suggestions de la cour d'Autriche, s'empara tout à fait de
-Frédéric-Guillaume. Le seul moyen de la réaliser, c'était, pour le
-roi, de quitter la ville de Berlin, vers laquelle marchaient déjà les
-Russes dans leur poursuite, les Français dans leur retraite, d'aller
-établir sa cour en Silésie, à Breslau par exemple, projet qui n'était
-pas nouveau puisqu'on l'avait proposé dès l'année précédente, d'y
-stipuler avec les Russes et les Français la neutralité de cette
-province, et d'y attendre la suite des événements. Il fallait
-<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> en outre profiter de l'occasion pour armer dans de grandes
-proportions. Cette dernière mesure devait à la fois plaire aux
-patriotes allemands, qui se flatteraient de faire tourner ces
-armements contre la France, et laisser les Français sans une seule
-objection, car ils venaient eux-mêmes de demander que la Prusse
-doublât son contingent.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le roi veut en armant qu'il n'en coûte rien à la Prusse, et
-demande à Napoléon le payement des immenses fournitures faites aux
-armées françaises, et la restitution des places de l'Oder.</span>
-Pour suffire à ces armements sans recourir à de nouveaux impôts, le
-roi se proposait d'exiger de Napoléon le payement des fournitures
-faites à l'armée française. Il avait été convenu, en effet, d'après le
-dernier traité d'alliance, que le compte de ces fournitures serait
-réglé à bref délai, que le payement en serait imputé sur les 48
-millions que devait encore la Prusse, et que si le montant excédait
-cette somme le surplus serait soldé comptant. Or les administrateurs
-royaux estimaient à 94 millions la valeur des denrées et objets de
-tout genre fournis à l'armée française. C'étaient donc 46 millions à
-recouvrer, avec lesquels on pourrait tripler l'armée prussienne, la
-porter de 42 mille hommes à 120 mille, et en s'unissant à l'Autriche,
-faire écouter des paroles raisonnables de paix, tant aux uns qu'aux
-autres. La France, de créancière étant devenue débitrice, devait, en
-vertu des traités antérieurs, rendre immédiatement les places de
-Stettin, de Custrin, de Glogau, et le roi pourrait ainsi se trouver
-établi en Silésie à la tête de 120 mille hommes, levés sans qu'il en
-coûtât de sacrifice au pays, appuyé sur toutes les places de l'Oder,
-approuvé par les patriotes qui demandaient qu'on armât, exempt de
-reproche de la part de la France, à laquelle il offrait de rester
-fidèle, si elle voulait exécuter <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> littéralement les
-engagements pris et rendre à la Prusse une situation convenable. Ainsi
-au milieu de ses perplexités, le roi croyant encore Napoléon le plus
-fort, ne songeait point à le trahir, mais prétendait en être mieux
-traité que par le passé, entendait l'exiger, l'obtenir, et contribuer
-de cette manière à une pacification générale de laquelle il sortirait
-indépendant et agrandi.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Envoi à Paris de M. de Hatzfeldt pour porter les
-propositions de la Prusse.</span>
-Il avait annoncé l'envoi à Paris de M. de Hatzfeldt, qui était devenu,
-avons-nous dit, l'un des rares amis de la France en Prusse, envoi qui
-avait pour but d'écarter tout soupçon de complicité avec le général
-d'York. M. de Hatzfeldt fut donc chargé de présenter au gouvernement
-français les propositions suivantes: translation de la cour de Prusse
-à Breslau, pour y être hors du théâtre des hostilités; extension des
-armements prussiens pour mieux servir l'alliance; remboursement de
-l'argent dû pour solder ces armements; enfin restitution des places de
-l'Oder pour se conformer aux traités et calmer l'esprit public. M. de
-Hatzfeldt pouvait avoir à s'expliquer à Paris sur une proposition
-singulière, que Napoléon en revenant de Russie avait indirectement
-adressée à la cour de Prusse, c'était de s'unir étroitement à la
-France par un lien de famille, comme avait fait l'Autriche, et de
-marier l'héritier du trône avec une princesse française, laquelle au
-surplus restait à trouver. Napoléon avait donné à entendre qu'en
-considération de ce lien il rendrait à la Prusse une partie de
-l'étendue et de l'indépendance qu'elle avait perdues. Mais ce n'était
-plus le temps où les cours de l'Europe pouvaient se décider, en
-considération <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> de la puissance de Napoléon, à des alliances
-avec sa famille. M. de Hatzfeldt devait donc éviter avec soin
-d'aborder ce sujet, et déclarer assez ouvertement que si les
-propositions qu'il apportait n'étaient pas acceptées, la Prusse se
-considérerait comme libre de tout engagement envers la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation de la cour d'Autriche.</span>
-La cour d'Autriche était exactement dans les mêmes perplexités, mais
-elle avait pour en sortir à son avantage un public moins passionné,
-des scrupules moins gênants, une habileté plus grande. Après avoir
-soutenu contre la France quatre guerres opiniâtres, et déployé une
-persévérance de haine bien rare, son empereur avait fini par croire
-qu'il s'était trompé, et qu'il valait mieux pactiser avec la France
-que s'acharner à la combattre. La conduite des diverses cours de
-l'Europe était de nature à lui ôter tout scrupule à cet égard, car la
-Russie avait accepté à Tilsit l'alliance de la France, et ne s'en
-était pas dégoûtée après les événements de Bayonne, et la Prusse
-n'avait montré qu'un regret, celui de n'y avoir pas été comprise.
-<span class="sidenote" title="En marge">Embarras de l'empereur François et de M. de Metternich, qui
-ont adopté la politique d'alliance avec la France, au moment même où
-la puissance de Napoléon semble près de s'écrouler.</span>
-Un grand ministre, M. de Metternich, était venu de Paris après la
-bataille de Wagram conseiller à son maître d'adopter la politique de
-l'alliance française comme la seule bonne, et en outre d'y mettre sa
-fille comme enjeu. L'empereur François après avoir consulté cette
-fille, car il était incapable de la contraindre, y avait consenti, et
-était devenu le beau-père, puis l'allié de son ennemi. Se serait-il
-donc trompé cette fois encore, et son ministre avec lui? Après avoir
-reconnu l'un et l'autre les inconvénients de la politique hostile,
-n'auraient-ils abandonné cette politique qu'au <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> moment juste
-où elle devenait bonne, et n'auraient-ils été sages que hors de
-saison? Ils pouvaient, comme le roi de Prusse et comme M. de
-Hardenberg, se le demander, en voyant ce qui se passait, mais ils
-n'étaient pas gens à s'en tourmenter autant, parce qu'ils étaient gens
-à s'en mieux tirer. L'empereur François, esprit fin, calme et assez
-railleur, et bon père aussi, quoi qu'on en ait dit, n'avait vu dans la
-catastrophe de Moscou qu'une occasion de faire mieux apprécier par la
-France l'alliance de l'Autriche, de la lui faire en même temps payer
-plus cher, et si elle ne voulait pas en donner le prix convenable, de
-la porter ailleurs, sans toutefois aller plus loin que d'imposer aux
-parties belligérantes une paix toute germanique. Sa fille un peu moins
-puissante le serait bien encore assez, et l'Autriche redevenue plus
-forte, l'Allemagne plus indépendante, il aurait rempli tous ses
-devoirs de souverain, sans manquer à ses sentiments de père. Il ne
-voyait donc pas dans les derniers événements matière à s'affliger, il
-en avait même conçu une secrète joie, qui eût été sans mélange, s'il
-n'avait été exposé aux sarcasmes de ceux qui blâmaient un mariage
-contracté si mal à propos. M. de Metternich avait, lui, d'autres
-préoccupations. Allait-il, en s'obstinant dans une erreur, si
-toutefois sa politique en avait été une, périr pour demeurer
-conséquent avec lui-même? Ce sont là des façons d'agir propres aux
-pays libres, où tout se passe à la face des nations, et où l'on est
-contraint de ne pas se démentir soi-même. Dans les gouvernements
-absolus, au contraire, où tout se passe en silence et s'apprécie par
-le résultat, on se <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> comporte autrement. M. de Metternich, qui
-ne s'était pas fait en 1810 un principe d'honneur de combattre la
-France jusqu'à extinction, n'entendait pas s'en faire un de la servir
-jusqu'à extinction en 1813.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich, avec une grande sûreté de jugement,
-n'hésite pas à modifier cette politique, et, sans abandonner la
-France, à profiter de l'occasion pour lui faire accepter une paix
-toute germanique.</span>
-Il avait mis sa grandeur dans une
-politique quand il l'avait jugée bonne, il allait la mettre dans une
-autre, quand cette autre lui semblerait devenue bonne à son tour. Il
-avait d'ailleurs une raison bien suffisante pour se conduire de la
-sorte, l'intérêt de son pays. Il voyait le moyen, en changeant à
-propos, non-seulement de conserver sa position personnelle, mais aussi
-de rendre à l'Autriche une situation plus haute, et à l'Allemagne une
-situation plus indépendante: il n'y avait pas à hésiter. On a souvent
-changé de politique par des motifs moins grands et moins avouables.
-Seulement il ne fallait pas commettre d'imprudence, car bien que
-d'après les dernières nouvelles de Pologne, Napoléon parût plus vaincu
-qu'on ne l'avait cru au premier moment, cependant il n'était pas
-détruit; il pouvait encore frapper des coups terribles, peut-être
-recouvrer toute sa puissance, et punir cruellement des alliés
-infidèles. Il fallait donc passer par une transition habile, qui
-sauverait à la fois la sûreté de l'Autriche, la dignité de l'empereur
-François, et la pudeur de son ministre. Sans renier l'alliance, parler
-tout de suite de paix, en parler pour soi d'abord, puis pour tout le
-monde, et en particulier pour la France, était une conduite
-parfaitement naturelle, parfaitement explicable, et honnête en réalité
-comme en apparence.
-<span class="sidenote" title="En marge">La base de la paix doit être l'indépendance de l'Allemagne,
-et une amélioration de situation pour l'Autriche.</span>
-Tandis qu'on parlerait ostensiblement de cette
-paix à la France, on pouvait en stipuler secrètement les conditions
-<span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> avec la Prusse d'abord, puis avec la Saxe, la Bavière, le
-Wurtemberg, avec tous les États allemands opprimés.
-<span class="sidenote" title="En marge">Cette paix concertée avec les puissances allemandes, et
-appuyée par de vastes armements, doit être proposée à toutes les
-puissances belligérantes, en pesant fortement sur celles qui se
-refuseraient à l'accepter.</span>
-Après avoir ainsi
-concerté cette paix avec l'Allemagne, à laquelle on tâcherait de
-rendre son indépendance, sans contester à la France une grandeur que
-personne alors ne songeait à lui disputer, on armerait avec la plus
-grande activité, ce qui devait être applaudi en Prusse comme en
-Autriche par les patriotes allemands, et supporté par la France
-elle-même, qui avait demandé à tous ses alliés une augmentation de
-contingents; puis cela fait, on offrirait cette paix à la Russie, à
-l'Angleterre, à la France, et on n'hésiterait pas à l'imposer à la
-partie récalcitrante. Cent mille Prussiens, deux cent mille
-Autrichiens, cent mille Saxons, Bavarois, Wurtembergeois, Hessois,
-etc., devaient décider la lutte au profit de la France, si elle
-acceptait les conditions rejetées par la Russie et l'Angleterre, sinon
-la décider contre elle, si le refus venait de sa part. Moyennant qu'on
-ne se hâtât point, qu'on prît le temps d'armer avant de se prononcer,
-qu'on laissât même les belligérants s'épuiser davantage, s'ils étaient
-pressés de s'égorger de nouveau, on arriverait d'autant plus à propos
-qu'on arriverait plus tard; et non-seulement il y aurait ainsi moyen
-d'atteindre à un résultat patriotique pour l'Allemagne, mais encore de
-se conduire avec une parfaite convenance, car une paix qui, en
-relevant l'Allemagne, n'abaisserait pas véritablement la France, et ne
-retrancherait de son état actuel que certains excès de grandeur
-intolérables pour ses voisins, lui pouvait être proposée tout en
-restant fidèle à son alliance, et <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> avec d'autant plus de
-fondement, que pour faire accepter une paix de ce genre il faudrait
-certainement menacer la Russie et l'Angleterre de toutes les forces
-des puissances germaniques. Si enfin, après qu'on se serait comporté
-avec tant de modération, Napoléon se refusait à tout arrangement
-raisonnable, on serait quitte envers lui, et on pourrait lui montrer
-l'épée de l'Autriche, sans avoir à rougir de la conduite qu'on aurait
-tenue.</p>
-
-<p>M. de Metternich aperçut tout de suite et avec un rare génie politique
-le parti qu'il pouvait tirer de cette situation, et il résolut en
-sauvant sa fortune personnelle d'un faux pas, de refaire celle de
-l'Autriche, celle de l'Allemagne, sans manquer à la France dont il
-était l'allié actuel et avoué. D'accord en tout point avec l'empereur
-François, qui dans cette conduite voyait ses intérêts de souverain,
-ses devoirs de père, et son honneur d'homme et de prince ménagés à la
-fois, il agit dès le premier jour avec la promptitude, la suite, la
-fermeté d'une résolution bien réfléchie, et bien arrêtée. À l'instant
-même il fit commencer les armements de l'Autriche, puis il se mit à
-nouer des liens secrets avec la Prusse, avec la Bavière, avec la Saxe,
-à leur parler à toutes d'une paix conçue dans l'intérêt de
-l'Allemagne, et à parler en même temps à la France de paix prochaine,
-de paix suffisamment glorieuse, mais urgente, et indispensable à elle
-comme à toutes les autres contrées de l'Europe. En réponse à la lettre
-que Napoléon avait adressée de Dresde à l'empereur d'Autriche, M. de
-Metternich fit écrire par le beau-père au gendre une lettre amicale,
-paternelle, conseillant la paix sans <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> détour, la conseillant
-comme beau-père, comme ami, comme allié.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Bubna chargé d'apporter à Paris les vues de la cour
-d'Autriche.</span>
-M. de Bubna, envoyé à Paris
-sur la provocation de Napoléon qui avait demandé qu'il y eût quelqu'un
-d'important pour représenter l'empereur François auprès de lui, M. de
-Bubna fut chargé de protester de la fidélité de l'Autriche à
-l'alliance française, mais de recommander fortement la paix, au nom de
-l'Europe qui en avait besoin, au nom de la France à qui elle n'était
-pas moins nécessaire, de dire que si on n'y prenait garde on
-trouverait bientôt peut-être le monde entier soulevé contre Napoléon,
-que la lutte alors pourrait devenir terrible, de dire cela
-très-amicalement, sans paraître donner une leçon, mais avec un accent
-qui annonçât une conviction profonde, et qui plus tard autorisât à se
-considérer comme dégagé envers un allié sourd à tous les sages
-conseils. M. de Bubna fut même positivement chargé d'offrir
-l'intervention de l'Autriche, qu'on n'allait pas encore jusqu'à
-appeler une médiation, auprès des diverses puissances belligérantes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet produit sur Napoléon par la nouvelle des pertes
-essuyées depuis son départ de Smorgoni, et par les manifestations
-politiques des cours allemandes.</span>
-Telles sont les communications qui dans les premiers jours de janvier
-1813 assaillirent toutes à la fois le génie de Napoléon. Au lieu des
-restes imposants de la grande armée réunis sur le Niémen, et y tenant
-tête aux Russes depuis Grodno jusqu'à K&oelig;nigsberg, en attendant que
-trois cent mille jeunes soldats vinssent les rejoindre, Napoléon
-voyait ces restes à peu près détruits, se repliant sur l'Oder sans
-pouvoir s'arrêter nulle part, vivement poussés de front par les
-Russes, fortement menacés en arrière par les Allemands; il entendait
-les cris enthousiastes <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> de l'Allemagne prête à se soulever
-tout entière, et il était entouré d'alliés qui, parlant de leur
-fidélité pour la forme, donnaient des conseils, signifiaient des
-conditions, et non-seulement faisaient douter de leur dévouement, mais
-semblaient eux-mêmes douter de celui de la France, épuisée de sang,
-fatiguée de despotisme.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Premières mesures tendant à recueillir les restes de
-l'armée.</span>
-Quoiqu'il se fût fait un c&oelig;ur de soldat, qui passe sans être abattu
-de la prospérité aux revers, Napoléon fut profondément affecté; mais
-il résolut de se roidir, et de ne pas laisser apercevoir les
-agitations de son âme, où les plus sinistres pressentiments et les
-plus aveugles illusions se succédaient tour à tour.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Irritation de Napoléon contre Murat.</span>
-Après s'être livré à un premier mouvement d'irritation contre Murat,
-auquel il imputait à tort les malheurs de la retraite, à ce point
-qu'il avait songé un moment à le faire arrêter<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="smaller">[4]</span></a>, il se calma,
-confirma la nomination du prince Eugène, qu'il eût au surplus choisi
-lui-même s'il avait été sur les lieux, et fit annoncer ce changement
-par un article au <cite>Moniteur</cite>. Cet article extrêmement fâcheux pour
-Murat était conçu dans les termes suivants: «Le roi de Naples étant
-indisposé a dû quitter le commandement de <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> l'armée qu'il a
-remis entre les mains du vice-roi. Ce dernier a plus d'habitude d'une
-grande administration, il a la confiance entière de l'Empereur.»
-<span class="sidenote" title="En marge">Conseils au prince Eugène.</span>
-Napoléon prescrivit ensuite avec la sûreté de jugement qui lui était
-ordinaire, les dispositions réclamées par les circonstances. Il
-témoigna confiance au prince Eugène afin de l'encourager; il s'efforça
-de le rassurer sur les dangers qui le menaçaient, lui fit sentir que
-les Russes n'oseraient point avancer en voyant 40 mille Français à
-leur droite dans les places de la Vistule, et à leur gauche, autour de
-Varsovie, 40 mille Saxons et Autrichiens, fidèles encore, quoique peu
-actifs. Bien qu'il ne voulût pas fatiguer et compromettre dans des
-mouvements prématurés les troupes réunies à Berlin, il autorisa le
-prince Eugène à rapprocher de lui la division Lagrange, ainsi que le
-corps du général Grenier, et lui dit avec raison qu'ayant dès lors
-près de 40 mille hommes avec les 10 mille qui suivaient le quartier
-général, il ne serait certainement pas attaqué par les Russes, s'il
-prenait une attitude ferme et décidée.
-<span class="sidenote" title="En marge">Envoi d'un premier secours de 60 mille hommes.</span>
-C'était d'ailleurs un mois tout
-au plus à passer de la sorte, car Napoléon n'ayant pas perdu une
-minute depuis vingt jours qu'il était à Paris, allait être en mesure
-d'envoyer sur l'Elbe 60 mille hommes de renfort, ce qui élèverait à
-100 mille hommes les forces du prince Eugène, et le rendrait
-inattaquable pour quelque ennemi que ce fût. Du reste les Russes
-obligés de laisser au moins 60 mille hommes devant les places de la
-basse Vistule, 40 mille sous Varsovie, n'avaient pas encore de quoi
-porter en avant une masse offensive de quelque importance. Posen et
-<span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> l'Oder semblaient donc être le terme extrême où devait
-s'arrêter notre fatale retraite.</p>
-
-<p>Ce qui pressait le plus c'était la cavalerie, car les Russes en
-avaient une immense, tant régulière qu'irrégulière, et semaient la
-terreur en tous lieux en poussant devant eux les Cosaques qu'on
-craignait parce qu'on ne les connaissait pas, et qu'on ignorait qu'il
-suffisait de quelques hommes à pied pour les mettre en fuite.
-<span class="sidenote" title="En marge">Mesures d'urgence pour procurer un peu de cavalerie au
-prince Eugène.</span>
-Il aurait fallu avoir sur-le-champ plusieurs milliers de cavaliers, et
-soit en débris de la garde, soit en cavalerie venue d'Italie avec le
-général Grenier, le prince Eugène n'avait pas trois mille hommes à
-cheval. Napoléon ordonna au général Bourcier qui était chargé en
-Allemagne et en Pologne d'assurer les remontes, de payer les chevaux
-comptant et à tout prix, de les prendre de force quand il n'en
-trouverait pas à acheter, de remettre ainsi à cheval les cavaliers
-revenus à pied de Russie, et d'expédier sans retard au prince Eugène
-tout ce qu'il serait parvenu à équiper. Napoléon fit inviter en outre
-les princes de la Confédération du Rhin, dans l'intérêt de leurs
-propres États exposés aux courses des Cosaques, à lui envoyer ce
-qu'ils auraient de disponible en fait de cavalerie, fût-ce un escadron
-de cent hommes, s'il était prêt à partir. Le roi de Saxe avait gardé
-deux régiments de cuirassiers et deux régiments de hussards et
-chasseurs, formant un corps d'environ 2,400 cavaliers de la plus
-excellente qualité. Napoléon les lui fit demander avec instance, pour
-les diriger sur Posen. Tout cela devait sous quelques jours procurer
-trois à quatre mille hommes de cavalerie au prince Eugène, <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span>
-qui en aurait ainsi six ou sept mille, et pourrait contenir l'audace
-des coureurs ennemis.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mise en état de défense des places de la Vistule, de l'Oder
-et de l'Elbe.</span>
-Napoléon recommanda au prince Eugène après avoir pourvu de fortes
-garnisons les deux principales places de la Vistule, Thorn et Dantzig,
-de faire refluer sur les places de l'Oder les débris des anciens corps
-dont on avait d'abord assigné le ralliement sur la Vistule,
-d'approvisionner immédiatement Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, d'y
-employer l'argent, après l'argent la force, d'enlever à dix ou quinze
-lieues à la ronde les grains, le bétail, le bois surtout, de couper
-pour se procurer du bois jusqu'aux arbres des promenades publiques, de
-ne pas s'inquiéter des autorités prussiennes, avec lesquelles on
-s'entendrait plus tard; de s'occuper ensuite des places de l'Elbe,
-destinées à former une troisième ligne, de Torgau, de Wittenberg, de
-Magdebourg, de Hambourg, de les armer et de les munir de vivres, de
-recueillir dans ces places le matériel, et les caisses publiques, dont
-on avait laissé enlever la principale, celle de Wilna, ce qui nous
-avait coûté dix millions; de n'avoir dans chaque endroit que les fonds
-indispensables; d'acheminer sur le Rhin presque tous les cadres de la
-grande armée, puisqu'il fallait renoncer à l'espérance de former avec
-les soldats revenus de Russie, non pas trois, non pas deux bataillons
-par régiment, mais un seul; de conserver un cadre de bataillon par six
-cents hommes, de renvoyer le reste, et notamment cette masse de
-généraux sans troupes qui tenaient au quartier général le langage le
-plus fâcheux, de ne garder auprès de lui que le maréchal Ney, pour le
-lancer sur les premiers Russes qui <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> se présenteraient, de
-presser enfin la réorganisation des troupes polonaises, de leur
-fournir l'argent dont elles auraient besoin, et de les rassurer sur
-leur sort en annonçant que quel que fût le destin de la Pologne, les
-Polonais seraient tous à la solde de la France, et seraient Français
-s'ils ne pouvaient être Polonais.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ces précautions d'urgence adoptées, Napoléon s'occupe des
-mesures fondamentales.</span>
-Ces premières dispositions d'urgence une fois prises, il s'occupa à
-l'instant même des mesures fondamentales. Ces mesures décidées dans
-son esprit dès le premier jour, étaient cependant l'objet de quelque
-doute encore, sous le rapport de l'étendue, parce qu'il avait voulu,
-avant de les annoncer, que les circonstances se fussent plus
-complétement développées. Le triste état dans lequel arrivaient les
-débris de l'armée, un mouvement rétrograde qui au lieu de s'arrêter à
-K&oelig;nigsberg, à Kowno, à Grodno, ne s'était pas encore arrêté à
-Posen, la défection du général d'York, le mouvement populaire dont
-cette défection avait été le signal en Allemagne, étaient des
-événements tellement graves, qu'il devenait convenable et même urgent
-de parler à la nation française, de lui demander de grands efforts, et
-de la provoquer surtout à manifester ses sentiments patriotiques, en
-réponse à l'exaltation nationale qu'on cherchait à exciter contre
-elle.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Levée de cinq cent mille hommes, et appel patriotique fait
-à la France.</span>
-Napoléon avait sous la main, comme nous l'avons dit, environ 140 mille
-conscrits de 1813, appelés en septembre, et remplissant déjà les
-dépôts. Il avait en outre les cent bataillons de cohortes, ceux-là
-parfaitement instruits, remplis d'hommes faits, mais ne présentant
-sous le rapport des officiers qu'une organisation provisoire. C'était
-une première ressource <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> de 240 à 250 mille hommes, fort
-importante, et à peu près disponible. Napoléon résolut de la doubler
-tout de suite, et de la porter à 500 mille hommes.</p>
-
-<p>Grâce aux facilités qu'on trouvait dans l'institution de la garde
-nationale, laquelle avait été divisée en trois bans, comprenant les
-citoyens de vingt à vingt-six ans, ceux de vingt-six à quarante, enfin
-ceux de quarante à soixante, on avait, en puisant dans le premier ban,
-composé les cohortes d'hommes non mariés, moins nécessaires à leurs
-familles, et ayant acquis toute la force virile. Napoléon résolut de
-se procurer encore une centaine de mille hommes de cette qualité, en
-revenant sur les classes de 1809, 1810, 1811, 1812, pour leur faire
-subir un nouvel appel. Aujourd'hui en France on ne prend que le quart
-ou le cinquième de chaque classe, afin de ne point épuiser la
-population, et toute classe, après l'appel qui lui a été fait, est
-définitivement libérée. Alors on prenait le tiers, puis on revenait
-après coup sur les classes qui avaient déjà fourni leur contingent, et
-on y opérait un nouveau triage pour y choisir les hommes qui avaient
-acquis à vingt-deux, à vingt-trois, à vingt-quatre ans, les conditions
-de taille et de force physique qu'ils ne remplissaient pas à vingt et
-un. C'est par un appel de ce genre sur les classes anciennement
-libérées que Napoléon songea à se procurer encore les 100 mille hommes
-faits dont il avait besoin, et avec lesquels il voulait recomposer les
-corps spéciaux. Mais les six dernières classes ayant fourni aux
-cohortes en vertu des lois sur la garde nationale, il ne <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span>
-s'adressa qu'aux quatre dernières, celles de 1809, 1810, 1811, 1812.
-Enfin il résolut d'exiger tout de suite la conscription de 1814, qui
-devait venir remplacer dans les dépôts celle de 1813, de manière que
-les armées actives complétées, les dépôts se trouveraient encore
-pleins.
-<span class="sidenote" title="En marge">Emploi des cinq cent mille hommes appelés sous les
-drapeaux.</span>
-Ainsi sur 500 mille hommes qu'il aurait à sa disposition, 350
-mille partiraient immédiatement pour aller former avec ce qui restait
-sur la Vistule et l'Oder une masse de 450 mille combattants, et on en
-conserverait dans les dépôts 150 mille, pour garder l'intérieur et les
-frontières, les armées d'Espagne n'ayant rien perdu de leur effectif.
-Napoléon songeait aussi à se faire offrir des dons volontaires qui
-auraient, outre une certaine valeur matérielle, l'avantage d'une
-grande manifestation nationale.</p>
-
-<p>Sur les 500 mille hommes dont nous venons de parler, il n'y avait de
-mesure législative à décréter que pour 350 mille. En effet la
-conscription de 1813 avait déjà été votée et levée; les 100 mille
-hommes des cohortes étaient réunis, mais il fallait par un vote du
-Sénat se faire autoriser à les employer hors des frontières; les 100
-mille hommes à prendre sur les quatre dernières classes, enfin la
-conscription de 1814 étaient entièrement à demander. On prépara un
-sénatus-consulte embrassant ces diverses mesures; on y ajouta un
-rapport de M. de Bassano, où la défection du général d'York était
-longuement et vivement racontée, où les mouvements de l'Allemagne
-étaient présentés comme des agitations anarchiques excitées par les
-souverains à l'instigation de l'Angleterre, où l'on mettait en
-comparaison l'ordre <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> régulier maintenu en France, avec le
-désordre imprudemment favorisé en Europe par des princes d'ancienne
-origine, où l'on cherchait en un mot à réveiller, outre la haine de
-l'étranger, un grand effroi des troubles révolutionnaires, effroi du
-reste que la conspiration du général Malet avait de nouveau rendu
-assez général en France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon convoque un conseil extraordinaire pour lui
-soumettre les mesures proposées et le consulter sur la conduite à
-tenir envers les puissances.</span>
-Avant d'envoyer ce sénatus-consulte au Sénat, Napoléon voulut
-convoquer un conseil extraordinaire, dans lequel il s'entretiendrait
-avec quelques personnages éminents de la situation de l'Europe, et des
-mesures à prendre pour terminer la grande lutte dans laquelle on était
-engagé. Peu habitué à consulter même ses ministres, ne tenant avec
-chacun d'eux que des conseils particuliers sur des objets spéciaux, se
-réservant exclusivement l'ensemble du gouvernement, il était devenu un
-peu plus communicatif depuis ses malheurs, et sans être plus que de
-coutume enclin à suivre l'avis d'autrui, il était disposé à en faire
-le semblant, pour associer plus de monde à son action. Au surplus, il
-était décidé à se conduire en soldat, à dépouiller même le souverain
-dont il avait eu beaucoup trop le faste dans la campagne de 1812, à
-être véritablement le général Bonaparte, et à revenir ainsi vers ces
-temps où travaillant jour et nuit, vivant presque à cheval, il
-n'obtenait qu'au prix de soins infinis les faveurs que la fortune
-semblait lui dispenser à pleines mains. Il était donc résolu à expier
-ses fautes, à les expier par des prodiges d'application et d'énergie,
-mais malheureusement il n'était pas résolu à les expier aussi par la
-modération, car pour se sauver (et il en <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> était temps encore),
-il eût fallu désarmer le monde par deux moyens, la force et la
-modération. Or de ces deux moyens, il n'en admettait qu'un, la force,
-non pas qu'il ne songeât point à la paix, il en éprouvait le besoin au
-contraire, et il la désirait sincèrement; mais il voulait vaincre
-d'abord, afin de reprendre son ascendant, et puis dicter la paix, une
-paix à sa mesure, légèrement accommodée aux circonstances, mais ne
-répondant ni à l'état présent des esprits, ni au changement qui
-s'était opéré dans les dispositions de l'Europe.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions et langage des personnages que Napoléon allait
-consulter.</span>
-Depuis son retour, ce n'était parmi ceux qui l'entouraient qu'un
-concert de v&oelig;ux publics ou secrets pour la paix la plus prompte.
-<span class="sidenote" title="En marge">MM. de Cambacérès, de Talleyrand, de Rovigo, Mollien,
-Duroc, de Caulaincourt, se prononcent journellement pour la paix.</span>
-L'archichancelier avec sa gravité et sa réserve accoutumées, M. de
-Talleyrand avec son insouciance tantôt affectée, tantôt réelle, le duc
-de Rovigo avec la hardiesse d'un familier habitué à tout dire, M.
-Mollien avec le chagrin d'un financier obéré, enfin, parmi les grands
-officiers de la cour, le grand maréchal Duroc avec sa discrète
-sagesse, M. de Caulaincourt avec la fermeté d'un bon citoyen,
-insinuaient ou déclaraient tout haut qu'il fallait la paix, qu'il la
-fallait plus ou moins avantageuse, mais qu'il la fallait quelle
-qu'elle fût, sous peine de périr. M. de Caulaincourt, qui dans ces
-circonstances se conduisit de manière à mériter l'estime éternelle des
-honnêtes gens, était le plus hardi, le plus opiniâtre à demander la
-paix.
-<span class="sidenote" title="En marge">Opinion de Napoléon.</span>
-À toutes ces instances Napoléon répondait qu'il la voulait lui
-aussi, qu'il en sentait la nécessité, mais qu'il fallait la gagner par
-un suprême et dernier effort, ce qui était complétement vrai. Il
-ajoutait <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> qu'en la désirant, en étant décidé à la faire, on ne
-devait pas trop le laisser voir, car tout serait perdu si on croyait
-en Europe le courage de la France ébranlé, ce qui était vrai encore,
-mais à une condition, c'est qu'en se montrant résolus à combattre, on
-ne désespérerait pas ceux qui, moyennant quelques concessions, étaient
-prêts, comme l'Autriche, à s'unir à nous pour imposer la modération à
-tout le monde.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Opinion de M. de Bassano.</span>
-Parmi les grands personnages qui, autour de Napoléon, enhardis par le
-péril, peut-être aussi par la diminution du prestige, commençaient à
-manifester une opinion, un seul, toujours assuré, portant toujours
-haut son visage satisfait, M. de Bassano, était aussi confiant que si
-les événements de Russie ne s'étaient pas accomplis. Napoléon, à
-l'entendre, invincible quoique vaincu, réparerait bientôt un malheur
-qui n'était après tout qu'un mauvais hiver, replacerait l'Europe à ses
-pieds, et dicterait les conditions de la pacification générale. Ces
-vaines paroles, dont au fond Napoléon appréciait la valeur, lui
-plaisaient néanmoins, et même sans y croire il aimait à entendre dire
-qu'il était encore aussi puissant qu'autrefois. Pourtant, il y aurait
-eu un plaisir moins dangereux, et peut-être plus doux à lui procurer,
-c'eût été de lui montrer sans cesse l'urgente, l'absolue nécessité des
-sacrifices, et de préparer ainsi à son orgueil souffrant une excuse
-pour céder.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La question consiste moins dans le principe des
-négociations, que tout le monde est d'avis d'ouvrir, que dans le mode
-de ces négociations.</span>
-Du reste, Napoléon, nous le répétons, ne repoussait pas l'idée des
-négociations, il disputait seulement sur les formes à employer pour
-les ouvrir. Il se présentait en effet une question toute politique,
-<span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> dont l'importance était fort grande, et qui était vivement
-débattue autour de Napoléon, malgré le silence habituel dans lequel se
-renfermaient les hommes qui l'approchaient. Le principe des
-négociations admis, il s'agissait de savoir comment on les entamerait,
-si on se prêterait aux vues de l'Autriche, en consentant à lui laisser
-prendre le rôle officieux dont elle semblait pressée de se charger, ou
-si, négligeant les intermédiaires plus ou moins sincères et
-désintéressés, on irait droit à la partie adverse, c'est-à-dire à la
-Russie, pour s'entendre franchement avec elle, et en finir d'une lutte
-inutile et désastreuse.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Caulaincourt serait d'avis de s'aboucher directement
-avec la Russie, sans passer par l'intermédiaire de l'Autriche.</span>
-M. de Caulaincourt, fort habitué à traiter
-avec la cour de Russie, tout plein de ses souvenirs de 1810 et de
-1811, frappé encore des efforts de l'empereur Alexandre pour éviter la
-guerre, espérait, en se présentant à ce prince, lui faire agréer une
-paix honorable pour les deux parties; et ce n'était pas le désir de
-ressaisir un grand emploi diplomatique auquel il avait volontairement
-renoncé, qui le faisait parler de la sorte, mais le dévouement à une
-dynastie à laquelle il s'était attaché, à la France qu'il croyait en
-péril.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Bassano est d'un avis contraire.</span>
-M. de Bassano était d'un avis tout contraire. Ayant beaucoup de
-liaisons particulières avec la cour de Vienne depuis le mariage de
-Napoléon, il voulait négocier par le canal de l'Autriche, devenir
-ainsi l'auteur d'une paix que tout le monde désirait, qu'il désirait
-lui-même, mais à la manière de Napoléon, c'est-à-dire avec des
-exigences qui devaient la rendre impossible.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Talleyrand incline à l'opinion de M. de
-Caulaincourt.</span>
-M. de Talleyrand qui
-employait à rire de M. de Bassano le temps qu'il ne consacrait plus
-au service de l'État, et que <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> Napoléon eût mieux fait
-d'utiliser pour lui-même en le rappelant au ministère, M. de
-Talleyrand, par des raisons fort plausibles, et par aversion pour M.
-de Bassano, était, contre sa coutume, opposé à l'Autriche, et à
-l'importance qu'il s'agissait de lui donner.</p>
-
-<p>Il est bien certain qu'à voir les allures de la cour de Vienne, on
-pouvait craindre qu'en offrant de s'entremettre, elle ne passât
-prochainement d'un rôle officieux à un rôle dominateur, et qu'après
-avoir modestement conseillé la paix, elle ne finît par l'imposer les
-armes à la main. Dans ses rapports avec la France surtout, la
-médiation qui commençait par le langage le plus amical, le plus
-paternel même, était une manière parfaitement commode de passer du
-rôle d'allié à celui d'arbitre, et bientôt peut-être, si l'arbitre
-n'était pas écouté, au rôle d'ennemi. Aussi la faire entrer le moins
-possible dans les grandes affaires du moment, renoncer aux services
-militaires et politiques qu'on pouvait en obtenir, si on ne voulait
-pas les payer, et la négliger pour s'adresser directement à la Russie,
-était ce qu'il y avait de plus sage et de plus habile.
-<span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité de s'aboucher directement avec la Russie, à
-cause des dispositions actuelles de l'empereur Alexandre.</span>
-Mais il y avait
-une difficulté presque insurmontable à suivre cette conduite,
-c'étaient les nouvelles dispositions de l'empereur Alexandre. M. de
-Caulaincourt l'avait laissé timide, tremblant à l'idée de rencontrer
-Napoléon sur un champ de bataille, et prêt aux plus grands sacrifices
-pour éviter cette extrémité. Mais arrivé tout à coup par suite
-d'événements extraordinaires au rôle de vainqueur de Napoléon,
-enorgueilli au dernier point de cette situation si nouvelle, enflé de
-l'espérance <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> d'être le libérateur de l'Europe, enivré par les
-applaudissements des Allemands, il était devenu inabordable, et
-probablement M. de Caulaincourt, rencontrant auprès de lui des égards
-personnels mais aucune condescendance, eût supporté moins qu'un autre
-ce changement d'attitude si récent et si complet, et eût rompu
-brusquement. L'abouchement direct avec Alexandre était donc à peu près
-impraticable, et dès lors il n'y avait de recours possible aux
-négociations que par l'intermédiaire de l'Autriche.
-<span class="sidenote" title="En marge">Dans cette situation, il y a nécessité d'accepter les
-services de l'Autriche, et dès lors de s'entendre avec elle.</span>
-Sous ce dernier
-rapport, M. de Bassano avait raison; mais en quoi il se trompait,
-c'était dans la manière d'employer les bons offices de la cour de
-Vienne, et surtout de les payer. Dans le fond cette cour n'avait
-l'intention ni de détruire, ni d'abaisser la France, par crainte
-d'abord, car Napoléon l'effrayait toujours, par pudeur aussi, car le
-mariage était trop récent pour qu'on n'en tînt pas compte. Mais elle
-voulait profiter de l'occasion pour refaire la situation de l'Autriche
-et de l'Allemagne, ce qui était fort naturel et fort légitime. Il
-fallait le reconnaître, s'y résigner, quelque désagréable que cela pût
-être, parce qu'on s'y était exposé par de grandes fautes, parce qu'au
-fond l'intérêt réel de la France y était moins compromis que
-l'amour-propre de Napoléon, et une fois résigné, entrer franchement en
-communication avec la cour de Vienne, se mettre d'accord avec elle, la
-laisser faire ensuite, pendant qu'on gagnerait encore quelques grandes
-batailles, qui seraient dans ses mains un moyen de rendre les coalisés
-raisonnables, et dans les nôtres un moyen de lui payer à elle ses
-services un peu moins cher.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> <span class="sidenote" title="En marge">À défaut de cette manière de procéder, il reste
-une seule conduite, c'est de n'avoir aucun recours à l'Autriche, et de
-la laisser en dehors des affaires présentes.</span>
-Si on ne voulait pas se plier aux circonstances, ce qui après
-l'expédition de Russie était le plus triste des égarements, il y avait
-encore une autre conduite à tenir, c'était, en affectant les bons
-rapports avec l'Autriche, en écoutant ses conseils avec une déférence
-apparente, de se tenir à distance d'elle, de ne pas chercher à
-l'employer, de ne réclamer de sa part aucun service ni diplomatique ni
-militaire, car tout ce qu'on lui demandait sous le rapport
-diplomatique l'autorisait à se mêler des conditions de la paix, ce qui
-était un acheminement à les dicter, et ce qu'on lui demandait sous le
-rapport militaire l'autorisait à armer, ce qui était un acheminement à
-nous faire la guerre.</p>
-
-<p>Il fallait donc ou s'adresser directement et tout de suite à la
-Russie, si la chose était possible, ou si elle ne l'était pas,
-s'adresser à l'Autriche, franchement, cordialement, en étant prêt à
-lui payer ses services, ou enfin, si on n'avait pas cette sagesse,
-l'employer aussi peu que possible, et ne pas agrandir nous-mêmes une
-importance et des forces qui devaient bientôt être employées contre
-nous. Toutes autres vues que celles-là étaient dans le moment dénuées
-de raison.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Conseil solennel tenu aux Tuileries sur la politique
-extérieure de la France.</span>
-Ce sont ces diverses questions, celles de la paix, du mode des
-négociations, de l'étendue des armements, que Napoléon voulut traiter
-dans un conseil spécial, qu'il réunit aux Tuileries dans les premiers
-jours de janvier, et qu'il composa d'hommes parfaitement compétents.
-Dans un pays où les ministres auraient été responsables, c'est-à-dire
-auteurs de la direction des affaires, il aurait dû n'y admettre que
-<span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> des ministres; dans un pays où il était seul auteur de toutes
-les déterminations, il choisit parmi les hommes de son entourage les
-plus expérimentés dans les matières qu'on avait à traiter. Il désirait
-tirer de ce conseil quelques lumières, s'il pouvait, mais surtout
-faire preuve de dispositions pacifiques, et une fois qu'un système
-aurait été adopté, obtenir autour de lui un complet accord de volontés
-et de langage.</p>
-
-<p>Les personnages appelés, et la plupart d'après la désignation de M. de
-Bassano, furent, outre M. de Bassano lui-même, l'archichancelier
-Cambacérès, le prince de Talleyrand, M. de Caulaincourt, M. le duc de
-Cadore (de Champagny), ancien ambassadeur et ancien ministre des
-affaires étrangères, enfin les deux principaux commis de ce
-département, MM. de la Besnardière et d'Hauterive. Certes il eût été
-difficile de réunir plus de savoir, et plus de vrai désir de sauver
-Napoléon et l'État lui-même.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Exposé fait par Napoléon des questions à résoudre.</span>
-Napoléon, calme et grave, exposa brièvement la situation, ordonna la
-lecture des décrets qu'on devait présenter au Sénat, puis précisa
-comme il suit la question qu'il voulait faire approfondir.&mdash;«Je
-souhaite la paix, dit-il, mais je ne crains point la guerre. Malgré
-les pertes que nous a causées la rigueur du climat, il nous reste
-encore de grandes ressources. Au dedans la tranquillité règne. La
-nation ne veut point renoncer à sa gloire et à sa puissance. Au dehors
-l'Autriche, la Prusse, le Danemark donnent les plus fortes assurances
-de leur fidélité. L'Autriche ne songe pas à rompre une alliance dont
-elle attend de grands avantages. Le roi de Prusse offre de renforcer
-son contingent, et vient de déférer à un conseil <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> de guerre
-le général d'York. La Russie a besoin de la paix. Quoique travaillée
-par les intrigues de l'Angleterre, je ne pense pas qu'elle veuille
-persister dans une lutte qui finira par lui être funeste.</p>
-
-<p>»J'ai ordonné une levée de 350 mille hommes (faisant, comme on l'a
-dit, 500 avec la conscription de 1813); le projet de sénatus-consulte
-est rédigé et va être présenté. Un autre décret est préparé pour la
-convocation du Corps législatif, auquel je n'aurai pas d'impôts
-nouveaux à demander, mais dont la présence peut être utile dans les
-conjonctures actuelles, et auquel il se pourrait qu'on eût à proposer
-des mesures législatives.</p>
-
-<p>»Après avoir ainsi réglé le développement de nos forces, convient-il
-d'attendre des propositions de paix ou d'en faire? Si nous prenons
-l'initiative, faut-il traiter directement avec la Russie, ou est-il
-préférable de s'adresser à l'Autriche, et de lui demander son
-intervention? Telles sont les questions sur lesquelles j'attends et
-appelle vos lumières.»&mdash;</p>
-
-<p>À la suite de cet exposé concis et ferme, chacun parla dans son propre
-sens.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Opinion de MM. de Caulaincourt, de Cambacérès, de
-Talleyrand.</span>
-M. de Caulaincourt soutint, en homme convaincu et en bon citoyen, la
-nécessité de la paix, et la convenance de traiter directement avec la
-Russie. Il appuya cette opinion de considérations qui dans sa bouche
-devaient avoir un grand poids, ayant vécu tant d'années et avec tant
-d'honneur à Saint-Pétersbourg. Le sage Cambacérès, avec son instinct
-ordinaire de prudence, inclinant à s'adresser tout de suite au plus
-fort, à celui de qui tout dépendait, c'est-à-dire à l'empereur de
-Russie, et à tout terminer <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> avec lui du mieux qu'on pourrait,
-se défiant particulièrement de l'Autriche qui n'offrait ses bons
-offices que pour les mettre à très-haut prix, opina comme M. de
-Caulaincourt, et appuya très-fort sa proposition. M. de Talleyrand, en
-quelques mots brefs et sentencieux, exprima l'avis de s'adresser
-immédiatement à la Russie, pour avoir la paix sans longs détours,
-l'avoir promptement, et, selon lui, pas plus chèrement qu'en passant
-par les mains de l'Autriche.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de M. de Bassano.</span>
-Après ces messieurs, M. de Bassano développa longuement le dire
-contraire, et, s'étayant de ce qu'il recueillait chaque jour, parla
-avec beaucoup de raison de la difficulté de s'aboucher avec la Russie,
-auprès de laquelle tous les abords étaient fermés, et de la facilité
-au contraire de passer par l'Autriche, dont toutes les voies s'étaient
-spontanément ouvertes. Mêlant à une opinion vraie les illusions d'un
-esprit crédule, il afficha la plus entière confiance dans le
-désintéressement de la cour de Vienne, dans son attachement à
-l'alliance, dans l'amour enfin du beau-père pour le gendre, et affirma
-que tout serait facile de ce côté, même sûr, sans indiquer (ce qui
-aurait dû être le complément de son opinion, et ce qui l'aurait rendue
-parfaitement sage), sans indiquer à quel prix on obtiendrait les
-services de l'Autriche.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">MM. de Champagny, d'Hauterive, de la Besnardière, opinent
-dans le même sens que M. de Bassano.</span>
-M. de Champagny, modeste et sensé, voyant de grandes difficultés à
-traiter avec la Russie, de grandes facilités à traiter avec
-l'Autriche, disposé à la confiance envers cette dernière cour, auprès
-de laquelle il avait résidé, résigné à lui payer ses services ce
-qu'elle voudrait, opina comme M. de Bassano. <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Quatre voix contre trois se prononcent en faveur de la
-médiation autrichienne.</span>
-M. d'Hauterive
-ayant des avis de commande, M. de la Besnardière, esprit fin,
-caustique, se moquant volontiers de la politique de M. de Bassano,
-mais soumis par intérêt, se prononcèrent tous deux pour l'opinion du
-ministre, chef de leur département. C'étaient par conséquent quatre
-voix contre trois en faveur de l'intervention autrichienne.</p>
-
-<p>Pour qu'un tel conseil pût être utile, on aurait dû, en adoptant
-l'intermédiaire de l'Autriche comme le seul admissible, aller plus
-loin, oser discuter à quelles conditions on obtiendrait les bons
-offices de cette cour, exposer franchement ces conditions, les faire
-accepter, car, ainsi qu'on le verra bientôt, elles étaient
-acceptables, ou bien si on n'en voulait pas, montrer qu'il fallait
-alors se conduire avec assez d'art pour éluder l'intervention de
-l'Autriche au lieu de la rechercher, pour réduire son rôle au lieu de
-le grandir, pour retarder surtout ses déterminations, et avoir ainsi
-le temps de vaincre les coalisés avant qu'elle se mît de la partie.</p>
-
-<p>Mais Napoléon ne demandait pas qu'on allât si loin, et aveuglé par ses
-désirs s'aperçut trop tard de la faute qu'on allait commettre. Ce
-qu'il voyait très-bien, c'est qu'à ouvrir des négociations il n'y
-avait pour le moment qu'un moyen d'y parvenir, c'était de se servir de
-la cour de Vienne. Mais il n'aimait pas à se rendre compte de ce qu'il
-en coûterait, il se flattait d'agir par l'Impératrice sur son
-beau-père, d'obtenir ainsi de l'Autriche des services à la fois
-militaires et diplomatiques, et se persuadait qu'en lui donnant
-l'Illyrie promise autrefois pour dédommagement de la Gallicie, et en
-la lui donnant <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> cette fois gratis, elle se tiendrait pour
-suffisamment récompensée. C'était là une erreur funeste, et qui devait
-être presque aussi fatale que l'expédition de Russie. Au surplus,
-désirant qu'on négociât ostensiblement pour satisfaire l'esprit
-public, il trouvait digne et séant de laisser négocier son beau-père,
-sans paraître s'en mêler lui-même.</p>
-
-<p>Ainsi qu'il le faisait dans ces conseils politiques, rares et
-solennels, où il n'émettait pas son avis, tandis qu'il l'exprimait
-vivement et impérieusement dans les conseils administratifs, il
-remercia sans s'expliquer les membres de cette réunion, et parut
-toutefois pencher pour l'opinion qui avait obtenu la majorité, celle
-de traiter de la paix, d'en traiter par l'entremise de l'Autriche, de
-faire en même temps un grand déploiement de forces, de présenter au
-Sénat le sénatus-consulte projeté pour la levée des 350 mille hommes,
-et de retarder de quelques semaines la convocation du Corps
-législatif, qui pourrait en ce moment refléter avec trop de vivacité
-l'agitation de l'esprit public.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La conduite proposée est immédiatement suivie, mais de
-manière à la rendre plus périlleuse que salutaire.</span>
-Cette conduite fut en effet immédiatement suivie, mais avec les fautes
-que le caractère de Napoléon devait y apporter, et que le caractère de
-M. de Bassano n'était pas fait pour atténuer. Napoléon après avoir
-fort écouté M. de Bubna, que du reste il avait caressé
-très-adroitement et mis entièrement dans ses intérêts, écrivit à son
-beau-père dans un langage qui, bien qu'affectueux et amical, n'était
-propre à le gagner ni par le fond ni par la forme.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lettre de Napoléon à son beau-père l'empereur François.</span>
-Il lui raconta sa
-campagne de 1812, qu'on avait, disait-il, fort défigurée à Vienne
-dans mille récits <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> malveillants, se plaignit de ce qu'on avait
-beaucoup trop écouté ces récits dans la cour de son beau-père, ajouta,
-ce qui était vrai, que les Russes ne l'avaient pas vaincu une seule
-fois, que partout ils avaient été battus, qu'à la Bérézina notamment
-ils avaient été écrasés; que des prisonniers, des canons, ils n'en
-avaient jamais pris sur le champ de bataille, ce qui était vrai
-encore, mais que les chevaux étant morts de froid il avait fallu
-abandonner beaucoup de matériel d'artillerie; que la cavalerie étant à
-pied n'avait pu protéger les soldats qui s'éloignaient pour vivre,
-qu'il avait ainsi perdu des canons et des hommes, et que le froid par
-conséquent était la seule cause de ce qu'il fallait appeler un
-mécompte et non pas un désastre. Napoléon faisait ensuite de ses
-armements un étalage immense, menaçant non-seulement pour ses ennemis,
-mais même pour ceux de ses alliés qui voudraient l'abandonner, ce qui
-s'adressait directement à la Prusse, et indirectement à l'Autriche,
-puis cependant finissait par conclure que malgré la certitude de
-rejeter au printemps les Russes sur la Vistule, de la Vistule sur le
-Niémen, il désirait la paix, l'aurait offerte s'il avait terminé cette
-campagne sur le territoire ennemi, mais ne croyait pas de sa dignité
-de l'offrir dans l'état présent des choses, acceptait donc l'entremise
-de l'Autriche, et consentait à l'envoi de plénipotentiaires
-autrichiens auprès des cours belligérantes. Il ajoutait que, sans
-préciser aujourd'hui les conditions de cette paix, il était des bases
-qu'il pouvait tout de suite indiquer, parce qu'il était résolu à n'en
-pas laisser poser d'autres.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon énonce dans sa lettre des prétentions qui rendent
-toute négociation impossible.</span>
-Jamais, disait-il, il ne consentirait
-<span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> à détacher de l'Empire ce que des sénatus-consultes avaient
-déclaré territoire constitutionnel. Ainsi Rome, le Piémont, la
-Toscane, la Hollande, les départements anséatiques, étaient choses
-inviolables et inséparables de l'Empire. Ainsi Rome et Hambourg
-devaient, quoi qu'il arrivât, avoir des préfets français! Napoléon ne
-s'expliquait pas sur le duché de Varsovie, ne disait pas ce qu'il en
-voulait faire, et n'excluait pas dès lors l'idée d'accorder quelque
-agrandissement à la Prusse (chose essentielle pour ceux qui tenaient à
-reconstituer l'Allemagne); mais il déclarait qu'il ne consentirait à
-aucun agrandissement territorial pour la Russie, et ne lui accorderait
-que de la dégager des obligations du traité de Tilsit, c'est-à-dire
-des liens du blocus continental. Quant à l'Angleterre, avec laquelle
-il était non-seulement désirable, mais nécessaire de traiter, car la
-Russie ne pouvait pas se séparer d'elle, Napoléon se renfermait dans
-la lettre écrite à lord Castlereagh au moment de partir pour la
-Russie, et dans laquelle il avait posé comme principe fondamental
-l'<i lang="la">uti possidetis</i>. D'après ce principe, l'Espagne qu'il possédait
-alors devait appartenir à Joseph, le Portugal qu'il ne possédait pas à
-la maison de Bragance, Naples qu'il avait conquis à Murat, la Sicile
-qu'il n'avait jamais occupée aux Bourbons de Naples, résultat du reste
-déplorable, car en obtenant sur le continent des territoires dont nous
-n'avions aucun besoin, nous perdions au delà des mers toutes nos
-colonies, tombées alors aux mains de l'Angleterre. Assurément il était
-impossible d'imaginer rien de plus imprudent qu'une telle déclaration.
-À vouloir se montrer fiers envers l'Europe, <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> pour qu'elle
-n'abusât pas de notre abattement, on devait se borner à l'être dans le
-ton et le langage, mais il ne fallait pas énoncer des conditions qui
-allaient rendre toute négociation impraticable, et qui, en ôtant toute
-espérance à l'Autriche de nous amener à son plan de pacification,
-devaient la décider au fond du c&oelig;ur à prendre son parti
-sur-le-champ, et dès lors à précipiter son changement d'alliance,
-qu'il eût fallu, même en le prévoyant, même en s'y résignant, retarder
-le plus longtemps possible.</p>
-
-<p>L'essentiel en effet dans le moment eût été de deviner les désirs de
-l'Autriche, et de la satisfaire dans une certaine mesure, dans la
-mesure qui pouvait nous l'attacher, puisqu'au lieu de l'écarter de la
-lice on travaillait à l'y attirer. Que l'on tînt à l'Espagne, à la
-Hollande, même à Naples, peu lui importait au fond, si on parvenait à
-décider l'Angleterre à céder sur ces divers points. Qu'on ne voulût
-accorder aucun agrandissement à la Russie, soit en Turquie, soit en
-Pologne, elle ne demandait pas mieux, et ce n'est pas pour de telles
-choses qu'elle eût fait la guerre. Mais ce qui l'intéressait, c'était
-d'affranchir l'Allemagne du joug que nous faisions peser sur elle,
-joug insupportable lorsque nous avions, outre le protectorat avoué de
-la Confédération du Rhin, des préfets à Hambourg et à Lubeck, un roi
-français à Cassel, lorsque surtout nous avions réduit la Prusse à
-presque rien. Assurément l'Autriche n'éprouvait pas de sensibilité de
-c&oelig;ur pour la Prusse; mais laisser cette puissance aussi affaiblie
-qu'elle l'était présentement, c'était à ses yeux renoncer à l'une des
-forces essentielles de la Confédération germanique. Elle ne <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span>
-voulait pas reprendre la couronne impériale, fardeau plus pesant
-encore que glorieux, mais elle voulait retrouver son indépendance dans
-l'indépendance de l'Allemagne, exercer la première influence dans
-cette Allemagne reconstituée, et quant à ce qui la concernait
-personnellement, recouvrer l'Illyrie, obtenir une meilleure frontière
-sur l'Inn, être débarrassée enfin du grand-duché de Varsovie, car elle
-ne croyait guère au rétablissement de la Pologne, et en tout cas
-n'entendait pas le payer de la Gallicie. Elle n'avait jusqu'ici
-exprimé aucun de ces v&oelig;ux, mais il suffisait de la moindre
-connaissance de sa situation pour les prévoir, et il fallait à force
-d'ambition avoir perdu le sens vrai des choses pour lui ôter jusqu'à
-l'espérance sur des points aussi importants, surtout en ayant pour
-concurrents auprès d'elle la Russie et l'Angleterre, qui allaient lui
-offrir, outre un changement complet en Allemagne, la restitution de
-tout ce qu'elle désirerait en Italie, en Bavière, en Souabe, en Tyrol,
-de tout ce qui avait fait jadis sa gloire et sa puissance, de tout ce
-qui causait encore, quand elle y pensait, ses regrets et sa douleur.</p>
-
-<p>Si on croyait, après la destruction de la grande armée et avec une
-moitié de nos forces engagée en Espagne, si on croyait pouvoir vaincre
-l'Europe entière, l'Autriche comprise, au moins fallait-il, dans
-l'intérêt de la prochaine campagne, laisser cette puissance dans le
-doute, et ne pas lui donner un puissant motif d'accélérer ses
-armements, et de hâter ses déterminations contre nous. Entretenir ses
-espérances pour ne pas la jeter trop tôt dans les <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> bras de
-nos ennemis était donc la plus élémentaire de toutes les politiques.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dépêche de M. de Bassano aggravant la lettre écrite par
-Napoléon.</span>
-À la funeste lettre que Napoléon venait d'écrire à son beau-père, M.
-de Bassano en joignit une destinée à M. de Metternich, celle-ci disant
-trois ou quatre fois plus longuement, plus orgueilleusement, ce que
-Napoléon avait dit avec la hauteur de ton qui lui appartenait. Les
-armements de la France y étaient exposés avec une exagération presque
-ridicule. La Prusse, disait-il, venait d'inspirer quelques méfiances,
-et on armait cent mille hommes, on préparait cent millions de plus. Si
-elle finissait par se prononcer contre nous, ce seraient deux cent
-mille hommes, et deux cents millions qu'on ajouterait à nos
-ressources. Un nouvel ennemi se présenterait-il, ce seraient encore
-deux cent mille hommes et deux cents millions qu'on réunirait, ce qui
-ne laissait guère d'incertitude sur l'application qu'on en pouvait
-faire, car après la Prusse il n'y avait que l'Autriche qui pût
-provoquer ce nouveau déploiement de forces. On irait, écrivait le
-ministre des affaires étrangères, jusqu'à douze cent mille hommes,
-pour maintenir ce qu'on appelait le territoire constitutionnel de
-l'Empire et la gloire de Napoléon. On parlait, continuait M. de
-Bassano, du soulèvement des esprits contre la France! Il fallait, au
-contraire, qu'on y prît garde, et qu'on ne poussât pas à bout une
-nation susceptible comme la nation française, prête à se lever tout
-entière contre ceux qui en voulaient à sa grandeur, et, s'il était
-nécessaire, à se jeter violemment sur l'Europe. On verrait alors de
-bien autres catastrophes que toutes celles auxquelles on <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span>
-avait assisté. Tel qui n'existait encore que par la générosité et
-l'esprit de tolérance de la France, cesserait de figurer sur la carte
-de l'Europe!&mdash;M. de Metternich avait paru donner des conseils, et,
-comme on le voit, on les lui rendait de manière à lui ôter toute envie
-d'en donner à l'avenir. On terminait cette étrange diplomatie par des
-témoignages personnellement gracieux pour le ministre autrichien, mais
-qui ressemblaient fort à la politesse d'un supérieur envers un
-inférieur. Au surplus Napoléon et son ministre acceptaient,
-disaient-ils, l'intervention de l'Autriche, mais aux conditions
-énoncées, c'est-à-dire aux conditions arrachées à la Russie après
-Friedland, à l'Autriche après Wagram, et malheureusement on traitait
-après Moscou! Pour allécher l'Autriche, on avait imaginé un moyen
-aussi singulier que tout le reste, c'était de lui annoncer avec
-appareil, et comme nouvelles de famille capables de l'intéresser, le
-couronnement prochain du roi de Rome, petit-fils de l'empereur
-François, et l'avénement de sa fille Marie-Louise à la régence de
-France, deux projets qui occupaient Napoléon, et dont il avait
-entretenu le prince Cambacérès. Sans doute ces nouvelles n'étaient pas
-absolument dénuées d'intérêt pour l'empereur François, et elles
-étaient de nature à lui causer quelque plaisir, car il aimait sa
-fille, et ne pouvait pas être insensible à l'avantage de la voir dans
-certains cas gouverner la France. Mais croire qu'une telle
-satisfaction lui ferait oublier l'état de l'Allemagne et de
-l'Autriche, oublier vingt ans de malheurs qu'il dépendait de lui de
-réparer en un instant, c'était se faire une singulière idée de
-l'Europe, et des moyens <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> de sortir du pas si dangereux où l'on
-s'était témérairement engagé.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon aux propositions de la Prusse.</span>
-Napoléon avait aussi à s'expliquer avec la Prusse, à répondre aux
-excuses qu'elle lui envoyait pour la défection du général d'York, aux
-prétentions qu'elle laissait voir de s'établir en Silésie, d'y former
-une armée avec notre argent, et de profiter de cet asile pour se
-convertir peu à peu, comme l'Autriche, d'alliée en médiatrice, de
-médiatrice en ennemie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le mal étant sans remède à l'égard de la Prusse, les fautes
-envers elle sont peu à redouter.</span>
-Bien que M. de Saint-Marsan parût ne pas désespérer de la cour de
-Prusse si on lui faisait à propos des concessions, il était évident
-qu'il y avait fort peu à attendre d'elle, dominée qu'elle était par
-des passions nationales irrésistibles, et qu'à son égard on pouvait ne
-pas se contraindre beaucoup, sans qu'il en résultât un grand dommage
-pour la situation. Consentir en effet à des armements qui allaient
-tourner contre nous, lui rendre un argent dû peut-être, mais qui
-allait servir à payer ses prochaines hostilités, argent que d'ailleurs
-on n'avait pas, aurait été, il faut le reconnaître, une insigne
-duperie. Consentir à ce qu'elle se retirât en Silésie pour y traiter
-avec la Russie, c'était la livrer nous-mêmes à cette puissance, vers
-laquelle elle n'était déjà que trop entraînée. Les fautes n'étaient
-donc pas fort à redouter à l'égard de la cour de Berlin, car avec elle
-le mal était sans remède.
-<span class="sidenote" title="En marge">Explications de Napoléon avec MM. de Krusemark et de
-Hatzfeldt.</span>
-Napoléon reçut M. de Krusemark, représentant
-ordinaire de la Prusse, et M. de Hatzfeldt, envoyé pour cette
-circonstance, les traita bien sans rien abandonner de sa hauteur
-habituelle, leur exposa sa dernière campagne à sa manière, ce qui
-était son soin de chaque jour avec ceux qu'il entretenait, puis
-<span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> s'étendit sur ses vastes armements, sur la prompte revanche
-qu'il allait prendre, et leur affirma qu'avant trois mois les Russes
-seraient rejetés au delà non-seulement de la Vistule, mais du Niémen
-et du Dniéper.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne s'oppose pas à ce que la cour de Prusse se
-retire en Silésie, mais se refuse à ce qu'elle traite avec les Russes
-pour la neutralisation de cette province.</span>
-Quant au projet de la cour de Prusse de se retirer en
-Silésie, il déclara ne pas y mettre obstacle, trouvant tout naturel,
-disait-il, qu'elle n'aimât point à résider au milieu des armées
-belligérantes, mais il n'admettait pas qu'elle entrât en rapport
-direct avec la Russie pour obtenir la neutralisation de la Silésie, et
-y voyait un acte positif de défection, car la première condition
-qu'exigerait la Russie serait l'abandon de l'alliance française.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il refuse l'argent demandé, et la restitution des places
-fortes.</span>
-Quant aux demandes d'argent qu'on lui présentait, Napoléon convint que
-d'après le dernier traité d'alliance il était tenu de compter et de
-payer sans délai les fournitures faites à son armée; il déclara
-néanmoins qu'après un premier examen, elles lui paraissaient
-inférieures non pas seulement aux 94 millions réclamés par
-l'administration prussienne, mais même aux 48 millions dus à la
-France; que toutefois il consentait, préalablement à tout examen, à
-rendre à la Prusse ses 48 millions d'engagements; mais qu'on devait
-comprendre qu'avant de donner de l'argent à une puissance placée si
-près de ses ennemis, il fallait qu'il fût bien rassuré sur l'usage
-qu'elle en pourrait faire. Quant aux places fortes de la Vistule et de
-l'Oder, il enferma les deux diplomates prussiens dans un dilemme dont
-il leur était difficile de sortir. Si la Prusse, disait-il, était son
-alliée sincère, elle ne devait pas regretter de voir ces places dans
-ses mains; si elle ne l'était pas, il ne devait les lui <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span>
-rendre à aucun prix, et, d'ailleurs, dans un moment où l'on allait
-entreprendre sur la Vistule et l'Oder une guerre si active, ce n'était
-pas le cas de se dessaisir des points qui commandaient ces deux
-fleuves. <span class="sidenote" title="En marge">Du reste Napoléon se montre disposé à agrandir la Prusse
-dans les prochains arrangements de paix.</span>
-S'élevant ensuite à des considérations plus générales sur la
-situation de la Prusse, Napoléon dit que des événements antérieurs,
-dont il n'avait pas été le maître, l'avaient détourné de faire pour la
-maison de Brandebourg ce qu'il aurait voulu; qu'il le regrettait
-aujourd'hui, mais qu'il était temps encore de faire ce qu'on n'avait
-pas fait, que la reconstitution de la Pologne n'étant plus
-vraisemblable, c'était en Allemagne même qu'il fallait chercher à
-créer une puissance intermédiaire, capable de résister à la Russie, et
-que cette puissance ne pouvait être que la Prusse; qu'il le pensait
-ainsi, et était prêt à concourir à l'accomplissement d'une telle
-pensée; que si une paix raisonnable était proposée, il était disposé à
-renforcer la Prusse du côté de la Pologne, et même vers la Westphalie,
-si la pacification au lieu d'être simplement continentale était en
-même temps maritime. À ces insinuations, Napoléon ajouta des
-témoignages d'estime pour le roi, des traitements gracieux mais dignes
-pour ceux qui le représentaient, néanmoins rien de très-positivement
-satisfaisant quant au fond des choses.</p>
-
-<p>En tout autre temps ces demi-ouvertures relativement au sort futur
-qu'il était possible de ménager à la Prusse, auraient été de grandes
-consolations pour le roi Frédéric-Guillaume; mais actuellement, sous
-l'empire d'une opinion publique entraînée, contre l'influence des
-promesses magnifiques que lui faisaient <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> parvenir la Russie et
-l'Angleterre, ces vagues espérances étaient de bien faibles liens pour
-le rattacher à nous, surtout en lui refusant deux choses auxquelles il
-tenait essentiellement, l'argent et les places de l'Oder et de la
-Vistule. Le roi était économe en fait de finances, comme il était
-prudent en fait de politique. Dans le moment il voulait armer, afin
-d'être au niveau des circonstances, et il aurait désiré que ces
-armements ne lui coûtassent rien. De plus, il tenait à être maître
-chez lui, et il ne croyait pas l'être quand les Français occupaient à
-la fois Spandau, Glogau, Custrin, Stettin, Thorn et Dantzig. Ces deux
-refus devaient donc l'affecter sensiblement, et précipiter le
-mouvement déjà si rapide qui le poussait vers nos ennemis.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Pendant ces négociations, Napoléon s'occupe activement de
-la création de ses moyens de guerre.</span>
-Tandis que Napoléon s'expliquait ainsi avec les puissances allemandes
-réputées alliées, il ne négligeait rien pour se mettre en mesure de se
-passer d'elles. Il avait envoyé au Sénat les décrets dont nous avons
-fait mention, et qui à la conscription de 1813 déjà décrétée et amenée
-sous les drapeaux, ajoutaient la disponibilité des cohortes, l'appel
-de cent mille hommes sur les quatre dernières classes, et enfin la
-levée immédiate de la conscription de 1814. Il était impossible de ne
-pas accueillir ces mesures. Elles furent votées avec soumission par le
-Sénat; elles l'auraient été avec chaleur par une assemblée libre, et
-avec des manifestations de sentiments qui auraient exercé sur l'esprit
-du pays la plus heureuse influence.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les sénatus-consultes relatifs aux nouvelles levées votés
-avec empressement.</span>
-Que le gouvernement eût tort,
-qu'il eût follement compromis une grandeur qui nous avait coûté tant
-de sang, ce ne pouvait être douteux <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> pour personne. Mais
-quiconque avait des lumières et du patriotisme, ne pouvait pas
-contester non plus que l'étranger ayant été attiré sur la France, il
-fallait lui tenir tête, et le repousser, sauf à traiter ensuite, même
-au prix de grandes concessions auxquelles la France pouvait se prêter
-sans s'affaiblir. Ces concessions il fallait les accorder après des
-victoires, qui rendissent à nos armes non pas leur gloire, désormais
-impérissable, mais un prestige d'invincibilité qu'elles venaient de
-perdre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les hommes éclairés et honnêtes sont tous d'avis de faire
-un dernier effort pour arrêter l'ennemi, et conclure ensuite la paix.</span>
-Ainsi faire un dernier effort, et après cet effort conclure la
-paix, telle était l'opinion des hommes éclairés. Mais le sort des
-hommes éclairés est d'être rarement écoutés, soit par les princes,
-soit par les peuples. La masse de la nation, jadis si soumise et trop
-soumise à Napoléon, était maintenant disposée à blâmer, à murmurer, à
-mal accueillir en un mot les nouvelles charges dont elle se voyait
-menacée. Les parents de ces enfants qui sur le champ de bataille
-allaient devenir des héros, se plaignaient avec amertume, et dans les
-lieux publics s'élevaient hautement contre les conscriptions répétées,
-contre les guerres incessantes, contre des conquêtes tellement
-lointaines, qu'à peine le patriotisme pouvait-il s'y intéresser.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les masses plus vivement affectées, et moins raisonnables,
-sont profondément irritées contre la conscription.</span>
-Plus
-on descendait dans les classes inférieures, plus on trouvait ce
-sentiment prononcé, parce que la souffrance des appels y étant plus
-sentie, et l'intelligence politique y étant moindre, on n'y comprenait
-pas aussi bien la nécessité d'un dernier et immense effort. Dans les
-rues de Paris, l'audace était devenue extrême, et vraiment surprenante
-sous un pareil régime. Un jeune homme de vingt-deux ans, atteint par
-la conscription, <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> s'étant placé dans le faubourg Saint-Antoine
-sur les pas de Napoléon, qui était allé à cheval visiter ce faubourg,
-osa lui adresser la parole, et malgré le prestige qui entourait
-toujours sa personne, lui tint le langage le plus offensant.
-<span class="sidenote" title="En marge">Scènes populaires dans Paris.</span>
-La police
-ayant voulu l'arrêter en fut empêchée par la foule. Plusieurs fois des
-jeunes gens saisis par la police ayant crié qu'ils étaient des
-conscrits qu'on emmenait de force, bien qu'ils fussent le plus souvent
-de simples malfaiteurs, avaient été délivrés par le peuple. L'un d'eux
-l'avait été par les femmes de la halle, qui à elles seules avaient
-suffi à désarmer les agents de la force publique, peu nombreux ce
-jour-là dans le lieu où la scène se passait. Les soldats malades qui
-avaient à se rendre de leurs casernes à l'hôpital militaire, situé à
-l'une des extrémités de Paris, étaient obligés de traverser toute la
-ville pour y aller. On avait vu plus d'une fois les femmes du peuple
-les entourer, les plaindre, leur donner des soins, et crier que
-c'étaient de nouvelles victimes de <cite>Bonaparte</cite>, comme on l'appelait
-dès qu'on était mécontent<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. On le refaisait ainsi d'empereur
-général, et on lui ôtait un sceptre dont il usait si cruellement.</p>
-
-<p>Ces dispositions étaient plus prononcées encore dans les campagnes,
-quoique s'y manifestant d'une manière moins bruyante, et
-principalement dans les campagnes où la conscription avait eu le plus
-de peine à s'établir, comme celles de l'Ouest et du Midi. On comprend
-tout ce que les récits de Moscou devaient ajouter à l'aversion pour
-le service militaire, <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> aversion qui n'était pas naturelle en
-France, mais que la continuité des guerres et les épouvantables
-effusions de sang avaient commencé à rendre générale. Transportés sous
-les drapeaux, nos jeunes conscrits étaient bientôt les soldats les
-plus gais et les plus intrépides; mais avant d'y arriver, ils
-murmuraient, et leurs familles jetaient les hauts cris. Le long du
-Rhin surtout, les récits des militaires revenant de Russie
-produisaient l'effet le plus fâcheux. On avait entendu des hommes
-appartenant aux vieux cadres qui rentraient par Mayence, dire aux
-conscrits en route pour rejoindre leurs corps: «Où allez-vous donc?...
-à l'armée?... Attendez donc que l'Empereur vous y mène lui-même, et en
-attendant retournez chez vous<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="smaller">[6]</span></a> ...»&mdash;Allusion offensante au départ
-de Smorgoni, que beaucoup de soldats de la grande armée n'avaient pas
-encore pardonné à Napoléon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Sombre préoccupation des esprits.</span>
-À ce mécontentement des masses se joignaient de sombres
-préoccupations, de singulières terreurs. On propageait des bruits
-alarmants, venus d'échos en échos de Moscou jusqu'à Strasbourg et à
-Mayence. On prétendait que des maréchaux avaient été pris ou tués, que
-d'autres étaient fous, mourants ou morts. On racontait qu'il y avait
-eu un combat sanglant entre la garde impériale et l'armée; on
-annonçait l'arrivée de barbares féroces prêts à fondre sur la France.
-En Italie, par exemple, où le merveilleux se mêlait à la peur, on
-répandait dans le peuple la prédiction d'une submersion totale de la
-<span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> Péninsule italienne, et on disait que cette péninsule allait
-être envahie par la Méditerranée et l'Adriatique sorties de leur lit.
-Chez un peuple superstitieux cette absurde rumeur causait un trouble
-indicible<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. Les prêtres italiens, toujours ennemis, quoique soumis
-en apparence, ne contribuaient pas peu à propager ces folles
-croyances, et à irriter de toutes les manières, surtout dans les
-campagnes, l'esprit des populations.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mécontentement plus grand encore dans les pays nouvellement
-réunis.</span>
-Dans les départements de l'ancienne France ces mécontentements, ces
-alarmes ne portaient pas à la sédition, car si le gouvernement était
-oppressif, il était national, et si on le haïssait ce n'était pas
-comme étranger. Mais entre le Rhin et l'Elbe, en Hollande, en
-Westphalie, à Brème, à Hambourg, la vue des flottes anglaises et
-l'approche des Russes produisaient des tumultes, et à tout instant
-faisaient craindre un soulèvement général. Dans le grand-duché de
-Berg, département industrieux, que notre régime commercial incommodait
-beaucoup, on avait choisi le moment du tirage pour se jeter sur les
-fonctionnaires qui présidaient aux opérations du recrutement, pour
-battre les gendarmes et les chasser. Puis on avait couru aux maisons
-des douaniers et des percepteurs, et on les avait dévastées ou
-démolies. À Hambourg, où l'autorité française était abhorrée comme
-étrangère et comme représentant le blocus continental, on avait saisi
-l'occasion du départ d'une cohorte pour s'ameuter autour, l'empêcher
-de partir, courir ensuite sur les douaniers et les percepteurs
-français, les maltraiter et les chasser au cri de <cite>Vive Alexandre!
-vivent les Cosaques!</cite> Les <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> autorités françaises auraient même
-été expulsées sur-le-champ, sans un secours de cavalerie envoyé par
-les Danois, nos alliés et nos voisins. À Amsterdam, à Rotterdam, on
-avait été moins audacieux, mais dans toute la Hollande on entendait
-souvent le cri de <cite>Vive Orange!</cite> et une insurrection à l'approche de
-l'ennemi était infiniment probable.</p>
-
-<p>Toutefois, quand la classe éclairée d'un pays approuve des mesures,
-elle leur donne un appui extrêmement efficace. En France, cette classe
-tout entière sentant qu'il fallait se défendre énergiquement contre
-l'ennemi extérieur, le gouvernement eût-il cent fois tort, les levées
-s'exécutaient, et les hauts fonctionnaires soutenus par un assentiment
-moral qu'ils n'avaient pas toujours obtenu, accomplissaient leur
-devoir, quoique au fond du c&oelig;ur ils fussent pleins de tristesse et
-de pressentiments sinistres. Napoléon appelait les manifestations que
-nous venons de rapporter des <em>mouvements de la canaille</em>, qu'il
-fallait réprimer sans pitié, et qui ne se reproduisaient point quand
-on savait les punir à propos. À Paris il avait fait opérer un certain
-nombre d'arrestations, dont l'effet momentané avait été de rendre un
-peu plus prudents les discoureurs de lieux publics. Mais dans le duché
-de Berg il avait ordonné de passer par les armes quelques-uns des
-révoltés, et lancé plusieurs colonnes mobiles qui parcouraient le pays
-et le remplissaient de terreur. À Hambourg il avait prescrit de
-fusiller six personnes pour l'outrage fait aux autorités françaises.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon veut opposer aux manifestations patriotiques des
-Allemands, des dons patriotiques consistant en cavaliers armés offerts
-par les villes de l'Empire.</span>
-Au surplus ces circonstances ne le décourageaient pas, et ne lui
-ôtaient pas l'espérance d'obtenir de la <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> France une
-manifestation nationale, qui répondît à l'élan patriotique des
-Allemands, et qui pût jusqu'à un certain point faire tomber cette
-assertion très-répandue en Europe, que la France était aussi fatiguée
-de son despotisme que les nations étrangères de sa domination. Il
-imagina de se faire offrir par les villes et les cantons des cavaliers
-montés et équipés, afin de réparer les pertes de la cavalerie, qui
-avaient été immenses dans la dernière campagne. Il suffisait de dire
-un mot à un seul préfet, qui transmettrait ce mot à un des conseillers
-municipaux de son chef-lieu, pour qu'une offre fût faite dans une
-grande ville, et imitée à l'instant dans tout l'Empire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Paris, adroitement stimulé, donne le premier exemple, et
-vote un régiment de cavalerie.</span>
-La mieux
-placée de toutes les villes de France pour prendre l'initiative, la
-plus populeuse, la plus riche, la plus occupée des événements publics,
-celle de Paris, mise en mouvement la première, débuta par une offre
-éclatante. Un membre du conseil municipal dit que la ville de Paris,
-située plus près du gouvernement, mieux instruite par là de ses
-besoins, devait donner l'exemple, et que nos ennemis fondant leurs
-principales espérances sur la destruction de notre cavalerie, il
-fallait remplacer par quarante mille cavaliers bien montés et bien
-armés les vingt mille qu'un hiver extraordinaire avait détruits; que
-si les monarques coalisés se flattaient d'avoir pour eux l'opinion
-publique de leur pays, il fallait leur prouver que le héros qui avait
-sauvé la France de l'anarchie n'avait pas moins qu'eux la faveur de sa
-nation, qu'il avait son admiration, son attachement, son dévouement
-sans bornes, et qu'aucune coalition ne prévaudrait contre lui. En
-même temps ce conseiller <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> municipal proposa d'offrir à
-l'Empereur un régiment de cinq cents cavaliers montés et équipés. À
-peine cette proposition avait-elle été présentée qu'elle fut
-accueillie, votée avec acclamation, et portée aux Tuileries par une
-députation du conseil.
-<span class="sidenote" title="En marge">Manière de propager cet exemple.</span>
-Le récit de cette scène, inséré au <cite>Moniteur</cite>,
-suffisait pour éveiller le patriotisme des uns, le zèle intéressé des
-autres, et pour stimuler vivement tout préfet qui n'aurait pas été
-devancé par ses administrés. Dans certains lieux situés hors de la
-vieille France il s'éleva quelques objections du reste bien timides et
-réprimées à l'instant même par les préfets, qui n'hésitaient pas à
-<em>interner</em> les contradicteurs, c'est-à-dire à les exiler dans
-l'intérieur de l'Empire. Mais dans la totalité des départements
-compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, ces offres ne
-rencontrèrent aucune difficulté. S'il y avait provocation de la part
-des préfets ou de leurs affidés, il y avait aussi plein assentiment de
-la part du pays, car il n'y avait pas un citoyen sensé et patriote qui
-pût objecter quoi que ce fût à de pareilles propositions. L'opinion
-que Napoléon était l'auteur de nos malheurs, mais qu'il fallait le
-soutenir, parce que seul il était capable de repousser la formidable
-masse d'ennemis qu'il avait attirée sur la France, cette opinion était
-unanime.
-<span class="sidenote" title="En marge">Votes des villes de Rouen, Bordeaux, Toulouse, Marseille,
-Lyon, Strasbourg, Mayence, Lille, Amsterdam, etc.</span>
-À Paris succédèrent les grandes villes, puis les moindres,
-puis les cantons, chacun donnant plus ou moins, suivant ses moyens et
-son zèle. Lyon offrit 120 cavaliers, Bordeaux 80, Strasbourg 100;
-Rouen, Lille, Nantes, 50; Angers 45; Amiens, Marseille, Toulouse, 30;
-Metz, Rennes, Mayence, 25; Pau, Toulon, Bayonne, <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> Caen,
-Besançon, Tours, Versailles, Genève, 20; Nancy, Clermont, Dunkerque,
-Nîmes, Aix, 15. Les villes de Saint-Quentin, Orléans, le Mans, la
-Rochelle, le Havre, Dijon, Cherbourg, Brest, Mâcon, Angoulême, Verdun,
-Poitiers, Perpignan, offrirent, les unes 12 cavaliers, les autres 10
-ou 8; les villes de Saint-Denis, Laon, Fontainebleau, Blois, Yvetot,
-Dieppe, Vendôme, Moulins, Périgueux, Niort, Meaux, Elbeuf, Quimper,
-Vannes, Abbeville, Langres, Libourne, Lunéville, Lisieux, Sens,
-Tarascon, Orange, Arles, Narbonne, Nevers, les unes 6, les autres 5, 4
-ou 3. Puis vint la suite des petites villes, et celle des cantons,
-dont les délibérations remplissaient tous les jours plusieurs colonnes
-du <cite>Moniteur</cite>. Il est à remarquer que les cités étrangères unies
-violemment à l'Empire, et par conséquent les plus mal disposées,
-émirent presque toutes des votes d'une importance fort supérieure à
-leur zèle, évidemment sous l'impulsion de préfets qui les
-intimidaient, ou de gens sages qui cherchaient à faire oublier
-quelques actes imprudents de leurs concitoyens. Ainsi Rome vota 240
-cavaliers, Gênes 80, Hambourg 100, Amsterdam 100, Rotterdam 50, la
-Haye 40, Leyde 24, Utrecht 20, Dusseldorf 12.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Moyens employés pour réaliser de la manière la plus utile à
-l'armée, les dons offerts par les villes.</span>
-Les offres faites, il fallait les réaliser, trouver l'homme, le
-cheval, l'équipement. On s'adressa pour avoir les hommes à quelques
-cavaliers revenus du service, à des postillons, à des gardes
-forestiers, à des remplaçants enfin. Cependant il était encore plus
-difficile de se procurer les hommes que les chevaux, parce que
-l'argent n'y pouvait rien. Bientôt un avis du ministère de
-l'intérieur apprit aux préfectures <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> qu'on tenait surtout aux
-chevaux et à l'équipement. Ce n'était plus dès lors qu'une affaire
-d'argent. Pour l'obtenir, les préfets firent entre les citoyens les
-plus imposés une répartition des sommes nécessaires, et envoyèrent à
-chacun d'eux sa cote, qui était, dans certains départements riches, de
-1000, de 800, de 600 francs par tête, et qui fut exactement acquittée,
-malgré quelques rares réclamations contre un mode d'impôt tout à fait
-illégal. Les préfets se mirent ensuite en quête pour trouver des
-chevaux en les payant bien, et en trouvèrent. L'équipement n'était pas
-une difficulté dans un pays aussi industrieux que la France.</p>
-
-<p>En peu de jours les offres montaient à 22 mille chevaux, 22 mille
-équipements, et 16 mille cavaliers. C'était une ressource véritable
-que 22 mille chevaux, surtout avec la difficulté qu'il y avait alors à
-s'en procurer. De plus, l'effet moral de ces offres ne laissait pas
-d'être assez grand, car bien que la main de l'autorité fût visible,
-néanmoins on connaissait aussi, et on ne niait pas l'assentiment réel
-du pays, rattaché tout entier à l'idée d'une résistance énergique
-suivie d'une paix prompte et honorable. Cet élan, sans doute, ne
-ressemblait pas à celui de l'Allemagne, car elle était enthousiaste,
-enthousiaste de sa liberté à conquérir, de son indépendance nationale
-à recouvrer, et nous, nous étions froidement convaincus de la
-nécessité de nous défendre contre un ennemi imprudemment attiré sur la
-France. Mais ce qui chez nous devait égaler au moins l'énergie de
-l'Allemagne, c'était l'énergie de nos soldats, qui partant avec peine
-du sein de leurs familles désolées, <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> et une fois devant
-l'ennemi n'écoutant plus que la voix de l'honneur, allaient devenir
-les émules, en valeur si ce n'est en expérience, des plus braves
-soldats de l'ancienne armée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation des divers corps destinés à composer la nouvelle
-armée.</span>
-Une fois en possession de ces immenses moyens de recrutement, Napoléon
-les employa avec ce prodigieux génie d'organisation dont il avait
-donné tant de preuves. Des quatre principales ressources dont il
-pouvait disposer, et s'élevant ensemble à 500 mille hommes, deux
-étaient déjà réalisées, la conscription de 1813 et les cohortes. La
-troisième, celle des cent mille hommes pris sur les quatre dernières
-classes, pouvait être obtenue en février. Quant à la quatrième, la
-conscription de 1814, il suffisait de l'obtenir dans le courant de
-l'année, puisqu'elle n'était destinée qu'à remplacer dans les dépôts
-la conscription de 1813, qui allait être versée en entier dans les
-bataillons de guerre. Voici comment, avec ces ressources, Napoléon
-recomposa son armée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réorganisation des anciens corps qui ont péri en Russie.</span>
-Après s'être fait illusion un moment sur ce qui restait entre la
-Vistule et l'Oder, il était maintenant parfaitement éclairé, et savait
-qu'il ne pouvait compter que sur quelques débris, consistant surtout
-en cadres. Il ordonna donc qu'on gardât sur l'Oder seulement un cadre
-de compagnie par 100 hommes, et un cadre de bataillon par 600 hommes.
-Tout le reste dut être renvoyé en France. Même en se réduisant de la
-sorte, il n'y avait pas de quoi former un bataillon par régiment, bien
-que les régiments de la grande armée comptassent au départ cinq
-bataillons de guerre présents au drapeau. Ce premier bataillon était
-destiné à composer exclusivement la garnison <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> des places de
-l'Oder. Quant à celles de la Vistule, telles que Dantzig et Thorn,
-elles se trouvaient déjà bloquées, et elles avaient d'ailleurs reçu
-des divisions entières, telles que les divisions Grandjean, Heudelet,
-Loison. En ramassant tout ce qui se présenta de soldats errants, et
-rentrant les uns après les autres, on put à peine compléter un
-bataillon par régiment. On renforça ce bataillon, en y adjoignant les
-compagnies d'infanterie qui avaient été mises en garnison sur les
-vaisseaux. On se souvient sans doute que Napoléon avait pris dans les
-bataillons de dépôt une compagnie d'infanterie, pour la placer à
-demeure sur chaque vaisseau de haut bord. En général, c'étaient des
-soldats de trois et quatre ans de service. Réduit à faire ressource de
-tout, il ordonna de mettre à terre ces compagnies, et celles qui
-étaient sur l'Escaut et le Texel furent acheminées immédiatement sur
-l'Oder, pour être incorporées dans les premiers bataillons, dits des
-places de l'Oder.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ces anciens corps réduits à deux, et placés sous les ordres
-des maréchaux Davout et Victor.</span>
-Ce premier bataillon à peu près refait dans chaque régiment, on
-recueillit ce qui restait des cadres des autres bataillons, et on le
-réunit partie dans l'intérieur de l'Allemagne, partie sur le Rhin. Les
-régiments français de l'armée de Russie étaient au nombre de
-trente-six<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, dont seize au corps de <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Davout (le 1<sup>er</sup>), six
-au corps d'Oudinot (le 2<sup>e</sup>), six au corps de Ney (le 3<sup>e</sup>), huit au
-corps du prince Eugène (le 4<sup>e</sup>). Napoléon décida que le 1<sup>er</sup> corps
-serait réorganisé à seize régiments et resterait sous le maréchal
-Davout; que les 2<sup>e</sup> et 3<sup>e</sup> corps, confondus en un seul de douze
-régiments, seraient réorganisés et confiés au maréchal Victor; que le
-4<sup>e</sup> enfin, celui du prince Eugène, serait réorganisé en Bavière. Les
-corps du maréchal Davout et du maréchal Victor devaient comprendre par
-conséquent vingt-huit régiments. Napoléon voulut qu'on retînt à Erfurt
-le cadre des seconds bataillons de ces vingt-huit régiments, expédia
-sur-le-champ le général Doucet pour les commander, et fit partir des
-dépôts, en conscrits de 1813 déjà instruits, de quoi porter ces
-vingt-huit bataillons à 800 hommes chacun. La place d'Erfurt était
-alors une possession française, pourvue d'un immense matériel, et le
-cadre employant à venir à Erfurt le temps que les recrues mettaient à
-s'y rendre de leur côté, la réorganisation se faisait à moitié chemin,
-dès lors moitié plus tôt, et moitié plus près du théâtre de la guerre.
-Napoléon avait envoyé des fonds pour indemniser les officiers qui
-avaient tout perdu en Russie, pour leur payer leur solde arriérée, et
-leur procurer ainsi quelques consolations. Aussitôt ces bataillons
-remis en état, ils devaient joindre sur l'Elbe, les uns le maréchal
-Davout, les autres le maréchal Victor. Les cadres des troisièmes,
-quatrièmes et cinquièmes bataillons devaient venir se recruter
-<span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> sur le Rhin, avec les hommes plus forts, mais point encore
-instruits, des quatre classes antérieures. Par conséquent ces derniers
-bataillons ne pouvaient pas être réorganisés avant trois ou quatre
-mois. Le projet de Napoléon était d'envoyer au moins dès qu'il
-pourrait leurs troisièmes et quatrièmes bataillons aux maréchaux
-Davout et Victor. Ces maréchaux auraient dès lors trois bataillons par
-régiment, et comme ils connaissaient parfaitement la guerre du Nord,
-Napoléon se proposait de les porter de nouveau sur la Vistule, où il
-se flattait d'être au mois de juin. En passant l'Oder ils devaient
-prendre leurs premiers bataillons, enfermés dans les places, et le
-maréchal Davout aurait alors un corps de seize régiments à quatre
-bataillons, le maréchal Victor, un corps de douze régiments également
-à quatre, c'est-à-dire un total de 112 bataillons, représentant
-l'infanterie d'une armée de 120 mille hommes. En attendant, le
-maréchal Davout, avec les seize seconds bataillons réorganisés à
-Erfurt, allait occuper la ville de Hambourg, habituée à plier sous son
-autorité; le maréchal Victor, avec les douze qui lui étaient destinés,
-allait occuper la grande place de Magdebourg, et l'un et l'autre
-établi ainsi sur l'Elbe serait en mesure de protéger les derrières du
-prince Eugène.</p>
-
-<p>Les cadres du 4<sup>e</sup> corps (prince Eugène) étant originaires d'Italie,
-furent acheminés sur Augsbourg, pour, y recevoir les recrues qui
-devaient venir des bords du Pô à travers le Tyrol et la Bavière. Il
-était impossible, on le voit, de combiner ses ressources avec plus
-d'art, d'après les lieux et d'après le temps dont on pouvait
-disposer.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux corps créés par Napoléon.</span>
-La réorganisation des anciens corps étant ainsi assurée, Napoléon
-s'occupa des corps nouveaux qu'il était obligé de créer en toute hâte,
-car la nécessité d'arrêter les Russes dans leur marche offensive
-pouvait l'appeler sur l'Elbe dès le mois de mars.
-<span class="sidenote" title="En marge">Composition des cohortes.</span>
-La ressource la plus
-disponible était celle des cohortes, consistant en cent bataillons,
-qui grâce à la prévoyance de Napoléon, étaient organisés depuis
-environ neuf mois, et à toute la consistance désirable joignaient une
-instruction à peu près achevée. C'étaient des soldats de vingt-deux à
-vingt-sept ans, pris dans le premier ban de la garde nationale, parmi
-les hommes non mariés, gens robustes, un peu raisonneurs, mais
-destinés à former une infanterie solide et intrépide. Ils devaient
-leurs qualités comme leurs défauts à leur âge, à un peu de
-mécontentement, et à leurs officiers. En général ces officiers avaient
-été, lors de l'institution de l'Empire, réformés pour cause d'âge, de
-blessures ou d'attachement à la République. Il y en avait beaucoup qui
-étaient infirmes, grands parleurs, enclins à l'opposition. Il fallait
-en changer la moitié. On pardonna leur esprit indocile à ceux qui
-étaient valides, parce qu'on avait besoin d'eux, et qu'on ne doutait
-pas de leur bravoure devant l'ennemi. On remplaça les autres, qui
-n'avaient été bons que pour instruire leurs troupes, mais qui ne
-pouvaient les commander dans une guerre aussi active que celle qu'on
-prévoyait. On chercha pour cela des sujets dans la garde impériale,
-dans les cadres qui rentraient, et surtout dans l'armée d'Espagne, où
-il commençait à y avoir trop d'officiers pour ce qui restait de
-soldats, <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> et où d'ailleurs les officiers étaient tous bons,
-car cette affreuse guerre était une école excellente. Appelés
-d'urgence et transportés en poste, ces officiers durent remplacer
-immédiatement ceux qu'on excluait des cohortes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le corps dit de l'Elbe composé avec des cohortes, et envoyé
-au prince Eugène sous le général Lauriston.</span>
-Napoléon distribua ensuite les cohortes en vingt-deux régiments à
-quatre bataillons, chaque bataillon ayant une compagnie destinée à
-servir de dépôt. On leur donna de bons colonels, et on les achemina
-sur le Rhin vers Wesel et Mayence. Les douze premiers, formés en
-quatre divisions de trois régiments chacune, composèrent le corps dit
-de l'Elbe, et partirent immédiatement pour Hambourg, afin de se
-joindre au prince Eugène, et de lui apporter un renfort de 40 mille
-hommes de la meilleure infanterie. Le prince Eugène avec un tel
-renfort pouvant opposer 80 mille hommes aux Russes, n'avait plus rien
-à craindre, car ces derniers n'avaient encore nulle part un pareil
-rassemblement. La présence de ces quarante mille hommes, longeant la
-Hollande, traversant le Hanovre, les provinces anséatiques, devait, en
-attendant que les vingt-huit bataillons des maréchaux Davout et Victor
-fussent arrivés, contenir ces provinces si agitées et si mal disposées
-à notre égard. Napoléon donna à ce corps le général Lauriston pour
-commandant en chef. Les maréchaux, ou fatigués, ou hors de combat,
-commençaient à ne plus suffire. Le général Lauriston, homme sensé et
-ferme, qui comme ambassadeur en Russie avait cherché à prévenir la
-guerre, et pendant la guerre s'était conduit avec beaucoup de courage,
-méritait ce commandement. Napoléon l'expédia sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span>
-pour qu'il allât consacrer tous ses soins à son corps d'armée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux régiments formés avec des cadres tirés d'Espagne.</span>
-Napoléon songea ensuite à former deux corps sur le Rhin. Il lui
-restait dix régiments de cohortes, et il avait en outre un nombre
-assez considérable de cadres, les uns laissés dans l'intérieur au
-moment du départ pour la Russie, les autres successivement tirés
-d'Espagne. Ces derniers avaient versé leurs soldats dans les
-bataillons qui devaient continuer à servir au delà des Pyrénées, et
-étaient ensuite revenus en France réduits aux officiers, aux
-sous-officiers et à quelques hommes d'élite. Il y avait de quoi former
-avec ces divers cadres trente et quelques régiments à deux ou trois
-bataillons. On se hâta de les recruter avec la conscription de 1813,
-qui était à moitié instruite, et dont on se proposait d'achever
-l'éducation pendant les marches. Malheureusement ces bataillons, pris
-çà et là, se trouvaient rarement deux à la fois du même régiment. Dès
-qu'il y en avait deux dans ce cas, on avait soin de les réunir pour
-figurer sous le numéro du régiment lui-même, avec ses officiers
-supérieurs et son drapeau. On s'étudia à tirer des autres parties de
-l'Empire les bataillons des mêmes régiments qui étaient disponibles,
-afin de les faire servir ensemble. Cette fâcheuse dislocation des
-corps était, nous l'avons déjà dit, la suite de la politique déréglée
-qui, dispersant les forces de la France dans toute l'Europe, portait
-quelquefois les divers bataillons d'un même régiment en Illyrie, en
-Portugal, en Pologne.</p>
-
-<p>Quant aux bataillons isolés, on les réunit au nombre de deux ou de
-trois sous la forme peu consistante <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> de régiments provisoires,
-avec l'intention de mettre le terme le plus prochain à cette
-organisation temporaire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Avec les cohortes restantes et les nouveaux régiments,
-Napoléon forme le premier corps dit du Rhin, et le confie au maréchal
-Ney.</span>
-Avec huit des dix cohortes restantes, et une partie des trente et
-quelques régiments dont nous venons d'exposer la formation, Napoléon
-composa le premier corps du Rhin, le distribua en quatre belles
-divisions, et le confia au héros de la retraite de Russie, au maréchal
-Ney, qui s'était livré lui aussi à un mouvement passager de dépit
-lorsqu'il avait vu l'armée abandonnée par son chef, mais qui en
-apprenant sur l'Oder l'éclatante et juste récompense accordée à ses
-services (il venait d'être créé prince de la Moskowa), avait retrouvé
-son ardeur, et ne demandait qu'à rencontrer les Russes pour leur faire
-expier les succès de la dernière campagne. Une cinquième division,
-comprenant les Allemands des princes alliés, devait porter son corps à
-50 mille hommes, et même à 60 mille en comptant l'artillerie et la
-cavalerie. Ce corps était destiné à frapper les premiers et les plus
-rudes coups. Il allait se former à Mayence d'abord, puis à Francfort,
-Hanau, Wurzbourg, et se mettre en marche un mois après celui de
-l'Elbe, c'est-à-dire au 15 mars. Le maréchal Ney revenu à Paris depuis
-quelques jours, moins pour y prendre un repos dont sa constitution de
-fer n'avait pas besoin, que pour y recevoir l'investiture de son
-nouveau titre, eut ordre de repartir immédiatement, et de se rendre
-sur les bords du Rhin, afin de veiller à l'organisation des troupes
-qu'il devait commander.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon compose le second corps du Rhin avec quelques-uns
-des nouveaux régiments, et avec l'infanterie de marine.</span>
-Le second corps du Rhin fut composé de quelques-uns des régiments
-provisoires, et de l'infanterie de <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> marine, dont la création
-déjà ancienne était due à cette active prévoyance de Napoléon qui,
-sachant bien que jamais il n'aurait trop de ressources pour les
-affaires qu'il s'attirait, enfantait une organisation nouvelle, dès
-qu'il en avait l'occasion, le temps et les moyens. À l'époque en effet
-où il rêvait de vastes expéditions maritimes, portées sur cent
-vaisseaux de ligne, et partant des magnifiques ports de l'Empire
-depuis le Texel jusqu'à Trieste, il avait formé une troupe habituée au
-double service de l'artillerie et de l'infanterie, et propre à
-combattre sur terre comme sur mer. Il avait environ 20 mille de ces
-artilleurs fantassins, pouvant fournir 16 mille hommes au drapeau,
-soldats instruits, vigoureux, et ayant le fier esprit de la marine.
