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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this ebook. - -Title: Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française - -Author: Adolphe Thiers - -Release Date: October 29, 2020 [EBook #63575] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Mireille Harmelin, Keith J Adams, Christine P. Travers and - the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE -L'EMPIRE (15/20) *** - - - - -HISTOIRE DU CONSULAT - -ET DE L'EMPIRE - - -TOME XV - - - - -L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en -Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise, -Espagnole et Italienne. - -Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la -Librairie) le 30 mars 1857. - - -PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8. - - - - -HISTOIRE DU CONSULAT - -ET DE L'EMPIRE - - - - -FAISANT SUITE - -À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE - - - - -PAR M. A. THIERS - - - - -TOME QUINZIÈME - - - - - PARIS - PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR - 60, RUE RICHELIEU - 1857 - - - - -HISTOIRE DU CONSULAT - -ET DE L'EMPIRE. - - - - -LIVRE QUARANTE-SIXIÈME. - -WASHINGTON ET SALAMANQUE. - - Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de - Russie. -- Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante - du commerce et des classes ouvrières; désir général de la paix. - -- Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet - britannique. -- Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique - purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un - changement politique. -- À tous les maux qui résultent pour - l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une - guerre imminente avec l'Union américaine. -- Où en étaient - restées les questions de droit maritime entre l'Europe et - l'Amérique. -- Renonciation de la part des Américains au système - de _non-intercourse_, en faveur des puissances qui leur - restitueront les légitimes droits de la neutralité. -- Saisissant - cette occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin - et de Milan, si l'Amérique obtient le rappel des _ordres du - conseil_, ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. -- - L'Amérique accepte cette proposition avec empressement. -- - Négociation qui dure plus d'une année pour obtenir de - l'Angleterre la révocation des _ordres du conseil_. -- Entêtement - de l'Angleterre dans son système, et refus des propositions - américaines, fondé sur ce que la révocation des décrets de Berlin - et de Milan n'est pas sincère. -- Puériles contestations de la - diplomatie britannique sur ce sujet. -- Napoléon ne se bornant - plus à une simple promesse de révocation, rend le décret du 28 - avril 1811, par lequel les décrets de Berlin et de Milan sont, - par rapport à l'Amérique, révoqués purement et simplement. -- - L'Angleterre contestant encore un fait devenu évident, les - Américains sont disposés à lui déclarer la guerre. -- Dernières - hésitations de leur part dues aux procédés malentendus de - Napoléon, et aux dispositions des divers partis en Amérique. -- - État de ces partis. -- Fédéralistes et républicains. -- Le - président Maddisson. -- La guerre résolue d'abord pour 1811 est - remise à 1812. -- Les violences redoublées de l'Angleterre, et - surtout la _presse_ exercée sur les matelots américains, décident - enfin le gouvernement de l'Union. -- Le président Maddisson - propose une suite de mesures militaires. -- Vive agitation dans - le congrès, et déclaration de guerre à l'Angleterre. -- - Importance de cet événement, et conséquences qu'il aurait pu - avoir sans le désastre de Russie et sans les événements - d'Espagne. -- État de la guerre dans la Péninsule. -- Dégoût - croissant de Napoléon pour cette guerre. -- Situation dans - laquelle il avait laissé les choses en partant pour la Russie, et - résolution qu'il avait prise de déférer le commandement en chef - au roi Joseph. -- Comment ce commandement avait été accepté dans - les diverses armées qui occupaient la Péninsule. -- État des - armées du Nord, de Portugal, du Centre, d'Andalousie et d'Aragon. - -- Résistance à l'autorité de Joseph dans tous les états-majors, - excepté dans celui de l'armée de Portugal, qui avait besoin de - lui. -- Projets de lord Wellington, évidemment dirigés contre - l'armée de Portugal. -- Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan, - son major général, discerne parfaitement le danger dont on est - menacé, et le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie, - qui sont seules en mesure de secourir efficacement l'armée de - Portugal. -- Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont - successivement appelés à commander l'armée du Nord. -- Refus du - maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues - contestations avec Joseph. -- Situation grave et difficile de - l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal Marmont. - -- Opérations préliminaires de lord Wellington au printemps de - 1812. -- Voulant empêcher les armées d'Andalousie et de Portugal - de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une surprise - contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le Tage. -- Enlèvement - et destruction de ces ouvrages par le général Hill les 18 et 19 - mai. -- Après ce coup hardi, lord Wellington passe l'Aguéda dans - les premiers jours de juin. -- Sa marche vers Salamanque. -- - Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. -- Attaque et prise - des forts de Salamanque. -- Retraite du maréchal Marmont derrière - le Douro. -- Situation et force des deux armées en présence. -- - Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la division des - Asturies, et réuni environ quarante mille hommes, n'attendant - plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle d'Andalousie, - ni même de celle du Centre, se décide à repasser le Douro, afin - de forcer les Anglais à rétrograder. -- Il espère les éloigner - par ses manoeuvres, sans être exposé à leur livrer bataille. -- - Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et retraite des - Anglais sous Salamanque, à la position des Arapiles. -- Le - maréchal Marmont essaye de manoeuvrer encore autour de la - position des Arapiles, afin d'obliger lord Wellington à rentrer - en Portugal. -- Au milieu de ces mouvements hasardés, les deux - armées s'abordent, et en viennent aux mains. -- Bataille de - Salamanque, livrée et perdue le 22 juillet. -- Le maréchal - Marmont, gravement blessé, est remplacé par le général Clausel. - -- Funestes conséquences de cette bataille. -- Pendant qu'on la - livrait, le roi Joseph, qui n'avait pu décider les diverses - armées à secourir celle de Portugal, avait pris le parti de la - secourir lui-même, mais sans l'en avertir à temps. -- Inutile - marche de Joseph sur Salamanque à la tête d'une force de treize à - quatorze mille hommes. -- Il passe quelques jours au delà du - Guadarrama, afin de ralentir les progrès de lord Wellington, et - de dégager l'armée de Portugal vivement poursuivie. -- Grâce à sa - présence et à la vigueur du général Clausel, on sauve les débris - de l'armée de Portugal qu'on recueille aux environs de - Valladolid. -- État moral et matériel de cette armée, toujours - malheureuse malgré sa vaillance. -- Profond chagrin de Joseph - menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa capitale. -- N'ayant - plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le conseil du - maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. -- Ses ordres - impératifs au maréchal Soult. -- Après avoir poursuivi quelques - jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant pas au - désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne la - poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12 août. -- - Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la Manche, - et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée d'Andalousie, - se réfugie à Valence. -- Horribles souffrances de l'armée du - Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa suite. -- - Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de toutes - choses auprès du maréchal Suchet. -- Le maréchal Soult, averti - par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à évacuer - l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre à - Valence. -- Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa - conduite. -- Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains - de Joseph. -- Irritation de Joseph. -- Son entrevue avec le - maréchal Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. -- Conférence - avec les trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de - campagne à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais - en Portugal. -- Avis des trois maréchaux. -- Sagesse du plan - proposé par le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. -- Les - deux armées d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid - vers la fin d'octobre. -- Temps perdu par lord Wellington à - Madrid; sa tardive apparition devant Burgos. -- Belle résistance - de la garnison de Burgos. -- L'armée de Portugal renforcée oblige - lord Wellington à lever le siége de Burgos. -- Alarmé de la - concentration de forces dont il est menacé, lord Wellington se - retire de nouveau sous les murs de Salamanque, et y prend - position. -- Pendant ce temps Joseph, arrivé sur le Tage avec les - armées du Centre et d'Andalousie réunies, chasse devant lui le - général Hill, l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le - 2 novembre, et en part immédiatement pour se mettre à la - poursuite des Anglais. -- Son arrivée le 6 novembre au delà du - Guadarrama. -- L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les - bords du Douro, se joint à lui. -- Réunion de plus de - quatre-vingt mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe, - devant lord Wellington à Salamanque. -- Heureuse occasion de - venger nos malheurs. -- Plan d'attaque proposé par le maréchal - Jourdan, approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal - Soult. -- Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général - de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du - maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la - responsabilité de la conduite à tenir. -- Le maréchal Soult passe - la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal - Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. -- Lord Wellington - n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille - Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille - Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. -- Juste - mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et - leur entrée en cantonnements. -- Retour de Joseph à Madrid. -- - Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui, s'ajoutant au - désastre de Moscou, aggravent la situation de la France. -- Joie - en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement inouï des esprits - à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon. - - -[En marge: Mai 1812.] - -[En marge: Événements qui se passaient en Angleterre, en Amérique et -en Espagne pendant la campagne de Russie.] - -Pendant que s'accomplissait au nord de l'Europe la catastrophe sans -exemple que nous venons de retracer, les rivages lointains de -l'Atlantique, les plages brûlantes de l'Espagne étaient le théâtre -d'événements moins extraordinaires sans doute, mais extrêmement -graves, comme tous ceux qui découlaient de la politique exorbitante de -Napoléon, et prouvant tout aussi évidemment la folie de cette -politique. On y pouvait voir démontrée clairement cette vérité que -nous avons déjà énoncée, que si au lieu d'aller chercher à vaincre -l'Europe au fond de la Russie, Napoléon avait persévéré à la combattre -sur le théâtre difficile, mais choisi par lui, de la Péninsule et de -l'Atlantique, en conduisant à terme la guerre d'Espagne et le blocus -continental, il eût probablement contraint l'Angleterre à céder, -désarmé du même coup l'Europe entière, sinon pour toujours, du moins -pour bien des années, et se serait ainsi ménagé le temps (la raison -venant l'éclairer) de faire du faîte même de sa grandeur les -sacrifices qui auraient rendu sa domination durable en la rendant -supportable. Il faut donc avant de reprendre les suites de la fatale -expédition de Russie, retracer les événements de l'Espagne et de -l'Amérique pendant l'année 1812, les uns funestes, les autres -inutilement heureux, tous effets de la même cause, la volonté mobile -et désordonnée d'un génie immense mais sans frein. - -[En marge: Continuation des embarras commerciaux de l'Angleterre.] - -Lorsque Napoléon dégoûté de la guerre d'Espagne, au moment même où la -persévérance aurait pu en corriger le vice, avait songé à porter ses -forces au nord, la Grande-Bretagne était, comme on l'a vu, dans une -situation des plus difficiles. Les succès obtenus par lord Wellington -grâce à nos fautes avaient sans doute rendu en Angleterre quelque -sérénité aux esprits, mais on y sentait tous les jours davantage les -cruelles gênes imposées au commerce, on entrevoyait avec effroi le -terme d'une puissance financière trop peu ménagée, et on pensait sans -cesse au danger qui menacerait l'armée britannique, si jamais Napoléon -dirigeait contre elle un effort décisif. La situation commerciale ne -s'était point améliorée. D'énormes quantités de denrées coloniales en -sucres, cafés, cotons, accumulées ou dans des docks, ou sur des -vaisseaux qui obstruaient la Tamise; des quantités non moins -considérables d'objets manufacturés ne sortant pas de chez les -fabricants qui les avaient produits, ou de chez les spéculateurs qui -les avaient achetés; les unes et les autres servant de motif à une -vaste émission de papier de commerce, que la banque escomptait, et -dont elle fournissait la valeur en papier-monnaie qui perdait 20 à 25 -pour cent; une baisse continue du change résultant de cet état de -choses, laquelle ne pouvait être arrêtée qu'au moyen d'une exportation -illégale et continue de numéraire, à ce point qu'à Gravelines et -Dunkerque seulement les _smogleurs_ apportaient par mois plusieurs -millions de guinées en or: telle était, avons-nous dit, la situation -commerciale de l'Angleterre depuis quelques années. Des dépenses -publiques qui commençaient à être de cent millions sterling par an (2 -milliards 500 millions de francs) contre 90 millions sterling de -ressources, dans lesquelles figurait un emprunt annuel de 20 millions -sterling, constituaient la situation financière. La disette qui nous -avait tourmentés cette année, n'avait pas moins sévi en Angleterre, et -des bandes d'ouvriers brisant les métiers, égorgeant quelquefois les -manufacturiers, demandant du pain avec des cris qui auraient fait -trembler un gouvernement moins habitué aux clameurs d'un peuple libre, -mais qui devaient émouvoir tout gouvernement sage et humain, -ajoutaient le dernier trait à cette détresse, causée par une longue -guerre au sein de la plus prodigieuse richesse qui eût encore paru sur -notre globe. - -[En marge: Désir général de la paix.] - -[En marge: Longues hésitations du régent.] - -Il est vrai que cent vaisseaux de guerre, deux cents frégates, portant -sur toutes les mers un pavillon victorieux, qu'une armée de terre peu -nombreuse, mais vaillante et sagement conduite, et enfin un cabinet -qui seul en Europe n'avait pas subi les volontés despotiques de -Napoléon, dédommageaient la glorieuse Angleterre de ses souffrances. -Mais tous les gens sages reconnaissaient que cette situation cachait -de grands périls, que si le génie redoutable auquel on avait affaire -mettait quelque prudence et quelque suite dans ses desseins, il -pouvait en continuant son blocus continental un an ou deux encore, -réduire le commerce et les finances de l'Angleterre aux dernières -extrémités, et terminer même l'interminable guerre d'Espagne, en -jetant à la mer lord Wellington et sa brave armée. Cent mille des six -cent mille hommes perdus en Russie, et la personne de Napoléon, -auraient dans la Péninsule rendu ce résultat infaillible. Voilà ce que -tout le monde sentait confusément, et ce que chacun exprimait avec le -langage qui lui était propre. Les opposants du parlement britannique -le disaient en langage de parti; le peuple le vociférait dans les rues -de Londres à la façon de la populace; des ministres éclairés le -disaient eux-mêmes dans le sein du cabinet anglais, et le marquis de -Wellesley, frère du célèbre lord Wellington, personnage aussi -clairvoyant qu'éloquent, partageant cet avis, était sorti du ministère -par antipathie pour le caractère de M. Perceval et pour sa politique -inflexible. Mais il y a une ornière de la guerre, ornière aussi -profonde que celle de la paix quand on s'y est traîné longtemps, et -dont alors on ne savait pas plus sortir en Angleterre qu'en France. On -y était, on y restait, bien qu'on eût songé plus d'une fois à s'en -tirer. Le résultat, il est vrai, devait donner raison à ceux qui -s'obstinaient à rester dans cette ornière, mais avec un peu de sagesse -de la part de Napoléon, il en eût été tout autrement. - -[En marge: Mort de M. Perceval.] - -Un sentiment honorable, mêlé à un sentiment intéressé, y retenait, il -faut le reconnaître, le gros de la nation, c'était la sympathie qu'on -avait conçue pour les insurgés espagnols, et le désir aussi d'empêcher -Napoléon d'établir son influence dans la Péninsule. Si Napoléon avait -fait un sacrifice à cet égard, ou bien si par une victoire décisive il -eût dégagé l'honneur de l'Angleterre envers les Espagnols, la paix eût -été immédiatement acceptée, avec de prodigieux agrandissements pour la -France. Deux hommes seulement manifestaient en Angleterre une -résolution inébranlable, c'étaient M. Perceval et lord Wellington. Le -premier, avocat habile, coeur honnête, mais esprit étroit et -indomptable, désagréable même à ses collègues par son entêtement, et -devenu par ce défaut, ou cette qualité, le véritable chef du cabinet, -ne voulait pas céder, uniquement par opiniâtreté de caractère. Lord -Wellington, par l'intérêt de sa gloire qui grandissait tous les jours -dans la Péninsule, et par une sagacité profonde qui lui faisait -démêler dans la conduite des affaires d'Espagne un commencement de -déraison, signe ordinaire de la fin des dominations exorbitantes, lord -Wellington voulait persévérer, et disait que sans être assuré de se -maintenir toujours dans la Péninsule, il croyait entrevoir cependant -que le vaste empire de Napoléon approchait de sa ruine. Le prince -régent, arrivé depuis une année au gouvernement de l'État, hésitait -entre les chefs de l'opposition, ses anciens amis, et les ministres, -anciens dépositaires de la confiance de son père. Peu à peu il s'était -habitué à ceux-ci, et s'était refroidi pour ceux-là; mais il sentait -le danger de s'obstiner dans le système d'une guerre sans terme, et le -danger aussi de remettre soudainement le pouvoir aux mains d'hommes -qui n'avaient jamais dirigé cette guerre, qui la condamnaient même, -dans un moment où pour la bien finir il fallait peut-être savoir y -persévérer quelque temps encore. Au milieu de ces perplexités, il -avait essayé au commencement de 1812, comme nous l'avons dit ailleurs, -de ménager entre les ministres et les lords Grey et Grenville un -rapprochement qu'il désirait beaucoup, et qu'il n'était point parvenu -à opérer. Tout à coup un événement imprévu, qui dans toute autre -situation aurait certainement amené un changement de pouvoir en -Angleterre, avait fait disparaître de la scène le principal ministre, -par un crime étrange, auquel on ne put découvrir d'autre cause que la -folie d'un individu. Le nommé Bellingham, espèce de maniaque, qui -croyait avoir rendu en Russie des services à son pays, qui ne cessait -d'en réclamer le prix tantôt auprès de l'ambassadeur, lord Gower, -tantôt auprès des membres du cabinet, et qui tous les jours assiégeait -les avenues du parlement pour intéresser à sa cause des protecteurs -puissants, résolut de tuer l'un des personnages qu'il avait sollicités -en vain. Celui qu'il aurait voulu immoler à sa vengeance était lord -Gower. Il rencontra M. Perceval, et le tua d'un coup de pistolet. Il -se constitua lui-même prisonnier, s'avoua coupable, et mourut avec la -tranquillité d'un insensé. On avait cru d'abord à un crime politique; -on se convainquit bientôt du contraire; néanmoins quelque chose de -politique apparut dans ce crime, ce furent les cris féroces d'une -populace exaspérée par la souffrance, et donnant des témoignages -d'intérêt au misérable qui avait frappé un homme illustre, justiciable -de l'histoire, mais non du poignard des assassins. - -[En marge: Sans la guerre de Russie, qui fit naître de nouvelles -espérances, la mort de M. Perceval eût amené un changement de -politique.] - -Si un pareil événement avait eu lieu avant qu'on pût prévoir la guerre -de Russie, probablement il eût amené un changement de système. Mais M. -Perceval avait été frappé le 11 mai, au moment même où Napoléon -marchait vers le Niémen, et cette guerre qui ouvrait des perspectives -toutes nouvelles à la vieille politique de M. Pitt, ne permettait pas -qu'on changeât de direction. En confiant les affaires extérieures à -lord Castlereagh, le prince régent avait manifesté sa résolution de -persévérer dans la politique de MM. Pitt et Perceval. - -C'était une première chance heureuse que l'expédition de Russie -enlevait à Napoléon. Il allait voir s'en évanouir une autre non moins -regrettable, c'était celle qui aurait pu naître de la guerre imminente -entre l'Angleterre et l'Amérique. - -[En marge: Imminence d'une guerre entre l'Angleterre et l'Amérique.] - -Cette guerre, toujours possible, toujours probable depuis plus d'un -an, venait enfin d'être déclarée. - -Si Napoléon pour soumettre aux rigueurs du blocus continental les -puissances du continent, était condamné à les froisser cruellement, -l'Angleterre pour exercer son despotisme sur les mers, était condamnée -aussi à froisser non moins cruellement les puissances maritimes. Pour -obliger en effet toutes les nations commerçantes à venir toucher à -Londres ou à Malte, y recevoir permission de naviguer, y payer -tribut, s'y charger de marchandises anglaises; pour les obliger à -reconnaître comme bloqués des ports qui ne l'avaient jamais été, même -par des forces illusoires, il fallait exercer une tyrannie -insupportable sur mer, et tout aussi odieuse que celle de Napoléon sur -terre. Si Napoléon sous prétexte de fermer au commerce britannique une -portion de rivage, s'en emparait, témoin la Hollande, Oldenbourg, les -villes anséatiques, l'Angleterre ne pouvant prendre possession de -l'Océan, s'y arrogeait des droits qui valaient bien les usurpations -territoriales de Napoléon, et qui devaient tôt ou tard révolter les -nations intéressées à la liberté des mers. - -[En marge: Excès de pouvoirs commis par l'Angleterre sur les mers, et -assez semblables à ceux que Napoléon se permet sur le continent.] - -C'était là une des circonstances dont Napoléon aurait pu profiter, et -qui lui aurait procuré des alliés, comme il en donnait à l'Angleterre -par les rigueurs du blocus continental, s'il avait su en quoi que ce -soit attendre les bienfaits du temps. - -La plupart des puissances maritimes de l'ancien monde, absorbées dans -son immense empire, avaient disparu. Mais au delà de l'Atlantique il -en restait une inaccessible aux armées européennes, grandissant en -silence, acquérant chaque jour des forces qu'on soupçonnait, sans les -connaître, c'était l'Amérique, véritable Hercule au berceau, qui -devait étonner l'univers dès qu'il ferait un premier essai de sa -vigueur naturelle. On se rappelle l'attitude qu'avaient prise à son -égard l'Angleterre et la France, à propos du droit maritime, soutenu -par l'une, contesté par l'autre, et il semblait que toutes deux -fissent assaut de fautes sur ce théâtre où elles auraient eu tant -d'intérêt à se bien conduire. Mais le cabinet britannique ayant même -surpassé les fautes de Napoléon, la balance allait enfin verser en -faveur de ce dernier, et la guerre s'était détournée de la France pour -assaillir l'Angleterre, conjoncture bien heureuse, si quelque chose -avait pu être heureux encore, lorsque toutes nos ressources venaient -de s'engloutir dans l'abîme du Nord. - -[En marge: L'Amérique révoque l'acte de non-intercourse, et déclare -qu'elle rétablira ses relations commerciales avec celle des puissances -belligérantes qui renoncera à ses prétentions arbitraires sur les -mers.] - -On a vu plus haut comment l'Amérique révoltée par les _ordres du -conseil_, qui exigeaient qu'on touchât à Londres ou à Malte pour -obtenir la permission de naviguer, et qui frappaient d'interdit de -vastes étendues de rivages sans l'excuse du blocus réel, avait été -presque aussitôt froissée par les décrets de Berlin et de Milan, qui -déclaraient dénationalisé tout bâtiment ayant déféré aux prescriptions -du conseil britannique, et comment indignée également de ces deux -tyrannies, dont l'une pourtant était la suite inévitable de l'autre, -elle avait répondu d'une manière égale à toutes deux, en leur opposant -l'acte de _non-intercourse_. On se souvient que cet acte défendait aux -navigateurs américains de fréquenter les mers d'Europe, mais que -beaucoup de ces navigateurs, enfreignant les règlements de leur pays, -avaient, par l'appât d'un gros bénéfice, subi les lois, le pavillon, -la souveraineté de l'Angleterre, et fourni cette race de faux neutres, -dont Napoléon avait fait de si larges captures, et dont il avait voulu -obliger tous les États, même la Russie, à faire leur butin. On se -souvient encore qu'après moins de deux années de ce régime, l'Amérique -dégoûtée de se punir elle-même pour punir les autres, avait enfin -changé de système, et déclaré qu'elle était prête à rentrer en -relations commerciales avec celle des deux puissances belligérantes -qui renoncerait à toute prétention tyrannique sur les mers. - -[En marge: Napoléon saisit cette occasion, et révoque les décrets de -Berlin et de Milan à l'égard des Américains, à condition qu'ils feront -respecter leurs droits par l'Angleterre.] - -Napoléon avait habilement saisi cette circonstance, et déclaré qu'à -partir du 1er novembre 1810 les décrets de Berlin et de Milan seraient -levés pour l'Amérique, si celle-ci obtenait par rapport à elle-même la -révocation des _ordres du conseil_, ou si, ne le pouvant pas, elle -faisait respecter ses droits. C'était une déclaration conditionnelle, -incomplète dans sa forme, car Napoléon n'avait pas encore émis de -décret, incomplète dans ses effets, car il ne restituait pas -immédiatement aux Américains tous les droits de la neutralité, mais -très-sincère, et qu'il était résolu à faire suivre d'effets sérieux, à -condition que les Américains se conduiraient convenablement envers -nous et envers eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils exigeraient la -révocation des _ordres du conseil_, ou déclareraient la guerre à -l'Angleterre. Napoléon, avec des ménagements qu'il n'avait pas -toujours pour la dignité d'autrui, s'était abstenu de prononcer le mot -de guerre à l'Angleterre, pour ne pas dicter trop ouvertement à -l'Amérique la conduite qu'elle avait à tenir, et il s'était renfermé -dans la formule plus générale, mais suffisamment significative, que -nous venons de rapporter, formule qui n'imposait à l'Amérique d'autre -obligation que celle de faire respecter ses droits. - -[En marge: L'Amérique accepte la déclaration de Napoléon, rétablit les -relations commerciales avec la France, et les laisse suspendues avec -l'Angleterre.] - -[En marge: Modifications illusoires apportées par l'Angleterre à ses -_ordres du conseil_.] - -[En marge: Prétentions dans lesquelles persiste l'Angleterre.] - -[En marge: La _presse_ exercée à l'égard des matelots américains.] - -L'Amérique s'empressant d'accueillir cette ouverture, avait déclaré, -par un acte du 2 mars 1811, tous les rapports maritimes rétablis avec -la France, et l'_acte de non-intercourse_ maintenu envers -l'Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci révoquât ses _ordres du -conseil_. À cette nouvelle le cabinet britannique, s'obstinant par -amour-propre bien plus que par intérêt, dans ses _ordres du conseil_, -les avait modifiés dans quelques-unes de leurs dispositions, sans les -abroger en principe. Ainsi il avait cessé d'imposer aux bâtiments de -commerce la relâche à Londres ou à Malte; il avait restreint aussi son -système de blocus, et s'était borné à déclarer bloquées les côtes de -l'Empire français, depuis l'Elbe jusqu'à Saint-Sébastien dans l'Océan, -depuis Port-Vendre jusqu'à Cattaro dans la Méditerranée et -l'Adriatique, et quant à la prétention de confisquer la propriété -ennemie sur les bâtiments neutres, il l'avait maintenue sans -restriction. C'était retenir à peu près tout entière la tyrannie -maritime que l'Angleterre s'était arrogée, car si l'obligation d'aller -à Londres cessait, si le blocus sur le papier était un peu moins -étendu, en réalité la prétention de visiter les neutres autrement que -pour constater la sincérité du pavillon, et de rechercher à leur bord -la propriété ennemie, la prétention de leur interdire tel ou tel port -qui n'était pas bloqué effectivement, constituaient justement toutes -les usurpations dont ils s'étaient plaints, et qui avaient amené en -représaille les décrets de Berlin et de Milan. Si en droit les -violations de principes étaient tout aussi flagrantes, en fait elles -étaient tout aussi incommodes, car la visite exercée contre le -pavillon neutre servait non-seulement à saisir chez les Américains les -soieries, les vins, tout ce qui faisait l'objet de leur commerce avec -la France, sous prétexte que c'était propriété ennemie, mais donnait -occasion à une vexation insupportable, la _presse_ des matelots. Les -Anglais en effet prétendaient avoir le droit de poursuivre les -matelots anglais déserteurs de leur patrie, en quelque lieu qu'ils les -trouvassent. En conséquence, après avoir recherché sur les bâtiments -américains tout ce qui pouvait paraître marchandise française, ils -enlevaient encore les matelots américains, sous prétexte que parlant -anglais ils étaient Anglais. Cette dernière vexation était devenue -intolérable. Tout bâtiment portant une marchandise française en était -dépouillé; tout matelot parlant anglais était arrêté comme déserteur, -et plusieurs frégates anglaises exerçaient ce droit sur les rivages -mêmes d'Amérique, à la vue des populations indignées. Sans doute il -pouvait y avoir en Amérique quelques matelots anglais déserteurs, car -dans tous les pays qui sont en état de guerre, il arrive qu'un certain -nombre de matelots émigrent pour ne pas être arrachés au commerce, -toujours plus lucratif pour eux que la guerre. Mais heureusement pour -l'honneur des nations, c'est le moindre nombre qui agit de la sorte. -Or, on évaluait à plus de six mille les matelots dont la capture était -légalement constatée, ce qui donnait lieu de croire qu'on en avait -enlevé le double au moins sur les bâtiments américains, en supposant -qu'ils étaient Anglais. Si donc au droit de visite ainsi exercé, on -ajoute le blocus de l'Empire français, qui comprenait alors la -meilleure partie de l'Europe civilisée, on conviendra que le commerce -de l'Europe restait impossible aux Américains, et que les dispenser de -venir prendre à Londres ou à Malte la permission de naviguer, que -restreindre quelque peu en leur faveur le blocus général, c'était -laisser subsister la tyrannie des mers tout entière. Autant valait -pour un Américain subir une relâche à Londres, car au moyen de cette -relâche il obtenait une licence avec laquelle il avait ensuite la -faculté d'aller où il voulait, et de faire au moins le commerce -britannique à défaut d'autre. - -[En marge: Longue controverse entre l'Angleterre et l'Amérique.] - -Les Américains connaissaient trop le droit maritime et leurs propres -intérêts pour ne pas relever à l'instant ces intolérables prétentions, -et montrer tout ce qu'avaient d'illusoire les prétendues modifications -apportées aux _ordres du conseil_. La _presse_ de leurs matelots -surtout, obstinément continuée à l'embouchure de la Chesapeak et de la -Delaware, par des frégates anglaises dont on entendait le canon, -était, chaque fois qu'elle s'exerçait, l'occasion d'un cri unanime, et -le sujet des plus véhémentes réclamations. Toute l'année 1811, -employée par Napoléon à faire une guerre négligée dans la Péninsule, -et à préparer une guerre fatale en Russie, avait été pour les Anglais -et les Américains remplie de cette contestation, parvenue bientôt au -dernier degré de violence. Lord Castlereagh soutenait avec une -arrogance incroyable, et une obstination sophistique peu digne de -l'Angleterre, que les modifications apportées aux _ordres du conseil_ -étaient considérables, plus considérables que celles que Napoléon -avait apportées aux décrets de Berlin et de Milan; qu'en réalité ces -décrets n'avaient pas été révoqués, que l'Amérique ne pouvait pas -fournir la preuve de cette révocation, que tous les jours on avait la -démonstration du contraire dans l'arrestation de nombreux bâtiments -américains par la marine française; qu'enfin en demandant pour le -pavillon neutre la liberté de transporter ce qu'il voudrait, sauf la -contrebande de guerre, on demandait tout simplement la libre -circulation des produits français dans le monde entier, vins, -soieries, etc., et qu'en retour les Américains n'avaient pas obtenu la -libre circulation des produits anglais. Quant à la _presse_ des -matelots, lord Castlereagh se montrait inflexible, et ne voulait à -aucun prix renoncer à l'exercer, disant qu'en fait d'hommes de mer, -lesquels constituaient la plus précieuse des propriétés britanniques, -l'Angleterre prenait son bien partout où elle le trouvait. - -Les Américains répondaient avec raison que les modifications apportées -aux _ordres du conseil_ étaient nulles, lorsqu'on se réservait la -faculté de rechercher la propriété ennemie sous le pavillon neutre, et -lorsqu'on maintenait en outre le blocus fictif; que la révocation des -décrets de Berlin et de Milan était un acte qui les concernait -exclusivement, de la sincérité duquel ils étaient seuls juges, -puisqu'il s'appliquait à leur commerce et non à celui d'autrui; que -d'ailleurs ils avaient dans les mains la déclaration officielle du -ministère français, prête à être convertie en décret dès que la -condition exigée par la France serait remplie par l'Amérique; qu'à la -vérité quelques procédés arbitraires, résultant d'une situation -indéterminée, résultant surtout des violences britanniques, étaient -encore à déplorer de la part de la France, que c'était à l'Amérique à -les faire cesser, et qu'elle y pourvoirait; qu'en tout cas la -révocation des décrets de Napoléon la regardait, qu'elle y croyait, -que cela suffisait pour qu'elle pût demander un acte semblable à -l'Angleterre; que relativement au reproche de n'avoir pas obtenu de la -France la libre circulation des marchandises anglaises, ce reproche -était puéril, et indigne de toute controverse sérieuse; qu'en effet, -l'Amérique en réclamant la liberté pour le neutre de charger à son -bord ce qu'il voulait, ne demandait pas à introduire en Angleterre par -exemple des vins ou des soieries de France, ce qui eût été une -prétention impertinente, mais à porter par toutes les mers des -soieries et des vins aux peuples auxquels il conviendrait de recevoir -ces objets; que c'était là le droit incontestable de toute nation -neutre, car elle ne devait pas souffrir de la guerre, n'y prenant -aucune part; que ce droit elle le réclamait, et allait l'obtenir de la -France par la révocation des décrets de Berlin et de Milan; qu'elle -pourrait dès lors à la face du pavillon français porter sur ses -bâtiments et sur toutes les mers des cotonnades anglaises par exemple, -les offrir à tous les pays qui en désiraient, mais qu'elle ne pouvait -exiger de ces pays, et de la France notamment, qu'ils les reçussent, -car la liberté du pavillon n'était pas la liberté du commerce; elle -était la faculté de porter ce qu'on voulait à qui voulait le recevoir, -mais non la faculté d'introduire chez autrui ce qu'il ne lui convenait -pas d'admettre sur son territoire; que se plaindre de ce que la -diplomatie américaine n'avait pas obtenu davantage, de ce qu'elle -n'avait pas exigé de la France la libre introduction des produits -anglais, était déraisonnable jusqu'à la puérilité, et que ce n'était -pas traiter sérieusement que de prétendre en faire un grief. - -Quant à la _presse_ des matelots, les Américains ajoutaient que si la -désertion était un délit que les Anglais avaient incontestablement le -droit de poursuivre et de punir sur leur territoire, ils ne pouvaient -pas le poursuivre sur le territoire d'autrui; que sur les mers, qui -sont à tous et à personne, un bâtiment couvert de son pavillon -national était territoire national, que c'était là un principe reconnu -par tous les peuples; que, dès lors, rechercher un matelot, Anglais ou -non, sur un bâtiment américain était un fait aussi révoltant que le -serait celui d'un constable anglais voulant saisir à Washington même -un coupable anglais, et lui faire subir ou une loi anglaise ou un -jugement anglais; que c'était là purement et simplement une violation -de territoire; qu'enfin tous les droits d'un gouvernement poursuivant -un coupable de sa nation sur le sol étranger, se réduisaient à -réclamer l'extradition, ce qui ne pouvait s'obtenir qu'en vertu de -stipulations spéciales et réciproques, appelées traités d'extradition. - -[En marge: L'exaspération des Américains contre la Grande-Bretagne les -aurait amenés à lui déclarer immédiatement la guerre, si Napoléon ne -leur avait lui-même fait subir des rigueurs intempestives.] - -Ces principes étaient tellement clairs, que lord Castlereagh et ses -légistes furent réduits au silence, et que dès l'année 1811 la guerre -eût été déclarée à l'Angleterre par les États-Unis, circonstance alors -des plus heureuses pour nous, si des rigueurs moins graves sans doute, -mais fâcheuses encore, exercées par la France, n'avaient fourni aux -partisans de l'influence britannique en Amérique et aux amis exagérés -de la paix des arguments spécieux contre la guerre. - -Napoléon n'avait pas voulu révoquer immédiatement ses décrets, et -s'était borné à une simple promesse formelle de les révoquer, dès que -l'Amérique aurait fait quelque chose de significatif contre -l'Angleterre. L'acte américain du 2 mars 1811, qui rétablissait les -rapports commerciaux avec la France, et les laissait suspendus avec -l'Angleterre, ayant été connu en Europe, Napoléon y répondit par un -acte du 28 avril 1811, qui révoquait les décrets de Berlin et de Milan -par rapport à l'Amérique. Cet acte officiel causa une vive sensation -aux États-Unis, et fit tomber la principale des assertions anglaises, -au point de ne pas permettre de la reproduire. Malheureusement -Napoléon détruisit en partie ce bon effet, en maintenant encore -certaines exceptions au droit pur des neutres, et en imposant au -commerce américain certaines gênes singulièrement incommodes. - -[En marge: Maintien des saisies prononcées en France contre les -cargaisons américaines.] - -D'abord il ne voulut pas restituer les fameuses cargaisons américaines -capturées en Hollande, parce qu'elles avaient une grande valeur, et -qu'elles appartenaient d'ailleurs à cette classe d'Américains qui -s'étaient faits les complaisants du commerce britannique, et pour -lesquels il avait plus d'aversion que pour les Anglais eux-mêmes. Il -donnait à l'appui de cette rigueur deux bonnes raisons, premièrement -que les propriétaires de ces cargaisons se trouvant en Europe -contrairement à l'acte de _non-intercourse_, y étaient en violation -des lois de leur pays, et devaient dès lors être considérés comme -dénationalisés; secondement, qu'à la même époque on avait arrêté en -Amérique des bâtiments français, pour violation de l'acte de -_non-intercourse_, et que l'arrestation des Français autorisait -naturellement celle des Américains. À la vérité, les Français saisis -étaient au nombre de trois ou quatre, et les Américains au nombre de -plusieurs centaines. Mais en fait d'honneur, disait Napoléon, on ne -comptait pas, et mille Américains capturés ne compensaient pas à ses -yeux un seul Français maltraité dans les ports de l'Union. Toutefois -il avait consenti à restituer les quelques Américains saisis depuis la -déclaration du 1er novembre 1810, c'est-à-dire depuis l'offre faite à -l'Amérique de révoquer les décrets de Berlin et de Milan, si elle -acceptait les conditions mises à cette révocation. - -[En marge: Diverses restrictions au droit des neutres maintenues par -Napoléon.] - -Quant au droit des neutres, Napoléon, en le rétablissant au profit des -Américains, avait laissé subsister diverses exceptions. Il renonçait -complétement à la faculté de rechercher la propriété ennemie sous le -pavillon neutre, et admettait que le pavillon couvrant la marchandise, -le neutre pouvait porter ce qu'il voulait en tous lieux. Il renonçait -à rechercher si un bâtiment américain avait touché à Londres ou à -Malte; il renonçait également à tous les blocus fictifs, mais il -prétendait encore saisir un Américain qui serait trouvé sous convoi -anglais, comme devenu ennemi par cette association; il prétendait en -outre, les Anglais persistant à bloquer les rivages de France, -interdire à tout bâtiment l'accès des rivages d'Angleterre, ne -s'adressant pas en cela, disait-il, aux Américains, mais aux rivages -d'Angleterre, en représaille de ce qui se faisait contre les rivages -de France. Enfin, ayant des armées devant Lisbonne et Cadix, il -soutenait que porter des farines à Lisbonne et à Cadix c'était violer -un blocus réel, et il avait prescrit de l'empêcher. Ces restrictions -au droit pur des neutres étaient fort soutenables, mais leur utilité -réelle ne valait pas le mauvais effet qu'elles devaient produire en -Amérique. - -[En marge: Précautions gênantes imposées au commerce américain.] - -Quant au commerce, Napoléon, toujours soigneux en admettant en France -les Américains de n'y introduire ni des bâtiments anglais ni des -produits anglais, avait imaginé des précautions extrêmement -minutieuses. D'abord il n'avait permis que deux points de départ, -New-York et la Nouvelle-Orléans, et trois points d'arrivée, Bordeaux, -Nantes et le Havre. Il avait exigé que chaque cargaison fût, avant le -départ d'Amérique, vérifiée et inventoriée par ses consuls, pour qu'il -n'y eût pas en route substitution de valeur et de qualité. En outre il -avait désigné les matières qu'on pourrait importer en France, en avait -exclu le sucre et le café, qui sont d'origine toujours douteuse, et -avait voulu qu'en retour des marchandises introduites, les Américains -fussent tenus d'exporter un tiers de la valeur de ces marchandises en -vins, et deux tiers en soieries. Enfin il avait soumis les objets -importés d'Amérique au fameux tarif du 5 août 1810, lequel consistait -à substituer un droit de 50 pour cent à la prohibition absolue -prononcée contre tous les produits exotiques. - -Lorsque les Américains admis dans nos ports y trouvèrent ces gênes, -relativement aux points de départ et d'arrivée, relativement à la -nature des marchandises qu'ils pouvaient introduire, à la nature et à -la proportion de celles qu'ils étaient tenus d'exporter, ils se -plaignirent vivement d'un commerce chargé de pareilles entraves, et -malheureusement leurs plaintes portées aux États-Unis devaient y -produire un retentissement fâcheux. Napoléon, en effet, se privait -pour un bien petit avantage d'un résultat politique fort important, -celui d'une déclaration de guerre de l'Amérique à l'Angleterre. Tout -en ayant raison de ne pas vouloir laisser s'infiltrer les produits -anglais en France par le moyen des neutres, il était bien certain -qu'une fois la guerre déclarée les Américains ne puiseraient guère la -matière de leurs importations dans les entrepôts britanniques. De -plus, en exigeant des constatations bien faites par des consuls d'une -probité rigoureuse, il aurait pu se dispenser de restreindre à deux -ports en Amérique, à trois ports en France, les points de départ et -d'arrivée, car c'était rendre aux Anglais le blocus de nos rivages -trop facile, que de réduire à trois le nombre des points à bloquer. -Quant aux marchandises, la plupart, comme les bois, les tabacs, les -farines, étaient tellement propres aux États-Unis, les autres, comme -les cotons, avaient des signes tellement certains de leur origine, -qu'il n'y avait pas à craindre la substitution pendant la traversée du -produit anglais au produit américain. Quant aux sucres et cafés, comme -il en fallait absolument une certaine quantité en France, et que -Napoléon permettait même d'aller les chercher en Angleterre au moyen -des licences, il eût été bien plus simple de les recevoir des -Américains, dussent ces derniers les prendre dans les colonies -anglaises. Enfin, quant à l'obligation d'acheter une certaine -proportion de vins et de soieries de France, il fallait ne pas tant -s'occuper de Bordeaux et de Lyon, car c'était leur nuire par trop de -sollicitude, et il suffisait de s'en fier aux Américains du soin de -choisir ceux de nos produits qu'ils pourraient exporter avec le plus -d'avantage. - -Le premier intérêt, celui qui l'emportait sur tous les autres, même -par rapport au blocus continental, c'était d'amener la guerre entre -l'Amérique et l'Angleterre. Dût-il en résulter quelque fraude, il -fallait à tout prix amener cette guerre, car à l'instant les Anglais -perdaient leur commerce avec l'Amérique, qui était encore de deux -cents millions, et rien ne pouvait les dédommager d'une telle perte. -De plus, la suppression du pavillon américain comme intermédiaire -était pour eux un dommage d'un autre genre, qui valait tous les -sacrifices momentanés qu'on s'imposerait en faveur de l'Amérique. -Lorsque par exemple nous obligions les Suédois, les Danois, les -Prussiens à déclarer la guerre aux Anglais, ils cédaient à la -violence, et ne se livraient qu'à de feintes hostilités. Mais une fois -le premier coup de canon tiré entre l'Amérique et l'Angleterre, une -haine nationale ardente devait s'allumer entre elles, le pavillon -américain devait cesser d'être le complaisant de la marine -britannique, et se figure-t-on ce que serait devenu pour l'Angleterre -le blocus continental, si les Américains ne s'étaient plus offerts -pour déjouer ce blocus, en prêtant aux Anglais leur prétendu pavillon -neutre? - -[En marge: Les procédés de la France envers l'Amérique servent -d'arguments aux partisans de l'Angleterre.] - -En vue d'obtenir un tel résultat, aucun sacrifice ne devait nous -coûter, et il était évident que pour l'obtenir il fallait d'abord -faire cesser toute plainte fondée des Américains contre nous, afin que -leur irritation fût exclusivement tournée contre l'Angleterre, et -ensuite leur faire espérer, en dédommagement du commerce qu'ils -allaient perdre avec l'Angleterre, un large commerce avec la France. -Malheureusement, par défiance, par orgueil, par entêtement, Napoléon -se défendait contre les concessions qu'on lui demandait, ne les -accordait qu'une à une, et souvent même en détruisait l'effet par des -rigueurs intempestives. Aussi lorsque dans le congrès américain les -partisans de la guerre citaient les vaisseaux arrêtés par les Anglais, -ou ceux à bord desquels on avait exercé la _presse_, les partisans de -la paix citaient en réponse les vaisseaux américains arrêtés par la -marine française aux bouches de la Tamise ou du Tage; et lorsqu'on -voulait faire luire à leurs yeux le vaste commerce de l'Empire -français en compensation du commerce britannique, ils citaient les -deux ports d'où l'on pouvait partir d'Amérique, les trois ports où -l'on pouvait aborder en France, et les gênes, les tarifs excessifs -qu'on était exposé à y rencontrer. - -[En marge: État des partis en Amérique.] - -L'état des esprits aux États-Unis, la division des partis dans cette -contrée libre, compliquaient encore cette situation. Alors comme plus -anciennement, et comme plus tard, l'Amérique du Nord était divisée en -fédéralistes et en démocrates. - -[En marge: Les fédéralistes, leur caractère et leurs opinions.] - -Les premiers, bien qu'ayant autrefois voulu la guerre contre -l'Angleterre pour l'affranchissement du sol américain, étaient -revenus, cet affranchissement obtenu, à une sorte de prédilection pour -l'ancienne mère patrie, et désiraient le commerce avec elle, -l'alliance avec sa politique, n'étant ni honteux ni fâchés d'une -ingratitude à l'égard de la France. Leurs intérêts et leurs opinions -étaient la double cause de ces penchants. Établis presque tous sur les -côtes nord-est de l'Amérique, à Philadelphie, à New-York, à Boston, -ils étaient d'anciens négociants anglais, intermédiaires naturels du -commerce avec l'Angleterre, et voulaient que l'Amérique consommât -surtout les produits britanniques dont ils étaient les importateurs et -les trafiquants. Ne produisant ni coton, ni sucre, ni tabac, ni -grains, ni bois, comme les colons de l'intérieur, ils se souciaient -peu de trouver des débouchés à ces produits, et ne s'inquiétaient que -du commerce anglais dont ils étaient les agents. Tels étaient leurs -intérêts; quant à leurs opinions, elles s'expliquaient tout aussi -simplement. Négociants riches, ayant les moeurs, les goûts, les idées -du grand commerce anglais dont ils étaient issus, ils avaient les -opinions réservées, sévères d'une aristocratie commerciale, aimaient -la politique sage, mesurée, conservatrice de Washington, inclinaient -fort à celle de M. Pitt, et ressemblaient singulièrement à cette -puissante cité de Londres, qui avait toujours formé la clientèle de -l'illustre ministre anglais. Quant à ce qui regardait spécialement -l'Amérique, ils désiraient un ordre de choses régulier, soutenaient -volontiers le gouvernement fédéral, et désiraient se maintenir en paix -avec toutes les puissances. La France de Louis XVI leur convenait à -peine, celle de la Convention pas du tout, et celle de Napoléon fort -peu. Ils déploraient les rigueurs de l'Angleterre envers leur -commerce; mais ils aimaient mieux les souffrir que de se mettre en -guerre avec elle, et surtout n'avaient aucune confiance dans le -gouvernement de Napoléon, qu'ils trouvaient à la fois révolutionnaire, -despotique, ambitieux, et perturbateur au plus haut point. - -[En marge: Les démocrates.] - -Les démocrates ou républicains, comme on les appelait à cette époque -voisine encore de la proclamation de la république, étaient par leurs -intérêts et leurs opinions exactement le contraire des fédéralistes. -Colons de l'intérieur pour la plupart, répandus dans la Virginie, la -Caroline, l'Ohio, le Kentucky, territoires riches en cotons, en -tabacs, en sucres, en céréales, en bois de toute espèce, ils avaient -intérêt à commercer avec la France, qui avait grand besoin des -produits de leur agriculture. Ayant les goûts de nos colons des -Antilles plutôt que ceux des négociants anglais, ils préféraient nos -produits à ceux de l'Angleterre, et enfin avec les moeurs des -planteurs ils en avaient les opinions, et étaient portés aux idées -immodérément libérales. Ardents autrefois à provoquer la révolte -contre l'Angleterre, ardents à désirer, à poursuivre l'indépendance de -l'Amérique, ils avaient, à la différence des fédéralistes, continué à -haïr l'Angleterre même après en avoir triomphé, et voulaient achever -l'oeuvre de leur indépendance en s'affranchissant du commerce, des -usages, de l'alliance de l'ancienne métropole. Naturellement ils -portaient à la France la bienveillance qu'ils refusaient à la -Grande-Bretagne, lui conservaient une vive reconnaissance des services -qu'ils en avaient reçus, lui pardonnaient aisément ses excès -révolutionnaires, dont ils avaient été moins révoltés que les -fédéralistes, et, quoiqu'elle fût tombée sous un despotisme passager, -voyaient toujours en elle la nation active, entreprenante, destinée en -tout temps à précipiter les mouvements de l'esprit humain. Irrités au -plus haut point des outrages faits à leur pavillon, ils étaient -impatients de les venger; ambitieux, ils tenaient à conquérir le -Canada, poussaient par ces motifs à la guerre avec l'Angleterre, et -formaient des voeux pour que la France, en ouvrant largement ses ports -à leur commerce, reçût leurs produits agricoles du sud et de l'ouest, -et fournît ainsi des arguments à leur polémique véhémente et -passionnée. - -[En marge: Arguments que les uns et les autres tirent de la conduite -de l'Angleterre et de la France à l'égard de l'union américaine.] - -Dès que des nouvelles arrivées d'Europe apportaient la connaissance de -quelques excès commis par les Anglais, les démocrates triomphaient, et -lorsqu'au contraire on apprenait que les Français avaient arrêté -encore quelque bâtiment américain, les fédéralistes disaient qu'à être -justes il faudrait déclarer la guerre aux deux puissances, et que ne -pouvant sans folie la faire à toutes deux, il fallait ne la faire à -aucune. Les démocrates répliquaient qu'il n'y avait que des gens sans -honneur, sans patriotisme, qui pussent souffrir la _presse_ de leurs -matelots, la violation de leur pavillon, qu'anciens colons de -l'Angleterre les fédéralistes voulaient le redevenir; et les -fédéralistes ainsi injuriés répondaient aux démocrates qu'ils étaient -des brouillons asservis à l'influence française. - -[En marge: Caractère et politique de M. Maddisson.] - -Le chef du pouvoir exécutif en ce moment était M. Maddisson, ami et -disciple de Jefferson, démocrate modéré, instruit, clairvoyant, rompu -aux affaires, et trouvant dans ses lumières personnelles un correctif -aux opinions trop vives de son parti. Convaincu de bonne foi que -l'Amérique avait bien plus d'intérêt à s'allier avec la France qu'avec -l'Angleterre, que, tout en voulant rester en paix, afin de recueillir -les immenses profits de la neutralité, il fallait au moins faire -respecter les droits de cette neutralité, il regardait une guerre avec -l'Angleterre comme tôt ou tard inévitable; mais il voulait y être -forcé par l'opinion, y être secondé par la France, et recevoir de -celle-ci en avantages commerciaux le prix du courage qu'on mettrait à -défendre la cause du droit maritime. Sage, mais aimant le pouvoir, il -avait une ambition, la seule jusqu'ici connue chez les présidents de -l'Union, celle d'obtenir une seconde élection, d'étendre ainsi de -quatre à huit années la durée de leur présidence, ce qui avait déjà -été la récompense et la gloire de Washington et de Jefferson, le terme -de leurs modestes et patriotiques désirs. Mais s'il avait devant les -yeux l'exemple de ces deux hommes illustres, il avait aussi celui de -M. John Adams, qui, ayant voulu en 1798 provoquer une guerre avec la -France, avait manqué sa réélection, et vu terminer sa gestion après -quatre années. Aussi apportait-il de grands ménagements dans sa -conduite, et il avait pris pour ministre des affaires étrangères M. -Monroe, démocrate de sa nuance, habitué autant que lui aux affaires, -tour à tour négociateur en Angleterre et en France, voulant être un -jour le continuateur de M. Maddisson, comme M. Maddisson lui-même -l'était de Jefferson. Mais, pour appeler M. Monroe à ce poste, M. -Maddisson avait écarté M. Smith, démocrate distingué et violent, -appartenant à une famille puissante, et il avait à se garder -non-seulement des fédéralistes, mais des démocrates extrêmes, -mécontents de sa circonspection et de sa lenteur calculée. - -Pour couper court à cette lutte des deux politiques qui divisaient -l'Amérique, il eût suffi d'une dépêche de Paris apportant la complète -et définitive reconnaissance du droit des neutres, et la concession de -sérieux avantages commerciaux. Malheureusement on était à la fin de -1811; Napoléon était déjà tout occupé de ses projets contre la Russie, -et sa tête ardente, quoique immensément vaste, ne portait pas deux -projets à la fois. Passionné en 1810 pour le blocus continental, il -eût trouvé dans une guerre de l'Amérique avec l'Angleterre l'occasion -de mille combinaisons favorables à ses plans, et il n'eût rien négligé -pour l'amener. À la fin de 1811, au contraire, plein de l'idée de -terminer au nord de l'Europe toutes ses luttes d'un seul coup, il ne -donnait à M. Barlow, ministre d'Amérique et ami du président -Maddisson, qu'une attention distraite, et lui faisait quelquefois -attendre une audience pendant des semaines entières. Outre cette -disposition aux préoccupations exclusives, ordinaire aux âmes -passionnées, Napoléon en avait une autre tout aussi prononcée, c'était -une espèce d'avarice politique, consistant à vouloir tirer tout des -autres en leur donnant le moins possible, disposition qui par crainte -d'être dupe d'autrui expose quelquefois à l'être de soi-même, car ne -rien accorder, ou n'accorder que très-peu, n'est souvent qu'un moyen -de ne rien obtenir. Persévérant quoique avec moins de passion dans -son système de blocus continental, craignant toujours s'il y changeait -quelque chose, d'ouvrir des issues aux Anglais, craignant aussi d'être -dupe des Américains, il voulait ne leur rien concéder tant qu'ils -n'auraient pas déclaré la guerre à l'Angleterre. Il disait sans cesse -à M. Barlow: Prononcez-vous, sortez de vos longues hésitations, et -vous obtiendrez de moi tous les avantages que vous pouvez désirer.--En -attendant, les frégates françaises détruisaient tout bâtiment -américain portant des blés à Lisbonne ou à Cadix, et nos corsaires -couraient sur ceux qui essayaient de pénétrer dans les bouches de la -Tamise. - -[En marge: La guerre, qui aurait pu éclater en 1811, est remise à -l'année 1812.] - -C'est ainsi que la guerre qui aurait pu être déclarée en 1811 ne le -fut pas, et que toute cette année se passa en discussions violentes -entre les partis qui divisaient l'Amérique. À chaque vaisseau arrivant -d'Europe, on courait chez M. Sérurier, ministre de France, pour savoir -s'il avait reçu quelques nouvelles satisfaisantes, et ce diplomate, -que Napoléon, après les affaires de Hollande, avait envoyé à -Washington pour y pousser les Américains à la guerre, et qui s'y -comportait avec zèle et mesure, répétait chaque fois la leçon qu'on -lui envoyait toute faite de Paris, et disait sans cesse aux -Américains, que lorsqu'ils auraient abandonné leur politique de -tergiversation, ils recueilleraient le prix de leur dévouement à la -cause du droit maritime. Le congrès américain fut ainsi ajourné à 1812 -sans avoir pris un parti, et ce fut, il faut le répéter, un grand -malheur, car cette guerre était de nature à donner au blocus -continental une telle efficacité, et à causer aux Anglais une telle -émotion, que la politique du cabinet britannique aurait pu en être -tout à coup changée. - -[En marge: Effet produit en Amérique par la _presse_ des matelots.] - -Cependant il était impossible que cette situation se prolongeât, et -l'année 1812 devait finir tout autrement que l'année 1811. Si la -France faisait attendre ses concessions commerciales, et saisissait -encore de temps en temps quelques bâtiments américains, l'Angleterre -persistait dans la négation absolue du droit des neutres, maintenait -ses _ordres du conseil_ dans toute leur rigueur, continuait sur les -côtes de l'Union la visite des bâtiments américains et la _presse_ des -matelots. Le nombre connu et publié des matelots enlevés avait produit -une indignation générale. Il passait comme nous venons de le dire le -chiffre de six mille, ce qui supposait une quantité bien plus -considérable de ces actes de violence, car on devait en ignorer au -moins autant qu'on en connaissait. Une dernière circonstance mit le -comble à l'exaspération publique, ce fut la déclaration faite par le -cabinet britannique, au moment où le prince régent reçut la plénitude -du pouvoir royal. Ce prince, ainsi qu'on l'a vu, appelé à la régence -en 1811, avait été obligé de subir certaines restrictions à sa -prérogative, restrictions de peu d'importance, mais qui paraissaient -être une sorte d'ajournement de son installation définitive. Tout le -monde en Angleterre comme en Europe avait semblé remettre à l'époque -où il serait pleinement investi du pouvoir royal, la détermination de -sa véritable politique. L'opposition en Angleterre n'avait pas -désespéré de le voir revenir à ses anciens amis, et l'Union américaine -différant sans cesse le moment d'une guerre redoutable, s'était -flattée que peut-être il apporterait quelques tempéraments à cet -absolutisme maritime, qui était un des caractères de la politique de -M. Pitt et de ses continuateurs. Mais les restrictions mises à -l'autorité du prince de Galles ayant été levées au commencement de -1812, et aucun changement n'en étant résulté dans la politique -britannique, il fallait bien désespérer, et l'Union prit enfin le -parti de ne pas supporter plus longtemps les vexations de -l'Angleterre, et de ne pas attendre plus longtemps non plus les -faveurs tant promises de Napoléon. Singulier spectacle donné par deux -grands gouvernements, l'un, celui de la France, ayant toutes les -lumières du génie, l'autre, celui de l'Angleterre, toutes les lumières -de la liberté, et tous deux aveuglés par les passions, entrant à -l'égard de l'Amérique dans une vraie concurrence de fautes, car, il -faut malheureusement le reconnaître, les pays libres se passionnent et -s'aveuglent comme les autres: seulement on peut dire que la liberté -est encore de tous les remèdes contre l'aveuglement des passions, le -plus sûr et le plus prompt. - -[En marge: L'entrée en possession de l'autorité royale par le prince -de Galles n'ayant amené aucun changement, les Américains inclinent -définitivement à la guerre contre la Grande-Bretagne.] - -[En marge: Adoption des mesures militaires exigées par les -circonstances.] - -Le gouvernement américain, mécontent de la France, mais indigné contre -l'Angleterre, prépara une suite de mesures militaires qui indiquaient -visiblement la résolution de faire la guerre, et il eut grand soin en -ce moment de s'abstenir de toute relation avec la légation française, -afin qu'on n'attribuât point ses déterminations à notre influence. Il -proposa de porter l'armée permanente à 20 mille hommes, d'admettre les -enrôlements volontaires jusqu'à 50 mille, de créer une flotte de 12 -vaisseaux et de 17 frégates, et d'emprunter 11 millions de dollars (55 -millions de francs). Ces mesures furent discutées avec ardeur et du -point de vue propre à chaque parti. Les fédéralistes voulant accroître -de plus en plus l'empire de l'autorité centrale, et se voyant -contraints à la guerre, penchaient pour l'augmentation de l'armée -permanente et de la marine, et repoussaient les enrôlements -volontaires. Par contre les démocrates, se défiant instinctivement du -pouvoir central, répugnaient à la création d'une armée permanente, et -ne comprenaient qu'un genre de guerre, celui qui consisterait à jeter -une nuée de volontaires sur le Canada pour soulever ce pays, et -l'attacher à la fédération américaine. Ces opinions qui peignaient si -bien le génie des deux partis, finirent par un vote commun en faveur -des projets soumis à la législature, un peu modifiés toutefois dans le -sens des fédéralistes, car le sénat, où ceux-ci avaient le plus -d'influence, fit porter de 20 mille hommes à 35 mille l'augmentation -de l'armée permanente. À ces mesures s'en ajouta une dernière, ce fut -l'_embargo_, consistant à interdire pendant deux mois la sortie des -ports d'Amérique à tous les bâtiments américains, afin que les Anglais -eussent peu de captures à opérer. Après ces deux mois la guerre -elle-même devait être déclarée. - -[En marge: Derniers incidents qui précèdent la déclaration de guerre.] - -Pendant ce temps divers incidents fournirent encore à chaque parti des -prétextes pour essayer de soutenir, l'un la paix, l'autre la guerre. -Un intrigant ayant fait des révélations, desquelles on pouvait -conclure que certains fédéralistes avaient eu des relations -condamnables avec le gouvernement anglais du Canada, les fédéralistes, -quoique accusés injustement, furent un moment atterrés. Bientôt -cependant un autre incident vint ranimer leurs esprits abattus, tant -il semblait que l'Amérique, avant de prendre sa résolution définitive, -dût se débattre longtemps entre les fautes de la France et de -l'Angleterre. On apprit que des frégates françaises, croisant dans les -parages de Lisbonne, avaient coulé à fond plusieurs bâtiments -américains portant des farines à l'armée anglaise. À cette nouvelle -les fédéralistes se relevèrent, soutinrent que les décrets de Berlin -et de Milan n'étaient pas rapportés, que le décret du 28 avril 1811 -n'était qu'un mensonge, et demandèrent comment on osait proposer la -guerre contre l'Angleterre pour n'avoir pas révoqué les _ordres du -conseil_, lorsque la France n'avait pas elle-même révoqué les décrets -de Berlin et de Milan. - -Il fallait cependant aboutir à une solution, car le gouvernement du -président Maddisson pouvait craindre de voir sa considération -compromise par ces continuelles tergiversations. Le public finit par -comprendre qu'après tout il n'était pas bien étonnant que la France -voulût empêcher les neutres d'approvisionner les armées ennemies, et, -sans pénétrer dans les difficultés de la question de droit, se calma -bientôt à l'égard de l'événement de Lisbonne. On lut des dépêches de -M. Barlow annonçant des dispositions excellentes de la part de la -France, dispositions qui n'attendaient pour se manifester qu'une -résolution énergique des États-Unis contre l'Angleterre. Enfin au -milieu de juin, à l'époque même où Napoléon marchait du Niémen sur la -Dwina, la question solennelle d'une guerre à l'Angleterre fut posée au -congrès américain. La discussion fut violente et prolongée. Quelques -fédéralistes exaltés s'écrièrent que puisqu'on voulait faire respecter -son pavillon et jouer l'héroïsme, il fallait ne pas le jouer à demi, -et déclarer la guerre aux deux puissances. La proposition était -ridicule, car à la veille de combattre pour le droit maritime, il eût -été étrange de déclarer la guerre à celle des deux puissances qui, -tout en violant quelquefois ce droit, soutenait pour son triomphe une -lutte acharnée. La proposition était de plus souverainement -imprudente, car dans quels ports les corsaires américains auraient-ils -trouvé un refuge et un marché, si on leur avait fermé jusqu'aux -rivages de France? On ne tint compte des saillies de gens qui -voulaient décrier une opinion en l'exagérant, et à la majorité de 79 -voix contre 37 dans la chambre des représentants, de 19 contre 13 dans -le sénat, la guerre fut votée par le congrès américain. La déclaration -officielle fut datée du 19 juin 1812. - -[En marge: Déclaration définitive de guerre faite par les États-Unis à -l'Angleterre, le 19 juin 1812.] - -Tandis que les fautes de l'Angleterre avaient cette issue, qui aurait -pu lui devenir si funeste, le cabinet britannique s'éclairant quand il -n'était plus temps, révoquait enfin les _ordres du conseil_, et M. -Forster, en s'embarquant dans l'un des ports de l'Union, venait d'en -recevoir la tardive nouvelle, qu'il laissait à un chargé d'affaires le -soin de communiquer au président Maddisson. - -[En marge: Premières hostilités.] - -Mais les démocrates s'étaient empressés de commencer les hostilités, -et en ce moment deux faits de guerre agitaient profondément -l'Amérique. L'un la remplissait de joie, l'autre de tristesse. Le -général Hull, à la tête d'une troupe de trois mille hommes, se hâtant -imprudemment de franchir la frontière du Canada près du fort de -_Détroit_, et de porter des proclamations insurrectionnelles aux -Canadiens, s'était trouvé pris entre les lacs Huron et Érié, enveloppé -par les troupes anglaises, et réduit à mettre bas les armes. -L'Amérique avait été vivement émue de cet événement, qui du reste -présageait si peu le sort de la présente guerre. Mais au même instant -le frère de ce général Hull, capitaine de la frégate _la -Constitution_, venait de remporter un triomphe qui avait exalté au -plus haut point le génie américain. Plusieurs frégates anglaises -avaient depuis un an insulté les côtes de l'Amérique, et exercé -insolemment la _presse_ à l'entrée de ses ports. La frégate _la -Guerrière_ notamment, autrefois française, avait bravé le commodore -américain Rogers, qui la cherchait pour la punir. Le capitaine Hull, -montant la frégate _la Constitution_, avait rencontré _la Guerrière_, -l'avait en trente minutes démâtée de tous ses mâts, et obligée de se -rendre avec 300 hommes, après lui en avoir blessé ou tué une -cinquantaine. Les manoeuvres et le tir de la frégate américaine -avaient été d'une précision admirable. Ses officiers, ses matelots -avaient déployé une intrépidité qui annonçait l'avénement sur la mer -d'une nouvelle race de héros. L'enthousiasme excité chez les -Américains par l'un de ces faits, la confusion produite par l'autre, -rendaient vains les efforts qu'on pouvait tenter pour amener un -rapprochement avec les Anglais. - -Tels avaient été les événements au delà de l'Atlantique, pendant la -tragique catastrophe de notre armée en Russie. Qu'on se figure l'effet -d'une pareille déclaration de guerre un an auparavant, lorsque -l'Angleterre se trouvant sans alliés en Europe, aurait vu un nouvel -ennemi surgir au delà des mers, lorsque les Américains, seuls -violateurs du blocus continental, seraient devenus ses ardents -coopérateurs, lorsqu'il eût été dès lors impossible de reprocher à la -Russie ses complaisances pour eux, et que la guerre avec elle eût été -sans prétexte, lorsqu'on aurait pu envoyer vingt mille hommes avec un -nouveau Lafayette sur l'une des nombreuses escadres restées oisives -dans nos ports, lorsque enfin nos forces intactes auraient pu, par un -dernier coup frappé en Espagne, amener le terme de la guerre maritime! -Mais aujourd'hui, après le désastre de Moscou, la guerre de l'Amérique -avec l'Angleterre n'était plus qu'un bonheur inutile! - -[En marge: Événements qui s'étaient accomplis en Espagne pendant la -campagne de Russie.] - -[En marge: Napoléon en partant pour la Russie avait laissé à Joseph le -commandement supérieur des armées françaises en Espagne.] - -En Espagne il s'était passé des événements également graves, découlant -des mêmes causes, et ceux-ci ne pouvant pas être qualifiés de bonheur -inutile, car ils avaient été presque constamment malheureux. On se -souvient que le sage capitaine qui commandait les armées anglaises -dans la Péninsule, et soutenait en y restant la constance de -l'insurrection espagnole, avait reconquis successivement les -importantes places de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, et annulé ainsi -les seuls résultats de deux campagnes sanglantes. On doit se souvenir -aussi de quelle manière il s'y était pris pour nous infliger ce -double affront. Tandis que Napoléon ordonnant de loin, brusquement, -avec une attention donnée un instant et bientôt retirée, faisait -avancer tous nos corps d'armée sur Valence, lord Wellington, toujours -bien informé par les habitants, avait profité de l'occasion pour -surprendre Ciudad-Rodrigo à la face de l'armée de Portugal, que ses -détachements sur Valence avaient fort affaiblie. Lorsque ensuite, -Valence prise, Napoléon avait ramené en toute hâte les forces -françaises vers le nord de la Péninsule, pour assurer les -communications avec la France, et pour attirer vers le Niémen les -détachements dont il avait besoin, lord Wellington, toujours aux -aguets, s'était rapidement porté vers le sud du Portugal, avait enlevé -Badajoz à coups d'hommes, et avait ainsi fait subir à l'armée -d'Andalousie un affront encore plus amer que celui que venait -d'essuyer l'armée de Portugal par la perte de Ciudad-Rodrigo. C'est au -lendemain de ce double échec que Napoléon était parti pour la Russie, -laissant à Joseph le commandement de toutes les armées françaises en -Espagne, et après avoir enlevé à ces armées les Polonais, la jeune -garde, une partie des cadres de dragons, un bon nombre d'excellents -officiers, tels que les généraux Éblé, Montbrun, Haxo. Les -vingt-quatre millions de francs que Napoléon avait promis de consacrer -annuellement à la solde, n'étaient pas encore acquittés en 1812 pour -l'année 1811; et sur le million par mois accordé à Joseph, afin de -l'aider à créer une administration, il était dû deux millions et demi -pour 1811, et six millions pour 1812. Comme unique instruction, -Napoléon adressait à Joseph la recommandation de bien maintenir les -communications avec la France, et de veiller à ce que les armées de -Portugal et d'Andalousie fussent toujours prêtes à se réunir contre -lord Wellington. Tout le succès de la guerre dépendait en effet du -soin que ces deux armées mettraient à se porter secours l'une à -l'autre? Mais comment l'espérer? comment l'assurer? Napoléon s'était -flatté qu'avec le commandement général, plus ou moins obéi, et 300 -mille hommes d'excellentes troupes, donnant 230 mille combattants, -Joseph, s'il n'accomplissait pas des merveilles, réussirait néanmoins -à se maintenir. Ce simple résultat lui suffisait, surtout avec -l'espérance qu'il nourrissait de terminer en Russie toutes les -affaires du monde. Bien qu'il crût peu au génie militaire de Joseph, -il comptait sur la sagesse, sur la grande expérience du maréchal -Jourdan, auquel au fond il rendait justice, tout en ne l'aimant pas, -et il s'était endormi sur cette grave affaire, qui lui était devenue -singulièrement importune. Certainement Joseph et Jourdan exactement -obéis, auraient fait ce que Napoléon attendait d'eux, et même mieux; -mais on va voir si les choses étaient disposées pour qu'ils pussent -obtenir la moindre obéissance. La situation et la force des diverses -armées étaient les suivantes. - -[En marge: Situation des diverses armées, et accueil qu'elles font à -l'autorité de Joseph.] - -[En marge: L'armée du Nord sous le général Dorsenne.] - -[En marge: Ses forces et ses dispositions.] - -Le général Dorsenne gardait avec 46 mille hommes la Navarre, le -Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava, et la Vieille-Castille jusqu'à Burgos. -Dans ce nombre étaient comprises les garnisons de Bayonne, -Saint-Sébastien, Pampelune, Bilbao, Tolosa, Vittoria, Burgos et autres -petits postes intermédiaires. Il ne restait pas 25 mille hommes de -troupes actives pour opérer contre Mina qui désolait et dominait la -Navarre, contre Longa, Campilo, Porlier, Mérino, qui parcouraient le -Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava jusqu'à Burgos, communiquaient avec les -Anglais, et, séparés ou réunis, interceptaient les routes à tel point, -qu'une dépêche mettait souvent deux mois à parvenir de Paris à Madrid. -Cependant avec 25, même avec 20 mille hommes de troupes actives, un -chef habile aurait pu sinon détruire ces bandes, du moins leur laisser -aussi peu de repos qu'elles en laissaient à l'armée française, et -réduire beaucoup leur importance. Mais le général Dorsenne, ancien -général de la garde, brave autant qu'on peut l'être, propre sous un -bon chef à la grande guerre, n'avait ni l'activité ni la ruse qu'il -eût fallu pour courir après de tels adversaires, leur tendre des -embûches, et les y faire tomber. Roide et orgueilleux, il ne savait -obéir qu'à Napoléon. Muni d'ailleurs de ses anciennes instructions, -qui prescrivaient au commandant des provinces du Nord de s'occuper -exclusivement de leur pacification, à moins que les Anglais ne missent -en danger l'armée de Portugal, sachant que Napoléon songeait à séparer -ces provinces de la monarchie espagnole, autorisé par conséquent à les -administrer à part, le général Dorsenne se complaisait beaucoup trop -dans la spécialité de son rôle pour se soumettre facilement à la -suprématie de Joseph. Aussi lorsque ce dernier informa ses lieutenants -des ordres de l'Empereur qui l'instituaient commandant en chef des -armées françaises en Espagne, le général Dorsenne répondit que ces -ordres ne le concernaient point, car il avait une mission -particulière, dont on lui avait tracé de Paris l'étendue et l'objet, -et qui était à peu près inconciliable avec tout ce qu'on pourrait lui -prescrire de Madrid. - -[En marge: L'armée de Portugal.] - -[En marge: Son nouveau rôle et ses forces.] - -[En marge: Situation périlleuse de l'armée de Portugal, ayant le plus -besoin et le moins de chances d'être secourue.] - -[En marge: Demandes du maréchal Marmont pour l'armée de Portugal mal -accueillies par Napoléon.] - -Le reste de la Vieille-Castille, le royaume de Léon, la province de -Salamanque, jusqu'au bord du Tage, étaient occupés par l'armée de -Portugal. La tâche de cette armée était fort étendue, puisqu'elle -devait se battre au besoin depuis Astorga jusqu'à Badajoz, sur une -ligne de cent cinquante lieues au moins. Du rôle d'armée de Portugal -il ne lui restait que le titre, car elle n'avait plus la prétention -d'entrer dans ce royaume, et elle avait pour objet unique de tenir -tête aux Anglais, surtout si en se portant au nord, ils essayaient de -se jeter dans la Vieille-Castille, et de menacer notre ligne de -communication, comme avait fait jadis le général Moore, comme lord -Wellington pouvait être tenté de le faire encore. Pour ce cas, le -maréchal Marmont, qui commandait cette armée, avait mission de -s'opposer résolûment à la marche des Anglais. Le général Dorsenne lui -devait des secours, Joseph lui en devait de son côté en faisant partir -de Madrid une portion de l'armée du Centre, et le maréchal Soult, -remontant d'Andalousie en Estrémadure, avait ordre de lui envoyer par -le pont d'Almaraz quinze ou vingt mille hommes de renfort. Si, au -contraire, lord Wellington se portait par le Tage sur Madrid, comme il -l'avait déjà essayé lors de la bataille de Talavera, le maréchal -Marmont devait franchir le Guadarrama, descendre par Avila sur le -Tage, et couvrir Madrid. Si enfin lord Wellington menaçait de nouveau -la basse Estrémadure, ce qui s'était vu lors du premier et du second -siége de Badajoz, le maréchal Marmont devait passer le Tage au pont -d'Almaraz, et se montrer jusqu'à Badajoz même, trajet immense de plus -de cent lieues, que ce maréchal avait exécuté l'année précédente pour -aller au secours du maréchal Soult. Croyant peu à cette dernière -supposition, et craignant surtout pour nos communications dans un -moment où il allait s'éloigner du centre de son empire, Napoléon avait -ramené la résidence ordinaire du maréchal Marmont du Tage sur le -Douro, de Plasencia sur Salamanque, ce qui avait rendu si facile à -lord Wellington de s'emparer de Badajoz. Napoléon pensait avec raison -que la sûreté de notre établissement en Espagne dépendait uniquement -du zèle que les généraux ci-dessus mentionnés mettraient à se porter -au secours les uns des autres, et le leur avait fort recommandé. On ne -pouvait pas douter du zèle que le maréchal Marmont mettrait à venir en -aide au maréchal Soult, puisqu'il l'avait déjà fait l'année précédente -malgré les distances; mais pouvait-on raisonnablement attendre quelque -assistance pour le maréchal Marmont du maréchal Soult, qui n'avait -jamais voulu rendre aucun service à l'armée de Portugal, du général -Dorsenne, qui se glorifiant de son rôle spécial, se regardait comme -souverain du nord de l'Espagne, et de l'infortuné Joseph, roi nominal -de l'Espagne entière, qui avait à peine de quoi garder Madrid et ses -environs? Il ne fallait pas s'en flatter, et cependant ce même -maréchal Marmont, qui moins qu'aucun autre avait chance d'être -secouru, était justement celui qui en avait le plus besoin, car il -était évident que lord Wellington, maître désormais de Ciudad-Rodrigo -et de Badajoz, véritables portes du Portugal sur l'Espagne, passerait -par la première et non par la seconde, car la seconde le conduisait en -Andalousie, où il n'avait rien d'utile à faire, où il y avait même -danger à s'enfoncer, tandis que la première le conduisait en Castille, -d'où il prenait nos armées à revers, et pouvait arracher d'un seul -coup l'Espagne de nos mains. Lord Wellington sans montrer ces vues -vastes, profondes, hardies, qui constituent le génie, avait montré un -jugement si sain, si ferme, qu'on ne devait guère douter de la route -qu'il adopterait, et Napoléon par toutes ses instructions prouvait -qu'il l'avait lui-même parfaitement deviné. Or, pour faire face à -l'armée britannique, portée cette année à 40 mille Anglais présents au -drapeau, et à 20 mille Portugais devenus bons soldats, c'est-à-dire à -60 mille combattants, le maréchal Marmont avait 52 mille hommes -environ, de la première qualité il est vrai, commandés par -d'excellents divisionnaires, tels que les généraux Bonnet, Foy, -Clausel, Taupin, mais dispersés sur une vaste étendue de pays. -Napoléon, toujours occupé des provinces du Nord, avait voulu que le -maréchal Marmont renvoyât le général Bonnet dans les Asturies, et que -celui-ci repassât les montagnes pour s'établir à Oviédo, ce qui -enlevait tout de suite à l'armée de Portugal 7 mille soldats et le -général Bonnet. Restaient 45 mille hommes. Il en fallait 1500 à -Astorga, 500 à Zamora, 500 à Léon, 1000 à Valladolid, 1000 à -Salamanque, 1500 répartis entre de moindres postes, tels que -Benavente, Toro, Palencia, Avila, etc..., 2,000 au moins sur les -routes, ce qui réduisait le maréchal Marmont à 37 mille combattants -tout au plus, en supposant qu'il pût réunir assez tôt les divisions -qui étaient à Valladolid avec celles qui étaient sur le Tage. Ce -n'était plus assez pour résister à 60 mille Anglo-Portugais. Le -maréchal Marmont avait donc envoyé à Napoléon son aide de camp, le -colonel Jardet, pour lui présenter ce compte de ses forces, pour lui -dire que lorsqu'il serait en danger, le général Dorsenne, tout occupé -des bandes du nord, trouverait mille raisons pour ne pas venir à son -secours, ou pour y venir trop tard; que Joseph ne serait ni assez -actif ni assez hardi pour se priver à propos de 10 mille hommes, ou de -6 mille au moins, sur les 14 mille dont se composait l'armée du -centre; que le maréchal Soult aurait, dans les distances qui le -séparaient de l'armée de Portugal, plus de raisons qu'il ne lui en -faudrait pour ne pas quitter l'Andalousie; que par conséquent lui -Marmont aurait le temps de succomber, et en succombant de découvrir la -frontière de France, avant d'être secouru, et qu'à moins qu'on ne lui -donnât le commandement supérieur des deux armées du Nord et de -Portugal, il ne pouvait se charger de la difficile mission de tenir -tête aux Anglais, et demandait à quitter l'Espagne pour faire sous les -yeux de l'Empereur la campagne de Russie. Napoléon avait écouté le -colonel Jardet, avait paru frappé de ce que lui avait dit cet officier -distingué, lui avait promis d'y pourvoir, en se raillant du reste de -l'ambition du maréchal Marmont, qui désirait un commandement si -supérieur à ses talents; puis, beaucoup plus occupé de ce qu'il -allait faire lui-même que de ce dont on l'entretenait, il avait -répondu au colonel Jardet: Marmont se plaint des distances, de la -difficulté de vivre ... j'aurai en Russie de bien autres distances à -parcourir, de bien autres difficultés à vaincre pour nourrir mes -soldats!... eh bien, nous ferons comme nous pourrons...--Napoléon -avait ensuite quitté le colonel Jardet en lui promettant d'aviser. -Mais comme il aurait fallu prendre des résolutions fort graves, -rappeler tel ou tel de ses lieutenants dont le dévouement à l'oeuvre -commune n'était pas le penchant ordinaire, changer la distribution des -forces, peut-être évacuer des territoires importants afin de se -concentrer, il était parti de Paris, s'en tenant à la disposition -générale qui conférait à Joseph le commandement supérieur, et se -flattant d'ailleurs toujours qu'il finirait lui-même toutes choses en -Russie. - -Malgré ses justes appréhensions, le maréchal Marmont était resté à la -tête de l'armée de Portugal, s'occupant avec assez de sollicitude des -besoins de ses soldats, s'attachant à mettre Salamanque en état de -défense au moyen de vastes couvents convertis en citadelles, tâchant -de remonter sa cavalerie, d'atteler et de réparer son artillerie, ne -refusant en aucune façon de reconnaître l'autorité de Joseph, lui -envoyant au contraire ses états de troupes et ses rapports, plus même -que Joseph ne l'aurait voulu, car chacun de ces rapports se terminait -par une demande de secours. Une difficulté cependant, relative aux -arrondissements réservés aux diverses armées pour leur entretien, -existait entre le maréchal Marmont et le roi Joseph. Quoiqu'il n'eût -dans la vallée du Tage qu'une seule division, et que tout le reste de -son armée eût été reporté au nord, le maréchal Marmont voulait étendre -ses fourrages de Talavera à Alcantara, ce qui contrariait beaucoup -Joseph, réduit à nourrir ses employés civils avec des rations, et -ayant besoin par conséquent de toutes ses ressources. Sauf cette -difficulté, le maréchal Marmont entretenait avec Joseph d'excellentes -relations. - -[En marge: L'armée du Centre directement commandée par Joseph.] - -[En marge: Ses moyens et sa mission.] - -Joseph, commandant l'armée du Centre, avait 13 à 14 mille hommes -valides, dans lesquels il se trouvait beaucoup de débris de divers -corps, comme il arrive toujours à un quartier général, et en outre 2 -mille hommes qui appartenaient au maréchal Soult, et que celui-ci ne -cessait de réclamer. Avec cette force accrue de 3 mille Espagnols, -qu'il soldait de son propre argent, et qui étaient fidèles quand ils -étaient payés exactement, Joseph devait garder Madrid, de plus la -province de Tolède à droite, celle de Guadalaxara à gauche, maintenir -en arrière ses communications avec l'armée du Nord, et en avant -conserver à travers la Manche quelques relations avec l'armée -d'Andalousie. Il lui fallait même étendre l'un de ses bras jusqu'à -Cuenca, pour communiquer avec l'armée d'Aragon établie à Valence. Si -l'un de ces points cessait d'être bien gardé, Joseph était tout à coup -séparé de l'une des portions importantes du royaume, et perdait les -faibles ressources dont il vivait, ressources qui consistaient dans -quelques grains et fourrages obtenus à l'époque des récoltes, et dans -les impôts de la ville de Madrid. En ce moment surtout, obligé, pour -satisfaire aux réclamations pressantes du maréchal Marmont, de verser -des grains dans la province de Tolède, qui ordinairement lui en -fournissait, il avait tellement appauvri Madrid en vivres, que la -livre de pain y coûtait 26 à 27 sous. Aussi la misère y était-elle -extrême, ce qui n'était pas une manière de ramener les Espagnols à la -royauté nouvelle. - -[En marge: L'armée d'Andalousie et le maréchal Soult.] - -L'Andalousie, envahie si prématurément, se trouvait dans les mains du -maréchal Soult, qui avait sous ses ordres la plus belle partie de -l'armée française. Il disposait en effet de 58 mille hommes, les -non-combattants déduits, comme il a été fait pour tous les corps dont -nous venons d'énumérer les forces. Ces troupes étaient ainsi -réparties: 12 mille devant Cadix pour y continuer le simulacre d'un -siége; 10 mille à Grenade pour défendre cette province; 5 mille à -Arcos pour faire des patrouilles entre Séville, Cadix, Tarifa; 15 -mille en Estrémadure sous le comte d'Erlon, pour observer le général -Hill établi à Badajoz; enfin 2 à 3 mille de cavalerie vers Baeza, pour -battre l'estrade vers les défilés de la Sierra-Morena. Avec le reste, -13 ou 14 mille hommes environ, le maréchal Soult occupait Séville, et -guerroyait contre Ballesteros, qui, ayant à sa disposition la marine -anglaise, descendait tantôt à droite dans le comté de Niebla, tantôt à -gauche vers Tarifa. - -[En marge: Isolement de l'armée d'Andalousie.] - -Dans ce riche pays, le maréchal Soult se suffisait à lui-même, et -avait de quoi bien entretenir ses troupes. Toutefois, malgré les -dernières mesures par lesquelles Napoléon avait prescrit aux divers -généraux de réserver au roi une partie du produit des contributions de -guerre, le maréchal Soult n'avait rien envoyé à Joseph, affirmant -qu'il pouvait pourvoir tout au plus aux besoins de son armée, et aux -dépenses du siége de Cadix, qui, en effet, avait exigé de nombreuses -créations de matériel, malheureusement jusqu'ici fort inutiles. Les -communications du maréchal Soult avec l'état-major général étaient -nulles. Il avait levé tous les postes qui à travers la Manche lui -auraient permis de communiquer avec Madrid, prétendant que c'était à -l'armée du Centre à garder la Manche, et ne se souciant guère -d'ailleurs de relations qui ne pouvaient consister qu'en demandes -d'argent et de secours fort importunes. Quoique Joseph fût devenu son -commandant en chef, ce maréchal était fondé à dire qu'il n'en savait -rien, car aucune dépêche de Paris ou de Madrid ne lui était parvenue. - -[En marge: Grande faute d'avoir prématurément envahi l'Andalousie.] - -[En marge: La plus belle armée de la Péninsule y était paralysée sans -profit pour la situation des Français en Espagne.] - -Cet état de choses prouvait combien était grande la faute qu'on avait -commise de se porter en Andalousie. À s'étendre prématurément au midi -de l'Espagne, tout le monde eût compris qu'on l'eût fait vers Valence, -car outre les ressources qu'on devait y trouver, Valence garantissait -la possession de la Catalogne et de l'Aragon, c'est-à-dire de la -meilleure partie des frontières de France, procurait avec Madrid une -communication tout à fait indépendante des Anglais, enfin nous -assurait une moitié des rivages de l'Espagne, et surtout la partie de -ces rivages qui bordait la Méditerranée. Mais la conquête de -l'Andalousie, à laquelle Napoléon s'était laissé entraîner presque -malgré lui, ne donnait aucun des résultats qu'on s'en était promis. -Napoléon avait cru qu'on prendrait Cadix, et qu'ensuite on pourrait -par Badajoz tendre la main à l'armée de Portugal en marche sur -Lisbonne. Mais le siége de Cadix se bornait à occuper quelques -redoutes d'où l'on ne tirait pas, à fondre à grands frais de gros -mortiers, qui de temps en temps réussissaient à jeter quelques bombes -dans la rade de Cadix, presque jamais dans la ville même; le secours à -l'armée de Portugal s'était borné pendant la marche de Masséna sur le -Tage à prendre Badajoz pour le perdre presque aussitôt, et s'était -réduit depuis à laisser le comte d'Erlon avec 15 mille hommes à -Llerena, où il était à plus de cent lieues du maréchal Marmont. Mieux -eût valu employer ce corps au siége de Cadix, pour atteindre au moins -l'un des buts qu'on s'était proposés, que de le laisser en -Estrémadure, où il n'avait pas même aidé à sauver Badajoz. Quant au -secours pécuniaire qu'on avait espéré tirer de l'Andalousie, une -circonstance suffit pour en juger, c'est que le maréchal Soult -réclamait avec instance sa part des vingt-quatre millions que Napoléon -s'était décidé à envoyer en numéraire en Espagne. Une dernière utilité -espérée de l'expédition d'Andalousie, celle d'enlever à l'insurrection -sa capitale, en lui prenant Séville, se réduisait à lui en avoir -ménagé une dans la ville de Cadix, qui était imprenable, et d'où les -cortès espagnoles, imitant notre assemblée constituante, proclamaient -les grands principes de quatre-vingt-neuf, l'égalité devant la loi, la -liberté individuelle, la liberté de la presse, le concours de la -nation à son gouvernement, la séparation des pouvoirs, etc., principes -qui, bien que l'Espagne fût peu préparée encore à les entendre -proclamer, produisaient sur les peuples une vive impression. - -Plusieurs fois Napoléon s'était plaint amèrement de ce qu'on ne tirait -pas un autre parti de l'Andalousie et des 90 mille hommes qui -l'occupaient, mais à la distance où il se trouvait, ses reproches, ses -conseils se perdaient dans le vide, et la faute de s'être inutilement -et intempestivement étendu au midi demeurait entière avec toutes ses -conséquences. - -[En marge: L'armée d'Aragon et le maréchal Suchet.] - -[En marge: Vaste étendue de pays que le maréchal Suchet avait à -garder.] - -[En marge: Impossibilité de détourner aucune partie de l'armée -d'Aragon pour la porter ailleurs.] - -Enfin restait le royaume de Valence, et le vaste établissement que le -maréchal Suchet y avait formé. Depuis la prise de Valence, le grand -rassemblement de forces qu'avait ordonné Napoléon de ce côté avait dû -se dissoudre, pour rendre à chaque province son contingent -indispensable. Le général Reille était retourné en Aragon avec 14 -mille hommes, pour y conserver Saragosse, Lerida, Tortose, pour donner -la main à l'armée du Nord contre Mina, pour aider l'armée du Centre -contre l'infatigable Villa-Campa, contre Duran, contre l'Empecinado, -et enfin pour secourir au besoin l'armée de Catalogne. Le général -Decaen, depuis la perte de l'Île-de-France, revenu en Europe avec une -réputation intacte, commandait les troupes de Catalogne sous -l'autorité supérieure du maréchal Suchet. Il avait 27 mille hommes -pour garder Figuères, Hostalrich, Barcelone, et pour se montrer de -temps en temps sous Tarragone, la plus importante des conquêtes du -maréchal Suchet, car elle empêchait les Anglais de prendre terre dans -le nord-est de l'Espagne. Ces derniers, sachant combien il nous était -difficile d'approvisionner les places, tâchaient d'interdire les -communications par mer, tandis que le général Lacy tâchait de les -interdire par terre, et se flattaient ainsi de reprendre Tarragone au -moyen de la famine. Si cette place nous échappait, Lacy établi dans -ses murs avec son armée, renforcé par les Anglais, pourvu de tout par -eux, devenait un ennemi des plus dangereux, menaçait Tortose, la route -de Valence, et rendait l'évacuation de cette dernière ville presque -inévitable. Aussi n'était-ce pas trop de toute l'activité du général -Decaen, de celle de son habile lieutenant, le général Maurice-Mathieu, -pour suffire aux soins divers dont ils étaient surchargés, et pas trop -surtout de la continuelle attention du maréchal Suchet, qui, tout en -gardant Valence, avait constamment l'oeil en arrière pour secourir au -besoin les généraux Reille et Decaen. Le maréchal Suchet, dans les -trois provinces de Catalogne, d'Aragon, de Valence, avait 58 mille -hommes, en ne comptant que les présents sous les armes. En défalquant -les 14 mille confiés au général Reille, les 27 mille indispensables au -général Decaen, il conservait 16 à 17 mille hommes, pour surveiller la -longue route qui suit le rivage de la Méditerranée de Tortose à -Valence, pour avoir un corps de troupes en face d'Alicante, et pour -donner à Cuenca même la main aux troupes de Joseph. C'est tout au plus -si, en occupant les postes importants qu'il avait à garder, il lui -restait une division mobile de 7 à 8 mille hommes à porter sur les -points menacés. - -Au nombre des dangers qu'avait à craindre l'armée d'Aragon (c'est le -nom général sous lequel on désignait les trois armées d'Aragon, de -Catalogne et de Valence), nous devons énumérer l'apparition de l'armée -anglo-sicilienne. Cette armée venait d'être formée par lord William -Bentinck en Sicile. Lord William Bentinck, l'un de ces Anglais -simples, généreux et libéraux, qui se montrent tout à coup -très-intéressés quand il s'agit de leur pays, était devenu un -véritable roi de Sicile. Fort contrarié par les Bourbons, qui, après -avoir été privés de Naples par les Français, se voyaient encore -annulés en Sicile par les Anglais, et naturellement ne négligeaient -rien pour secouer le joug de leurs protecteurs, il s'était débarrassé -du roi et de la reine, en les forçant à transmettre le pouvoir royal à -un jeune prince, investi de la régence dans un âge où il aurait eu -besoin d'être remplacé lui-même par un régent, et avait appelé à son -aide la nation sicilienne en lui donnant une constitution de forme -anglaise. Délivré ainsi de la cour de Palerme, ne craignant plus les -tentatives de Murat depuis que celui-ci avait été obligé de se rendre -en Russie, lord William avait pu disposer d'une bonne division -anglaise, et en outre d'une division sicilienne, qui ressemblait assez -à l'armée portugaise par l'organisation, et promettait de lui -ressembler bientôt par la valeur. C'était un corps d'une douzaine de -mille hommes, qui, pouvant, grâce aux flottes anglaises, se -transporter partout, produisait un effet supérieur à sa force -numérique. Ce n'était pas tout encore. Les Anglais s'apercevant de la -valeur des soldats espagnols, qui leur servaient si peu faute -d'organisation, tandis que les soldats portugais, sans valoir mieux, -leur rendaient tant de services, avaient imaginé de faire pour les uns -ce qu'ils avaient fait pour les autres, c'est-à-dire de prendre un -certain nombre d'Espagnols à leur solde, et de leur donner des -officiers anglais. Ils employaient à cette création les îles Baléares -dont ils étaient les maîtres, et le rivage de Murcie qui leur -appartenait presque tout autant. Le général Wittingham dans les -Baléares, le général Roche dans le royaume de Murcie, organisaient -deux légions espagnoles, qui devaient bientôt leur procurer encore -douze mille bons soldats. - -C'est là ce qu'on appelait l'armée anglo-sicilienne, laquelle pouvant -tour à tour se transporter en Catalogne auprès du général Lacy, ou -dans le royaume de Murcie auprès du général O'Donnell, était devenue -un danger non plus imaginaire, mais très-réel, et même assez -inquiétant. - -Le maréchal Suchet, fort attentif aux difficultés de sa situation, -avait fait des 16 mille hommes réservés au royaume de Valence l'emploi -le plus judicieux. Ayant placé de petites garnisons largement -approvisionnées à Tortose, à Peniscola, à Sagonte, ayant gardé à -Valence une autre petite garnison, qui avec les dépôts et les malades -pouvait être doublée au besoin, il avait laissé sous le général -Harispe environ 5 mille hommes en face d'Alicante, à la frontière de -Murcie. S'étant réservé pour lui-même une division active de 6 à 7 -mille hommes, il était prêt à courir ou sur Tortose, ou sur Alicante, -ou même vers Cuenca, dans la direction de Madrid. Très-fin et très-peu -crédule, il ne prenait pas l'alarme mal à propos, n'exposait pas ses -troupes à des courses inutiles, et quand il fallait se porter à vingt -ou trente lieues, il ne les faisait pas mourir de besoin et de -fatigue, parce qu'il avait partout des magasins bien pourvus par son -habile administration. - -[En marge: Administration du maréchal Suchet.] - -Cette administration était pour moitié au moins la cause de ses -succès. Le lendemain de la prise de Valence, cette ville, tremblante -au souvenir du massacre des Français, avait craint de voir entrer dans -ses murs un vengeur impitoyable; mais loin de là elle avait trouvé un -vainqueur doux, tranquille, adroit, qui s'était appliqué à rassurer -les habitants, et qui les avait appelés, comme à Saragosse, à -participer au gouvernement du pays. Inspirant déjà confiance par sa -conduite en Aragon, il avait successivement ramené l'archevêque et les -anciens magistrats municipaux de la province, avait formé une junte, -arrêté avec elle la répartition de l'impôt, opéré même d'utiles -réformes, et, sans pressurer le pays, fait jouir son armée de toute la -richesse du royaume de Valence. Napoléon avait voulu que Valence payât -en argent le sang français versé en 1808, et il avait exigé une rançon -de cinquante millions. Une telle contribution au milieu des désordres -de la guerre, frappée sur une province riche mais peu étendue, -paraissait excessive. Grâce néanmoins au système administratif du -maréchal Suchet, on pouvait espérer d'en toucher une grande partie, et -certainement le tout, si on passait plus d'un an à Valence. Déjà le -maréchal Suchet avait habillé, soldé, armé jusqu'au dernier de ses -soldats, rempli ses magasins, préparé une réserve, et envoyé à Joseph -un premier à-compte de 3 millions, en promettant de lui verser -prochainement une somme plus forte. C'était la seule armée en Espagne -qui fût dans cet état. Aussi tout le monde y servait bien, y aimait -son chef, et se montrait prêt aux plus grands efforts. - -[En marge: Dispositions du maréchal Suchet, et manière dont il se -propose d'obtempérer à l'autorité de Joseph.] - -La nouvelle autorité attribuée à Joseph avait été bientôt connue à -Valence, par suite du bon entretien des communications, et elle -n'avait pas plu au maréchal, qui, quoique fort doux, n'aurait pas aimé -qu'on vînt troubler son règne juste et paisible. De l'argent, il -pouvait en donner, et il en donnait volontiers, mais des soldats, il -ne pouvait pas en distraire un seul, car les provinces qu'il gardait -étaient l'unique ressource des armées françaises, si, par un malheur -survenu en Castille ou en Estrémadure, elles perdaient leurs -communications avec Bayonne. Il était donc très-fondé à se refuser à -tout détournement de ses forces; il avait au surplus un bon moyen pour -s'y soustraire, c'étaient les instructions secrètes que Napoléon, dans -la pensée de se réserver les provinces de l'Èbre, lui avait envoyées -deux ans auparavant, et qui l'autorisaient à n'avoir pour l'état-major -de Madrid qu'une déférence de pure forme. Mais toujours modéré en -toutes choses, ne compliquant jamais par des difficultés de caractère -les difficultés de situation, il résolut de s'en tirer, comme il avait -déjà fait, en rendant à Joseph tous les services qu'il pourrait lui -rendre, et en particulier des services d'argent, qui dans le moment -étaient les plus appréciables et les plus appréciés, d'avoir pour son -autorité la déférence apparente la plus complète, et de ne recourir à -ses instructions secrètes que dans le cas où on lui demanderait une -chose dommageable pour les provinces qu'il était chargé de conserver à -l'Empire. On va voir que cette habile conduite devait parfaitement le -mener à son but, sans éclat, et sans conflit d'autorité. - -[En marge: Embarras de Joseph, nommé commandant de cinq armées qui ne -veulent pas lui obéir.] - -[En marge: Rapport du maréchal Jourdan sur cette situation.] - -C'était, il faut le dire, un singulier commandement en chef que celui -qui était déféré au roi d'Espagne, et au maréchal Jourdan, son major -général. Des cinq armées occupant l'Espagne, celle du Nord refusait -nettement de lui obéir; celle de Portugal ne s'y refusait aucunement, -mais était obéissante pour être secourue; celle du Centre, placée -immédiatement sous ses ordres, lui obéissait directement et -absolument, mais elle était presque nulle; celle d'Andalousie, la plus -considérable, la moins empêchée, était résolue à ne pas obéir, -jusqu'ici d'ailleurs ignorait l'autorité de Joseph, et pouvait feindre -de l'ignorer longtemps encore; celle d'Aragon enfin, en ménageant -beaucoup Joseph, et en lui rendant des services d'argent, était dans -l'impossibilité de lui en rendre aucun autre: et pourtant ce n'était -que des secours que ces diverses armées se seraient prêtés les unes -aux autres, surtout celles du Nord et d'Andalousie à l'armée de -Portugal, qu'on aurait pu attendre le salut de nos affaires en -Espagne! Le maréchal Jourdan, qui joignait à un jugement sûr une -profonde expérience du commandement, et auquel il ne manquait pour -être vraiment utile, que de la jeunesse et du goût à servir sous un -ordre de choses qui lui était antipathique, sentait bien le vice de -cette situation, et le fit sentir à Joseph, auquel il présenta un -rapport complet et frappant. Mais que faire? Écrire à Paris pour -recevoir après deux mois du duc de Feltre (M. Clarke), ministre -laborieux mais évasif, une réponse aussi longue qu'insignifiante, -était l'unique ressource à espérer, surtout Napoléon étant parti, et -n'ayant pas plus le moyen que la volonté de s'occuper en ce moment des -affaires d'Espagne. Néanmoins le maréchal Jourdan adressa au ministre -de la guerre le rapport circonstancié de la situation qu'il avait déjà -présenté à Joseph, afin de réduire à ce qui était juste la -responsabilité de l'état-major de Madrid, et ensuite s'attacha à -deviner, et à faire comprendre à tous d'où allait venir le danger. - -[En marge: Quels étaient, pour la campagne de 1812, les plans de lord -Wellington.] - -D'ennemi redoutable, il n'y en avait qu'un, c'était l'armée anglaise. -Lord Wellington ayant pris Ciudad-Rodrigo en janvier, Badajoz en mars, -ayant employé avril et mai à faire reposer ses troupes, devait agir en -juin. N'ayant plus de places à conquérir, il fallait qu'il entreprît -une marche offensive. Où se dirigerait-il? S'avancerait-il par Badajoz -en Andalousie, ou par Ciudad-Rodrigo en Vieille-Castille? Telle était -la question, et elle était facile à résoudre, d'après les indices -qu'on avait recueillis, surtout pour un homme qui avait autant de -discernement que le maréchal Jourdan. - -[En marge: Tous les indices révélaient l'intention d'opérer une marche -offensive en Vieille-Castille contre l'armée de Portugal.] - -En effet, Badajoz pris, lord Wellington s'était reporté au nord du -Portugal avec la masse de ses troupes, et s'était placé à -Fuente-Guinaldo, à quelques lieues d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, -menaçant ainsi la Vieille-Castille, et l'armée de Portugal qui était -chargée de défendre cette province. En admettant toujours la -possibilité d'une feinte, il était cependant évident qu'il n'aurait -pas transporté toute son armée du midi au nord, pour la faire -redescendre du nord au midi un mois plus tard. Les feintes ne vont pas -jusqu'à épuiser des soldats de fatigue, sous un climat dévorant, pour -inspirer quelques doutes à l'ennemi. Ce qui était une feinte -évidemment, c'était la présence à Badajoz du général Hill avec -quelques troupes anglaises et portugaises, dont on s'efforçait de -grossir l'apparence pour faire illusion, et accréditer la supposition -d'une entreprise contre l'Andalousie. Outre la présence de lord -Wellington à Fuente-Guinaldo, il y avait de son projet beaucoup -d'indices secondaires très-frappants, tels que des mouvements de -troupes dans le Beïra, Tras-os-Montès, Léon, d'immenses magasins à la -Corogne, et de nombreux équipages de mulets dans la Galice. Ces -préparatifs de toutes sortes indiquaient de manière à n'en pouvoir -douter des projets contre la Vieille-Castille. Indépendamment de ces -raisons de détail, il y avait enfin une raison générale, qui devait -être décisive pour quiconque réfléchissait, c'est qu'en se portant au -nord, lord Wellington s'emparait en une marche de nos communications, -et, comme nous l'avons dit, faisait avec un seul succès tomber tout -notre établissement militaire en Espagne, tandis qu'en se portant au -midi, il n'arrivait à d'autre résultat que d'inquiéter l'armée -d'Andalousie, de l'obliger peut-être à abandonner la comédie du siége -de Cadix, mais rien au delà, toutes choses d'ailleurs qu'il obtenait -beaucoup plus sûrement en opérant par le nord, car il nous faudrait -bien évacuer l'Andalousie, la Manche, et peut-être Madrid, lorsque -nous serions menacés en Castille. La campagne du général Moore, qui, -même avec Napoléon sur les bras, avait coûté si peu aux Anglais, et -avait failli leur procurer de si grands avantages, était une leçon à -ne jamais oublier. - -Aussi le maréchal Jourdan avec son expérience, Joseph avec son esprit -juste, ne s'y trompèrent-ils point, et ne conservèrent-ils pas le -moindre doute à cet égard. En tout cas, le maréchal Marmont, que le -danger touchait de près et rendait attentif, ne leur en aurait laissé -aucun. Il se hâta dès les premiers jours de mai, de leur annoncer que -les Anglais venaient à lui, de commencer en même temps ses préparatifs -de concentration, et de demander des secours à grands cris. Joseph et -le maréchal Jourdan virent sur-le-champ ce qu'il y avait à faire, et -le virent avec une sûreté de jugement qui était naturelle de la part -du maréchal Jourdan, voué depuis sa jeunesse à la carrière militaire, -mais fort méritoire de la part de Joseph, étranger à la profession des -armes. Si en ce moment leur autorité à tous deux eût été respectée, -rien n'eût été plus facile que de rendre vaine la tentative de lord -Wellington, et d'en tirer même l'occasion d'un triomphe éclatant, qui -aurait fort avancé nos affaires en Espagne, peut-être contrebalancé -dans une certaine mesure nos malheurs en Russie, car un grand revers -dans la Péninsule eût agi puissamment sur les Anglais, et au fond les -Anglais menaient l'Europe. - -[En marge: En concentrant à propos les forces disponibles, on pouvait -faire échouer les desseins de lord Wellington.] - -Pour leur ménager ce revers, il fallait tout simplement faire -concourir à la défense commune les forces qui étaient à portée, et -elles étaient plus que suffisantes sous le double rapport du nombre et -de la qualité. L'armée du Nord, quoique diminuée et n'ayant plus les -46 mille hommes qu'elle comprenait au commencement de la campagne, -avait bien encore vingt mille hommes de troupes actives. Eût-il fallu -les détourner toutes pour quinze jours, et laisser Mina, Longa, -Porlier, Mérino, maîtres de nos communications, on ne devait pas -hésiter. Les Anglais battus, ces coureurs n'étaient plus rien. Quoi -qu'il en soit, on aurait pu du moins détacher dix mille hommes pour -quelques semaines (et la preuve, c'est que l'armée du Nord, bien que -d'une manière inopportune, parvint plus tard à le faire); nos -communications en auraient été un peu plus difficiles, mais elles -l'étaient déjà tellement, que le mal n'eût pas été fort accru. Joseph, -qui avait 13 ou 14 mille hommes de troupes actives et 3 mille -Espagnols, pouvait bien en distraire 10 mille (il en détourna 13 mille -quand le moment lui sembla venu), et c'eût été un renfort total de 20 -mille hommes. Enfin rien n'empêchait l'armée d'Andalousie d'envoyer le -corps du comte d'Erlon tout entier, ou au moins 10 mille hommes sur -les 16 mille qui composaient ce corps. Cinq à six mille suffisaient à -Llerena pour observer le général Hill, et si ce général avait commis -l'imprudence absolument invraisemblable de marcher en Andalousie, le -maréchal Soult, avec les 6 mille hommes de Llerena, avec tout ce qu'il -pouvait rassembler à Séville, aurait eu 25 mille hommes à lui opposer, -tandis que le général Hill n'en avait pas la moitié. On aurait donc -pu, en faisant des emprunts modérés aux armées du Nord, du Centre et -d'Andalousie, assurer au maréchal Marmont un renfort de 30 mille -hommes, qui aurait porté son armée à 70 mille, et lui aurait fourni le -moyen d'accabler lord Wellington, et de le pousser bien près du -précipice de l'Océan. Il est vrai qu'il eût fallu un général à ces 70 -mille hommes, et que Masséna, dénoncé à toute l'armée comme fatigué, -usé, vieilli, n'était plus en Espagne. Mais enfin les 70 mille hommes -y eussent été; le maréchal Marmont, d'ailleurs, n'était pas incapable -de les conduire, et dans tous les cas Jourdan, le vainqueur de -Fleurus, bien obéi, aurait avec de telles forces suffi aux -circonstances. Du reste, lord Wellington, en présence d'un pareil -rassemblement, se serait certainement retiré en Portugal, ce qui l'eût -au moins annulé pour la campagne. - -[En marge: Joseph et le maréchal Jourdan se hâtent d'adresser au -général Caffarelli et au maréchal Soult l'ordre de secourir l'armée de -Portugal.] - -Les moyens existaient donc, et Jourdan et Joseph, il faut le -reconnaître, ne négligèrent rien pour les mettre en usage. Une fois -bien convaincus que lord Wellington allait marcher sur la -Vieille-Castille, et par conséquent se porter sur l'armée de Portugal, -ils écrivirent aux deux seuls généraux qui fussent en mesure de -secourir cette armée, au général Caffarelli, successeur du général -Dorsenne à l'armée du Nord, et au maréchal Soult, chef de l'armée -d'Andalousie, avec lequel on venait enfin d'entrer en relation. Ils -signalèrent à l'un et à l'autre le danger évident qui menaçait le -maréchal Marmont, et enjoignirent au général Caffarelli de diriger un -détachement d'une dizaine de mille hommes sur Salamanque, au maréchal -Soult de renforcer considérablement le comte d'Erlon, de le rapprocher -du Tage, de lui prescrire d'avoir sans cesse les yeux ouverts sur les -mouvements du général Hill, et si celui-ci, par les routes intérieures -que lord Wellington s'était ménagées, se dérobait, pour venir -renforcer son général en chef vers la Vieille-Castille, de le suivre, -de franchir le Tage au pont d'Almaraz, tandis qu'il le passerait -probablement à celui d'Alcantara, et d'apporter au maréchal Marmont un -renfort égal à celui que le général Hill apporterait à lord -Wellington. - -Cet ordre malheureusement n'était pas le meilleur qu'il fût possible -de donner, et si plus tard il n'eût été modifié, on aurait pu le -considérer comme un service absolument nul pour l'armée de Portugal. -Il était conçu en effet dans la supposition que le général Hill avait -en avant de Badajoz des forces considérables, que ce général n'était -là qu'en attendant, et qu'il serait rappelé vers Fuente-Guinaldo -lorsque lord Wellington serait prêt à entrer en campagne. Or tout -était faux dans cette supposition. Au lieu de 30 mille hommes le -général Hill n'en avait pas 15 mille, parmi lesquels à peine une -division anglaise. Il était là pour masquer en demeurant immobile les -desseins de son chef, et pour occuper le maréchal Soult, pendant que -lord Wellington, qui avait réuni sept divisions anglaises et plusieurs -divisions portugaises à Fuente-Guinaldo, marcherait sur Salamanque. Le -comte d'Erlon renforcé tant qu'on l'aurait voulu, mais à la condition -de rester devant le général Hill qui ne devait pas changer de -position, aurait laissé périr sans secours le maréchal Marmont. Du -reste à la guerre c'est déjà quelque chose que d'entrevoir seulement -les desseins de l'ennemi: les deviner complétement et sur-le-champ -n'est que le propre des génies supérieurs. Or le maréchal Jourdan, -esprit sûr, mais lent, avait besoin de temps pour s'éclairer. -Transporté sur les lieux, il aurait sans doute bientôt discerné la -vérité; mais malade, dégoûté, attaché à un roi qui, quoique brave, -n'aimait pas à quitter Madrid, il était resté au palais, et, jugeant -de loin, n'avait jugé qu'à peu près du véritable état des choses. Au -surplus il fut bientôt détrompé, et pour le premier moment d'ailleurs, -les ordres donnés étaient suffisants, car ils enjoignaient à chacun de -ceux qui devaient concourir à la lutte prochaine de s'y préparer. -Quant au maréchal Suchet, qui était trop éloigné et trop dépourvu de -troupes pour envoyer des secours, on lui prescrivit de rendre à la -cause commune un genre de service qui ne devait de sa part souffrir -aucune difficulté, c'était de rapprocher davantage les forces du -général Reille de la Navarre, pour qu'il fût plus facile à l'armée du -Nord de fournir le détachement qu'on lui avait demandé, et de relever -à Cuenca les troupes de l'armée du Centre, pour que celle-ci fût plus -concentrée et plus disponible. - -[En marge: Accueil fait aux ordres de Joseph par le général -Caffarelli.] - -On peut aisément se figurer comment furent accueillis les ordres de -Joseph, donnés avec fermeté, mais sans cet accent dominateur qui -n'appartenait qu'à Napoléon. Le général Caffarelli, qui commandait -l'armée du Nord, était probe, dévoué, brave, comme tous les -Caffarelli, mais doucement entêté, timide non pas de coeur mais -d'esprit, et fort inférieur en intelligence à l'illustre officier à -jambe de bois qui avait fait la fortune de cette famille distinguée. -Sur les 46 mille hommes que comprenait son armée, elle en avait perdu -près de dix mille par les divers détachements envoyés à l'armée de -Russie; de plus les infatigables coureurs des provinces basques lui -inspiraient de continuelles inquiétudes pour les postes de -l'intérieur et pour ceux du littoral. Persistant comme le général -Dorsenne à se croire indépendant du général en chef, il ne refusa pas -précisément d'aider le maréchal Marmont, mais il ne dit ni quand, ni -comment, ni en quel nombre, il viendrait au secours de ce maréchal, et -ne fit que des promesses, dont avec quelque prévoyance on devait se -défier, bien qu'elles fussent sincères. - -[En marge: Le maréchal Soult se refuse à exécuter les ordres venus de -Madrid, par la raison que les Anglais menacent l'Andalousie et non pas -la Vieille-Castille.] - -En Andalousie l'accueil aux ordres de Joseph fut encore moins -satisfaisant. Le maréchal Soult, depuis qu'il était rassuré sur les -conséquences de sa campagne d'Oporto, avait toujours espéré qu'il -deviendrait le major général du roi Joseph. Masséna ayant échoué en -Portugal, Marmont n'ayant pas la situation nécessaire pour un tel -rôle, et Napoléon s'étant de sa personne enfoncé en Russie, le -maréchal Soult avait cru que ses espérances allaient enfin se -réaliser. Mais Napoléon peu satisfait des opérations de l'Andalousie, -ne voulant pas d'ailleurs imposer à son frère un major général qui lui -déplaisait, avait choisi le maréchal Jourdan, qui n'avait accepté la -qualité de major général que par amitié pour le roi Joseph. Le -mécontentement du maréchal Soult avait été extrême, et dans cette -disposition on n'avait pas grande chance d'être écouté en lui -demandant de secourir l'armée de Portugal, avec laquelle il n'avait -cessé d'être en querelle. De plus il jugeait tout autrement que -l'état-major de Madrid les projets de lord Wellington, et croyait -qu'au lieu de songer à la Castille, celui-ci était exclusivement -occupé de l'Andalousie. Il répondit par conséquent à Joseph, que -l'armée de Portugal allait encore tout perdre, qu'elle et son général -se trompaient, que lord Wellington ne se préparait point à marcher sur -Salamanque et sur le maréchal Marmont, que c'était à l'Andalousie -seule qu'il en voulait, que c'était donc à lui maréchal Soult qu'il -fallait venir en aide, car le général Hill n'était que la tête de la -grande armée britannique, prête à se porter tout entière sur Séville -pour délivrer Cadix; que le langage tenu à Cadix par les journaux de -l'insurrection ne permettait aucune incertitude à cet égard; que sans -doute il fallait renforcer le comte d'Erlon, mais pour secourir -l'armée d'Andalousie, et non pas celle de Portugal, qui n'était point -menacée. - -C'était en vérité prêter à lord Wellington d'étranges pensées, que de -lui supposer pour raison d'agir en Andalousie le désir de sauver -Cadix, qui n'était pas en danger; c'était aussi s'en rapporter à de -singuliers indices pour juger les projets de l'ennemi, que d'ajouter -foi aux journaux de l'insurrection espagnole. Ce que l'ennemi eût le -moins fait assurément, c'eût été de publier ses résolutions, et dès -qu'il les annonçait ouvertement, il ne fallait pas s'y arrêter. Mais -indépendamment de tous les renseignements qu'on avait pu recueillir, -la vraie raison de ne pas croire à une tentative contre l'Andalousie, -c'est que lord Wellington n'avait rien à y faire, tandis que par un -seul succès en Castille il prenait toutes nos armées à revers. Le -maréchal Soult ne fut point de cet avis; il resta persuadé que le -général Hill avait 30 mille hommes, que lord Wellington allait lui en -amener encore 40, et que c'était lui, lui seul, qu'il fallait -secourir. Sa réponse fut conséquente avec ces idées. - -[En marge: Le maréchal Suchet fait ce qu'on lui demande.] - -Quant au maréchal Suchet, qui ne voulait point entrer en conflit avec -l'autorité de Madrid, auquel du reste on ne demandait rien qui pût -compromettre les provinces dont il était gouverneur, il fit ce qu'on -désirait de lui. Il rapprocha une division italienne du général -Reille, et fit remplacer à Cuenca les troupes de l'armée du centre, -quoique ce fût pour lui un grave inconvénient de s'étendre aussi loin. - -[En marge: Nouveaux ordres plus précis au général Caffarelli et au -maréchal Soult.] - -Cependant le danger devenait à chaque instant plus pressant et plus -visible, et il était impossible de douter du point que lord Wellington -allait attaquer. Joseph, toujours dirigé par le maréchal Jourdan, -écrivit au général Caffarelli, que bien qu'il se prétendît indépendant -de l'état-major de Madrid, il ne devait ni oublier ses devoirs -militaires qui lui prescrivaient d'aller au secours d'un camarade en -péril, ni ses instructions antérieures qui lui enjoignaient -expressément de secourir l'armée de Portugal contre les Anglais; qu'en -tout cas on lui en faisait un devoir formel, et qu'on lui donnait -l'avis positif que lord Wellington marchait sur Salamanque et sur -l'armée de Portugal. Quant à l'armée d'Andalousie, Joseph songea un -moment à prendre une résolution qui aurait sauvé l'Espagne, et avec -l'Espagne l'Empire peut-être. Il songea à ordonner l'évacuation de -l'Andalousie, province dont l'occupation ne procurait pas de grands -avantages, et qui absorbait 90 mille hommes, dont 60 mille -combattants, suffisants pour accabler les Anglais. Afin d'être obéi -dans une telle détermination, il aurait fallu destituer de son -commandement le maréchal Soult, qui se serait peut-être refusé à -l'évacuation, ou qui du moins l'aurait opérée trop tard pour être -utile à l'armée de Portugal. Mais l'abandon d'une vaste province, un -mouvement rétrograde très-prononcé, la destitution d'un maréchal -illustre, étaient des résolutions que Joseph avait assez d'esprit pour -concevoir, et pas assez de caractère pour exécuter. À défaut de ces -résolutions, voici ce qu'il prescrivit. Le maréchal Soult faisait -entrevoir sa démission, dès qu'on lui donnait des ordres qui lui -déplaisaient. Joseph lui envoya un officier de confiance, militaire de -beaucoup d'esprit, le colonel Desprez, avec mission de bien observer -tout ce qui se passait à l'armée d'Andalousie, de montrer au maréchal -son erreur relativement au projet des Anglais, de lui faire comprendre -que c'était vers Salamanque et non vers Séville que marchait lord -Wellington, de lui renouveler en conséquence l'ordre impératif de -porter le général Drouet d'Erlon sur le Tage, sans attendre ce que -ferait le général Hill, de lui déclarer en outre qu'à la moindre -menace de démission cette démission serait immédiatement acceptée. En -même temps il adressa au ministre de la guerre Clarke les dépêches les -plus détaillées, pour lui signaler tous les dangers, nous dirions tous -les ridicules, si le sujet n'avait été si grave, de cette situation -d'un roi général en chef, désobéi de tous ses généraux, et ne pouvant -les amener ni au nom du devoir, ni au nom de leur intérêt bien -entendu, ni au nom enfin d'une autorité qu'ils méconnaissaient, à -secourir celui d'entre eux qui était dans le péril le plus alarmant. - -[En marge: Premier service rendu par Joseph à Marmont, en remplaçant -la division Foy au pont d'Almaraz.] - -En attendant l'effet de ces diverses démarches, Joseph envoya un -premier secours au maréchal Marmont. Depuis que ce maréchal par ordre -de l'Empereur avait quitté la vallée du Tage, pour aller s'établir -dans la vallée du Douro, il avait laissé l'une de ses divisions, celle -du général Foy, sur le Tage, au pont d'Almaraz. Le maréchal Marmont en -avait agi ainsi parce qu'avec raison il attachait une grande -importance à ce pont, et aux nombreux ouvrages dont il l'avait -entouré. Nos forces actives destinées à s'opposer aux Anglais, étant -par une disposition vicieuse divisées en deux parts, une en -Andalousie, l'autre en Castille, on ne pouvait parer à cet -inconvénient que par une grande facilité de communications, afin de -courir promptement de l'une à l'autre, ainsi que le maréchal Marmont -l'avait fait après la bataille perdue de l'Albuera. Le Tage étant le -principal obstacle à franchir, le maréchal Marmont y avait construit -un pont, des ouvrages fortifiés, et des magasins. Ce qui se passait -devant nous était d'ailleurs une leçon frappante, dont il eût été -impardonnable de ne pas profiter. On voyait en effet du côté des -Anglais une seule armée, un seul général, se portant alternativement -du nord au midi, ayant pour le faire une route large, bien entretenue, -jalonnée de ponts et de magasins, sur laquelle les mouvements étaient -aussi prompts que faciles. - -C'est par suite de cette leçon si instructive que le maréchal Marmont, -en se reportant du Tage sur le Douro, n'avait pas voulu abandonner les -ouvrages d'Almaraz, et y avait laissé la division Foy. Mais quoiqu'il -eût tout disposé pour la ramener promptement à lui à travers le -Guadarrama, le trajet qu'elle aurait à faire devait entraîner une -perte de cinq ou six jours, perte fâcheuse si on était obligé à une -concentration rapide par une subite apparition de l'ennemi, et il -supplia Joseph de le décharger du soin de garder le pont d'Almaraz. -Joseph se hâta de lui rendre ce service, bien qu'il en résultât une -nouvelle dislocation de la faible armée du Centre, et il y envoya la -division d'Armagnac. - -[En marge: Première opération des Anglais.] - -À peine y était-elle qu'une tentative téméraire et peu conforme au -caractère de l'armée anglaise, signala les grands projets de lord -Wellington pour cette campagne, et l'importance qu'il attachait à -empêcher l'armée d'Andalousie d'aller au secours de l'armée de -Portugal. - -[En marge: Ouvrages du pont d'Almaraz.] - -Le général Hill, par ordre de son chef, se jouant de la vigilance des -troupes que le maréchal Soult tenait devant lui en Estrémadure, quitta -son poste sans qu'on s'en aperçût, se porta sur le Tage avec une -division, le remonta à la dérobée, et se présenta devant le pont -d'Almaraz le 18 mai. Ce pont était situé au pied même des montagnes -qui séparent la vallée du Tage de celle de la Guadiana (voir la carte -nº 43), et, après l'avoir franchi, la grande route d'Estrémadure -s'élevait, et traversait les montagnes au col de Mirabète. Le maréchal -Marmont avait fait construire au sommet du col un ouvrage qui fermait -la route carrossable, et qui par conséquent ne permettait pas à un -ennemi venant de l'Estrémadure d'amener du canon. Il avait de plus -rendu cet ouvrage assez fort pour exiger l'emploi de la grosse -artillerie. Au pied de la hauteur, au bord du fleuve, il avait établi -deux ouvrages moins considérables, formant têtes de pont sur la rive -gauche et sur la rive droite. Un pont de bateaux, qui n'était pas -toujours tendu, servait à franchir le fleuve. - -[En marge: Surprise de ces ouvrages par le général Hill.] - -Le général Hill, qui avait déjà surpris deux ans auparavant le général -Girard dans les environs, à Arroyo del Molinos, et qui était coutumier -de ce genre d'expéditions, étant arrivé presque sans être aperçu à -portée de l'ouvrage de Mirabète, reconnut qu'il était trop fort pour -essayer de le brusquer, et imagina de faire descendre par un chemin de -traverse une colonne d'infanterie qui tâcherait d'enlever à l'escalade -les têtes de pont, tandis que le reste des troupes anglaises feindrait -d'attaquer Mirabète sur la hauteur. Ce plan hardi réussit -parfaitement. Les deux ouvrages qui formaient têtes de pont sur les -deux rives du fleuve, et que le maréchal Marmont avait moins -fortifiés, pouvaient être enlevés à l'escalade. Les Anglais posèrent -leurs échelles sur les escarpes à peine maçonnées, et pénétrèrent dans -la tête de pont de la rive gauche. Les troupes qui la gardaient, -espèce de ramassis de toutes nations, se laissèrent épouvanter malgré -la belle conduite d'un officier piémontais, qui se fit tuer pour les -rallier; elles s'enfuirent, tentèrent de se jeter dans quelques -bateaux, et furent ou prises ou noyées. L'ouvrage de la rive gauche -enlevé, celui de la rive droite se rendit immédiatement. Les Anglais -saccagèrent ainsi ce petit établissement, détruisirent les ouvrages, -brûlèrent les bateaux, et se retirèrent, très-fiers d'une expédition -qui leur valait plus d'honneur que de profit, puisqu'ils n'avaient -fait autre chose, après tout, que bouleverser temporairement les -moyens de passage. En apprenant ce coup téméraire, le général Foy, -qui était avec sa division en marche vers la Castille, rebroussa -chemin, courut après les Anglais, sans réussir toutefois à les -atteindre. On en fut quitte pour une affaire désagréable mais point -irréparable, car pour un pont détruit le Tage ne devenait pas un -obstacle invincible, et une armée qui remonterait à temps par la route -d'Estrémadure devait toujours trouver le moyen de le franchir. - -Cet accident causa une vive émotion à Madrid, car il révélait la -prochaine entrée de lord Wellington en campagne, et son intention de -mettre les armées d'Andalousie et de Portugal dans l'impossibilité de -communiquer entre elles. Cette indication aurait dû agir sur celle des -deux qu'on appelait à secourir l'autre, et Joseph renouvela ses -instances, mais en vain, comme on va le voir. - -[Date en marge: Juin 1812.] - -Le maréchal Soult avait reçu la visite du colonel Desprez, avait -laissé apercevoir son extrême déplaisir de n'être pas major général de -Joseph, n'avait point renouvelé une offre de démission, dont on ne lui -cachait pas l'acceptation immédiate si elle était faite, et s'était -obstiné à soutenir que le danger menaçait non pas la Castille, mais -l'Andalousie. Il n'y avait pas moyen de redresser son opinion à cet -égard, et le colonel Desprez y renonçant, le pressa de s'expliquer sur -l'exécution des ordres relatifs au corps du comte d'Erlon. Le maréchal -avait renforcé ce corps, ainsi que Joseph l'avait prescrit, mais quant -aux instructions à lui donner, il avoua clairement qu'il ne -consentirait pas à s'en dessaisir, et à l'envoyer en Castille au -secours de l'armée de Portugal. À toutes les instances que lui fit le -colonel Desprez, le maréchal répondit que si on lui ôtait une portion -quelconque de ses forces il ne pourrait garder l'Andalousie, et qu'il -n'obéirait qu'à un ordre, celui d'évacuer cette province. - -[En marge: Entrée en campagne de lord Wellington et sa marche sur -Salamanque.] - -[En marge: Le général Caffarelli prépare un secours pour l'armée de -Portugal.] - -[En marge: Ordre péremptoire envoyé par Joseph au maréchal Soult.] - -Ces allées et venues, ces résistances obstinées, faisaient perdre un -temps précieux, pendant lequel lord Wellington se hâtait de marcher -sur l'armée de Portugal. En effet, dans les premiers jours de juin, on -apprit qu'il avait levé ses cantonnements, et qu'il était à la veille -de franchir l'Aguéda pour se rendre dans la province de Salamanque par -la route de Ciudad-Rodrigo. À cette nouvelle, le général Caffarelli -que le défaut de présence d'esprit au milieu des embarras dont il -était assailli, bien plus qu'une mauvaise volonté décidée, empêchait -d'obéir, le général Caffarelli sans plus discuter l'autorité du roi, -manda aux maréchaux Marmont et Jourdan qu'il allait marcher au secours -de l'armée de Portugal avec un détachement de 10 mille hommes. Quant -au maréchal Soult, Joseph lui expédia le véritable ordre qu'il aurait -dû lui adresser dès le commencement, il lui prescrivit non plus de -donner au comte d'Erlon l'instruction de suivre les mouvements du -général Hill, mais de faire sur-le-champ un détachement de 10 mille -hommes, de les acheminer sur le Tage, d'évacuer telle partie de -territoire qu'il faudrait pour rendre possible l'accomplissement de -cette mesure, et, enfin, s'il ne voulait pas obéir, de remettre -immédiatement son commandement au comte d'Erlon. - -Confiant dans l'exécution d'un ordre aussi précis, dans les promesses -du général Caffarelli, dans la possibilité qu'il avait lui-même -d'envoyer quelques mille hommes au maréchal Marmont, comptant que par -toutes ces dispositions il pourrait porter l'armée de Portugal à près -de 70 mille hommes, il se rassura sur l'issue des événements qui se -préparaient en Castille, il se rassura, parce que, tout en étant doué -de bon sens, d'intelligence militaire et de courage, il n'avait pas -cette ardeur dévorante, cette vigilance sans sommeil du véritable -homme d'action, qui ne croit qu'à ce qu'il a vu, qui ne se repose que -sur les promesses accomplies, et ne donne pas un ordre sans en suivre -lui-même l'exécution, qualité que Napoléon possédait au plus haut -degré, et à laquelle il devait en partie ses prodigieux succès. - -[En marge: État de l'armée anglaise au moment où elle entre en -campagne.] - -Pendant que le temps le plus précieux se perdait de notre côté en -tristes tiraillements, lord Wellington s'était mis en mouvement pour -essayer d'une marche offensive en Castille, seule partie de l'Espagne -où, par les raisons que nous avons données, il pût agir utilement. Il -n'était pas lui-même, quoique commandant seul, et appartenant à la -puissance la plus riche de l'Europe, entièrement satisfait de sa -situation, surtout sous le l'apport matériel. La solde était -fort arriérée dans son armée; l'argent ne lui arrivait que -très-difficilement, parce qu'il fallait que son gouvernement convertît -en espèces métalliques, avec une perte d'au moins 25 pour 100, la -monnaie de papier circulant en Angleterre; de plus les Espagnols, -quoique dévoués à sa cause, lui fournissaient bien gratis tous les -renseignements qui pouvaient le servir, mais ne lui livraient leurs -denrées que contre argent. Les muletiers, qui avec six mille mulets -transportaient les vivres de l'armée anglaise, n'étaient pas payés -depuis plusieurs mois, et se plaignaient vivement. Or, s'ils avaient -refusé un seul jour leurs services, l'armée anglaise eût été perdue, -car sans les vivres réunis tous les soirs aux bivouacs, sans le temps -de les faire cuire, de les consommer, lord Wellington n'aurait -bientôt plus conservé un soldat dans les rangs. Aussi ne cessait-il -d'écrire à son gouvernement que si on lui donnait ces admirables -soldats français, comme il les appelait, qui se passaient -d'approvisionnements, couraient çà et là pour se procurer leur -nourriture, revenaient ensuite au drapeau, faisaient leur soupe en -hâte avec ce qu'ils avaient ramassé, et se battaient néanmoins s'ils -n'avaient pas eu le temps de la faire, il pourrait soutenir la guerre -sans argent; mais que si les soldats anglais étaient mis à une telle -épreuve, si on les exposait à quitter le drapeau pour aller à la -maraude, au bout de quelques jours il n'en reviendrait pas un. Il se -plaignait donc lui aussi d'avoir ses peines et ses difficultés. Son -armée, quoique excellente, n'était pas non plus telle qu'il l'aurait -voulue. Il l'aurait désirée plus nombreuse, particulièrement en -Espagnols. Ces derniers, qui auraient dû lui fournir trente ou -quarante mille soldats, lui avaient à peine envoyé une division de dix -mille hommes, mal disciplinés, mal commandés, et ne rendant aucun des -services qu'on devait attendre de la bravoure et de la sobriété du -soldat espagnol. Avec le dévouement des nations portugaise et -espagnole, avec toute la puissance de l'Angleterre, après plusieurs -campagnes heureuses, il était parvenu à réunir sur l'Aguéda, aux -premiers jours de juin, les forces suivantes: sept divisions -d'infanterie anglaise, présentant environ 35 à 36 mille hommes d'une -solidité à l'épreuve (une huitième division était sous le général Hill -en Estrémadure), cinq ou six mille hommes de cavalerie anglaise et -allemande excellente, deux brigades d'infanterie portugaise, plus -enfin une division espagnole sous le général don Carlos d'Espagne. Ces -auxiliaires, difficiles à compter, surtout les Espagnols, à cause de -leur organisation très-imparfaite, pouvaient monter à 14 ou 15 mille -hommes. Ainsi l'armée de lord Wellington était d'environ 55 mille -hommes. Les guérillas, très-propres au service de troupes légères, -ajoutaient à son effectif une force impossible à évaluer, mais réelle. -On voit qu'avec un peu d'entente entre nos généraux, avec nos braves -soldats, avec 300 mille hommes d'effectif, donnant 230 mille -combattants, il eût été facile en se concentrant à propos d'opposer -une masse écrasante à cette poignée d'Anglais, solides et bien -conduits sans doute, mais dont la force était tout entière dans la -sagesse de leur chef, et dans la désunion de nos généraux. - -Lord Wellington le sentait si bien, que ce n'était qu'en tremblant (si -ce mot peut être employé en parlant d'un tel homme) qu'il s'avançait -en Castille. La conquête de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz étant -accomplie, il fallait qu'il entreprît quelque chose; or, à -entreprendre quelque chose, il ne pouvait essayer, comme nous l'avons -montré, qu'une marche offensive en Castille. Sa ferme raison -n'admettait sur ces points aucun doute; mais, en songeant qu'il allait -se jeter sur les derrières des Français, entre les armées du Nord et -de Portugal d'un côté, les armées du Centre et d'Andalousie de -l'autre, qui seulement en envoyant chacune un détachement auraient pu -l'accabler, il était saisi d'une véritable crainte, non pas de la -crainte des âmes faibles, mais de la crainte des âmes fortes et -éclairées, qui sans s'exagérer le danger, en apprécient pourtant la -gravité. S'il se rassurait au point de marcher au-devant de tels -périls, c'est d'abord qu'il était obligé de tenter quelque chose, sous -peine de perdre l'occasion la plus favorable, celle de l'absence de -Napoléon; c'est ensuite qu'il comptait sur les misérables -tiraillements dont il s'était aperçu depuis longtemps, et qui -jusqu'ici avaient empêché nos généraux de l'accabler par la réunion de -leurs forces. Une seule fois il avait vu cette réunion s'opérer à -temps, c'était l'année précédente, lorsque le maréchal Marmont était -accouru en Estrémadure, et ce mouvement lui avait fait manquer -Badajoz, après une perte de six mille hommes. Au contraire, dans les -trois premiers mois de la présente année, cette concentration n'ayant -pas eu lieu, il avait pu prendre Badajoz et Ciudad-Rodrigo. Cette fois -encore, il se flattait d'avoir le même bonheur grâce aux mêmes causes. - -[En marge: Demandes de lord Wellington à son gouvernement avant -d'entrer en campagne.] - -[En marge: Lord Wellington passe l'Aguéda.] - -Résolu à se porter en avant, il écrivit néanmoins à son gouvernement -qu'il ne fallait pas se flatter d'obtenir de grands résultats, car il -suffirait aux Français de se réunir contre lui pour qu'il fût -promptement rejeté en Portugal. Il demanda donc expressément que -l'armée anglo-sicilienne tentât une descente dans la province de -Murcie, ou dans celle de Catalogne, pour empêcher l'armée d'Aragon de -faire des détachements au profit de l'armée du Centre; il demanda aux -flottes anglaises qui croisaient dans le golfe de Biscaye, et -communiquaient avec les chefs de bandes, de simuler un débarquement -pour empêcher le général Caffarelli d'aller au secours du maréchal -Marmont. Ces précautions prises, il passa l'Aguéda dans les premiers -jours de juin, et se dirigea sur Salamanque. Sachant, par des rapports -exacts, dus au zèle des Espagnols, que le maréchal Marmont avait été -obligé de disperser ses divisions pour les faire vivre, qu'aucun -renfort ne lui était encore arrivé, il espérait trouver l'armée -française disséminée, en tout cas forte au plus de 40 mille hommes, et -probablement mal pourvue de matériel. Par ces divers motifs, il se -flattait de lui faire au moins évacuer Salamanque, et de la repousser -au delà du Douro, ce qui était un heureux commencement de campagne. Il -se proposait ensuite d'agir selon les événements, qu'il avait assez de -sang-froid pour attendre sans trouble, et assez de présence d'esprit -pour saisir avec à propos. - -[En marge: Situation du maréchal Marmont au moment des premières -hostilités.] - -Le maréchal Marmont, qui était sur ses gardes, quoique mal servi par -ses espions, connut bientôt l'approche de l'armée anglaise, et se mit -en mesure de n'être pas surpris. Ayant eu le temps de réunir quatre ou -cinq divisions, grâce au retour de la division Foy, il put former un -rassemblement respectable, et capable d'imposer à l'ennemi une extrême -réserve. Si toute son armée n'était pas sous sa main en avant de -Salamanque, c'est d'abord qu'il avait beaucoup de points à occuper, et -qu'ensuite, pour vivre dans un pays ruiné, il avait été obligé de -s'étendre sur un espace de plus de trente lieues. Du reste, ayant -profité des leçons administratives de Napoléon, dont il avait été -l'aide de camp, il avait employé l'hiver à soigner ses hommes, à -réparer son matériel d'artillerie, à recomposer autant que possible -ses attelages, et à mettre ses postes en bon état de défense. À défaut -de grands magasins qu'il n'avait pas le moyen de créer, il avait formé -auprès de chaque division un petit dépôt de biscuit qui lui permettait -de manoeuvrer une quinzaine de jours sans être inquiet de la -subsistance de ses soldats. Il avait disposé en citadelles trois -couvents qui dominaient Salamanque et commandaient le passage de la -Tormès. Il y avait placé une garnison d'un millier d'hommes, et il -pouvait s'en éloigner sans crainte de voir l'ennemi s'y établir. La -ligne du Douro, qui se trouvait en arrière de Salamanque, et qui avec -son affluent l'Esla couvrait à la fois la