-Napoléon ordonna leur départ immédiat pour les bords du Rhin, ce qui
-devait leur plaire beaucoup plus que de rester oisifs dans les
-arsenaux, ou d'être envoyés au delà des mers dans les climats
-meurtriers de nos colonies.</p>
-
-<div class="p4 figcenter">
-<a id="general_bertrand" name="general_bertrand"></a>
-<img src="images/general_bertrand.jpg" width="350" height="510" alt="Le Général Bertrand." title="" />
-<p class="caption">LE GÉNÉRAL BERTRAND.</p>
-<p class="small right">Karl Girardet del.<br />
- Paul Girardet sc.</p>
-</div>
-
-<p>Napoléon les répartit en quatre régiments à quatre bataillons, et les
-fit entrer avec quelques-uns des régiments qu'il venait de
-reconstituer en hâte, dans le second corps du Rhin. Ce corps, qui
-allait se former tout de suite après le premier, et le remplacer à
-Mayence, pouvait être prêt un mois plus tard, c'est-à-dire au 15
-avril. Il devait être de quatre divisions, et d'environ 40 mille
-hommes d'infanterie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont doit commander le second corps du
-Rhin.</span>
-Napoléon le réservait au maréchal Marmont, le
-vaincu de Salamanque, condamné par l'expérience comme général en chef,
-mais capable d'être encore un bon lieutenant. La blessure de ce
-maréchal, jugée d'abord mortelle, faisait espérer un rétablissement
-complet. <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> Il reçut également l'ordre de se rendre à Mayence
-dès que sa santé le lui permettrait.</p>
-
-<p>Napoléon résolut de tirer encore du personnel et du matériel de guerre
-accumulés depuis longtemps en Italie, un corps de 40 à 50 mille
-hommes, qui descendant en Bavière pendant qu'il déboucherait lui-même
-en Saxe, compléterait la masse des forces qu'il voulait réunir sur
-l'Elbe.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le général Bertrand envoyé en Italie pour y composer un
-quatrième corps d'armée.</span>
-Il chargea de ce soin le général Bertrand, gouverneur de
-l'Illyrie, qui, sans avoir une grande habitude de manier les troupes
-(il était officier du génie), entendait bien le détail de leur
-organisation, était actif, dévoué, et homme enfin à ne pas perdre un
-instant dans une circonstance aussi grave que celle où se trouvait
-l'Empire.</p>
-
-<p>Napoléon l'autorisa à prendre tout ce qui restait de ressources
-militaires en Illyrie, à n'y laisser que quelques dépôts et quelques
-milices locales, et à transporter le surplus en Frioul. Les provinces
-illyriennes, si on conservait l'alliance de l'Autriche, devaient
-inévitablement revenir à cette puissance, et si au contraire on
-perdait cette alliance, ne pouvaient pas être disputées vingt-quatre
-heures. C'eût été par conséquent une bien inutile dispersion de nos
-forces, que d'en laisser une partie au delà des Alpes Juliennes. Avec
-les cadres tirés de ces provinces, avec quelques régiments demeurés en
-Lombardie, avec quelques autres régiments résidant en Piémont et
-revenus d'Espagne, avec deux régiments de cohortes restants sur les
-vingt-deux, il y avait de quoi composer trois bonnes divisions
-françaises, à douze bataillons chacune. Les dépôts de l'Italie étant
-pleins de conscrits, le recrutement de <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> ces trois divisions
-devait être facile. Enfin l'armée proprement italienne pouvait aussi
-fournir une bonne division, ce qui porterait à quatre le corps que le
-général Bertrand était chargé d'amener en Allemagne. Napoléon, usant
-de finesse même avec ce serviteur dévoué, lui avait fait espérer qu'il
-commanderait ce corps tout entier, afin qu'il mît encore plus de soin
-à l'organiser.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Après avoir réorganisé l'infanterie, Napoléon s'occupe des
-armes spéciales, qui avaient encore plus souffert que l'infanterie.</span>
-L'infanterie étant reconstituée aussi vite que le permettaient les
-circonstances, il fallait s'occuper des armes spéciales, qui avaient
-encore plus souffert que l'infanterie. On se souvient sans doute que
-tandis qu'il appelait d'Italie le corps du général Grenier, et formait
-celui du maréchal Augereau, Napoléon avait tiré de France tout ce
-qu'il y avait de compagnies d'artillerie disponibles, et prescrit que
-dans chaque cohorte on créât une compagnie de canonniers. Grâce à
-cette précaution le personnel d'artillerie ne pouvait pas manquer.
-<span class="sidenote" title="En marge">Réorganisation de l'artillerie.</span>
-Napoléon pour recomposer l'artillerie de l'armée se servit des
-artilleurs revenus de Russie, de quarante-huit compagnies prises dans
-les ports et les arsenaux, et de quatre-vingts compagnies formées dans
-les cohortes. Il y avait là de quoi servir plus de mille bouches à
-feu. Quant au matériel il était resté enfoui tout entier sous les
-neiges de Russie; mais heureusement nos arsenaux de terre et de mer en
-étaient remplis. Seulement on manquait d'affûts de campagne. Napoléon
-en fit fabriquer partout, et même à Toulon, à Brest, à Cherbourg. Ceux
-qu'on allait construire dans ces ports devaient arriver tard sans
-doute, mais on avait sur les bords du Rhin de quoi monter tout
-<span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> de suite 600 bouches à feu, ce qui suffisait pour le début de
-la campagne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Moyens employés pour se procurer des chevaux de trait.</span>
-Pour ce qui concernait les chevaux la perte avait été plus grande
-encore qu'en voitures et en hommes. Notre retraite sur l'Oder avait
-beaucoup réduit nos moyens de remonte, mais plus en chevaux de selle
-qu'en chevaux de trait. Napoléon espérait que le général Bourcier,
-chargé de tous les achats, et stimulé par une correspondance
-quotidienne, parviendrait à lui trouver environ 10 mille chevaux de
-trait dans la basse Allemagne. Il ordonna d'en lever 15 mille en
-France, par voie de réquisition, et en les payant comptant. Les
-réquisitions sont un procédé rigoureux, entaché même du caractère de
-spoliation, car elles enlèvent l'objet requis à celui qui ne voudrait
-pas le vendre, mais leur rigueur était cette fois justifiée par
-l'urgence, et fort adoucie par le payement immédiat. Avec ces divers
-moyens et des confections immenses en harnachement, Napoléon ne
-doutait pas d'avoir réuni 600 bouches à feu bien attelées pour le
-commencement des hostilités, c'est-à-dire en avril ou mai, et 1000
-deux mois après.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">État de complète destruction où se trouvait la cavalerie.</span>
-La cavalerie était, si on peut le dire, plus importante que
-l'artillerie elle-même, à cause de la prodigieuse quantité de troupes
-à cheval dont l'ennemi disposait; et elle était détruite non-seulement
-dans ce qui avait existé, mais dans les éléments qui auraient pu
-servir à sa réorganisation. Comme pour l'artillerie tous les chevaux
-avaient péri, et notre grande armée qui avait passé le Niémen avec 60
-mille chevaux, et en avait laissé 20 mille en réserve, n'en avait pas
-ramené 3 mille, les uns restés <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> à Dantzig, les autres réunis
-auprès du prince Eugène. La perte en hommes était presque aussi
-considérable. Napoléon avait compté sur vingt-cinq ou trente mille
-cavaliers, qu'il suffirait, selon lui, d'équiper et de monter, pour
-les retrouver aussi bons qu'auparavant. Mais rectification faite des
-premières données, on n'espérait pas en sauver plus de onze ou douze
-mille du gouffre où notre armée avait péri.
-<span class="sidenote" title="En marge">La difficulté de trouver des chevaux augmentée depuis
-l'évacuation de la Pologne et d'une partie de l'Allemagne.</span>
-Les moyens de les remonter
-avaient fort diminué depuis qu'on avait perdu la Pologne, la
-Vieille-Prusse, la Silésie, le Mecklembourg. Il restait le Hanovre et
-la Westphalie. On avait tiré 2 ou 3 mille chevaux des pays évacués, et
-on présumait qu'on en tirerait 9 ou 10 mille encore des pays compris
-entre l'Elbe et le Rhin. Avec les 10 mille chevaux de trait dont nous
-venons de parler pour l'artillerie, c'étaient 20 mille environ à
-trouver dans ces contrées.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le général Bourcier, en Hanovre, chargé de remonter la
-cavalerie revenant de Russie.</span>
-Le général Bourcier était occupé à acheter
-des chevaux, à presser la confection des selles, à recueillir les
-hommes, qui rentraient épuisés, à les vêtir, à les faire reposer de
-leurs fatigues pour qu'on pût les remettre en ligne. Ce n'était pas
-sans de grandes difficultés qu'il y réussissait même avec la force et
-l'argent, car ces provinces étaient fort mal disposées. Quoique
-Napoléon eût ouvert des crédits illimités au général Bourcier, on
-avait la plus grande peine à se procurer des traites, tant les
-relations commerciales étaient troublées dans ce moment de crise. Se
-flattant que le général Bourcier aurait de quoi monter 13 ou 14 mille
-cavaliers, et se doutant qu'il ne lui en reviendrait pas de Russie un
-nombre égal, il lui en expédia 2 ou 3 mille à pied des <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span>
-dépôts du Rhin. Il fit partir sur-le-champ de Paris les généraux
-Latour-Maubourg et Sébastiani, pour aller se mettre à la tête de la
-cavalerie remontée en Hanovre. Il leur ordonna d'en former deux corps,
-partie cuirassiers, partie chasseurs et hussards, et dès qu'il y
-aurait seulement six mille cavaliers capables de marcher, de les
-amener au prince Eugène.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon compte pour l'ouverture de la campagne sur 24
-mille hommes de cavalerie, dont 14 mille remontés en Allemagne, et 10
-mille tirés des dépôts.</span>
-Napoléon pensait que les dépôts de cavalerie, ayant reçu sur les
-conscriptions de 1812 et de 1813 la part qui leur revenait, auraient
-de quoi fournir encore 10 mille cavaliers instruits. Le duc de
-Plaisance était chargé de les réunir en escadrons répondant aux
-anciens régiments de la grande armée, puis, quand ils seraient formés,
-de les conduire aux corps de Latour-Maubourg et de Sébastiani, de
-fondre chaque détachement dans le régiment auquel il appartenait, et
-de reconstituer ainsi les régiments en entier. Ces 10 mille cavaliers
-ajoutés aux 13 ou 14 mille qu'on remontait en Allemagne, devaient
-procurer 23 ou 24 mille hommes à cheval, ce qui était un commencement
-de cavalerie.</p>
-
-<p>Les chevaux ne manquaient pas en France pour les 10 mille cavaliers
-dont la prompte organisation était confiée au duc de Plaisance. Il en
-était resté 3 mille sur les remontes de 1812. Des marchés passés en
-assuraient encore 7 à 8 mille. Napoléon ordonna une réquisition de 15
-mille chevaux de grosse cavalerie, en payant comptant comme pour les
-chevaux de trait, mesure rigoureuse, nous venons de le reconnaître,
-mais justifiée par les circonstances. Les dons volontaires avaient
-fourni 22 mille chevaux, en général de cavalerie légère. Il devait
-donc y avoir <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> en France de quoi monter 45 mille hommes,
-lesquels joints à ceux qu'on espérait se procurer en Allemagne,
-porteraient à près de 60 mille, et à 50 mille au moins, la cavalerie
-disponible pour cette campagne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il espère en avoir 60 mille pour la suite de la campagne.</span>
-Les chevaux étant obtenus, les hommes
-devant se trouver dans les conscriptions de 1812 et de 1813, il
-restait à chercher les cadres. Il y en avait d'excellents en Espagne.
-Napoléon ordonna de tirer de cette contrée un cadre d'escadron par
-régiment de cavalerie, en prenant, comme il avait fait pour
-l'infanterie, les officiers et sous-officiers avec quelques hommes
-d'élite. Il prescrivit aussi de les envoyer en poste sur le Rhin. Ces
-cadres remplis avec les cavaliers qu'on trouverait formés et montés au
-dépôt, allaient composer un second rassemblement, qui, sous le duc de
-Padoue, irait rejoindre celui qui serait parti sous le duc de
-Plaisance.</p>
-
-<p>Pour le moment Napoléon devait avoir en Allemagne d'abord 13 à 14
-mille cavaliers, puis 24 mille lorsque le duc de Plaisance y aurait
-amené son rassemblement, et enfin 40 mille lorsque le duc de Padoue y
-aurait conduit le sien. Le reste était destiné à venir plus tard.
-L'Italie présentait des ressources pour environ 6 mille cavaliers dont
-la moitié prêts à l'ouverture de la campagne, ce qui devait procurer
-environ 3 mille hommes à cheval au corps d'armée du général Bertrand.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Réorganisation de la garde impériale.</span>
-À toutes ces forces Napoléon voulait ajouter la garde impériale,
-constituée d'après des proportions toutes nouvelles. Elle avait
-cruellement souffert en Russie, pourtant elle avait encore en
-Allemagne, en France et en Espagne, des cadres assez nombreux.
-<span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> En Espagne notamment se trouvait une division entière de la
-jeune garde. Napoléon résolut de se servir de ces divers éléments pour
-recomposer cette troupe d'élite. Il tenait à la vieille garde à cause
-de sa fidélité, qualité que les événements pouvaient rendre précieuse;
-il tenait à la jeune, parce qu'en n'y introduisant que des hommes de
-choix, elle pouvait, grâce à l'esprit de corps, acquérir en très-peu
-de temps la valeur des meilleures troupes. En conséquence il fit
-demander à tous les corps qui n'avaient point souffert du désastre de
-Moscou, et particulièrement à ceux d'Espagne, un certain nombre
-d'anciens soldats pour compléter la vieille garde. Il prit dans la
-conscription des quatre dernières classes des hommes jeunes et forts
-pour reconstituer la jeune garde, en les versant dans les cadres
-existants des fusiliers, des tirailleurs et des chasseurs. Il porta le
-nombre des bataillons de la garde, vieille et jeune, à 53, celui des
-escadrons à 33. Il augmenta également la réserve d'artillerie, dont il
-se servait toujours si utilement dans les grandes journées, et lui
-donna près de trois cents bouches à feu. L'artillerie de marine lui
-procura pour cette dernière organisation des sujets excellents. La
-garde impériale devait ainsi présenter une armée de réserve de 50
-mille hommes inscrits sur les contrôles, et d'environ 40 mille
-combattants en ligne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux moyens de transport.</span>
-Les transports, quoique moins nécessaires en Allemagne qu'en Russie,
-avaient toujours aux yeux de Napoléon un grand avantage, celui de
-rendre possibles les concentrations soudaines, en portant pour huit
-ou dix jours de vivres à la suite de l'armée. Il <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> réorganisa
-les bataillons d'équipage, et en composa cinq en Allemagne avec les
-débris des quinze qui avaient fait la campagne de Russie. Il en
-organisa six avec les cadres restés en France. Ces onze pouvaient
-porter environ dix jours de vivres pour deux cent mille hommes, ce qui
-suffisait pour préparer et livrer une de ces sanglantes batailles par
-lesquelles il décidait ordinairement du sort des grandes guerres.
-Quant aux voitures, il avait renoncé à celles qui s'étaient enfoncées
-dans les boues de la Pologne ou dans les sables de la Prusse, et
-s'était réduit à l'ancien caisson un peu modifié, et au char à la
-comtoise, qui par sa légèreté avait rendu de véritables services.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Par les moyens précédemment indiqués, Napoléon espère avoir
-300 mille combattants sur l'Elbe au printemps, sans compter des
-réserves considérables.</span>
-C'est au moyen de ces vastes créations qu'il se proposait d'arrêter la
-coalition sur l'Elbe, s'il ne l'arrêtait pas sur l'Oder, et de faire
-évanouir les espérances dont elle paraissait enivrée. Ayant environ 50
-mille hommes de garnison dans les places de la Vistule et de l'Oder,
-40 mille de troupes actives sous le prince Eugène, il allait renforcer
-celui-ci avec les 40 mille hommes du général Lauriston, en réunir
-ainsi 80 mille sur l'Elbe, y arrêter court l'ennemi, et prévenir toute
-invasion dans la basse Allemagne. Puis avec les deux corps du Rhin,
-avec le corps d'Italie arrivant par la Bavière, enfin avec la garde
-impériale, Napoléon devait avoir environ 200 mille hommes en Saxe, au
-mois d'avril ou de mai, donner la main au prince Eugène, et accabler,
-avec près de 300 mille hommes, les Russes renforcés par n'importe
-quels alliés. Restaient comme réserve les anciens corps qui allaient
-se réorganiser sous les maréchaux Davout <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> et Victor, les
-cadres arrivant d'Espagne, les cent cinquante bataillons de dépôt
-destinés à recevoir la conscription de 1814, et pouvant fournir encore
-100 ou 150 mille combattants.
-<span class="sidenote" title="En marge">Qualité des nouvelles troupes.</span>
-Les nouvelles troupes réunies par
-Napoléon étaient jeunes et inexpérimentées, mais l'espèce des hommes
-était vigoureuse, à cause de l'âge auquel on avait pris la plupart
-d'entre eux, les cadres étaient les plus aguerris du monde, et
-impatients de rétablir le prestige de nos armes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Secret de Napoléon pour exécuter de si grandes choses en
-peu de temps.</span>
-La difficulté
-principale, c'était le temps, qui était bien court pour de si vastes
-créations. Mais, en administration comme en guerre, Napoléon possédait
-un art merveilleux pour se servir du temps qu'il avait. De même qu'il
-savait faire doubler les étapes aux troupes, il savait faire doubler
-leur travail aux administrations, en leur traçant leur marche, en
-décidant lui-même les questions douteuses devant lesquelles elles sont
-souvent arrêtées, en faisant exécuter simultanément des opérations
-qu'elles n'accomplissent d'ordinaire que l'une après l'autre, surtout
-en surveillant chaque chose de ses propres yeux, en suivant
-l'exécution de ses ordres, en dépêchant partout, comme aux époques où
-il déployait le plus d'ardeur et de jeunesse, une multitude
-d'officiers de confiance qui chaque soir avant de se coucher lui
-rendaient compte de ce qu'ils avaient vu, en ne faisant pas lire, en
-lisant lui-même leur correspondance, et en demandant compte aux agents
-en retard du moindre de ses ordres resté inexécuté, pour les
-réprimander si c'était omission de leur part, pour vaincre l'obstacle
-si c'était difficulté naissant de la nature des choses.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Le vieux maréchal Kellermann placé à Mayence pour
-inspecter les troupes de passage.</span>
-On ne l'avait jamais vu plus jeune, plus actif, plus patient, moins
-empereur enfin, et plus ministre ou général. Il avait pour cette
-circonstance rétabli un usage qui lui avait été fort utile jadis,
-c'était de placer à Mayence le vieux Kellermann (le duc de Valmy) avec
-une autorité supérieure sur toutes les divisions militaires des bords
-du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Wesel. Le maréchal Kellermann ayant
-encore, quoique fort âgé, beaucoup d'activité, y joignant une grande
-habitude de l'organisation des troupes, disposant en outre de magasins
-immenses et de crédits dont chaque jour il rendait compte à
-l'Empereur, inspectait les détachements envoyés de leur dépôt aux
-lieux de rassemblement et passant presque tous par Mayence, s'assurait
-par ses propres yeux de ce qui leur manquait en chaussures, vêtements,
-armement, officiers, y suppléait sur-le-champ, et, s'il ne le pouvait
-pas, en avertissait l'Empereur, qui se chargeait d'y pourvoir
-lui-même. C'est au prix de ces efforts incessants que Napoléon
-parvenait à réaliser ces créations soudaines, insuffisantes il est
-vrai, quelque grandes qu'elles fussent, pour réparer les conséquences
-d'une politique immodérée, mais suffisantes pour étonner le monde,
-pour ajouter une nouvelle gloire à celle que nous avions déjà, et pour
-forcer l'Europe à verser tout son sang afin de nous vaincre. Ces
-détails peuvent sembler arides sans doute, mais ils ne paraîtront tels
-qu'à ceux qui ne savent pas, ou n'ont pas le goût d'apprendre comment
-s'accomplissent les grandes choses.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Moyens financiers employés pour faire face aux nouveaux
-armements.</span>
-Ce n'était pas tout que de réunir si vite ces forces <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span>
-considérables, il fallait les payer. Tandis qu'il travaillait jour et
-nuit à la recomposition de l'armée, Napoléon travaillait tout autant,
-et avec non moins d'activité, à mettre les finances de l'Empire en
-état de suffire à ses vastes armements; et ce n'était pas chose facile
-à la suite d'un discrédit financier, qui devait naturellement
-accompagner un commencement de discrédit politique.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Budgets de l'Empire depuis 1811.</span>
-Nous avons exposé ailleurs comment les budgets de l'Empire, renfermés
-pendant plusieurs années dans une somme d'environ 780 millions (900
-millions avec les frais de perception), avaient été tout à coup portés
-en 1811 à 200 millions de plus, c'est-à-dire à un total de 1100
-millions. Deux causes, avons-nous dit, avaient produit cette subite
-augmentation: premièrement, la réunion à la France de Rome, de
-l'Illyrie, de la Hollande et des départements anséatiques;
-secondement, les armements pour la Russie. Les réunions de territoires
-avaient ajouté à la dépense, mais beaucoup plus à la recette, car
-elles avaient procuré au budget un accroissement de produit de 98
-millions, et un accroissement de charges qui n'était pas à beaucoup
-près égal. Les armements pour la Russie n'avaient ajouté qu'à la
-dépense.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ressources avec lesquelles on avait fait face aux dépenses
-de la campagne de Russie.</span>
-On y avait pourvu avec le produit ordinaire et extraordinaire
-des douanes. Le produit ordinaire avait été fort accru par la nouvelle
-manière d'entendre le blocus continental, laquelle consistait, comme
-on a vu, à fermer les yeux sur l'origine des denrées coloniales, en
-leur faisant payer 50 pour cent de leur valeur. Le produit
-extraordinaire résultat des saisies opérées en Belgique, en Hollande,
-dans les départements <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> anséatiques, s'était élevé jusqu'à cent
-cinquante millions.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Déficits de l'année 1812 et des années antérieures.</span>
-On était ainsi parvenu à faire face aux besoins des années 1810, 1811,
-1812. Pourtant il restait quelques insuffisances auxquelles il était
-urgent de pourvoir. Le budget de 1811 fixé d'abord à 1100 millions
-avec les frais de perception, laissait à couvrir, par suite de la
-disette qui avait coûté 20 millions au Trésor, et d'une diminution
-dans le produit des bois, un déficit de 46 millions. Le budget de
-1812, évalué à 1150 millions, présentait également un déficit de 37
-millions et demi. C'étaient 83 millions à trouver pour solder ces deux
-exercices, dont heureusement les dépenses n'étant pas entièrement
-liquidées, ne réclamaient pas toutes un payement immédiat. Quant au
-budget de 1813, la guerre se faisant presque sur nos frontières, et
-dans des pays alliés qu'il fallait ménager, on était obligé
-d'entretenir les troupes aux frais de la France. On conjecturait que
-ce budget ne monterait pas à moins de 1270 millions, et on estimait
-pour cette année 1813 l'insuffisance des ressources à 149 millions. En
-ajoutant ce nouveau déficit à ceux de 1811 et de 1812, on arrivait à
-une somme totale de 232 millions, qui manquait au Trésor, et qu'on ne
-savait comment se procurer, car on n'avait jamais songé à recourir au
-crédit depuis l'ancienne banqueroute.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Embarras de M. Mollien, et sa répugnance pour les moyens
-irréguliers.</span>
-Nous avons dit que les déficits de 1811 et de 1812 ne se faisaient pas
-encore beaucoup sentir, parce que ces exercices n'étaient pas
-liquidés, mais pour 1813 les dépenses du commencement de l'année étant
-immenses, et allant fort au delà des recettes réalisées, <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span>
-l'embarras devenait extrême. M. Mollien, ministre du Trésor, esprit
-ingénieux mais circonspect, craignant avec raison pour sa
-considération personnelle si on avait recours à des moyens
-irréguliers, était très-déconcerté, et par ses scrupules devenait pour
-Napoléon l'une des difficultés du moment. La caisse de service, dont
-la création honorait l'administration de M. Mollien et avait été d'un
-grand secours, était arrivée à la limite des facilités qu'elle pouvait
-offrir. On se souvient sans doute qu'avant l'établissement de cette
-caisse le Trésor, lorsqu'il avait des besoins pressants, envoyait à
-l'escompte les obligations des receveurs généraux, et presque toujours
-chez les receveurs généraux eux-mêmes, qui les escomptaient avec les
-fonds du Trésor déjà rentrés dans leurs mains. Depuis la création de
-la caisse de service, tous les fonds des receveurs généraux devant
-être versés immédiatement à cette caisse, et leurs obligations n'étant
-plus escomptées, cette espèce d'agiotage avait disparu. Il y avait en
-place la caisse de service, sans cesse alimentée par les versements
-des receveurs généraux, et émettant pour ses besoins journaliers des
-billets qui portaient intérêt, et qui étaient fort accrédités dans le
-commerce. C'étaient les bons du Trésor de cette époque.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité pour la caisse de service de fournir au
-Trésor de nouvelles facilités.</span>
-Cette caisse avait fourni jusqu'à cent douze millions de ressources
-courantes au commencement de 1813, et il ne lui était pas possible de
-pousser au delà les moyens de crédit dont elle disposait. M. Mollien,
-n'ayant pas plus que les autres ministres le secret de Napoléon,
-croyant avec le public à l'immensité du trésor amassé aux Tuileries,
-aurait <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> voulu que Napoléon versât tout de suite cent ou deux
-cents millions dans les caisses de la trésorerie, et souvent, dans son
-profond chagrin, l'accusait d'une étrange avarice, presque d'une sorte
-d'avidité personnelle. Mais c'est là que Napoléon était, comme à la
-guerre, admirable de prévoyance, d'ordre, d'adresse, et qu'il faisait
-des prodiges, pour corriger sa politique par son administration. Il
-faut ajouter qu'il était tout aussi admirable de désintéressement,
-n'ayant d'autre avidité que celle de l'ambition.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Trésor secret des Tuileries, son origine et son
-importance.</span>
-Voici le secret de ce trésor amassé aux Tuileries que Napoléon avait
-raison de ne pas dévoiler, même à ses ministres, le système du
-gouvernement étant admis. Il consistait dans le reliquat du trésor
-extraordinaire et dans les économies de la liste civile.</p>
-
-<p>Le reliquat du trésor extraordinaire était fort réduit par suite des
-donations prodiguées aux militaires qui avaient glorieusement servi,
-et par suite aussi des secours fournis au budget de la guerre. On n'a
-pas oublié en effet que pour maintenir les dépenses et les recettes de
-l'État en équilibre, Napoléon avait pris plusieurs fois au compte du
-trésor extraordinaire une portion des dépenses de la guerre. Le trésor
-extraordinaire, dont le montant avait varié de 320 à 340 millions,
-s'élevait en ce moment à 325 à peu près, mais point en valeurs
-liquides. Il y avait sur cette somme 84 millions anciennement prêtés
-au département des finances, 9 ou 10 placés en actions de la Banque
-que Napoléon achetait de temps en temps pour en maintenir le cours, 15
-autres millions en diverses valeurs du Trésor que Napoléon prenait
-également sous main pour <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> les soutenir, comme les bons de la
-caisse d'amortissement par exemple. Il y avait encore 12 millions
-prêtés aux villes de Paris et de Bordeaux ainsi qu'à plusieurs
-commerçants, 7 millions souscrits secrètement dans l'emprunt de Saxe,
-4 millions en mercure resté dans les mines d'Idria, 135 millions enfin
-dus par la Prusse, l'Autriche, la Westphalie, la Saxe, la Bavière.
-Cette dernière somme était d'un recouvrement impossible, car la Prusse
-se prétendait quitte et même créancière, le mariage et les
-circonstances avaient dégagé l'Autriche, et les autres États allemands
-loin de pouvoir fournir de l'argent avaient besoin qu'on leur en
-prêtât. C'étaient en tout 267 millions, ou placés ou dus, qui
-n'étaient pas actuellement réalisables, mais qui rapportaient intérêt,
-et dont le produit formait le revenu annuel du domaine extraordinaire.
-Ce revenu montait à 13 ou 14 millions, avec lesquels Napoléon faisait
-des largesses, des aumônes, quelquefois même des embellissements dans
-sa capitale. Il ne restait donc que 58 ou 60 millions disponibles,
-somme peu considérable, mais qui employée à propos pouvait être d'un
-grand secours.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Liste civile de Napoléon.</span>
-Après ce trésor venait celui de la liste civile, fortune particulière
-de Napoléon, amassée par des prodiges d'économie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses prodiges d'économie.</span>
-Napoléon jouissait
-de 40 millions à peu près de liste civile, dont 25 millions pour la
-France, 4 millions pour le produit des forêts de la couronne, 11
-millions environ pour les listes civiles de Hollande, de Piémont, de
-Lombardie, de Toscane, de Rome. Mais il avait à entretenir les palais
-de France, de la Haye, d'Amsterdam, <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> de Turin, de Milan, de
-Florence, de Rome, et il le faisait avec une magnificence digne de sa
-grandeur. Il avait quelquefois acheté jusqu'à 6 millions de diamants
-anciens ou nouveaux dans une année, afin de reconstituer le trésor de
-la couronne en pierreries. Il entretenait une maison militaire d'un
-éclat excessif. Conséquent enfin avec lui-même, il faisait des
-dépenses pour les lettres, les arts et les sciences, y ajoutait
-souvent des actes de bienfaisance de la plus noble délicatesse, et
-portait un tel ordre dans ses comptes, que tout y était inscrit avec
-la plus sévère attention, et, par exemple, que le premier article de
-recette dans ses livres, après les 25 millions de la liste civile
-française, était le suivant: <cite>Traitement de Sa Majesté Impériale et
-Royale, comme membre de l'Institut, 1200 francs</cite><a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</p>
-
-<p>Pendant longtemps, Napoléon n'avait eu que 29 millions de liste
-civile, et ce n'était que depuis trois ou quatre ans qu'il en touchait
-40. Depuis son élévation au trône, il avait économisé 135 millions,
-dont il avait placé quelques portions en bonnes valeurs du Trésor ou
-de l'industrie, pour en soutenir le cours, comme les bons du
-Mont-Napoléon à Milan, la caisse d'amortissement à Paris, les canaux
-de Loing et du Midi, etc. Mais de ce trésor il avait gardé environ une
-centaine de millions en numéraire dans les caves des Tuileries,
-pensant que dans les circonstances difficiles aucune ressource ne
-valait l'argent comptant. Il lui restait donc à peu près 60 millions
-sur le domaine extraordinaire, 100 sur les 135 millions <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span>
-économisés de la liste civile, composant un total de 160 millions en
-or et en argent, soit aux Tuileries, soit dans les caisses du domaine
-extraordinaire.</p>
-
-<p>Telles étaient les valeurs métalliques qui faisaient dire aux uns
-qu'il avait 300, aux autres 400 et même 600 millions en métaux
-précieux, dans un souterrain de son palais. Lui-même ne s'expliquant
-pas clairement, ne donnant jamais à un caissier le secret de l'autre,
-résumant pour lui seul, dans sa vaste tête, l'état de ses finances et
-de ses armées, laissait croire ce qu'on voulait, et disait quelquefois
-tout ce qu'il fallait pour accréditer le bruit d'un trésor prodigieux.
-C'était, après son armée, la principale de ses ressources. Une seule
-eût mieux valu, la sagesse politique; mais, sauf celle-là, il avait
-toutes les autres. Malheureusement aucune ne saurait la remplacer!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs de Napoléon pour laisser ignorer la valeur de son
-trésor personnel, et pour n'y recourir qu'à la dernière extrémité.</span>
-Si Napoléon, se rendant aux instances de son ministre, eût versé au
-premier embarras, même au second, ces 160 millions dans les caisses du
-Trésor public, il les aurait vus disparaître, et se serait bientôt
-trouvé sans argent, comme un général sans réserve sur le champ de
-bataille. Il était donc sagement résolu à ne pas s'en dessaisir à
-moins d'une impérieuse nécessité, se réservant d'en employer une
-partie pour soutenir les valeurs que le ministre des finances serait
-tôt ou tard obligé de créer, et voulant en ménager une portion
-considérable pour les cas urgents. En même temps il se gardait bien
-pour justifier sa résistance d'avouer à quel point ses ressources
-extraordinaires étaient limitées, conservait ainsi son secret pour
-lui seul, supportait les insinuations <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> quelquefois assez
-aigres de M. Mollien, et laissait dire ce ministre et d'autres, ne se
-livrant à son impatience naturelle que lorsque tout allait bien,
-devenant doux et calme au contraire lorsque tout allait mal, pour ne
-pas ajouter par des défauts de caractère aux peines de ceux qui le
-servaient. Il cherchait donc, sans s'expliquer, le moyen de se
-procurer les 232 millions qui manquaient pour compléter les budgets de
-1811 et de 1812, et pour solder en entier celui de 1813.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne veut pas d'une augmentation d'impôts.</span>
-Napoléon ne voulait à aucun prix accroître les impôts, bien qu'une
-augmentation sur les contributions directes, très-facile à supporter,
-eût suffi pour produire les 150 millions dont on avait besoin pour
-1813. Les impôts indirects, rétablis par lui, avaient réussi sous le
-rapport financier, bien entendu, car sous le rapport politique ils
-n'avaient pas eu plus de succès que de coutume. Mais les impôts
-indirects, on ne les augmente pas à volonté, et en élevant leur tarif,
-on n'est pas toujours sûr d'élever leur produit. Quant à la propriété
-foncière, Napoléon répugnait, après l'avoir déchargée sous son règne,
-à la grever de nouveau. Il aimait à pouvoir dire qu'au milieu des plus
-grandes guerres la condition matérielle de la France n'avait pas été
-changée, que l'armée seule se ressentait de ces guerres, mais que pour
-elle combattre était son lot ordinaire et toujours désiré, car elle y
-gagnait de la gloire, des honneurs, des grades, des richesses.
-C'étaient là des appréciations comme on a l'habitude d'en faire
-lorsqu'on parle sans contradicteur. Cette armée que Napoléon disait
-si satisfaite, commençait fort à se plaindre, et tous <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> les
-militaires qui revenaient des bords du Niémen tenaient un langage tel,
-qu'on était obligé de veiller sur eux, et de les séparer des nouveaux
-soldats pour prévenir la contagion du mécontentement. De plus, on ne
-formait l'armée qu'en la tirant du sein de la population, en levant
-sur le pays ce fameux impôt du sang, réputé alors le plus cruel de
-tous. Une fois sous les drapeaux, il est vrai, les enfants de la
-France devenaient militaires de fort bonne grâce, mais les parents
-n'en prenaient pas aussi aisément leur parti, et il s'amassait peu à
-peu dans leur c&oelig;ur une haine effroyable, dont l'explosion devait
-être terrible. Napoléon se nourrissait donc d'une pure illusion
-lorsqu'il croyait que les impôts d'argent n'étant pas augmentés, la
-guerre ne devait exercer sur l'esprit des populations aucune influence
-fâcheuse; mais enfin il aimait à se le persuader ainsi, et par ce
-motif il se refusait à toute augmentation d'impôts. M. Mollien, au
-contraire, désirant que ses caisses fussent remplies, et remplies par
-des moyens réguliers, préférait ce qu'il y avait de plus sûr et de
-plus prompt, et aurait voulu accroître les contributions publiques.
-Mais il n'y avait pas à en parler à Napoléon, et il fallait songer à
-une autre ressource.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Personne ne croit à la possibilité d'une émission de
-rentes.</span>
-Une émission de rentes, qui aurait réussi peut-être, si on avait tenté
-plus tôt d'en donner l'habitude au public, était impossible
-actuellement, ou du moins très-difficile, et il eût été singulier en
-effet, n'ayant pas essayé du crédit en 1807 et en 1808, de commencer à
-en user en 1813. Les produits des douanes, qui avaient été, avec les
-prélèvements <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> sur le trésor extraordinaire, la ressource
-employée pour couvrir les déficits antérieurs, et notamment les frais
-du grand armement de 1812, étaient épuisés, car il n'y avait plus,
-comme en 1810 et en 1811, d'immenses saisies à opérer. Toutefois les
-produits ordinaires des douanes s'étaient fort accrus, et étaient
-montés de 30 millions à 80, grâce au fameux tarif de 50 pour cent,
-devenu l'instrument principal du blocus continental. Pour cette année,
-ne pouvant plus espérer la paix de la détresse de l'Angleterre, et
-n'ayant à l'attendre que des batailles qui allaient se livrer en
-Allemagne, voulant de plus rendre aux villes de Bordeaux, de Nantes,
-du Havre, de Marseille, quelque activité commerciale, Napoléon avait
-accordé une quantité de <em>licences</em> telle, qu'on pouvait considérer
-comme presque rétabli le commerce avec l'Angleterre, et qu'il s'était
-cru autorisé à évaluer à 100 millions l'impôt ordinaire des douanes.
-Aussi les rôles étaient-ils intervertis, et tandis que deux années
-auparavant Napoléon torturait l'Europe pour interdire les relations
-avec l'Angleterre, c'était l'Angleterre maintenant qui, s'apercevant
-des avantages que procuraient à son ennemi les communications par
-<em>licences</em>, travaillait à les rendre impossibles.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">N'ayant pas de crédit, ne voulant pas d'impôts, Napoléon a
-recours à une nouvelle aliénation de domaines nationaux.</span>
-Ne voulant augmenter ni l'impôt direct ni l'impôt indirect, le crédit
-n'étant pas en usage, les saisies commerciales ne produisant presque
-plus rien, restait le vieux moyen des aliénations de domaines
-nationaux, employé d'une manière si dommageable par nos premières
-assemblées révolutionnaires, et avec assez d'avantage par Napoléon,
-parce qu'il s'en <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> était servi lentement, et en ayant recours à
-l'intermédiaire de la caisse d'amortissement. Mais ce moyen lui-même
-n'offrait plus que des ressources extrêmement restreintes. Napoléon
-avait restitué aux familles émigrées une assez notable portion de
-leurs biens. Quant aux biens qui n'avaient point été aliénés, il ne
-voulait pas assumer l'odieux de les faire vendre, car c'eût été donner
-suite à des confiscations auxquelles son gouvernement avait eu
-l'honneur de mettre fin. Les seules aliénations que Napoléon se permît
-sans scrupule, c'étaient celles des domaines de l'Église. Il ne
-répugnait pas à celles-là, et le public non plus, parce qu'il y avait
-à faire valoir à leur égard la raison très-sérieuse de l'abolition de
-la mainmorte. Les immenses bienfaits résultant de la mise en valeur
-des terres de l'Église étaient une réponse quotidienne et vivante à
-toutes les contradictions dont ce genre d'aliénations pouvait encore
-être l'objet. Mais de ces terres il n'en restait presque plus. Les
-pays religieux ajoutés à l'Empire, comme les provinces du Rhin,
-certaines portions de l'Italie, et surtout l'État pontifical, avaient
-fourni la matière de quelques ventes, que la caisse d'amortissement
-avait opérées assez avantageusement; mais le terme en était atteint,
-excepté pour celles de l'État pontifical; et quant à ces dernières, il
-avait fallu les suspendre par une raison que nous ferons bientôt
-connaître. Quelques années auparavant Napoléon avait pris la dotation
-de l'Université et celle du Sénat, qui étaient l'une et l'autre
-constituées en propriétés foncières, les avait remplacées par une
-rente sur le grand-livre, et avait fait vendre les propriétés
-provenant <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> de cette origine par l'intermédiaire accoutumé de
-la caisse d'amortissement.</p>
-
-<p>Restait-il encore quelque opération de ce genre à essayer, quelques
-biens de mainmorte à prendre, en indemnisant les propriétaires de ces
-biens avec des rentes sur le grand-livre? Telle était la question, et
-elle conduisit bientôt à trouver la ressource tant cherchée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les communes étaient le seul propriétaire de biens de
-mainmorte qui restât en France.</span>
-Il restait en effet un propriétaire mainmortable à déposséder, et à
-indemniser avec des rentes, et ce propriétaire c'étaient les communes.
-Dans presque tous les départements, et particulièrement dans
-quelques-uns, les communes possédaient des biens considérables et mal
-administrés. S'il eût fallu porter la main sur tous ces biens sans
-distinction, la chose eût été non-seulement inique, mais impraticable,
-et infiniment dangereuse, car on se serait exposé à des séditions.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon imagine de leur prendre leurs biens, en les
-indemnisant avec des rentes.</span>
-Mais on pouvait distinguer entre les propriétés communales, et on y
-était fort disposé. Au nombre de ces propriétés, il y avait les
-bâtiments servant aux usages communaux, tels que les hôtels de ville,
-les écoles, les hôpitaux, les églises, les places publiques, les
-promenades, dont il était impossible de songer à s'emparer. Cette
-première exception allait de soi, et n'avait presque pas besoin d'être
-énoncée. Il y avait d'autres biens, dont l'exception, quoique moins
-indiquée, était encore plus nécessaire, c'étaient tous ceux dont la
-jouissance prise en commun constituait une des principales ressources
-du peuple des campagnes, comme les pâturages où les paysans envoient
-paître leur bétail, les bois où ils prennent leur chauffage, les
-tourbières <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> dont ils consomment ou vendent la tourbe. Enlever
-ces biens, dans un moment où la conscription commençait à pousser les
-campagnes au désespoir, c'était dans certaines provinces s'exposer à
-une nouvelle Vendée. Quant à ceux-là l'exception était encore
-inévitable, car la dépossession eût été non-seulement barbare, mais
-souverainement imprudente.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La mesure doit se borner aux biens affermés.</span>
-Restait une troisième espèce de biens, la seule qui pût être l'objet
-d'une mesure financière, nous voulons parler des propriétés affermées
-par les communes, ne représentant pour elles qu'un revenu en argent,
-dont elles appliquaient le montant à leurs dépenses. Comme après tout
-il ne s'agissait pour elles que d'un produit en argent, qui
-contribuait à alléger le poids de leurs impôts, peu leur importait que
-cet argent leur vînt d'un fermier ou de l'État, l'exactitude à payer
-étant au moins égale. Les communes ne devaient pas même s'apercevoir
-du changement, et l'État y devait gagner, outre une ressource actuelle
-dont il avait grand besoin, la mise en valeur de biens-fonds
-considérables et aussi mal administrés que le sont tous les biens de
-mainmorte. Quant à la valeur totale des biens dont il s'agit, on
-estimait qu'ils pourraient se vendre environ 370 millions, tandis
-qu'ils ne rapportaient pas plus de 8 à 9 millions par an aux communes.
-En supposant qu'on les vendît en effet 370 millions, et cette
-estimation ne semblait pas exagérée, il devait rester, en prélevant
-les 232 millions nécessaires à l'État, environ 138 millions, qui, au
-taux actuel des fonds publics (le cinq pour cent se vendait 75 francs)
-devaient procurer les 9 millions de rentes dont on avait besoin
-<span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> pour indemniser les communes. De la sorte l'État allait même
-trouver gratis la ressource qui lui était nécessaire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Objections que soulève la mesure proposée.</span>
-Ainsi présentée la mesure n'offrait que des avantages, et il n'y avait
-pas à hésiter sur son adoption. Mais sous un autre point de vue il
-s'élevait des objections de la plus grande gravité. Premièrement le
-droit de propriété était atteint dans une certaine mesure, bien qu'il
-s'agît ici de propriétés collectives, sur le sort desquelles l'État
-exerce une action qu'il ne peut prétendre sur aucune autre. Ainsi il
-peut supprimer un couvent, une association, une commune, et dans ce
-cas il est amené à disposer de leurs propriétés, tandis qu'il ne peut
-supprimer un particulier, et même quand il lui ôte la vie au nom des
-lois, il ne fait qu'ouvrir sa succession, sans avoir le droit de se
-saisir de ses biens. Secondement il y avait un dommage pécuniaire
-très-réel, quoique lointain, causé aux communes, car si dans le moment
-on leur procurait un revenu plus certain et plus facile, on leur
-donnait une propriété qui devait se déprécier tous les jours par le
-seul changement des valeurs, contre une propriété, celle de la terre,
-qui au contraire augmente sans cesse par la même cause. Troisièmement
-on froissait les administrations municipales, qui, habituées à gérer
-les domaines communaux, les regardaient comme leur propre fortune.
-Quatrièmement enfin l'aliénation, même en l'exécutant avec beaucoup de
-prudence, ne pouvait manquer d'être difficile et lente, car il fallait
-inventorier ces biens, les évaluer, les transférer à l'État, les
-remplacer par une rente proportionnelle, les vendre, <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> en
-retirer le prix, ce qui devait exiger beaucoup de temps, et comme les
-besoins du Trésor étaient immédiats, il en résultait la nécessité
-d'anticiper par l'émission d'un papier sur le produit de la vente.</p>
-
-<p>Ces objections bien présentées auraient fait reculer une assemblée
-éclairée, et à tout prendre une émission de rente, fallût-il faire
-descendre le cinq pour cent de 75 francs à 60, même à 50, eût mieux
-valu, eût procuré des ressources moins coûteuses et plus prochaines,
-qu'une aliénation soudaine et considérable de propriétés foncières.
-Mais ces questions étaient alors beaucoup moins connues qu'elles ne le
-sont aujourd'hui. On ne savait pas aussi bien que de nos jours ce
-qu'on perd à troubler la propriété, ce qu'on gagne à payer les
-capitaux chèrement, pourvu qu'on les obtienne d'une manière régulière,
-et qu'on solde exactement les services publics.
-<span class="sidenote" title="En marge">Vive discussion établie sur ce sujet entre M. Mollien et M.
-de Bassano.</span>
-La question fut
-surtout débattue entre M. de Bassano, que sa complaisance pour les
-idées de Napoléon faisait alors admettre à l'examen de presque toutes
-les affaires, et M. Mollien, qui discutait peut-être un peu trop
-subtilement des vérités incontestables, s'irritait profondément contre
-son contradicteur sans oser le manifester, et s'en allait mécontent
-sans se rendre. Chaque jour la lutte recommençait. M. de Bassano
-trouvait que c'était merveille de se procurer tout de suite 370
-millions, dont 232, chiffre exact des besoins du Trésor, seraient
-appliqués au service public, et 138 à indemniser le propriétaire
-spolié, sans qu'il en coûtât rien à personne, pas même à l'État qui
-allait recevoir une si grosse somme. M. Mollien soutenait sur le
-droit de propriété des théories vraies, <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> mais abstraites, et
-qui touchaient peu son adversaire, présentait l'extension donnée aux
-bons de la caisse d'amortissement comme la création d'un vrai
-papier-monnaie, signalait les difficultés qui en résulteraient dans
-tous ses services, les signalait avec chagrin, avec humeur, plutôt
-qu'avec résolution. Cette lutte entre un esprit facile et disert, mais
-comprenant trop peu les objections pour s'en laisser affecter, et un
-esprit convaincu, mais ne sachant pas convaincre, eût été
-interminable, si Napoléon impatienté, discernant parfaitement ce qu'il
-y avait de vrai et de faux de l'un et de l'autre côté, mais voulant à
-tout prix un résultat, n'eût dit à M. Mollien:
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon décidé par l'urgence des besoins.</span>
-Tout cela est bien, je
-comprends vos objections, je les apprécie, mais avant de critiquer un
-projet il faut mettre quelque chose à la place.&mdash;L'objection était en
-effet embarrassante. C'était le cri du besoin, poussé par celui à qui
-les besoins de l'État étaient plus pressants qu'à un autre, parce
-qu'il avait un million de soldats à vêtir, à armer, à nourrir, et que
-son existence, sa grandeur, sa gloire, tenaient à la solution du
-problème. Si M. Mollien eût été un esprit plus décidé, il aurait
-répondu tout de suite à Napoléon: Émettez des rentes 5 pour cent, à 60
-francs, même à 50 s'il le faut; payez les capitaux 8 ou 10 pour cent,
-même davantage, et cette opération vous coûtera moins cher, vous
-créera moins d'inimitiés, nourrira plus tôt et mieux vos soldats,
-qu'un papier-monnaie mal accueilli, et refusé dans tous les payements.
-Mais M. Mollien n'eût pas osé dire cela, peut-être même n'eût-il pas
-osé le penser à cette époque, et Napoléon pressé de se procurer de
-l'argent, ne supposant <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> pas possible une émission de rentes,
-voulant absolument avoir des biens à vendre puisque c'était la seule
-ressource du moment, les prenait où il y en avait encore.
-L'archichancelier Cambacérès, plus calme, était néanmoins dominé aussi
-par le sentiment du besoin, et par le même motif que Napoléon aboutit
-à l'adoption du projet si longuement débattu.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La résolution d'aliéner les biens affermés des communes est
-définitivement adoptée.</span>
-En conséquence, il fut convenu qu'on s'approprierait les biens des
-communes que nous avons désignés, c'est-à-dire les biens affermés,
-qu'on les évaluerait au moyen d'une procédure administrative sommaire,
-qu'on les remplacerait par une rente dont il était facile à l'État de
-faire l'avance en la créant, et qu'on les transférerait ensuite à la
-caisse d'amortissement. Cette caisse avait pris l'habitude des ventes
-territoriales, et les exécutait bien, parce qu'elle les exécutait
-lentement et par petites quantités. En attendant qu'elle en reçût le
-payement ordinairement exigé à des termes éloignés et successifs, elle
-émettait un papier portant intérêt, qu'elle donnait à l'État pour prix
-des biens à vendre, qu'elle retirait ensuite peu à peu, à mesure
-qu'elle touchait le prix des ventes, et qui se soutenait dans le
-public, parce qu'il était peu considérable, et très-exactement
-remboursé en capital et intérêts.
-<span class="sidenote" title="En marge">Conditions de la mesure.</span>
-C'était ce mécanisme qu'il
-s'agissait de développer, et qu'on développa en effet, en statuant que
-la caisse d'amortissement vendrait les nouveaux biens aux enchères,
-sous la condition pour les acheteurs d'acquitter un tiers de la valeur
-comptant, un second tiers en 1814, un troisième en 1815, et de payer
-en outre l'intérêt des sommes différées sur le pied <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> de 5
-pour cent. En attendant, la caisse d'amortissement devait créer
-immédiatement, et remettre au Trésor pour 232 millions de bons,
-portant intérêts, et successivement remboursables à mesure de
-l'acquittement du prix des immeubles à vendre. C'était ensuite au
-Trésor à se servir de ces bons comme il pourrait, et à forcer, par
-exemple, ou à induire les créanciers de l'État à les accepter. C'est
-là que commençait le juste chagrin de M. Mollien, chagrin que M. de
-Bassano ne comprenait pas plus que les colères de l'Europe prêtes à se
-déchaîner sur nous.&mdash;Mais à qui ferai-je accepter ce papier? disait le
-ministre du Trésor.&mdash;<span class="sidenote" title="En marge">Émission d'un papier dont Napoléon prend une somme
-considérable pour le soutenir.</span>
-À tous ceux à qui vous devez, répondait Napoléon.
-Vous devez à des fournisseurs de la guerre et de la marine, à des
-créanciers de toute espèce, 46 millions pour 1811, 37 millions pour
-1812; payez ces sommes avec les bons de la caisse d'amortissement, et
-vous introduirez ainsi ces bons en province. On y répugnera d'abord,
-mais en voyant qu'ils portent un intérêt exactement acquitté, qu'ils
-servent à acheter des biens fort beaux, et nullement frappés de
-réprobation comme les anciens biens d'émigrés, on les recherchera. Il
-s'en vendra sur la place, on en soutiendra le cours, et votre papier
-finira par valoir presque de l'argent.&mdash;Si Votre Majesté s'en
-chargeait, répondait timidement M. Mollien, c'est-à-dire si elle
-achetait tout de suite les 232 millions avec les grandes ressources
-accumulées par son génie, alors tout serait facile.&mdash;Oui, sans doute,
-répliquait Napoléon, tout serait facile alors ... et il se gardait de
-dire pourquoi il ne le faisait pas. Il avait effectivement tout au
-plus les <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> deux tiers de cette somme dans ses deux trésors, et
-il ne voulait pas avec raison se démunir de tout son argent comptant.
-Mais il promettait à M. Mollien de soutenir le cours de cette nouvelle
-valeur, en prenant pour son compte une somme considérable des bons que
-la caisse allait émettre.</p>
-
-<p>Il résolut en effet d'en prendre pour 60 ou 70 millions
-successivement, placement qui était excellent, puisqu'il rapportait un
-intérêt certain, et que l'échéance en était certaine aussi, mais qui
-diminuait notablement les 160 millions comptant dont il était pourvu.
-Toutefois il n'y avait pas à hésiter dans l'état de gêne où l'on se
-trouvait, et il se flatta qu'en faisant acheter une portion de ce
-papier au moment de son émission, il en maintiendrait la valeur à un
-taux voisin du pair. Il le promit à M. Mollien pour lui rendre un peu
-de courage.</p>
-
-<p>Telles étaient les mesures financières par lesquelles Napoléon
-s'apprêtait à soutenir ses dernières et ses plus terribles guerres.
-C'était la fin de ces aliénations de biens-fonds dont la révolution
-française avait fait ressource pour résister aux attaques de l'Europe.
-N'ayant plus de nobles à proscrire, et ne le voulant pas d'ailleurs,
-n'ayant plus d'églises à déposséder, Napoléon prenait les biens des
-communes, derniers propriétaires de mainmorte, et les aliénait au
-moyen d'une espèce de papier de crédit, beaucoup mieux assis et
-surtout beaucoup mieux limité que les assignats, mais rappelant le
-fâcheux souvenir du papier-monnaie, et introduit auprès du public dans
-un moment bien peu favorable.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon songe à une grande mesure qui puisse lui ramener
-les esprits.</span>
-Tout en faisant ce qui était humainement possible <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> pour se
-mettre en état de repousser les ennemis qu'il avait attirés sur la
-France, Napoléon sentait le besoin aussi d'essayer quelque chose pour
-ramener les esprits qu'il voyait s'éloigner chaque jour davantage de
-son gouvernement.
-<span class="sidenote" title="En marge">Cette mesure est un arrangement avec l'Église.</span>
-Une paix très-prochaine les lui eût seule rendus
-complétement; mais la paix, toute désirable qu'elle était, n'était
-possible qu'après d'énergiques efforts, qui nous rendissent, non pas
-notre exorbitante domination sur l'Europe, mais le prestige de notre
-supériorité militaire, et pour obtenir un tel résultat il fallait
-répandre encore bien du sang. À défaut de la paix, que même en étant
-très-sage il n'aurait pas pu donner tout de suite, Napoléon cherchait
-une satisfaction morale à procurer aux esprits. Il en imagina une qui,
-accordée à propos et sans réserve, aurait été d'un grand effet.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Usage fâcheux que les ennemis de Napoléon faisaient des
-affaires religieuses pour lui nuire.</span>
-De toutes les causes qui indisposaient l'opinion publique contre
-Napoléon, la plus agissante après la guerre, c'était la brouille avec
-Rome et la captivité du Pape. Pour les partisans de la maison de
-Bourbon, auxquels les derniers événements venaient de rendre des
-espérances depuis longtemps évanouies, c'était un prétexte, et des
-plus efficaces, pour exciter l'animadversion contre un gouvernement
-tyrannique qui, suivant eux, opprimait les consciences. Pour la
-portion pieuse du pays, politiquement désintéressée, mais ramenée à la
-religion par d'affreux malheurs du temps, c'était un motif sérieux et
-sincère de blâme et même d'aversion. En général les hommes et les
-femmes qui montrent le plus de penchant pour les pratiques
-religieuses, sont des âmes vives, qui éprouvent le besoin de
-contribuer <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> activement au triomphe de leurs croyances. Ce sont
-de redoutables ennemis d'un gouvernement lorsqu'il s'est donné contre
-la religion des torts véritables. L'autorité de leurs m&oelig;urs, leur
-zèle à propager un grief, un bruit, une espérance, les rendent
-infiniment dangereux. Napoléon aurait voulu désarmer cette classe
-respectable, ôter en même temps un prétexte aux royalistes qui se
-servaient des affaires du culte pour lui nuire, et faire espérer la
-paix avec l'Europe par la paix avec l'Église.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Translation du Pape à Fontainebleau.</span>
-Aussi était-il résolu à terminer ses différends avec le Pape, en
-concédant le moins possible, mais en concédant toutefois ce qui serait
-nécessaire pour parvenir à un accord. Le Pape, détenu longtemps à
-Savone, était en ce moment à Fontainebleau, captif mais libre en
-apparence, et entouré de toute espèce de soins et d'honneurs. Napoléon
-craignant que pendant qu'il serait enfoncé dans les profondeurs de la
-Russie, les Anglais ne profitassent de l'occasion pour enlever Pie VII
-de Savone, avait ordonné sa translation à Fontainebleau pendant l'été
-de 1812.
-<span class="sidenote" title="En marge">Situation du Pontife dans cette nouvelle résidence.</span>
-On lui avait donné l'appartement qu'il avait occupé à
-l'époque heureuse et brillante du couronnement, temps déjà bien loin
-et de lui et de Napoléon! On l'y avait comblé d'hommages, et une
-partie de la maison civile et militaire de l'Empereur lui avait été
-envoyée, afin qu'il vécût en souverain. Un détachement de grenadiers à
-pied et de chasseurs à cheval de la garde impériale faisait le service
-auprès de lui, et on avait eu l'attention de revêtir de l'habit de
-chambellan l'officier de gendarmerie d'élite chargé de le garder, le
-capitaine Lagorsse, <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> lequel, avec de l'esprit et du tact,
-avait fini par plaire au Pape au point de lui devenir indispensable.
-La surveillance était donc cachée sous les égards les plus
-respectueux. On avait laissé au Pape, outre son médecin et son
-chapelain, quelques anciens serviteurs dont on était sûr, et il était
-visité de temps en temps par les cardinaux de Bayane et Maury, par
-l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes. Ces personnages éminents,
-auxquels on avait tracé la conduite à tenir, sans avoir avec le
-Pontife des entretiens d'affaires, lui parlaient quelquefois des maux
-de l'Église, des moyens et de l'espérance de les faire cesser, surtout
-lorsque le retour de Napoléon à Paris mettrait en présence deux
-princes qui s'aimaient, et qui en s'abouchant directement
-s'entendraient mieux qu'en se faisant représenter par les négociateurs
-les plus habiles. Cette société était la seule qui fût permise au
-Pape, et la seule même qui lui plût. Il avait la faculté de célébrer
-la messe le dimanche à la grande chapelle du château et d'y donner sa
-bénédiction aux fidèles. Mais on avait si peu ébruité sa translation,
-la pensée du public fixée sur Moscou était dans ce moment si peu
-tournée vers les affaires religieuses, on craignait tant d'ailleurs
-les embûches de la police impériale, qu'il venait à peine quelques
-curieux à Fontainebleau le dimanche. Le Pape vivait donc dans une
-retraite profonde, on pourrait même dire douce si elle n'avait été
-forcée. Quoiqu'on eût mis le parc à sa disposition, il ne sortait
-jamais de ses appartements, par indolence et par calcul, faisait
-quelques pas tous les jours dans la grande galerie dite de Henri II,
-retombait ensuite dans son immobilité, <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> ne lisait même pas,
-bien qu'il eût à sa portée la bibliothèque du château, et semblait
-complétement endormi dans sa captivité.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Projet de Napoléon de s'aboucher directement avec Pie VII.</span>
-On ne pouvait pas imaginer un traitement physique et moral plus propre
-à vaincre sa résistance, surtout si Napoléon apparaissant tout à coup,
-venait essayer sur lui le double prestige de sa puissance et de sa
-conversation entraînante. Napoléon revenu de Moscou vaincu par la
-nature, sinon par les hommes, devait sans doute avoir moins
-d'influence, mais il lui en restait encore assez pour décider, en s'y
-prenant bien, Pie VII à une transaction. D'ailleurs, disposant de
-toutes les issues, on n'avait laissé arriver à la connaissance du
-Pontife que les faits impossibles à cacher, expliqués de la manière la
-moins fâcheuse pour nos armes. Aussi, quoique ayant essuyé un mauvais
-hiver, Napoléon n'en était pas moins aux yeux de Pie VII le potentat
-le plus redoutable, potentat auquel personne n'était de force à
-arracher l'Italie pour en restituer une partie au successeur de saint
-Pierre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les points en litige fort restreints depuis le mode adopté
-pour l'institution canonique.</span>
-Napoléon s'était hâté le surlendemain même de son arrivée à Paris
-d'écrire au Pape, pour lui témoigner le plaisir qu'il éprouvait de le
-posséder si près de lui, le désir de l'aller voir et de terminer
-bientôt les différends qui troublaient l'Église. Puis à cette lettre
-il avait joint des allées et des venues de MM. de Bayane, de Barral,
-Duvoisin, pour l'amener à un accord par des concessions presque
-inespérées. En effet les points en litige ne présentaient plus d'aussi
-grandes difficultés qu'auparavant. Le mode de l'institution canonique
-était convenu depuis que l'Église, si facile alors sur sa prérogative
-essentielle, avait <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> concédé qu'après six mois tout prélat
-serait institué, ou par le Pape, ou à son défaut, par le métropolitain
-de la province ecclésiastique. Ce qui était plus difficile à
-déterminer, c'était l'établissement temporel du Souverain Pontife.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le Pape ne voulant pas d'un établissement à Paris, on
-espère par transaction lui faire accepter un établissement à Avignon.</span>
-Pie VII ne faisant pas entrer la chute de Napoléon dans ses prévisions, et
-ne voyant dès lors aucun moyen de le forcer à restituer les États
-romains, en était à considérer l'établissement de la papauté à
-Avignon, avec une dotation convenable, comme une sorte de pis-aller
-acceptable, qui avait dans le passé un précédent, une excuse et une
-consolation. Mais ce qui le révoltait, et lui paraissait pire que la
-captivité même, c'était le projet attribué à Napoléon, et qu'il avait
-eu en effet un moment, d'établir la papauté à Paris, sous la main des
-empereurs français. Si une telle chose avait pu s'accomplir, Pie VII
-n'aurait plus été à ses propres yeux que le patriarche de
-Constantinople, et la grande Église d'Occident aurait été ravalée pour
-lui au niveau de la moderne Église d'Orient.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrangements de détail au moyen desquels on pouvait se
-flatter d'amener un accord.</span>
-Cette disposition d'esprit fournissait donc un moyen de négociation
-précieux, car en cédant sur l'établissement à Paris, et en accordant
-l'établissement à Avignon, on pouvait amener le Pape à consentir à la
-solution de la question réputée la plus épineuse. Restaient les
-arrangements relatifs aux biens de l'Église romaine, vendus ou à
-vendre, et aux siéges qualifiés de suburbicaires, parce qu'ils sont
-placés aux environs de Rome, et entourés d'une antique majesté. Le
-Pape tenait beaucoup à conserver ces siéges, et à pouvoir nommer des
-évêques de Velletri, d'Alban, de Frascati, de Palestrina, etc.,
-<span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> car, sans moyens de récompenser des services, il lui aurait
-été impossible d'entretenir son gouvernement. À ces points s'en
-ajoutaient quelques autres encore, sur lesquels, avec la volonté d'en
-finir, et avec la puissance de Napoléon, il était facile d'arriver à
-un accord.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se transporte à
-Fontainebleau pour s'aboucher avec le Pape.</span>
-Lorsqu'on fut près de s'entendre, Napoléon résolut de se transporter
-lui-même à Fontainebleau, pour terminer par sa présence les
-hésitations ordinaires du Pape, et pour obtenir de lui un acte formel
-qu'on pût offrir au public comme gage de la paix religieuse, comme
-avant-coureur peut-être de la paix européenne.</p>
-
-<p>En conséquence, le 19 janvier, feignant une partie de chasse à
-Grosbois, il changea brusquement de direction, et se rendit à
-Fontainebleau, où il avait secrètement envoyé sa maison. Le Pape était
-en ce moment en conférence avec plusieurs évêques et cardinaux. Déjà
-ému par les grandes affaires dont on l'entretenait depuis quelques
-jours, il le fut bien davantage en apprenant l'arrivée subite de
-Napoléon, qu'il n'avait pas vu depuis le couronnement, qu'il désirait
-et appréhendait tout à la fois de rencontrer, car s'il se flattait
-d'exercer une certaine influence sur l'auteur du Concordat, il
-craignait encore plus de subir la sienne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Entrevue cordiale de Napoléon et de Pie VII.</span>
-Sans lui laisser le temps de
-la réflexion, Napoléon accourut, le serra dans ses bras en l'appelant
-son père. Le Pape reçut ses embrassements, en l'appelant son fils, et,
-sans entrer ce jour-là dans le fond des affaires, ces deux princes, si
-singulièrement associés par la destinée pour se plaire et se
-tourmenter toute leur vie, <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> parurent parfaitement heureux de
-se revoir. L'espérance d'une prompte et complète réconciliation
-rayonnait sur les visages. Les serviteurs du Pape, ordinairement les
-plus chagrins, semblaient saisis et charmés par ce spectacle.</p>
-
-<p>Le lendemain Pie VII, entouré des cardinaux et des évêques qu'on avait
-laissé pénétrer jusqu'à lui pour cette circonstance, alla en grande
-cérémonie rendre visite à l'Empereur dans ses appartements. De chez
-l'Empereur il se transporta chez l'Impératrice, qu'il ne connaissait
-pas, car ce n'était pas celle qu'il avait sacrée, et sur ce trône où
-tout se succédait si vite, la souveraine était déjà changée! Comme
-tout le monde, il la trouva bonne, douce, heureuse de sa grandeur, se
-montra avec elle ce qu'il était toujours, digne, affectueux, plein des
-grâces de la vieillesse, puis, après lui avoir fait sa visite, il
-reçut la sienne, et au milieu de tout ce mouvement parut retrouver un
-peu de vie, de satisfaction et d'espérance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Gravité de la résolution que le Pape avait à prendre.</span>
-Toutefois il ne pouvait avoir d'illusion sur ce qui allait se passer.
-L'Empereur n'avait pu se déplacer pour ne faire à Fontainebleau qu'une
-visite. Suivant sa coutume, cet homme si actif, si dominateur,
-aspirait à quelque grand résultat, il venait arracher au chef de
-l'Église un consentement, et lui imposer ce qui lui coûtait le plus,
-une résolution. Et quelle résolution! Renoncer à la puissance
-temporelle, abandonner Rome pour Avignon, accepter une hospitalité
-magnifique, un esclavage doré, devenir ainsi patriarche de
-Constantinople en Occident, avec quelques richesses et quelques
-apparences souveraines de plus! Et pourtant, si le Pontife ne
-consentait <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> pas à cette condition, n'allait-il pas trouver un
-nouvel Henri VIII, qui non par amour (ce n'était pas la faiblesse de
-Napoléon), mais par ambition, porterait à l'Église des coups plus
-redoutables encore que la spoliation de ses biens matériels?
-<span class="sidenote" title="En marge">Perplexité de Pie VII.</span>
-Pie VII était sur cela vaincu au fond de son c&oelig;ur; mais avant de se
-résoudre, avant d'attacher à son pontificat un tel souvenir
-historique, avant de se résigner à être l'Augustule de la Rome
-chrétienne, ou de braver tout ce qui pourrait résulter pour la
-religion d'une lutte prolongée, il fallait un effort au-dessus de
-l'énergie de son âme, énergie qui était grande quand il s'agissait
-d'opposer à la persécution une résistance passive, qui devenait
-presque nulle quand il fallait prendre un parti prompt et difficile.
-Jamais, au reste, quelque temps qu'on lui eût donné, il ne se serait
-décidé lui-même, et Napoléon, s'il voulait un résultat, avait bien
-fait de venir en personne le séduire, l'éblouir, lui prendre presque
-la main pour l'obliger à signer!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts de Napoléon pour le décider.</span>
-Les visites d'apparat terminées, les sérieux entretiens commencèrent.
-Napoléon était résolu à déployer tout ce qu'il avait de grâce et de
-vigueur d'esprit, de puissance fascinatrice en un mot, pour charmer le
-Pape, et pour le convaincre en même temps qu'il n'y avait rien de
-mieux à faire que ce qu'on lui demandait. D'abord, sans paraître y
-attacher d'importance, il exposa, quand il en eut l'occasion, tout ce
-qu'il allait accomplir dans la prochaine campagne, et se montra
-certain d'accabler ses adversaires dès l'ouverture des hostilités.
-Bien qu'on n'eût pas laissé pénétrer jusqu'à Fontainebleau les
-<span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> fâcheuses impressions déjà répandues en Europe sur la
-situation de Napoléon, le Pape savait cependant que pour la première
-fois il n'était pas revenu triomphant de la guerre. Mais en le voyant
-si confiant, si assuré de foudroyer bientôt la jactance des Russes et
-des Allemands, on ne pouvait pas ne pas éprouver la même confiance,
-et, aux changements près opérés dans sa personne, car, au lieu d'être
-droit et mince, Napoléon était déjà un peu courbé et plein
-d'embonpoint, le Pape crut revoir le jeune et radieux empereur de
-1804. C'était, sous une extrême largeur de traits, le même feu, la
-même noblesse, la même beauté de visage.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Brillantes offres de Napoléon à Pie VII.</span>
-Après avoir persuadé à Pie VII qu'il était aussi puissant que jamais,
-que contre ses volontés on ne prévaudrait pas plus qu'autrefois,
-Napoléon lui ôta toute espérance de recouvrer Rome, et lui montra la
-résolution irrévocable de ne jamais abandonner à une influence
-étrangère la moindre parcelle de l'Italie. Le chef de l'Église n'avait
-donc qu'à choisir entre Paris et Avignon. Il ferait bien mieux
-d'accepter Paris, disait Napoléon. Il y serait vénéré, entouré de
-toutes sortes d'hommages, et il y verrait l'empereur des Français tout
-disposé à lui tenir l'étrier, comme faisaient jadis les empereurs
-germaniques. Il aurait en outre la certitude de n'avoir plus de
-démêlés, car à la première difficulté, un moment d'explications
-cordiales entre les deux souverains arrêterait tout conflit prêt à
-naître. Mais enfin puisqu'il ne le voulait pas, il n'avait qu'à
-préférer Avignon, lieu déjà consacré par un long séjour des papes. Les
-ordres allaient être donnés immédiatement, et tout serait <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span>
-bientôt disposé pour qu'il y trouvât la plus somptueuse existence. Il
-y recevrait en liberté les ambassadeurs de toutes les puissances, qui
-jouiraient auprès de lui des priviléges et de l'indépendance
-diplomatiques, appartinssent-ils à des États en guerre avec la France,
-et qui pourraient se rendre auprès de la nouvelle cour pontificale par
-la mer et le Rhône, presque sans toucher au territoire de l'Empire.
-Deux millions de revenu lui seraient attribués pour l'indemniser des
-biens vendus dans les États romains. Tous les biens dont la vente
-n'était pas consommée, et c'était la plus grande partie, lui seraient
-rendus, et seraient administrés par ses agents. On allait rétablir
-pour lui complaire les siéges suburbicaires, dont il nommerait les
-évêques. Il aurait en outre, soit en Italie, soit en France, à son
-choix, la faculté de nomination dans dix diocèses, de quoi récompenser
-par conséquent les serviteurs de son gouvernement, sans compter la
-nomination des cardinaux qui ne cesserait pas de lui appartenir. Les
-prélats des États romains dont les siéges avaient été supprimés, qui
-étaient encore vivants, et qui étaient l'un des plus graves soucis du
-Pape, auraient la qualité, le titre, la situation d'évêques <i lang="la">in
-partibus</i>, et recevraient leur vie durant, sur le Trésor français, un
-traitement égal aux revenus de leurs anciens diocèses. Ce serait
-encore une nouvelle légion de grands dignitaires ecclésiastiques qui
-contribuerait à l'éclat de la cour d'Avignon. Les archives romaines,
-les grandes administrations de la pénitencerie, de la daterie, de la
-propagande, etc., seraient transportées auprès du Pape dans le beau
-pays de Vaucluse, <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> et convenablement établies dans la nouvelle
-Rome pontificale, qu'on allait consacrer tout entière à sa glorieuse
-destination.</p>
-
-<p>Le Pape n'aurait donc rien à regretter, ni richesses, ni éclat
-souverain, ni indépendance, ni puissance, car il réglerait toutes les
-affaires religieuses à son gré, aussi librement qu'il le faisait jadis
-à Rome. Il ne perdrait que la puissance temporelle, vaine ambition des
-pontifes, grave danger pour la religion, qui avait toujours souffert
-des démêlés des souverains temporels de Rome avec les princes de la
-chrétienté. C'est en traitant ce sujet que Napoléon déploya tout ce
-qu'il avait de subtilité et de logique pressante pour convaincre Pie
-VII.
-<span class="sidenote" title="En marge">Habile argumentation de Napoléon auprès de Pie VII.</span>
-Il s'attacha particulièrement à lui persuader que la séparation
-des deux puissances spirituelle et temporelle, et l'abolition de la
-dernière, étaient une révolution inévitable du temps, qui
-n'intéressait en rien la religion, son influence et sa perpétuité. Que
-de choses, en effet, depuis vingt ans, qu'on n'avait jamais vues,
-qu'on n'aurait jamais imaginées, et qu'il fallait cependant admettre,
-puisqu'elles étaient accomplies! Louis XVI et Marie-Antoinette sur
-l'échafaud; Napoléon, un simple officier d'artillerie, au palais des
-Tuileries, époux de Marie-Louise, tenant le sceptre de l'Occident; les
-empereurs d'Allemagne réduits à l'empire d'Autriche; la maison de
-Bourbon exclue de tous les trônes; le descendant du grand Frédéric
-réduit à l'état d'un électeur de Brandebourg; les anciens rangs
-effacés; les peuples exigeants, commandant presque à leurs souverains,
-excepté à Napoléon qui seul les contenait dans le monde; enfin
-<span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> la face de l'univers changée, tout cela n'était-il pas bien
-extraordinaire, tout cela ne parlait-il pas un langage aussi clair
-qu'irrésistible? La puissance temporelle des papes n'était-elle pas
-évidemment une des choses destinées à disparaître avec tant d'autres?
-Et ne fallait-il pas même remercier le ciel d'avoir choisi comme
-instrument de ces révolutions un homme tel que Napoléon, né dans la
-religion catholique, en ayant tous les souvenirs, l'aimant comme sa
-religion maternelle, sachant de quel prix elle était pour les hommes,
-et résolu à la défendre et à la faire fleurir!&mdash;C'est en ce point
-surtout que Napoléon fut heureusement inspiré, et produisit une vive
-impression sur le Pontife.&mdash;Supprimez, lui disait-il, entre nous,
-cette vaine difficulté de la souveraineté temporelle, supprimez-la, et
-vous verrez ce que vous et moi, libres de ces ennuis, nous ferons pour
-la religion!...&mdash;Et alors il lui montrait l'Église germanique
-détruite, privée de ses biens par l'avidité ordinaire des princes
-allemands, n'attendant et ne pouvant obtenir son rétablissement que de
-lui seul; l'Église de Hollande, l'Église des provinces anséatiques,
-pouvant être non pas maintenues, car elles n'existaient plus depuis
-deux siècles, mais restaurées; un siége catholique, par exemple, à la
-veille d'être rétabli à Hambourg; l'Église espagnole, l'Église
-italienne actuellement détruites et ayant besoin d'un sauveur, tout
-cet univers chrétien enfin dépendant de l'empereur des Français, de sa
-volonté puissante, et près de renaître ou de s'anéantir, sur un mot de
-sa bouche! Eh bien, ajoutait-il, réconcilié avec le Pape, rendu au
-repos par la paix européenne qui ne pouvait <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> tarder, n'ayant
-plus à débattre avec le Pontife de vulgaires intérêts de territoire,
-dignes à peine d'occuper des princes de quatrième ordre, mais
-nullement le chef de l'Église universelle et le chef de l'Empire
-français, il s'appliquerait à faire à la religion plus de bien que ne
-lui en avait fait Charlemagne. En présence d'un tel avenir, comment
-discuter, comment hésiter! La Providence avait choisi un pontife doux,
-vertueux, modeste, pour rendre à la religion la pureté, le
-désintéressement des apôtres, et avec leur désintéressement leur
-influence sur les âmes, et lui homme de guerre, habitué à vaincre les
-difficultés de la terre, pour opérer cette révolution sans que la
-religion en fût affaiblie, de manière au contraire qu'elle gagnât en
-puissance morale tout ce qu'elle perdrait en puissance matérielle!</p>
-
-<p>L'excellent Pape à qui on avait souvent écrit ou dit des choses
-semblables, mais qui n'avait jamais entendu personne les exprimer avec
-la chaleur, l'éloquence, l'air de persuasion que Napoléon y apportait,
-le Pape était séduit, vaincu, et se disait qu'en effet beaucoup de
-choses étaient changées, que beaucoup changeraient encore, que
-vraisemblablement la puissance temporelle des papes était une de ces
-choses destinées à finir, mais que, Napoléon aidant, elle
-n'emporterait en disparaissant aucun des appuis de la religion, aucun
-de ses moyens d'influence. C'était un sacrifice tout matériel à faire
-dans l'intérêt de la religion elle-même, et c'était dès lors acte de
-désintéressement et non de faiblesse, acte honorable et non pas
-honteux, que de consentir aux arrangements proposés! Il plaidait
-<span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> ainsi en son c&oelig;ur avec Napoléon, et puis, quand il fallait
-se décider, il tombait dans des perplexités insurmontables.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon achève de décider le Pape en se prêtant à toutes
-les formes de rédaction qu'il désire.</span>
-Après trois ou quatre jours de ces entretiens répétés, Napoléon fit
-comprendre au Pape qu'il fallait en finir, et comme la rédaction
-touchait le Pontife au moins autant que le fond des choses, il lui
-promit de trouver une forme qui n'éveillerait en rien ses scrupules,
-et ne chargerait sa mémoire d'aucun poids difficile à porter. Napoléon
-manda tout de suite un de ses secrétaires, et on se mit à l'&oelig;uvre.
-Ce qui coûtait le plus à Pie VII, c'était de reconnaître la prise de
-possession du patrimoine de Saint-Pierre par une puissance quelconque,
-et d'en faire l'abandon formel par l'acceptation d'un établissement
-hors d'Italie. Napoléon trancha cette difficulté en convenant qu'on ne
-parlerait ni de l'abandon de Rome, ni de l'établissement à Avignon,
-mais de l'existence indépendante du Saint-Père, et du libre exercice
-de sa puissance pontificale au sein de l'Empire français, comme s'il
-était dans ses propres États. En conséquence, on adopta le texte
-suivant: <cite>Sa Sainteté exercera le pontificat en France et dans le
-royaume d'Italie, de la même manière et avec les mêmes formes que ses
-prédécesseurs</cite>. Il fut seulement entendu que ce serait à Avignon et
-non ailleurs. Il fut ajouté ensuite en termes formels que le Pape
-recevrait auprès de lui les ambassadeurs des puissances chrétiennes,
-revêtus de la plénitude des priviléges diplomatiques, qu'il
-recouvrerait la jouissance et l'administration des biens non vendus
-dans les États romains, qu'il toucherait deux millions de revenu
-<span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> en dédommagement des biens aliénés, qu'il nommerait à tous
-les siéges suburbicaires et à dix évêchés qui seraient désignés plus
-tard soit en France, soit en Italie; que les anciens évêques
-titulaires de l'État romain conserveraient leur titre sous la forme
-d'évêchés <i lang="la">in partibus</i>, et jouiraient d'un traitement égal au revenu
-de leur siége; que le Pape aurait auprès de lui les diverses
-administrations composant la chancellerie romaine; que l'Empereur et
-le Pape se concerteraient pour la création de nouveaux siéges
-catholiques, soit en Hollande, soit dans les départements anséatiques
-(clause à laquelle le Pape tenait d'une manière toute particulière,
-afin de faire ressortir ce que la religion gagnait à ce nouveau
-concordat); qu'enfin l'Empereur rendrait ses bonnes grâces aux
-cardinaux, évêques, prêtres, laïques, compromis à l'occasion des
-derniers troubles religieux. Il fut stipulé que l'institution
-canonique serait donnée aux évêques nommés par la couronne, dans les
-formes et délais déterminés par le dernier bref du Pape, c'est-à-dire
-dans six mois à partir de la nomination par l'autorité temporelle, et
-qu'à défaut par la cour pontificale d'avoir prononcé dans ce délai, le
-plus ancien prélat de la province pourrait conférer l'institution
-refusée ou différée. À ces dernières clauses, le Pape insista pour en
-ajouter une qui n'avait rien d'une disposition de loi ou de traité,
-mais qui était pour lui une sorte d'excuse, et qui était conçue dans
-les termes suivants: <cite>Le Saint-Père se porte aux dispositions
-ci-dessus en considération de l'état actuel de l'Église, et dans la
-confiance que lui a inspirée Sa Majesté qu'elle accordera sa
-puissante protection aux besoins si nombreux <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> qu'a la religion
-dans les temps où nous vivons.</cite></p>
-
-<p>Il fut convenu enfin que le concordat actuel, quoique ayant la force
-obligatoire d'un traité, ne serait publié qu'après avoir été
-communiqué aux cardinaux, qui avaient droit d'en connaître, comme
-conseillers naturels et nécessaires de l'Église.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Fév. 1813.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Signature du concordat de Fontainebleau qui abolit la
-puissance temporelle du Saint-Siége.</span>
-Napoléon fit tout ce que voulut le Saint-Père, admit sans réserve les
-changements de rédaction qu'il demandait, et que le secrétaire tenant
-la plume exécutait à l'instant même sur la minute du traité; puis
-lorsque tout fut convenu, texte français et texte italien, on envoya
-l'un et l'autre aux scribes chargés de la transcription, et le soir
-même, 25 janvier, les deux cours pontificale et impériale étant
-assemblées, le Pape et l'Empereur signèrent cet acte extraordinaire,
-qui mettait à néant la puissance temporelle de la papauté, pour
-toujours selon l'opinion de Napoléon et du Pape, pour bien peu de
-temps selon les desseins cachés de la Providence! L'Empereur,
-entourant Pie VII de témoignages de vénération, le faisant accabler de
-félicitations de tout genre, ne lui laissa pas même un moment pour
-réfléchir à ce qu'il avait fait, et l'enivra en le plaçant en quelque
-sorte au milieu d'un nuage d'encens. Pour lui prouver sa joie, et un
-complet retour de bonne volonté, il expédia sur-le-champ l'ordre de
-délivrer et de ramener à Paris les cardinaux détenus, connus sous le
-nom de cardinaux noirs.
-<span class="sidenote" title="En marge">Fêtes et grâces prodiguées à Fontainebleau.</span>
-Il prodigua les grâces et les faveurs: il
-appela au Conseil d'État l'évêque de Nantes, auquel il donna en outre
-la croix d'officier de la Légion d'honneur et le grand cordon de
-l'ordre de la Réunion; il nomma l'évêque de Trêves conseiller
-<span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> d'État et officier de la Légion d'honneur; il donna le grand
-cordon de la Réunion au cardinal Maury et à l'archevêque de Tours, la
-croix d'officier de la Légion d'honneur aux cardinaux Doria et Ruffo,
-la décoration de la Couronne de fer à l'archevêque d'Édesse, des
-siéges de sénateur au cardinal de Bayane et à l'évêque d'Évreux, une
-pension de six mille francs au médecin du Pape, et des présents
-magnifiques à tous ceux qui avaient contribué à l'acte important qu'il
-venait de conclure.</p>
-
-<p>Après avoir passé deux jours encore à Fontainebleau, pendant lesquels
-il s'efforça de manifester au Pape sa vive satisfaction, il partit le
-27 janvier pour Paris, avec la conviction d'avoir accompli un acte qui
-peut-être ne serait pas définitif, mais qui dans le moment produirait
-certainement un grand effet. Il se hâta de publier dans les journaux
-officiels qu'un concordat venait de régler les différends survenus
-entre l'Empire et l'Église, et fit dire de vive voix, mais non
-imprimer, que le Pape allait s'établir à Avignon. Il écrivit en
-Hollande, à Turin, à Milan, à Florence, à Rome, à tous les
-représentants de son autorité, pour leur annoncer cet important
-arrangement, pour leur en apprendre les détails, les autoriser à en
-divulguer le sens, non le texte, et à faire tout ce qui serait
-nécessaire pour rétablir le calme dans les consciences troublées.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les cardinaux noirs ayant été introduits de nouveau auprès
-de Pie VII, lui inspirent un vif regret de ce qu'il a fait.</span>
-Ce calme ne devait pas être de longue durée, car il était facile de
-prévoir qu'aussitôt que les conseillers ordinaires du Pape seraient
-retournés auprès de lui, ils essayeraient de mettre son esprit à la
-torture, en lui reprochant l'acte qu'il avait signé, en <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> lui
-en montrant les graves conséquences, surtout le défaut d'à-propos, à
-la veille d'une guerre qui pouvait ne pas tourner à l'avantage de
-Napoléon. En effet, à peine les cardinaux noirs avaient-ils été admis
-à Fontainebleau, qu'on vit l'esprit du Pape, si gai, si satisfait
-pendant quelques jours, redevenir triste et sombre. Les cardinaux di
-Pietro et autres lui remontrèrent qu'il avait très-imprudemment aboli
-la puissance temporelle de la papauté, opéré par conséquent de sa
-propre autorité une révolution immense dans l'Église, abandonné le
-patrimoine de Saint-Pierre qui ne lui appartenait point, et cela sans
-nécessité, Napoléon étant à la veille de succomber; qu'on l'avait
-trompé sur la situation de l'Europe, et qu'un acte pareil surpris,
-sinon arraché, ne devait pas le lier. En un mot, ils tâchèrent de lui
-inspirer mille terreurs, mille remords, et lui tracèrent de l'état des
-choses un tableau tel que la passion la plus violente pouvait seule le
-suggérer, tableau qui malheureusement devait bientôt se trouver
-véritable par la faute de Napoléon, mais que tout homme sage dans le
-moment aurait jugé faux ou du moins très-exagéré, car, bien qu'ébranlé
-dans l'opinion du monde, l'Empire français remplissait encore ses
-ennemis d'une profonde terreur.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Pie VII, sans contester le nouveau concordat, prend le
-parti de se refuser à son exécution.</span>
-Ces conseils jetèrent l'infortuné Pie VII dans un de ces états
-d'agitation, de désespoir, où nous l'avons déjà vu tant de fois, et
-dans lesquels il perdait la dignité touchante de son caractère. Mais
-comment sortir de cet embarras? Comment nier ou révoquer une signature
-à peine donnée? Qui eût osé le conseiller? Personne, pas même les
-cardinaux qui venaient, <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> grâce au dernier concordat, de
-recouvrer leur liberté, leur admission auprès du Pape, et la faculté
-de lui bouleverser l'esprit et le c&oelig;ur. Ils auraient craint de voir
-se refermer sur eux les portes des prisons d'État. Il fut donc convenu
-entre eux et Pie VII qu'on dissimulerait, qu'on n'afficherait aucun
-changement de dispositions, et qu'on attendrait les événements, qui ne
-pouvaient manquer d'être prochains. En effet, Avignon ne serait pas
-prêt avant un an ou deux; on ne pouvait jusque-là exiger du Pape aucun
-acte officiel dérivant de ses nouveaux engagements; le concordat, en
-outre, ne devait pas être publié; il n'y avait donc qu'à se taire, et
-à se résigner quelque temps encore à la vie de reclus qu'on menait à
-Fontainebleau, à repousser doucement sous divers prétextes la pompe
-dont Napoléon voudrait entourer la papauté devenue française, et quant
-aux bulles d'institution canonique réclamées depuis si longtemps par
-les nouveaux prélats, à se renfermer, comme on avait toujours fait,
-dans une simple abstention sans refus.</p>
-
-<p>Ce plan adopté, il eût fallu plus d'empire sur lui-même que le Pape
-n'en possédait, pour cacher complétement ce qui se passait dans son
-âme. L'officier, fort adroit, qui le gardait sous l'habit de
-chambellan, le capitaine Lagorsse, s'aperçut bien vite de son trouble,
-et en devina la cause en voyant les agitations de l'infortuné Pontife
-se lier toujours aux visites des cardinaux les plus signalés par leur
-malveillance. Il en avertit par le ministre des cultes Napoléon
-lui-même, qui ne fut pas très-surpris de ce qui arrivait, et qui
-s'écria, en apprenant l'usage que faisaient de <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> leur liberté
-ceux à qui on venait de la rendre: Je crois que nous avons agi trop
-vite.&mdash;Il eut bientôt un signe certain, quoique fort déguisé, des
-secrètes résolutions de Pie VII. L'auguste prisonnier, détenu depuis
-1809, soit à Savone, soit à Fontainebleau, n'avait jamais eu à
-s'occuper des finances de sa maison, car il était défrayé de toutes
-ses dépenses sans qu'il eût à s'en mêler. Cependant, comme il pouvait
-être tenté de faire ou quelques aumônes ou quelques largesses, on
-avait saisi diverses occasions de lui offrir de l'argent, qu'il avait
-toujours refusé, quoique présenté de la manière la plus délicate.
-Cette fois, redevenu souverain, ayant bien des services à récompenser,
-et ayant droit de le faire sur des revenus qui lui étaient
-régulièrement attribués, il pouvait accepter décemment. Napoléon lui
-envoya les agents du Trésor impérial pour mettre à sa disposition les
-sommes dont il aurait besoin. Il repoussa ces dernières offres avec
-douceur, et sans affectation, comme si le moment n'était pas venu de
-rentrer ostensiblement dans l'exercice de sa nouvelle souveraineté.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon s'apercevant des intentions de Pie VII, s'y prête,
-parce qu'il lui suffit d'annoncer sans être démenti le rétablissement
-de la bonne intelligence avec le Saint-Siége.</span>
-Il n'en fallait pas davantage pour deviner les résolutions et les
-calculs des hommes qui dirigeaient le Pape. Mais Napoléon était aussi
-rusé que le plus rusé d'entre eux. Il voyait qu'ils ne voulaient pas
-faire d'éclat, et il ne le voulait pas non plus. Ce qui lui importait,
-ce n'était pas que les affaires de l'Église fussent arrangées, mais
-qu'elles le parussent, et pour quelque temps elles allaient le
-paraître, du moins aux yeux des masses. On publia partout, dans les
-provinces les plus reculées de <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> l'Empire, qu'un concordat
-était signé entre le Pape et l'Empereur, que le Pontife était libre,
-qu'il allait se rendre dans le siége où il devait exercer la puissance
-pontificale; qu'en un mot toutes les difficultés religieuses étaient
-terminées. Quelques individus, plus au fait de l'intrigue romaine,
-essayèrent de répondre que c'était un mensonge, que le Pape n'avait
-consenti à rien. Il y en eut même qui osèrent répandre que Napoléon
-avait voulu violenter Pie VII sans en rien obtenir, ce qui a fourni
-depuis à certains écrivains l'occasion d'avancer que Napoléon avait
-traîné à terre, et par ses cheveux blancs, le vénérable vieillard
-(scène à peine croyable au moyen âge). Mais la foule pieuse et
-innocente, ignorant ces prétendus secrets, courut au pied des autels
-remercier Dieu du nouveau concordat, et se mit à espérer, comme le
-désirait Napoléon, que cette paix du ciel lui vaudrait peut-être la
-paix de la terre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ouverture du Corps législatif.</span>
-Il y avait deux mois que Napoléon était de retour à Paris, et, on le
-voit, il avait déjà fortement mis la main à toutes choses, diplomatie,
-guerre, finances et culte. C'était le moment d'ouvrir le Corps
-législatif, formalité devenue tellement insignifiante sous son règne,
-qu'on ne savait jamais le jour où ce corps commençait ses travaux, ni
-le jour où il les finissait. Cette fois, au contraire, on attachait un
-vif intérêt à la séance d'ouverture, et c'était un symptôme frappant
-du changement opéré dans les esprits. Sans songer à se ressaisir
-encore de ses affaires, imprudemment abandonnées à un génie prodigieux
-mais sans frein, la nation voulait au moins les connaître, et
-désirait lire le discours que prononcerait l'Empereur, <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> si,
-comme on le supposait, il ouvrait le Corps législatif en personne.</p>
-
-<p>Napoléon effectivement en avait l'intention, afin de parler lui-même à
-la France et à l'Europe du haut de son trône, ébranlé sans doute, mais
-le plus élevé encore de l'univers. En comptant tous les jours ses
-ressources, en voyant les moyens affluer de nouveau sous sa main
-puissante, en combinant ses vastes plans militaires, il avait repris
-une entière confiance en lui-même, et il voulait qu'à la fierté de son
-langage, le monde jugeât de l'état vrai de son âme, et de la nature de
-ses résolutions.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Séance impériale du 14 février, dans laquelle Napoléon
-prononce lui-même le discours d'ouverture de la session.</span>
-En conséquence, le dimanche 14 février, il se rendit au Corps
-législatif pour lui faire l'honneur, qu'il ne lui accordait pas
-souvent, d'ouvrir sa session en personne, et pour lui exposer l'état
-des affaires de l'Empire. Entouré d'un cortége magnifique, il lut le
-discours suivant, dont l'imprudence égalait malheureusement l'éclat et
-la vigueur.</p>
-
-<p class="p2 center">«MESSIEURS LES DÉPUTÉS DES DÉPARTEMENTS AU CORPS LÉGISLATIF.</p>
-
-<p>»La guerre rallumée dans le nord de l'Europe offrait une occasion
-favorable aux projets des Anglais sur la Péninsule. Ils ont fait de
-grands efforts. Toutes leurs espérances ont été déçues..... Leur armée
-a échoué devant la citadelle de Burgos, et a dû, après avoir essuyé de
-grandes pertes, évacuer le territoire de toutes les Espagnes.</p>
-
-<p>»Je suis moi-même entré en Russie. Les armes françaises ont été
-constamment victorieuses aux <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> champs d'Ostrowno, de Polotsk,
-de Mohilew, de Smolensk, de la Moskowa, de Malo-Jaroslawetz. Nulle
-part les armées russes n'ont pu tenir devant nos aigles. Moscou est
-tombée en notre pouvoir.</p>
-
-<p>»Lorsque les barrières de la Russie ont été forcées et que
-l'impuissance de ses armes a été reconnue, un essaim de Tartares ont
-tourné leurs mains parricides contre les plus belles provinces de ce
-vaste empire, qu'ils avaient été appelés à défendre. Ils ont en peu de
-semaines, malgré les larmes et le désespoir des infortunés Moscovites,
-incendié plus de quatre mille de leurs plus beaux villages, plus de
-cinquante de leurs plus belles villes, assouvissant ainsi leur
-ancienne haine, sous le prétexte de retarder notre marche en nous
-environnant d'un désert. Nous avons triomphé de tous ces obstacles!
-L'incendie même de Moscou, où en quatre jours ils ont anéanti le fruit
-des travaux et des épargnes de quarante générations, n'avait rien
-changé à l'état prospère de mes affaires..... Mais la rigueur
-excessive et prématurée de l'hiver a fait peser sur mon armée une
-affreuse calamité. En peu de nuits j'ai vu tout changer. J'ai fait de
-grandes pertes. Elles auraient brisé mon âme, si, dans ces graves
-circonstances, j'avais dû être accessible à d'autres sentiments qu'à
-l'intérêt, à la gloire et à l'avenir de mes peuples.</p>
-
-<p>»À la vue des maux qui ont pesé sur nous, la joie de l'Angleterre a
-été grande, ses espérances n'ont pas eu de bornes. Elle offrait nos
-plus belles provinces pour récompense à la trahison. Elle mettait
-pour condition à la paix le déchirement de ce bel <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> empire:
-c'était, sous d'autres termes, proclamer <cite>la guerre perpétuelle</cite>.</p>
-
-<p>»L'énergie de mes peuples dans ces grandes circonstances, leur
-attachement à l'intégrité de l'Empire, l'amour qu'ils m'ont montré,
-ont dissipé toutes ces chimères, et ramené nos ennemis à un sentiment
-plus juste des choses.</p>
-
-<p>»Les malheurs qu'a produits la rigueur des frimas ont fait ressortir
-dans toute leur étendue la grandeur et la solidité de cet empire,
-fondé sur les efforts et l'amour de cinquante millions de citoyens, et
-sur les ressources territoriales des plus belles contrées du monde.</p>
-
-<p>»C'est avec une vive satisfaction que nous avons vu nos peuples du
-royaume d'Italie, ceux de l'ancienne Hollande et des départements
-réunis, rivaliser avec les anciens Français, et sentir qu'il n'y a
-pour eux d'espérance, d'avenir et de bien que dans la consolidation et
-le triomphe du grand empire.</p>
-
-<p>»Les agents de l'Angleterre propagent chez tous nos voisins l'esprit
-de révolte contre les souverains. L'Angleterre voudrait voir le
-continent entier en proie à la guerre civile et à toutes les fureurs
-de l'anarchie; mais la Providence l'a elle-même désignée pour être la
-première victime de l'anarchie et de la guerre civile.</p>
-
-<p>»J'ai signé directement avec le Pape un concordat qui termine tous les
-différends qui s'étaient malheureusement élevés dans l'Église. La
-dynastie française règne et régnera en Espagne. Je suis satisfait de
-la conduite de tous mes alliés. Je n'en abandonnerai <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> aucun;
-je maintiendrai l'intégrité de leurs États. Les Russes rentreront dans
-leur affreux climat.</p>
-
-<p>»Je désire la paix: elle est nécessaire au monde. Quatre fois depuis
-la rupture qui a suivi le traité d'Amiens, je l'ai proposée dans des
-démarches solennelles. Je ne ferai jamais qu'une paix honorable et
-conforme aux intérêts et à la grandeur de mon empire. Ma politique
-n'est point mystérieuse; j'ai fait connaître les sacrifices que je
-pouvais faire.</p>
-
-<p>»Tant que cette guerre maritime durera, mes peuples doivent se tenir
-prêts à toutes espèces de sacrifices, car une mauvaise paix nous
-ferait tout perdre, jusqu'à l'espérance, et tout serait compromis,
-même la prospérité de nos neveux!</p>
-
-<p>»L'Amérique a recouru aux armes pour faire respecter la souveraineté
-de son pavillon. Les v&oelig;ux du monde l'accompagnent dans cette
-glorieuse lutte. Si elle la termine en obligeant les ennemis du
-continent à reconnaître le principe que le pavillon couvre la
-marchandise et l'équipage, et que les neutres ne doivent pas être
-soumis à des blocus sur le papier, le tout conformément aux
-stipulations du traité d'Utrecht, l'Amérique aura bien mérité de tous
-les peuples. La postérité dira que l'ancien monde avait perdu ses
-droits, et que le nouveau les a reconquis.</p>
-
-<p>»Mon ministre de l'intérieur vous fera connaître dans l'exposé de la
-situation de l'Empire, l'état prospère de l'agriculture, des
-manufactures et de notre commerce intérieur, ainsi que l'accroissement
-toujours constant de notre population. Dans <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> aucun siècle,
-l'agriculture et les manufactures n'ont été en France à un plus haut
-degré de prospérité.</p>
-
-<p>»J'ai besoin de grandes ressources pour faire face à toutes les
-dépenses qu'exigent les circonstances; mais moyennant différentes
-mesures que vous proposera mon ministre des finances, je ne devrai
-imposer aucune nouvelle charge à mes peuples.»</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet produit par le discours impérial.</span>
-Ce discours, qui était de nature à émouvoir fortement les esprits, fut
-reçu avec les acclamations qui accueillent presque toujours le prince
-vulgaire ou grand, solidement établi ou menacé, qui se présente aux
-yeux de la foule. S'il était permis d'oublier un instant que la
-sagesse est la première des qualités dans le gouvernement des États,
-on admirerait volontiers à la tête d'un vaste empire cette indomptable
-fierté, ces conditions de paix si hardiment, quoique si imprudemment
-tracées au monde!