Vieille-Castille et le -royaume de Léon, était partout jalonnée de postes assez bien occupés. -Toro, Zamora, Benavente, Astorga, promettaient une certaine -résistance, et, en présence d'un adversaire circonspect, il était -possible, en manoeuvrant sagement, de tenir la campagne quelque temps, -sans être amené à une action décisive. - -[En marge: Le maréchal Marmont se retire d'abord à quelque distance de -Salamanque.] - -Le maréchal Marmont, après les dispositions que nous venons -d'énumérer, leva son camp de Salamanque, livra la ville à elle-même, -et alla camper à quelque distance pour se ménager le loisir de -rassembler ses divisions et d'observer les projets de l'ennemi. S'il -ne se hâta pas de se réfugier derrière le Douro, c'est qu'il avait la -Tormès pour se couvrir, et qu'il voulait rester en vue de Salamanque, -afin de donner du coeur à la petite garnison laissée dans les trois -couvents fortifiés. - -[En marge: Attaque de Salamanque.] - -Lord Wellington parut le 16 juin devant Salamanque. Reçu par les -habitants avec une joie qui éclatait toujours après le départ des -Français, et avant l'arrivée des Anglais, il consacra un jour ou deux -à la réflexion, et au plaisir d'avoir ainsi acquis les honneurs de -l'offensive, sans en courir les dangers. Les habitants lui demandaient -de les délivrer des trois couvents fortifiés qui dominaient la ville, -et qui pouvaient en rouvrir les portes aux Français. Ces couvents -examinés de près, semblèrent exiger une attaque en règle. Lord -Wellington résolut d'y employer dix ou quinze jours, et n'en fut pas -fâché, car il n'était pas disposé à précipiter ses mouvements dans une -contrée où chaque pas en avant pouvait être un pas fait vers un abîme. -Il avait amené avec lui quelques pièces de grosse artillerie, assez -mal approvisionnées. Il commença l'attaque des couvents avec ces -moyens, et envoya chercher à Ciudad-Rodrigo le matériel qui lui -manquait. - -Voici la position des trois couvents qu'il s'agissait de prendre. Le -principal, le plus vaste, celui de Saint-Vincent, gros bâtiment carré, -ressemblant à un fort, avait été crénelé, percé d'embrasures, et -entouré de décombres qu'on avait disposés en glacis. D'un côté il -dominait la Tormès, qui passe au pied de Salamanque, et de l'autre -Salamanque elle-même. Les deux couvents de San-Gaetano et de la -Merced, situés un peu au-dessous et vers la ville, fournissaient -contre elle un second étage de feux, et en assuraient complétement la -possession. - -Lord Wellington ouvrit la tranchée devant le couvent de Saint-Vincent -par le dehors de la ville. Quant aux couvents de la Merced et de -San-Gaetano, il voulut les brusquer, et en ordonna l'assaut. Mais les -troupes qui gardaient ces deux postes, secondées par le feu dominant -de Saint-Vincent, repoussèrent bravement les Anglais, et leur tuèrent -plusieurs centaines d'hommes. Lord Wellington prit alors le parti -d'attendre le gros matériel qui devait venir de Ciudad-Rodrigo. La vue -de l'armée française, réunie à quelques lieues de là, dans une bonne -position, soutenait le courage de nos petites garnisons, et -prolongeait leur résistance. - -[Date en marge: Juillet 1812.] - -[En marge: Occupation de Salamanque par les Anglais.] - -Enfin, les 26 et 27 juin, la grosse artillerie étant arrivée au camp -des Anglais, lord Wellington fit battre en brèche. Les trois couvents -se défendirent vaillamment, et dirigèrent un feu violent contre -l'ennemi. Mais le principal, celui de Saint-Vincent, ayant été mis en -flammes par des obus, il devint impossible de s'y maintenir plus -longtemps, et, le 28, il fallut remettre ces citadelles improvisées, -au moyen desquelles on avait cru pouvoir conserver Salamanque, ou -s'assurer du moins le moyen d'y rentrer. Nous y perdîmes un millier -d'hommes hors de combat ou prisonniers; mais les Anglais en perdirent -un nombre au moins égal, et nous avions gagné douze jours, retard -précieux pour nous, et dès lors fâcheux pour nos adversaires. Il faut -sans doute y regarder avant de disséminer ses forces dans de petites -garnisons destinées à se rendre l'une après l'autre, mais, quand elles -coûtent autant de monde à l'ennemi, et vous font gagner autant de -temps, il n'y a pas de regrets à concevoir. - -[En marge: Retraite du maréchal Marmont derrière le Douro.] - -[En marge: Lord Wellington le suit.] - -Jusqu'ici les opérations du maréchal Marmont étaient tout ce qu'elles -pouvaient être; mais Salamanque pris, il n'était pas sage à lui de se -tenir si près de l'armée anglaise, et il passa le Douro à Tordesillas, -décidé à lui bien disputer cette ligne. Du reste la circonspection des -Anglais ne faisait pas craindre de leur part une offensive très-vive. -Lord Wellington suivit l'armée de Portugal, et vint border le cours du -Douro, qui dans cette saison n'était pas très-volumineux, mais n'était -cependant pas guéable, excepté dans un petit nombre d'endroits. Ce -fleuve, comme nous l'avons dit, était pourvu de bons postes, tels que -Tordesillas, Toro, Zamora, et même Benavente et Astorga, en -considérant l'Esla et l'Orbigo comme un prolongement de la ligne du -Douro. Astorga notamment, outre de bons ouvrages qui avaient déjà -résisté, tantôt aux Français, tantôt aux Espagnols, contenait une -excellente garnison de 1500 hommes bien résolus à se défendre, et -devait, en donnant un fort appui à notre droite, gêner beaucoup la -gauche des Anglais. Lord Wellington, arrivé le 1er juillet sur le -Douro, s'y arrêta pour laisser à l'armée espagnole de Galice le temps -d'enlever Astorga. C'étaient, selon lui, quinze ou vingt jours encore -d'employés utilement, sans s'engager trop vite dans cette hardie -campagne entreprise sur les derrières des Français; mais c'était, on -doit le reconnaître, leur laisser aussi le temps de se réunir pour -l'accabler. Il fallait en effet qu'ils fussent aveuglés par d'étranges -passions, pour ne pas employer ce délai à rassembler soixante-dix -mille hommes contre l'armée anglaise. Aussi, en se tenant le long du -Douro, lord Wellington ne cessait-il d'adresser les plus vives -instances, d'un côté à l'armée anglo-sicilienne, pour qu'elle donnât -une forte occupation au maréchal Suchet, et de l'autre aux forces -navales anglaises croisant dans le golfe de Biscaye, pour qu'elles -fissent craindre au général Caffarelli un gros débarquement sur les -côtes des Asturies. - -[En marge: Force de l'armée de Portugal depuis la réunion des huit -divisions qui la composent.] - -Dans cet intervalle le maréchal Marmont, établi derrière le Douro, -s'était occupé à concentrer les huit divisions dont était formée -l'armée de Portugal. Après avoir recouvré la première de ces huit -divisions, celle du général Foy, il lui restait à recouvrer la -huitième, celle du général Bonnet, composée de troupes bonnes et -nombreuses, supérieurement commandée, et confinée sur le revers des -Asturies pour y batailler contre les Anglais et contre les bandes de -Porlier. Les Asturies valaient assurément la peine d'être conservées, -ainsi que l'avait prescrit Napoléon en partant pour la Russie, mais -elles n'étaient rien auprès de l'objet qui préoccupait en ce moment le -maréchal Marmont. Aussi n'avait-il pas hésité à dépêcher à la huitième -division l'ordre d'évacuer les Asturies, et cet ordre avait trouvé le -général Bonnet en route, car cet officier non moins intelligent -qu'intrépide, comprenant ce que tant d'autres plus élevés en grade ne -comprenaient point, avait jugé que tout intérêt devenait accessoire -devant la nécessité de repousser les Anglais. En défalquant tout ce -qu'on perd ou laisse en arrière à la suite d'une retraite rapide, le -général Bonnet amenait 6 mille hommes, excellents par leur valeur -propre, excellents par sa présence à leur tête. Cette adjonction -inspira beaucoup de confiance au maréchal Marmont. Elle portait à 36 -ou 37 mille hommes son infanterie. Ce qui lui manquait c'était la -cavalerie, car elle s'était épuisée à courir les routes pour les -purger des guérillas. Pressé de la remonter, le maréchal Marmont avait -fait enlever tout ce qu'il y avait de chevaux de selle dans la -contrée, et il avait ainsi ramassé un millier de bons chevaux, ce qui -avait porté à 3 mille cavaliers bien montés et vigoureux le total de -sa cavalerie. Avec son artillerie, bien servie et composée d'une -centaine de bouches à feu, il avait environ 42 mille soldats, qui, -renforcés seulement par dix mille hommes, seraient devenus -très-supérieurs aux Anglais, et tels quels pouvaient leur tenir tête, -s'ils étaient conduits avec un peu de sagesse et de bonheur. - -[En marge: Le maréchal Marmont; son esprit et son caractère.] - -Sans doute ils n'étaient pas mal commandés par le maréchal Marmont, -mais ils ne l'étaient pas sûrement. Ce maréchal, ayant de l'esprit, de -l'instruction, de la bravoure, et le talent de bien tenir ses troupes, -possédait quelques qualités du général en chef, mais était loin de les -réunir toutes. Quoique dissipé dans ses goûts, il pensait fort à ce -qu'il avait à faire, combinait beaucoup, trop peut-être, car dans -l'action la justesse des idées vaut mieux que l'abondance. -L'abondance des idées en effet sans un jugement ferme et prompt, -éblouit au lieu d'éclairer. De plus ce maréchal ne passait pas pour -heureux. Le bonheur, qualité indéfinissable, est-il une vaine -superstition des hommes, ou bien une réalité? Est-ce une faveur du -sort capricieux, donnant à l'un pour les refuser à l'autre, ces -circonstances de froid, de chaud, de pluie, de soleil, d'arrivées -imprévues, qui font souvent réussir des combinaisons médiocres, ou -échouer des combinaisons habiles? Ou bien n'est-ce pas plutôt un -ensemble bien proportionné de qualités, qui, même sans des facultés -supérieures, inspire ces déterminations simples et fortes qui sauvent -les armées et les empires? Quoi qu'il en puisse être, le maréchal -Marmont dans sa carrière n'a point passé pour heureux, et, chose -singulière, il était confiant, soit que le courage suppléât en lui à -la fortune, soit qu'il ignorât sa destinée, qui alors ne s'était pas -révélée tout entière. Tel était le général de l'armée française en ce -moment, et si on avait pu pénétrer l'avenir, on aurait dû être -profondément inquiet en le voyant devant un général calme, solide, -d'une prudence consommée, et dont le bonheur, soit caprice du sort, -soit talent, ne s'était jamais démenti. - -[En marge: Toutes les nouvelles que reçoit le maréchal Marmont le -disposent à ne plus espérer aucun secours.] - -Le maréchal Marmont, abrité derrière le Douro, devait-il y rester -immobile? Sans doute il eût mieux fait d'attendre l'initiative de son -adversaire, de lui disputer le passage du Douro tant qu'il pourrait, -puis de se replier méthodiquement sur l'armée du Nord, qui aurait bien -fini, de gré ou de force, quand elle aurait vu l'ennemi chez elle, par -se joindre à lui. Mais il était jeune, plein de vanité, ignorait les -vues du sort, avait une armée d'une bravoure éprouvée, sur laquelle -les Anglais n'avaient pris aucun ascendant, qui reculait à -contre-coeur, et il venait de recevoir des nouvelles qui réduisaient à -rien ses espérances de secours. D'un côté le général Caffarelli, après -lui avoir annoncé un renfort de dix mille hommes, lui mandait -maintenant l'apparition des flottes anglaises entre Saint-Ander et -Saint-Sébastien, la probabilité d'un prochain débarquement, et en -définitive ne lui parlait plus du renfort promis. Or si on doit -espérer avec réserve de celui qui promet, à plus forte raison ne -doit-on rien espérer de celui qui ne promet pas, ou qui après avoir -promis ne promet plus. Au même instant Joseph, lui écrivant à la date -du 30 juin une lettre qui arriva le 12 juillet au quartier général de -l'armée de Portugal, lui faisait part de ses efforts pour amener les -armées du Nord et de l'Andalousie à le secourir, sans lui dissimuler -le peu de chance qu'il avait d'y réussir. Pour comble de disgrâce, -Joseph, soit qu'il ne fût pas prêt, soit qu'il n'en crût pas le moment -venu, ne lui disait pas s'il pourrait se priver en sa faveur d'un -détachement de l'armée du centre. Le maréchal Marmont devait donc se -considérer comme tout à fait abandonné. Certes si ce maréchal avait -cru pouvoir compter sur dix à douze mille hommes de l'armée du centre, -il aurait incontestablement attendu ce secours avant de rien -entreprendre, car on aime mieux partager l'honneur d'une victoire, que -de s'exposer à porter seul le poids non partagé d'une défaite. Quant à -l'armée d'Andalousie, qui aurait pu venir à son aide, et qui l'aurait -dû, ne fût-ce qu'à titre de reconnaissance, il n'en attendait -absolument rien, et les dernières lettres de Joseph ne faisaient que -compléter une conviction qui était formée chez lui depuis longtemps. -Les faits ultérieurs prouvent qu'il ne se trompait point. - -[En marge: Réduit à ses propres forces, et craignant la reddition -d'Astorga, le maréchal Marmont songe à éloigner lord Wellington par -des manoeuvres, sans aucune pensée de livrer bataille.] - -Réduit à ses seules forces, comparant son armée avec celle de lord -Wellington, qui n'était pas supérieure en nombre en ne voulant tenir -compte que des Anglais, se rappelant que les batailles gagnées par -ceux-ci ne l'avaient été que parce qu'on avait eu le tort de les -attaquer dans des positions où leur manière de combattre les rendait -invincibles, il pensa qu'avec des troupes fortement aguerries, il -pourrait manoeuvrer autour d'eux sans se compromettre, leur faire -abandonner la ligne du Douro, et les ramener à la frontière du -Portugal sans livrer bataille; que peut-être même, tandis qu'on -chercherait à se placer sur leur ligne de communication afin de les -contraindre à rétrograder, on pourrait occuper l'une de ces positions -défensives, où les avantages qu'on leur avait toujours laissés -seraient cette fois de notre côté. Les Français, qui escaladaient si -bien des positions presque inabordables, comme celles de Talavera et -de Busaco, seraient bien autrement redoutables, si au lieu d'avoir à -les emporter ils n'avaient qu'à les défendre, et les Anglais bien -moins heureux, si au lieu d'avoir à défendre ces positions, ils -avaient à les attaquer. Cette fois on serait presque sûr de la -victoire. Il n'y avait donc pas de témérité à vouloir manoeuvrer -autour des Anglais, et le cas d'une bonne position défensive se -rencontrant, de songer à leur disputer le terrain. À toutes ces -raisons d'agir s'en ajoutait une dernière d'un grand poids. Les -Espagnols de l'armée de Galice assiégeaient Astorga, qui n'avait pas -pour plus de quinze jours de vivres. Pouvait-on s'éloigner de l'armée -anglaise pour aller ravitailler cette place? Et si on ne le pouvait -pas sans danger, n'allait-on pas être tourné sur sa droite par la -perte d'Astorga, et condamné dès lors à une retraite indéfinie? - -[En marge: Le maréchal Marmont repasse le Douro, et oblige lord -Wellington à rétrograder sur Salamanque.] - -Telles furent les idées avec lesquelles le maréchal Marmont sortit de -l'asile qu'il avait trouvé derrière le Douro. Il essaya d'abord de -repasser ce fleuve en présence de l'armée anglaise, et le fit avec -assez d'art et de bonheur. Les bords du Douro étaient conformés de -telle manière qu'on découvrait d'une rive à l'autre tous les -mouvements des deux armées. Le maréchal Marmont affecta de faire -descendre par sa droite des colonnes de troupes vers Toro, et tandis -qu'il donnait à cette démonstration la plus grande vraisemblance -possible, il préparait sur sa gauche aux environs de Tordesillas les -moyens de franchir réellement le Douro sur plusieurs ponts de -chevalets. Dans la nuit du 16 au 17 juillet en effet, tandis que sa -droite prolongée simulait un projet de passage vers Toro, sa gauche en -opérait un véritable au-dessus de Tordesillas, et son centre suivant -sa gauche venait passer après elle. Le lendemain, profitant de la -surprise et de la confusion des Anglais, il ramenait sa droite à lui, -et se trouvait avec ses quarante-deux mille hommes, parfaitement -intacts, confiants, pourvus de vivres, au delà du Douro, avec toute -l'apparence d'intentions inquiétantes pour l'armée britannique. - -Lord Wellington n'avait pas plus que le maréchal Marmont le désir de -livrer bataille, mais il était bien résolu à ne pas se laisser couper -de Ciudad-Rodrigo, où il avait ses vivres, ses munitions de guerre, et -une bonne porte pour rentrer en Portugal. Il s'empressa donc de lever -son camp et de rétrograder vers Salamanque par le chemin qu'il avait -déjà suivi. Le maréchal Marmont avait par conséquent réussi dans le -projet de le ramener en arrière. - -En se reportant vers Salamanque on rencontrait divers affluents du -Douro, la Guarena d'abord, et ensuite la Tormès, sur laquelle -Salamanque est assise. C'étaient autant d'échelons à disputer en se -retirant. Lord Wellington se replia de l'un sur l'autre avec prudence -et lenteur. Au bord de la Guarena, le général Clausel, jeune -lieutenant général qui annonçait déjà les plus grands talents -militaires, se hâta trop de la franchir, et s'exposa à être ramené. -Mais ce fut une perte sans importance, et le 19 au soir on coucha le -long de cette petite rivière, bravant le canon les uns des autres pour -venir se désaltérer dans ses eaux, car la chaleur était étouffante. - -[En marge: Heureuses manoeuvres de l'armée française en présence de -l'armée anglaise.] - -Dans la nuit le maréchal Marmont remontant la Guarena par sa gauche, -la franchit à un point où elle n'était plus qu'un torrent -insignifiant, et se trouva tout à coup en présence des Anglais, -surpris de n'être séparés de nous par aucun obstacle. Aussi ne -tardèrent-ils pas à battre en retraite. Ils marchaient d'un bon pas, -avec aplomb, leurs masses bien serrées, couverts par de la cavalerie -et de l'artillerie légères, le long d'un plateau assez étendu. Notre -armée se tenait à leur hauteur, s'avançant sur un plateau parallèle à -celui qu'ils occupaient, montrant autant d'aplomb, beaucoup plus -d'aisance, et une confiance dont le général en chef se laissait -lui-même enivrer. L'artillerie légère longeant au galop le bord du -plateau sur lequel nous cheminions, s'arrêtait de temps en temps pour -canonner les Anglais, puis se remettait en mouvement pour les suivre. -Les deux positions se rejoignaient à un village, où on était -naturellement tenté de se devancer. Nos troupes y arrivèrent les -premières, en chassèrent quelques coureurs, et eurent le plaisir d'y -canonner l'armée ennemie, défilant sous notre feu, et à bonne portée. -Nous ne perdîmes personne et tuâmes quelques Anglais. Depuis le -passage du Douro, nous avions ramassé un millier d'hommes, tant -blessés que traînards. Le 20 au soir les Anglais repassèrent la -Tormès, et nous couchâmes sur ses bords. - -[En marge: Arrivée des deux armées devant la célèbre position des -Arapiles.] - -Le 21 nous franchîmes cette rivière à une lieue et demie au-dessus de -Salamanque, et vînmes prendre position en face des hauteurs dites des -Arapiles, sur lesquelles les Anglais s'étaient établis, et où il -n'était pas facile de les aborder. Le maréchal Marmont était sans -doute un peu trop enorgueilli de ses premiers avantages, et des -marches qu'il avait exécutées en présence de lord Wellington; -toutefois il était résolu à ne pas commettre d'imprudence, et à ne pas -renouveler les fautes de ses prédécesseurs, en allant mal à propos -attaquer les Anglais dans des lieux où il n'y avait aucune chance de -les vaincre. Il campa en face d'eux, après avoir occupé de son côté -une position assez avantageuse, séparée par un vallon de celle de -l'ennemi, et s'appuyant à droite au village de Calvarossa de Ariba, à -gauche à des bois dont il avait eu soin de s'emparer. Il n'avait donc -rien à craindre, et s'endormit tranquillement avec ses soldats, sans -autre projet que de continuer un système de manoeuvres qui lui avait -jusqu'à ce jour parfaitement réussi. - -[En marge: À la vue de la position prise par l'armée anglaise, le -maréchal Marmont, sans songer à combattre, veut seulement faire un -léger mouvement par sa gauche, pour menacer les communications de -l'ennemi avec Ciudad-Rodrigo.] - -Le lendemain matin, 22 juillet, le maréchal Marmont monta de bonne -heure à cheval pour juger des desseins de l'ennemi, et y conformer les -siens. Tout était en repos des deux côtés, et rien n'annonçait un -projet de la part de lord Wellington, si ce n'est peut-être celui de -rectifier sa position, et de se relier un peu plus étroitement à -Salamanque et à la route de Ciudad-Rodrigo. Une sorte de vallon peu -profond, et assez large, allant aboutir à la Tormès près de -Salamanque, nous séparait des Anglais, et rendait la position des deux -armées également sûre. Le village de Calvarossa de Ariba, occupé par -la division Foy, servait de pivot à notre droite. Notre centre et -notre gauche s'appuyaient à des bois. On pouvait ainsi attendre de -part et d'autre, sans se faire aucun mal, chacun des deux adversaires -ne voulant combattre qu'à coup sûr. Toutefois le maréchal Marmont, -confiant en fait de manoeuvres dans le savoir de son armée et le sien, -imagina un mouvement par sa gauche, qui avait pour but de déborder un -peu la droite des Anglais, de menacer par conséquent leurs -communications avec Ciudad-Rodrigo, et lorsqu'ils décamperaient, soit -pour se rapprocher de Salamanque, soit pour regagner la route de -Ciudad-Rodrigo, d'attaquer leur arrière-garde et de leur en prendre -une portion. C'était faisable, mais beaucoup trop ambitieux, et avec -les dispositions de lord Wellington, qu'il était facile de conjecturer -sans les connaître, et qui étaient de regagner Ciudad-Rodrigo le plus -tôt possible, il aurait mieux valu _lui faire un pont d'or_, que de -risquer des mouvements qui pouvaient sans qu'on le voulût engager une -bataille. - -[En marge: Manoeuvre de l'armée française.] - -Du reste, avec beaucoup de prudence dans l'exécution, il était -possible d'opérer ces mouvements sans de trop fâcheuses conséquences. -Laissant donc sa droite sous le général Foy au village de Calvarossa -de Ariba, et, pour la rendre plus forte encore, y ajoutant la division -du général Ferey, le maréchal Marmont fit défiler derrière cet appui -son centre et sa gauche, le long des bois auxquels il était adossé, et -en suivant toujours le bord des hauteurs qu'il avait occupées. Entre -les Anglais et nous, vers notre droite, s'élevaient deux mamelons -tristement célèbres, et appelés les Arapiles. De ces deux Arapiles, le -plus rapproché de nous était en même temps le plus élevé, et de son -sommet on pouvait canonner avec avantage le petit Arapile, dont les -Anglais avaient pris possession. On crut donc utile d'enlever le grand -Arapile comme appartenant à notre position, et comme devant consolider -l'établissement de notre droite. La brave division Bonnet, chargée de -cette opération, en chassa sans beaucoup de peine quelques troupes -légères ennemies qui s'y trouvaient, et y établit une forte batterie. -C'était une sorte de pivot parfaitement solide, autour duquel on se -mit à tourner pour opérer la manoeuvre projetée. En effet, le -maréchal Marmont porta le reste de ses divisions en avant, la gauche -en tête, défilant en face des Anglais, et laissant toujours entre eux -et nous le vallon qui nous séparait. La division Thomières, formant -son extrême gauche, s'avança un peu en flèche pour menacer la droite -des Anglais; les divisions Sarrut et Maucune se placèrent au centre, -la division Clausel en réserve, la division Brenier en arrière vers -les bagages et le parc d'artillerie. Ces mouvements s'exécutèrent avec -ordre, assez loin de l'ennemi, excepté celui qui nous mit en -possession du grand Arapile, et semblèrent, du moins pour le moment, -ne devoir entraîner aucune suite sérieuse. - -[En marge: Lord Wellington ordonne une manoeuvre semblable, afin de -garantir ses communications.] - -Pendant que le maréchal Marmont agissait de la sorte, lord Wellington, -qui assistait à cette manoeuvre, dirigée évidemment contre ses -communications, prit sur-le-champ son parti, et ordonna une manoeuvre -exactement semblable, de manière à avancer sa droite autant que nous -avancions notre gauche, et à être toujours en mesure de décamper quand -il le voudrait, sans nous trouver sur son chemin. En conséquence, -laissant sa gauche immobile devant notre droite immobile aussi, et lui -donnant une grande force, puisqu'il la composa de la division légère -sous le général Charles Alton, de la première division sous le général -Campbell, et d'une grosse masse de cavalerie, il porta son centre -vis-à-vis du nôtre, entre le petit Arapile et le village dit des -Arapiles, toujours sur le bord des hauteurs opposées à celles que nous -occupions. Ce centre était formé de quatre divisions anglaises, -c'est-à-dire de plus de vingt mille hommes, d'une excellente -infanterie. En première ligne, et ayant la gauche au petit Arapile, -étaient la 4e division sous le général Cole, la 5e sous le général -Leith; en seconde ligne, la 6e sous le général Clinton, la 7e sous le -général Hope. Lord Wellington porta sa droite au village de -Las-Torrès, en face de notre gauche, et la composa de la brigade -portugaise Bradford, de la division espagnole don Carlos. Il y ajouta -la 3e division anglaise, autrefois Picton, retirée des bords de la -Tormès, et en outre tout le reste de ses troupes à cheval, parce que -de ce côté le terrain s'abaissant rapidement, était tout à fait propre -aux manoeuvres de la cavalerie. - -[En marge: Pendant ces divers mouvements la division Maucune engage la -bataille.] - -Par ces mesures le général anglais avait suffisamment paré aux -dispositions de son adversaire, sans toutefois engager une bataille -dont il persistait à ne pas vouloir. Il était midi; toute la journée -se serait passée en manoeuvres semblables, sans grandes pertes de part -ni d'autre, et certainement vers la nuit lord Wellington aurait battu -en retraite pour regagner Ciudad-Rodrigo, nous rendant Salamanque sans -combat, lorsque le maréchal Marmont par une fatale impatience non pas -de combattre mais de manoeuvrer, voulut enlever l'arrière-garde de son -adversaire, qu'il croyait prêt à décamper. En conséquence il porta -plus en avant encore sa gauche, composée, comme nous l'avons dit, de -la division Thomières, et si en avant, qu'elle commença à descendre -des hauteurs devant la 3e division anglaise, qui était destinée, avec -une grande masse de cavalerie, à lui barrer le chemin. Il porta son -centre, composé des divisions Maucune et Sarrut, plus près encore du -bord du vallon qui nous séparait des Anglais, fit appuyer ces deux -divisions par le général Clausel, rapprocha la division Brenier, sans -prescrire à aucune d'aborder les Anglais, car, ainsi que nous venons -de le dire, il n'avait d'autre intention que d'entamer leur -arrière-garde lorsqu'ils se retireraient. Mais pour exécuter de tels -mouvements si près de l'ennemi, il faut avoir à la fois une dextérité -et une autorité qui assurent l'exécution précise de ce qu'on ordonne. -Malheureusement le maréchal Marmont ne possédait pas ces deux -avantages à un degré suffisant pour se montrer aussi hardi devant un -adversaire tel que lord Wellington. Le général Maucune, commandant la -division du centre qui était le plus en avant à gauche, était un -officier d'une bravoure éprouvée et d'une extrême audace sur le champ -de bataille. Croyant les Anglais en pleine retraite, il imagina que le -moment était venu de se jeter sur eux. En conséquence il fit demander -l'ordre d'attaquer, ne l'attendit pas, poussa devant lui les -tirailleurs ennemis, les replia, descendit dans l'intervalle qui -séparait les deux armées, et s'engagea contre les divisions anglaises -du centre, les divisions Cole et Leith. À cet aspect, lord Wellington -qui voulait bien se retirer, mais non pas fuir, accepta la bataille -qu'on semblait lui présenter, et fit donner à son centre l'ordre de -recevoir et de repousser l'attaque du nôtre. - -Tandis que le général Maucune commettait cette témérité, le général -Thomières à gauche, continuant à s'avancer en pointe, descendait aussi -en plaine sans être appuyé, et s'exposait à rencontrer de front la -division d'infanterie Picton, et sur ses flancs une épaisse nuée de -cavalerie. On se mêla ainsi de toutes parts, et on fut aux prises sur -le front entier des deux armées, sans qu'aucun des deux généraux en -chef l'eût voulu. - -Par malheur la division du général Clausel, nombreuse et -supérieurement commandée, était encore en arrière, et point en mesure -de fournir l'appui dont nos divisions imprudemment engagées auraient -eu besoin. - -[En marge: Le maréchal Marmont voulant arrêter la division Maucune, -reçoit une blessure grave, et est obligé de céder le commandement au -général Bonnet.] - -[En marge: Bataille de Salamanque.] - -[En marge: L'armée française est contrainte d'abandonner le champ de -bataille.] - -Le maréchal Marmont, qui du grand Arapile où il était resté pour -diriger ces divers mouvements, apercevait avec sa lunette les fautes -commises, remonta précipitamment à cheval pour aller lui-même contenir -l'impatience de ses lieutenants. Mais à peine était-il en selle qu'il -reçut un obus qui lui fracassa un bras et lui ouvrit le flanc. Certes -on pouvait bien ici croire à la fortune, et surtout à la fortune -contraire! Le malheureux maréchal tomba noyé dans son sang, et n'eut -que le temps de désigner le général Bonnet, le plus ancien de ses -divisionnaires, pour le remplacer dans le commandement. Sa blessure -était si grave, qu'on ne savait pas si elle ne serait pas -prochainement mortelle. Pendant qu'on allait chercher le général -Bonnet à droite, vers les Arapiles, la bataille partout commencée se -continua avec fureur sans général en chef de notre côté. Le général -Maucune poussa vivement les Anglais, et les accula au village des -Arapiles; le général Sarrut le soutint. Mais ils avaient en tête -quatre divisions ennemies, qui, outre qu'elles étaient quatre contre -deux, étaient individuellement plus fortes que les nôtres. Après un -premier succès, le général Maucune criblé par les redoutables feux des -Anglais se vit obligé de plier. Mais le général Clausel arriva, prit -la place de la division Maucune, et ramena les Anglais. Le maréchal -Beresford, présent sur cette partie du champ de bataille, prescrivit -alors à sa seconde ligne de se former en potence sur la première, de -manière à prendre en flanc la division Clausel. En même temps lord -Wellington fit vers sa gauche attaquer le grand Arapile par les -Portugais du général Pakenham, et vers sa droite il jeta sur la -division Thomières, descendue fort imprudemment dans la plaine, outre -l'infanterie de la division Picton, toute la masse de sa cavalerie. -Malgré ces efforts redoublés de l'ennemi, notre armée se maintint et -conserva son terrain. La division Bonnet, quoique privée de son -général, qui était accouru vers le centre pour prendre le -commandement, arrêta court les Portugais du général Pakenham. Le 120e -régiment leur tua 800 hommes, et resta maître du grand Arapile. Le -général Clausel soutint avec vigueur l'attaque de front de la division -Clinton, mais souffrit cruellement des feux de flanc de la division -Leith. On combattait de si près, que de toute part les généraux furent -blessés. De notre côté, le général Bonnet fut atteint gravement; le -général Clausel le fut aussi. Du côté des Anglais, le maréchal -Beresford, les généraux Cole, Leith, reçurent des blessures plus ou -moins dangereuses. À notre gauche, et à la droite des Anglais, le -combat n'était pas moins violent. La division Thomières fut assaillie -au milieu de la plaine par la cavalerie ennemie, perdit son chef, tué -sur le champ de bataille, et se replia en désordre. La division -Brenier courut à son secours, mais elle fut entraînée par le mouvement -rétrograde, et le brave 22e, voulant tenir bon, fut fort maltraité. Le -général Clausel, qui venait de remplacer dans le commandement le -général Bonnet, et qui, quoique blessé lui-même, n'avait pas quitté le -champ de bataille, pensa qu'il fallait se tirer de cette échauffourée, -et ne pas tout risquer en voulant s'opiniâtrer davantage. Il ordonna -la retraite, et la dirigea avec une grande présence d'esprit vers le -plateau que nous n'aurions pas dû quitter. Il y appela la division -Ferey qui était restée derrière la division Foy, à l'extrême droite, -et y ramena la division Sarrut, moins engagée que les autres divisions -du centre. Derrière ce solide appui se rallièrent successivement les -divisions Thomières et Brenier, compromises au loin vers notre gauche, -et les divisions Maucune et Clausel violemment engagées au centre. La -division Bonnet, qui, placée au grand Arapile, avait couvert le pied -du mamelon de cadavres ennemis, se replia également dans un ordre -imposant. Les Anglais essayèrent alors de gravir à leur tour les -hauteurs sur lesquelles nous venions de nous replier. Mais tous leurs -efforts se brisèrent devant les divisions Sarrut et Ferey. -Malheureusement le général Ferey, commandant la 3e division, fut -blessé à mort. Cependant les Anglais ayant cessé d'insister, nos -divisions défilèrent l'une après l'autre derrière les divisions Sarrut -et Ferey, passèrent ensuite derrière la division Foy, qui était restée -immobile à Calvarossa de Ariba, et revinrent par le chemin qu'elles -avaient suivi le matin dans de bien autres intentions que celles d'une -bataille, et dans l'espérance d'un bien autre résultat. Toute la -cavalerie anglaise se précipita alors sur la division Foy, qui, -n'ayant pas encore combattu, était chargée de couvrir la retraite. -Cette division reçut en carré les masses de la cavalerie anglaise, -leur tua beaucoup de monde, et se retira en bon ordre. On regagna -ainsi vers la nuit les bords de la Tormès, et on repassa cette rivière -sans être poursuivi. - -[En marge: Graves conséquences de la journée de Salamanque.] - -Telle fut cette funeste et involontaire bataille, dite de Salamanque -ou des Arapiles, qui eut pour l'armée anglaise des conséquences fort -imprévues, car elle lui procura une victoire inespérée, au lieu d'une -retraite inévitable, et commença, comme on va le voir, la ruine de nos -affaires en Espagne. Certes, c'était ici le cas, sans nier le mérite -de lord Wellington et les fautes du maréchal Marmont, de croire au -bonheur, car le résultat était bien disproportionné au mérite du -capitaine anglais, et aux fautes du général français. Un engagement -inattendu, trois généraux en chef blessés l'un après l'autre, une -confusion inouïe après plusieurs jours de la marche la plus ferme et -la plus heureuse, étaient-ce assez de coups terribles, et on peut dire -immérités! Cette bataille était bien la preuve que l'effet moral des -événements de guerre est la plupart du temps fort supérieur à leur -effet matériel. Si de notre côté les généraux Thomières et Ferey -avaient été tués, si le maréchal Marmont, les généraux Bonnet, -Clausel, Maucune avaient été blessés, de leur côté les Anglais avaient -eu le général le Marchant tué, le maréchal Beresford, les généraux -Cole, Leith, Cotton sérieusement blessés. Nous avions cinq à six mille -hommes hors de combat, et les Anglais à peu près autant. Nous avions, -il est vrai, abandonné en outre neuf pièces de canon, qui descendues -des hauteurs dans la plaine, et ayant perdu leurs chevaux, n'avaient -pu être ramenées. La différence dans les résultats matériels n'était -donc pas considérable, mais les situations étaient profondément -changées. Nous n'avions plus aucune chance de forcer les Anglais à -rétrograder; dès lors il fallait rétrograder nous-mêmes, avec une -armée non pas abattue, mais profondément irritée de ses longs -malheurs, à laquelle n'avaient servi ni son incomparable bravoure, ni -sa résignation aux plus cruelles souffrances, et qui tantôt par une -cause, tantôt par une autre, et presque toujours par la division des -généraux, avait été constamment sacrifiée. Il fallait la ramener -derrière le Douro, peut-être même au delà, si on voulait lui rendre la -confiance, et la résolution de se dévouer de nouveau à une guerre que -dans son bon sens elle jugeait détestable, et à des chefs qu'elle -accusait de toutes ses infortunes. Lord Wellington au contraire était -maître désormais de tenir la campagne en Castille, et sur les -derrières des Français, car nulle part il n'y avait une force capable -de lui tenir tête. L'armée de Portugal allait être obligée de se -replier devant lui jusqu'à ce qu'elle rencontrât l'armée du Nord, -c'est-à-dire bien loin; l'armée du Centre était beaucoup trop faible -pour oser l'approcher; l'armée d'Andalousie était hors de portée; et -il avait dès lors le choix, ou de poursuivre le général Clausel, pour -essayer de le détruire, ou de se jeter sur Madrid, pour y entrer en -triomphateur. Telles étaient les cruelles suites de la mauvaise -volonté de ceux qui n'avaient pas secouru à temps l'armée de Portugal, -et de l'imprudence de ceux qui l'avaient engagée dans une bataille -inutile. - -[En marge: Le général Clausel prend le commandement.] - -[En marge: Caractère et talents de ce général.] - -Heureusement pour cette armée, il lui arrivait, trop tard sans doute, -mais utilement encore, un chef digne de la commander. Le général -Clausel était jeune, vigoureux de corps et d'esprit, peu instruit il -est vrai, et souvent négligent, mais d'un imperturbable sang-froid, -tour à tour impétueux ou contenu, doué sur le terrain d'un coup d'oeil -supérieur, et moitié insouciance, moitié vigueur d'âme, supportant, -quoique n'ayant jamais commandé en chef, les anxiétés du commandement -aussi bien que les plus expérimentés capitaines. Estimé des soldats -pour sa vaillance, aimé d'eux pour sa bonhomie, il était le seul qui -put en obtenir encore quelque soumission, et leur faire endurer, sans -les révolter, des exemples de sévérité. - -[En marge: Retraite de l'armée française derrière le Douro.] - -Ayant pris, tout blessé qu'il était, et des mains de deux généraux -blessés eux-mêmes, le commandement en chef, l'ayant pris au milieu -d'une déroute, il parut si peu troublé, que le calme rentra dans les -âmes, et l'ordre avec le calme. Le 23 juillet, il rétrograda sur le -Douro le plus rapidement qu'il lui fut possible. Les Anglais ayant -tenté de le poursuivre avec leur cavalerie, il les reçut en carré, et -les maltraita. Par malheur un carré du 6e léger ne s'étant pas formé à -temps, essuya quelque dommage. Ce fut du reste le seul accident de ce -genre. Bientôt on se trouva derrière le Douro, débarrassé des -Anglais, mais assailli d'une nuée de guérillas, qui, sans nous faire -courir aucun danger sérieux, égorgeaient cependant nos blessés, nos -traînards, nos fourrageurs. Nos vivres étaient épuisés, les soldats -ayant consommé durant ces quelques jours de manoeuvres les ressources -que le maréchal Marmont leur avait ménagées. Irrités par les cruautés -dont leurs camarades étaient victimes sous leurs yeux, les soldats -pillaient non-seulement avec avidité, mais avec barbarie, se souciant -peu de détruire un pays inhospitalier qu'ils ne pouvaient pas garder, -et qu'ils espéraient ne plus revoir. Le général Clausel eut la plus -grande peine à réprimer leurs excès, et à plusieurs reprises sentit -l'autorité expirer dans ses mains. Cependant, grâce à lui, l'armée ne -cessa pas de présenter un ensemble que lord Wellington, dans sa -louable prudence, ne voulut pas essayer d'entamer une nouvelle fois. - -[En marge: Arrivée inattendue d'un détachement de l'armée du Centre.] - -En ce moment arrivaient enfin une partie des secours tant demandés, si -vainement attendus, et dont l'invraisemblance, après une trop longue -attente, avait contribué à entraîner le maréchal Marmont dans des -opérations téméraires. Le premier jour de la retraite, le général -Clausel rencontra un millier d'hommes que le général Caffarelli avait -fini par envoyer, et consistant en deux régiments de cavalerie et un -détachement d'artillerie attelée. La dérision était grande en vérité, -et eût mérité une répression sévère, si le général Caffarelli n'avait -eu pour excuse sa bonne foi, et le trouble que lui avait causé -l'apparition des flottes anglaises sur les côtes de Biscaye. -Courageux, mais dépourvu de présence d'esprit, il avait cru à un -formidable débarquement, et au lieu des dix mille hommes promis, il en -avait expédié mille. Un autre secours, celui-ci décisif s'il fût -arrivé à temps, fut non pas rencontré, mais annoncé par une dépêche de -Joseph, au moment où l'armée repassait le Douro. Ce secours était -d'environ 13 mille hommes, comprenant presque la totalité de l'armée -du Centre, que Joseph, en désespoir de cause, s'était décidé à -conduire lui-même à Salamanque, et qu'il avait encore mis plus de -lenteur à annoncer qu'à amener. Il était parti de Madrid le 21 -juillet, et, quoique tard, ce n'eût pas été trop tard, si trois ou -quatre jours auparavant il eût mandé ce mouvement au maréchal Marmont. -Malheureusement il n'avait écrit que le 21, jour de son départ de -Madrid, et il était bien impossible que le maréchal Marmont fût averti -le 22 à Salamanque du secours qu'il allait recevoir. Prévenu à temps, -ce maréchal eût certainement attendu, et quoique le nombre ne soit pas -une ressource assurée dans une bataille aussi mal engagée que celle de -Salamanque, probablement un tel renfort aurait ou déterminé lord -Wellington à décamper en toute hâte, ou provoqué des combinaisons -différentes. En tout cas il eût fallu bien du malheur pour que 55 -mille Français, tels que ceux qui auraient composé l'armée de -Portugal, eussent été battus par 40 mille Anglais, accrus de 15 mille -Espagnols et Portugais. - -[En marge: Motifs qui avaient empêché Joseph d'arriver plus tôt, et -surtout d'annoncer son arrivée.] - -Comment ce secours arrivait-il ainsi? comment arrivait-il si tard? -comment même arrivait-il? C'est ce qu'il faut maintenant faire -connaître. Joseph, comme on l'a vu, avait expédié au maréchal Soult -non plus l'ordre de placer le comte d'Erlon en face du général Hill -pour le suivre où il irait, mais l'ordre plus approprié aux -circonstances de détacher immédiatement 10 mille hommes sur le Tage, -pour les envoyer à l'armée de Portugal, et de se dessaisir ou de ces -10 mille hommes, ou de son commandement. De plus, Joseph avait -autorisé le maréchal Soult à restreindre son occupation, s'il se -croyait trop affaibli pour continuer à garder l'Andalousie tout -entière. Il semble qu'un tel ordre n'admettait ni tergiversation ni -refus, et certainement il n'en aurait pas rencontré s'il fût émané -d'un pouvoir capable de se faire respecter, c'est-à-dire de Napoléon -lui-même. Mais il n'en fut pas ainsi. Le maréchal Soult usant d'un -argument déjà employé, déclara qu'il était prêt à obéir, mais à une -condition qu'il ne devait pas laisser ignorer, c'était l'évacuation -immédiate et complète de l'Andalousie, car avec 10 mille hommes de -moins il lui était impossible de s'y maintenir. Cette assertion était -fort contestable. L'armée d'Andalousie, comptant près de 60 mille -combattants, sur un effectif de 90 mille hommes, pouvait bien pour -quelque temps garder l'Andalousie avec 50 mille. Douze mille hommes -suffisaient à Grenade, 12 mille devant Cadix, et avec 25 mille aux -environs de Séville, on pouvait pour quelques semaines faire face à -tous les événements, contenir notamment le général Hill qui n'en avait -pas 15 mille, et qui ne songeait pas d'ailleurs à quitter Badajoz. Le -maréchal Soult n'en avait pas laissé autant, à beaucoup près, -lorsqu'il s'était porté en Estrémadure, soit pour assiéger Badajoz, -soit pour livrer la bataille d'Albuera. À cette nouvelle espèce de -refus déguisé, le maréchal Soult ajoutait des conseils sur le meilleur -plan de campagne à suivre contre les Anglais. On voulait, disait-il, -les détourner du nord de la Péninsule, eh bien, il y avait un moyen -assuré d'y réussir, c'était, au lieu de diminuer l'armée qui gardait -l'Andalousie, de la renforcer au contraire, de lui amener l'armée du -Centre tout entière, peut-être même celle de Portugal, et lord -Wellington craignant alors pour Lisbonne, serait bien obligé de se -reporter du nord au midi. - -D'abord cette conduite était formellement opposée aux instructions de -Napoléon, qui avait prescrit de tout sacrifier au maintien des -communications avec la France par les provinces du Nord, et qui, dans -cette pensée, avait lui-même rendu l'armée du Nord indépendante de -l'armée de Portugal, et ramené celle-ci du Tage sur le Douro, au -risque d'isoler davantage les unes des autres ces armées qui avaient -tant besoin d'être unies. Mais indépendamment de cette violation des -ordres de Napoléon, se figure-t-on ce que nous serions devenus en -Espagne, si le nord et le centre de la Péninsule étant livrés aux -Anglais, lord Wellington dominant depuis Vittoria jusqu'à Baylen, et -insurgeant toute la population par sa présence, nos armées s'étaient -trouvées confinées en Andalousie? - -[Date en marge: Août 1812.] - -[En marge: Joseph reste quelques jours en vue des Anglais, pour -dégager l'armée de Portugal.] - -[En marge: Rentrée de Joseph dans Madrid, et gravité des résolutions -qu'il avait à prendre.] - -Du reste, ce n'étaient pas des conseils que Joseph demandait au -maréchal Soult, mais des renforts pour l'armée de Portugal. Voyant -qu'il n'en pouvait pas obtenir, il avait remis à plus tard le soin de -s'expliquer avec le chef de l'armée d'Andalousie, et apprenant à -chaque instant le danger croissant du maréchal Marmont, il avait enfin -pris le parti d'aller lui-même à son secours. Il aurait pu être prêt -dès le 17 juillet, et en partant à cette date il serait encore arrivé -à temps devant Salamanque. Mais le maréchal Suchet ayant mis la -division italienne Palombini à sa disposition, et cette division -pouvant être amenée sur Madrid, Joseph avait mieux aimé opérer avec 12 -ou 13 mille hommes qu'avec 10 mille, et par ce motif avait attendu -jusqu'au 21 juillet. Renforcé de 3 mille Italiens, il avait 18 mille -hommes sous ses ordres. Il s'était décidé à n'en laisser que 5 mille -de Madrid à Tolède, et à partir avec le reste pour la province de -Salamanque. À ce moment même il eût été temps encore, s'il s'était -hâté d'avertir le maréchal Marmont. Mais il n'en avait rien fait, et -ce n'est que le 21 même que Joseph avait écrit à Marmont son départ -et le commencement de son mouvement[1]. Arrivé le 23 à Villa-Castin, -il n'avait appris que le 24 par de vagues rumeurs la funeste bataille -de Salamanque, et s'était tenu à distance des Anglais, pour ne pas -s'exposer lui-même à une catastrophe. Mais il n'avait pas voulu -rebrousser chemin, et repasser immédiatement les montagnes du -Guadarrama, dans l'intention de rendre, s'il le pouvait, quelque -service à l'armée de Portugal. Il lui en rendait un véritable en effet -par sa seule présence, c'était d'occuper l'attention de lord -Wellington. Ayant communiqué avec le général Clausel, et ayant su que -ce général désirait que l'armée du Centre se tînt encore quelque temps -en vue, afin de ralentir la marche de lord Wellington, il demeura sur -le revers du Guadarrama, et n'en partit que lorsque l'armée de -Portugal se fut paisiblement retirée sur Burgos, et que ses propres -dangers l'obligèrent lui-même à se replier sur Madrid. Il rentra dans -cette capitale profondément affecté, et n'attendant que des désastres -de la déplorable situation où allait le mettre l'événement de -Salamanque. Il était de retour le 9 août de cette excursion qui aurait -pu être si utile, et qui l'avait été si peu. - -[Note 1: Le maréchal Jourdan, toujours juste, toujours vrai dans ses -Mémoires, imprimés en entier, sauf quelques légers retranchements, -dans les Mémoires du roi Joseph, n'a point expliqué cette singulière -omission, qui fut ici un vrai malheur, car elle fut cause que le -maréchal Marmont, ne comptant pas sur l'arrivée de l'armée du Centre, -ne l'attendit point. Du reste c'est sur la lenteur des résolutions que -le maréchal Jourdan, complet dans toutes ses autres explications, a de -la peine à se justifier, parce que presque toujours en faisant agir -Joseph sagement, il le faisait agir trop lentement. Il eût fallu en -effet bien plus d'ardeur et de jeunesse que n'en avait l'illustre -maréchal, pour donner à Joseph une vivacité d'impulsion que ce prince -n'avait pas, et dont il aurait eu grand besoin. C'est le jugement que -porta Napoléon sur toute cette affaire, quand il fut apaisé à l'égard -de la bataille de Salamanque, et qu'il devint plus juste envers son -frère et envers le major général. Il approuva leurs déterminations, -mais les jugea tardives. Dans le premier moment d'irritation il se -montra beaucoup plus sévère parce qu'il ignorait les faits, qu'il ne -sut jamais complétement; un peu mieux instruit plus tard et un peu -calmé, il s'en tint au reproche de lenteur, mais il y persista.] - -[En marge: L'évacuation de l'Andalousie étant devenue inévitable, -Joseph l'ordonne péremptoirement au maréchal Soult.] - -Le parti à prendre n'était malheureusement que trop indiqué par la -nature des choses, et par le rude coup dont on venait d'être atteint. -Puisqu'on avait été battu faute de se réunir à temps contre l'ennemi -commun, il devenait encore plus évident qu'il fallait se concentrer au -plus tôt, et faire expier aux Anglais la journée de Salamanque par -une grande bataille, livrée avec toutes les forces dont les Français -disposaient en Espagne. Mais cette concentration de forces ne pouvait -être obtenue que par l'évacuation immédiate de l'Andalousie, -évacuation regrettable, et que Joseph tout en l'ordonnant déplorait -fort, car l'effet moral en devait être fâcheux, et le gouvernement de -Cadix en devait recevoir un puissant encouragement. Il faut ajouter -que certaines menées auprès des mécontents de Cadix, destinées à -rattacher à Joseph plus d'un personnage important, allaient être -interrompues, et probablement abandonnées. En effet, les cortès de -Cadix en opérant des réformes désirables, mais quelquefois prématurées -ou excessives, avaient amené de profondes divisions, et beaucoup -d'hommes, les uns fatigués de la guerre, les autres craignant en -Espagne une révolution semblable à celle de France, disaient qu'autant -valait se rattacher au gouvernement de Joseph, qui donnerait la paix -et des réformes sans révolution. C'est aux hommes pensant et parlant -de la sorte que nous devions en partie la soumission de l'Aragon, de -Valence et de l'Andalousie. L'évacuation de cette dernière province -allait faire disparaître ces commencements de soumission, et Joseph -n'y répugnait pas moins que le maréchal Soult. Mais pour être dispensé -d'un tel sacrifice, il eût fallu battre les Anglais, et comme on n'en -avait pas pris le moyen, l'abandon immédiat et complet de l'Andalousie -était la seule manière d'éviter de plus grands malheurs. Joseph -écrivit donc au maréchal Soult une lettre sévère dans laquelle il lui -ordonnait d'une façon absolue (avec injonction de remettre son -commandement au comte d'Erlon s'il ne voulait pas obéir) de quitter -l'Andalousie, c'est-à-dire d'évacuer les lignes de Cadix, Grenade, -Séville, de sauver tout ce qu'on pourrait sauver, et de se replier sur -la Manche. La réunion à l'armée du centre des soixante mille -combattants du maréchal Soult permettrait de conserver Madrid, et, en -y ajoutant l'armée de Portugal, fournirait le moyen d'aller chercher -lord Wellington partout où il serait, et de lui livrer une bataille -décisive avec des forces qui ne laisseraient pas la victoire douteuse. -À ces conditions on serait dispensé d'abandonner Madrid, ce qui -importait bien plus que de conserver Séville et Grenade. Mais on avait -lord Wellington entre soi et l'armée de Portugal, libre de choisir -entre la poursuite de l'armée vaincue, ou l'occupation triomphante de -la capitale, et on ne savait en vérité laquelle de ces choses il -préférerait. S'il se décidait à marcher sur Madrid, il était évident -qu'il faudrait évacuer cette capitale, car le maréchal Soult ne -pouvait pas arriver à temps pour la sauver. - -[En marge: Joseph aurait voulu se dispenser d'évacuer Madrid, mais la -marche de lord Wellington sur cette capitale l'oblige à en sortir.] - -[En marge: Joseph, obligé de quitter Madrid, n'avait que Valence pour -asile.] - -Ces tristes doutes furent bientôt levés par les mouvements de lord -Wellington. Après avoir poursuivi quelques jours l'armée de Portugal, -et l'avoir mise hors de jeu, il s'arrêta aux environs de Valladolid, -et rebroussa chemin pour se diriger sur Madrid. Quoiqu'il y eût un -grand effet moral à produire en occupant la capitale de l'Espagne, -cependant il y avait peut-être mieux à faire que d'entrer à Madrid, et -si lord Wellington se fût attaché à poursuivre sans relâche l'armée de -Portugal, dans l'état de fatigue, de dépit, de révolte morale où elle -était, il est douteux que le général Clausel, malgré son aplomb et sa -vigueur, eût pu la préserver d'une destruction totale. L'armée du Nord -ne serait accourue que pour succomber à son tour, et toute force -organisée étant détruite entre Madrid et Bayonne, l'illustre capitaine -anglais aurait eu bon marché du reste, car il est peu présumable qu'il -eût rencontré quelque part, réunies en temps opportun, les armées qui -occupaient le midi de la Péninsule. Sans aucun doute Napoléon se -trouvant dans une situation pareille eût en deux mois délivré -l'Espagne des Français. Telle est la différence entre le génie et le -simple bon sens! mais le bon sens se rachète par tant d'autres -avantages, qu'il faut se garder de lui chercher des torts. Il faut -aussi pardonner des faiblesses, même aux caractères les plus solides. -Lord Wellington, tout raisonnable qu'il était, cachait sous une -réserve tranquille une vanité peu ordinaire. Entrer triomphalement -dans Madrid avait pour lui un attrait irrésistible, et il résolut de -causer à Joseph de tous les préjudices celui qui devait lui être le -plus sensible, quoique ce ne fût pas le plus grand. À dater du 10 -août, lord Wellington se dirigea ostensiblement sur Madrid. Lorsque -cette marche de l'armée anglaise fut connue, Joseph en fut -profondément affecté, et il devait l'être, car tous les partis à -prendre étaient fâcheux et graves. Peut-être il y aurait eu convenance -à se replier sur la Manche, si on avait pu se flatter d'y rencontrer -le maréchal Soult revenant de Séville, car en ajoutant l'armée du -Centre à celle d'Andalousie, on eût été en mesure de livrer bataille -à lord Wellington, et de lui disputer Madrid. Pourtant, même dans ce -cas, c'eût été une étrange situation que de livrer bataille à une -armée victorieuse, en ayant à dos le midi de l'Espagne et la mer, -c'est-à-dire un abîme si on était battu. Ce parti était donc fort -dangereux, mais on était dispensé de l'examiner sérieusement, car le -maréchal Soult ne pouvait pas être supposé déjà en route, et en pleine -exécution des ordres qu'il avait reçus. Il fallait dès lors aller -rejoindre, ou le maréchal Soult à Séville, ou le maréchal Suchet à -Valence. Or, entre ces deux déterminations, le choix n'était pas -douteux. Outre que Séville était la plus lointaine des provinces de -l'Espagne, elle était privée de tout moyen de communication avec la -France, tandis qu'à Valence on était par Tortose, Tarragone, Lerida, -Saragosse, en liaison facile et certaine avec les Pyrénées. On était -de plus assuré d'y trouver un pays riche, soumis, parfaitement -administré, et un accueil amical, les relations de Joseph avec le -maréchal Suchet n'ayant pas cessé d'être excellentes. Enfin il y avait -une dernière raison, tout à fait décisive, c'est qu'on pouvait amener -l'armée d'Andalousie à Valence, et qu'il eût été insensé de prétendre -amener l'armée d'Aragon à Séville, puisque, indépendamment de la perte -de l'Aragon et de la Catalogne, qui en fût résultée, on se fût à -jamais séparé de la France. - -[En marge: Il ordonne au maréchal Soult de venir l'y joindre.] - -[En marge: Joseph, en évacuant Madrid, est obligé de traîner après lui -plusieurs milliers d'_afrancesados_.] - -[En marge: Brillante reconnaissance exécutée contre l'armée anglaise -avant de s'éloigner de Madrid.] - -Ce n'était pas avec un conseiller aussi sage que le maréchal Jourdan -que Joseph aurait pu hésiter sur la conduite à tenir en pareille -circonstance. Il s'achemina donc sur le Tage, en prenant la direction -de Valence, et, changeant les ordres précédemment expédiés au -maréchal Soult, il lui prescrivit d'opérer sa retraite par Murcie sur -Valence. Mais il fallait quitter Madrid, et c'était un parti -extrêmement douloureux. Au milieu de cette Espagne soulevée tout -entière contre lui, Joseph avait cependant rencontré un certain nombre -d'Espagnols, et quelques-uns considérables par la naissance et la -fortune, qui, soit par goût pour sa personne douce et attachante, soit -pour épargner à leur pays une guerre affreuse, soit enfin par la -conviction que toute civilisation en Espagne était venue des dynasties -étrangères, s'étaient ralliés à sa cause. Il y avait aussi beaucoup de -fonctionnaires d'ordre inférieur qui, par habitude de soumission, -étaient restés à son service. Cette classe, dite des _afrancesados_, -se trouvait surtout à Madrid, et elle ne comprenait pas moins de dix -mille individus de tout sexe et de tout âge. Comment abandonner ces -malheureux à la férocité des Espagnols, férocité qui égalait, il faut -l'avouer, leur patriotisme, et qui, ne faisant grâce ni à nos blessés -ni à nos malades, aurait pardonné encore moins à des compatriotes -accusés de trahison. Les laisser, c'était les condamner à la mort; les -emmener au mois d'août, à travers les plaines de la Manche et les -montagnes stériles de Cuenca, c'était les condamner à la mort encore, -mais à la mort par la misère. L'alternative était cruelle, et -cependant, comme le danger le plus prochain est celui qu'on cherche -toujours à éviter, au premier bruit d'évacuation ils voulurent tous -partir. On ramassa ce qu'on put de voitures attelées de toutes les -façons, et, le 10 août, ils commencèrent à sortir de Madrid, portés -sur au moins deux mille voitures, et escortés par l'armée du Centre. -Ils formaient avec cette armée une masse d'environ vingt-quatre mille -individus, dont la moitié pourvus d'armes, et bien peu pourvus de -vivres. Joseph leur offrit la seule consolation qu'il fût en son -pouvoir de leur procurer, en se plaçant au milieu d'eux pour partager -leurs infortunes. Parvenus sur les bords du Tage, vers Aranjuez, il -voulut savoir si c'était toute l'armée anglo-portugaise qui marchait -sur la capitale, ou si c'était un simple détachement d'une ou deux -divisions, car, dans ce dernier cas, il aurait pu disputer la -capitale, ou du moins ne pas s'en éloigner beaucoup, et attendre dans -les environs l'arrivée de l'armée d'Andalousie. Le général Treilhard, -qui commandait une excellente division de dragons, fut chargé de -reconnaître l'armée anglaise pour s'assurer de la réalité des choses. -Il le fit aux environs de Majadahonda, sur les bords du torrent de -Guadarrama, avec tant d'à-propos et de vigueur, qu'il culbuta -l'avant-garde anglaise, et lui enleva 400 hommes avec trois pièces de -canon. Le rapport des officiers anglais n'ayant permis aucun doute sur -la présence de lord Wellington et de toute son armée aux portes de -Madrid, on prit enfin le parti de se diriger par la route d'Ocaña, -d'Albacete et de Chinchilla, sur Valence. On laissait à Madrid encore -beaucoup de malades et de blessés. On les réunit au Retiro, fortifié -depuis longtemps contre les guérillas et le peuple de Madrid, mais pas -contre les attaques d'une armée régulière, et on y plaça une garnison -de douze cents hommes sous le colonel Laffond. C'étaient douze cents -hommes sacrifiés, car, par une négligence de l'état-major 8 de Joseph, -on ne s'était pas même assuré si le puits du Retiro était pourvu -d'eau. Pourtant ces douze cents hommes allaient rendre un service -important, celui de sauver quelques mille malades et blessés du fer -des guérillas, pour les remettre à l'armée anglaise, qui, se -comportant comme il convient à une nation civilisée, respectait et -faisait respecter les hommes désarmés. - -[En marge: Sortie de Madrid.] - -[En marge: Souffrance de l'armée et des familles fugitives pendant la -marche sur Valence.] - -On quitta le Tage vers le 15 août par une chaleur étouffante, et avec -fort peu de ressources. Ce voyage devait être et fut des plus -pénibles. Des centaines de familles, quelques-unes aisées, mais le -plus grand nombre vivant à Madrid de leurs appointements, et de -rations quand l'argent manquait, n'ayant plus en route cette -ressource, encombraient les chemins sur des voitures mal attelées, et -chaque soir tendaient la main aux soldats pour obtenir quelques restes -de leur maraude. Partout on trouvait les habitants en fuite, les -greniers brûlés ou vidés, et personne pour échanger contre de l'argent -un peu de pain ou de viande. Au lieu des habitants on rencontrait -souvent d'affreux guérillas, tuant sans pitié quiconque s'éloignait de -la colonne fugitive. Le lendemain, qu'on fût fatigué, malade, mourant -de faim, il fallait partir du gîte où l'on avait passé la nuit, si on -ne voulait pas être égorgé à la vue même de l'arrière-garde. Voilà ce -qui restait de la royauté de Joseph, qu'il avait paru si facile de -substituer à celle de Charles IV, et qui avait déjà coûté l'envoi de -six cent mille Français en Espagne, dont il survivait à peine trois -cent mille! - -[Date en marge: Sept. 1812.] - -[En marge: Arrivée à Valence.] - -[En marge: Excellent accueil qu'on y reçoit du maréchal Suchet.] - -Après quelques jours de cette retraite pénible, beaucoup de ces -malheureux succombèrent. Un certain nombre ne pouvant plus suivre, -allèrent se cacher dans des villages, pour y implorer une pitié que -souvent ils n'obtinrent pas. Une partie des troupes espagnoles -composant la garde de Joseph déserta, et enfin on arriva devant -Chinchilla beaucoup moins nombreux qu'au départ. Le fort de ce nom -était occupé par l'ennemi et barrait le chemin. Il fallut se détourner -à grand'peine, et rejoindre la route à quelques lieues plus loin. Aux -confins de Valence on rencontra les avant-postes du maréchal Suchet, -et ceux qui avaient eu la force de continuer ce difficile voyage -eurent la satisfaction de trouver un pays tranquille, habité, riche et -amical. Le maréchal Suchet, à qui cette visite amenait de lourdes -charges, reçut néanmoins avec un empressement respectueux le roi -visiteur, et avec une sorte de fraternité la tribu fugitive dont ce -roi était suivi. Le maréchal pouvait s'enorgueillir de montrer à ses -compatriotes un pareil échantillon de la guerre bien faite, et de la -conquête bien administrée. Il introduisit le roi Joseph dans Valence, -lui ménagea un accueil infiniment meilleur que celui que ce prince -avait jamais reçu à Madrid, et prodigua à tout ce qui l'accompagnait -l'abondance de ses magasins. Il avait déjà envoyé plus de 5 millions -en numéraire à Madrid; il paya en outre la solde aux troupes de -l'armée du Centre, habilla celles qui en avaient besoin, et fournit un -gîte et des vivres à tous les afrancesados. Ces derniers furent -heureux de voir enfin à Valence des compatriotes soumis à la royauté -nouvelle, car ils trouvaient chez eux, et une excuse pour leur -attachement à Joseph, et des sympathies pour leur misère. On était -entré à Valence le 1er septembre; on résolut d'y attendre dans le -repos et une sorte de bien-être l'arrivée de l'armée d'Andalousie. - -[En marge: Joseph se décide à attendre à Valence l'arrivée du maréchal -Soult.] - -[En marge: Embarras du maréchal Soult.] - -[En marge: Singulière supposition du maréchal Soult à l'égard de -Joseph.] - -Bien que le maréchal Soult répugnât fort à quitter l'Andalousie, il ne -pouvait pas se refuser plus longtemps à l'évacuer. N'ayant pas -consenti à s'y affaiblir pendant quelques semaines en faveur de -l'armée de Portugal, il avait perdu le seul moyen de s'y maintenir. Y -rester davantage, c'eût été s'exposer au sort du général Dupont. Se -retirer sur Valence valait mieux pour lui que se retirer sur la -Manche, car il évitait ainsi l'armée anglaise, dont il ignorait la -marche et la force; il allait de plus en terre amie, tranquille et -pourvue de toute sorte de ressources. Aussi songeait-il à prendre -spontanément cette route, lorsqu'il reçut les ordres plus récents de -Joseph qui la lui prescrivaient, et cette fois l'obéissance lui fut -facile. Pourtant ce n'était pas sans beaucoup de souci qu'il allait se -trouver en présence du roi d'Espagne, et de deux maréchaux, juges, et -bons juges des derniers événements. Sa part dans les malheurs qu'on -venait d'essuyer n'était pas la moindre. Sans doute le général -Caffarelli avait pris l'alarme mal à propos à la vue de quelques -voiles anglaises; le roi Joseph, après avoir fait de son mieux pour -obliger les généraux français à s'entr'aider, avait commis la faute de -partir tard de Madrid, et la faute plus grande encore d'annoncer -tardivement son départ; le maréchal Marmont avait eu le tort de -manoeuvrer imprudemment devant un ennemi sagace et résolu, et avait -par sa légèreté gravement compromis l'armée de Portugal; mais quelle -part faire dans ces malheurs au maréchal Soult, qui, malgré des avis -répétés, malgré les indices les plus frappants, s'était obstiné à -croire que lord Wellington marcherait sur l'Andalousie et non sur la -Castille, avait refusé tout secours à l'armée de Portugal, de laquelle -il avait reçu tant de services, avait non-seulement refusé de la -secourir, mais désobéi au roi qui était son chef militaire, désobéi -sans l'excuse qui peut dans quelques cas très-rares justifier la -désobéissance, celle d'avoir raison contre un chef qui se trompe! -Expliquer ces actes aux yeux de Joseph et des maréchaux, qui avaient -tout vu et tout su, était embarrassant. Il y avait toutefois un -tribunal plus redoutable que celui que le maréchal Soult allait -trouver à Valence, c'était le tribunal de Napoléon, qui avait gardé le -silence sur l'affaire d'Oporto, mais qui pourrait bien ne pas le -garder sur les événements récemment accomplis en Castille. Comment -jugerait-il tout ce qui s'était passé, surtout si l'Espagne, comme -c'était probable, finissait par être perdue à la suite de -l'échauffourée de Salamanque? Le maréchal avait imaginé une singulière -excuse pour expliquer sa désobéissance. Il avait supposé que Joseph ne -lui avait donné tous les ordres à l'exécution desquels il s'était -refusé, que par suite d'une secrète connivence avec Bernadotte dont il -était le parent, avec les Anglais, avec les Russes dont il se serait -fait le complice, de façon qu'il eût été tout simplement traître à la -France et à son frère! Les raisons sur lesquelles se fondait le -maréchal Soult pour admettre cette supposition, c'est que, d'après -les journaux anglais, Bernadotte avait pris plusieurs centaines -d'Espagnols à son service, c'est que l'ambassadeur de Joseph était -resté en Russie, c'est que Moreau était arrivé d'Amérique en Suède, -etc.... Ajoutant à tous ces faits la parenté de Joseph, qui était -beau-frère de Bernadotte, il se croyait autorisé à supposer que Joseph -avait donné dans une conspiration contre la France, que le premier -acte de cette conspiration était l'abandon de l'Espagne, et que -l'ordre d'évacuer l'Andalousie était le premier pas dans cette voie -criminelle. Cette bizarre conception, une fois entrée dans l'esprit -défiant du maréchal, lui avait paru devoir être mandée à l'Empereur, -et il l'avait consignée dans une dépêche adressée au ministre de la -guerre, que, pour plus de sûreté, il avait remise à un capitaine de -vaisseau marchand, chargé d'aller la porter dans un des ports français -de la Méditerranée. - -[En marge: Marche du maréchal Soult vers le royaume de Valence.] - -Sa dépêche à l'Empereur expédiée, le maréchal Soult avait répondu au -roi Joseph, et persistant à soutenir auprès de celui-ci, qu'au lieu de -chercher à se concentrer dans les provinces du nord, il aurait mieux -valu s'enfoncer tous au midi, y attirer la guerre, et y refaire ainsi -la fortune de la nouvelle dynastie, il ajoutait néanmoins que plein de -déférence pour les ordres royaux, il allait rassembler ses troupes -éparses et se rendre par Murcie dans le royaume de Valence. En effet, -après avoir détruit ou jeté dans la mer l'immense matériel si -péniblement amassé dans les lignes de Cadix, après avoir formé un -grand convoi de munitions, de vivres, de bagages, le maréchal emmenant -tout ce qu'il pouvait transporter de ses malades et de ses blessés, -confiant les autres à l'humanité des habitants de Séville, commença sa -retraite le 25 août, et prit la route de Murcie. La portion de ses -troupes qui était à Grenade devait naturellement être recueillie en -passant. Celle qui sous le comte d'Erlon occupait inutilement -l'Estrémadure, dut descendre sur les bords du Guadalquivir, le -remonter par Cordoue jusqu'à Baeza, et se réunir à Huescar à la -colonne principale. Quoique cette évacuation fût accompagnée de moins -de misères que celle de Madrid, cependant grâce à la saison, au pays, -à la multitude d'hommes et d'effets qu'on traînait après soi, elle fut -triste aussi, et marquée par bien des souffrances. Enfin vers les -derniers jours de septembre, les avant-gardes de l'armée du maréchal -Soult aperçurent aux environs d'Almanza celles du maréchal Suchet, et -éprouvèrent à les revoir une véritable joie, car dans ces redoutables -et lointains climats, les Français se regardant comme destinés à périr -jusqu'au dernier, ne se rencontraient pas, même les plus endurcis à la -souffrance, sans se jeter dans les bras les uns des autres, et sans -manifester l'émotion la plus vive. - -[En marge: Arrivée du maréchal Soult sur la frontière du royaume de -Valence.] - -Pendant ce mois de septembre Joseph avait recueilli vaguement le bruit -de l'approche du maréchal Soult, et il attendait impatiemment le -détail de sa marche, et l'exposé de ses projets. Tout à coup il apprit -qu'un capitaine de bâtiment marchand, porteur de dépêches françaises, -avait touché au Grao (port de Valence), et demandait à se décharger du -dépôt qu'il avait reçu, étant vivement poursuivi par les Anglais. -Joseph se hâta de prendre ces dépêches et de les ouvrir, pour savoir -ce qu'elles lui apprendraient de l'Andalousie, et fut fort surpris, en -les lisant, de s'y voir dénoncé par le maréchal Soult comme traître à -sa famille et à sa patrie. Chacun devine, sans qu'on ait besoin de le -dire, le sentiment qu'il éprouva. Joseph par sa résistance, par son -orgueil d'aîné, surtout par la liberté de propos permise à la cour de -Madrid, avait déplu à son frère, au point d'être toujours condamné, -même quand il avait raison. Néanmoins son dévouement pour lui n'était -pas douteux, et il était convaincu de cette vérité, qu'après tout les -frères de Napoléon lui devaient leur fortune, et que s'ils la payaient -cher, cependant ils ne pouvaient la sauver qu'en l'aidant lui-même à -sauver la sienne. Si donc la trahison était entrée ou devait entrer -dans la famille Bonaparte, ce n'était pas par Joseph. Il fut indigné, -ne s'en cacha point, et fit partir sur-le-champ le colonel Desprez -pour Moscou, afin d'aller remettre à Napoléon ce tissu d'inventions -étranges, et lui demander d'être à la fois débarrassé et vengé du -commandant de l'armée d'Andalousie. La prochaine entrevue avec le -maréchal Soult devait donc être pénible, même orageuse. - -[En marge: Entrevue du maréchal Soult avec Joseph, dans les mains -duquel étaient tombées les dépêches adressées à l'Empereur.] - -[En marge: Conseil de guerre tenu par Joseph et les trois maréchaux, -afin d'arrêter le plan des nouvelles opérations.] - -Joseph, impatient de voir le maréchal, et surtout d'avoir sous sa main -l'armée d'Andalousie, accourut à sa rencontre, et lui assigna un -rendez-vous à la frontière de Murcie, à Fuente de Higuera. Il avait -avec lui les maréchaux Jourdan et Suchet. Pourtant, sur le désir de -ces derniers, qui craignaient d'assister à une scène pénible, il -entretint seul le maréchal Soult, et le surprit désagréablement en lui -prouvant qu'il avait lu les dépêches destinées à l'Empereur. Il y -avait à cette découverte au moins un avantage, c'est que le maréchal, -dont Joseph avait à se plaindre, chercherait à racheter ses torts par -plus d'obéissance. C'était dans le moment la seule chose que Joseph -désirât obtenir, et, après une vive explication, il tâcha dans une -conférence avec les trois maréchaux d'arrêter un plan de campagne -raisonnable, afin de faire expier aux Anglais leur triomphe récent par -la réunion de toutes les forces françaises. Bien que l'Andalousie -étant évacuée, il semblât que la chaîne qui avait tenu le maréchal -Soult asservi à un objet exclusif fût rompue, et que dès lors son -jugement dût être libre, il fut néanmoins impossible d'en tirer un -avis intelligible et adapté à la situation présente. Soit embarras, -soit humeur, il refusait de s'expliquer clairement sur le plan à -suivre, et laissait voir seulement que loin de joindre son armée aux -autres, il entendait qu'on joindrait les autres à la sienne, pour -suivre la direction qu'il lui plairait de donner. Le maréchal Suchet -de son côté paraissait dominé par le désir de conserver Valence. Le -maréchal Jourdan, par bon sens et absence de toute vue particulière, -tenait le milieu. Joseph, voulant sortir de ce chaos, et avoir l'avis -de chacun, s'adressa d'abord au maréchal Soult pour savoir à quoi il -concluait. Le maréchal Soult lui répondit en demandant ses ordres, car -pour son avis il ne pouvait se décider à le produire que par écrit. Ce -mode fut adopté, et le lendemain chacun des maréchaux remit un mémoire -au roi, sur la manière de réparer le désastre de Salamanque. - -[Date en marge: Octob. 1812.] - -[En marge: Avis du maréchal Soult.] - -Le maréchal Soult proposait de réunir à l'armée d'Andalousie qu'il -avait amenée, toute celle du Centre, une partie de celle d'Aragon, et -de marcher avec cette masse de forces à travers la Manche sur le Tage -et Madrid. Le maréchal Suchet, dans son mémoire, élevait contre ce -plan de fortes objections. Sur 13 à 14 mille hommes de troupes actives -dont il disposait, et avec lesquels il devait tenir tête à l'armée de -Murcie qui était à Alicante, et à celle des Anglo-Siciliens qui -menaçait de descendre à Tarragone, il ne pouvait pas consacrer moins -de 6 mille hommes à la garde de Valence et des postes principaux de -San-Felipe et de Sagonte. Il ne lui restait donc pas plus de 8 mille -hommes à joindre à l'armée commune, destinée à marcher sur Madrid, et -tout portait à croire que ces 8 mille hommes partis, on serait dans -l'impossibilité de conserver le royaume de Valence. Ainsi pour un si -faible renfort on s'exposait à perdre Valence, les ressources de ce -riche pays, l'avantage de tenir éloignées de la Catalogne et de -l'Aragon les armées de Murcie et de Sicile, et enfin les seules -communications tout à fait sûres avec la France. Si de plus l'armée -réunie marchant sur le Tage rencontrait derrière ce fleuve lord -Wellington avec toutes ses forces, si elle n'était pas heureuse dans -une nouvelle bataille, on se trouverait dans un vrai cul-de-sac, ayant -le Tage fermé devant soi, et le royaume de Valence fermé derrière, -situation affreuse et presque irrémédiable. Sans doute entre les -routes de Madrid et de Valence, il y en avait une intermédiaire, -aboutissant également aux Pyrénées, c'est celle qui allait par la -province de Guadalaxara joindre Calatayud et Saragosse; mais pour la -prendre il fallait avoir forcé le Tage à peu près à la hauteur de -Madrid. Si on n'arrivait pas jusque-là, il n'y avait pour regagner -l'Aragon que des chemins affreux, impraticables à l'artillerie, -remplis de bandes invincibles dans leurs défilés, et il ne restait -d'autre ressource que de redescendre sur Valence. Il fallait donc -avant tout ne pas s'exposer à perdre cette capitale, et même avec la -totalité de ses troupes le maréchal Suchet n'était pas absolument sûr -de s'y maintenir, car l'armée anglo-sicilienne était une force -inconnue, et qui devait être supposée très-considérable d'après les -bruits répandus dans la contrée. Ainsi garder 14 mille hommes contre -cette armée et celle de Catalogne n'était pas une prétention bien -exagérée, surtout s'il fallait successivement les porter de San-Felipe -à Tarragone, à une distance de cent lieues. Aussi le maréchal Suchet -présentait-il un plan entièrement conçu dans la pensée de conserver le -royaume de Valence. Valence, suivant lui, c'était une capitale, une -source de gros revenus, le bord de la Méditerranée, et enfin tout le -revers des Pyrénées. En gardant cette partie de la Péninsule, on était -assuré de conserver ses communications, on demeurait en possession des -provinces auxquelles Napoléon tenait le plus, et on pouvait toujours -en partir pour recouvrer les autres. En conséquence il proposait de -porter les armées d'Andalousie et du Centre réunies dans la province -de Guadalaxara (voir la carte nº 43), d'y forcer le Tage, cela fait, -de séparer ces deux armées, de ramener celle du Centre sur Cuenca, -d'où elle pourrait en tout temps donner la main à l'armée d'Aragon -sur la frontière du royaume de Valence, d'établir celle d'Andalousie -dans la province de Guadalaxara, sa base sur Calatayud, sa tête sur -Madrid, et sa droite en communication constante par la province de -Soria avec l'armée de Portugal. De la sorte les quatre armées -principales, celles d'Aragon, du Centre, d'Andalousie, de Portugal, -appuyées les unes aux autres, et adossées aux Pyrénées, pouvant -toujours se trouver deux ensemble en moins de jours que l'ennemi ne -mettrait à marcher sur l'une d'elles, possédant sûrement Valence, -Tortose, Tarragone, Barcelone, Lerida, Saragosse, Burgos, Valladolid, -provinces où avec une bonne administration elles seraient certaines de -vivre largement, ne devaient jamais être forcées dans leur position, -ni privées de leurs communications avec la France. - -[En marge: Avis du maréchal Jourdan.] - -Mais ce plan, excellent quant à la conduite ultérieure, ne dispensait -pas pour le moment d'une opération commune à tous les projets, celle -de remonter sur Madrid afin d'y forcer la ligne du Tage. Comment -devait-on s'y prendre pour cette opération délicate, à laquelle lord -Wellington, s'il agissait comme autrefois le général Bonaparte en -Italie, pouvait opposer de graves obstacles? C'est à surmonter cette -difficulté qu'il fallait s'appliquer, et que s'appliqua en effet le -maréchal Jourdan. L'exposé de son opinion, modèle rare de justesse de -vues, d'exactitude d'assertions, de haute prudence, satisfaisait à -tout, et aurait mérité que celui qui conseillait si bien pût encore -exécuter lui-même ses propres conceptions, ou être compris, respecté -et obéi de ceux qui étaient chargés de les exécuter à sa place. - -[En marge: Le maréchal Jourdan propose de faire marcher en deux -colonnes sur le Tage les armées du centre et d'Andalousie.] - -Avant tout il fallait, selon lui, remonter sur Madrid par le haut -Tage, afin d'aller donner la main à l'armée de Portugal, et avec les -trois armées réunies de Portugal, du Centre, d'Andalousie, marcher sur -les Anglais à la tête de 80 ou 90 mille hommes, et de 150 bouches à -feu. Sans doute si on avait couru véritablement le danger de -rencontrer lord Wellington établi avec toutes ses forces sur le Tage, -le maréchal Jourdan disait que loin de s'exposer à un tel danger avant -d'avoir rallié l'armée de Portugal, il aimerait mieux passer par -Valence, Teruel, Calatayud, c'est-à-dire remonter en Aragon par un -grand détour en arrière, puis de Calatayud passer à Aranda, où, sans -courir un seul risque, on se trouverait réuni à l'armée de Portugal, -et en mesure d'opposer aux Anglais 80 à 90 mille hommes, l'armée de -Valence étant restée intacte. Mais cette route était longue, et, -quoique bien approvisionnée, révélerait de notre part une extrême -timidité, ce qui était un inconvénient. Aussi le maréchal Jourdan ne -proposait-il pas de la prendre, jugeant que la chance de rencontrer -lord Wellington concentré sur le haut Tage n'était pas assez grande -pour se résigner à un si long détour. Probablement, disait-il, on -trouverait le général britannique avec deux ou trois divisions gardant -Madrid, et avec le reste bataillant en Castille contre le général -Clausel. On forcerait donc sans beaucoup de difficulté la ligne du -Tage, qui dans cette partie n'était pas un obstacle sérieux, on -rallierait l'armée de Portugal, en ayant soin de la bien avertir de ce -mouvement, et on rentrerait à Madrid avec une supériorité de forces -décisive. Mais comme il était possible qu'on se trompât, que le Tage -fût mieux gardé qu'on ne le supposait, il fallait pouvoir revenir sur -Valence, pour y retrouver l'asile dans lequel on s'était déjà remis de -ses souffrances, et le noeud de toutes les communications avec la -France. Pour cela il importait de ne pas ôter au maréchal Suchet un -seul de ses bataillons. Le maréchal Jourdan était donc d'avis de ne le -point affaiblir, et de se borner à réunir les deux armées du Centre et -du Midi, ce qui formerait une masse d'environ 56 mille hommes, avec -cent bouches à feu bien approvisionnées, et suffirait pour forcer le -Tage. Le maréchal Soult prétendait en défalquant ses malades, ses -écloppés, ses vétérans qu'il devait laisser à Valence, n'avoir pas -plus de 37 à 38 mille hommes, dont 6 mille de très-bonne cavalerie. Il -en avait cependant davantage. Après les pertes de l'évacuation, et en -reprenant à l'armée du Centre quelques détachements qui lui -appartenaient, il pouvait réunir 45 ou 46 mille hommes de toutes -armes, et de la plus excellente qualité[2]. L'armée du Centre un peu -réorganisée, comptait bien encore 10 ou 11 mille hommes de très-bonne -qualité aussi. Le maréchal Jourdan proposa de faire marcher ces 56 -mille hommes en deux colonnes, l'une formée de l'armée d'Andalousie -par la route de la Manche, qui passe par Chinchilla, San-Clemente, -Ocaña, Aranjuez (voir la carte nº 43), l'autre formée de l'armée du -Centre par la route de Cuenca, qui passe par Requena, Cuenca, -Fuenti-Duena, toutes deux pouvant se donner la main dans leur -mouvement, et devant aboutir sur le Tage au point où on voulait le -franchir. Seulement le maréchal jugeant la colonne de droite (l'armée -du Centre) trop faible, proposait de lui adjoindre 6 à 7 mille hommes -de l'armée d'Andalousie, ce qui devait porter l'une à 16 ou 17 mille -hommes, et réduire l'autre à 39 ou 40 mille. Il proposait en outre de -donner un bon commandant à l'armée du Centre, le comte d'Erlon, de -subordonner les deux généraux en chef au roi, qui tour à tour -marcherait avec l'une ou avec l'autre colonne, et de s'acheminer -sur-le-champ vers le but tant désiré du haut Tage. Dans ce plan le -maréchal Suchet devait, comme il avait déjà fait, tirer de ses -approvisionnements tout ce qui serait nécessaire aux troupes qui -allaient se mettre en marche, et garder à Valence leurs embarras, -c'est-à-dire leurs blessés, leurs hommes fatigués ou malades, service -qu'il était prêt à leur rendre avec le plus grand empressement. - -[Note 2: Le maréchal Soult à Almanza, même après avoir pris à la -faible armée du Centre les 2 mille hommes qu'il réclamait depuis -longtemps, ne s'attribuait que 33 mille hommes d'infanterie, et 6 -mille de cavalerie, ce qui aurait fait en tout 39 mille, et 37 avant -l'adjonction des 2 mille pris à Joseph. Le maréchal Jourdan, pour ne -pas contester sur les chiffres, ayant à contester déjà sur le plan, -attribuait dans son mémoire 39 à 40 mille hommes au maréchal Soult, et -partait de cette base pour raisonner sur les opérations à exécuter. -Mais en étudiant les documents, on reconnaît bientôt que ce chiffre -n'était pas exact, et ne pouvait pas l'être. La force du maréchal -Soult en avril 1812 était de 56 à 57 mille hommes, les non combattants -déduits, et je ne parle pas d'après les assertions du ministre de la -guerre, qui donne toujours des chiffres supérieurs à ceux fournis par -les généraux, parce que la tendance de celui qui paye est de grossir -les nombres, et la tendance de celui qui les emploie de les diminuer; -je parle d'après le chiffre fourni par le chef d'état-major de l'armée -d'Andalousie, au 1er avril 1812, après la perte de Badajoz et de sa -garnison. Or il n'y avait eu aucune action sérieuse du mois d'avril au -mois d'août 1812 en Andalousie, et ce serait trop accuser -l'administration du maréchal Soult que d'admettre qu'à ne rien faire -il eût perdu 21 mille hommes, puisque des 58 il n'en serait resté que -37. Évidemment le chiffre de 37 mille hommes à Almanza ne peut pas -être le chiffre véritable. Le maréchal avait dû faire des pertes en -route, cela n'est pas douteux; mais quand il aurait perdu 5 ou 6 mille -hommes si l'on veut, ce qui révélerait un étrange désordre dans la -marche, il serait resté encore à expliquer la perte de 15 mille. Qu'en -évacuant on laissât des malades, des blessés dans les hôpitaux, il -n'est que trop probable que le nombre des hommes restés ainsi en -arrière dut être grand, mais il portait sur les non combattants, déjà -défalqués du calcul dont il s'agit ici. Le maréchal Soult comptait -donc plus de 37 mille hommes à Almanza. Voilà ce que le simple bon -sens indique. Mais en lisant certaines pièces qui ne se trouvent pas -dans les Mémoires du roi Joseph, on découvre bientôt la vérité. Le -maréchal Suchet, dans le mémoire présenté à Joseph, en même temps que -ceux des maréchaux Jourdan et Soult, discute la force de chacun des -corps d'après les états fournis; et le maréchal Suchet, à qui on -demandait des vivres, devait connaître cette force mieux que le -maréchal Jourdan, qui acceptait sur parole les chiffres allégués dans -la discussion. Or, on voit dans ce mémoire qu'avec les 2 mille hommes -pris à l'armée du Centre, le maréchal Soult avait 45 mille hommes -disponibles à Almanza, ce qui le ramène à 43 mille hommes, chiffre le -plus vraisemblable, et encore pour comprendre ce chiffre, qui laisse -sur les états d'avril un manquant de 14 mille hommes à expliquer, il -faut savoir que dans l'armée d'Andalousie il y avait une infinité de -soldats du génie et de la grosse artillerie employés au siége de -Cadix, qui ne pouvaient pas servir en ligne, et qu'on laissa à Valence -avec les malades et les blessés; il faut savoir aussi qu'il y avait -des vétérans peu propres à une longue marche. Mais même avec cette -défalcation il est difficile de trouver les 14 mille manquants, et il -faut supposer que pendant l'évacuation et sous l'influence des -chaleurs, même sans être poursuivi, on perdit beaucoup de monde. Le -chiffre de 45 à 46 mille hommes est donc le moindre qu'on puisse -attribuer à l'armée d'Andalousie. Nous ajouterons que les forces qu'on -eut quelque temps après à Madrid, et à la seconde rencontre devant -Salamanque, rendent l'exactitude de ce chiffre tout à fait -vraisemblable. C'est pourquoi nous l'avons admis, mais après beaucoup -de comparaisons, comme tous ceux que nous adoptons dans nos récits.] - -[En marge: La proposition du maréchal Jourdan est acceptée.] - -Ces vues étaient si sages, si appropriées à la situation, que Joseph -les adopta immédiatement, par raison autant que par confiance -habituelle dans les avis du maréchal Jourdan. Il ordonna au maréchal -Soult de se préparer à marcher d'Almanza où il campait, sur -Chinchilla, San-Clemente, Aranjuez, tandis que l'armée du Centre -sortant de la Huerta de Valence par le défilé de Las Cabrillas, -passerait par Cuenca, et viendrait tomber sur le Tage à Fuenti-Duena, -assez près d'Aranjuez pour s'appuyer à l'armée d'Andalousie. Il -prescrivit en outre au maréchal Soult de céder à l'armée du Centre le -général d'Erlon avec 6 mille hommes, et lui fit annoncer que le -maréchal Suchet mettrait à sa disposition, en riz, en biscuit, en -eau-de-vie, les approvisionnements dont il aurait besoin. - -Ces mesures déplurent singulièrement au maréchal Soult, car il -rentrait ainsi sous les ordres directs du roi, et perdait une portion -de ses forces. Aussi éleva-t-il de nouvelles objections, disant que -Joseph n'avait pas le droit de lui ôter des troupes qu'il tenait de la -confiance de l'Empereur. Mais Joseph prenant enfin un ton de maître, -et lui ayant signifié d'obéir, ou de résigner sur-le-champ son -commandement dans les mains du comte d'Erlon, il se soumit, et après -avoir demandé d'abord six jours, en prit douze pour se mettre en -chemin, ce qui d'ailleurs était fort explicable, ayant à rallier tout -son corps d'armée, et à faire la séparation entre ce qui devait -demeurer à Valence, et ce qui devait marcher à l'ennemi. - -[En marge: Départ des armées du Centre et d'Andalousie pour rentrer à -Madrid.] - -On partit donc du 18 au 20 octobre, bien pourvu de munitions et de -vivres, en deux colonnes qui s'élevaient à 56 mille hommes, et on -laissa au maréchal Suchet tout ce qui restait d'embarras des deux -évacuations de Madrid et de Séville, tout ce qui n'était pas capable -de servir activement. On n'avait aucun souci en laissant ces précieux -restes à Valence, car on savait qu'ils y seraient en sûreté, et à -l'abri du besoin. Le maréchal Suchet conserva toute son armée, et afin -de pouvoir toujours communiquer avec les troupes du roi par la route -la plus courte, celle de Cuenca, il fit travailler à la portion de -cette route comprise entre Buñoz et Requena. L'armée du Centre y passa -avec son artillerie. - -[En marge: Leur arrivée sur le Tage les 27 et 28 octobre.] - -Les deux colonnes s'avancèrent ainsi sur le Tage à la hauteur l'une de -l'autre, sans être arrêtées par aucun obstacle sérieux. Celle du -centre, sous le comte d'Erlon, eut affaire aux bandes de Villa-Campa, -de l'Empecinado, de Duran, accourues à Madrid, et obstruant toute la -région du haut Tage, c'est-à-dire les deux provinces de Guadalaxara et -de Cuenca. Mais on n'eut pas de peine à les disperser, l'armée du -Centre ayant été sagement portée à environ 16 mille hommes. L'armée -d'Andalousie n'eut aucune difficulté à surmonter, le fort de -Chinchilla lui ayant ouvert ses portes, et on fut rendu au bord du -Tage vers les 27 et 28 octobre, entre Fuenti-Duena et Aranjuez, -pouvant se réunir en masse sur l'un ou l'autre de ces points. - -La question importante était de savoir si on allait rencontrer lord -Wellington en avant de Madrid, résolu à défendre sa conquête, ce qui -était possible, car son entrée à Madrid avait produit une vive -sensation en Europe, et il était naturel qu'il ne voulût pas en -sortir. Cette question méritait fort de préoccuper Joseph et son major -général Jourdan; mais heureusement tout ce qu'on apprenait était -rassurant. Les rumeurs recueillies portaient à croire qu'on n'avait -devant soi que le général Hill avec deux ou trois divisions. Voici en -effet ce qui s'était passé entre les Anglais et l'armée de Portugal, -depuis le voyage de Joseph à Valence et sa réunion avec l'armée -d'Andalousie. - -[En marge: Ce qui s'était passé à Madrid et au nord de l'Espagne -pendant le voyage de Joseph à Valence.] - -[En marge: Folies des chefs espagnols dans Madrid.] - -Lord Wellington était entré le 12 août dans Madrid entouré de tous les -chefs espagnols, jaloux de prendre part à son triomphe. Quand on songe -à la situation dans laquelle ils s'étaient trouvés longtemps, n'ayant -plus sur le continent de la Péninsule que Carthagène, Cadix et -Lisbonne, et réduits à s'y attacher de toutes leurs forces pour n'être -pas jetés à la mer, on comprend une joie que la surprise devait même -convertir en délire. La fatale entreprise de Russie, les négligences -de Napoléon à l'égard de la guerre d'Espagne, le défaut d'autorité de -Joseph, les funestes divisions de nos généraux, avaient procuré aux -Espagnols, et surtout au général britannique, ces succès tout à fait -inespérés! D'abord très-enorgueilli de son triomphe, lord Wellington -s'était bientôt senti embarrassé de ses auxiliaires, de leur conduite -indiscrète ou barbare, et avait lui-même ajouté à leurs fautes par -l'ostentation avec laquelle il avait exercé son autorité. Le premier -soin à prendre aurait dû être de rassurer les habitants de Madrid, -dont un grand nombre s'était accoutumé et presque soumis à la -domination de Joseph, de tenir pour fait ce qui était fait, d'oublier -certaines choses, de tolérer, de consacrer même certaines autres. Don -Carlos d'España et l'Empecinado devinrent en quelque sorte les -maîtres de Madrid. Ils commencèrent par faire prêter serment à la -constitution de Cadix qui venait d'être achevée. Rien n'était plus -naturel, quoique cette constitution remplie à la fois de principes -généreux et de dispositions chimériques, blessât une partie -considérable de la nation espagnole, peu préparée aux institutions -qu'on venait de lui donner. Mais au fond ce n'était pas à la -constitution que don Carlos et l'Empecinado entendaient lier les -Espagnols, c'était à l'autorité du gouvernement insurrectionnel de -Cadix. Cela fait, il fallait s'expliquer à l'égard des afrancesados, -parmi lesquels on comptait de grands personnages, beaucoup de -fonctionnaires, et quelques milliers de soldats excellents. Tandis que -don Miguel de Alava, officier de l'armée espagnole que lord Wellington -employait fréquemment, et qui était le plus noble des coeurs[3], -prononçait à l'hôtel de ville de Madrid un discours aussi humain -qu'habile, don Carlos d'España et l'Empecinado tenaient un langage -insensé, de nature à ne ramener personne et à blesser au contraire -tous les hommes raisonnables. Joseph avait fait frapper à son image de -fort belles monnaies, beaucoup plus belles que les monnaies -espagnoles, et tout aussi pures, puisqu'elles étaient exactement -semblables pour la forme et le titre aux monnaies françaises. Au lieu -d'agir comme tous les gouvernements, même les moins modérés, qui se -transmettent les monnaies les uns des autres, sans s'offusquer des -images dont elles portent l'empreinte, on démonétisait et frappait -d'une perte les pièces à l'effigie de Joseph. Puis au lieu de -s'occuper d'amener des denrées à Madrid, afin de mettre un terme à -l'excessive cherté du pain, on perdait le temps à se donner des -satisfactions de parti non moins folles que dangereuses. Aussi la -misère était-elle extrême, comme au temps où les bandes interceptaient -l'arrivage des vivres. Enfin à ces extravagances qui doivent paraître -fort naturelles lorsqu'on songe au caractère et à l'éducation des -vainqueurs, lord Wellington ajoutait les fautes de l'orgueil -britannique. Il s'était logé au palais des rois, ce qui avait blessé -la fierté de la nation espagnole, et en prenant le Retiro que le -colonel Laffond lui avait livré faute d'eau potable, il avait détruit -un établissement auquel les Espagnols tenaient beaucoup, celui de la -_China_, répondant à la fabrique de Sèvres en France, et à la fabrique -de Meissen en Saxe. Ce n'était pas la peine en vérité de perdre vingt -jours à des futilités ou à des fautes! - -[Note 3: Celui que nous avons connu depuis comme ambassadeur à Paris -après la mort de Ferdinand VII, et pendant la régence de la reine -Christine.] - -[En marge: Attitude du général Clausel derrière le Douro, pendant que -lord Wellington était occupé à triompher à Madrid.] - -Pendant que lord Wellington se conduisait de la sorte, le général -Clausel avait rallié, réorganisé, ranimé l'armée de Portugal, et, -quoique réduite à 25 mille hommes, l'avait hardiment portée sur le -Douro, en présence de l'armée anglaise, dont la masse principale était -postée sur les bords de ce fleuve. Il avait refoulé partout les -avant-postes ennemis, et pris le temps d'envoyer le général Foy avec -une division pour recueillir les garnisons d'Astorga, de Benavente, de -Zamora, de Toro, inutilement dispersées sur une ligne qu'on ne pouvait -plus défendre. Le général Foy était arrivé trop tard pour dégager la -garnison d'Astorga, forcée de se rendre la veille à l'armée espagnole -de Galice, mais il en avait sauvé les malades, les blessés, avait -recueilli les autres petits postes du Douro et de l'Esla, et s'était -réuni ensuite au général Clausel. - -[En marge: Lord Wellington marche avec le gros de son armée sur le -général Clausel.] - -Lord Wellington, se voyant ainsi bravé, avait été obligé de quitter -Madrid, et de venir chercher le jeune adversaire qui, avec les débris -d'une armée récemment battue, se posait si fièrement devant lui. Après -avoir établi le général Hill à Madrid, il était reparti pour la -Vieille-Castille, et, recueillant en chemin l'armée de Galice, il -avait marché sur Burgos avec cinquante mille hommes. - -[En marge: Le général Clausel se retire sur l'Èbre.] - -Contraint de nouveau à rétrograder, le général Clausel avait quitté -les bords du Douro, s'était replié successivement sur Valladolid, -Burgos, Briviesca, et s'était enfin arrêté à l'Èbre. Avant de le -poursuivre plus loin, lord Wellington, entré dans Burgos, voulut -enlever le château qui dominait cette ville, et qui en rendait la -possession à peu près nulle. Il en entreprit le siége vers la fin de -septembre, à peu près à l'époque où Joseph se préparait à marcher sur -Madrid. - -[En marge: Lord Wellington assiége le château de Burgos.] - -Le château de Burgos était un vieil édifice remontant au règne des -Maures, et couronnant une hauteur au pied de laquelle est construite -la ville de Burgos. On avait élevé autour de cette vieille enceinte de -murailles gothiques deux lignes de retranchements palissadés et -fraisés, et on les avait armés d'une forte artillerie. On y avait -ajouté un ouvrage à corne, sur une hauteur dite de Saint-Michel, qui -dominait la position du château. Le général Dubreton occupait avec -deux mille hommes cette forteresse improvisée. Il était pourvu de -vivres et de munitions, et résolu à se bien défendre. - -[En marge: Le général anglais croit pouvoir brusquer cette forteresse, -et perd beaucoup de monde dans des attaques imprudentes.] - -Lord Wellington, dédaignant d'attaquer en règle une telle place, et -pensant que ses soldats, après avoir enlevé d'assaut Ciudad-Rodrigo et -Badajoz, ne broncheraient pas devant les fortifications imparfaites du -château de Burgos, fit assaillir de vive force l'ouvrage à corne de -Saint-Michel. Ses troupes abordèrent franchement l'ouvrage dans la -nuit du 19 au 20 septembre, mais furent arrêtées au pied du -retranchement par la fusillade d'un bataillon du 34e régiment de -ligne. Par malheur une colonne anglaise s'étant glissée dans -l'obscurité autour de l'enceinte de l'ouvrage attaqué, profita de ce -que la gorge n'était pas complétement palissadée, et y pénétra. Les -soldats du 34e passèrent alors sur le corps de la colonne victorieuse, -et se retirèrent sur le fort lui-même. Ils avaient tué ou blessé aux -Anglais plus de 400 hommes, et n'en avaient pas perdu 150. - -Maîtres de la position de Saint-Michel, les Anglais essayèrent d'y -construire une batterie pour ruiner les défenses du château, et en -firent le point de départ de leurs cheminements. La forte résistance -de l'ouvrage à corne leur avait appris que cette malheureuse bicoque -ne pouvait pas être brusquée. Après avoir établi une batterie à -Saint-Michel, ils commencèrent à tirer sur le château, mais leur -artillerie faible en calibre fut bientôt dominée par la nôtre, et -réduite à se taire. La difficulté des transports ne leur avait pas -permis en effet d'amener du gros canon sous les murs de Burgos, et ils -n'avaient que quelques pièces de 16, que les guérillas de l'Alava et -de la Biscaye avaient reçues de l'escadre anglaise, et avaient -péniblement traînées jusqu'à Burgos. - -Lord Wellington, reconnaissant la presque impossibilité d'ouvrir la -brèche au moyen du canon, eut de nouveau recours à l'assaut dans la -nuit du 22 au 23 septembre. Ses colonnes ayant appliqué les échelles -contre la première enceinte, furent culbutées, et perdirent -inutilement beaucoup de monde. L'une d'entre elles, composée de -Portugais, fut en partie détruite par la fusillade, même avant d'avoir -abordé le pied de l'enceinte. - -[En marge: Lord Wellington essaye d'un siége en règle.] - -Il fallut recourir encore une fois aux approches régulières, et à -défaut d'artillerie employer la mine. Deux fourneaux étant prêts, on -mit le feu au premier dans la nuit du 29 au 30 septembre, et à la -suite de l'explosion une colonne s'élança à l'assaut, mais elle fut -repoussée comme celles qui l'avaient précédée. Le 4 octobre on mit le -feu au second fourneau. Une large brèche fut le résultat de cette -nouvelle explosion, tandis que celle qu'on avait ouverte le 29 avait -été élargie par l'artillerie. Les assiégeants se jetèrent sur les deux -brèches avec fureur, et les enlevèrent; mais la garnison fondit sur -eux à son tour, et repoussa l'une des colonnes, sans pouvoir toutefois -empêcher l'autre de se loger sur l'une des deux brèches. Les Anglais -ayant ainsi réussi à s'établir dans la première enceinte, commencèrent -les approches vers la seconde, avec l'espérance de s'en emparer. Mais -le 8 la garnison exécuta une sortie générale, bouleversa leurs -travaux, les rejeta en dehors de la première enceinte, et les remit -ainsi au point où ils étaient au début du siége. Elle ferma aussitôt -la brèche par un retranchement construit en arrière, et rentra en -possession de tout ce qu'elle avait perdu, excepté l'ouvrage à corne -de Saint-Michel. Vingt jours et deux mille cinq cents hommes avaient -donc été sacrifiés sous les yeux de lord Wellington, sans avoir fait -un pas. Le général anglais, rempli de dépit, voulut hasarder une -dernière tentative, et préalablement employer tous les moyens -imaginables d'ouvrir cette première enceinte qu'il avait prise un -moment pour la reperdre aussitôt. Il avait reçu quelque artillerie; il -essaya de faire brèche à l'une des extrémités, et de miner à l'autre, -tout près d'une église dite de Saint-Roman. - -Tout étant prêt dans la nuit du 19 octobre, les assiégeants mirent le -feu à la mine de Saint-Roman, point par lequel les Français ne -s'attendaient pas à être attaqués, et aussitôt Anglais, Espagnols, -Portugais, munis d'échelles, s'élancèrent sur la première enceinte. -Cette fois encore ils parvinrent à l'enlever, et coururent vers la -seconde. Mais la brave garnison sortant en masse de son chemin -couvert, les reçut à la baïonnette, les chargea avec impétuosité, en -tua un grand nombre, et pour la troisième fois les rejeta au delà de -l'enceinte un moment conquise. Même chose se passa à l'autre -extrémité. Les assiégés fermèrent la brèche pratiquée par la mine près -de l'église de Saint-Roman, abattirent même l'église qui pouvait être -utile à l'ennemi, et de nouveau présentèrent aux assiégeants un front -formidable. - -[En marge: Après avoir perdu trente-quatre jours et trois mille hommes -devant le château de Burgos, lord Wellington est obligé de se -retirer.] - -Il y avait trente et quelques jours que deux mille hommes, réduits par -le feu et la fatigue à quinze cents, retranchés derrière quelques -ouvrages à peine maçonnés, et protégés seulement par une rangée de -palissades, en arrêtaient cinquante mille par leur héroïque -résistance. Honneur éternel à ces braves gens, et à leur chef le -général Dubreton! ils prouvaient ce que peuvent en certaines -circonstances décisives les places bien défendues, car en résistant -ainsi ils donnaient le temps à l'armée de Portugal de se remettre en -ligne, aux armées du Centre et de l'Andalousie de se porter sur le -Tage, et à toutes de se réunir pour accabler lord Wellington. - -[En marge: Nouvelle apparition de l'armée de Portugal recrutée et -renforcée.] - -En effet le général Clausel, ramené sur l'Èbre, avait reçu des dépôts -établis le long des Pyrénées, ainsi que des petites garnisons de la -frontière, environ 10 mille recrues, des chevaux pour son artillerie -et sa cavalerie, ce qui lui procurait 35 mille combattants. Le général -Caffarelli qu'on a vu, troublé par l'épouvantail des flottes -anglaises, comme le maréchal Soult par celui du général Hill, négliger -le danger principal pour le danger accessoire, s'amendait enfin, et -prêtait à l'armée de Portugal 10 mille hommes, qui, envoyés avant la -bataille de Salamanque, auraient prévenu bien des désastres. Par -malheur le général Clausel, au moment de se mettre en marche à la tête -de ces 45 mille combattants, avait tellement souffert de sa récente -blessure, qu'il avait été obligé de quitter l'armée. Le général -Souham, vieil officier de la république, expérimenté et brave, le -remplaçait, et venait au secours de l'intrépide garnison qui depuis -trente-quatre jours défendait les chétives fortifications de Burgos. - -Lord Wellington, placé entre l'armée de Portugal qui s'avançait au -nord, et les armées du Centre et d'Andalousie qui s'avançaient au -midi, était dans l'une de ces situations difficiles, mais grandes, -dont le général Bonaparte était sorti jadis par des triomphes inouïs. -Moins circonspect et plus actif, il aurait pu, en se concentrant avec -la promptitude et l'à-propos de l'ancien général de l'armée d'Italie, -se rendre tour à tour plus fort que chacune des deux armées qui le -menaçaient, battre celle de Portugal, puis se jeter sur celle de -Joseph, les accabler l'une après l'autre, et rester définitivement -maître de l'Espagne. Mais chacun a son génie, et il est puéril de -demander à tel homme ce qui n'est possible qu'avec les qualités de tel -autre. Lord Wellington, sage, solide, mais lent, ayant des soldats -qu'on ne menait pas vite, qu'on n'exaltait pas facilement, n'était pas -fait pour conquérir l'Espagne en une campagne; mais il devait la -conquérir en plusieurs. C'était bien assez pour le triomphe de la -politique de son pays, et pour le malheur de la nôtre! - -[En marge: Lord Wellington est réduit à se replier sur Salamanque, et -en se retirant il ordonne au général Hill d'évacuer Madrid.] - -Voyant approcher l'armée de Portugal renforcée, il abandonna avec -dépit les murs de Burgos qui lui avaient coûté 3 mille hommes et le -prestige de la victoire, et qui allaient probablement lui coûter -Madrid. Il soutint plusieurs combats d'arrière-garde, dans lesquels le -général Maucune, le même qui avait si témérairement engagé la bataille -de Salamanque, lui tua beaucoup de monde, et après s'être à son tour -couvert du Douro, il expédia au général Hill l'ordre de venir le -joindre à Salamanque, si Madrid ne lui semblait plus tenable en -présence des armées qui marchaient sur cette capitale. - -[Date en marge: Nov. 1812.] - -[En marge: Rentrée de Joseph dans Madrid.] - -[En marge: Il y est bien accueilli, et repart immédiatement pour -suivre lord Wellington.] - -Tels furent les événements que Joseph et le maréchal Jourdan -apprirent en arrivant sur le Tage. La sage prévoyance du maréchal -Jourdan se trouvait ainsi justifiée, et Madrid allait s'ouvrir encore -une fois à la nouvelle royauté. Le 30 octobre les armées du Centre et -d'Andalousie forcèrent cette ligne du Tage, sur laquelle on avait -craint de trouver 70 mille Espagnols, Portugais et Anglais réunis; -elles passèrent sur le corps des arrière-gardes du général Hill, et -pénétrèrent le 2 novembre dans la capitale des Espagnes, étonnée de -ces fortunes si diverses. Joseph y fut bien reçu, car après ce qu'ils -venaient de voir, les habitants de Madrid offensés par l'orgueil des -Anglais, dégoûtés par la violence des guérillas, commençaient à croire -que cette nouvelle royauté, exercée par un prince doux et sage, valait -tout autant pour eux que des Bourbons dégénérés, conduits par des -chefs de bandes. Joseph, déployant en ce moment une activité qui ne -lui était pas ordinaire, après avoir séjourné quarante-huit heures -dans Madrid, en sortit le 4 pour faire sa jonction avec l'armée de -Portugal, et poursuivre lord Wellington à la tête de 80 mille hommes. -Quels résultats ne pouvait-on pas attendre, quelle vengeance de -Salamanque ne pouvait-on pas obtenir d'une telle réunion d'armées! - -Joseph y comptait avec raison, et espérait qu'une bataille livrée avec -les forces dont on disposait, ramènerait les Anglais en Portugal, et -le rétablirait, malgré l'évacuation de l'Andalousie, dans la plénitude -de sa situation antérieure. Sans doute on commençait à éprouver -quelques inquiétudes au sujet de l'expédition de Russie, à interpréter -fâcheusement le silence gardé par le _Moniteur_, qui ne contenait -plus de bulletins de la grande armée; mais on était fort loin -d'imaginer l'étendue des désastres qui nous avaient frappés, et tout -au plus allait-on jusqu'à augurer des difficultés comme celles qui -avaient suivi la bataille d'Eylau, et que la bataille de Friedland -avait résolues triomphalement. Joseph n'attendait donc aucune sinistre -nouvelle de Paris, et se flattait de trouver le dédommagement du -malheur qui l'avait atteint à Salamanque, dans les environs de -Salamanque elle-même. - -Arrivé le 6 novembre au delà du Guadarrama avec son fidèle major -général, dont les avis lui avaient été si utiles, il aurait pu appuyer -à gauche vers Peñaranda, ce qui l'eût mis sur la trace de lord -Wellington; mais il aima mieux appuyer à droite vers Arevolo, afin de -rallier à lui l'armée de Portugal, et de n'aborder les Anglais qu'avec -la totalité de ses forces. - -[En marge: Réunion de forces écrasantes contre lord Wellington, par la -jonction des armées du Centre et d'Andalousie avec l'armée de -Portugal.] - -Ce qu'il désirait ne tarda pas à s'effectuer, car lord Wellington, -pressé de se retirer sur Salamanque, ne songea pas même à empêcher la -jonction des armées du Nord et du Midi. Bientôt les avant-gardes se -rencontrèrent aux environs du Douro, et la réunion des trois armées -d'Andalousie, du Centre et de Portugal, plaça sous la main de Joseph -90 mille hommes, et environ 150 bouches à feu bien attelées. Cette -force eût même été plus considérable si le général Caffarelli, après -avoir prêté quelques jours ses 10 mille hommes, ne s'était hâté de les -rappeler, pour continuer à batailler contre les bandes de Mina, de -Longa, de Mérino, de Porlier. L'armée de Portugal qui avait 35 mille -hommes en propre, en avait perdu un certain nombre dans la poursuite -de lord Wellington; les armées du Centre et d'Andalousie, qui en -partant de Valence en comptaient 56 mille environ, avaient laissé -quelques hommes en route, et fourni un détachement pour la garnison de -Madrid; mais toutes ensemble elles comprenaient 85 mille combattants, -des plus belles troupes qui fussent au monde, irritées des succès -qu'on avait laissé remporter aux Anglais, et joyeuses enfin de -l'occasion qui s'offrait de les leur faire expier. - -[En marge: Joie des Français, et leurs justes espérances.] - -L'ardeur qui était dans les coeurs étincelait sur les visages, et -généraux et soldats se promettaient de concourir d'un zèle égal à la -commune vengeance. Lord Wellington, séparé de l'armée espagnole de -Galice, mais renforcé du corps de Hill, n'avait pas, après les pertes -de la campagne, plus de 60 mille hommes, dont 40 mille Anglais -beaucoup moins fiers qu'au lendemain de leur victoire des Arapiles. -Mais pouvaient-ils tenir tête à 85 mille Français passablement -commandés? Personne ne le croyait, et eux pas plus que nous. - -[En marge: Marche sur la Tormès.] - -Nos trois armées s'avancèrent donc sur la Tormès, exactement par la -route qu'avait suivie le maréchal Marmont pour aller se faire battre -aux Arapiles. Elles marchaient de manière à tourner la position de -Salamanque, et à prendre une revanche de lord Wellington en se plaçant -sur sa ligne de communication. Le 11 novembre, on se trouva en ligne à -quelque distance de la Tormès, l'armée d'Andalousie à gauche, celle du -Centre au centre, celle de Portugal à droite. Le maréchal Jourdan, en -compagnie de Joseph, se porta sur le bord de la Tormès, et aperçut -lord Wellington aux Arapiles, y attendant assez tranquillement les -Français, parce que, confiant dans une position déjà éprouvée, et -ayant sa retraite toujours assurée vers Ciudad-Rodrigo, il croyait -pouvoir se replier à temps. Mais il avait commis une faute qui aurait -pu lui coûter cher, et que le maréchal Jourdan avec son coup d'oeil -non pas vif mais exercé, découvrit promptement. - -La Tormès qui, bien qu'assez grosse en hiver, était encore guéable en -plusieurs endroits, coulait devant nous à travers la petite ville -d'Alba de Tormès située à notre gauche, puis décrivant un demi-cercle -allait à droite s'enfoncer vers Salamanque. Lord Wellington trop peu -pressé de se mettre à l'abri de nos entreprises, avait laissé le -général Hill à Alba de Tormès, et avec le gros de son armée avait -occupé Salamanque. Entre deux se trouvait la position de Calvarossa de -Ariba, qu'il n'avait fait occuper que par un faible détachement. Trois -lieues séparaient le corps du général Hill de celui de lord -Wellington, et l'idée qui s'offrait naturellement c'était d'aller se -placer entre les deux, et d'enlever au moins les quinze mille hommes -du général Hill. - -[En marge: Le maréchal Jourdan imagine un moyen de séparer le général -Hill de lord Wellington, et de leur faire subir un désastre.] - -[En marge: Le maréchal Soult résiste au plan proposé par le maréchal -Jourdan.] - -La seule difficulté était de savoir si on pourrait passer brusquement -la Tormès, et se déployer au delà, avant que lord Wellington eût -rappelé à lui son aile droite compromise. Les reconnaissances qu'on -venait d'exécuter ne permettaient à cet égard aucun doute. La Tormès -entre Alba et Salamanque était presque partout guéable; au delà, pour -arriver sur Calvarossa de Ariba, s'étendait une vaste plaine, qui -s'élevait en pente douce vers Calvarossa, et où se trouvaient les -Arapiles. En se faisant précéder de toute la cavalerie, qui était de -plus de 12 mille hommes dans les trois armées, et dont le déploiement -aurait couvert le passage, nos colonnes d'infanterie eussent traversé -les gués, envahi la plaine, abordé Calvarossa, puis se rabattant sur -Alba de Tormès eussent infailliblement tourné et enveloppé le général -Hill. Ce projet, exposé sur le terrain même à Joseph, en présence de -tous les généraux, fut universellement regardé par eux comme d'un -succès immanquable, et ils demandèrent à l'exécuter sur-le-champ, -avant que les Anglais eussent rectifié leur position. Mais le maréchal -Soult n'en fut point d'avis. Il ne fallait pas, disait-il, aborder les -Anglais de front, ce qui était vrai quand ils avaient pris leur -position de combat, mais ce qui n'était pas le cas ici, puisqu'il -s'agissait de les surprendre en marche, et d'enlever un de leurs corps -laissé dans l'isolement. Il pensait qu'il valait mieux franchir la -Tormès au-dessus d'Alba, afin de tourner la position de Salamanque, et -d'obliger ainsi les Anglais à décamper. On lui répondit que c'était -justement ce qu'il ne fallait pas faire, car en remontant à gauche la -Tormès pour la passer au-dessus d'Alba, on allait forcer le général -Hill à quitter Alba, à se replier sur Calvarossa de Ariba, puis sur -Salamanque, qu'on allait rendre ainsi aux Anglais le service de leur -montrer leur faute, et de les réunir tous ensemble aux environs de -Salamanque; que si en se portant sur leurs communications avec 85 -mille hommes on les obligeait à décamper, le résultat de cette -heureuse mais coûteuse concentration de forces n'aurait pas été bien -considérable! Au lieu d'un triomphe dont on avait grand besoin, on -aurait ménagé à lord Wellington la gloire de se tirer sain et sauf de -l'un des pas les plus difficiles où jamais général se fût trouvé. - -Le trop modeste maréchal Jourdan, qui n'avait guère l'habitude d'être -affirmatif, car il discernait le vrai, mais s'y attachait avec la -mollesse d'un homme découragé, fut cette fois plus vif que de coutume, -affirma que si on voulait faire reposer sur sa tête la responsabilité -de l'opération proposée, il était prêt à l'assumer, et répondait de -n'y compromettre ni l'armée ni sa propre gloire. Tous les généraux -présents, Souham, d'Erlon et autres, partageaient son avis, -l'appuyaient du regard et de la parole. Mais par égard pour la -situation et le grade du maréchal Soult, on remit à décider cette -question après une nouvelle reconnaissance du cours supérieur de la -Tormès. - -[En marge: Joseph et le maréchal Jourdan ont la faiblesse d'abandonner -un plan que tous les généraux approuvaient.] - -Le lendemain le maréchal Soult reproduisit son projet de passer la -Tormès à gauche au-dessus d'Alba, car là aussi on l'avait trouvée -guéable, et il insista fortement pour faire adopter son opinion. -Joseph consulta le maréchal Jourdan, et celui-ci, avec une -condescendance qui était la suite de son âge et de son caractère, -conseilla à Joseph de se rendre. Exécuter le plan qu'il avait indiqué -avec la mauvaise volonté du commandant de la principale armée était -selon lui bien dangereux, et quoique les Anglais n'eussent pas encore -rectifié leur position, que le coup décisif pût encore leur être -porté, et que la tentation de l'essayer fût grande, faire ce que -voulait le maréchal Soult lui sembla ce qu'il y avait de moins -hasardeux. Ainsi éclata dans Joseph et dans Jourdan cette fatale -indécision, qui chez les esprits justes est quelquefois aussi funeste -que l'entêtement de l'erreur chez les esprits faux, et qui, après les -négligences de Napoléon, les détestables sentiments de certains chefs, -fut la principale cause de nos revers en Espagne. - -[En marge: On adopte l'idée proposée par le maréchal Soult.] - -Pour faire peser toute la responsabilité sur le maréchal Soult, et -l'obliger au moins à se conduire le mieux possible dans l'exécution de -sa propre idée, on mit l'armée du Centre sous ses ordres, et on donna -celle de Portugal au comte d'Erlon. Le 13 même on franchit la Tormès -au-dessus d'Alba, et on s'avança jusqu'à Nuestra Señora de Retiro. Les -Anglais sortaient à peine d'Alba et y avaient même laissé un -détachement. On les voyait se retirer sur les Arapiles, et s'y réunir. -Mais il leur restait à décamper devant 85 mille Français, et il était -possible encore de couper une portion de leur longue colonne. - -[Date en marge: Déc. 1812.] - -[En marge: On laisse échapper lord Wellington, qui se tire sain et -sauf du plus grand danger où un général pût se trouver placé.] - -Le maréchal Soult avait déjà 50 mille hommes sous la main, toute la -cavalerie notamment, et dès le lendemain matin il pouvait se porter en -avant. On pressa l'armée de Portugal, que la nécessité d'occuper Alba -obligeait à défiler à gauche pour remonter la Tormès, de hâter son -mouvement. Le lendemain 14 le temps était affreux, et la fortune, -comme dégoûtée de gens qui savaient si peu saisir ses faveurs, ne -semblait pas vouloir les seconder. À peine si on apercevait les -ennemis devant soi. Pourtant on pouvait distinguer à travers le -brouillard les Anglais qui défilaient de notre droite à notre gauche, -pour quitter Salamanque, et s'acheminer sur Ciudad-Rodrigo. Plusieurs -explosions entendues du côté de Salamanque, en révélant la destruction -volontaire d'une partie des munitions de l'ennemi, suffisaient pour -indiquer une retraite commencée. Joseph et Jourdan insistèrent pour -qu'on fondît au moins avec la cavalerie sur l'armée anglaise, afin -d'en enlever quelque portion. Le maréchal Soult, circonspect au -dernier point, alléguant pour son excuse l'obscurité du temps, voulut -avant de s'avancer avoir été rejoint par toute l'armée de Portugal, ne -fit pas même donner sa cavalerie, et, lorsque les 85 mille Français -furent réunis, trouva les Anglais hors d'atteinte, et en pleine -retraite sur la route de Ciudad-Rodrigo. - -[En marge: Départ et colère de l'armée.] - -La confusion, l'irritation dans les trois armées furent extrêmes. -L'état de l'atmosphère, la lenteur de l'armée de Portugal, qui forcée -de remonter au-dessus d'Alba de Tormès ne pouvait cependant pas -arriver plus vite, furent les raisons imaginées pour excuser ce -déplorable avortement. On suivit les Anglais encore un jour ou deux, -et on eut pour résultat de cette formidable concentration de forces -environ trois mille prisonniers, qu'on ramassa sur les routes à la -queue d'un ennemi réduit à marcher plus rapidement qu'il n'en avait -l'habitude. - -[En marge: Joseph rentre à Madrid, et fait camper les trois armées à -portée les unes des autres.] - -Joseph rentra dans Madrid, et plaça ses trois armées en cantonnements, -l'armée de Portugal en Castille, celle du Centre aux environs de -Madrid, celle d'Andalousie sur le Tage, entre Aranjuez et Talavera. - -[En marge: Résumé de la campagne de 1812 en Espagne.] - -Telle fut en Espagne cette triste campagne de 1812, qui après avoir -débuté par la perte des places de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz que -nous avions imprudemment découvertes, tantôt pour prendre Valence, -tantôt pour acheminer une partie de nos troupes sur les routes de -Russie, s'interrompit un moment, puis reprit, et fut signalée par la -perte de la bataille de Salamanque, due à l'éloignement de Napoléon, à -l'autorité insuffisante de Joseph, au refus de concours de certains -généraux, à la lenteur de Jourdan, à la témérité de Marmont; campagne -qui se termina par la sortie de Madrid, par l'évacuation de -l'Andalousie, par une réunion de forces qui, quoique tardive, aurait -pu faire expier à lord Wellington ses trop faciles succès, si la -condescendance de Joseph et de Jourdan, discernant le bon parti à -prendre, n'osant pas le faire prévaloir, n'avait amené une dernière -disgrâce, celle de voir une armée de 40 mille Anglais échapper à 85 -mille Français placés sur leur ligne de communication. Ainsi, dans -cette année 1812, les Anglais nous avaient pris les deux places -importantes de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, nous avaient gagné une -bataille décisive, nous avaient un moment enlevé Madrid, nous avaient -forcés à évacuer l'Andalousie, nous avaient bravés jusqu'à Burgos, et, -en revenant sains et saufs d'une pointe si hardie, avaient mis à nu -toute la faiblesse de notre situation en Espagne, faiblesse due à -plusieurs causes déplorables, mais toutes remontant à une seule, la -négligence de Napoléon, qui, tout grand qu'il était, n'avait pas le -don d'ubiquité, et, ne pouvant pas bien commander de Paris, le pouvait -encore moins de Moscou; qui se décidant enfin à confier son autorité -à son frère, ne la lui avait pas déléguée tout entière par défiance, -par prévention, par on ne sait quelle humeur déplacée! Vouloir tout -entreprendre à la fois, vouloir être partout en même temps, s'étourdir -ensuite sur ce qu'on était forcé de négliger, tel avait été, tel était -encore le triste secret de cette funeste guerre d'Espagne! Après -l'attentat qui l'avait commencée, on ne pouvait rien imaginer de pis -que la négligence qui la continuait! - -[En marge: Immense émotion produite en Europe par les événements -militaires de 1812, tant en Russie qu'en Espagne.] - -Du reste tant d'événements à la fois, désastreux au nord, fâcheux au -moins au midi, devaient produire et produisirent effectivement une -immense émotion en Europe. Que de surprise, que de satisfaction parmi -ces innombrables ennemis que nous nous étions attirés de toutes parts! -L'Angleterre, qui oubliant qu'elle était sortie de Madrid, ne songeait -qu'à l'honneur d'y être entrée, qui après avoir rendu Séville au -gouvernement de Cadix, se flattait d'avoir presque délivré la -Péninsule de ses envahisseurs, qui après avoir fort encouragé la -résistance de l'empereur Alexandre sans en rien espérer, était tout -étonnée d'apprendre que nous arrivions vaincus sur le Niémen, se -livrait à une sorte de joie délirante! Malgré toute la crédulité de la -haine, elle osait à peine ajouter foi aux nouvelles répandues en -Europe, et en publiant nos malheurs par les cent voix de ses journaux, -elle ne les croyait pas encore si grands qu'on les disait, et qu'elle -les proclamait elle-même. L'Allemagne, stupéfaite du spectacle qu'elle -avait sous les yeux, commençait à nous croire vaincus, n'osait pas -encore nous croire détruits, se laissait aller à l'espérer en -regardant défiler l'un après l'autre nos soldats égarés, gelés, -affamés, s'attendait toujours à voir enfin paraître le squelette de la -grande armée, et ne le voyant pas venir, commençait à penser que ce -que publiait l'orgueil des Russes était vrai, et que ce squelette -lui-même n'existait plus! À chaque jour de ce triste mois de décembre, -l'Allemagne sentait renaître en elle l'espérance, avec l'espérance le -courage, et avec le courage une sorte de rage furieuse. Toutes les -sociétés secrètes formées dans son sein étaient en fermentation, et se -préparaient à un soulèvement général. Mais elle flottait encore entre -l'espoir et la crainte, n'osait point se livrer à tout l'élan de ses -passions, et attendait les événements avec une ardente curiosité. -C'est au milieu de cette disposition des esprits que Napoléon -s'acheminait clandestinement vers Paris, où allaient l'accueillir la -joie coupable de certains adversaires de son gouvernement, -l'abattement de ses flatteurs, la douleur étonnée des hommes honnêtes, -la douleur sans surprise des hommes éclairés! Et cependant nos -vainqueurs dans l'exaltation de leur orgueil, nos ennemis dans -l'emportement de leur haine, les bons citoyens dans la profondeur de -leur affliction, ne pouvaient aller jusqu'à imaginer toute l'étendue -du mal. Bientôt, hélas! ils devaient la connaître tout entière! - - -FIN DU LIVRE QUARANTE-SIXIÈME. - - - - -LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME. - -LES COHORTES. - - Rapide voyage de Napoléon. -- Il ne se fait connaître qu'à Varsovie - et à Dresde, et seulement des ministres de France. -- Arrivée - subite à Paris le 18 décembre à minuit. -- Réception le 19 des - ministres et des grands dignitaires de l'Empire. -- Napoléon - prend l'attitude d'un souverain offensé, qui a des reproches à - faire au lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une grande - importance à la conspiration du général Malet. -- Réception - solennelle du Sénat et du Conseil d'État. -- Violente invective - contre l'idéologie. -- Afin d'attirer l'attention publique sur - l'affaire Malet, et de la détourner des événements de Russie, on - défère au Conseil d'État M. Frochot, préfet de la Seine, accusé - d'avoir manqué de présence d'esprit le jour de la conspiration. - -- Ce magistrat est condamné, et privé de ses fonctions. -- - Napoléon, frappé du danger que courrait sa dynastie, s'il venait - à être tué, songe à instituer d'avance la régence de - Marie-Louise. -- L'archichancelier Cambacérès chargé de préparer - un sénatus-consulte sur cet objet. -- Soins plus importants qui - absorbent Napoléon. -- Activité et génie administratif qu'il - déploie pour réorganiser ses forces militaires. -- Ses projets - pour la levée de nouvelles troupes et pour la réorganisation des - corps presque entièrement détruits en Russie. -- Il reçoit des - bords de la Vistule des nouvelles qui le détrompent sur la - situation de la grande armée, et qui lui prouvent que le mal - depuis son départ a dépassé toutes les prévisions. -- Joie des - Prussiens lorsqu'ils acquièrent la connaissance entière de nos - désastres. -- À leur joie succède une violence de passion inouïe - contre nous. -- Arrivée de l'empereur Alexandre à Wilna, et son - projet de se présenter comme le libérateur de l'Allemagne. -- - Actives menées des réfugiés allemands réunis autour de sa - personne. -- Efforts tentés auprès du général d'York, commandant - le corps prussien auxiliaire. -- Ce corps en retraite de Riga sur - Tilsit abandonne le maréchal Macdonald et se livre aux Russes. -- - Dangers du maréchal Macdonald resté avec quelques mille Polonais - au milieu des armées ennemies. -- Il parvient à se retirer sain - et sauf sur Tilsit et Labiau. -- Le quartier général français - évacue Koenigsberg, et se replie du Niémen sur la Vistule. -- - Macdonald et Ney, l'un avec la division polonaise Grandjean, - l'autre avec la division Heudelet, couvrent comme ils peuvent - cette évacuation précipitée. -- Officiers, généraux et cadres - vides courant sur Dantzig et Thorn. -- Il ne reste au quartier - général que neuf à dix mille hommes de toutes nations et de - toutes armes, pour résister à la poursuite des Russes. -- Murat - démoralisé se retire à Posen, et finit par quitter l'armée en - laissant le commandement au prince Eugène. -- Effet que produit - dans toute l'Allemagne la défection du général d'York. -- - Mouvement extraordinaire d'opinion secondé par les sociétés - secrètes, et voeu unanime de se réunir à la Russie contre la - France. -- Immense popularité de l'empereur Alexandre. -- - Premières impressions du roi de Prusse, et son empressement à - désavouer le général d'York. -- Son embarras entre les - engagements contractés envers la France et la contrainte - qu'exerce sur lui l'opinion publique de l'Allemagne. -- Il se - retire en Silésie, et prend une sorte de position intermédiaire, - d'où il propose certaines conditions à Napoléon. -- Contre-coup - produit à Vienne par le mouvement général des esprits. -- - Situation de l'empereur François qui a marié sa fille à Napoléon, - et de M. de Metternich qui a conseillé ce mariage. -- Leur - crainte de s'être trompés en adoptant trop tard la politique - d'alliance avec la France. -- Désir de modifier cette politique, - et de s'entremettre entre la France et la Russie, afin d'amener - la paix, et de profiter des circonstances pour rétablir - l'indépendance de l'Allemagne. -- Sages conseils de l'empereur - François et de M. de Metternich à Napoléon, et offre de la - médiation autrichienne. -- Comment Napoléon reçoit ces nouvelles - arrivant coup sur coup à Paris. -- Il donne un nouveau - développement à ses plans pour la reconstitution des forces de la - France. -- Emploi des cohortes. -- Levée de cinq cent mille - hommes. -- Napoléon convoque un conseil d'affaires étrangères - pour lui soumettre ces mesures, et le consulter sur l'attitude à - prendre à l'égard de l'Europe. -- Sans repousser la paix, - Napoléon veut en parler, en laisser parler, mais ne la conclure - qu'après des victoires qui lui rendent la situation qu'il a - perdue. -- Diversité des opinions qui se produisent autour de - lui. -- La majorité se prononce pour de grands armements, et en - même temps pour de promptes négociations par l'entremise de - l'Autriche. -- Napoléon, à qui il convient de négocier pendant - qu'il se prépare à combattre, accepte la médiation de l'Autriche, - mais en indiquant des bases de pacification qui ne sont pas de - nature à lui concilier cette puissance. -- Réponse peu - encourageante adressée à la Prusse. -- Immense activité - administrative déployée pendant ces négociations. -- État de - l'opinion publique en France. -- On déplore les fautes de - Napoléon, mais on est d'avis de faire un grand et dernier effort - pour repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la paix. -- Aux - levées ordonnées se joignent des dons volontaires. -- Emploi que - fait Napoléon des 500 mille hommes mis à sa disposition. -- - Réorganisation des corps de l'ancienne armée sous les maréchaux - Davout et Victor. -- Création, au moyen des cohortes et des - régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, un sur l'Elbe, - sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous les maréchaux - Ney et Marmont, un en Italie, sous le général Bertrand. -- - Réorganisation de l'artillerie et de la cavalerie. -- Moyens - financiers imaginés pour suffire à ces vastes armements. -- - Napoléon, tandis qu'il s'occupe de ces préparatifs, veut faire - quelque chose pour ramener les esprits, et songe à terminer ses - démêlés avec le Pape. -- Translation du Pape de Savone à - Fontainebleau. -- Napoléon y envoie les cardinaux de Bayane et - Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, pour préparer - Pie VII à une transaction. -- Le Pape déjà d'accord avec Napoléon - sur l'institution canonique, est disposé à accepter un - établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à résider à - Paris. -- Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se - transporte à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et - de ses entretiens décide le Pape à signer le Concordat de - Fontainebleau, qui consacre l'abandon de la puissance temporelle - du Saint-Siége. -- Fêtes à Fontainebleau. -- Grâces prodiguées au - clergé. -- Rappel des cardinaux exilés. -- Les cardinaux revenus - auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le - disposent à ne pas exécuter le Concordat de Fontainebleau. -- - Napoléon feint de ne pas s'en apercevoir. -- Content de ce qu'il - a obtenu, il convoque le Corps législatif, et lui annonce ses - résolutions. -- Marche des événements en Allemagne. -- - Enthousiasme croissant des Allemands. -- Le roi de Prusse, dominé - par ses sujets, se montre fort irrité des refus de Napoléon, et - s'éloigne de plus en plus de notre alliance. -- Les Russes, - quoique partagés sur la convenance militaire d'une nouvelle - marche en avant, s'y décident par le désir d'entraîner le roi de - Prusse. -- Ils s'avancent sur l'Oder, et obligent le prince - Eugène à évacuer successivement Posen et Berlin. -- Nouveau - mouvement rétrograde des armées françaises, et leur établissement - définitif sur la ligne de l'Elbe. -- Le roi de Prusse séparé des - Français, et entouré des Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son - alliance avec la France. -- Traité de Kalisch. -- Arrivée - d'Alexandre à Breslau, et son entrevue avec Frédéric-Guillaume. - -- Effet produit en Allemagne par la défection de la Prusse. -- - Insurrection de Hambourg. -- Demi-défection de la cour de Saxe, - et retraite de cette cour à Ratisbonne. -- Influence de ces - nouvelles à Vienne. -- Le peuple autrichien fort ému commence - lui-même à demander la guerre contre la France. -- La cour - d'Autriche, ferme dans sa résolution de rétablir sa situation et - celle de l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de - résister à l'entraînement des esprits, et d'amener la France à - une transaction. -- Conseils de M. de Metternich. -- Napoléon, - peu troublé par ces événements, profite de l'occasion pour - demander de nouvelles levées. -- Sa manière de répondre aux vues - de l'Autriche. -- Ne tenant aucun compte des désirs de cette - puissance, il lui propose de détruire la Prusse et d'en prendre - les dépouilles. -- Choix de M. de Narbonne pour remplacer à - Vienne M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. -- - Napoléon avant de quitter Paris se décide à confier la régence à - Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la - France. -- Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur - ce sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son fils. - -- Cérémonie solennelle dans laquelle il investit Marie-Louise du - titre de régente. -- Avant de partir il a le temps de voir le - prince de Schwarzenberg, dont il écoute à peine les - communications. -- Confiance dont il est plein. -- Chagrin de - l'Impératrice. -- Départ pour l'armée. - - -[Date en marge: Déc. 1812.] - -[En marge: Voyage clandestin de Napoléon de Smorgoni à Paris.] - -[En marge: Il s'arrête quelques heures à Varsovie et à Dresde.] - -[En marge: Secrète entrevue avec le roi de Saxe.] - -[En marge: Lettre écrite de Dresde à l'empereur François.] - -Tandis que l'Europe, agitée à la fois par l'espérance, la crainte et -la haine, se demandait ce que Napoléon était devenu, s'il avait péri, -s'il s'était sauvé, il traversait dans un traîneau, en compagnie du -duc de Vicence, du grand maréchal Duroc, du comte Lobau, du général -Lefèvre-Desnoettes et du mameluk Rustan, les vastes plaines de la -Lithuanie, de la Pologne, de la Saxe, se tenant profondément caché -sous d'épaisses fourrures, car son nom imprudemment prononcé, son -visage reconnu, eussent amené sur-le-champ une tragique catastrophe. -L'homme qui avait tant excité l'admiration des peuples, qui était -naguère l'objet de leur soumission superstitieuse, n'eût pas en ce -moment échappé à leur fureur. En deux endroits seulement il se fit -connaître, à Varsovie et à Dresde. À Varsovie, il fallait adresser -encore un mot aux Polonais, pour leur arracher un suprême et dernier -effort. Le duc de Vicence se transporta dans son costume de voyage -auprès de l'archevêque de Malines, qui était tout ému des nouvelles de -Krasnoé et de la Bérézina, et peu capable de rendre aux Polonais un -courage qu'il n'avait pas lui-même. Il força presque la porte de -l'archevêque, ne voulant pas se faire connaître des serviteurs de -l'ambassade, lui apparut comme une sorte de spectre, et le remplit de -surprise en se nommant, en lui disant avec qui il était, et en le -conduisant à la modeste hôtellerie où Napoléon était secrètement -descendu. M. de Pradt accourut auprès de Napoléon, qu'il trouva dans -un méchant réduit, ayant de la peine à s'y faire allumer du feu, et -dissimulant sous une feinte gaieté les immenses souffrances de son -orgueil. Quelle différence entre ce moment et celui où, six mois -auparavant, il lui donnait d'un ton si leste les plus extraordinaires -instructions sur la reconstitution de la Pologne, et sur le -remaniement du territoire européen! Napoléon trouvant dans la force de -sa volonté de quoi surmonter cette situation, affecta de n'être ni -ébranlé, ni surpris, ni changé.--Du sublime au ridicule il n'y a qu'un -pas, dit-il au prélat ambassadeur, avec un rire contraint, qui -prouvait l'excès de son embarras en voulant le cacher, mais aussi la -vigueur de son caractère.--Qui n'a pas eu de revers?... ajouta-t-il. -Il est vrai que personne n'en a éprouvé de pareils; mais ils devaient -être proportionnés à ma fortune, et du reste ils seront prochainement -réparés.