-<span class="sidenote" title="En marge">Difficultés qui allaient en résulter par rapport aux
-négociations.</span>
-Toutefois en songeant à la situation de l'Europe,
-aux cris du patriotisme révolté retentissant d'une extrémité du
-continent à l'autre, on regrette que ce beau langage apportât tant de
-difficultés aux négociations qui pouvaient seules amener la paix, et
-arrêter l'effusion du sang humain! Qu'allait dire en effet
-l'Angleterre de cette déclaration que <cite>la dynastie française régnait,
-et régnerait en Espagne</cite>? Qu'allaient dire tous les États intéressés
-au partage du grand-duché de Varsovie, de cette déclaration que <cite>la
-France maintiendrait l'intégrité du territoire de tous ses alliés</cite>?
-Qu'allait dire, et surtout qu'allait faire l'Autriche, chargée de
-rapprocher les puissances, si on lui rendait sa tâche impossible?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Telles étaient les questions désolantes que soulevait ce
-discours. Mais le public ignorant le secret des cabinets, ne pouvait
-pas se les adresser. L'assurance du langage impérial était faite pour
-le tranquilliser, du moins dans une certaine mesure, et pour imposer à
-l'Europe. C'était tout ce qu'il y avait de politique dans cet
-impolitique discours. On jugera du reste de ses effets par les
-événements eux-mêmes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Derniers événements survenus en Allemagne pendant les
-préparatifs militaires de Napoléon.</span>
-On se ferait difficilement une idée du changement que quelques jours
-écoulés avaient apporté dans l'Allemagne déjà si émue. Le roi de
-Prusse, qui s'était retiré à Breslau pour y être plus indépendant de
-nous, et même de ses sujets, n'y était plus maître de ses
-déterminations.
-<span class="sidenote" title="En marge">Retraite du roi de Prusse à Breslau.</span>
-Toujours convaincu que le seul moyen de sortir sain et
-sauf du chaos des événements actuels, c'était d'avoir beaucoup de
-soldats sous les armes, il n'avait pas attendu pour ordonner de
-nouvelles levées les réponses aux questions posées à Paris.
-<span class="sidenote" title="En marge">Édits pour la levée des volontaires.</span>
-Il avait
-publié plusieurs édits, et deux notamment, l'un pour engager les
-jeunes gens de famille à servir comme volontaires dans les chasseurs à
-cheval, l'autre pour engager les jeunes gens de toutes les classes à
-servir comme chasseurs à pied dans les régiments d'infanterie.
-L'opinion publique, en effet, eût été révoltée d'une distinction qui
-eût ouvert aux uns, fermé aux autres, les rangs de l'armée, toutes les
-classes demandant à contribuer à ce qu'elles appelaient
-l'affranchissement de l'Allemagne. À ce double appel, les têtes déjà
-en fermentation avaient été saisies d'un vertige général. De toutes
-parts on était accouru chez M. de Goltz, le seul des ministres
-prussiens demeuré à Berlin, et <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> on lui avait demandé
-violemment, comme on le fait dans les jours de révolution, pour qui,
-contre qui, le roi réclamait le secours de ses sujets, ajoutant qu'ils
-étaient prêts, dans un cas, à se lever tous comme un seul homme, et ce
-cas, il n'était pas difficile de le deviner, c'était celui où le roi
-voudrait employer leur dévouement contre l'oppresseur de l'Allemagne,
-contre Napoléon. M. de Goltz, qui connaissait parfaitement la
-situation, et qui savait comment parler et se conduire, leur avait
-répondu en les exhortant à se confier dans la sagesse et le
-patriotisme du roi, à s'en remettre à lui des intérêts de la patrie,
-et à lui donner leurs bras, en le laissant libre d'en disposer comme
-il croirait plus utile de le faire. Tandis que M. de Goltz gardait
-cette réserve, ses yeux, son visage exprimaient ce que sa langue
-n'osait pas dire, et on l'avait quitté pour s'enrôler.
-<span class="sidenote" title="En marge">Enthousiasme universel en Prusse, et empressement à courir
-aux armes.</span>
-De toutes parts
-d'ailleurs, les meneurs des sociétés secrètes avaient dit qu'il
-fallait s'armer, que le roi, incertain encore dans le moment, ne le
-serait pas longtemps, qu'un peu plus tôt, un peu plus tard, il serait
-entraîné, et que plus il se sentirait fort, et entouré de ses sujets
-armés, plus il inclinerait à suivre le penchant de son c&oelig;ur, qui le
-portait à se dévouer à l'affranchissement de l'Allemagne. Sous ces
-fortes impulsions, la jeune noblesse s'était enrôlée dans les
-chasseurs à cheval, la jeune bourgeoisie des écoles et du commerce
-s'était empressée de prendre rang dans les chasseurs à pied. En
-quelques jours les universités et les boutiques avaient été vides, et
-il avait fallu presque suspendre les cours publics. La noblesse
-s'équipait elle-même; <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> des dons volontaires, rendus
-obligatoires par des taxations qu'on envoyait chez les principaux
-commerçants, servaient à équiper les jeunes gens privés de ressources.
-Les arsenaux de l'État leur fournissaient des armes. Pour achever la
-ressemblance avec les premières journées de notre révolution, tous les
-hommes avaient pris une cocarde, c'était la cocarde noire et blanche.
-Aucun n'eût osé négliger de mettre à son chapeau ce signe de
-ralliement, car il eût passé pour un citoyen tiède ou ennemi de son
-pays.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction et embarras du roi de Prusse.</span>
-Le roi de Prusse, apprenant à Breslau cet enthousiasme de ses sujets,
-dont il était témoin d'ailleurs en Silésie, était à la fois joyeux et
-alarmé, joyeux de se voir bientôt à la tête d'une force considérable,
-alarmé d'être pressé entre les Russes et les Français, obligé de se
-prononcer pour les uns ou pour les autres, sans savoir encore de quel
-côté se trouveraient l'indépendance et la restauration de la Prusse.
-Les réponses de Paris arrivant sur ces entrefaites le trouvèrent on ne
-peut pas plus mal disposé à les écouter patiemment. Cet excellent
-prince, comme tous les caractères inertes et ordinairement contenus,
-avait des moments où il s'échappait à lui-même, et où il n'était plus
-reconnaissable.
-<span class="sidenote" title="En marge">Son irritation en recevant de Paris le rejet de ses
-propositions.</span>
-Il fut indigné de ce qu'on lui contestait une somme de
-94 millions dépensée pour l'armée française, de ce qu'on lui refusait
-un argent dont il avait si grand besoin, de ce qu'on lui retenait ses
-places de l'Oder et de la Vistule qui lui eussent été si utiles pour
-se décider avec plus de sûreté entre les Français et les Russes,
-surtout de ce qu'on lui déniait jusqu'à la faculté d'entrer en
-rapports ostensibles <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> avec l'empereur Alexandre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince était surtout fort contrarié de ne pouvoir entrer
-en relations directes avec la Russie.</span>
-Il tenait
-beaucoup en effet à s'aboucher sans retard avec ce monarque,
-premièrement parce que les Autrichiens autorisés à s'entremettre
-avaient déjà envoyé des agents diplomatiques à Wilna et à Londres,
-secondement parce qu'il voulait écarter les armées belligérantes de la
-Silésie, troisièmement enfin parce qu'il voyait à K&oelig;nigsberg le
-baron de Stein, le général d'York, les agents russes, gouverner la
-province, convoquer les états, agir sans lui, et éventuellement contre
-lui, trancher en un mot du souverain, et se conduire comme s'ils
-étaient prêts à se détacher de la monarchie prussienne dans le cas où
-il n'adhérerait pas à la coalition. Frédéric-Guillaume éperdu voulait
-demander compte à Alexandre de ces procédés envers un ami, envers un
-ancien allié, dont il avait causé jadis les malheurs, et dont il
-devait aujourd'hui comprendre les cruels embarras. L'homme qu'il
-aurait désiré envoyer auprès d'Alexandre était M. de Knesebeck, le
-même qu'il avait chargé l'année précédente d'aller expliquer et
-justifier à Saint-Pétersbourg son traité d'alliance avec Napoléon, et
-qui, autorisé ou non, avait dépassé de beaucoup les limites dans
-lesquelles il aurait dû se renfermer pour rester loyal envers la
-France. Sans doute Frédéric-Guillaume aurait pu dépêcher M. de
-Knesebeck secrètement, mais on n'aurait pas tardé à le savoir, les
-meneurs de K&oelig;nigsberg, dans leur joie, n'auraient pas manqué de le
-publier, et le roi eût été en infraction de son alliance avec
-Napoléon, par conséquent dans un mauvais cas, si une nouvelle victoire
-d'Iéna ouvrait la campagne. Frédéric-Guillaume aurait donc <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span>
-voulu, outre la restitution de son argent et de ses places, obtenir
-l'autorisation d'envoyer un agent ostensible auprès d'Alexandre.</p>
-
-<p>Le monarque prussien, qui offrait le triste spectacle d'un roi honnête
-placé entre sa conscience et l'intérêt de sa couronne, était en ce
-moment cruellement agité par l'une et par l'autre. Quoique peu
-démonstratif ordinairement, il afficha cette fois encore plus de
-colère qu'il n'en éprouvait, disant qu'il n'y tenait plus, qu'on
-l'opprimait, qu'on lui déniait ce qu'on lui devait incontestablement
-en lui refusant les 94 millions réclamés; qu'on s'était engagé à le
-rembourser dans trois mois, et qu'il y en avait plus de six que les
-fournitures avaient été faites; qu'en lui retenant ses places, données
-en gage jusqu'à ce qu'il se fût acquitté, on violait les traités et
-son territoire, puisqu'il ne devait plus rien; qu'en lui contestant,
-ce qui appartenait à toute puissance indépendante, la faculté de
-négocier avec un État voisin, on le traitait comme un prince
-dépendant, qui n'aurait plus la liberté de ses déterminations; que si
-encore on pouvait le protéger, si on s'était maintenu sur le Niémen ou
-sur la Vistule, il y aurait prétexte à écarter tout pourparler avec la
-Russie, mais qu'ayant perdu le Niémen, après le Niémen la Vistule, et
-étant à la veille de perdre l'Oder, il était injuste et déraisonnable
-de l'empêcher de négocier pour la neutralité au moins de sa royale
-demeure.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le roi de Prusse se décide, malgré la France, à envoyer M.
-de Knesebeck à l'empereur Alexandre.</span>
-Après avoir fait grand bruit de ces raisons, de manière à se préparer
-une excuse à tout événement, le roi, sans le publier ni le cacher,
-expédia M. de Knesebeck pour le quartier général russe, et dès ce
-<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> jour on peut dire que d'une alliance il avait passé à
-l'autre. Il n'était pas encore fixé sur le mérite de sa résolution, il
-ne savait pas s'il faisait bien ou mal, s'il ne renouvelait pas la
-faute de 1806, si le mouvement auquel il assistait n'était pas
-semblable à celui qui avait précédé la bataille d'Iéna, et ne serait
-pas suivi des mêmes revers! Il est en effet si difficile quelquefois
-de distinguer entre le présent et un passé qui lui ressemble sous
-beaucoup de rapports, et de discerner dans ce présent ce que la
-Providence a caché de nouveau! Mais Frédéric-Guillaume voyait les
-Français se retirer pas à pas du Niémen à la Vistule, de la Vistule à
-l'Oder, les Russes s'avancer à leur suite, ses sujets l'appeler à
-grands cris, la question d'heure en heure se résoudre sans lui, et
-n'attendant plus de lumières de sa raison qui ne pouvait plus lui en
-fournir, il se mit à attendre toute lumière, toute détermination de
-l'événement lui-même. D'ailleurs son c&oelig;ur de citoyen et de roi
-était avec ces Allemands qui poussaient mille cris, levaient mille
-bras pour l'indépendance de l'Allemagne, et si quelque chose le
-retenait encore, c'était la crainte seule d'aggraver l'esclavage de
-cette Allemagne qui lui était si chère.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marcher en avant afin d'éloigner les Français de la Prusse,
-était pour les Russes le vrai moyen de décider le roi
-Frédéric-Guillaume.</span>
-Le secret de ce c&oelig;ur royal, tous les Prussiens le devinaient et le
-disaient aux Russes. M. de Knesebeck ne pouvait que le répéter à
-Alexandre. Il fallait marcher en avant, forcer le quartier général
-français à rétrograder de Posen jusqu'à Francfort-sur-l'Oder; il
-fallait aussi marcher sur Varsovie, de Varsovie sur Cracovie, et la
-Silésie enveloppée ainsi par ses deux extrémités, tomberait avec son
-roi dans <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> les mains d'Alexandre. Il fallait faire plus encore,
-il fallait s'avancer non-seulement sur l'Oder, mais sur l'Elbe,
-dégager à droite Berlin et Hambourg, à gauche Dresde, et on
-délivrerait non-seulement la Prusse qui se lèverait tout entière comme
-un seul homme, mais les provinces anséatiques, le Hanovre, la
-Westphalie qui n'attendaient que l'occasion de s'insurger, la Saxe qui
-ne demandait qu'à être arrachée à la carrière aventureuse où Napoléon
-l'avait précipitée, peut-être même le Wurtemberg et la Bavière, et ce
-qui importait mille fois davantage, on délivrerait l'Autriche des
-liens dans lesquels la politique et une fausse parenté la tenaient
-encore engagée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Avis pour et contre une marche en avant parmi les
-militaires russes.</span>
-Les militaires réfléchis, le prince Kutusof en tête, désapprouvaient
-une marche aussi hardie, car il était impossible de laisser derrière
-soi Dantzig et Thorn qui avaient 30 mille hommes de garnison, Stettin,
-Custrin, Glogau, Spandau qui en avaient 30 mille autres, sans bloquer
-au moins ces places, et on ne pouvait dès lors poursuivre la campagne
-qu'avec une faible partie de ses forces. Il fallait en effet laisser à
-droite 40 mille hommes devant les places de la basse Vistule, 20 à 30
-mille à gauche devant Varsovie et les Autrichiens, il devait donc en
-rester une cinquantaine de mille pour agir offensivement contre les
-Français, auxquels on rendrait en les poussant sur l'Elbe le service
-de les obliger à se concentrer, de manière qu'on se serait affaibli
-autant qu'on les aurait renforcés. Invincible derrière le Niémen,
-beaucoup moins sur la Vistule, plus du tout sur l'Oder, on serait
-incapable de vaincre sur l'Elbe. Il y avait donc folie à venir
-s'exposer ainsi au premier <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> bond de ce lion irrésistible,
-contre lequel on n'avait obtenu de succès qu'en l'évitant.</p>
-
-<p>Ces raisonnements, peu politiques, mais très-militaires, ne
-rencontraient que des oreilles rebelles chez les Allemands
-enthousiastes, et chez les Russes enthousiasmés à leur tour, et il est
-vrai qu'il y a des jours, fort rares sans doute, où la passion a plus
-raison que la raison. On répondait en effet, que les Français étaient
-enfermés dans les places et n'en sortiraient point, que les Prussiens
-et 20 mille Russes tout au plus suffiraient pour les contenir; qu'à
-gauche les Polonais étaient consternés, prêts à accepter d'Alexandre
-une restauration de leur patrie qu'ils n'attendaient plus de la
-France; que les soldats autrichiens buvaient tous les jours avec les
-soldats russes, qu'ils se retireraient volontiers devant le moindre
-corps chargé de les suivre, qu'on aurait ainsi 80 mille hommes au
-moins pour se porter en avant, que le prince Eugène n'en avait pas 20
-mille, que les 25 ou 30 mille Français réunis à Berlin étaient menacés
-de tous côtés, et avaient la plus grande peine à s'y soutenir, que la
-plus simple démonstration forcerait le quartier général français à
-rétrograder de Posen sur Francfort, de Francfort sur Berlin, de Berlin
-sur Magdebourg, et que là des milliers d'Allemands se lèveraient pour
-l'obliger à rétrograder encore; mais que sans prétendre aller si loin,
-il était certain qu'en dégageant Posen et Varsovie, qu'en faisant un
-pas de plus pour dégager Berlin et Dresde, on affranchirait la Prusse,
-on se donnerait cent mille Prussiens tout de suite, deux cent mille
-dans quelques semaines, que cette alliance enlevée <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> à
-Napoléon, assurée à la Russie et à l'Angleterre, achèverait de changer
-la face des choses en Europe, et mettrait sur la voie de la dernière
-des révolutions politiques, de la plus décisive, de celle enfin qui
-détacherait l'Autriche de la France pour la rattacher à la coalition
-européenne.</p>
-
-<p>Toutes ces assertions étaient plus vraies que ne le croyaient les
-enthousiastes qui les débitaient, plus vraies encore que ne pouvait le
-supposer Alexandre à qui on les répétait tous les jours.
-<span class="sidenote" title="En marge">Alexandre décidé surtout par les flatteries des Allemands à
-marcher en avant.</span>
-Mais il ne
-fallait pas tant de vérité pour l'entraîner; il suffisait du bruit, du
-mouvement qu'on faisait autour de lui, des fumées si nouvelles de la
-gloire dont on l'enivrait, du titre de roi des rois qui de toutes
-parts retentissait à ses oreilles, et sans plus de motifs il avait
-décidé qu'on se porterait en avant. M. de Knesebeck n'avait pas eu
-beaucoup de chemin à parcourir pour le rencontrer, et il l'avait
-trouvé en marche sur la Vistule. Qu'avait-il à lui dire? rien
-qu'Alexandre ne sût, qu'on ne lui eût déjà dit, c'est que dès qu'il
-aurait fait quelques pas encore, la Prusse et son roi seraient à lui.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mouvement des Russes sur la Vistule.</span>
-Alexandre avait employé le mois de janvier à se rendre par Suwalki,
-Willenberg, Mlawa, Plock sur la Vistule, cheminant entre la Pologne et
-la Vieille-Prusse. Resté du 5 février jusqu'au 9 à Plock, il en était
-parti pour Kalisch, n'ayant plus qu'une courte distance à franchir
-pour être à Breslau, auprès de Frédéric-Guillaume.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le centre, composé des réserves et de la garde, marche sur
-Kalisch, tandis que Wittgenstein s'avance sur Dantzig, et
-Miloradovitch sur Varsovie.</span>
-Les gardes russes
-et la réserve, comprenant environ 18 mille hommes, l'avaient suivi.
-Pendant ce temps, Wittgenstein à droite avec l'ancienne armée de la
-Dwina, que précédaient quelques <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> mille Cosaques, s'avançait à
-la tête de 34 mille hommes sur Custrin et Berlin, laissant en arrière
-l'armée de Moldavie pour observer Dantzig et Thorn, avec 16 mille
-hommes. À gauche, Miloradovitch, Doctoroff, Sacken, disposant de 40
-mille hommes, s'étaient dirigés sur Varsovie, et suivaient lentement
-le corps autrichien, qu'ils savaient peu disposé à se battre, et fort
-impatient de rentrer en Gallicie. L'ordre était donné aux deux
-colonnes de droite et de gauche de pousser toujours en avant, tandis
-que l'empereur Alexandre menant le centre, attendrait le moment
-d'entrer à Breslau pour se jeter dans les bras du roi de Prusse, et
-que l'ancienne armée de Moldavie, à la tête de laquelle Barclay de
-Tolly avait remplacé l'amiral Tchitchakoff, tiendrait en respect les
-garnisons de la Vistule.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le prince Eugène, débordé sur ses ailes est obligé de
-quitter Posen.</span>
-Le prince Eugène débordé à gauche par Thorn, à droite par Varsovie,
-n'osant pas dégarnir Berlin pour amener à lui les troupes de Grenier,
-n'avait aucune chance de se maintenir à Posen. Il en aurait eu le
-moyen, si le prince de Schwarzenberg avait voulu se retirer avec
-Reynier et Poniatowski sur Kalisch. Recevant ainsi un renfort de 50
-mille hommes, ne craignant pas dans ce cas d'affaiblir un peu le corps
-qui gardait Berlin pour faire quelque chose de sérieux à Posen, il
-aurait pu avec 70 mille hommes tenir tête au centre russe, et en
-arrêtant le centre arrêter les ailes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Conduite du prince de Schwarzenberg, et sa retraite en
-Gallicie.</span>
-Mais le prince de Schwarzenberg,
-qui avait ordre de ne plus s'engager, depuis que sa cour adoptait
-ouvertement la politique de médiation, alléguait auprès du général
-Reynier et du prince Poniatowski l'impuissance où il était de
-<span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> se battre, l'inutilité d'ailleurs de le faire actuellement
-dans l'intérêt des opérations futures, et les pressait de se tenir
-prêts à rétrograder davantage, car il ne pouvait plus demeurer à
-Varsovie. Invité à se diriger sur Kalisch, il avait répondu qu'ayant
-sur Cracovie, c'est-à-dire vers la Gallicie, ses dépôts, ses recrues,
-ses magasins, il lui était impossible de prendre la route de Kalisch,
-mais qu'il couvrirait ceux de ses compagnons d'armes qui croiraient
-devoir man&oelig;uvrer dans cette direction. Sur cette déclaration
-Reynier était parti tout de suite pour Kalisch, et y avait
-heureusement devancé les Russes, des mains desquels il n'avait pu se
-tirer qu'en livrant plusieurs combats d'arrière-garde. Poniatowski,
-rassemblant en toute hâte environ 15 mille Polonais, et laissant une
-garnison à Modlin, n'avait pu gagner à temps la route de Kalisch, et
-avait été contraint de suivre le prince de Schwarzenberg sur Cracovie,
-où il s'était retiré avec les restes fugitifs du gouvernement
-polonais.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Mars 1813.</span>
-Le prince Eugène, informé de ces divers mouvements, avait pris le
-parti de quitter Posen, et de s'acheminer vers Francfort-sur-l'Oder
-par la grande route de Meseritz. Il avait en même temps ordonné à
-l'ancienne division Lagrange, faisant partie des troupes qui gardaient
-Berlin, de venir à sa rencontre jusqu'à Francfort. Il s'était joint à
-elle avec les 10 mille hommes de toute nature qui lui restaient, et
-qui s'étaient accrus par le ralliement d'un certain nombre de soldats
-de la garde sous les ordres du général Roguet.
-<span class="sidenote" title="En marge">Retraite du prince Eugène sur Berlin.</span>
-Ne considérant pas la
-position de Francfort comme beaucoup plus tenable que celle de Posen,
-il avait résolu de se porter à Berlin, où il pouvait <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> réunir
-avec Grenier 40 mille hommes, et y avoir enfin une meilleure
-contenance que celle à laquelle il était réduit depuis un mois.
-Pendant qu'il y marchait, les coureurs de l'armée russe sous les
-colonels Tettenborn et Czernicheff, avaient passé l'Oder à Wrietzen,
-tout près de Berlin, avaient assailli à l'improviste un régiment de
-cavalerie italienne du corps du général Grenier, détruit ce régiment
-presque en entier, et fait éclater dans Berlin une joie immodérée.</p>
-
-<p>Le général Grenier, sorti alors de Berlin avec ses deux divisions
-d'infanterie, avait repoussé les coureurs trop téméraires de l'armée
-de Wittgenstein, et était rentré dans cette capitale après avoir un
-peu calmé la joie de ses habitants.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le prince Eugène prend définitivement le parti de se
-replier sur l'Elbe, et de s'établir de Dresde à Magdebourg.</span>
-En prenant une forte position en
-avant de Berlin, en attirant à lui le corps du général Lauriston, dont
-une division était déjà à Magdebourg, en montrant la ferme résolution
-de combattre, le prince Eugène eût probablement arrêté les Russes,
-mais craignant de provoquer des événements décisifs avant l'arrivée de
-Napoléon, se voyant entouré d'ennemis, n'ayant pas plus de 2,500
-hommes de cavalerie, exposé souvent à ne pouvoir pas même communiquer
-avec Magdebourg faute de troupes à cheval, il prit le parti de venir
-s'asseoir définitivement sur l'Elbe, où d'ailleurs le général Reynier
-avait déjà été obligé de se replier par le mouvement du centre des
-Russes. Le 4 mars il sortit de Berlin, après avoir évacué sur
-Magdebourg ses blessés, ses malades et son matériel. Placé désormais à
-la tête de quarante mille hommes, il n'avait plus à craindre qu'on
-vînt insulter sa prudence et ses aigles.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> Le lendemain il était sur l'Elbe, et terminait cette longue
-retraite, commencée à Moscou le 20 octobre, et signalée par de si
-étranges et si prodigieux désastres. Le prince Eugène n'avait rien à
-se reprocher depuis qu'il avait pris le commandement, si ce n'est un
-peu trop de circonspection, et avait d'ailleurs rendu d'incontestables
-services. Tous les maréchaux et les généraux sans troupes, excepté les
-maréchaux Davout et Victor, l'avaient quitté. Il envoya le maréchal
-Davout à Dresde avec la division Lagrange, pour recueillir le général
-Reynier qui revenait de Kalisch, et pour défendre les points
-importants de Dresde et de Torgau. Il s'établit lui-même à Wittenberg
-avec les 10 mille hommes qui avaient été longtemps sa seule ressource,
-avec les troupes du corps de Grenier, et attira sur Magdebourg les
-divisions du corps de Lauriston, qui étaient prêtes à se porter en
-ligne. Il allait donc avoir 80 mille hommes sur l'Elbe, plusieurs
-grandes places mises en bon état de défense, et il ne pouvait plus
-être forcé d'abandonner cette ligne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Joie des Allemands en apprenant l'évacuation de Berlin.</span>
-On comprend, sans qu'il soit besoin de le dire, la joie tumultueuse
-qui éclata dans toute la Prusse en apprenant l'évacuation définitive
-de Berlin. Bien avant cette évacuation, on avait envoyé au roi
-Frédéric-Guillaume émissaires sur émissaires, d'abord le fougueux
-baron de Stein, puis un Alsacien fort délié, le baron d'Anstett, dont
-le sol natal était depuis longtemps devenu français, puis un officier
-de grand crédit parmi les patriotes allemands, le général Scharnhorst,
-et on lui avait démontré de toutes les façons, par les raisons
-morales, politiques, militaires, <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> qu'il fallait se donner à la
-Russie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Raisons qu'on fait valoir auprès du roi Frédéric-Guillaume
-pour le décider à passer du côté des Russes.</span>
-On lui avait dit que Napoléon était vaincu, qu'il ne pourrait
-pas recommencer la longue série de ses victoires; que l'Europe, lasse
-de son joug, allait se soulever tout entière; que l'Autriche
-n'attendait que le signal de la Prusse pour se prononcer; que Napoléon
-ne résisterait point à une pareille masse d'ennemis; que la France
-d'ailleurs épuisée et dégoûtée ne lui en fournirait pas les moyens;
-qu'on débarrasserait ainsi le monde de son odieuse domination; que la
-Russie ne voulant pour elle-même que ce qu'elle avait autrefois
-possédé, allait restituer la portion du duché de Varsovie qui avait
-appartenu à la Prusse; qu'elle lui rendrait en outre toutes les
-parties de son territoire qu'elle parviendrait à reconquérir, et
-promettait même de ne pas poser les armes qu'elle n'eût aidé la Prusse
-à se reconstituer entièrement. C'était là surtout ce qui pouvait
-décider le roi Frédéric-Guillaume, car il craignait qu'après une
-bataille perdue on ne se décourageât, et qu'on ne le livrât encore,
-comme à Tilsit, à la vengeance de Napoléon. En prenant l'engagement de
-ne plus l'abandonner, et de soutenir une lutte à mort, on faisait ce
-qui devait le plus influer sur ses résolutions.</p>
-
-<p>Devant toutes ces raisons, devant toutes ces promesses, devant
-l'enthousiasme de ses sujets, il se rendit, en disant toutefois à ceux
-qui l'entouraient que ce ne devait pas être une affaire d'entraînement
-suivie d'un découragement subit comme en 1806, mais qu'il exigeait,
-puisqu'on voulait la guerre, qu'on y persévérât jusqu'à extinction,
-et en y prodiguant <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> jusqu'au dernier écu, et jusqu'au dernier
-homme.
-<span class="sidenote" title="En marge">Traité d'alliance de la Prusse avec la Russie, signé le 28
-février 1813.</span>
-Il autorisa donc M. de Hardenberg à signer le 28 février un
-traité par lequel la Russie s'engageait à réunir immédiatement 150
-mille hommes, la Prusse 80 mille (chacune des deux puissances se
-proposant d'en réunir bientôt davantage), à les employer contre la
-France jusqu'à ce que la Prusse eût reçu une constitution plus
-conforme à son ancienne existence et à l'équilibre de l'Europe, à ne
-déposer les armes qu'après ce but atteint, à faire tous leurs efforts
-pour rattacher l'Autriche à la cause commune, à ne traiter en un mot
-que de concert, et jamais l'une sans l'autre. La Russie promettait en
-particulier d'employer ses bons offices auprès de l'Angleterre pour
-qu'elle conclût un traité de subsides avec la Prusse.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dissimulation du roi et de M. de Hardenberg, n'osant pas
-avouer ce qu'ils ont fait.</span>
-Tandis qu'ils prenaient ces engagements, le roi ni M. de Hardenberg
-n'avaient encore osé s'expliquer franchement avec M. de Saint-Marsan,
-ministre de France, et leur embarras avec lui était visible. Au moment
-où ils traitaient, l'armée française avait déjà évacué Posen et
-Francfort-sur-l'Oder, et s'apprêtait à sortir de Berlin. Elle n'était
-donc plus à craindre, et il y aurait eu peu de danger à déclarer
-franchement qu'on profitait de l'occasion pour refaire la fortune de
-son pays imprudemment compromise à une autre époque. Mais, d'une part,
-M. de Hardenberg avait assez d'esprit pour comprendre qu'il allait
-jouer une partie fort dangereuse pour son pays, et le roi assez de
-mémoire pour en être également convaincu, et tant que l'armée
-française n'avait pas repassé l'Elbe, ils n'osaient presque pas
-avouer <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> ce qu'ils venaient de faire. M. de Hardenberg était
-même si ému, que le 27, veille de la signature du traité avec la
-Russie, il disait à M. de Saint-Marsan: Mais faites donc quelque chose
-pour la Prusse, et vous nous sauverez d'une cruelle extrémité!&mdash;Il
-était sincère en s'exprimant de la sorte, et sur le point de prendre
-un parti qui pouvait être ou extrêmement heureux, ou extrêmement
-funeste pour sa patrie, il éprouvait tes anxiétés d'un bon citoyen.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le roi de Prusse, pour préparer la France à un changement
-d'alliance, affecte une grande irritation au sujet de quelques actes
-récents des armées françaises.</span>
-Le roi, dont nous ne voudrions en rien décrier l'honnête caractère, fut
-encore moins franc que son ministre, et se servant d'une ruse peu
-digne de lui, feignit une extrême irritation à l'occasion de quelques
-procédés récents reprochés à l'armée française. Voici quels étaient
-ces procédés. Napoléon avait ordonné qu'on payât tout; mais les
-Prussiens, abusant de la situation, avaient exigé du général Mathieu
-Dumas, intendant de l'armée, des prix tels qu'il était impossible de
-les admettre. Le patriotisme autorisait à nous refuser des vivres, il
-n'autorisait pas à nous les faire payer trois ou quatre fois leur
-valeur. Napoléon avait donc cassé les marchés. Il avait ordonné aussi
-que les places de l'Oder s'approvisionnassent comme elles pourraient,
-en prenant autour d'elles ce qu'il serait impossible d'acheter. Les
-gouverneurs français de Stettin, Custrin, Glogau, n'y avaient pas
-manqué, et avaient enlevé à quelques lieues à la ronde le bétail, les
-grains, les bois, tout ce dont ils avaient eu besoin. Enfin le prince
-Eugène, là où ses troupes dominaient, avait empêché les levées en
-masse, lesquelles étaient une infraction évidente aux traités qui
-liaient la Prusse <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> envers la France, et limitaient l'étendue
-de ses armements. Certes, à côté de ce qui s'était passé pendant vingt
-ans de guerres acharnées, guerres que la Prusse avait provoquées bien
-gratuitement en 1792 (elle n'aurait pas dû en perdre le souvenir), ce
-n'était pas un motif sérieux à alléguer, pour une rupture d'alliance,
-que les trois faits que nous venons de rapporter. Il eût été plus
-simple et plus digne de dire que, longtemps vaincus, opprimés, on
-trouvait l'occasion de se relever, et qu'on la saisissait. Mais soyons
-justes à notre tour, et convenons que l'opprimé a contre son
-oppresseur le droit de la ruse. Il y perd de sa dignité, mais il ne
-manque à personne. Le 28 février, jour de la signature du traité avec
-la Russie, le roi affectant une irritation, qui, si elle était
-sincère, venait de la peur qu'il éprouvait en prenant un parti si
-grave, exigea qu'on adressât à M. de Saint-Marsan une note, où il nous
-était demandé compte péremptoirement, et avec sommation de répondre
-tout de suite, des derniers actes imputés à l'armée française. M. de
-Saint-Marsan ne pouvant répondre lui-même, la note fut envoyée à Paris
-par courrier extraordinaire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesures militaires de la Prusse qui révèlent un changement
-prochain.</span>
-Mais on ne se cachait plus, on n'en avait plus la force, et la joie
-des patriotes accourus à Breslau, entourant le roi, le félicitant
-publiquement de sa conduite, ne laissait aucun doute sur la résolution
-prise. D'ailleurs une suite de mesures tout à fait significatives
-vinrent rendre à peu près officielle la rupture avec la France. On
-donna cours forcé de monnaie aux papiers d'État qui répondaient à nos
-bons du Trésor. On décréta la formation d'une grande armée <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span>
-prussienne en Silésie. L'illustre général Blucher, celui qui avait
-toujours manifesté de l'asservissement de son pays le plus noble
-chagrin, fut nommé commandant en chef de cette armée. Le général
-Scharnhorst, qui avait le plus contribué à entraîner le roi, fut nommé
-chef d'état-major de cette même armée. Enfin le procès du général
-d'York, qui n'avait jamais été commencé, se trouva, dit-on, terminé à
-son avantage. Il fut déclaré innocent, et réintégré dans le
-commandement des troupes dont il avait déterminé la défection. Les
-officiers prussiens qui, après l'alliance avec la France, avaient
-porté en Russie leur patriotisme indigné, les généraux Gneisenau,
-Clausewitz, furent appelés, pourvus de grades, et comblés de
-récompenses.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrée d'Alexandre à Breslau, et entrevue de ce monarque
-avec le roi de Prusse.</span>
-Après de telles manifestations, il n'y avait plus de contrainte à
-s'imposer, et l'entrevue des deux souverains nouvellement alliés eut
-lieu le 15 mars. Alexandre, accompagné de M. de Nesselrode et d'une
-foule de généraux, entra dans la capitale de la Silésie, et au milieu
-des applaudissements du peuple, des acclamations de l'armée, se jeta
-dans les bras de l'ami sacrifié jadis à Tilsit, et retrouvé récemment
-dans le désastre de Moscou. Le fougueux et généreux baron de Stein,
-retenu dans son lit par d'affreuses souffrances, n'était pas là pour
-assister à un événement qui était son ouvrage. La ville fut trois
-jours illuminée, et le roi eut du reste le soin de faire entourer par
-ses propres gardes la maison de M. de Saint-Marsan, afin qu'elle
-n'essuyât aucun outrage.
-<span class="sidenote" title="En marge">Déclaration définitive de la Prusse, annonçant sa rupture
-avec la France, et son alliance avec la Russie.</span>
-Pendant ce séjour d'Alexandre à Breslau, M.
-de Hardenberg qui n'avait cessé de garder avec <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> M. de
-Saint-Marsan un silence triste, mais tellement expressif que ce
-n'était presque pas du silence, le rompit en lui remettant le 17 mars
-la déclaration de guerre à la France, et après lui avoir prodigué
-toute espèce de témoignages personnels, lui laissa le choix de partir
-quand et comme il voudrait.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Joie des patriotes allemands, leur espérance et leur
-prétention d'entraîner tous les princes d'Allemagne.</span>
-Il n'est pas besoin d'affirmer que cet événement, quoique prévu,
-produisit sur l'Allemagne et sur l'Europe un effet immense. Les
-patriotes allemands manifestèrent plus que jamais leur joie et leurs
-espérances. Suivant eux, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, tous les
-princes qu'on appelait nos esclaves, devaient sur-le-champ imiter la
-conduite de la Prusse, et prendre part à la coalition générale. Dans
-le désir d'accélérer ce résultat, les colonels Czernicheff et
-Tettenborn, laissant au corps de Wittgenstein le soin de suivre
-l'arrière-garde du prince Eugène sur Magdebourg et Wittenberg,
-descendirent l'Elbe avec leurs Cosaques, pour aller se montrer vers
-Hambourg, et pour essayer, de concert avec les flottilles anglaises,
-de soulever ces Français anséatiques, qui étaient Français malgré eux,
-et ne demandaient que l'occasion de ne plus l'être. En même temps les
-avant-gardes de l'armée russe du centre qui avaient traversé l'Oder,
-furent dirigées sur Torgau et sur Dresde, pour tâcher de décider la
-Saxe, et pour agir sur elle par les moyens qui avaient si bien réussi
-auprès de la Prusse.</p>
-
-<p>Le prince Eugène, inquiet pour Dresde en se repliant sur l'Elbe, avait
-appuyé à droite au lieu d'appuyer à gauche, et avait porté son centre
-à Wittenberg, au lieu de le porter à Magdebourg. Par <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> suite
-de ce mouvement Hambourg s'était trouvé découvert, car on sait quelle
-distance il y a de Magdebourg, placé en quelque sorte au milieu de la
-ligne de l'Elbe, à Hambourg, situé à une petite distance de
-l'embouchure de ce fleuve (nous prenons ici la ligne de l'Elbe des
-montagnes de la Bohême à la mer).
-<span class="sidenote" title="En marge">Les Cosaques des colonels Tettenborn et Czernicheff envoyés
-à Hambourg.</span>
-Les colonels Tettenborn et
-Czernicheff coururent donc avec neuf à dix mille Cosaques, appuyés par
-quelque infanterie légère, vers Lubeck et Hambourg. Les Anglais, de
-leur côté, avaient refait un établissement à l'île d'Héligoland, et y
-avaient accumulé des armes, des munitions, du matériel de guerre de
-tout genre. Leurs flottilles remplissaient les embouchures de l'Elbe.
-Il n'en fallait pas tant pour mettre en fermentation les têtes déjà
-fort enflammées des habitants de Hambourg. Le général Morand, non pas
-le célèbre Morand du corps de Davout, mais un vieux général du même
-nom, brave, malheureusement infirme, se retirait en ce moment avec
-deux mille hommes de la Poméranie sur Hambourg. Il fut assailli à
-l'improviste, mortellement blessé, et pris avec une partie de sa
-petite troupe. D'un autre côté le général Lauriston, dirigé par
-Osnabruck, Hanovre, Brunswick sur Magdebourg, était encore à quarante
-lieues de là. Le général Bourcier se trouvait à Hanovre au milieu des
-dépôts de sa cavalerie. Les forces qui résidaient à Hambourg même
-n'étaient suffisantes ni pour arrêter les Cosaques, ni pour contenir
-la population.
-<span class="sidenote" title="En marge">Insurrection de Hambourg.</span>
-Les autorités françaises qui avaient été fort
-maltraitées le 24 février précédent, qui avaient vu les douaniers, les
-commis des contributions indirectes, les agents de la police battus,
-<span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> pillés, expulsés, craignirent d'essuyer cette fois des
-traitements plus fâcheux encore, et évacuèrent Hambourg, en livrant la
-ville aux autorités municipales. Elles se dirigèrent sur Brême. À
-l'instant les Cosaques de Tettenborn accoururent au milieu de la joie
-générale, et reçurent les clefs de la ville pour les porter à
-l'empereur Alexandre. Les autorités municipales formées par les
-Français se démirent, et furent remplacées par l'ancien sénat. Une
-légion, dite légion de Hambourg, fut formée sur-le-champ, et composée
-de tous les hommes de bonne volonté disposés à s'armer pour la cause
-allemande. Elle fut équipée aux frais des riches Hambourgeois, qui
-remplirent en quelques heures une forte souscription ouverte pour
-subvenir à cette dépense. On fit signal aux Anglais d'arriver, et ils
-arrivèrent en effet bien vite avec des bâtiments chargés de sucre, de
-cafés et de cotons. C'était doubler la joie que produisait leur
-apparition, car à la satisfaction de voir s'éloigner une autorité
-étrangère détestée, se joignait celle de voir le blocus continental
-aboli, et les voies du commerce rouvertes. Les malheureux Hambourgeois
-ne savaient pas à quel brusque retour de fortune ils s'exposaient par
-cette imprudente manifestation.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation de la Saxe.</span>
-Sur le haut Elbe, en Saxe, à Dresde, le même mouvement se produisit à
-l'approche des troupes russes et prussiennes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Embarras et épouvante du roi Frédéric-Auguste.</span>
-L'infortuné Frédéric-Auguste, roi de Saxe, jusque-là fort attaché à
-Napoléon, qui l'avait comblé de faveurs, et lui avait rendu la
-Pologne, commençait à sentir que tant d'ambition n'était pas faite
-pour lui, que le repos, l'amour de ses sujets, les <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> pratiques
-religieuses étaient son lot véritable et unique. Aussi tout en
-regrettant beaucoup la Pologne, il était prêt à y renoncer, pourvu
-qu'on lui laissât sa chère Saxe, telle qu'il la possédait avant les
-grandeurs dont Napoléon l'avait accablé.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince s'adresse à l'Autriche, qui travaille à
-l'affilier au parti médiateur qu'elle cherche à former en Europe.</span>
-Depuis les derniers
-événements, sans montrer moins de dévouement à la France, il avait
-pourtant cherché un conseiller qui dirigeât sa faiblesse dans ce
-dédale de circonstances prodigieuses, et il avait cru faire le
-meilleur choix possible en s'adressant à l'empereur d'Autriche,
-c'est-à-dire au beau-père, à l'allié de Napoléon. M. de Metternich
-s'était aussitôt efforcé de le rattacher à ce parti de princes
-allemands qu'il s'appliquait à former, et dont le but était de
-pacifier l'Europe en s'interposant entre la Russie, l'Angleterre et la
-France, et en les forçant à accepter une paix toute germanique. On
-avait dit, et avec raison, à Frédéric-Auguste, que ce n'était pas
-trahir la France, que c'était lui rendre service au contraire, et en
-même temps remplir ses devoirs de bon Allemand, que de travailler à
-rétablir la paix sur la base d'une Allemagne indépendante, forte et
-respectée. Il n'avait pas hésité à suivre cette voie, et par ce motif
-n'avait répondu que d'une manière évasive aux réclamations du ministre
-de France, qui tantôt lui demandait des approvisionnements, tantôt des
-recrues, tantôt de la cavalerie. Pour se soustraire à ces instances,
-il savait fait valoir sa détresse, les dispositions malveillantes de
-ses sujets, et enfin l'impossibilité d'exécuter ce qu'on exigeait de
-lui dans le temps prescrit.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le roi de Saxe cantonne à Torgau son infanterie revenue de
-Pologne avec le général Reynier, et laisse voir la résolution de ne
-plus l'employer activement.</span>
-Son corps d'armée étant revenu sur
-l'Elbe, sous la conduite du général Reynier, il l'avait <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span>
-cantonné dans Torgau, et là, sous prétexte de le recruter, il l'avait
-mis à part dans une place forte, pour y attendre, dans une espèce de
-neutralité semblable à celle du prince de Schwarzenberg, les
-directions de la politique autrichienne. Quant à sa cavalerie,
-composée de 1,200 cuirassiers superbes, et de 1,200 hussards et
-chasseurs excellents, dont Napoléon avait demandé impérieusement
-l'envoi, il l'avait positivement refusée. Pour lui inspirer le courage
-d'un tel refus, il lui avait fallu une peur plus grande encore que
-celle que lui inspirait Napoléon, et cette peur était celle des
-Cosaques, dont la présence partout annoncée faisait trembler jusqu'aux
-alliés des Russes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il forme le projet de se retirer sous l'escorte de sa
-cavalerie, loin des armées belligérantes.</span>
-S'attendant à chaque instant à voir apparaître ces
-Cosaques, si effrayants de loin, il avait résolu de se placer au
-milieu de sa cavalerie, et de s'en aller avec sa famille dans un lieu
-sûr, laissant son infanterie dans Torgau, et ses États à ceux qui
-voudraient les occuper tour à tour. Avec de pareilles dispositions il
-suffisait de la défection de la Prusse, et de l'approche des
-avant-gardes russes, pour décider ce prince à exécuter un projet de
-fuite si longuement préparé.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince, malgré les instances du ministre de France, se
-transporte en Bavière.</span>
-Malgré les représentations du ministre de
-France, M. de Serra, qui s'efforçait de lui démontrer l'inconvenance
-de son départ, et le danger d'abandonner ses sujets qui allaient
-inévitablement se livrer aux passions régnantes, et se donner envers
-la France des torts dont ils seraient bientôt punis, dont lui-même
-souffrirait, il partit, laissant Dresde dans les mains du maréchal
-Davout, ses objets les plus précieux et les moins transportables dans
-la forteresse de K&oelig;nigstein, marchant <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> enfin lui-même avec
-son trésor, avec sa nombreuse famille, au milieu de trois mille
-hommes, tant cavaliers qu'artilleurs. Il aurait pu se retirer en
-Bohême, où il serait arrivé en quelques heures, sur une terre neutre,
-en ce moment inviolable pour toutes les puissances belligérantes. Il
-ne l'osa pas, et la cour d'Autriche ne l'eût pas voulu, pour ne pas
-découvrir trop tôt la secrète ligue qu'elle cherchait à former. Il se
-rendit par Plauen et Hof à Ratisbonne, sur le territoire du roi de
-Bavière, aussi embarrassé que lui. Son intention était de rester en
-Bavière, ou de se jeter en Autriche, selon les événements. M. de Serra
-lui avait bien adressé l'invitation de venir en France, mais une telle
-démarche l'eût perdu aux yeux des Allemands, eût été contraire
-d'ailleurs au projet de médiation de l'Autriche, et il n'avait point
-accepté cette invitation.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Apparition des Russes devant Dresde.</span>
-À peine était-il parti de Dresde que les Russes parurent aux environs
-de cette ville. L'infanterie saxonne s'était enfermée dans Torgau, et
-avait déclaré n'en vouloir pas sortir pour contribuer à la défense de
-l'Elbe. Le maréchal Davout avait pour défendre le cours supérieur de
-l'Elbe la division française Durutte, seul reste du corps de Reynier
-depuis que les Saxons l'avaient quitté, plus quelques troupes que le
-prince Eugène lui avait envoyées, et enfin les seconds bataillons de
-son corps qu'on venait de réorganiser à Erfurt.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Davout fait sauter le pont de Dresde.</span>
-Il se hâta d'accourir
-à Dresde de sa personne, et prit les mesures que réclamaient les
-circonstances, en militaire probe mais inexorable, ne commettant aucun
-mal inutile, mais ordonnant sans pitié tout le mal nécessaire. Il
-parcourut <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> les bords de l'Elbe, ordonna la destruction des
-moulins, des bateaux, des bacs, malgré les cris des paysans saxons, et
-arrivé au beau pont de pierre qui dans Dresde servait à l'union des
-deux villes, la vieille et la nouvelle, il en fit miner deux arches,
-et les fit sauter, sans s'inquiéter des attroupements des habitants,
-de leurs menaces et de leurs clameurs. Il se mit ensuite à la tête de
-ses troupes pour recevoir les Russes s'ils essayaient de forcer le
-passage.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Irritation des Allemands contre ce maréchal.</span>
-Ces mesures de défense devinrent l'un des griefs les plus violemment
-allégués dans toute l'Allemagne. On composa des gravures grossières,
-représentant le pont de Dresde détruit par celui que dans le Nord on
-appelait le féroce Davout, et on les répandit par milliers dans les
-villes et les campagnes.&mdash;Voilà, disait-on, comment les Français
-traitent leurs plus fidèles alliés, les Saxons, qui viennent de se
-battre vaillamment pour leur cause, tandis qu'eux Français s'enfuient
-en jetant leurs armes.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet produit à Vienne par la défection de la Prusse.</span>
-Cette nouvelle excitation produite par la défection de la Prusse
-s'était naturellement fait sentir à Vienne, malgré la distance et
-l'ordinaire tranquillité de cette capitale. La politique profonde de
-M. de Metternich et de l'empereur François, quoique devinée par
-quelques esprits pénétrants, échappait aux gens passionnés de la cour,
-de l'armée et du peuple. Ils n'y voyaient qu'une coupable lenteur à se
-détacher de la France, et à secouer les funestes engagements qu'on
-avait pris en contractant le mariage de Marie-Louise avec Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Extrême exaltation du parti allemand.</span>
-Le déchaînement de cette partie du public autrichien était extrême. On
-remarquait parmi les plus animés l'impératrice elle-même, princesse
-<span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> de Modène, et ce qui est plus étonnant, l'archiduc Charles,
-ordinairement si sage, surtout si mesuré lorsqu'il s'agissait de la
-France. Mais ce prince sentant au fond du c&oelig;ur fermenter son
-patriotisme allemand, profondément blessé d'ailleurs par son frère
-l'empereur François qui l'avait exclu de toute participation aux
-affaires, saisissait assez volontiers les occasions de blâmer le
-gouvernement, et cette fois du reste était sincère, car il était de
-ceux qui auraient voulu une conduite plus claire et plus franche. On
-allait jusqu'à lui prêter un propos étrange par sa hardiesse. Il avait
-dit, assurait-on, que si l'empereur François avait contracté un
-mariage gênant pour sa politique, et que chez lui le père embarrassât
-le souverain, il fallait qu'il abdiquât, et cédât la couronne à un
-membre de la famille plus libre de ses actions.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'empereur François et M. de Metternich jugent la conduite
-de la Prusse fort imprudente, et ne veulent tomber ni sous le joug des
-masses populaires, ni sous le joug de la Russie.</span>
-L'exaltation était si grande que M. de Metternich avait eu quelques
-craintes à concevoir pour sa personne, et que le gouvernement s'était
-vu obligé d'ordonner de nombreuses arrestations, même parmi des
-personnages considérables, tels que M. de Hormayer, l'un des employés
-les plus élevés de la chancellerie autrichienne, celui dont on se
-servait pour communiquer secrètement avec le Tyrol. Ce qui se passait
-en Allemagne n'était en effet ni du goût de l'empereur, ni du goût de
-M. de Metternich. D'abord il ne leur convenait pas d'exciter l'esprit
-public aussi vivement qu'on le faisait, et, pour secouer le joug de
-Napoléon, d'accepter celui des masses populaires. Alexandre leur
-paraissait un prince imprudent, enivré par des succès auxquels il
-n'était pas accoutumé, et Frédéric-Guillaume un prince faible, mené
-aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> par ses sujets, comme six ans auparavant il
-l'était par sa femme. Ni l'empereur ni M. de Metternich ne se
-faisaient faute d'exprimer ce jugement. Ensuite cette manière
-impétueuse, irréfléchie d'agir n'était pas la leur. Ils voulaient
-sortir des mains de Napoléon, sans se mettre dans celles d'Alexandre,
-et en sortir en tout cas, sans s'exposer à y retomber plus durement
-que jamais, par suite d'une guerre follement entreprise, et sottement
-conduite. Ils étaient loin de regarder Napoléon comme détruit; ils
-s'attendaient à le voir, de même qu'en 1806, déboucher d'une manière
-foudroyante des défilés de la Thuringe, et punir les imprudents qui
-venaient s'exposer de si près à ses coups.
-<span class="sidenote" title="En marge">Désir d'éviter une nouvelle guerre contre la France.</span>
-Si du reste un tel résultat
-n'était pas certain, il était au moins possible, et cette seule raison
-suffisait à leurs yeux pour qu'on dût ne pas agir si vite, ne pas
-s'engager surtout avant que l'armée autrichienne fût reconstituée, et
-même pour qu'on préférât la ressource d'une médiation, au moyen de
-laquelle on referait la situation de l'Allemagne sans courir le danger
-d'une guerre avec la France.</p>
-
-<p>C'est de ce point de vue que le cabinet autrichien jugeait la conduite
-de la Prusse bien hasardée, les démonstrations allemandes bien
-téméraires; c'est de ce point de vue aussi qu'il ne cessait de nous
-donner des conseils de prudence et de modération, qu'il nous
-suppliait, en admettant que nous fissions encore une campagne
-vigoureuse, de ne vouloir tirer de nos succès futurs d'autre résultat
-qu'une paix prochaine, équitable, acceptable par toute l'Europe.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Inclinant toujours vers la politique de médiation, M. de
-Metternich considère avec chagrin le langage absolu de Napoléon.</span>
-Aussi fut-il désolé quand il nous vit, comme dans <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> le rapport
-adressé au Sénat pour demander les nouvelles levées, comme dans le
-discours impérial prononcé le 14 février, annoncer des volontés
-absolues, tantôt à l'égard de l'Espagne, tantôt à l'égard des
-départements anséatiques, tantôt à l'égard du grand-duché de Varsovie,
-car c'était rendre impossible la médiation dont on l'avait chargé. Il
-s'en expliqua longuement et plusieurs fois avec M. Otto, notre
-ministre à Vienne. Lui parlant du discours impérial:
-<span class="sidenote" title="En marge">Sages observations de ce ministre sur le discours de
-Napoléon au Corps législatif.</span>
-J'admire fort,
-lui dit-il, cette fierté de langage de votre empereur, et j'y retrouve
-tout son génie; mais il faut songer aux conséquences de ce qu'on fait,
-et les conséquences ici ne peuvent être que déplorables. Comment
-voulez-vous que je négocie avec l'Angleterre, quand vous dites que la
-dynastie française règne et régnera en Espagne? Comment voulez-vous
-que je négocie avec la Russie et la Prusse, quand vous dites que les
-territoires constitutionnels ou appartenant à des alliés, c'est-à-dire
-les villes anséatiques et le grand-duché de Varsovie, demeureront
-chose sacrée et inviolable? Jamais je ne pourrai faire accepter de
-telles conditions à l'Europe. Or il nous faut la paix à nous, il vous
-la faut à vous, car même en gagnant des victoires, et vous aurez
-besoin d'en remporter beaucoup pour rendre l'Europe modérée à votre
-égard, même en gagnant des victoires, on ne résiste pas toujours au
-soulèvement universel des esprits, et bientôt même on en éprouve le
-contre-coup chez soi ...&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich voudrait connaître les conditions de paix
-de la France, et ne pouvant en obtenir la confidence, laisse entrevoir
-celles de l'Autriche.</span>
-À cette occasion, sans nous dire la paix
-qu'il souhaitait, et qu'il était facile d'entrevoir, M. de Metternich
-essaya d'arracher à M. Otto le secret de <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> celle que nous
-désirions nous-mêmes. Mais il l'essaya en vain, car M. Otto ne savait
-rien. Ne réussissant pas à le faire parler, M. de Metternich n'hésita
-pas à parler lui-même, pour nous préparer à des conditions que
-l'Europe pût accepter, même en la supposant vaincue par nous, ce qu'il
-ne refusait jamais d'admettre dans son argumentation.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Longs entretiens de M. de Metternich avec. M. Otto.</span>
-L'Espagne,
-dit-il, avec des formes tour à tour insinuantes ou franchement
-ouvertes, ne vous sera probablement pas concédée par l'Angleterre,
-surtout après la dernière campagne. À nous, Allemands, cette condition
-nous importe peu, elle ne nous touche que du point de vue de
-l'Angleterre, de laquelle ni la Russie ni la Prusse ne voudront se
-séparer dans les négociations. C'est tout au plus si vous ferez
-supporter à l'Angleterre la réunion de la Hollande à la France, mais
-avec plus d'une victoire encore, et cette condition comme la
-précédente ne nous touche qu'à cause des intérêts britanniques. Mais
-vous ne ferez supporter ni à l'Angleterre, ni à la Prusse, ni à la
-Russie, ni à l'Allemagne surtout, l'adjonction définitive des
-provinces anséatiques à l'empire français. Pourquoi donc être si
-affirmatifs, si absolus sur ce point? Que vous importent des pays
-placés si loin de votre véritable frontière, si peu utiles à votre
-défense, si étrangers à vos intérêts commerciaux, si peu sympathiques
-à votre nation, si nécessaires à la constitution d'une Allemagne
-indépendante? Quand vous attachiez une grande importance au blocus
-continental, vous pouviez tenir aux territoires anséatiques, mais
-aujourd'hui ce blocus croule de toutes parts, la Russie, la Prusse
-l'ont abandonné, vous-mêmes vous <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> l'enfreignez tous les jours.
-Vous feriez en le maintenant la fortune de vos ennemis russes et
-prussiens, car tout passerait par chez eux, d'ailleurs la supposition
-de la paix générale en fait disparaître l'utilité; renoncez-y donc dès
-à présent, et en y renonçant, consentez à restituer des territoires
-qui ne pouvaient avoir d'avantage pour vous que du point de vue de ce
-blocus. Quant à la Prusse, il faut vous résigner à en admettre une
-plus forte, plus étendue, qui devienne le véritable État intermédiaire
-entre la Russie et le midi de l'Europe, État intermédiaire qu'il
-serait absurde de chercher aujourd'hui dans la Pologne, puisque vous
-n'avez pas réussi à la rétablir, et dont il nous appartient à nous
-Allemands plus qu'à vous de poursuivre la reconstitution, puisque nous
-sommes les voisins de la Russie, et que vous ne l'êtes pas. Pourquoi
-donc êtes-vous si affirmatifs sur le grand-duché de Varsovie, qu'on ne
-peut plus maintenir, que la Russie ne voudra jamais souffrir sur sa
-frontière, et qui est d'ailleurs la seule matière dont on puisse se
-servir pour recomposer la Prusse, sans détruire votre royaume de
-Westphalie? Pourquoi nous créer des difficultés insolubles, en
-exprimant à cet égard des volontés irrévocables?...&mdash;Passant à la
-Confédération du Rhin, M. de Metternich ajoutait ce qui suit:&mdash;À quoi
-bon cette singulière création, qui vous impose des charges sans aucun
-avantage, qui est incompatible avec l'indépendance de l'Allemagne, et
-qui est aujourd'hui irrévocablement détruite dans l'esprit des
-Allemands? Quoi! vous vous obstineriez pour un vain titre de
-<em>protecteur</em>, qui, concevable sur la tête de votre glorieux <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span>
-et puissant maître, serait ridicule sur la tête d'un enfant? Est-ce
-que votre empereur, possesseur de la frontière qui s'étend de Bâle au
-Texel, ayant Strasbourg, Mayence, Coblentz, Cologne, Wesel, Groningue
-pour points d'appuis de cette frontière, n'a pas assez d'influence sur
-l'Allemagne, n'est même pas assez inquiétant pour elle? Que veut-il de
-plus? Il n'a pas tant besoin de paraître le premier potentat du
-continent: qu'il se contente de l'être, et qu'il dissimule ce qu'il
-est, plutôt que de chercher à le montrer. Vous croyez peut-être,
-ajoutait-il, que nous voulons rétablir l'ancienne Confédération
-germanique pour reprendre la couronne impériale? Vous vous trompez.
-Nous ne songeons plus à ce titre aussi vain que pesant. Nous n'aurions
-qu'à choisir, car on nous offre tout, tout, entendez-vous (et en
-disant ces mots M. de Metternich laissait deviner de nombreuses et
-secrètes communications de la part des coalisés); mais nous ne voulons
-que les choses qu'on ne peut pas nous refuser, celles que vous-mêmes
-êtes prêts à nous concéder; nous voulons surtout une Allemagne
-indépendante et la paix, car nous avons soif de paix. Tous les peuples
-nous la demandent, et ils nous désavoueraient, nous abandonneraient si
-nous leur imposions des sacrifices pour un autre but que la paix.
-<span class="sidenote" title="En marge">Admirables conseils de M. de Metternich.</span>
-Vous nous direz que vous êtes forts, que vous allez vaincre encore vos
-ennemis. Nous le savons, nous y comptons, nous en avons même besoin
-pour obtenir la paix dont nous vous avons indiqué quelques conditions;
-mais rendez-la possible, et pour cela ne vous montrez pas absolus, ne
-soyez pas cause que les négociations <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> se trouvent rompues
-avant d'être entamées!&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les conditions qu'il laissait entrevoir comme possibles
-suffisaient, et au delà, à la véritable grandeur de la France.</span>
-Ces admirables conseils, donnés sincèrement, avaient été accompagnés
-des formes les plus douces, les moins menaçantes, et non pas énoncés
-une fois, et dogmatiquement, mais tantôt un jour, tantôt un autre,
-selon les occasions. Ils laissaient voir assez clairement la paix que
-l'Autriche serait disposée à accepter, peut-être même à appuyer de ses
-forces, et qui pouvait être résumée dans les termes suivants:
-l'Espagne restituée aux Bourbons, les villes anséatiques rendues à
-l'Allemagne, la Confédération du Rhin supprimée, le grand-duché de
-Varsovie réparti entre la Prusse, la Russie et l'Autriche, et quant à
-ce qui concernait l'Autriche en particulier, une meilleure frontière
-sur l'Inn, et la restitution de l'Illyrie! Certes la France conservant
-la ligne du Rhin, plus la Hollande, conservant le royaume de
-Westphalie comme État allié, c'est-à-dire vassal, le Piémont, la
-Toscane, Rome, comme départements français, la Lombardie, Naples,
-comme principautés de famille, la France était l'empire le plus
-puissant qui se pût imaginer, plus vaste même qu'il n'aurait fallu le
-désirer, car il était douteux que les successeurs du grand homme qui
-aurait fondé cet empire pussent le garder tout entier. L'Autriche
-avait raison de dire qu'il faudrait se battre, et se battre
-heureusement encore pour obtenir tous ces territoires, surtout celui
-de la Hollande; mais l'abandon de l'Espagne eût probablement décidé
-l'Angleterre en faveur de cette paix; quant à l'Italie, on se serait
-résigné à nous la laisser, si l'Autriche s'y était résignée
-elle-même; <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> enfin quant à la Westphalie, ce qui prouvait qu'on
-était disposé à céder sur ce point, c'est qu'à Breslau l'empereur
-Alexandre et le roi de Prusse avaient refusé de prendre des
-engagements avec l'électeur de Hesse-Cassel, bien qu'il s'offrît à la
-coalition les mains pleines de millions, sa fortune lui ayant été
-secrètement conservée par le dévouement d'une puissante maison
-financière, qui commençait alors à s'élever en Europe, celle des
-frères Rothschild.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Quelques conditions de paix qu'on fût disposé à admettre,
-il ne fallait pas d'avance se prononcer d'une manière absolue.</span>
-Du reste, quelque paix qu'on fût prêt à admettre, ou à refuser, il ne
-fallait pas, comme le disait M. de Metternich avec une profonde
-sagesse, annoncer des volontés absolues, qui devaient rendre
-impossible l'ouverture des négociations, qui devaient même empêcher le
-premier essai de la médiation autrichienne, et qui dès lors allaient
-obliger le cabinet de Vienne à se prononcer tout de suite, ou pour
-nous ou contre nous, et probablement contre nous, ce qu'il n'avouait
-pas encore, mais ce qu'il était facile de deviner pour peu qu'on eût
-conservé la liberté de son jugement.&mdash;Laissez, avait ajouté M. de
-Metternich dans ses fréquents entretiens avec M. Otto, laissez
-s'assembler des négociateurs, et une fois réunis, ils seront menés
-plus loin qu'on ne le croit, car le monde veut la paix, et la
-demandera si fortement au premier congrès assemblé, que ce congrès ne
-pourra pas la lui refuser.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Cette vérité prouvée par l'accueil fait aux envoyés que
-l'Autriche a chargés d'annoncer sa médiation.</span>
-Dans ce moment même se trouvait vérifiée la parfaite justesse de ces
-conseils. En effet, sur l'autorisation qui lui avait été adressée de
-Paris, le cabinet de Vienne avait envoyé M. de Wessenberg à Londres,
-M. de Lebzeltern à Kalisch, pour offrir non pas sa <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> médiation
-(ce mot était modestement réservé pour plus tard), mais son entremise
-aux deux principales cours belligérantes, afin d'amener un
-rapprochement avec la France, et une paix dont tout le monde,
-écrivait-il, avait un pressant besoin.
-<span class="sidenote" title="En marge">Envoi de M. de Wessenberg à Londres.</span>
-M. de Wessenberg, après avoir
-pris la voie de Hambourg, où la police française s'était même montrée
-assez incommode à son égard, ce qui avait été un nouveau grief pour
-les gazettes allemandes, s'était rendu à Londres, y avait été reçu par
-lord Castlereagh avec une extrême politesse, mais reçu secrètement,
-afin de ne pas causer une inutile émotion à l'opinion publique.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lord Castlereagh lui répond qu'on l'aurait écouté
-volontiers, mais que depuis le discours de Napoléon, il n'y a plus
-moyen de négocier.</span>
-Lord
-Castlereagh en lui témoignant la plus vive satisfaction de voir un
-agent autrichien à Londres, le plus grand empressement à accepter
-l'entremise de l'empereur François, lui avait dit que probablement il
-devait savoir que sa mission était désormais sans objet, car le
-discours de l'empereur Napoléon, maintenant connu de toute l'Europe,
-ne laissait plus le moindre doute sur sa résolution de n'admettre
-aucune condition raisonnable; que si lui, M. de Wessenberg, n'avait
-pas déjà été rappelé à Vienne après un tel discours, c'était par suite
-de la difficulté des communications, qu'il le serait bientôt
-certainement, car il n'y avait plus aucun moyen de négocier; qu'au
-surplus il pouvait rester à Londres s'il lui plaisait, que
-l'Angleterre serait toujours prête à traiter sur des bases équitables,
-qu'elle ni ses alliés n'entendaient contester à la France la juste
-grandeur due à ses efforts et à ses longues guerres, mais qu'on ne
-livrerait jamais la généreuse Espagne à l'usurpation de Napoléon. En
-<span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> un mot M. de Wessenberg avait été accueilli d'une manière qui
-confirmait l'entière vérité de tout ce que M. de Metternich
-conseillait, comme base indispensable de la paix future.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Envoi de M. de Lebzeltern au camp des Russes, et accueil
-entièrement semblable fait à cet autre envoyé de l'Autriche.</span>
-À Kalisch, au camp des Russes, on avait différé tantôt sous un
-prétexte, tantôt sous un autre, de recevoir M. de Lebzeltern, puis on
-avait fini par l'admettre, après s'être donné le temps de se concerter
-avec le cabinet de Londres, et alors on l'avait accueilli avec des
-égards infinis, même avec des caresses, et on lui avait dit qu'on
-désirait la paix, qu'on la négocierait volontiers par l'entremise de
-l'Autriche, mais que cette cour devait sentir l'impossibilité de
-traiter avec l'empereur Napoléon après les déclarations qu'il venait
-de faire, qu'elle-même reconnaîtrait bientôt l'impossibilité de
-s'entendre avec cet ambitieux insatiable, qu'alors elle reviendrait à
-son union naturelle et nécessaire avec l'Europe, et qu'on serait bien
-heureux de l'avoir pour alliée, que ce jour-là on la ferait l'arbitre
-de la paix, de la guerre, de toutes choses en un mot. Après ces
-déclarations on avait insinué à M. de Lebzeltern qu'on le garderait
-volontiers à Kalisch, mais dans l'espérance qu'on ne lui dissimulait
-pas, de l'avoir comme représentant, non pas d'une cour ennemie, ou
-même médiatrice, mais alliée et belligérante.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich communique au cabinet français les
-réponses faites à ses envoyés, et demande avec de vives instances
-qu'on lui fournisse les moyens de se faire écouter.</span>
-Dès que ces dépêches furent arrivées à Vienne, M. de Metternich les
-communiqua au ministre de France, en l'invitant à les transmettre à
-l'empereur Napoléon, en suppliant celui-ci de les prendre en grande
-considération, et en lui demandant instamment d'indiquer au cabinet
-autrichien la conduite <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> qu'il devait tenir dans une pareille
-situation. M. de Metternich annonça en outre qu'il avait donné au
-prince de Schwarzenberg un congé momentané, son corps d'armée étant
-rentré sur la frontière de Gallicie, et que ce prince allait se rendre
-à Paris, pour y provoquer de la part de l'empereur Napoléon des
-explications plus franches, plus satisfaisantes que celles qu'avait
-obtenues M. de Bubna; que Napoléon daignerait sans doute parler à un
-homme qui avait été le négociateur de son mariage, son lieutenant
-soumis pendant la dernière guerre, et qui restait encore aujourd'hui
-son admirateur le plus sincère, son ami le plus partial.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon peu ému par la défection de la Prusse et les
-communications de l'Autriche.</span>
-Cette défection de la Prusse, ces agitations de l'Allemagne, ces
-communications de l'Autriche empreintes d'un caractère si frappant de
-vérité, n'émurent guère Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Extrême confiance qu'il a prise dans ses moyens de guerre.</span>
-En travaillant jour et nuit à
-réorganiser ses forces, en voyant, après vingt ans de luttes
-meurtrières, la facilité qu'il avait encore à tirer des ressources de
-cette France si féconde en population et en richesses, en découvrant
-surtout l'ineptie militaire de ses ennemis qui venaient bénévolement
-s'offrir sur l'Elbe à ses coups, et commettaient en fait de guerre
-autant de fautes qu'il en commettait en fait de politique, il avait
-repris une confiance immense en lui-même, et ne tenait aucun compte de
-ce qui se passait sur le vaste théâtre de cette Europe, qu'il avait
-remplie de scènes si tragiques, et qu'il allait remplir de scènes plus
-tragiques encore que toutes celles auxquelles on avait assisté. La
-défection de la Prusse, il s'y attendait, et il avait regardé cet
-événement comme inévitable, dès qu'il <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> avait vu notre quartier
-général se retirer successivement sur la Vistule, l'Oder et l'Elbe.
-C'est pour ce motif que tout en donnant quelque espérance à la Prusse,
-il n'avait voulu faire pour la retenir aucun sacrifice, pécuniaire ou
-politique. Seulement, peu habitué à observer les grands mouvements
-d'opinion publique, peu disposé à y croire et surtout à y céder, il
-était surpris de l'audace de la Prusse à se déclarer contre lui, et la
-trouvait plus hardie qu'il ne l'aurait imaginé. Il était convaincu
-néanmoins que le roi de Prusse, bien que soutenu par l'enthousiasme
-national, devait trembler de tous ses membres à l'idée de la future
-campagne, et il se promettait de réaliser bientôt toutes ses craintes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne croit pas que les Prussiens et les Russes
-réunis puissent lui opposer plus de 150 mille hommes à l'ouverture de
-la campagne, et il ne s'en inquiète nullement.</span>
-Faisant en lui-même le compte des forces prussiennes, il se disait que
-la Prusse, réduite comme elle l'était en territoire et en population,
-ne pouvait pas apporter plus de 100 mille hommes à la coalition, dont
-50 mille immédiatement disponibles, que la Russie n'en avait pas dans
-son état actuel 100 mille à mettre en ligne (toutes choses vraies); il
-se disait en voyant les Prussiens et les Russes s'avancer sur le haut
-Elbe et la Thuringe avec de pareilles forces, que sous trois ou quatre
-semaines il les ramènerait en Pologne plus vite qu'ils n'en étaient
-venus. Il ressentait déjà la joie de la victoire, tant il s'en croyait
-sûr, et était persuadé qu'après une ou deux batailles il ferait
-rentrer la raison dans les têtes, se replacerait dans la situation
-dont on le supposait descendu, et conclurait la paix, car il la
-désirait à sa manière, et la dicterait conforme non pas précisément à
-son discours, dans lequel il avait cru de <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> bonne politique de
-se montrer plus inflexible encore qu'il ne voulait être, mais assez
-rapprochée de ce discours, sauf en Espagne, où il était enfin, mais
-trop tard, résigné à de grands sacrifices.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Il ne voit dans la défection de la Prusse qu'un prétexte
-pour demander de nouvelles levées.</span>
-La défection de la Prusse, loin de l'émouvoir, fut pour lui une
-occasion de demander de nouvelles forces à la France. Il était
-très-satisfait de sa levée de cent mille hommes sur les quatre classes
-antérieures; elle lui avait procuré pour la garde impériale, pour la
-réorganisation des anciens corps de la grande armée, une espèce
-d'hommes fort belle, et à laquelle il n'était plus habitué, depuis
-qu'il appelait les conscrits une année d'avance, sous prétexte de
-prendre le temps de les instruire. Ces sujets des classes antérieures,
-un peu plus mécontents que les autres le jour du départ, perdaient
-leur humeur une fois au corps, et il leur restait la taille, les
-muscles qu'on a à vingt-cinq ans, et le courage naturel à la nation
-française.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nouvel appel de 80 mille hommes sur les anciennes classes.</span>
-Il fit donc préparer un nouveau sénatus-consulte pour
-demander encore 80 mille hommes, non pas seulement sur les quatre,
-mais sur les six dernières conscriptions. C'étaient ainsi près de 600
-mille hommes au lieu de 500 mille, sur lesquels sa puissante faculté
-d'organisation allait s'exercer, et pour les obtenir, la défection de
-la Prusse était un argument tout naturel à donner, non pas au Sénat
-qui n'en avait pas besoin, mais au public éclairé, qui tout en
-gémissant de pareils sacrifices, ne pouvait pas les contester en
-présence des dangers dont la France était menacée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation des gardes d'honneur en réponse aux levées des
-volontaires prussiens.</span>
-La Prusse lui servit encore d'argument pour une exigence d'un autre
-genre. On avait fait appel en <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> Allemagne à toutes les classes,
-mais en commençant par la jeune noblesse. En France les appels ne
-portaient en général que sur les classes moyennes ou inférieures. Les
-classes élevées échappaient à la conscription par le remplacement,
-qu'elles payaient à des prix excessifs, depuis que la guerre était
-devenue horriblement sanguinaire. Elles n'avaient contribué également
-aux dons volontaires que par leur fortune. Napoléon, cette fois,
-voulait à leur égard s'en prendre aux personnes mêmes. Depuis
-longtemps il y pensait, et l'occasion lui sembla heureusement trouvée.
-En Allemagne la jeune noblesse regardait comme un devoir de courir aux
-armes à la tête de toutes les classes de la nation: pourquoi n'en
-ferait-elle pas autant en France? Jadis la noblesse française n'avait
-laissé à personne l'honneur de la devancer sur les champs de bataille;
-les armes étaient sa profession, sa gloire, sa passion la plus vive.
-Pourquoi ne serait-elle plus la même aujourd'hui? Il y avait à la
-vérité une explication de son éloignement à servir, c'est qu'elle
-aimait l'ancienne dynastie, et point du tout la nouvelle. Cette raison
-ne touchait guère Napoléon, ou plutôt le touchait beaucoup. Admissible
-de la part des pères qui vieillissaient dans l'imbécile retraite de
-leurs châteaux, elle ne l'était pas, selon lui, ou du moins ne le
-serait pas longtemps pour les jeunes gens, qui avaient du sang dans
-les veines, qui devaient le sentir fermenter, et ne pouvaient pas
-croire que la chasse fût assez pour leur âge, leur nom, leur avenir.
-Il n'y avait qu'à les prendre de gré ou de force, à les réunir dans
-un corps qui flattât leur vanité par son <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> titre, la frivolité
-de leur âge par la beauté de son uniforme, et puis une fois
-transportés à l'armée, on saurait bien les enflammer, car ce ne serait
-pas leur faire honneur que de les supposer moins inflammables que le
-reste de la nation au bruit du canon, à la voix d'un grand capitaine.
-On aurait l'avantage de les avoir ralliés à soi, et surtout de ne pas
-les laisser derrière soi, oisifs et hostiles au fond de leurs
-provinces, à la veille d'événements peut-être graves.</p>
-
-<p>Comme on ne pouvait pas procéder à leur égard par la voie de la
-conscription, à laquelle ils avaient déjà satisfait, et satisferaient
-encore par le remplacement, et qu'on était réduit à les prendre
-arbitrairement, ceux-ci pour leur fortune, ceux-là pour leur nom,
-Napoléon pensa qu'il fallait investir les préfets du pouvoir de les
-désigner à volonté, en donnant pour excuse d'une manière de procéder
-aussi peu régulière la raison d'égalité, fort singulièrement alléguée
-ici, puisque l'égalité c'était la conscription. On devait dire au pays
-que cette classe des anciens nobles s'évertuant à échapper à force
-d'argent au service militaire, le plus pénible de tous, il fallait l'y
-contraindre tout comme les autres, et employer pour y réussir les
-moyens nécessaires, quels qu'ils fussent.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Organisation des gardes d'honneur.</span>
-Par ces moyens, dont la nature importait peu à ses yeux, Napoléon se
-flatta d'obtenir encore dix mille beaux cavaliers, distingués par la
-naissance et la fortune, et très-probablement par la valeur. Il
-résolut de les former en quatre régiments de 2,500 hommes chacun,
-qualifiés régiments des gardes d'honneur, destinés à servir à côté de
-l'Empereur et <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> à porter un brillant uniforme. Les hommes
-composant ces régiments devaient avoir de leurs parents mille francs
-au moins de revenu, et sortir avec le grade de sous-lieutenants quand
-ils passeraient dans d'autres corps. C'était par conséquent un vrai
-corps de noblesse, et, la difficulté des premiers jours vaincue, une
-légion brillante, dont on tirerait autant de services qu'on en tirait
-sous l'ancienne monarchie de la maison du roi. Napoléon choisit
-sur-le-champ les villes de Versailles, Metz, Lyon et Tours pour les
-lieux de formation, et nomma pour colonels de ces quatre régiments des
-personnages remarquables par le nom, le grade et les services. Ce
-furent le comte de Pully, général de division, le baron Lepic, général
-des grenadiers à cheval de la garde, le comte Philippe de Ségur,
-général de brigade, et le comte de Saint-Sulpice, général des
-cuirassiers.</p>
-
-<p>Quant au mode de l'appel, il fut dit dans le sénatus-consulte que les
-préfets seraient chargés de se concerter avec les autorités
-départementales pour la formation de la nouvelle légion de cavalerie.
-Munis d'une telle commission, les préfets n'avaient pas grande
-contrainte à s'imposer. Ils devaient convoquer les conseils de
-département, tâcher de provoquer de la part des fonctionnaires, ou des
-familles attachées au gouvernement, l'offre de quelques-uns de leurs
-fils, en promettant que leur sang ne serait pas prodigué, puis
-s'autoriser de ces manifestations pour désigner eux-mêmes un nombre
-suffisant de jeunes gens parmi les fils des riches propriétaires
-vivant en été dans leurs terres, en hiver dans les quartiers
-aristocratiques des grandes villes. On comptait sur <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span>
-l'amour-propre, sur l'activité des jeunes gens, pour les amener à
-consentir à de telles désignations, et à défaut sur les moyens de
-contrainte, silencieux mais efficaces, dont les préfets étaient alors
-largement pourvus.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Tandis qu'il prépare des moyens militaires contre la
-Prusse, Napoléon songe à conjurer par des moyens diplomatiques le
-mécontentement de l'Autriche.</span>
-Napoléon se trouvait donc fort dédommagé de la survenance d'un nouvel
-ennemi par cette augmentation de ressources, et il paraissait aussi
-animé à la guerre que dans le temps de sa première jeunesse. Toutefois
-ayant paré par cette extension de ses armements à ce qui venait de se
-passer en Prusse, il fallait s'occuper également de l'Autriche, qui
-tout en gardant le titre d'alliée prenait déjà peu à peu le rôle de
-médiatrice, et pouvait être conduite bientôt à un rôle encore moins
-amical. Depuis la défection de la Prusse elle devenait pressante en
-effet, voulait qu'on lui donnât de quoi négocier, de quoi préparer la
-paix qu'elle disait indispensable, et il allait être bientôt difficile
-de se refuser à une explication avec elle, surtout le prince de
-Schwarzenberg étant en route pour Paris, et ayant un tel accès auprès
-de la cour des Tuileries que les réticences à son égard seraient
-presque impossibles. Napoléon en observant les allures de la cour
-d'Autriche s'était bien demandé si elle ne serait pas capable
-elle-même de se mettre de la partie contre lui; mais il s'était peu
-arrêté à cette idée, par les raisons suivantes. Selon lui, le public à
-Vienne n'était pas aussi exigeant qu'à Berlin, et la cour n'était pas
-aussi faible.
-<span class="sidenote" title="En marge">Fausse opinion que Napoléon se fait de la politique de
-l'Autriche en ce moment.</span>
-De plus, l'Autriche avait contracté avec nous des liens
-de famille et d'alliance, qui étaient sinon une chaîne indestructible,
-au moins un embarras, car la pudeur est un joug <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> qui a sa
-force. Ce n'était pas tout de suite que l'Autriche pourrait oublier et
-le mariage de Marie-Louise, et le traité d'alliance du 14 mars 1812.
-En outre, elle était gouvernée par des hommes qui avaient appris à
-redouter les armes françaises. L'Autriche enfin était une puissance
-intéressée, qui avant tout, en toute circonstance, cherchait à bien
-gérer ses affaires, et qu'on dominerait par l'intérêt, c'est-à-dire
-par le don de quelque riche territoire. Ainsi, crainte de la guerre
-avec la France, désir de gagner quelque chose à ce vaste tumulte de
-l'Europe, voilà à quoi Napoléon réduisait en ce moment toute la
-politique de l'Autriche, et malheureusement pour lui et pour nous, il
-se trompait.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il la croit trop grossièrement intéressée, et ne discerne
-pas assez la portée de ses vues.</span>
-Il ne voyait pas que l'Autriche, intéressée sans doute,
-mais sage autant qu'intéressée, mettait fort au-dessus de l'avantage
-matériel d'une extension de territoire, l'avantage politique de
-reconquérir l'indépendance de l'Allemagne, et d'établir ainsi un
-meilleur équilibre en Europe, qu'elle aimait mieux enfin avoir une
-place un peu moindre dans un ordre de choses stable et bien pondéré,
-que d'en avoir une plus grande dans un ordre de choses mal équilibré,
-odieux à tout le monde, et qui ne pouvait pas durer, parce qu'on ne
-fonde rien sur la haine universelle. D'ailleurs, quant aux
-acquisitions territoriales, il n'était rien qu'on ne lui offrît du
-côté de la coalition européenne, et qu'on ne fût prêt à lui donner, de
-manière qu'à se ranger contre nous, elle avait à gagner outre de
-vastes agrandissements, une meilleure constitution de l'Europe,
-avantage auquel elle tenait plus qu'à tout autre. Une raison, une
-seule, l'arrêtait, <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> la crainte de rentrer en guerre avec nous,
-crainte que l'augmentation incessante du nombre de nos ennemis devait
-chaque jour atténuer.</p>
-
-<p>Ne voyant ainsi dans le cabinet autrichien que la crainte et
-l'intérêt, Napoléon chercha dans la défection même de la Prusse les
-moyens de s'attacher ce cabinet, et il imagina de lui offrir les
-appâts suivants. L'Autriche voulait la paix, et il la souhaitait
-lui-même, toujours à sa manière, bien entendu. Cette puissance, selon
-lui, avait le moyen d'amener très-prochainement cette paix si désirée,
-et de la conclure à son gré, comme au gré de la France. Elle armait,
-il le savait, et il l'y poussait lui-même. Ainsi elle recrutait le
-corps auxiliaire du prince de Schwarzenberg retiré à Cracovie, et le
-corps d'observation de la Gallicie; elle formait de plus une réserve
-en Bohême. Le tout présentait déjà cent mille combattants environ.
-<span class="sidenote" title="En marge">Plan de conduite que lui suggère Napoléon.</span>
-Elle pouvait dès le début de la campagne employer ces cent mille
-hommes d'une manière décisive, et on venait de lui en fournir
-l'occasion la plus naturelle. On avait en effet accueilli assez mal
-ses ouvertures de paix, et elle était fondée à en concevoir un notable
-déplaisir.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il voudrait que l'Autriche fît entrer cent mille hommes en
-Silésie, pour les jeter dans le flanc des coalisés, et croit l'y
-décider en lui offrant les dépouilles de la Prusse, notamment la
-Silésie.</span>
-Elle pouvait dès lors se constituer tout de suite
-médiatrice, sommer les puissances belligérantes de stipuler un
-armistice afin de négocier en repos, puis, si on n'écoutait pas sa
-sommation, déboucher avec ses cent mille hommes de la Bohême en
-Silésie, prendre en flanc les coalisés que les Français allaient
-aborder de front, et si elle agissait de la sorte il était impossible
-qu'il restât dans un mois un seul Russe, un seul Prussien entre
-l'Elbe et le Niémen. Alors l'Europe <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> se trouverait à la merci
-de la France et de l'Autriche victorieuses, et le partage des
-dépouilles serait facile à faire. L'empereur François prendrait la
-Silésie, la Silésie sujet éternel des regrets de la maison d'Autriche,
-une bonne portion du grand-duché de Varsovie, et enfin l'Illyrie,
-promise dans tous les cas. On indemniserait la Saxe de la perte du
-grand-duché de Varsovie en lui donnant le Brandebourg et Berlin; on
-rejetterait la Prusse au delà de l'Oder, on lui laisserait la
-Vieille-Prusse, on y ajouterait la principale partie du duché de
-Varsovie, et on en ferait une espèce de Pologne, moitié allemande,
-moitié polonaise, ayant pour capitales K&oelig;nigsberg et Varsovie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, dans son nouveau plan, veut détruire tout à fait
-la Prusse, ou du moins la transporter en Pologne.</span>
-Il est bien certain que l'Autriche, en jetant en Silésie les cent
-mille hommes qui étaient prêts, et au besoin les cent mille autres qui
-allaient l'être dans trois mois, devait assurer la défaite totale de
-l'Europe, et la forcer à traiter sur-le-champ.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce plan ne pouvait convenir à l'Autriche, parce qu'il
-entraînait le complet bouleversement de l'Allemagne, qu'elle entendait
-au contraire reconstituer d'une manière forte et indépendante.</span>
-Mais quel résultat
-Napoléon lui offrait-il pour la décider à un pareil emploi de ses
-forces? Il lui offrait de reporter la Prusse au delà de la Vistule, de
-ne laisser à celle-ci de ses anciens États que la Vieille-Prusse de
-Dantzig à K&oelig;nigsberg, et d'y ajouter le grand-duché de Varsovie,
-c'est-à-dire d'en faire une Pologne, et de mettre à sa place, entre
-l'Oder et l'Elbe, la maison de Saxe. Il lui offrait donc purement et
-simplement de détruire la Prusse, car cette puissance, transportée à
-K&oelig;nigsberg ou à Varsovie, ne serait pas plus devenue une Pologne,
-que la Saxe étendue de Dresde à Berlin ne serait devenue une Prusse.
-La force d'une nation ne consiste pas seulement <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> dans son
-territoire, mais dans son histoire, son passé et ses souvenirs. On ne
-pouvait pas plus donner à la maison de Brandebourg les souvenirs de
-Sobieski en lui donnant Varsovie, qu'à la maison de Saxe les souvenirs
-du grand Frédéric en lui donnant Berlin. Il n'y aurait plus eu de
-Prusse, c'est-à-dire d'Allemagne, et l'Autriche, qui cherchait sa
-propre indépendance dans l'indépendance de l'Allemagne reconstituée,
-n'aurait pas trouvé ce qu'elle cherchait, eût-elle une province de
-plus, et cette province fût-elle la Silésie! L'Autriche n'eut été
-qu'une esclave enrichie! Et cela, l'Autriche le comprenait
-parfaitement, et quand elle ne l'aurait pas compris, le cri des
-Allemands indignés le lui aurait fait invinciblement comprendre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Autres motifs de tout genre qui auraient empêché l'Autriche
-d'accueillir le plan de Napoléon.</span>
-Et si
-on se demande comment un homme d'autant de génie que Napoléon pouvait
-méconnaître des vérités aussi palpables, il faut se dire que le plus
-puissant esprit, quand il ne veut jamais sortir de sa propre pensée
-pour entrer dans la pensée d'autrui, quand il ne veut tenir aucun
-compte des vues des autres pour ne songer qu'aux siennes, arrive à se
-créer les plus étranges illusions, en croyant pouvoir façonner le
-monde comme il lui plaît qu'il soit. C'est ainsi que Napoléon était
-amené à concevoir une Europe de fantaisie, et à s'imaginer qu'avec
-cent mille hommes de plus introduits dans ses cadres, et une bataille
-de plus ajoutée à sa glorieuse histoire, il composerait cette Europe
-comme il le voudrait. Sans doute l'Autriche avait longtemps haï la
-Prusse, elle avait longtemps regretté la Silésie, et il en concluait
-qu'il n'y avait qu'à jeter en proie à sa passion la Prusse anéantie,
-et la Silésie <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> restituée, pour la décider! Il ne comprenait
-pas qu'un petit-fils de Marie-Thérèse pût résister à un tel appât,
-qu'un ministre profondément calculateur comme M. de Metternich pût se
-préoccuper des cris du patriotisme allemand. Il ne comprenait pas
-qu'il y a un jour où tout le monde est obligé d'être honnête et
-désintéressé, c'est celui où une oppression intolérable a obligé tout
-le monde à s'unir contre cette oppression; et malheureusement il avait
-amené ce jour, il l'avait amené pour notre ruine, en faisant de nous,
-ses premiers opprimés, les involontaires oppresseurs de l'Europe. Il
-n'apercevait pas d'ailleurs que, même du point de vue de l'intérêt
-grossier, ces projets d'Europe qu'il remaniait à chaque victoire, à
-chaque traité, avec son imagination et son épée, paraissaient aux yeux
-de tous un sable, un pur sable, et qu'on ne tenait nullement à avoir
-une portion de ce sable mouvant, dont le moindre vent devait changer
-les fugitives ondulations. Il ne comprenait pas que l'Autriche pût
-aimer moins de territoire dans un ordre de choses stable et naturel,
-que plus de territoire dans un ordre de choses fictif, arbitrairement
-conçu, et plus arbitrairement établi, sans compter qu'en fait de
-territoire la coalition, comme nous l'avons dit, était prête
-non-seulement à tout offrir à l'Autriche, mais à lui tout donner.</p>
-
-<p>Telles étaient les illusions de Napoléon, et les tristes causes de ces
-illusions. Pourtant lui-même sentait en partie le vice de ses plans,
-car il ne voulait pas dire tout de suite à l'Autriche l'espèce
-d'Europe qu'il projetait, de peur qu'elle ne reculât devant de si
-étranges propositions. Il songeait à lui <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> dire simplement:
-Faites montre de vos cent mille hommes en Silésie, sur le flanc des
-coalisés, montrez-les même sans les faire battre, moi je me battrai
-pour tous, je rejetterai Russes et Prussiens au delà du Niémen, et
-pour prix de ce service, je vous donnerai la Silésie, plus un million
-de Polonais, sans préjudice de l'Illyrie!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Un autre inconvénient du plan, de Napoléon, c'est de faire
-entrer l'Autriche dans les événements plus qu'il ne l'aurait fallu.</span>
-Voilà ce qu'il voulait dire, et ce qu'il espérait faire écouter. Mais,
-outre l'inconvénient de se tromper sur ce que l'Autriche désirait, il
-y avait dans cette conduite l'inconvénient extrêmement grave, que nous
-avons déjà signalé, de l'introduire plus avant qu'il n'aurait fallu
-dans les événements, de lui donner une importance dangereuse, de lui
-fournir le prétexte d'armer, le moyen de changer son rôle d'alliée en
-celui de médiatrice, et bientôt peut-être en celui d'ennemie, si nous
-ne voulions pas subir les conditions de sa médiation; de lui aplanir
-ainsi nous-mêmes le chemin par lequel elle pouvait passer sans
-déshonneur, presque sans embarras, de l'état d'alliance étroite à
-l'état de guerre avec nous.
-<span class="sidenote" title="En marge">Pour amener l'Autriche à ses idées, Napoléon ne veut plus
-de M. Otto, pour son représentant à Vienne, et fait choix de M. de
-Narbonne.</span>
-Napoléon entrait donc en plein dans cette
-faute, et il y entra bien davantage encore par le choix du personnage
-chargé d'aller faire prévaloir ses idées à Vienne. Notre ambassadeur
-auprès de cette cour était M. Otto, jadis ambassadeur à Berlin, homme
-sage, modeste, ne visant jamais à agrandir son rôle, et vraiment fait
-pour résider auprès de la cour d'Autriche, si on avait cherché à bien
-vivre avec elle, sans lui laisser prendre à la politique du moment
-plus de part qu'il ne convenait. Napoléon ne le jugeant ni assez
-influent, ni assez clairvoyant, s'occupa <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> de lui trouver un
-successeur, et choisit M. de Narbonne, dont nous avons déjà rapporté
-la tardive mais chaleureuse adhésion à l'Empire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Caractère et talents de M. de Narbonne.</span>
-Patriote de 1789,
-ancien ministre de Louis XVI, ne désavouant rien de ce qu'il avait
-été, grand seigneur, militaire instruit, homme à talents brillants et
-variés, doué de beaucoup d'à-propos et de grâce, M. de Narbonne était
-merveilleusement propre à réussir auprès d'une cour aristocratique,
-élégante, sachant unir l'esprit du monde à celui des affaires. Mais il
-n'était pas homme à se tenir en deçà de son rôle, et il eût été plutôt
-enclin à aller au delà. M. de Metternich, tout habile qu'il était,
-devait avoir de la peine à échapper à sa pénétration et à ses vives
-instances, et pour un rôle actif, on ne pouvait pas souhaiter un
-meilleur agent. La question était toujours de savoir s'il fallait être
-à Vienne aussi remuant qu'on s'apprêtait à l'être<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="smaller">[10]</span></a>.</p>
-
-<p>Napoléon choisit donc M. de Narbonne pour son ambassadeur, et il était
-si pressé de l'expédier qu'il n'attendit même pas le prince de
-Schwarzenberg, chargé d'apporter à Paris les vues de la cour
-d'Autriche. Il lui importait assez peu en effet de connaître les vues
-de cette cour, puisque n'en tenant aucun <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> compte il voulait
-lui inculquer les siennes, et d'ailleurs M. de Narbonne ne pouvait pas
-arriver trop tôt, la campagne devant s'ouvrir sous peu de jours.
-Napoléon ne lui dit pas tout d'abord quelle Europe on ferait à la
-paix, il ne lui dit que la première partie de son secret, c'est qu'il
-fallait que l'Autriche portât ses cent mille hommes sur les versants
-de la Silésie, qu'elle sommât les coalisés de s'arrêter, ce qu'ils ne
-feraient probablement pas, qu'alors elle les prît en flanc, pendant
-qu'il les prendrait en tête, et qu'elle acceptât pour prix de la
-victoire commune, la Silésie et une portion de la Pologne, avec
-l'Illyrie.&mdash;M. de Narbonne partit avec ces propositions.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ayant achevé ses dispositions militaires et
-diplomatiques, songe à partir pour l'armée.</span>
-Napoléon ayant obtenu toutes les levées qu'il désirait, et dirigé sa
-diplomatie comme on vient de le voir, s'apprêtait enfin à entrer en
-campagne. On était à la fin de mars 1813. Ses diverses créations
-militaires avançaient rapidement, grâce à son irrésistible activité.
-Sa cavalerie seule le retenait, car elle n'avait pas été réorganisée
-aussi vite qu'il l'aurait voulu. Néanmoins il se prépara à partir au
-milieu d'avril, impatient qu'il était de réaliser le beau plan de
-campagne qu'il avait conçu. Il arrêta pour cela ses dernières
-dispositions. Il adressa quelques reproches au prince Eugène pour
-avoir rétrogradé trop vite et trop loin, non pas qu'il regrettât les
-pas qu'on laissait faire aux coalisés, car, au contraire, il désirait
-qu'ils vinssent se placer le plus près possible de ses coups; mais il
-regrettait le temps dont le privaient ces progrès trop rapides de
-l'ennemi, et il jugeait qu'il serait obligé de devancer l'époque des
-hostilités de vingt jours au moins, ce qui était fâcheux, <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span>
-car pendant ces vingt jours il aurait beaucoup perfectionné ses
-armements. Il regrettait surtout les chevaux que l'abandon des
-territoires allemands lui faisait perdre, et il n'évaluait pas cette
-perte à moins de douze à quinze mille. Il blâma aussi le prince Eugène
-pour avoir trop appuyé à droite, et, en voulant couvrir Dresde, ce qui
-importait peu, comme on va le voir, d'avoir découvert Hambourg, qu'il
-importait au contraire de mettre à l'abri de la contagion des passions
-germaniques. Du reste il le blâma paternellement, selon sa coutume,
-n'employant jamais avec lui ces sarcasmes poignants dont il accablait
-ses frères, uniquement parce qu'il leur trouvait des prétentions. Il
-lui traça sa conduite, et lui indiqua en termes généraux le plan
-d'opérations qui suit.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Direction qu'il donne au prince Eugène, pour préparer
-l'exécution du vaste plan militaire qu'il a conçu.</span>
-Il lui ordonna de ne pas se préoccuper de la route de Dresde à Erfurt,
-Fulde, Mayence, car peu importait que les coalisés y pénétrassent, et
-y fissent même beaucoup de progrès. Il lui recommanda au contraire de
-conserver à tout prix celle de Magdebourg, Hanovre, Osnabruck, Wesel,
-qui passait par la basse Allemagne, et il lui enjoignit de s'inquiéter
-de celle-là seulement. En s'établissant fortement sur cette ligne, le
-prince Eugène gardait la plus grande partie du cours de l'Elbe,
-couvrait Hambourg qu'on allait reprendre, Brême, la Hollande, la
-Westphalie, la partie de l'Allemagne enfin qu'on avait voulu faire
-française. Si les coalisés, profitant de cette disposition, perçaient
-par Dresde, et s'avançaient jusqu'aux montagnes de la Thuringe,
-jusqu'aux champs célèbres d'Iéna, il ne fallait pas s'en <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span>
-effrayer, mais seulement changer de front par une conversion qui
-s'exécuterait la gauche en avant, la droite en arrière, c'est-à-dire
-la gauche à Wittenberg, la droite à Eisenach, le dos aux montagnes du
-Hartz. Cette position une fois prise par le prince Eugène, Napoléon
-viendrait avec 180 mille hommes, par la Hesse ou la Thuringe, lui
-donner la main, le rejoindre sur l'Elbe; réunissant alors 250 mille
-hommes, il couperait les coalisés de Berlin et de la mer, les
-refoulerait, les écraserait contre les montagnes de la Bohême, puis
-d'un second pas, il rentrerait dans Berlin, débloquerait les garnisons
-françaises de Stettin, Custrin, Glogau, Thorn, Dantzig, et en un mois
-se retrouverait victorieux sur les bords de la Vistule!</p>
-
-<p>On ne pouvait pas jeter sur le champ de bataille qu'il allait
-illustrer par tant de hauts faits, de génie, d'héroïsme et de
-malheurs, un regard qui méritât mieux d'être appelé le regard de
-l'aigle, car ces résultats si bien prévus étaient justement ceux que
-l'imprudence des coalisés allait bientôt attirer sur eux. À ces vues
-générales Napoléon ajouta selon son usage l'indication précise des
-détails. Il blâma le prince d'avoir porté le redoutable et redouté
-maréchal Davout à Dresde, où il fallait rassurer, adoucir les bons
-Saxons, au lieu de l'avoir réservé pour Hambourg et la basse
-Allemagne, où il fallait se montrer terrible. Il suffisait, en effet,
-du nom de ce maréchal pour faire trembler les contrées du bas Elbe, où
-il avait déjà déployé la double dureté de son caractère et du système
-impérial, jamais, il faut le répéter, à son profit, et toujours pour
-l'exécution <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> des ordres de son maître.