--Alors il vanta sa santé, sa force personnelle, se mit à -répéter qu'il était fait pour les aventures extraordinaires, que le -monde bouleversé était son élément, qu'il savait y vivre, mais qu'il -saurait le remettre en ordre, que bientôt il serait de retour sur la -Vistule avec trois cent mille hommes, et ferait expier aux Russes des -succès qui étaient l'ouvrage de la nature et non pas le leur. Dans -tout cela, il était facile de voir que s'il souffrait, le ressort de -sa prodigieuse intelligence n'était ni forcé ni affaibli. Il fit -appeler les principaux ministres polonais, en leur recommandant le -secret le plus absolu sur sa présence à Varsovie, tâcha de relever -leur courage abattu, leur promit de ne point abandonner la Pologne, -de reparaître prochainement au milieu d'elle à la tête d'une puissante -armée, leur affirma que les Russes avaient été plus maltraités que -lui, qu'ils ne pourraient pas réparer leurs pertes, tandis qu'il -allait réparer les siennes en un clin d'oeil, et que la disproportion -fondamentale entre la puissance de la France et celle de la Russie -éclaterait dans trois mois, de manière à remettre toutes choses à leur -place. Après avoir essayé de rendre quelque confiance aux ministres -polonais, il partit, toujours inconnu, et toujours courant sur la -neige, arriva à Dresde, descendit chez son ministre, M. de Serra, fit -appeler le pauvre roi de Saxe, terrifié de cet étrange changement de -fortune, lui dit qu'il ne fallait pas s'alarmer des derniers -événements, que ce n'était qu'une des mobiles et variables apparences -que la guerre prenait quelquefois, qu'en quelques semaines il -reviendrait plus redoutable que jamais, lui conserverait cette -Pologne, chimère vieille et chérie des princes saxons, et laissa -presque rassuré ce bonhomme couronné, habitué non pas à le comprendre, -mais à le croire. Il lui recommanda le secret, dont il avait besoin -encore pour quarante-huit heures, prit quelques instants pour écrire à -son beau-père, lui annonça qu'il revenait sain et sauf, plein de -santé, de sérénité, de confiance, que les choses étaient telles qu'il -les avait dites dans son 29e bulletin, qu'il allait ramener sur la -Vistule une armée formidable, qu'il comptait toujours sur l'alliance -de l'Autriche, sur le prompt recrutement du corps autrichien, et qu'il -désirait qu'on lui envoyât à Paris un diplomate d'importance -(l'ambassadeur, prince de Schwarzenberg, étant nécessaire en -Gallicie), car on aurait de grandes affaires à traiter. Après avoir -essayé de produire par écrit sur son beau-père l'impression qu'il -cherchait à produire par ses paroles chez tous ceux qu'il rencontrait, -il partit pour Weimar. Le traînage n'étant plus d'usage dans les lieux -qu'il allait traverser, il emprunta la voiture de son ministre, M. de -Saint-Aignan, et courut la poste jusqu'à Paris. Arrivé sur le Rhin, il -n'avait plus à se cacher, car si pour la France il était un souverain -absolu, exigeant, tyrannique même, il était aussi son général, son -défenseur, et il pouvait se montrer à elle en sûreté. Pour ne pas trop -surprendre, il s'était fait précéder par un officier qui portait -quelques lignes destinées au _Moniteur_. Ces lignes disaient que le 5 -décembre il avait assemblé ses généraux à Smorgoni, transmis le -commandement au roi Murat pour le temps seulement où le froid -paralyserait les opérations militaires, qu'il avait traversé Varsovie, -Dresde, et qu'il allait arriver à Paris pour y prendre en main les -affaires de l'Empire. - -Cette nouvelle était indispensable à donner, car si le 29e bulletin, à -jamais célèbre, laissait entrevoir une partie de la vérité, il devait -être bientôt cruellement commenté par la correspondance des officiers -avec leurs familles, et il fallait y parer en montrant Napoléon -présent à Paris, ce qui était le seul moyen de maintenir les esprits -dans leur état ordinaire de calme, de soumission, de dévouement -sincère ou affecté. - -[En marge: Arrivée de Napoléon à Paris dans la nuit du 18 décembre.] - -[En marge: Son entrevue avec Marie-Louise.] - -Napoléon suivit de fort près l'officier chargé d'annoncer son -arrivée. Le 18 décembre, à onze heures et demie du soir, il entra dans -les Tuileries, et vint surprendre sa femme, nullement refroidie pour -lui par ce changement de situation, mais profondément étonnée, car en -s'unissant à lui elle avait cru épouser non pas seulement un favori de -la fortune, mais pour ainsi dire la fortune elle-même, dispensant -d'une main inépuisable tous les biens de la terre. Napoléon embrassa -tendrement Marie-Louise, continua avec elle l'espèce de comédie qu'il -avait jouée avec tout le monde, et répéta que c'était le froid, le -froid seul qui avait causé cette surprenante mésaventure, facile à -réparer d'ailleurs, comme bientôt on le verrait. Il la rassura ainsi -de son mieux, sans avouer même à elle les tourments de son orgueil -horriblement froissé. - -[En marge: Réception des ministres.] - -[En marge: Langage hautain de Napoléon, et timidité de ses -interlocuteurs.] - -[En marge: Napoléon s'efforce d'attirer l'attention publique sur -l'affaire Malet, pour la détourner des événements de Russie.] - -Le lendemain matin 19, il attendait ses ministres et les grands de sa -cour. C'était une pénible épreuve que la première entrevue avec ces -serviteurs si soumis, si dédaigneusement traités du haut d'une -prospérité sans exemple: mais il avait une ressource qu'un triste -hasard lui avait ménagée, et dont la bassesse de la plupart d'entre -eux allait lui permettre d'user largement, c'était la conspiration du -général Malet. Ils avaient été singulièrement pris au dépourvu par cet -audacieux conspirateur, à ce point que plusieurs hauts fonctionnaires -s'étaient laissé jeter en prison, notamment le spirituel et intrépide -ministre de la police Rovigo; puis ils s'étaient dénoncés les uns les -autres, et avaient fait fusiller une douzaine de malheureux, là où il -n'y avait qu'un coupable, sans être bien certains de s'être acquis de -la sorte l'indulgence de leur maître absent. Aussi étaient-ils -inquiets de l'accueil qu'il leur ferait, regardaient avec une -compassion méprisante l'infortuné ministre de la police, réputé le -plus condamnable et le plus condamné de tous, et quant à eux songeant -à peine aux cinq cent mille hommes qui avaient péri, à la fortune -changée de la France, n'étaient occupés que du traitement qu'ils -allaient essuyer, de façon que Napoléon qui aurait eu de si -déplorables comptes à rendre, se présentait au contraire comme s'il -n'avait eu que des comptes à demander. Cette servitude exprimée sur -presque tous les visages lui fut singulièrement commode. Il reçut les -personnages composant sa cour et son gouvernement avec une extrême -hauteur, conservant une attitude tranquille, mais sévère, semblant -attendre des explications au lieu d'en apporter, traitant les affaires -du dehors comme les moindres, celles de l'intérieur comme les plus -graves, voulant qu'on éclaircît ces dernières, questionnant, en un -mot, pour n'être pas questionné. Sans doute, disait-il, en s'adressant -tantôt aux uns, tantôt aux autres, il y avait eu du mal, et même -beaucoup, dans cette campagne; l'armée française avait souffert, mais -pas plus que l'armée russe. C'étaient là les chances ordinaires de la -guerre, dont il n'y avait pas à s'étonner, et qui étaient pour les -hommes fortement trempés l'occasion de faire éclater l'énergie de leur -âme. À ce sujet il rangeait les hommes en deux classes, ceux qui -étaient au niveau des épreuves ordinaires, et ceux qui étaient -au-dessus de toutes les épreuves, quelles qu'elles fussent, affectait -de n'estimer que ces derniers, faisait un éloge fort mérité du -maréchal Ney, de manière cependant qu'il semblait n'y avoir rien à -dire sur les événements de cette guerre, rien, même à lui, rien, -qu'aux hommes qui n'avaient pas le courage et la santé du maréchal -Ney. Puis négligeant comme accessoire l'expédition de Russie, il -demandait comment on avait pu se laisser surprendre, comment surtout, -même en le croyant mort, on n'était pas accouru auprès de -l'Impératrice, auprès du Roi de Rome, légitimes souverains après lui, -et comment on avait pu supposer si facilement l'ordre de choses -aboli?-- - -À ces questions fondées mais imprudentes, car il est vrai que tout le -monde avait regardé sa mort comme la plus naturelle des nouvelles, et -la chute de son trône après sa mort comme la plus naturelle des -révolutions, à ces questions chacun ne savait que répondre, et s'en -tirait en baissant la tête, en paraissant reconnaître qu'il y avait là -quelque chose d'inexplicable. Personne n'osa lui faire la vraie -réponse, c'est que son empire n'était pas fondé, c'est qu'avec -beaucoup de sagesse il aurait pu sans doute donner à cet empire une -apparence de stabilité que les établissements nouveaux ont rarement, -mais qu'à la manière dont il s'y prenait, on supposait que son empire -durerait tout juste le temps de sa vie, et que bientôt même on en -douterait s'il continuait; qu'il n'était donc pas étonnant qu'un -audacieux, le disant mort d'un coup de feu, et annonçant son -gouvernement comme détruit, eût rencontré partout des gens disposés à -croire et à obéir. C'est là ce qu'on aurait dû lui dire, et ce qu'on -ne lui dit pas, faute de l'oser, et faute aussi de le comprendre. Mais -Napoléon en insistant, en tenant les esprits trop longtemps fixés sur -ce sujet, commettait une faute, car s'il n'amenait aucun d'eux à le -dire, en les forçant à y réfléchir, il les amenait tous à le penser. - -[En marge: Chacun semble désigner le duc de Rovigo comme la victime -qui doit tout expier.] - -[En marge: Long entretien de Napoléon avec le duc de Rovigo.] - -[En marge: Napoléon après avoir écouté les explications du duc de -Rovigo, lui donne des marques visibles de faveur.] - -À ses pressantes questions, on répondait en montrant des yeux le -ministre de la police, qu'on semblait désigner comme le vrai coupable, -comme celui qui devait tout expier, non-seulement la conspiration de -Malet, mais peut-être même la campagne de Russie. Le duc de Rovigo -était là, pendant cette matinée, dans un isolement complet, personne -n'osant lui parler, et tous les assistants s'attendant pour lui à une -disgrâce éclatante. Mais Napoléon, après une réception générale et -d'apparat, s'entretint avec chacun en particulier. Il écouta notamment -le duc de Rovigo, et l'écouta longtemps, car il avait pour son -courage, son esprit, sa sincérité, une sorte d'estime. Le duc de -Rovigo, hardi et familier, avait quelque chose de ces serviteurs osés, -habitués à ne pas craindre un maître plus grondeur que méchant, et -toujours prêts dans l'occasion à lui dire ce qu'il n'aime pas à -entendre, et ce qu'il est utile de lui faire savoir. Fort maltraité -par les rapports malveillants du ministre de la guerre Clarke, qui, de -peur qu'on ne s'en prît à lui d'une conspiration où figuraient -beaucoup de militaires, avait tout rejeté sur la police, ayant en -outre à sa charge l'incident désagréable de son envoi à la -Conciergerie, il ne se troubla point, et en entrant dans les détails -fit comprendre à l'Empereur comment tout s'étant passé dans la tête -d'un maniaque audacieux, qui n'avait dit son secret à personne, la -police n'avait pu être avertie; comment cet homme usant de la nouvelle -si admissible de la mort de Napoléon tué d'un coup de feu, avait -rencontré une crédulité générale, laquelle s'était changée tout -aussitôt en complicité involontaire; comment des officiers innocents, -ne supposant pas qu'on pût les tromper à ce point, avaient prêté leurs -soldats à une imposture si vraisemblable, et étaient devenus criminels -sans s'en douter; comment enfin ceux qui avaient voulu faire croire à -une conspiration fort étendue pour incriminer la police, avaient -inutilement immolé une douzaine de victimes. Cette explication, qui -était l'exacte vérité, excusait fort le duc de Rovigo, ne le sauvait -pas, il est vrai, du rire universel éclatant chaque jour encore au -souvenir de son arrestation, car le rire ne raisonne pas plus que la -colère, mais le justifiait aux yeux d'un maître toujours juste par -génie, quand il n'était pas injuste par colère ou par calcul. Mais -c'était une grave accusation contre ceux qui avaient fait fusiller -douze malheureux, dont trois seulement étaient coupables, et même, à -vrai dire, un seul, car les généraux Lahorie et Guidal, ayant cru à la -nouvelle de la mort de Napoléon, pouvaient être considérés comme ayant -agi sous l'empire d'une erreur involontaire. C'était déjà la manière -de penser de Napoléon à Smolensk, et ce fut bien plus la sienne après -avoir entendu le duc de Rovigo; mais ce n'était pas d'un excès de zèle -que dans une occurrence pareille il aurait blâmé ses ministres et ses -grands dignitaires, et il se garda bien de leur en faire un reproche. -Il convint avec le duc de Rovigo que lui seul dans cette affaire avait -vu juste, ajouta pourtant que son arrestation était devant un public -railleur une circonstance fâcheuse, lui indiqua du reste clairement -qu'il ne donnerait pas raison à ce public en le disgraciant, puis, -cette audience terminée, étonna tout le monde par des marques visibles -de faveur envers le duc de Rovigo, cherchant en quelque façon à -relever un ministre qu'il savait difficile à remplacer, et qu'il n'eût -certainement pas remplacé par M. Fouché, dans un moment où la fidélité -allait devenir une qualité des plus précieuses. - -[En marge: Long entretien avec l'archichancelier Cambacérès.] - -Resté seul avec le prince Cambacérès, et en présence de ce confident -d'un bon sens si supérieur éprouvant un embarras qu'il ne ressentait -devant aucun autre, il lui demanda ce qu'il avait pensé de cet étrange -désastre de Russie, s'il n'en avait pas été fort étonné. -L'archichancelier avoua qu'il avait été extrêmement surpris, et, en -effet, bien que depuis longtemps il eût commencé à croire que tant de -guerres auraient une funeste issue, et qu'il eût très-timidement -essayé de le dire à Napoléon, sa prévoyance n'avait jamais été jusqu'à -concevoir une aussi grande catastrophe. Napoléon rejeta tout sur les -éléments, sur un froid subit et extraordinaire qui l'avait assailli -avant le temps, comme si ce genre d'accident n'aurait pas dû être -prévu par un génie tel que le sien, et comme si, même avant ce froid, -son entreprise n'avait pas déjà rencontré dans les distances des -difficultés insurmontables. Il rejeta aussi une partie de cette -tragique aventure sur la barbare folie d'Alexandre, qui s'était fait, -en brûlant ses villes, plus de mal qu'on ne voulait lui en causer; -car, disait Napoléon, on n'entendait lui imposer que des conditions de -paix fort acceptables; comme si Alexandre avait dû proportionner la -guerre aux calculs de son adversaire, la rendre facile pour se rendre -plus facile à battre, comme si enfin, ayant renversé par ce sacrifice -le géant qui dominait l'Europe, et ayant pris sa place, sans il est -vrai prendre sa gloire, il avait à regretter l'incendie de quelques -villes, et même celui d'une capitale. C'étaient là de faibles excuses -imaginées par Napoléon; mais ne pouvant se taire sur le désastre de -Russie avec un personnage tel que l'archichancelier Cambacérès, il -débitait ces misères, dont il savait la valeur, à un homme qui la -savait comme lui. Cela dit, Napoléon remercia fort le prince -Cambacérès du zèle qu'il avait déployé, et loin de lui reprocher à -lui, magistrat ordinairement sage et humain, la mort inutile de tant -de victimes, il revint au sujet dont il voulait faire le grand -événement du jour, à la conspiration de Malet. Il lui répéta ce thème, -qui de sa bouche allait passer dans la bouche de tous les hauts -fonctionnaires de l'État, qu'il fallait non-seulement des soldats -braves, mais des magistrats fermes, capables de mourir pour la défense -du trône comme les soldats pour la défense de la patrie. Il parla -ensuite des dangers personnels qu'il avait courus, et de ceux qu'il -aurait à braver encore pour rétablir ses affaires, de la nécessité -d'assurer la transmission de sa couronne à son fils dans le cas où il -viendrait à être tué, des moyens d'y parvenir, de l'avantage qu'il y -aurait à couronner par anticipation l'héritier présomptif, ce qui -avait eu lieu bien souvent dans l'empire d'Occident, et enfin d'un -grand spectacle à donner pour frapper les imaginations, et pour faire -entendre aux magistrats civils le langage du devoir. - -[En marge: Napoléon persistant dans son calcul d'attirer l'attention -publique sur l'affaire Malet, fait mettre en jugement M. Frochot, pour -sa conduite le jour de la conspiration.] - -[En marge: Napoléon reçoit les grands corps de l'État.] - -Ces considérations étaient une menace pour un magistrat honnête et -intègre, qui malheureusement avait fourni une ample matière à la -médisance par sa conduite pendant le court succès de la conspiration -du général Malet. M. Frochot, préfet de la Seine, arrivant de la -campagne au moment où les conspirateurs entraient à l'hôtel de ville, -croyant ce qu'ils disaient, et n'imaginant pas un instant qu'ils -voulussent l'induire en erreur, avait purement et simplement obéi au -prétendu décret du Sénat, et ordonné de disposer la salle principale -de l'hôtel de ville pour y recevoir le nouveau gouvernement. Sans -doute il y avait là une crédulité qui prêtait à rire autant que -l'arrestation du duc de Rovigo, mais qui avait son explication, comme -toute cette affaire, dans le peu de solidité de l'établissement -impérial, et qu'il eût fallu, nous le répétons, oublier, loin de -forcer le public à s'en occuper. Napoléon, au contraire, quoiqu'il -estimât M. Frochot, et ne fût animé à son égard d'aucun sentiment de -malveillance, résolut de le faire servir au spectacle qu'il préparait, -et sur lequel il voulait attirer l'attention publique pour ne pas la -laisser séjourner sur les événements de Russie. Il décida que M. -Frochot serait déféré au Conseil d'État, et que tous les grands corps -seraient amenés aux Tuileries pour lui adresser des discours solennels -soit sur son retour, soit sur les événements du moment. Cet usage, si -fréquent depuis, n'était pas établi alors. Les jours de grande fête on -passait devant Napoléon, on lui adressait quelques mots non écrits -auxquels il répondait de la même manière. C'étaient de simples visites -et non des solennités. L'archichancelier Cambacérès averti indiqua aux -chefs de tous les corps le sens de leurs harangues, et le dimanche 20 -décembre, surlendemain de son arrivée, Napoléon reçut le Sénat, le -Conseil d'État, les grandes administrations. - -[En marge: Harangue de M. de Lacépède au nom du Sénat.] - -Ce fut M. de Lacépède, président du Sénat, qui porta la parole au nom -de ce corps. M. de Lacépède était un de ces savants qui mettent -volontiers une plume exercée au service d'un pouvoir largement -rémunérateur. Le prince Cambacérès fournissant le fond des idées, il -savait les revêtir assez vite de ces couleurs affectées, dont il avait -appris à se servir à l'école des médiocres imitateurs de Buffon. Il -commença par féliciter Napoléon de son heureux retour, et par en -féliciter la France, car toute absence de l'Empereur ralentissant -l'action bienfaisante de son génie, était un malheur national. Puis il -vint au sujet du jour, non pas la campagne de Russie, mais la -conspiration Malet. Des hommes, disait-il, auxquels la clémence de -l'Empereur avait pardonné leurs crimes passés, avaient voulu rejeter -la France dans l'anarchie, d'où son génie tutélaire l'avait tirée; -mais leur forfait avait été court, le châtiment prompt, et la France, -avertie par cette folle tentative, avait de nouveau senti ce qu'elle -devait à la dynastie napoléonienne, s'était promis de lui rester -invariablement fidèle, et le Sénat, institué pour la conserver, était -résolu à mourir pour elle.-- - -On peut voir à ce langage que les banalités que nous avons tant de -fois entendues ne sont pas nouvelles, et qu'il n'y a pas à en tenir -grand compte. Mais un passage de cette harangue méritait quelque -attention: «Dans les commencements de nos anciennes dynasties, -ajoutait le président du Sénat, on vit plus d'une fois le monarque -ordonner qu'un serment solennel liât d'avance les Français de tous les -rangs à l'héritier du trône, et quelquefois, lorsque l'âge du jeune -prince le permit, une couronne fut placée sur sa tête, comme le gage -de son autorité future, et le symbole de la perpétuité du -gouvernement.» - -Évidemment il y avait dans ces paroles une inspiration supérieure, et -c'était la première indication du projet dont nous venons de parler, -lequel consistait à préparer à l'avance, pour le cas d'une mort -soudaine, la transmission de la couronne impériale au fils de -Napoléon. Le discours du Sénat finissait par quelques mots sur -l'expédition de Russie, sur les éléments, seule cause de nos malheurs, -sur la barbarie des Russes qui avaient brûlé leurs villes plutôt que -de nous les livrer, sur le chagrin de l'empereur Napoléon qui n'aurait -pas voulu une guerre ainsi faite, qui ne souhaitait qu'un arrangement -équitable, et sur la bravoure enfin des Français, tout prêts encore à -courir sous les drapeaux pour conquérir à leur empereur une paix -glorieuse. - -[En marge: Réponse de Napoléon au Sénat.] - -Napoléon, assis sur son trône, répondit par quelques paroles, qui, -bien que jetées dans le moule commun fourni par lui, avaient un tout -autre caractère que celles de ses tristes adulateurs. - ---Il avait assurément fort à coeur, disait-il, la gloire et la -grandeur de la France, mais il pensait avant tout à garantir son repos -et son bonheur intérieurs. La sauver des déchirements de l'anarchie -avait été et serait le but constant de ses efforts. Aussi demandait-il -au ciel des magistrats courageux, autant au moins que des soldats -héroïques. La plus belle mort, ajoutait-il, serait celle d'un soldat -tombant au champ d'honneur, si la mort d'un magistrat périssant en -défendant le souverain, le trône et les lois, n'était plus glorieuse -encore. Nos pères avaient pour cri de ralliement: _Le roi est mort, -vive le roi!_ Ce peu de mots contiennent les principaux avantages de -la monarchie ...--Faisant allusion au voeu exprimé par le Sénat, -Napoléon disait: Je crois avoir étudié l'esprit que mes peuples ont -montré dans les différents siècles; j'ai réfléchi à ce qui a été fait -aux diverses époques de notre histoire, j'y penserai encore...-- - -[En marge: Harangue du Conseil d'État.] - -Quant à l'expédition de Russie, l'intention d'ailleurs fort sage de la -réponse impériale fut visiblement de ne pas envenimer la querelle avec -l'empereur Alexandre.--La guerre que je soutiens, ajouta Napoléon, est -une guerre politique. Je l'ai entreprise sans animosité, et j'eusse -voulu épargner à la Russie les maux qu'elle-même s'est faits. J'aurais -pu armer contre elle une partie de sa population en proclamant la -liberté des paysans ... un grand nombre de villages me l'ont demandé, -mais je me suis refusé à une mesure qui eût voué à la mort des -milliers de familles ... Mon armée a souffert, mais par la rigueur -des saisons, etc ...--Remerciant ensuite le Sénat avec assez de -hauteur, Napoléon reçut le Conseil d'État. Ce corps ne pouvait que -répéter les paroles prescrites pour cette circonstance, et elles ne -mériteraient pas d'être reproduites ici, sans la réponse de Napoléon. -Après avoir redit de la manière convenue que quelques scélérats -avaient voulu plonger la France dans l'anarchie, que le crime avait -été promptement suivi d'un juste châtiment, que la France avait en -cette occasion senti redoubler son amour pour la dynastie à laquelle -elle devait tant de gloire et de bonheur, et que, le cas survenant, -elle courrait tout entière aux pieds de l'héritier du trône pour l'y -faire monter et l'y maintenir, après ces vulgaires déclarations, le -Conseil d'État, parlant de la guerre plus que n'avait fait le Sénat, -prétendit découvrir dans les derniers malheurs quelque chose qui le -transportait d'aise et d'admiration, disait-il, c'était le -développement prodigieux d'un auguste caractère, qui n'avait jamais -paru plus grand qu'au milieu de ces traverses, par lesquelles il -semblait que la fortune eût voulu lui prouver qu'elle pouvait être -inconstante!... Mais c'était là une épreuve passagère; la France -allait en masse courir sous les drapeaux, l'étranger allait compter -ses forces et les nôtres, et une paix glorieuse allait s'ensuivre ... -Le Conseil d'État n'avait que son admiration, son amour, sa fidélité à -offrir à l'Empereur en échange de tous les bienfaits dont il comblait -la France, mais Napoléon dans sa bonté daignerait les agréer, etc.-- - -Après la multitude soulevée, outrageant bassement les princes vaincus, -il n'y a rien de plus triste à voir que ces grands corps, prosternés -aux pieds du pouvoir, l'admirant d'une admiration qui croît avec ses -fautes, lui parlant avec chaleur de leur fidélité déjà prête à -s'évanouir, et lui jurant enfin de mourir pour sa cause la veille même -du jour où ils vont féliciter un autre pouvoir de son avénement. -Heureux les pays solidement constitués, et auxquels sont épargnés ces -spectacles si méprisables! - -[En marge: Réponse de Napoléon au Conseil d'État, dans laquelle il -s'en prend à l'idéologie de tous les malheurs de la France.] - -La réponse de Napoléon est restée célèbre. Elle ne pouvait pas être -basse, mais elle était aussi peu sensée que tout ce qu'on venait -d'entendre. Il était touché, disait-il, des sentiments du Conseil -d'État. Si la France montrait tant d'amour pour son fils (singulière -assertion en présence des efforts qu'on faisait pour obliger cette -France à y penser), c'est qu'elle était convaincue du bienfait de la -monarchie ... Puis Napoléon ajoutait ces paroles fameuses:--C'est à -l'_idéologie_, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en recherchant -avec subtilité les causes premières, veut sur ses bases fonder la -législation des peuples, c'est à l'idéologie qu'il faut attribuer tous -les malheurs de la France ... C'est elle qui a amené le régime des -hommes de sang, qui a proclamé le principe de l'insurrection comme un -devoir, qui a adulé le peuple en l'appelant à une souveraineté qu'il -était incapable d'exercer, qui a détruit la sainteté et le respect des -lois en les faisant dépendre non des principes sacrés de la justice, -mais seulement de la volonté d'une assemblée composée d'hommes -étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles, -administratives, politiques et militaires.... Lorsqu'on est appelé à -régénérer un État, ajoutait encore Napoléon, ce sont des principes -tout opposés qu'il faut suivre ... et que le Conseil d'État doit avoir -constamment en vue ... Il doit y joindre un courage à toute épreuve, -et à l'exemple des présidents Harlay et Molé, être prêt à périr en -défendant le souverain, le trône et les lois.-- - -Quel spectacle que cette colère contre la philosophie, quel spectacle -donné à la nation la plus intelligente de l'Europe! Quoi, on était -allé compromettre follement en Russie l'armée française, avec l'armée -française le trône impérial, et, ce qui était pis, la grandeur de la -France; on s'était gravement trompé sur la nécessité de cette guerre, -et sur les moyens de la soutenir, on revenait vaincu, humilié, et -c'était la philosophie qui avait tort! Était-ce la philosophie aussi -qui en ce moment tenait captif à Savone l'infortuné Pie VII, et qui -chaque jour plongeait dans les cachots des centaines de prêtres? Et un -homme d'un prodigieux esprit osait dire ces choses, à la face de la -France et du monde, en présence des événements les plus propres à le -confondre! Tel est l'effet des fautes, et surtout des grandes! Outre -tout le mal qu'elles entraînent, elles ont pour résultat d'ôter le -sens à celui qui les a commises, à ce point que dans l'agitation -qu'elles produisent, le génie lui-même ne semble plus qu'un enfant en -colère. Il s'en prend de ses fautes à ceux à qui elles sont le moins -imputables, et qui souvent en souffrent le plus. - -[En marge: Jugement et condamnation de M. Frochot.] - -[En marge: Cette scène imaginée pour substituer un objet à un autre -dans les préoccupations du public.] - -Mais rien de tout cela n'était sérieux; c'était un vain bruit, pour -couvrir, s'il était possible, l'immense bruit de la catastrophe de -Russie; c'était l'immolation préparée d'un magistrat honnête, plus -surpris que faible, et dont le sacrifice était destiné à détourner -l'attention publique d'autres événements plus graves. Le Conseil -d'État fut en effet assemblé le lendemain même de ces puériles -solennités, et chargé d'examiner la conduite de M. Frochot. Le -jugement ne pouvait être douteux, car indépendamment du signal parti -d'en haut, il y avait un reproche mérité à adresser à M. Frochot, -c'était d'avoir si facilement obtempéré à un ordre étrange. M. Frochot -fut donc par chaque section du Conseil d'État (prononçant l'une après -l'autre avec une fastidieuse monotonie de langage et d'idées) -convaincu non pas de trahison, on se hâtait d'affirmer qu'il en était -incapable, mais de défaut de présence d'esprit, et Napoléon fut -supplié de lui retirer ses fonctions. Sans doute on le devait, pour -l'exemple au moins, car M. Frochot avait été mal inspiré dans cette -journée. Mais en toute autre circonstance le gouvernement, sans -consulter le Conseil d'État, eût prononcé cette destitution de sa -propre autorité, et sans y joindre l'humiliation d'un jugement -solennel. C'eût été une justice suffisante, et exempte de cruauté. -Napoléon regretta cette cruauté, mais il fallait occuper les yeux de -la multitude, et lui peindre en couleurs saillantes sur une toile -grossière, un magistrat faible, pour qu'elle n'y vît pas un Pharaon -insensé perdant son armée et sa couronne au milieu des glaces de la -Russie. - -Laissons là ces tristes scènes, destinées par Napoléon à détourner de -lui des regards importuns, et suivons-le dans d'autres occupations -plus dignes de son génie, et plus propres à réparer ses fautes. Il -fallait recomposer son armée détruite, raffermir sa puissance -ébranlée, et c'est en cette occasion que ses grandes qualités allaient -trouver un énergique emploi, et jeter un dernier et prodigieux éclat. -Le sauveraient-elles après l'avoir compromis par leur excès même? -C'était peu probable, mais possible, si une heureuse inconséquence -avec lui-même venait l'arrêter au bord de l'abîme. Ce devait être -la dernière phase de sa vie, et certainement une des plus -extraordinaires. - -[En marge: L'activité de Napoléon concentrée tout entière sur ses -nouveaux préparatifs militaires.] - -[En marge: Opinion qu'il se fait de l'état de la grande armée, d'après -ce qui se passait à Smorgoni le 5 décembre, lorsqu'il était parti pour -la France.] - -[En marge: Vastes ressources que son heureuse prévoyance lui avait -préparées à l'avance en s'engageant en Russie.] - -[En marge: La conscription de 1813 levée en octobre.] - -[En marge: Les cohortes organisées dans le courant de 1812.] - -[En marge: Ces deux ressources, et ce qu'il supposait pouvoir ramener -de Russie, offraient encore à Napoléon une armée de cinq cent mille -hommes disponible sous un mois ou deux.] - -[En marge: Restes de la grande armée que Napoléon espérait retirer de -Russie.] - -Tandis qu'il semblait occupé des choses que nous venons de retracer, -il était en réalité occupé sans relâche d'un travail plus noble, et -jamais il ne s'était montré administrateur plus intelligent, plus -créateur, surtout plus actif. Quelque grand qu'il eût jugé le mal, -pourtant il n'en avait aperçu qu'une partie en quittant l'armée à -Smorgoni. Il croyait avoir perdu beaucoup de soldats et d'officiers, -beaucoup d'hommes et de matériel; mais il voyait remède à toutes ces -pertes. Sur cinq bataillons de guerre par régiment, il supposait -qu'après le ralliement de l'armée il resterait de quoi en former -trois, et qu'il suffirait de renvoyer en France deux cadres sur cinq, -pour les remplir avec des conscrits déjà tout dressés. Il supposait -que s'il avait perdu presque toute sa cavalerie, il devait lui rester -à pied vingt-cinq ou trente mille cavaliers éprouvés, qu'il serait -facile de remettre à cheval en achetant des chevaux en Pologne, en -Allemagne, en France, ce dont il avait déjà donné l'ordre, et -qu'ensuite les dépôts lui fourniraient de quoi compléter en cavaliers -instruits cette cavalerie remontée. Il savait que son artillerie -avait perdu beaucoup d'hommes et surtout son matériel à peu près tout -entier; mais il savait aussi que les arsenaux de France largement -approvisionnés pouvaient lancer sur toutes les routes du Rhin à la -Vistule un millier de pièces de canon sur affûts neufs. La France -fournirait de quoi les atteler, grâce aux excellents chevaux de trait -dont elle avait une si grande abondance. Ainsi Napoléon, s'il avait -souffert de sa politique désordonnée, recueillait néanmoins en -beaucoup de choses le prix de sa rare prévoyance, car la Providence -juste envers chacun, le paye toujours par le résultat. Il avait, avant -de marcher sur Moscou, prescrit la levée de la conscription de 1813, -laquelle arrivée en octobre dans les cadres avec une remarquable -exactitude, remplissait les dépôts de 140 mille hommes ayant trois -mois d'instruction, et propres à recruter les cadres qui rentreraient -en France. Napoléon avait depuis près d'un an formé cent cohortes de -gardes nationaux, lesquelles prises, en vertu de l'institution qui -embrassait tous les citoyens valides, dans les classes les plus -vigoureuses de la population, présentaient cent beaux bataillons -d'hommes faits et déjà disciplinés. Il est vrai que leur institution -ne les obligeait pas à servir hors des frontières. Mais en se faisant -demander par quelques-uns de ces bataillons l'honneur de rejoindre la -grande armée, en consacrant ce voeu par une décision du Sénat, on -allait ajouter à cette grande armée cent mille hommes de vingt-deux à -vingt-sept ans, doués d'une force physique qui manquait aux sujets -fournis par la conscription. C'étaient donc 240 mille hommes déjà -tout préparés, et qui dans un mois pouvaient être rendus sur le Rhin, -dans deux mois sur l'Oder, dans trois mois sur la Vistule. Si en -mettant tout au pis (comme Napoléon croyait le faire en ce moment) il -lui restait 150 mille Français et 50 mille alliés sur les 600 mille -hommes de la grande armée, il allait avoir encore 450 mille hommes en -ligne, et 500 mille en comptant les contingents dus par les alliés, -force très-suffisante pour accabler les Russes, presque aussi -maltraités que nous par l'hiver, et moins en état de réparer leurs -pertes! En attendant les trois mois exigés par ces préparatifs, il y -avait sur les lieux mêmes, grâce encore à la prévoyance de Napoléon, -bien des ressources préparées de longue main, et capables actuellement -d'arrêter l'ennemi sur le Niémen. Il avait eu le soin, comme nous -l'avons dit, en marchant de Smolensk sur Moscou, de faire venir de -Vérone un beau corps de 15 à 18 mille hommes, pris dans les anciens -régiments de l'armée d'Italie, et qui avait traversé les Alpes avant -la mauvaise saison. Ce corps était à Berlin, sous le général Grenier, -et parfaitement composé en toutes armes. Napoléon avait formé en outre -sous le maréchal Augereau un corps (le 11e) chargé d'occuper la ligne -de l'Elbe. De ce corps, une division, celle du général Durutte, avait -été envoyée au général Reynier sur le Bug, et avait péri à moitié; une -autre sous le général Loison avait été envoyée de Wilna à la rencontre -de la grande armée, et subsistait tout entière quand Napoléon avait -quitté Smorgoni. Il en restait de plus deux tout à fait intactes, la -division Heudelet et la division Lagrange, déjà rendues à Dantzig. Les -unes et les autres en y ajoutant les troupes venues d'Italie, -présentaient un total de 45 mille hommes au moins, entièrement frais, -et sur lesquels l'armée en retraite pouvait s'appuyer. Lorsque -Napoléon avait quitté Smorgoni, la garde comptait encore sept à huit -mille hommes, le corps de Victor n'était pas détruit, la division -Loison n'avait pas été engagée, et il revenait de Moscou une -quarantaine de mille hommes, dont le nombre devait s'augmenter chaque -jour par le ralliement des soldats débandés. Il y avait de plus à -gauche le corps de Macdonald, fort de sept à huit mille Polonais, de -quinze mille Prussiens, ayant tous bien servi et peu souffert; il y -avait à droite quinze mille Saxons et Français de Reynier, vingt-cinq -mille Autrichiens de Schwarzenberg, ayant bien servi aussi, malgré la -timidité de leurs chefs. Il y avait enfin le corps de Poniatowski, -renvoyé de bonne heure dans ses cantonnements pour s'y recruter, et M. -de Bassano chargé en revenant de Wilna de passer à Varsovie, puis à -Berlin, assurait que la Pologne allait se lever en masse, que la -Prusse jurait de nous rester fidèle, qu'elle était même disposée, -moyennant quelques secours d'argent, à augmenter son contingent; que -le prince de Schwarzenberg écrivait les lettres d'un militaire plein -d'honneur, et que ce prince, ainsi que tous les Autrichiens qu'on -avait vus, en formant des voeux ardents pour une paix prochaine, -promettaient néanmoins une parfaite fidélité à l'alliance. En -supposant donc qu'il ne revînt sur Wilna que 40 mille hommes de ceux -qui avaient pénétré dans l'intérieur de la Russie, en y ajoutant les -45 mille hommes frais qui sous Augereau et Grenier gardaient l'Elbe, -les 20 mille qui sous Macdonald revenaient de Riga, les 40 mille qui -sous Reynier et le prince de Schwarzenberg revenaient des environs de -Minsk, on pouvait se flatter de réunir 150 mille hommes au moins, -bientôt peut-être 200 mille par le ralliement successif des traînards, -et de les opposer avec avantage aux Russes, qui certainement n'en -avaient pas plus de 150 mille échappés aux rigueurs de l'hiver. En -ajoutant à ces 200 mille les 240 mille qui allaient venir des dépôts -du Rhin sous deux ou trois mois, plus les nouvelles levées que la -France ne manquerait pas de fournir en présence du danger, Napoléon -était fondé à croire qu'il retiendrait les Prussiens et les -Autrichiens dans son alliance, qu'il refoulerait les Russes au delà du -Niémen, qu'il parviendrait à recouvrer la paix continentale sans de -trop grands sacrifices, peut-être même à la compléter par la paix -maritime! - -Ces espérances soutinrent pendant les premiers jours l'ardeur de -Napoléon au travail. Mais c'était là le tableau des choses tel qu'il -était permis de le tracer lorsqu'il avait quitté l'armée. -Malheureusement du 5 décembre au commencement de janvier tout avait -changé dans le Nord, militairement et politiquement. Napoléon avait en -effet précipité sa fortune sur une pente si rapide, que chaque fois -qu'il y reportait les yeux, il la trouvait effroyablement descendue -vers l'abîme. - -[En marge: Ce qu'était devenue la grande armée depuis que Napoléon -l'avait quittée.] - -Depuis son départ, comme nous l'avons exposé précédemment, l'armée -était tombée dans la plus affreuse dissolution. Par suite du froid -parvenu à une intensité extraordinaire, et faute d'une autorité -respectée, toute discipline avait disparu; chacun livré à son -désespoir personnel s'était enfui comme il avait pu, et cette poignée -d'hommes déjà si réduite qui avait forcé le passage de la Bérézina, -s'était complétement dispersée. Le corps de Victor qui était encore de -7 à 8 mille combattants le soir de son héroïque défense des ponts, -avait fondu en deux jours seulement, pour avoir fait pendant ces deux -jours le métier d'arrière-garde. La division Loison comprenant dix -mille hommes jeunes, il est vrai, mais bien organisés, n'ayant rien -souffert jusqu'alors, s'était entièrement décomposée pour être sortie -de Wilna et avoir voulu marcher à la rencontre de la grande armée. Le -froid en avait tué la moitié, et le reste s'était éparpillé, au point -qu'il n'y avait pas deux mille hommes dans le rang. Même chose était -arrivée aux détachements qui formaient la garnison de Wilna. Les -quatre ou cinq mille Bavarois du général de Wrède, qui depuis -l'évacuation de Polotsk s'étaient tenus sur la gauche de Wilna, -avaient partagé le sort commun. Les Saxons de Reynier, les Autrichiens -de Schwarzenberg, étant demeurés aux environs de Minsk faute d'ordres -précis, Wilna s'était trouvé découvert, et il avait fallu l'évacuer en -désordre, sans même avoir le temps d'y prendre les vêtements, les -vivres dont les magasins de cette ville abondaient. Murat n'étant plus -ni obéi ni capable de commander, s'était enfui de Wilna au milieu de -la nuit, et avait perdu au pied de la montagne qu'on rencontre au -sortir de la ville le trésor de l'armée. À Kowno, ramassant quelques -officiers et un maréchal, avec un millier de soldats, il avait chargé -Ney et Gérard de disputer un instant le Niémen; mais ces deux hommes -héroïques restés presque seuls, avaient été obligés de se réfugier à -Koenigsberg. - -Tels étaient les faits qui s'étaient passés depuis le départ de -Napoléon, et que nous avons déjà rapportés, faits désastreux, dus aux -distances, au froid, à la misère, à la destruction de toute autorité, -et surtout à cette débandade contagieuse, qui, ayant commencé par les -cavaliers à pied, par les fantassins sans fusils, s'était incessamment -accrue de jour en jour, et avait fini par devenir une sorte de maladie -pestilentielle dont tout corps envoyé au secours de la grande armée -était atteint sur-le-champ, et périssait sans la sauver. - -[En marge: État des choses à Koenigsberg.] - -D'autres infortunes nous attendaient à Koenigsberg. Les habitants de -cette ville comme tous ceux de la Prusse nourrissaient contre nous une -haine violente, qu'ils n'osaient manifester parce qu'ils n'avaient pas -cessé de nous craindre. En voyant arriver nos tristes débris, ils -n'avaient pu dissimuler leur satisfaction; cependant ils avaient -supposé que ces débris n'étaient que les avant-coureurs du corps -affaibli et encore subsistant de la grande armée; mais en voyant -paraître Murat presque seul, la garde réduite à quelques centaines -d'hommes, et puis rien que des malheureux égarés, poursuivis sur la -glace du Niémen par les Cosaques, ils n'avaient pu réprimer ni leur -joie ni leur arrogance. Les paysans dans les lieux écartés -dépouillaient ceux de nos soldats qui avaient conservé quelque argent -qu'ils offraient pour du pain, et quelquefois même les égorgeaient -sans pitié. À Koenigsberg même les habitants se seraient insurgés, -s'ils n'avaient été contenus par une des quatre divisions d'Augereau, -la division Heudelet, laquelle heureusement n'avait pas dépassé la -Vieille-Prusse. Elle était de sept à huit mille hommes, fort jeunes, -mais capables de se faire respecter. C'était la première force -organisée qu'on eût rencontrée depuis Wilna. N'étant pas sortie comme -celle du général Loison pour aller à la rencontre de la grande armée, -elle n'avait ni péri, ni même souffert. Cette force protégeait les -douze mille malades ou blessés presque mourants qui remplissaient les -hôpitaux, et cette multitude de généraux et d'officiers qui étaient -venus, comme les généraux Lariboisière et Éblé, mourir à Koenigsberg -de la fièvre de congélation. Les habitants de cette ville n'osant pas -encore se jeter sur nous, se promettaient de le faire à la première -approche des Russes, et en attendant extorquaient de nos infortunés -soldats tout ce qui leur restait d'argent pour les moindres vivres ou -vêtements qu'ils leur fournissaient. Toutefois parmi ces habitants de -la Vieille-Prusse se trouvaient des hommes pleins d'humanité, qui, -malgré un sincère patriotisme, respectaient en nous la bravoure -malheureuse, et soulageaient les maux de leurs oppresseurs.--Ce n'est -pas à vous, Français, disaient-ils, que nous en voulons, c'est à votre -empereur qui vous a sacrifiés, et qui depuis quinze ans nous opprime -tous, vous et nous!-- - -[En marge: Retraite du maréchal Macdonald sur le Niémen.] - -[En marge: Dispositions des Prussiens, composant la principale partie -de son corps d'armée.] - -[En marge: Le général d'York.] - -Mais bientôt un événement d'une extrême importance vint s'ajouter à -nos revers. Le maréchal Macdonald ayant avec lui la division polonaise -Grandjean, de sept à huit mille hommes, soldats excellents et fidèles, -suivi à quelque distance du corps auxiliaire prussien, avait longtemps -attendu à Riga des ordres de retraite qu'il n'avait point reçus, tout -comme le prince de Schwarzenberg avait vainement attendu à Minsk les -ordres qui auraient dû l'amener à Wilna. Voyant enfin les Russes -s'avancer de toutes parts, signe certain de notre retraite, le -maréchal Macdonald s'était mis spontanément en marche pour se -rapprocher de Tilsit. Les Prussiens, commandés pour la forme par un -général très-respectable, le général Grawert, mais en réalité par un -officier plein de capacité, d'orgueil, d'ambition et de haine pour -nous, le général d'York, se retiraient lentement à la suite du -maréchal Macdonald. Ce maréchal avait voulu hâter leur pas, afin -d'échapper à l'ennemi qui se montrait pressant, mais tantôt sous un -prétexte, tantôt sous un autre, ils avaient refusé de lui obéir, à ce -point qu'il en était devenu fort défiant, et avec beaucoup de raison, -comme on va en juger. - -[En marge: Nouvelle politique d'Alexandre, tendant à se faire le -libérateur de l'Allemagne et de l'Europe.] - -[En marge: Les réfugiés allemands, sous le célèbre baron de Stein, -encouragent fort Alexandre dans sa nouvelle politique.] - -Les Russes après le passage de la Bérézina avaient continué leur -mouvement. Wittgenstein avec l'armée de la Dwina s'était porté sur -Koenigsberg, pour tâcher d'intercepter le corps de Macdonald, tandis -que Tchitchakoff avec l'armée de Moldavie poursuivait nos débris sur -Kowno, et que Kutusof faisait reposer à Wilna l'armée principale. Les -Russes avaient souffert autant que nous du froid, mais très-peu de la -misère, et soutenus par la joie de nos malheurs, par l'espérance de -notre destruction, retenus au drapeau par des distributions -régulières, ils arrivaient fort diminués en nombre mais compactes, et -pleins d'ardeur. Leur masse totale était tout au plus de 100 mille -hommes, au lieu de 300 mille qu'ils avaient été au début de la -campagne. L'empereur Alexandre, à la nouvelle de nos désastres, était -accouru à Wilna, avait comblé de récompenses méritées le maréchal -Kutusof, dont la sagesse reconnue triomphait enfin de toutes les -contradictions, et avait pris en main la direction des événements, qui -allaient devenir politiques autant que militaires. Alexandre en effet, -sachant par des conjectures faciles à former, et par quelques -communications indirectes de la Prusse, même de l'Autriche, qu'on ne -demandait pas mieux que d'être affranchi d'une alliance acceptée à -contre-coeur, ne doutait pas qu'en s'y prenant convenablement il ne -parvînt à détacher de la France, sinon l'Autriche, au moins la Prusse. -Aussi avec sa finesse d'esprit et sa douceur de caractère accoutumées, -adopta-t-il sur-le-champ le langage qui était le mieux approprié aux -circonstances. Il ne venait pas, disait-il, faire des conquêtes sur -l'Allemagne, même sur la Pologne, il venait tendre la main aux -Allemands opprimés, peuples et rois, bourgeois et nobles, Prussiens et -Autrichiens, Saxons et Bavarois, les aider tous, quels qu'ils fussent, -à secouer un joug odieux, et cette oeuvre terminée rendre à chacun ce -qui appartenait à chacun, et ne prendre pour lui que ce qu'on lui -avait injustement dérobé. Ainsi on publia de tout côté en son nom que -si les Prussiens voulaient ressaisir leur part de la Pologne, il -était prêt à la leur restituer, et qu'il ne la garderait qu'en -attendant qu'ils vinssent se remettre eux-mêmes en possession de ce -qui leur avait appartenu. À Wilna, où il était chez lui, il proclama -une amnistie générale pour tous les actes commis, contre l'autorité -russe, et fit même répandre que si les Polonais voulaient retrouver -une patrie, il était tout disposé à leur en accorder une, en -constituant séparément le royaume de Pologne, dont il serait le roi -clément, civilisateur et libéral. Alexandre avait bien assez d'esprit -pour comprendre à lui seul l'habileté d'une telle politique, assez de -bienveillance naturelle pour s'y plaire, et en tout cas, s'il eût -fallu l'y aider, les Allemands accourus auprès de lui auraient suffi -pour le persuader. Le ministre prussien Stein, réfugié à sa cour, le -célèbre écrivain Kotzebue, et beaucoup d'autres Allemands, hommes de -lettres ou militaires, tenaient le langage le plus libéral, et -assiégeaient Alexandre de leurs instances pour qu'il proclamât -l'indépendance de l'Allemagne, et surtout pour qu'il marchât hardiment -en avant, pour que sans compter ce qui pouvait rester de Français, il -se portât rapidement sur la Vistule et l'Oder, car, disaient-ils, -chaque portion de territoire délivrée des Français lui vaudrait à -l'instant des alliés ardents et enthousiastes. Il n'y avait d'opposé à -cette politique que le vieux Kutusof, dont la circonspection justifiée -par le résultat était devenue excessive, et quelques Russes, occupés -de considérations purement militaires, lesquels frappés de -l'épuisement de leur armée, craignant qu'elle ne finit par fondre -comme l'armée française, demandaient qu'on s'arrêtât, qu'on laissât -les Allemands s'affranchir comme ils pourraient, qu'on traitât avec la -France, ce qu'il était facile dans le moment de faire -très-avantageusement, et qu'on ne prolongeât pas inutilement une -guerre, qui, heureuse dans l'intérieur de la Russie, deviendrait fort -dangereuse au dehors, surtout contre un capitaine tel que Napoléon; et -il est vrai que sous le rapport de la prudence ce langage était -parfaitement fondé! Mais l'imagination d'Alexandre s'était tout à coup -enflammée. Profondément blessé par les dédains de Napoléon, -enorgueilli jusqu'au délire du rôle de son vainqueur, il aspirait à un -rôle plus grand encore, il voulait être son destructeur, et le -libérateur de l'Europe opprimée. Il se disait que traiter aujourd'hui -avec Napoléon, même d'égal à égal, était possible sans doute; mais que -si on laissait échapper cette occasion de le détruire, on retrouverait -bientôt en lui le puissant dominateur d'autrefois, et que ce serait -une oeuvre à recommencer. Au contraire, en poursuivant les succès -obtenus, en appelant à soi les gouvernements et les peuples indignés -du joug qui pesait sur eux, en allant plus loin, en adressant un appel -direct à la France elle-même fatiguée de son maître, en lui déclarant -qu'il y avait une légitime grandeur qu'on n'entendait pas lui -disputer, on pouvait faire disparaître Napoléon de la scène, et -devenir à son tour le roi des rois, le sauveur adoré de l'Europe. -Cette ambition aidée par le ressentiment avait envahi le coeur -d'Alexandre, et il ne voulait plus s'arrêter. Il avait donc autorisé -le ministre Stein et ses compatriotes à se porter dans les provinces -prussiennes reconquises, et à y promettre le prochain affranchissement -de l'Allemagne. - -[En marge: Le général russe Diebitch suit le corps prussien pas à pas, -avec espérance de le détacher des Français.] - -[En marge: Communications secrètes établies avec le général d'York.] - -[En marge: Ce général, après quelques hésitations, prend son parti, et -sous le prétexte d'une capitulation militaire, passe aux Russes.] - -Le général Diebitch, chef d'état-major de Wittgenstein, entouré -d'officiers allemands parmi lesquels figurait le général Clausewitz, -poursuivi de leurs instances, et n'en ayant pas besoin, car il pensait -comme eux, suivait le maréchal Macdonald pas à pas, avec l'espérance -de lui enlever le corps prussien. Le général d'York détestait dans le -maréchal Macdonald son chef d'abord, car il était jaloux et toujours -mécontent, et ensuite un Français, car il avait dans le coeur tous les -sentiments de ses compatriotes. Il avait de continuels démêlés avec -l'état-major du maréchal, se plaignait sans cesse qu'on nourrît mal -son corps, qu'on ne lui accordât pas une assez large part en fait de -décorations et de dotations françaises, et cette humeur, du reste peu -justifiée, avait fort augmenté son aversion patriotique pour nous. Le -général Diebitch, averti par des agents secrets, avait fomenté ces -sentiments, et puis, la catastrophe venue, avait fini par proposer au -général d'York de passer aux Russes, sous le voile d'une capitulation -commandée par les circonstances. Il suffisait que ce général prussien -marchât lentement, qu'il se laissât séparer de Macdonald, puis -entourer, pour qu'il parût se rendre malgré lui. On ne désarmerait pas -son corps, on le déclarerait neutre, et ce corps serait le noyau de la -future armée prussienne, chargée de concourir avec les Russes à la -délivrance de l'Allemagne. Le général d'York, bon patriote, mais -songeant à lui-même, délibéra longtemps, de peur de se compromettre -avec sa cour, lui transmit secrètement les communications qu'il avait -reçues, la jeta ainsi dans un grand embarras, n'en obtint que le -silence pour toute réponse, hésita encore, mais ralentit le pas, se -laissa entourer, et enfin entraîné par le général Clausewitz qu'on lui -avait dépêché, prit son parti, et le 30 décembre, cédant, disait-il, à -des circonstances militaires impérieuses, signa une convention de -neutralité pour son corps d'armée, avec réserve toutefois de la -ratification de son roi. Le sens de cette convention de neutralité -était facile à deviner, c'était l'adjonction pure et simple du corps -prussien à l'armée russe, après un délai de quelques jours. Un -détachement de ce même corps, sous le général Massenbach, avait suivi -de plus près le maréchal Macdonald, et était arrivé jusqu'à Tilsit. En -apprenant cette convention, le général Massenbach assembla ses -officiers, les trouva enthousiasmés de l'acte du général d'York, et -unanimes pour l'imiter. Dans la nuit il sortit sans mot dire de -Tilsit, écrivit au maréchal Macdonald une lettre respectueuse, mais où -éclataient sous de vains déguisements toutes les passions qui avaient -entraîné le général d'York, et il alla rejoindre ce dernier. On -s'embrassa dans le corps prussien, on poussa des cris d'enthousiasme, -on s'appela les libérateurs de l'Allemagne, et il est vrai qu'on -allait grandement contribuer à son affranchissement. - -[Date en marge: Janv. 1813.] - -Pour moi qui écris ces tristes récits, je suis Français, et, je l'ose -dire, Français profondément attaché à la grandeur de mon pays, et -cependant je ne puis, au nom même des sentiments que j'éprouve, -exprimer un blâme pour ces patriotes allemands, qui, servant à -contre-coeur une cause qu'ils sentaient n'être pas la leur, revenaient -à la cause qu'ils croyaient être celle de leur patrie, et qui -malheureusement l'était devenue par la faute du chef placé alors à -notre tête. Il faut ajouter qu'ils auraient pu enlever le maréchal -Macdonald, et que, respectant en lui et dans ses soldats de récents -compagnons d'armes, ils se séparèrent sans rien faire qui pût aggraver -sa position. - -[En marge: Effet immense produit dans toute l'Allemagne par la -défection du corps prussien du général d'York.] - -[En marge: Les réfugiés allemands songent à se réunir à Koenigsberg -pour y convoquer les états de la Vieille-Prusse.] - -La foudre tombant sur des matières combustibles imprudemment amassées, -n'agit pas plus promptement que ne le fit la défection du général -d'York sur l'Allemagne tout entière. À l'instant la nouvelle en vola -de bouche en bouche. Le général d'York fut salué de la Vistule au Rhin -du titre de sauveur de l'Allemagne. Le baron de Stein et ses -collaborateurs coururent auprès de lui, l'entourèrent, le -félicitèrent, déclarèrent qu'il serait mis à la tête de toutes les -portions de l'armée prussienne qu'on parviendrait à détacher, le -poussèrent à marcher sur Tilsit, puis sur Koenigsberg, à y assembler -les états de la Vieille-Prusse, à y proclamer l'indépendance de leur -patrie, à y déclarer leur roi privé de sa liberté par les Français, ne -devant plus dès lors être obéi, à se conduire en un mot comme les -insurgés de Cadix, qui agissaient pour le roi, sans le roi, malgré le -roi. Le général d'York, jugeant qu'il en avait assez fait, ne voulait -pas aller si vite. Mais escorté, circonvenu par les Russes, il -consentit à s'acheminer sur Koenigsberg, et à y attendre les ordres de -la cour de Prusse. Il devait y trouver non les ordres de son roi, -mais les ordres de son pays, soulevé tout entier comme un seul homme, -et commandant d'une voix plus forte que celle de tous les -gouvernements. Il s'avança donc avec les Russes, loué, applaudi, -caressé par Alexandre, dont la politique recevait de cet événement une -éclatante confirmation. - -[En marge: Ce dernier événement aggrave fort la situation de Murat, -retiré avec les états-majors à Koenigsberg.] - -[En marge: Retraite du quartier général français sur la Vistule.] - -Pendant ce temps, Murat s'était arrêté à Koenigsberg avec la foule des -généraux et des officiers sans troupes, dont les uns étaient mourants, -dont les autres, exaspérés par la souffrance, tenaient un langage -presque séditieux. Le maréchal Ney lui-même, malgré son héroïsme, -malgré les caresses dont il avait été l'objet de la part de Napoléon, -ne pouvant plus se contenir, parlait tout haut contre le chef -imprudent qui avait, disait-il, précipité l'armée française dans un -abîme. Murat aussi, comme nous l'avons rapporté ailleurs, s'était -laissé aller à une sorte de soulèvement, puis, sur les observations du -maréchal Davout, il s'était tu, et avait repris le commandement -nominal, mais sans rien ordonner, car il ne savait que faire. -Berthier, malade à la fois d'une goutte remontée et de l'absence de -Napoléon, réduit à garder le lit, ne savait plus que conseiller dans -cette situation sans exemple. Ce fut alors qu'on apprit la défection -du corps prussien, et en voyant les manifestations de sentiments que -cet événement provoquait chez les habitants de Koenigsberg, on -n'hésita plus à quitter cette ville, et à renoncer à la ligne du -Niémen, qui avait cessé d'en être une depuis que ce fleuve était gelé, -et que les Russes le passaient de toutes parts sur la glace. Disputer -le terrain n'eût servi qu'à faire égorger nos dix ou douze mille -malades, nombre que la mort diminuait sans cesse, mais que -rétablissait continuellement l'arrivée successive de nos traînards. On -pouvait en se retirant confier ces précieux restes sinon à la -bienveillance, du moins à l'honneur de la nation prussienne. On laissa -des infirmiers et des médecins à nos malades pour les soigner, des -fonds pour leur procurer des vivres, car il ne fallait plus rien -espérer de la bonne volonté des Prussiens, et se tenir pour bien -heureux de n'être pas égorgé par le peuple furieux de Koenigsberg. On -sortit ensuite de cette capitale de la Vieille-Prusse. - -[En marge: Ney couvre cette retraite avec la division Heudelet; -Macdonald avec la division Grandjean.] - -Le maréchal Ney fut encore chargé de former l'arrière-garde avec la -division Heudelet, et avec deux mille hommes restant de la division -Loison. Il se mit en marche sur Braunsberg, Elbing et Thorn. Comme le -froid avait diminué, comme on trouvait des vivres, comme les bandes de -nos traînards s'étaient peu à peu écoulées, et qu'on n'avait plus la -contagion de la débandade à craindre, on put marcher en ordre, précédé -des états-majors sans troupes qui avaient grande hâte de regagner la -Vistule. - -On avait été si pressé de quitter Koenigsberg qu'on ne s'était pas -occupé du maréchal Macdonald, laissé à Tilsit, à vingt lieues de -Koenigsberg, entouré d'ennemis, et n'ayant avec lui que sept ou huit -mille Polonais, fidèles mais exténués. Il demandait à grands cris -qu'on l'attendît, car réuni à lui on aurait eu quinze ou seize mille -hommes, et on aurait pu se faire respecter. Ses lettres, qui devaient -aller chercher Murat déjà transporté à Thorn, demeurèrent sans effet. -On marcha ainsi jusqu'au 15 janvier, chacun ne pensant qu'à soi, les -restes de l'ancienne armée se retirant par détachements de cinquante -ou cent hommes, obligeant les habitants à leur donner des vivres quand -ils étaient les plus forts, mourant de faim ou de froid quand ils -n'avaient ni force ni argent pour se faire écouter, et les deux seules -troupes organisées qui subsistassent, la division Grandjean sous -Macdonald, la division Heudelet sous Ney, cheminant à dix ou quinze -lieues l'une de l'autre. - -[En marge: Rapp se jette dans la place de Dantzig avec les divisions -Heudelet et Grandjean, et les restes de la division Loison.] - -Heureusement les Prussiens, auxquels on avait laissé en leur livrant -Koenigsberg une proie fort capable de les occuper, les Russes qui -étaient exténués, et que Macdonald et Ney rudoyèrent plus d'une fois, -ne nous poursuivirent pas assez vite pour nous envelopper. Vers le -milieu de janvier on arriva sur la Vistule, et on se jeta dans les -places que Napoléon avait largement approvisionnées. Le général Rapp -avait devancé l'armée à Dantzig. Il restait dans cette ville un -ramassis de cinq à six mille hommes de toutes nations et de toutes -armes. Murat y envoya outre la division polonaise Grandjean, celle du -général Heudelet, et ce qui restait de la division Loison. Rapp eut -ainsi sous la main environ 25 mille hommes valides. Il avait des -grains et des spiritueux en abondance. Il fit avec sa cavalerie une -battue dans l'île de Nogath, ramassa beaucoup de troupeaux et de -fourrages, et s'enferma ensuite dans les vastes ouvrages de Dantzig -pour s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité. - -[En marge: On assigne aux bandes éparses qui se retirent isolément les -places de la Vistule pour point de ralliement.] - -Sur le conseil persévérant du maréchal Davout, on assigna sur la -Vistule des points de ralliement aux divers corps de l'ancienne -armée. Les cadres de ces corps durent se rendre les uns à Dantzig, les -autres à Thorn, à Marienwerder, à Marienbourg. Tout soldat qui -arrivait, demandant du pain et des vêtements, devait être envoyé à son -dépôt dans ces places. Après quelques jours il y avait 1500 hommes -environ au 1er corps, celui de Davout, et un nombre proportionné dans -le 2e, celui d'Oudinot, le 3e, celui de Ney, le 4e, celui d'Eugène. - -[En marge: Il ne reste à Murat en troupes actives qu'une dizaine de -mille hommes de toutes nations.] - -Le quartier général était établi à Thorn. Après y être demeuré deux ou -trois jours, Murat ne crut pas même pouvoir s'y arrêter. En effet les -divisions Heudelet, Loison et Grandjean ayant été jetées dans la place -de Dantzig, il ne restait plus pour accompagner le quartier général et -l'immense quantité de drapeaux qu'on y avait réunis pour les sauver, -que dix mille hommes sans ensemble et sans cohésion. Ces dix mille -hommes comprenaient 1800 recrues qu'on avait rencontrées en route, et -qui étaient destinées au corps de Davout, 1200 hommes d'élite -Napolitains, 4,000 Bavarois partis récemment de leur pays pour -recruter l'armée bavaroise, enfin 3,000 hommes de la garde impériale, -qui s'étaient peu à peu ralliés depuis Koenigsberg, parmi lesquels se -trouvaient un millier d'hommes à cheval et douze pièces d'artillerie. -Le général Gérard qui commandait ce rassemblement, se sentant trop -pressé aux environs de Thorn, s'était précipité sur l'ennemi avec son -énergie ordinaire, et lui avait ôté l'envie de nous serrer de si près. - -[En marge: Murat abandonne la Vistule, et se retire sur Posen.] - -Dans une telle main ces dix mille hommes étaient quelque chose, mais -ils ne pouvaient défendre la Vistule, glacée comme toutes les -rivières de la Pologne et de la Prusse, et n'étant plus dès lors une -barrière contre l'ennemi. Ils ne pouvaient surtout pas préserver d'un -affront Murat et ce qui l'entourait, si les Russes de Tchitchakoff -réunis à ceux de Wittgenstein essayaient de l'envelopper. Murat ne -voulut donc pas séjourner sur la Vistule, et se rendit à Posen, à -égale distance de la Vistule et de l'Oder. Ainsi toute la -Vieille-Prusse, toute la Pologne se trouvaient évacuées, et, les -places occupées, nous avions 10 mille hommes en ligne, 10 mille hommes -mêlés de Napolitains, de Bavarois, et comptant tout au plus 4 mille -Français parmi eux. Il restait à Berlin pour contenir l'Allemagne -frémissante, les 18 mille hommes du général Grenier, et la division -Lagrange, la seule de ses quatre divisions que le maréchal Augereau -eût conservée auprès de lui. - -[En marge: La place de Pillau se rend aux Anglais, qui pénètrent dans -le Frische-Haff.] - -Un dernier événement vint encore accroître l'effervescence des -populations germaniques. On avait eu le tort de laisser une garnison, -en majeure partie allemande, à Pillau, petite place maritime qui -fermait l'entrée du Frische-Haff. On l'avait fait malgré l'avis du -maréchal Macdonald, qui ne voulait avec raison se priver de troupes -actives qu'en faveur des places capables de se défendre, et contenant -une garnison où les Français domineraient. Pillau ne remplissant pas -ces conditions, s'était en effet rendu, aux grands applaudissements -des Prussiens, et à la vive satisfaction des Anglais, qui s'étaient -hâtés de pénétrer dans le Frische-Haff avec leurs bâtiments de guerre. -Bientôt ils y avaient introduit leurs convois marchands, ce qui avait -procuré aux habitants de la Vieille-Prusse, outre la satisfaction -patriotique d'être délivrés de leurs vainqueurs, la satisfaction toute -matérielle, mais fort vivement sentie, de recommencer le commerce des -denrées coloniales dont ils avaient été privés si longtemps. - -[En marge: Conduite du prince de Schwarzenberg à notre droite.] - -Les nouvelles si mauvaises à notre gauche, n'étaient pas meilleures à -notre droite, sur la haute Vistule. Le général Reynier et le prince de -Schwarzenberg, ne voyant plus rien à faire à Minsk, s'étaient -acheminés sur Varsovie. Ayant dans les Saxons de bons soldats dont il -s'était fait estimer, ayant de plus pour les contenir les cinq à six -mille Français de la division Durutte, le général Reynier aurait voulu -se battre, mais le prince de Schwarzenberg l'en dissuadait fort, lui -disant qu'on s'affaiblirait inutilement en guerroyant pendant l'hiver, -qu'il fallait se retirer sur Varsovie, couvrir cette capitale, s'y -ménager des quartiers tranquilles, et y attendre l'arrivée des forces -que Napoléon ne manquerait pas d'amener au printemps. Tandis qu'il -donnait ces conseils le prince de Schwarzenberg se retirait lui-même, -obligeait le général Reynier à en faire autant, recevait à son -quartier général les officiers russes, acceptait leurs politesses sous -prétexte qu'il ne pouvait pas s'en défendre, se laissait parler -d'armistice, en parlait de son côté, ne trahissait pas précisément -Napoléon dont il avait négocié le mariage, auquel il devait le bâton -de maréchal, mais s'attachait avant tout à ménager son armée, et -voulait ensuite se tenir prêt aux divers changements de politique -qu'il prévoyait de la part du cabinet de Vienne. En même temps il -conseillait au général Reynier, à M. de Bassano, à tout le monde -enfin, la paix, qui était le plus cher de ses voeux, comme Autrichien, -et comme l'un des personnages favorisés de la cour de France. - -[En marge: Murat, accablé par tant de revers, et inquiet pour sa -couronne de Naples, songe à quitter l'armée.] - -[En marge: Vains efforts du prince Berthier et du ministre Daru pour -retenir Murat.] - -[En marge: Murat part en choisissant le prince Eugène pour le -remplacer.] - -Ainsi tandis que la Vistule allait être passée sur notre gauche malgré -les places que nous occupions, on devait s'attendre à la voir passer -sur notre droite, à Varsovie même, malgré la présence du prince de -Schwarzenberg, et on avait à Posen pour faire face à l'ennemi dix -mille hommes, Napolitains, Bavarois, Français, sans oser appeler à soi -les vingt-huit mille soldats de Grenier et d'Augereau, qui étaient -indispensables à Berlin pour contenir la Prusse. La faible tête de -Murat, quelque brave que fût son coeur, ne pouvait résister longtemps -à une telle situation. Il ne redoutait pas le canon qu'il n'avait -jamais craint, mais il était dévoré par la passion de régner. Mille -visions sinistres assiégeaient son imagination exaltée. Tantôt il -voyait les peuples d'Italie excités par les prêtres et les Anglais, se -soulevant depuis les Alpes Juliennes jusqu'au détroit de Messine, et -renversant les trônes des Bonaparte en Italie; tantôt il se voyait -abandonné par Napoléon lui-même, dont il était médiocrement aimé, et -qui obligé peut-être à faire des sacrifices pour obtenir la paix, les -ferait plus volontiers dans la basse que dans la haute Italie, et plus -volontiers encore dans l'une et l'autre Italie qu'en France. Dès que -ces images s'emparaient de son cerveau, il perdait son sang-froid, et -voulait partir pour aller sauver cette couronne, objet de si longs -désirs, prix de tant d'héroïsme. Sa défiance était devenue telle, que, -ne comptant pas même sur sa femme, il en était arrivé à craindre -qu'elle ne se pliât elle-même à la politique de Napoléon, ce qui -était pour lui un nouveau motif de retourner à Naples. Tourmenté par -ces inquiétudes, par les tristes nouvelles qu'il recevait à chaque -instant de la retraite de l'armée, il appela tout à coup le prince -Berthier, qui, quoique à demi-mort, restait major général, et M. Daru -qui n'était chargé que du matériel de l'armée, mais dont le solide -caractère, la haute prudence, faisaient un conseiller toujours -consulté dans les circonstances importantes. Il leur communiqua son -projet de quitter l'armée, allégua sa santé, qui n'était qu'un -prétexte, et résista à toutes les instances du prince Berthier et de -M. Daru, qui firent valoir tour à tour auprès de lui l'intérêt de -l'armée, l'intérêt de sa gloire, le courroux de Napoléon, la -difficulté de trouver un successeur. À cette dernière objection Murat -répondit en indiquant le prince Eugène, et annonça qu'il allait le -mander à Posen. En effet il lui dépêcha un courrier à Thorn, sans lui -dire pourquoi il l'appelait au quartier général. Ce prince étant -arrivé, il lui déclara sa résolution de partir et de le désigner, en -attendant les ordres de Napoléon, comme commandant de la grande armée. -Le prince Eugène, effrayé de cet honneur, par modestie et par -indolence, était cependant le seul qu'on pût choisir, car il s'était -fait beaucoup d'honneur dans la campagne de Russie, y avait déployé -une rare bravoure, quelques connaissances militaires, et de véritables -vertus. Enfin il était prince, ce qui était à considérer dans ce -régime, devenu en peu de temps aussi monarchique que celui de Louis -XIV. Il pressa Murat de rester, ne put réussir à l'y décider, et -finit par accepter avec résignation une charge qu'il regardait comme -très au-dessus de ses forces. Il demeura à Posen avec les 10 mille -hommes de toutes nations que nous avons énumérés, suppliant le général -Reynier et le prince de Schwarzenberg de se maintenir à Varsovie, ce -qui le couvrait vers sa droite, comptant que vers sa gauche les Russes -s'arrêteraient quelque temps au moins devant Thorn et Dantzig, et -ordonnant au général Grenier avec ses 18 mille hommes, à Augereau avec -les 9 ou 10 de la division Lagrange, de se tenir prêts à venir à son -aide s'il en avait besoin. - -Voilà ce qui restait de la grande armée! vingt-cinq mille hommes à -Dantzig, 10 mille dans les places secondaires de la Vistule, 10 mille -de toutes nations à Posen avec le quartier général, quelques Saxons et -Français dominés à Varsovie par les mouvements du prince de -Schwarzenberg, et enfin à Berlin, Grenier et Augereau, avec 28 mille -hommes qu'on n'osait pas déplacer, de crainte d'un soulèvement général -en Allemagne! Il y avait loin de cette situation, aux 200 mille hommes -que Napoléon croyait encore établis sur le Niémen, et disputant aux -Russes Koenigsberg, Kowno, Grodno, en attendant que 300 mille nouveaux -soldats vinssent à leur secours. La nécessité d'organiser lui-même ces -300 mille nouveaux soldats avait appelé Napoléon à Paris, et son -départ avait entraîné la perte des 200 mille hommes restés sur le -Niémen! Ainsi il aurait fallu qu'il fût à la fois sur le Niémen pour -sauver les uns, et à Paris pour organiser les autres. En quittant le -Niémen il avait commis une faute militaire, et s'était rendu coupable -d'abandon envers des compagnons d'armes qu'il avait précipités dans un -abîme; en y demeurant, il aurait laissé entre lui et Paris l'Allemagne -insurgée, n'aurait pas saisi d'assez près les rênes de sa vaste -administration, et aurait commis à la fois une faute politique et -administrative, de façon que, quoi qu'il fît, il manquait quelque -part, il commettait des fautes également graves, et s'exposait à de -déplorables interprétations, juste punition d'erreurs immenses et -irréparables! - -[En marge: Le baron de Stein et les réfugiés allemands se réunissent à -Koenigsberg pour y proclamer l'indépendance de l'Allemagne.] - -[En marge: Les sociétés secrètes allemandes.] - -[En marge: Leur esprit et leur rapide propagation.] - -[En marge: Ces sociétés répandent partout l'idée qu'il faut donner sa -vie et sa fortune pour affranchir l'Allemagne.] - -Et en ce moment les conséquences politiques de ces erreurs n'étaient -pas moins grandes que leurs conséquences militaires. Le chef des -exilés allemands, le baron de Stein, était avec le général d'York à -Koenigsberg, y convoquait les états de la province, y faisait décréter -l'armement de toute la population, et l'emploi sans réserve des -ressources pécuniaires du pays. Le dévouement universel répondait à -ces propositions, et des milliers de pamphlets, de proclamations, de -chants populaires, allaient enflammer contre nous les imaginations -allemandes. L'Allemagne, depuis quelques années, s'était couverte de -sociétés secrètes, dont la principale, celle de l'_Union de la vertu_ -(Tugend-Bund), s'était universellement répandue. L'enthousiasme pour -la patrie allemande, la conviction que, réunie en un seul faisceau, -elle serait invincible, qu'au lieu d'être tour à tour la victime des -États du Nord ou de ceux du Midi, elle leur ferait la loi à tous, et -composerait la première nation du monde; la nécessité dès lors de -s'unir, de ne plus se considérer comme Autrichiens, Bavarois, Saxons, -Prussiens ou Hambourgeois, comme princes, nobles, bourgeois ou -paysans, comme luthériens ou catholiques, mais comme Allemands, prêts -à mourir jusqu'au dernier pour leur pays; la préférence donnée à tout -ce qui était d'origine allemande, en industrie, en usages, en -littérature, telles étaient les idées et les sentiments que ces -sociétés s'étaient attachées à répandre, et qu'elles avaient propagés -avec un succès inouï, car ces idées et ces sentiments convenaient à -toutes les classes de la nation germanique, et répondaient à l'amour -de l'égalité chez les uns, à l'esprit monarchique chez les autres, et -au patriotisme de tous horriblement froissé par notre domination. Ces -sociétés avaient porté de Koenigsberg aux extrémités de l'Allemagne -non pas seulement l'émotion, qui était naturelle et immense, et -n'avait pas besoin de moyens artificiels pour se communiquer, mais les -mots d'ordre à suivre. Partout, selon l'avis transmis par elles, il -fallait courir aux armes, donner à l'État sa personne et ses biens, se -réunir à l'empereur Alexandre, délivrer les rois asservis à l'alliance -française, et déposer comme indignes ceux qui, pouvant s'affranchir de -cette alliance, voudraient lui rester fidèles. _Vive Alexandre! vivent -les Cosaques!_ étaient les cris que dans un délire général on faisait -entendre de toutes parts. Il y avait même de jeunes Allemands qui dans -leur exaltation patriotique prenaient la barbe des Cosaques, et, ce -qui n'est pas moins digne de remarque, les princes et les nobles -excitaient eux-mêmes ce mouvement, qui, malgré un mélange de fidélité -monarchique, était en réalité profondément démocratique, comme en -Espagne, où l'on montrait une égale passion pour la liberté et pour le -roi captif. On soulevait non-seulement le patriotisme national, -non-seulement la fidélité aux princes détrônés ou abaissés, mais -l'amour de la liberté, que Napoléon s'était vanté de contenir en -France et dans le monde. Ainsi ce qu'il flétrissait chez lui sous le -nom d'idéologie, dans toute l'Europe sortait de dessous terre pour -l'assaillir! Singulière leçon qui aurait dû servir à tous, et qui ne -devait profiter à personne, car ces nobles, ces princes, ces prêtres, -invoquant la liberté aujourd'hui contre Napoléon, allaient bientôt, -Napoléon renversé, la contester et la refuser à leurs peuples. - -Cet entraînement, qui ne pouvait être comparé qu'à celui que nous -avions éprouvé nous-mêmes en 1792, à l'apparition du duc de Brunswick, -s'était produit à la fois à Berlin, malgré la présence de nos soldats, -à Dresde, à Munich, à Vienne, malgré notre alliance, à Hambourg, à -Brême, à Cassel, malgré notre domination directe. À Berlin, devant la -belle troupe de Grenier, les Prussiens n'osant faire éclater leurs -ressentiments ni par des actes ni par des cris, laissaient voir -néanmoins sur leurs visages la joie la plus insultante, la -manifestaient à chaque nouvelle fâcheuse pour nous, et refusaient tout -à nos soldats, même à prix d'argent. Cependant comme à côté des -sentiments les plus sincères la cupidité se fait encore jour -quelquefois, on obtenait çà et là des vivres, mais à des prix -exorbitants. Aussi les réquisitions dont nous avions tant usé, en -payant avec des bons liquidables ultérieurement, n'étaient-elles plus -possibles, à moins de provoquer un soulèvement immédiat. - -[En marge: Situation de la Prusse, et perplexités de son roi, lié d'un -côté à Napoléon par un traité d'alliance, et entraîné de l'autre par -les sentiments de ses sujets, qu'il partage.] - -On doit comprendre la surprise, l'embarras, la perplexité du -malheureux roi de Prusse et de son principal ministre, M. de -Hardenberg. Ce roi probe et sage n'avait cessé de se trouver depuis le -commencement de son règne dans les positions les plus fausses pour un -honnête homme, et un homme de bon sens. On l'avait entraîné en 1806 -contre son gré et contre son instinct secret, à se ruer contre la -France, et il y avait presque perdu sa couronne, car c'était l'avoir à -peu près perdue que d'être privé des deux tiers de ses États, et -d'être pour le tiers restant dans une dépendance absolue. Résolu à ne -plus tomber dans une semblable faute, il s'était en 1812 attaché à -l'alliance française, l'avait même sollicitée, parce qu'abandonné par -l'Autriche et la Russie après avoir été mis en avant par elles, il -s'était cru lui aussi le droit de se sauver en pactisant avec le plus -fort. Tandis qu'il agissait de la sorte, il avait voulu, par un excès -de précaution, faire approuver à l'empereur Alexandre lui-même la -conduite qu'il tenait, et lui avait envoyé M. de Knesebeck, qui, -autorisé ou non, avait poussé les excuses jusqu'à la duplicité envers -la France. Or voilà ce roi, qui, en croyant être en 1812 plus sage -qu'en 1806, semblait s'être égaré encore, et se voyait condamné ou à -manquer de parole envers la France, ce qui était un mauvais acte et un -péril, ou à se battre pour la France qui l'opprimait, contre des amis -qui s'offraient à être ses libérateurs. L'excellent prince ne savait -plus que penser, que faire, que devenir! La joie de voir disparaître -la domination française s'était fait jour dans son coeur, mais la -confusion de s'être de nouveau trompé en devenant l'allié de la -France, la crainte de passer pour traître en l'abandonnant, -empoisonnaient la satisfaction qu'il éprouvait. Le cri violent, -menaçant même de ses sujets, pouvait fournir une excuse en devenant -une contrainte. Mais si cette fois encore ses sujets étaient dans -l'erreur comme en 1806, si ce Napoléon qu'on disait vaincu ne l'était -pas, si au printemps il reparaissait sur l'Elbe vainqueur de ses -ennemis, et s'il en finissait de cette Prusse incorrigible, et -traitait le neveu du grand Frédéric comme la maison de Hesse, -aurait-on une seule plainte à élever? Or, soit crainte de Napoléon, -soit amour-propre de ne s'être pas trompé, Frédéric-Guillaume -inclinait à penser que la France n'était vaincue que pour un moment, -et, suivant les fluctuations ordinaires d'une âme agitée, quand il -l'avait cru quelques heures, il cessait de le croire, puis revenait à -cette opinion, et dans le désordre de son esprit, cédait au fait -actuel, c'est-à-dire à la présence de trente mille Français à Berlin. - -[En marge: Situation de M. de Hardenberg, plus difficile encore que -celle du roi.] - -M. de Hardenberg qui, lui aussi, avait envers la France passé de -l'hostilité à l'alliance, était en proie à toutes les perplexités du -roi lui-même, et de plus à celles qui naissaient de sa situation -personnelle. Si les événements condamnaient la politique de l'alliance -avec la France, il y avait pour le roi une excuse toute trouvée, celle -de la faiblesse; mais il n'y en aurait aucune pour M. de Hardenberg: -on imputerait sa conduite à l'ambition, et à la plus basse de toutes -les ambitions, celle qui pactise avec les ennemis de son pays. - -[En marge: Le roi, craignant d'être compromis par la conduite du -général d'York, commence par le désavouer.] - -Le premier mouvement de Frédéric-Guillaume en apprenant la défection -du général d'York, fut de se récrier contre un pareil acte. Il -craignait à la fois d'être compromis avec la France qu'il redoutait -toujours, et de passer pour déloyal, ce qui lui coûtait beaucoup, car -il était vraiment honnête, et tenait surtout à passer pour tel. Il se -hâta de mander auprès de lui le ministre de France, M. de -Saint-Marsan, et de désavouer énergiquement la conduite du général -d'York. Il jura qu'il n'était pour rien dans cette défection. M. de -Saint-Marsan, qui se laissait facilement persuader par l'accent -d'honnêteté de Frédéric-Guillaume, lui affirma qu'il douterait de la -parole de tout le monde avant de douter de la sienne, et alors ce -prince fut soulagé, charmé, et séduit par celle de toutes les -flatteries qui lui allait le plus au coeur, la confiance en sa -loyauté. Dans son premier entraînement, il promit de désavouer -publiquement le général d'York, et de le traduire à une commission -militaire. M. de Saint-Marsan emporta cette promesse comme une sorte -de trophée, qu'il crut utile d'opposer aux déclamations des ennemis de -la France. - -Quand cette déclaration fut connue, les patriotes allemands furent -fort irrités, s'emportèrent contre le roi, contre M. de Hardenberg, -contre la politique du cabinet prussien, et allèrent répétant partout, -comme jadis nos émigrés, que le roi n'était pas libre. Ses ministres -lui dirent qu'il s'était peut-être trop avancé, et après avoir -désavoué le général d'York, il refusa de publier ce désaveu. - -[En marge: Politique de transition imaginée par le roi et M. de -Hardenberg, sous l'inspiration des événements et de la cour -d'Autriche.] - -[En marge: Cette politique consiste à armer et à s'interposer entre la -France et les puissances belligérantes, pour obtenir une paix -prochaine, et moins oppressive que la précédente.] - -Tandis que dans Berlin l'exaltation des esprits était extrême, les -Français qui gardaient cette capitale, et qui avaient le coeur tout -aussi haut que jadis, répondaient aux propos du patriotisme allemand -par des propos non moins provocateurs, et de plus souverainement -imprudents. Quoique Augereau, qui commandait à Berlin, se montrât -cette fois plus réservé que de coutume, de jeunes officiers dirent que -les Français ne se laisseraient pas duper encore par la Prusse, qu'ils -étaient sur leurs gardes, qu'au premier acte de trahison on -désarmerait les troupes prussiennes, qu'on enlèverait même la cour à -Potsdam, et qu'on en finirait d'une puissance toujours infidèle. Ces -propos, qui n'étaient que le résultat du langage irritant des -Prussiens, répétés méchamment au roi, lui inspirèrent d'abord de la -terreur, puis un commencement de calcul assez raffiné. La pensée -d'abandonner la France ne s'était pas jusqu'alors présentée à son -esprit, mais celle de devenir plus indépendant d'elle, grâce aux -événements, de prendre une position intermédiaire entre elle et ses -ennemis, et peut-être de contribuer ainsi à une paix avantageuse, -cette pensée née des circonstances, et aussi, comme on va le voir, des -suggestions de la cour d'Autriche, s'empara tout à fait de -Frédéric-Guillaume. Le seul moyen de la réaliser, c'était, pour le -roi, de quitter la ville de Berlin, vers laquelle marchaient déjà les -Russes dans leur poursuite, les Français dans leur retraite, d'aller -établir sa cour en Silésie, à Breslau par exemple, projet qui n'était -pas nouveau puisqu'on l'avait proposé dès l'année précédente, d'y -stipuler avec les Russes et les Français la neutralité de cette -province, et d'y attendre la suite des événements. Il fallait en -outre profiter de l'occasion pour armer dans de grandes proportions. -Cette dernière mesure devait à la fois plaire aux patriotes allemands, -qui se flatteraient de faire tourner ces armements contre la France, -et laisser les Français sans une seule objection, car ils venaient -eux-mêmes de demander que la Prusse doublât son contingent. - -[En marge: Le roi veut en armant qu'il n'en coûte rien à la Prusse, et -demande à Napoléon le payement des immenses fournitures faites aux -armées françaises, et la restitution des places de l'Oder.] - -Pour suffire à ces armements sans recourir à de nouveaux impôts, le -roi se proposait d'exiger de Napoléon le payement des fournitures -faites à l'armée française. Il avait été convenu, en effet, d'après le -dernier traité d'alliance, que le compte de ces fournitures serait -réglé à bref délai, que le payement en serait imputé sur les 48 -millions que devait encore la Prusse, et que si le montant excédait -cette somme le surplus serait soldé comptant. Or les administrateurs -royaux estimaient à 94 millions la valeur des denrées et objets de -tout genre fournis à l'armée française. C'étaient donc 46 millions à -recouvrer, avec lesquels on pourrait tripler l'armée prussienne, la -porter de 42 mille hommes à 120 mille, et en s'unissant à l'Autriche, -faire écouter des paroles raisonnables de paix, tant aux uns qu'aux -autres. La France, de créancière étant devenue débitrice, devait, en -vertu des traités antérieurs, rendre immédiatement les places de -Stettin, de Custrin, de Glogau, et le roi pourrait ainsi se trouver -établi en Silésie à la tête de 120 mille hommes, levés sans qu'il en -coûtât de sacrifice au pays, appuyé sur toutes les places de l'Oder, -approuvé par les patriotes qui demandaient qu'on armât, exempt de -reproche de la part de la France, à laquelle il offrait de rester -fidèle, si elle voulait exécuter littéralement les engagements pris et -rendre à la Prusse une situation convenable. Ainsi au milieu de ses -perplexités, le roi croyant encore Napoléon le plus fort, ne songeait -point à le trahir, mais prétendait en être mieux traité que par le -passé, entendait l'exiger, l'obtenir, et contribuer de cette manière à -une pacification générale de laquelle il sortirait indépendant et -agrandi. - -[En marge: Envoi à Paris de M. de Hatzfeldt pour porter les -propositions de la Prusse.] - -Il avait annoncé l'envoi à Paris de M. de Hatzfeldt, qui était devenu, -avons-nous dit, l'un des rares amis de la France en Prusse, envoi qui -avait pour but d'écarter tout soupçon de complicité avec le général -d'York. M. de Hatzfeldt fut donc chargé de présenter au gouvernement -français les propositions suivantes: translation de la cour de Prusse -à Breslau, pour y être hors du théâtre des hostilités; extension des -armements prussiens pour mieux servir l'alliance; remboursement de -l'argent dû pour solder ces armements; enfin restitution des places de -l'Oder pour se conformer aux traités et calmer l'esprit public. M. de -Hatzfeldt pouvait avoir à s'expliquer à Paris sur une proposition -singulière, que Napoléon en revenant de Russie avait indirectement -adressée à la cour de Prusse, c'était de s'unir étroitement à la -France par un lien de famille, comme avait fait l'Autriche, et de -marier l'héritier du trône avec une princesse française, laquelle au -surplus restait à trouver. Napoléon avait donné à entendre qu'en -considération de ce lien il rendrait à la Prusse une partie de -l'étendue et de l'indépendance qu'elle avait perdues. Mais ce n'était -plus le temps où les cours de l'Europe pouvaient se décider, en -considération de la puissance de Napoléon, à des alliances avec sa -famille. M. de Hatzfeldt devait donc éviter avec soin d'aborder ce -sujet, et déclarer assez ouvertement que si les propositions qu'il -apportait n'étaient pas acceptées, la Prusse se considérerait comme -libre de tout engagement envers la France. - -[En marge: Situation de la cour d'Autriche.] - -[En marge: Embarras de l'empereur François et de M. de Metternich, qui -ont adopté la politique d'alliance avec la France, au moment même où -la puissance de Napoléon semble près de s'écrouler.] - -[En marge: M. de Metternich, avec une grande sûreté de jugement, -n'hésite pas à modifier cette politique, et, sans abandonner la -France, à profiter de l'occasion pour lui faire accepter une paix -toute germanique.] - -[En marge: La base de la paix doit être l'indépendance de l'Allemagne, -et une amélioration de situation pour l'Autriche.] - -[En marge: Cette paix concertée avec les puissances allemandes, et -appuyée par de vastes armements, doit être proposée à toutes les -puissances belligérantes, en pesant fortement sur celles qui se -refuseraient à l'accepter.] - -La cour d'Autriche était exactement dans les mêmes perplexités, mais -elle avait pour en sortir à son avantage un public moins passionné, -des scrupules moins gênants, une habileté plus grande. Après avoir -soutenu contre la France quatre guerres opiniâtres, et déployé une -persévérance de haine bien rare, son empereur avait fini par croire -qu'il s'était trompé, et qu'il valait mieux pactiser avec la France -que s'acharner à la combattre. La conduite des diverses cours de -l'Europe était de nature à lui ôter tout scrupule à cet égard, car la -Russie avait accepté à Tilsit l'alliance de la France, et ne s'en -était pas dégoûtée après les événements de Bayonne, et la Prusse -n'avait montré qu'un regret, celui de n'y avoir pas été comprise. Un -grand ministre, M. de Metternich, était venu de Paris après la -bataille de Wagram conseiller à son maître d'adopter la politique de -l'alliance française comme la seule bonne, et en outre d'y mettre sa -fille comme enjeu. L'empereur François après avoir consulté cette -fille, car il était incapable de la contraindre, y avait consenti, et -était devenu le beau-père, puis l'allié de son ennemi. Se serait-il -donc trompé cette fois encore, et son ministre avec lui? Après avoir -reconnu l'un et l'autre les inconvénients de la politique hostile, -n'auraient-ils abandonné cette politique qu'au moment juste où elle -devenait bonne, et n'auraient-ils été sages que hors de saison? Ils -pouvaient, comme le roi de Prusse et comme M. de Hardenberg, se le -demander, en voyant ce qui se passait, mais ils n'étaient pas gens à -s'en tourmenter autant, parce qu'ils étaient gens à s'en mieux tirer. -L'empereur François, esprit fin, calme et assez railleur, et bon père -aussi, quoi qu'on en ait dit, n'avait vu dans la catastrophe de Moscou -qu'une occasion de faire mieux apprécier par la France l'alliance de -l'Autriche, de la lui faire en même temps payer plus cher, et si elle -ne voulait pas en donner le prix convenable, de la porter ailleurs, -sans toutefois aller plus loin que d'imposer aux parties belligérantes -une paix toute germanique. Sa fille un peu moins puissante le serait -bien encore assez, et l'Autriche redevenue plus forte, l'Allemagne -plus indépendante, il aurait rempli tous ses devoirs de souverain, -sans manquer à ses sentiments de père. Il ne voyait donc pas dans les -derniers événements matière à s'affliger, il en avait même conçu une -secrète joie, qui eût été sans mélange, s'il n'avait été exposé aux -sarcasmes de ceux qui blâmaient un mariage contracté si mal à propos. -M. de Metternich avait, lui, d'autres préoccupations. Allait-il, en -s'obstinant dans une erreur, si toutefois sa politique en avait été -une, périr pour demeurer conséquent avec lui-même? Ce sont là des -façons d'agir propres aux pays libres, où tout se passe à la face des -nations, et où l'on est contraint de ne pas se démentir soi-même. Dans -les gouvernements absolus, au contraire, où tout se passe en silence -et s'apprécie par le résultat, on se comporte autrement. M. de -Metternich, qui ne s'était pas fait en 1810 un principe d'honneur de -combattre la France jusqu'à extinction, n'entendait pas s'en faire un -de la servir jusqu'à extinction en 1813. Il avait mis sa grandeur dans -une politique quand il l'avait jugée bonne, il allait la mettre dans -une autre, quand cette autre lui semblerait devenue bonne à son tour. -Il avait d'ailleurs une raison bien suffisante pour se conduire de la -sorte, l'intérêt de son pays. Il voyait le moyen, en changeant à -propos, non-seulement de conserver sa position personnelle, mais aussi -de rendre à l'Autriche une situation plus haute, et à l'Allemagne une -situation plus indépendante: il n'y avait pas à hésiter. On a souvent -changé de politique par des motifs moins grands et moins avouables. -Seulement il ne fallait pas commettre d'imprudence, car bien que -d'après les dernières nouvelles de Pologne, Napoléon parût plus vaincu -qu'on ne l'avait cru au premier moment, cependant il n'était pas -détruit; il pouvait encore frapper des coups terribles, peut-être -recouvrer toute sa puissance, et punir cruellement des alliés -infidèles. Il fallait donc passer par une transition habile, qui -sauverait à la fois la sûreté de l'Autriche, la dignité de l'empereur -François, et la pudeur de son ministre. Sans renier l'alliance, parler -tout de suite de paix, en parler pour soi d'abord, puis pour tout le -monde, et en particulier pour la France, était une conduite -parfaitement naturelle, parfaitement explicable, et honnête en réalité -comme en apparence. Tandis qu'on parlerait ostensiblement de cette -paix à la France, on pouvait en stipuler secrètement les conditions -avec la Prusse d'abord, puis avec la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, -avec tous les États allemands opprimés. Après avoir ainsi concerté -cette paix avec l'Allemagne, à laquelle on tâcherait de rendre son -indépendance, sans contester à la France une grandeur que personne -alors ne songeait à lui disputer, on armerait avec la plus grande -activité, ce qui devait être applaudi en Prusse comme en Autriche par -les patriotes allemands, et supporté par la France elle-même, qui -avait demandé à tous ses alliés une augmentation de contingents; puis -cela fait, on offrirait cette paix à la Russie, à l'Angleterre, à la -France, et on n'hésiterait pas à l'imposer à la partie récalcitrante. -Cent mille Prussiens, deux cent mille Autrichiens, cent mille Saxons, -Bavarois, Wurtembergeois, Hessois, etc., devaient décider la lutte au -profit de la France, si elle acceptait les conditions rejetées par la -Russie et l'Angleterre, sinon la décider contre elle, si le refus -venait de sa part. Moyennant qu'on ne se hâtât point, qu'on prît le -temps d'armer avant de se prononcer, qu'on laissât même les -belligérants s'épuiser davantage, s'ils étaient pressés de s'égorger -de nouveau, on arriverait d'autant plus à propos qu'on arriverait plus -tard; et non-seulement il y aurait ainsi moyen d'atteindre à un -résultat patriotique pour l'Allemagne, mais encore de se conduire avec -une parfaite convenance, car une paix qui, en relevant l'Allemagne, -n'abaisserait pas véritablement la France, et ne retrancherait de son -état actuel que certains excès de grandeur intolérables pour ses -voisins, lui pouvait être proposée tout en restant fidèle à son -alliance, et avec d'autant plus de fondement, que pour faire accepter -une paix de ce genre il faudrait certainement menacer la Russie et -l'Angleterre de toutes les forces des puissances germaniques. Si -enfin, après qu'on se serait comporté avec tant de modération, -Napoléon se refusait à tout arrangement raisonnable, on serait quitte -envers lui, et on pourrait lui montrer l'épée de l'Autriche, sans -avoir à rougir de la conduite qu'on aurait tenue. - -[En marge: M. de Bubna chargé d'apporter à Paris les vues de la cour -d'Autriche.] - -M. de Metternich aperçut tout de suite et avec un rare génie politique -le parti qu'il pouvait tirer de cette situation, et il résolut en -sauvant sa fortune personnelle d'un faux pas, de refaire celle de -l'Autriche, celle de l'Allemagne, sans manquer à la France dont il -était l'allié actuel et avoué. D'accord en tout point avec l'empereur -François, qui dans cette conduite voyait ses intérêts de souverain, -ses devoirs de père, et son honneur d'homme et de prince ménagés à la -fois, il agit dès le premier jour avec la promptitude, la suite, la -fermeté d'une résolution bien réfléchie, et bien arrêtée. À l'instant -même il fit commencer les armements de l'Autriche, puis il se mit à -nouer des liens secrets avec la Prusse, avec la Bavière, avec la Saxe, -à leur parler à toutes d'une paix conçue dans l'intérêt de -l'Allemagne, et à parler en même temps à la France de paix prochaine, -de paix suffisamment glorieuse, mais urgente, et indispensable à elle -comme à toutes les autres contrées de l'Europe. En réponse à la lettre -que Napoléon avait adressée de Dresde à l'empereur d'Autriche, M. de -Metternich fit écrire par le beau-père au gendre une lettre amicale, -paternelle, conseillant la paix sans détour, la conseillant comme -beau-père, comme ami, comme allié. M. de Bubna, envoyé à Paris sur la -provocation de Napoléon qui avait demandé qu'il y eût quelqu'un -d'important pour représenter l'empereur François auprès de lui, M. de -Bubna fut chargé de protester de la fidélité de l'Autriche à -l'alliance française, mais de recommander fortement la paix, au nom de -l'Europe qui en avait besoin, au nom de la France à qui elle n'était -pas moins nécessaire, de dire que si on n'y prenait garde on -trouverait bientôt peut-être le monde entier soulevé contre Napoléon, -que la lutte alors pourrait devenir terrible, de dire cela -très-amicalement, sans paraître donner une leçon, mais avec un accent -qui annonçât une conviction profonde, et qui plus tard autorisât à se -considérer comme dégagé envers un allié sourd à tous les sages -conseils. M. de Bubna fut même positivement chargé d'offrir -l'intervention de l'Autriche, qu'on n'allait pas encore jusqu'à -appeler une médiation, auprès des diverses puissances belligérantes. - -[En marge: Effet produit sur Napoléon par la nouvelle des pertes -essuyées depuis son départ de Smorgoni, et par les manifestations -politiques des cours allemandes.] - -Telles sont les communications qui dans les premiers jours de janvier -1813 assaillirent toutes à la fois le génie de Napoléon. Au lieu des -restes imposants de la grande armée réunis sur le Niémen, et y tenant -tête aux Russes depuis Grodno jusqu'à Koenigsberg, en attendant que -trois cent mille jeunes soldats vinssent les rejoindre, Napoléon -voyait ces restes à peu près détruits, se repliant sur l'Oder sans -pouvoir s'arrêter nulle part, vivement poussés de front par les -Russes, fortement menacés en arrière par les Allemands; il entendait -les cris enthousiastes de l'Allemagne prête à se soulever tout -entière, et il était entouré d'alliés qui, parlant de leur fidélité -pour la forme, donnaient des conseils, signifiaient des conditions, et -non-seulement faisaient douter de leur dévouement, mais semblaient -eux-mêmes douter de celui de la France, épuisée de sang, fatiguée de -despotisme. - -[En marge: Premières mesures tendant à recueillir les restes de -l'armée.] - -Quoiqu'il se fût fait un coeur de soldat, qui passe sans être abattu -de la prospérité aux revers, Napoléon fut profondément affecté; mais -il résolut de se roidir, et de ne pas laisser apercevoir les -agitations de son âme, où les plus sinistres pressentiments et les -plus aveugles illusions se succédaient tour à tour. - -[En marge: Irritation de Napoléon contre Murat.] - -[En marge: Conseils au prince Eugène.] - -[En marge: Envoi d'un premier secours de 60 mille hommes.] - -Après s'être livré à un premier mouvement d'irritation contre Murat, -auquel il imputait à tort les malheurs de la retraite, à ce point -qu'il avait songé un moment à le faire arrêter[4], il se calma, -confirma la nomination du prince Eugène, qu'il eût au surplus choisi -lui-même s'il avait été sur les lieux, et fit annoncer ce changement -par un article au _Moniteur_. Cet article extrêmement fâcheux pour -Murat était conçu dans les termes suivants: «Le roi de Naples étant -indisposé a dû quitter le commandement de l'armée qu'il a remis entre -les mains du vice-roi. Ce dernier a plus d'habitude d'une grande -administration, il a la confiance entière de l'Empereur.» Napoléon -prescrivit ensuite avec la sûreté de jugement qui lui était ordinaire, -les dispositions réclamées par les circonstances. Il témoigna -confiance au prince Eugène afin de l'encourager; il s'efforça de le -rassurer sur les dangers qui le menaçaient, lui fit sentir que les -Russes n'oseraient point avancer en voyant 40 mille Français à leur -droite dans les places de la Vistule, et à leur gauche, autour de -Varsovie, 40 mille Saxons et Autrichiens, fidèles encore, quoique peu -actifs. Bien qu'il ne voulût pas fatiguer et compromettre dans des -mouvements prématurés les troupes réunies à Berlin, il autorisa le -prince Eugène à rapprocher de lui la division Lagrange, ainsi que le -corps du général Grenier, et lui dit avec raison qu'ayant dès lors -près de 40 mille hommes avec les 10 mille qui suivaient le quartier -général, il ne serait certainement pas attaqué par les Russes, s'il -prenait une attitude ferme et décidée. C'était d'ailleurs un mois tout -au plus à passer de la sorte, car Napoléon n'ayant pas perdu une -minute depuis vingt jours qu'il était à Paris, allait être en mesure -d'envoyer sur l'Elbe 60 mille hommes de renfort, ce qui élèverait à -100 mille hommes les forces du prince Eugène, et le rendrait -inattaquable pour quelque ennemi que ce fût. Du reste les Russes -obligés de laisser au moins 60 mille hommes devant les places de la -basse Vistule, 40 mille sous Varsovie, n'avaient pas encore de quoi -porter en avant une masse offensive de quelque importance. Posen et -l'Oder semblaient donc être le terme extrême où devait s'arrêter notre -fatale retraite. - -[Note 4: Voici la preuve de ce fait, qui serait difficile à croire -sans le document que nous citons. - -«_Au vice-roi._ - -»Je reçois votre lettre du 16. Je vous ai déjà fait connaître que je -vois avec plaisir le commandement de l'armée entre vos mains. Je -trouve la conduite du roi (de Naples) extravagante, et telle qu'il ne -s'en faut de rien que je ne le fasse arrêter pour l'exemple, etc.... - - »Fontainebleau, 23 janvier 1813.»] - -[En marge: Mesures d'urgence pour procurer un peu de cavalerie au -prince Eugène.] - -Ce qui pressait le plus c'était la cavalerie, car les Russes en -avaient une immense, tant régulière qu'irrégulière, et semaient la -terreur en tous lieux en poussant devant eux les Cosaques qu'on -craignait parce qu'on ne les connaissait pas, et qu'on ignorait qu'il -suffisait de quelques hommes à pied pour les mettre en fuite. Il -aurait fallu avoir sur-le-champ plusieurs milliers de cavaliers, et -soit en débris de la garde, soit en cavalerie venue d'Italie avec le -général Grenier, le prince Eugène n'avait pas trois mille hommes à -cheval. Napoléon ordonna au général Bourcier qui était chargé en -Allemagne et en Pologne d'assurer les remontes, de payer les chevaux -comptant et à tout prix, de les prendre de force quand il n'en -trouverait pas à acheter, de remettre ainsi à cheval les cavaliers -revenus à pied de Russie, et d'expédier sans retard au prince Eugène -tout ce qu'il serait parvenu à équiper. Napoléon fit inviter en outre -les princes de la Confédération du Rhin, dans l'intérêt de leurs -propres États exposés aux courses des Cosaques, à lui envoyer ce -qu'ils auraient de disponible en fait de cavalerie, fût-ce un escadron -de cent hommes, s'il était prêt à partir. Le roi de Saxe avait gardé -deux régiments de cuirassiers et deux régiments de hussards et -chasseurs, formant un corps d'environ 2,400 cavaliers de la plus -excellente qualité. Napoléon les lui fit demander avec instance, pour -les diriger sur Posen. Tout cela devait sous quelques jours procurer -trois à quatre mille hommes de cavalerie au prince Eugène, qui en -aurait ainsi six ou sept mille, et pourrait contenir l'audace des -coureurs ennemis. - -[En marge: Mise en état de défense des places de la Vistule, de l'Oder -et de l'Elbe.] - -Napoléon recommanda au prince Eugène après avoir pourvu de fortes -garnisons les deux principales places de la Vistule, Thorn et Dantzig, -de faire refluer sur les places de l'Oder les débris des anciens corps -dont on avait d'abord assigné le ralliement sur la Vistule, -d'approvisionner immédiatement Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, d'y -employer l'argent, après l'argent la force, d'enlever à dix ou quinze -lieues à la ronde les grains, le bétail, le bois surtout, de couper -pour se procurer du bois jusqu'aux arbres des promenades publiques, de -ne pas s'inquiéter des autorités prussiennes, avec lesquelles on -s'entendrait plus tard; de s'occuper ensuite des places de l'Elbe, -destinées à former une troisième ligne, de Torgau, de Wittenberg, de -Magdebourg, de Hambourg, de les armer et de les munir de vivres, de -recueillir dans ces places le matériel, et les caisses publiques, dont -on avait laissé enlever la principale, celle de Wilna, ce qui nous -avait coûté dix millions; de n'avoir dans chaque endroit que les fonds -indispensables; d'acheminer sur le Rhin presque tous les cadres de la -grande armée, puisqu'il fallait renoncer à l'espérance de former avec -les soldats revenus de Russie, non pas trois, non pas deux bataillons -par régiment, mais un seul; de conserver un cadre de bataillon par six -cents hommes, de renvoyer le reste, et notamment cette masse de -généraux sans troupes qui tenaient au quartier général le langage le -plus fâcheux, de ne garder auprès de lui que le maréchal Ney, pour le -lancer sur les premiers Russes qui se présenteraient, de presser enfin -la réorganisation des troupes polonaises, de leur fournir l'argent -dont elles auraient besoin, et de les rassurer sur leur sort en -annonçant que quel que fût le destin de la Pologne, les Polonais -seraient tous à la solde de la France, et seraient Français s'ils ne -pouvaient être Polonais. - -[En marge: Ces précautions d'urgence adoptées, Napoléon s'occupe des -mesures fondamentales.] - -Ces premières dispositions d'urgence une fois prises, il s'occupa à -l'instant même des mesures fondamentales. Ces mesures décidées dans -son esprit dès le premier jour, étaient cependant l'objet de quelque -doute encore, sous le rapport de l'étendue, parce qu'il avait voulu, -avant de les annoncer, que les circonstances se fussent plus -complétement développées. Le triste état dans lequel arrivaient les -débris de l'armée, un mouvement rétrograde qui au lieu de s'arrêter à -Koenigsberg, à Kowno, à Grodno, ne s'était pas encore arrêté à Posen, -la défection du général d'York, le mouvement populaire dont cette -défection avait été le signal en Allemagne, étaient des événements -tellement graves, qu'il devenait convenable et même urgent de parler à -la nation française, de lui demander de grands efforts, et de la -provoquer surtout à manifester ses sentiments patriotiques, en réponse -à l'exaltation nationale qu'on cherchait à exciter contre elle. - -[En marge: Levée de cinq cent mille hommes, et appel patriotique fait -à la France.] - -Napoléon avait sous la main, comme nous l'avons dit, environ 140 mille -conscrits de 1813, appelés en septembre, et remplissant déjà les -dépôts. Il avait en outre les cent bataillons de cohortes, ceux-là -parfaitement instruits, remplis d'hommes faits, mais ne présentant -sous le rapport des officiers qu'une organisation provisoire. C'était -une première ressource de 240 à 250 mille hommes, fort importante, et -à peu près disponible. Napoléon résolut de la doubler tout de suite, -et de la porter à 500 mille hommes. - -[En marge: Emploi des cinq cent mille hommes appelés sous les -drapeaux.] - -Grâce aux facilités qu'on trouvait dans l'institution de la garde -nationale, laquelle avait été divisée en trois bans, comprenant les -citoyens de vingt à vingt-six ans, ceux de vingt-six à quarante, enfin -ceux de quarante à soixante, on avait, en puisant dans le premier ban, -composé les cohortes d'hommes non mariés, moins nécessaires à leurs -familles, et ayant acquis toute la force virile. Napoléon résolut de -se procurer encore une centaine de mille hommes de cette qualité, en -revenant sur les classes de 1809, 1810, 1811, 1812, pour leur faire -subir un nouvel appel. Aujourd'hui en France on ne prend que le quart -ou le cinquième de chaque classe, afin de ne point épuiser la -population, et toute classe, après l'appel qui lui a été fait, est -définitivement libérée. Alors on prenait le tiers, puis on revenait -après coup sur les classes qui avaient déjà fourni leur contingent, et -on y opérait un nouveau triage pour y choisir les hommes qui avaient -acquis à vingt-deux, à vingt-trois, à vingt-quatre ans, les conditions -de taille et de force physique qu'ils ne remplissaient pas à vingt et -un. C'est par un appel de ce genre sur les classes anciennement -libérées que Napoléon songea à se procurer encore les 100 mille hommes -faits dont il avait besoin, et avec lesquels il voulait recomposer les -corps spéciaux. Mais les six dernières classes ayant fourni aux -cohortes en vertu des lois sur la garde nationale, il ne s'adressa -qu'aux quatre dernières, celles de 1809, 1810, 1811, 1812. Enfin il -résolut d'exiger tout de suite la conscription de 1814, qui devait -venir remplacer dans les dépôts celle de 1813, de manière que les -armées actives complétées, les dépôts se trouveraient encore pleins. -Ainsi sur 500 mille hommes qu'il aurait à sa disposition, 350 mille -partiraient immédiatement pour aller former avec ce qui restait sur la -Vistule et l'Oder une masse de 450 mille combattants, et on en -conserverait dans les dépôts 150 mille, pour garder l'intérieur et les -frontières, les armées d'Espagne n'ayant rien perdu de leur effectif. -Napoléon songeait aussi à se faire offrir des dons volontaires qui -auraient, outre une certaine valeur matérielle, l'avantage d'une -grande manifestation nationale. - -Sur les 500 mille hommes dont nous venons de parler, il n'y avait de -mesure législative à décréter que pour 350 mille. En effet la -conscription de 1813 avait déjà été votée et levée; les 100 mille -hommes des cohortes étaient réunis, mais il fallait par un vote du -Sénat se faire autoriser à les employer hors des frontières; les 100 -mille hommes à prendre sur les quatre dernières classes, enfin la -conscription de 1814 étaient entièrement à demander. On prépara un -sénatus-consulte embrassant ces diverses mesures; on y ajouta un -rapport de M. de Bassano, où la défection du général d'York était -longuement et vivement racontée, où les mouvements de l'Allemagne -étaient présentés comme des agitations anarchiques excitées par les -souverains à l'instigation de l'Angleterre, où l'on mettait en -comparaison l'ordre régulier maintenu en France, avec le désordre -imprudemment favorisé en Europe par des princes d'ancienne origine, où -l'on cherchait en un mot à réveiller, outre la haine de l'étranger, un -grand effroi des troubles révolutionnaires, effroi du reste que la -conspiration du général Malet avait de nouveau rendu assez général en -France. - -[En marge: Napoléon convoque un conseil extraordinaire pour lui -soumettre les mesures proposées et le consulter sur la conduite à -tenir envers les puissances.] - -Avant d'envoyer ce sénatus-consulte au Sénat, Napoléon voulut -convoquer un conseil extraordinaire, dans lequel il s'entretiendrait -avec quelques personnages éminents de la situation de l'Europe, et des -mesures à prendre pour terminer la grande lutte dans laquelle on était -engagé. Peu habitué à consulter même ses ministres, ne tenant avec -chacun d'eux que des conseils particuliers sur des objets spéciaux, se -réservant exclusivement l'ensemble du gouvernement, il était devenu un -peu plus communicatif depuis ses malheurs, et sans être plus que de -coutume enclin à suivre l'avis d'autrui, il était disposé à en faire -le semblant, pour associer plus de monde à son action. Au surplus, il -était décidé à se conduire en soldat, à dépouiller même le souverain -dont il avait eu beaucoup trop le faste dans la campagne de 1812, à -être véritablement le général Bonaparte, et à revenir ainsi vers ces -temps où travaillant jour et nuit, vivant presque à cheval, il -n'obtenait qu'au prix de soins infinis les faveurs que la fortune -semblait lui dispenser à pleines mains. Il était donc résolu à expier -ses fautes, à les expier par des prodiges d'application et d'énergie, -mais malheureusement il n'était pas résolu à les expier aussi par la -modération, car pour se sauver (et il en était temps encore), il eût -fallu désarmer le monde par deux moyens, la force et la modération. Or -de ces deux moyens, il n'en admettait qu'un, la force, non pas qu'il -ne songeât point à la paix, il en éprouvait le besoin au contraire, et -il la désirait sincèrement; mais il voulait vaincre d'abord, afin de -reprendre son ascendant, et puis dicter la paix, une paix à sa mesure, -légèrement accommodée aux circonstances, mais ne répondant ni à l'état -présent des esprits, ni au changement qui s'était opéré dans les -dispositions de l'Europe. - -[En marge: Dispositions et langage des personnages que Napoléon allait -consulter.] - -[En marge: MM. de Cambacérès, de Talleyrand, de Rovigo, Mollien, -Duroc, de Caulaincourt, se prononcent journellement pour la paix.] - -[En marge: Opinion de Napoléon.] - -Depuis son retour, ce n'était parmi ceux qui l'entouraient qu'un -concert de voeux publics ou secrets pour la paix la plus prompte. -L'archichancelier avec sa gravité et sa réserve accoutumées, M. de -Talleyrand avec son insouciance tantôt affectée, tantôt réelle, le duc -de Rovigo avec la hardiesse d'un familier habitué à tout dire, M. -Mollien avec le chagrin d'un financier obéré, enfin, parmi les grands -officiers de la cour, le grand maréchal Duroc avec sa discrète -sagesse, M. de Caulaincourt avec la fermeté d'un bon citoyen, -insinuaient ou déclaraient tout haut qu'il fallait la paix, qu'il la -fallait plus ou moins avantageuse, mais qu'il la fallait quelle -qu'elle fût, sous peine de périr. M. de Caulaincourt, qui dans ces -circonstances se conduisit de manière à mériter l'estime éternelle des -honnêtes gens, était le plus hardi, le plus opiniâtre à demander la -paix. À toutes ces instances Napoléon répondait qu'il la voulait lui -aussi, qu'il en sentait la nécessité, mais qu'il fallait la gagner par -un suprême et dernier effort, ce qui était complétement vrai. Il -ajoutait qu'en la désirant, en étant décidé à la faire, on ne devait -pas trop le laisser voir, car tout serait perdu si on croyait en -Europe le courage de la France ébranlé, ce qui était vrai encore, mais -à une condition, c'est qu'en se montrant résolus à combattre, on ne -désespérerait pas ceux qui, moyennant quelques concessions, étaient -prêts, comme l'Autriche, à s'unir à nous pour imposer la modération à -tout le monde. - -[En marge: Opinion de M. de Bassano.] - -Parmi les grands personnages qui, autour de Napoléon, enhardis par le -péril, peut-être aussi par la diminution du prestige, commençaient à -manifester une opinion, un seul, toujours assuré, portant toujours -haut son visage satisfait, M. de Bassano, était aussi confiant que si -les événements de Russie ne s'étaient pas accomplis. Napoléon, à -l'entendre, invincible quoique vaincu, réparerait bientôt un malheur -qui n'était après tout qu'un mauvais hiver, replacerait l'Europe à ses -pieds, et dicterait les conditions de la pacification générale. Ces -vaines paroles, dont au fond Napoléon appréciait la valeur, lui -plaisaient néanmoins, et même sans y croire il aimait à entendre dire -qu'il était encore aussi puissant qu'autrefois. Pourtant, il y aurait -eu un plaisir moins dangereux, et peut-être plus doux à lui procurer, -c'eût été de lui montrer sans cesse l'urgente, l'absolue nécessité des -sacrifices, et de préparer ainsi à son orgueil souffrant une excuse -pour céder. - -[En marge: La question consiste moins dans le principe des -négociations, que tout le monde est d'avis d'ouvrir, que dans le mode -de ces négociations.] - -[En marge: M. de Caulaincourt serait d'avis de s'aboucher directement -avec la Russie, sans passer par l'intermédiaire de l'Autriche.] - -[En marge: M. de Bassano est d'un avis contraire.] - -[En marge: M. de Talleyrand incline à l'opinion de M. de -Caulaincourt.] - -Du reste, Napoléon, nous le répétons, ne repoussait pas l'idée des -négociations, il disputait seulement sur les formes à employer pour -les ouvrir. Il se présentait en effet une question toute politique, -dont l'importance était fort grande, et qui était vivement débattue -autour de Napoléon, malgré le silence habituel dans lequel se -renfermaient les hommes qui l'approchaient. Le principe des -négociations admis, il s'agissait de savoir comment on les entamerait, -si on se prêterait aux vues de l'Autriche, en consentant à lui laisser -prendre le rôle officieux dont elle semblait pressée de se charger, ou -si, négligeant les intermédiaires plus ou moins sincères et -désintéressés, on irait droit à la partie adverse, c'est-à-dire à la -Russie, pour s'entendre franchement avec elle, et en finir d'une lutte -inutile et désastreuse. M. de Caulaincourt, fort habitué à traiter -avec la cour de Russie, tout plein de ses souvenirs de 1810 et de -1811, frappé encore des efforts de l'empereur Alexandre pour éviter la -guerre, espérait, en se présentant à ce prince, lui faire agréer une -paix honorable pour les deux parties; et ce n'était pas le désir de -ressaisir un grand emploi diplomatique auquel il avait volontairement -renoncé, qui le faisait parler de la sorte, mais le dévouement à une -dynastie à laquelle il s'était attaché, à la France qu'il croyait en -péril. M. de Bassano était d'un avis tout contraire. Ayant beaucoup de -liaisons particulières avec la cour de Vienne depuis le mariage de -Napoléon, il voulait négocier par le canal de l'Autriche, devenir -ainsi l'auteur d'une paix que tout le monde désirait, qu'il désirait -lui-même, mais à la manière de Napoléon, c'est-à-dire avec des -exigences qui devaient la rendre impossible. M. de Talleyrand qui -employait à rire de M. de Bassano le temps qu'il ne consacrait plus -au service de l'État, et que Napoléon eût mieux fait d'utiliser pour -lui-même en le rappelant au ministère, M. de Talleyrand, par des -raisons fort plausibles, et par aversion pour M. de Bassano, était, -contre sa coutume, opposé à l'Autriche, et à l'importance qu'il -s'agissait de lui donner. - -[En marge: Impossibilité de s'aboucher directement avec la Russie, à -cause des dispositions actuelles de l'empereur Alexandre.] - -[En marge: Dans cette situation, il y a nécessité d'accepter les -services de l'Autriche, et dès lors de s'entendre avec elle.] - -Il est bien certain qu'à voir les allures de la cour de Vienne, on -pouvait craindre qu'en offrant de s'entremettre, elle ne passât -prochainement d'un rôle officieux à un rôle dominateur, et qu'après -avoir modestement conseillé la paix, elle ne finît par l'imposer les -armes à la main. Dans ses rapports avec la France surtout, la -médiation qui commençait par le langage le plus amical, le plus -paternel même, était une manière parfaitement commode de passer du -rôle d'allié à celui d'arbitre, et bientôt peut-être, si l'arbitre -n'était pas écouté, au rôle d'ennemi. Aussi la faire entrer le moins -possible dans les grandes affaires du moment, renoncer aux services -militaires et politiques qu'on pouvait en obtenir, si on ne voulait -pas les payer, et la négliger pour s'adresser directement à la Russie, -était ce qu'il y avait de plus sage et de plus habile. Mais il y avait -une difficulté presque insurmontable à suivre cette conduite, -c'étaient les nouvelles dispositions de l'empereur Alexandre. M. de -Caulaincourt l'avait laissé timide, tremblant à l'idée de rencontrer -Napoléon sur un champ de bataille, et prêt aux plus grands sacrifices -pour éviter cette extrémité. Mais arrivé tout à coup par suite -d'événements extraordinaires au rôle de vainqueur de Napoléon, -enorgueilli au dernier point de cette situation si nouvelle, enflé de -l'espérance d'être le libérateur de l'Europe, enivré par les -applaudissements des Allemands, il était devenu inabordable, et -probablement M. de Caulaincourt, rencontrant auprès de lui des égards -personnels mais aucune condescendance, eût supporté moins qu'un autre -ce changement d'attitude si récent et si complet, et eût rompu -brusquement. L'abouchement direct avec Alexandre était donc à peu près -impraticable, et dès lors il n'y avait de recours possible aux -négociations que par l'intermédiaire de l'Autriche. Sous ce dernier -rapport, M. de Bassano avait raison; mais en quoi il se trompait, -c'était dans la manière d'employer les bons offices de la cour de -Vienne, et surtout de les payer. Dans le fond cette cour n'avait -l'intention ni de détruire, ni d'abaisser la France, par crainte -d'abord, car Napoléon l'effrayait toujours, par pudeur aussi, car le -mariage était trop récent pour qu'on n'en tînt pas compte. Mais elle -voulait profiter de l'occasion pour refaire la situation de l'Autriche -et de l'Allemagne, ce qui était fort naturel et fort légitime. Il -fallait le reconnaître, s'y résigner, quelque désagréable que cela pût -être, parce qu'on s'y était exposé par de grandes fautes, parce qu'au -fond l'intérêt réel de la France y était moins compromis que -l'amour-propre de Napoléon, et une fois résigné, entrer franchement en -communication avec la cour de Vienne, se mettre d'accord avec elle, la -laisser faire ensuite, pendant qu'on gagnerait encore quelques grandes -batailles, qui seraient dans ses mains un moyen de rendre les coalisés -raisonnables, et dans les nôtres un moyen de lui payer à elle ses -services un peu moins cher. - -[En marge: À défaut de cette manière de procéder, il reste une seule -conduite, c'est de n'avoir aucun recours à l'Autriche, et de la -laisser en dehors des affaires présentes.] - -Si on ne voulait pas se plier aux circonstances, ce qui après -l'expédition de Russie était le plus triste des égarements, il y avait -encore une autre conduite à tenir, c'était, en affectant les bons -rapports avec l'Autriche, en écoutant ses conseils avec une déférence -apparente, de se tenir à distance d'elle, de ne pas chercher à -l'employer, de ne réclamer de sa part aucun service ni diplomatique ni -militaire, car tout ce qu'on lui demandait sous le rapport -diplomatique l'autorisait à se mêler des conditions de la paix, ce qui -était un acheminement à les dicter, et ce qu'on lui demandait sous le -rapport militaire l'autorisait à armer, ce qui était un acheminement à -nous faire la guerre. - -Il fallait donc ou s'adresser directement et tout de suite à la -Russie, si la chose était possible, ou si elle ne l'était pas, -s'adresser à l'Autriche, franchement, cordialement, en étant prêt à -lui payer ses services, ou enfin, si on n'avait pas cette sagesse, -l'employer aussi peu que possible, et ne pas agrandir nous-mêmes une -importance et des forces qui devaient bientôt être employées contre -nous. Toutes autres vues que celles-là étaient dans le moment dénuées -de raison. - -[En marge: Conseil solennel tenu aux Tuileries sur la politique -extérieure de la France.] - -Ce sont ces diverses questions, celles de la paix, du mode des -négociations, de l'étendue des armements, que Napoléon voulut traiter -dans un conseil spécial, qu'il réunit aux Tuileries dans les premiers -jours de janvier, et qu'il composa d'hommes parfaitement compétents. -Dans un pays où les ministres auraient été responsables, c'est-à-dire -auteurs de la direction des affaires, il aurait dû n'y admettre que -des ministres; dans un pays où il était seul auteur de toutes les -déterminations, il choisit parmi les hommes de son entourage les plus -expérimentés dans les matières qu'on avait à traiter. Il désirait -tirer de ce conseil quelques lumières, s'il pouvait, mais surtout -faire preuve de dispositions pacifiques, et une fois qu'un système -aurait été adopté, obtenir autour de lui un complet accord de volontés -et de langage. - -Les personnages appelés, et la plupart d'après la désignation de M. de -Bassano, furent, outre M. de Bassano lui-même, l'archichancelier -Cambacérès, le prince de Talleyrand, M. de Caulaincourt, M. le duc de -Cadore (de Champagny), ancien ambassadeur et ancien ministre des -affaires étrangères, enfin les deux principaux commis de ce -département, MM. de la Besnardière et d'Hauterive. Certes il eût été -difficile de réunir plus de savoir, et plus de vrai désir de sauver -Napoléon et l'État lui-même. - -[En marge: Exposé fait par Napoléon des questions à résoudre.] - -Napoléon, calme et grave, exposa brièvement la situation, ordonna la -lecture des décrets qu'on devait présenter au Sénat, puis précisa -comme il suit la question qu'il voulait faire approfondir.--«Je -souhaite la paix, dit-il, mais je ne crains point la guerre. Malgré -les pertes que nous a causées la rigueur du climat, il nous reste -encore de grandes ressources. Au dedans la tranquillité règne. La -nation ne veut point renoncer à sa gloire et à sa puissance. Au dehors -l'Autriche, la Prusse, le Danemark donnent les plus fortes assurances -de leur fidélité. L'Autriche ne songe pas à rompre une alliance dont -elle attend de grands avantages. Le roi de Prusse offre de renforcer -son contingent, et vient de déférer à un conseil de guerre le général -d'York. La Russie a besoin de la paix. Quoique travaillée par les -intrigues de l'Angleterre, je ne pense pas qu'elle veuille persister -dans une lutte qui finira par lui être funeste. - -»J'ai ordonné une levée de 350 mille hommes (faisant, comme on l'a -dit, 500 avec la conscription de 1813); le projet de sénatus-consulte -est rédigé et va être présenté. Un autre décret est préparé pour la -convocation du Corps législatif, auquel je n'aurai pas d'impôts -nouveaux à demander, mais dont la présence peut être utile dans les -conjonctures actuelles, et auquel il se pourrait qu'on eût à proposer -des mesures législatives. - -»Après avoir ainsi réglé le développement de nos forces, convient-il -d'attendre des propositions de paix ou d'en faire? Si nous prenons -l'initiative, faut-il traiter directement avec la Russie, ou est-il -préférable de s'adresser à l'Autriche, et de lui demander son -intervention? Telles sont les questions sur lesquelles j'attends et -appelle vos lumières.»-- - -À la suite de cet exposé concis et ferme, chacun parla dans son propre -sens. - -[En marge: Opinion de MM. de Caulaincourt, de Cambacérès, de -Talleyrand.] - -M. de Caulaincourt soutint, en homme convaincu et en bon citoyen, la -nécessité de la paix, et la convenance de traiter directement avec la -Russie. Il appuya cette opinion de considérations qui dans sa bouche -devaient avoir un grand poids, ayant vécu tant d'années et avec tant -d'honneur à Saint-Pétersbourg. Le sage Cambacérès, avec son instinct -ordinaire de prudence, inclinant à s'adresser tout de suite au plus -fort, à celui de qui tout dépendait, c'est-à-dire à l'empereur de -Russie, et à tout terminer avec lui du mieux qu'on pourrait, se -défiant particulièrement de l'Autriche qui n'offrait ses bons offices -que pour les mettre à très-haut prix, opina comme M. de Caulaincourt, -et appuya très-fort sa proposition. M. de Talleyrand, en quelques mots -brefs et sentencieux, exprima l'avis de s'adresser immédiatement à la -Russie, pour avoir la paix sans longs détours, l'avoir promptement, -et, selon lui, pas plus chèrement qu'en passant par les mains de -l'Autriche. - -[En marge: Réponse de M. de Bassano.] - -Après ces messieurs, M. de Bassano développa longuement le dire -contraire, et, s'étayant de ce qu'il recueillait chaque jour, parla -avec beaucoup de raison de la difficulté de s'aboucher avec la Russie, -auprès de laquelle tous les abords étaient fermés, et de la facilité -au contraire de passer par l'Autriche, dont toutes les voies s'étaient -spontanément ouvertes. Mêlant à une opinion vraie les illusions d'un -esprit crédule, il afficha la plus entière confiance dans le -désintéressement de la cour de Vienne, dans son attachement à -l'alliance, dans l'amour enfin du beau-père pour le gendre, et affirma -que tout serait facile de ce côté, même sûr, sans indiquer (ce qui -aurait dû être le complément de son opinion, et ce qui l'aurait rendue -parfaitement sage), sans indiquer à quel prix on obtiendrait les -services de l'Autriche. - -[En marge: MM. de Champagny, d'Hauterive, de la Besnardière, opinent -dans le même sens que M. de Bassano.] - -M. de Champagny, modeste et sensé, voyant de grandes difficultés à -traiter avec la Russie, de grandes facilités à traiter avec -l'Autriche, disposé à la confiance envers cette dernière cour, auprès -de laquelle il avait résidé, résigné à lui payer ses services ce -qu'elle voudrait, opina comme M. de Bassano. M. d'Hauterive ayant des -avis de commande, M. de la Besnardière, esprit fin, caustique, se -moquant volontiers de la politique de M. de Bassano, mais soumis par -intérêt, se prononcèrent tous deux pour l'opinion du ministre, chef de -leur département. C'étaient par conséquent quatre voix contre trois en -faveur de l'intervention autrichienne. - -[En marge: Quatre voix contre trois se prononcent en faveur de la -médiation autrichienne.] - -Pour qu'un tel conseil pût être utile, on aurait dû, en adoptant -l'intermédiaire de l'Autriche comme le seul admissible, aller plus -loin, oser discuter à quelles conditions on obtiendrait les bons -offices de cette cour, exposer franchement ces conditions, les faire -accepter, car, ainsi qu'on le verra bientôt, elles étaient -acceptables, ou bien si on n'en voulait pas, montrer qu'il fallait -alors se conduire avec assez d'art pour éluder l'intervention de -l'Autriche au lieu de la rechercher, pour réduire son rôle au lieu de -le grandir, pour retarder surtout ses déterminations, et avoir ainsi -le temps de vaincre les coalisés avant qu'elle se mît de la partie. - -Mais Napoléon ne demandait pas qu'on allât si loin, et aveuglé par ses -désirs s'aperçut trop tard de la faute qu'on allait commettre. Ce -qu'il voyait très-bien, c'est qu'à ouvrir des négociations il n'y -avait pour le moment qu'un moyen d'y parvenir, c'était de se servir de -la cour de Vienne. Mais il n'aimait pas à se rendre compte de ce qu'il -en coûterait, il se flattait d'agir par l'Impératrice sur son -beau-père, d'obtenir ainsi de l'Autriche des services à la fois -militaires et diplomatiques, et se persuadait qu'en lui donnant -l'Illyrie promise autrefois pour dédommagement de la Gallicie, et en -la lui donnant cette fois gratis, elle se tiendrait pour suffisamment -récompensée. C'était là une erreur funeste, et qui devait être presque -aussi fatale que l'expédition de Russie. Au surplus, désirant qu'on -négociât ostensiblement pour satisfaire l'esprit public, il trouvait -digne et séant de laisser négocier son beau-père, sans paraître s'en -mêler lui-même. - -Ainsi qu'il le faisait dans ces conseils politiques, rares et -solennels, où il n'émettait pas son avis, tandis qu'il l'exprimait -vivement et impérieusement dans les conseils administratifs, il -remercia sans s'expliquer les membres de cette réunion, et parut -toutefois pencher pour l'opinion qui avait obtenu la majorité, celle -de traiter de la paix, d'en traiter par l'entremise de l'Autriche, de -faire en même temps un grand déploiement de forces, de présenter au -Sénat le sénatus-consulte projeté pour la levée des 350 mille hommes, -et de retarder de quelques semaines la convocation du Corps -législatif, qui pourrait en ce moment refléter avec trop de vivacité -l'agitation de l'esprit public. - -[En marge: La conduite proposée est immédiatement suivie, mais de -manière à la rendre plus périlleuse que salutaire.] - -[En marge: Lettre de Napoléon à son beau-père l'empereur François.] - -[En marge: Napoléon énonce dans sa lettre des prétentions qui rendent -toute négociation impossible.] - -Cette conduite fut en effet immédiatement suivie, mais avec les -fautes que le caractère de Napoléon devait y apporter, et que le -caractère de M. de Bassano n'était pas fait pour atténuer. Napoléon -après avoir fort écouté M. de Bubna, que du reste il avait caressé -très-adroitement et mis entièrement dans ses intérêts, écrivit à son -beau-père dans un langage qui, bien qu'affectueux et amical, n'était -propre à le gagner ni par le fond ni par la forme. Il lui raconta sa -campagne de 1812, qu'on avait, disait-il, fort défigurée à Vienne -dans mille récits malveillants, se plaignit de ce qu'on avait beaucoup -trop écouté ces récits dans la cour de son beau-père, ajouta, ce qui -était vrai, que les Russes ne l'avaient pas vaincu une seule fois, que -partout ils avaient été battus, qu'à la Bérézina notamment ils avaient -été écrasés; que des prisonniers, des canons, ils n'en avaient jamais -pris sur le champ de bataille, ce qui était vrai encore, mais que les -chevaux étant morts de froid il avait fallu abandonner beaucoup de -matériel d'artillerie; que la cavalerie étant à pied n'avait pu -protéger les soldats qui s'éloignaient pour vivre, qu'il avait ainsi -perdu des canons et des hommes, et que le froid par conséquent était -la seule cause de ce qu'il fallait appeler un mécompte et non pas un -désastre. Napoléon faisait ensuite de ses armements un étalage -immense, menaçant non-seulement pour ses ennemis, mais même pour ceux -de ses alliés qui voudraient l'abandonner, ce qui s'adressait -directement à la Prusse, et indirectement à l'Autriche, puis cependant -finissait par conclure que malgré la certitude de rejeter au printemps -les Russes sur la Vistule, de la Vistule sur le Niémen, il désirait la -paix, l'aurait offerte s'il avait terminé cette campagne sur le -territoire ennemi, mais ne croyait pas de sa dignité de l'offrir dans -l'état présent des choses, acceptait donc l'entremise de l'Autriche, -et consentait à l'envoi de plénipotentiaires autrichiens auprès des -cours belligérantes. Il ajoutait que, sans préciser aujourd'hui les -conditions de cette paix, il était des bases qu'il pouvait tout de -suite indiquer, parce qu'il était résolu à n'en pas laisser poser -d'autres. Jamais, disait-il, il ne consentirait à détacher de l'Empire -ce que des sénatus-consultes avaient déclaré territoire -constitutionnel. Ainsi Rome, le Piémont, la Toscane, la Hollande, les -départements anséatiques, étaient choses inviolables et inséparables -de l'Empire. Ainsi Rome et Hambourg devaient, quoi qu'il arrivât, -avoir des préfets français! Napoléon ne s'expliquait pas sur le duché -de Varsovie, ne disait pas ce qu'il en voulait faire, et n'excluait -pas dès lors l'idée d'accorder quelque agrandissement à la Prusse -(chose essentielle pour ceux qui tenaient à reconstituer l'Allemagne); -mais il déclarait qu'il ne consentirait à aucun agrandissement -territorial pour la Russie, et ne lui accorderait que de la dégager -des obligations du traité de Tilsit, c'est-à-dire des liens du blocus -continental. Quant à l'Angleterre, avec laquelle il était -non-seulement désirable, mais nécessaire de traiter, car la Russie ne -pouvait pas se séparer d'elle, Napoléon se renfermait dans la lettre -écrite à lord Castlereagh au moment de partir pour la Russie, et dans -laquelle il avait posé comme principe fondamental l'_uti possidetis_. -D'après ce principe, l'Espagne qu'il possédait alors devait appartenir -à Joseph, le Portugal qu'il ne possédait pas à la maison de Bragance, -Naples qu'il avait conquis à Murat, la Sicile qu'il n'avait jamais -occupée aux Bourbons de Naples, résultat du reste déplorable, car en -obtenant sur le continent des territoires dont nous n'avions aucun -besoin, nous perdions au delà des mers toutes nos colonies, tombées -alors aux mains de l'Angleterre. Assurément il était impossible -d'imaginer rien de plus imprudent qu'une telle déclaration. À vouloir -se montrer fiers envers l'Europe, pour qu'elle n'abusât pas de notre -abattement, on devait se borner à l'être dans le ton et le langage, -mais il ne fallait pas énoncer des conditions qui allaient rendre -toute négociation impraticable, et qui, en ôtant toute espérance à -l'Autriche de nous amener à son plan de pacification, devaient la -décider au fond du coeur à prendre son parti sur-le-champ, et dès lors -à précipiter son changement d'alliance, qu'il eût fallu, même en le -prévoyant, même en s'y résignant, retarder le plus longtemps possible. - -L'essentiel en effet dans le moment eût été de deviner les désirs de -l'Autriche, et de la satisfaire dans une certaine mesure, dans la -mesure qui pouvait nous l'attacher, puisqu'au lieu de l'écarter de la -lice on travaillait à l'y attirer. Que l'on tînt à l'Espagne, à la -Hollande, même à Naples, peu lui importait au fond, si on parvenait à -décider l'Angleterre à céder sur ces divers points. Qu'on ne voulût -accorder aucun agrandissement à la Russie, soit en Turquie, soit en -Pologne, elle ne demandait pas mieux, et ce n'est pas pour de telles -choses qu'elle eût fait la guerre. Mais ce qui l'intéressait, c'était -d'affranchir l'Allemagne du joug que nous faisions peser sur elle, -joug insupportable lorsque nous avions, outre le protectorat avoué de -la Confédération du Rhin, des préfets à Hambourg et à Lubeck, un roi -français à Cassel, lorsque surtout nous avions réduit la Prusse à -presque rien. Assurément l'Autriche n'éprouvait pas de sensibilité de -coeur pour la Prusse; mais laisser cette puissance aussi affaiblie -qu'elle l'était présentement, c'était à ses yeux renoncer à l'une des -forces essentielles de la Confédération germanique. Elle ne voulait -pas reprendre la couronne impériale, fardeau plus pesant encore que -glorieux, mais elle voulait retrouver son indépendance dans -l'indépendance de l'Allemagne, exercer la première influence dans -cette Allemagne reconstituée, et quant à ce qui la concernait -personnellement, recouvrer l'Illyrie, obtenir une meilleure frontière -sur l'Inn, être débarrassée enfin du grand-duché de Varsovie, car elle -ne croyait guère au rétablissement de la Pologne, et en tout cas -n'entendait pas le payer de la Gallicie. Elle n'avait jusqu'ici -exprimé aucun de ces voeux, mais il suffisait de la moindre -connaissance de sa situation pour les prévoir, et il fallait à force -d'ambition avoir perdu le sens vrai des choses pour lui ôter jusqu'à -l'espérance sur des points aussi importants, surtout en ayant pour -concurrents auprès d'elle la Russie et l'Angleterre, qui allaient lui -offrir, outre un changement complet en Allemagne, la restitution de -tout ce qu'elle désirerait en Italie, en Bavière, en Souabe, en Tyrol, -de tout ce qui avait fait jadis sa gloire et sa puissance, de tout ce -qui causait encore, quand elle y pensait, ses regrets et sa douleur. - -Si on croyait, après la destruction de la grande armée et avec une -moitié de nos forces engagée en Espagne, si on croyait pouvoir vaincre -l'Europe entière, l'Autriche comprise, au moins fallait-il, dans -l'intérêt de la prochaine campagne, laisser cette puissance dans le -doute, et ne pas lui donner un puissant motif d'accélérer ses -armements, et de hâter ses déterminations contre nous. Entretenir ses -espérances pour ne pas la jeter trop tôt dans les bras de nos ennemis -était donc la plus élémentaire de toutes les politiques. - -[En marge: Dépêche de M. de Bassano aggravant la lettre écrite par -Napoléon.] - -À la funeste lettre que Napoléon venait d'écrire à son beau-père, M. -de Bassano en joignit une destinée à M. de Metternich, celle-ci disant -trois ou quatre fois plus longuement, plus orgueilleusement, ce que -Napoléon avait dit avec la hauteur de ton qui lui appartenait. Les -armements de la France y étaient exposés avec une exagération presque -ridicule. La Prusse, disait-il, venait d'inspirer quelques méfiances, -et on armait cent mille hommes, on préparait cent millions de plus. Si -elle finissait par se prononcer contre nous, ce seraient deux cent -mille hommes, et deux cents millions qu'on ajouterait à nos -ressources. Un nouvel ennemi se présenterait-il, ce seraient encore -deux cent mille hommes et deux cents millions qu'on réunirait, ce qui -ne laissait guère d'incertitude sur l'application qu'on en pouvait -faire, car après la Prusse il n'y avait que l'Autriche qui pût -provoquer ce nouveau déploiement de forces. On irait, écrivait le -ministre des affaires étrangères, jusqu'à douze cent mille hommes, -pour maintenir ce qu'on appelait le territoire constitutionnel de -l'Empire et la gloire de Napoléon. On parlait, continuait M. de -Bassano, du soulèvement des esprits contre la France! Il fallait, au -contraire, qu'on y prît garde, et qu'on ne poussât pas à bout une -nation susceptible comme la nation française, prête à se lever tout -entière contre ceux qui en voulaient à sa grandeur, et, s'il était -nécessaire, à se jeter violemment sur l'Europe. On verrait alors de -bien autres catastrophes que toutes celles auxquelles on avait -assisté. Tel qui n'existait encore que par la générosité et l'esprit -de tolérance de la France, cesserait de figurer sur la carte de -l'Europe!