-<span class="sidenote" title="En marge">Armées de réserve préparées sur l'Elbe, sur le Rhin et en
-Italie.</span>
-Napoléon voulut qu'on
-l'y renvoyât, pour y suppléer par la crainte qu'inspirait son nom, à
-tout ce qui lui manquerait sous le rapport des ressources militaires.
-Le maréchal Davout venait de recevoir ses seconds bataillons, au
-nombre de seize, récemment réorganisés à Erfurt par la rencontre des
-cadres revenant de Russie avec les recrues arrivant des bords du Rhin.
-Le maréchal Victor avait également reçu les siens qui s'élevaient à
-douze. Napoléon ordonna de laisser le maréchal Victor sur le haut
-Elbe, pour servir de lien entre le prince Eugène et la grande armée
-qui allait déboucher de la Thuringe, et de faire descendre le maréchal
-Davout sur Hambourg pour reprendre cette ville. Les cadres des
-troisièmes et quatrièmes bataillons des maréchaux Davout et Victor se
-recrutaient en ce moment sur le Rhin avec des hommes des anciennes
-classes. C'étaient donc encore trente-deux bataillons pour le maréchal
-Davout, vingt-quatre pour le maréchal Victor, qui, ajoutés aux seconds
-bataillons qu'ils avaient déjà, devaient faire quarante-huit pour
-l'un, trente-six pour l'autre, c'est-à-dire quatre-vingt-quatre pour
-les deux. Il y avait là une seconde et belle armée, qui dans deux mois
-serait sur l'Elbe. Napoléon imagina un nouveau moyen de l'augmenter de
-vingt-huit bataillons.
-<span class="sidenote" title="En marge">Armée de réserve sur l'Elbe.</span>
-Il a été dit qu'on avait gardé le cadre du
-premier bataillon de ces anciens corps dans les places de l'Oder. Mais
-il se trouvait que les cadres de deux compagnies avaient suffi pour
-recevoir les soldats revenus de Russie. Comme il y avait eu trente-six
-régiments, c'était un total de soixante-douze compagnies, qui accru
-des compagnies des <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> vaisseaux, des nombreuses troupes
-d'artillerie et du génie restées sur la Vistule et l'Oder, avait
-fourni les garnisons de Stettin, Custrin, Glogau, Spandau. Quant aux
-garnisons de Dantzig et de Thorn, on doit se souvenir qu'il y avait
-été pourvu avec les divisions Heudelet, Grandjean, Loison, etc., et un
-reste de troupes bavaroises. Les cadres des premiers bataillons,
-devenus disponibles à deux compagnies près, étaient donc rentrés sur
-le Rhin, et Napoléon suppléant aux deux compagnies qui leur manquaient
-par deux autres prises au dépôt, les avait reportés au complet de leur
-organisation. Les beaux hommes des anciennes classes devaient remplir
-tous ces cadres. Ainsi, sous peu de semaines, les maréchaux Davout et
-Victor, pourvus déjà de leurs seconds bataillons, recevraient de plus
-les troisièmes, quatrièmes et premiers, ce qui leur en ferait cent
-douze, et à 800 hommes par bataillon, leur procurerait 90 mille hommes
-d'infanterie. On leur préparait trois cents bouches à feu dans les
-places de la Westphalie, de la Hollande, du Hanovre. Les cadres de
-dragons et chasseurs arrivant d'Espagne devaient leur fournir une
-cavalerie suffisante, de manière qu'indépendamment des 300 mille
-hommes avec lesquels Napoléon allait ouvrir la campagne, il se
-ménageait une seconde armée de 110 mille hommes sur le bas Elbe.
-Pourtant comme l'insurrection de Lubeck et de Hambourg rendait les
-secours pressants, Napoléon fit partir immédiatement un certain nombre
-de ces bataillons qui étaient prêts, et les envoya sous les ordres du
-général Vandamme dans les départements anséatiques. Tous ces
-bataillons étant <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> le long du Rhin, on les embarqua sur ce
-fleuve dès qu'ils furent vêtus d'une veste, et descendus à Wesel on
-les mit en route pour Brème. Le nom seul du général Vandamme suffisait
-pour produire une forte impression sur ces populations révoltées.
-Ajoutez que le régime constitutionnel fut suspendu dans toute la 32<sup>e</sup>
-division militaire (comprenant les pays du bas Rhin au bas Elbe), et
-que le régime des commissions militaires y fut dès lors établi.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Armée de réserve sur le Rhin.</span>
-À Mayence, indépendamment de la garde et des deux corps du Rhin qui
-venaient de s'y organiser, et qui étaient déjà répandus entre
-Francfort, Wurzbourg et Fulde, Napoléon projetait une nouvelle
-création avec le restant des cadres rappelés d'Espagne. L'ordre formel
-avait été expédié au delà des Pyrénées de ne laisser que les cadres
-nécessaires pour le nombre d'hommes existant, ce qui enlevait à
-l'Espagne quelques soldats d'élite, mais peu de force numérique. Ces
-cadres arrivaient successivement en poste, et Napoléon avait ordonné
-de les remplir avec les 80 mille hommes des six anciennes classes dont
-il venait tout récemment de décréter la levée. Les cadres tirés
-d'Espagne étaient, comme nous l'avons dit, les meilleurs. Ils avaient
-fait de toutes les guerres celle qui forme le plus l'officier, la
-guerre de surprise, car il faut presque qu'il y soit général. Ils
-étaient rompus à la fatigue, n'avaient pas depuis longtemps servi sous
-Napoléon, ambitionnaient l'honneur de se trouver sous ses ordres
-directs, et arrivaient pleins de zèle, tandis qu'au contraire les
-cadres revenant de Russie, quoique ne laissant rien à désirer sous le
-rapport des qualités militaires, étaient <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> exténués, et animés
-d'un ressentiment qui éclatait en propos dangereux<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Il fallait à
-ces derniers du repos, des indemnités pour ce qu'ils avaient perdu, et
-un bon recrutement, avant qu'on pût les mettre en ligne. Quant aux
-cadres d'Espagne, il n'y avait pas grande peine à prendre, et le jour
-de leur arrivée à Mayence, ils entraient en fonctions, et servaient
-avec ardeur. Napoléon préparait avec ces cadres une armée de réserve
-sur le Rhin, comme il venait d'en créer une sur l'Elbe avec les
-anciens corps.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Armée de réserve en Italie.</span>
-Enfin il avait résolu de préparer également une armée de réserve pour
-l'Italie. On a vu que le général Bertrand s'y était rendu afin
-d'organiser un corps de 40 à 50 mille hommes avec les nombreux
-éléments militaires que la France avait accumulés au delà des Alpes
-depuis 1796, et que les cadres du corps du prince Eugène, détruits en
-Russie, étaient venus se réorganiser à mi-chemin, c'est-à-dire à
-Augsbourg. Le général Bertrand avait accompli sa tâche, et était en
-marche avec environ 45 mille hommes. Il avait cheminé heureusement,
-sauf qu'un régiment italien ayant rencontré un détachement de même
-nation qui revenait de Russie, après avoir entendu ses récits, avait
-déserté presque en entier. À part cet incident, le général Bertrand
-arrivait en bon ordre, et avec des troupes animées des meilleures
-dispositions. Napoléon trouvant Augsbourg trop éloigné d'Italie pour y
-réorganiser l'ancien corps du prince Eugène, changea de résolution,
-dirigea définitivement <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> sur Vérone les cadres revenant de
-Russie, et destina au général Bertrand, qui devait les recueillir en
-passant, les trois mille recrues déjà réunies à Augsbourg. Quant aux
-cadres renvoyés à Vérone, ils pouvaient fournir vingt-quatre
-bataillons, qui allaient se réorganiser pendant le printemps et l'été.
-Les dépôts de l'Italie étant remplis de conscrits provençaux,
-languedociens, savoyards, piémontais, corses, tous excellents, et
-rendus au dépôt depuis un an, même deux, on était assuré de leur
-recrutement. Sur quarante-huit bataillons dont se composait l'armée
-proprement italienne, il y en avait sept ou huit en Espagne, et une
-vingtaine en Allemagne. Il en restait vingt à peu près en Italie, déjà
-recrutés sur les lieux mêmes, lesquels devaient, avec les vingt-quatre
-cadres français revenus de Russie, présenter un total de quarante-huit
-bataillons. On avait moyen de les porter à soixante, en y ajoutant
-encore quelques cadres français rappelés d'Espagne, qui étaient en
-route vers le Piémont où ils avaient leurs dépôts. Il y avait là de
-quoi fournir le fond d'une seconde armée d'Italie. En y joignant
-l'armée napolitaine que Murat organisait avec soin, et avec laquelle
-il se consolait des chagrins que lui causait la sévérité de Napoléon,
-on pouvait réunir 80 mille hommes en Italie, pour le cas où l'Autriche
-deviendrait inquiétante.</p>
-
-<p>Napoléon avait donc, soit en Allemagne, soit en Italie, outre les
-armées qui allaient entrer en ligne, d'autres armées prêtes à servir
-de réserve, et à réparer les pertes de la guerre. Elles étaient
-composées, il est vrai, de troupes bien jeunes, mais enfermées dans
-<span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> des cadres admirables, et les cadres, comme chacun le sait,
-sont le nerf des armées. D'ailleurs les troupes allemandes qu'on
-allait nous opposer n'étaient pas moins jeunes, et si elles avaient
-l'enthousiasme patriotique, nous avions le sentiment de l'honneur
-militaire exalté au plus haut point, Napoléon à notre tête, et notre
-fortune à conserver. Les avantages étaient donc fort balancés.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nouvelles difficultés apportées la réorganisation de la
-cavalerie.</span>
-La cavalerie seule, comme nous l'avons dit, nous manquait encore. Le
-général Bourcier en basse Allemagne avait vu ses cantonnements
-bouleversés et le champ de ses remontes extrêmement restreint par
-l'insurrection des provinces anséatiques, toutes ses confections de
-harnachement interrompues par la mauvaise volonté des ouvriers
-allemands, et les crédits dont il était muni presque annulés dans ses
-mains par l'impossibilité de se procurer du numéraire même avec le
-papier des meilleurs négociants. Au lieu de trente mille chevaux de
-selle ou de trait qu'il avait espérés d'abord, à peine était-il en
-mesure d'en réunir la moitié. Il avait toutefois de quoi remonter 12
-mille cavaliers, dont 6 mille étaient déjà à cheval, remis de leurs
-fatigues, et prêts à figurer dans les corps des généraux
-Latour-Maubourg et Sébastiani. Les dépôts du Rhin pouvaient fournir un
-nombre à peu près égal de cavaliers montés, qui allaient, sous le duc
-de Plaisance, rejoindre l'armée, et être bientôt suivis d'un semblable
-contingent. Enfin les cadres de la cavalerie d'Espagne arrivaient et
-devaient procurer de nouveaux moyens. On comptait toujours sur
-cinquante mille cavaliers pour le milieu de l'année. Mais il était
-possible qu'on en eût tout au plus dix mille <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> à l'ouverture de
-la campagne. Napoléon s'inquiétait fort peu de cette circonstance.
-Nous livrerons, disait-il, des batailles d'Égypte, et nous les
-gagnerons, comme celle des Pyramides, avec des carrés.&mdash;Aussi avait-il
-tracé lui-même le plan d'éducation de sa jeune infanterie, et prescrit
-la formation en carré comme celle qu'on devait lui faire exécuter le
-plus souvent<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="smaller">[12]</span></a>. Sauf le retard de la cavalerie, tout avait donc
-marché avec une merveilleuse rapidité, puisqu'il y avait trois mois au
-plus qu'il travaillait, et qu'il pouvait déjà fondre avec 300 mille
-fantassins et 800 bouches à feu, sur ses ennemis imprudemment avancés
-jusqu'à la Saale.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions relatives à l'Espagne.</span>
-On vient de voir que l'Espagne avait été pour lui une pépinière
-d'officiers et de sous-officiers de la première qualité. C'était bien
-le moins, après s'être épuisé pour soutenir cette déplorable guerre,
-qu'il en tirât cette ressource. Toutefois il n'avait pas voulu trop
-affaiblir ses armées de la Péninsule, et voici son motif. Au fond du
-c&oelig;ur, il avait renoncé à l'Espagne sans le dire, se réservant cette
-concession, la seule à laquelle il fût résigné, pour décider au
-dernier moment l'Angleterre à traiter.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, secrètement résolu à en faire l'abandon, est
-néanmoins obligé d'y rester jusqu'à la paix, et par conséquent de s'y
-défendre à outrance.</span>
-Désarmer le continent par ses
-victoires, et lui faire subir les arrangements territoriaux qu'il
-voudrait, désarmer l'Angleterre par un sacrifice en Espagne, telle
-était en résumé toute sa politique, et elle eût été bonne <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> si
-les arrangements territoriaux qu'il prétendait imposer au continent
-avaient été plus acceptables. Dans cette disposition d'esprit, évacuer
-l'Espagne pour la rendre à Ferdinand, et retirer les 300 mille hommes
-qu'il y avait encore, et dans lesquels il aurait pu trouver tout de
-suite 200 mille soldats admirables, eût été le parti le plus sage,
-s'il avait été libre de ses déterminations. Mais en agissant de la
-sorte, il aurait eu bientôt à combattre dans le midi de la France les
-Anglais qu'il n'aurait plus eu à combattre en Espagne, ce qui était
-infiniment plus dangereux, et il se serait démuni d'un gage qui était
-son principal moyen de négociation dans le futur congrès européen. La
-punition d'être entré en Espagne était donc l'obligation d'y rester,
-même quand il ne le désirait plus. Il fallait par conséquent qu'il la
-défendît à outrance, comme s'il eût voulu la garder, c'est-à-dire
-autant qu'en 1809 et en 1810.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon approuve la nouvelle position assignée aux armées
-de la Péninsule.</span>
-Au surplus il approuvait la situation nouvelle qu'on y avait prise,
-tout en blâmant amèrement les fautes par lesquelles on y avait été
-amené. Il approuvait qu'on ne retînt que Valence, la Catalogne,
-l'Aragon, les Castilles, ce qui était une moitié et la plus importante
-de la Péninsule; mais il voulait qu'on les gardât de manière à rejeter
-au loin les Anglais, s'ils faisaient une tentative nouvelle sur
-Valladolid et Burgos, et qu'on leur donnât même assez d'occupation
-pour les empêcher d'entreprendre des expéditions maritimes sur les
-côtes de France. Le maréchal Suchet, qui n'avait point été affaibli,
-lui semblait suffisant pour défendre l'Èbre et la côte de la
-Méditerranée depuis Barcelone jusqu'à Valence. <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> Les armées
-d'Andalousie, du centre et de Portugal, réunies comme elles l'avaient
-été dans la dernière campagne, lui semblaient suffisantes pour
-défendre les Castilles contre lord Wellington.
-<span class="sidenote" title="En marge">Toutefois il veut qu'on les concentre davantage vers le
-nord.</span>
-Seulement il mettait
-beaucoup de prix à rapprocher davantage encore ces trois armées, et il
-ordonna de leur faire repasser le Guadarrama, de n'avoir sur le Tage
-que de la cavalerie, de ne conserver à Madrid qu'une division
-d'avant-garde, qu'on y laisserait pour l'effet moral, et d'établir la
-cour à Valladolid. Il voulait que les trois armées fussent réunies en
-avant de Valladolid, de manière à pouvoir en un clin d'&oelig;il se
-concentrer, et marcher sur l'armée anglaise. Il enjoignit même de
-préparer un parc de siège, qui pût faire craindre à lord Wellington
-une entreprise sur Ciudad-Rodrigo, toujours dans le but de le fixer
-dans la Péninsule. Il ne prescrivit qu'une mesure qui parût en
-contradiction avec ces sages dispositions, c'était de prendre au
-besoin une partie de ces trois armées pour détruire à tout prix les
-bandes qui désolaient le nord de l'Espagne, et qui interceptaient les
-communications avec la France, dans la Navarre, le Guipuscoa, la
-Biscaye, l'Alava. Il considérait cette interruption de communications
-comme un trouble fâcheux, et comme un inconvénient politique des plus
-graves. Se proposant effectivement de faire bientôt de l'Espagne un
-objet de négociation et d'échange, il voulait pouvoir dire qu'il en
-possédait la meilleure moitié d'une manière incontestée, partir de là
-pour s'attribuer la Catalogne, l'Aragon, la Navarre, les provinces
-basques, ce qu'on appelait en un mot les <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> bords de l'Èbre, et
-restituer le reste à Ferdinand. C'est l'arrangement qu'il avait songé
-à imposer à Joseph, et qu'il était prêt à conclure avec Ferdinand et
-les Anglais; mais il gardait son secret, afin de ne le dire que le
-plus tard et le plus efficacement possible<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Rôle nouveau, et peut-être trop étendu, assigné au général
-Clausel.</span>
-Dans cette intention, et pour avoir des communications sûres, il avait
-confié l'armée du nord au général Clausel, dont le mérite nouveau et
-subitement révélé l'avait frappé quoique de loin, et il lui avait
-donné la faculté d'attirer à lui une partie des trois armées
-concentrées en Castille, afin qu'il eût le temps de détruire les
-bandes avant l'époque où les Anglais avaient l'habitude d'entrer en
-campagne. C'était une détermination importante, et qui pouvait avoir,
-comme on le verra plus tard, de graves conséquences. Sauf cette
-détermination qui était fautive, à en juger par le résultat, ses
-dispositions étaient excellentes. Il n'avait enlevé qu'une trentaine
-de mille hommes à l'Espagne en lui prenant des cadres, et sur 280
-mille hommes d'effectif, il lui laissait 200 mille combattants, les
-meilleurs que la France possédât à cette époque.
-<span class="sidenote" title="En marge">Rappel du maréchal Soult.</span>
-Il avait rappelé le
-maréchal Soult, désormais incompatible avec la cour de Madrid, et
-avait donné à Joseph, outre le maréchal Jourdan pour le conseiller,
-les généraux Reille, d'Erlon, Gazan, pour commander sous <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> lui
-les trois armées du centre, d'Andalousie et de Portugal.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Prêt à quitter la France, Napoléon veut confier la régence
-à Marie-Louise.</span>
-Rassuré ainsi sur l'Espagne, satisfait des progrès de ses armements du
-côté de l'Allemagne, Napoléon s'apprêtait à partir, aussi confiant
-qu'à aucune époque dans le résultat de ses vastes combinaisons. Mais
-il voulait auparavant organiser son gouvernement de manière à parer à
-un accident, ou réel, ou seulement supposé, comme celui dont le
-général Malet s'était servi pour mettre en prison jusqu'à des
-ministres.</p>
-
-<p>Nous avons déjà dit que, songeant à faire couronner le Roi de Rome cet
-hiver même, et à investir Marie-Louise de la régence, il avait
-entretenu de cet objet l'archichancelier Cambacérès, le seul homme
-dans lequel il eût pour la politique intérieure une entière confiance.
-Couronner le Roi de Rome dans un moment où les esprits étaient
-profondément attristés, attirer à Paris les personnages les plus
-influents des départements dans un moment où l'on avait besoin d'eux
-pour les manifestations patriotiques qu'on cherchait à provoquer,
-n'avait pas semblé une chose convenable après un peu de réflexion.
-Restait la régence, dont il était facile sans y mettre beaucoup
-d'apparat d'investir Marie-Louise, afin que, dans le cas où un boulet
-emporterait Napoléon, on put rallier les esprits autour d'un
-gouvernement tout constitué, et déjà même en fonction. Or Napoléon qui
-avait fait la campagne de 1812 en empereur, voulait, comme nous
-l'avons dit, faire en général, même en soldat, celle de 1813. Il en
-sentait le besoin, et il lui plaisait d'ailleurs de redevenir
-simplement homme <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> de guerre, car la guerre était son art de
-prédilection, et une fois rassuré sur le sort de sa femme et de son
-fils qu'il aimait véritablement, il se sentait presque heureux de
-retourner sans réserve, et pour ainsi dire sans souci, au métier de sa
-jeunesse, au métier qui avait fait ses délices et sa gloire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qu'il a pour conférer la régence à l'Impératrice.</span>
-Il résolut donc de donner la régence à Marie-Louise, et de la lui
-conférer avant son départ. Cette disposition avait aussi un avantage
-de quelque valeur, c'était de flatter l'empereur François, qui était
-fort attaché à sa fille, quoiqu'il le fût davantage à sa maison. Il
-était à présumer en effet que si Napoléon succombait sur un champ de
-bataille, et que Marie-Louise restât souveraine de France, celle-ci
-aurait son père pour ami. Il est même probable que si ce cas s'était
-réalisé, la France n'étant pas affaiblie comme elle le fut en 1814, on
-se serait contenté de lui arracher certains sacrifices, en lui
-laissant les Alpes et le Rhin pour frontière.</p>
-
-<p>On comprend bien que ce n'était pas à Marie-Louise, bonne et assez
-sensée, mais profondément ignorante des affaires d'État, que Napoléon
-songeait à confier le gouvernement de son vaste empire, mais à un
-homme dont le bon sens était sans égal, l'expérience consommée, et le
-caractère un peu moins faible qu'on ne le supposait généralement. On
-devine que nous parlons de l'archichancelier Cambacérès. Napoléon
-voulait qu'il fût à côté de Marie-Louise, et que sous le nom de cette
-princesse il gouvernât toutes choses. Napoléon serait même mort sans
-inquiétude, si, la guerre terminée, il avait été certain de laisser
-pendant dix ans encore la minorité <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> de son fils et l'ignorance
-de sa femme sous la direction de ce personnage, chez lequel la
-finesse, le tact, la modération, le savoir, se réunissaient pour
-composer un homme d'État supérieur, non pas un homme d'État ferme,
-hardi, parlant haut, comme on en voit dans les pays libres, mais un
-maître habile dans l'art des ménagements, comme il en faut dans un
-pays tel que la France, qui même lorsqu'elle n'est pas libre, ne peut
-être gouvernée qu'avec infiniment de précautions. Pour une pareille
-tâche Napoléon craignait ses frères, et se défiait de leurs
-prétentions, de leur humeur inquiète, surtout pendant une minorité.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Défiance de Napoléon à l'égard de ses frères.</span>
-L'âge, un commencement d'infortune, un long maniement des hommes,
-l'abaissement des caractères sous le pouvoir absolu, les lectures
-historiques qui avaient rempli sa jeunesse et qui lui revenaient en
-mémoire dans son âge mûr, avaient singulièrement ajouté à sa défiance
-naturelle. Lui, si confiant pour les choses qu'il dirigeait en
-personne, n'entrevoyait après sa mort que sinistres aspects, surtout
-pour son fils et pour sa femme. Plein d'humeur contre ses frères et
-beau-frère qui le contrariaient, et qu'il maltraitait fort, il était
-convaincu qu'ils se disputeraient le pouvoir s'il laissait un fils
-enfant, et qu'ils en troubleraient la minorité. Il s'entretint
-longuement de ces inquiétudes avec le prince Cambacérès, et se montra
-résolu à employer les précautions même les plus offensantes à l'égard
-de ses frères. Les constitutions impériales refusaient la régence aux
-femmes, pour la donner aux oncles de l'Empereur mineur.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il veut sous le nom de l'Impératrice confier en réalité le
-pouvoir à l'archichancelier Cambacérès.</span>
-Napoléon dit
-hardiment au prince <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> Cambacérès qu'il ne voulait pas que ses
-frères fussent investis de la régence, et qu'il entendait la conférer
-à Marie-Louise, pour que lui, Cambacérès, l'exerçât en réalité sous le
-nom de l'Impératrice. Sa mort au feu lui semblait fort possible,
-l'effrayait peu pour lui-même, et pouvait même à ses yeux n'être pas
-la pire des fins. Il voulait donc laisser un gouvernement tout
-constitué, et en pleine activité, avant de partir pour l'Allemagne.
-Ces vues, quoique si flatteuses, remplirent d'effroi le vieux
-Cambacérès. La prudence avait toujours chez lui comprimé l'ambition,
-et, l'âge aidant, il était moins ambitieux qu'il n'avait jamais été.
-Quelques jouissances sensuelles, peu dignes de sa gravité, avaient
-distrait pendant un temps son âme appesantie: aujourd'hui, qui
-l'aurait cru? cet esprit si peu dominé par l'imagination tournait à
-l'extrême dévotion, et bien loin d'aspirer à gouverner un immense
-empire en l'absence ou à la mort du géant qui l'avait élevé, il
-songeait à s'enfoncer dans la retraite et la piété.
-<span class="sidenote" title="En marge">Effroi du prince Cambacérès, et sa répugnance à se charger
-du fardeau que Napoléon lui destine.</span>
-Il fut épouvanté
-du rôle qui lui était réservé, et plaida auprès de Napoléon la cause
-de ses frères. D'abord, avait-il dit, il aurait fallu les écarter par
-une disposition constitutionnelle, et l'histoire n'apprenait que trop
-que les dispositions des souverains défunts, établies
-constitutionnellement ou non, ne prévalaient guère contre les passions
-que leur mort déchaînait presque toujours. De plus, Joseph était bon,
-attaché au fond à Napoléon, n'avait pas d'enfant mâle, et songeait
-probablement à unir l'une de ses filles au Roi de Rome. C'étaient des
-raisons de ne pas le craindre, et même de se fier à lui. Jérôme
-<span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> était tout à fait dévoué à son frère, et d'ailleurs point en
-mesure, par son âge, de disputer la régence. Louis avait disparu de la
-scène. Murat, si ce n'est comme militaire, n'avait aucune importance.
-Il n'y avait donc pas à s'inquiéter d'eux, et il fallait laisser la
-régence à Joseph, dans les mains de qui elle serait peu
-contestée.&mdash;Toutes ces raisons ne touchèrent point Napoléon, et il
-parut décidé à écarter ses frères. Il ne voulait que sa femme conduite
-par un habile homme. L'archichancelier parla ensuite à Napoléon du
-prince Eugène, qui jamais ne lui avait donné de mécontentement, sauf
-par un peu de nonchalance, et qui du reste s'était acquis beaucoup
-d'honneur dans la dernière campagne. Au nom du prince Eugène,
-Napoléon, ordinairement si affectueux quand il s'agissait de ce
-prince, s'arrêta tout à coup avec l'apparence d'une réflexion inquiète
-et ombrageuse.&mdash;Eugène, dit-il, est un excellent homme. Mais il est
-bien jeune! il faut se garder d'allumer une ambition excessive dans ce
-c&oelig;ur si peu fait encore aux passions du monde ... Qui sait ce que
-le temps pourrait amener!...&mdash;</p>
-
-<p>Tous les princes impériaux ayant été ainsi écartés, et Napoléon
-revenant sans cesse à son idée, il fallut chercher pour le satisfaire
-les formes les moins blessantes. Personne, pour trouver des formes,
-n'était plus habile que l'archichancelier Cambacérès. Il y avait, pour
-exclure la plupart des princes de la famille impériale, soit de la
-régence, soit même du conseil de régence, une raison des plus
-naturelles, et des moins sujettes à contestation, c'était la
-possession d'un trône étranger.
-<span class="sidenote" title="En marge">Résolutions que le prince Cambacérès fait adopter à
-Napoléon relativement à la régence.</span>
-Les princes en effet qui régnaient
-<span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> hors de l'Empire, pouvaient avoir des intérêts tellement
-contraires à ceux de la France, que leur exclusion du gouvernement, en
-cas de minorité, allait de soi, et ne pouvait paraître ni une de ces
-précautions de défiance, ni une de ces rigueurs excessives, qu'un
-règne efface immédiatement en succédant à un autre. Il fut donc
-convenu que, par un article du sénatus-consulte projeté, on exclurait
-de la régence les princes assis sur des trônes étrangers, à moins
-qu'ils n'abdiquassent, ce qui était peu vraisemblable, pour venir
-exercer en France leurs droits de princes et de grands dignitaires de
-l'Empire. Une autre disposition tout aussi naturelle, c'était la
-préférence accordée à la mère pour gouverner l'État pendant la
-minorité de son fils. La nature était ici une raison parlant à tous
-les c&oelig;urs. De plus la politique extérieure venait ajouter une autre
-raison en faveur de Marie-Louise, c'était l'avantage de conférer le
-pouvoir à une fille des Césars, aimée de l'empereur son père, et ayant
-ainsi des titres sacrés à la protection de la principale des cours
-européennes. Les frères de Napoléon exclus sans injustice et sans
-offense, l'Impératrice constituée régente de la manière la mieux
-motivée, il fallait lui composer un conseil de régence, et régler les
-attributions de ce conseil.
-<span class="sidenote" title="En marge">Conseil de régence.</span>
-Napoléon décida qu'il serait composé des
-princes du sang, oncles de l'Empereur, des princes grands dignitaires
-(toujours à la condition qu'ils ne régneraient pas au dehors), et dans
-l'ordre suivant: l'archichancelier, l'archichancelier d'État, le grand
-électeur, le connétable, l'architrésorier, le grand amiral. Cet ordre
-attribuait la première place <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> au prince Cambacérès, et lui
-assurait la principale influence sur les affaires. Napoléon se
-chargeait d'ailleurs de la lui assurer plus complètement par ses
-instructions secrètes à l'Impératrice. Le conseil devait être consulté
-sur toutes les grandes affaires d'État, mais il n'avait que voix
-consultative.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Présentation au Conseil d'État et au Sénat du
-sénatus-consulte relatif à la régence.</span>
-Les choses ayant été ainsi réglées dans un projet de sénatus-consulte,
-Napoléon fit d'abord présenter ce projet au Conseil d'État avant de
-l'envoyer au Sénat. Il en exposa lui-même les motifs de vive voix,
-avec précision et autorité. Tout le monde se tut, et parut approuver
-sans réserve. Néanmoins un membre demanda s'il ne conviendrait pas de
-réparer une omission du futur sénatus-consulte, et de conférer la
-régence à la mère de l'Empereur mineur, même lorsqu'elle ne serait pas
-impératrice douairière. Le cas aurait pu se produire si Napoléon avait
-pris pour héritier un fils de son frère Louis et de la reine Hortense.
-Cette princesse, depuis que le roi Louis avait abdiqué la couronne de
-Hollande, vivait en France séparée de son mari, et très-aimée de la
-société parisienne. La réclamation, évidemment présentée dans son
-intérêt, fut appuyée par un jeune conseiller d'État qui jouissait de
-toute la faveur impériale, M. le comte Molé. Napoléon la repoussa
-d'une manière dure et péremptoire, et il n'en fut plus question. En
-sortant du conseil, il dit à Cambacérès: Eh bien, avez-vous vu
-s'agiter les amis d'Hortense? que serait-ce si j'étais mort?...&mdash;Et il
-laissa échapper un soupir à la pensée de tout ce qui pourrait arriver
-s'il disparaissait de la scène du monde.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Impératrice officiellement investie de la régence.</span>
-Le sénatus-consulte fut adopté par le Sénat tel <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> qu'il avait
-été proposé. Par ses lettres patentes Napoléon conféra à la régente la
-plénitude apparente de l'autorité souveraine, sauf l'interdiction de
-présenter des lois au Corps législatif, et des sénatus-consultes au
-Sénat, mais dans la pratique il restreignit l'usage de cette autorité
-par des précautions bien calculées, et il établit que la régente ne
-ferait rien sans la signature du prince Cambacérès. Il lui donna en
-outre pour secrétaire de la régence, devant remplir auprès d'elle les
-fonctions de ministre d'État, le sage duc de Cadore, M. de Champagny.
-Il ne pouvait assurément l'entourer de meilleurs conseils.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Avril 1813.</span>
-Le 30 mars il investit l'Impératrice de sa nouvelle dignité. Environné
-des grands dignitaires de l'Empire, il la reçut dans la salle du
-trône, et il lui fit prêter serment de gérer en bonne mère, en fidèle
-épouse, en bonne Française, les augustes fonctions qui lui étaient
-attribuées. Cette formalité accomplie, il congédia l'assemblée, ne
-retint que les ministres, et fit assister l'Impératrice à un conseil
-où l'on traita des plus grandes affaires. Elle y parut attentive,
-curieuse, et point dépourvue d'intelligence.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon l'initie lui-même aux affaires.</span>
-Pendant les jours qui
-suivirent, il continua de l'appeler à chaque conseil, discuta toutes
-choses devant elle, et prit soin de l'initier lui-même au
-gouvernement. Dans ce court apprentissage, il indiqua à ceux qui
-devaient la diriger ce qu'il fallait lui montrer ou lui cacher.
-Parcourant les rapports de police, il en écarta quelques-uns, et dit à
-l'archichancelier Cambacérès: Il ne faut point salir l'esprit d'une
-jeune femme de certains détails. Vous lirez ces rapports, et vous
-ferez choix de ceux qui devront être communiqués à <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span>
-l'Impératrice<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.&mdash;Puis il exclut encore, pour se le réserver, un
-genre d'affaires, c'était la nomination des officiers supérieurs de
-l'armée.&mdash;Ni vous ni l'Impératrice, dit-il à Cambacérès, ne connaissez
-le personnel de l'armée. Le ministre de la guerre seul le connaît, et
-je n'ai pas confiance en lui. Si je le laissais faire, il remplirait
-l'armée de sujets sur le dévouement desquels je ne pourrais pas
-compter, et je finirais par le destituer. Vous aurez donc soin de me
-renvoyer à signer tous les brevets.&mdash;Le ministre Clarke, duc de
-Feltre, laborieux, assidu à ses fonctions, affectant le dévouement,
-mais commençant à douter de la perpétuité de la dynastie impériale,
-cherchait volontiers auprès de tous les partis des appuis futurs. Il
-était violemment brouillé avec le ministre de la police. Napoléon
-n'était pas fâché de faire surveiller la fidélité un peu suspecte du
-duc de Feltre par la haine du duc de Rovigo, dans la sincérité duquel
-il avait toute confiance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nominations tendant à conquérir des amis à la dynastie
-impériale.</span>
-Au moment de partir pour l'armée, Napoléon, cherchant à concilier des
-amis à son fils et à sa femme, aurait voulu faire une promotion
-considérable <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> de sénateurs, afin d'étayer par des intérêts
-satisfaits le dévouement ébranlé d'un grand nombre de personnages.
-Mais cette mesure présentait un danger que le pénétrant
-archichancelier lui signala. Il ne restait que treize places vacantes
-au Sénat, et treize dotations disponibles. Faire plus de nominations
-qu'il n'y avait de vacances, c'était s'obliger ou à diviser davantage
-les ressources existantes, ou à augmenter les revenus du Sénat. La
-situation des finances ne permettant pas de recourir à ce dernier
-moyen, et ne voulant pas user du premier, de peur de mécontenter le
-Sénat, Napoléon ne nomma que treize nouveaux membres, qui n'ajoutèrent
-pas beaucoup, comme on le verra plus tard, à la fidélité de ce corps.
-Il prodigua en outre les décorations de l'ordre de la Réunion, et
-nomma duc le comte Decrès, auquel il avait fait attendre ce titre fort
-injustement, car ce n'était pas la faute de ce ministre si la marine
-n'avait pas eu de grands succès pendant l'ère impériale. Il choisit
-pour ses aides de camp le général Corbineau, qui avait miraculeusement
-trouvé le passage de la Bérézina, et l'illustre Drouot, qui rendait de
-si grands services dans l'artillerie de la garde, avec laquelle se
-gagnaient les batailles. Il ne se borna pas à ménager des amis à sa
-femme et à son fils, il chercha encore à leur épargner des embarras.
-Il avait rappelé d'Espagne le maréchal Soult, et permis à M. Fouché de
-revenir de sa sénatorerie. Il ne voulut pas laisser oisifs à Paris ces
-deux personnages, surtout le second. Il emmena le maréchal Soult avec
-lui, se proposant de lui donner un emploi dans sa garde, et il
-résolut, dès qu'il serait <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> rentré dans les pays allemands, de
-confier à M. Fouché le gouvernement des provinces conquises.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon consacre 70 millions à l'achat de bons de la
-caisse d'amortissement pour les soutenir.</span>
-Il venait de terminer, après trois ou quatre semaines, la session du
-Corps législatif, et lui avait fait voter la loi de finances, ainsi
-que la loi relative à la vente des biens communaux. En attendant que
-les nouveaux bons de la caisse d'amortissement eussent obtenu la
-confiance du public, il en avait acheté pour la liste civile et le
-trésor extraordinaire pour environ 70 millions, ce qui était un grand
-secours donné à M. Mollien, mais une notable diminution des ressources
-métalliques renfermées aux Tuileries. Suivant sa coutume, il envoya
-quelques millions à Mayence, dans une caisse inconnue de tous ses
-ministres, pour qu'aucun d'eux ne comptât sur elle, et qu'il pût y
-trouver les moyens de pourvoir extraordinairement à ce qui manquerait
-à ses troupes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesures relatives à l'exécution du concordat de
-Fontainebleau.</span>
-Avant de partir, il prit encore quelques mesures relativement au
-concordat de Fontainebleau. Le Pape, sans nier l'authenticité de ce
-concordat, ni la réalité de la signature par lui donnée, avait adopté
-le parti de ne pas exécuter le nouveau traité, en gardant du reste le
-plus complet silence sur ses intentions. Il ne parlait pas de sa
-translation à Avignon, pour laquelle d'ailleurs rien n'était encore
-prêt; il n'exerçait aucune des fonctions du pontificat; il n'avait pas
-fait choix d'un ministre pour communiquer avec le gouvernement
-français, n'avait pas davantage informé les diverses cours catholiques
-qu'on pouvait lui envoyer à Avignon des représentants accrédités.
-Quant aux fameuses bulles destinées à instituer les évêques nommés
-par Napoléon, tant de fois annoncées et depuis <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> si longtemps
-attendues, il n'en disait rien, de manière que le gouvernement de
-l'Église restait toujours suspendu. Sur ces divers objets, Pie VII,
-revenant à un système de finesse qui n'était pas à lui, mais à ses
-conseillers, était loin de déclarer qu'il voulait renoncer au
-concordat de Fontainebleau et rétracter sa signature, mais il semblait
-indiquer que dans l'état des choses l'exécution de ce traité n'avait
-rien de pressant, et affectait de sommeiller plus que de coutume dans
-sa paisible retraite. Seulement les personnages actifs du parti de
-l'Église faisaient à Fontainebleau de fréquents voyages. Le bouillant
-Napoléon faillit s'emporter, et gâter par un éclat l'habileté de son
-rapprochement avec le Saint-Père. Mais mieux conseillé il se borna à
-profiter de ses avantages.
-<span class="sidenote" title="En marge">Publication de ce concordat.</span>
-Le Pape ayant signé le concordat
-publiquement, librement, Napoléon n'avait aucune raison de le tenir
-secret. À la vérité, il avait promis de ne le rendre public qu'après
-la communication qui devait en être faite aux cardinaux; mais la
-mauvaise foi dont on usait envers lui, le retard qu'on mettait à faire
-cette communication aux cardinaux, qui étaient tous réunis à Paris,
-les dénégations de beaucoup de gens d'église, assurant, les uns que le
-concordat n'existait pas, les autres qu'il avait été extorqué par la
-violence, donnaient enfin à Napoléon le droit de le publier. En
-conséquence il le fit insérer au Bulletin des lois, comme loi de
-l'État, devant recevoir son exécution à partir de cette insertion. Il
-prit ensuite ses mesures pour que l'institution des nouveaux prélats,
-signifiée officiellement au Pape, pût avoir lieu par le
-métropolitain, si le <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> Pape ne l'accordait pas lui-même dans
-les six mois. En outre il restreignit le nombre des visiteurs à
-Fontainebleau, et désigna ceux qui pourraient être admis auprès du
-Pape.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrestation du cardinal di Pietro.</span>
-Enfin il ordonna, mais sans bruit, l'arrestation et la
-translation à quarante lieues de Paris du cardinal di Pietro, comme
-s'étant signalé par ses mauvais conseils en cette dernière
-circonstance. Il ne laissa point ignorer autour du Pape le motif de
-cette nouvelle rigueur. Au surplus il ne l'étendit à aucun autre des
-conseillers de Pie VII. C'était un avertissement qu'il voulait donner,
-mais point encore un éclat qu'il voulait faire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du prince de Schwarzenberg au moment où Napoléon
-allait quitter Paris.</span>
-Peu de jours avant son départ pour Mayence, survint le prince de
-Schwarzenberg, qui était annoncé comme le confident des plus secrètes
-résolutions du cabinet autrichien. Napoléon avait déjà réexpédié à
-Vienne M. de Bubna, dont il avait goûté l'esprit, caressé
-l'amour-propre, et encouragé autant que possible les bonnes
-dispositions pour la France. Il s'était fort appliqué à lui inculquer
-l'idée, qui en ce moment pouvait difficilement entrer dans une tête
-allemande, que l'Autriche devait chercher à refaire avec la France sa
-fortune délabrée. Il tenta la même chose auprès du prince de
-Schwarzenberg. Ce prince, qui ne haïssait point Napoléon, et avait
-lieu au contraire d'en être personnellement satisfait, commençait à se
-trouver fort embarrassé, car il ne voulait pas lui déplaire, et il
-tenait aussi à ménager les passions de son pays, bien qu'il fût loin
-de les partager entièrement. M. de Metternich l'avait envoyé pour
-questionner beaucoup plus que pour parler; il l'avait chargé surtout
-de savoir quelle paix Napoléon serait <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> disposé à conclure, et
-de lui insinuer que l'Autriche ne tirerait l'épée que pour la paix, et
-pour une paix tout allemande. Dire cela à l'impétueux Napoléon,
-rayonnant de confiance et d'ardeur, n'était chose ni aisée ni
-agréable. Aussi le prince de Schwarzenberg n'avait-il accepté cette
-mission qu'à regret, et ne la remplissait-il qu'avec une sorte de
-mauvaise grâce.
-<span class="sidenote" title="En marge">Attitude embarrassée du prince de Schwarzenberg.</span>
-Il n'articula rien de clair ni de satisfaisant, parla
-seulement de la nécessité de la paix, du déchaînement des esprits en
-Allemagne, et n'osa exprimer qu'une très-petite partie de ce qu'il
-était chargé de dire. Napoléon du reste ne lui laissa ni le temps ni
-l'occasion de s'expliquer, chercha en le caressant beaucoup à
-l'entraîner dans ses projets, lui montra une confiance calculée, et
-prenant ses états de troupes qu'il avait toujours sur sa table à
-travail, s'efforça de lui persuader qu'il avait en France, en
-Allemagne, en Italie, en Espagne, onze ou douze cent mille hommes sous
-les armes, valant bien en qualité les jeunes Allemands qu'on devait
-lui opposer, ayant de bien autres officiers, et surtout un bien autre
-général. Il affirma qu'il allait écraser les Russes et les Prussiens,
-et les jeter au delà de la Vistule. Il tâcha ensuite de persuader au
-prince que c'était le cas pour l'Autriche de rendre la paix certaine
-et immédiate en se prononçant en faveur de la France, et de la rendre
-en outre la plus avantageuse qu'elle eût jamais conclue, en acceptant
-la Silésie, un million de Polonais, et l'Illyrie, toutes choses qu'il
-était prêt à lui donner.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince n'ose pas dire à Napoléon les vérités qu'il est
-chargé de lui exposer.</span>
-Le prince de Schwarzenberg, quoique doué
-d'une raison assez ferme, fut touché des calculs de Napoléon, essaya
-toutefois de lui dire qu'il aurait à combattre <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> dans la
-prochaine campagne des troupes animées d'un violent fanatisme, que ce
-ne serait pas l'affaire d'une ou deux batailles, qu'il serait donc
-sage à lui de songer à négocier, que l'Autriche était toute prête à
-l'y aider, mais qu'elle ne pouvait cependant pas se battre contre
-l'Europe pour un arrangement qui ne serait en rien conforme aux
-v&oelig;ux et aux intérêts de l'Allemagne. Mais Napoléon était beaucoup
-trop ardent pour qu'on pût avec de froides raisons l'arrêter dans ses
-élans. Le prince de Schwarzenberg vit bien qu'il voulait se battre à
-outrance, que rien ne l'en empêcherait, que probablement il aurait des
-succès, et pensa qu'il fallait attendre ces succès, et en connaître
-l'importance, avant de rien augurer et de rien résoudre. En
-conséquence il proféra quelques mots sans force et sans suite, puis se
-tut, n'osant pas même dire à Napoléon, sur un point très-important, la
-vérité qu'il savait, et qu'il eût été de sa loyauté de lui faire
-connaître. Ce point était relatif au corps auxiliaire autrichien.
-L'Autriche affectant de rester fidèle au traité d'alliance du 14 mars
-1812, le corps auxiliaire autrichien devait toujours être à la
-disposition de Napoléon, et de plus son entrée en action était fort
-désirable en ce moment. Napoléon dit donc au prince de Schwarzenberg
-qu'il allait expédier à ce corps des ordres pour qu'il s'avançât avec
-le prince Poniatowski vers la haute Silésie, et qu'il espérait que ces
-ordres seraient exécutés. Le prince de Schwarzenberg qui savait bien
-que son gouvernement ne voulait plus tirer un coup de fusil, craignit
-de l'avouer à Napoléon, et eut la faiblesse de lui répondre que le
-corps autrichien obéirait.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Départ de Napoléon pour l'armée.</span>
-Après avoir vainement tenté de convertir le prince de Schwarzenberg,
-Napoléon adressa à ses alliés le grand-duc de Bade, le prince primat,
-le duc de Wurzbourg, les rois de Wurtemberg, de Bavière et de Saxe, la
-recommandation de préparer leur contingent, et surtout de lui expédier
-ce qu'ils auraient de cavalerie organisée. Il insista particulièrement
-auprès du roi de Saxe, retiré à Ratisbonne, lequel avait avec lui les
-2,400 beaux cavaliers dont nous avons parlé, et sur lesquels Napoléon
-comptait pour les adjoindre au corps du maréchal Ney. Il fit cette
-demande comme on donne un ordre absolu. Toutes ces dispositions
-terminées, et après avoir reçu les derniers embrassements de
-l'Impératrice, émue, désolée de cette séparation, il partit le 15
-avril, aussi ardent, aussi confiant qu'au début de ses plus belles
-campagnes! Heureuse et fatale confiance qui devait produire de grandes
-choses, mais, par son excès même, amener de nouveaux et irréparables
-désastres!</p>
-
-<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.</p>
-</div>
-
-<div class="chapter">
-<h2><span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.<br />
-<span class="smaller">LUTZEN ET BAUTZEN.</span></h2>
-
-<p class="resume">
- Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. &mdash; Ce prince quitte
- Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M. de
- Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. &mdash; Ce qui s'est passé à
- Vienne depuis la défection de la Prusse. &mdash; La cour d'Autriche
- persévère plus que jamais dans son projet de médiation armée, et
- veut imposer aux puissances belligérantes une paix toute
- favorable à l'Allemagne. &mdash; Efforts de cette cour pour ménager des
- adhérents à sa politique. &mdash; Ce qu'elle a fait auprès du roi de
- Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la disposition des
- troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe, et la
- renonciation au grand-duché de Varsovie. &mdash; L'Autriche ayant obtenu
- du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de ses forces
- militaires, en profite pour se débarrasser de la présence du
- corps polonais à Cracovie. &mdash; Ne voulant pas rentrer en lutte avec
- les Russes, elle conclut un arrangement secret avec eux, par
- lequel elle doit retirer sans combattre le corps auxiliaire, et
- ramener le prince Poniatowski dans les États
- autrichiens. &mdash; Négociations de l'Autriche avec la Bavière. &mdash; M. de
- Narbonne arrive à Vienne sur ces entrefaites. &mdash; Accueil empressé
- qu'il reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. &mdash; M. de
- Metternich cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix, et
- lui laisse entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix l'appui
- sérieux de l'Autriche. &mdash; Il lui insinue de nouveau quelles
- pourront être les conditions de cette paix. &mdash; M. de Narbonne ayant
- reçu de Paris ses dernières instructions, transmet à la cour de
- Vienne les importantes communications dont il est
- chargé. &mdash; D'après ces communications, l'Autriche doit sommer la
- Russie, la Prusse et l'Angleterre de poser les armes, leur offrir
- ensuite la paix aux conditions indiquées par Napoléon, et si
- elles s'y refusent, entrer avec cent mille hommes en Silésie,
- afin d'en opérer la conquête pour elle-même. &mdash; Manière dont M. de
- Metternich écoute ces propositions. &mdash; Il paraît les accepter,
- déclare que l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui conseille,
- offrira la paix aux nations belligérantes, mais à des conditions
- qu'elle se réserve de fixer, et pèsera de tout son poids sur la
- puissance qui refuserait d'y souscrire. &mdash; M. de Narbonne,
- s'apercevant bientôt d'un sous-entendu, veut s'expliquer avec M.
- de Metternich, et lui demande si, dans le cas où la France
- n'accepterait pas les conditions autrichiennes, l'Autriche
- tournerait ses armes contre elle. &mdash; M. de Metternich cherche
- d'abord à éluder cette question, puis répond nettement qu'on
- agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable, en
- ayant du reste <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> toute partialité pour la
- France. &mdash; Évidence de la faute qu'on a commise en poussant
- soi-même l'Autriche à devenir médiatrice, d'alliée qu'elle
- était. &mdash; Tout à coup on apprend que le corps d'armée du prince de
- Schwarzenberg rentre en Bohême, au lieu de se préparer à
- reprendre les hostilités, que le corps polonais doit traverser
- sans armes le territoire autrichien, que le roi de Saxe se retire
- de Ratisbonne à Prague pour se jeter définitivement dans les bras
- de l'Autriche. &mdash; Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. &mdash; Il
- insiste pour que le corps autrichien, conformément au traité
- d'alliance, reste aux ordres de la France, et demande
- formellement si ce traité existe encore. &mdash; M. de Metternich refuse
- de répondre à cette question. &mdash; M. de Narbonne attend, pour
- insister davantage, de nouveaux ordres de sa cour. &mdash; Surprise et
- irritation de Napoléon, arrivé à Mayence, en apprenant la
- retraite du corps autrichien, et surtout le projet de désarmer le
- corps polonais. &mdash; Il ordonne au prince Poniatowski de ne déposer
- les armes à aucun prix, et enjoint à M. de Narbonne, sans
- toutefois provoquer un éclat, de faire expliquer la cour
- d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le secret de la conduite du
- roi de Saxe. &mdash; Napoléon, au surplus, se promet de mettre bientôt
- un terme à ces complications par sa prochaine entrée en
- campagne. &mdash; Ses dispositions militaires à Mayence. &mdash; Bien qu'il ait
- préparé les éléments d'une armée active de 300 mille hommes, et
- d'une réserve de près de 200 mille, Napoléon n'en peut réunir que
- 190 ou 200 mille au début des hostilités. &mdash; Son plan de
- campagne. &mdash; Situation des coalisés. &mdash; Forces dont ils disposent
- pour les premières opérations. &mdash; L'Autriche ne voulant pas se
- joindre à eux avant d'avoir épuisé tous les moyens de
- négociation, ils sont réduits à 100 ou 110 mille hommes pour un
- jour de bataille. &mdash; Composition de leur état-major. &mdash; Mort du
- prince Kutusof, le 28 avril, à Bunzlau. &mdash; Marche des coalisés sur
- l'Elster, et de Napoléon sur la Saale. &mdash; Habiles combinaisons de
- Napoléon pour se joindre au prince Eugène. &mdash; Arrivée de Ney à
- Naumbourg, du prince Eugène à Mersebourg. &mdash; Beau combat de Ney à
- Weissenfels le 29 avril, et jonction des deux armées
- françaises. &mdash; Vaillante conduite de nos jeunes conscrits devant
- les masses de la cavalerie russe et prussienne. &mdash; Arrivée de
- Napoléon à Weissenfels, et marche sur Lutzen le 1<sup>er</sup> mai. &mdash; Mort
- de Bessières, duc d'Istrie. &mdash; Projets de Napoléon en présence de
- l'ennemi. &mdash; Il médite de marcher sur Leipzig, d'y passer l'Elster,
- et de se rabattre ensuite dans le flanc des coalisés. &mdash; Position
- assignée au maréchal Ney, près du village de Kaja, pour couvrir
- l'armée pendant le mouvement sur Leipzig. &mdash; Tandis que Napoléon
- veut tourner les coalisés, ceux-ci songent à exécuter contre lui
- la même man&oelig;uvre, et se préparent à l'attaquer à Kaja. &mdash; Plan
- de bataille proposé par le général Diebitch, et adopté par les
- souverains alliés. &mdash; Le corps de Ney subitement
- attaqué. &mdash; Merveilleuse promptitude de Napoléon à changer ses
- dispositions, et à se rabattre sur Lutzen. &mdash; Mémorable bataille de
- Lutzen. &mdash; Importance et conséquences de cette bataille. &mdash; Napoléon
- poursuit les coalisés vers Dresde, et dirige Ney sur
- Berlin. &mdash; Marche vers l'Elbe. &mdash; Entrée <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> à Dresde. &mdash; Passage
- de l'Elbe. &mdash; Maître de la capitale de la Saxe, Napoléon somme le
- roi Frédéric-Auguste d'y revenir sous peine de déchéance. &mdash; Ce qui
- s'était passé à Vienne pendant que Napoléon livrait la bataille
- de Lutzen. &mdash; M. de Narbonne recevant l'ordre de faire expliquer
- l'Autriche relativement au corps auxiliaire et au corps polonais,
- insiste auprès de M. de Metternich et lui remet une note
- catégorique. &mdash; Prières de M. de Metternich pour détourner M. de
- Narbonne de cette démarche. &mdash; M. de Narbonne ayant persisté, le
- cabinet de Vienne répond que le traité d'alliance du 14 mars 1812
- n'est plus applicable aux circonstances actuelles. &mdash; On reçoit à
- Vienne les nouvelles du théâtre de la guerre. &mdash; Bien que les
- coalisés se vantent d'être vainqueurs, les résultats démontrent
- bientôt qu'ils sont vaincus. &mdash; Satisfaction apparente de M. de
- Metternich. &mdash; Empressement du cabinet de Vienne à se saisir
- maintenant de son rôle de médiateur, et envoi de M. de Bubna à
- Dresde pour communiquer les conditions qu'on croirait pouvoir
- faire accepter aux puissances belligérantes, ou pour lesquelles
- du moins on serait prêt à s'unir à la France. &mdash; Napoléon, en
- apprenant ce qu'a fait M. de Narbonne, regrette qu'on ait poussé
- l'Autriche aussi vivement, mais la connaissance précise des
- conditions de cette puissance l'irrite au dernier point. &mdash; Il
- prend la résolution de s'aboucher directement avec la Russie et
- l'Angleterre, d'annuler ainsi le rôle de l'Autriche après avoir
- voulu le rendre trop considérable, et de faire contre elle des
- préparatifs militaires qui la réduisent à subir la loi, au lieu
- de l'imposer. &mdash; En attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser
- toute insistance, et de s'enfermer dans la plus extrême
- réserve. &mdash; Napoléon envoie le prince Eugène à Milan pour y
- organiser l'armée d'Italie, et prépare de nouveaux armements dans
- la supposition d'une guerre avec l'Europe entière. &mdash; Réception du
- roi de Saxe à Dresde. &mdash; Napoléon se dispose à partir de Dresde,
- afin de pousser les coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant
- une seconde bataille. &mdash; Leur plan de s'arrêter à Bautzen et d'y
- combattre à outrance étant bien connu, Napoléon au lieu d'envoyer
- le maréchal Ney sur Berlin, le dirige sur Bautzen. &mdash; Arrivée de M.
- de Bubna à Dresde au moment où Napoléon allait en
- partir. &mdash; Habileté de M. de Bubna à supporter la première
- irritation de Napoléon, et à l'adoucir. &mdash; Explication qu'il donne
- des conditions de l'Autriche. &mdash; Modifications avec lesquelles
- Napoléon les accepterait peut-être. &mdash; Napoléon feint de se laisser
- adoucir, pour gagner du temps et pouvoir achever ses nouveaux
- armements. &mdash; Il consent à un congrès où seront appelés même les
- Espagnols, et à un armistice dont il se propose de profiter pour
- s'aboucher directement avec la Russie. &mdash; Départ de M. de Bubna
- avec la réponse de Napoléon pour son beau-père. &mdash; À peine M. de
- Bubna est-il parti que Napoléon, conformément à ce qui a été
- convenu, envoie M. de Caulaincourt au quartier général russe,
- sous le prétexte de négocier un armistice. &mdash; Départ de Napoléon
- pour Bautzen. &mdash; Distribution de ses corps d'armée, et marche du
- maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les derrières de
- Bautzen. &mdash; Description de la position de Bautzen, propre à livrer
- <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> deux batailles. &mdash; Bataille du 20 mai. &mdash; Seconde bataille
- du 21, dans laquelle les formidables positions des Prussiens et
- des Russes sont emportées après avoir été vaillamment
- défendues. &mdash; Le lendemain 22, Napoléon pousse, l'épée dans les
- reins, les coalisés sur l'Oder. &mdash; Combat de Reichenbach et mort de
- Duroc. &mdash; Arrivée sur les bords de l'Oder et occupation de
- Breslau. &mdash; Détresse des souverains coalisés, et nécessité pour eux
- de conclure un armistice. &mdash; Après avoir refusé de recevoir M. de
- Caulaincourt de peur d'inspirer des défiances à l'Autriche, ils
- envoient des commissaires aux avant-postes afin de négocier un
- armistice. &mdash; Ces commissaires s'abouchent avec M. de
- Caulaincourt. &mdash; Leurs prétentions. &mdash; Refus péremptoire de
- Napoléon. &mdash; Pendant les derniers événements militaires, M. de
- Bubna se rend à Vienne. &mdash; Il y fait naître une sorte de joie par
- l'espérance de vaincre la résistance de Napoléon aux conditions
- de paix proposées, moyennant certaines modifications auxquelles
- on consent, et il revient au quartier général
- français. &mdash; Napoléon, se sentant serré de près par l'Autriche,
- allègue ses occupations militaires pour ne pas recevoir
- immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de
- Bassano. &mdash; S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se
- prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs
- conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un
- armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe
- cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans
- celle de gagner deux mois pour achever ses armements. &mdash; Conditions
- de cet armistice, et fin de la première campagne de Saxe, dite
- campagne du printemps.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Avril 1813.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Suite de la mission du prince de Schwarzenberg.</span>
-Après le départ de Napoléon, le prince de Schwarzenberg était resté
-confondu de tout ce qu'il avait vu et entendu, et très-mécontent de
-n'avoir ni pu ni osé exprimer une seule des vérités qu'il avait
-mission de dire à la cour de France. Il essaya de se montrer plus
-ouvert avec l'Impératrice, auprès de laquelle il avait accès, car,
-outre qu'il était pour elle Allemand et ambassadeur de son père, il
-avait été le négociateur de son mariage, et avait par conséquent tous
-les titres pour en être écouté. Malheureusement ses discours à cette
-princesse ne pouvaient pas avoir grand effet.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses entretiens avec Marie-Louise et M. de Bassano.</span>
-Marie-Louise, éblouie du
-prestige dont elle était entourée, éprise alors de son époux qui lui
-plaisait, et qui la comblait de soins, formait des v&oelig;ux ardents
-pour <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> ses triomphes, mais n'avait sur lui aucun crédit. Ses
-yeux étaient encore rouges des larmes qu'elle avait versées en le
-quittant, lorsqu'elle reçut l'ambassadeur de son père. Elle écouta
-avec chagrin ce que lui dit le prince de Schwarzenberg sur les dangers
-de la situation présente, sur les passions soulevées en Europe contre
-la France, sur la nécessité de conclure la paix avec les uns, et de la
-conserver au moins avec les autres. Pour toute réponse la jeune
-Impératrice répéta ce qu'on lui avait appris à dire des forces
-immenses de Napoléon; mais entendant peu ce qui avait rapport à la
-guerre, elle se borna surtout à demander qu'on ménageât sa situation
-en France, et qu'après l'y avoir envoyée comme un gage de paix, on ne
-l'exposât pas à devenir une nouvelle victime des orages
-révolutionnaires. Les infortunes de Marie-Antoinette avaient laissé un
-tel souvenir dans les esprits, que souvent Marie-Louise se sentait
-saisie de terreurs subites, et se regardait comme en grand danger si
-l'Autriche était encore une fois en guerre avec la France. Elle parla
-de ses craintes au prince de Schwarzenberg, mais sans le toucher
-beaucoup, car il ne les prenait pas au sérieux, et d'ailleurs il
-pensait en politique et en militaire, et bien qu'un peu gêné par les
-faveurs qu'il avait reçues de la cour de France, il songeait
-par-dessus tout à la fortune de son pays et à la sienne. Il ne pouvait
-pas résulter grand'chose de pareils entretiens. Ceux que le prince de
-Schwarzenberg eut avec M. de Bassano, qui était resté quelques jours
-encore à Paris, auraient pu avoir plus d'utilité, mais n'en eurent
-malheureusement aucune.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> Lors du mariage de Marie-Louise, le prince de Schwarzenberg
-avait poussé l'intimité avec M. de Bassano presque jusqu'à l'intrigue;
-ils étaient donc très-familiers l'un avec l'autre, et pouvaient se
-parler librement. M. de Schwarzenberg tenta de dire la vérité, sans y
-apporter cependant tout le courage qu'il aurait dû y mettre, et qui
-plus tard l'aurait excusé de manquer à la reconnaissance envers
-Napoléon, s'il ne parvenait pas à en être écouté. Il essaya de
-contester quelque peu les allégations de M. de Bassano, de rabattre
-quelque chose des immenses armements dont ce ministre faisait un
-continuel étalage, de parler de l'inexpérience de notre infanterie,
-surtout de la destruction de notre cavalerie, de la fureur patriotique
-que nous allions rencontrer chez les coalisés, des passions qui
-entraînaient en ce moment les peuples de l'Europe et dominaient les
-gouvernements eux-mêmes, de l'impossibilité où serait l'Autriche de se
-battre contre l'Allemagne pour la France, à moins qu'elle ne parût le
-faire pour une paix tout allemande. M. de Bassano ne sembla guère
-comprendre ces vérités, et avec une naïveté qui honorait sa bonne foi,
-mais pas du tout son jugement politique, allégua souvent le traité
-d'alliance, et surtout le mariage. Le prince de Schwarzenberg perdant
-patience, laissa échapper ces mots: Le mariage, le mariage!... la
-politique l'a fait, la politique pourrait le défaire!&mdash;À ce cri de
-franchise sorti de la bouche du prince de Schwarzenberg, M. de
-Bassano, surpris, commença à entrevoir la situation; mais au lieu de
-venir au secours de la faiblesse de son interlocuteur, <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> qui
-n'osait pas avouer ce qu'il savait, c'est que l'Autriche ne se
-battrait point pour nous contre les Allemands, qu'elle se joindrait
-même à eux si nous n'acceptions pas la paix qu'elle avait imaginée, il
-feignit de ne pas comprendre, afin de n'avoir pas à répondre, et se
-prêta à ce que l'entretien se terminât par de nouvelles et mensongères
-protestations de fidélité à l'alliance. Sans doute, paraître n'avoir
-pas compris, afin d'éviter un éclat, pouvait être habile, bien qu'une
-explication franche, amicale et complète eût été beaucoup plus habile
-à notre avis; mais en dissimulant avec le représentant de l'Autriche,
-il fallait au moins ne pas dissimuler avec Napoléon; il fallait lui
-dire à lui ce qu'on affectait de n'avoir pas entendu d'un autre, c'est
-que, s'il ne faisait pas des sacrifices, il aurait l'Autriche de plus
-sur les bras, et succomberait sous une coalition de l'Europe entière.
-M. de Bassano jugea qu'il valait mieux ne rien répéter à l'Empereur de
-ce qu'il avait recueilli, afin de ne pas l'irriter contre l'Autriche.
-L'intention était honnête assurément; mais on perd, en les servant
-ainsi, les maîtres qu'on n'a point habitués au langage de la vérité.
-Si le monde entier, si la nature des choses devaient les ménager comme
-on les ménage soi-même, il se pourrait que taire le mal ce fût le
-conjurer; mais comme il n'y a de soumis que soi, les faits qu'on leur
-laisse ignorer ne font que s'aggraver, grandir et se convertir bientôt
-en désastres!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le prince de Schwarzenberg quitte Paris sans avoir pu dire
-les vérités qu'il nous importait le plus de connaître.</span>
-Le prince de Schwarzenberg partit de Paris fort mécontent de tout ce
-qu'il avait vu, et, s'il avait été juste, il aurait dû être aussi
-mécontent de lui que des <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> autres, car il n'avait pas même su
-faire entendre autant de vérités que son gouvernement l'avait autorisé
-à en dire, et autant qu'il en devait à Napoléon, pour se laver envers
-lui de tout reproche d'ingratitude, en acceptant le nouveau rôle qu'il
-allait bientôt jouer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qui se passait à Vienne pendant que Napoléon achevait
-ses préparatifs de guerre.</span>
-À Vienne les choses ne se passaient pas mieux, bien qu'avec beaucoup
-plus de clairvoyance et d'esprit de la part des représentants de la
-France et de l'Autriche. Tandis que M. de Narbonne était en route pour
-s'y rendre, la situation avait encore empiré pour nous, et M. de
-Metternich et l'empereur, pressés entre l'opinion universelle de
-l'Allemagne qui les sommait de se joindre à la coalition, et la France
-envers laquelle ils étaient engagés, ne savaient plus comment se tirer
-d'embarras, et se trouvaient condamnés chaque jour à de plus pénibles
-dissimulations. Leur but n'avait pas changé, car il n'y en avait qu'un
-de sage et d'honnête à poursuivre dans leur situation. Passer de
-l'état d'allié de la France à celui d'allié de la Russie, de la
-Prusse, de l'Angleterre, par un état intermédiaire, celui d'arbitre,
-imposer aux uns comme aux autres une paix avantageuse à l'Allemagne,
-se tenir à ce rôle intermédiaire le plus longtemps possible, ne se
-réunir à la coalition qu'à la dernière extrémité, était aux yeux du
-prudent empereur, de l'habile ministre, la seule conduite à tenir.
-Pour l'empereur, elle conciliait, comme nous l'avons dit, ses intérêts
-de souverain allemand avec ses devoirs de père; pour le ministre, elle
-offrait une manière convenable de passer d'une politique à l'autre,
-et de rester décemment <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> à la tête des affaires. Pour les deux
-elle avait le grand mérite d'épargner à l'Autriche la guerre avec la
-France, qui, à leurs yeux, présentait toujours des chances
-singulièrement effrayantes. Mais faire accepter aux coalisés, exaltés
-par la haine et l'espérance, cette lente transition vers eux, faire
-accepter à Napoléon des conseils modérés, était une chose presque
-impossible, dans laquelle toute la dextérité du monde pouvait échouer,
-surtout au milieu des incidents continuels d'une situation
-extraordinaire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Embarras et dissimulation forcée de l'Autriche.</span>
-Il eût été plus commode sans aucun doute de
-s'expliquer nettement et immédiatement avec tous, de dire aux coalisés
-comme à Napoléon qu'on voulait la paix, qu'on la voulait allemande
-pour l'Allemagne d'abord, dont on devait avoir les intérêts à c&oelig;ur,
-pour l'Europe ensuite, à l'équilibre de laquelle une Allemagne
-indépendante était indispensable; que, pouvant jeter dans la balance
-un poids décisif, on était prêt à le faire contre celui qui
-n'admettrait pas complétement et tout de suite ce système de
-pacification générale. Mais parler ainsi avant d'avoir deux cent mille
-hommes en Bohême pouvait être chose hasardeuse en présence d'un
-caractère aussi impétueux que Napoléon, et d'une coalition aussi
-enivrée de succès inespérés que l'était celle de la Russie, de
-l'Angleterre et de la Prusse. Il était donc prudent de gagner du temps
-avant de s'expliquer. Le cabinet autrichien n'y négligea rien: il
-était en fonds d'habileté pour réussir dans une tâche pareille.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses efforts pour former en Allemagne un parti favorable à
-la médiation.</span>
-D'abord il avait voulu en Allemagne même se ménager des adhérents à sa
-politique médiatrice, et il les avait cherchés parmi les princes
-engagés comme <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> lui dans l'alliance française, par prudence ou
-par intérêt. Il avait commencé par s'adresser secrètement à la Prusse,
-qui, avec une mobilité tenant à sa position et aux passions de son
-peuple, avait versé tout d'un coup de la médiation dans la guerre.
-<span class="sidenote" title="En marge">Secrètes menées auprès du roi de Saxe.</span>
-Ne pouvant plus se servir de la Prusse, il avait, toujours en secret,
-tourné ses efforts vers la Saxe et la Bavière, qui ne demandaient pas
-mieux que d'avoir la paix, surtout de l'avoir avantageuse à
-l'Allemagne, et il les avait rattachées à sa politique. Il avait
-amené, comme on l'a vu, le roi de Saxe à quitter Dresde, à nous
-refuser son contingent en cavalerie, et à enfermer dans Torgau son
-contingent en infanterie. Mais ce n'était plus assez, il voulait
-maintenant le conduire de Ratisbonne à Prague, pour en disposer plus
-complétement, et lui faire adopter toutes ses vues. La principale de
-ces vues consistait à obtenir du vieux roi le sacrifice de la Pologne,
-présent bien flatteur de Napoléon, mais présent chimérique et
-dangereux, dont la campagne de Moscou venait de démontrer le péril et
-l'inanité.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche voudrait arracher ce prince des mains des
-Français, et le conduire en Bohême pour en disposer à son gré.</span>
-Ayant le consentement du roi de Saxe pour la suppression du
-grand-duché de Varsovie, le cabinet autrichien espérait trouver moins
-de difficultés de la part de Napoléon, qui n'aurait plus l'embarras et
-le désagrément d'abandonner un allié pour lequel il avait toujours
-affiché la plus grande faveur. Alors, avec les territoires qui
-s'étendent du Bug à la Warta, on avait de quoi reconstituer la Prusse,
-on délivrait la Russie de ce grand-duché de Varsovie, qui était pour
-elle un fantôme accusateur et menaçant; on lui donnait quelque chose
-pour le duc d'Oldenbourg, et on <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> reprenait pour soi, ce qui au
-milieu de beaucoup de vues de bien public n'était pas indifférent à
-l'Autriche, la portion de la Gallicie perdue après la bataille de
-Wagram.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le principal désir de l'Autriche serait d'amener le roi de
-Saxe à renoncer au grand-duché de Varsovie, et de se débarrasser du
-corps polonais retiré aux frontières de Gallicie.</span>
-C'était donc un point bien important à obtenir du roi de Saxe,
-et on poursuivait cet objet auprès de lui avec secret, dextérité et
-insistance. On voulait enfin que la Saxe n'employât ses forces qu'avec
-celles de l'Autriche, en même temps, dans la même mesure. Ses forces
-consistaient dans la belle cavalerie qui avait suivi la cour, dans les
-dix mille hommes d'infanterie cantonnés à Torgau, dans la place de
-Torgau elle-même, dans la forteresse de K&oelig;nigstein sur l'Elbe, et
-enfin dans le contingent polonais du prince Poniatowski, qui s'était
-retiré vers Cracovie à la suite du prince de Schwarzenberg. Cette
-dernière partie des forces saxonnes était la plus intéressante aux
-yeux de l'Autriche, non à cause de son importance militaire, mais à
-cause de sa position toute spéciale.
-<span class="sidenote" title="En marge">Embarras que cause à l'Autriche le corps polonais, surtout
-par rapport au corps auxiliaire autrichien avec lequel il n'a cessé de
-marcher.</span>
-Il fallait empêcher en effet que
-le corps polonais, à la réouverture prochaine des hostilités, ne se
-mit en mouvement sur l'ordre qu'il recevrait de Napoléon, et n'attirât
-ainsi les Russes vers la Bohême. Ajoutez qu'à la reprise des
-hostilités ce n'était pas seulement aux Polonais que Napoléon devait
-envoyer des ordres de mouvement, mais au corps autrichien lui-même.
-Pour dénouer tant de complications, M. de Metternich, avec sa
-fertilité d'esprit ordinaire, avait imaginé un premier moyen, adroit
-mais dangereux s'il était divulgué, c'était de continuer par
-convention écrite ce qu'on avait déjà fait par convention tacite,
-c'est-à-dire de se retirer devant les Russes en feignant d'y être
-contraint <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> par des forces supérieures.
-<span class="sidenote" title="En marge">Convention secrète avec les Russes, pour éviter de
-nouvelles hostilités avec eux.</span>
-En conséquence,
-employant à un double usage M. de Lebzeltern, qui avait été envoyé à
-Kalisch pour y offrir la médiation autrichienne, on était convenu des
-faits suivants par une note, échangée entre les parties, qu'on s'était
-promis de tenir à jamais secrète. Le général russe, baron de Sacken,
-dénoncerait l'armistice par lequel les Russes avaient suspendu les
-hostilités avec les Autrichiens à la fin de la dernière campagne, et
-feindrait de déployer sur leur flanc une force considérable; ceux-ci,
-de leur côté, feindraient de se retirer par nécessité, repasseraient
-la haute Vistule, abandonneraient Cracovie, rentreraient en Gallicie,
-et emmèneraient le corps polonais de Poniatowski avec eux, en
-l'obligeant à subir cette prétendue nécessité. Une fois arrivés là,
-les Russes s'arrêteraient et respecteraient les frontières
-autrichiennes. Mais pour ne pas garder les Polonais si près du
-grand-duché de Varsovie, et surtout pour ne pas les laisser séjourner
-au milieu de la Gallicie, à laquelle ils pouvaient mettre le feu, le
-cabinet autrichien voulait convenir avec le roi de Saxe, leur
-grand-duc, de les ramener à travers les États autrichiens sur l'Elbe,
-où Napoléon ferait d'eux ce qu'il lui plairait. On aurait ainsi résolu
-l'une des plus grosses difficultés du moment.</p>
-
-<p>Les Russes avaient accepté la secrète convention dont nous venons de
-parler, et M. de Nesselrode, devenu, non pas encore en titre mais en
-fait, le ministre dirigeant d'Alexandre, s'était hâté de la signer.
-Restait à faire agréer ces divers arrangements au roi de Saxe.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Le roi de Saxe adhère à tout ce que lui suggère
-l'Autriche, mais oppose quelque résistance relativement au grand-duché
-de Varsovie.</span>
-Ce pauvre roi, horriblement tourmenté, ne sachant plus à qui se
-donner, mais suivant volontiers l'Autriche, dont la position
-ressemblait fort à la sienne, avait consenti à tout ce qu'on lui avait
-proposé. Il avait stipulé à l'égard de sa cavalerie conduite à
-Ratisbonne, de son infanterie enfermée dans Torgau, de la place de
-Torgau et de celle de K&oelig;nigstein, qu'il ne serait usé de ces forces
-et de ces places que d'accord avec l'Autriche, conjointement avec
-elle, et conformément à son plan de médiation. À l'égard des troupes
-polonaises, il avait consenti que, rentrées en Gallicie, on leur ôtât
-momentanément leurs armes, sauf à les leur rendre ensuite, et qu'on
-les conduisît à travers les États autrichiens, en leur fournissant
-tout ce dont elles auraient besoin, à un point de la Bavière ou de la
-Saxe qui serait ultérieurement désigné. Par malheur pour cette
-combinaison, il se trouvait dans les troupes polonaises un bataillon
-de voltigeurs français, et ce n'était pas une médiocre affaire de
-désarmer des Français, surtout en prétendant rester les alliés de la
-France.</p>
-
-<p>Ce point obtenu, il fallait arracher au roi de Saxe l'abandon
-définitif du duché de Varsovie, afin d'ôter à Napoléon, avons-nous
-dit, un embarras et un argument, et l'Autriche voulait proposer à la
-Saxe comme dédommagement de la Pologne la jolie principauté d'Erfurt,
-jusqu'ici gardée en dépôt par la France, et un moment offerte en
-dédommagement au duc d'Oldenbourg. Mais la Saxe, tout en cédant aux
-vues de l'Autriche, s'était défendue quand on lui avait parlé du
-sacrifice du grand-duché de Varsovie, car Erfurt, quoique une jolie
-enclave de ses <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> États, ne valait pas cette glorieuse couronne
-de Pologne, qui un siècle auparavant brillait si bien au front des
-princes de Saxe. Aussi le cabinet autrichien voulait-il amener le roi
-de Saxe de Bavière en Bohême, pour mieux disposer de lui. Afin de l'y
-attirer, il faisait valoir auprès de ce prince l'avantage d'être à
-Prague dans un pays inviolable, et à quelques heures de Dresde, en
-mesure par conséquent de parler chaque jour à ses sujets, et de
-conserver leur affection.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Menées de l'Autriche auprès de la Bavière.</span>
-Les négociations entamées avec la Bavière étaient tout aussi
-délicates, et présentaient même beaucoup plus de difficultés. Outre
-qu'il fallait lui faire agréer un projet de médiation qui était tout à
-fait en dehors de la politique de Napoléon (ce qui ne laissait pas
-d'avoir ses dangers), il fallait la disposer à un sacrifice nullement
-utile à la cause générale, mais très-utile à l'Autriche, c'était le
-rétablissement de la frontière de l'Inn, entamée aux dépens de
-l'Autriche et au profit de la Bavière par le traité de paix de 1809.
-Ici il n'y avait que la menace à employer, et aucun dédommagement à
-offrir, car il ne se trouvait autour de la Bavière que les territoires
-de Baden, de Wurtemberg, de Saxe, qu'on n'aurait su comment démembrer
-au profit d'un voisin. La tâche était difficile, et on courait la
-chance que la Bavière mécontente ne révélât tout à Napoléon. Quant à
-nos alliés de Bade, de Wurtemberg, l'Autriche n'avait pu les aborder
-qu'avec beaucoup de ménagements, leur voisinage des bords du Rhin les
-rendant tout à fait dépendants de la domination vigilante de Napoléon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de M. de Narbonne à Vienne.</span>
-C'est au milieu de ce travail subtil et secret que <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> M. de
-Narbonne vint surprendre l'Autriche, et lui apporter des vues
-malheureusement bien différentes des siennes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Opposition absolue entre les idées qu'il est chargé de
-proposer, et les idées de l'Autriche.</span>
-Au lieu du projet de
-reconstituer la Prusse, et de rendre l'Allemagne indépendante, M. de
-Narbonne apportait un bouleversement de l'Allemagne plus grand encore
-que celui auquel on voulait remédier, c'est-à-dire la Prusse détruite
-définitivement, la Saxe substituée à la Prusse, et l'Autriche payée il
-est vrai par la Silésie, mais plus dépendante que jamais! Certes il
-n'y avait pas avec de telles propositions grand moyen de s'entendre;
-ajoutez que M. de Narbonne, récemment entré dans la faveur de
-Napoléon, arrivait naturellement avec le désir de se distinguer, et
-surtout avec la prétention de n'être pas comme son prédécesseur dupe
-de M. de Metternich! Dispositions dangereuses, quoique fort
-concevables, car ce qu'il y aurait eu de mieux, c'eût été de paraître
-dupe sans l'être, et même de l'être réellement, plutôt que de forcer
-l'Autriche à se prononcer, en lui montrant qu'on l'avait devinée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Brillant accueil fait à M. de Narbonne.</span>
-L'accueil de M. de Metternich à M. de Narbonne fut des plus empressés
-et des plus flatteurs. M. de Metternich, ne se contentant pas d'être
-un esprit politique profond, se piquait d'être aussi un esprit aimable
-et sincère, et savait l'être au besoin. Il fit avec M. de Narbonne
-assaut de grâce; il l'accueillit comme un ami auquel il n'avait rien à
-cacher, et avec le secours duquel il voulait sauver la France,
-l'Autriche, l'Europe d'une affreuse catastrophe, en s'expliquant
-franchement et tout de suite sur toutes choses. Il se donna donc
-beaucoup de peine pour savoir si M. de Narbonne apportait enfin
-quelques <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> concessions à la politique européenne, qui
-prouvassent de la part de Napoléon une disposition à la paix. Mais M.
-de Narbonne attendait encore de Paris ses dernières instructions, dans
-lesquelles on devait lui tracer point par point la manière dont il
-ferait successivement à l'Autriche les importantes ouvertures dont on
-allait le charger.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich s'efforce auprès de M. de Narbonne, comme
-auprès de M. Otto, de savoir quelle paix la France serait disposée à
-conclure.</span>
-Jusque-là il n'avait presque rien à dire, si ce
-n'est que Napoléon entendait ne rien céder, mais que si l'Autriche
-voulait devenir sa complice, il la payerait bien, avec des territoires
-qu'on prendrait n'importe à qui. En pareille situation, se taire,
-beaucoup écouter, beaucoup deviner, en attendant qu'il pût parler,
-était tout ce que M. de Narbonne avait de mieux à faire, et c'est ce
-qu'il fit. Comme il ne parlait pas, M. de Metternich essaya de parler.
-Il dit des choses qu'on aurait dû deviner sans qu'il les dît, et qu'on
-aurait au moins dû comprendre, quand il prenait soin de les répéter si
-souvent, et avec une bonne volonté si évidente de les rendre utiles.
-On était à Vienne, suivant M. de Metternich (et il disait vrai), dans
-une position des plus difficiles depuis la défection de la Prusse.
-L'Allemagne entière demandait qu'on se joignît aux Russes et aux
-Anglais contre les Français. Toutes les classes à Vienne, quoique
-moins hardies qu'à Berlin, tenaient au fond le même langage, et ce
-qu'il y avait de plus grave, c'est que l'armée partageait leur avis.
-Tout le monde voulait qu'on profitât de l'occasion pour affranchir
-l'Allemagne du joug de la France, et pour faire cesser un état de
-choses intolérable. L'Autriche savait sans doute tout ce qu'il y
-avait d'exagéré, d'imprudent dans ce langage. Elle <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> savait
-que Napoléon était très-puissant, très-redoutable, qu'il ne fallait
-pas s'attaquer à lui témérairement; et lui, M. de Metternich, n'allait
-pas retomber dans les fautes dont il avait voulu détourner la
-politique autrichienne par le mariage de Marie-Louise. Il n'oubliait
-donc ni la puissance de Napoléon, ni le mariage, ni le traité
-d'alliance du mois de mars 1812, et il ne se laisserait pas plus
-conduire par le peuple des capitales que par celui des salons et des
-états-majors. Il fallait pourtant reconnaître des vérités qui étaient
-évidentes, et ne pas tomber soi-même dans l'aveuglement qu'on
-reprochait à ses adversaires; il fallait se dire qu'il y avait en
-Europe un soulèvement universel des esprits contre la France, au moins
-contre son chef, et en France même un besoin de repos bien légitime;
-qu'on gagnerait des batailles sans doute, mais que des batailles ne
-suffiraient pas longtemps pour résister à un tel mouvement; qu'il
-fallait donc pactiser, pactiser en conservant sa juste grandeur, mais
-sans vouloir opprimer l'indépendance des autres, au point de rendre
-leur situation intolérable.&mdash;M. de Metternich ajoutait que l'Autriche
-n'avait que des vues droites, modérées, qu'elle voulait rester
-l'alliée de la France, qu'on ne pouvait pas cependant exiger d'elle
-qu'elle versât le sang de ses peuples pour appesantir une chaîne dont
-elle portait sa lourde part; que si on lui demandait d'appuyer de
-toutes ses forces un projet de paix acceptable par l'Europe, ses
-peuples lui pardonneraient peut-être de demeurer unie à la France pour
-un tel but, mais que dans le cas contraire, elle exciterait chez ses
-propres sujets un soulèvement <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> universel. À ce propos, M. de
-Metternich citait des arrestations de personnages considérables, celle
-de M. de Hormayer notamment, et en outre des destitutions nombreuses,
-qu'on avait été obligé d'ordonner pour imposer silence aux plus
-turbulents des patriotes germaniques. Mais il faisait remarquer qu'il
-y a terme à tout, que le cabinet était un nageur nageant
-vigoureusement contre le courant, mais ne pouvant le remonter que si
-Napoléon lui tendait la main. Puis craignant qu'il n'y eût quelque
-apparence ou de blâme ou de menace dans ses paroles, il se confondait
-en protestations d'attachement, d'estime, d'admiration pour Napoléon,
-et tenait, disait-il, à se séparer de tous ceux qui voudraient tendre
-à l'abaisser.&mdash;L'abaisser, grand Dieu! s'écriait spirituellement M. de
-Metternich; il s'agit de le laisser grand trois ou quatre fois comme
-Louis XIV. Ah! s'il voulait se contenter d'être grand de la sorte,
-combien il nous rendrait tous heureux, et combien il assurerait
-l'avenir de son fils, avenir qui est devenu le nôtre!&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne ne répondant que par de vagues généralités,
-M. de Metternich lui dit assez clairement quelle est la paix que
-voudrait l'Autriche.</span>
-M. de Metternich n'obtenant en réponse à ces généralités si vraies que
-des généralités banales sur l'étendue de nos armements, sur nos
-prochaines victoires, sur la nécessité de nous ménager, renouvelait
-avec adresse, et avec un regard interrogateur, ces coups de sonde déjà
-donnés dans la profondeur de notre ambition. Il répétait alors ce
-qu'il avait dit déjà plusieurs fois, sur l'impossibilité de maintenir
-la chimère du grand-duché de Varsovie, condamnée par la campagne de
-1812; sur la nécessité de renforcer les puissances intermédiaires,
-et, <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> par préférence à toutes, la Prusse, seule capable de
-remplacer la Pologne à jamais détruite; sur la nécessité de
-reconstituer l'Allemagne; sur l'impossibilité de faire durer la
-Confédération du Rhin, institution à jamais ruinée dans l'esprit des
-peuples germaniques, et beaucoup plus incommode qu'utile à Napoléon;
-sur l'impossibilité de faire agréer par les puissances belligérantes
-l'adjonction définitive au territoire français de Lubeck, Hambourg,
-Brême; sur tous les points enfin que nous avons précédemment indiqués,
-et à l'égard desquels s'était déjà manifestée clairement la pensée du
-cabinet autrichien.&mdash;Nous aurons déjà bien assez de peine, ajoutait M.
-de Metternich, d'empêcher qu'on ne parle de la Hollande, de l'Espagne,
-de l'Italie! L'Angleterre en parlera probablement, et si elle cède sur
-la Hollande et sur l'Italie, elle ne cédera certainement pas sur
-l'Espagne. Mais nous n'en dirons rien pour ne pas compliquer les
-affaires, et, s'il le faut, nous laisserons l'Angleterre de côté, et
-nous traiterons sans elle. Nous amènerons peut-être la Russie et la
-Prusse à s'en séparer, si nous leur présentons des conditions
-acceptables, et, dans ce cas, la France nous retrouvera ses fidèles
-alliés! Mais, de grâce, qu'elle s'explique, qu'elle nous fasse
-connaître ses intentions, et qu'elle nous rende possible de rester ses
-alliés, en nous donnant à soutenir une cause raisonnable, une cause
-que nous puissions avouer à nos peuples!&mdash;Quant à ce qui concernait
-particulièrement les intérêts autrichiens, M. de Metternich montrait
-un dégagement de toute préoccupation qui prouvait bien qu'il n'avait
-qu'à puiser <span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> à droite ou à gauche dans les offres qu'on
-faisait de tous les côtés à l'Autriche!&mdash;Que ne lui offrait-on pas en
-effet, disait-il, de la part des coalisés!... Mais il n'écouterait pas
-leurs folles propositions; il se contenterait de ce qu'on ne pouvait
-pas refuser à l'Autriche, de cette portion de la Gallicie qu'on lui
-avait prise en 1809 pour agrandir l'impossible duché de Varsovie, des
-provinces illyriennes dont la France avait promis la restitution, et
-il parlait de cela comme d'une chose faite, assurée, irrévocable,
-tandis qu'il en avait à peine été dit quelques mots entre les cabinets
-français et autrichien.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'empereur François confirme en tout le langage tenu par M.
-de Metternich.</span>
-Tel fut le langage (d'ailleurs peu nouveau) de M. de Metternich.
-L'empereur François, plus mesuré, moins hardi dans ses entretiens, se
-contenta, en recevant personnellement M. de Narbonne de la façon la
-plus gracieuse, de lui dire combien il était satisfait du bonheur que
-sa fille avait trouvé en France, combien il appréciait le génie de son
-gendre, combien il tenait à rester son allié; mais il ne lui dissimula
-pas qu'il ne pouvait l'être que dans l'intérêt de la paix, car ses
-peuples ne lui pardonneraient point de l'être pour un autre but. Il
-ajouta que cette paix, il faudrait l'acheter de deux manières, par des
-victoires et par des sacrifices; que son gendre avait bien fait
-d'employer ses grands talents à créer de vastes ressources, car la
-lutte serait plus opiniâtre encore qu'il ne l'imaginait; mais enfin
-qu'avec des succès il amènerait sans doute ses adversaires à des idées
-plus modérées, et que si, après les avoir vaincus, il voulait accorder
-au repos des peuples quelques sacrifices nécessaires, l'Autriche
-<span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> s'y employant fortement, on arriverait à une paix durable,
-paix que son gendre après tant de travaux glorieux devait lui-même
-désirer, et qu'il souhaitait vivement, quant à lui, non-seulement
-comme souverain, mais comme père, car elle assurerait le bonheur de sa
-fille chérie, et l'avenir d'un petit-fils auquel il portait l'intérêt
-le plus tendre.</p>
-
-<p>À toutes ces manifestations M. de Narbonne avait répondu du mieux
-qu'il avait pu, toujours en vantant la grandeur de son maître, en
-répétant qu'il fallait le ménager, et s'était servi de l'art, qu'il
-avait appris dans les salons, de couvrir de beaucoup d'aisance et de
-grâce l'impossibilité de rien dire de sérieux. Du reste, tout en
-faisant bonne contenance, il avait deviné le secret des intentions
-autrichiennes. L'Autriche évidemment n'était pas disposée à tirer le
-canon pour la France contre l'Allemagne; toutefois elle n'entendait
-pas, comme la Prusse, passer brusquement de l'alliance à la guerre.
-L'empereur ne voulait pas oublier complétement son rôle de père; le
-ministre voulait opérer décemment sa transition d'une politique à
-l'autre, et ils songeaient à se présenter comme médiateurs, à offrir
-une paix acceptable, et à peser de tout leur poids sur les uns et les
-autres pour la faire accepter. Une preuve de ce projet ressortait de
-toutes parts. L'Autriche armait, non pas avec le génie de Napoléon,
-mais avec une précipitation au moins égale, et sans précisément le
-nier, elle n'en disait rien. Bien certainement elle nous l'eût dit,
-s'en serait même vantée, si elle eût armé pour nous.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne, bientôt éclairé par ce qu'il voit, comprend
-qu'on ne peut faire de l'Autriche un instrument des desseins de
-Napoléon.</span>
-Tout de suite M. de Narbonne jugea que ce qu'on pourrait obtenir de
-mieux de cette cour, ce serait <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> la neutralité, et qu'avec des
-ménagements, en lui parlant peu, et en ne lui demandant rien, on la
-retiendrait assez longtemps dans un rôle inactif, qui devait nous
-suffire. Il y aurait eu sans doute mieux à faire, comme nous l'avons
-remarqué déjà, c'eût été, en lui pardonnant ses dissimulations, son
-demi-abandon, de reconnaître qu'elle avait raison au fond de ne
-vouloir travailler qu'à la paix, et à une paix toute germanique, dès
-lors de s'y prêter franchement, d'entrer dans ses vues, de faire
-d'elle un médiateur entièrement à nous, et d'obtenir ainsi la paix,
-telle qu'elle travaillait à la conclure, car la France sans le
-grand-duché de Varsovie, sans la Confédération du Rhin, sans les
-villes anséatiques, sans l'Espagne, mais avec la Hollande, la
-Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane, les États
-romains, indépendamment des royaumes vassaux de Westphalie, de
-Lombardie et de Naples, était encore plus grande qu'il ne le lui
-aurait fallu pour être vraiment forte! Le mieux eût donc été d'entrer
-sans aucun ressentiment dans les vues de l'Autriche, et de l'oser dire
-à Napoléon. Mais M. de Narbonne l'eût osé en vain, et ne songea pas
-même à l'essayer. À défaut de cette conduite, se proposer la
-neutralité de l'Autriche, et tendre à paralyser cette cour au lieu de
-tendre à la rendre plus active, était la seconde conduite en mérite,
-en prudence, en chances de succès. M. de Narbonne le comprit
-parfaitement, et allait conseiller cette conduite à son gouvernement,
-lorsqu'il reçut ses instructions si longtemps attendues, et qui
-étaient certes tout le contraire de la neutralité.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> <span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne reçoit le 9 avril ses instructions
-définitives, par lesquelles il est chargé de proposer à l'Autriche de
-se constituer médiatrice dans le sens des vues de la France.</span>
-Expédiées le 29 mars, arrivées le 9 avril, elles apportèrent à M. de
-Narbonne le moyen de sortir du langage insignifiant dans lequel il
-s'était jusque-là renfermé, et cette fois poussant la franchise aussi
-loin que possible, il lut à M. de Metternich le texte même de M. de
-Bassano, texte bien fait pour exciter le sourire du ministre
-autrichien par le ton de jactance que le ministre français avait
-ajouté à la politique impétueuse de Napoléon. M. de Narbonne lut donc
-ce projet, consistant à dire à l'Autriche qu'il fallait qu'elle
-s'emparât du rôle principal; que, puisqu'elle voulait la paix, il
-fallait qu'elle se mît en mesure de la dicter, en préparant de grandes
-forces, et en sommant ensuite les puissances belligérantes de
-s'arrêter, sous menace de jeter cent mille hommes dans leur flanc,
-puis enfin en jetant ces cent mille hommes en Silésie si elles ne
-s'arrêtaient pas, et en gardant la Silésie pour elle, tandis que
-Napoléon refoulerait au delà de la Vistule Prussiens, Russes, Anglais,
-Suédois, etc ...&mdash;M. de Metternich écouta ce projet avec une apparente
-impassibilité, questionna beaucoup pour se le faire expliquer dans
-toutes ses parties, puis cependant toucha un point qui n'était pas
-traité dans cette dépêche.&mdash;Si les puissances belligérantes,
-demanda-t-il, s'arrêtent à notre sommation, quelles bases de paix leur
-offrirons-nous?&mdash;À cette question M. de Narbonne ne put répondre, car
-la dépêche de M. de Bassano se bornant pour l'instant à envisager le
-cas de guerre, annonçait des développements ultérieurs. Napoléon en
-effet ne voulait pas dire encore, dans le cas où l'on entrerait tout
-de suite en négociation, quelle <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> Europe il entendait faire. M.
-de Metternich affecta de prendre patience quant à ce dernier point, et
-de réfléchir beaucoup à ce qu'on lui apportait, comme si tout ce qu'il
-avait entendu pouvait fournir matière à de longues réflexions. Il
-promit de répondre aussi vite que le permettait un sujet aussi grave.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La proposition que la France adresse à l'Autriche est pour
-celle-ci un soulagement inespéré, et un moyen de se tirer d'embarras.</span>
-Si dans le très-grand embarras où il se trouvait en ce moment, entre
-des coalisés impatients qui voulaient qu'il se déclarât immédiatement
-leur allié, et Napoléon qui entendait le retenir dans ses chaînes, on
-lui avait demandé quel moyen il souhaitait pour en sortir, certes il
-n'en aurait pas imaginé un autre que celui qu'on lui envoyait de
-Paris. En quoi consistait en effet son embarras? Il consistait
-premièrement à oser dire à Napoléon que l'Autriche se portait
-médiatrice, ce qui entraînait l'abandon du rôle d'alliée, secondement
-à trouver un prétexte pour des armements dont l'étendue ne pouvait
-plus être justifiée, troisièmement à entrer en explication sur
-l'emploi prochain du corps auxiliaire autrichien, qui, au lieu de se
-battre avec les Russes, allait rentrer en Gallicie. Sur ces trois
-points, qui mettaient l'Autriche dans un singulier état de gêne à
-l'égard de la France, on venait miraculeusement à son secours, comme
-nous allons le montrer, et M. de Metternich était trop habile pour ne
-pas saisir au passage une si bonne fortune.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Après avoir feint de prendre le temps de la réflexion, M.
-de Metternich répond à M. de Narbonne.</span>
-Il prit deux jours pour répondre, après avoir, très-probablement, pris
-à peine une heure pour réfléchir. En conséquence il fit appeler M. de
-Narbonne, et lui annonça, avec un air de satisfaction facile à
-concevoir, qu'après avoir consulté son maître, il était <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> prêt
-à s'expliquer, les graves sujets dont il s'agissait n'admettant pas de
-remise.&mdash;Il était, disait-il, trop heureux de se trouver sur les
-points les plus importants de la dernière communication parfaitement
-d'accord avec l'empereur Napoléon! Ainsi, tout d'abord, le cabinet
-autrichien pensait, comme ce monarque, qu'il ne lui était pas possible
-de se renfermer dans un rôle secondaire, et de borner son action à ce
-qu'elle avait été en 1812, qu'il fallait, pour des circonstances si
-différentes, un concours tout différent. L'Autriche l'avait prévu, et
-s'y préparait. C'était la cause des armements auxquels elle se
-livrait, et qui, indépendamment du corps auxiliaire revenu de la
-Pologne, du corps d'observation resté en Gallicie, allaient lui
-procurer bientôt cent mille hommes en Bohême.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche acceptant le rôle de médiatrice armée,
-développera ses forces en conséquence, et proposera la paix à toutes
-les puissances.</span>
-Quant à la manière de se
-présenter aux puissances belligérantes, l'Autriche ne l'entendait pas
-autrement que l'empereur Napoléon, et elle se poserait devant elles en
-médiateur armé. Elle proposerait aux puissances de s'arrêter, de
-convenir d'un armistice, et de nommer des plénipotentiaires. Si elles
-y consentaient, ce serait le cas alors d'énoncer des conditions, et on
-attendait impatiemment à ce sujet les nouvelles communications
-promises par le cabinet français. Si au contraire elles refusaient
-d'admettre aucune proposition de paix, alors ce serait le cas d'agir,
-et de régler la manière d'employer les forces de l'Autriche
-concurremment avec celles de la France. Ce cas évidemment ferait
-ressortir l'insuffisance du dernier traité d'alliance, et la nécessité
-de le modifier en se conformant aux circonstances.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nécessité dès lors pour l'Autriche de modifier son traité
-d'alliance avec la France, et de l'approprier à son nouveau rôle de
-médiatrice.</span>
-De tout cela enfin
-il résultait <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> de nouvelles dispositions à prendre pour le
-corps auxiliaire autrichien, qui se trouvait aux frontières de
-Pologne, dans une situation absolument fausse, et qu'on allait ramener
-sur le territoire autrichien avec le corps polonais, pour empêcher
-qu'il ne fût employé contrairement aux vues des deux cabinets. Du
-reste à cette déclaration M. de Metternich joignit l'expression d'un
-parfait contentement, répétant qu'il était bien heureux d'être si
-complétement d'accord avec le cabinet français, et affirmant qu'il
-ferait concorder de son mieux son ancienne qualité d'allié avec la
-récente qualité de médiateur qu'on l'avait invité à prendre.</p>
-
-<p>Jamais, dans ce jeu redoutable et compliqué de la diplomatie, on
-n'avait mieux joué et plus gagné que M. de Metternich en cette
-occasion. D'un seul coup en effet il avait résolu tous ses embarras.