--M. de Metternich avait paru donner des conseils, et, comme -on le voit, on les lui rendait de manière à lui ôter toute envie d'en -donner à l'avenir. On terminait cette étrange diplomatie par des -témoignages personnellement gracieux pour le ministre autrichien, mais -qui ressemblaient fort à la politesse d'un supérieur envers un -inférieur. Au surplus Napoléon et son ministre acceptaient, -disaient-ils, l'intervention de l'Autriche, mais aux conditions -énoncées, c'est-à-dire aux conditions arrachées à la Russie après -Friedland, à l'Autriche après Wagram, et malheureusement on traitait -après Moscou! Pour allécher l'Autriche, on avait imaginé un moyen -aussi singulier que tout le reste, c'était de lui annoncer avec -appareil, et comme nouvelles de famille capables de l'intéresser, le -couronnement prochain du roi de Rome, petit-fils de l'empereur -François, et l'avénement de sa fille Marie-Louise à la régence de -France, deux projets qui occupaient Napoléon, et dont il avait -entretenu le prince Cambacérès. Sans doute ces nouvelles n'étaient pas -absolument dénuées d'intérêt pour l'empereur François, et elles -étaient de nature à lui causer quelque plaisir, car il aimait sa -fille, et ne pouvait pas être insensible à l'avantage de la voir dans -certains cas gouverner la France. Mais croire qu'une telle -satisfaction lui ferait oublier l'état de l'Allemagne et de -l'Autriche, oublier vingt ans de malheurs qu'il dépendait de lui de -réparer en un instant, c'était se faire une singulière idée de -l'Europe, et des moyens de sortir du pas si dangereux où l'on s'était -témérairement engagé. - -[En marge: Réponse de Napoléon aux propositions de la Prusse.] - -Napoléon avait aussi à s'expliquer avec la Prusse, à répondre aux -excuses qu'elle lui envoyait pour la défection du général d'York, aux -prétentions qu'elle laissait voir de s'établir en Silésie, d'y former -une armée avec notre argent, et de profiter de cet asile pour se -convertir peu à peu, comme l'Autriche, d'alliée en médiatrice, de -médiatrice en ennemie. - -[En marge: Le mal étant sans remède à l'égard de la Prusse, les fautes -envers elle sont peu à redouter.] - -[En marge: Explications de Napoléon avec MM. de Krusemark et de -Hatzfeldt.] - -[En marge: Napoléon ne s'oppose pas à ce que la cour de Prusse se -retire en Silésie, mais se refuse à ce qu'elle traite avec les Russes -pour la neutralisation de cette province.] - -[En marge: Il refuse l'argent demandé, et la restitution des places -fortes.] - -Bien que M. de Saint-Marsan parût ne pas désespérer de la cour de -Prusse si on lui faisait à propos des concessions, il était évident -qu'il y avait fort peu à attendre d'elle, dominée qu'elle était par -des passions nationales irrésistibles, et qu'à son égard on pouvait ne -pas se contraindre beaucoup, sans qu'il en résultât un grand dommage -pour la situation. Consentir en effet à des armements qui allaient -tourner contre nous, lui rendre un argent dû peut-être, mais qui -allait servir à payer ses prochaines hostilités, argent que d'ailleurs -on n'avait pas, aurait été, il faut le reconnaître, une insigne -duperie. Consentir à ce qu'elle se retirât en Silésie pour y traiter -avec la Russie, c'était la livrer nous-mêmes à cette puissance, vers -laquelle elle n'était déjà que trop entraînée. Les fautes n'étaient -donc pas fort à redouter à l'égard de la cour de Berlin, car avec elle -le mal était sans remède. Napoléon reçut M. de Krusemark, représentant -ordinaire de la Prusse, et M. de Hatzfeldt, envoyé pour cette -circonstance, les traita bien sans rien abandonner de sa hauteur -habituelle, leur exposa sa dernière campagne à sa manière, ce qui -était son soin de chaque jour avec ceux qu'il entretenait, puis -s'étendit sur ses vastes armements, sur la prompte revanche qu'il -allait prendre, et leur affirma qu'avant trois mois les Russes -seraient rejetés au delà non-seulement de la Vistule, mais du Niémen -et du Dniéper. Quant au projet de la cour de Prusse de se retirer en -Silésie, il déclara ne pas y mettre obstacle, trouvant tout naturel, -disait-il, qu'elle n'aimât point à résider au milieu des armées -belligérantes, mais il n'admettait pas qu'elle entrât en rapport -direct avec la Russie pour obtenir la neutralisation de la Silésie, et -y voyait un acte positif de défection, car la première condition -qu'exigerait la Russie serait l'abandon de l'alliance française. Quant -aux demandes d'argent qu'on lui présentait, Napoléon convint que -d'après le dernier traité d'alliance il était tenu de compter et de -payer sans délai les fournitures faites à son armée; il déclara -néanmoins qu'après un premier examen, elles lui paraissaient -inférieures non pas seulement aux 94 millions réclamés par -l'administration prussienne, mais même aux 48 millions dus à la -France; que toutefois il consentait, préalablement à tout examen, à -rendre à la Prusse ses 48 millions d'engagements; mais qu'on devait -comprendre qu'avant de donner de l'argent à une puissance placée si -près de ses ennemis, il fallait qu'il fût bien rassuré sur l'usage -qu'elle en pourrait faire. Quant aux places fortes de la Vistule et de -l'Oder, il enferma les deux diplomates prussiens dans un dilemme dont -il leur était difficile de sortir. Si la Prusse, disait-il, était son -alliée sincère, elle ne devait pas regretter de voir ces places dans -ses mains; si elle ne l'était pas, il ne devait les lui rendre à -aucun prix, et, d'ailleurs, dans un moment où l'on allait entreprendre -sur la Vistule et l'Oder une guerre si active, ce n'était pas le cas -de se dessaisir des points qui commandaient ces deux fleuves. -S'élevant ensuite à des considérations plus générales sur la situation -de la Prusse, Napoléon dit que des événements antérieurs, dont il -n'avait pas été le maître, l'avaient détourné de faire pour la maison -de Brandebourg ce qu'il aurait voulu; qu'il le regrettait aujourd'hui, -mais qu'il était temps encore de faire ce qu'on n'avait pas fait, que -la reconstitution de la Pologne n'étant plus vraisemblable, c'était en -Allemagne même qu'il fallait chercher à créer une puissance -intermédiaire, capable de résister à la Russie, et que cette puissance -ne pouvait être que la Prusse; qu'il le pensait ainsi, et était prêt à -concourir à l'accomplissement d'une telle pensée; que si une paix -raisonnable était proposée, il était disposé à renforcer la Prusse du -côté de la Pologne, et même vers la Westphalie, si la pacification au -lieu d'être simplement continentale était en même temps maritime. À -ces insinuations, Napoléon ajouta des témoignages d'estime pour le -roi, des traitements gracieux mais dignes pour ceux qui le -représentaient, néanmoins rien de très-positivement satisfaisant quant -au fond des choses. - -[En marge: Du reste Napoléon se montre disposé à agrandir la Prusse -dans les prochains arrangements de paix.] - -En tout autre temps ces demi-ouvertures relativement au sort futur -qu'il était possible de ménager à la Prusse, auraient été de grandes -consolations pour le roi Frédéric-Guillaume; mais actuellement, sous -l'empire d'une opinion publique entraînée, contre l'influence des -promesses magnifiques que lui faisaient parvenir la Russie et -l'Angleterre, ces vagues espérances étaient de bien faibles liens pour -le rattacher à nous, surtout en lui refusant deux choses auxquelles il -tenait essentiellement, l'argent et les places de l'Oder et de la -Vistule. Le roi était économe en fait de finances, comme il était -prudent en fait de politique. Dans le moment il voulait armer, afin -d'être au niveau des circonstances, et il aurait désiré que ces -armements ne lui coûtassent rien. De plus, il tenait à être maître -chez lui, et il ne croyait pas l'être quand les Français occupaient à -la fois Spandau, Glogau, Custrin, Stettin, Thorn et Dantzig. Ces deux -refus devaient donc l'affecter sensiblement, et précipiter le -mouvement déjà si rapide qui le poussait vers nos ennemis. - -[En marge: Pendant ces négociations, Napoléon s'occupe activement de -la création de ses moyens de guerre.] - -[En marge: Les sénatus-consultes relatifs aux nouvelles levées votés -avec empressement.] - -[En marge: Les hommes éclairés et honnêtes sont tous d'avis de faire -un dernier effort pour arrêter l'ennemi, et conclure ensuite la paix.] - -[En marge: Les masses plus vivement affectées, et moins raisonnables, -sont profondément irritées contre la conscription.] - -Tandis que Napoléon s'expliquait ainsi avec les puissances allemandes -réputées alliées, il ne négligeait rien pour se mettre en mesure de se -passer d'elles. Il avait envoyé au Sénat les décrets dont nous avons -fait mention, et qui à la conscription de 1813 déjà décrétée et amenée -sous les drapeaux, ajoutaient la disponibilité des cohortes, l'appel -de cent mille hommes sur les quatre dernières classes, et enfin la -levée immédiate de la conscription de 1814. Il était impossible de ne -pas accueillir ces mesures. Elles furent votées avec soumission par le -Sénat; elles l'auraient été avec chaleur par une assemblée libre, et -avec des manifestations de sentiments qui auraient exercé sur l'esprit -du pays la plus heureuse influence. Que le gouvernement eût tort, -qu'il eût follement compromis une grandeur qui nous avait coûté tant -de sang, ce ne pouvait être douteux pour personne. Mais quiconque -avait des lumières et du patriotisme, ne pouvait pas contester non -plus que l'étranger ayant été attiré sur la France, il fallait lui -tenir tête, et le repousser, sauf à traiter ensuite, même au prix de -grandes concessions auxquelles la France pouvait se prêter sans -s'affaiblir. Ces concessions il fallait les accorder après des -victoires, qui rendissent à nos armes non pas leur gloire, désormais -impérissable, mais un prestige d'invincibilité qu'elles venaient de -perdre. Ainsi faire un dernier effort, et après cet effort conclure la -paix, telle était l'opinion des hommes éclairés. Mais le sort des -hommes éclairés est d'être rarement écoutés, soit par les princes, -soit par les peuples. La masse de la nation, jadis si soumise et trop -soumise à Napoléon, était maintenant disposée à blâmer, à murmurer, à -mal accueillir en un mot les nouvelles charges dont elle se voyait -menacée. Les parents de ces enfants qui sur le champ de bataille -allaient devenir des héros, se plaignaient avec amertume, et dans les -lieux publics s'élevaient hautement contre les conscriptions répétées, -contre les guerres incessantes, contre des conquêtes tellement -lointaines, qu'à peine le patriotisme pouvait-il s'y intéresser. Plus -on descendait dans les classes inférieures, plus on trouvait ce -sentiment prononcé, parce que la souffrance des appels y étant plus -sentie, et l'intelligence politique y étant moindre, on n'y comprenait -pas aussi bien la nécessité d'un dernier et immense effort. Dans les -rues de Paris, l'audace était devenue extrême, et vraiment surprenante -sous un pareil régime. Un jeune homme de vingt-deux ans, atteint par -la conscription, s'étant placé dans le faubourg Saint-Antoine sur les -pas de Napoléon, qui était allé à cheval visiter ce faubourg, osa lui -adresser la parole, et malgré le prestige qui entourait toujours sa -personne, lui tint le langage le plus offensant. La police ayant voulu -l'arrêter en fut empêchée par la foule. Plusieurs fois des jeunes gens -saisis par la police ayant crié qu'ils étaient des conscrits qu'on -emmenait de force, bien qu'ils fussent le plus souvent de simples -malfaiteurs, avaient été délivrés par le peuple. L'un d'eux l'avait -été par les femmes de la halle, qui à elles seules avaient suffi à -désarmer les agents de la force publique, peu nombreux ce jour-là dans -le lieu où la scène se passait. Les soldats malades qui avaient à se -rendre de leurs casernes à l'hôpital militaire, situé à l'une des -extrémités de Paris, étaient obligés de traverser toute la ville pour -y aller. On avait vu plus d'une fois les femmes du peuple les -entourer, les plaindre, leur donner des soins, et crier que c'étaient -de nouvelles victimes de _Bonaparte_, comme on l'appelait dès qu'on -était mécontent[5]. On le refaisait ainsi d'empereur général, et on -lui ôtait un sceptre dont il usait si cruellement. - -[Note 5: Je ne trace point des tableaux de fantaisie, je ne rapporte -que ce que j'ai lu dans les bulletins de la police impériale adressés -à Napoléon.] - -[En marge: Scènes populaires dans Paris.] - -Ces dispositions étaient plus prononcées encore dans les campagnes, -quoique s'y manifestant d'une manière moins bruyante, et -principalement dans les campagnes où la conscription avait eu le plus -de peine à s'établir, comme celles de l'Ouest et du Midi. On comprend -tout ce que les récits de Moscou devaient ajouter à l'aversion pour -le service militaire, aversion qui n'était pas naturelle en France, -mais que la continuité des guerres et les épouvantables effusions de -sang avaient commencé à rendre générale. Transportés sous les -drapeaux, nos jeunes conscrits étaient bientôt les soldats les plus -gais et les plus intrépides; mais avant d'y arriver, ils murmuraient, -et leurs familles jetaient les hauts cris. Le long du Rhin surtout, -les récits des militaires revenant de Russie produisaient l'effet le -plus fâcheux. On avait entendu des hommes appartenant aux vieux cadres -qui rentraient par Mayence, dire aux conscrits en route pour rejoindre -leurs corps: «Où allez-vous donc?... à l'armée?... Attendez donc que -l'Empereur vous y mène lui-même, et en attendant retournez chez -vous[6] ...»--Allusion offensante au départ de Smorgoni, que beaucoup -de soldats de la grande armée n'avaient pas encore pardonné à -Napoléon. - -[Note 6: J'emprunte ces détails à des rapports militaires mis sous les -yeux de Napoléon.] - -[En marge: Sombre préoccupation des esprits.] - -À ce mécontentement des masses se joignaient de sombres -préoccupations, de singulières terreurs. On propageait des bruits -alarmants, venus d'échos en échos de Moscou jusqu'à Strasbourg et à -Mayence. On prétendait que des maréchaux avaient été pris ou tués, que -d'autres étaient fous, mourants ou morts. On racontait qu'il y avait -eu un combat sanglant entre la garde impériale et l'armée; on -annonçait l'arrivée de barbares féroces prêts à fondre sur la France. -En Italie, par exemple, où le merveilleux se mêlait à la peur, on -répandait dans le peuple la prédiction d'une submersion totale de la -Péninsule italienne, et on disait que cette péninsule allait être -envahie par la Méditerranée et l'Adriatique sorties de leur lit. Chez -un peuple superstitieux cette absurde rumeur causait un trouble -indicible[7]. Les prêtres italiens, toujours ennemis, quoique soumis -en apparence, ne contribuaient pas peu à propager ces folles -croyances, et à irriter de toutes les manières, surtout dans les -campagnes, l'esprit des populations. - -[Note 7: Je rapporte le témoignage des autorités françaises en -Italie.] - -[En marge: Mécontentement plus grand encore dans les pays nouvellement -réunis.] - -Dans les départements de l'ancienne France ces mécontentements, ces -alarmes ne portaient pas à la sédition, car si le gouvernement était -oppressif, il était national, et si on le haïssait ce n'était pas -comme étranger. Mais entre le Rhin et l'Elbe, en Hollande, en -Westphalie, à Brème, à Hambourg, la vue des flottes anglaises et -l'approche des Russes produisaient des tumultes, et à tout instant -faisaient craindre un soulèvement général. Dans le grand-duché de -Berg, département industrieux, que notre régime commercial incommodait -beaucoup, on avait choisi le moment du tirage pour se jeter sur les -fonctionnaires qui présidaient aux opérations du recrutement, pour -battre les gendarmes et les chasser. Puis on avait couru aux maisons -des douaniers et des percepteurs, et on les avait dévastées ou -démolies. À Hambourg, où l'autorité française était abhorrée comme -étrangère et comme représentant le blocus continental, on avait saisi -l'occasion du départ d'une cohorte pour s'ameuter autour, l'empêcher -de partir, courir ensuite sur les douaniers et les percepteurs -français, les maltraiter et les chasser au cri de _Vive Alexandre! -vivent les Cosaques!_ Les autorités françaises auraient même été -expulsées sur-le-champ, sans un secours de cavalerie envoyé par les -Danois, nos alliés et nos voisins. À Amsterdam, à Rotterdam, on avait -été moins audacieux, mais dans toute la Hollande on entendait souvent -le cri de _Vive Orange!_ et une insurrection à l'approche de l'ennemi -était infiniment probable. - -Toutefois, quand la classe éclairée d'un pays approuve des mesures, -elle leur donne un appui extrêmement efficace. En France, cette classe -tout entière sentant qu'il fallait se défendre énergiquement contre -l'ennemi extérieur, le gouvernement eût-il cent fois tort, les levées -s'exécutaient, et les hauts fonctionnaires soutenus par un assentiment -moral qu'ils n'avaient pas toujours obtenu, accomplissaient leur -devoir, quoique au fond du coeur ils fussent pleins de tristesse et de -pressentiments sinistres. Napoléon appelait les manifestations que -nous venons de rapporter des _mouvements de la canaille_, qu'il -fallait réprimer sans pitié, et qui ne se reproduisaient point quand -on savait les punir à propos. À Paris il avait fait opérer un certain -nombre d'arrestations, dont l'effet momentané avait été de rendre un -peu plus prudents les discoureurs de lieux publics. Mais dans le duché -de Berg il avait ordonné de passer par les armes quelques-uns des -révoltés, et lancé plusieurs colonnes mobiles qui parcouraient le pays -et le remplissaient de terreur. À Hambourg il avait prescrit de -fusiller six personnes pour l'outrage fait aux autorités françaises. - -[En marge: Napoléon veut opposer aux manifestations patriotiques des -Allemands, des dons patriotiques consistant en cavaliers armés offerts -par les villes de l'Empire.] - -[En marge: Paris, adroitement stimulé, donne le premier exemple, et -vote un régiment de cavalerie.] - -[En marge: Manière de propager cet exemple.] - -[En marge: Votes des villes de Rouen, Bordeaux, Toulouse, Marseille, -Lyon, Strasbourg, Mayence, Lille, Amsterdam, etc.] - -Au surplus ces circonstances ne le décourageaient pas, et ne lui -ôtaient pas l'espérance d'obtenir de la France une manifestation -nationale, qui répondît à l'élan patriotique des Allemands, et qui pût -jusqu'à un certain point faire tomber cette assertion très-répandue en -Europe, que la France était aussi fatiguée de son despotisme que les -nations étrangères de sa domination. Il imagina de se faire offrir par -les villes et les cantons des cavaliers montés et équipés, afin de -réparer les pertes de la cavalerie, qui avaient été immenses dans la -dernière campagne. Il suffisait de dire un mot à un seul préfet, qui -transmettrait ce mot à un des conseillers municipaux de son chef-lieu, -pour qu'une offre fût faite dans une grande ville, et imitée à -l'instant dans tout l'Empire. La mieux placée de toutes les villes de -France pour prendre l'initiative, la plus populeuse, la plus riche, la -plus occupée des événements publics, celle de Paris, mise en mouvement -la première, débuta par une offre éclatante. Un membre du conseil -municipal dit que la ville de Paris, située plus près du gouvernement, -mieux instruite par là de ses besoins, devait donner l'exemple, et que -nos ennemis fondant leurs principales espérances sur la destruction de -notre cavalerie, il fallait remplacer par quarante mille cavaliers -bien montés et bien armés les vingt mille qu'un hiver extraordinaire -avait détruits; que si les monarques coalisés se flattaient d'avoir -pour eux l'opinion publique de leur pays, il fallait leur prouver que -le héros qui avait sauvé la France de l'anarchie n'avait pas moins -qu'eux la faveur de sa nation, qu'il avait son admiration, son -attachement, son dévouement sans bornes, et qu'aucune coalition ne -prévaudrait contre lui. En même temps ce conseiller municipal proposa -d'offrir à l'Empereur un régiment de cinq cents cavaliers montés et -équipés. À peine cette proposition avait-elle été présentée qu'elle -fut accueillie, votée avec acclamation, et portée aux Tuileries par -une députation du conseil. Le récit de cette scène, inséré au -_Moniteur_, suffisait pour éveiller le patriotisme des uns, le zèle -intéressé des autres, et pour stimuler vivement tout préfet qui -n'aurait pas été devancé par ses administrés. Dans certains lieux -situés hors de la vieille France il s'éleva quelques objections du -reste bien timides et réprimées à l'instant même par les préfets, qui -n'hésitaient pas à _interner_ les contradicteurs, c'est-à-dire à les -exiler dans l'intérieur de l'Empire. Mais dans la totalité des -départements compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, ces -offres ne rencontrèrent aucune difficulté. S'il y avait provocation de -la part des préfets ou de leurs affidés, il y avait aussi plein -assentiment de la part du pays, car il n'y avait pas un citoyen sensé -et patriote qui pût objecter quoi que ce fût à de pareilles -propositions. L'opinion que Napoléon était l'auteur de nos malheurs, -mais qu'il fallait le soutenir, parce que seul il était capable de -repousser la formidable masse d'ennemis qu'il avait attirée sur la -France, cette opinion était unanime. À Paris succédèrent les grandes -villes, puis les moindres, puis les cantons, chacun donnant plus ou -moins, suivant ses moyens et son zèle. Lyon offrit 120 cavaliers, -Bordeaux 80, Strasbourg 100; Rouen, Lille, Nantes, 50; Angers 45; -Amiens, Marseille, Toulouse, 30; Metz, Rennes, Mayence, 25; Pau, -Toulon, Bayonne, Caen, Besançon, Tours, Versailles, Genève, 20; Nancy, -Clermont, Dunkerque, Nîmes, Aix, 15. Les villes de Saint-Quentin, -Orléans, le Mans, la Rochelle, le Havre, Dijon, Cherbourg, Brest, -Mâcon, Angoulême, Verdun, Poitiers, Perpignan, offrirent, les unes 12 -cavaliers, les autres 10 ou 8; les villes de Saint-Denis, Laon, -Fontainebleau, Blois, Yvetot, Dieppe, Vendôme, Moulins, Périgueux, -Niort, Meaux, Elbeuf, Quimper, Vannes, Abbeville, Langres, Libourne, -Lunéville, Lisieux, Sens, Tarascon, Orange, Arles, Narbonne, Nevers, -les unes 6, les autres 5, 4 ou 3. Puis vint la suite des petites -villes, et celle des cantons, dont les délibérations remplissaient -tous les jours plusieurs colonnes du _Moniteur_. Il est à remarquer -que les cités étrangères unies violemment à l'Empire, et par -conséquent les plus mal disposées, émirent presque toutes des votes -d'une importance fort supérieure à leur zèle, évidemment sous -l'impulsion de préfets qui les intimidaient, ou de gens sages qui -cherchaient à faire oublier quelques actes imprudents de leurs -concitoyens. Ainsi Rome vota 240 cavaliers, Gênes 80, Hambourg 100, -Amsterdam 100, Rotterdam 50, la Haye 40, Leyde 24, Utrecht 20, -Dusseldorf 12. - -[En marge: Moyens employés pour réaliser de la manière la plus utile à -l'armée, les dons offerts par les villes.] - -Les offres faites, il fallait les réaliser, trouver l'homme, le -cheval, l'équipement. On s'adressa pour avoir les hommes à quelques -cavaliers revenus du service, à des postillons, à des gardes -forestiers, à des remplaçants enfin. Cependant il était encore plus -difficile de se procurer les hommes que les chevaux, parce que -l'argent n'y pouvait rien. Bientôt un avis du ministère de -l'intérieur apprit aux préfectures qu'on tenait surtout aux chevaux et -à l'équipement. Ce n'était plus dès lors qu'une affaire d'argent. Pour -l'obtenir, les préfets firent entre les citoyens les plus imposés une -répartition des sommes nécessaires, et envoyèrent à chacun d'eux sa -cote, qui était, dans certains départements riches, de 1000, de 800, -de 600 francs par tête, et qui fut exactement acquittée, malgré -quelques rares réclamations contre un mode d'impôt tout à fait -illégal. Les préfets se mirent ensuite en quête pour trouver des -chevaux en les payant bien, et en trouvèrent. L'équipement n'était pas -une difficulté dans un pays aussi industrieux que la France. - -En peu de jours les offres montaient à 22 mille chevaux, 22 mille -équipements, et 16 mille cavaliers. C'était une ressource véritable -que 22 mille chevaux, surtout avec la difficulté qu'il y avait alors à -s'en procurer. De plus, l'effet moral de ces offres ne laissait pas -d'être assez grand, car bien que la main de l'autorité fût visible, -néanmoins on connaissait aussi, et on ne niait pas l'assentiment réel -du pays, rattaché tout entier à l'idée d'une résistance énergique -suivie d'une paix prompte et honorable. Cet élan, sans doute, ne -ressemblait pas à celui de l'Allemagne, car elle était enthousiaste, -enthousiaste de sa liberté à conquérir, de son indépendance nationale -à recouvrer, et nous, nous étions froidement convaincus de la -nécessité de nous défendre contre un ennemi imprudemment attiré sur la -France. Mais ce qui chez nous devait égaler au moins l'énergie de -l'Allemagne, c'était l'énergie de nos soldats, qui partant avec peine -du sein de leurs familles désolées, et une fois devant l'ennemi -n'écoutant plus que la voix de l'honneur, allaient devenir les émules, -en valeur si ce n'est en expérience, des plus braves soldats de -l'ancienne armée. - -[En marge: Formation des divers corps destinés à composer la nouvelle -armée.] - -Une fois en possession de ces immenses moyens de recrutement, Napoléon -les employa avec ce prodigieux génie d'organisation dont il avait -donné tant de preuves. Des quatre principales ressources dont il -pouvait disposer, et s'élevant ensemble à 500 mille hommes, deux -étaient déjà réalisées, la conscription de 1813 et les cohortes. La -troisième, celle des cent mille hommes pris sur les quatre dernières -classes, pouvait être obtenue en février. Quant à la quatrième, la -conscription de 1814, il suffisait de l'obtenir dans le courant de -l'année, puisqu'elle n'était destinée qu'à remplacer dans les dépôts -la conscription de 1813, qui allait être versée en entier dans les -bataillons de guerre. Voici comment, avec ces ressources, Napoléon -recomposa son armée. - -[En marge: Réorganisation des anciens corps qui ont péri en Russie.] - -Après s'être fait illusion un moment sur ce qui restait entre la -Vistule et l'Oder, il était maintenant parfaitement éclairé, et savait -qu'il ne pouvait compter que sur quelques débris, consistant surtout -en cadres. Il ordonna donc qu'on gardât sur l'Oder seulement un cadre -de compagnie par 100 hommes, et un cadre de bataillon par 600 hommes. -Tout le reste dut être renvoyé en France. Même en se réduisant de la -sorte, il n'y avait pas de quoi former un bataillon par régiment, bien -que les régiments de la grande armée comptassent au départ cinq -bataillons de guerre présents au drapeau. Ce premier bataillon était -destiné à composer exclusivement la garnison des places de l'Oder. -Quant à celles de la Vistule, telles que Dantzig et Thorn, elles se -trouvaient déjà bloquées, et elles avaient d'ailleurs reçu des -divisions entières, telles que les divisions Grandjean, Heudelet, -Loison. En ramassant tout ce qui se présenta de soldats errants, et -rentrant les uns après les autres, on put à peine compléter un -bataillon par régiment. On renforça ce bataillon, en y adjoignant les -compagnies d'infanterie qui avaient été mises en garnison sur les -vaisseaux. On se souvient sans doute que Napoléon avait pris dans les -bataillons de dépôt une compagnie d'infanterie, pour la placer à -demeure sur chaque vaisseau de haut bord. En général, c'étaient des -soldats de trois et quatre ans de service. Réduit à faire ressource de -tout, il ordonna de mettre à terre ces compagnies, et celles qui -étaient sur l'Escaut et le Texel furent acheminées immédiatement sur -l'Oder, pour être incorporées dans les premiers bataillons, dits des -places de l'Oder. - -[En marge: Ces anciens corps réduits à deux, et placés sous les ordres -des maréchaux Davout et Victor.] - -Ce premier bataillon à peu près refait dans chaque régiment, on -recueillit ce qui restait des cadres des autres bataillons, et on le -réunit partie dans l'intérieur de l'Allemagne, partie sur le Rhin. Les -régiments français de l'armée de Russie étaient au nombre de -trente-six[8], dont seize au corps de Davout (le 1er), six au corps -d'Oudinot (le 2e), six au corps de Ney (le 3e), huit au corps du -prince Eugène (le 4e). Napoléon décida que le 1er corps serait -réorganisé à seize régiments et resterait sous le maréchal Davout; que -les 2e et 3e corps, confondus en un seul de douze régiments, seraient -réorganisés et confiés au maréchal Victor; que le 4e enfin, celui du -prince Eugène, serait réorganisé en Bavière. Les corps du maréchal -Davout et du maréchal Victor devaient comprendre par conséquent -vingt-huit régiments. Napoléon voulut qu'on retînt à Erfurt le cadre -des seconds bataillons de ces vingt-huit régiments, expédia -sur-le-champ le général Doucet pour les commander, et fit partir des -dépôts, en conscrits de 1813 déjà instruits, de quoi porter ces -vingt-huit bataillons à 800 hommes chacun. La place d'Erfurt était -alors une possession française, pourvue d'un immense matériel, et le -cadre employant à venir à Erfurt le temps que les recrues mettaient à -s'y rendre de leur côté, la réorganisation se faisait à moitié chemin, -dès lors moitié plus tôt, et moitié plus près du théâtre de la guerre. -Napoléon avait envoyé des fonds pour indemniser les officiers qui -avaient tout perdu en Russie, pour leur payer leur solde arriérée, et -leur procurer ainsi quelques consolations. Aussitôt ces bataillons -remis en état, ils devaient joindre sur l'Elbe, les uns le maréchal -Davout, les autres le maréchal Victor. Les cadres des troisièmes, -quatrièmes et cinquièmes bataillons devaient venir se recruter sur le -Rhin, avec les hommes plus forts, mais point encore instruits, des -quatre classes antérieures. Par conséquent ces derniers bataillons ne -pouvaient pas être réorganisés avant trois ou quatre mois. Le projet -de Napoléon était d'envoyer au moins dès qu'il pourrait leurs -troisièmes et quatrièmes bataillons aux maréchaux Davout et Victor. -Ces maréchaux auraient dès lors trois bataillons par régiment, et -comme ils connaissaient parfaitement la guerre du Nord, Napoléon se -proposait de les porter de nouveau sur la Vistule, où il se flattait -d'être au mois de juin. En passant l'Oder ils devaient prendre leurs -premiers bataillons, enfermés dans les places, et le maréchal Davout -aurait alors un corps de seize régiments à quatre bataillons, le -maréchal Victor, un corps de douze régiments également à quatre, -c'est-à-dire un total de 112 bataillons, représentant l'infanterie -d'une armée de 120 mille hommes. En attendant, le maréchal Davout, -avec les seize seconds bataillons réorganisés à Erfurt, allait occuper -la ville de Hambourg, habituée à plier sous son autorité; le maréchal -Victor, avec les douze qui lui étaient destinés, allait occuper la -grande place de Magdebourg, et l'un et l'autre établi ainsi sur l'Elbe -serait en mesure de protéger les derrières du prince Eugène. - -[Note 8: Ce nombre de 36 régiments d'infanterie paraîtra peut-être -bien peu considérable, comparé au total de la grande armée, qui était, -avons-nous dit, de 612 mille hommes sans les Autrichiens. Mais il -s'expliquera facilement si on songe qu'il s'agit ici seulement de la -portion de la grande armée qui pénétra dans l'intérieur de la Russie, -que le nombre des bataillons de guerre était de cinq par régiment, ce -qui faisait 180 bataillons, c'est-à-dire 180 mille hommes d'infanterie -au départ, qu'il restait en dehors de ces 36 régiments la garde -impériale, les alliés de toute nature, Polonais, Italiens, Saxons, -Bavarois, Westphaliens, Wurtembergeois, Prussiens, etc.] - -Les cadres du 4e corps (prince Eugène) étant originaires d'Italie, -furent acheminés sur Augsbourg, pour, y recevoir les recrues qui -devaient venir des bords du Pô à travers le Tyrol et la Bavière. Il -était impossible, on le voit, de combiner ses ressources avec plus -d'art, d'après les lieux et d'après le temps dont on pouvait -disposer. - -[En marge: Nouveaux corps créés par Napoléon.] - -[En marge: Composition des cohortes.] - -La réorganisation des anciens corps étant ainsi assurée, Napoléon -s'occupa des corps nouveaux qu'il était obligé de créer en toute hâte, -car la nécessité d'arrêter les Russes dans leur marche offensive -pouvait l'appeler sur l'Elbe dès le mois de mars. La ressource la plus -disponible était celle des cohortes, consistant en cent bataillons, -qui grâce à la prévoyance de Napoléon, étaient organisés depuis -environ neuf mois, et à toute la consistance désirable joignaient une -instruction à peu près achevée. C'étaient des soldats de vingt-deux à -vingt-sept ans, pris dans le premier ban de la garde nationale, parmi -les hommes non mariés, gens robustes, un peu raisonneurs, mais -destinés à former une infanterie solide et intrépide. Ils devaient -leurs qualités comme leurs défauts à leur âge, à un peu de -mécontentement, et à leurs officiers. En général ces officiers avaient -été, lors de l'institution de l'Empire, réformés pour cause d'âge, de -blessures ou d'attachement à la République. Il y en avait beaucoup qui -étaient infirmes, grands parleurs, enclins à l'opposition. Il fallait -en changer la moitié. On pardonna leur esprit indocile à ceux qui -étaient valides, parce qu'on avait besoin d'eux, et qu'on ne doutait -pas de leur bravoure devant l'ennemi. On remplaça les autres, qui -n'avaient été bons que pour instruire leurs troupes, mais qui ne -pouvaient les commander dans une guerre aussi active que celle qu'on -prévoyait. On chercha pour cela des sujets dans la garde impériale, -dans les cadres qui rentraient, et surtout dans l'armée d'Espagne, où -il commençait à y avoir trop d'officiers pour ce qui restait de -soldats, et où d'ailleurs les officiers étaient tous bons, car cette -affreuse guerre était une école excellente. Appelés d'urgence et -transportés en poste, ces officiers durent remplacer immédiatement -ceux qu'on excluait des cohortes. - -[En marge: Le corps dit de l'Elbe composé avec des cohortes, et envoyé -au prince Eugène sous le général Lauriston.] - -Napoléon distribua ensuite les cohortes en vingt-deux régiments à -quatre bataillons, chaque bataillon ayant une compagnie destinée à -servir de dépôt. On leur donna de bons colonels, et on les achemina -sur le Rhin vers Wesel et Mayence. Les douze premiers, formés en -quatre divisions de trois régiments chacune, composèrent le corps dit -de l'Elbe, et partirent immédiatement pour Hambourg, afin de se -joindre au prince Eugène, et de lui apporter un renfort de 40 mille -hommes de la meilleure infanterie. Le prince Eugène avec un tel -renfort pouvant opposer 80 mille hommes aux Russes, n'avait plus rien -à craindre, car ces derniers n'avaient encore nulle part un pareil -rassemblement. La présence de ces quarante mille hommes, longeant la -Hollande, traversant le Hanovre, les provinces anséatiques, devait, en -attendant que les vingt-huit bataillons des maréchaux Davout et Victor -fussent arrivés, contenir ces provinces si agitées et si mal disposées -à notre égard. Napoléon donna à ce corps le général Lauriston pour -commandant en chef. Les maréchaux, ou fatigués, ou hors de combat, -commençaient à ne plus suffire. Le général Lauriston, homme sensé et -ferme, qui comme ambassadeur en Russie avait cherché à prévenir la -guerre, et pendant la guerre s'était conduit avec beaucoup de courage, -méritait ce commandement. Napoléon l'expédia sur-le-champ pour qu'il -allât consacrer tous ses soins à son corps d'armée. - -[En marge: Nouveaux régiments formés avec des cadres tirés d'Espagne.] - -Napoléon songea ensuite à former deux corps sur le Rhin. Il lui -restait dix régiments de cohortes, et il avait en outre un nombre -assez considérable de cadres, les uns laissés dans l'intérieur au -moment du départ pour la Russie, les autres successivement tirés -d'Espagne. Ces derniers avaient versé leurs soldats dans les -bataillons qui devaient continuer à servir au delà des Pyrénées, et -étaient ensuite revenus en France réduits aux officiers, aux -sous-officiers et à quelques hommes d'élite. Il y avait de quoi former -avec ces divers cadres trente et quelques régiments à deux ou trois -bataillons. On se hâta de les recruter avec la conscription de 1813, -qui était à moitié instruite, et dont on se proposait d'achever -l'éducation pendant les marches. Malheureusement ces bataillons, pris -çà et là, se trouvaient rarement deux à la fois du même régiment. Dès -qu'il y en avait deux dans ce cas, on avait soin de les réunir pour -figurer sous le numéro du régiment lui-même, avec ses officiers -supérieurs et son drapeau. On s'étudia à tirer des autres parties de -l'Empire les bataillons des mêmes régiments qui étaient disponibles, -afin de les faire servir ensemble. Cette fâcheuse dislocation des -corps était, nous l'avons déjà dit, la suite de la politique déréglée -qui, dispersant les forces de la France dans toute l'Europe, portait -quelquefois les divers bataillons d'un même régiment en Illyrie, en -Portugal, en Pologne. - -Quant aux bataillons isolés, on les réunit au nombre de deux ou de -trois sous la forme peu consistante de régiments provisoires, avec -l'intention de mettre le terme le plus prochain à cette organisation -temporaire. - -[En marge: Avec les cohortes restantes et les nouveaux régiments, -Napoléon forme le premier corps dit du Rhin, et le confie au maréchal -Ney.] - -Avec huit des dix cohortes restantes, et une partie des trente et -quelques régiments dont nous venons d'exposer la formation, Napoléon -composa le premier corps du Rhin, le distribua en quatre belles -divisions, et le confia au héros de la retraite de Russie, au maréchal -Ney, qui s'était livré lui aussi à un mouvement passager de dépit -lorsqu'il avait vu l'armée abandonnée par son chef, mais qui en -apprenant sur l'Oder l'éclatante et juste récompense accordée à ses -services (il venait d'être créé prince de la Moskowa), avait retrouvé -son ardeur, et ne demandait qu'à rencontrer les Russes pour leur faire -expier les succès de la dernière campagne. Une cinquième division, -comprenant les Allemands des princes alliés, devait porter son corps à -50 mille hommes, et même à 60 mille en comptant l'artillerie et la -cavalerie. Ce corps était destiné à frapper les premiers et les plus -rudes coups. Il allait se former à Mayence d'abord, puis à Francfort, -Hanau, Wurzbourg, et se mettre en marche un mois après celui de -l'Elbe, c'est-à-dire au 15 mars. Le maréchal Ney revenu à Paris depuis -quelques jours, moins pour y prendre un repos dont sa constitution de -fer n'avait pas besoin, que pour y recevoir l'investiture de son -nouveau titre, eut ordre de repartir immédiatement, et de se rendre -sur les bords du Rhin, afin de veiller à l'organisation des troupes -qu'il devait commander. - -[En marge: Napoléon compose le second corps du Rhin avec quelques-uns -des nouveaux régiments, et avec l'infanterie de marine.] - -Le second corps du Rhin fut composé de quelques-uns des régiments -provisoires, et de l'infanterie de marine, dont la création déjà -ancienne était due à cette active prévoyance de Napoléon qui, sachant -bien que jamais il n'aurait trop de ressources pour les affaires qu'il -s'attirait, enfantait une organisation nouvelle, dès qu'il en avait -l'occasion, le temps et les moyens. À l'époque en effet où il rêvait -de vastes expéditions maritimes, portées sur cent vaisseaux de ligne, -et partant des magnifiques ports de l'Empire depuis le Texel jusqu'à -Trieste, il avait formé une troupe habituée au double service de -l'artillerie et de l'infanterie, et propre à combattre sur terre comme -sur mer. Il avait environ 20 mille de ces artilleurs fantassins, -pouvant fournir 16 mille hommes au drapeau, soldats instruits, -vigoureux, et ayant le fier esprit de la marine. Napoléon ordonna leur -départ immédiat pour les bords du Rhin, ce qui devait leur plaire -beaucoup plus que de rester oisifs dans les arsenaux, ou d'être -envoyés au delà des mers dans les climats meurtriers de nos colonies. - -[Illustration: Le Général Bertrand.] - -[En marge: Le maréchal Marmont doit commander le second corps du -Rhin.] - -Napoléon les répartit en quatre régiments à quatre bataillons, et les -fit entrer avec quelques-uns des régiments qu'il venait de -reconstituer en hâte, dans le second corps du Rhin. Ce corps, qui -allait se former tout de suite après le premier, et le remplacer à -Mayence, pouvait être prêt un mois plus tard, c'est-à-dire au 15 -avril. Il devait être de quatre divisions, et d'environ 40 mille -hommes d'infanterie. Napoléon le réservait au maréchal Marmont, le -vaincu de Salamanque, condamné par l'expérience comme général en chef, -mais capable d'être encore un bon lieutenant. La blessure de ce -maréchal, jugée d'abord mortelle, faisait espérer un rétablissement -complet. Il reçut également l'ordre de se rendre à Mayence dès que -sa santé le lui permettrait. - -[En marge: Le général Bertrand envoyé en Italie pour y composer un -quatrième corps d'armée.] - -Napoléon résolut de tirer encore du personnel et du matériel de guerre -accumulés depuis longtemps en Italie, un corps de 40 à 50 mille -hommes, qui descendant en Bavière pendant qu'il déboucherait lui-même -en Saxe, compléterait la masse des forces qu'il voulait réunir sur -l'Elbe. Il chargea de ce soin le général Bertrand, gouverneur de -l'Illyrie, qui, sans avoir une grande habitude de manier les troupes -(il était officier du génie), entendait bien le détail de leur -organisation, était actif, dévoué, et homme enfin à ne pas perdre un -instant dans une circonstance aussi grave que celle où se trouvait -l'Empire. - -Napoléon l'autorisa à prendre tout ce qui restait de ressources -militaires en Illyrie, à n'y laisser que quelques dépôts et quelques -milices locales, et à transporter le surplus en Frioul. Les provinces -illyriennes, si on conservait l'alliance de l'Autriche, devaient -inévitablement revenir à cette puissance, et si au contraire on -perdait cette alliance, ne pouvaient pas être disputées vingt-quatre -heures. C'eût été par conséquent une bien inutile dispersion de nos -forces, que d'en laisser une partie au delà des Alpes Juliennes. Avec -les cadres tirés de ces provinces, avec quelques régiments demeurés en -Lombardie, avec quelques autres régiments résidant en Piémont et -revenus d'Espagne, avec deux régiments de cohortes restants sur les -vingt-deux, il y avait de quoi composer trois bonnes divisions -françaises, à douze bataillons chacune. Les dépôts de l'Italie étant -pleins de conscrits, le recrutement de ces trois divisions devait être -facile. Enfin l'armée proprement italienne pouvait aussi fournir une -bonne division, ce qui porterait à quatre le corps que le général -Bertrand était chargé d'amener en Allemagne. Napoléon, usant de -finesse même avec ce serviteur dévoué, lui avait fait espérer qu'il -commanderait ce corps tout entier, afin qu'il mît encore plus de soin -à l'organiser. - -[En marge: Après avoir réorganisé l'infanterie, Napoléon s'occupe des -armes spéciales, qui avaient encore plus souffert que l'infanterie.] - -[En marge: Réorganisation de l'artillerie.] - -L'infanterie étant reconstituée aussi vite que le permettaient les -circonstances, il fallait s'occuper des armes spéciales, qui avaient -encore plus souffert que l'infanterie. On se souvient sans doute que -tandis qu'il appelait d'Italie le corps du général Grenier, et formait -celui du maréchal Augereau, Napoléon avait tiré de France tout ce -qu'il y avait de compagnies d'artillerie disponibles, et prescrit que -dans chaque cohorte on créât une compagnie de canonniers. Grâce à -cette précaution le personnel d'artillerie ne pouvait pas manquer. -Napoléon pour recomposer l'artillerie de l'armée se servit des -artilleurs revenus de Russie, de quarante-huit compagnies prises dans -les ports et les arsenaux, et de quatre-vingts compagnies formées dans -les cohortes. Il y avait là de quoi servir plus de mille bouches à -feu. Quant au matériel il était resté enfoui tout entier sous les -neiges de Russie; mais heureusement nos arsenaux de terre et de mer en -étaient remplis. Seulement on manquait d'affûts de campagne. Napoléon -en fit fabriquer partout, et même à Toulon, à Brest, à Cherbourg. Ceux -qu'on allait construire dans ces ports devaient arriver tard sans -doute, mais on avait sur les bords du Rhin de quoi monter tout de -suite 600 bouches à feu, ce qui suffisait pour le début de la -campagne. - -[En marge: Moyens employés pour se procurer des chevaux de trait.] - -Pour ce qui concernait les chevaux la perte avait été plus grande -encore qu'en voitures et en hommes. Notre retraite sur l'Oder avait -beaucoup réduit nos moyens de remonte, mais plus en chevaux de selle -qu'en chevaux de trait. Napoléon espérait que le général Bourcier, -chargé de tous les achats, et stimulé par une correspondance -quotidienne, parviendrait à lui trouver environ 10 mille chevaux de -trait dans la basse Allemagne. Il ordonna d'en lever 15 mille en -France, par voie de réquisition, et en les payant comptant. Les -réquisitions sont un procédé rigoureux, entaché même du caractère de -spoliation, car elles enlèvent l'objet requis à celui qui ne voudrait -pas le vendre, mais leur rigueur était cette fois justifiée par -l'urgence, et fort adoucie par le payement immédiat. Avec ces divers -moyens et des confections immenses en harnachement, Napoléon ne -doutait pas d'avoir réuni 600 bouches à feu bien attelées pour le -commencement des hostilités, c'est-à-dire en avril ou mai, et 1000 -deux mois après. - -[En marge: État de complète destruction où se trouvait la cavalerie.] - -[En marge: La difficulté de trouver des chevaux augmentée depuis -l'évacuation de la Pologne et d'une partie de l'Allemagne.] - -[En marge: Le général Bourcier, en Hanovre, chargé de remonter la -cavalerie revenant de Russie.] - -La cavalerie était, si on peut le dire, plus importante que -l'artillerie elle-même, à cause de la prodigieuse quantité de troupes -à cheval dont l'ennemi disposait; et elle était détruite non-seulement -dans ce qui avait existé, mais dans les éléments qui auraient pu -servir à sa réorganisation. Comme pour l'artillerie tous les chevaux -avaient péri, et notre grande armée qui avait passé le Niémen avec 60 -mille chevaux, et en avait laissé 20 mille en réserve, n'en avait pas -ramené 3 mille, les uns restés à Dantzig, les autres réunis auprès du -prince Eugène. La perte en hommes était presque aussi considérable. -Napoléon avait compté sur vingt-cinq ou trente mille cavaliers, qu'il -suffirait, selon lui, d'équiper et de monter, pour les retrouver aussi -bons qu'auparavant. Mais rectification faite des premières données, on -n'espérait pas en sauver plus de onze ou douze mille du gouffre où -notre armée avait péri. Les moyens de les remonter avaient fort -diminué depuis qu'on avait perdu la Pologne, la Vieille-Prusse, la -Silésie, le Mecklembourg. Il restait le Hanovre et la Westphalie. On -avait tiré 2 ou 3 mille chevaux des pays évacués, et on présumait -qu'on en tirerait 9 ou 10 mille encore des pays compris entre l'Elbe -et le Rhin. Avec les 10 mille chevaux de trait dont nous venons de -parler pour l'artillerie, c'étaient 20 mille environ à trouver dans -ces contrées. Le général Bourcier était occupé à acheter des chevaux, -à presser la confection des selles, à recueillir les hommes, qui -rentraient épuisés, à les vêtir, à les faire reposer de leurs fatigues -pour qu'on pût les remettre en ligne. Ce n'était pas sans de grandes -difficultés qu'il y réussissait même avec la force et l'argent, car -ces provinces étaient fort mal disposées. Quoique Napoléon eût ouvert -des crédits illimités au général Bourcier, on avait la plus grande -peine à se procurer des traites, tant les relations commerciales -étaient troublées dans ce moment de crise. Se flattant que le général -Bourcier aurait de quoi monter 13 ou 14 mille cavaliers, et se doutant -qu'il ne lui en reviendrait pas de Russie un nombre égal, il lui en -expédia 2 ou 3 mille à pied des dépôts du Rhin. Il fit partir -sur-le-champ de Paris les généraux Latour-Maubourg et Sébastiani, pour -aller se mettre à la tête de la cavalerie remontée en Hanovre. Il leur -ordonna d'en former deux corps, partie cuirassiers, partie chasseurs -et hussards, et dès qu'il y aurait seulement six mille cavaliers -capables de marcher, de les amener au prince Eugène. - -[En marge: Napoléon compte pour l'ouverture de la campagne sur 24 -mille hommes de cavalerie, dont 14 mille remontés en Allemagne, et 10 -mille tirés des dépôts.] - -Napoléon pensait que les dépôts de cavalerie, ayant reçu sur les -conscriptions de 1812 et de 1813 la part qui leur revenait, auraient -de quoi fournir encore 10 mille cavaliers instruits. Le duc de -Plaisance était chargé de les réunir en escadrons répondant aux -anciens régiments de la grande armée, puis, quand ils seraient formés, -de les conduire aux corps de Latour-Maubourg et de Sébastiani, de -fondre chaque détachement dans le régiment auquel il appartenait, et -de reconstituer ainsi les régiments en entier. Ces 10 mille cavaliers -ajoutés aux 13 ou 14 mille qu'on remontait en Allemagne, devaient -procurer 23 ou 24 mille hommes à cheval, ce qui était un commencement -de cavalerie. - -[En marge: Il espère en avoir 60 mille pour la suite de la campagne.] - -Les chevaux ne manquaient pas en France pour les 10 mille cavaliers -dont la prompte organisation était confiée au duc de Plaisance. Il en -était resté 3 mille sur les remontes de 1812. Des marchés passés en -assuraient encore 7 à 8 mille. Napoléon ordonna une réquisition de 15 -mille chevaux de grosse cavalerie, en payant comptant comme pour les -chevaux de trait, mesure rigoureuse, nous venons de le reconnaître, -mais justifiée par les circonstances. Les dons volontaires avaient -fourni 22 mille chevaux, en général de cavalerie légère. Il devait -donc y avoir en France de quoi monter 45 mille hommes, lesquels joints -à ceux qu'on espérait se procurer en Allemagne, porteraient à près de -60 mille, et à 50 mille au moins, la cavalerie disponible pour cette -campagne. Les chevaux étant obtenus, les hommes devant se trouver dans -les conscriptions de 1812 et de 1813, il restait à chercher les -cadres. Il y en avait d'excellents en Espagne. Napoléon ordonna de -tirer de cette contrée un cadre d'escadron par régiment de cavalerie, -en prenant, comme il avait fait pour l'infanterie, les officiers et -sous-officiers avec quelques hommes d'élite. Il prescrivit aussi de -les envoyer en poste sur le Rhin. Ces cadres remplis avec les -cavaliers qu'on trouverait formés et montés au dépôt, allaient -composer un second rassemblement, qui, sous le duc de Padoue, irait -rejoindre celui qui serait parti sous le duc de Plaisance. - -Pour le moment Napoléon devait avoir en Allemagne d'abord 13 à 14 -mille cavaliers, puis 24 mille lorsque le duc de Plaisance y aurait -amené son rassemblement, et enfin 40 mille lorsque le duc de Padoue y -aurait conduit le sien. Le reste était destiné à venir plus tard. -L'Italie présentait des ressources pour environ 6 mille cavaliers dont -la moitié prêts à l'ouverture de la campagne, ce qui devait procurer -environ 3 mille hommes à cheval au corps d'armée du général Bertrand. - -[En marge: Réorganisation de la garde impériale.] - -À toutes ces forces Napoléon voulait ajouter la garde impériale, -constituée d'après des proportions toutes nouvelles. Elle avait -cruellement souffert en Russie, pourtant elle avait encore en -Allemagne, en France et en Espagne, des cadres assez nombreux. En -Espagne notamment se trouvait une division entière de la jeune garde. -Napoléon résolut de se servir de ces divers éléments pour recomposer -cette troupe d'élite. Il tenait à la vieille garde à cause de sa -fidélité, qualité que les événements pouvaient rendre précieuse; il -tenait à la jeune, parce qu'en n'y introduisant que des hommes de -choix, elle pouvait, grâce à l'esprit de corps, acquérir en très-peu -de temps la valeur des meilleures troupes. En conséquence il fit -demander à tous les corps qui n'avaient point souffert du désastre de -Moscou, et particulièrement à ceux d'Espagne, un certain nombre -d'anciens soldats pour compléter la vieille garde. Il prit dans la -conscription des quatre dernières classes des hommes jeunes et forts -pour reconstituer la jeune garde, en les versant dans les cadres -existants des fusiliers, des tirailleurs et des chasseurs. Il porta le -nombre des bataillons de la garde, vieille et jeune, à 53, celui des -escadrons à 33. Il augmenta également la réserve d'artillerie, dont il -se servait toujours si utilement dans les grandes journées, et lui -donna près de trois cents bouches à feu. L'artillerie de marine lui -procura pour cette dernière organisation des sujets excellents. La -garde impériale devait ainsi présenter une armée de réserve de 50 -mille hommes inscrits sur les contrôles, et d'environ 40 mille -combattants en ligne. - -[En marge: Nouveaux moyens de transport.] - -Les transports, quoique moins nécessaires en Allemagne qu'en Russie, -avaient toujours aux yeux de Napoléon un grand avantage, celui de -rendre possibles les concentrations soudaines, en portant pour huit -ou dix jours de vivres à la suite de l'armée. Il réorganisa les -bataillons d'équipage, et en composa cinq en Allemagne avec les débris -des quinze qui avaient fait la campagne de Russie. Il en organisa six -avec les cadres restés en France. Ces onze pouvaient porter environ -dix jours de vivres pour deux cent mille hommes, ce qui suffisait pour -préparer et livrer une de ces sanglantes batailles par lesquelles il -décidait ordinairement du sort des grandes guerres. Quant aux -voitures, il avait renoncé à celles qui s'étaient enfoncées dans les -boues de la Pologne ou dans les sables de la Prusse, et s'était réduit -à l'ancien caisson un peu modifié, et au char à la comtoise, qui par -sa légèreté avait rendu de véritables services. - -[En marge: Par les moyens précédemment indiqués, Napoléon espère avoir -300 mille combattants sur l'Elbe au printemps, sans compter des -réserves considérables.] - -[En marge: Qualité des nouvelles troupes.] - -[En marge: Secret de Napoléon pour exécuter de si grandes choses en -peu de temps.] - -C'est au moyen de ces vastes créations qu'il se proposait d'arrêter la -coalition sur l'Elbe, s'il ne l'arrêtait pas sur l'Oder, et de faire -évanouir les espérances dont elle paraissait enivrée. Ayant environ 50 -mille hommes de garnison dans les places de la Vistule et de l'Oder, -40 mille de troupes actives sous le prince Eugène, il allait renforcer -celui-ci avec les 40 mille hommes du général Lauriston, en réunir -ainsi 80 mille sur l'Elbe, y arrêter court l'ennemi, et prévenir toute -invasion dans la basse Allemagne. Puis avec les deux corps du Rhin, -avec le corps d'Italie arrivant par la Bavière, enfin avec la garde -impériale, Napoléon devait avoir environ 200 mille hommes en Saxe, au -mois d'avril ou de mai, donner la main au prince Eugène, et accabler, -avec près de 300 mille hommes, les Russes renforcés par n'importe -quels alliés. Restaient comme réserve les anciens corps qui allaient -se réorganiser sous les maréchaux Davout et Victor, les cadres -arrivant d'Espagne, les cent cinquante bataillons de dépôt destinés à -recevoir la conscription de 1814, et pouvant fournir encore 100 ou 150 -mille combattants. Les nouvelles troupes réunies par Napoléon étaient -jeunes et inexpérimentées, mais l'espèce des hommes était vigoureuse, -à cause de l'âge auquel on avait pris la plupart d'entre eux, les -cadres étaient les plus aguerris du monde, et impatients de rétablir -le prestige de nos armes. La difficulté principale, c'était le temps, -qui était bien court pour de si vastes créations. Mais, en -administration comme en guerre, Napoléon possédait un art merveilleux -pour se servir du temps qu'il avait. De même qu'il savait faire -doubler les étapes aux troupes, il savait faire doubler leur travail -aux administrations, en leur traçant leur marche, en décidant lui-même -les questions douteuses devant lesquelles elles sont souvent arrêtées, -en faisant exécuter simultanément des opérations qu'elles -n'accomplissent d'ordinaire que l'une après l'autre, surtout en -surveillant chaque chose de ses propres yeux, en suivant l'exécution -de ses ordres, en dépêchant partout, comme aux époques où il déployait -le plus d'ardeur et de jeunesse, une multitude d'officiers de -confiance qui chaque soir avant de se coucher lui rendaient compte de -ce qu'ils avaient vu, en ne faisant pas lire, en lisant lui-même leur -correspondance, et en demandant compte aux agents en retard du moindre -de ses ordres resté inexécuté, pour les réprimander si c'était -omission de leur part, pour vaincre l'obstacle si c'était difficulté -naissant de la nature des choses. - -[En marge: Le vieux maréchal Kellermann placé à Mayence pour inspecter -les troupes de passage.] - -On ne l'avait jamais vu plus jeune, plus actif, plus patient, moins -empereur enfin, et plus ministre ou général. Il avait pour cette -circonstance rétabli un usage qui lui avait été fort utile jadis, -c'était de placer à Mayence le vieux Kellermann (le duc de Valmy) avec -une autorité supérieure sur toutes les divisions militaires des bords -du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Wesel. Le maréchal Kellermann ayant -encore, quoique fort âgé, beaucoup d'activité, y joignant une grande -habitude de l'organisation des troupes, disposant en outre de magasins -immenses et de crédits dont chaque jour il rendait compte à -l'Empereur, inspectait les détachements envoyés de leur dépôt aux -lieux de rassemblement et passant presque tous par Mayence, s'assurait -par ses propres yeux de ce qui leur manquait en chaussures, vêtements, -armement, officiers, y suppléait sur-le-champ, et, s'il ne le pouvait -pas, en avertissait l'Empereur, qui se chargeait d'y pourvoir -lui-même. C'est au prix de ces efforts incessants que Napoléon -parvenait à réaliser ces créations soudaines, insuffisantes il est -vrai, quelque grandes qu'elles fussent, pour réparer les conséquences -d'une politique immodérée, mais suffisantes pour étonner le monde, -pour ajouter une nouvelle gloire à celle que nous avions déjà, et pour -forcer l'Europe à verser tout son sang afin de nous vaincre. Ces -détails peuvent sembler arides sans doute, mais ils ne paraîtront tels -qu'à ceux qui ne savent pas, ou n'ont pas le goût d'apprendre comment -s'accomplissent les grandes choses. - -[En marge: Moyens financiers employés pour faire face aux nouveaux -armements.] - -Ce n'était pas tout que de réunir si vite ces forces considérables, -il fallait les payer. Tandis qu'il travaillait jour et nuit à la -recomposition de l'armée, Napoléon travaillait tout autant, et avec -non moins d'activité, à mettre les finances de l'Empire en état de -suffire à ses vastes armements; et ce n'était pas chose facile à la -suite d'un discrédit financier, qui devait naturellement accompagner -un commencement de discrédit politique. - -[En marge: Budgets de l'Empire depuis 1811.] - -[En marge: Ressources avec lesquelles on avait fait face aux dépenses -de la campagne de Russie.] - -Nous avons exposé ailleurs comment les budgets de l'Empire, renfermés -pendant plusieurs années dans une somme d'environ 780 millions (900 -millions avec les frais de perception), avaient été tout à coup portés -en 1811 à 200 millions de plus, c'est-à-dire à un total de 1100 -millions. Deux causes, avons-nous dit, avaient produit cette subite -augmentation: premièrement, la réunion à la France de Rome, de -l'Illyrie, de la Hollande et des départements anséatiques; -secondement, les armements pour la Russie. Les réunions de territoires -avaient ajouté à la dépense, mais beaucoup plus à la recette, car -elles avaient procuré au budget un accroissement de produit de 98 -millions, et un accroissement de charges qui n'était pas à beaucoup -près égal. Les armements pour la Russie n'avaient ajouté qu'à la -dépense. On y avait pourvu avec le produit ordinaire et extraordinaire -des douanes. Le produit ordinaire avait été fort accru par la nouvelle -manière d'entendre le blocus continental, laquelle consistait, comme -on a vu, à fermer les yeux sur l'origine des denrées coloniales, en -leur faisant payer 50 pour cent de leur valeur. Le produit -extraordinaire résultat des saisies opérées en Belgique, en Hollande, -dans les départements anséatiques, s'était élevé jusqu'à cent -cinquante millions. - -[En marge: Déficits de l'année 1812 et des années antérieures.] - -On était ainsi parvenu à faire face aux besoins des années 1810, 1811, -1812. Pourtant il restait quelques insuffisances auxquelles il était -urgent de pourvoir. Le budget de 1811 fixé d'abord à 1100 millions -avec les frais de perception, laissait à couvrir, par suite de la -disette qui avait coûté 20 millions au Trésor, et d'une diminution -dans le produit des bois, un déficit de 46 millions. Le budget de -1812, évalué à 1150 millions, présentait également un déficit de 37 -millions et demi. C'étaient 83 millions à trouver pour solder ces deux -exercices, dont heureusement les dépenses n'étant pas entièrement -liquidées, ne réclamaient pas toutes un payement immédiat. Quant au -budget de 1813, la guerre se faisant presque sur nos frontières, et -dans des pays alliés qu'il fallait ménager, on était obligé -d'entretenir les troupes aux frais de la France. On conjecturait que -ce budget ne monterait pas à moins de 1270 millions, et on estimait -pour cette année 1813 l'insuffisance des ressources à 149 millions. En -ajoutant ce nouveau déficit à ceux de 1811 et de 1812, on arrivait à -une somme totale de 232 millions, qui manquait au Trésor, et qu'on ne -savait comment se procurer, car on n'avait jamais songé à recourir au -crédit depuis l'ancienne banqueroute. - -[En marge: Embarras de M. Mollien, et sa répugnance pour les moyens -irréguliers.] - -Nous avons dit que les déficits de 1811 et de 1812 ne se faisaient pas -encore beaucoup sentir, parce que ces exercices n'étaient pas -liquidés, mais pour 1813 les dépenses du commencement de l'année étant -immenses, et allant fort au delà des recettes réalisées, l'embarras -devenait extrême. M. Mollien, ministre du Trésor, esprit ingénieux -mais circonspect, craignant avec raison pour sa considération -personnelle si on avait recours à des moyens irréguliers, était -très-déconcerté, et par ses scrupules devenait pour Napoléon l'une des -difficultés du moment. La caisse de service, dont la création honorait -l'administration de M. Mollien et avait été d'un grand secours, était -arrivée à la limite des facilités qu'elle pouvait offrir. On se -souvient sans doute qu'avant l'établissement de cette caisse le -Trésor, lorsqu'il avait des besoins pressants, envoyait à l'escompte -les obligations des receveurs généraux, et presque toujours chez les -receveurs généraux eux-mêmes, qui les escomptaient avec les fonds du -Trésor déjà rentrés dans leurs mains. Depuis la création de la caisse -de service, tous les fonds des receveurs généraux devant être versés -immédiatement à cette caisse, et leurs obligations n'étant plus -escomptées, cette espèce d'agiotage avait disparu. Il y avait en place -la caisse de service, sans cesse alimentée par les versements des -receveurs généraux, et émettant pour ses besoins journaliers des -billets qui portaient intérêt, et qui étaient fort accrédités dans le -commerce. C'étaient les bons du Trésor de cette époque. - -[En marge: Impossibilité pour la caisse de service de fournir au -Trésor de nouvelles facilités.] - -Cette caisse avait fourni jusqu'à cent douze millions de ressources -courantes au commencement de 1813, et il ne lui était pas possible de -pousser au delà les moyens de crédit dont elle disposait. M. Mollien, -n'ayant pas plus que les autres ministres le secret de Napoléon, -croyant avec le public à l'immensité du trésor amassé aux Tuileries, -aurait voulu que Napoléon versât tout de suite cent ou deux cents -millions dans les caisses de la trésorerie, et souvent, dans son -profond chagrin, l'accusait d'une étrange avarice, presque d'une sorte -d'avidité personnelle. Mais c'est là que Napoléon était, comme à la -guerre, admirable de prévoyance, d'ordre, d'adresse, et qu'il faisait -des prodiges, pour corriger sa politique par son administration. Il -faut ajouter qu'il était tout aussi admirable de désintéressement, -n'ayant d'autre avidité que celle de l'ambition. - -[En marge: Trésor secret des Tuileries, son origine et son -importance.] - -Voici le secret de ce trésor amassé aux Tuileries que Napoléon avait -raison de ne pas dévoiler, même à ses ministres, le système du -gouvernement étant admis. Il consistait dans le reliquat du trésor -extraordinaire et dans les économies de la liste civile. - -Le reliquat du trésor extraordinaire était fort réduit par suite des -donations prodiguées aux militaires qui avaient glorieusement servi, -et par suite aussi des secours fournis au budget de la guerre. On n'a -pas oublié en effet que pour maintenir les dépenses et les recettes de -l'État en équilibre, Napoléon avait pris plusieurs fois au compte du -trésor extraordinaire une portion des dépenses de la guerre. Le trésor -extraordinaire, dont le montant avait varié de 320 à 340 millions, -s'élevait en ce moment à 325 à peu près, mais point en valeurs -liquides. Il y avait sur cette somme 84 millions anciennement prêtés -au département des finances, 9 ou 10 placés en actions de la Banque -que Napoléon achetait de temps en temps pour en maintenir le cours, 15 -autres millions en diverses valeurs du Trésor que Napoléon prenait -également sous main pour les soutenir, comme les bons de la caisse -d'amortissement par exemple. Il y avait encore 12 millions prêtés aux -villes de Paris et de Bordeaux ainsi qu'à plusieurs commerçants, 7 -millions souscrits secrètement dans l'emprunt de Saxe, 4 millions en -mercure resté dans les mines d'Idria, 135 millions enfin dus par la -Prusse, l'Autriche, la Westphalie, la Saxe, la Bavière. Cette dernière -somme était d'un recouvrement impossible, car la Prusse se prétendait -quitte et même créancière, le mariage et les circonstances avaient -dégagé l'Autriche, et les autres États allemands loin de pouvoir -fournir de l'argent avaient besoin qu'on leur en prêtât. C'étaient en -tout 267 millions, ou placés ou dus, qui n'étaient pas actuellement -réalisables, mais qui rapportaient intérêt, et dont le produit formait -le revenu annuel du domaine extraordinaire. Ce revenu montait à 13 ou -14 millions, avec lesquels Napoléon faisait des largesses, des -aumônes, quelquefois même des embellissements dans sa capitale. Il ne -restait donc que 58 ou 60 millions disponibles, somme peu -considérable, mais qui employée à propos pouvait être d'un grand -secours. - -[En marge: Liste civile de Napoléon.] - -[En marge: Ses prodiges d'économie.] - -Après ce trésor venait celui de la liste civile, fortune particulière -de Napoléon, amassée par des prodiges d'économie. Napoléon jouissait -de 40 millions à peu près de liste civile, dont 25 millions pour la -France, 4 millions pour le produit des forêts de la couronne, 11 -millions environ pour les listes civiles de Hollande, de Piémont, de -Lombardie, de Toscane, de Rome. Mais il avait à entretenir les palais -de France, de la Haye, d'Amsterdam, de Turin, de Milan, de Florence, -de Rome, et il le faisait avec une magnificence digne de sa grandeur. -Il avait quelquefois acheté jusqu'à 6 millions de diamants anciens ou -nouveaux dans une année, afin de reconstituer le trésor de la couronne -en pierreries. Il entretenait une maison militaire d'un éclat -excessif. Conséquent enfin avec lui-même, il faisait des dépenses pour -les lettres, les arts et les sciences, y ajoutait souvent des actes de -bienfaisance de la plus noble délicatesse, et portait un tel ordre -dans ses comptes, que tout y était inscrit avec la plus sévère -attention, et, par exemple, que le premier article de recette dans ses -livres, après les 25 millions de la liste civile française, était le -suivant: _Traitement de Sa Majesté Impériale et Royale, comme membre -de l'Institut, 1200 francs_[9]. - -[Note 9: C'est avec les comptes de Napoléon sous les yeux que nous -donnons ces détails.] - -Pendant longtemps, Napoléon n'avait eu que 29 millions de liste -civile, et ce n'était que depuis trois ou quatre ans qu'il en touchait -40. Depuis son élévation au trône, il avait économisé 135 millions, -dont il avait placé quelques portions en bonnes valeurs du Trésor ou -de l'industrie, pour en soutenir le cours, comme les bons du -Mont-Napoléon à Milan, la caisse d'amortissement à Paris, les canaux -de Loing et du Midi, etc. Mais de ce trésor il avait gardé environ une -centaine de millions en numéraire dans les caves des Tuileries, -pensant que dans les circonstances difficiles aucune ressource ne -valait l'argent comptant. Il lui restait donc à peu près 60 millions -sur le domaine extraordinaire, 100 sur les 135 millions économisés de -la liste civile, composant un total de 160 millions en or et en -argent, soit aux Tuileries, soit dans les caisses du domaine -extraordinaire. - -Telles étaient les valeurs métalliques qui faisaient dire aux uns -qu'il avait 300, aux autres 400 et même 600 millions en métaux -précieux, dans un souterrain de son palais. Lui-même ne s'expliquant -pas clairement, ne donnant jamais à un caissier le secret de l'autre, -résumant pour lui seul, dans sa vaste tête, l'état de ses finances et -de ses armées, laissait croire ce qu'on voulait, et disait quelquefois -tout ce qu'il fallait pour accréditer le bruit d'un trésor prodigieux. -C'était, après son armée, la principale de ses ressources. Une seule -eût mieux valu, la sagesse politique; mais, sauf celle-là, il avait -toutes les autres. Malheureusement aucune ne saurait la remplacer! - -[En marge: Motifs de Napoléon pour laisser ignorer la valeur de son -trésor personnel, et pour n'y recourir qu'à la dernière extrémité.] - -Si Napoléon, se rendant aux instances de son ministre, eût versé au -premier embarras, même au second, ces 160 millions dans les caisses du -Trésor public, il les aurait vus disparaître, et se serait bientôt -trouvé sans argent, comme un général sans réserve sur le champ de -bataille. Il était donc sagement résolu à ne pas s'en dessaisir à -moins d'une impérieuse nécessité, se réservant d'en employer une -partie pour soutenir les valeurs que le ministre des finances serait -tôt ou tard obligé de créer, et voulant en ménager une portion -considérable pour les cas urgents. En même temps il se gardait bien -pour justifier sa résistance d'avouer à quel point ses ressources -extraordinaires étaient limitées, conservait ainsi son secret pour -lui seul, supportait les insinuations quelquefois assez aigres de M. -Mollien, et laissait dire ce ministre et d'autres, ne se livrant à son -impatience naturelle que lorsque tout allait bien, devenant doux et -calme au contraire lorsque tout allait mal, pour ne pas ajouter par -des défauts de caractère aux peines de ceux qui le servaient. Il -cherchait donc, sans s'expliquer, le moyen de se procurer les 232 -millions qui manquaient pour compléter les budgets de 1811 et de 1812, -et pour solder en entier celui de 1813. - -[En marge: Napoléon ne veut pas d'une augmentation d'impôts.] - -Napoléon ne voulait à aucun prix accroître les impôts, bien qu'une -augmentation sur les contributions directes, très-facile à supporter, -eût suffi pour produire les 150 millions dont on avait besoin pour -1813. Les impôts indirects, rétablis par lui, avaient réussi sous le -rapport financier, bien entendu, car sous le rapport politique ils -n'avaient pas eu plus de succès que de coutume. Mais les impôts -indirects, on ne les augmente pas à volonté, et en élevant leur tarif, -on n'est pas toujours sûr d'élever leur produit. Quant à la propriété -foncière, Napoléon répugnait, après l'avoir déchargée sous son règne, -à la grever de nouveau. Il aimait à pouvoir dire qu'au milieu des plus -grandes guerres la condition matérielle de la France n'avait pas été -changée, que l'armée seule se ressentait de ces guerres, mais que pour -elle combattre était son lot ordinaire et toujours désiré, car elle y -gagnait de la gloire, des honneurs, des grades, des richesses. -C'étaient là des appréciations comme on a l'habitude d'en faire -lorsqu'on parle sans contradicteur. Cette