-D'allié esclave il s'était fait hautement médiateur, et médiateur
-armé. Il avait osé professer que le traité d'alliance de mars 1812
-n'était plus applicable aux circonstances présentes; il avait motivé
-ses armements sans nous laisser un seul mot à objecter; il avait enfin
-résolu d'avance une grosse et prochaine difficulté qui se préparait
-pour lui, celle de l'emploi à faire du corps auxiliaire autrichien.
-Quant à l'offre d'entrer dans les vues de la France, d'agir avec elle
-pour achever de bouleverser l'Allemagne, de déplacer la Prusse,
-c'est-à-dire de la détruire, de prendre la Silésie, etc., il n'est pas
-besoin d'ajouter que l'Autriche n'en voulait à aucun prix, non par
-amour pour la Prusse, mais par amour de la commune indépendance. Elle
-éludait donc cette offre, en considérant <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> ce cas comme un cas
-de guerre, dont on aurait à s'occuper plus tard, lorsque les
-puissances belligérantes auraient refusé toutes les ouvertures de
-paix, ce qui n'était guère vraisemblable. M. de Metternich termina sa
-déclaration en annonçant qu'un courrier extraordinaire allait en
-porter la copie au prince de Schwarzenberg à Paris.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'empressement de l'Autriche à accepter le rôle de
-médiatrice armée, inspire des soupçons à M. de Narbonne.</span>
-Le ton seul de la communication l'eût rendue suspecte, quand bien même
-le sens n'en eût pas été clair. La solennité avec laquelle M. de
-Metternich appuyait sur les points essentiels, l'empressement qu'il
-mettait à informer le prince de Schwarzenberg à Paris, indiquaient le
-désir de prendre acte, tout de suite et dans les deux capitales à la
-fois, de l'importante déclaration qu'il venait de faire, ce qui
-révélait bien plutôt les précautions d'amis prêts à se quitter, que la
-cordialité d'amis prêts à confondre leurs intérêts et leurs efforts.
-M. de Narbonne était beaucoup trop clairvoyant pour ne pas
-s'apercevoir que sous cette affectation à paraître d'accord sur tous
-les points, il y avait le plus complet et le plus redoutable
-dissentiment. Qu'avait en effet entendu le cabinet français par son
-imprudente communication? Il avait entendu qu'au lieu de la
-coopération partielle stipulée par le traité de 1812, l'Autriche
-serait tenue de fournir à la France la totalité de ses forces,
-c'est-à-dire cent ou cent cinquante mille hommes; que pour pouvoir en
-arriver là elle emploierait la forme qui lui était la plus commode à
-cause de l'esprit de ses peuples, celle de la médiation, et que sur le
-refus probable, même certain, des puissances, d'accepter les
-propositions qu'on <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> leur présenterait, l'Autriche entrerait en
-lutte avec toutes ses armées, et se payerait de ses efforts par les
-dépouilles de la Prusse. Or, c'était justement le contraire
-qu'entendait M. de Metternich, sous des paroles copiées avec
-affectation sur les nôtres. Il admettait en effet que le traité de
-1812, borné à un secours de trente mille hommes, n'était plus
-applicable aux circonstances; qu'il fallait intervenir avec cent
-cinquante mille hommes, intervenir, comme le voulait la France, sous
-la forme de la médiation armée, sommer les puissances belligérantes,
-leur proposer un armistice, et puis peser sur elles pour leur faire
-accepter les conditions qu'on aurait jugées bonnes. Or, bien qu'on dût
-s'attendre à des prétentions assez peu modérées de la part de
-l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse, l'Autriche était assurée
-de les amener à céder par la seule menace d'unir ses forces aux
-nôtres, et par conséquent n'avait guère la crainte de se trouver en
-dissentiment avec elles. Il n'y avait réellement pour elle de
-difficulté à prévoir que de la part de Napoléon, qui ne voulait ni
-abandonner le grand-duché de Varsovie pour refaire la Prusse, ni
-laisser abolir la Confédération du Rhin, ni surtout renoncer aux
-départements anséatiques. Le poids des cent cinquante mille
-Autrichiens devait donc être employé à peser sur lui, et sur lui seul.
-L'alliance ainsi agrandie dans son but et ses moyens, mais convertie
-en médiation, n'était plus qu'une contrainte qu'on lui préparait, en
-se servant des propres termes de sa proposition.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne cherche à faire expliquer plus clairement M.
-de Metternich.</span>
-M. de Narbonne, sans aigreur ni emportement, plutôt avec le
-persiflage d'un homme d'esprit qui <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> ne veut pas être pris pour
-dupe, chercha pourtant à faire expliquer M. de Metternich, et à lui
-arracher une partie de son secret.&mdash;L'alliance, dit-il, ne sera plus
-limitée, soit; l'Autriche jouera dans cette grande crise le rôle qui
-sied à sa puissance, nous en sommes d'accord; elle interviendra non
-plus avec trente mille hommes, mais avec cent cinquante mille, pour
-faire accepter les conditions de la paix, mais quelles
-conditions?&mdash;Celles dont nous serons convenus, répondit M. de
-Metternich, et sur lesquelles nous vous pressons vainement de vous
-expliquer depuis trois mois, celles dont nous espérions aujourd'hui
-même la communication de votre part, et que vous nous faites attendre
-encore, ce qui rend notre déclaration incomplète en un point
-essentiel, celui des conditions que nous présenterons aux puissantes
-belligérantes en les sommant d'accepter un armistice ou la guerre.&mdash;M.
-de Narbonne ici se trouvait mis dans son tort par l'habile joueur
-auquel il avait affaire, et qui n'avait en ce moment l'avantage que
-parce qu'il avait la raison de son côté, la France n'osant pas avouer
-des conditions de paix qui dans l'état des choses n'étaient pas
-avouables.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Il lui demande ce qui adviendrait si la France n'était pas
-d'accord avec l'Autriche sur les conditions de la paix.</span>
-Mais, reprit M. de Narbonne, si ces conditions, que je ne
-connais pas encore, n'étaient pas telles que vous les désirez...&mdash;Là-dessus,
-M. de Metternich ne voulant pas accomplir trop de
-choses en un jour, et se contentant du terrain conquis, lequel était
-certes assez grand, puisque l'Autriche était parvenue à convertir
-l'alliance en médiation armée, M. de Metternich se hâta d'interrompre
-M. de Narbonne, et lui dit: Ces conditions ne m'inquiètent <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span>
-pas ... Votre maître sera raisonnable ... il n'est pas possible qu'il
-ne le soit pas ...
-<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. de Metternich pour éluder cette question.</span>
-Quoi! il risquerait tout pour cette ridicule
-chimère du grand-duché de Varsovie, pour ce protectorat non moins
-ridicule de la Confédération du Rhin, pour ces villes anséatiques qui
-n'ont plus de valeur pour lui le jour où, concluant la paix générale,
-il renonce au blocus continental!... Non, non, ce n'est pas
-possible!...&mdash;M. de Narbonne, ne voulant pas permettre à son
-adversaire de lui échapper, dit encore à M. de Metternich: Mais
-supposez que mon maître pensât autrement que vous, qu'il mît sa gloire
-à ne pas céder des territoires constitutionnellement réunis à
-l'Empire, à ne pas renoncer à un titre qu'on ne lui dispute que pour
-l'humilier, et qu'il voulût conserver à la France tout ce qu'il avait
-conquis pour elle, alors qu'adviendrait-il?&mdash;Il adviendrait ... il
-adviendrait, répliqua M. de Metternich avec un mélange d'embarras et
-d'impatience, il adviendrait que vous seriez obligés d'accorder ce que
-la France vous demande elle-même, ce qu'elle a bien le droit de vous
-demander après tant d'efforts glorieux, c'est-à-dire la paix, la paix
-avec cette juste grandeur qu'elle a conquise par tant de sang, et
-qu'il n'entre dans l'esprit de personne, même de l'Angleterre, de lui
-disputer.&mdash;Ici M. de Narbonne insistant de nouveau, et lui disant:
-Mais enfin supposez que mon maître ne fût pas raisonnable (du moins
-comme vous l'entendez), supposez qu'il ne voulût pas de vos
-conditions, quelque acceptables qu'elles vous paraissent, eh bien,
-comment comprenez-vous en ce cas le rôle du médiateur?... Pensez-vous
-qu'il devrait employer <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> contre nous cette force que nous
-sommes convenus de porter de trente mille hommes à cent cinquante
-mille?&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Poussé à bout, M. de Metternich déclare que le médiateur
-emploiera sa force contre quiconque se refuserait à une paix
-équitable.</span>
-Pressé d'en dire plus qu'il ne voulait, M. de Metternich,
-toujours plus impatienté, finit par s'écrier: Eh bien, oui! le
-médiateur, son titre l'indique, est un arbitre impartial; le médiateur
-armé, son titre l'indique encore, est un arbitre qui a dans les mains
-la force nécessaire pour faire respecter la justice, dont on l'a
-constitué le ministre ...&mdash;Puis, comme fâché d'en avoir trop dit, M,
-de Metternich ajouta: Bien entendu que toute la faveur de cet arbitre
-est pour la France, et que tout ce qu'il pourra conserver de
-partialité sera pour elle.&mdash;Mais enfin, dans certains cas, vous nous
-feriez la guerre? reprit encore M. de Narbonne.&mdash;Non, non, répondit M.
-de Metternich, nous ne vous la ferons pas, parce que vous serez
-raisonnables.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Regret de l'un et de l'autre interlocuteur d'avoir poussé
-les choses trop loin.</span>
-Alors M. de Narbonne, cherchant à rendre plaisante une
-conversation qu'il craignait d'avoir rendue trop grave, dit à M. de
-Metternich: J'aime à croire que par la nouvelle situation que vous
-avez prise, vous voulez gagner du temps, et nous ménager le loisir de
-remporter quelque victoire ... Dans ce cas, permettez-moi de n'avoir
-plus de doute, l'arbitre sera pour nous, si c'est la victoire qui doit
-le décider.&mdash;Je compte sur vos victoires, répondit M. de Metternich,
-et j'ai besoin d'y compter, car il en faudra plus d'une pour ramener
-vos adversaires à la raison. Mais, ne vous y trompez pas, le lendemain
-d'une victoire nous vous parlerions avec plus de fermeté
-qu'aujourd'hui.&mdash;</p>
-
-<p>M. de Metternich, poussé à bout, s'était exprimé avec une vivacité
-qui prouvait à quel point son cabinet <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> était résolu à soutenir
-le système de paix auquel il s'était attaché, et ici éclatait tout
-entière la grande faute que redoutaient avec raison MM. de
-Caulaincourt, de Talleyrand, de Cambacérès, lorsqu'ils conseillaient
-de ne point s'adresser à l'Autriche.
-<span class="sidenote" title="En marge">Grave faute d'avoir soi-même poussé l'Autriche à devenir
-médiatrice.</span>
-À s'adresser à elle, il n'aurait
-fallu le faire que décidés à accepter ses conditions, qui heureusement
-pour nous étaient fort acceptables; mais si on ne voulait pas de ces
-conditions, qu'elle avait assez clairement indiquées pour qu'il fût
-facile de les deviner, il fallait alors gagner du temps, ne pas la
-pousser à augmenter ses armements, ne pas lui demander plus de trente
-mille hommes, ne pas même exiger qu'elle nous les fournît exactement,
-se contenter de ce qu'elle ferait, quoi que ce fût, ajourner les
-explications, et se hâter en attendant de rejeter les coalisés au delà
-de l'Elbe, de l'Oder, de la Vistule, afin de les séparer tellement de
-l'Autriche, qu'elle fût dans l'impossibilité de leur tendre la main.
-Du reste, la faute était non pas à M. de Narbonne, envoyé pour la
-commettre, choisi pour la commettre plus vite, plus complétement qu'un
-autre, la faute était à Napoléon, à sa prétention de faire de
-l'Autriche un instrument, quand elle ne pouvait plus l'être, et, en
-voulant ainsi en faire un instrument, de lui mettre lui-même à la main
-les armes qu'elle devait tourner bientôt contre nous.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Conséquences nombreuses et promptes de la faute commise.</span>
-Les conséquences de cette faute furent immédiates, et se
-précipitèrent, on peut le dire, les unes sur les autres. À peine
-l'Autriche avait-elle pris la position de médiateur armé par sa
-déclaration du 12 avril, qu'elle profita du terrain acquis pour
-s'avancer <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> dans la voie qu'elle venait de s'ouvrir. Le roi de
-Saxe était toujours à Ratisbonne, assailli des conseils, des menaces,
-des sollicitations de tout le monde. La Prusse l'avait sommé de se
-joindre à la coalition, lui promettant toutes sortes de dédommagements
-s'il se joignait à elle, lui adressant toute espèce de menaces s'il
-s'y refusait. Il avait décliné avec beaucoup de ménagement les offres
-de la Prusse, en se fondant sur les engagements qu'il avait contractés
-avec la France, et il avait adhéré aux vues de l'Autriche. Les
-pourparlers de celle-ci pour l'amener à renoncer au grand-duché de
-Varsovie n'avaient pas cessé. Cette fois elle avait un argument
-nouveau à produire.&mdash;La France et l'Autriche venaient, disait-elle, de
-se mettre d'accord. La France avait demandé la médiation de
-l'Autriche, l'Autriche y avait consenti. On ne faisait donc rien que
-de conforme aux vues de Napoléon, et on ôterait à celui-ci un grave
-embarras en lui apportant la renonciation de la Saxe au grand-duché de
-Varsovie. On rendrait ainsi la paix non-seulement facile, mais
-certaine. D'ailleurs il fallait sauver le solide, c'est-à-dire la
-Saxe, en sacrifiant le chimérique, c'est-à-dire la Pologne, et
-renoncer à un rêve qui n'était plus de mise dans le temps
-actuel.&mdash;Vaincu par ces raisons, Frédéric-Auguste, qui sentait
-lui-même que les conquêtes n'étaient pas sa vocation, et qu'en
-s'associant à un conquérant sorti de l'enfer des révolutions, il avait
-accepté une association autant au-dessus de son génie que de sa
-conscience, souscrivit à la renonciation qui lui était demandée, et la
-signa le 15 avril, trois jours après la déclaration de médiation
-armée faite <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> par l'Autriche sur notre imprudente provocation.</p>
-
-<p>Mais ce n'était pas tout ce que l'Autriche souhaitait du roi de Saxe.
-On savait que Napoléon allait arriver à Mayence, puis à Erfurt, pour
-se mettre à la tête de ses armées, et qu'il pourrait d'un mouvement de
-sa main reprendre le pauvre roi, retiré en Bavière, et lui faire
-encore perdre l'esprit, la mémoire, le sentiment du vrai, en lui
-promettant qu'il serait roi de Pologne. Cet enchanteur, à la fois
-séduisant et terrible, devait passer trop près de Ratisbonne pour
-qu'on y laissât le faible Frédéric-Auguste exposé à sa redoutable
-influence. On insista de nouveau auprès de celui-ci pour qu'il se
-rendît à Prague.&mdash;Les coalisés, lui disait-on, étaient entrés dans
-Dresde, et là ils s'apprêtaient à gouverner le royaume de Saxe à la
-façon du baron de Stein, à peu près comme on avait gouverné la
-Vieille-Prusse, en persuadant aux peuples qu'ils étaient les maîtres
-de leur sort, et qu'ils pouvaient se donner à qui ils voulaient, quand
-leurs princes désertaient les intérêts de la commune patrie. Il
-fallait donc qu'il se hâtât de venir à Prague, en lieu sûr, à une
-petite journée de Dresde, d'où il administrerait son royaume comme
-s'il y était, et sans courir aucune espèce de danger, ni de la part
-des coalisés ni de la part des Français.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche attire définitivement le roi de Saxe à Prague.</span>
-Dans le moment même où l'on disait ces choses, le roi de Saxe avait
-reçu la sommation envoyée de Paris, et reproduite par le maréchal Ney,
-d'avoir à livrer sa belle cavalerie à ce maréchal qui en avait besoin
-pour ouvrir la campagne. C'était demander à cet excellent roi presque
-la vie. Il ressentait <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> plus que personne la crainte des
-Cosaques, qui faisaient peur à ceux qu'ils venaient secourir plus qu'à
-ceux qu'ils venaient combattre. Trois mille cavaliers et artilleurs
-superbes, escortant un trésor avec lequel on payait comptant de quoi
-les nourrir chaque jour, étaient une sorte de garde au sein de
-laquelle ce roi fugitif dormait en repos. En outre les chefs de ses
-troupes avaient déclaré ne plus vouloir servir avec les Français. En
-présence de ces circonstances, le comte de Marcolini, vieillard
-complaisant, de même humeur que son maître, ayant un peu plus d'esprit
-mais beaucoup moins d'honneur, et gouvernant ce maître par habitude,
-lui persuada que la retraite à Prague était la seule résolution à
-prendre. Presque en même temps le ministre de France, M. de Serra,
-insistant pour avoir une réponse relativement à la cavalerie,
-Frédéric-Auguste saisi d'épouvante, et plein de regrets de s'être mis
-dans de tels embarras pour la chimère de ses ancêtres, se décida
-brusquement à partir. Il avait auprès de lui un ministre éclairé, M.
-de Senft, qui l'avait jusque-là maintenu dans l'alliance de la France,
-et qui avait joué à Dresde le même rôle que M. de Metternich à Vienne,
-M. de Hardenberg à Berlin, M. de Cetto à Munich. Il fut vaincu comme
-tous ces partisans de l'alliance française, et céda.
-<span class="sidenote" title="En marge">Départ du roi de Saxe, et sa sortie de Ratisbonne.</span>
-Sans avertir le
-ministre de France, dans la nuit du 19 au 20 avril, la cour de Saxe
-partit pour Prague dans une longue suite de voitures, au milieu de
-trois mille cavaliers et artilleurs sortant de Ratisbonne le sabre au
-poing, la mèche allumée, dans la crainte de rencontrer les Français,
-et prenant la <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> route de Lintz, afin de les éviter. M. de Serra
-reçut au dernier moment une lettre pour l'Empereur, dans laquelle le
-bon Frédéric-Auguste disait que sur l'invitation de l'Autriche, dont
-il connaissait la parfaite entente avec la France, il se rendait à
-Prague, mais toujours en restant l'allié fidèle du grand monarque qui
-l'avait comblé de tant de bienfaits.</p>
-
-<p>Lorsque cette nouvelle parvint à Vienne, l'empereur François et son
-ministre M. de Metternich ne cachèrent guère leur joie de tenir enfin
-un si précieux instrument de leurs desseins.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche ramène son corps auxiliaire en Gallicie, et
-décide que le corps polonais sera désarmé pour être conduit auprès de
-l'armée française.</span>
-Au même instant, croyant
-n'avoir plus autant à se cacher, relativement au corps auxiliaire, ils
-écrivirent au prince Poniatowski qu'il fallait évacuer Cracovie, et
-rentrer dans les États autrichiens, car les hostilités allaient
-recommencer, et on ne voulait pas attirer les Russes en Bohême en se
-battant contre eux. On l'avertit de plus que pendant le trajet, les
-armes des Polonais, des Saxons et des Français, seraient déposées sur
-des chariots pour leur être ensuite restituées. Cet avis fut donné au
-prince Poniatowski au moment même où lui arrivait de Paris l'ordre de
-se préparer à rentrer en campagne, et à coopérer avec le corps
-autrichien, qui allait recevoir de son côté les instructions de
-Napoléon. Le prince Poniatowski s'était hâté de mander le tout à M. de
-Narbonne, pour que cet ambassadeur lui expliquât ces énigmes
-auxquelles il ne comprenait plus rien.</p>
-
-<p>M. de Narbonne apprenant la brusque fuite du roi de Saxe à Prague, la
-retraite forcée du corps polonais, le projet de désarmer ce corps, et
-l'espèce de défection du corps autrichien auxiliaire, reconnut
-<span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> dans cet ensemble de faits le développement des desseins de
-l'Autriche, qui moins gênée depuis qu'elle s'était hardiment
-constituée médiatrice, d'un côté attirait le roi de Saxe à Prague pour
-apporter à son plan de pacification l'adhésion si importante de ce
-prince, de l'autre ramenait les troupes autrichiennes en arrière pour
-mettre un terme à son rôle de puissance belligérante, et enfin faisait
-disparaître avec le corps polonais les restes du gouvernement du
-grand-duché, retirés sur la frontière de la Gallicie. En effet, depuis
-l'évacuation de Varsovie, les ministres du grand-duché s'étaient
-réfugiés avec le prince Poniatowski à Cracovie, où ils présentaient un
-dernier semblant de gouvernement de Pologne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Vives explications de M. de Narbonne avec M. de Metternich
-au sujet du roi de Saxe et du corps polonais.</span>
-M. de Narbonne qui s'était constitué le surveillant assidu de la
-politique autrichienne, courut de nouveau chez M. de Metternich, pour
-lui demander compte de tant de singularités, qui venaient de se
-produire presque en même temps. Il trouva M. de Metternich embarrassé
-d'avoir à répondre à tant de questions, et presque fâché de ce que les
-résultats qu'il désirait se fussent accomplis si vite. Commençant par
-le roi de Saxe, M. de Metternich se hâta de dire à M. de Narbonne
-qu'il leur était tombé en Bohême comme la foudre, et que personne
-n'était plus surpris que l'empereur et lui de cette soudaine arrivée à
-Prague.&mdash;Comme la foudre, soit, lui répondit M. de Narbonne, mais je
-vous crois aussi habile que Franklin à la diriger.&mdash;Du reste
-l'ambassadeur de France ne s'arrêta pas davantage à un sujet sur
-lequel il n'aurait eu que des démentis à donner, ce qui n'était ni
-séant ni politique, <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> et il en vint tout de suite au point le
-plus important, c'est-à-dire à la prétention qu'on avait de ramener le
-corps polonais en Bohême, et de l'y désarmer, ce qui exigeait une
-explication immédiate, car il pouvait survenir à Cracovie un conflit
-entre le prince Poniatowski et le comte de Frimont, chargé du
-désarmement, et même un éclat direct avec l'Autriche, si les ordres de
-Napoléon au corps auxiliaire autrichien ne rencontraient que la
-désobéissance. M. de Metternich ne voulant pas avouer l'arrangement
-secret signé avec les Russes, s'excusa le plus adroitement qu'il put,
-en disant que l'avis donné au prince Poniatowski était un avis tout
-amical, qui ne l'obligeait à rien; qu'ayant rempli loyalement les
-devoirs de compagnons d'armes envers les Polonais depuis la retraite
-commencée en commun, on les prévenait de l'impossibilité où l'on
-allait être de les soutenir; que les Russes approchaient en force,
-qu'on ne voulait pas les attirer sur le territoire autrichien en les
-combattant de nouveau, et se mettre d'ailleurs en contradiction avec
-le rôle de médiateur qu'on venait de prendre à l'instigation de la
-France; qu'on était donc résolu à rentrer en Gallicie où l'on espérait
-n'être pas suivi, si on s'abstenait de toute hostilité, et que par
-suite on avait offert au prince Poniatowski de s'y retirer avec les
-Autrichiens, pour n'être pas fait prisonnier, ce qui entraînait
-l'obligation de déposer momentanément les armes, car il n'était pas
-d'usage de traverser en armes un territoire neutre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Embarras de M. de Metternich, naissant de son rôle complexe
-d'allié et de médiateur.</span>
-Telles furent les explications de M. de Metternich. Il y avait bien
-des réponses à lui opposer, car s'il <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> avait pris une position
-simple et vraie, en nous conseillant ouvertement la paix, et en se
-chargeant sur notre provocation du rôle de médiateur pour y
-travailler, il s'en fallait qu'il eût osé prendre une position aussi
-franche à l'égard du traité d'alliance. En effet, tout en le disant
-insuffisant dans quelques-unes de ses dispositions, il ne contestait
-pas le principe de l'alliance, et dès lors le concours des forces
-demeurait obligatoire, au moins pour le corps auxiliaire autrichien.
-Il restait donc bien des moyens de répondre à M. de Metternich, mais
-il eût été beaucoup plus habile de le laisser dans l'idée qu'il
-pouvait remplir à la fois les deux rôles de médiateur et d'allié, afin
-de lui imposer le plus longtemps possible les obligations du rôle
-d'allié. Malheureusement M. de Narbonne n'avait pas été envoyé dans
-cette intention, et il persista à embarrasser son antagoniste.&mdash;Le
-traité d'alliance, lui dit-il, existait encore; M. de Metternich en
-convenait, et mettait même beaucoup de soins à le soutenir. À la
-vérité, on considérait ce traité comme n'étant plus entièrement
-applicable aux circonstances, mais en ce point seulement qu'un secours
-de trente mille hommes ne paraissait plus proportionné à la gravité de
-la situation. Il n'en résultait pourtant pas que le secours de trente
-mille hommes serait lui-même refusé. Ces trente mille Autrichiens
-joints aux Polonais pouvaient présenter une force de quarante-cinq
-mille hommes, qui placés sur le flanc gauche des coalisés, leur
-porterait des coups sensibles, ou du moins paralyserait par sa seule
-présence cinquante mille de leurs soldats. Enfin Napoléon partant
-pour l'armée avait annoncé qu'il <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> donnerait bientôt des ordres
-au corps autrichien, en vertu du traité du 14 mars 1812. Allait-on
-désobéir, déclarer que le traité n'existait plus, le déclarer à
-l'Europe, à Napoléon lui-même? Et puis ne songeait-on pas à l'honneur
-des armes? Allait-on se retirer devant quelques mille Russes, car le
-corps de Sacken n'était pas de plus de vingt mille hommes, et après
-être rentré ainsi timidement dans ses frontières, irait-on s'y cacher,
-et désarmer ses propres alliés? Était-ce là une conduite digne de
-l'Autriche? Ces alliés eux-mêmes consentiraient-ils à remettre leurs
-armes, quand parmi eux surtout se trouvaient des Français? Et s'ils
-refusaient de les remettre, les désarmerait-on de vive force, ou bien
-les livrerait-on aux Russes?...&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich échappe à son embarras en considérant la
-question du point de vue de la prudence.</span>
-Il n'y avait rien à répondre à ces observations, M. de Metternich
-n'ayant eu encore que la hardiesse de se déclarer médiateur, et
-n'ayant pas eu celle de dépouiller entièrement la qualité d'allié.
-Aussi, évitant des questions trop embarrassantes, M. de Metternich se
-porta sur un terrain où il lui était plus facile de se défendre, celui
-de la prudence.&mdash;Qu'importaient à Napoléon, qui allait pousser de
-front avec sa redoutable épée les maladroits coalisés venus au-devant
-de lui, qu'importaient, dit M. de Metternich, quelques mille
-Autrichiens et Polonais de plus à Cracovie? Pour une satisfaction
-assez vaine, celle de compromettre l'Autriche (car au fond on ne
-voulait pas autre chose), on allait la placer dans une position fausse
-à l'égard des puissances belligérantes, auxquelles elle avait à se
-présenter comme arbitre, rendre impossible son rôle de médiatrice,
-l'exposer <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> à un soulèvement de l'opinion publique si elle
-tirait un coup de fusil contre les coalisés, lui faire peut-être
-perdre le timon des affaires allemandes, qu'elle tenait déjà d'une
-main tremblante et tourmentée. Si elle refusait ces trente mille
-hommes aujourd'hui, c'était pour en offrir cent cinquante mille plus
-tard, lorsqu'on serait convenu de conditions de paix acceptables, ce
-qui dépendait de la France seule, et ce qu'elle pouvait même rendre
-instantané. Il fallait d'ailleurs être raisonnable, et ne pas demander
-à l'Autriche de se battre contre les Allemands pour les Polonais. Ce
-n'était pas là une situation soutenable, dans l'état des opinions à
-Vienne, à Dresde, à Berlin. Quant à l'honneur, on y avait songé, et si
-on voulait se retirer, c'était parce qu'on était sûr d'avoir devant
-soi des forces considérables. Quant aux Polonais, on offrait de les
-recevoir, de les nourrir, et on ne le ferait que pour plaire à la
-France, car les admettre en Gallicie c'était accepter déjà la plus
-incommode visite, et ce serait s'exposer à la plus dangereuse que de
-les y laisser armés. De plus leur souverain, le roi de Saxe, avait
-consenti à leur désarmement momentané. Restait le bataillon français:
-eh bien, quant à celui-là, on comprenait sa susceptibilité justifiée
-par tant d'exploits! on ferait à Napoléon le sacrifice de respecter
-dans ces quelques centaines d'hommes, sa gloire, celle de l'armée
-française, et on violerait les principes en autorisant ce bataillon à
-demeurer en armes sur un territoire neutre, car effectivement on
-avait, au su de Napoléon, déclaré neutre le territoire de la Bohême
-pour empêcher les Russes d'y pénétrer.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> <span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne voyant le danger de pousser
-l'Autriche trop vivement, s'arrête, et demande de nouvelles
-instructions à sa cour.</span>
-En abandonnant le terrain du droit pour se porter sur celui de la
-prudence, M. de Metternich redevenait plus fort, et on ne pouvait
-regretter qu'une chose, c'est que la situation ne lui permît pas
-d'être plus franc, et que M. de Narbonne n'eût pas la permission
-d'être plus modéré, car nous serions arrivés sur-le-champ à une
-médiation équitable et acceptée de l'Europe entière. Quoi qu'il en
-soit, M. de Narbonne reconnut tout de suite qu'on s'abusait en voulant
-obtenir de l'Autriche un concours efficace avec nos conditions
-sous-entendues de paix, et que la neutralité était tout ce qu'on
-pourrait en attendre, et encore au prix de victoires promptes et
-décisives. Il en fit part à M. de Bassano, en sollicitant des
-directions nouvelles pour la situation si difficile dans laquelle il
-se trouvait placé. Un nouveau fait que lui mandait de Munich notre
-ambassadeur, M. Mercy d'Argenteau, révélait tout le travail de
-l'Autriche pour amener des adhérents à son système de médiation armée.
-Elle avait cherché à faire de la Bavière ce qu'elle avait fait de la
-Saxe, une alliée de la France à double entente, alliée, si la France
-acceptait une paix allemande, ennemie, si elle persistait à vouloir
-une paix oppressive pour l'Allemagne. La Bavière, affamée de repos,
-assaillie des cris du patriotisme germanique, avait prêté l'oreille
-aux propositions de l'Autriche, et les avait presque admises, jusqu'au
-moment où celle-ci, songeant à ses propres intérêts, lui avait
-redemandé la ligne de l'Inn, ce qui entraînait pour la Bavière un
-sacrifice de territoire, sans compensation possible. Au simple énoncé
-de cette prétention, la Bavière était redevenue <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> fidèle à la
-France, et plusieurs indiscrétions calculées de sa part avaient appris
-à notre légation que l'Autriche avait essayé sans succès de séduire
-l'un de nos alliés allemands. Ces détails avaient été mandés à M. de
-Narbonne à Vienne, à M. de Bassano à Paris. Ils confirmaient
-pleinement les idées qu'on ne pouvait manquer de se faire en voyant
-agir la cour de Vienne, et en l'entendant parler, c'est qu'elle
-cherchait à créer un parti intermédiaire, pour parvenir à une paix à
-son gré, au gré de l'Allemagne, et non au gré de Napoléon! Hélas! que
-n'acceptions-nous une telle paix, qui ne retranchait rien à notre
-grandeur véritable, et ne retranchait quelque chose qu'à cette
-grandeur chimérique et impossible que Napoléon s'obstinait à défendre!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon apprend à Mayence tout ce qui s'était passé en
-Autriche.</span>
-Ces faits si importants et si multipliés de la politique européenne
-s'étaient passés du 1<sup>er</sup> au 20 avril, pendant que Napoléon préparait
-son départ de Paris, en partait, arrivait à Mayence, et y donnait ses
-premiers ordres. Rendu le 17 avril à Mayence, il s'était mis tout de
-suite au travail, et pendant qu'il portait sur toutes choses son
-regard ardent et sa main puissante, il avait arrêté au passage les
-courriers diplomatiques allant et venant, et avait appris, non pas
-complétement, car tous les courriers ne traversaient pas Mayence, mais
-suffisamment, ce que nous venons de rapporter, et avait pu s'en faire
-une idée au moins approximative. Ce qui l'avait le plus surpris,
-c'était le brusque départ du roi de Saxe pour Prague, au moment où
-l'armée française arrivait pour dégager ses États; c'était la
-politique si compliquée de l'Autriche à l'égard de ce prince, et il
-avait même <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> supposé, ne sachant pas tout, que l'Autriche
-voulait entraîner le malheureux Frédéric-Auguste à commettre des
-fautes, pour le perdre dans l'affection de la France, et ôter à
-celle-ci tout motif de lui conserver le grand-duché de Varsovie. La
-retraite du corps autrichien lui avait paru moins obscure, et il avait
-vu que l'Autriche, sans nier l'alliance, en repoussait les
-obligations.
-<span class="sidenote" title="En marge">Son irritation surtout par rapport au désarmement des
-Polonais.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Il défend au prince Poniatowski de livrer ses armes.</span>
-Mais le désarmement des Polonais l'avait indigné, et il
-avait expédié un courrier à Cracovie, pour enjoindre au prince
-Poniatowski de ne se laisser désarmer à aucun prix, de rentrer, s'il
-le fallait, en Pologne, d'y faire à tout risque la guerre de
-partisans, et de périr plutôt que de remettre ses armes, ajoutant avec
-une véhémence et une grandeur de langage qui n'appartenaient qu'à lui:
-<cite>L'Empereur ne tient nullement à conserver des hommes qui se seraient
-déshonorés</cite>.&mdash;De plus, il maintenait l'avertissement, donné au comte
-de Frimont, de se tenir prêt à obéir à ses premiers ordres.</p>
-
-<p>Se servant de M. de Caulaincourt comme ministre des affaires
-étrangères en l'absence de M. de Bassano, il écrivit à M. de Narbonne
-qu'il ne comprenait pas la conduite de l'Autriche, ou plutôt qu'il
-commençait à la trop comprendre, qu'il s'était laissé aller à la
-confiance à son égard, mais qu'il s'apercevait qu'elle jouait double
-jeu, et qu'elle ménageait à la fois ses ennemis et lui; que la
-politique de cette puissance à l'égard de la Saxe était singulièrement
-obscure, qu'il fallait tâcher d'en découvrir le secret, et chercher à
-savoir si la place de Torgau, où s'était retirée l'infanterie saxonne,
-serait ou non fidèle à la France, ce qu'il importait fort de
-connaître dans un <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> moment où l'on se préparait à opérer sur
-l'Elbe; qu'il fallait encore faire expliquer l'Autriche sur ce qu'on
-avait à attendre du corps auxiliaire, la forcer à dire s'il obéirait
-ou non, et surtout lui bien persuader qu'elle devait renoncer au
-désarmement des troupes polonaises.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ordre à M. de Narbonne de faire expliquer de nouveau
-l'Autriche, sans provoquer toutefois un éclat.</span>
-Napoléon, en un mot, recommandait
-à M. de Narbonne de percer tous les mystères qui l'entouraient, mais
-sans éclat, en ménageant le père de l'Impératrice, et en lui donnant,
-à lui Napoléon, le temps de couper à Dresde, où il allait marcher, le
-n&oelig;ud gordien qu'on ne pouvait pas dénouer à Vienne. En même temps
-il écrivit à M. de Bassano qui était resté à Paris, pour que celui-ci
-montrât au prince de Schwarzenberg les nouvelles reçues, en lui
-demandant compte de l'étrange contradiction qui se trouvait entre ses
-paroles et les faits survenus à Cracovie. Le prince de Schwarzenberg
-avait dit en effet à Napoléon que ses ordres seraient exécutés par le
-comte de Frimont, et néanmoins tout à cette heure annonçait le
-contraire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se propose de trancher avec son épée toutes les
-difficultés de la situation.</span>
-Du reste c'étaient là pour Napoléon des sujets de peu d'inquiétude.
-Ces embarras, ces ruses, il se promettait d'y mettre un terme
-prochain, en débouchant bientôt en Saxe avec deux cent mille hommes
-par toutes les issues de la Thuringe. À peine arrivé à Mayence, il y
-avait employé son temps avec cette activité, cette intelligence sans
-égales, qui en faisaient le premier administrateur du monde. Quoiqu'il
-fût le plus obéi des hommes, et celui qui commandait le mieux,
-quoiqu'il n'eût pas perdu un instant, il y avait dans les résultats
-accomplis de nombreux mécomptes. Malgré l'ordre précis de n'expédier
-des <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> dépôts que des détachements bien organisés, bien vêtus,
-bien armés, malgré la présence à Mayence et le zèle infatigable du
-vieux duc de Valmy, il manquait encore à tous les corps beaucoup de
-matériel et surtout beaucoup d'officiers. Mais dix ou quinze jours de
-travail sur les lieux suffisaient à Napoléon pour tout réparer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Activité que Napoléon déploie à Mayence pour fournir à ses
-troupes ce qui leur manque.</span>
-Il commença par l'argent, dont on était entièrement dépourvu. La
-trésorerie, en effet, interprétant trop à la rigueur l'ordre de
-centraliser les caisses à Magdebourg, pour les mettre à l'abri des
-surprises de la guerre, n'avait pas laissé de caisse à Mayence.
-Quantité d'opérations administratives étaient arrêtées par cette seule
-circonstance. Napoléon fit remédier à cette erreur. Il apportait
-d'ailleurs sa caisse particulière, restée un secret pour tous ses
-coopérateurs, et il en tira ce qu'il fallait pour les besoins
-imprévus, toujours si fréquents à la guerre. Des officiers de la ligne
-ou de la garde revenus de Russie après avoir tout perdu, attendaient
-encore leur indemnité. On la leur compta immédiatement. Beaucoup de
-détachements arrivaient les uns avec une simple veste, les autres avec
-leur habillement entier, mais avec un armement incomplet.
-<span class="sidenote" title="En marge">Objets qui manquaient et qu'il fallait se procurer.</span>
-Les objets
-manquants ou n'étaient point encore confectionnés, ou étaient en route
-à la suite des corps. Les régiments provisoires notamment, qu'on avait
-composés, comme nous l'avons dit, avec des bataillons épars, étaient
-les plus mal pourvus, faute d'une administration commune. Ils
-n'avaient ni drapeaux, ni musique, ni souvent les objets d'équipement
-les plus indispensables. Les officiers manquaient dans ces régiments,
-<span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> et surtout dans les régiments de cohortes, qui étaient
-commandés presque en entier par des officiers tirés de la réforme. Le
-matériel de l'artillerie en canons était arrivé, mais le harnachement
-et beaucoup d'autres objets n'avaient pas suivi. Les chevaux de trait
-étaient en nombre insuffisant. La cavalerie, ainsi qu'il était facile
-de le prévoir, était la plus en arrière de toutes les armes.
-Indépendamment de celle que le général Bourcier réorganisait en
-Hanovre avec des chevaux pris en Allemagne, et avec des hommes
-revenant de Russie, le duc de Plaisance recueillait dans tous les
-dépôts du Rhin ce qui était prêt à servir, et devait le conduire en
-régiments provisoires à la grande armée; et ici encore c'étaient les
-chevaux qui constituaient la plus grosse difficulté.</p>
-
-<p>Napoléon pourvut à tout avec son activité et son argent comptant. Des
-officiers envoyés de tous les côtés allaient accélérer le transport de
-ce qui était resté sur les routes, en payant et en requérant des
-charrois extraordinaires. Le pays sur les bords du Rhin, et sur ceux
-du Main, étant riche en toutes choses, Napoléon fit amener à prix
-d'argent les ouvriers et les matières, et de plus chargea les
-régiments, en leur avançant des fonds, de se pourvoir eux-mêmes de ce
-dont ils avaient besoin, ce qu'ils firent avec empressement et succès.
-Les chevaux abondant dans la contrée, on courut en acheter jusqu'à
-Stuttgard, et on en trouva beaucoup soit de trait, soit de selle.
-Quant aux officiers, dont il avait été appelé un grand nombre
-d'Espagne, et qui arrivaient par les voitures publiques, Napoléon les
-employait sur-le-champ. Lorsque cette source était <span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span>
-insuffisante, il se faisait désigner, dans des revues qu'il passait en
-personne, les individus capables de remplir les grades vacants, leur
-délivrait des brevets sans attendre le travail des bureaux de la
-guerre, et les faisait reconnaître le jour même dans les régiments. Il
-avait dit qu'il ne serait plus l'empereur Napoléon, mais le général
-Bonaparte, et il tenait parole. Il avait réduit ses propres équipages
-au plus strict nécessaire, et exigé que tous les généraux suivissent
-son exemple.&mdash;Il faut que <cite>nous soyons légers</cite>, disait-il, car nous
-aurons beaucoup d'ennemis à battre, et nous ne le pourrons qu'en nous
-multipliant, c'est-à-dire en marchant vite.&mdash;</p>
-
-<p>Animant ainsi tout de sa présence, dès qu'un régiment avait ce qu'il
-lui fallait, sous le double rapport du matériel et du personnel, il
-l'envoyait rejoindre ou le maréchal Ney à Wurzbourg, ou le maréchal
-Marmont à Hanau, ou la garde impériale à Francfort. La garde en
-particulier exigeait les plus grands soins, car la partie valide était
-sur l'Elbe avec le prince Eugène, les débris à réorganiser étaient
-répandus entre Fulde et Francfort, et tout ce qui était de nouvelle
-levée couvrait les routes de Paris à Mayence. Les cavaliers amenaient,
-outre le cheval qu'ils montaient, deux chevaux de main pour leurs
-camarades revenus démontés de Russie. Napoléon s'occupa de réunir ces
-éléments, et, grâce à lui, l'organisation de ces divers corps d'armée
-fut singulièrement accélérée. Le corps du général Lauriston,
-exclusivement composé de cohortes, avait déjà rejoint le prince Eugène
-sur l'Elbe. Ceux des maréchaux Ney et Marmont étaient prêts à entrer
-en campagne. Le corps du général <span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> Bertrand débouchait sur
-Augsbourg, et y trouvait l'artillerie que Napoléon lui avait envoyée
-pour le dispenser de la traîner à travers les Alpes, de l'argent pour
-acheter en Bavière deux mille chevaux de trait, et les trois mille
-recrues destinées d'abord aux cadres revenus de Russie, mais
-définitivement attribuées au corps arrivant d'Italie. Tout
-s'accomplissait si vite, jusqu'à l'éducation des hommes, qu'on faisait
-chaque jour arrêter les troupes en marche, pour répéter les
-man&oelig;uvres que Napoléon avait spécialement recommandées, et qui
-consistaient à former le bataillon en carré, à le déployer en ligne,
-puis à le reployer en colonne d'attaque.</p>
-
-<p>Ce n'est pas ainsi assurément qu'on peut créer de bonnes armées. Mais
-quand, par suite d'une politique sans mesure, on s'est condamné à tout
-faire vite, il est au moins heureux de savoir apporter à l'exécution
-des choses cette prodigieuse rapidité.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Singulier accord entre le génie de Napoléon et celui de la
-nation française.</span>
-D'ailleurs, il faut le dire, par son génie particulier la nation
-française se prêtait merveilleusement aux fautes de Napoléon, et était
-même une séduction pour l'entraîner à les commettre. Cette nation
-prompte, intelligente et héroïque, qui depuis les premiers temps de
-son histoire n'a cessé d'être en guerre avec l'Europe, qui pendant
-vingt-deux ans de révolution, de 1792 à 1815, ne s'est pas reposée un
-jour, tandis que les nations avec lesquelles elle était successivement
-aux prises se reposaient tour à tour, est la seule peut-être au monde
-dont on puisse en trois mois convertir les enfants en soldats. En
-1813, la chose était plus facile que jamais. Napoléon possédait des
-sous-officiers, des officiers et <span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> des généraux consommés, qui
-avaient pratiqué vingt ans la guerre, qui avaient en eux-mêmes et en
-lui une confiance sans bornes, qui, tout en lui gardant rancune du
-désastre de Moscou, voulaient réparer ce désastre, et il ne leur
-fallait pas beaucoup de temps pour s'emparer de cette jeunesse
-française, et la remplir de tous les sentiments dont ils étaient
-animés. Avec de tels éléments on pouvait encore accomplir des
-prodiges. Il ne restait qu'un v&oelig;u à former, c'est que tout ce sang
-généreux ne fût pas versé uniquement pour ajouter un nouvel éclat à
-une gloire déjà bien assez éclatante, et qu'il servît aussi à sauver
-notre grandeur, non pas cette folle grandeur qui se piquait d'avoir
-des préfets à Rome et à Hambourg, mais cette grandeur raisonnable qui
-consistait à nous asseoir définitivement dans les limites que la
-nature nous a tracées, et que notre révolution de 1789, joignant à la
-promulgation de principes immortels l'achèvement de notre territoire
-national, nous avait glorieusement conquises! Suivons ces tristes
-événements, et on verra à quelles épreuves nous étions encore
-réservés.</p>
-
-<p>Napoléon avait calculé qu'en laissant environ 30 mille hommes à
-Dantzig et à Thorn, 30 mille à Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, ce
-qui faisait 60 mille hommes pour les places de la Vistule et de
-l'Oder, le prince Eugène, renforcé par le corps du général Lauriston
-qui lui avait été envoyé en mars, pourrait réunir 80 mille combattants
-sur l'Elbe. Il espérait déboucher avec 150 mille de la Thuringe, en
-recueillir en passant 50 mille venant d'Italie, et aller ainsi avec
-200 mille hommes donner la main <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> aux 80 mille du prince
-Eugène. C'était plus qu'il n'en fallait pour accabler les 150 mille
-soldats dont les Russes et les Prussiens se flattaient de disposer à
-l'ouverture de la campagne. Venaient ensuite les trois armées de
-réserve, l'une en formation en Italie, l'autre à Mayence, la troisième
-en Westphalie, lesquelles devaient être prêtes en juin ou juillet. Il
-y avait là de quoi tenir tête, et aux ennemis présents qu'on allait
-avoir sur les bras au printemps, et aux ennemis futurs que l'été ou la
-politique de l'Autriche pouvait amener en ligne quelques mois après.</p>
-
-<p>Comme il arrive toujours, il y avait du mécompte, non pas précisément
-dans le nombre des troupes réunies, mais dans l'époque de leur
-réunion, ce qui devait priver Napoléon d'une partie des forces sur
-lesquelles il avait compté pour le début des hostilités.
-<span class="sidenote" title="En marge">État exact des armées de Napoléon au moment de l'entrée en
-campagne.</span>
-Ainsi, au
-lieu de 280 mille hommes de troupes actives dans les derniers jours
-d'avril, ou les premiers jours de mai, c'étaient 200 mille hommes
-qu'il allait avoir sous la main, mais 200 mille réellement présents au
-drapeau, et c'était du reste assez pour reconduire promptement sur
-l'Elbe et sur l'Oder, même sur la Vistule, les ennemis imprudents qui
-étaient venus le braver de si près. Voici l'état et la distribution de
-ses forces, à la fin d'avril, au moment où les opérations allaient
-commencer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces du prince Eugène, placé au confluent de l'Elbe et de
-la Saale, pour y attendre Napoléon.</span>
-Le prince Eugène après avoir laissé 27 à 28 mille hommes à Dantzig, 32
-ou 33 mille dans les autres places de la Vistule et de l'Oder, ce qui
-faisait les 60 mille dont nous venons de parler, avait à peu près 80
-mille hommes de troupes actives, mais point assez disponibles pour
-les amener toutes à la <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> rencontre de Napoléon, quand celui-ci
-déboucherait en Saxe. Ainsi le prince Poniatowski, rejeté vers les
-frontières de la Bohême, était séparé du prince Eugène par la masse
-entière des coalisés, qui avaient passé l'Elbe sur plusieurs points.
-De tout ce qu'il y avait de Polonais à notre service on n'avait pu
-recueillir que la division Dombrowski, forte d'environ 2 mille
-fantassins et de 1500 cavaliers, et occupée actuellement à se
-réorganiser à Cassel. Du corps de Reynier, depuis la séparation des
-Saxons, il restait la division française Durutte, qui avait été de 15
-mille hommes, et qui était encore de 4 mille après avoir fait la
-campagne de 1812, en Pologne, il est vrai, et point en Russie. Les 28
-mille hommes de la division Lagrange et du corps de Grenier étaient
-réduits à 24 mille par les combats journaliers avec les Prussiens et
-les Russes. Ces trois divisions (car le corps de Grenier avait été
-divisé en deux), placées sous les ordres supérieurs du maréchal
-Macdonald, et confiées directement aux généraux Fressinet, Gérard et
-Charpentier, présentaient, après un hiver passé devant l'ennemi, une
-troupe excellente. Enfin le corps du général Lauriston, qui aurait dû
-être de 40 mille combattants, n'était plus, par suite des maladies et
-du retard de plusieurs cohortes, que de 32 mille, mais tous hommes
-faits, et commandés par des divisionnaires du plus grand mérite, tels
-que le général Maison par exemple. De ce corps il avait fallu détacher
-encore la division Puthod, afin de couvrir le bas Elbe, en attendant
-que les maréchaux Davout et Victor avec leurs bataillons réorganisés,
-pussent l'un reprendre Hambourg, <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> l'autre occuper Magdebourg.
-Toutefois parmi ces bataillons réorganisés, il y en avait huit, ceux
-du maréchal Victor, qui étaient restés jusqu'ici à la disposition du
-prince Eugène, et qui gardaient Dessau, point fort important puisqu'il
-était placé à peu de distance du confluent de l'Elbe et de la Saale,
-et que c'était derrière ces deux cours d'eau que le prince Eugène et
-Napoléon devaient opérer leur jonction. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) Ce
-prince avait enfin la cavalerie remontée en Hanovre, qui arrivait
-lentement, et 3 mille hommes de la garde impériale, qu'il devait
-bientôt rendre à la grande armée.
-<span class="sidenote" title="En marge">Au lieu de 80 mille hommes, le prince Eugène n'en peut
-réunir que 62 mille, mais tous présents au drapeau.</span>
-C'est par suite de ces détachements,
-de ces retards, de ces réductions, que le prince Eugène ne pouvait
-venir joindre Napoléon qu'avec 62 mille hommes environ, au lieu de 80
-mille dont il aurait pu disposer, s'il n'avait été séparé du prince
-Poniatowski, s'il n'avait été obligé d'envoyer la division Puthod sur
-le bas Elbe, et si ses corps n'avaient fait pendant l'hiver quelques
-pertes inévitables. Mais ces 62 mille hommes étaient tous présents
-sous les armes, très-animés, et très-bien commandés. Ils étaient
-répandus sur l'Elbe depuis Wittenberg jusqu'à Magdebourg, prêts à
-étendre la main derrière la Saale, pour se joindre à Napoléon, qu'ils
-attendaient avec impatience. Ils avaient tout récemment si bien reçu
-les Prussiens et les Russes en avant de Magdebourg, qu'ils les avaient
-rendus fort circonspects.</p>
-
-<p>Sur le Main Napoléon avait espéré réunir 150 mille hommes, et 200
-mille après sa jonction avec le général Bertrand. Il avait supposé que
-le maréchal Ney pourrait avoir 60 mille hommes, le maréchal <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span>
-Marmont 40, le général Bertrand 50, et que la garde n'en compterait
-pas moins de 40. En ajoutant à ces forces environ 10 mille hommes des
-petits princes allemands, il devait atteindre le chiffre de 200 mille
-combattants au moment de son apparition en Saxe. Voici les réductions
-qu'il avait encore subies en passant de l'espérance à la réalité.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces du maréchal Ney, qui au lieu de 60 mille hommes,
-n'en peut avoir que 48 mille à l'ouverture des hostilités.</span>
-Le maréchal Ney, au lieu de 60 mille hommes, n'en avait que 48 mille,
-parce que les Wurtembergeois et les Bavarois lui manquaient, et
-surtout parce qu'il n'avait pu attirer à lui la cavalerie saxonne. Il
-possédait quatre belles divisions d'infanterie française, formées avec
-des cohortes et des régiments provisoires, ayant en fait d'instruction
-deux mois d'avance sur les autres, et, depuis plus d'un mois et demi,
-exercées sous ses yeux autour de Wurzbourg. Elles comprenaient environ
-42 mille fantassins présents au drapeau, et en attendaient encore 7 à
-8 mille. Napoléon y avait joint ceux des alliés qui avaient été les
-plus obéissants, parce qu'ils étaient les plus rapprochés de nous, les
-Hessois, les Badois, les Francfortois, au nombre de 4 mille hommes
-sous le général Marchand. Quinze cents artilleurs, et 500 hussards qui
-composaient toute sa cavalerie, portaient son corps à 48 mille hommes,
-ainsi que nous venons de le dire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces du maréchal Marmont, qui au lieu de 40 mille hommes,
-en a 32 mille.</span>
-Le second corps du Rhin qui s'organisait à Hanau, sous le maréchal
-Marmont, ne s'élevait pas à 40 mille hommes, comme on l'avait supposé,
-mais à 32 mille, beaucoup de détachements étant encore en retard. La
-troisième des divisions de ce corps, celle du général Teste, ayant
-trop d'hommes en arrière, <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> s'était vue obligée de les attendre
-avant de rejoindre la grande armée. Elle devait, dès qu'elle serait
-complétée, aller en Hesse pour veiller sur la royauté menacée du roi
-Jérôme, recueillir en passant la division Dombrowski, et se réunir
-ensuite sur l'Elbe au corps dont elle était destinée à faire partie.
-Les trois divisions restantes offraient 26 ou 27 mille combattants,
-parmi lesquels le beau corps d'infanterie de marine, et à leur tête
-d'illustres divisionnaires, tels que les généraux Compans et Bonnet.
-Ce dernier était celui qui s'était signalé en Espagne, ce qui prouve
-que Napoléon tirait de cette contrée tout ce qu'il y avait de mieux
-pour l'opposer à la nouvelle coalition.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La garde impériale n'a que 15 mille hommes de prêts sur 40
-mille.</span>
-Enfin la garde impériale, qui devait s'élever à plus de 40 mille
-hommes, était loin d'être prête, malgré l'activité que Napoléon avait
-déployée pour la réorganiser. Il y avait environ 3 mille soldats de
-vieille garde, 8 à 9 mille de jeune garde, les uns et les autres en
-état de partir, plus 3 mille cavaliers, et ce qu'il fallait
-d'artilleurs pour servir cent bouches à feu. Ces 15 à 16 mille hommes
-devaient recueillir les 3 mille hommes que le prince Eugène avait
-auprès de lui, et laissaient derrière eux 25 mille hommes en route,
-lesquels allaient bientôt se former à Mayence, à Hanau, à Wurzbourg,
-quand on leur aurait fait place.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le corps du général Bertrand est celui qui présente le
-moins de mécompte; il compte 45 mille hommes sur 50.</span>
-Le général Bertrand était celui qui avait éprouvé le moins de
-mécomptes dans la composition de son corps d'armée. Il amenait quatre
-divisions d'infanterie, dont trois françaises et une italienne,
-comprenant 36 à 37 mille fantassins et 2,500 artilleurs. <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> Au
-lieu de 6 mille cavaliers qu'il s'était flatté d'avoir, il n'avait pu
-en réunir que 2,500, le 19<sup>e</sup> de chasseurs et deux régiments de
-hussards en formation à Turin et à Florence n'ayant pu être prêts à
-temps. Ajoutant à cet effectif 3 mille conscrits qu'il venait de
-recueillir à Augsbourg, il avait à peu près 45 mille hommes, bien
-disposés et plus instruits que le reste de la nouvelle armée, parce
-qu'ils se composaient de vieux cadres, et de conscrits comptant un an
-ou deux d'instruction. Le général Bertrand n'ayant jamais commandé des
-troupes, Napoléon lui avait donné pour le seconder le général Morand,
-l'ancien compagnon de Friant et de Gudin dans le 1<sup>er</sup> corps, et l'un
-des meilleurs généraux de l'armée. Napoléon ne pouvait pas lui laisser
-quatre divisions, la plupart des maréchaux n'en ayant que trois. Il
-lui attribua les divisions Morand et Peyri (celle-ci italienne), qui
-se trouvaient en avant des autres, et destina au maréchal Oudinot les
-divisions Pactod et Lorencez, qui étaient restées en arrière. Les
-Wurtembergeois et les Bavarois, quand on pourrait les amener, devaient
-fournir une troisième division, les premiers au général Bertrand, les
-seconds au maréchal Oudinot.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, avec le prince Eugène, pouvait néanmoins réunir
-200 mille hommes le jour des premières hostilités, ce qui était
-suffisant pour battre les coalisés.</span>
-En tenant compte de ces diverses réductions, Napoléon pouvait, avec
-les 48 mille hommes du maréchal Ney, avec les 27 mille du maréchal
-Marmont, avec les 15 mille de la garde et les 45 mille du général
-Bertrand, déboucher en Saxe à la tête de 135 mille hommes et de 350
-bouches à feu, donner la main au prince Eugène qui l'attendait sur
-l'Elbe avec 62 mille hommes et 100 bouches <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> à feu, et opposer
-ainsi à l'ennemi 200 mille combattants, véritablement présents au
-drapeau. Ces 200 mille combattants devaient être bientôt complétés par
-50 mille autres, et suivis de trois armées de réserve, qui porteraient
-le total de nos forces à 400 mille soldats au moins. C'était un
-résultat prodigieux, quand on songe que Napoléon n'avait eu que trois
-mois pour réunir ces éléments dispersés, ou presque détruits, c'était
-même un résultat peu croyable. Aussi les Allemands, dont la haine
-s'exhalait en railleries autant qu'en cris de rage, publiaient-ils des
-caricatures dans lesquelles ils représentaient des détachements de
-soldats qui après être sortis de Mayence par une porte y rentraient
-par l'autre, afin de simuler une suite incessante de troupes passant
-le Rhin. Mais en voyant aujourd'hui les corps français défiler en
-longues colonnes de Mayence sur Francfort, de Francfort sur Fulde ou
-Wurzbourg, il fallait bien y croire, et les craindre. Il est vrai que
-les attelages de l'artillerie étaient composés de jeunes chevaux,
-presque tous blessés à cause de leur âge, et de l'inexpérience des
-conducteurs, que la cavalerie était presque nulle, que les maréchaux
-Ney et Marmont avaient chacun 500 hommes à cheval pour s'éclairer, le
-général Bertrand 2,500; il est vrai que pour former une réserve de
-grosse cavalerie capable de charger en ligne, il fallait se contenter
-de 3 mille chasseurs et grenadiers à cheval de la garde, de 4 à 5
-mille hussards et cuirassiers amenés du Hanovre par le général
-Latour-Maubourg, et presque tous montés sur des chevaux qui avaient à
-peine l'âge du service; <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> mais c'était l'esprit qui animait
-l'ensemble sur lequel il fallait compter.
-<span class="sidenote" title="En marge">Enthousiasme des jeunes soldats de Napoléon.</span>
-Ces généraux, ces officiers,
-les uns venant d'Espagne ou d'Italie, les autres échappés
-miraculeusement de Russie et apaisés après un moment d'irritation,
-étaient indignés de voir, non pas la gloire de la France, mais sa
-puissance mise en doute, étaient résolus pour la rétablir à des
-efforts extraordinaires, et tout en blâmant la politique qui les
-condamnait à ces efforts désespérés, avaient tellement communiqué leur
-esprit à leurs jeunes soldats, que ceux-ci naguère arrachés avec peine
-à leurs familles, montraient une ardeur singulière, et poussaient le
-cri de Vive l'Empereur! chaque fois qu'ils apercevaient Napoléon,
-Napoléon l'auteur des guerres sanglantes dans lesquelles ils allaient
-tous périr, l'auteur détesté par leurs familles, naguère encore
-détesté par eux-mêmes, et tous les jours blâmé hautement dans les
-bivouacs et les états-majors: noble et touchante inconséquence du
-patriotisme au désespoir!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, après avoir mis la dernière main à ses
-préparatifs, quitte Mayence le 26 avril.</span>
-Napoléon ayant mis la dernière main à ses préparatifs, quitta Mayence
-le 26 avril, visita successivement Wurzbourg et Fulde, et se rendit à
-Weimar, où l'avait précédé le maréchal Ney avec ses jeunes et
-vaillantes divisions. Son plan, conçu avec la rapidité et la sûreté
-ordinaires de son coup d'&oelig;il, consistait à laisser les coalisés,
-déjà portés au delà de l'Elbe, s'avancer autant qu'ils voudraient,
-même jusque sur la haute Saale, puis à se diriger lui-même sur Erfurt
-et Weimar, à dénier derrière la Saale comme derrière un rideau
-(expression de ses dépêches), à joindre le prince Eugène vers
-Naumbourg <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> ou Weissenfels, à passer ensuite cette rivière en
-masse, et à prendre avec 200 mille hommes l'ennemi en flanc, dans les
-environs de Leipzig. Si la fortune le secondait, il pouvait obtenir de
-ce plan les plus importants résultats. Il pouvait après avoir vaincu
-les coalisés dans une grande bataille, en prendre un bon nombre,
-rejeter ceux qu'il n'aurait pas pris au delà de l'Elbe et de l'Oder,
-débloquer ses garnisons de l'Oder, rentrer vainqueur dans Berlin, se
-remettre en communication avec Dantzig, et montrer plus terrible que
-jamais le lion qu'on avait cru abattu.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon fait descendre la Saale à ses troupes, tandis
-qu'il la fait remonter par celles du prince Eugène, afin d'opérer la
-jonction des deux armées à Weissenfels.</span>
-Dans ces vues, il avait fait marcher en tête le maréchal Ney, et
-l'avait dirigé sur Erfurt, Weimar et Naumbourg, pour occuper tous les
-passages de la Saale, avant que l'ennemi eût le temps de s'en emparer.
-(Voir les cartes n<sup>os</sup> 34 et 58.) Il lui avait même enjoint d'occuper
-les passages si connus de Saalfeld, d'Iéna, de Dornbourg, de ne point
-franchir la Saale, de la garder seulement, et il avait attiré à lui le
-général Bertrand suivi à peu de distance du maréchal Oudinot, par
-Bamberg et Cobourg sur Saalfeld. Les rois de Bavière et de Wurtemberg,
-moins incertains dans leur conduite, le premier depuis les intrigues
-avortées de l'Autriche, le second depuis le prodigieux développement
-de nos forces, avaient enfin mis en mouvement six ou sept mille hommes
-chacun, de manière à fournir deux divisions de plus, l'une pour le
-général Bertrand, l'autre pour le maréchal Oudinot, ce qui devait
-porter nos forces concentrées à environ 212 mille hommes. Napoléon
-avait en même temps ordonné au prince Eugène de s'avancer en masse
-dans la direction de Dessau, assez près du <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> point où la Saale
-et l'Elbe se confondent, et de remonter la Saale jusque vers
-Weissenfels. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) Quant à lui, il suivait le
-maréchal Ney et le général Bertrand, avec la garde et le corps du
-maréchal Marmont. Le 26 il était à Erfurt, le 28 à Eckartsberg, près
-du célèbre champ de bataille d'Awerstaedt. Il avait commandé partout
-d'immenses approvisionnements, à Wurzbourg qui appartenait au frère de
-l'empereur François, à Erfurt qui appartenait à la France, à Weimar, à
-Naumbourg qui appartenaient aux maisons de Saxe. Il avait vaincu à
-force d'argent le patriotisme germanique, un peu moins ardent dans ces
-contrées que dans les autres. Il pouvait donc espérer que ses soldats
-vivraient sans être réduits à commettre de trop grands désordres. Son
-opération délicate en ce moment c'était ce double mouvement le long de
-la Saale, consistant pour lui à la descendre, pour le prince Eugène à
-la remonter, et dont le résultat devait être de réunir en une seule
-masse les 212 mille hommes dont il disposait. Mais les coalisés,
-quoique placés bien près de lui, n'étaient ni assez avisés ni assez
-alertes pour deviner sa man&oelig;uvre et la déjouer. Ils étaient
-pourtant bien proche, et d'un seul pas auraient pu l'interrompre et la
-faire échouer.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Armée des coalisés au moment de l'entrée en campagne.</span>
-Jusque-là ils avaient fait de leur mieux pour employer le temps
-utilement, mais n'y avaient pas aussi bien réussi que Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Forces des Russes.</span>
-L'armée russe, comme on l'a vu, avait presque autant souffert que nous
-pendant la retraite de Moscou, et ne comptait pas plus de 100 mille
-hommes, qu'elle avait eu à peine le loisir de recruter, et qui
-étaient dispersés depuis Cracovie <span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> jusqu'à Dantzig. Vingt
-mille Russes environ sous les généraux Sacken et Doctoroff étaient
-opposés aux Polonais et aux Autrichiens autour de Cracovie; 20 mille
-étaient restés devant Thorn et Dantzig; 8 à 9 mille couraient sur le
-bas Elbe vers Hambourg et Lubeck, sous Tettenborn et Czernicheff; 10
-mille avaient suivi Wittgenstein au delà de Berlin, et, avec le corps
-prussien d'York, observaient Magdebourg; 12 mille, dont la plus grande
-partie en cavalerie, avaient, sous Wintzingerode, passé l'Elbe à
-Dresde; 30 mille enfin, composant le corps principal et consistant
-dans la garde, les grenadiers et le reste de l'armée de Kutusof,
-étaient demeurés sur l'Oder avec le quartier général.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces des Prussiens.</span>
-Les Prussiens avaient reconstitué leur armée avec une promptitude qui
-tenait à une organisation secrètement et longuement préparée. Les
-traités qui les liaient à Napoléon les obligeaient à n'avoir sous les
-armes que 42 mille hommes, dont ils avaient dû nous donner 20 mille
-pour faire avec nous la dernière campagne, et sur ces 20 mille plus
-d'un tiers avaient péri. Mais ils avaient entretenu des cadres
-nombreux, et laissé en congé dans les villes et les campagnes des
-soldats tout formés, qui n'attendaient qu'un signal pour revenir sous
-les drapeaux. Ils avaient pu par ce moyen et par les levées spontanées
-de la jeunesse prussienne, réunir 120 mille hommes, dont 60 mille de
-troupes actives, parfaitement instruites, environ 40 mille hommes de
-troupes en formation destinées à rejoindre les premières, et environ
-20 mille dans les places. Ils espéraient porter cet armement à 150
-mille hommes, dont <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> 100 mille en ligne, à condition de
-recevoir bientôt des subsides anglais. La jeunesse des écoles et du
-commerce remplissait les bataillons de chasseurs à pied, annexés aux
-régiments d'infanterie; la jeunesse noble ou riche entrait dans les
-chasseurs à cheval, annexés à chaque régiment de cavalerie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Pour les premières opérations, les coalisés ne peuvent
-guère réunir au delà de 110 mille hommes sur un même champ de
-bataille.</span>
-Pour l'instant, en défalquant ce qu'il avait fallu laisser sur les
-derrières, ou employer au blocus des places, ou envoyer en courses
-lointaines vers les extrémités de leur ligne, les coalisés avaient à
-présenter sur le champ de bataille, à leur droite le corps prussien
-d'York, qui depuis sa défection n'avait pas quitté le corps russe de
-Wittgenstein, et réuni à ce dernier formait une masse de 30 mille
-hommes; à leur centre le corps de Wintzingerode de 12 à 15 mille
-hommes de cavalerie et d'infanterie légères, marchant à l'avant-garde;
-en seconde ligne et toujours à leur centre, Blucher avec 26 mille
-Prussiens, Kutusof avec 30 mille Russes; à leur gauche enfin, mais
-hors de portée, 10 ou 12 mille hommes sous le général Sacken,
-c'est-à-dire un total de 110 à 112 mille combattants. Ce n'était pas
-beaucoup pour tant de hardiesse, de présomption, de promesses
-magnifiques répandues dans toute l'Europe pour la soulever contre
-nous.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les coalisés avaient vainement attendu le concours de
-Bernadotte.</span>
-Les coalisés avaient compté sur un secours qui se faisait encore
-attendre, c'était celui du prince Bernadotte. Dans l'entrevue d'Abo,
-le futur roi de Suède était convenu avec Alexandre de concourir aux
-efforts de la coalition au moyen d'un corps de 30 mille Suédois,
-auxquels s'adjoindraient 15 ou 20 mille Russes dont il aurait le
-commandement. Les Anglais <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> pour faciliter la composition de
-cette armée avaient accordé un subside de 25 millions de francs. Le
-prix de la guerre faite à la France était, comme on l'a vu, la
-Norvége. Les Anglais, pour enchaîner le prince Bernadotte au moyen
-d'un pacte pour ainsi dire infernal, voulaient ajouter à la Norvége la
-Guadeloupe, l'une des dépouilles de la France. Néanmoins il ne se
-pressait guère de remplir ses engagements, et songeait avant tout à
-envoyer ses troupes en Norvége, pour se saisir du prix promis à sa
-défection. On cherchait à l'en dissuader, surtout par ménagement pour
-le Danemark, qu'on espérait amener à la coalition en lui offrant un
-dédommagement soit en Poméranie, soit dans les territoires
-anséatiques. Le prince royal de Suède n'écoutait guère ces
-remontrances, et persistait à ne s'occuper que de la Norvége. Aussi la
-coalition était-elle pleine de défiances à son égard, défiances assez
-concevables, car, même en ce moment, de nombreux émissaires se
-succédant à Paris affirmaient que le parti de l'ancien maréchal
-Bernadotte n'était pas pris, et que, moyennant quelques avantages, on
-pourrait le ramener à de meilleurs sentiments envers la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Bien que les coalisés se fussent avancés fort témérairement
-au delà de l'Elbe, il leur était impossible de reculer, et ils
-devaient combattre où ils étaient.</span>
-Privés de ce secours, privés de celui de l'Autriche, qui ne s'était
-pas encore jointe à eux, parce qu'elle voulait épuiser auparavant
-toutes les chances d'une solution pacifique, et parce que d'ailleurs
-elle n'était pas prête, les coalisés avaient formé la résolution de
-recevoir avec leurs cent douze mille hommes le choc de Napoléon, de
-faire même mieux, et d'aller se heurter à lui. D'abord ils avaient
-douté, ou fait semblant de douter de l'étendue de ses forces, puis,
-<span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> quand il n'avait plus été possible de les contester, ils en
-avaient nié la qualité, soutenant que c'étaient des enfants menés par
-des vieillards, et que les meilleurs soldats de la Russie et de la
-Prusse, animés du plus ardent patriotisme, n'avaient pas à s'inquiéter
-de leur nombre. De plus on était en plaine, et ces jeunes fantassins
-ne résisteraient pas au choc d'une cavalerie qui était la plus
-nombreuse et la plus belle de l'Europe. Après tant de vanteries
-repasser l'Elbe à l'approche de Napoléon eût été difficile, et même
-fort dangereux. On aurait ainsi profondément découragé les esprits en
-Allemagne, après les avoir prodigieusement excités; on aurait surtout,
-en s'éloignant, rendu l'Autriche à Napoléon. Il fallait donc combattre
-où l'on était, et pourtant, dans l'impatience de s'avancer afin
-d'affranchir de nouvelles parties de l'Allemagne, on s'était porté au
-delà de l'Elbe, qu'on avait passé à gauche, c'est-à-dire à Dresde, ne
-pouvant le passer à droite à cause de Magdebourg, et on s'était ainsi
-engagé dans un véritable coupe-gorge. On était en effet entre le
-prince Eugène d'un côté, les montagnes de la Bohême de l'autre,
-Napoléon en face, exposé à recevoir une forte attaque de front, tandis
-qu'on recevrait un coup mortel dans le flanc. Le prudent Kutusof,
-devenu depuis ses triomphes une sorte d'oracle, n'aimant pas les
-Allemands et leurs démonstrations patriotiques, persistait à dire
-qu'il fallait s'en tenir à ce qu'on avait fait, garder le grand-duché
-de Varsovie, conclure à ce prix la paix avec la France, et rentrer
-chez soi. Alexandre, arrêté dans son rôle de libérateur de
-l'Allemagne, qui le séduisait alors autant que l'avait séduit après
-<span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> Tilsit celui de conquérant de Constantinople, était
-singulièrement contrarié par cette opposition, qu'il n'osait pas
-négliger au point de passer outre. Aussi, tandis que Wintzingerode,
-marchant avec l'ardent Blucher, avait traversé l'Elbe dès le
-commencement d'avril, le corps de bataille russe était demeuré en
-arrière, et n'était entré que le 26 à Dresde, jour même où Napoléon
-arrivait à Erfurt.
-<span class="sidenote" title="En marge">La mort de Kutusof laisse le champ libre à tous les esprits
-ardents qui conseillaient l'offensive.</span>
-Mais tout à coup, Kutusof épuisé par la dernière
-campagne, et expirant en quelque sorte au milieu de son triomphe,
-était mort à Bunzlau. À partir de cet instant, les considérations de
-la prudence perdaient le seul chef qui fût assez accrédité pour les
-faire valoir, et Alexandre, entouré des enthousiastes allemands, ne
-devait plus songer qu'à prendre l'offensive la plus prompte. Livrer
-bataille tout de suite, n'importe où, n'importe comment, n'était plus
-chose mise en question, pourvu que ce fût dans les plaines de la Saxe,
-où la cavalerie des coalisés devait avoir tant d'avantage contre les
-Français, qui n'avaient qu'une jeune infanterie sans cavalerie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche des armées belligérantes les unes vers les autres,
-du 27 au 29 avril.</span>
-On continua donc à s'avancer les 27, 28, 29 avril, entre le prince
-Eugène qui était au confluent de la Saale et de l'Elbe, et Napoléon
-qui venait de la forêt de Thuringe. Il y aurait eu certainement un
-moyen de conjurer le danger de cette position, c'eût été de se porter
-en toute hâte sur Leipzig, Lutzen, Weissenfels, Naumbourg, avec les
-100 mille hommes dont on disposait (défalcation faite du corps de
-Sacken laissé en Pologne), de couper la ligne de la Saale, et de
-s'interposer entre Napoléon et le prince Eugène pour empêcher leur
-jonction. (Voir la carte <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> n<sup>o</sup> 58.) Cette opération
-naturellement indiquée était fort praticable, car on était dès le 28
-entre la Pleiss et l'Elster à la hauteur de Leipzig. Mais il aurait
-fallu que quelqu'un commandât, et Kutusof étant mort, Alexandre, qui
-était resté la seule autorité militaire, écoutant tous les avis sans
-savoir en adopter aucun, on s'avançait avec le désir et la crainte
-tout à la fois de rencontrer Napoléon. Il était convenu qu'à cause de
-l'importance de leur rôle les Russes auraient le commandement, et
-parmi eux on cherchait vainement à qui le donner. Tormazoff était le
-plus ancien de leurs généraux, mais le moins capable. Wittgenstein,
-singulièrement vanté pour avoir défendu la Dwina contre les Français
-qui ne voulaient pas la franchir, était fort en faveur, et chargé de
-commander lorsqu'on serait devant l'ennemi. Mais ses succès, si
-exagérés, n'étaient pas même son ouvrage; ils étaient dus à son chef
-d'état-major, le général Diebitch, officier entreprenant, plein
-d'esprit et de talents militaires, donnant son avis sans parvenir à le
-faire suivre. Le commandement ne pouvait donc être ni prompt, ni sûr,
-ni obéi, et en attendant on poussa devant soi jusqu'à la hauteur de
-Leipzig, Wittgenstein et d'York à droite dans la direction de Halle,
-Wintzingerode en avant-garde à Lutzen, Blucher et le gros de l'armée
-russe au centre, entre Rotha et Borna, Miloradovitch à gauche, sur la
-route de Chemnitz qui longe le pied des montagnes de la Bohême, pour
-se garantir de ce côté, si par hasard Napoléon s'y présentait. On
-marchait sachant qu'il avançait, mais ne voyant pas une chose qu'il
-était pourtant facile de deviner, c'est qu'au lieu de longer <span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span>
-les montagnes de la Bohême en sortant de la forêt de Thuringe, il
-prendrait la direction opposée, et descendrait la Saale afin de se
-joindre au vice-roi.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon à Eckartsberg le 28 avril.</span>
-Napoléon, qui connaissait ses adversaires, se doutait bien qu'ils ne
-feraient pas ce qu'il faudrait pour empêcher sa jonction avec le
-prince Eugène, et cependant il ne négligea rien pour en assurer le
-succès, comme s'il avait eu devant lui l'ennemi le plus avisé et le
-plus alerte. Arrivé, ainsi que nous l'avons dit, le 28 avril à
-Eckartsberg, il avait porté en avant le long de la Saale, de manière à
-en fermer successivement tous les débouchés, le maréchal Ney, le
-général Bertrand et le maréchal Oudinot. En même temps il avait attiré
-à lui, par un mouvement contraire, le prince vice-roi, en lui faisant
-remonter la Saale par Halle et Mersebourg. Il suivait Ney avec la
-garde et Marmont. Pour opérer la jonction projetée il ne restait, le
-28, qu'à occuper l'espace compris entre Mersebourg et Naumbourg, en
-allant à la rencontre du prince Eugène à Weissenfels qui est entre
-deux. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.)
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses mouvements autour de Weissenfels pour opérer sa
-jonction avec le prince Eugène.</span>
-Napoléon, pour rendre en quelque sorte
-infaillible le succès de sa man&oelig;uvre, ne s'était pas contenté de
-faire avancer l'un vers l'autre Ney et Eugène afin d'amener leur
-réunion à Weissenfels, il avait détaché du corps de Marmont la
-division Compans, la mieux commandée, la plus nombreuse de ce corps,
-et l'avait portée à gauche sur Freybourg, pour qu'elle vînt en
-doublant les têtes de colonne de Ney et d'Eugène, former entre eux une
-espèce de soudure. Ces mouvements furent ordonnés d'Eckartsberg le 28
-au soir, pour être exécutés le lendemain 29. Ney devait descendre la
-<span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> Saale de Naumbourg à Weissenfels, avec ses deux premières
-divisions, passer cette rivière à la hauteur de Weissenfels, s'emparer
-de cette ville, tandis que ses autres divisions le suivraient, et que
-Bertrand et Oudinot viendraient occuper les débouchés par lui
-abandonnés d'Iéna, de Dornbourg et de Naumbourg. De son côté le prince
-Eugène devait remonter la Saale, le corps de Lauriston jusqu'à la
-hauteur de Halle, celui de Macdonald jusqu'à la hauteur de Mersebourg
-et au-dessus, afin de donner la main à Ney. Ces diverses instructions
-étaient tracées avec une précision, une prévoyance admirables. Du
-reste Napoléon, ne supposant pas que l'ennemi fût si près avec la
-masse de ses forces, séjourna encore à Eckartsberg de sa personne,
-pour mettre de l'ordre à la queue de ses colonnes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le 29 avril le maréchal Ney passe la Saale à Weissenfels.</span>
-Le 29, le maréchal Ney descendit en effet la Saale, la franchit un peu
-au-dessus de Weissenfels, sur des ponts qu'on n'avait pas eu de peine
-à y jeter, et s'avança dans les immenses plaines qui se déploient au
-delà de cette rivière. C'est au milieu de ces plaines qu'on rencontre
-Lutzen, Lutzen que Gustave-Adolphe a rendu célèbre, que Napoléon,
-quelques jours après, devait rendre plus célèbre encore.</p>
-
-<p>Suivant les instructions tactiques de Napoléon, le maréchal Ney
-cheminait à travers la plaine de Weissenfels, avec la division Souham
-formée en plusieurs carrés. Des avant-postes de cavalerie lui avaient
-clairement révélé l'approche des nombreux escadrons de Wintzingerode.
-Ce général allemand qui commandait l'avant-garde russe, avait sous ses
-ordres la division d'infanterie du prince Eugène de <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span>
-Wurtemberg, et huit à neuf mille hommes d'une superbe cavalerie. Il
-avait le jour même dépassé Weissenfels, pour venir chercher sur la
-Saale des nouvelles des Français. Ney se présenta bientôt pour lui en
-donner.</p>
-
-<div class="p4 figcenter">
-<a id="weissenfels" name="weissenfels"></a>
-<img src="images/weissenfels.jpg" width="500" height="353" alt="Les conscrits de 1813 au combat de Weissenfels." title="" />
-<p class="caption">Les conscrits de 1813 au combat de Weissenfels.</p>
-<p class="small right">Karl Girardet del.<br />
- Paul Girardet sc.</p>
-</div>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Première rencontre de nos jeunes conscrits avec les masses
-nombreuses de la cavalerie ennemie.</span>
-Nos conscrits voyant l'ennemi pour la première fois, mais conduits par
-des officiers qui avaient passé leur vie en sa présence, et par un
-maréchal dont l'attitude seule aurait suffi pour les rassurer,
-s'avançaient avec le frémissement d'un jeune et bouillant courage. Ils
-avaient à franchir une ondulation de terrain assez marquée, et
-apercevaient au delà de nombreux escadrons appuyés par de l'infanterie
-légère et de l'artillerie attelée. Ils reçurent les premiers boulets
-sans s'étonner. Des tirailleurs choisis traversèrent ce terrain
-ondulé, et forcèrent les tirailleurs ennemis à reculer. On les suivit,
-on descendit dans l'enfoncement du sol, on remonta sur le côte opposé,
-puis on déboucha en plusieurs carrés dans la plaine, et on fit sur
-l'ennemi un feu très-vif d'artillerie. Après quelques volées de canon,
-la division de cavalerie Landskoy s'élança au galop sur nos carrés.
-C'était le moment critique. Le vieux et intrépide Souham, l'héroïque
-Ney, les généraux de brigade, se placèrent chacun dans un carré, pour
-soutenir leur infanterie qui n'était pas habituée à ce spectacle. Au
-signal donné, un feu de mousqueterie exécuté à propos accueillit la
-cavalerie ennemie, et l'arrêta court. Nos jeunes soldats, étonnés que
-ce fût si peu, attendirent un nouvel assaut, le reçurent mieux encore,
-et jonchèrent la terre des cavaliers de Landskoy.
-<span class="sidenote" title="En marge">Joie du maréchal Ney en voyant la conduite de ses jeunes
-troupes.</span>
-Puis Ney rompant
-les carrés, et les formant en colonnes, <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> poussa l'ennemi
-devant lui. Il félicita ses braves conscrits, qui remplirent l'air des
-cris mille fois répétés de Vive l'Empereur! À partir de ce moment on
-pouvait tout espérer d'eux. Ils entrèrent à la suite des Russes dans
-Weissenfels, les en expulsèrent, et à la chute du jour furent maîtres
-de ce point décisif. Ney, qui depuis sa jeunesse n'avait jamais
-combattu avec des soldats aussi novices, se hâta d'écrire à Napoléon
-pour lui exprimer sa joie et sa confiance.&mdash;Ces enfants, lui
-écrivit-il, sont des héros; je ferai avec eux tout ce que vous
-voudrez.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du prince Eugène sur Mersebourg, et sa réunion avec
-la grande armée.</span>
-Au même instant Macdonald, formant la tête de colonne du prince
-Eugène, était entré dans Mersebourg, et avait mêlé ses avant-postes
-avec ceux du maréchal Ney. Le général Lauriston qui le suivait, avait
-trouvé les ponts de Halle fortement occupés par le général prussien
-Kleist. Ces ponts, comme on doit s'en souvenir en se reportant à l'un
-des actes héroïques de l'infortuné général Dupont dans la campagne de
-1806, s'étendent sur plusieurs bras de la Saale, et sont impossibles à
-enlever, à moins qu'ils ne soient aux mains d'une troupe démoralisée.
-Ce n'était plus l'état d'esprit des Prussiens, qu'un noble
-patriotisme, une sorte de désespoir national enflammaient. Ils
-occupaient les ponts de Halle avec de l'infanterie et une nombreuse
-artillerie. Le général Lauriston n'insista pas pour forcer une
-position qu'on allait faire tomber le lendemain en la tournant.</p>
-
-<p>Napoléon en lisant les récits de ses généraux, partagea leur joie, et
-écrivit à Munich, à Stuttgard, à Carlsruhe, à Paris, pour raconter
-les prouesses <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> de ses jeunes soldats. Il quitta le lendemain
-30 Eckartsberg, et alla coucher à Weissenfels.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Beau projet de Napoléon consistant à marcher sur Leipzig,
-pour prendre l'ennemi en flanc.</span>
-Sa jonction avec le prince Eugène étant opérée sur la basse Saale, il
-songea naturellement à tirer de cette jonction le parti qu'il s'en
-était promis, celui de déboucher en masse dans les fameuses plaines de
-Lutzen, de courir sur Leipzig en une forte colonne, de passer l'Elster
-à Leipzig même, et puis exécutant un mouvement de conversion, la
-gauche en avant, de marcher sur les coalisés, et de les pousser contre
-les montagnes de la Bohême. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58). N'ayant pas assez
-de cavalerie pour s'éclairer, car celle qu'il avait restait forcément
-clouée à l'infanterie de peur d'être écrasée, il n'entrevoyait que
-fort incomplétement les projets de l'ennemi. Mais plusieurs
-reconnaissances, plusieurs rapports interprétés avec sa faculté
-ordinaire de divination, lui avaient appris que les Russes et les
-Prussiens affluaient sur sa droite, qu'ils se trouvaient par
-conséquent entre lui et les montagnes, sur le haut Elster, qui était
-le cours d'eau que nous devions rencontrer après avoir franchi la
-Saale. Le plan de Napoléon offrait donc encore les plus grandes
-chances de succès, et il résolut de s'avancer de Weissenfels sur
-Lutzen, pour de là se porter sur Leipzig en masse serrée, et y passer
-l'Elster. Toutefois ne pouvant marcher avec près de deux cent mille
-hommes sur une seule voie, il dirigea par la grande route de Lutzen à
-Leipzig, le maréchal Ney, la garde et le maréchal Marmont. Pour
-flanquer à droite cette colonne qui était la principale, il ordonna au
-général Bertrand et au maréchal Oudinot, restés sur la haute Saale,
-de <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> déboucher de Naumbourg sur Stössen. Pour la flanquer à
-gauche, il ordonna au prince Eugène de déboucher de Mersebourg, et de
-se porter avec toutes ses forces sur Leipzig par la route de
-Mackranstaedt. Ces divers corps partant ainsi de la Saale, à trois ou
-quatre lieues les uns des autres, convergeaient tous vers le point,
-commun de Leipzig. Ces dispositions arrêtées pour être exécutées le
-lendemain 1<sup>er</sup> mai, il s'occupa, ce qui lui arrivait souvent pendant
-cette marche, de l'organisation de ses troupes, et en particulier de
-celle de la garde impériale. Le prince Eugène lui amenait quatre
-bataillons de vieille garde, deux de jeune, plus une certaine portion
-d'artillerie et de cavalerie appartenant à ce corps d'élite. C'était
-tout ce qu'on avait pu recueillir des débris de Moscou. Le prince
-Eugène avait eu soin de les faire reposer et équiper. Napoléon réunit
-les quatre bataillons de la vieille garde à deux qu'il avait avec lui,
-ce qui lui en fit six. Il réunit les deux de jeune garde aux quatorze
-de la division Dumoutier, qui fut élevée de la sorte à seize. Il agit
-de même pour les autres armes, et parvint ainsi à porter la garde à 17
-ou 18 mille hommes, sans compter les autres divisions qui achevaient
-de s'organiser sur les derrières. Il laissa au prince Eugène les
-quatre mille cavaliers remontés que le général Latour-Maubourg était
-allé prendre dans le Hanovre, et qui formaient avec la cavalerie de la
-garde la seule troupe à cheval capable d'exécuter une attaque en
-ligne.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Mai 1813.</span>
-<span class="sidenote" title="En marge">Mouvement de l'armée le 1<sup>er</sup> mai.</span>
-Le lendemain 1<sup>er</sup> mai il monta de bonne heure à cheval, ayant à ses
-côtés les maréchaux Ney, Mortier, Bessières, Soult, Duroc, et M. de
-Caulaincourt. <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> Il voulait jouir par ses propres yeux du
-spectacle qui avait tant charmé le maréchal Ney l'avant-veille, celui
-de nos jeunes soldats supportant gaiement et solidement les assauts de
-la cavalerie ennemie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Combat de Weissenfels, et mort du maréchal Bessières.</span>
-Cette vaste plaine de Lutzen, quoique fort unie, présentait cependant
-comme toute plaine ses accidents de terrain. En sortant de Weissenfels
-on rencontrait un ravin dont le cours était assez long, le lit assez
-profond, et appelé le Rippach, du nom d'un village qu'il traversait.
-Dès le matin les troupes du maréchal Ney y marchèrent avec confiance,
-disposées en carrés entre lesquels se trouvait l'artillerie, et
-précédées de nombreux tirailleurs. Parvenues au bord du ravin elles
-rompirent les carrés pour le passer, franchirent l'obstacle,
-reformèrent les carrés, et s'avancèrent en tirant du canon. C'était
-toujours la division Souham qui marchait la première, et avec une
-excellente attitude. Au moment où elle se déployait, le maréchal
-Bessières qui commandait ordinairement la cavalerie de la garde, et
-qui par ce motif n'aurait pas dû être là, mais qui avait voulu suivre
-Napoléon, se porta un peu à droite, afin de mieux observer le
-mouvement de l'ennemi. Tout à coup un boulet lui fracassant le poignet
-avec lequel il tenait la bride de son cheval, l'atteignit en pleine
-poitrine, et le renversa. Il avait passé en un instant de la vie à la
-mort! C'était la seconde fois, hélas! que ce brave homme était frappé
-à côté de Napoléon! Une première fois à Wagram, il avait été atteint
-par un boulet, mais en avait été quitte pour une contusion; cette fois
-il était tué sur le coup! Était-ce notre bonheur qui s'évanouissait?
-<span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> était-ce la fortune qui après nous avoir avertis en 1809,
-nous frappait enfin en 1813? Malgré la confiance générale qu'inspirait
-l'entrain des troupes, ce pénible sentiment pénétra plus d'un c&oelig;ur.
-<span class="sidenote" title="En marge">Caractère et mérites du maréchal Bessières.</span>
-Bessières, commandant de la cavalerie de la garde, fait par Napoléon
-maréchal et duc d'Istrie, était un vaillant homme, vif comme les
-Gascons ses compatriotes, et comme eux cherchant à se faire valoir;
-mais spirituel, sensé, ayant souvent le courage de dire à Napoléon des
-vérités utiles, non pas en forme de boutades passagères, mais avec
-assez de sérieux et de suite.
-<span class="sidenote" title="En marge">Regrets de Napoléon et de l'armée.</span>
-Napoléon l'aimait, l'estimait, lui donna
-un regret sincère, puis après avoir prononcé ces mots: <cite>La mort
-s'approche de nous</cite>, il poussa son cheval en avant, pour voir marcher
-ses jeunes soldats, pendant qu'on emportait Bessières dans un manteau.
-Il éprouva la même satisfaction que Ney deux jours auparavant. Il vit
-ses conscrits assaillis par des charges réitérées de cavalerie, les
-repoussant avec une imperturbable bonne humeur, et abattant devant
-leurs rangs trois ou quatre cents cavaliers ennemis. On finit cette
-journée à Lutzen, content de ce que l'on avait vu faire à nos soldats,
-triste plus qu'on ne le disait de la mort de Bessières, dans laquelle
-beaucoup de gens s'obstinaient à découvrir un présage. Pourtant le
-temps était beau, les troupes étaient très-animées; tout semblait
-sourire de nouveau, la nature et la fortune! Napoléon alla visiter le
-monument de Gustave-Adolphe, frappé dans cette plaine, comme
-Épaminondas, au sein de la victoire, et ordonna qu'on élevât aussi un
-monument au duc d'Istrie, tué dans les mêmes lieux. Il <span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> lui
-consacra quelques belles paroles dans le bulletin de la journée, et
-écrivit à sa veuve une lettre faite pour enorgueillir une famille, et
-la consoler autant que la gloire console.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Journée du 2 mai.</span>
-Le lendemain 2 mai, journée mémorable, l'une des dernières faveurs
-accordées par la fortune à nos armes, Napoléon se leva dès trois
-heures du matin pour donner ses ordres, et dicter une multitude de
-lettres. On n'avait plus que quatre lieues à parcourir pour être à
-Leipzig, et pour avoir passé l'Elster. Les rapports d'espions, plus
-explicites que ceux des jours précédents, disaient que les Russes et
-les Prussiens continuaient leur mouvement sur notre droite, que de
-Leipzig ils étaient remontés, en cheminant derrière l'Elster, sur
-Zwenkau et Pegau, apparemment pour nous chercher où nous n'étions pas,
-c'est-à-dire sur une route plus rapprochée des montagnes. (Voir la
-carte n<sup>o</sup> 58.) Napoléon à cette nouvelle se confirma dans la pensée de
-se porter en masse sur Leipzig, de se rabattre ensuite dans le flanc
-de l'ennemi, et, afin de réaliser cette pensée, il régla ses
-mouvements avec une profondeur de prudence qui, au milieu des
-incertitudes où il était faute de cavalerie, lui procura le plus
-éclatant, le plus mérité des triomphes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon dirige le prince Eugène sur Leipzig, et par
-précaution place le corps de Ney au village de Kaja, pour se couvrir
-contre une attaque de flanc.</span>
-Le prince Eugène arrivé à
-Mackranstaedt dans la journée, avait le pas sur le corps de bataille,
-et Napoléon le lui laissa, pour qu'il pût se porter immédiatement sur
-Leipzig. Il lui ordonna d'envoyer le corps de Lauriston directement
-sur Leipzig, puis de diriger Macdonald à droite sur Zwenkau, point où
-devaient se rencontrer les détachements les plus avancés de l'ennemi,
-et lui <span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> recommanda de se tenir de sa personne entre Lauriston
-et Macdonald, avec la division Durutte, la cavalerie de
-Latour-Maubourg et une forte réserve d'artillerie, afin d'aller au
-secours de celui des deux qui aurait de trop fortes affaires sur les
-bras.
-<span class="sidenote" title="En marge">Profonde sagesse des dispositions de Napoléon.</span>
-Napoléon s'apprêta à le suivre avec la garde, pour aider celui
-d'eux tous qui en aurait besoin. Mais avec une prévoyance dont il
-était seul capable, se doutant que les coalisés pourraient bien
-pendant ce mouvement sur Leipzig se réunir en masse sur sa droite, car
-il était possible qu'ils eussent remonté l'Elster pour le prendre
-lui-même en flanc, il retint Ney avec ses cinq divisions aux environs
-de Lutzen, et l'établit à un groupe de cinq villages, dont le
-principal s'appelait Kaja. Ce village était situé à une lieue
-au-dessus de Lutzen, au bord du <i>Floss-Graben</i>, canal d'irrigation qui
-traversait toute la plaine entre la Saale et l'Elster. Ney placé sur
-ce point avec ses cinq divisions, devait y former le pivot solide
-autour duquel nous allions opérer notre mouvement de conversion.
-Restaient Marmont, Bertrand, Oudinot, marchant à la suite de l'armée,
-et se trouvant, Marmont au bord du Rippach, Bertrand un peu plus en
-arrière, Oudinot sur la Saale même. Napoléon ordonna à Marmont et à
-Oudinot de franchir successivement le Rippach, et de venir se ranger
-sur la droite de Ney, pour le secourir, ou en être secourus s'ils
-étaient brusquement abordés par l'ennemi, et de se porter ensuite tous
-ensemble sur l'Elster, entre Zwenkau et Pegau, dans le cas où ils
-n'auraient rencontré personne. Ney était donc le point solide autour
-duquel une moitié de l'armée allait pivoter, pendant que l'autre
-moitié se <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> portant en avant entrerait dans Leipzig, et
-opérerait le mouvement de conversion qui devait nous placer dans le
-flanc de l'ennemi. Avec de telles précautions, dont on va bientôt
-apprécier la profonde sagesse, il n'y avait presque pas de danger
-sérieux à craindre, en exécutant devant une armée de plus de cent
-mille hommes une opération extrêmement délicate, mais nécessaire si on
-voulait arriver à des résultats considérables. Amis et ennemis nous
-présentions à peu près 300 mille combattants, à quatre ou cinq lieues
-les uns des autres.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon travaille toute la matinée du 2 mai, et ne monte à
-cheval que lorsque tous ses corps sont près d'être en position.</span>
-Ces dispositions ordonnées avec indication précise à chaque chef de
-corps du but qu'on voulait atteindre, et de la conduite à tenir dans
-toutes les éventualités, Napoléon se mit à dicter des lettres le reste
-de la matinée, ne voulant monter à cheval qu'à neuf ou dix heures,
-parce que c'était alors seulement que chacun devait être en pleine
-marche vers sa destination. Il écrivit au vieux duc de Valmy sur la
-composition de certains bataillons, au général Lemarois, envoyé dans
-le grand-duché de Berg, sur les dépôts de cavalerie qui étaient dans
-son arrondissement, au prince Poniatowski sur la jonction des deux
-armées de l'Elbe et du Main, et sur leur marche ultérieure, au major
-général sur la mise en jugement du gouverneur de Spandau qui avait
-capitulé, à plusieurs autres personnages enfin sur une multitude
-d'objets, et entre autres au duc de Rovigo sur la manière de parler
-des événements militaires, dans un moment où l'opinion défiante
-accueillait moins facilement que jamais les assertions du
-gouvernement, et terminait ses observations par ces mots
-remarquables: <span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> <cite>Vérité</cite>, <cite>simplicité</cite>, voilà ce qu'il faut
-aujourd'hui.&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon quitte Lutzen à dix heures du matin, et se porte
-au galop sur Leipzig.</span>
-Après avoir ainsi dicté une quantité de lettres avec une parfaite
-liberté d'esprit, il partit à dix heures, et suivi d'un escadron de la
-garde il courut vers Leipzig, dont il était à quatre lieues seulement.
-Au nombre des officiers de haut grade qui l'accompagnaient se trouvait
-le maréchal Ney, venu pour voir de quel côté se porterait la tempête
-qui semblait s'amasser autour de nous. Une demi-heure suffisait au
-maréchal pour rejoindre son corps au galop, si elle se dirigeait vers
-les villages que ses cinq divisions étaient chargées de garder. En ce
-moment le maréchal Macdonald coupant devant nous, de gauche à droite,
-la route de Leipzig, s'avançait sur Zwenkau; à gauche, le général
-Lauriston s'avançait de Mackranstaedt sur Leipzig. Le prince Eugène,
-avec la réserve que Napoléon lui avait composée, et qui consistait,
-avons-nous dit, dans la division Durutte et la cavalerie de
-Latour-Maubourg, était sur la route même de Leipzig, prêt à porter
-secours ou au maréchal Macdonald, ou au général Lauriston. Toute la
-garde suivait en masse le prince Eugène sur Leipzig. Après avoir
-traversé ces nombreuses colonnes, qui le saluaient des cris répétés de
-Vive l'Empereur! Napoléon arriva devant Leipzig pour y être témoin du
-spectacle le plus animé.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Maison enlève Leipzig sous les yeux de
-Napoléon.</span>
-La fusillade et la canonnade y étaient en effet très-vives.
-L'intrépide Maison commandant la première division du corps de
-Lauriston, attaquait avec sa résolution et son intelligence
-accoutumées la ville de Leipzig, que défendait le général Kleist avec
-l'infanterie prussienne. Des terrains marécageux et boisés, <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span>
-traversés par plusieurs bras de l'Elster, précèdent, comme on le sait,
-la ville de Leipzig, lorsqu'on vient de Lutzen, et il faut franchir la
-longue suite des ponts jetés sur ces divers bras, pour parvenir
-jusqu'à la ville elle-même. Des tirailleurs remplissaient les bouquets
-de bois environnants; une forte artillerie, appuyée par l'infanterie
-prussienne, était au village de Lindenau, qui se trouve à l'entrée des
-ponts de l'Elster. Le général Maison, après avoir forcé les
-tirailleurs ennemis à se replier, et mis une partie de son artillerie
-en batterie, s'était porté au village de Leutsch, situé à la gauche de
-Lindenau, et avec du canon et une colonne d'infanterie, avait ouvert
-un feu de flanc sur Lindenau. Il avait ensuite jeté dans le premier
-bras de l'Elster un bataillon, qui passant à gué, devait prendre à
-revers les Prussiens chargés de défendre la tête des ponts. Cette
-opération terminée, il avait formé une colonne d'attaque qu'il
-dirigeait lui-même, et avait abordé à la baïonnette les troupes
-chargées de défendre Lindenau. Les Prussiens, après s'être vaillamment
-défendus, se voyant menacés d'être pris à revers par la colonne qui
-était entrée dans les eaux de l'Elster, avaient évacué le premier
-pont, en y mettant le feu, et Maison les avait suivis à la tête de son
-infanterie. Napoléon regarda quelques instants avec sa lunette cette
-attaque si bien conduite, vit ses soldats pénétrant pêle-mêle avec les
-Prussiens dans Leipzig, et les nombreux habitants de cette ville
-montés sur les toits de leurs maisons pour savoir quel serait leur
-sort!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Tandis que Napoléon assiste à l'attaque de Leipzig, une
-épouvantable canonnade se fait entendre vers Kaja.</span>
-Tandis que par un beau temps de mai il contemplait cette scène,
-semblable à tant d'autres qui <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> avaient rempli sa vie, une
-canonnade retentit tout à coup sur sa droite, juste du côté de Kaja,
-vers les villages où il avait laissé en faction le corps de Ney. Son
-esprit, qui avait calculé toutes les chances de cette vaste
-man&oelig;uvre, ne pouvait être ni surpris, ni déconcerté. Il écouta
-quelques instants cette canonnade, qui ne fit que s'accroître, et
-bientôt devint terrible.&mdash;Tandis que nous allions les tourner, s'écria
-Napoléon, ils essayent de nous tourner nous-mêmes; il n'y a pas de
-mal, ils nous trouveront prêts partout.&mdash;Sur-le-champ il expédia Ney
-au galop, lui enjoignit de s'établir dans les cinq villages, d'y tenir
-comme un roc, ce qui était possible, puisqu'il avait 48 mille hommes,
-et qu'il allait être secouru à droite, à gauche, en arrière, par des
-forces considérables.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon renverse tout son ordre de bataille, pour reporter
-ses forces sur sa droite.</span>
-Puis avec la promptitude d'un esprit préparé à
-tout, il ordonna le renversement entier de son ordre de marche, chose
-si difficile à prescrire à temps, et à exécuter avec précision,
-surtout quand on opère avec de si grandes masses. D'abord il
-recommanda au général Lauriston de ne pas se dessaisir de la ville de
-Leipzig, mais de n'y laisser qu'une de ses trois divisions, et
-d'échelonner les deux autres en arrière, la tête tournée vers Zwenkau,
-pour remonter l'Elster jusqu'à Zwenkau même, et se porter sur la
-gauche de Ney. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) Il prescrivit à Macdonald, dont
-les instructions étaient de se diriger sur Zwenkau, de se rabattre de
-Zwenkau sur Eisdorf, petit village placé tout près de la gauche de
-Ney, au bord du <i>Floss-Graben</i>. Le <i>Floss-Graben</i> était ce canal
-d'irrigation qui traversait, avons-nous dit, la plaine de Lutzen, et
-que nos troupes avaient <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> dû franchir pour se rendre à Leipzig,
-tandis que le corps de Ney, établi à Kaja, était resté en deçà, et y
-appuyait sa gauche.
-<span class="sidenote" title="En marge">Belles dispositions prises avec une promptitude
-extraordinaire.</span>
-Macdonald devait remonter le <i>Floss-Graben</i>
-jusqu'à Eisdorf et Kitzen, et à cette hauteur il était en mesure de
-flanquer la gauche de Ney, et de déborder même l'ennemi venu de
-Zwenkau. Le prince Eugène laissant Lauriston à Leipzig, devait avec le
-reste de ses troupes soutenir Macdonald. Telles furent les
-dispositions à la gauche de Ney. Marmont étant demeuré sur les bords
-du Rippach, en arrière de Lutzen, était en ce moment en marche.
-Napoléon lui ordonna de venir se placer à la droite du corps de Ney, à
-Starsiedel, l'un des cinq villages que ce corps avait été chargé de
-garder. Le général Bertrand, qui était encore un peu plus loin, eut
-ordre de déboucher sur les derrières mêmes de l'ennemi, en se liant à
-Marmont. Ainsi Ney allait être flanqué à droite et à gauche par des
-corps qui devaient non-seulement l'appuyer, mais se recourber sur les
-deux flancs de l'ennemi.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se reporte au galop sur Lutzen et Kaja.</span>
-Enfin, pour qu'il ne fût pas enfoncé par le
-centre, Napoléon fit rebrousser chemin à la garde tout entière, et la
-dirigea par la route de Lutzen sur Kaja. Il apportait à Ney le secours
-de 18 mille hommes d'infanterie, qui cette fois n'étaient plus une
-troupe de parade, mais une vigoureuse troupe de combat, vouée comme
-son empereur à tous les dangers, dans une campagne où il s'agissait de
-rétablir à quelque prix que ce fût le prestige de nos armes. Il
-fallait deux heures aux uns, trois heures aux autres, pour arriver au
-feu; mais il était onze heures du matin, et tous avaient le temps de
-prendre part à cette grande bataille, et de concourir au <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span>
-rétablissement de notre puissance ébranlée. Ce vaste renversement de
-son ordre de marche si promptement conçu et prescrit, Napoléon partit
-au galop, traversant les colonnes de sa garde qui rétrogradaient vers
-ce champ de bataille, que nous avions espéré trouver devant nous, et
-qu'il fallait aller chercher sur notre droite, en arrière. La
-canonnade du reste n'avait cessé de s'accroître en vivacité et en
-étendue. L'air en était rempli, et tout annonçait l'une des plus
-mémorables journées de cette ère sanglante et héroïque.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions des coalisés.</span>
-Voici ce qui s'était passé du côté de l'ennemi, et ce qui avait amené
-à Kaja la rencontre que Napoléon avait cru trouver au delà de Leipzig.
-À la nouvelle des deux combats que le général Wintzingerode avait
-livrés avec sa cavalerie, en avant et en arrière de Weissenfels, les
-29 avril et 1<sup>er</sup> mai, les coalisés avaient enfin compris que
-Napoléon, cessant de descendre la Saale pour joindre le vice-roi,
-venait de la passer pour marcher de la Saale à l'Elster, franchir
-ensuite l'Elster, et les prendre en flanc. Puisqu'on avait voulu la
-bataille, on l'avait à souhait, et dans cette plaine de Lutzen, où la
-belle cavalerie des alliés devait jouir de tous ses avantages contre
-une jeune infanterie qui avait à peine quelques escadrons pour
-s'éclairer. Le comte de Wittgenstein qui remplaçait Kutusof, qu'on
-disait absent et point mort pour ménager l'esprit superstitieux du
-soldat russe, avait été appelé, et son chef d'état-major Diebitch
-avait donné pour lui le plan de la bataille.
-<span class="sidenote" title="En marge">Tandis que Napoléon voulait les prendre en flanc, ils
-songeaient à exécuter contre lui la même man&oelig;uvre.</span>
-Il avait proposé de
-profiter du mouvement de flanc qu'exécutait Napoléon pour le prendre
-en flanc lui-même, <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> de l'attaquer vers Lutzen, c'est-à-dire
-vers Kaja, où l'on n'apercevait que de simples détachements, de l'y
-aborder en masse, puis ces postes enlevés, de fondre sur lui avec les
-vingt-cinq mille hommes de la cavalerie alliée, et si l'infanterie
-française si brusquement assaillie était culbutée, de la jeter dans
-les terrains marécageux qui s'étendent de Leipzig à Mersebourg, point
-de jonction de la Saale et de l'Elster. Si on réussissait, on pouvait
-faire essuyer à Napoléon un vrai désastre. Le plan était
-ingénieusement conçu; il obtint l'assentiment des deux souverains, et
-celui du fougueux Blucher, qui demandait à tout prix une prochaine
-bataille. Mais ce n'est pas tout que d'imaginer un plan, il faut
-l'exécuter. Or un plan, quelque excellent qu'il soit, qui vient d'en
-bas au lieu de venir d'en haut, a peu de chances d'une bonne
-exécution. Il fallait ici que les ordres remontassent de Diebitch à
-Wittgenstein, de Wittgenstein à Alexandre et à Frédéric-Guillaume,
-pour redescendre ensuite jusqu'à leurs généraux, et c'étaient de bien
-longs détours pour faire agir cent mille hommes entre onze heures du
-matin et six heures du soir. Pourtant comme on était très-rapprochés
-les uns des autres, très-dévoués à l'&oelig;uvre commune, et que les
-petits sentiments, obstacle ordinaire aux grandes choses, avaient peu
-de part aux résolutions de chacun, les tiraillements furent moindres
-qu'il ne fallait s'y attendre avec une telle organisation du
-commandement, et le 1<sup>er</sup> mai au soir tout fut en mouvement vers le
-but indiqué.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche des coalisés sur Lutzen dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2
-mai.</span>
-Il fut convenu que dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2 mai on passerait
-l'Elster, ceux qui venaient de Leipzig <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> et de Rotha à Zwenkau,
-ceux qui venaient de Borna à Pegau; qu'on franchirait ensuite le
-<i>Floss-Graben</i>, et qu'on irait par un mouvement de conversion se
-rabattre sur les cinq villages placés à la droite de Lutzen, où l'on
-avait aperçu quelques bivouacs seulement, et que là on se
-précipiterait en masse sur le flanc de l'armée française, la cavalerie
-prête à charger au galop lorsque l'infanterie aurait enlevé les
-villages.</p>
-
-<p>Toute la nuit fut employée à ces man&oelig;uvres. Wittgenstein et d'York,
-venant de Leipzig avec 24 mille hommes, passèrent l'Elster à Zwenkau,
-y rencontrèrent Blucher qui le traversait aussi avec 25 mille, ce qui
-entraîna une certaine confusion et quelque retard. Les 18 mille hommes
-composant les gardes et les réserves qu'amenait l'empereur Alexandre,
-franchirent l'Elster à Pegau, et tous ensemble vinrent se ranger sur
-le terrain qu'avait reconnu la cavalerie de Wintzingerode, sur le
-flanc de l'armée française, parallèlement à la route de Lutzen à
-Leipzig. Cette cavalerie était forte de 12 à 13 mille hommes.
-Miloradovitch, avec 12 mille soldats, était plus haut sur l'Elster, le
-long des montagnes où l'on avait supposé d'abord que Napoléon pourrait
-se présenter. C'était une masse d'environ 92 mille combattants de la
-première qualité, animés pour la plupart, surtout les Prussiens, d'un
-ardent patriotisme. Les mouvements qui leur étaient prescrits avaient
-pris du temps. À dix heures du matin ils défilaient encore, et
-s'applaudissaient de voir l'armée française en marche sur Leipzig,
-dans l'espérance de la surprendre. Quant au corps de Ney, <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span>
-blotti dans les villages, il ne laissait apercevoir que quelques feux,
-et n'avait l'apparence que de détachements placés là par précaution.
-Alexandre et Frédéric-Guillaume, abandonnant le commandement à
-Wittgenstein qui commandait à peine, puisqu'un autre pensait pour lui,
-parcouraient à cheval les rangs de leurs soldats, recueillaient leurs
-acclamations, et contribuaient ainsi à augmenter une perte de temps
-déjà beaucoup trop grande.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation et aspect des cinq villages de Gross-Gorschen,
-Klein-Gorschen, Rahna, Starsiedel, Kaja, autour desquels on allait
-combattre.</span>
-Les coalisés ayant franchi le <i>Floss-Graben</i> au-dessus de nous pour se
-porter à Lutzen, tandis que nous l'avions franchi au-dessous, et en
-sens contraire, pour nous porter vers Leipzig, appuyaient leur droite
-au <i>Floss-Graben</i>, leur gauche au ravin du Rippach, et avaient en face
-les cinq villages qui allaient être si violemment disputés. Le village
-de Gross-Gorschen s'offrait d'abord à eux; ensuite venait celui de
-Rahna à leur gauche, celui de Klein-Gorschen à leur droite. Quoiqu'on
-fût en plaine, ces trois villages étaient au fond d'une dépression de
-terrain assez peu sensible, dans laquelle se réunissaient de petits
-ruisseaux bordés d'arbres, formant des mares pour l'usage du bétail,
-et allant dégorger leurs eaux dans le <i>Floss-Graben</i>. Du point où ils
-étaient les coalisés apercevaient distinctement ces trois villages de
-Gross-Gorschen en première ligne, de Rahna et de Klein-Gorschen en
-seconde ligne; puis en regardant au delà, ils voyaient le terrain se
-relever graduellement, et au-dessus apparaître le village de Kaja à
-droite, contre le <i>Floss-Graben</i>, le village de Starsiedel à gauche,
-près du Rippach, et enfin beaucoup plus loin le clocher pointu de
-Lutzen et la route de Leipzig.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Blucher chargé de la première et principale
-attaque.</span>
-Il fut convenu que Blucher attaquerait d'abord les trois premiers
-villages, que Wittgenstein et d'York l'appuieraient, que Wintzingerode
-placé à gauche avec toute sa cavalerie, serait prêt à fondre sur les
-Français dès qu'on les croirait ébranlés, qu'enfin la garde et les
-réserves russes, infanterie et cavalerie, rangées à droite, le long du
-<i>Floss-Graben</i>, seraient prêtes à se porter à l'appui de ceux qui
-fléchiraient. On ne désespérait pas de voir arriver Miloradovitch à
-temps pour prendre part à la bataille. Sans lui on était encore 80
-mille hommes, bien concentrés et parfaitement résolus.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Mémorable bataille de Lutzen livrée le 2 mai 1813.</span>
-Après avoir donné une heure de repos aux troupes, les Prussiens de
-Blucher attaquèrent les premiers, sous les yeux des deux souverains,
-qui placés à quelque distance, sur une légère éminence, pouvaient
-assister aux actes de dévouement de leurs soldats.
-<span class="sidenote" title="En marge">Blucher enlève à la division Souham le village de
-Gross-Gorschen.</span>
-Vers midi, Blucher,
-présent malgré ses soixante-douze ans à toutes les attaques, et digne
-adversaire du maréchal Ney qu'il allait combattre dans cette journée,
-s'avança à la tête de la division de Kleist sur Gross-Gorschen. La
-division Souham du corps de Ney, avertie par ces longs préparatifs,
-avait pu se mettre sous les armes. Quatre bataillons étaient en dehors
-du village avec du canon. Le général Blucher précédé de trois
-batteries exécuta sur les quatre bataillons de Souham un feu violent
-et bien dirigé. Les jeunes soldats de Souham firent bonne contenance,
-mais deux ou trois de leurs pièces ayant été démontées, et
-l'infanterie de la division de Kleist les abordant avec une extrême
-vigueur, ils furent rejetés dans Gross-Gorschen, puis débordés
-<span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> de droite et de gauche, et culbutés sur Rahna et
-Klein-Gorschen formant la seconde position. La joie fut vive sur le
-terrain du haut duquel Alexandre et Frédéric-Guillaume observaient la
-bataille, et l'espérance d'une grande victoire surgit au c&oelig;ur de
-tous. À gauche de cette action fort chaude, en face de Starsiedel,
-Wintzingerode avec ses troupes à cheval s'approcha des villages
-attaqués, dans l'intention de les déborder et de saisir l'occasion
-d'une charge décisive. Mais le combat commençait à peine, et bien des
-vicissitudes pouvaient en changer la face avant la fin de la journée.</p>
-
-<p>Repliés sur Klein-Gorschen et Rahna, les soldats de Souham n'étaient
-plus aussi faciles à déloger. Les fossés, les clôtures, les mares
-d'eau qui se trouvaient entre ces villages, offraient de nombreux
-moyens de résistance. La division Souham, forte de 12 mille hommes, et
-ralliée tout entière sous son vieux général, qui joignait à une rare
-intrépidité une expérience de vingt années, se défendait avec vigueur.
-Malheureusement la division Girard, qui était un peu à droite, dans la
-direction de Starsiedel, ne s'attendant pas à cette attaque, était
-encore dans le désordre du bivouac, et l'envoi de ses chevaux au
-fourrage condamnait son artillerie à une complète immobilité. Souham
-pouvait donc être débordé de ce côté.
-<span class="sidenote" title="En marge">Blucher se porte sur les villages de la seconde ligne, sur
-Klein-Gorschen et Rahna.</span>
-Mais en ce moment le maréchal
-Marmont, ayant franchi le Rippach, débouchait de Starsiedel en face de
-Wintzingerode. Ce maréchal marchant le bras en écharpe à la tête de
-ses soldats, rangea d'un côté la division Bonnet, de l'autre la
-division Compans, et les disposa toutes deux en plusieurs <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span>
-carrés, de manière à couvrir la droite de Souham et à protéger le
-ralliement de la division Girard. Wintzingerode n'osant aborder ces
-fantassins, qui paraissaient solides comme des murailles, les cribla
-de boulets sans les ébranler. À l'abri de cet appui la division Girard
-se forma, et vint s'établir à la droite de Souham, sur le prolongement
-de Rahna et de Klein-Gorschen.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Il réussit à les enlever.</span>
-À ce spectacle, Blucher et les deux souverains s'aperçurent que
-l'armée française était moins surprise qu'ils ne l'avaient espéré, et
-que ce ne serait pas une tâche aisée que de lui enlever ces villages
-auxquels elle paraissait si fortement attachée. Ne connaissant pas
-d'obstacles, ayant dans le c&oelig;ur, outre son courage, toutes les
-passions germaniques, Blucher se saisit de sa seconde division, celle
-de Ziethen, et la conduisit avec tant d'énergie sur Klein-Gorschen et
-Rahna, où s'était transportée la lutte, qu'il parvint à ébranler les
-divisions Souham et Girard. On se battit corps à corps dans les
-jardins et les larges places de ces deux villages, et enfin les
-Prussiens, animés d'une sorte de rage, expulsèrent nos jeunes soldats,
-et les rejetèrent vers Kaja d'un côté, vers Starsiedel de l'autre.
-Mais Kaja n'était pas facile à enlever, et Starsiedel était couvert
-par les carrés des divisions Bonnet et Compans. Pourtant Blucher,
-emporté par son héroïque ardeur, s'avançait, résolu à surmonter tous
-les obstacles, lorsque de nouvelles forces survinrent de notre côté.</p>
-
-<p>C'était l'instant où le maréchal Ney, dépêché par Napoléon, arrivait
-de Leipzig au galop, amenant au pas de course celles de ses divisions
-qui étaient en <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> arrière de Kaja. Blucher allait enfin
-rencontrer une énergie capable de contenir la sienne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ney renvoyé à Kaja par Napoléon, y arrive au galop.</span>
-Ney, chemin
-faisant, avait fait prendre les armes aux divisions qui n'étaient pas
-encore engagées. Il avait dirigé celle de Marchand, composée des
-Allemands des petits princes, au delà du <i>Floss-Graben</i>, sur Eisdorf,
-par la route que suivait Macdonald pour déborder l'ennemi. Il avait
-ordonné à la division Ricard, placée entrée Lutzen et Kaja, de le
-rejoindre le plus promptement possible, et trouvant celle de Brenier à
-Kaja même, il s'était mis à sa tête pour marcher à l'appui de Souham
-et de Girard, repoussés de Klein-Gorschen et de Rahna.</p>
-
-<p>L'action était en ce moment d'une extrême violence. À l'aspect de ce
-visage énergique de Ney, aux yeux ardents, au nez relevé, dominant un
-corps carré d'une force athlétique, nos jeunes soldats reprennent
-confiance.
-<span class="sidenote" title="En marge">À la tête de la division Brenier, Ney reprend
-Klein-Gorschen et Rahna.</span>
-Ney les rallie derrière la division Brenier, et, comme
-invulnérable sous un feu continu d'artillerie, fait toutes ses
-dispositions pour reconquérir les villages abandonnés. On y marche en
-effet, baïonnette baissée. On trouve les Prussiens qui les dépassaient
-déjà, et qui n'entendaient pas abandonner leur conquête. Pourtant, si
-pour les Prussiens il s'agit de rétablir la grandeur de leur patrie,
-il s'agit pour nos généraux, pour nos officiers, de conserver la
-grandeur de la nôtre, et, remplissant nos conscrits du feu qui les
-anime, ils les poussent en avant, et rentrent dans Klein-Gorschen d'un
-côté, dans Rahna de l'autre. Là le combat devient furieux. On lutte
-corps à corps au milieu des ruines de ces villages. Souham, Girard,
-revenus dans <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> Klein-Gorschen et Rahna à la suite de Brenier, y
-établissent de nouveau leurs soldats, qui n'avaient jamais vu le feu,
-et qui assistant pour leur début à l'une des plus cruelles boucheries
-de cette époque, étaient comme enivrés par la poudre et la nouveauté
-du spectacle. Ils restent maîtres des deux villages, et repoussent les
-Prussiens jusque sur Gross-Gorschen, leur première conquête.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon au point où se livre la bataille. Ses
-dispositions.</span>
-Napoléon arrive sur ces entrefaites, parcourant les files des blessés,
-qui, les membres brisés, criaient Vive l'Empereur! Il voit Ney qui se
-soutient au centre, Eugène qui avec Macdonald marche à gauche par delà
-le <i>Floss-Graben</i>, pour déborder l'ennemi vers Eisdorf, et Marmont qui
-formé sur la droite en plusieurs carrés se maintient à Starsiedel. Il
-n'aperçoit pas encore Bertrand qui chemine au loin, mais il compte sur
-son arrivée, et il sait que la garde accourt à perte d'haleine. Il est
-tranquille et laisse continuer la bataille.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouvel effort de Blucher, à la tête de la garde royale,
-contre les villages de Klein-Gorschen et de Rahna.</span>
-Mais Blucher qui a encore la garde royale et les réserves, et qui n'a
-besoin de consulter personne pour disposer de tout ce qui est
-Prussien, s'en saisit, et les porte en avant avec une sorte de fureur
-patriotique. À droite il jette un ou deux bataillons au delà du
-<i>Floss-Graben</i>, pour conserver Eisdorf où il voit marcher une colonne
-de Français; à gauche il lance la garde royale à cheval sur les
-divisions Bonnet et Compans rangées en carrés devant Starsiedel, et
-fait dire à Wintzingerode d'appuyer cette attaque avec toute la
-cavalerie russe. Au centre, il fond avec l'infanterie de la garde
-royale sur Klein-Gorschen et Rahna.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il les enlève de nouveau, et entre même dans Kaja.</span>
-Cet effort, tenté avec la
-résolution de gens <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> qui veulent vaincre ou mourir, réussit
-comme les résolutions de l'héroïsme désespéré.
-<span class="sidenote" title="En marge">Danger de la situation.</span>
-Blucher est blessé au
-bras, mais il ne quitte pas le champ de bataille, emporte de nouveau
-les villages de Klein-Gorschen et de Rahna, et, sans reprendre
-haleine, marche sur Kaja, que pour la première fois il parvient à nous
-enlever, tandis que sa cavalerie, lancée sur les divisions Bonnet et
-Compans, tâche d'enfoncer leurs carrés. Mais les marins de Bonnet,
-habitués à la grosse artillerie, reçoivent les boulets, puis les
-assauts de la cavalerie, sans laisser apercevoir le moindre
-ébranlement.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Notre centre est menacé d'être percé.</span>
-Kaja néanmoins est forcé, notre centre est tout ouvert, et si les
-coalisés agissant avec ensemble envoient l'armée russe à l'appui de
-Blucher, la ligne de Ney peut être percée, sans que notre garde
-impériale ait le temps de fermer la brèche. Napoléon, au milieu du
-feu, rallie les conscrits.&mdash;Jeunes gens, leur dit-il, j'avais compté
-sur vous pour sauver l'Empire, et vous fuyez!&mdash;Il n'a pas encore sous
-la main la garde qui s'avance en toute hâte; il n'a plus ces
-quatre-vingts escadrons de Murat qu'il lançait autrefois si à propos
-dans les champs d'Eylau ou de la Moskowa.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon lance la division Ricard, sous le comte Lobau.</span>
-Mais il lui reste la
-division Ricard, la cinquième de Ney, et il ordonne au comte Lobau de
-se mettre à la tête de cette vaillante division pour reprendre Kaja.
-Lobau conduit à l'ennemi cette jeune infanterie, pendant que Souham,
-Girard, Brenier, s'occupent à rallier leurs soldats. Il marche sur
-Kaja, y rencontre la garde prussienne, l'aborde à la baïonnette, et la
-repousse.
-<span class="sidenote" title="En marge">La division Ricard reprend Kaja.</span>
-On rentre dans ce village, et on ramène les Prussiens vers
-le terrain légèrement <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> enfoncé où se trouvent les deux
-villages de Rahna et Klein-Gorschen. En même temps Souham, Girard,
-sous la conduite de Ney, reviennent à la charge avec leurs divisions
-ralliées, et le combat rétabli continue avec la même violence. On se
-fusille, on se mitraille presque à bout portant. Girard, ce brave
-général qui en Estrémadure avait essuyé une surprise malheureuse, se
-comporte en héros. Blessé, il reste au milieu du feu.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Vaste étendue du carnage.</span>
-Cette scène de carnage s'étend d'une aile à l'autre sur plus de deux
-lieues. Macdonald avec ses trois divisions, après avoir enlevé Rapitz
-aux troupes avancées de l'ennemi, s'approche d'Eisdorf et de Kitzen,
-et fait entendre son canon sur notre gauche, au delà du
-<i>Floss-Graben</i>. Vers le côté opposé, Bertrand débouche par delà la
-position de Marmont, et on aperçoit au loin sur notre droite sa
-première division, celle de Morand, s'approchant en plusieurs carrés.</p>
-
-<p>C'est le moment pour les coalisés d'essayer un dernier effort avant
-qu'ils soient débordés de toutes parts. Jusqu'ici il n'y a eu
-d'engagés que Blucher et Wintzingerode, c'est-à-dire environ 40 mille
-hommes. Il leur reste en arrière à gauche, d'York et Wittgenstein avec
-18 mille hommes, puis les 18 mille hommes des gardes et des réserves
-russes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Blucher demande aux deux souverains coalisés de faire un
-dernier effort décisif.</span>
-Blucher, tout sanglant, demande qu'on le soutienne, et qu'on porte un
-grand coup au centre, car il n'y a que ce point où l'on puisse obtenir
-des résultats décisifs, un vaste croissant de feux commençant à
-envelopper de droite et de gauche l'armée alliée. Il n'y a pas à
-hésiter, et on ordonne à la <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> seconde ligne, celle de
-Wittgenstein et d'York, de marcher à l'appui des troupes si
-maltraitées de Blucher. Il y aurait mieux à faire encore, ce serait de
-lancer outre Wittgenstein et d'York, les gardes et les réserves russes
-sur le centre des Français, et d'envoyer la cavalerie de
-Wintzingerode, et toute celle dont on peut disposer, sur les divisions
-de Marmont, qui n'ont d'appui que leurs carrés. Mais l'empereur
-Alexandre, affectant de se montrer partout, et n'étant pas où il
-faudrait être, ne commande pas, et empêche Wittgenstein de commander,
-tandis que le sage roi de Prusse, qui n'a pas même le souci de
-paraître brave, quoiqu'il le soit, n'ose pas donner un ordre.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'avis de Blucher est accueilli.</span>
-Toutefois la résolution de tenter un dernier effort, prise assez
-confusément, est mise à exécution. Il est six heures du soir, et il
-est temps encore de percer le centre de l'armée française, où Blucher,
-en se faisant presque détruire, a presque détruit deux divisions de
-Ney.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les troupes de Wittgenstein et d'York lances de nouveau à
-travers les ruines de Klein-Gorschen et de Rahna sur Kaja.</span>
-Les troupes de Wittgenstein et d'York viennent soutenir et
-dépasser le corps à moitié anéanti de Blucher. Elles marchent sur les
-ruines enflammées de Klein-Gorschen et de Rahna, passent à travers les
-débris de l'armée prussienne, et, sous une pluie de feu, s'avancent
-sur Kaja, pendant que Wintzingerode avec la garde prussienne à cheval
-et une partie de la cavalerie russe, s'élance sur les carrés de
-Marmont, qui ont pris une position un peu en arrière, pour s'appuyer à
-Starsiedel. Vains assauts!
-<span class="sidenote" title="En marge">Elles reprennent Kaja une seconde fois.</span>
-Les carrés de Bonnet et de Compans, comme
-des citadelles enflammées, vomissent des feux de leurs murailles
-restées debout; mais à droite, les dix-huit mille hommes de
-Wittgenstein <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> et d'York, conduits avec la vigueur que comporte
-cette circonstance extrême, repoussent les divisions de Ney, aussi
-maltraitées que celles de Blucher, les refoulent dans Kaja, entrent
-dans ce village, en débouchent, et se trouvent face à face avec la
-garde de Napoléon. Au delà du <i>Floss-Graben</i>, le prince de Wurtemberg
-dispute Eisdorf aux troupes de Macdonald.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, au milieu du feu, lance la jeune garde sur Kaja,
-et dispose l'artillerie de la garde sur le flanc de l'ennemi.</span>
-À son tour, c'est à Napoléon à tenter un effort décisif, car vainement
-ses ailes sont prêtes à se reployer sur l'ennemi, si son centre est
-enfoncé. Mais il a encore sous la main les dix-huit mille hommes et la
-puissante réserve d'artillerie de la garde impériale. Au milieu de nos
-conscrits, dont quelques-uns fuient jusqu'à lui, au milieu des balles
-et des boulets qui tombent autour de sa personne, il fait avancer la
-jeune garde, et ordonne aux seize bataillons de la division Dumoutier
-de rompre leurs carrés, de se former en colonnes d'attaque, de marcher
-la gauche sur Kaja, la droite sur Starsiedel, de charger tête baissée,
-d'enfoncer à tout prix les lignes ennemies, de vaincre en un mot, car
-il le faut absolument. Pendant ce temps, la vieille garde, disposée en
-six carrés, reste comme autant de redoutes destinées à fermer le
-centre de notre ligne. Napoléon prescrit en même temps à Drouot
-d'aller avec quatre-vingts bouches à feu de la garde se placer un peu
-obliquement sur notre droite en avant de Starsiedel, afin de prendre
-de front la cavalerie qui attaque sans interruption les divisions de
-Marmont, et de prendre en flanc la ligne d'infanterie de Wittgenstein
-et d'York.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La jeune garde reprend Kaja, et Drouot avec son artillerie
-accable les coalisés.</span>
-Ces ordres donnés sont exécutés à la minute même. <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> Les seize
-bataillons de la jeune garde, conduits par le général Dumoutier et le
-maréchal Mortier, s'avancent en colonnes d'attaque, rallient en chemin
-celles des troupes de Ney qui peuvent encore combattre, et rentrent
-dans Kaja sous une pluie de feu. Après avoir repris ce village ils le
-dépassent, et refoulent sur Klein-Gorschen et Rahna les troupes de
-Wittgenstein, d'York, de Blucher, culbutées pêle-mêle dans
-l'enfoncement où sont situés ces villages. Ils s'arrêtent ensuite sur
-la déclivité du terrain, et laissent à Drouot l'espace nécessaire pour
-faire agir son artillerie. Celui-ci se servant avec art de l'avantage
-du sol, dirige une partie de ses quatre-vingts pièces de canon sur la
-cavalerie ennemie, et avec le reste prend en écharpe l'infanterie de
-Wittgenstein et d'York, et fait pleuvoir sur les uns et les autres les
-boulets et la mitraille. Accablées par cette masse de feux,
-l'infanterie et la cavalerie ennemies sont bientôt obligées de battre
-en retraite. Au même instant sur notre gauche et au delà du
-<i>Floss-Graben</i>, deux divisions de Macdonald, les divisions Fressinet
-et Charpentier, abordent l'une Kitzen, l'autre Eisdorf, et les
-enlèvent au prince Eugène de Wurtemberg, malgré les secours envoyés
-par Alexandre. À l'extrémité opposée, c'est-à-dire à droite, Bonnet et
-Compans, conduits par Marmont, rompent enfin leurs carrés, et se
-portent en colonnes sur le flanc de l'ennemi, derrière lequel Morand
-fait déjà entendre son canon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les souverains alliés ordonnent enfin la retraite.</span>
-Il est près de huit heures, la confusion des idées commence à envahir
-l'état-major des coalisés. Frédéric-Guillaume et Alexandre, réunis
-avec leurs généraux sur l'éminence du haut de laquelle ils
-apercevaient <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> la bataille, délibèrent sur ce qu'il reste à
-faire. Blucher plus véhément que jamais, et le bras en écharpe, veut
-qu'à la tête de la garde russe on se précipite de nouveau sur le
-centre des Français. Selon lui Miloradovitch arrivera dans la nuit,
-pour servir de réserve et couvrir la retraite de l'armée s'il faut se
-retirer. On peut donc risquer sans regret toutes les troupes qui n'ont
-pas encore combattu. Wittgenstein et Diebitch répondent avec raison
-qu'on est débordé à droite vers Eisdorf, à gauche vers Starsiedel, que
-si on insiste on s'expose à être enveloppé, et à laisser au moins une
-partie de l'armée alliée dans les mains de Napoléon, qu'enfin le chef
-de l'artillerie n'a plus de munitions.&mdash;En présence de telles raisons
-il n'y a plus qu'à battre en retraite. On en donne l'ordre en effet.
-<span class="sidenote" title="En marge">Blucher, indigné, exécute une dernière charge de cavalerie
-qui répand quelque trouble dans l'une des divisions de Marmont.</span>
-Mais Blucher indigné, s'écrie au milieu de l'obscurité qui s'étend
-déjà sur les deux armées, que tant de sang généreux ne doit pas avoir
-été versé en vain, que la journée n'est pas perdue, qu'il va le
-prouver avec sa cavalerie seule, et qu'il fera rougir ceux qui se
-montrent si pressés d'abandonner une victoire presque assurée. Il
-restait en effet environ quatre à cinq mille hommes de cavalerie
-prussienne, principalement de la garde royale, qu'on pouvait encore
-mener au combat: il les réunit, se met à leur tête, et, bien que la
-nuit soit commencée, il fond comme un furieux sur les troupes
-françaises qui se trouvent à la gauche des alliés, en avant de
-Starsiedel, et qui sont celles du corps de Marmont. Les soldats de ce
-maréchal fatigués d'une longue journée de combat, étaient à peine en
-rang. Le premier régiment, le 37<sup>e</sup> léger, de récente <span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span>
-formation, surpris par cette subite irruption de la cavalerie
-prussienne, se débande. Marmont accouru avec son état-major, est
-lui-même emporté dans la déroute. Descendu de cheval, marchant à pied
-le bras en écharpe, il est ramené avec les soldats fugitifs du 37<sup>e</sup>.
-Mais les divisions Bonnet et Compans formées à temps, résistent à tous
-les emportements de Blucher. Malheureusement, au milieu de
-l'obscurité, tirant indistinctement sur tout ce qui venait vers elles,
-elles tuent quelques soldats du 37<sup>e</sup>, plusieurs même des officiers de
-Marmont, notamment celui qu'il avait envoyé auprès de Napoléon après
-la bataille de Salamanque, le colonel Jardet.</p>
-
-<p>Ce trouble passager est bientôt apaisé, et nous nous couchons enfin
-sur ce champ de bataille, couvert de ruines, inondé de sang, que les
-coalisés sont obligés de nous abandonner après nous l'avoir disputé si
-longtemps. Mais nous ne possédions plus la belle cavalerie que nous
-avions autrefois pour courir à la suite des vaincus, et ramasser par
-milliers les prisonniers et les canons. D'ailleurs devant un ennemi se
-battant avec un pareil acharnement, il y avait lieu d'être
-circonspect, et il fallait renoncer à recueillir tous les trophées de
-la victoire.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Gain définitif de la bataille.</span>
-Napoléon voulut qu'on restât en place: il savait bien que de Kaja
-comme d'un roc inébranlable il avait arrêté la fougue de ses ennemis,
-follement enivrés de leurs succès, et qu'ils ne feraient pas un pas de
-plus. Il était vrai en effet qu'à partir de ce moment sa fortune
-devait se rétablir, à une condition toutefois, c'est que sa raison se
-rétablirait elle-même. Il coucha sur le champ de bataille, attendant
-<span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> le lendemain pour recueillir ce qu'il pourrait des trophées
-de sa victoire, mais appréciant déjà très-bien quelle en serait la
-portée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Résultats de la victoire de Lutzen.</span>
-Le lendemain 3 mai, il était à cheval dès la pointe du jour pour faire
-relever les blessés, remettre l'ordre dans ses troupes, et poursuivre
-l'ennemi. Il traversa au galop cet enfoncement de terrain, où les
-villages de Rahna, de Klein-Gorschen et de Gross-Gorschen brûlaient
-encore, remonta vers la position que les deux souverains alliés
-avaient occupée pendant la bataille, et vit plus clairement ce qu'on
-avait voulu essayer contre lui, c'est-à-dire le tourner, tandis qu'il
-tournait les autres. Mais sa rare prévoyance, en se ménageant à Kaja
-un pivot solide autour duquel il pouvait man&oelig;uvrer en sûreté, avait
-complétement déjoué le plan de ses ennemis. Avec la cavalerie perdue
-en Russie il les aurait pris par milliers. Dans l'état des choses, il
-ne put ramasser que des blessés et des canons démontés, et de ces
-trophées il en recueillit un grand nombre. Sur les 92 mille hommes de
-l'armée coalisée, 65 mille à peu près avaient été engagés, mais avec
-acharnement. De notre côté il n'y en avait pas eu beaucoup plus, car
-quatre divisions de Ney, deux de Marmont, une de la garde, deux de
-Macdonald, avaient seules participé à l'action. Sur ces corps, la
-perte était grande des deux côtés. Les Prussiens et les Russes,
-surtout les Prussiens, avaient perdu au moins vingt mille hommes et
-nous dix-sept ou dix-huit mille. Nous en avions même perdu plus que
-l'ennemi jusqu'au moment où la formidable artillerie de la garde
-avait fait pencher en notre faveur <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> la balance du carnage. Les
-Prussiens s'étaient conduits héroïquement, les Russes sans passion
-mais bravement. Les uns et les autres avaient montré dans leurs
-conseils la confusion d'une coalition. Notre infanterie s'était
-comportée avec le courage impétueux de la jeunesse, et avait eu
-l'avantage d'être dirigée par Napoléon lui-même. Celui-ci n'avait
-jamais plus exposé sa vie, plus déployé son génie, montré à un plus
-haut degré les talents non-seulement d'un général à grandes vues qui
-prépare savamment ses opérations, mais du général de bataille qui sur
-le terrain, et selon la chance des événements, change ses plans,
-bouleverse ses conceptions, pour adopter celles que la circonstance
-exige. C'était le cas d'être satisfait, quoique les résultats
-matériels ne fussent pas aussi considérables qu'ils l'avaient été
-jadis, quand nous avions toutes les armes à leur état de perfection,
-et que nous combattions contre des adversaires qui n'avaient pas
-encore la résolution du désespoir; c'était, disons-nous, le cas d'être
-satisfait, et pour Napoléon de remercier cette généreuse nation qui
-lui avait encore une fois prodigué son sang le plus pur, et d'être
-sage, au moins pour elle! Napoléon allait-il accueillir cette faveur
-du ciel dans l'esprit où il aurait fallu la désirer et la recevoir,
-dans l'esprit avec lequel la nation l'avait attendue et payée de son
-sang, et n'allait-il pas revenir à tous les rêves de son insatiable
-ambition? C'est ce que les événements devaient bientôt décider.</p>
-
-<p>Pour le moment il n'y avait qu'à profiter de la victoire, et dans
-l'art d'en profiter Napoléon n'avait pas plus d'égal que dans celui
-de la préparer. Après <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> avoir passé la journée du 3 mai sur le
-champ de bataille, et l'avoir employée à ramasser ses blessés, à
-remettre ensemble ses corps ébranlés par un choc si rude, à recueillir
-surtout des renseignements sur la marche de l'ennemi, il reconnut
-promptement à quel point le coup porté aux coalisés était décisif, car
-malgré leurs fastueuses prétentions, ils rétrogradaient en toute hâte.
-On n'apercevait sur les routes que des colonnes de troupes ou
-d'équipages en retraite, et on les voyait sans pouvoir les saisir
-faute de cavalerie. Mais il était évident qu'ils ne s'arrêteraient
-plus qu'à l'Elbe, et peut-être à l'Oder.
-<span class="sidenote" title="En marge">Fausseté du langage tenu par les coalisés sur la bataille
-de Lutzen.</span>
-Cette défaite, réelle,
-incontestable, ne les empêchait pas de tenir le langage le plus
-arrogant. Alexandre, tout joyeux de s'être bien comporté au feu, osait
-appeler cette journée une victoire, et, il faut le dire, c'était une
-triste habitude de ses généraux d'en imposer étrangement sur les
-événements militaires, comme s'ils n'avaient pas fait depuis deux
-siècles d'assez grandes choses pour être véridiques. Toutefois, qu'il
-en fût ainsi chez les Russes, on pouvait le concevoir, car on ment aux
-nations en proportion de leur ignorance; mais les Allemands auraient
-mérité qu'on leur débitât moins de mensonges sur cette journée!
-Pourtant les Prussiens, tout étourdis apparemment d'avoir tenu tête à
-Napoléon, eurent le courage d'écrire partout, surtout à Vienne, qu'ils
-avaient remporté une véritable victoire, et que s'ils se retiraient
-c'était faute de munitions, et par un simple calcul militaire! Calcul
-soit, mais celui du vaincu qui va chercher ses sûretés loin de
-l'ennemi dont il ne peut plus soutenir l'approche. Les coalisés
-<span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> en effet marchèrent aussi vite que possible pour repasser
-l'Elster, la Pleiss, la Mulde, l'Elbe, et mettre cent lieues de pays
-entre eux et les Français.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Vive poursuite des coalisés.</span>
-Napoléon après s'être convaincu de l'importance de cette bataille de
-Lutzen par la promptitude de l'ennemi à battre en retraite, écrivit à
-Munich, à Stuttgard, à Paris, des lettres pleines d'un juste orgueil,
-et d'une admiration bien méritée pour ses jeunes soldats. Il alla
-coucher le 3 au soir à Pegau, et, suivant son usage, se leva au milieu
-de la nuit pour ordonner ses dispositions de marche. Il se pouvait que
-les coalisés prissent deux directions, que les Prussiens gagnassent
-par Torgau la route de Berlin, afin d'aller couvrir leur capitale, et
-que les Russes suivissent la route de Dresde pour rentrer en Silésie.
-Il se pouvait au contraire qu'abandonnant Berlin à son sort, et au
-zèle du prince royal de Suède, les coalisés continuassent à marcher
-tous ensemble sur Dresde, restant appuyés aux montagnes de la Bohême
-et à l'Autriche, pour décider celle-ci en leur faveur, en lui
-affirmant qu'ils étaient victorieux, ou que, s'ils ne l'étaient pas
-cette fois, ils le seraient la prochaine. L'une et l'autre de ces
-manières d'agir étaient possibles, car pour l'une et pour l'autre il y
-avait de fortes raisons à faire valoir. Si en effet il importait fort
-de demeurer réunis, et de se tenir serrés à l'Autriche, il importait
-également de ne pas abandonner Berlin et toutes les ressources de la
-monarchie prussienne aux Français.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon envoie sous les ordres du maréchal Ney une colonne
-de 80 mille hommes, lui peut éventuellement marcher sur Berlin ou se
-replier sur lui.</span>
-Napoléon combina ses dispositions
-dans cette double hypothèse. Si les coalisés se divisaient, il pouvait
-se diviser aussi, et d'une part envoyer une colonne de 80 mille
-hommes <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> à la suite des Prussiens, laquelle les poursuivrait à
-outrance, passerait l'Elbe après eux, puis entrerait victorieuse à
-Berlin, et d'autre part marcher lui-même avec 140 mille hommes à la
-suite des Russes, les talonner sans relâche, pénétrer dans Dresde avec
-eux, puis les rejeter en Pologne. Si au contraire les coalisés ne se
-séparaient point, il fallait suivre leur exemple, ajourner la
-satisfaction d'entrer à Berlin, et poursuivre en masse un ennemi qui
-se retirait en masse. Napoléon, avec une profondeur de combinaisons
-dont il était seul capable, arrêta son plan de manière à pouvoir se
-plier à l'une ou à l'autre hypothèse. Il laissa le corps de Ney en
-arrière pour se remettre de ses blessures, car sur 17 ou 18 mille
-hommes morts ou blessés de notre côté, ce corps en avait eu 12 mille à
-lui seul. Il autorisa le maréchal à rester deux jours à Lutzen pour y
-établir dans un bon hôpital ses blessés les plus maltraités, et
-préparer le transport à Leipzig de ceux qui étaient moins gravement
-atteints. Il lui ordonna d'entrer ensuite à Leipzig en grand appareil.
-Cette ville avait montré un esprit assez hostile pour qu'on ne lui
-épargnât pas le spectacle de nos triomphes, et la terreur de nos
-armes. De Leipzig le maréchal devait marcher sur Torgau, et y rallier
-les Saxons, raffermis probablement dans leur fidélité par la victoire
-de Lutzen. En les replaçant avec la division Durutte sous le général
-Reynier, c'était un corps de 14 à 15 mille hommes dont le maréchal Ney
-se trouverait renforcé. Napoléon lui donna en outre le maréchal
-Victor, non-seulement avec les seconds bataillons de ce maréchal
-réorganisés à Erfurt, mais avec une partie de ceux <span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> du
-maréchal Davout, que celui-ci devait prêter pour quelques jours. Le
-maréchal Victor pouvait avoir ainsi vingt-deux bataillons, faisant
-environ 15 ou 16 mille hommes. Enfin restait la division Puthod, la
-quatrième du corps de Lauriston, laissée avec le général Sébastiani
-sur la gauche de l'Elbe, pour châtier les Cosaques de Tettenborn, de
-Donnenberg et de Czernicheff. Napoléon prescrivit à cette division de
-se diriger en toute hâte sur Wittenberg, pour se joindre au delà de
-Torgau au maréchal Ney. Il s'en fiait de la sûreté du bas Elbe et des
-départements anséatiques au général Vandamme, qui déjà était à Brême
-avec une partie des bataillons des anciens corps recomposés, et à la
-victoire de Lutzen elle-même. Le maréchal Ney, qui de ses 48 mille
-hommes en conservait 35 ou 36, allait donc recueillir Reynier avec 15
-ou 16 mille Français et Saxons, le duc de Bellune avec 15 mille
-Français, le général Sébastiani avec 14 mille, ce qui devait former un
-total de 80 mille hommes sous huit jours. C'est à lui que revenait
-l'honneur de poursuivre Blucher, si Blucher prenait la route de
-Berlin, et d'entrer dans cette capitale après lui. Napoléon voulait
-ainsi opposer la fougue de Ney à la fougue du héros de la Prusse. Si
-au contraire l'ennemi ne s'étant pas divisé, songeait à combattre
-encore une fois avant de repasser l'Elbe, ce qui était peu
-vraisemblable, il suffisait de deux jours pour ramener les 80 mille
-hommes de Ney dans le flanc de l'armée coalisée. Napoléon poursuivant
-au lieu d'être poursuivi, avait le choix du moment et du lieu où il
-lui conviendrait de livrer une seconde bataille.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Napoléon marche lui-même sur Dresde avec une masse
-de 140 mille hommes.</span>
-Napoléon se réservait le soin de marcher lui-même à la suite de la
-principale masse des coalisés avec Oudinot et Bertrand, renforcés l'un
-d'une division bavaroise, l'autre d'une division wurtembergeoise, avec
-Marmont qui n'avait pas perdu plus de 6 à 700 hommes, avec Macdonald
-qui en avait perdu à peine 2 mille, avec Lauriston qui en avait laissé
-6 ou 700 devant Leipzig, avec la garde enfin, diminuée d'un millier
-d'hommes, c'est-à-dire avec environ 140 mille combattants. Ces
-dispositions arrêtées, et après avoir recommandé à Ney de bien
-remettre ses troupes, d'exiger l'établissement de six mille lits pour
-ses blessés à Leipzig, de se pourvoir dans la même ville de tout ce
-dont il aurait besoin, Napoléon partit de Pegau en trois colonnes. La
-principale, composée de Macdonald, de Marmont, de la garde, et dirigée
-par le prince Eugène en personne, devait gagner par Borna la grande
-route de Dresde, celle qui passe par Waldheim et Wilsdruff. La
-seconde, composée de Bertrand et d'Oudinot, se tenant à quatre ou cinq
-lieues sur la droite, devait suivre par Rochlitz, Mittwejda et
-Freyberg le pied des montagnes de Bohême. La troisième, formée du
-corps de Lauriston seulement, et se tenant à quelques lieues sur la
-gauche, devait par Wurtzen courir sur Meissen, l'un des points de
-passage de l'Elbe les plus utiles à occuper, et lier Napoléon avec le
-maréchal Ney. L'ennemi était assez évidemment en retraite pour qu'on
-ne fût pas exposé à le trouver en masse sur un point quelconque, et
-des colonnes de cinquante, de soixante mille hommes, suffisaient pour
-toutes les rencontres probables. D'ailleurs en quelques heures on
-pouvait réunir deux <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> de ces colonnes, ce qui permettait de
-prévenir tout accident, et outre qu'on vivait plus à l'aise, qu'on
-s'éclairait mieux en suivant les trois routes qui menaient à l'Elbe,
-on avait aussi la chance d'envelopper par cette sorte de réseau les
-détachements égarés, qu'on ne pouvait pas prendre à la course faute de
-cavalerie.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ pour Dresde le 5 mai.</span>
-Napoléon partit le 5 mai au matin pour Borna, afin de se mettre à la
-suite de sa principale colonne. Le prince Eugène le précédait. Arrivé
-à Kolditz sur la Mulde, ce prince trouva l'arrière-garde des Prussiens
-postée le long de la rivière, dont les ponts étaient détruits. Il
-remonta un peu à droite, découvrit un passage pour une colonne et pour
-une partie de son artillerie, et vint s'établir sur une hauteur qui
-dominait la grande route de Dresde. Les Prussiens furent alors obligés
-d'abandonner les bords de la rivière, et de se retirer en toute hâte,
-en défilant sous le feu de vingt pièces de canon. Ils perdirent ainsi
-quelques centaines d'hommes, et se retirèrent vers Leissnig, en
-passant à travers les lignes d'un corps russe qui était en position à
-Seyfersdorf, en avant de Harta.
-<span class="sidenote" title="En marge">Combat d'arrière-garde contre le général Miloradovitch.</span>
-Ce corps était celui de Miloradovitch,
-qu'une fausse combinaison avait privé d'assister à la bataille de
-Lutzen. Miloradovitch était un vaillant homme, impatient de se
-signaler, comme il l'avait déjà fait tant de fois, et désireux aussi
-de répondre aux Prussiens, qui se plaignaient fort de ce qu'à Lutzen
-on avait laissé peser sur eux seuls tout le poids de la bataille,
-propos assez fréquents entre alliés associés à une &oelig;uvre aussi
-difficile que la guerre. Après s'être ouvert pour laisser défiler les
-Prussiens, <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> Miloradovitch reforma ses rangs, et profitant des
-avantages de sa position, il tint ferme. Le prince Eugène l'attaqua
-avec vigueur, et ne parvint à le déloger qu'en le tournant. On perdit
-7 à 800 hommes de part et d'autre, mais faute de cavalerie nous ne
-pûmes faire de prisonniers. Les Russes, bien qu'ayant sacrifié
-plusieurs centaines d'hommes pour ralentir notre marche, furent
-obligés de nous livrer un grand nombre de voitures chargées de
-blessés, et d'en détruire beaucoup d'autres chargées de bagages.</p>
-
-<p>On les poursuivit le 6 et le 7 sans relâche, Napoléon voulant arriver
-à Dresde le 8 mai au plus tard. Les Prussiens avaient pris la route de
-Meissen, les Russes celle de Dresde, sans qu'on pût encore conclure de
-cette double direction qu'ils se sépareraient, les uns pour couvrir
-Berlin, les autres pour couvrir Breslau. Napoléon ayant dirigé le
-corps de Lauriston par Wurtzen sur Meissen, le pressa de hâter sa
-marche vers l'Elbe, afin de surprendre, s'il était possible, le
-passage de ce fleuve, ce qui était d'un grand intérêt, car nous avions
-des pontonniers et pas de pontons, ce matériel lourd à porter étant
-fort en arrière. Napoléon avait une autre raison de pousser vivement
-le général Lauriston sur Meissen pour y franchir l'Elbe, c'était le
-désir de faire tomber ainsi la résistance qu'on essayerait peut-être
-de nous opposer à Dresde même. On ne pouvait en effet tenter un
-passage de vive force auprès de cette ville qu'en s'exposant à la
-détruire, et c'était déjà bien assez d'avoir fait sauter deux arches
-de son pont de pierre, accident de guerre auquel elle avait été
-infiniment <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> sensible, sans endommager encore les beaux
-édifices dont ses électeurs l'avaient décorée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée devant Dresde le 8 mai.</span>
-Le 7 on se porta sur Nossen et Wilsdruff. Le vice-roi trouva
-Miloradovitch arrêté dans une bonne position qu'il semblait résolu à
-défendre. On la lui enleva brusquement, et on lui fit payer par
-quelques centaines d'hommes cette inutile bravade. Le lendemain 8 mai
-on parut sur cet amphithéâtre de collines, du haut duquel on aperçoit
-la belle ville de Dresde, assise sur les deux bords de l'Elbe et au
-pied des montagnes de Bohême, comme Florence sur les deux bords de
-l'Arno et au pied de l'Apennin. Le temps était superbe, la campagne
-émaillée des fleurs du printemps présentait l'aspect le plus riant, et
-c'était le c&oelig;ur serré qu'on regardait ce riche bassin, exposé, si
-l'ennemi résistait, à devenir en quelques heures la proie des flammes.
-On descendit les gradins de cet amphithéâtre en autant de colonnes
-qu'il y avait de routes rayonnant vers Dresde, et l'on vit avec joie
-les noires colonnes de l'armée russe, renonçant à combattre,
-s'enfoncer dans les rues de la ville, et repasser l'Elbe dont elles
-brûlèrent les ponts.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les Russes évacuent la ville et se couvrent de l'Elbe, en
-brûlant les ponts.</span>
-Depuis la rupture du pont de pierre, on avait
-pour le service des armées coalisées établi trois passages, un avec
-des bateaux au-dessus de la ville, un au-dessous avec des radeaux, un
-dans la ville même, en remplaçant par deux arches en charpente les
-deux arches de pierre que le maréchal Davout avait fait sauter. On
-aperçut tous ces ponts en flammes, ce qui annonçait que les Russes
-cherchaient un asile derrière l'Elbe. Nous entrâmes donc dans la
-ville principale, c'est-à-dire <span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> dans la vieille ville,
-laquelle est située sur la gauche du fleuve, et les Russes restèrent
-dans la ville neuve, située sur la rive droite.</p>
-
-<p>À peine nos colonnes entraient-elles dans Dresde, qu'une députation
-municipale vint à la rencontre du prince vice-roi, afin d'implorer sa
-clémence. La ville en effet, au souvenir de la conduite qu'elle avait
-tenue depuis un mois, était fort alarmée. Elle avait voulu assaillir
-les Français, qui ne s'étaient sauvés que par leur bonne attitude;
-elle avait reçu les souverains étrangers sous des arcs de triomphe, et
-jonché de fleurs la route qu'ils parcouraient. Elle avait adressé des
-instances et même des menaces à son roi, pour qu'il suivît l'exemple
-du roi de Prusse, et, il faut le dire, ce qui était fort légitime de
-la part des Prussiens, l'était un peu moins de la part des Saxons, que
-nous avions relevés au lieu de les abaisser. Les habitants attendaient
-donc avec une sorte d'effroi ce que Napoléon déciderait à leur égard.
-Il était accouru effectivement, et était arrivé aux portes de la ville
-un peu après le vice-roi, qui, avec sa modestie accoutumée, avait
-renvoyé à son père la députation municipale.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil fait par Napoléon à la députation municipale de
-Dresde.</span>
-Napoléon reçut à cheval les clefs de Dresde, en disant avec hauteur à
-ceux qui les lui présentaient qu'il voulait bien accepter les clefs de
-leur ville, mais pour les remettre à leur souverain; qu'il leur
-pardonnait leurs mauvais traitements envers les Français, mais qu'ils
-n'en devaient de reconnaissance qu'au roi Frédéric-Auguste; que
-c'était en considération des vertus, de l'âge, de la loyauté de ce
-prince, qu'il les dispensait de l'application des lois de la <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span>
-guerre; qu'ils se préparassent donc à l'accueillir avec les respects
-qu'ils lui devaient, à relever, mais pour lui seul, les arcs de
-triomphe qu'ils avaient si imprudemment dressés à l'empereur
-Alexandre, et qu'ils le remerciassent bien en le revoyant de la
-clémence avec laquelle ils étaient traités en ce moment, car sans lui
-l'armée française les eût foulés aux pieds comme une ville conquise;
-que toutefois ils y prissent garde, et ne fissent rien pour favoriser
-l'ennemi, car le moindre acte de trahison serait immédiatement suivi
-de châtiments terribles. Cela dit, Napoléon leur ordonna de préparer
-du pain pour ses colonnes en marche.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon songe à passer tout de suite l'Elbe, mais ailleurs
-qu'à Dresde, afin d'épargner à cette ville les ravages de la guerre.</span>
-La plus grande discipline fut prescrite aux troupes, et observée par
-elles. Napoléon cependant voulait franchir l'Elbe pour faire évacuer
-aux Russes la ville neuve, afin d'éviter les combats d'une rive à
-l'autre, qui ne pouvaient qu'endommager cette belle capitale. Il ne
-voulait pas même attendre que le général Lauriston eût exécuté son
-passage à Meissen, cette opération n'étant pas certaine, et dépendant
-des obstacles et des moyens que ce général rencontrerait. À peine
-avait-il donné une heure aux premières dispositions que réclamait le
-paisible établissement de l'armée, qu'il remonta à cheval pour opérer
-une reconnaissance des bords de l'Elbe.
-<span class="sidenote" title="En marge">Reconnaissance des bords de l'Elbe exécutée par Napoléon en
-personne.</span>
-Au pont de pierre qui est au
-milieu même de la ville, les arches en bois avaient été incendiées, et
-bien que le passage fût facile à rétablir, il était impossible de le
-faire sans provoquer une canonnade, et sans la rendre, ce que Napoléon
-cherchait à éviter. Les Russes logés dans les maisons qui bordaient
-la rive <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> droite de l'Elbe lui tirèrent quelques coups de fusil
-dont il ne tint compte, et il sortit de la ville pour aller
-reconnaître les passages au-dessus et au-dessous. Au-dessus le passage
-n'était pas praticable, parce que la rive droite, sur laquelle il
-fallait aborder, dominait la rive gauche, de laquelle on devait
-partir. Napoléon descendit au galop au-dessous de Dresde, et suivant
-le cours de l'Elbe, qui à une petite lieue fait un détour au midi, il
-trouva à Priesnitz un terrain propre à un passage de vive force. En
-cet endroit la rive que nous occupions dominait celle qu'occupaient
-les Russes, et on y pouvait établir de l'artillerie pour protéger les
-opérations de l'armée, Napoléon disposa toutes choses pour le
-lendemain même, 9 mai. Quelques bateaux, restes du pont établi
-au-dessus de la ville, quelques embarcations ramassées par la
-cavalerie le long du fleuve, avaient été réunis et mis à l'abri des
-entreprises de l'ennemi pour être employés le jour suivant.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Choix de Priesnitz pour point de passage.</span>
-Le lendemain en effet Napoléon, à cheval dès la pointe du jour,
-descendit à Priesnitz avec une forte colonne d'infanterie et toute
-l'artillerie de la garde, et fit commencer le passage sous ses yeux.
-Les Russes étaient rangés sur l'autre rive, et paraissaient résolus à
-la défendre. Napoléon ordonna l'établissement d'une forte batterie sur
-les hauteurs de Priesnitz, afin de balayer la plage située vis-à-vis,
-et fit monter sur-le-champ les voltigeurs dans les embarcations qu'on
-s'était procurées. Trois cents passèrent à la fois, et chassèrent les
-tirailleurs russes, tandis que par un va-et-vient continuel d'autres
-allèrent les rejoindre et les renforcer. Sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> ils
-commencèrent un fossé pour se couvrir, pendant que la canonnade
-s'établissait au-dessus de leur tête. Les Russes amenèrent de
-l'artillerie, Napoléon en amena davantage, et bientôt ce fut sous le
-feu de cinquante pièces de canon russes, et de quatre-vingts
-françaises, que le travail du pont fut continué. Les boulets tombaient
-de tout côté, et l'un de ces boulets venant heurter un magasin de
-planches près duquel Napoléon était placé, lui lança à la tête un
-éclat de bois, qui l'atteignit sans le blesser.&mdash;Quelques Italiens
-rangés en cet endroit cédèrent à un mouvement de peur, pour lui plus
-que pour eux.&mdash;<i lang="la">Non fa male</i>, leur dit-il, en les qualifiant de
-quelques expressions plaisantes, et provoquant parmi eux de grands
-éclats de rire, il les fit, à son exemple, rester gaiement sous une
-grêle de projectiles.</p>
-
-<div class="p4 figcenter">
-<a id="napoleon_elbe" name="napoleon_elbe"></a>
-<img src="images/napoleon_elbe.jpg" width="500" height="356" alt="Napoléon au Passage de L'Elbe." title="" />
-<p class="caption">NAPOLÉON AU PASSAGE DE L'ELBE.</p>
-<p class="small right">Karl Girardet del.<br />
- Paul Girardet sc.</p>
-</div>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les Français passent l'Elbe à Priesnitz, à Dresde et à
-Meissen.</span>
-La place n'étant plus tenable pour les Russes sous les quatre-vingts
-bouches à feu des Français, ils se retirèrent, et cessèrent d'opposer
-des obstacles au travail du pont, qui ne devait être achevé que le
-lendemain 10. Heureusement les Russes avaient aussi évacué la ville
-neuve, et là le passage pouvait être rétabli sur-le-champ sans
-provoquer de canonnade. Des madriers furent jetés sur les piliers en
-pierre des arches détruites, et on put communiquer entre les deux
-parties de la ville. Nos troupes allèrent occuper le faubourg de
-Neustadt, ou ville neuve. Ce même jour le général Bertrand et le
-maréchal Oudinot arrivèrent. Napoléon les répartit entre Dresde et
-Pirna. Il apprit que le général Lauriston avait rencontré à Meissen la
-queue des Prussiens, et qu'il avait réussi à franchir l'Elbe sans
-grande difficulté. <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> Nous étions donc sur tous les points
-maîtres du cours de ce fleuve, et en possession tranquille de la
-capitale de la Saxe. La promesse de Napoléon qui avait dit qu'il
-renverrait les coalisés plus vite qu'ils n'étaient venus, se trouvait
-accomplie, car, entré en campagne le 1<sup>er</sup> mai, il était le 10
-possesseur de la Saxe, et avait rejeté les coalisés au delà de l'Elbe.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon avant de poursuivre les coalisés sur l'Oder, est
-obligé de s'arrêter quelques jours à Dresde.</span>
-Avant de les suivre plus loin, Napoléon résolut de s'arrêter quelques
-jours à Dresde, pour rallier ses troupes et les faire reposer, pour
-recueillir les divers corps de cavalerie qui s'apprêtaient à le
-rejoindre, pour rappeler le roi de Saxe dans ses États, et adapter
-enfin ses combinaisons militaires à celles des coalisés. Les projets
-des Prussiens et des Russes n'étaient pas encore parfaitement clairs,
-et on en recevait des rapports contradictoires. Il semblait cependant
-qu'ils nous livraient Berlin, et qu'ils mettaient au-dessus de
-l'intérêt bien grand sans doute de défendre cette capitale, l'intérêt
-plus grand encore de rester réunis, et surtout de se tenir toujours
-appuyés à l'Autriche, ce qui rendait la conduite des affaires
-diplomatiques aussi importante à cette heure que celle des affaires
-militaires. Napoléon, après avoir de nouveau assigné au corps de Ney
-la direction de Torgau, ce qui lui laissait la liberté de l'acheminer
-sur Berlin ou de le ramener sur Dresde, après avoir renouvelé et
-précisé davantage les ordres qui devaient porter ce corps à 80 mille
-hommes, s'occupa sur-le-champ des affaires diplomatiques, qui
-réclamaient en effet toute son attention.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Parti à prendre à l'égard du roi de Saxe.</span>
-Le roi de Saxe avait fui non-seulement ses États, mais la Bavière, au
-moment même où Napoléon arrivait, <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> et cela pour aller à Prague
-se jeter dans les bras de l'Autriche, dont il avait évidemment adopté
-la politique. Il y avait de quoi lui en vouloir, mais déclarer ce
-prince déchu, c'eût été proclamer nous-mêmes une défection de plus,
-donner raison aux Allemands qui disaient que nos alliés étaient
-traités en esclaves, se mettre en outre un grand embarras sur les
-bras, car qu'eût-on fait de la Saxe si on ne la lui avait rendue?
-C'était enfin déclarer trop crûment à l'Autriche comment on
-considérait et comment on se proposait de traiter cette politique de
-la médiation, qui était la sienne, et n'était devenue celle du roi de
-Saxe qu'à son instigation.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon feint de n'avoir pas compris le motif de sa
-conduite, et le rappelle à Dresde.</span>
-Napoléon ne contenait jamais son ambition,
-mais il contenait quelquefois sa colère, et il donna cette fois un
-exemple d'empire sur lui-même, trop rare dans sa vie. Il feignit de
-n'avoir pas compris la conduite du roi de Saxe, de l'attribuer à de
-faux conseils, et de ne voir dans ce monarque qu'un prince troublé
-mais loyal. Il lui adressa donc l'un de ses aides de camp à Prague,
-avec la sommation formelle, sous peine de déchéance, de revenir
-immédiatement à Dresde, d'y amener sa cavalerie, son artillerie, sa
-cour, tout ce qui l'avait suivi, et de rendre au général Reynier la
-place de Torgau avec les dix mille Saxons qui l'occupaient. M. de
-Serra, notre ministre auprès de la cour de Saxe, qui avait accompagné
-à Prague le roi Frédéric-Auguste, avait ordre de se transporter auprès
-de lui à l'instant même, et d'exiger une réponse immédiate.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qui s'était passé à Vienne pendant les événements qui
-s'étaient accomplis à Lutzen et à Dresde.</span>
-Les déterminations à l'égard de l'Autriche importaient bien
-davantage, et étaient devenues encore <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> plus délicates
-qu'auparavant, par suite de ce qui s'était passé à Vienne pendant que
-Napoléon livrait la bataille de Lutzen et marchait sur Dresde. M. de
-Narbonne, fort inquiet de ce qui pourrait survenir à Cracovie entre
-les Russes, les Autrichiens, les Polonais, à la réception des ordres
-de Napoléon qui enjoignaient aux Polonais de ne pas se laisser
-désarmer, n'avait cessé d'insister auprès de M. de Metternich pour
-qu'il prît à ce sujet une résolution satisfaisante. De son côté M. de
-Metternich, engagé avec les Russes par la convention secrète que nous
-avons fait connaître, avait toujours éludé, et persisté à dire qu'il
-lui était impossible d'être à la fois médiateur et belligérant. Enfin
-M. de Narbonne recevant de Paris par M. de Bassano, de Mayence par M.
-de Caulaincourt, des instructions plus formelles encore de l'Empereur,
-qui ne voulait qu'à aucun prix les Polonais déposassent les armes, qui
-prétendait même continuer à donner des ordres au corps auxiliaire
-autrichien, crut devoir employer les grands moyens pour amener M. de
-Metternich à sortir des ambiguïtés dans lesquelles il se renfermait.
-M. de Narbonne ignorait que dans les archives de l'ambassade se
-trouvait l'interdiction de présenter aucune note écrite, qui ne partît
-du cabinet même. En conséquence il se rendit chez M. de Metternich, et
-lui annonça qu'il allait lui remettre une note, avec sommation de
-s'expliquer catégoriquement sur le traité d'alliance dont il refusait
-en ce moment l'exécution littérale.&mdash;<span class="sidenote" title="En marge">Note remise par M. de Narbonne pour obliger M. de
-Metternich à s'expliquer sur le traité d'alliance du 14 mars 1812.</span>
-Jusqu'ici, dit-il, j'ai pris
-patience, et écouté comme acceptables toutes les excuses au moyen
-desquelles vous cherchez à éluder vos engagements, <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> et à
-dissimuler l'étendue de vos préparatifs, que vous nous avoueriez s'ils
-étaient faits pour nous. Mais je suis forcé par les événements de
-Gallicie de provoquer une explication catégorique, et de vous demander
-si vous êtes ou si vous n'êtes plus notre allié, si vous entendez
-enfin manquer au traité d'alliance du 14 mars 1812? Si vous n'y voulez
-pas manquer, il faut absolument faire agir le corps autrichien
-auxiliaire, en vous conformant aux ordres de l'empereur Napoléon, et
-par-dessus tout ne pas songer à désarmer nos alliés.&mdash;On ne pouvait
-placer M. de Metternich dans une position plus embarrassante, et se
-mettre soi-même envers lui dans une position plus périlleuse. S'il eût
-été libre, il aurait cédé peut-être, et ordonné quelques hostilités
-simulées dont il se serait ensuite excusé auprès des Russes par
-l'intermédiaire de M. de Lebzeltern. Malheureusement il avait promis
-de ne pas renouveler les hostilités par un engagement, secret mais
-formel et écrit, que les Russes auraient été autorisés à publier si on
-l'avait violé. Il n'y avait donc pas moyen de se plier aux exigences
-de M. de Narbonne, et M. de Metternich fut obligé de lui résister,
-très-doucement dans la forme, mais très-opiniâtrement dans le
-fond.&mdash;<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. de Metternich pour éviter de s'expliquer sur
-le traité d'alliance.</span>
-Oui, je suis votre allié, répondit-il à M. de Narbonne; je le
-suis, je veux continuer à l'être; mais je suis médiateur aussi, et
-tant que mon rôle de médiateur ne sera pas épuisé par le refus de
-conditions raisonnables, je ne puis pas redevenir belligérant.&mdash;M. de
-Metternich reproduisit ensuite tout ce système d'argumentation
-adroite et subtile que l'on connaît déjà, et <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> dont nous
-n'avions pas intérêt à le faire sortir, tant que nous ne voulions pas
-en arriver à un éclat avec l'Autriche, et à la guerre avec cette
-puissance. Puis abandonnant les subtilités, et abordant les
-considérations de bon sens, M. de Metternich supplia M. de Narbonne de
-ne pas insister davantage, de ne pas le mettre dans une fausse
-position, en lui demandant ce qu'il ne pouvait pas accorder,
-c'est-à-dire la reprise des hostilités contre les Russes.&mdash;Si je vous
-refuse trente mille hommes aujourd'hui, répéta-t-il, c'est pour vous
-en donner cent cinquante mille plus tard, lorsque nous serons d'accord
-sur une paix proposable, et acceptable par l'Europe.&mdash;Ces paroles fort
-sages ramenaient la seule, la grande question du moment, celle des
-conditions de la paix, sur laquelle nous avions complétement tort, et
-qui devait entraîner notre ruine. M. de Narbonne revenant encore à la
-charge, M. de Metternich alla jusqu'à lui dire que c'était une faute
-d'insister à ce point, car il croyait savoir que Napoléon ne voulait
-pas qu'on poussât à bout la cour d'Autriche. En effet, M. de Bubna
-revenant de Paris fort touché des soins dont il avait été l'objet,
-affirmait que Napoléon désirait marcher d'accord avec son beau-père,
-et que, si on s'y prenait bien, on amènerait bientôt un arrangement
-raisonnable des affaires européennes. M. de Bubna courut effectivement
-chez M. de Narbonne, le pressa de ne pas troubler l'intimité près de
-renaître entre le gendre et le beau-père, le supplia de prendre
-patience, lui disant que, moyennant qu'on fût tant soit peu
-raisonnable, les coalisés le seraient si peu, que de gré ou de force
-la cour d'Autriche reviendrait <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> à Napoléon, et qu'alors ce
-n'étaient pas trente mille Autrichiens qu'on aurait, mais deux cent
-mille.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Insistance de M. de Narbonne, et demande d'une audience à
-l'empereur François.</span>
-Ce langage était fort sensé, mais M. de Narbonne, tout plein des
-dépêches qu'il avait reçues, alarmé de ce qui pourrait arriver si les
-ordres de Napoléon parvenant à Cracovie à M. de Frimont n'y
-rencontraient que la désobéissance, si le prince Poniatowski refusant
-de se laisser désarmer, il éclatait une collision entre les Polonais
-et les Autrichiens, cédant aussi à l'impulsion de son rôle, qu'il
-s'était attaché à entendre tout autrement que son prédécesseur M.
-Otto, crut bien faire en remettant une note formelle par laquelle,
-invoquant le traité d'alliance du 14 mars 1812, rappelant la
-confirmation que les Autrichiens lui en avaient plusieurs fois donnée,
-il sommait la cour de Vienne ou d'exécuter ce traité, ou de déclarer
-qu'il n'existait plus. Craignant néanmoins après cette démarche la
-réponse qui pourrait lui être adressée, et voulant la prévenir, il
-demanda une entrevue à l'empereur François, et admis tout de suite
-auprès de ce monarque, le conjura de ne pas rejeter l'Autriche et la
-France, l'une à l'égard de l'autre, dans un état d'hostilité qui
-jusqu'ici n'avait amené que des malheurs, et pouvait en entraîner de
-plus grands encore. <span class="sidenote" title="En marge">Conformité du langage de l'empereur François avec celui de
-M. de Metternich.</span>
-L'empereur accueillit M. de Narbonne avec beaucoup
-de politesse et de calme, lui répéta tout ce que lui avait dit M. de
-Metternich, ajouta même assez finement que s'il avait voulu s'assurer
-de l'accord qui existait entre le souverain et le ministre dirigeant,
-il allait se retirer édifié; que pour lui, il désirait rester l'allié
-<span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> de son gendre, mais sans abandonner un rôle qui était le seul
-que le peuple autrichien lui vît adopter avec plaisir, celui de
-médiateur; qu'il y persisterait jusqu'au bout, et ne s'en départirait
-que lorsqu'il aurait perdu toute espérance d'opérer un rapprochement
-entre les puissances belligérantes. Il finit, comme M. de Metternich,
-par dire qu'il était porté à croire que M. de Narbonne, sans doute
-pour dégager sa responsabilité personnelle, en faisait trop, et allait
-au delà des vraies intentions de son maître.</p>
-
-<p>M. de Narbonne insista de nouveau sur les graves conséquences que
-pourrait avoir un éclat public à Cracovie, sur la nécessité de le
-prévenir, et refusa de retirer sa note.</p>
-
-<p>M. de Metternich obligé enfin d'y répondre, avait un moyen tout simple
-de sortir d'embarras, c'était de recourir à la déclaration qu'il avait
-faite le 12 avril, quand on lui avait proposé d'entrer dans les
-événements par une action des plus vives. Il avait pris acte alors de
-ce qu'on lui proposait pour avouer le rôle de médiateur armé, pour
-annoncer des armements considérables mis au service de la médiation,
-et pour établir que le traité du 14 mars 1812, en restant en vigueur
-comme principe d'alliance, n'était plus quant aux moyens d'action,
-applicable aux circonstances.
-<span class="sidenote" title="En marge">Forcé de répondre M. de Metternich déclare que l'Autriche
-étant devenue médiatrice, ne peut pas être en même temps puissance
-belligérante.</span>
-S'en référant à cette déclaration, M. de
-Metternich répondit que la cour de Vienne ne pouvait obtempérer à la
-demande de faire agir le corps auxiliaire, parce que d'abord cette
-cour étant devenue médiatrice sur la provocation même de la France,
-elle ne pouvait plus dès lors se mettre en hostilité avec l'une des
-puissances belligérantes, et <span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> que, secondement, le corps
-auxiliaire n'étant que l'un des moyens stipulés par le traité
-d'alliance, et ces moyens étant reconnus insuffisants pour les
-circonstances, il convenait d'en ajourner l'emploi.</p>
-
-<p>La réponse était habile, et surtout fâcheuse pour nous, car elle nous
-condamnait à entendre dire une seconde fois que le traité d'alliance,
-tout en demeurant virtuellement en vigueur, cessait d'être exécutable,
-ce qui lui ôtait toute efficacité. Cependant, pourvu qu'il maintînt au
-moins l'Autriche neutre, il fallait nous en contenter, et ne pas
-ébranler nous-mêmes ce qui en restait, en fournissant l'occasion de
-répéter sans cesse qu'il n'était plus applicable aux circonstances. M.
-de Narbonne était assurément allé trop loin, mais loin dans la voie où
-on l'avait dirigé, et où on l'avait constamment poussé à marcher plus
-vite.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Pour atténuer l'effet de sa déclaration, M. de Metternich
-accorde que le corps polonais ne sera point désarmé en traversant le
-territoire autrichien.</span>
-M. de Metternich, qui ne désirait pas une rupture avec la France,
-sentit que dans les craintes de M. de Narbonne il y avait cependant
-quelque chose de fondé, c'était la possibilité d'un éclat entre le
-prince Poniatowski et le général comte de Frimont, si on persistait à
-désarmer le corps polonais. Heureusement il était facile d'y remédier,
-et il n'y manqua pas. Déjà il avait concédé que le bataillon français
-compris dans l'armée polonaise ne serait point désarmé à son entrée
-sur le territoire autrichien. Il accorda de même que l'armée
-polonaise, toujours libre d'ailleurs de ne pas se retirer derrière la
-frontière autrichienne si elle préférait combattre seule contre les
-Russes, aurait elle aussi la faculté, si elle voulait traverser la
-Bohême pour se rendre en Saxe, <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> de conserver ses armes pendant
-le trajet. Il promit enfin qu'elle trouverait à chaque gîte le
-logement et les vivres nécessaires.&mdash;Il a suffi à l'empereur François,
-dit M. de Metternich, de savoir que l'empereur Napoléon, dans un
-sentiment de susceptibilité militaire que justifie sa gloire, ait
-désapprouvé, quant au corps polonais, l'exécution d'une formalité qui
-est toute du droit des gens, pour qu'il y ait spontanément renoncé.
-Pourtant, ajouta M. de Metternich, l'empereur François demande avec
-instance que le séjour d'un corps en armes sur le territoire neutre
-soit le plus court possible.&mdash;</p>
-
-<p>L'inconvénient de ces contestations n'était pas seulement de faciliter
-à l'Autriche des déclarations dont elle devait plus tard faire un
-usage funeste pour nous, mais de la porter à désespérer de notre
-raison, en nous voyant si impérieux, si peu accommodants, et de mûrir
-ainsi plus vite la fatale résolution qu'autour d'elle tout l'invitait
-à prendre. On pouvait effectivement, après chaque scène de ce genre,
-s'apercevoir que M. de Metternich était plus gêné, plus contraint avec
-nous, c'est-à-dire plus engagé avec nos adversaires. Chaque fois on
-les entendait eux-mêmes à Vienne se vanter plus hautement de l'avoir
-conquis, tellement que le retentissement de ces propos arrivait à M.
-de Narbonne par tous les échos de la cour et des salons.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Premier effet à Vienne de la bataille de Lutzen.</span>
-Cependant le bruit des derniers événements militaires vint
-heureusement interrompre ces tristes contestations. Tout à coup on
-apprit qu'une grande bataille avait été livrée, que des torrents de
-sang avaient coulé, et que nous étions battus, à en croire <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span>
-les propagateurs de nouvelles, qui pour la plupart étaient nos
-ennemis. Partout on affirmait notre défaite avec une assurance inouïe.
-On se fondait pour répandre ces rumeurs sur des lettres mêmes de
-l'empereur Alexandre (non pas, il est vrai, du roi de Prusse, trop
-sage pour écrire de telles choses, mais sur plusieurs lettres des
-généraux prussiens). L'empereur Alexandre était si content de lui, les
-généraux prussiens avaient le sentiment de s'être si bravement battus,
-qu'ils ne se sentaient presque pas vaincus, bien qu'ils le fussent au
-point de ne pouvoir tenir nulle part. L'ambassadeur d'Angleterre, lord
-Cathcart, militaire expérimenté, témoin de la bataille, avait trouvé
-ces mensonges ridicules, et avait dit lui-même que si on ne remportait
-que des victoires de ce genre, il faudrait bientôt traiter à tout
-prix.
-<span class="sidenote" title="En marge">Les nombreux amis de la coalition soutiennent que les
-Français ont été battus.</span>
-M. de Metternich avait trop d'esprit pour ajouter foi à de
-pareilles forfanteries. Pourtant les assertions étaient si positives,
-qu'il en était surpris, ne croyant pas qu'on pût mentir à ce point, et
-il en exprima son étonnement à M. de Narbonne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Esprit et fierté de M. de Narbonne.</span>
-C'est dans ces
-positions que le grand seigneur, militaire, spirituel et fier, se
-révélait chez M. de Narbonne avec tous ses avantages.&mdash;Nous sommes
-vaincus, dit-il à tout le monde, soit ... Nous verrons dans quelques
-jours sur quelle route seront les vaincus et les vainqueurs.&mdash;Quatre
-jours après, en effet, on apprit que les soi-disant vaincus étaient
-aux portes de Dresde, et les soi-disant vainqueurs au delà de l'Elbe.
-<span class="sidenote" title="En marge">La victoire de Lutzen bientôt appréciée à Vienne.</span>
-La confusion en fut d'autant plus grande. Dans les salons de Vienne,
-on se déchaîna contre l'incapacité militaire des deux souverains
-alliés, mais, au lieu d'être plus <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> porté vers nous, on insista
-davantage sur la nécessité pour l'Autriche de courir à leur secours,
-et de s'unir à eux afin de sauver l'Europe d'un joug intolérable.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich vient féliciter M. de Narbonne, et paraît
-pressé, à la vue des événements qui se précipitent, de signifier la
-médiation autrichienne.</span>
-M. de Metternich se transporta tout de suite chez M. de Narbonne, et,
-avec une assurance qui n'était pas sans sincérité, lui dit que les
-victoires de Napoléon ne l'étonnaient point, car il avait basé sur ces
-victoires tous ses calculs pacifiques; que pour rendre la paix
-acceptable, il <cite>fallait faire tomber les deux tiers au moins</cite> des
-propositions russes, anglaises, prussiennes; que la victoire de Lutzen
-servirait à cela, qu'il y avait compté, et qu'il eût été trompé dans
-ses espérances s'il en avait été autrement (assertion qui était vraie,
-quoiqu'elle pût paraître singulière); mais qu'il restait un tiers de
-ces propositions dont il était impossible de méconnaître la raison, la
-justice, la sagesse, et qu'il fallait les admettre; qu'il était temps
-pour le cabinet de Vienne de se saisir enfin de son rôle de médiateur,
-pris à l'instigation de la France, et avec le consentement des autres
-puissances belligérantes; que bientôt il serait trop tard, au train
-dont marchaient les affaires, pour exercer ce rôle utilement; qu'il
-allait donc expédier immédiatement deux plénipotentiaires, l'un pour
-le quartier général français, l'autre pour le quartier général russe;
-qu'il fallait, pour être écouté, choisir des porteurs de paroles
-agréables à ceux auxquels on les adressait; que le général comte de
-Bubna ayant paru plaire à Napoléon (nous avons dit qu'il était
-militaire et homme d'esprit),
-<span class="sidenote" title="En marge">Choix de M. de Bubna pour l'envoyer à Napoléon, et de M. de
-Stadion pour l'envoyer aux souverains de Russie et de Prusse.</span>
-on le lui renvoyait; que M. de Stadion,
-célèbre jadis dans le parti anti-français, avait plus de chances
-qu'un autre d'être bien accueilli au quartier <span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> général des
-coalisés, et qu'on allait l'y acheminer; que loin d'être un ennemi
-dangereux pour la France, il lui serait plus utile qu'un ami, car il
-mettrait d'autant plus de hardiesse à dire aux Russes et aux Prussiens
-les vérités qu'il importait de leur faire entendre; que d'accord
-aujourd'hui avec l'empereur et M. de Metternich sur les conditions de
-la médiation et de la paix, il était seul capable, en s'appuyant sur
-les victoires de Napoléon, de faire agréer ces conditions aux
-puissances belligérantes.&mdash;En toutes ces choses M. de Metternich avait
-raison, et il était doublement habile, car, outre qu'il choisissait
-dans M. de Stadion un négociateur qui, par cela même qu'il nous était
-hostile, obtiendrait plus de crédit chez les coalisés, il occupait et
-compromettait un rival, un antagoniste, le chef en un mot du parti
-anti-français, du parti qui voulait le plus tôt possible la guerre
-avec nous. Ôter un tel chef à ce parti, c'était pour soi et pour nous
-la meilleure des conduites.</p>
-
-<p>On annonça donc qu'on allait dépêcher MM. de Bubna et de Stadion pour
-proposer un armistice, et provoquer une première explication sur les
-conditions de la paix future. Sans prétendre les imposer à Napoléon,
-on déclara cependant qu'on prendrait la liberté de lui indiquer celles
-qu'on jugeait acceptables par toutes les parties belligérantes, et, ne
-voulant pas en faire mystère à M. de Narbonne, M. de Metternich, qui
-les lui avait déjà clairement indiquées en plus d'une circonstance,
-les lui énonça cette fois l'une après l'autre, avec la plus extrême
-précision.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich ne se borne plus à insinuer les intentions
-de sa cour relativement aux conditions de la paix, mais les énonce
-avec la plus grande précision.</span>
-C'était ce que nous avons exposé si souvent, <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> la
-suppression du grand-duché de Varsovie et sa rétrocession à la Prusse,
-sauf quelques portions revenant de droit à la Russie et à l'Autriche;
-c'était la reconstitution de la Prusse au moyen du grand-duché, et de
-territoires à trouver en Allemagne; c'était l'abandon de la
-Confédération du Rhin, et enfin la renonciation aux départements
-anséatiques, c'est-à-dire aux villes de Brême, Hambourg et Lubeck.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ces conditions consistent dans le sacrifice du grand-duché
-de Varsovie, de la Confédération du Rhin, des villes anséatiques, et
-des provinces illyriennes.</span>
-On devait ne rien dire de la Hollande, de l'Italie, de l'Espagne, pour ne
-pas soulever des difficultés insolubles, et on ajournerait au besoin
-la paix maritime, s'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec
-l'Angleterre, afin de conclure tout de suite la paix continentale, qui
-était la plus urgente. Telles étaient, indépendamment de la
-restitution des provinces illyriennes que nous avions à peu près
-promises à l'Autriche, ces conditions qui nous laissaient la
-Westphalie, la Lombardie et Naples, comme royaumes vassaux, la
-Hollande, la Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane,
-l'État romain, comme départements français! Telle était la France
-qu'on nous offrait, et dont nous regardions l'offre comme un outrage!
-Quant à l'Espagne, on était certain qu'il en faudrait faire le
-sacrifice pour avoir la paix avec l'Angleterre, mais que ce sacrifice
-suffirait. M. de Metternich avait eu, disait-il, plus d'une occasion
-de s'en assurer. On a vu par nos récits antérieurs, que sous ce
-rapport au moins, il n'y aurait pas difficulté insurmontable de la
-part de Napoléon.</p>
-
-<p>M. de Narbonne répéta plusieurs fois que Napoléon victorieux
-n'accepterait pas ces conditions, mais <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> M. de Metternich
-répéta à son tour que Napoléon était plus raisonnable qu'on ne voulait
-le représenter; que d'ailleurs ces conditions étaient inévitables, et
-qu'il faudrait lutter fortement encore pour les faire agréer aux
-puissances coalisées.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche ne veut pas empêcher le roi de Saxe de retourner
-à Dresde.</span>
-Restait le roi de Saxe, qu'on savait placé entre la déchéance ou le
-retour à Dresde, et pour l'Autriche il n'y avait pas sur ce sujet deux
-partis à prendre. Quelques insensés, à qui les moyens ne coûtaient
-pas, du moins en paroles, disaient à Vienne qu'il fallait s'emparer de
-la personne de ce monarque, et l'empêcher ainsi de retomber, en
-retournant à Dresde, sous le joug de Napoléon. Il n'y avait à penser à
-rien de pareil, et on ne songea pas un instant à retenir le roi
-Frédéric-Auguste. Au surplus on n'en aurait pas eu le temps, car il
-avait été obligé de répondre sur-le-champ à nos sommations, et,
-quoique en pleurant, de consentir à l'invitation que Napoléon lui
-avait adressée. Il s'apprêta en effet à partir de Prague avec ses
-troupes et sa cour, demandant instamment le secret, et le promettant
-de son côté à l'Autriche, sur les négociations qui avaient eu lieu
-entre les cabinets de Dresde et de Vienne. Le secret n'était ni bien
-profond ni bien noir. C'était une adhésion à la politique médiatrice,
-que le pauvre roi de Saxe avait bien pu considérer comme n'étant pas
-une trahison, lorsqu'il la voyait suivie et préconisée par le
-beau-père de Napoléon, sans qu'il en résultât de rupture entre eux. Il
-fit donc annoncer son arrivée à Dresde sous deux jours, temps qui
-était rigoureusement nécessaire à une cour aussi peu expéditive pour
-faire ses apprêts de voyage. Elle était composée effectivement
-<span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> de beaucoup de princes et princesses, quelques-uns
-très-vieux, et tous de même honnêteté et de même timidité que le roi.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, en recevant les dépêches de Vienne, s'aperçoit de
-la faute qu'on a commise en poussant trop vivement l'Autriche.</span>
-Lorsque Napoléon apprit successivement tout ce qui vient d'être
-rapporté, il se mit en mesure de recevoir convenablement son allié,
-redevenu fidèle; mais auparavant il donna ses instructions à son
-représentant à Vienne. Il s'aperçut enfin de la faute qu'on avait
-commise en poussant l'Autriche à entrer si avant dans les événements,
-et en la provoquant à se constituer médiatrice armée, c'est-à-dire
-arbitre, quand on ne voulait pas subir son arbitrage. Il s'aperçut
-aussi de l'erreur dans laquelle il était tombé, en croyant qu'il
-pourrait engager cette puissance dans ses projets par l'offre des
-dépouilles de la Prusse, et en ne voyant pas qu'avant tout l'Autriche
-tenait à reconstituer l'Allemagne pour être indépendante, et ne
-trouvait pas d'agrandissement territorial qui valût l'indépendance.
-Mais, comme font souvent les princes qui ne veulent pas avoir tort, il
-rejeta toute la faute sur son représentant, c'est-à-dire sur M. de
-Narbonne, qui, avec la mission qu'il avait reçue, avec les
-instructions dont il était porteur, ne pouvait pas agir autrement
-qu'il n'avait fait. Toutefois, comme Napoléon aimait ce personnage si
-distingué, il l'improuva, sans aucune sévérité de langage, d'avoir
-poussé les choses si loin, d'avoir remis une note malgré les
-prescriptions du cabinet qui défendaient d'en remettre sans ordre
-formel, et d'avoir amené M. de Metternich à déclarer par deux fois que
-le traité d'alliance n'était plus applicable aux circonstances.&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Recommandation à M. de Narbonne de s'enfermer désormais
-dans la plus extrême réserve.</span>
-Il regrettait, disait-il, qu'on eût <span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> mis l'empereur son beau-père
-dans une position dont bientôt ce monarque sentirait la fausseté, car
-les Français n'en étaient encore qu'à leur première victoire, et
-allaient sous peu de jours en remporter d'autres. Quoi qu'il en soit,
-l'Autriche, obligée prochainement de revenir en arrière, en serait
-pour la confusion de ses fausses démarches; mais pour le moment il
-fallait que M. de Narbonne se montrât calme, réservé sans froideur, et
-ne demandât, ne répondît plus rien à la cour de Vienne, afin qu'elle
-reconnût qu'on ne la tenait plus pour alliée, tout en l'acceptant pour
-médiatrice, sans l'accepter cependant pour médiatrice armée.&mdash;</p>
-
-<p>Napoléon malgré ce langage modéré en apparence, était exaspéré au fond
-du c&oelig;ur contre l'Autriche et contre son beau-père. Malgré sa
-prodigieuse sagacité, le penchant à se flatter, penchant auquel cèdent
-tous les hommes, quelque clairvoyants qu'ils soient, lorsqu'ils se
-sont mis dans une position où ils ont besoin de s'abuser eux-mêmes, le
-penchant à se flatter l'avait porté à croire qu'il obtiendrait tout de
-l'Autriche moyennant qu'il la payât bien, et il était profondément
-irrité de voir qu'elle trompait si complétement ses calculs.
-<span class="sidenote" title="En marge">Irritation qu'inspirent à Napoléon les conditions de paix
-proposées.</span>
-Les conditions qu'on lui mandait, et qui n'auraient pas dû lui paraître
-nouvelles, lui étaient odieuses. Il avait renoncé dans sa pensée au
-grand-duché de Varsovie, surtout après avoir reconnu de près les
-difficultés de cette création; mais au lendemain de cette guerre de
-1812, entreprise pour humilier la Russie, pour reconstituer la
-Pologne, pour appesantir plus que jamais son joug sur l'Europe, au
-lendemain de cette guerre, se <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> trouver avec la Russie
-agrandie, avec la Pologne non pas refaite, mais irrévocablement
-détruite, supporter la défection de la Prusse, l'en récompenser même,
-renoncer au protectorat de la Confédération du Rhin, abandonner les
-villes anséatiques, cause première de la brouille avec la Russie,
-c'était une multiplicité de déboires, dont aucun n'affaiblissait sa
-vraie puissance, mais dont tous étaient un cruel échec pour son
-orgueil!
-<span class="sidenote" title="En marge">Ces conditions n'intéressaient que l'orgueil de Napoléon,
-et nullement la grandeur de la France.</span>
-Au point de vue des véritables intérêts de la France, aucun
-de ces sacrifices n'était à regretter. Le grand-duché de Varsovie
-n'était qu'un essai chimérique, tant que la Prusse et l'Autriche ne
-songeaient pas à reconstituer la Pologne, car c'étaient elles après
-tout que la Pologne était destinée à couvrir, et puisqu'elles n'en
-voulaient pas, il était puéril de s'obstiner à leur faire du bien
-malgré elles. Quant à la Prusse, nous n'avions intérêt, ni par rapport
-à la Russie, ni par rapport à l'Autriche, à la maintenir si faible!
-Quant au protectorat du Rhin, c'était un vain titre, odieux aux
-Allemands, capable uniquement de nous attirer leur haine, sans nous
-donner sur eux aucune influence réelle. Quant aux villes anséatiques
-enfin, s'obstiner à les conserver, c'était étendre notre frontière
-militaire et commerciale au delà de toute raison. C'est à peine, en
-effet, si nous pouvions défendre le Zuyderzée et le Texel, car au delà
-du Wahal il n'existait plus de solide frontière pour nous; il avait
-même fallu tout l'esprit ingénieux de Napoléon pour faire rentrer la
-Hollande dans un bon système de défense, et encore n'y avait-il que
-très-imparfaitement réussi.
-<span class="sidenote" title="En marge">Elles dépassaient même ce que la France aurait dû
-raisonnablement désirer comme étendue de territoire.</span>
-Toutefois la possession de la Hollande
-offrait de si <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> grands avantages maritimes, que cette
-magnifique possession pouvait être un objet de désirs pour une
-ambition à la façon de Charlemagne. Mais les villes anséatiques nous
-imposaient une charge sans compensation, car elles étaient impossibles
-à défendre, à moins d'étendre la France jusqu'à l'Elbe, et
-commercialement elles étaient indispensables à l'alimentation de
-l'Allemagne et inutiles à la nôtre. Relativement au blocus
-continental, leur avantage tombait avec ce blocus, et avec la paix. Si
-même nous eussions été sages, nous aurions dû renoncer tout de suite
-au royaume de Westphalie, en dédommageant de quelque façon le roi
-Jérôme; mais enfin on ne nous le demandait pas, puisque l'empereur
-Alexandre avait refusé de prendre avec le grand-duc de Hesse
-l'engagement de lui rendre ses États, et il n'y avait pas à s'en
-occuper. Ce n'était donc que l'orgueil, l'implacable orgueil qui
-pouvait porter Napoléon à repousser les conditions imaginées par
-l'Autriche.&mdash;Il ne voulait pas, disait-il, se laisser humilier.&mdash;Il
-appelait être humilié ne pouvoir pas réaliser tous les rêves de son
-immense ambition, même quand on ne portait aucune atteinte à sa
-puissance réelle. Hélas! la punition de l'orgueil qui a trop entrepris
-sur autrui, c'est précisément de ne pouvoir céder, alors même qu'il le
-trouverait juste et nécessaire! Il est cloué à ses folles prétentions
-comme Prométhée à son rocher: exemple terrible pour ceux qui,
-n'écoutant que leurs désirs, se font un jeu des droits et de la
-dignité des hommes!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Une nouvelle cause accidentelle ajoute à l'irritation de
-Napoléon.</span>
-La certitude acquise des intentions de l'Autriche, qui n'auraient pas
-dû être nouvelles pour Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> car de fréquentes
-insinuations les lui avaient clairement révélées depuis quatre mois,
-l'irrita profondément contre cette puissance. Il y vit une double
-trahison de l'alliance et de la parenté, et se dit, ce qu'il s'était
-dit autrefois bien souvent, jusqu'au jour où un brusque mouvement
-d'humeur contre la Russie l'avait décidé à un mariage autrichien,
-qu'il n'y avait jamais à compter sur la cour de Vienne, qu'il y avait
-toujours chez elle un abîme de dissimulation, d'astuce, d'égoïsme,
-qu'on devait chercher à s'entendre avec tout le monde plutôt qu'avec
-elle, et sacrifices pour sacrifices, en faire, s'il le fallait, à la
-Russie, à l'Angleterre même, plutôt qu'à l'Autriche ou à la Prusse. Un
-hasard poussa cette irritation au dernier terme.
-<span class="sidenote" title="En marge">Un courrier intercepté prouve que M. de Metternich, tout en
-caressant les Français, caressait encore plus les Russes et les
-Prussiens.</span>
-On avait arrêté à
-Dresde un courrier venant de Vienne, et porteur des dépêches de M. de
-Stackelberg, qui était représentant de la Russie auprès de l'Autriche,
-depuis que les rapports avaient été rétablis entre ces deux puissances
-à l'occasion de la médiation. On avait trouvé dans les dépêches de M.
-de Stackelberg à M. de Nesselrode beaucoup de détails singuliers, et
-on avait pu y voir que M. de Metternich, dans une position difficile,
-qui le condamnait à une extrême dissimulation, prodiguait les
-témoignages aux uns et aux autres, mais aux Russes et aux Prussiens
-encore plus qu'aux Français. M. de Metternich en effet pour se faire
-pardonner de ne pas apporter immédiatement à nos ennemis toutes les
-forces de l'Autriche, de ne pas adopter toutes leurs conditions de
-paix, n'hésitait pas, quand il était en tête-à-tête avec eux, à se
-dire contraint dans sa conduite par <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span> le traité d'alliance du
-14 mars 1812, par le mariage de Marie-Louise, par le danger d'une
-guerre avec la France, par l'inachèvement des préparatifs de
-l'Autriche, et manifestait, quand il le pouvait en sûreté, des
-préférences de c&oelig;ur pour la coalition. Qu'il en fût ainsi, et même
-plus, on devait, sans avoir lu une seule des dépêches de la diplomatie
-étrangère, en être convaincu, ne pas s'en étonner, ne pas s'en
-émouvoir, et accepter comme vrai tout ce que disait M. de Metternich,
-qui disait vrai en effet lorsqu'il affirmait qu'à certaines conditions
-il se rangerait de notre côté. Il fallait comprendre que M. de
-Metternich étant Allemand, ne pouvait et ne devait pas nous aimer, et
-que s'il nous ménageait c'était par politique, et uniquement pour ne
-pas compromettre étourdiment son pays avec nous; il fallait profiter
-de sa prudence même pour en tirer tout le parti possible, mais rien
-que le parti possible. À la vérité nous raisonnons ici comme la
-politique, dont l'art consiste à comprendre toutes les situations, à
-les ménager et à s'en servir, et Napoléon raisonnait comme raisonnent
-l'orgueil, la victoire et le despotisme. Ces soudaines révélations
-l'irritèrent, comme si avec son esprit, qui était tout lumière dans le
-calme des passions, tout flamme et fumée dans l'emportement de ces
-passions funestes, il n'avait pas dû les prévoir. Un détail notamment
-l'exaspéra plus que tout le reste. Dans le moment où l'on attendait
-avec impatience à Vienne des nouvelles de la bataille prévue mais non
-connue du 2 mai, M. de Metternich, dans ses effusions pour les Russes,
-avait écrit à M. de Stackelberg que s'il recevait des dépêches, même
-pendant la nuit, il le <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> ferait éveiller pour les lui
-communiquer. C'étaient de bien grandes attentions pour la Russie, et
-de la part surtout d'un ministre qui se disait l'allié persévérant de
-la France! Puis on avait trouvé une lettre du roi de Saxe au général
-Thielmann, laquelle, supposant comme vraisemblable l'arrivée des
-Français victorieux sur l'Elbe, lui enjoignait, en tenant la place de
-Torgau fermée pour les Russes, de la tenir encore plus fermée pour les
-Français. Napoléon ne voulut pas voir dans ces instructions si
-prévoyantes le bon et imprévoyant monarque saxon, mais le renard de
-Vienne qu'il prétendait reconnaître à sa finesse.
-<span class="sidenote" title="En marge">Grande faute de ne pas comprendre que la conduite de M. de
-Metternich était ce qu'elle devait être.</span>
-Tout cela rapproché,
-exagéré, apprécié par la colère, parut une trahison complète, tandis
-que ce n'était que le labeur d'une prudence embarrassée cherchant à
-passer à travers mille écueils. Encore une fois, il fallait profiter
-des conseils que M. de Metternich nous donnait à nous-mêmes, et de la
-crainte que nous n'avions pas cessé de lui inspirer, pour sortir de
-cette situation en faisant le moins de sacrifices possible; et comme
-il ne s'agissait de sacrifier que ce qui touchait à la vanité, et rien
-de ce qui appartenait à la puissance réelle, il fallait se soumettre,
-de bonne ou mauvaise grâce, mais se soumettre: il fallait bien après
-tout payer de quelque chose le désastre de Moscou! Trop heureux de ne
-pas le payer de l'existence elle-même! Qu'on nous pardonne la
-répétition de ces inutiles réflexions, cinquante ans après
-l'événement, qu'on les pardonne au chagrin que nous inspire la vue
-directe et continue des fatales résolutions qui ont perdu non pas
-Napoléon seulement (peu importe le sort d'un homme quel <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span>
-qu'il puisse être), mais la grandeur de notre patrie!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon revient brusquement à la politique conseillée par
-MM. de Caulaincourt et de Talleyrand, et consistant à mettre
-l'Autriche de côté pour traiter directement avec la Russie.</span>
-Quoi qu'il en soit, Napoléon revint brusquement à la politique qui
-avait été proposée dans le conseil tenu aux Tuileries en janvier
-dernier, et fortement appuyée par MM. de Caulaincourt, de Talleyrand
-et de Cambacérès, celle qui consistait à laisser l'Autriche de côté,
-sans la heurter toutefois, pour chercher à s'entendre directement avec
-la Russie. Cette politique, avons-nous dit, sage en ce qu'elle tendait
-à ne pas trop mêler l'Autriche aux événements actuels, à ne pas lui
-attribuer un rôle dont elle abuserait contre nous, avait néanmoins un
-inconvénient pratique des plus graves, c'était la difficulté de
-s'aboucher avec l'empereur Alexandre. Cette difficulté déjà grande en
-janvier avait dû s'accroître encore par les derniers événements
-militaires, par l'espérance dont les Allemands berçaient Alexandre, de
-faire de lui le libérateur de l'Europe et le premier des monarques
-régnants. Il est vrai que la bataille de Lutzen, puis après cette
-bataille une nouvelle victoire à laquelle il était permis de
-s'attendre, pouvaient dissiper les fumées dont Alexandre était enivré,
-et faciliter l'abouchement avec lui. Napoléon l'espéra avec cette
-force d'espérer qui est propre aux esprits puissants, et qui chez eux
-se convertit en force d'agir, et il fit toutes ses dispositions en
-conséquence.</p>
-
-<p>Il résolut de continuer cette campagne sans relâche, de frapper le
-plus prochainement possible quelque coup décisif, d'en profiter pour
-conclure la paix, mais en s'entendant avec la Russie, même avec
-l'Angleterre, plutôt qu'avec les puissances allemandes, <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span>
-d'accorder à l'Angleterre le sacrifice de tout ou partie de cette
-Espagne dont il était dégoûté, dont le monde surtout ne serait pas
-étonné de le trouver dégoûté, dont l'abandon paraîtrait de sa part un
-soulagement bien plus qu'un sacrifice, et ne serait certes pas un aveu
-bien humiliant à faire, car sa faute d'avoir voulu s'en emparer était
-aujourd'hui le secret de l'univers. En cédant en totalité ou en partie
-la Pologne à la Russie, en totalité ou en partie l'Espagne aux
-Bourbons, il lui semblait que tout serait arrangeable, et qu'il ne
-subirait pas le joug de la Prusse, qui, selon lui, l'avait trahi
-ostensiblement, de l'Autriche, qui le trahissait secrètement, et qu'il
-s'affranchirait ainsi d'alliés infidèles par des sacrifices devenus
-inévitables, sur lesquels d'ailleurs la destinée avait rendu deux
-arrêts de nature à dégager son orgueil, pour la Pologne Moscou! pour
-l'Espagne l'opiniâtreté invincible des Espagnols!
-<span class="sidenote" title="En marge">Guerre gigantesque résolue par Napoléon, si le projet de
-s'aboucher directement avec la Russie ne réussit pas.</span>
-Si la guerre
-n'amenait pas prochainement un résultat décisif et une négociation, il
-voulait prolonger cette situation jusqu'à ce que la seconde série de
-ses armements fût terminée, qu'il eût deux cent mille hommes de plus
-en bataille, ce qui, avec les premiers trois cent mille qui se
-complétaient d'heure en heure, composerait un total de cinq cent mille
-combattants, et lui permettrait de ne plus dissimuler avec l'Autriche,
-de l'accepter même au nombre de ses ennemis, et alors placé sur l'Elbe
-comme jadis sur l'Adige, à Dresde comme jadis à Vérone, au pied des
-montagnes de Bohême comme jadis au pied des Alpes, d'y essayer dans
-des proportions bien plus vastes, non pas seulement contre une
-puissance, <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> mais contre l'Europe entière, une nouvelle
-campagne d'Italie, dans laquelle le général Bonaparte devenu
-l'empereur Napoléon, resté aussi jeune de caractère, mais devenu plus
-grand de conception, mûri par une expérience sans égale,
-renouvellerait à son âge mûr les prodiges de sa jeunesse, prodiges
-agrandis de tout ce que le temps avait ajouté à sa position, finirait
-aujourd'hui comme autrefois par des triomphes éclatants, et se
-reposerait enfin en laissant reposer le monde! Hélas! il ne manquait à
-ce beau rêve qu'une chose, c'est que l'humanité fût infatigable comme
-Napoléon, et voulût périr tout entière pour satisfaire l'ambition d'un
-conquérant, qui au génie d'un géomètre joignait l'imagination d'un
-poëte épique!</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Instructions à M. de Narbonne.</span>
-Ces résolutions prises, Napoléon fit ce qu'il faisait toujours, il
-passa aux dispositions pratiques, car, merveille de contrastes, autant
-il était chimérique dans les conceptions, autant il était précis et
-positif dans l'exécution. D'abord il adressa à M. de Narbonne une
-suite de dépêches (il y en eut jusqu'à trois en un jour sur le même
-sujet), dans lesquelles on voyait tout le changement qui s'était opéré
-dans son esprit. Il fallait, disait-il, ne plus rien demander à
-l'Autriche, mais en même temps ne plus la brusquer, ne plus la sommer
-surtout, être en un mot à son égard réservé et tranquille, et
-cependant ne point la tromper, car le mensonge n'était bon à rien. Il
-fallait lui laisser voir qu'on ne comptait plus sur elle, et qu'on
-avait compris cette maxime qu'elle répétait si volontiers à chaque
-occasion, que le traité du 14 mars 1812 <cite>n'était plus applicable aux
-<span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> circonstances</cite>. Ensuite quand elle apprendrait qu'en Italie,
-en Bavière, en France, on faisait des armements rapides et vastes, il
-n'était pas nécessaire de les nier, il convenait même d'en donner le
-véritable chiffre, s'il était mis en doute, en ne leur assignant aucun
-autre motif que la gravité des événements. Napoléon écrivait encore à
-M. de Narbonne, que l'Autriche comprendrait certainement cette
-nouvelle attitude, et qu'il était à désirer qu'elle la comprît;
-qu'elle devait se dire que son intervention n'était pas indispensable
-à la France pour s'aboucher avec les autres puissances, qu'entre
-l'empereur Napoléon et l'empereur Alexandre il y avait une brouille
-politique et nullement une brouille personnelle, et que les deux
-souverains n'avaient jamais cessé d'avoir l'un pour l'autre un
-penchant qui renaîtrait à la première démonstration amicale de
-Napoléon. <cite>Une mission directe au quartier général russe</cite>, ajoutait
-Napoléon, <cite>partagerait le monde en deux</cite>. Cette parole révélait toute
-sa pensée; elle signifiait que M. de Caulaincourt, dont on connaissait
-l'ancienne intimité avec Alexandre, envoyé à ce prince, ferait changer
-la face des choses, en mettant dans un camp la France et la Russie, et
-le reste du monde dans l'autre. Mais il n'en était plus ainsi, depuis
-qu'on avait si profondément blessé l'orgueil de l'empereur Alexandre;
-et en tout cas c'était bien imprudent à dire, car il suffisait
-d'indiquer une telle pensée, pour faire que l'Autriche, sans perdre un
-jour, une heure, se jetât dans les bras de la Russie, et que les deux
-mois de temps dont on avait besoin pour convertir en cinq cent mille
-hommes les trois cent mille <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> qu'on avait en ce moment, se
-réduisissent à quelques jours! Heureusement, M. de Narbonne avait trop
-d'esprit pour commettre la faute de laisser apercevoir cette chance à
-M. de Metternich. Il pouvait y trouver des motifs de confiance, mais
-nullement ceux d'une jactance aussi dangereuse qu'inutile.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Envoi du prince Eugène en Italie pour y organiser une armée
-de cent mille hommes.</span>
-Napoléon après avoir exprimé sa vraie pensée à M. de Narbonne par
-l'intermédiaire de M. de Caulaincourt, qui remplaçait à Dresde M. de
-Bassano retenu encore à Paris, fit appeler le prince Eugène. Le
-vice-roi, bien qu'il eût des défauts, ceux de son origine à moitié
-créole, c'est-à-dire un peu de nonchalance et de négligence des
-détails, et que par ces défauts il eût encouru souvent le blâme de
-Napoléon, le vice-roi avait néanmoins conquis toute son estime par une
-rare bravoure, un vif sentiment d'honneur, et une résignation
-exemplaire à supporter une situation affreuse pendant la retraite.
-Napoléon lui témoigna sa satisfaction, lui annonça qu'il constituait
-en faveur de sa fille une fort belle dotation, celle du duché de
-Galliera, et que cette récompense allait être publiée par le
-<cite>Moniteur</cite> comme prix des services par lui rendus dans la campagne de
-1812. Puis il lui dit qu'il fallait partir tout de suite pour Milan,
-où il reverrait sa famille de laquelle il était séparé depuis plus
-d'une année, et se mettait en mesure de remplir une mission
-importante. Napoléon lui apprit ce qu'il avait à y faire<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="smaller">[15]</span></a>. Il
-devait <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> d'abord prendre le commandement non-seulement du
-royaume de Lombardie, mais du Piémont et de la Toscane, sous le
-rapport militaire bien entendu, et employer tout l'été à organiser une
-belle armée d'Italie. Les éléments nécessaires se trouvaient sur les
-lieux, soit en cadres, soit en conscrits déjà instruits.
-<span class="sidenote" title="En marge">Éléments pour la composition de cette armée.</span>
-Les cadres du
-4<sup>e</sup> corps, avec lequel le prince Eugène avait fait la campagne de
-Russie, venaient de rentrer en Italie, et pouvaient fournir
-vingt-quatre bataillons. L'armée italienne pouvait en fournir
-vingt-quatre au moins. Les régiments du Piémont, qui avaient recouvré
-les bataillons envoyés en Espagne, revenus vides mais plus aguerris
-que jamais, permettraient de porter à quatre-vingts bataillons
-peut-être l'armée de la haute Italie. L'artillerie abondait dans cette
-contrée, et au mois de juillet on devait y avoir facilement cent
-cinquante bouches à feu attelées. La cavalerie qui aurait dû être
-prête pour le général Bertrand, et qui ne l'avait pas été pour lui, le
-serait pour le prince Eugène. Il était donc facile d'avoir là une
-armée de quatre-vingt mille hommes dans deux ou trois mois, et
-beaucoup mieux organisée que l'armée avec laquelle on venait de
-vaincre les coalisés en Saxe, parce qu'on aurait du temps et du repos
-pour la pourvoir du matériel nécessaire. Enfin Napoléon destinait au
-prince Eugène des lieutenants du premier mérite, le général Grenier,
-qui avait reçu récemment une blessure, mais qui allait retourner en
-Italie pour s'y guérir, et enfin l'illustre Miollis, à la fois savant,
-homme d'esprit, spartiate et soldat héroïque.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation de Murat en Italie.</span>
-Restait Murat. Ce malheureux prince perdait <span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> presque la tête
-sous la couronne que Napoléon y avait posée. Profondément atteint dans
-son orgueil par les paroles insérées au <cite>Moniteur</cite> après son départ de
-l'armée, craignant d'avoir encouru pour toujours la disgrâce de
-Napoléon, d'être réservé dès lors avec son royaume de Naples à quelque
-compensation, à quelque arrangement de paix, ayant prêté l'oreille aux
-ouvertures que l'Autriche adressait à tous ceux qui avaient envie
-d'abandonner la France sans l'oser, ayant peur à chaque pas de faire
-trop ou trop peu, il était dans l'état du roi de Bavière, du roi de
-Saxe, de tous ces alliés enfin, qui trop honnêtes pour nous trahir ne
-l'étaient pas assez pour n'y point penser, et avec bien plus de
-remords qu'eux, car il devait tout à Napoléon, dont il avait épousé la
-s&oelig;ur, s&oelig;ur dont il se défiait même, bien qu'elle n'eût pas moins
-envie que lui de conserver ce royaume tant aimé, ce royaume cause de
-leurs fautes et de leurs malheurs!
-<span class="sidenote" title="En marge">Ses soucis et ses agitations.</span>
-Dans cette situation il y avait des
-moments où il semblait tomber en délire. Sa santé s'altérait
-visiblement, et ce héros, si beau à voir sur le champ de bataille de
-la Moskowa, devenu un faible roi, tourmenté de soucis, perdait à la
-fois sa beauté, sa sérénité, son courage. Son peuple auquel il avait
-su plaire, en était saisi de compassion, et comme pour le consoler, le
-couvrait d'applaudissements, quand il le voyait. Quelquefois ce pauvre
-Murat songeait à venir se jeter aux pieds de Napoléon, et à lui offrir
-de commander les restes de sa cavalerie; quelquefois il voulait se
-donner à l'Autriche, et il avait dépêché à celle-ci un prince Cariati,
-dont la conduite était devenue à Vienne un tel <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> scandale, que
-M. de Narbonne avait été obligé de la signaler à Napoléon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon appelle Murat à l'armée, et lui enjoint d'envoyer
-une partie de ses troupes au prince Eugène.</span>
-Tout cela chez Napoléon excitait la pitié, mais une pitié sans
-bienveillance, et il était décidé à y mettre fin. Il ne doutait pas
-que sur un ordre formel de sa part, appuyé d'une menace positive,
-menace plus facile à réaliser à l'égard de Naples qu'à l'égard de la
-Suède, Murat n'accourût à ses pieds, et il résolut d'abord de
-l'appeler à l'armée, et ensuite d'exiger ses troupes pour les joindre
-à celles du prince Eugène. Murat avait employé tout son temps, depuis
-1808, à créer une armée napolitaine, et il était le seul homme capable
-d'y réussir, car, outre sa renommée, il avait pour charmer les
-Napolitains sa belle et gracieuse figure. Environ dix mille soldats de
-cette armée avaient été dispersés çà et là dans l'immensité des
-troupes envoyées en Russie, et de ces 10 mille soldats on en avait
-sauvé 3 à 4 mille. Mais Murat avait encore sous les armes près de 40
-mille hommes parfaitement organisés, et Napoléon imagina d'en prendre
-20 mille pour les adjoindre à Eugène.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, après avoir donné ses instructions au prince
-Eugène sur la composition de l'armée d'Italie, le fait partir pour
-Milan.</span>
-Quand l'Autriche verra cent
-mille combattants sur l'Adige, dit-il au vice-roi, elle sentira que
-c'est à elle à compter avec nous, et non pas nous avec elle.&mdash;Ces
-instructions données verbalement au prince Eugène, puis consignées par
-écrit en plusieurs dépêches, Napoléon lui serra la main avec une
-affection dont il ne s'était jamais départi envers ce prince, bien
-qu'il s'en défiât quelquefois, comme de tout ce qui lui était le plus
-cher, et il le fit partir le jour même.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux soins donnés aux deux armées de réserve qui
-s'organisent sur le Rhin et sur l'Elbe.</span>
-On a vu quelles dispositions il avait prises pour <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> rassembler
-une armée à Mayence, avec les cadres revenus d'Espagne. La
-consommation des hommes, incessante dans la Péninsule, permettant de
-comprendre ce qui restait dans des cadres toujours moins nombreux,
-Napoléon comptait sur soixante cadres de bataillons à Mayence,
-lesquels devaient se remplir chaque jour de conscrits des anciennes
-classes. Il espérait y joindre aussi les cadres de soixante escadrons
-de cavalerie, recrutés avec les cavaliers formés dans les dépôts, et
-montés avec les chevaux tirés de France. En Westphalie, la
-réorganisation des corps du maréchal Davout et du duc de Bellune
-devait fournir, comme on a vu, cent douze bataillons, c'est-à-dire au
-moins 90 mille hommes d'infanterie. Déjà les vingt-huit seconds
-bataillons réorganisés à Erfurt étaient réunis sous le duc de Bellune,
-qui, outre les douze qui lui appartenaient, avait les seize du
-maréchal Davout. Vingt-huit venaient d'arriver à Brême sous le général
-Vandamme. Les autres devaient bientôt suivre ceux-là. Lorsqu'ils
-seraient tous formés, on se proposait, comme nous l'avons déjà dit, de
-mettre ensemble les quatre bataillons de chaque régiment, de
-recomposer ainsi les vingt-huit anciens régiments, d'en donner seize
-au maréchal Davout, douze au maréchal Victor, et de créer une armée de
-120 mille hommes, avec une nombreuse artillerie tirée de Hollande et
-des départements anséatiques, avec le reste de la cavalerie remontée
-par le général Bourcier. Si le Danemark, objet en ce moment des
-caresses de l'Angleterre et de la Russie, qui tâchaient de lui
-arracher, moyennant indemnité, le sacrifice volontaire de la Norvége,
-nous revenait comme tout <span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> le faisait espérer, on pouvait se
-promettre douze à quinze mille Danois, excellents soldats, ce qui
-devait porter à 130 mille hommes au moins l'armée du bas Elbe.
-C'étaient donc trois armées, une à Milan, une à Mayence, une à
-Hambourg, que Napoléon préparait, indépendamment de ce qu'il avait
-déjà sous la main, et dont l'organisation avançait à chaque heure,
-surtout depuis qu'il était à Dresde. Il comptait sur 100 mille hommes
-en Italie, sur 70 mille à Mayence, sur 130 mille entre Magdebourg et
-Hambourg, c'est-à-dire sur 600 mille combattants, en comprenant ce
-qu'il avait en Saxe, force énorme, bien propre à altérer, il faut le
-reconnaître, la rectitude de son jugement, en lui inspirant une
-confiance sans bornes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Davout envoyé à Hambourg.</span>
-Il adressa au maréchal Davout les instructions les plus précises pour
-ces diverses organisations, dont une partie devait se faire sous la
-forte et savante main de ce maréchal. Il lui annonça qu'on lui
-rendrait bientôt les bataillons qu'on lui avait empruntés pour les
-prêter au duc de Bellune; il lui prescrivit de rentrer le plus tôt
-possible dans Hambourg, de profiter pour cela du mouvement projeté sur
-Berlin, d'exercer partout, et notamment à Hambourg, une justice
-rigoureuse. Napoléon était exaspéré contre les villes anséatiques, qui
-venaient d'expulser les douaniers, les percepteurs des impôts, les
-officiers de police français, et en plusieurs endroits de les
-assassiner, qui avaient accueilli les Cosaques avec transport, et qui
-semblaient le but des efforts militaires et diplomatiques de la
-coalition. Il voulait ramener ces villes sous son autorité par la
-force et par la terreur, <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> et s'il fallait les rendre, les
-rendre ruinées à l'Allemagne.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ordres terribles donnés à ce maréchal.</span>
-Il ordonna au maréchal Davout de faire
-fusiller les membres de l'ancien sénat qui s'étaient remis en
-possession de leur pouvoir, les principaux meneurs qui avaient excité
-l'insurrection, quelques-uns des officiers de la légion anséatique
-qu'on avait levée contre nous; il ordonna d'arrêter et de priver de
-leurs biens les cinq cents principaux négociants, qui passaient pour
-ennemis de la France; enfin, de saisir partout, sans examen, les
-denrées coloniales et les marchandises anglaises, qui depuis
-l'insurrection de Hambourg avaient pénétré par l'Elbe avec abondance.
-Il y aurait là, disait-il, de quoi payer la guerre dont les négociants
-de ces pays étaient en partie la cause. Ne se cachant jamais lâchement
-derrière ses agents, quand il prescrivait des mesures rigoureuses, il
-voulut que le maréchal Davout, en exécutant ces instructions
-formidables, déclarât qu'il agissait d'après les ordres formels de
-l'Empereur, et il comptait, ajoutait-il, sur son inflexibilité connue,
-pour qu'aucune partie de ces ordres ne restât inexécutée. Heureusement
-qu'il comptait aussi, sans le dire, sur l'honnêteté et la sagesse de
-ce maréchal, qui, tout rigoureux qu'il était, saurait attendre pour
-agir que la colère de son maître se fût évaporée en paroles
-effrayantes. De tous ces ordres la principale partie devait rester
-sans exécution, et il ne devait en résulter que de grosses
-contributions, dont l'armée vivrait pendant plus de six mois, depuis
-Hambourg jusqu'à Dresde.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Travaux ordonnés sur l'Elbe, pour la sûreté de cette
-ligne.</span>
-Napoléon, passant à cheval le temps qu'il n'employait pas à
-travailler dans son cabinet, avait parcouru <span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> les bords de
-l'Elbe, reconnu K&oelig;nigstein et Pirna, ainsi que tout le pays
-au-dessus et au-dessous de Dresde, ordonné l'établissement de deux
-ponts, un en charpente à Dresde même, pour raccorder les parties
-subsistantes du pont de pierre, et un de radeaux à Priesnitz, où
-l'armée avait opéré un passage de vive force. Il avait fait construire
-de fortes têtes de pont embrassant l'une et l'autre rive, pour le cas
-où il serait obligé de se replier sur la ligne de l'Elbe à la suite
-d'une bataille perdue, et avait veillé lui-même à la création de
-vastes hôpitaux et de vastes manutentions de vivres, situés sur la
-rive gauche, afin que rien ne fût exposé aux entreprises de l'ennemi.
-Tous ces travaux il les faisait exécuter à prix d'argent tiré de son
-trésor secret, afin d'attirer à lui le peuple de Dresde, qu'il voulait
-en même temps intimider et satisfaire. Les détachements de cavalerie
-amenés des dépôts par le duc de Plaisance ayant rejoint, il les avait
-fondus dans le corps du général Latour-Maubourg, de manière à remettre
-ensemble les escadrons de chaque régiment. Ce corps était monté ainsi
-à huit mille beaux cavaliers, et avec trois mille cavaliers saxons qui
-allaient revenir, avec mille ou deux mille cavaliers bavarois et
-wurtembergeois qui étaient attendus, devait sous quelques jours
-s'élever à 12 mille hommes à cheval.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon commence à se procurer une cavalerie assez
-nombreuse.</span>
-Quatre mille hommes de la garde
-devaient porter à 16 mille le total de notre cavalerie, ce qui
-composait déjà une force respectable, et indépendante des troupes
-légères de cette arme que chaque corps avait pour s'éclairer. Des
-détachements venus des dépôts sous le duc de Plaisance, il restait au
-moins trois mille <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> cavaliers, destinés au général Sébastiani,
-pour compléter ses régiments lorsqu'il serait arrivé à Wittenberg.
-L'armée aurait alors 25 mille hommes à cheval capables de charger en
-ligne. C'était huit ou dix jours encore à attendre pour passer d'un
-état presque nul en fait de cavalerie à un état assez imposant. De
-plus le général Barrois avait amené une seconde division d'infanterie
-de la jeune garde, et il s'en préparait une troisième en Franconie
-sous le général Delaborde. Ainsi se complétaient, pendant ces quelques
-jours de repos à Dresde, les 300 mille hommes qui formaient le premier
-armement de Napoléon, et qui suffiraient peut-être à dicter des lois à
-l'Europe coalisée. C'est dans ce repos si actif qu'il attendait le roi
-de Saxe, sommé de se rendre à Dresde, et le comte de Bubna, annoncé de
-Vienne avec tant d'appareil.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du roi de Saxe à Dresde.</span>
-Le roi de Saxe en effet n'avait pas perdu une heure pour déférer à la
-sommation de son redoutable allié. Il avait quitté Prague, demandant,
-comme nous l'avons dit, et promettant le secret à l'Autriche sur tout
-ce qui s'était passé. Le 12 mai, le vieux roi, entouré de sa famille,
-de sa belle cavalerie, tant de fois réclamée en vain, arriva par la
-route de Péterswalde aux portes de Dresde.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon sort de Dresde pour aller à la rencontre du roi
-Frédéric-Auguste.</span>
-Napoléon, qui avait résolu
-de jouer une sorte de comédie, mais grande comme il lui convenait,
-était sorti de la ville à la tête de sa garde, pour recevoir le
-monarque saxon, auquel il était heureux, disait-il, de restituer ses
-États reconquis par les armes de la France. L'armée française était
-sur pied; le temps était superbe, et tout se prêtait à une scène
-imposante. Napoléon arrivé <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> près du vieux roi, descendit de
-cheval et l'embrassa affectueusement, comme un prince qui pour le
-rejoindre se serait arraché aux mains d'ennemis dangereux, et non
-comme un prince repentant qui revenait à lui ramené par la crainte.
-Frédéric-Auguste ne put se défendre d'une vive émotion, car s'il avait
-peur de Napoléon, il l'aimait, n'en ayant reçu que du bien, bien
-chimérique et écrasant pour sa faiblesse, puisque c'était la lourde
-couronne de Pologne, mais bien enfin, et en le retrouvant si puissant,
-si amical, il fut saisi d'un sentiment de reconnaissance. Napoléon
-l'accueillit avec autant de respect que de dignité, en présence des
-habitants de Dresde accourus en foule pour assister à cette entrevue,
-et, du reste, les peuples sont si enfants, que, frappés de ce
-spectacle, les Saxons furent émus eux-mêmes, et pour ainsi dire
-apaisés par la vue des deux monarques réconciliés. Il faut ajouter que
-les Russes s'étaient comportés en Saxe de manière à diminuer beaucoup
-la haine qu'inspiraient les Français.</p>
-
-<p>Napoléon conduisit Frédéric-Auguste à son palais, qu'il affecta de lui
-rendre, et dîna le jour même à sa table en très-grande pompe. Il
-s'était logé provisoirement au palais du roi, mais avec le projet
-publiquement annoncé de se choisir une demeure plus militaire, moins
-gênante, et dans l'intention aussi de laisser à son hôte l'apparence
-d'un prince tout à fait maître chez lui. On cherchait pour Napoléon
-une maison de campagne aux portes de Dresde, où il pourrait jouir de
-la plénitude de son temps et de la beauté de la saison, et aurait
-l'air, qui lui allait si bien, de camper.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Complète réconciliation du roi de Saxe avec
-Napoléon.</span>
-Après ces démonstrations vinrent les épanchements et les explications
-entre Napoléon et le vieux roi. Ce prince agité fit-il à Napoléon les
-aveux dont on l'accusa depuis, pour justifier la spoliation d'une
-partie de ses États? On l'a prétendu en effet, mais tout, dans les
-documents existants, prouve le contraire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il n'est point vrai que ce roi trahit la confiance de
-l'Autriche.</span>
-Il est probable que les vues
-de l'Autriche durent, sans qu'il fût infidèle, se découvrir
-d'elles-mêmes dans ses récits, et que s'il les révéla, ce fut sans le
-vouloir, car elles étaient fort claires par elles-mêmes, et peu
-coupables après tout, bien que Napoléon les prît dans le moment en
-fort mauvaise part. Il est certain que les révélations qui avaient
-complétement changé les dispositions de Napoléon à l'égard de
-l'Autriche, lui étaient parvenues avant le 12 mai, jour de l'entrée du
-roi Frédéric-Auguste à Dresde, et qu'il avait tout appris soit par M.
-de Narbonne, soit par les dépêches interceptées, et rien par le roi de
-Saxe, encore absent de sa capitale.</p>
-
-<p>Napoléon dans cet entretien rassura Frédéric-Auguste sur les suites de
-la guerre, lui fit partager sa confiance, et lui rendit autant de
-calme que ce prince pouvait en éprouver au milieu du tumulte des
-armes, pour lesquelles il était si peu fait. L'union était redevenue
-entière, et Napoléon voulut surtout qu'elle parût telle, car il lui
-convenait de se montrer en parfaite intimité avec ses alliés, dont on
-le disait aussi craint que haï, ce qui était vrai assurément des
-peuples allemands, mais beaucoup moins de leurs souverains.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Adjonction des troupes saxonnes à l'armée française.</span>
-Le premier avantage que Napoléon tira de la présence du roi à Dresde,
-fut de mettre la main sur ses <span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> troupes. La cavalerie saxonne
-était superbe. En la complétant avec quelques recrues, elle devait
-monter à environ trois mille cavaliers, séduits déjà comme leur roi
-par les habiles caresses de Napoléon. On la confia le jour même au
-brave Latour-Maubourg. Quant à l'infanterie enfermée dans Torgau, elle
-fut exposée à une épreuve assez dangereuse. Le général Thielmann, l'un
-des patriotes allemands les plus ardents et les plus sincères, s'était
-fort compromis par sa conduite. Il était allé visiter à Dresde
-l'empereur Alexandre, lui avait témoigné son dévouement à la cause des
-coalisés, mais, en sujet soumis, n'avait pas osé lui livrer Torgau,
-ayant l'ordre de son roi de n'ouvrir cette place qu'aux Autrichiens.
-Revenu à Torgau, il avait été désespéré de voir, après la bataille de
-Lutzen, son roi retombé dans les mains des Français, et de plus il
-avait conçu pour son propre compte des craintes assez vives. Cédant au
-double stimulant du patriotisme et des inquiétudes personnelles, il
-avait alors essayé d'ébranler la fidélité de ses troupes, et de les
-amener à passer du côté des Russes, en se fondant sur ce que le roi
-n'était pas libre, et ne donnait que des ordres arrachés par la force.
-Bien que ses accents patriotiques retentissent au c&oelig;ur de ses
-officiers, il ne put les entraîner, et tous avec leurs soldats
-demeurèrent fidèles à l'autorité de leur souverain. Il s'enfuit après
-cette tentative infructueuse au camp d'Alexandre, abandonnant son
-infanterie, qui dès ce moment rentra sans difficulté sous le
-commandement du général Reynier, pour les talents et le caractère
-duquel elle avait conçu une estime méritée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Marche du maréchal Ney sur Torgau.</span>
-Pendant ce temps, le maréchal Ney se conformant aux instructions qu'il
-avait reçues, avait traversé Leipzig, et s'était transporté à Torgau,
-où il avait recueilli les Saxons. Un peu à gauche, à Wittenberg, ce
-maréchal avait le duc de Bellune avec ses bataillons réorganisés, à
-droite le général Lauriston établi avec son corps à Meissen. Le
-général Sébastiani amenant la cavalerie remontée en Hanovre, et la
-division Puthod (celle du corps de Lauriston qui était restée en
-arrière), n'était pas encore arrivé. Néanmoins avec Reynier, Victor,
-Lauriston, le maréchal Ney avait assez de forces pour marcher sur
-Berlin, et il en attendait l'ordre avec impatience.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Avant de porter le maréchal Ney plus loin, Napoléon veut
-connaître les nouveaux projets des coalisés.</span>
-Napoléon, avant de le lui expédier, voulait avoir des renseignements
-précis sur les desseins des coalisés. Déjà il avait porté au delà de
-l'Elbe le corps du prince Eugène, qui depuis le départ de ce prince
-avait passé sous le commandement du maréchal Macdonald, et l'avait
-dirigé sur Bischoffswerda, où ce corps était entré en écrasant une
-arrière-garde ennemie, et en passant au milieu des flammes. On
-accusait en ce moment les Russes de vouloir se conduire en Allemagne
-comme en Russie, c'est-à-dire de brûler les pays qu'ils évacuaient. Il
-est certain que la malheureuse petite ville de Bischoffswerda venait
-d'être incendiée, peut-être par les obus, et sans qu'il y eût de la
-faute de personne. De Bischoffswerda, le maréchal Macdonald s'était
-dirigé sur Bautzen. Là les rapports étaient devenus plus précis, et
-les Russes unis aux Prussiens avaient paru résolus à livrer une
-seconde bataille.
-<span class="sidenote" title="En marge">Résolution des coalisés de livrer une seconde bataille à
-Bautzen, sur la Sprée.</span>
-Leur résolution était en effet conforme aux
-apparences. Malgré <span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> les pertes qu'ils avaient essuyées, malgré
-le danger d'une nouvelle défaite, la nécessité de combattre encore une
-fois entre l'Elbe et l'Oder n'avait parmi eux fait doute pour
-personne. Reculer davantage, c'était abandonner les trois quarts de la
-monarchie prussienne, et surtout Berlin qu'on n'avait pas pu défendre
-directement par l'envoi d'un corps détaché, mais qu'une forte position
-conservée en Lusace protégeait jusqu'à un certain point. C'était
-avouer à l'Allemagne, à l'Europe qu'on s'était impudemment vanté après
-Lutzen, que dans cette journée on avait été tellement battu, qu'il n'y
-avait plus moyen de s'arrêter nulle part, ni derrière l'Elbe, ni même
-derrière l'Oder; c'était donner congé aux patriotes allemands auxquels
-on avait donné rendez-vous sur tous les champs de bataille de la Saxe,
-c'était donner congé à l'Autriche, qu'on ne retenait qu'à force de
-promesses, de vanteries, d'exagérations, et surtout à force de
-voisinage, en restant en quelque façon physiquement attaché à elle. Il
-fallait donc vaincre ou périr, plutôt que de se laisser arracher des
-montagnes de la Bohême, au pied desquelles on s'était arrêté en
-quittant Dresde, et profiter pour s'y défendre de l'un des nombreux
-cours d'eau qui descendent du <i>Riesen-Gebirge</i> à travers la Lusace, et
-divisent l'espace compris entre l'Elbe et l'Oder.
-<span class="sidenote" title="En marge">Choix de la position de Bautzen.</span>
-À Bautzen notamment,
-où passe la Sprée, se trouvait une forte position, double en quelque
-sorte, car elle offre deux champs de bataille, l'un en avant de la
-Sprée, l'autre en arrière, position rendue célèbre par le grand
-Frédéric pendant la guerre de sept ans<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="smaller">[16]</span></a>, sur laquelle <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> on
-pouvait recevoir une et même deux batailles défensives, la gauche aux
-montagnes de la Bohême, la droite à de vastes marécages. Moitié
-renommée, moitié avantage du site, on s'était décidé pour cette
-position de Bautzen, et on était résolu à y combattre avec
-acharnement. Des 92 mille hommes qu'on avait pu réunir le 2 mai dans
-les plaines de Lutzen, 20 mille à peu près avaient été perdus ou par
-le feu ou par la marche, mais on les avait remplacés par 30 mille
-autres, les uns trouvés en Silésie, au moyen des réserves que la
-Prusse avait préparées dans cette riche province, les autres tirés du
-corps qui bloquait les places de la Vistule. Ce corps était celui de
-Barclay de Tolly, fort de 15 mille Russes, qui venait d'enlever Thorn
-à une garnison en grande partie bavaroise, dévorée de maladies, et
-logée dans des ouvrages à peine défensifs. C'était la seule des
-garnisons de l'Oder et de la Vistule qui eût succombé, et il avait
-paru aux coalisés beaucoup plus utile de gagner une grande bataille
-que de bloquer des places, qu'on avait peu de chances de prendre, et
-qui, situées au milieu de populations extrêmement hostiles, ne
-pouvaient exercer aucune action au delà de leurs murs.
-<span class="sidenote" title="En marge">Nouvelle composition et force de l'armée coalisée.</span>
-On avait donc
-rassemblé en avant et en arrière de Bautzen, le long de la Sprée, sous
-la protection de vastes abatis et de nombreuses redoutes, environ cent
-mille Prussiens et Russes, très-animés, très-difficiles à forcer dans
-cet asile, et on était prêt à livrer là une bataille décisive. On
-avait confié aux généraux prussiens Bulow et Borstell le soin de
-couvrir comme ils pourraient Berlin et le Brandebourg, aux coureurs
-de Czernicheff et de Tettenborn <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span> la tâche de se maintenir sur
-le bas Elbe, en mangeant, buvant, brûlant, aux dépens des Allemands
-qu'ils venaient délivrer, et on s'était proposé de résoudre soi-même
-la grande question européenne sous les yeux de l'Autriche, au pied
-même de ses montagnes. On avait adressé à celle-ci les plus belles
-descriptions de la position prise, des forces réunies, et on l'avait
-suppliée de ne se laisser ni intimider ni séduire par le tyran de
-l'Europe, qui allait bientôt, disait-on, être réduit aux abois.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon prend le parti d'aller livrer une seconde bataille
-aux coalisés.</span>
-Tels étaient les détails que nos espions et nos reconnaissances,
-poussées maintenant plus loin depuis l'augmentation de notre
-cavalerie, avaient rapportés de tous côtés. N'ayant passé à Dresde que
-sept jours, temps strictement nécessaire pour réinstaller le roi de
-Saxe dans ses États, pour réunir un peu de cavalerie, et pour porter
-ses corps en ligne, Napoléon prit le parti de marcher tout de suite en
-avant, et d'aller dissiper une nouvelle fois les fumées dont
-s'enivrait l'orgueil des coalisés.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald envoyé devant Bautzen avec les
-troupes du prince Eugène.</span>
-Déjà le maréchal Macdonald était en
-vue de Bautzen; il le fit appuyer à droite et le long des montagnes
-par le maréchal Oudinot, avec deux divisions françaises et une
-bavaroise, à gauche par le maréchal Marmont avec ses trois divisions,
-dont deux françaises et une allemande, plus à gauche encore par le
-général Bertrand, avec une division française, une italienne et une
-wurtembergeoise.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Oudinot, le général Bertrand, le maréchal
-Marmont, envoyés à l'appui du maréchal Macdonald.</span>
-Il avait en même temps tenu le maréchal Ney et le
-général Lauriston en avant de l'Elbe, en mesure de se porter ou à
-droite vers la grande armée, ou à gauche sur Berlin.
-<span class="sidenote" title="En marge">Ney dirigé sur le flanc de la position de Bautzen.</span>
-Le maréchal Ney
-était à Luckau, le général Lauriston à Dobriluch, ce <span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> dernier
-liant le maréchal Ney avec la grande armée. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.)
-Napoléon leur enjoignit le 15 mai, jour où il reçut les renseignements
-certains qu'il avait attendus, de se diriger sans délai sur
-Hoyerswerda, de manière à déboucher sur le flanc et les derrières de
-la position de Bautzen, laquelle deviendrait difficile à conserver
-lorsque soixante mille hommes seraient en marche pour la tourner.
-Voulant utiliser toutes les forces dont il n'avait pas ailleurs un
-besoin indispensable, Napoléon enjoignit au général Reynier de suivre
-Ney et Lauriston. Il laissa le maréchal Victor, duc de Bellune, en
-avant de Wittenberg, comme une menace permanente contre Berlin, menace
-qui se réaliserait plus tard selon les événements, et il s'apprêta
-lui-même à partir aussitôt que les mouvements prescrits seraient assez
-avancés vers le but indiqué, pour que sa présence sur les lieux devînt
-nécessaire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Départ de la garde impériale.</span>
-Déjà la garde elle-même avait été acheminée sur Bautzen,
-où tendaient en ce moment toutes nos forces, et où allait les suivre
-l'attention de l'Europe. Ayant 160 ou 170 mille hommes à opposer à 100
-mille, quelque forte que fût la position de ceux-ci, Napoléon ne
-devait guère avoir d'inquiétude sur le résultat. La man&oelig;uvre
-ordonnée au maréchal Ney valait toutes les positions du monde, et
-l'armée française pour vaincre, aurait pu se passer, même dans son
-état actuel, de sa supériorité numérique.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de M. de Bubna à Dresde, au moment où Napoléon
-allait en partir.</span>
-Napoléon allait quitter Dresde, lorsque parut enfin M. de Bubna, le 16
-mai au soir, venant de Vienne le plus vite qu'il avait pu, afin de
-regagner le temps qu'on lui avait fait perdre à remanier ses
-instructions <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> au fur et à mesure des nouvelles qui arrivaient
-des deux quartiers généraux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Première impression de Napoléon en recevant les
-communications de M. de Bubna.</span>
-Napoléon lui donna audience sur-le-champ,
-et bien qu'il eût résolu de dissimuler à l'égard de l'Autriche, bien
-qu'il eût beaucoup de bienveillance personnelle pour M. de Bubna, il
-lui fit au premier instant un accueil un peu rude. Loin des hommes, il
-calculait froidement, avec toute l'exactitude de son esprit; quand il
-les avait devant lui, sa nature ardente recevait de leur présence un
-stimulant presque irrésistible. Il ne sut pas contenir l'irritation
-que lui inspiraient les efforts de l'Autriche pour lui faire la loi, à
-lui gendre et allié, et surtout les prétendues duplicités de M. de
-Metternich, dont il croyait avoir la preuve. Il s'emporta contre ce
-dernier, et fit à son sujet des menaces qui, rapportées par un témoin
-malveillant, auraient pu avoir de funestes conséquences.
-<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. de Bubna pour apaiser Napoléon.</span>
-Heureusement
-M. de Bubna avait beaucoup d'esprit, par suite beaucoup de penchant
-pour son glorieux interlocuteur, beaucoup de désir de la paix, et
-n'était homme à abuser d'aucun des emportements dont il était témoin.
-Il ne se troubla point, et tira d'abord de son portefeuille une lettre
-de l'empereur François pour Napoléon.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lettre de l'empereur François à son gendre.</span>
-Cette lettre était d'un père et
-d'un honnête homme, et renfermait l'entière vérité. Tout à la fois
-affectueuse et sincère, elle montrait à Napoléon la gravité décisive
-de cette situation, le danger de déterminations irréfléchies, lui
-traçait clairement la limite qui séparait les devoirs du père de ceux
-du souverain, et le suppliait avec dignité, mais avec instance,
-d'écouter pour son propre intérêt et pour celui du monde les
-ouvertures que M. de Bubna était <span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> chargé de lui faire.
-<span class="sidenote" title="En marge">L'irritation de Napoléon un peu adoucie.</span>
-Cette
-lettre était propre à émouvoir une nature vive comme celle de
-Napoléon, et elle produisit effectivement une impression favorable.
-L'empereur François, plus réservé que M. de Metternich, ayant en outre
-moins à parler et à agir, avait pu garder plus aisément sa position,
-avait été moins obligé de caresser alternativement les uns et les
-autres, n'avait donc pas encouru les mêmes reproches de duplicité, et
-quand il alléguait d'ailleurs la double qualité de père et de
-souverain pour expliquer sa double conduite, avait bien raison après
-tout, car s'il avait accordé à Napoléon sa fille qu'il aimait, et s'il
-tenait compte de ce lien, il ne devait pas oublier cependant l'intérêt
-de sa monarchie qui avait de grands dommages à réparer, l'intérêt de
-l'Allemagne sans laquelle l'Autriche ne pouvait exister, et s'il
-cherchait à concilier ces intérêts divers, il était certes dans
-l'exact accomplissement de tous ses devoirs à la fois.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon écoute avec plus de calme les conditions de paix
-imaginées par l'Autriche, et laisse voir que l'orgueil est le
-principal motif de sa résistance à ces conditions.</span>
-Napoléon, quoique fort irrité, le sentait bien au fond, et cette
-lettre l'adoucit visiblement, sans apporter néanmoins beaucoup de
-changements à ses résolutions. Il écouta les propositions que M. de
-Bubna avait à lui faire, non pas à titre de conditions, car toutes les
-formes étaient soigneusement observées envers lui, mais à titre de
-conjectures sur ce qu'il était possible d'obtenir des puissances
-belligérantes, à titre de propositions que l'Autriche serait décidée à
-appuyer comme raisonnables. Ces diverses propositions étaient déjà
-connues de Napoléon, et s'il n'était pas converti, il était du moins
-un peu calmé à leur égard. Il les écouta <span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> avec attention,
-feignant de les entendre énoncer pour la première fois, demeura
-tranquille pendant qu'on les lui exposait, mais peu à peu laissa voir
-la vraie raison de ses refus, et cette raison, c'était l'orgueil,
-l'orgueil qui souffrait en lui d'abandonner ou des titres qu'il avait
-pris avec un grand appareil, ou des territoires qu'il avait annexés
-solennellement à l'Empire. Le grand-duché de Varsovie était perdu, il
-avait péri à Moscou. Sous ce rapport tout le désagrément était subi.
-D'ailleurs, la grandeur de la catastrophe avait quelque chose qui
-était digne de la destinée de Napoléon. Son parti était donc arrêté à
-ce sujet, et au surplus il ne s'agissait pas là de son empire, il
-s'agissait d'une vaste combinaison politique, le rétablissement de la
-Pologne, qu'il avait tentée, disait-il, dans l'intérêt de l'Europe
-elle-même, et à laquelle il n'était pas tenu de se sacrifier, les
-hommes et la Providence n'ayant pas voulu l'y aider. Sur un autre
-sujet, plus grave peut-être, l'Espagne, Napoléon (ce qui étonna
-profondément M. de Bubna) ne se montrait plus aussi absolu, bien qu'il
-évitât de s'expliquer. Il ne disait pas ce qu'il céderait relativement
-à cette question, mais il paraissait décidé à céder quelque chose, et,
-quant à présent, afin d'amener l'Angleterre à négocier, il se
-déclarait prêt à admettre les insurgés espagnols aux conférences. Ici
-se révélait, sans que M. de Bubna pût la pénétrer, la nouvelle
-disposition de Napoléon à se montrer plus facile pour la Russie et
-l'Angleterre que pour les puissances allemandes. M. de Bubna, qui
-n'espérait pas tant à l'égard de la question espagnole, fut surpris
-et enchanté. Mais <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span> les points mêmes auxquels l'Autriche tenait
-le plus étaient justement ceux qui faisaient éprouver à Napoléon les
-plus pénibles émotions.
-<span class="sidenote" title="En marge">Reconstituer la Prusse, abandonner les villes anséatiques
-et le titre de protecteur de la Confédération du Rhin, est ce qui
-coûte le plus à Napoléon.</span>
-Récompenser la Prusse de sa défection en la
-reconstituant, lui était singulièrement antipathique. Pourtant comme
-il était à la fois violent et prompt à pardonner, sur ce point on
-pouvait l'adoucir encore. Mais renoncer au titre de protecteur de la
-Confédération du Rhin lui semblait une humiliation qu'on voulait lui
-imposer. L'abandon des départements anséatiques, réunis
-constitutionnellement à l'Empire, lui semblait une autre humiliation
-tout aussi difficile à dévorer. M. de Bubna avait beau dire que le
-titre de protecteur de la Confédération du Rhin était un vain titre,
-sans aucune utilité pour la France, Napoléon s'armait de cette raison
-même pour répondre que l'inutilité du titre rendant la chose de nulle
-valeur, le désir de l'humilier en devenait plus évident. Relativement
-aux territoires anséatiques, le négociateur autrichien affirmait que
-ce serait déjà une difficile concession à arracher aux puissances
-belligérantes que celle de la réunion de la Hollande à la France, mais
-que, pour les territoires anséatiques, l'Angleterre à cause de la mer,
-la Prusse à cause du voisinage, la Russie à cause du duché
-d'Oldenbourg, ne consentiraient jamais à nous les accorder. Napoléon
-avait à leur sujet une raison, qui n'était pas tout à fait d'orgueil,
-mais de politique, et devant laquelle M. de Bubna était moins armé de
-bonnes réponses, c'est que la France avait besoin de ces territoires,
-comme moyen d'échange pour se faire restituer ses colonies par
-l'Angleterre. M. de Metternich lui-même s'était <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> placé à ce
-point de vue dans plus d'un entretien sur cette question. Ici M. de
-Bubna répondait qu'il n'apportait que des propositions préalables, qui
-n'avaient rien de définitif, qu'on pourrait débattre plus tard, et
-modifier au gré de tous; que l'Angleterre étant présente, on pourrait
-mettre Lubeck, Hambourg, Brême en balance avec la Guadeloupe, l'Île de
-France, le Cap, et ne céder les unes que contre les autres; et il
-faisait de vives instances pour qu'on se réunît au moins dans un
-congrès, à Prague, par exemple, où l'empereur François se rendrait
-lui-même, pour être plus près des puissances belligérantes, et pouvoir
-employer plus efficacement ses bons offices.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, quoique à peu près décidé à rejeter les
-conditions de l'Autriche, feint de négocier pour gagner du temps et
-pouvoir achever la seconde partie de ses armements.</span>
-Cette entrevue avait duré plusieurs heures. Napoléon paraissait
-adouci, sans donner à penser toutefois qu'il fût ébranlé, et on
-convint qu'il reverrait le lendemain M. de Bubna, avant de partir pour
-rejoindre l'armée. Bien qu'il fût décidé à ne pas subir les conditions
-qu'on cherchait à lui faire agréer, surtout à ne pas les subir de la
-part de l'Autriche, bien qu'il se crût en mesure d'imposer d'autres
-conditions moyennant qu'il eût deux ou trois mois pour achever ses
-derniers armements, il était cependant frappé de l'utilité d'un
-congrès, d'abord pour montrer à ses alliés allemands, à la France et à
-l'Europe des dispositions pacifiques, secondement, pour se ménager ces
-deux ou trois mois dont il avait besoin afin de compléter ses forces,
-troisièmement enfin, pour saisir l'occasion de renouer des relations
-directes avec la Russie et avec l'Angleterre, relations dont il
-espérait profiter pour s'entendre avec celles-ci <span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> sans
-l'intervention des puissances allemandes, et à leur détriment. Il
-rendrait ainsi à l'Autriche ce qu'elle lui avait fait.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il veut profiter aussi de l'occasion des nouvelles
-négociations pour s'aboucher directement avec la Russie et
-l'Angleterre, et faire la paix sans l'intermédiaire de l'Autriche.</span>
-Elle s'était
-servie en quelque sorte de lui pour devenir médiatrice, et devenue
-médiatrice par lui, elle se servait de la médiation pour lui dicter la
-paix qu'elle voulait. À finesse, finesse plus grande. Après s'être
-servi de l'Autriche pour s'aboucher dans un congrès avec les
-puissances en apparence les plus hostiles, il se passerait d'elle pour
-traiter, traiterait sans elle, et jusqu'à un certain point contre
-elle. Les succès diplomatiques étaient autant de son goût que les
-succès militaires, et il était aussi fier de gagner à un jeu qu'à
-l'autre, sans compter d'ailleurs que si l'Autriche, ayant égard à ses
-observations, comme le promettait M. de Bubna, pesait assez fortement
-sur les puissances coalisées pour leur arracher des conditions plus
-satisfaisantes, la paix, alors, obtenue et acceptée des mains de son
-beau-père serait aussi séante que de la main de tout autre. Par ces
-motifs, Napoléon prit le parti de dissimuler avec l'Autriche, de se
-montrer touché de ses raisons, d'agréer un congrès à Prague ou autre
-part, non-seulement un congrès, mais un armistice que des négociateurs
-envoyés aux avant-postes stipuleraient à la vue des deux armées.
-<span class="sidenote" title="En marge">Dans cette vue, Napoléon adopte volontiers l'idée d'un
-armistice.</span>
-Avant
-que cet armistice fût conclu il espérait gagner encore une bataille,
-ce qui améliorerait fort sa situation dans le futur congrès, et cet
-armistice en tout cas lui procurerait le temps de terminer les vastes
-préparatifs au moyen desquels il croyait pouvoir dicter ses conditions
-à l'Europe, loin de recevoir les siennes, et lui fournirait de plus
-l'occasion d'ouvrir des communications <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> avec l'empereur
-Alexandre, soin dont il était préoccupé au moins autant que de tout
-autre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se montre plus disposé à céder qu'il ne l'est, et
-se prête à ce qu'une proposition parte de Dresde même, au nom de
-l'Autriche, pour la réunion d'un congrès et la conclusion d'un
-armistice.</span>
-Il revit donc le lendemain 17 mai M. de Bubna, et paraissant se rendre
-à une partie de ses raisons, tout en persistant à affirmer qu'il
-mourrait les armes à la main, et en ferait mourir bien d'autres avant
-de consentir à certaines des conditions proposées, il déclara qu'il
-était prêt à accepter à la fois un congrès et un armistice, et à
-admettre dans ce congrès les représentants des insurgés espagnols, ce
-qui avait toujours été pour l'Angleterre la condition essentielle et
-préalable de toute négociation. M. de Bubna, étonné et ravi d'avoir
-obtenu tant de choses, surtout la dernière qui était tout à fait
-inespérée, offrit d'écrire sur-le-champ à M. de Stadion, qui s'était
-transporté au quartier général russe pour y faire ce que lui M. de
-Bubna faisait au quartier général français, et de l'informer de
-l'acquiescement formel que l'empereur Napoléon donnait à la réunion
-d'un congrès et à la conclusion d'un armistice.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lettre de M. de Bubna à M. de Stadion, concertée avec
-Napoléon.</span>
-La lettre de M. de
-Bubna pour M. de Stadion, rédigée à l'instant, et corrigée de la main
-de Napoléon lui-même, disait en substance que nullement enorgueilli
-par le succès récent de ses armes, l'empereur des Français, impatient
-de mettre un terme aux maux de l'Europe, consentait à la réunion
-immédiate d'un congrès à Prague, que même, pour faire cesser plus tôt
-l'effusion du sang, il était prêt à envoyer des commissaires aux
-avant-postes afin de négocier une suspension d'armes. Cette dernière
-condition, que M. de Bubna était si enchanté d'avoir obtenue, était
-justement celle à laquelle Napoléon tenait le plus, <span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span> par les
-raisons que nous venons d'exposer. M. de Bubna fit donc partir la
-lettre par un courrier qui devait la porter en toute hâte au quartier
-général russe, pour qu'elle fût remise sans perte de temps à M. de
-Stadion. Il demanda ensuite à retourner à Vienne, afin d'aller y
-réjouir l'empereur François et M. de Metternich par l'annonce des
-excellentes dispositions dans lesquelles il avait trouvé Napoléon, et
-surtout afin de les préparer à modifier quelques-unes des conditions
-proposées.
-<span class="sidenote" title="En marge">Retour de M. de Bubna à Vienne, avec une réponse amicale de
-Napoléon pour son beau-père.</span>
-Napoléon approuva fort cette nouvelle course de M. de Bubna
-à Vienne, lui dit avec sincérité que ces modifications pourraient
-seules donner la paix, et la donneraient certainement si elles étaient
-suffisantes. Il lui confia en même temps une lettre pour son
-beau-père. Dans cette lettre affectueuse et filiale, autant que celle
-de l'empereur François avait été amicale et paternelle, Napoléon
-laissait voir la véritable plaie qui chez lui était saignante; il
-disait qu'il était prêt à la paix, mais qu'étant devenu gendre de
-l'empereur François, il remettait son honneur dans les mains de son
-beau-père, qu'il y tenait plus qu'à la puissance, plus qu'à la vie, et
-qu'il était résolu à mourir les armes à la main, avec tout ce que la
-France comptait d'hommes généreux, plutôt que de devenir la risée de
-ses ennemis, en acceptant des conditions humiliantes. Il expédia
-ensuite M. de Bubna, après l'avoir comblé des marques de sa faveur.</p>
-
-<p>Ainsi fut ouverte cette négociation, en partie sincère, en partie
-simulée de la part de Napoléon, mais entreprise avec une complète
-bonne foi et un grand zèle par le représentant de l'Autriche, qui se
-<span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> flattait d'avoir rapproché par son savoir-faire les plus
-redoutables puissances de l'univers prêtes à s'entrechoquer de
-nouveau. Immédiatement après avoir expédié M. de Bubna, Napoléon fit
-lui-même ses préparatifs de départ, mais avant de quitter Dresde il
-voulut tirer de ces négociations entamées le principal résultat qu'il
-en espérait, et qui consistait à s'aboucher directement avec Alexandre
-pour échapper à l'influence de l'Autriche.
-<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon fait choix de M. de Caulaincourt pour aller aux
-avant-postes s'aboucher avec les représentants des puissances
-coalisées.</span>
-Sous le prétexte de
-l'armistice, qui devait se négocier tout de suite et à la vue des deux
-armées si on tenait à prévenir une nouvelle et sanglante bataille, il
-imagina d'envoyer aux avant-postes M. de Caulaincourt, l'homme désigné
-entre tous pour un semblable rapprochement, car il avait joui
-non-seulement de l'estime, mais de toute la faveur d'Alexandre, de sa
-familiarité la plus intime et la plus journalière.
-<span class="sidenote" title="En marge">Avantages et inconvénients de ce choix.</span>
-M. de Caulaincourt
-était même désigné à ce point qu'on pouvait dire qu'il l'était trop,
-et qu'à son aspect l'intention de Napoléon éclaterait d'une manière
-frappante, alarmerait la Prusse, mettrait l'Autriche en éveil,
-peut-être précipiterait les résolutions les plus fatales. Calculant
-peu quand il désirait, Napoléon était si pressé d'essayer un
-rapprochement direct avec la Russie, qu'il ne tint aucun compte des
-inconvénients que nous venons de signaler, et qu'en partant de Dresde
-il fit partir M. de Caulaincourt avec une lettre pour M. de
-Nesselrode, datée du 18 mai comme celle de M. de Bubna pour M. de
-Stadion. Il était dit dans cette lettre qu'en conséquence de ce qui
-avait été convenu avec M. de Bubna, l'empereur Napoléon se hâtait
-d'envoyer un commissaire aux avant-postes <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> pour négocier un
-armistice, ce qui lui semblait urgent vu le voisinage des armées, et
-qu'il avait choisi parmi ses grands officiers le personnage jugé le
-plus agréable à l'empereur Alexandre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Toutes ses dispositions prises pour l'ouverture des
-négociations, Napoléon quitte Dresde le 18 mai, afin d'aller se mettre
-à la tête de son armée, et livrer une nouvelle bataille.</span>
-Cela fait, tous les ordres nécessaires ayant été donnés au général
-Durosnel pour que les têtes de pont de l'Elbe fussent bien armées,
-pour que les hôpitaux fussent prêts à recevoir beaucoup de blessés,
-pour que les vivres abondassent en cas de retraite, pour que la
-population fût fortement contenue pendant les redoutables scènes
-auxquelles il fallait s'attendre, pour que le faible et bon roi de
-Saxe, resté tremblant dans son palais, fût rassuré tous les jours
-contre les faux bruits, Napoléon partit le 18, et s'achemina vers
-Bautzen, confiant, serein, plein d'espérance, vivant au milieu des
-périls et du sang, des souffrances d'autrui et des siennes, comme
-d'autres vivent au milieu des distractions et des plaisirs.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Bienfaisance de Napoléon envers la petite ville de
-Bischoffswerda, qui venait d'être incendiée.</span>
-Sur sa route il trouva ruinée, brûlant encore, et veuve de ses
-habitants presque tous réfugiés dans les bois, la pauvre ville de
-Bischoffswerda. Le désastre de cette petite cité, bien étrangère aux
-querelles des potentats qui l'avaient ainsi traitée, toucha la vive et
-impressionnable nature de Napoléon. Elle le toucha comme vous touche
-un pauvre animal qu'on a blessé sans le vouloir, et qu'on voit
-gémissant à ses pieds. Il prescrivit qu'une somme fût prise sur son
-trésor particulier pour contribuer à la reconstruire, disposition
-très-sérieusement ordonnée, et qui, privée plus tard d'exécution, ne
-le fut point par la faute de Napoléon. Il continua ensuite son voyage,
-et alla coucher à mi-chemin de Dresde à Bautzen.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon devant Bautzen.</span>
-Le lendemain 19 mai, il fut rendu de très-bonne heure devant Bautzen,
-où sa garde venait d'arriver, et où ses troupes l'attendaient avec
-impatience, comptant sur un nouveau triomphe. Il monta aussitôt à
-cheval, pour faire, suivant sa coutume, la reconnaissance des lieux où
-il s'apprêtait à livrer bataille. Voici quelle était la position sur
-laquelle nous allions nous rencontrer encore une fois avec l'Europe
-coalisée afin de rétablir le prestige de nos armes. (Voir la carte n<sup>o</sup>
-59.)</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Description de la position de Bautzen.</span>
-Ainsi que nous l'avons déjà dit, cette position était adossée aux plus
-hautes montagnes de la Bohême, au <i>Riesen-Gebirge</i>, terrain neutre,
-contre lequel les uns et les autres pouvaient s'appuyer avec sécurité,
-car aucun des belligérants ne devait être tenté de s'aliéner
-l'Autriche en violant son territoire. À notre droite on voyait donc
-s'élever ces montagnes couvertes de noirs sapins, puis la Sprée sortir
-de leur flanc, couler dans un lit profondément encaissé, et passer
-autour de la petite ville de Bautzen, sous un pont de pierre fortement
-barricadé. Tout à fait devant soi on découvrait la ville de Bautzen,
-qu'entourait un vieux mur crénelé, flanqué de tours et armé de canons,
-puis à gauche la Sprée, qui après avoir circulé à travers des hauteurs
-boisées, fort inférieures aux montagnes de droite, allait tout à coup
-se répandre dans un lit ouvert, au milieu de prairies verdoyantes,
-entremêlées d'étangs, et s'étendant à perte de vue.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Distribution de l'armée coalisée sur la première position,
-celle de la Sprée.</span>
-Telle était la première ligne, celle de la Sprée, qui n'était pas
-facile à emporter. À droite, sur les hautes montagnes et sur leur
-penchant, on apercevait <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span> des abatis de bois, et derrière
-beaucoup de canons, de baïonnettes et d'uniformes russes. Au centre,
-au-dessus et au-dessous de Bautzen, on découvrait aussi un grand
-nombre de troupes russes, et à gauche, sur les mamelons boisés à
-travers lesquels la Sprée s'ouvrait un chemin pour s'échapper dans la
-plaine, on discernait également des masses d'infanterie et de
-cavalerie, les unes déployées en ligne, les autres postées derrière
-des ouvrages de campagne, et toutes dénotant par leur équipement
-qu'elles appartenaient à l'armée prussienne.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se décide à enlever la première position de
-l'ennemi, dans la journée du 20 mai.</span>
-Napoléon résolut de forcer dès le lendemain 20 mai cette ligne de la
-Sprée, que défendaient des troupes nombreuses et bien postées. Ce
-devait être l'occasion d'une première bataille. Puis il se proposait
-d'en livrer une autre pour forcer la seconde ligne, qui s'apercevait
-derrière la première, et qui paraissait plus redoutable encore.
-<span class="sidenote" title="En marge">Dispositions prescrites par Napoléon.</span>
-Il décida que le lendemain le maréchal Oudinot à droite passerait la
-Sprée vers les montagnes, soit à gué, soit sur un pont de chevalets,
-et chercherait à rejeter l'ennemi sur sa seconde position; qu'au
-centre le maréchal Macdonald enlèverait le pont de pierre construit
-sur la Sprée en face de Bautzen, et tâcherait d'emporter cette ville
-d'assaut; qu'un peu au-dessous du centre le maréchal Marmont
-franchirait la Sprée sur des pontons, entre Bautzen et le village de
-Nimschütz, et s'établirait dans une bonne position qui se trouve au
-delà; qu'à gauche enfin le général Bertrand, opérant son passage à
-Nieder-Gurck, vis-à-vis des derniers mamelons dont la Sprée baigne le
-pied avant de se répandre dans les prairies, s'efforcerait <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span>
-d'enlever ces mamelons, ou du moins de s'établir dans le voisinage.
-Telle devait être l'&oelig;uvre de la première journée. Pendant ce temps
-le maréchal Ney, achevant son mouvement sur Hoyerswerda avec une masse
-d'environ soixante mille hommes, arriverait sur la basse Sprée, à
-Klix, quatre lieues au-dessous de Bautzen. Il pourrait le lendemain,
-en forçant le passage à Klix même, attaquer par le flanc la seconde
-position que Napoléon attaquerait de front. Il n'y avait pas de
-redoutes ni d'opiniâtreté qui pussent tenir devant cet ensemble de
-combinaisons.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Combat dans la soirée du 19, entre une division de Bertrand
-et les troupes de Barclay de Tolly.</span>
-Dans la journée, et vers le soir du 19, on avait entendu au loin sur
-la gauche une canonnade assez vive, laquelle, sans inspirer des
-inquiétudes pour le maréchal Ney, bien capable de se suffire avec ses
-soixante mille hommes, avait cependant donné lieu de penser que
-l'ennemi tentait un effort pour empêcher la jonction des deux parties
-de notre armée. Des aides de camp vinrent dans la soirée apprendre ce
-qui s'était passé.</p>
-
-<p>Les coalisés prêtant à Napoléon des fautes qu'il n'était pas dans
-l'habitude de commettre, avaient supposé que le maréchal Ney
-s'avançait avec son corps seulement, fort suivant eux de vingt-cinq
-mille hommes tout au plus, après les pertes qu'il avait essuyées à la
-bataille de Lutzen. Ils avaient détaché Barclay de Tolly, qui depuis
-son arrivée de Thorn formait en quelque sorte un corps isolé sur les
-ailes de l'armée principale, et lui avaient adjoint le général d'York
-avec 8 mille hommes, ce qui portait à 23 ou 24 mille combattants la
-force de ce détachement. <span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> On imaginait que ce serait assez
-pour causer un grand dommage au maréchal Ney, grâce à la surprise
-qu'il éprouverait, à son ignorance des lieux qu'il traversait pour la
-première fois, et que, sans le détruire, on le mettrait au moins hors
-de cause pour le jour de la bataille décisive. En conséquence les
-généraux Barclay de Tolly et d'York s'étaient acheminés de Klix sur
-Hoyerswerda, l'un tenant la gauche, l'autre la droite.</p>
-
-<p>En ce moment la division italienne Peyri, la seconde du corps de
-Bertrand, avait été détachée dans la direction de Hoyerswerda, pour
-tendre la main à Ney qui s'approchait. C'est Napoléon qui en avait
-donné l'ordre, afin de tenir toujours ses corps en communication.
-Malheureusement le général Peyri n'avait pas exécuté cette commission
-délicate avec les précautions convenables. Il ne s'était éclairé ni
-sur sa droite, par laquelle il pouvait se trouver en contact avec
-l'armée ennemie, ni devant lui, sur la route où il devait rencontrer
-Ney. Il tomba donc à l'improviste aux environs de K&oelig;nigswarta avec
-les sept ou huit mille jeunes Italiens de sa division, au milieu des
-quinze mille soldats aguerris de Barclay de Tolly, fut assailli,
-enveloppé, se défendit bravement, mais aurait succombé, si le général
-Kellermann (le fils du vieux duc de Valmy), arrivant sur la route de
-Hoyerswerda avec la cavalerie de Ney, ne l'eût dégagé en chargeant les
-Russes impétueusement. Le général Peyri perdit néanmoins près de deux
-mille hommes en morts, blessés ou prisonniers, et trois pièces de
-canon.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Combat dans la même soirée entre Lauriston et les troupes
-du général d'York.</span>
-Au même instant le général prussien d'York, <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> placé à la
-droite de Barclay de Tolly, cherchait le corps de Ney, et venait se
-heurter non pas à Ney lui-même, mais à son lieutenant Lauriston qui
-s'avançait avec vingt mille hommes. C'est aux environs du village de
-Weissig qu'il fit cette fâcheuse rencontre. Il se trouva en présence
-de la première division de Lauriston, soutint contre elle un combat
-acharné, mais y laissa plus de deux mille hommes, et fut contraint à
-se retirer sur la Sprée, où il rejoignit le soir du 19 le corps russe
-de Barclay de Tolly. La perte était peu de chose pour nous à cause de
-notre supériorité numérique; elle avait de l'importance pour les
-coalisés, car elle affaiblissait singulièrement un corps dont ils
-avaient grand besoin pour la défense des positions qu'il s'agissait de
-nous disputer.</p>
-
-<p>Le soir du 19 chacun était revenu à son poste. Barclay de Tolly
-s'était reporté vers l'extrême droite des coalisés; le général d'York,
-réduit de 8 mille hommes à 6 mille très-fatigués, était retourné au
-centre; Ney n'était plus qu'à quelques lieues du village de Klix, où
-il devait franchir la Sprée; la division Peyri, ramassant ses débris,
-s'était ralliée autour du général Bertrand du mieux qu'elle avait pu.
-Ces combats, qui autrefois eussent été considérés comme des batailles,
-n'étaient plus que les escarmouches de ces luttes gigantesques. Le
-lendemain, 20 mai, Napoléon mesurant ce qu'il lui fallait de temps
-pour forcer la première ligne, ne voulut commencer l'action qu'à midi,
-afin que la nuit fût une limite obligée entre la première opération et
-la seconde. On employa la matinée à préparer les ponts de chevalets,
-et les bateaux nécessaires aux divers passages de la Sprée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Première bataille de Bautzen, dans la journée du
-20 mai.</span>
-À midi, placé de sa personne en face de Bautzen, Napoléon donna le
-signal, et l'action commença par un feu général de nos tirailleurs qui
-s'étaient dispersés le long de la Sprée, pour éloigner de ses bords
-les tirailleurs de l'ennemi. À droite le maréchal Oudinot, se
-conformant aux ordres qu'il avait reçus, s'approcha de la Sprée vers
-le village de Sinkwitz avec la division Pactod. Deux colonnes
-d'infanterie, descendant presque sans être aperçues dans le lit fort
-encaissé de la rivière, passèrent l'une à gué, l'autre sur un pont de
-chevalets, et cachées par l'escarpement de la rive droite,
-débouchèrent sur cette rive avant que l'ennemi eût pu remarquer leur
-présence. Mais arrivées de l'autre côté de la Sprée, elles se
-trouvèrent en face des troupes russes, formant l'aile gauche des
-coalisés. Cette aile gauche, placée sous les ordres de Miloradovitch,
-se composait de l'ancien corps de Miloradovitch, de celui de
-Wittgenstein, et de la division du prince Eugène de Wurtemberg. Les
-deux brigades du général Pactod furent chargées immédiatement par
-plusieurs colonnes d'infanterie, mais tinrent ferme, donnèrent le
-temps à la division française Lorencez, la seconde du maréchal
-Oudinot, de venir se placer sur leur droite, et finirent par rester
-maîtresses du terrain qu'elles avaient envahi.
-<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Oudinot force à droite le passage de la Sprée.</span>
-Le maréchal Oudinot fit
-passer à leur suite la division bavaroise, et avec ces trois divisions
-réunies s'avança jusqu'au pied des montagnes de notre droite, surtout
-de la principale, dite le Tronberg, et entreprit de la gravir sous le
-feu de l'ennemi, la gauche au village de Jessnitz, la droite dans la
-direction de Klein-Kunitz.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Macdonald force ce passage au centre, et attaque
-Bautzen.</span>
-Pendant que ces événements avaient lieu à notre droite, au centre le
-maréchal Macdonald avec ses trois divisions abordait de front la ville
-de Bautzen, en débutant par l'attaque du pont de pierre qui était
-fortement barricadé, et gardé par de l'infanterie. Afin d'ébranler le
-courage des défenseurs de ce pont, il fit descendre dans le lit de la
-Sprée une colonne qui franchit la rivière sur quelques chevalets. Le
-maréchal alors se jeta sur le pont de pierre, l'enleva sans
-difficulté, et courut sur la ville qu'il enveloppa avec deux de ses
-divisions. Avec sa troisième, celle du général Gérard, il prit soin
-d'éloigner la division du prince Eugène de Wurtemberg qui paraissait
-vouloir se porter au secours de Bautzen. En même temps il fit attaquer
-les portes de la ville à coups de canon afin de les abattre, et de
-pénétrer dans l'intérieur baïonnette baissée.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marmont franchit la Sprée au-dessous de Bautzen.</span>
-Un peu au-dessous de Bautzen, vis-à-vis de Nimschütz, le maréchal
-Marmont avait également franchi la Sprée avec ses trois divisions, et
-s'était porté sur le terrain qui lui était assigné, entre le centre et
-la gauche de la position générale. Mais pour s'y établir il fallait
-enlever le village de Burk, défendu par le général prussien Kleist,
-officier aussi habile que vigoureux. Le maréchal Marmont, avec les
-divisions Bonnet et Compans, aborda le village de Burk, et l'emporta
-non sans peine. Au delà commençait la seconde position des coalisés.
-Un ruisseau fangeux, profond, bordé d'arbres, en formait la première
-défense. Trois villages, celui de Nadelwitz à droite, celui de
-Nieder-Kayne au centre, celui de Bazankwitz à gauche, occupaient le
-bord de ce <span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> ruisseau. Le général Kleist s'était replié sur ces
-villages, et y avait appelé le général d'York à son secours. Outre ces
-deux corps prussiens, le maréchal Marmont avait à sa gauche, sur
-quelques mamelons boisés, Blucher lui-même avec 20 mille hommes, et en
-arrière à droite la ville de Bautzen, qui n'était pas encore prise. Il
-ne songeait donc pas à entamer la seconde position des coalisés, et
-tout ce qu'il désirait c'était de se maintenir sur le terrain qu'il
-avait conquis. Il fit bonne contenance, et admirablement secondé par
-ses troupes, il résista à toutes les attaques des Prussiens. Le
-général Kleist sortit de Bazankwitz sur sa gauche pour l'aborder à la
-baïonnette, mais le général Bonnet avec les marins supporta la charge,
-et la repoussa victorieusement. Au même instant la cavalerie de
-Blucher fondit sur cette brave troupe qui était déjà aux prises avec
-l'infanterie prussienne. Le 37<sup>e</sup> léger et le 4<sup>e</sup> de marins la reçurent
-en carré, avec une fermeté imperturbable. Tandis qu'il se maintenait
-de la sorte, le maréchal Marmont pour ne pas avoir à dos la ville de
-Bautzen, qui était attaquée mais point enlevée, détacha la division
-Compans sur sa droite, laquelle trouvant une partie des murs de la
-ville de Bautzen plus accessible, les escalada, et en facilita
-l'entrée aux troupes du maréchal Macdonald.
-<span class="sidenote" title="En marge">Bertrand franchit également la Sprée, mais est obligé de
-remettre au lendemain son établissement sur les terrains élevés de la
-rive droite.</span>
-Sur ces entrefaites le
-général Bertrand, au-dessous du maréchal Marmont, franchissait la
-Sprée à Nieder-Gurck, au pied des mamelons où était campé Blucher. Il
-avait d'abord réussi à traverser la Sprée, qui dans cet endroit se
-divise en plusieurs bras marécageux, mais quand il lui avait fallu
-gravir la berge élevée de la <span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> rive droite, et déboucher en
-présence du corps de Blucher, il avait dû s'arrêter, car il se
-trouvait devant une position extrêmement forte, défendue par tout ce
-que l'armée prussienne renfermait de plus énergique. Toutefois il
-avait lui-même occupé un mamelon sur la rive droite de la Sprée, et y
-avait logé un régiment, le 23<sup>e</sup>, qui devait y être protégé par toute
-l'artillerie que nous avions sur la rive gauche.
-<span class="sidenote" title="En marge">À la chute du jour du 20 mai, toutes les positions de
-l'ennemi sont enlevées, et la premiers bataille est complétement
-gagnée.</span>
-Il était six heures
-du soir, et la première ligne de l'ennemi était tout entière tombée
-dans nos mains. À droite, le maréchal Oudinot avait franchi la Sprée
-et enlevé aux Russes la montagne dite le Tronberg; au centre le
-maréchal Macdonald avait enlevé le pont de pierre de Bautzen, ainsi
-que la ville elle-même, et le maréchal Marmont après avoir franchi la
-Sprée, avait pris pied au bord du ruisseau où commençait la seconde
-ligne de l'ennemi; à gauche enfin le général Bertrand s'était assuré
-un débouché au delà de la Sprée, en face des mamelons occupés par
-Blucher, et formant le point le plus important de la seconde position.
-Le résultat auquel nous aspirions était donc obtenu, et sans de trop,
-grandes pertes. Certainement, si l'ennemi eût moins compté sur sa
-seconde ligne, il eût pu nous disputer la première avec encore plus de
-vigueur. Il l'avait néanmoins vaillamment défendue, et nous avions
-glorieusement surmonté sa résistance. Ce premier acte était terminé
-selon nos désirs, et le maréchal Ney arrivant au même instant à Klix,
-tout promettait un égal succès pour le lendemain, bien que la journée
-s'annonçât comme plus difficile, par cela seul qu'elle devait être
-décisive.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page564" name="page564"></a>(p. 564)</span> Napoléon entra dans Bautzen à huit heures du soir, rassura
-les habitants épouvantés, et vint camper en dehors, au milieu de sa
-garde formée en plusieurs carrés. Il disposa tout pour l'attaque du
-lendemain 21.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Description de la seconde position.</span>
-Du terrain qu'on avait conquis en passant la Sprée, on pouvait se
-faire une idée plus exacte de la seconde position qui restait à
-emporter. (Voir la carte n<sup>o</sup> 59.) Le ruisseau qui en formait le
-principal linéament, appelé le Bloesaer-Wasser<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Lien vers la note 17"><span class="smaller">[17]</span></a>, du nom de l'un des
-villages qu'il traversait, sortait des sombres montagnes de la droite,
-et après s'être fait jour à travers leurs contours abruptes, longeait
-le plateau sur lequel s'élevait Bautzen, en baignait le pied, coulait
-parmi des saules et des peupliers en contre-bas de Nadelwitz, de
-Nieder-Kayne, de Bazankwitz, villages en face desquels s'était placé
-la veille le maréchal Marmont, puis, arrivé à notre gauche, à la
-hauteur du village de Kreckwitz, tournait en arrière des mamelons
-boisés sur lesquels Blucher avait pris position, suivait leur revers
-en rétrogradant jusqu'à Klein-Bautzen, passait ainsi derrière ces
-mamelons tandis que la Sprée passait par devant, les quittait à un
-village appelé Preititz, et s'en allait enfin se confondre avec la
-Sprée à travers la vaste plaine mêlée de prairies et d'étangs dont
-nous avons parlé.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Distribution de l'armée coalisée sur la seconde position.</span>
-La gauche des Russes, composée des anciens <span class="pagenum"><a id="page565" name="page565"></a>(p. 565)</span> corps de
-Miloradovitch, de Wittgenstein et de la division du prince Eugène de
-Wurtemberg, s'était repliée sur l'une des montagnes élevées où le
-ruisseau du Bloesaer-Wasser prenait sa source entre Jenkwitz et
-Pilitz, et devait la défendre à outrance contre notre droite établie
-sur le Tronberg. Le centre, composé des gardes et des réserves russes,
-chargé de défendre le milieu de la position, s'était placé en arrière
-du Bloesaer-Wasser, c'est-à-dire à Baschütz, sur un relèvement du
-terrain qui se trouvait en face de Nadelwitz et de Nieder-Kayne, et
-s'y était établi sous la protection de plusieurs redoutes et d'une
-forte artillerie. Le centre des coalisés présentait ainsi un
-amphithéâtre hérissé de canons, et si, pour l'attaquer, Marmont, la
-garde et Macdonald, formant le centre de l'armée française,
-descendaient du plateau de Bautzen, franchissaient le Bloesaer-Wasser
-à Nieder-Kayne, ou à Bazankwitz, il leur fallait traverser une prairie
-marécageuse sous un feu plongeant épouvantable, puis enlever à
-découvert la hauteur de Baschütz garnie de redoutes.</p>
-
-<p>Vers leur droite, c'est-à-dire vers notre gauche, les coalisés au lieu
-de s'établir en arrière du Bloesaer-Wasser, s'étaient postés en avant.
-Attachant avec raison une grande importance à ces mamelons boisés que
-la Sprée perçait pour déboucher en plaine, et derrière lesquels
-coulait le Bloesaer-Wasser, ils y avaient laissé Blucher pour les
-disputer avec sa vigueur accoutumée, de manière que leur ligne, à son
-extrémité, au lieu de rétrograder comme le Bloesaer-Wasser, présentait
-une espèce de promontoire avancé. Blucher était là avec vingt mille
-hommes, <span class="pagenum"><a id="page566" name="page566"></a>(p. 566)</span> attendant que le général Bertrand voulût sortir du
-pied-à-terre qu'il s'était assuré la veille en passant la Sprée à
-Nieder-Gurck. Blucher avait à sa gauche, le long du Bloesaer-Wasser,
-c'est-à-dire à Kreckwitz, les restes très-fatigués de Kleistet d'York,
-puis, au revers des mamelons, la cavalerie prussienne et une partie de
-la cavalerie russe pour couvrir ses derrières. Enfin, dans la plaine
-humide et verdoyante qui s'étendait au delà de ces mamelons, et au
-milieu de laquelle la Sprée et le Bloesaer-Wasser allaient se
-confondre, se trouvait sur une légère éminence, marquée par un moulin
-à vent, Barclay de Tolly avec ses quinze mille Russes. Il était là
-pour résister aux tentatives du maréchal Ney, dont les coalisés ne
-pouvaient pas encore apprécier toute l'importance.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Difficultés de cette seconde journée.</span>
-C'était donc un ensemble formidable de positions à enlever, car notre
-droite, sous le maréchal Oudinot, devait se maintenir sur le Tronberg
-qu'elle avait conquis, le dépasser même, s'il était possible; notre
-centre sous Macdonald et Marmont, appuyé par la garde, devait
-descendre au bord du Bloesaer-Wasser, le franchir, traverser la
-prairie au delà sous le feu des redoutes russes de Baschütz, et
-emporter ces redoutes. Notre gauche enfin, sous le général Bertrand,
-avait la difficile tâche de s'élever sur les mamelons défendus par
-Blucher, et de les lui arracher. On aurait bien pu succomber à cette
-triple tâche, devant des obstacles de terrain aussi nombreux, derrière
-lesquels étaient rangés près de cent mille Russes et Prussiens
-déterminés, si on n'avait eu contre eux que la ressource d'une
-attaque de <span class="pagenum"><a id="page567" name="page567"></a>(p. 567)</span> front. Mais Ney, arrivé dans la soirée même à Klix
-avec 60 mille hommes, devait y passer la Sprée, traverser la vaste
-plaine entremêlée de prairies et d'étangs qui était à notre extrême
-gauche, et à l'extrême droite des coalisés forcer tous les obstacles
-qui seraient sur son chemin, défiler par derrière les mamelons occupés
-par Blucher, et se diriger sur le clocher de Hochkirch, qu'on
-apercevait au fond même de ce champ de bataille, recouvert d'un cuivre
-verdâtre et brillant. De tous côtés on voyait ce clocher, et Napoléon
-l'avait indiqué au maréchal Ney comme but frappant de ses efforts.
-<span class="sidenote" title="En marge">Mouvement de flanc du maréchal Ney, tendant à faire tomber
-la position de l'ennemi.</span>
-Le maréchal avait ordre de se mettre en mouvement dès le matin, de
-franchir la Sprée à Klix coûte que coûte, de déboucher ensuite sur les
-derrières de l'ennemi, et de faire le plus tôt possible entendre son
-canon vers Preititz et Klein-Bautzen, sur la route de Hochkirch. C'est
-ce moment que Napoléon attendait pour faire attaquer Blucher, de front
-par Bertrand, de flanc par Marmont, pour franchir ensuite le ruisseau
-du Bloesaer-Wasser, et aller assaillir les redoutes du centre
-défendues par la garde russe. Il était possible que si Ney avait paru
-à temps à Klein-Bautzen, Blucher fût non-seulement repoussé, mais pris
-tout entier. Il était certain au moins que sa retraite devait
-déterminer celle de toute l'armée ennemie.</p>
-
-<p>Telles étaient les savantes dispositions de Napoléon pour la journée
-du lendemain 21, lesquelles, ordonnées d'un peu loin, surtout pour Ney
-qui cheminait à grande distance, laissaient un peu plus à faire que de
-coutume à l'intelligence de ses lieutenants. Chacun coucha au bivouac
-sur le terrain qu'il <span class="pagenum"><a id="page568" name="page568"></a>(p. 568)</span> avait conquis, par un très-beau temps,
-et avec pleine confiance dans le résultat de la prochaine journée.
-Napoléon bivouaqua au milieu des carrés de sa garde, sur le plateau de
-Bautzen, apercevant du point où il était toutes les positions de
-l'ennemi, mais non le terrain que Ney devait parcourir, et que lui
-cachaient les mamelons occupés par l'armée prussienne. En ce moment il
-se demandait si cette nouvelle bataille ne serait pas prévenue par la
-réponse à sa lettre du 18, dans laquelle il adhérait au principe d'un
-armistice proposé par l'Autriche, et annonçait l'envoi de M. de
-Caulaincourt pour le négocier. Mais le 20 au soir cette réponse ne lui
-était point parvenue, soit qu'on ne voulût point recevoir M. de
-Caulaincourt et lui permettre d'approcher l'empereur Alexandre, soit
-qu'on préférât tenter encore une fois le sort des armes. De ces deux
-suppositions, la seconde était celle qui convenait le mieux à
-Napoléon, car il était sûr que la nouvelle bataille provoquerait de
-sages réflexions chez les plus récalcitrants de ses ennemis. Quoi
-qu'il en pût être, il se livra à son repos accoutumé la veille des
-grandes batailles.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation des souverains alliés. Leurs délibérations dans
-la nuit du 20 au 21 mai.</span>
-Vis-à-vis de lui, dans une position qui correspondait assez exactement
-à la sienne, à la maison de poste de Neu-Burschwitz, les souverains
-alliés, agités comme le sont toujours les gens inexpérimentés en
-présence des situations graves, étaient engagés dans une délibération
-triste et laborieuse, qui dura toute la nuit. Quant à braver les
-chances d'une seconde bataille, ils y étaient fermement décidés. Ils
-avaient reçu la lettre relative à l'armistice et à la mission de M.
-de Caulaincourt, et leur parti à cet égard avait <span class="pagenum"><a id="page569" name="page569"></a>(p. 569)</span> été arrêté
-sur-le-champ. Ils s'étaient dit que s'ils admettaient auprès d'eux M.
-de Caulaincourt, l'Autriche concevrait à l'instant les plus grands
-ombrages, et ne manquerait pas de voir dans cette admission la
-probabilité d'un arrangement direct entre la France et la Russie. Ils
-avaient donc pris la détermination de renvoyer très-poliment M. de
-Caulaincourt à M. de Stadion, comme au représentant de la puissance
-médiatrice chargée de tous les pourparlers, même de ceux qui étaient
-relatifs à l'armistice, et de différer en outre cette réponse
-jusqu'après le résultat de la bataille, car le parti des patriotes
-allemands, qui menait directement l'armée prussienne, et indirectement
-l'armée russe, aurait jeté les hauts cris, si on avait accepté un
-armistice avant d'y être contraint par la nécessité la plus
-impérieuse. Résolus à la bataille, les souverains alliés s'étaient mis
-à en discuter les chances. Le roi de Prusse se flattait peu,
-l'empereur de Russie beaucoup. Celui-ci était rempli d'un beau feu de
-guerre qui ne lui laissait pas de repos. Il s'était pour ainsi dire
-emparé du commandement suprême, et, pour l'exercer plus à son aise,
-l'avait conféré nominalement au comte de Wittgenstein, qui avait pour
-inspirateur le général Diebitch. Le commandement réel aurait dû
-appartenir à Barclay de Tolly, à cause de ses antécédents et de son
-rang, mais on s'était débarrassé de son inflexibilité en lui assignant
-une espèce de rôle isolé à l'extrême droite des coalisés, dans les
-terrains inondés entre le Bloesaer-Wasser et la Sprée, à la position
-dite du moulin à vent. La discussion entre Alexandre et les nombreux
-officiers russes et prussiens, qui lui apportaient <span class="pagenum"><a id="page570" name="page570"></a>(p. 570)</span> tour à
-tour leur avis, et le lui faisaient successivement adopter, roula
-précisément sur la position de Barclay de Tolly. On avait
-singulièrement renforcé la gauche sous Miloradovitch; le centre était
-couvert par les fortes redoutes de Baschütz, et défendu par la garde
-impériale russe. La droite sur les mamelons était invincible, suivant
-Blucher, et les Prussiens juraient que ces mamelons deviendraient
-grâce à eux les Thermopyles de l'Allemagne. Mais Barclay de Tolly
-pourrait-il résister à Ney, qui semblait se diriger vers lui? Telle
-était la vraie question. Alexandre, dont le coup d'&oelig;il n'était pas
-encore très-exercé, s'était persuadé que Napoléon voulait lui arracher
-l'appui des montagnes, et par ce motif il n'entendait affaiblir ce
-côté au profit d'aucun autre. M. de Muffling, officier d'état-major
-distingué, qui avait soigneusement reconnu le terrain, insistait sur
-le danger qui menaçait Barclay de Tolly, et finit par se faire écouter
-d'Alexandre, porté du reste à écouter tous les donneurs d'avis par
-bienveillance de caractère et désir honnête de tout comprendre. Mais,
-sur la réponse du comte de Wittgenstein que Barclay de Tolly avait 15
-mille hommes, Alexandre parut rassuré, et tout l'état-major avec lui,
-excepté M. de Muffling. Puis le jour commençant à paraître il fallut
-bien terminer la délibération, et courir chacun à son poste.</p>
-
-<p>Napoléon, en effet, y appelait tout le monde, et était au sien de
-grand matin. De la position où se trouvaient les souverains, on le
-voyait, sur le plateau de Bautzen, à cheval, donnant des ordres, et
-tout à fait à portée du canon ennemi. Lord Cathcart, <span class="pagenum"><a id="page571" name="page571"></a>(p. 571)</span>
-l'ambassadeur britannique, ayant une excellente lunette anglaise avec
-laquelle on apercevait tous les mouvements de Napoléon, chacun
-l'empruntait pour voir ce terrible adversaire, et aurait voulu deviner
-ce qui se passait dans son esprit, comme on discernait ce qui se
-passait autour de sa personne. Un uniforme jaune et galonné qu'on
-découvrait à côté de lui, était le sujet d'une extrême curiosité. On
-se demandait si celui qui était revêtu de cet uniforme ne serait pas
-Murat, dont le costume était toujours singulier, et si par hasard ce
-ne serait pas une preuve que la cavalerie française, réorganisée,
-était enfin arrivée sur le champ de bataille. Bientôt après on sut que
-cet uniforme jaune était celui d'un postillon saxon, dont Napoléon se
-servait pour se faire indiquer l'emplacement des villages dont les
-noms étaient inscrits sur sa carte.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Seconde bataille de Bautzen, livrée le 21 mai.</span>
-Mais déjà une effroyable canonnade remplissait de ses retentissements
-la vaste étendue de ce champ de bataille. Le maréchal Oudinot à notre
-droite était sur les hauteurs du Tronberg, qu'il avait conquises la
-veille, et les disputait aux Russes de Miloradovitch qui s'efforçaient
-de les lui reprendre. Au centre, Macdonald, Marmont, immobiles, ayant
-entre eux les carrés de la garde, et derrière eux la cavalerie de
-Latour-Maubourg, attendaient les ordres de Napoléon, qui lui-même
-attendait le succès de la man&oelig;uvre confiée au maréchal Ney. Le
-général Bertrand à gauche, achevant le passage de la Sprée commencé la
-veille, gravissait avec ses trois divisions l'escarpement de la rive
-droite, protégé par l'artillerie de la rive gauche. Mais c'était à
-deux <span class="pagenum"><a id="page572" name="page572"></a>(p. 572)</span> lieues au-dessous, c'est-à-dire à Klix, que se passait
-l'événement décisif de la journée. Le maréchal Ney venait
-effectivement de franchir la Sprée sur ce point, et de refouler les
-avant-postes de Barclay de Tolly.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche du maréchal Ney sur le flanc de l'ennemi.</span>
-Arrivé au delà de la Sprée, il avait à sa droite le revers des
-mamelons occupés par Blucher, et les étangs qui longeaient le pied de
-ces mamelons, devant lui le moulin à vent où était établi Barclay de
-Tolly, et à gauche les bords marécageux du Bloesaer-Wasser. Il marcha
-directement et résolûment sur le moulin à vent. À droite il détacha
-vers Pliskowitz l'une des trois divisions du corps de Lauriston, celle
-que commandait le général Maison, pour essayer de gravir les mamelons
-qui étaient couverts d'artillerie et d'uniformes prussiens. À gauche
-il dirigea les deux autres divisions du général Lauriston sous ce
-général lui-même, pour passer le Bloesaer-Wasser au-dessous de Gleine,
-et déborder ainsi la position de l'ennemi.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce maréchal attaque et enlève la position de Barclay de
-Tolly au moulin à vent.</span>
-En mouvement dès le matin, ayant passé la Sprée à Klix de très-bonne
-heure, il aborda également de très-bonne heure la position occupée par
-Barclay de Tolly. Ce dernier lui lança force boulets, car il avait
-plus de canons que de soldats. Obligé en effet de garder une ligne
-fort étendue, du pied des mamelons où était Blucher jusque vers les
-vastes prairies que traversait le Bloesaer-Wasser, il n'avait au
-moulin même que cinq à six mille hommes. Mais des boulets n'arrêtaient
-pas le maréchal Ney. Il continua de s'avancer sur le moulin à vent, et
-tout énergique qu'était Barclay de Tolly, parvint à le culbuter.
-Barclay avait en ce moment à ses côtés M. de Muffling, <span class="pagenum"><a id="page573" name="page573"></a>(p. 573)</span> qui
-avait tant insisté pour attirer sur cette partie de la position
-l'attention d'Alexandre, et, après l'avoir rendu témoin de sa
-résistance et de ses périls, il le dépêcha auprès de Blucher pour
-demander du secours. Craignant, s'il s'obstinait en avant du
-Bloesaer-Wasser, d'y être refoulé en désordre, il le repassa à Gleine,
-et alla s'établir sur le penchant des hauteurs qui remplissaient le
-fond du champ de bataille, pour disputer aux Français les routes de
-Würschen et de Hochkirch, que toute l'armée coalisée devait suivre en
-se retirant. Il y rencontra les troupes de Lauriston qui vinrent le
-harceler, mais contre lesquelles l'avantage des lieux lui permettait
-de se défendre.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Ney emporte le village de Preititz sur les derrières de
-Blucher.</span>
-Ney après avoir enlevé le moulin à vent, remonta un peu à droite pour
-prendre à revers les mamelons où il avait aperçu la masse des troupes
-prussiennes, et se trouva devant le village de Preititz, qui était
-situé sur le Bloesaer-Wasser, juste au point où ce ruisseau, après
-avoir tourné derrière la position de Blucher, se redressait pour
-déboucher dans la plaine. Il fit emporter ce village par la division
-Souham, et, une fois là, commença de concevoir quelques doutes sur ce
-qui lui restait à faire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Il s'arrête après s'être rendu maître de ce village.</span>
-Il apercevait bien dans le fond le clocher de
-Hochkirch, but assigné à ses efforts; mais ayant devant lui des masses
-profondes de cavalerie, auxquelles il n'avait qu'un peu de cavalerie
-légère à opposer, ayant à gauche Barclay de Tolly dans une position
-avantageuse, à droite les mamelons occupés par Blucher, séparé de
-Napoléon par une distance de trois lieues, et par des collines
-boisées, ce héros, qui éprouvait quelquefois, <span class="pagenum"><a id="page574" name="page574"></a>(p. 574)</span> comme nous
-avons eu déjà l'occasion de le dire, des hésitations d'esprit, jamais
-de c&oelig;ur, s'arrêta pour écouter le canon du reste de l'armée, et ne
-pas s'engager trop vite.</p>
-
-<p>Pendant ce temps arrivait le secours destiné à Barclay de Tolly, que
-M. de Muffling avait eu beaucoup de peine à obtenir de l'incrédulité
-de Blucher et de Gneisenau. Ces deux derniers en effet, lorsque M. de
-Muffling parvint auprès d'eux, étaient occupés à débiter des harangues
-patriotiques aux troupes prussiennes, à leur parler de ces Thermopyles
-germaniques où l'on devait mourir, et ne voulaient pas croire qu'ils
-fussent menacés d'être pris à revers. Pourtant sur les instances de M.
-de Muffling, Blucher ordonna à quelques bataillons de Kleist, et à
-deux de la garde royale de quitter ses derrières, et d'aller reprendre
-Preititz.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les Prussiens recouvrent un moment le village de Preititz,
-mais Ney le reprend aussitôt.</span>
-Effectivement ces bataillons rebroussèrent chemin, donnèrent tête
-baissée sur Preititz, y trouvèrent la division Souham qui n'était pas
-sur ses gardes, et lui enlevèrent ce village ainsi que le pont du
-Bloesaer-Wasser. Ney, surpris de cette brusque attaque, revint à la
-charge avec sa seconde division, passa à son tour sur le corps des
-bataillons prussiens, et rentra dans le village de Preititz. Ce
-village reconquis, il fallait marcher devant soi, rallier Lauriston
-par la gauche, et suivi de Reynier tourner la position de Blucher,
-recevoir en carré comme on l'avait fait tant de fois les masses de la
-cavalerie prussienne, puis gravir les pentes que défendait Barclay de
-Tolly, et aller couper les routes de Würschen et de Hochkirch, qui
-devaient servir de retraite <span class="pagenum"><a id="page575" name="page575"></a>(p. 575)</span> à l'aile droite des coalisés. On
-eût pris là 25 mille Prussiens et 200 bouches à feu, et dissous la
-coalition.
-<span class="sidenote" title="En marge">Beaux résultats qu'eût obtenus le maréchal Ney en marchant
-sur Hochkirch.</span>
-Le général Jomini, chef d'état-major du corps de Ney,
-adressa de vives instances à l'illustre maréchal pour qu'il en agît
-ainsi, mais celui-ci voulut attendre que les détonations de
-l'artillerie, qui venaient seulement de se faire entendre sur sa
-droite, fussent plus prononcées et plus proches, et qu'il fût moins
-isolé sur ce champ de bataille si vaste, si compliqué, dont il n'avait
-aucune connaissance.</p>
-
-<p>Cependant il en avait fait assez pour rendre intenable la position de
-l'ennemi. Napoléon, impatient de commencer l'attaque, mais ne cédant
-jamais à ses impatiences sur le champ de bataille, n'avait ordonné le
-feu de son côté que lorsqu'il avait jugé l'événement mûr.
-<span class="sidenote" title="En marge">Événements au centre.</span>
-En effet le
-général Bertrand, protégé par l'artillerie de la rive gauche de la
-Sprée, avait gravi les escarpements de la rive droite, et était
-parvenu à déboucher en face de Blucher. Celui-ci, adossé aux mamelons
-boisés dont nous avons parlé, avait sa droite à ces mamelons, sa
-gauche au Bloesaer-Wasser et au village de Kreckwitz, son infanterie à
-ses deux ailes, sa cavalerie au milieu, et une longue ligne
-d'artillerie sur son front. Le général Bertrand était venu se déployer
-devant lui, la division Morand à gauche, la division wurtembergeoise à
-droite, la division italienne en réserve. Entre la position du général
-Bertrand et la ville de Bautzen se trouvaient Marmont, la garde et
-Macdonald, souhaitant avec ardeur l'ordre d'entrer en action.</p>
-
-<p>À peine le canon de Ney avait-il retenti sur les derrières de
-Blucher, que Napoléon s'était empressé <span class="pagenum"><a id="page576" name="page576"></a>(p. 576)</span> de donner le signal.
-Marmont ayant outre son artillerie toute celle de la garde, avait
-ouvert un feu effroyable sur les redoutes du centre qui étaient devant
-lui, puis avait dirigé une partie de ce feu un peu obliquement sur
-Kreckwitz et le flanc de Blucher, dont la position était ainsi devenue
-fort difficile.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Attaque directe du général Bertrand contre la position de
-Blucher.</span>
-Après quelques instants de cette canonnade, Bertrand se mettait en
-mouvement pour aborder la ligne de Blucher, lorsqu'il vit la cavalerie
-prussienne fondre sur lui au galop. Mais la division Morand la reçut
-en carré, sans en être ébranlée, la repoussa à coups de fusil, puis se
-porta en colonnes d'attaques sur Blucher. Pendant ce temps la division
-wurtembergeoise s'avançait sur Kreckwitz qui était dans le coude du
-Bloesaer-Wasser, sur le flanc des mamelons boisés. Le canon de Marmont
-avait tellement ébranlé les troupes qui gardaient Kreckwitz, qu'un
-bataillon wurtembergeois s'y élançant avec vigueur parvint à s'en
-emparer. Blucher voyant son front menacé, attira à lui sa seconde
-division, celle de Ziethen, et la porta en ligne pour l'opposer au
-corps de Bertrand. Cette division trouva Morand très-ferme à son poste
-et ne le fit point reculer, mais elle gagna du terrain sur la division
-wurtembergeoise, et dépassant Kreckwitz enleva le bataillon qui
-s'était emparé de ce village. Marmont alors redoubla son feu oblique
-sur Kreckwitz, tandis que Morand, de la défensive passant à l'attaque,
-fit plier la division Ziethen, et la poussa sur les mamelons qui
-servaient d'appui à Blucher.
-<span class="sidenote" title="En marge">Blucher, ne pouvant appeler à lui toutes les forces qui
-étaient nécessaires sur ses derrières, est obligé de battre en
-retraite.</span>
-Il aurait fallu en ce moment que Blucher
-pût attirer à lui toute la garde royale prussienne, le corps de
-Kleist et une partie des forces <span class="pagenum"><a id="page577" name="page577"></a>(p. 577)</span> russes. Mais à toutes ses
-demandes de secours on répondit que ces troupes étaient occupées à
-disputer Preititz sur ses derrières, qu'elles l'avaient même perdu, et
-que s'il ne se retirait bien vite, loin de s'obstiner à défendre la
-position que tout à l'heure il appelait les Thermopyles de
-l'Allemagne, il allait être pris avec son corps d'armée par le
-maréchal Ney. Devant l'évidence de ce danger, que M. de Muffling eut
-quelque peine à lui faire comprendre, il se décida, le désespoir au
-c&oelig;ur, à battre en retraite, ayant bonne envie de se plaindre de
-Barclay de Tolly, qui, disait-il, n'avait pas protégé ses derrières,
-mais ne l'osant pas, et s'en dédommageant par mille invectives contre
-l'état-major russe, qui avait inutilement accumulé dans les montagnes
-des forces dont on aurait eu grand besoin sur la droite des alliés.
-Blucher se retira donc, et passa en vue de Preititz, tout près de Ney
-qui en était resté maître. Par un bonheur inouï pour lui, tandis qu'il
-descendait de ces mamelons, où il avait promis de résister à tous les
-efforts des Français, et en descendait par Klein-Bautzen, Ney croyant
-plus prudent de les faire évacuer avant de se porter sur Hochkirch,
-les gravissait par Preititz, de sorte que Ney y montait d'un côté
-pendant que Blucher en descendait de l'autre. Blucher put donc opérer
-sa retraite sans fâcheuse rencontre, traversa les lignes de la
-cavalerie russe et prussienne, qui était demeurée en bataille derrière
-lui pour le recevoir, et dont le long déploiement avait tant imposé au
-maréchal Ney.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Les redoutes du centre enlevées par le corps de Marmont et
-par la garde.</span>
-Mais la victoire n'en était pas moins assurée. Bertrand suivit Blucher
-en retraite; Marmont avec son corps, Mortier avec la jeune garde,
-voyant le mouvement <span class="pagenum"><a id="page578" name="page578"></a>(p. 578)</span> rétrograde de l'ennemi, descendirent sur
-le bord du Bloesaer-Wasser, le franchirent, et traversèrent la prairie
-inondée qui s'étendait au pied des redoutes de Baschütz. La jeune
-garde les escalada sans grand dommage, car le mouvement de retraite
-imprimé à la droite des coalisés s'était communiqué au reste de leur
-armée. Ce mouvement général vint à propos dégager Oudinot, qui, à
-notre droite, assailli sur le Tronberg par toutes les forces de
-Miloradovitch, avait été contraint de se replier et de prendre
-position en arrière, la gauche à Rabitz, la droite à Grubtitz, où il
-avait trouvé l'appui de l'intrépide Gérard, commandant la droite de
-Macdonald.
-<span class="sidenote" title="En marge">Oudinot un moment repoussé reprend l'offensive.</span>
-Au bruit de la victoire remportée sur toute cette immense
-ligne, Oudinot reprit l'offensive contre les Russes qui se retiraient,
-et les poussa vivement. Sur une étendue de trois lieues on se mit à
-poursuivre les coalisés, mais faute d'un terrain propre à la
-cavalerie, faute aussi d'en avoir assez, on ne put recueillir en fait
-de prisonniers et de canons que les blessés et les pièces démontées,
-dont le nombre au surplus était considérable, et suffisait pour donner
-un grand éclat à cette victoire.
-<span class="sidenote" title="En marge">Gain définitif de la bataille.</span>
-Certes, si le maréchal Ney eût été
-cette fois aussi téméraire qu'il était intrépide, et il faut
-reconnaître que sa position, à la distance où il se trouvait de
-Napoléon, avait dû lui inspirer de l'inquiétude, si l'heureuse audace
-des temps passés l'avait animé, on aurait ramassé dans cette journée
-plus de trophées qu'à Austerlitz, à Iéna ou à Friedland, car on aurait
-pris toute la droite de l'armée ennemie, et notamment Blucher, notre
-adversaire le plus ardent. Telle quelle, la victoire <span class="pagenum"><a id="page579" name="page579"></a>(p. 579)</span> était
-des plus brillantes; elle faisait tomber une position formidable,
-défendue par près de cent mille hommes, et la dernière illusion des
-alliés, du moins pour cette partie de la campagne. Ils ne pouvaient
-plus se flatter de nous fermer le chemin de l'Oder; ils ne pouvaient
-plus surtout, à moins d'un armistice immédiat, rester attachés au
-territoire de l'Autriche, et par son territoire à sa politique.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Résultats de la victoire de Bautzen.</span>
-Quant aux pertes, bien qu'en aient dit depuis les écrivains allemands,
-elles étaient moindres de notre côté que du côté des coalisés. Ceux-ci
-ont avoué pour les deux journées une perte d'environ 15 mille hommes
-en morts et blessés, et elle fut beaucoup plus considérable. La nôtre
-ne pouvait pas, en s'en rapportant à des états fort précis, être
-évaluée à plus de 13 mille hommes, en morts ou blessés, bien que nous
-fussions les assaillants, et que notre tâche fût de beaucoup la plus
-laborieuse. La situation des combattants explique cette différence. Le
-maréchal Oudinot, le 21 au matin, occupait une position dominante que
-les Russes avaient été obligés de lui enlever. Au centre les maréchaux
-Macdonald et Marmont n'avaient eu, dans cette même journée du 21, qu'à
-tirer du canon, sans être exposés à souffrir de la canonnade de
-l'ennemi. Dans l'engagement du général Bertrand contre Blucher, la
-situation était également difficile pour les deux adversaires, et le
-général Blucher avait essuyé une horrible canonnade de flanc de la
-part du maréchal Marmont. Enfin, du côté du maréchal Ney, l'action la
-plus vive s'était passée au village de Preititz, qu'on s'était pris et
-repris dans des conditions également meurtrières <span class="pagenum"><a id="page580" name="page580"></a>(p. 580)</span> pour les
-deux partis. Ce qui donna lieu à tous les faux bruits que répandirent
-les coalisés, suivant leur usage, sur les pertes que nous avions
-éprouvées, c'est qu'abandonnant le champ de bataille, ils nous
-laissèrent leurs blessés, et que les habitants de la Lusace, touchés
-du malheur de tant de victimes la plupart allemandes, se mirent à les
-ramasser sur le champ de bataille, et à les porter les unes et les
-autres dans de petites voitures de paysans, quelquefois dans de
-simples brouettes, soit aux villes les plus prochaines, soit même
-jusqu'à Dresde. Or, dans ces nombreuses victimes, il y avait autant de
-blessés des coalisés que des nôtres. Sous un rapport seulement nous
-eûmes à regretter quelques pertes que ne firent pas les coalisés, ce
-fut sous le rapport des égarés. C'est le titre qu'on donne à ceux qui
-ne se retrouvent ni parmi les blessés ni parmi les morts, et qui la
-plupart du temps sont des déserteurs. Il y eut dans la division
-italienne Peyri et dans les trois divisions allemandes qui servaient
-dans les corps d'Oudinot, de Ney et de Bertrand, deux à trois mille
-déserteurs, qui ayant à leur portée les montagnes de la Bohême,
-allèrent s'y soustraire aux dangers d'une guerre qu'ils faisaient à
-contre-c&oelig;ur.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se décide à poursuivre l'ennemi l'épée dans les
-reins.</span>
-Au surplus la victoire, ici comme à Lutzen, allait se juger par ses
-conséquences, sinon par ses trophées. Dès le lendemain matin 22 mai,
-Napoléon voulut poursuivre l'ennemi l'épée dans les reins, le rejeter
-au delà de l'Oder, et entrer en même temps dans cette ville de
-Breslau, où s'était célébrée l'alliance de la Russie et de la Prusse,
-et dans cette ville de Berlin, vraie capitale de ce qu'on appelait la
-patrie <span class="pagenum"><a id="page581" name="page581"></a>(p. 581)</span> germanique, où fermentaient les passions les plus
-violentes.
-<span class="sidenote" title="En marge">Oudinot détaché sur Berlin.</span>
-Tandis qu'il allait marcher en personne à la suite des
-souverains battus, il se crut suffisamment fort pour se séparer de
-l'un de ses corps, celui du maréchal Oudinot, qui avait le plus
-souffert dans les journées des 20 et 21, qui avait besoin de trois ou
-quatre jours pour se refaire, et qui était assez aguerri, assez
-vigoureusement conduit pour qu'on le hasardât sur Berlin. Napoléon lui
-adjoignit huit bataillons qui tenaient garnison à Magdebourg, et
-devaient y être remplacés par la division Teste (celle des divisions
-de Marmont qui était demeurée en Hesse); il y ajouta un millier de
-chevaux laissés à Dresde, ce qui allait reporter ce corps à 23 ou 24
-mille hommes, force suffisante pour battre le général Bulow chargé de
-couvrir Berlin. Le maréchal Oudinot devait aborder vivement le général
-Bulow, le rejeter sur l'Oder, et s'avancer ensuite sur Berlin, tandis
-que Napoléon avec la grande armée elle-même pousserait les coalisés
-sur Breslau.</p>
-
-<p>Après un repos de quelques heures, Napoléon, le 22 mai au matin, donna
-ses ordres, puis se porta en avant, se faisant précéder par les
-généraux Reynier et Lauriston, qui n'avaient presque pas combattu la
-veille, et par le maréchal Ney, qui marchait après eux. Il suivait
-avec la garde, et avait derrière lui Marmont, Bertrand et Macdonald.
-Il lui restait après les pertes des deux journées, après la séparation
-du maréchal Oudinot, une force totale d'au moins 135 mille hommes, que
-l'approche du duc de Bellune, arrivant avec ses bataillons
-réorganisés, devait reporter à 150 mille. C'était plus qu'il <span class="pagenum"><a id="page582" name="page582"></a>(p. 582)</span>
-n'en fallait contre un ennemi qui ne comptait pas plus de 80 mille
-combattants. Il partit donc le 22 au matin, et voulut assister de sa
-personne à la poursuite, afin d'essayer lui-même sa cavalerie
-réorganisée tout récemment. Les alliés se retiraient par la route de
-Bautzen à Gorlitz. On fit route toute la journée par un temps beau,
-mais extrêmement chaud, à travers un pays très-accidenté, ainsi qu'il
-fallait s'y attendre en longeant le pied des plus hautes montagnes de
-la Bohême. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) Napoléon, faisant la guerre aux
-avant-postes comme à vingt ans, dirigeait en personne les man&oelig;uvres
-de détail, avec une précision, une justesse de coup d'&oelig;il
-qu'admiraient tous ceux qui l'accompagnaient, et même des témoins
-assez peu bienveillants, tels que les officiers d'état-major étrangers
-obligés de le suivre en qualité d'alliés<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Lien vers la note 18"><span class="smaller">[18]</span></a>. Arrivé près de
-Reichenbach, on aperçut au fond d'un bassin assez ouvert une ligne de
-hauteurs, sur laquelle l'infanterie ennemie opéra sa retraite, en
-laissant derrière elle pour la protéger un rideau de cavalerie.
-<span class="sidenote" title="En marge">Combat de cavalerie dans les plaines de Reichenbach.</span>
-Le hardi Lefebvre-Desnoettes, à la tête des lanciers polonais et des
-lanciers rouges de la garde, fondit sur la cavalerie ennemie avec sa
-vigueur et sa dextérité accoutumées. Il la repoussa vivement, mais
-bientôt il attira sur lui une masse de beaucoup supérieure à la
-sienne. Napoléon, qui avait sous la main les douze mille cavaliers de
-Latour-Maubourg, les lança sur l'ennemi, et la plaine de Reichenbach
-nous resta, couverte d'un assez <span class="pagenum"><a id="page583" name="page583"></a>(p. 583)</span> bon nombre de Russes et de
-Prussiens. Malheureusement nous avions perdu un excellent officier de
-cavalerie, le général Bruyère, vieux soldat d'Italie, dont un boulet
-avait fracassé la cuisse. Malgré l'avantage de cette rencontre,
-Napoléon put s'apercevoir que sa cavalerie, quoique mêlée d'anciens
-cavaliers revenus de Russie, était réorganisée depuis trop peu de
-temps pour valoir autant qu'autrefois. La plupart des chevaux étaient
-en effet blessés ou fatigués. Il put voir aussi que des ennemis animés
-de sentiments énergiques étaient plus difficiles à entamer dans une
-retraite, que des ennemis démoralisés faisant la guerre sans passion,
-comme ceux qu'il poursuivait après Austerlitz ou après Iéna. Néanmoins
-il avait mené les coalisés fort vite depuis le matin, car vers la
-chute du jour on avait déjà fait huit lieues au moins. Après le combat
-de cavalerie livré dans la plaine, le général Reynier avec
-l'infanterie saxonne occupa les hauteurs de Reichenbach, et on pouvait
-le soir même aller encore coucher à Gorlitz. Mais à Gorlitz il aurait
-fallu engager un combat d'arrière-garde, et Napoléon, jugeant que
-c'était assez, résolut de terminer là les peines de cette journée, et
-ordonna qu'on dressât sa tente sur le terrain qu'on occupait. Il
-descendait de cheval, lorsque l'on entendit tout à coup pousser un
-cri: Kirgener est mort!&mdash;
-<span class="sidenote" title="En marge">Mort de Duroc.</span>
-En entendant ces mots Napoléon s'écria: La
-fortune nous en veut bien aujourd'hui!&mdash;Mais au premier cri en succéda
-bientôt un second: Duroc est mort!&mdash;Ce n'est pas possible, répondit
-Napoléon, je viens de lui parler.&mdash;C'était non-seulement possible,
-c'était vrai. Un boulet qui venait de frapper un <span class="pagenum"><a id="page584" name="page584"></a>(p. 584)</span> arbre près
-de Napoléon, avait en ricochant tué successivement le général
-Kirgener, excellent officier du génie, puis Duroc lui-même, le grand
-maréchal du palais.&mdash;Duroc, quelques minutes auparavant, atteint d'une
-tristesse singulière, tristesse d'honnête homme, qui lui était assez
-ordinaire, mais plus marquée ce jour-là, avait dit à M. de
-Caulaincourt: Mon ami, observez-vous l'Empereur?... Il vient d'avoir
-des victoires après des revers, et ce serait le cas de profiter de la
-leçon du malheur ... Mais, vous le voyez, il n'est pas changé ... il
-est insatiable de combats ... La fin de tout ceci ne saurait être
-heureuse!&mdash;À peine M. de Caulaincourt avait-il par un signe de tête
-approbatif exprimé la communauté de ses sentiments avec Duroc, que ce
-dernier avait rencontré cette fin malheureuse qu'il prévoyait. La
-blessure de Duroc était des plus douloureuses. Le boulet avait déchiré
-ses entrailles, et on les avait enveloppées dans des compresses
-imbibées d'opium, pour rendre ses derniers moments moins cruels, car
-on ne conservait aucune espérance de le sauver.&mdash;Napoléon accourut,
-lui prit les mains, l'appela son ami, lui parla d'une autre vie, où
-ils trouveraient le terme de leurs travaux, et prononça ces paroles
-avec une sorte de remords qu'il n'avouait pas, mais qu'il sentait au
-fond de son c&oelig;ur.&mdash;Duroc, avec émotion, le remercia de ces
-témoignages, lui confia le sort de sa fille unique, lui souhaita de
-vivre, de vaincre les ennemis de la France, et de se reposer ensuite
-dans une paix nécessaire.&mdash;Quant à moi, lui dit-il, j'ai vécu en
-honnête homme, je meurs en soldat, je ne me reproche rien ... je vous
-recommande <span class="pagenum"><a id="page585" name="page585"></a>(p. 585)</span> encore une fois ma fille.&mdash;Puis, Napoléon restant
-auprès de son lit, lui tenant les mains, et demeurant comme plongé
-dans des réflexions profondes, Duroc ajouta: Partez, Sire, partez ...
-Ce spectacle est trop pénible pour vous.&mdash;Napoléon sortit en lui
-disant: Adieu, mon ami, nous nous reverrons ... peut-être
-bientôt!...&mdash;</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Noble caractère du grand maréchal.</span>
-On a prétendu que ces mots de Duroc: <cite>Je ne me reproche rien</cite>,
-faisaient allusion à quelques injustes reproches de Napoléon, qui dans
-ses mouvements de vivacité n'épargnait pas même les hommes qu'il
-estimait le plus. Mais il rendait pleine justice à son grand maréchal.
-Duroc, né en Auvergne, d'une famille de gentilshommes militaires et
-pauvres, avait été élevé dans les écoles de l'ancienne artillerie, et
-avait les m&oelig;urs sévères, l'esprit arrêté de cette arme. Triste par
-nature, sensé, discret, peu ambitieux, se défiant des prospérités
-éblouissantes de l'Empire, il regrettait presque d'être attaché à un
-char courant au travers des précipices, mais il n'avait pu s'empêcher
-de le suivre, attiré par le génie de Napoléon, flatté de sa confiance,
-comblé de ses bienfaits. Un homme sage, même en se défiant de la
-fortune, ne sait pas toujours la repousser. Grand maréchal du palais,
-ayant en quelque sorte l'inspection de toutes choses et de tout le
-monde, Duroc ne manqua jamais d'informer Napoléon de ce qu'il fallait
-qu'il sût, sans toutefois desservir ni calomnier personne, parce qu'il
-voulait uniquement être utile, et jamais satisfaire ses antipathies ou
-ses préférences. Il était le second ami sûr et vraiment dévoué que
-Napoléon perdait dans l'espace de vingt <span class="pagenum"><a id="page586" name="page586"></a>(p. 586)</span> jours. Aussi Napoléon
-était-il profondément ému de cette perte.
-<span class="sidenote" title="En marge">Douleur de Napoléon.</span>
-Sorti de la chaumière où
-l'on avait placé Duroc mourant, il alla s'asseoir sur des fascines,
-assez près des avant-postes. Il était là pensif, les mains étendues
-sur ses genoux, les yeux humides, entendant à peine les coups de fusil
-des tirailleurs, et ne sentant pas les caresses d'un chien appartenant
-à un régiment de la garde, qui galopait souvent à côté de son cheval,
-et qui en ce moment s'était posé devant lui pour lécher ses mains. Un
-écuyer étant venu l'arracher à cette rêverie, il se leva brusquement,
-et cacha ses larmes, pour n'être pas surpris dans cet état d'émotion.
-Telle est la nature humaine, changeante, insaisissable dans ses
-aspects divers, et ne pouvant être jugée avec sûreté que par Dieu
-seul! Cet homme attendri sur le sort d'un blessé, avait fait mutiler
-plus de quatre-vingt mille hommes depuis un mois, plus de deux
-millions depuis dix-huit ans, et allait en faire déchirer encore par
-les boulets quelques centaines de mille!</p>
-
-<p>Napoléon ordonna sur-le-champ une cérémonie publique, où seraient
-prononcés solennellement les éloges funèbres des maréchaux Bessières
-et Duroc, par MM. Villemain et Victorin Fabre.&mdash;Je ne veux pas de
-prêtres, écrivit-il le jour même à l'archichancelier Cambacérès, sans
-doute sous l'influence de ses dernières querelles avec le clergé.&mdash;Il
-transporta à la fille de Duroc le duché de Frioul, ainsi que tous les
-dons qu'il avait accordés au père, et désigna M. le comte Molé pour
-son tuteur.</p>
-
-<p>Mais telle est la guerre! On s'émeut un instant, puis, entraîné par
-le torrent des événements, on <span class="pagenum"><a id="page587" name="page587"></a>(p. 587)</span> court des funérailles de la
-veille à celles du lendemain, s'excusant par l'oubli de soi-même de
-l'oubli d'autrui.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée le 25 mai sur le Bober.</span>
-Le lendemain 23 mai on entra à Gorlitz, et on
-franchit la Neiss. Le 24 on franchit la Queiss, et le 25, le Bober.
-Les coalisés s'étaient séparés en deux colonnes, l'une à notre droite,
-composée des troupes de Miloradovitch et de la garde russe, l'autre à
-notre gauche, composée des Prussiens et de Barclay de Tolly,
-distribution correspondant à celle qu'ils présentaient sur le champ de
-bataille de Bautzen. Napoléon les suivit toutes deux. Une colonne
-formée des corps de Bertrand et de Marmont marcha sur la droite par
-Gorlitz, Lauban, Goldberg, Schweidnitz, en suivant le pied des
-montagnes. Une autre comprenant les corps de Reynier, de Lauriston, de
-Ney, la garde, et le quartier impérial, marcha au centre par Gorlitz,
-Bunzlau, Haynau, Liegnitz, Breslau. Sur notre gauche, le duc de
-Bellune, précédé de la cavalerie du général Sébastiani, se dirigea
-vers l'Oder pour débloquer Glogau. Nous étions en pleine Silésie, dans
-de riches campagnes, sur le territoire du roi de Prusse, que nous
-n'avions d'autre raison de ménager que celle d'économiser pour
-nous-mêmes les ressources du pays. Napoléon ordonna la plus sévère
-discipline, par prévoyance d'abord, et ensuite pour faire avec les
-Russes un contraste qui fût de nature à frapper les Allemands.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">La division Maison est surprise à Haynau.</span>
-À Haynau la division Maison, la meilleure du corps de Lauriston,
-essuya une surprise fâcheuse, et même assez meurtrière. Les coalisés
-se sentant vivement poursuivis, et voulant nous rendre moins
-pressants, imaginèrent de nous tendre un piége qui nous <span class="pagenum"><a id="page588" name="page588"></a>(p. 588)</span>
-coûtât un peu cher, et le combinèrent avec beaucoup d'art. Dans la
-plaine de Haynau, où il y avait place pour une nombreuse cavalerie, et
-où l'on pénétrait après avoir traversé un village, on cacha sur le
-côté, et hors de vue, cinq ou six régiments de grosse cavalerie, puis
-on nous montra sur la route directe une espèce d'arrière-garde qui se
-retirait négligemment. Le général Maison ayant conçu quelques craintes
-s'avançait avec précaution; mais le maréchal Ney, stimulé par les
-reproches de Napoléon, qui se plaignait sans cesse de ne pas faire de
-prisonniers, poussa le général Maison en avant, et se mettant à ses
-côtés, voulut déboucher vivement dans la plaine. Ils n'avaient pas
-plutôt franchi le défilé du village, qu'on vit sur la droite un moulin
-en flammes, et à ce signal (convenu par les ennemis) une innombrable
-cavalerie fondit sur notre infanterie avant qu'elle eût le temps de se
-former en carré. La déroute fut grande, malgré tous les efforts du
-maréchal Ney et du général Maison. On perdit trois ou quatre pièces de
-canon, et un millier d'hommes sabrés ou dispersés. Le maréchal Ney ne
-parvint que très-difficilement à dégager sa personne, et le général
-Maison, après des efforts inouïs, réussit enfin à rallier sa division,
-mais l'âme dévorée de chagrin, et consentant avec peine à survivre à
-un accident qui était quant à lui parfaitement immérité. Les Prussiens
-payèrent cette aventure, bonne pour eux, de la mort du colonel de
-Dolffs, le meilleur de leurs officiers de cavalerie après Blucher, et
-commandant chez eux la réserve de cette arme.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Sébastiani venge à Sprottau l'échec de la
-division Maison.</span>
-Le lendemain le général Sébastiani, qui marchait <span class="pagenum"><a id="page589" name="page589"></a>(p. 589)</span> en tête du
-corps du duc de Bellune vers Glogau, vengea dans les environs de
-Sprottau l'échec du général Maison, en prenant un immense parc
-d'artillerie et 500 prisonniers. Ce sont là les alternatives
-quotidiennes de la guerre; mais ces sortes d'escarmouches étaient en
-ce moment de peu de conséquence.
-<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de l'armée française sur l'Oder, et déblocus de
-Glogau.</span>
-On arriva le 27 sur la Katzbach, à
-Liegnitz, et notre corps de gauche, parvenu sur l'Oder, débloqua
-Glogau. Notre garnison, investie depuis cinq mois, se jeta pleine de
-joie dans les bras de ses libérateurs. Le général Lauriston ayant de
-son côté joint l'Oder, arrêta soixante bateaux de vivres et de
-munitions qui devaient servir au siége de la place, et qui lui furent
-envoyés pour la ravitailler. Le maréchal Ney n'avait plus qu'une
-marche à exécuter pour entrer à Breslau.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Suite donnée à la proposition d'armistice.</span>
-On s'étonnera sans doute qu'il ne fût plus question d'armistice après
-la lettre du général de Bubna à M. de Stadion, et après celle de M. de
-Caulaincourt à M. de Nesselrode, l'une annonçant le projet
-d'armistice, et l'autre offrant les moyens de le négocier
-immédiatement. Mais, ainsi que nous l'avons déjà dit, on n'avait pas
-voulu admettre M. de Caulaincourt, afin de ne donner d'ombrage ni aux
-alliés qu'on avait déjà, c'est-à-dire aux Prussiens, ni à ceux qu'on
-espérait, c'est-à-dire aux Autrichiens. On avait donc répondu que la
-médiation de l'Autriche ayant été acceptée, M. de Caulaincourt devait
-s'adresser à M. de Stadion, représentant de la puissance médiatrice.
-<span class="sidenote" title="En marge">Lettre de M. de Stadion.</span>
-Cette réponse, signée de M. de Nesselrode, et accompagnée d'ailleurs
-des témoignages les plus flatteurs pour M. de Caulaincourt, <span class="pagenum"><a id="page590" name="page590"></a>(p. 590)</span>
-fut renfermée dans une lettre de M. de Stadion au prince Berthier, et
-expédiée à ce dernier. Elle disait que d'après le renvoi qui venait de
-lui être fait, M. de Stadion était prêt à s'aboucher avec M. de
-Caulaincourt, et avec des commissaires tant russes que prussiens, pour
-procéder sur-le-champ à la conclusion d'un armistice.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon reçoit froidement cette lettre.</span>
-Cette double réponse, différée jusqu'au lendemain de la bataille, fut
-envoyée le 22 mai, et remise aux avant-postes français. Napoléon
-l'ayant reçue, et voyant quel accueil on faisait à ses ouvertures,
-n'avait pas cru devoir se presser avec des gens qui se montraient si
-fiers, et répondit que lorsque les commissaires se présenteraient aux
-avant-postes on les admettrait. Il avait ensuite continué sa marche,
-et il était, comme on vient de le voir, arrivé à Liegnitz, à une ou
-deux marches de Breslau.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Agitation au camp des coalisés.</span>
-Dans ce moment une vive agitation régnait parmi les coalisés. Malgré
-un fol orgueil, provenant chez eux de ce qu'ils nous résistaient un
-peu mieux qu'autrefois, ils commençaient à sentir les conséquences de
-deux grandes défaites. Les officiers prussiens, presque tous membres
-du <i>Tugend-Bund</i>, avaient une ardeur de sectaires, sectaires
-d'ailleurs de la plus noble des causes, celle de leur patrie; mais les
-troupes, dans lesquelles les jeunes soldats se trouvaient en assez
-forte proportion, se ressentaient des batailles perdues et des
-retraites rapides. Les Russes étaient beaucoup plus ébranlés que les
-Prussiens. La guerre, de patriotique qu'elle avait été pour eux, étant
-devenue purement politique depuis qu'ils avaient franchi la Pologne,
-ils en supportaient les <span class="pagenum"><a id="page591" name="page591"></a>(p. 591)</span> souffrances avec impatience.
-<span class="sidenote" title="En marge">Barclay de Tolly, devenu général en chef, veut se retirer
-en Pologne.</span>
-En outre
-l'empereur Alexandre n'ayant pu refuser plus longtemps le commandement
-à Barclay de Tolly, seul homme capable de l'exercer quoique
-impopulaire parmi les soldats, celui-ci, avec l'ordinaire exactitude
-de son esprit, avait cherché à remettre l'ordre dans son armée, et n'y
-avait guère réussi au milieu de la confusion d'une retraite. Il
-pensait et disait avec sa rudesse accoutumée, que l'armée russe allait
-se dissoudre si on ne la ramenait en Pologne pour s'y refaire pendant
-deux mois derrière la Vistule, et non-seulement il le disait, mais il
-voulait agir en conséquence. Aussi avait-il fallu la volonté
-formellement exprimée d'Alexandre pour lui faire abandonner la route
-de Breslau, celle qui menait directement en Pologne, et l'obliger à
-prendre celle de Schweidnitz. C'est là qu'on espérait s'arrêter, dans
-le fameux camp de Bunzelwitz, si longtemps occupé par Frédéric le
-Grand, et dans le voisinage de l'Autriche, voisinage toujours
-fortement recommandé par les diplomates de la coalition. Barclay de
-Tolly avait obéi, en déclarant toutefois cette conduite politique
-peut-être, mais très-peu militaire, et laissant craindre une
-opposition, opiniâtre à des ordres de la même nature, fussent-ils
-donnés par l'empereur.</p>
-
-<p>Les Allemands, et Alexandre lui-même, toujours infatué de son rôle de
-libérateur de l'Europe, avaient envoyé à Barclay de Tolly M. de
-Muffling, qui avait quelques titres à ses yeux, pour avoir défendu sa
-conduite dans la journée du 21 mai et mis en grande évidence ses
-dangers et ses services.
-<span class="sidenote" title="En marge">Efforts qu'on fait pour retenir Barclay de Tolly.</span>
-M. de Muffling avait tâché de l'ébranler
-dans ses résolutions, mais <span class="pagenum"><a id="page592" name="page592"></a>(p. 592)</span> n'avait rien gagné sur
-l'inflexibilité de son caractère, et pour réussir à le convaincre
-l'avait conduit au camp de Bunzelwitz, afin de lui en montrer les
-avantages. Mais on avait trouvé la place de Schweidnitz, qui était
-l'appui de ce camp, détruite par les Français en 1807, et point
-relevée encore par les Prussiens en 1813, en outre la position de
-Bunzelwitz insignifiante comparativement aux moyens dont disposaient
-les armées modernes. Barclay de Tolly avait soutenu, et avec raison,
-que les armées coalisées ne tiendraient pas quelques heures dans une
-position pareille, et qu'elles sortiraient presque anéanties d'une
-nouvelle rencontre avec Napoléon. Cette visite n'avait donc eu d'autre
-résultat que de confirmer le général russe dans sa résolution de
-laisser les Prussiens en Silésie, et d'aller refaire son armée en
-Pologne, sauf à revenir dans deux mois sur l'Oder. Mais pendant ce
-temps la coalition pouvait être dissoute.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Nécessité pour les coalisés de consentir à un armistice.</span>
-On reconnut bientôt après toutes ces conférences qu'il n'y avait
-d'autre ressource que de donner suite à l'idée d'un armistice, déjà
-mise en avant par la diplomatie des puissances belligérantes. On se
-réunit chez les deux monarques alliés à Schweidnitz, et on tomba
-d'accord sur la nécessité d'une suspension d'armes, comme unique moyen
-d'échapper aux difficultés de la situation. Par malheur pour les
-coalisés, les meneurs prussiens n'en voulaient pas. Le général
-Gneisenau, membre du <i>Tugend-Bund</i>, homme de c&oelig;ur et d'esprit, mais
-ardent et irréfléchi, rempli des passions de ses compatriotes,
-successeur du général Scharnhorst dans les fonctions <span class="pagenum"><a id="page593" name="page593"></a>(p. 593)</span> de chef
-d'état-major de Blucher, tenait tout haut contre le projet d'un
-armistice un langage des plus violents, et qui pouvait être dangereux
-avec des têtes aussi vives que celles des officiers prussiens.
-<span class="sidenote" title="En marge">Envoi de commissaires aux avant-postes français.</span>
-Pourtant la nécessité de suspendre les hostilités était impérieuse, et
-l'on convint d'envoyer des commissaires au quartier général français,
-afin de négocier un armistice. En même temps on essaya d'agir sur les
-esprits les plus exaltés, en leur promettant de ne poser les armes que
-pour les reprendre bientôt, et lorsqu'on les aurait reprises, de ne
-plus les quitter qu'après la destruction de l'ennemi commun. On ne
-s'en tint pas à l'envoi des commissaires au quartier général.
-<span class="sidenote" title="En marge">Voyage de M. de Nesselrode à Vienne pour décider
-l'Autriche.</span>
-On fit
-partir M. de Nesselrode pour Vienne. Il devait y exposer les dangers
-que couraient les puissances belligérantes, l'impossibilité pour elles
-de se tenir plus longtemps attachées à la Bohême, et, si le cabinet de
-Vienne ne prenait immédiatement son parti, la vraisemblance d'une
-retraite forcée en Pologne, laquelle entraînerait infailliblement la
-dissolution de la coalition, et la perte pour l'Autriche d'une
-occasion unique de sauver l'Europe et elle-même. Il était armé d'un
-stimulant puissant, c'était la menace d'un arrangement direct de la
-Russie avec la France, arrangement direct que l'empereur Alexandre
-avait repoussé noblement, mais qu'il dépendait de lui de négocier en
-quelques heures, car il n'avait pour cela qu'à laisser pénétrer M. de
-Caulaincourt jusqu'à lui. Du reste la seule apparition de ce noble
-personnage aux avant-postes avait agi déjà sur le cabinet autrichien,
-et M. de Nesselrode en arrivant à Vienne devait <span class="pagenum"><a id="page594" name="page594"></a>(p. 594)</span> trouver tout
-produit l'effet qu'on attendait de cet argument. Pour seconder M. de
-Nesselrode, M. de Stadion avait écrit de son côté, les Prussiens du
-leur, et tous s'étaient servis de M. de Caulaincourt comme d'un
-épouvantail qui devait amener le cabinet de Vienne à se décider tout
-de suite.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée des commissaires russe et prussien aux avant-postes
-français.</span>
-M. de Nesselrode partit donc pour la capitale de l'Autriche, tandis
-que le général Kleist au nom des Prussiens, le général comte de
-Schouvaloff au nom des Russes, se rendaient aux avant-postes français.
-Ils y arrivèrent le 29 mai à dix heures du matin. Ils furent reçus par
-le prince Berthier, qui en référa sur-le-champ à l'Empereur.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs de Napoléon pour accepter un armistice.</span>
-Celui-ci était engagé par les réponses qu'il avait faites, et ne
-pouvait pas refuser de négocier, bien qu'il eût intérêt à battre une
-dernière fois les coalisés, et à les pousser en désordre sur la
-Vistule, loin de l'Autriche, qui ne deviendrait certainement pas leur
-alliée, s'ils étaient rejetés si loin d'elle. Pourtant l'état de sa
-cavalerie, le désir d'avoir achevé la seconde série de ses armements,
-afin de tenir tête même à l'Autriche, et de ne conclure que la paix
-qu'il voudrait, l'espérance d'être prêt en deux mois, et de reprendre
-alors ses opérations victorieuses après avoir échappé aux grandes
-chaleurs de l'été, le disposaient assez à une suspension d'armes. Il
-consentit donc au principe d'un armistice, parce qu'il était lié en
-quelque sorte, parce que le refus aurait eu une signification trop peu
-pacifique, et surtout parce qu'il se flattait d'avoir le temps de
-redevenir par ses armements le maître des conditions de la paix. Mais
-il entendait garder par les arrangements temporaires <span class="pagenum"><a id="page595" name="page595"></a>(p. 595)</span> dont on
-allait convenir la Silésie jusqu'à Breslau, et la basse Allemagne
-jusqu'à l'Elbe, Hambourg et Lubeck compris, que ces villes fussent ou
-ne fussent pas reconquises par les troupes françaises. De plus, il
-voulait que l'interruption des opérations militaires durât deux mois
-au moins, et que pendant toute la durée de cette interruption les
-garnisons de ses places de l'Oder et de la Vistule ne mangeassent pas
-leurs vivres, mais fussent ravitaillées à prix d'argent.
-<span class="sidenote" title="En marge">M. de Caulaincourt chargé de négocier l'armistice.</span>
-M. de
-Caulaincourt, l'épouvantail de l'Autriche, fut envoyé à Gebersdorf le
-30 mai, entre les deux armées, afin de traiter sur les bases que nous
-venons d'indiquer.</p>
-
-<p>Il trouva les commissaires prussien et russe fort animés, affectant de
-l'être encore plus qu'ils ne l'étaient, beaucoup trop orgueilleux pour
-leur situation, fort polis toutefois envers l'ancien ambassadeur de
-France en Russie. M. de Caulaincourt put voir aussi que le sentiment
-d'une cause juste était d'un grand secours dans les défaites, et que
-Napoléon aurait une violente lutte à soutenir, s'il persistait à ne
-rien céder à l'Europe. Les commissaires se montrèrent presque fixés
-sur les trois points qui suivent. Ils ne voulaient pas abandonner
-pendant l'armistice Breslau, devenu la seconde capitale des Prussiens;
-ils ne voulaient pas davantage nous concéder l'occupation de Hambourg,
-car c'était établir d'avance un préjugé en faveur de la réunion
-définitive des villes anséatiques à la France, et enfin ils
-entendaient ne donner qu'une durée d'un mois à l'armistice. M. de
-Caulaincourt eut sur ces trois points une conférence qui dura dix
-heures, et parut n'avoir rien gagné <span class="pagenum"><a id="page596" name="page596"></a>(p. 596)</span> après une discussion
-aussi longue. Il en référa à l'Empereur, qui était à Neumarkt, aux
-portes de Breslau, et avait eu la prudence, trop rare chez lui, de ne
-pas entrer dans cette ville, afin de ne pas s'ôter la possibilité de
-la céder, s'il en fallait faire le sacrifice. Il s'était contenté d'y
-envoyer un détachement des troupes du maréchal Ney.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Points contestés de l'armistice.</span>
-Le ton, les exigences des commissaires alliés l'irritèrent
-singulièrement<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Lien vers la note 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Il leur fit répondre que l'armistice ne lui était
-pas nécessaire, tandis que pour eux il était indispensable; que si on
-voulait donner à cette suspension d'armes le caractère d'une
-capitulation, il allait marcher en avant et les rejeter au delà de la
-Vistule, qu'ils seraient battus une troisième fois, une quatrième,
-aussi souvent, en un mot, qu'ils s'exposeraient à rencontrer l'armée
-française; que si, avec une pareille conviction, il consentait à
-s'arrêter, c'était pour rendre à l'Europe des espérances de paix dont
-elle avait besoin, et n'être pas accusé d'avoir fait évanouir ces
-espérances; qu'il voulait la moitié de la Silésie au moins, qu'il
-n'abandonnerait pas Hambourg, et que quant à Breslau, s'il y
-renonçait, ce serait pure complaisance de sa part, car il en était
-maître. Toutefois il évita de s'expliquer d'une manière absolue à cet
-égard, laissant entrevoir que Breslau serait l'équivalent de Hambourg.
-Mais il fut péremptoire relativement à la durée de l'armistice, disant
-que stipuler un mois pour traiter tant de matières si difficiles,
-c'était tracer <span class="pagenum"><a id="page597" name="page597"></a>(p. 597)</span> autour de lui le cercle de Popilius, qu'il
-était habitué à y enfermer les autres, et pas du tout à y être enfermé
-lui-même, et que voulant sérieusement d'un congrès, il demandait le
-temps de le tenir, et de le faire aboutir à un résultat.&mdash;Par malheur
-il ne le voulait pas franchement, et cherchait à se procurer le temps
-d'armer, non celui de négocier.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Longues discussions.</span>
-Les commissaires se revirent, et se mirent à disputer sur ces divers
-thèmes, au village de Pleiswitz, après avoir pris la précaution de
-stipuler une suspension d'armes provisoire pendant la durée de ces
-pourparlers. Les commissaires alliés tenaient toujours à leurs
-prétentions, sans néanmoins se montrer invincibles, car ils avaient de
-l'armistice un besoin impérieux.
-<span class="sidenote" title="En marge">Circonstance nouvelle qui influe sur la détermination de
-Napoléon.</span>
-De son côté Napoléon venait
-d'apprendre une nouvelle qui le disposait à être un peu plus
-accommodant. M. de Bassano, récemment arrivé de Paris à Dresde,
-s'était transporté à Liegnitz pour y reprendre ses fonctions
-diplomatiques à la suite du quartier général, et à peine à Liegnitz il
-y avait été rejoint par M. de Bubna revenant de Vienne, et apportant
-des explications détaillées sur tous les points que Napoléon avait
-traités avec lui à Dresde les 17 et 18 mai dernier. Voici ce que M. de
-Bubna racontait de son voyage et de ses négociations.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Retour de M. de Bubna au quartier général français avec les
-propositions de l'Autriche modifiées.</span>
-De retour à Vienne, il avait peint Napoléon comme plus débonnaire
-encore qu'il ne l'avait trouvé, bien que Napoléon eût feint de se
-montrer à lui plus accommodant qu'il ne voulait l'être. Il avait
-surtout fait valoir sa disposition à recevoir les insurgés espagnols
-dans un congrès, comme une concession inespérée, et mis un grand soin
-à taire ses emportements contre <span class="pagenum"><a id="page598" name="page598"></a>(p. 598)</span> M. de Metternich. Il n'avait
-parlé de ces emportements qu'à M. de Narbonne. Ce rapport très-adroit
-avait infiniment satisfait l'empereur François, et M. de Metternich,
-qui désiraient l'un et l'autre sortir de cette situation sans la
-guerre. De plus ils avaient été fort contents des lettres de Napoléon,
-et avaient tenu un certain compte des répugnances qu'il avait
-manifestées à l'égard de quelques-unes des conditions proposées. Sur
-la dissolution du grand-duché de Varsovie, sur son démembrement au
-profit de la Prusse, de la Russie, de l'Autriche, sur l'abandon de
-l'Illyrie à cette dernière, ils avaient considéré Napoléon comme
-rendu, quoiqu'il ne l'eût pas formellement dit à M. de Bubna. Mais
-puisque M. de Bubna l'avait trouvé plus tenace sur la renonciation au
-protectorat de la Confédération du Rhin, et sur la restitution des
-villes anséatiques, l'empereur François et M. de Metternich s'étaient
-décidés sur ces deux points à admettre quelques modifications, et ils
-avaient imaginé les suivantes, qui étaient de nature à sauver ce que
-Napoléon appelait son honneur. Les provinces anséatiques ne seraient
-restituées pour reconstituer les villes libres de Lubeck, Brême et
-Hambourg, qu'à la paix avec l'Angleterre. De plus la question de la
-Confédération du Rhin serait renvoyée également à la paix générale, à
-celle qui comprendrait toutes les puissances de l'univers, même
-l'Amérique. Si on ne traitait dans le moment qu'avec la Russie, la
-Prusse et l'Autriche, on ajournerait ces deux points. Si au contraire
-on traitait avec tout le monde, Napoléon pourrait bien faire à la paix
-universelle, qui comprenait la paix maritime et devait <span class="pagenum"><a id="page599" name="page599"></a>(p. 599)</span> lui
-procurer tant d'avantages et tant de lustre, le sacrifice des deux
-points contestés.</p>
-
-<p>On avait donc réexpédié sur-le-champ M. de Bubna pour le quartier
-général français, avec ces deux modifications, qui étaient en effet
-fort importantes, et l'empereur François avait adressé une nouvelle
-lettre à Napoléon, dans laquelle, répondant à la prière que celui-ci
-lui avait faite de soigner son honneur, il disait ces mots: Le jour où
-je vous ai donné ma fille, votre honneur est devenu le mien. Ayez
-confiance en moi, et je ne vous demanderai rien dont votre gloire ait
-à souffrir.&mdash;À tous ces témoignages, M. de Bubna devait ajouter la
-déclaration formelle que l'Autriche n'était encore engagée avec
-personne, et que si Napoléon acceptait les conditions de paix ainsi
-modifiées, elle était prête à se lier avec lui par de nouveaux
-articles joints au traité d'alliance du 14 mars 1812.</p>
-
-<p><span class="sidedate" title="En marge">Juin 1813.</span>
-Telles étaient les dispositions de la cour de Vienne lorsque M. de
-Bubna s'était remis en route, et elles étaient sincères, car à ce
-moment l'Autriche n'avait pas encore entendu parler d'arrangement
-direct entre la Russie et la France, elle n'avait donc ni
-mécontentement, ni raison particulière de se hâter, et elle offrait
-ces conditions parce qu'elle était assurée de les faire agréer à la
-Russie et à la Prusse par la seule menace de s'unir à Napoléon. M. de
-Bubna ayant fait diligence, était arrivé le 30 mai à Liegnitz, auprès
-de M. de Bassano, et avait longuement exposé les propositions qu'on
-l'avait chargé de faire. Malgré la froideur de M. de Bassano, il les
-avait exposées avec bonne foi, et avec la chaleur <span class="pagenum"><a id="page600" name="page600"></a>(p. 600)</span> d'un homme
-qui désirait réussir, pour son pays d'abord, et aussi pour sa gloire
-personnelle. M. de Bassano rendit compte sur-le-champ, et par écrit,
-de cette conférence à Napoléon, sans dire un seul mot pour appuyer ou
-combattre des propositions dont le rejet est le plus grand malheur qui
-soit jamais advenu à la France.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon obligé de se prononcer sur les propositions de
-l'Autriche, se résout à l'armistice, pour gagner deux mois, et se
-mettre en mesure par ses derniers préparatifs de ne subir aucune
-condition.</span>
-Certes une pareille nouvelle aurait dû sembler bien bonne à Napoléon,
-car il dépendait de lui de terminer sa longue lutte avec l'Europe, et
-de la terminer en obtenant un empire magnifique, en obtenant surtout
-la paix maritime, qui par l'effet qu'elle devait produire aurait
-couvert bien suffisamment le sacrifice de Hambourg et de la
-Confédération du Rhin. Malheureusement cette communication l'irrita au
-lieu de le satisfaire. Il y vit la résolution de l'Autriche
-d'intervenir immédiatement, ce qui était vrai, et de ne pas laisser
-prolonger les hostilités sans imposer son arbitrage. Or il fallait, ou
-qu'il consentît à des conditions dont il ne voulait à aucun prix, même
-modifiées, ou qu'il courût la chance d'avoir à l'instant même
-l'Autriche sur les bras, et il ne pouvait être en mesure de faire face
-à ce nouvel ennemi que sous deux mois. Ce fut donc le coup d'éperon
-qui le décida à céder sur quelques points contestés de l'armistice. Au
-lieu d'être accommodant avec l'Autriche qui lui demandait des
-sacrifices définitifs, il le devint avec la Prusse et la Russie qui
-n'exigeaient que des sacrifices provisoires. Il écrivit à M. de
-Bassano en chiffres: Gagnez du temps, ne vous expliquez pas avec M. de
-Bubna, emmenez-le avec vous à Dresde, et retardez le moment où nous
-<span class="pagenum"><a id="page601" name="page601"></a>(p. 601)</span> serons obligés d'accepter ou de refuser les propositions
-autrichiennes. Je vais conclure l'armistice, et alors le temps dont
-j'ai besoin sera tout gagné. Si pourtant on persiste à exiger pour la
-conclusion de cet armistice des conditions qui ne me conviennent pas,
-je vous fournirai des thèmes pour prolonger les pourparlers avec M. de
-Bubna, et pour me ménager les quelques jours qu'il me faudrait pour
-rejeter les coalisés loin du territoire de l'Autriche.&mdash;</p>
-
-<p>Dans le moment, pour son malheur et le nôtre, Napoléon venait de
-recevoir la nouvelle que le maréchal Davout était aux portes de
-Hambourg, et serait certainement entré dans cette ville le 1<sup>er</sup>
-juin. On était au 3; il imagina donc de résoudre la difficulté de
-Hambourg, en disant dans l'armistice que relativement aux provinces
-anséatiques, on accepterait ce que le sort des armes aurait décidé le
-8 juin à minuit. Quant à Breslau, il accorda qu'on laisserait entre
-les deux armées un terrain neutre d'une dizaine de lieues, lequel
-comprendrait Breslau, et quant à la durée de l'armistice, qu'elle
-s'étendrait jusqu'au 20 juillet, avec six jours de délai entre la
-dénonciation de l'armistice et la reprise des hostilités, ce qui
-conduirait jusqu'au 26 juillet, et ferait près de deux mois. Il envoya
-ces conditions, avec injonction de rompre à l'instant même si elles
-n'étaient pas admises.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Signature de l'armistice de Pleiswitz le 4 juin.</span>
-M. de Caulaincourt les ayant présentées le 4 juin, les commissaires,
-qui avaient ordre de céder si Breslau ne restait pas dans les mains de
-Napoléon, cédèrent en effet, et cet armistice funeste, qui a été l'un
-des plus grands malheurs de Napoléon, fut <span class="pagenum"><a id="page602" name="page602"></a>(p. 602)</span> signé le 4 juin. Il
-fut convenu qu'on adopterait pour ligne de démarcation entre les deux
-armées la Katzbach, afin de laisser Breslau en dehors comme neutre;
-qu'après la Katzbach on prendrait l'Oder, ce qui nous assurait la
-basse Silésie pour y stationner et y vivre; après l'Oder, l'ancienne
-frontière qui avait toujours séparé la Saxe de la Prusse, ce qui
-laissait en notre possession tous les États de la Saxe; enfin la ligne
-de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à la mer, sauf ce qui serait advenu
-des villes anséatiques. Il fut stipulé en outre que les garnisons
-bloquées de la Vistule et de l'Oder seraient successivement
-approvisionnées à prix d'argent. On apprit le jour même que Hambourg
-et les villes anséatiques étaient rentrées dans les mains du maréchal
-Davout, ce qui nous en assurait l'occupation pendant la suspension
-d'armes.</p>
-
-<p><span class="sidenote" title="En marge">Caractère de ce funeste armistice.</span>
-Tel fut ce déplorable armistice, qu'il fallait certainement accepter
-si on voulait la paix, mais rejeter absolument si on ne la voulait
-point, car il valait mieux dans ce cas achever sur-le-champ la ruine
-des coalisés, et que Napoléon au contraire accepta justement parce
-qu'il était opposé à cette paix, et qu'il désirait se procurer deux
-mois pour achever ses armements, et être en mesure de refuser les
-conditions de l'Autriche<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Lien vers la note 20"><span class="smaller">[20]</span></a>. Cette faute, qui procédait <span class="pagenum"><a id="page603" name="page603"></a>(p. 603)</span> de
-toutes les autres, et les résumait à elle seule, faisait partie de
-cette suite fatale de résolutions follement ambitieuses, qui devaient
-précipiter la fin de son règne. Elle causa cependant, excepté chez les
-Prussiens, une fausse et universelle joie dans toute l'Europe, parce
-qu'elle avait une forte apparence de paix.
-<span class="sidenote" title="En marge">Fin de la première campagne de Saxe, dite campagne du
-printemps.</span>
-Napoléon, en faisant entrer
-son armée dans ses cantonnements, décréta la construction d'un
-monument placé au sommet des Alpes, et qui porterait ces mots:
-<span class="smcap">Napoléon au peuple français, en mémoire de ses généreux efforts contre
-la coalition de 1813</span>.&mdash;Cette idée avait bien toute la grandeur de son
-génie; mais, pour ce peuple français et même pour lui, il eût mieux
-valu envoyer à Paris un traité de paix stipulant l'abandon de la
-Confédération du Rhin, de Hambourg, de l'Illyrie, de l'Espagne, avec
-ces mots: <span class="smcap">Sacrifices de Napoléon au peuple français</span>.&mdash;Napoléon fût
-demeuré un personnage non pas plus poétique, mais plus véritablement
-grand, et ce noble peuple n'eût pas perdu le fruit de son sang le plus
-pur versé pendant vingt années.</p>
-
-<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE QUARANTE-HUITIÈME<br />
- ET DU QUINZIÈME VOLUME.</p>
-</div>
-
-<div class="chapter">
-<h2><span class="pagenum"><a id="page605" name="page605"></a>(p. 605)</span> TABLE DES MATIÈRES<br />
-CONTENUES<br />
-DANS LE TOME QUINZIÈME.</h2>
-
-<div class="toc">
-<p class="center">LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.</p>
-
-<p class="center">WASHINGTON ET SALAMANQUE.</p>
-
-<p>Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de
- Russie. &mdash; Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante
- du commerce et des classes ouvrières; désir général de la
- paix. &mdash; Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet
- britannique. &mdash; Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique
- purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un
- changement politique. &mdash; À tous les maux qui résultent pour
- l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une
- guerre imminente avec l'Union américaine. &mdash; Où en étaient restées
- les questions de droit maritime entre l'Europe et
- l'Amérique. &mdash; Renonciation de la part des Américains au système de
- <em>non-intercourse</em>, en faveur des puissances qui leur restitueront
- les légitimes droits de la neutralité. &mdash; Saisissant cette
- occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin et de
- Milan, si l'Amérique obtient le rappel des <em>ordres du conseil</em>,
- ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. &mdash; L'Amérique
- accepte cette proposition avec empressement. &mdash; Négociation qui
- dure plus d'une année pour obtenir de l'Angleterre la révocation
- des <em>ordres du conseil</em>. &mdash; Entêtement de l'Angleterre dans son
- système, et refus des propositions américaines, fondé sur ce que
- la révocation des décrets de Berlin et de Milan n'est pas
- sincère. &mdash; Puériles contestations de la diplomatie britannique sur
- ce sujet. &mdash; Napoléon ne se bornant plus à une simple promesse de
- révocation, rend le décret du 28 avril 1811, par lequel les
- décrets de Berlin et de Milan sont, par rapport à l'Amérique,
- révoqués purement et simplement. &mdash; L'Angleterre contestant encore
- un fait devenu évident, les Américains sont disposés à lui
- déclarer la guerre. &mdash; Dernières hésitations de leur part dues aux
- procédés malentendus de Napoléon, et aux dispositions des divers
- partis en Amérique. &mdash; État de ces partis. &mdash; Fédéralistes et
- républicains. &mdash; Le président Maddisson. &mdash; La guerre résolue d'abord
- pour 1811 est remise à 1812. &mdash; Les violences redoublées de
- l'Angleterre, et surtout la <em>presse</em> exercée sur les matelots
- américains, décident enfin le gouvernement de l'Union. &mdash; Le
- président Maddisson propose une suite de mesures
- militaires. &mdash; Vive agitation dans le congrès, et déclaration de
- guerre à l'Angleterre. &mdash; Importance de cet événement, et
- conséquences qu'il aurait pu avoir sans le désastre de Russie et
- sans les événements d'Espagne. &mdash; État de la guerre dans la
- Péninsule. &mdash; Dégoût croissant de Napoléon pour cette
- guerre. &mdash; Situation dans laquelle il avait laissé les choses en
- partant pour la Russie, et résolution qu'il avait prise de
- déférer le commandement en chef au roi Joseph. &mdash; Comment ce
- commandement avait été accepté dans les diverses armées qui
- occupaient la Péninsule. &mdash; État des armées du Nord, de Portugal,
- du Centre, d'Andalousie et d'Aragon. &mdash; Résistance à l'autorité de
- Joseph dans tous les états-majors, excepté dans celui de l'armée
- de Portugal, qui avait besoin de lui. &mdash; Projets de lord
- Wellington, évidemment dirigés contre l'armée de
- Portugal. &mdash; Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan, son major
- général, discerne parfaitement le danger dont on est menacé, et
- le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie, qui sont
- seules en mesure de secourir efficacement l'armée de
- Portugal. &mdash; Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont
- successivement appelés à commander l'armée du Nord. &mdash; Refus du
- maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues
- contestations avec Joseph. &mdash; Situation grave et difficile de
- l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal
- Marmont. &mdash; Opérations préliminaires de lord Wellington au
- printemps de 1812. &mdash; Voulant empêcher les armées d'Andalousie et
- de Portugal de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une
- surprise contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le
- Tage. &mdash; Enlèvement et destruction de ces ouvrages par le général
- Hill les 18 et 19 mai. &mdash; Après ce coup hardi, lord Wellington
- passe l'Aguéda dans les premiers jours de juin. &mdash; Sa marche vers
- Salamanque. &mdash; Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. &mdash; Attaque
- et prise des forts de Salamanque. &mdash; Retraite du maréchal Marmont
- derrière le Douro. &mdash; Situation et force des deux armées en
- présence. &mdash; Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la
- division des Asturies, et réuni environ quarante mille hommes,
- n'attendant plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle
- d'Andalousie, ni même de celle du Centre, se décide à repasser le
- Douro, afin de forcer les Anglais à rétrograder. &mdash; Il espère les
- éloigner par ses man&oelig;uvres, sans être exposé à leur livrer
- bataille. &mdash; Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et
- retraite des Anglais sous Salamanque, à la position des
- Arapiles. &mdash; Le maréchal Marmont essaye de man&oelig;uvrer encore
- autour de la position des Arapiles, afin d'obliger lord
- Wellington à rentrer en Portugal. &mdash; Au milieu de ces mouvements
- hasardés, les deux armées s'abordent, et en viennent aux
- mains. &mdash; Bataille de Salamanque, livrée et perdue le 22
- juillet. &mdash; Le maréchal Marmont, gravement blessé, est remplacé par
- le général Clausel. &mdash; Funestes conséquences de cette
- bataille. &mdash; Pendant qu'on la livrait, le roi Joseph, qui n'avait
- pu décider les diverses armées à secourir celle de Portugal,
- avait pris le parti de la secourir lui-même, mais sans l'en
- avertir à temps. &mdash; Inutile marche de Joseph sur Salamanque à la
- tête d'une force de treize à quatorze mille hommes. &mdash; Il passe
- quelques jours au delà du Guadarrama, afin de ralentir les
- progrès de lord Wellington, et de dégager l'armée de Portugal
- vivement poursuivie. &mdash; Grâce à sa présence et à la vigueur du
- général Clausel, on sauve les débris de l'armée de Portugal qu'on
- recueille aux environs de Valladolid. &mdash; État moral et matériel de
- cette armée, toujours malheureuse malgré sa vaillance. &mdash; Profond
- chagrin de Joseph menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa
- capitale. &mdash; N'ayant plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le
- conseil du maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. &mdash; Ses
- ordres impératifs au maréchal Soult. &mdash; Après avoir poursuivi
- quelques jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant
- pas au désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne
- la poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12
- août. &mdash; Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la
- Manche, et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée
- d'Andalousie, se réfugie à Valence. &mdash; Horribles souffrances de
- l'armée du Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa
- suite. &mdash; Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de
- toutes choses auprès du maréchal Suchet. &mdash; Le maréchal Soult,
- averti par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à
- évacuer l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre
- à Valence. &mdash; Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa
- conduite. &mdash; Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains de
- Joseph. &mdash; Irritation de Joseph. &mdash; Son entrevue avec le maréchal
- Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. &mdash; Conférence avec les
- trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de campagne
- à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais en
- Portugal. &mdash; Avis des trois maréchaux. &mdash; Sagesse du plan proposé par
- le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. &mdash; Les deux armées
- d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid vers la fin
- d'octobre. &mdash; Temps perdu par lord Wellington à Madrid; sa tardive
- apparition devant Burgos. &mdash; Belle résistance de la garnison de
- Burgos. &mdash; L'armée de Portugal renforcée oblige lord Wellington à
- lever le siége de Burgos. &mdash; Alarmé de la concentration de forces
- dont il est menacé, lord Wellington se retire de nouveau sous les
- murs de Salamanque, et y prend position. &mdash; Pendant ce temps
- Joseph, arrivé sur le Tage avec les armées du Centre et
- d'Andalousie réunies, chasse devant lui le général Hill,
- l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le 2 novembre, et
- en part immédiatement pour se mettre à la poursuite des
- Anglais. &mdash; Son arrivée le 6 novembre au delà du
- Guadarrama. &mdash; L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les
- bords du Douro, se joint à lui. &mdash; Réunion de plus de quatre-vingt
- mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe, devant lord
- Wellington à Salamanque. &mdash; Heureuse occasion de venger nos
- malheurs. &mdash; Plan d'attaque, proposé par le maréchal Jourdan,
- approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal
- Soult. &mdash; Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général
- de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du
- maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la
- responsabilité de la conduite à tenir. &mdash; Le maréchal Soult passe
- la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal
- Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. &mdash; Lord Wellington
- n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille
- Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille
- Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. &mdash; Juste
- mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et
- leur entrée en cantonnements. &mdash; Retour de Joseph à
- Madrid. &mdash; Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui,
- s'ajoutant au désastre de Moscou, aggravent la situation de la
- France. &mdash; Joie en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement
- inouï des esprits à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon.
-<span class="ralign"><a href="#page1">1 à 150</a></span></p>
-
-<p class="p2 center">LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.</p>
-
-<p class="center">LES COHORTES.</p>
-
-<p>Rapide voyage de Napoléon. &mdash; Il ne se fait connaître qu'à Varsovie
- et à Dresde, et seulement des ministres de France. &mdash; Arrivée
- subite à Paris le 18 décembre à minuit. &mdash; Réception le 19 des
- ministres et des grands dignitaires de l'Empire. &mdash; Napoléon prend
- l'attitude d'un souverain offensé, qui a des reproches à faire au
- lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une grande importance à
- la conspiration du général Malet. &mdash; Réception solennelle du Sénat
- et du Conseil d'État. &mdash; Violente invective contre
- l'idéologie. &mdash; Afin d'attirer l'attention publique sur l'affaire
- Malet, et de la détourner des événements de Russie, on défère au
- Conseil d'État M. Frochot, préfet de la Seine, accusé d'avoir
- manqué de présence d'esprit le jour de la conspiration. &mdash; Ce
- magistrat est condamné, et privé de ses fonctions. &mdash; Napoléon,
- frappé du danger que courrait sa dynastie, s'il venait à être
- tué, songe à instituer d'avance la régence de
- Marie-Louise. &mdash; L'archichancelier Cambacérès chargé de préparer un
- sénatus-consulte sur cet objet. &mdash; Soins plus importants qui
- absorbent Napoléon. &mdash; Activité et génie administratif qu'il
- déploie pour réorganiser ses forces militaires. &mdash; Ses projets pour
- la levée de nouvelles troupes et pour la réorganisation des corps
- presque entièrement détruits en Russie. &mdash; Il reçoit des bords de
- la Vistule des nouvelles qui le détrompent sur la situation de la
- grande armée, et qui lui prouvent que le mal depuis son départ a
- dépassé toutes les prévisions. &mdash; Joie des Prussiens lorsqu'ils
- acquièrent la connaissance entière de nos désastres. &mdash; À leur joie
- succède une violence de passion inouïe contre nous. &mdash; Arrivée de
- l'empereur Alexandre à Wilna, et son projet de se présenter comme
- le libérateur de l'Allemagne. &mdash; Actives menées des réfugiés
- allemands réunis autour de sa personne. &mdash; Efforts tentés auprès
- du général d'York, commandant le corps prussien auxiliaire. &mdash; Ce
- corps en retraite de Riga sur Tilsit abandonne le maréchal
- Macdonald, et se livre aux Russes. &mdash; Dangers du maréchal Macdonald
- resté avec quelques mille Polonais au milieu des armées
- ennemies. &mdash; Il parvient à se retirer sain et sauf sur Tilsit et
- Lobiau. &mdash; Le quartier général français évacue K&oelig;nigsberg, et se
- replie du Niémen sur la Vistule. &mdash; Macdonald et Ney, l'un avec la
- division polonaise Grandjean, l'autre avec la division Heudelet,
- couvrent comme ils peuvent cette évacuation
- précipitée. &mdash; Officiers, généraux et cadres vides courant sur
- Dantzig et Thorn. &mdash; Il ne reste au quartier général que neuf à dix
- mille hommes de toutes nations et de toutes armes, pour résister
- à la poursuite des Russes. &mdash; Murat démoralisé se retire à Posen,
- et finit par quitter l'armée en laissant le commandement au
- prince Eugène. &mdash; Effet que produit dans toute l'Allemagne la
- défection du général d'York. &mdash; Mouvement extraordinaire d'opinion
- secondé par les sociétés secrètes, et v&oelig;u unanime de se réunir
- à la Russie contre la France. &mdash; Immense popularité de l'empereur
- Alexandre. &mdash; Premières impressions du roi de Prusse, et son
- empressement à désavouer le général d'York. &mdash; Son embarras entre
- les engagements contractés envers la France, et la contrainte
- qu'exerce sur lui l'opinion publique de l'Allemagne. &mdash; Il se
- retire en Silésie, et prend une sorte de position intermédiaire,
- d'où il propose certaines conditions à Napoléon. &mdash; Contre-coup
- produit à Vienne par le mouvement général des esprits. &mdash; Situation
- de l'empereur François qui a marié sa fille à Napoléon, et de M.
- de Metternich qui a conseillé ce mariage. &mdash; Leur crainte de s'être
- trompés en adoptant trop tard la politique d'alliance avec la
- France. &mdash; Désir de modifier cette politique, et de s'entremettre
- entre la France et la Russie, afin d'amener la paix, et de
- profiter des circonstances pour rétablir l'indépendance de
- l'Allemagne. &mdash; Sages conseils de l'empereur François et de M. de
- Metternich à Napoléon, et offre de la médiation
- autrichienne. &mdash; Comment Napoléon reçoit ces nouvelles arrivant
- coup sur coup à Paris. &mdash; Il donne un nouveau développement à ses
- plans pour la reconstitution des forces de la France. &mdash; Emploi des
- cohortes. &mdash; Levée de cinq cent mille hommes. &mdash; Napoléon convoque un
- conseil d'affaires étrangères pour lui soumettre ces mesures, et
- le consulter sur l'attitude à prendre à l'égard de
- l'Europe. &mdash; Sans repousser la paix, Napoléon veut en parler, en
- laisser parler, mais ne la conclure qu'après des victoires qui
- lui rendent la situation qu'il a perdue. &mdash; Diversité des opinions
- qui se produisent autour de lui. &mdash; La majorité se prononce pour de
- grands armements, et en même temps pour de promptes négociations
- par l'entremise de l'Autriche. &mdash; Napoléon, à qui il convient de
- négocier pendant qu'il se prépare à combattre, accepte la
- médiation de l'Autriche, mais en indiquant des bases de
- pacification qui ne sont pas de nature à lui concilier cette
- puissance. &mdash; Réponse peu encourageante adressée à la
- Prusse. &mdash; Immense activité administrative déployée pendant ces
- négociations. &mdash; État de l'opinion publique en France. &mdash; On déplore
- les fautes de Napoléon, mais on est d'avis de faire un grand et
- dernier effort pour repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la
- paix. &mdash; Aux levées ordonnées se joignent des dons
- volontaires. &mdash; Emploi que fait Napoléon des 500 mille hommes mis à
- sa disposition. &mdash; Réorganisation des corps de l'ancienne armée
- sous les maréchaux Davout et Victor. &mdash; Création, au moyen des
- cohortes et des régiments provisoires, de quatre corps nouveaux,
- un sur l'Elbe, sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous
- les maréchaux Ney et Marmont, un en Italie, sous le général
- Bertrand. &mdash; Réorganisation de l'artillerie et de la
- cavalerie. &mdash; Moyens financiers imaginés pour suffire à ces vastes
- armements. &mdash; Napoléon, tandis qu'il s'occupe de ces préparatifs,
- veut faire quelque chose pour ramener les esprits, et songe à
- terminer ses démêlés avec le Pape. &mdash; Translation du Pape de Savone
- à Fontainebleau. &mdash; Napoléon y envoie les cardinaux de Bayane et
- Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, pour préparer
- Pie VII à une transaction. &mdash; Le Pape déjà d'accord avec Napoléon
- sur l'institution canonique, est disposé à accepter un
- établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à résider à
- Paris. &mdash; Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se transporte
- à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et de ses
- entretiens décide le Pape à signer le Concordat de Fontainebleau,
- qui consacre l'abandon de la puissance temporelle du
- Saint-Siége. &mdash; Fêtes à Fontainebleau. &mdash; Grâces prodiguées au
- clergé. &mdash; Rappel des cardinaux exilés. &mdash; Les cardinaux revenus
- auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le
- disposent à ne pas exécuter le Concordat de
- Fontainebleau. &mdash; Napoléon feint de ne pas s'en
- apercevoir. &mdash; Content de ce qu'il a obtenu, il convoque le Corps
- législatif, et lui annonce ses résolutions. &mdash; Marche des
- événements en Allemagne. &mdash; Enthousiasme croissant des
- Allemands. &mdash; Le roi de Prusse, dominé par ses sujets, se montre
- fort irrité des refus de Napoléon, et s'éloigne de plus en plus
- de notre alliance. &mdash; Les Russes, quoique partagés sur la
- convenance militaire d'une nouvelle marche en avant, s'y décident
- par le désir d'entraîner le roi de Prusse. &mdash; Ils s'avancent sur
- l'Oder, et obligent le prince Eugène à évacuer successivement
- Posen et Berlin. &mdash; Nouveau mouvement rétrograde des armées
- françaises, et leur établissement définitif sur la ligne de
- l'Elbe. &mdash; Le roi de Prusse séparé des Français, et entouré des
- Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son alliance avec la
- France. &mdash; Traité de Kalisch. &mdash; Arrivée d'Alexandre à Breslau, et
- son entrevue avec Frédéric-Guillaume. &mdash; Effet produit en Allemagne
- par la défection de la Prusse. &mdash; Insurrection de
- Hambourg. &mdash; Demi-défection de la cour de Saxe, et retraite de
- cette cour à Ratisbonne. &mdash; Influence de ces nouvelles à
- Vienne. &mdash; Le peuple autrichien fort ému commence lui-même à
- demander la guerre contre la France. &mdash; La cour d'Autriche, ferme
- dans sa résolution de rétablir sa situation et celle de
- l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de résister à
- l'entraînement des esprits, et d'amener la France à une
- transaction. &mdash; Conseils de M. de Metternich. &mdash; Napoléon, peu
- troublé par ces événements, profite de l'occasion pour demander
- de nouvelles levées. &mdash; Sa manière de répondre aux vues de
- l'Autriche. &mdash; Ne tenant aucun compte des désirs de cette
- puissance, il lui propose de détruire la Prusse, et d'en prendre
- les dépouilles. &mdash; Choix de M. de Narbonne pour remplacer à Vienne
- M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. &mdash; Napoléon
- avant de quitter Paris se décide à confier la régence à
- Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la
- France. &mdash; Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur ce
- sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son
- fils. &mdash; Cérémonie solennelle dans laquelle il investit
- Marie-Louise du titre de régente. &mdash; Avant de partir il a le temps
- de voir le prince de Schwarzenberg, dont il écoute à peine les
- communications. &mdash; Confiance dont il est plein. &mdash; Chagrin de
- l'Impératrice. &mdash; Départ pour l'armée.
-<span class="ralign"><a href="#page151">151 à 391</a></span></p>
-
-<p class="p2 center">LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.</p>
-
-<p class="center">LUTZEN ET BAUTZEN.</p>
-
-<p>Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. &mdash; Ce prince quitte
- Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M. de
- Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. &mdash; Ce qui s'est passé à
- Vienne depuis la défection de la Prusse. &mdash; La cour d'Autriche
- persévère plus que jamais dans son projet de médiation armée, et
- veut imposer aux puissances belligérantes une paix toute
- favorable à l'Allemagne. &mdash; Efforts de cette cour pour ménager des
- adhérents à sa politique. &mdash; Ce qu'elle a fait auprès du roi de
- Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la disposition des
- troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe, et la
- renonciation au grand-duché de Varsovie. &mdash; L'Autriche ayant obtenu
- du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de ses forces
- militaires, en profite pour se débarrasser de la présence du
- corps polonais à Cracovie. &mdash; Ne voulant pas rentrer en lutte avec
- les Russes, elle conclut un arrangement secret avec eux, par
- lequel elle doit retirer sans combattre le corps auxiliaire, et
- ramener le prince Poniatowski dans les États
- autrichiens. &mdash; Négociations de l'Autriche avec la Bavière. &mdash; M. de
- Narbonne arrive à Vienne sur ces entrefaites. &mdash; Accueil empressé
- qu'il reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. &mdash; M. de
- Metternich cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix, et
- lui laisse entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix l'appui
- sérieux de l'Autriche. &mdash; Il lui insinue de nouveau quelles
- pourront être les conditions de cette paix. &mdash; M. de Narbonne ayant
- reçu de Paris ses dernières instructions, transmet à la cour de
- Vienne les importantes communications dont il est
- chargé. &mdash; D'après ces communications, l'Autriche doit sommer la
- Russie, la Prusse et l'Angleterre de poser les armes, leur offrir
- ensuite la paix aux conditions indiquées par Napoléon, et si
- elles s'y refusent, entrer avec cent mille hommes en Silésie,
- afin d'en opérer la conquête pour elle-même. &mdash; Manière dont M. de
- Metternich écoute ces propositions. &mdash; Il paraît les accepter,
- déclare que l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui
- conseille, offrira la paix aux nations belligérantes, mais à des
- conditions qu'elle se réserve de fixer, et pèsera de tout son
- poids sur la puissance qui refuserait d'y souscrire. &mdash; M. de
- Narbonne, s'apercevant bientôt d'un sous-entendu, veut
- s'expliquer avec M. de Metternich, et lui demande si, dans le cas
- où la France n'accepterait pas les conditions autrichiennes,
- l'Autriche tournerait ses armes contre elle. &mdash; M. de Metternich
- cherche d'abord à éluder cette question, puis répond nettement
- qu'on agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable,
- en ayant du reste toute partialité pour la France. &mdash; Évidence de
- la faute qu'on a commise, en poussant soi-même l'Autriche à
- devenir médiatrice, d'alliée qu'elle était. &mdash; Tout à coup on
- apprend que le corps d'armée du prince de Schwarzenberg rentre en
- Bohême, au lieu de se préparer à reprendre les hostilités, que le
- corps polonais doit traverser sans armes le territoire
- autrichien, que le roi de Saxe se retire de Ratisbonne à Prague
- pour se jeter définitivement dans les bras de
- l'Autriche. &mdash; Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. &mdash; Il
- insiste pour que le corps autrichien, conformément au traité
- d'alliance, reste aux ordres de la France, et demande
- formellement si ce traité existe encore. &mdash; M. de Metternich refuse
- de répondre à cette question. &mdash; M. de Narbonne attend, pour
- insister davantage, de nouveaux ordres de sa cour. &mdash; Surprise et
- irritation de Napoléon, arrivé à Mayence, en apprenant la
- retraite du corps autrichien, et surtout le projet de désarmer le
- corps polonais. &mdash; Il ordonne au prince Poniatowski de ne déposer
- les armes à aucun prix, et enjoint à M. de Narbonne, sans
- toutefois provoquer un éclat, de faire expliquer la cour
- d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le secret de la conduite du
- roi de Saxe. &mdash; Napoléon, au surplus, se promet de mettre bientôt
- un terme à ces complications par sa prochaine entrée en
- campagne. &mdash; Ses dispositions militaires à Mayence. &mdash; Bien qu'il ait
- préparé les éléments d'une armée active de 300 mille hommes, et
- d'une réserve de près de 200 mille, Napoléon n'en peut réunir que
- 190 ou 200 mille au début des hostilités. &mdash; Son plan de
- campagne. &mdash; Situation des coalisés. &mdash; Forces dont ils disposent
- pour les premières opérations. &mdash; L'Autriche ne voulant pas se
- joindre à eux avant d'avoir épuisé tous les moyens de
- négociation, ils sont réduits à 100 ou 110 mille hommes pour un
- jour de bataille. &mdash; Composition de leur état-major. &mdash; Mort du
- prince Kutusof, le 28 avril, à Bunzlau. &mdash; Marche des coalisés sur
- l'Elster, et de Napoléon sur la Saale. &mdash; Habiles combinaisons de
- Napoléon pour se joindre au prince Eugène. &mdash; Arrivée de Ney à
- Naumbourg, du prince Eugène à Mersebourg. &mdash; Beau combat de Ney à
- Weissenfels le 29 avril, et jonction des deux armées
- françaises. &mdash; Vaillante conduite de nos jeunes conscrits devant
- les masses de la cavalerie russe et prussienne. &mdash; Arrivée de
- Napoléon à Weissenfels, et marche sur Lutzen le 1<sup>er</sup> mai. &mdash; Mort
- de Bessières, duc d'Istrie. &mdash; Projets de Napoléon en présence de
- l'ennemi. &mdash; Il médite de marcher sur Leipzig, d'y passer l'Elster,
- et de se rabattre ensuite dans le flanc des coalisés. &mdash; Position
- assignée au maréchal Ney, près du village de Kaja, pour couvrir
- l'armée pendant le mouvement sur Leipzig. &mdash; Tandis que Napoléon
- veut tourner les coalisés, ceux-ci songent à exécuter contre lui
- la même man&oelig;uvre, et se préparent à l'attaquer à Kaja. &mdash; Plan
- de bataille proposé par le général Diebitch, et adopté par les
- souverains alliés. &mdash; Le corps de Ney subitement
- attaqué. &mdash; Merveilleuse promptitude de Napoléon à changer ses
- dispositions, et à se rabattre sur Lutzen. &mdash; Mémorable bataille de
- Lutzen. &mdash; Importance et conséquences de cette bataille. &mdash; Napoléon
- poursuit les coalisés vers Dresde, et dirige Ney sur
- Berlin. &mdash; Marche vers l'Elbe. &mdash; Entrée à Dresde. &mdash; Passage de
- l'Elbe. &mdash; Maître de la capitale de la Saxe, Napoléon somme le roi
- Frédéric-Auguste d'y revenir sous peine de déchéance. &mdash; Ce qui
- s'était passé à Vienne pendant que Napoléon livrait la bataille
- de Lutzen. &mdash; M. de Narbonne recevant l'ordre de faire expliquer
- l'Autriche relativement au corps auxiliaire et au corps polonais,
- insiste auprès de M. de Metternich, et lui remet une note
- catégorique. &mdash; Prières de M. de Metternich pour détourner M. de
- Narbonne de cette démarche. &mdash; M. de Narbonne ayant persisté, le
- cabinet de Vienne répond que le traité d'alliance du 14 mars 1812
- n'est plus applicable aux circonstances actuelles. &mdash; On reçoit à
- Vienne les nouvelles du théâtre de la guerre. &mdash; Bien que les
- coalisés se vantent d'être vainqueurs, les résultats démontrent
- bientôt qu'ils sont vaincus. &mdash; Satisfaction apparente de M. de
- Metternich. &mdash; Empressement du cabinet de Vienne à se saisir
- maintenant de son rôle de médiateur, et envoi de M. de Bubna à
- Dresde pour communiquer les conditions qu'on croirait pouvoir
- faire accepter aux puissances belligérantes, ou pour lesquelles
- du moins on serait prêt à s'unir à la France. &mdash; Napoléon, en
- apprenant ce qu'a fait M. de Narbonne, regrette qu'on ait poussé
- l'Autriche aussi vivement, mais la connaissance précise des
- conditions de cette puissance l'irrite au dernier point. &mdash; Il
- prend la résolution de s'aboucher directement avec la Russie et
- l'Angleterre, d'annuler ainsi le rôle de l'Autriche après avoir
- voulu le rendre trop considérable, et de faire contre elle des
- préparatifs militaires qui la réduisent à subir la loi, au lieu
- de l'imposer. &mdash; En attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser
- toute insistance, et de s'enfermer dans la plus extrême
- réserve. &mdash; Napoléon envoie le prince Eugène à Milan pour y
- organiser l'armée d'Italie, et prépare de nouveaux armements dans
- la supposition d'une guerre avec l'Europe entière. &mdash; Réception du
- roi de Saxe à Dresde. &mdash; Napoléon se dispose à partir de Dresde,
- afin de pousser les coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant
- une seconde bataille. &mdash; Leur plan de s'arrêter à Bautzen, et d'y
- combattre à outrance étant bien connu, Napoléon, au lieu
- d'envoyer le maréchal Ney sur Berlin, le dirige sur
- Bautzen. &mdash; Arrivée de M. de Bubna à Dresde au moment ou Napoléon
- allait en partir. &mdash; Habileté de M. de Bubna à supporter la
- première irritation de Napoléon, et à l'adoucir. &mdash; Explication
- qu'il donne des conditions de l'Autriche. &mdash; Modifications avec
- lesquelles Napoléon les accepterait peut-être. &mdash; Napoléon feint de
- se laisser adoucir, pour gagner du temps et pouvoir achever ses
- nouveaux armements. &mdash; Il consent à un congrès où seront appelés
- même les Espagnols, et à un armistice dont il se propose de
- profiter pour s'aboucher directement avec la Russie. &mdash; Départ de
- M. de Bubna avec la réponse de Napoléon pour son beau-père. &mdash; À
- peine M. de Bubna est-il parti que Napoléon, conformément à ce
- qui a été convenu, envoie M. de Caulaincourt au quartier général
- russe, sous le prétexte de négocier un armistice. &mdash; Départ de
- Napoléon pour Bautzen. &mdash; Distribution de ses corps d'armée, et
- marche du maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les
- derrières de Bautzen. &mdash; Description de la position de Bautzen,
- propre à livrer deux batailles. &mdash; Bataille du 20 mai. &mdash; Seconde
- bataille du 21, dans laquelle les formidables positions des
- Prussiens et des Russes sont emportées après avoir été
- vaillamment défendues. &mdash; Le lendemain 22, Napoléon pousse, l'épée
- dans les reins, les coalisés sur l'Oder. &mdash; Combat de Reichenbach
- et mort de Duroc. &mdash; Arrivée sur les bords de l'Oder et occupation
- de Breslau. &mdash; Détresse des souverains coalisés, et nécessité pour
- eux de conclure un armistice. &mdash; Après avoir refusé de recevoir M.
- de Caulaincourt de peur d'inspirer des défiances à l'Autriche,
- ils envoient des commissaires aux avant-postes afin de négocier
- un armistice. &mdash; Ces commissaires s'abouchent avec M. de
- Caulaincourt. &mdash; Leurs prétentions. &mdash; Refus péremptoire de
- Napoléon. &mdash; Pendant les derniers événements militaires, M. de
- Bubna se rend à Vienne. &mdash; Il y fait naître une sorte de joie par
- l'espérance de vaincre la résistance de Napoléon aux conditions
- de paix proposées, moyennant certaines modifications auxquelles
- on consent, et il revient au quartier général
- français. &mdash; Napoléon, se sentant serré de près par l'Autriche,
- allègue ses occupations militaires pour ne pas recevoir
- immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de
- Bassano. &mdash; S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se
- prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs
- conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un
- armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe
- cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans
- celle de gagner deux mois pour achever ses armements. &mdash; Conditions
- de cet armistice, et fin de la première campagne de Saxe, dite
- campagne du printemps.
-<span class="ralign"><a href="#page392">392 à 603</a></span></p>
-
-<p class="p2 center">FIN DE LA TABLE DU QUINZIÈME VOLUME.</p>
-</div>
-</div>
-
-<div class="chapter">
-
-<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
-<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Le maréchal Jourdan, toujours juste, toujours vrai dans
-ses Mémoires, imprimés en entier, sauf quelques légers retranchements,
-dans les Mémoires du roi Joseph, n'a point expliqué cette singulière
-omission, qui fut ici un vrai malheur, car elle fut cause que le
-maréchal Marmont, ne comptant pas sur l'arrivée de l'armée du Centre,
-ne l'attendit point. Du reste c'est sur la lenteur des résolutions que
-le maréchal Jourdan, complet dans toutes ses autres explications, a de
-la peine à se justifier, parce que presque toujours en faisant agir
-Joseph sagement, il le faisait agir trop lentement. Il eût fallu en
-effet bien plus d'ardeur et de jeunesse que n'en avait l'illustre
-maréchal, pour donner à Joseph une vivacité d'impulsion que ce prince
-n'avait pas, et dont il aurait eu grand besoin. C'est le jugement que
-porta Napoléon sur toute cette affaire, quand il fut apaisé à l'égard
-de la bataille de Salamanque, et qu'il devint plus juste envers son
-frère et envers le major général. Il approuva leurs déterminations,
-mais les jugea tardives. Dans le premier moment d'irritation il se
-montra beaucoup plus sévère parce qu'il ignorait les faits, qu'il ne
-sut jamais complétement; un peu mieux instruit plus tard et un peu
-calmé, il s'en tint au reproche de lenteur, mais il y persista.</p>
-
-<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
-<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Le maréchal Soult à Almanza, même après avoir pris à la
-faible armée du Centre les 2 mille hommes qu'il réclamait depuis
-longtemps, ne s'attribuait que 33 mille hommes d'infanterie, et 6
-mille de cavalerie, ce qui aurait fait en tout 39 mille, et 37 avant
-l'adjonction des 2 mille pris à Joseph. Le maréchal Jourdan, pour ne
-pas contester sur les chiffres, ayant à contester déjà sur le plan,
-attribuait dans son mémoire 39 à 40 mille hommes au maréchal Soult, et
-partait de cette base pour raisonner sur les opérations à exécuter.
-Mais en étudiant les documents, on reconnaît bientôt que ce chiffre
-n'était pas exact, et ne pouvait pas l'être. La force du maréchal
-Soult en avril 1812 était de 56 à 57 mille hommes, les non combattants
-déduits, et je ne parle pas d'après les assertions du ministre de la
-guerre, qui donne toujours des chiffres supérieurs à ceux fournis par
-les généraux, parce que la tendance de celui qui paye est de grossir
-les nombres, et la tendance de celui qui les emploie de les diminuer;
-je parle d'après le chiffre fourni par le chef d'état-major de l'armée
-d'Andalousie, au 1<sup>er</sup> avril 1812, après la perte de Badajoz et de sa
-garnison. Or il n'y avait eu aucune action sérieuse du mois d'avril au
-mois d'août 1812 en Andalousie, et ce serait trop accuser
-l'administration du maréchal Soult que d'admettre qu'à ne rien faire
-il eût perdu 21 mille hommes, puisque des 58 il n'en serait resté que
-37. Évidemment le chiffre de 37 mille hommes à Almanza ne peut pas
-être le chiffre véritable. Le maréchal avait dû faire des pertes en
-route, cela n'est pas douteux; mais quand il aurait perdu 5 ou 6 mille
-hommes si l'on veut, ce qui révélerait un étrange désordre dans la
-marche, il serait resté encore à expliquer la perte de 15 mille. Qu'en
-évacuant on laissât des malades, des blessés dans les hôpitaux, il
-n'est que trop probable que le nombre des hommes restés ainsi en
-arrière dut être grand, mais il portait sur les non combattants, déjà
-défalqués du calcul dont il s'agit ici. Le maréchal Soult comptait
-donc plus de 37 mille hommes à Almanza. Voilà ce que le simple bon
-sens indique. Mais en lisant certaines pièces qui ne se trouvent pas
-dans les Mémoires du roi Joseph, on découvre bientôt la vérité. Le
-maréchal Suchet, dans le mémoire présenté à Joseph, en même temps que
-ceux des maréchaux Jourdan et Soult, discute la force de chacun des
-corps d'après les états fournis; et le maréchal Suchet, à qui on
-demandait des vivres, devait connaître cette force mieux que le
-maréchal Jourdan, qui acceptait sur parole les chiffres allégués dans
-la discussion. Or, on voit dans ce mémoire qu'avec les 2 mille hommes
-pris à l'armée du Centre, le maréchal Soult avait 45 mille hommes
-disponibles à Almanza, ce qui le ramène à 43 mille hommes, chiffre le
-plus vraisemblable, et encore pour comprendre ce chiffre, qui laisse
-sur les états d'avril un manquant de 14 mille hommes à expliquer, il
-faut savoir que dans l'armée d'Andalousie il y avait une infinité de
-soldats du génie et de la grosse artillerie employés au siége de
-Cadix, qui ne pouvaient pas servir en ligne, et qu'on laissa à Valence
-avec les malades et les blessés; il faut savoir aussi qu'il y avait
-des vétérans peu propres à une longue marche. Mais même avec cette
-défalcation il est difficile de trouver les 14 mille manquants, et il
-faut supposer que pendant l'évacuation et sous l'influence des
-chaleurs, même sans être poursuivi, on perdit beaucoup de monde. Le
-chiffre de 45 à 46 mille hommes est donc le moindre qu'on puisse
-attribuer à l'armée d'Andalousie. Nous ajouterons que les forces qu'on
-eut quelque temps après à Madrid, et à la seconde rencontre devant
-Salamanque, rendent l'exactitude de ce chiffre tout à fait
-vraisemblable. C'est pourquoi nous l'avons admis, mais après beaucoup
-de comparaisons, comme tous ceux que nous adoptons dans nos récits.</p>
-
-<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
-<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Celui que nous avons connu depuis comme ambassadeur à
-Paris après la mort de Ferdinand VII, et pendant la régence de la
-reine Christine.</p>
-
-<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
-<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Voici la preuve de ce fait, qui serait difficile à croire
-sans le document que nous citons.</p>
-
-<p class="center">«<i>Au vice-roi.</i></p>
-
-<p>»Je reçois votre lettre du 16. Je vous ai déjà fait connaître que je
-vois avec plaisir le commandement de l'armée entre vos mains. Je
-trouve la conduite du roi (de Naples) extravagante, et telle qu'il ne
-s'en faut de rien que je ne le fasse arrêter pour l'exemple, etc....</p>
-
-<p class="date">»Fontainebleau, 23 janvier 1813.»</p>
-
-<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
-<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Je ne trace point des tableaux de fantaisie, je ne
-rapporte que ce que j'ai lu dans les bulletins de la police impériale
-adressés à Napoléon.</p>
-
-<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
-<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: J'emprunte ces détails à des rapports militaires mis sous
-les yeux de Napoléon.</p>
-
-<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
-<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Je rapporte le témoignage des autorités françaises en
-Italie.</p>
-
-<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
-<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Ce nombre de 36 régiments d'infanterie paraîtra peut-être
-bien peu considérable, comparé au total de la grande armée, qui était,
-avons-nous dit, de 612 mille hommes sans les Autrichiens. Mais il
-s'expliquera facilement si on songe qu'il s'agit ici seulement de la
-portion de la grande armée qui pénétra dans l'intérieur de la Russie,
-que le nombre des bataillons de guerre était de cinq par régiment, ce
-qui faisait 180 bataillons, c'est-à-dire 180 mille hommes d'infanterie
-au départ, qu'il restait en dehors de ces 36 régiments la garde
-impériale, les alliés de toute nature, Polonais, Italiens, Saxons,
-Bavarois, Westphaliens, Wurtembergeois, Prussiens, etc.</p>
-
-<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
-<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: C'est avec les comptes de Napoléon sous les yeux que nous
-donnons ces détails.</p>
-
-<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
-<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Napoléon à Sainte-Hélène a déploré le choix de M. de
-Narbonne, et en rendant justice aux rares talents, au zèle de cet
-ambassadeur, a dit que par ses qualités mêmes il avait été funeste, en
-poussant trop tôt l'Autriche à jeter le masque. Il est bien vrai que
-M. de Narbonne fut peut-être trop clairvoyant et trop entreprenant à
-Vienne; mais on va voir qu'il était bien moins coupable que ses
-instructions, et que la faute très-réelle, que Napoléon, débarrassé à
-Sainte-Hélène de tous ses préjugés, apercevait trop tard, était celle
-du gouvernement français et non pas celle de M. de Narbonne lui-même.
-La suite de ce récit va bientôt éclaircir ce point d'histoire si
-curieux et si triste.</p>
-
-<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
-<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: La correspondance du prince Eugène, du duc de Valmy, du
-général Lauriston, du maréchal Marmont, et celle des ministres
-français à l'étranger, constatent le fait d'une manière certaine.</p>
-
-<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
-<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Il existe sur ce sujet, et dictées par Napoléon, les
-lettres les plus curieuses et les plus détaillées. Il veut qu'on
-enseigne deux choses et toujours les mêmes aux conscrits: la formation
-en carré, et puis le déploiement en ligne de bataille, ou le
-reploiement en colonnes d'attaque sous la protection du feu de la
-division du centre. Ces man&oelig;uvres devaient s'exécuter en route, de
-manière à utiliser le temps des marches.</p>
-
-<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
-<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Ce secret est resté un mystère; mais la lecture
-attentive des papiers de Napoléon, de ses correspondances, de ses
-notes, de ses ordres administratifs et militaires, ne nous a laissé
-aucun doute à cet égard, et c'est pour cela que nous n'hésitons pas à
-présenter comme une certitude historique le fait que nous venons de
-rapporter.</p>
-
-<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
-<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Voici une lettre intéressante au duc de Rovigo, qui
-révèle ce genre de sollicitude.</p>
-
-<p class="center">«<i>Au ministre de la police.</i></p>
-
-<p class="date">»Erfurt, le 26 avril 1813.</p>
-
-<p>»Mon intention n'est pas que vous remettiez directement à
-l'Impératrice vos mémoires sur les affaires de police. Ce ne peut
-avoir aucun avantage, et j'y vois des inconvénients. L'Impératrice est
-trop jeune pour lui gâter l'esprit ou l'inquiéter par des détails de
-police. Vous ne devez donc adresser qu'à l'archichancelier la copie
-des rapports que vous me remettrez. L'archichancelier ne lui remettra
-que ce qu'il est bon qu'elle sache, et en traitant ces sortes
-d'affaires le plus légèrement possible.»</p>
-
-<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
-<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Ici encore, je ne m'en fie pas à des conjectures. Je
-raconte les faits d'après des pièces authentiques, d'après des lettres
-de Napoléon au prince Eugène, lettres où tous ces faits sont rappelés
-ou consignés, et toujours motivés longuement.</p>
-
-<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
-<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Le grand Frédéric y avait livré la bataille dite de
-Hochkirch.</p>
-
-<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
-<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Sur les lieux mêmes que j'ai visités récemment encore,
-ce ruisseau ne porte aucun nom que celui qu'on donne à la plupart des
-ruisseaux dans tous les pays, <em>ruisseau du moulin</em>; mais, sur un plan
-allemand fort détaillé et fort bien fait, dont il existe un exemplaire
-au dépôt de la guerre, il porte le nom de <i>Bloesaer-Wasser</i>, que
-j'emploie ici pour le désigner plus facilement dans le cours de mon
-récit.</p>
-
-<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
-<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Entre autres le major saxon Odeleben, qui, attaché à
-Napoléon comme officier d'état-major, a rendu compte des circonstances
-les plus minutieuses de la campagne de Saxe.</p>
-
-<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
-<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Nous possédons aux archives toute la correspondance de
-Napoléon avec M. de Caulaincourt pendant la négociation de cet
-armistice, et c'est d'après cette correspondance elle-même que j'écris
-ce récit.</p>
-
-<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
-<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Nous n'en sommes point réduits aux conjectures
-relativement aux motifs de ce fameux armistice si justement blâmé
-comme une grande faute politique et militaire, puisqu'il donna le
-temps de se sauver aux coalisés réduits aux abois. Jusqu'ici on avait
-prêté à Napoléon les motifs les plus ridicules, et qui n'étaient
-conformes ni à son caractère ni à son génie. Mais, heureusement pour
-l'histoire, il écrivit au prince Eugène, à M. de Bassano, au ministre
-de la guerre, les raisons qui le décidèrent, et on y voit que, forcé
-de s'expliquer avec l'Autriche sous quelques jours, et exposé dès lors
-à avoir cette puissance immédiatement sur les bras, il signa
-l'armistice pour gagner deux mois, temps nécessaire à la seconde série
-de ses armements. Dans ce cas, on peut dire que la faute de
-l'armistice ne fut autre que celle même de ne vouloir pas consentir
-aux conditions de l'Autriche.</p>
-
-</div>
-
-<div class="tn">
-<h2>Notes</h2>
-
-<p class="center">Note au lecteur de ce fichier numérique:</p>
-
-<p class="tn">Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.</p>
-</div>
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-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE
-(15/20) ***
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