armée que Napoléon disait -si satisfaite, commençait fort à se plaindre, et tous les militaires -qui revenaient des bords du Niémen tenaient un langage tel, qu'on -était obligé de veiller sur eux, et de les séparer des nouveaux -soldats pour prévenir la contagion du mécontentement. De plus, on ne -formait l'armée qu'en la tirant du sein de la population, en levant -sur le pays ce fameux impôt du sang, réputé alors le plus cruel de -tous. Une fois sous les drapeaux, il est vrai, les enfants de la -France devenaient militaires de fort bonne grâce, mais les parents -n'en prenaient pas aussi aisément leur parti, et il s'amassait peu à -peu dans leur coeur une haine effroyable, dont l'explosion devait être -terrible. Napoléon se nourrissait donc d'une pure illusion lorsqu'il -croyait que les impôts d'argent n'étant pas augmentés, la guerre ne -devait exercer sur l'esprit des populations aucune influence fâcheuse; -mais enfin il aimait à se le persuader ainsi, et par ce motif il se -refusait à toute augmentation d'impôts. M. Mollien, au contraire, -désirant que ses caisses fussent remplies, et remplies par des moyens -réguliers, préférait ce qu'il y avait de plus sûr et de plus prompt, -et aurait voulu accroître les contributions publiques. Mais il n'y -avait pas à en parler à Napoléon, et il fallait songer à une autre -ressource. - -[En marge: Personne ne croit à la possibilité d'une émission de -rentes.] - -Une émission de rentes, qui aurait réussi peut-être, si on avait tenté -plus tôt d'en donner l'habitude au public, était impossible -actuellement, ou du moins très-difficile, et il eût été singulier en -effet, n'ayant pas essayé du crédit en 1807 et en 1808, de commencer à -en user en 1813. Les produits des douanes, qui avaient été, avec les -prélèvements sur le trésor extraordinaire, la ressource employée pour -couvrir les déficits antérieurs, et notamment les frais du grand -armement de 1812, étaient épuisés, car il n'y avait plus, comme en -1810 et en 1811, d'immenses saisies à opérer. Toutefois les produits -ordinaires des douanes s'étaient fort accrus, et étaient montés de 30 -millions à 80, grâce au fameux tarif de 50 pour cent, devenu -l'instrument principal du blocus continental. Pour cette année, ne -pouvant plus espérer la paix de la détresse de l'Angleterre, et -n'ayant à l'attendre que des batailles qui allaient se livrer en -Allemagne, voulant de plus rendre aux villes de Bordeaux, de Nantes, -du Havre, de Marseille, quelque activité commerciale, Napoléon avait -accordé une quantité de _licences_ telle, qu'on pouvait considérer -comme presque rétabli le commerce avec l'Angleterre, et qu'il s'était -cru autorisé à évaluer à 100 millions l'impôt ordinaire des douanes. -Aussi les rôles étaient-ils intervertis, et tandis que deux années -auparavant Napoléon torturait l'Europe pour interdire les relations -avec l'Angleterre, c'était l'Angleterre maintenant qui, s'apercevant -des avantages que procuraient à son ennemi les communications par -_licences_, travaillait à les rendre impossibles. - -[En marge: N'ayant pas de crédit, ne voulant pas d'impôts, Napoléon a -recours à une nouvelle aliénation de domaines nationaux.] - -Ne voulant augmenter ni l'impôt direct ni l'impôt indirect, le crédit -n'étant pas en usage, les saisies commerciales ne produisant presque -plus rien, restait le vieux moyen des aliénations de domaines -nationaux, employé d'une manière si dommageable par nos premières -assemblées révolutionnaires, et avec assez d'avantage par Napoléon, -parce qu'il s'en était servi lentement, et en ayant recours à -l'intermédiaire de la caisse d'amortissement. Mais ce moyen lui-même -n'offrait plus que des ressources extrêmement restreintes. Napoléon -avait restitué aux familles émigrées une assez notable portion de -leurs biens. Quant aux biens qui n'avaient point été aliénés, il ne -voulait pas assumer l'odieux de les faire vendre, car c'eût été donner -suite à des confiscations auxquelles son gouvernement avait eu -l'honneur de mettre fin. Les seules aliénations que Napoléon se permît -sans scrupule, c'étaient celles des domaines de l'Église. Il ne -répugnait pas à celles-là, et le public non plus, parce qu'il y avait -à faire valoir à leur égard la raison très-sérieuse de l'abolition de -la mainmorte. Les immenses bienfaits résultant de la mise en valeur -des terres de l'Église étaient une réponse quotidienne et vivante à -toutes les contradictions dont ce genre d'aliénations pouvait encore -être l'objet. Mais de ces terres il n'en restait presque plus. Les -pays religieux ajoutés à l'Empire, comme les provinces du Rhin, -certaines portions de l'Italie, et surtout l'État pontifical, avaient -fourni la matière de quelques ventes, que la caisse d'amortissement -avait opérées assez avantageusement; mais le terme en était atteint, -excepté pour celles de l'État pontifical; et quant à ces dernières, il -avait fallu les suspendre par une raison que nous ferons bientôt -connaître. Quelques années auparavant Napoléon avait pris la dotation -de l'Université et celle du Sénat, qui étaient l'une et l'autre -constituées en propriétés foncières, les avait remplacées par une -rente sur le grand-livre, et avait fait vendre les propriétés -provenant de cette origine par l'intermédiaire accoutumé de la caisse -d'amortissement. - -Restait-il encore quelque opération de ce genre à essayer, quelques -biens de mainmorte à prendre, en indemnisant les propriétaires de ces -biens avec des rentes sur le grand-livre? Telle était la question, et -elle conduisit bientôt à trouver la ressource tant cherchée. - -[En marge: Les communes étaient le seul propriétaire de biens de -mainmorte qui restât en France.] - -[En marge: Napoléon imagine de leur prendre leurs biens, en les -indemnisant avec des rentes.] - -Il restait en effet un propriétaire mainmortable à déposséder, et à -indemniser avec des rentes, et ce propriétaire c'étaient les communes. -Dans presque tous les départements, et particulièrement dans -quelques-uns, les communes possédaient des biens considérables et mal -administrés. S'il eût fallu porter la main sur tous ces biens sans -distinction, la chose eût été non-seulement inique, mais impraticable, -et infiniment dangereuse, car on se serait exposé à des séditions. -Mais on pouvait distinguer entre les propriétés communales, et on y -était fort disposé. Au nombre de ces propriétés, il y avait les -bâtiments servant aux usages communaux, tels que les hôtels de ville, -les écoles, les hôpitaux, les églises, les places publiques, les -promenades, dont il était impossible de songer à s'emparer. Cette -première exception allait de soi, et n'avait presque pas besoin d'être -énoncée. Il y avait d'autres biens, dont l'exception, quoique moins -indiquée, était encore plus nécessaire, c'étaient tous ceux dont la -jouissance prise en commun constituait une des principales ressources -du peuple des campagnes, comme les pâturages où les paysans envoient -paître leur bétail, les bois où ils prennent leur chauffage, les -tourbières dont ils consomment ou vendent la tourbe. Enlever ces -biens, dans un moment où la conscription commençait à pousser les -campagnes au désespoir, c'était dans certaines provinces s'exposer à -une nouvelle Vendée. Quant à ceux-là l'exception était encore -inévitable, car la dépossession eût été non-seulement barbare, mais -souverainement imprudente. - -[En marge: La mesure doit se borner aux biens affermés.] - -Restait une troisième espèce de biens, la seule qui pût être l'objet -d'une mesure financière, nous voulons parler des propriétés affermées -par les communes, ne représentant pour elles qu'un revenu en argent, -dont elles appliquaient le montant à leurs dépenses. Comme après tout -il ne s'agissait pour elles que d'un produit en argent, qui -contribuait à alléger le poids de leurs impôts, peu leur importait que -cet argent leur vînt d'un fermier ou de l'État, l'exactitude à payer -étant au moins égale. Les communes ne devaient pas même s'apercevoir -du changement, et l'État y devait gagner, outre une ressource actuelle -dont il avait grand besoin, la mise en valeur de biens-fonds -considérables et aussi mal administrés que le sont tous les biens de -mainmorte. Quant à la valeur totale des biens dont il s'agit, on -estimait qu'ils pourraient se vendre environ 370 millions, tandis -qu'ils ne rapportaient pas plus de 8 à 9 millions par an aux communes. -En supposant qu'on les vendît en effet 370 millions, et cette -estimation ne semblait pas exagérée, il devait rester, en prélevant -les 232 millions nécessaires à l'État, environ 138 millions, qui, au -taux actuel des fonds publics (le cinq pour cent se vendait 75 francs) -devaient procurer les 9 millions de rentes dont on avait besoin pour -indemniser les communes. De la sorte l'État allait même trouver gratis -la ressource qui lui était nécessaire. - -[En marge: Objections que soulève la mesure proposée.] - -Ainsi présentée la mesure n'offrait que des avantages, et il n'y avait -pas à hésiter sur son adoption. Mais sous un autre point de vue il -s'élevait des objections de la plus grande gravité. Premièrement le -droit de propriété était atteint dans une certaine mesure, bien qu'il -s'agît ici de propriétés collectives, sur le sort desquelles l'État -exerce une action qu'il ne peut prétendre sur aucune autre. Ainsi il -peut supprimer un couvent, une association, une commune, et dans ce -cas il est amené à disposer de leurs propriétés, tandis qu'il ne peut -supprimer un particulier, et même quand il lui ôte la vie au nom des -lois, il ne fait qu'ouvrir sa succession, sans avoir le droit de se -saisir de ses biens. Secondement il y avait un dommage pécuniaire -très-réel, quoique lointain, causé aux communes, car si dans le moment -on leur procurait un revenu plus certain et plus facile, on leur -donnait une propriété qui devait se déprécier tous les jours par le -seul changement des valeurs, contre une propriété, celle de la terre, -qui au contraire augmente sans cesse par la même cause. Troisièmement -on froissait les administrations municipales, qui, habituées à gérer -les domaines communaux, les regardaient comme leur propre fortune. -Quatrièmement enfin l'aliénation, même en l'exécutant avec beaucoup de -prudence, ne pouvait manquer d'être difficile et lente, car il fallait -inventorier ces biens, les évaluer, les transférer à l'État, les -remplacer par une rente proportionnelle, les vendre, en retirer le -prix, ce qui devait exiger beaucoup de temps, et comme les besoins du -Trésor étaient immédiats, il en résultait la nécessité d'anticiper par -l'émission d'un papier sur le produit de la vente. - -[En marge: Vive discussion établie sur ce sujet entre M. Mollien et M. -de Bassano.] - -[En marge: Napoléon décidé par l'urgence des besoins.] - -Ces objections bien présentées auraient fait reculer une assemblée -éclairée, et à tout prendre une émission de rente, fallût-il faire -descendre le cinq pour cent de 75 francs à 60, même à 50, eût mieux -valu, eût procuré des ressources moins coûteuses et plus prochaines, -qu'une aliénation soudaine et considérable de propriétés foncières. -Mais ces questions étaient alors beaucoup moins connues qu'elles ne le -sont aujourd'hui. On ne savait pas aussi bien que de nos jours ce -qu'on perd à troubler la propriété, ce qu'on gagne à payer les -capitaux chèrement, pourvu qu'on les obtienne d'une manière régulière, -et qu'on solde exactement les services publics. La question fut -surtout débattue entre M. de Bassano, que sa complaisance pour les -idées de Napoléon faisait alors admettre à l'examen de presque toutes -les affaires, et M. Mollien, qui discutait peut-être un peu trop -subtilement des vérités incontestables, s'irritait profondément contre -son contradicteur sans oser le manifester, et s'en allait mécontent -sans se rendre. Chaque jour la lutte recommençait. M. de Bassano -trouvait que c'était merveille de se procurer tout de suite 370 -millions, dont 232, chiffre exact des besoins du Trésor, seraient -appliqués au service public, et 138 à indemniser le propriétaire -spolié, sans qu'il en coûtât rien à personne, pas même à l'État qui -allait recevoir une si grosse somme. M. Mollien soutenait sur le -droit de propriété des théories vraies, mais abstraites, et qui -touchaient peu son adversaire, présentait l'extension donnée aux bons -de la caisse d'amortissement comme la création d'un vrai -papier-monnaie, signalait les difficultés qui en résulteraient dans -tous ses services, les signalait avec chagrin, avec humeur, plutôt -qu'avec résolution. Cette lutte entre un esprit facile et disert, mais -comprenant trop peu les objections pour s'en laisser affecter, et un -esprit convaincu, mais ne sachant pas convaincre, eût été -interminable, si Napoléon impatienté, discernant parfaitement ce qu'il -y avait de vrai et de faux de l'un et de l'autre côté, mais voulant à -tout prix un résultat, n'eût dit à M. Mollien: Tout cela est bien, je -comprends vos objections, je les apprécie, mais avant de critiquer un -projet il faut mettre quelque chose à la place.--L'objection était en -effet embarrassante. C'était le cri du besoin, poussé par celui à qui -les besoins de l'État étaient plus pressants qu'à un autre, parce -qu'il avait un million de soldats à vêtir, à armer, à nourrir, et que -son existence, sa grandeur, sa gloire, tenaient à la solution du -problème. Si M. Mollien eût été un esprit plus décidé, il aurait -répondu tout de suite à Napoléon: Émettez des rentes 5 pour cent, à 60 -francs, même à 50 s'il le faut; payez les capitaux 8 ou 10 pour cent, -même davantage, et cette opération vous coûtera moins cher, vous -créera moins d'inimitiés, nourrira plus tôt et mieux vos soldats, -qu'un papier-monnaie mal accueilli, et refusé dans tous les payements. -Mais M. Mollien n'eût pas osé dire cela, peut-être même n'eût-il pas -osé le penser à cette époque, et Napoléon pressé de se procurer de -l'argent, ne supposant pas possible une émission de rentes, voulant -absolument avoir des biens à vendre puisque c'était la seule ressource -du moment, les prenait où il y en avait encore. L'archichancelier -Cambacérès, plus calme, était néanmoins dominé aussi par le sentiment -du besoin, et par le même motif que Napoléon aboutit à l'adoption du -projet si longuement débattu. - -[En marge: La résolution d'aliéner les biens affermés des communes est -définitivement adoptée.] - -[En marge: Conditions de la mesure.] - -[En marge: Émission d'un papier dont Napoléon prend une somme -considérable pour le soutenir.] - -En conséquence, il fut convenu qu'on s'approprierait les biens des -communes que nous avons désignés, c'est-à-dire les biens affermés, -qu'on les évaluerait au moyen d'une procédure administrative sommaire, -qu'on les remplacerait par une rente dont il était facile à l'État de -faire l'avance en la créant, et qu'on les transférerait ensuite à la -caisse d'amortissement. Cette caisse avait pris l'habitude des ventes -territoriales, et les exécutait bien, parce qu'elle les exécutait -lentement et par petites quantités. En attendant qu'elle en reçût le -payement ordinairement exigé à des termes éloignés et successifs, elle -émettait un papier portant intérêt, qu'elle donnait à l'État pour prix -des biens à vendre, qu'elle retirait ensuite peu à peu, à mesure -qu'elle touchait le prix des ventes, et qui se soutenait dans le -public, parce qu'il était peu considérable, et très-exactement -remboursé en capital et intérêts. C'était ce mécanisme qu'il -s'agissait de développer, et qu'on développa en effet, en statuant que -la caisse d'amortissement vendrait les nouveaux biens aux enchères, -sous la condition pour les acheteurs d'acquitter un tiers de la valeur -comptant, un second tiers en 1814, un troisième en 1815, et de payer -en outre l'intérêt des sommes différées sur le pied de 5 pour cent. -En attendant, la caisse d'amortissement devait créer immédiatement, et -remettre au Trésor pour 232 millions de bons, portant intérêts, et -successivement remboursables à mesure de l'acquittement du prix des -immeubles à vendre. C'était ensuite au Trésor à se servir de ces bons -comme il pourrait, et à forcer, par exemple, ou à induire les -créanciers de l'État à les accepter. C'est là que commençait le juste -chagrin de M. Mollien, chagrin que M. de Bassano ne comprenait pas -plus que les colères de l'Europe prêtes à se déchaîner sur nous.--Mais -à qui ferai-je accepter ce papier? disait le ministre du Trésor.--À -tous ceux à qui vous devez, répondait Napoléon. Vous devez à des -fournisseurs de la guerre et de la marine, à des créanciers de toute -espèce, 46 millions pour 1811, 37 millions pour 1812; payez ces sommes -avec les bons de la caisse d'amortissement, et vous introduirez ainsi -ces bons en province. On y répugnera d'abord, mais en voyant qu'ils -portent un intérêt exactement acquitté, qu'ils servent à acheter des -biens fort beaux, et nullement frappés de réprobation comme les -anciens biens d'émigrés, on les recherchera. Il s'en vendra sur la -place, on en soutiendra le cours, et votre papier finira par valoir -presque de l'argent.--Si Votre Majesté s'en chargeait, répondait -timidement M. Mollien, c'est-à-dire si elle achetait tout de suite les -232 millions avec les grandes ressources accumulées par son génie, -alors tout serait facile.--Oui, sans doute, répliquait Napoléon, tout -serait facile alors ... et il se gardait de dire pourquoi il ne le -faisait pas. Il avait effectivement tout au plus les deux tiers de -cette somme dans ses deux trésors, et il ne voulait pas avec raison se -démunir de tout son argent comptant. Mais il promettait à M. Mollien -de soutenir le cours de cette nouvelle valeur, en prenant pour son -compte une somme considérable des bons que la caisse allait émettre. - -Il résolut en effet d'en prendre pour 60 ou 70 millions -successivement, placement qui était excellent, puisqu'il rapportait un -intérêt certain, et que l'échéance en était certaine aussi, mais qui -diminuait notablement les 160 millions comptant dont il était pourvu. -Toutefois il n'y avait pas à hésiter dans l'état de gêne où l'on se -trouvait, et il se flatta qu'en faisant acheter une portion de ce -papier au moment de son émission, il en maintiendrait la valeur à un -taux voisin du pair. Il le promit à M. Mollien pour lui rendre un peu -de courage. - -Telles étaient les mesures financières par lesquelles Napoléon -s'apprêtait à soutenir ses dernières et ses plus terribles guerres. -C'était la fin de ces aliénations de biens-fonds dont la révolution -française avait fait ressource pour résister aux attaques de l'Europe. -N'ayant plus de nobles à proscrire, et ne le voulant pas d'ailleurs, -n'ayant plus d'églises à déposséder, Napoléon prenait les biens des -communes, derniers propriétaires de mainmorte, et les aliénait au -moyen d'une espèce de papier de crédit, beaucoup mieux assis et -surtout beaucoup mieux limité que les assignats, mais rappelant le -fâcheux souvenir du papier-monnaie, et introduit auprès du public dans -un moment bien peu favorable. - -[En marge: Napoléon songe à une grande mesure qui puisse lui ramener -les esprits.] - -[En marge: Cette mesure est un arrangement avec l'Église.] - -Tout en faisant ce qui était humainement possible pour se mettre en -état de repousser les ennemis qu'il avait attirés sur la France, -Napoléon sentait le besoin aussi d'essayer quelque chose pour ramener -les esprits qu'il voyait s'éloigner chaque jour davantage de son -gouvernement. Une paix très-prochaine les lui eût seule rendus -complétement; mais la paix, toute désirable qu'elle était, n'était -possible qu'après d'énergiques efforts, qui nous rendissent, non pas -notre exorbitante domination sur l'Europe, mais le prestige de notre -supériorité militaire, et pour obtenir un tel résultat il fallait -répandre encore bien du sang. À défaut de la paix, que même en étant -très-sage il n'aurait pas pu donner tout de suite, Napoléon cherchait -une satisfaction morale à procurer aux esprits. Il en imagina une qui, -accordée à propos et sans réserve, aurait été d'un grand effet. - -[En marge: Usage fâcheux que les ennemis de Napoléon faisaient des -affaires religieuses pour lui nuire.] - -De toutes les causes qui indisposaient l'opinion publique contre -Napoléon, la plus agissante après la guerre, c'était la brouille avec -Rome et la captivité du Pape. Pour les partisans de la maison de -Bourbon, auxquels les derniers événements venaient de rendre des -espérances depuis longtemps évanouies, c'était un prétexte, et des -plus efficaces, pour exciter l'animadversion contre un gouvernement -tyrannique qui, suivant eux, opprimait les consciences. Pour la -portion pieuse du pays, politiquement désintéressée, mais ramenée à la -religion par d'affreux malheurs du temps, c'était un motif sérieux et -sincère de blâme et même d'aversion. En général les hommes et les -femmes qui montrent le plus de penchant pour les pratiques -religieuses, sont des âmes vives, qui éprouvent le besoin de -contribuer activement au triomphe de leurs croyances. Ce sont de -redoutables ennemis d'un gouvernement lorsqu'il s'est donné contre la -religion des torts véritables. L'autorité de leurs moeurs, leur zèle à -propager un grief, un bruit, une espérance, les rendent infiniment -dangereux. Napoléon aurait voulu désarmer cette classe respectable, -ôter en même temps un prétexte aux royalistes qui se servaient des -affaires du culte pour lui nuire, et faire espérer la paix avec -l'Europe par la paix avec l'Église. - -[En marge: Translation du Pape à Fontainebleau.] - -[En marge: Situation du Pontife dans cette nouvelle résidence.] - -Aussi était-il résolu à terminer ses différends avec le Pape, en -concédant le moins possible, mais en concédant toutefois ce qui serait -nécessaire pour parvenir à un accord. Le Pape, détenu longtemps à -Savone, était en ce moment à Fontainebleau, captif mais libre en -apparence, et entouré de toute espèce de soins et d'honneurs. Napoléon -craignant que pendant qu'il serait enfoncé dans les profondeurs de la -Russie, les Anglais ne profitassent de l'occasion pour enlever Pie VII -de Savone, avait ordonné sa translation à Fontainebleau pendant l'été -de 1812. On lui avait donné l'appartement qu'il avait occupé à -l'époque heureuse et brillante du couronnement, temps déjà bien loin -et de lui et de Napoléon! On l'y avait comblé d'hommages, et une -partie de la maison civile et militaire de l'Empereur lui avait été -envoyée, afin qu'il vécût en souverain. Un détachement de grenadiers à -pied et de chasseurs à cheval de la garde impériale faisait le service -auprès de lui, et on avait eu l'attention de revêtir de l'habit de -chambellan l'officier de gendarmerie d'élite chargé de le garder, le -capitaine Lagorsse, lequel, avec de l'esprit et du tact, avait fini -par plaire au Pape au point de lui devenir indispensable. La -surveillance était donc cachée sous les égards les plus respectueux. -On avait laissé au Pape, outre son médecin et son chapelain, quelques -anciens serviteurs dont on était sûr, et il était visité de temps en -temps par les cardinaux de Bayane et Maury, par l'archevêque de Tours -et l'évêque de Nantes. Ces personnages éminents, auxquels on avait -tracé la conduite à tenir, sans avoir avec le Pontife des entretiens -d'affaires, lui parlaient quelquefois des maux de l'Église, des moyens -et de l'espérance de les faire cesser, surtout lorsque le retour de -Napoléon à Paris mettrait en présence deux princes qui s'aimaient, et -qui en s'abouchant directement s'entendraient mieux qu'en se faisant -représenter par les négociateurs les plus habiles. Cette société était -la seule qui fût permise au Pape, et la seule même qui lui plût. Il -avait la faculté de célébrer la messe le dimanche à la grande chapelle -du château et d'y donner sa bénédiction aux fidèles. Mais on avait si -peu ébruité sa translation, la pensée du public fixée sur Moscou était -dans ce moment si peu tournée vers les affaires religieuses, on -craignait tant d'ailleurs les embûches de la police impériale, qu'il -venait à peine quelques curieux à Fontainebleau le dimanche. Le Pape -vivait donc dans une retraite profonde, on pourrait même dire douce si -elle n'avait été forcée. Quoiqu'on eût mis le parc à sa disposition, -il ne sortait jamais de ses appartements, par indolence et par calcul, -faisait quelques pas tous les jours dans la grande galerie dite de -Henri II, retombait ensuite dans son immobilité, ne lisait même pas, -bien qu'il eût à sa portée la bibliothèque du château, et semblait -complétement endormi dans sa captivité. - -[En marge: Projet de Napoléon de s'aboucher directement avec Pie VII.] - -On ne pouvait pas imaginer un traitement physique et moral plus propre -à vaincre sa résistance, surtout si Napoléon apparaissant tout à coup, -venait essayer sur lui le double prestige de sa puissance et de sa -conversation entraînante. Napoléon revenu de Moscou vaincu par la -nature, sinon par les hommes, devait sans doute avoir moins -d'influence, mais il lui en restait encore assez pour décider, en s'y -prenant bien, Pie VII à une transaction. D'ailleurs, disposant de -toutes les issues, on n'avait laissé arriver à la connaissance du -Pontife que les faits impossibles à cacher, expliqués de la manière la -moins fâcheuse pour nos armes. Aussi, quoique ayant essuyé un mauvais -hiver, Napoléon n'en était pas moins aux yeux de Pie VII le potentat -le plus redoutable, potentat auquel personne n'était de force à -arracher l'Italie pour en restituer une partie au successeur de saint -Pierre. - -[En marge: Les points en litige fort restreints depuis le mode adopté -pour l'institution canonique.] - -[En marge: Le Pape ne voulant pas d'un établissement à Paris, on -espère par transaction lui faire accepter un établissement à Avignon.] - -Napoléon s'était hâté le surlendemain même de son arrivée à Paris -d'écrire au Pape, pour lui témoigner le plaisir qu'il éprouvait de le -posséder si près de lui, le désir de l'aller voir et de terminer -bientôt les différends qui troublaient l'Église. Puis à cette lettre -il avait joint des allées et des venues de MM. de Bayane, de Barral, -Duvoisin, pour l'amener à un accord par des concessions presque -inespérées. En effet les points en litige ne présentaient plus d'aussi -grandes difficultés qu'auparavant. Le mode de l'institution canonique -était convenu depuis que l'Église, si facile alors sur sa prérogative -essentielle, avait concédé qu'après six mois tout prélat serait -institué, ou par le Pape, ou à son défaut, par le métropolitain de la -province ecclésiastique. Ce qui était plus difficile à déterminer, -c'était l'établissement temporel du Souverain Pontife. Pie VII ne -faisant pas entrer la chute de Napoléon dans ses prévisions, et ne -voyant dès lors aucun moyen de le forcer à restituer les États -romains, en était à considérer l'établissement de la papauté à -Avignon, avec une dotation convenable, comme une sorte de pis-aller -acceptable, qui avait dans le passé un précédent, une excuse et une -consolation. Mais ce qui le révoltait, et lui paraissait pire que la -captivité même, c'était le projet attribué à Napoléon, et qu'il avait -eu en effet un moment, d'établir la papauté à Paris, sous la main des -empereurs français. Si une telle chose avait pu s'accomplir, Pie VII -n'aurait plus été à ses propres yeux que le patriarche de -Constantinople, et la grande Église d'Occident aurait été ravalée pour -lui au niveau de la moderne Église d'Orient. - -[En marge: Arrangements de détail au moyen desquels on pouvait se -flatter d'amener un accord.] - -Cette disposition d'esprit fournissait donc un moyen de négociation -précieux, car en cédant sur l'établissement à Paris, et en accordant -l'établissement à Avignon, on pouvait amener le Pape à consentir à la -solution de la question réputée la plus épineuse. Restaient les -arrangements relatifs aux biens de l'Église romaine, vendus ou à -vendre, et aux siéges qualifiés de suburbicaires, parce qu'ils sont -placés aux environs de Rome, et entourés d'une antique majesté. Le -Pape tenait beaucoup à conserver ces siéges, et à pouvoir nommer des -évêques de Velletri, d'Alban, de Frascati, de Palestrina, etc., car, -sans moyens de récompenser des services, il lui aurait été impossible -d'entretenir son gouvernement. À ces points s'en ajoutaient quelques -autres encore, sur lesquels, avec la volonté d'en finir, et avec la -puissance de Napoléon, il était facile d'arriver à un accord. - -[En marge: Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se transporte à -Fontainebleau pour s'aboucher avec le Pape.] - -Lorsqu'on fut près de s'entendre, Napoléon résolut de se transporter -lui-même à Fontainebleau, pour terminer par sa présence les -hésitations ordinaires du Pape, et pour obtenir de lui un acte formel -qu'on pût offrir au public comme gage de la paix religieuse, comme -avant-coureur peut-être de la paix européenne. - -[En marge: Entrevue cordiale de Napoléon et de Pie VII.] - -En conséquence, le 19 janvier, feignant une partie de chasse à -Grosbois, il changea brusquement de direction, et se rendit à -Fontainebleau, où il avait secrètement envoyé sa maison. Le Pape était -en ce moment en conférence avec plusieurs évêques et cardinaux. Déjà -ému par les grandes affaires dont on l'entretenait depuis quelques -jours, il le fut bien davantage en apprenant l'arrivée subite de -Napoléon, qu'il n'avait pas vu depuis le couronnement, qu'il désirait -et appréhendait tout à la fois de rencontrer, car s'il se flattait -d'exercer une certaine influence sur l'auteur du Concordat, il -craignait encore plus de subir la sienne. Sans lui laisser le temps de -la réflexion, Napoléon accourut, le serra dans ses bras en l'appelant -son père. Le Pape reçut ses embrassements, en l'appelant son fils, et, -sans entrer ce jour-là dans le fond des affaires, ces deux princes, si -singulièrement associés par la destinée pour se plaire et se -tourmenter toute leur vie, parurent parfaitement heureux de se revoir. -L'espérance d'une prompte et complète réconciliation rayonnait sur les -visages. Les serviteurs du Pape, ordinairement les plus chagrins, -semblaient saisis et charmés par ce spectacle. - -Le lendemain Pie VII, entouré des cardinaux et des évêques qu'on avait -laissé pénétrer jusqu'à lui pour cette circonstance, alla en grande -cérémonie rendre visite à l'Empereur dans ses appartements. De chez -l'Empereur il se transporta chez l'Impératrice, qu'il ne connaissait -pas, car ce n'était pas celle qu'il avait sacrée, et sur ce trône où -tout se succédait si vite, la souveraine était déjà changée! Comme -tout le monde, il la trouva bonne, douce, heureuse de sa grandeur, se -montra avec elle ce qu'il était toujours, digne, affectueux, plein des -grâces de la vieillesse, puis, après lui avoir fait sa visite, il -reçut la sienne, et au milieu de tout ce mouvement parut retrouver un -peu de vie, de satisfaction et d'espérance. - -[En marge: Gravité de la résolution que le Pape avait à prendre.] - -[En marge: Perplexité de Pie VII.] - -Toutefois il ne pouvait avoir d'illusion sur ce qui allait se passer. -L'Empereur n'avait pu se déplacer pour ne faire à Fontainebleau qu'une -visite. Suivant sa coutume, cet homme si actif, si dominateur, -aspirait à quelque grand résultat, il venait arracher au chef de -l'Église un consentement, et lui imposer ce qui lui coûtait le plus, -une résolution. Et quelle résolution! Renoncer à la puissance -temporelle, abandonner Rome pour Avignon, accepter une hospitalité -magnifique, un esclavage doré, devenir ainsi patriarche de -Constantinople en Occident, avec quelques richesses et quelques -apparences souveraines de plus! Et pourtant, si le Pontife ne -consentait pas à cette condition, n'allait-il pas trouver un nouvel -Henri VIII, qui non par amour (ce n'était pas la faiblesse de -Napoléon), mais par ambition, porterait à l'Église des coups plus -redoutables encore que la spoliation de ses biens matériels? Pie VII -était sur cela vaincu au fond de son coeur; mais avant de se résoudre, -avant d'attacher à son pontificat un tel souvenir historique, avant de -se résigner à être l'Augustule de la Rome chrétienne, ou de braver -tout ce qui pourrait résulter pour la religion d'une lutte prolongée, -il fallait un effort au-dessus de l'énergie de son âme, énergie qui -était grande quand il s'agissait d'opposer à la persécution une -résistance passive, qui devenait presque nulle quand il fallait -prendre un parti prompt et difficile. Jamais, au reste, quelque temps -qu'on lui eût donné, il ne se serait décidé lui-même, et Napoléon, -s'il voulait un résultat, avait bien fait de venir en personne le -séduire, l'éblouir, lui prendre presque la main pour l'obliger à -signer! - -[En marge: Efforts de Napoléon pour le décider.] - -Les visites d'apparat terminées, les sérieux entretiens commencèrent. -Napoléon était résolu à déployer tout ce qu'il avait de grâce et de -vigueur d'esprit, de puissance fascinatrice en un mot, pour charmer le -Pape, et pour le convaincre en même temps qu'il n'y avait rien de -mieux à faire que ce qu'on lui demandait. D'abord, sans paraître y -attacher d'importance, il exposa, quand il en eut l'occasion, tout ce -qu'il allait accomplir dans la prochaine campagne, et se montra -certain d'accabler ses adversaires dès l'ouverture des hostilités. -Bien qu'on n'eût pas laissé pénétrer jusqu'à Fontainebleau les -fâcheuses impressions déjà répandues en Europe sur la situation de -Napoléon, le Pape savait cependant que pour la première fois il -n'était pas revenu triomphant de la guerre. Mais en le voyant si -confiant, si assuré de foudroyer bientôt la jactance des Russes et des -Allemands, on ne pouvait pas ne pas éprouver la même confiance, et, -aux changements près opérés dans sa personne, car, au lieu d'être -droit et mince, Napoléon était déjà un peu courbé et plein -d'embonpoint, le Pape crut revoir le jeune et radieux empereur de -1804. C'était, sous une extrême largeur de traits, le même feu, la -même noblesse, la même beauté de visage. - -[En marge: Brillantes offres de Napoléon à Pie VII.] - -Après avoir persuadé à Pie VII qu'il était aussi puissant que jamais, -que contre ses volontés on ne prévaudrait pas plus qu'autrefois, -Napoléon lui ôta toute espérance de recouvrer Rome, et lui montra la -résolution irrévocable de ne jamais abandonner à une influence -étrangère la moindre parcelle de l'Italie. Le chef de l'Église n'avait -donc qu'à choisir entre Paris et Avignon. Il ferait bien mieux -d'accepter Paris, disait Napoléon. Il y serait vénéré, entouré de -toutes sortes d'hommages, et il y verrait l'empereur des Français tout -disposé à lui tenir l'étrier, comme faisaient jadis les empereurs -germaniques. Il aurait en outre la certitude de n'avoir plus de -démêlés, car à la première difficulté, un moment d'explications -cordiales entre les deux souverains arrêterait tout conflit prêt à -naître. Mais enfin puisqu'il ne le voulait pas, il n'avait qu'à -préférer Avignon, lieu déjà consacré par un long séjour des papes. Les -ordres allaient être donnés immédiatement, et tout serait bientôt -disposé pour qu'il y trouvât la plus somptueuse existence. Il y -recevrait en liberté les ambassadeurs de toutes les puissances, qui -jouiraient auprès de lui des priviléges et de l'indépendance -diplomatiques, appartinssent-ils à des États en guerre avec la France, -et qui pourraient se rendre auprès de la nouvelle cour pontificale par -la mer et le Rhône, presque sans toucher au territoire de l'Empire. -Deux millions de revenu lui seraient attribués pour l'indemniser des -biens vendus dans les États romains. Tous les biens dont la vente -n'était pas consommée, et c'était la plus grande partie, lui seraient -rendus, et seraient administrés par ses agents. On allait rétablir -pour lui complaire les siéges suburbicaires, dont il nommerait les -évêques. Il aurait en outre, soit en Italie, soit en France, à son -choix, la faculté de nomination dans dix diocèses, de quoi récompenser -par conséquent les serviteurs de son gouvernement, sans compter la -nomination des cardinaux qui ne cesserait pas de lui appartenir. Les -prélats des États romains dont les siéges avaient été supprimés, qui -étaient encore vivants, et qui étaient l'un des plus graves soucis du -Pape, auraient la qualité, le titre, la situation d'évêques _in -partibus_, et recevraient leur vie durant, sur le Trésor français, un -traitement égal aux revenus de leurs anciens diocèses. Ce serait -encore une nouvelle légion de grands dignitaires ecclésiastiques qui -contribuerait à l'éclat de la cour d'Avignon. Les archives romaines, -les grandes administrations de la pénitencerie, de la daterie, de la -propagande, etc., seraient transportées auprès du Pape dans le beau -pays de Vaucluse, et convenablement établies dans la nouvelle Rome -pontificale, qu'on allait consacrer tout entière à sa glorieuse -destination. - -[En marge: Habile argumentation de Napoléon auprès de Pie VII.] - -Le Pape n'aurait donc rien à regretter, ni richesses, ni éclat -souverain, ni indépendance, ni puissance, car il réglerait toutes les -affaires religieuses à son gré, aussi librement qu'il le faisait jadis -à Rome. Il ne perdrait que la puissance temporelle, vaine ambition des -pontifes, grave danger pour la religion, qui avait toujours souffert -des démêlés des souverains temporels de Rome avec les princes de la -chrétienté. C'est en traitant ce sujet que Napoléon déploya tout ce -qu'il avait de subtilité et de logique pressante pour convaincre Pie -VII. Il s'attacha particulièrement à lui persuader que la séparation -des deux puissances spirituelle et temporelle, et l'abolition de la -dernière, étaient une révolution inévitable du temps, qui -n'intéressait en rien la religion, son influence et sa perpétuité. Que -de choses, en effet, depuis vingt ans, qu'on n'avait jamais vues, -qu'on n'aurait jamais imaginées, et qu'il fallait cependant admettre, -puisqu'elles étaient accomplies! Louis XVI et Marie-Antoinette sur -l'échafaud; Napoléon, un simple officier d'artillerie, au palais des -Tuileries, époux de Marie-Louise, tenant le sceptre de l'Occident; les -empereurs d'Allemagne réduits à l'empire d'Autriche; la maison de -Bourbon exclue de tous les trônes; le descendant du grand Frédéric -réduit à l'état d'un électeur de Brandebourg; les anciens rangs -effacés; les peuples exigeants, commandant presque à leurs souverains, -excepté à Napoléon qui seul les contenait dans le monde; enfin la -face de l'univers changée, tout cela n'était-il pas bien -extraordinaire, tout cela ne parlait-il pas un langage aussi clair -qu'irrésistible? La puissance temporelle des papes n'était-elle pas -évidemment une des choses destinées à disparaître avec tant d'autres? -Et ne fallait-il pas même remercier le ciel d'avoir choisi comme -instrument de ces révolutions un homme tel que Napoléon, né dans la -religion catholique, en ayant tous les souvenirs, l'aimant comme sa -religion maternelle, sachant de quel prix elle était pour les hommes, -et résolu à la défendre et à la faire fleurir!--C'est en ce point -surtout que Napoléon fut heureusement inspiré, et produisit une vive -impression sur le Pontife.--Supprimez, lui disait-il, entre nous, -cette vaine difficulté de la souveraineté temporelle, supprimez-la, et -vous verrez ce que vous et moi, libres de ces ennuis, nous ferons pour -la religion!...--Et alors il lui montrait l'Église germanique -détruite, privée de ses biens par l'avidité ordinaire des princes -allemands, n'attendant et ne pouvant obtenir son rétablissement que de -lui seul; l'Église de Hollande, l'Église des provinces anséatiques, -pouvant être non pas maintenues, car elles n'existaient plus depuis -deux siècles, mais restaurées; un siége catholique, par exemple, à la -veille d'être rétabli à Hambourg; l'Église espagnole, l'Église -italienne actuellement détruites et ayant besoin d'un sauveur, tout -cet univers chrétien enfin dépendant de l'empereur des Français, de sa -volonté puissante, et près de renaître ou de s'anéantir, sur un mot de -sa bouche! Eh bien, ajoutait-il, réconcilié avec le Pape, rendu au -repos par la paix européenne qui ne pouvait tarder, n'ayant plus à -débattre avec le Pontife de vulgaires intérêts de territoire, dignes à -peine d'occuper des princes de quatrième ordre, mais nullement le chef -de l'Église universelle et le chef de l'Empire français, il -s'appliquerait à faire à la religion plus de bien que ne lui en avait -fait Charlemagne. En présence d'un tel avenir, comment discuter, -comment hésiter! La Providence avait choisi un pontife doux, vertueux, -modeste, pour rendre à la religion la pureté, le désintéressement des -apôtres, et avec leur désintéressement leur influence sur les âmes, et -lui homme de guerre, habitué à vaincre les difficultés de la terre, -pour opérer cette révolution sans que la religion en fût affaiblie, de -manière au contraire qu'elle gagnât en puissance morale tout ce -qu'elle perdrait en puissance matérielle! - -L'excellent Pape à qui on avait souvent écrit ou dit des choses -semblables, mais qui n'avait jamais entendu personne les exprimer avec -la chaleur, l'éloquence, l'air de persuasion que Napoléon y apportait, -le Pape était séduit, vaincu, et se disait qu'en effet beaucoup de -choses étaient changées, que beaucoup changeraient encore, que -vraisemblablement la puissance temporelle des papes était une de ces -choses destinées à finir, mais que, Napoléon aidant, elle -n'emporterait en disparaissant aucun des appuis de la religion, aucun -de ses moyens d'influence. C'était un sacrifice tout matériel à faire -dans l'intérêt de la religion elle-même, et c'était dès lors acte de -désintéressement et non de faiblesse, acte honorable et non pas -honteux, que de consentir aux arrangements proposés! Il plaidait -ainsi en son coeur avec Napoléon, et puis, quand il fallait se -décider, il tombait dans des perplexités insurmontables. - -[En marge: Napoléon achève de décider le Pape en se prêtant à toutes -les formes de rédaction qu'il désire.] - -Après trois ou quatre jours de ces entretiens répétés, Napoléon fit -comprendre au Pape qu'il fallait en finir, et comme la rédaction -touchait le Pontife au moins autant que le fond des choses, il lui -promit de trouver une forme qui n'éveillerait en rien ses scrupules, -et ne chargerait sa mémoire d'aucun poids difficile à porter. Napoléon -manda tout de suite un de ses secrétaires, et on se mit à l'oeuvre. Ce -qui coûtait le plus à Pie VII, c'était de reconnaître la prise de -possession du patrimoine de Saint-Pierre par une puissance quelconque, -et d'en faire l'abandon formel par l'acceptation d'un établissement -hors d'Italie. Napoléon trancha cette difficulté en convenant qu'on ne -parlerait ni de l'abandon de Rome, ni de l'établissement à Avignon, -mais de l'existence indépendante du Saint-Père, et du libre exercice -de sa puissance pontificale au sein de l'Empire français, comme s'il -était dans ses propres États. En conséquence, on adopta le texte -suivant: _Sa Sainteté exercera le pontificat en France et dans le -royaume d'Italie, de la même manière et avec les mêmes formes que ses -prédécesseurs_. Il fut seulement entendu que ce serait à Avignon et -non ailleurs. Il fut ajouté ensuite en termes formels que le Pape -recevrait auprès de lui les ambassadeurs des puissances chrétiennes, -revêtus de la plénitude des priviléges diplomatiques, qu'il -recouvrerait la jouissance et l'administration des biens non vendus -dans les États romains, qu'il toucherait deux millions de revenu en -dédommagement des biens aliénés, qu'il nommerait à tous les siéges -suburbicaires et à dix évêchés qui seraient désignés plus tard soit en -France, soit en Italie; que les anciens évêques titulaires de l'État -romain conserveraient leur titre sous la forme d'évêchés _in -partibus_, et jouiraient d'un traitement égal au revenu de leur siége; -que le Pape aurait auprès de lui les diverses administrations -composant la chancellerie romaine; que l'Empereur et le Pape se -concerteraient pour la création de nouveaux siéges catholiques, soit -en Hollande, soit dans les départements anséatiques (clause à laquelle -le Pape tenait d'une manière toute particulière, afin de faire -ressortir ce que la religion gagnait à ce nouveau concordat); qu'enfin -l'Empereur rendrait ses bonnes grâces aux cardinaux, évêques, prêtres, -laïques, compromis à l'occasion des derniers troubles religieux. Il -fut stipulé que l'institution canonique serait donnée aux évêques -nommés par la couronne, dans les formes et délais déterminés par le -dernier bref du Pape, c'est-à-dire dans six mois à partir de la -nomination par l'autorité temporelle, et qu'à défaut par la cour -pontificale d'avoir prononcé dans ce délai, le plus ancien prélat de -la province pourrait conférer l'institution refusée ou différée. À ces -dernières clauses, le Pape insista pour en ajouter une qui n'avait -rien d'une disposition de loi ou de traité, mais qui était pour lui -une sorte d'excuse, et qui était conçue dans les termes suivants: _Le -Saint-Père se porte aux dispositions ci-dessus en considération de -l'état actuel de l'Église, et dans la confiance que lui a inspirée Sa -Majesté qu'elle accordera sa puissante protection aux besoins si -nombreux qu'a la religion dans les temps où nous vivons._ - -Il fut convenu enfin que le concordat actuel, quoique ayant la force -obligatoire d'un traité, ne serait publié qu'après avoir été -communiqué aux cardinaux, qui avaient droit d'en connaître, comme -conseillers naturels et nécessaires de l'Église. - -[Date en marge: Fév. 1813.] - -[En marge: Signature du concordat de Fontainebleau qui abolit la -puissance temporelle du Saint-Siége.] - -[En marge: Fêtes et grâces prodiguées à Fontainebleau.] - -Napoléon fit tout ce que voulut le Saint-Père, admit sans réserve les -changements de rédaction qu'il demandait, et que le secrétaire tenant -la plume exécutait à l'instant même sur la minute du traité; puis -lorsque tout fut convenu, texte français et texte italien, on envoya -l'un et l'autre aux scribes chargés de la transcription, et le soir -même, 25 janvier, les deux cours pontificale et impériale étant -assemblées, le Pape et l'Empereur signèrent cet acte extraordinaire, -qui mettait à néant la puissance temporelle de la papauté, pour -toujours selon l'opinion de Napoléon et du Pape, pour bien peu de -temps selon les desseins cachés de la Providence! L'Empereur, -entourant Pie VII de témoignages de vénération, le faisant accabler de -félicitations de tout genre, ne lui laissa pas même un moment pour -réfléchir à ce qu'il avait fait, et l'enivra en le plaçant en quelque -sorte au milieu d'un nuage d'encens. Pour lui prouver sa joie, et un -complet retour de bonne volonté, il expédia sur-le-champ l'ordre de -délivrer et de ramener à Paris les cardinaux détenus, connus sous le -nom de cardinaux noirs. Il prodigua les grâces et les faveurs: il -appela au Conseil d'État l'évêque de Nantes, auquel il donna en outre -la croix d'officier de la Légion d'honneur et le grand cordon de -l'ordre de la Réunion; il nomma l'évêque de Trêves conseiller d'État -et officier de la Légion d'honneur; il donna le grand cordon de la -Réunion au cardinal Maury et à l'archevêque de Tours, la croix -d'officier de la Légion d'honneur aux cardinaux Doria et Ruffo, la -décoration de la Couronne de fer à l'archevêque d'Édesse, des siéges -de sénateur au cardinal de Bayane et à l'évêque d'Évreux, une pension -de six mille francs au médecin du Pape, et des présents magnifiques à -tous ceux qui avaient contribué à l'acte important qu'il venait de -conclure. - -Après avoir passé deux jours encore à Fontainebleau, pendant lesquels -il s'efforça de manifester au Pape sa vive satisfaction, il partit le -27 janvier pour Paris, avec la conviction d'avoir accompli un acte qui -peut-être ne serait pas définitif, mais qui dans le moment produirait -certainement un grand effet. Il se hâta de publier dans les journaux -officiels qu'un concordat venait de régler les différends survenus -entre l'Empire et l'Église, et fit dire de vive voix, mais non -imprimer, que le Pape allait s'établir à Avignon. Il écrivit en -Hollande, à Turin, à Milan, à Florence, à Rome, à tous les -représentants de son autorité, pour leur annoncer cet important -arrangement, pour leur en apprendre les détails, les autoriser à en -divulguer le sens, non le texte, et à faire tout ce qui serait -nécessaire pour rétablir le calme dans les consciences troublées. - -[En marge: Les cardinaux noirs ayant été introduits de nouveau auprès -de Pie VII, lui inspirent un vif regret de ce qu'il a fait.] - -Ce calme ne devait pas être de longue durée, car il était facile de -prévoir qu'aussitôt que les conseillers ordinaires du Pape seraient -retournés auprès de lui, ils essayeraient de mettre son esprit à la -torture, en lui reprochant l'acte qu'il avait signé, en lui en -montrant les graves conséquences, surtout le défaut d'à-propos, à la -veille d'une guerre qui pouvait ne pas tourner à l'avantage de -Napoléon. En effet, à peine les cardinaux noirs avaient-ils été admis -à Fontainebleau, qu'on vit l'esprit du Pape, si gai, si satisfait -pendant quelques jours, redevenir triste et sombre. Les cardinaux di -Pietro et autres lui remontrèrent qu'il avait très-imprudemment aboli -la puissance temporelle de la papauté, opéré par conséquent de sa -propre autorité une révolution immense dans l'Église, abandonné le -patrimoine de Saint-Pierre qui ne lui appartenait point, et cela sans -nécessité, Napoléon étant à la veille de succomber; qu'on l'avait -trompé sur la situation de l'Europe, et qu'un acte pareil surpris, -sinon arraché, ne devait pas le lier. En un mot, ils tâchèrent de lui -inspirer mille terreurs, mille remords, et lui tracèrent de l'état des -choses un tableau tel que la passion la plus violente pouvait seule le -suggérer, tableau qui malheureusement devait bientôt se trouver -véritable par la faute de Napoléon, mais que tout homme sage dans le -moment aurait jugé faux ou du moins très-exagéré, car, bien qu'ébranlé -dans l'opinion du monde, l'Empire français remplissait encore ses -ennemis d'une profonde terreur. - -[En marge: Pie VII, sans contester le nouveau concordat, prend le -parti de se refuser à son exécution.] - -Ces conseils jetèrent l'infortuné Pie VII dans un de ces états -d'agitation, de désespoir, où nous l'avons déjà vu tant de fois, et -dans lesquels il perdait la dignité touchante de son caractère. Mais -comment sortir de cet embarras? Comment nier ou révoquer une signature -à peine donnée? Qui eût osé le conseiller? Personne, pas même les -cardinaux qui venaient, grâce au dernier concordat, de recouvrer leur -liberté, leur admission auprès du Pape, et la faculté de lui -bouleverser l'esprit et le coeur. Ils auraient craint de voir se -refermer sur eux les portes des prisons d'État. Il fut donc convenu -entre eux et Pie VII qu'on dissimulerait, qu'on n'afficherait aucun -changement de dispositions, et qu'on attendrait les événements, qui ne -pouvaient manquer d'être prochains. En effet, Avignon ne serait pas -prêt avant un an ou deux; on ne pouvait jusque-là exiger du Pape aucun -acte officiel dérivant de ses nouveaux engagements; le concordat, en -outre, ne devait pas être publié; il n'y avait donc qu'à se taire, et -à se résigner quelque temps encore à la vie de reclus qu'on menait à -Fontainebleau, à repousser doucement sous divers prétextes la pompe -dont Napoléon voudrait entourer la papauté devenue française, et quant -aux bulles d'institution canonique réclamées depuis si longtemps par -les nouveaux prélats, à se renfermer, comme on avait toujours fait, -dans une simple abstention sans refus. - -Ce plan adopté, il eût fallu plus d'empire sur lui-même que le Pape -n'en possédait, pour cacher complétement ce qui se passait dans son -âme. L'officier, fort adroit, qui le gardait sous l'habit de -chambellan, le capitaine Lagorsse, s'aperçut bien vite de son trouble, -et en devina la cause en voyant les agitations de l'infortuné Pontife -se lier toujours aux visites des cardinaux les plus signalés par leur -malveillance. Il en avertit par le ministre des cultes Napoléon -lui-même, qui ne fut pas très-surpris de ce qui arrivait, et qui -s'écria, en apprenant l'usage que faisaient de leur liberté ceux à qui -on venait de la rendre: Je crois que nous avons agi trop vite.--Il eut -bientôt un signe certain, quoique fort déguisé, des secrètes -résolutions de Pie VII. L'auguste prisonnier, détenu depuis 1809, soit -à Savone, soit à Fontainebleau, n'avait jamais eu à s'occuper des -finances de sa maison, car il était défrayé de toutes ses dépenses -sans qu'il eût à s'en mêler. Cependant, comme il pouvait être tenté de -faire ou quelques aumônes ou quelques largesses, on avait saisi -diverses occasions de lui offrir de l'argent, qu'il avait toujours -refusé, quoique présenté de la manière la plus délicate. Cette fois, -redevenu souverain, ayant bien des services à récompenser, et ayant -droit de le faire sur des revenus qui lui étaient régulièrement -attribués, il pouvait accepter décemment. Napoléon lui envoya les -agents du Trésor impérial pour mettre à sa disposition les sommes dont -il aurait besoin. Il repoussa ces dernières offres avec douceur, et -sans affectation, comme si le moment n'était pas venu de rentrer -ostensiblement dans l'exercice de sa nouvelle souveraineté. - -[En marge: Napoléon s'apercevant des intentions de Pie VII, s'y prête, -parce qu'il lui suffit d'annoncer sans être démenti le rétablissement -de la bonne intelligence avec le Saint-Siége.] - -Il n'en fallait pas davantage pour deviner les résolutions et les -calculs des hommes qui dirigeaient le Pape. Mais Napoléon était aussi -rusé que le plus rusé d'entre eux. Il voyait qu'ils ne voulaient pas -faire d'éclat, et il ne le voulait pas non plus. Ce qui lui importait, -ce n'était pas que les affaires de l'Église fussent arrangées, mais -qu'elles le parussent, et pour quelque temps elles allaient le -paraître, du moins aux yeux des masses. On publia partout, dans les -provinces les plus reculées de l'Empire, qu'un concordat était signé -entre le Pape et l'Empereur, que le Pontife était libre, qu'il allait -se rendre dans le siége où il devait exercer la puissance pontificale; -qu'en un mot toutes les difficultés religieuses étaient terminées. -Quelques individus, plus au fait de l'intrigue romaine, essayèrent de -répondre que c'était un mensonge, que le Pape n'avait consenti à rien. -Il y en eut même qui osèrent répandre que Napoléon avait voulu -violenter Pie VII sans en rien obtenir, ce qui a fourni depuis à -certains écrivains l'occasion d'avancer que Napoléon avait traîné à -terre, et par ses cheveux blancs, le vénérable vieillard (scène à -peine croyable au moyen âge). Mais la foule pieuse et innocente, -ignorant ces prétendus secrets, courut au pied des autels remercier -Dieu du nouveau concordat, et se mit à espérer, comme le désirait -Napoléon, que cette paix du ciel lui vaudrait peut-être la paix de la -terre. - -[En marge: Ouverture du Corps législatif.] - -Il y avait deux mois que Napoléon était de retour à Paris, et, on le -voit, il avait déjà fortement mis la main à toutes choses, diplomatie, -guerre, finances et culte. C'était le moment d'ouvrir le Corps -législatif, formalité devenue tellement insignifiante sous son règne, -qu'on ne savait jamais le jour où ce corps commençait ses travaux, ni -le jour où il les finissait. Cette fois, au contraire, on attachait un -vif intérêt à la séance d'ouverture, et c'était un symptôme frappant -du changement opéré dans les esprits. Sans songer à se ressaisir -encore de ses affaires, imprudemment abandonnées à un génie prodigieux -mais sans frein, la nation voulait au moins les connaître, et -désirait lire le discours que prononcerait l'Empereur, si, comme on le -supposait, il ouvrait le Corps législatif en personne. - -Napoléon effectivement en avait l'intention, afin de parler lui-même à -la France et à l'Europe du haut de son trône, ébranlé sans doute, mais -le plus élevé encore de l'univers. En comptant tous les jours ses -ressources, en voyant les moyens affluer de nouveau sous sa main -puissante, en combinant ses vastes plans militaires, il avait repris -une entière confiance en lui-même, et il voulait qu'à la fierté de son -langage, le monde jugeât de l'état vrai de son âme, et de la nature de -ses résolutions. - -[En marge: Séance impériale du 14 février, dans laquelle Napoléon -prononce lui-même le discours d'ouverture de la session.] - -En conséquence, le dimanche 14 février, il se rendit au Corps -législatif pour lui faire l'honneur, qu'il ne lui accordait pas -souvent, d'ouvrir sa session en personne, et pour lui exposer l'état -des affaires de l'Empire. Entouré d'un cortége magnifique, il lut le -discours suivant, dont l'imprudence égalait malheureusement l'éclat et -la vigueur. - - -«MESSIEURS LES DÉPUTÉS DES DÉPARTEMENTS AU CORPS LÉGISLATIF. - -»La guerre rallumée dans le nord de l'Europe offrait une occasion -favorable aux projets des Anglais sur la Péninsule. Ils ont fait de -grands efforts. Toutes leurs espérances ont été déçues..... Leur armée -a échoué devant la citadelle de Burgos, et a dû, après avoir essuyé de -grandes pertes, évacuer le territoire de toutes les Espagnes. - -»Je suis moi-même entré en Russie. Les armes françaises ont été -constamment victorieuses aux champs d'Ostrowno, de Polotsk, de -Mohilew, de Smolensk, de la Moskowa, de Malo-Jaroslawetz. Nulle part -les armées russes n'ont pu tenir devant nos aigles. Moscou est tombée -en notre pouvoir. - -»Lorsque les barrières de la Russie ont été forcées et que -l'impuissance de ses armes a été reconnue, un essaim de Tartares ont -tourné leurs mains parricides contre les plus belles provinces de ce -vaste empire, qu'ils avaient été appelés à défendre. Ils ont en peu de -semaines, malgré les larmes et le désespoir des infortunés Moscovites, -incendié plus de quatre mille de leurs plus beaux villages, plus de -cinquante de leurs plus belles villes, assouvissant ainsi leur -ancienne haine, sous le prétexte de retarder notre marche en nous -environnant d'un désert. Nous avons triomphé de tous ces obstacles! -L'incendie même de Moscou, où en quatre jours ils ont anéanti le fruit -des travaux et des épargnes de quarante générations, n'avait rien -changé à l'état prospère de mes affaires..... Mais la rigueur -excessive et prématurée de l'hiver a fait peser sur mon armée une -affreuse calamité. En peu de nuits j'ai vu tout changer. J'ai fait de -grandes pertes. Elles auraient brisé mon âme, si, dans ces graves -circonstances, j'avais dû être accessible à d'autres sentiments qu'à -l'intérêt, à la gloire et à l'avenir de mes peuples. - -»À la vue des maux qui ont pesé sur nous, la joie de l'Angleterre a -été grande, ses espérances n'ont pas eu de bornes. Elle offrait nos -plus belles provinces pour récompense à la trahison. Elle mettait -pour condition à la paix le déchirement de ce bel empire: c'était, -sous d'autres termes, proclamer _la guerre perpétuelle_. - -»L'énergie de mes peuples dans ces grandes circonstances, leur -attachement à l'intégrité de l'Empire, l'amour qu'ils m'ont montré, -ont dissipé toutes ces chimères, et ramené nos ennemis à un sentiment -plus juste des choses. - -»Les malheurs qu'a produits la rigueur des frimas ont fait ressortir -dans toute leur étendue la grandeur et la solidité de cet empire, -fondé sur les efforts et l'amour de cinquante millions de citoyens, et -sur les ressources territoriales des plus belles contrées du monde. - -»C'est avec une vive satisfaction que nous avons vu nos peuples du -royaume d'Italie, ceux de l'ancienne Hollande et des départements -réunis, rivaliser avec les anciens Français, et sentir qu'il n'y a -pour eux d'espérance, d'avenir et de bien que dans la consolidation et -le triomphe du grand empire. - -»Les agents de l'Angleterre propagent chez tous nos voisins l'esprit -de révolte contre les souverains. L'Angleterre voudrait voir le -continent entier en proie à la guerre civile et à toutes les fureurs -de l'anarchie; mais la Providence l'a elle-même désignée pour être la -première victime de l'anarchie et de la guerre civile. - -»J'ai signé directement avec le Pape un concordat qui termine tous les -différends qui s'étaient malheureusement élevés dans l'Église. La -dynastie française règne et régnera en Espagne. Je suis satisfait de -la conduite de tous mes alliés. Je n'en abandonnerai aucun; je -maintiendrai l'intégrité de leurs États. Les Russes rentreront dans -leur affreux climat. - -»Je désire la paix: elle est nécessaire au monde. Quatre fois depuis -la rupture qui a suivi le traité d'Amiens, je l'ai proposée dans des -démarches solennelles. Je ne ferai jamais qu'une paix honorable et -conforme aux intérêts et à la grandeur de mon empire. Ma politique -n'est point mystérieuse; j'ai fait connaître les sacrifices que je -pouvais faire. - -»Tant que cette guerre maritime durera, mes peuples doivent se tenir -prêts à toutes espèces de sacrifices, car une mauvaise paix nous -ferait tout perdre, jusqu'à l'espérance, et tout serait compromis, -même la prospérité de nos neveux! - -»L'Amérique a recouru aux armes pour faire respecter la souveraineté -de son pavillon. Les voeux du monde l'accompagnent dans cette -glorieuse lutte. Si elle la termine en obligeant les ennemis du -continent à reconnaître le principe que le pavillon couvre la -marchandise et l'équipage, et que les neutres ne doivent pas être -soumis à des blocus sur le papier, le tout conformément aux -stipulations du traité d'Utrecht, l'Amérique aura bien mérité de tous -les peuples. La postérité dira que l'ancien monde avait perdu ses -droits, et que le nouveau les a reconquis. - -»Mon ministre de l'intérieur vous fera connaître dans l'exposé de la -situation de l'Empire, l'état prospère de l'agriculture, des -manufactures et de notre commerce intérieur, ainsi que l'accroissement -toujours constant de notre population. Dans aucun siècle, -l'agriculture et les manufactures n'ont été en France à un plus haut -degré de prospérité. - -»J'ai besoin de grandes ressources pour faire face à toutes les -dépenses qu'exigent les circonstances; mais moyennant différentes -mesures que vous proposera mon ministre des finances, je ne devrai -imposer aucune nouvelle charge à mes peuples.» - -[En marge: Effet produit par le discours impérial.] - -[En marge: Difficultés qui allaient en résulter par rapport aux -négociations.] - -Ce discours, qui était de nature à émouvoir fortement les esprits, fut -reçu avec les acclamations qui accueillent presque toujours le prince -vulgaire ou grand, solidement établi ou menacé, qui se présente aux -yeux de la foule. S'il était permis d'oublier un instant que la -sagesse est la première des qualités dans le gouvernement des États, -on admirerait volontiers à la tête d'un vaste empire cette indomptable -fierté, ces conditions de paix si hardiment, quoique si imprudemment -tracées au monde! Toutefois en songeant à la situation de l'Europe, -aux cris du patriotisme révolté retentissant d'une extrémité du -continent à l'autre, on regrette que ce beau langage apportât tant de -difficultés aux négociations qui pouvaient seules amener la paix, et -arrêter l'effusion du sang humain! Qu'allait dire en effet -l'Angleterre de cette déclaration que _la dynastie française régnait, -et régnerait en Espagne_? Qu'allaient dire tous les États intéressés -au partage du grand-duché de Varsovie, de cette déclaration que _la -France maintiendrait l'intégrité du territoire de tous ses alliés_? -Qu'allait dire, et surtout qu'allait faire l'Autriche, chargée de -rapprocher les puissances, si on lui rendait sa tâche impossible? - -Telles étaient les questions désolantes que soulevait ce discours. -Mais le public ignorant le secret des cabinets, ne pouvait pas se les -adresser. L'assurance du langage impérial était faite pour le -tranquilliser, du moins dans une certaine mesure, et pour imposer à -l'Europe. C'était tout ce qu'il y avait de politique dans cet -impolitique discours. On jugera du reste de ses effets par les -événements eux-mêmes. - -[En marge: Derniers événements survenus en Allemagne pendant les -préparatifs militaires de Napoléon.] - -[En marge: Retraite du roi de Prusse à Breslau.] - -[En marge: Édits pour la levée des volontaires.] - -[En marge: Enthousiasme universel en Prusse, et empressement à courir -aux armes.] - -On se ferait difficilement une idée du changement que quelques jours -écoulés avaient apporté dans l'Allemagne déjà si émue. Le roi de -Prusse, qui s'était retiré à Breslau pour y être plus indépendant de -nous, et même de ses sujets, n'y était plus maître de ses -déterminations. Toujours convaincu que le seul moyen de sortir sain et -sauf du chaos des événements actuels, c'était d'avoir beaucoup de -soldats sous les armes, il n'avait pas attendu pour ordonner de -nouvelles levées les réponses aux questions posées à Paris. Il avait -publié plusieurs édits, et deux notamment, l'un pour engager les -jeunes gens de famille à servir comme volontaires dans les chasseurs à -cheval, l'autre pour engager les jeunes gens de toutes les classes à -servir comme chasseurs à pied dans les régiments d'infanterie. -L'opinion publique, en effet, eût été révoltée d'une distinction qui -eût ouvert aux uns, fermé aux autres, les rangs de l'armée, toutes les -classes demandant à contribuer à ce qu'elles appelaient -l'affranchissement de l'Allemagne. À ce double appel, les têtes déjà -en fermentation avaient été saisies d'un vertige général. De toutes -parts on était accouru chez M. de Goltz, le seul des ministres -prussiens demeuré à Berlin, et on lui avait demandé violemment, comme -on le fait dans les jours de révolution, pour qui, contre qui, le roi -réclamait le secours de ses sujets, ajoutant qu'ils étaient prêts, -dans un cas, à se lever tous comme un seul homme, et ce cas, il -n'était pas difficile de le deviner, c'était celui où le roi voudrait -employer leur dévouement contre l'oppresseur de l'Allemagne, contre -Napoléon. M. de Goltz, qui connaissait parfaitement la situation, et -qui savait comment parler et se conduire, leur avait répondu en les -exhortant à se confier dans la sagesse et le patriotisme du roi, à -s'en remettre à lui des intérêts de la patrie, et à lui donner leurs -bras, en le laissant libre d'en disposer comme il croirait plus utile -de le faire. Tandis que M. de Goltz gardait cette réserve, ses yeux, -son visage exprimaient ce que sa langue n'osait pas dire, et on -l'avait quitté pour s'enrôler. De toutes parts d'ailleurs, les meneurs -des sociétés secrètes avaient dit qu'il fallait s'armer, que le roi, -incertain encore dans le moment, ne le serait pas longtemps, qu'un peu -plus tôt, un peu plus tard, il serait entraîné, et que plus il se -sentirait fort, et entouré de ses sujets armés, plus il inclinerait à -suivre le penchant de son coeur, qui le portait à se dévouer à -l'affranchissement de l'Allemagne. Sous ces fortes impulsions, la -jeune noblesse s'était enrôlée dans les chasseurs à cheval, la jeune -bourgeoisie des écoles et du commerce s'était empressée de prendre -rang dans les chasseurs à pied. En quelques jours les universités et -les boutiques avaient été vides, et il avait fallu presque suspendre -les cours publics. La noblesse s'équipait elle-même; des dons -volontaires, rendus obligatoires par des taxations qu'on envoyait chez -les principaux commerçants, servaient à équiper les jeunes gens privés -de ressources. Les arsenaux de l'État leur fournissaient des armes. -Pour achever la ressemblance avec les premières journées de notre -révolution, tous les hommes avaient pris une cocarde, c'était la -cocarde noire et blanche. Aucun n'eût osé négliger de mettre à son -chapeau ce signe de ralliement, car il eût passé pour un citoyen tiède -ou ennemi de son pays. - -[En marge: Satisfaction et embarras du roi de Prusse.] - -[En marge: Son irritation en recevant de Paris le rejet de ses -propositions.] - -[En marge: Ce prince était surtout fort contrarié de ne pouvoir entrer -en relations directes avec la Russie.] - -Le roi de Prusse, apprenant à Breslau cet enthousiasme de ses sujets, -dont il était témoin d'ailleurs en Silésie, était à la fois joyeux et -alarmé, joyeux de se voir bientôt à la tête d'une force considérable, -alarmé d'être pressé entre les Russes et les Français, obligé de se -prononcer pour les uns ou pour les autres, sans savoir encore de quel -côté se trouveraient l'indépendance et la restauration de la Prusse. -Les réponses de Paris arrivant sur ces entrefaites le trouvèrent on ne -peut pas plus mal disposé à les écouter patiemment. Cet excellent -prince, comme tous les caractères inertes et ordinairement contenus, -avait des moments où il s'échappait à lui-même, et où il n'était plus -reconnaissable. Il fut indigné de ce qu'on lui contestait une somme de -94 millions dépensée pour l'armée française, de ce qu'on lui refusait -un argent dont il avait si grand besoin, de ce qu'on lui retenait ses -places de l'Oder et de la Vistule qui lui eussent été si utiles pour -se décider avec plus de sûreté entre les Français et les Russes, -surtout de ce qu'on lui déniait jusqu'à la faculté d'entrer en -rapports ostensibles avec l'empereur Alexandre. Il tenait beaucoup en -effet à s'aboucher sans retard avec ce monarque, premièrement parce -que les Autrichiens autorisés à s'entremettre avaient déjà envoyé des -agents diplomatiques à Wilna et à Londres, secondement parce qu'il -voulait écarter les armées belligérantes de la Silésie, troisièmement -enfin parce qu'il voyait à Koenigsberg le baron de Stein, le général -d'York, les agents russes, gouverner la province, convoquer les états, -agir sans lui, et éventuellement contre lui, trancher en un mot du -souverain, et se conduire comme s'ils étaient prêts à se détacher de -la monarchie prussienne dans le cas où il n'adhérerait pas à la -coalition. Frédéric-Guillaume éperdu voulait demander compte à -Alexandre de ces procédés envers un ami, envers un ancien allié, dont -il avait causé jadis les malheurs, et dont il devait aujourd'hui -comprendre les cruels embarras. L'homme qu'il aurait désiré envoyer -auprès d'Alexandre était M. de Knesebeck, le même qu'il avait chargé -l'année précédente d'aller expliquer et justifier à Saint-Pétersbourg -son traité d'alliance avec Napoléon, et qui, autorisé ou non, avait -dépassé de beaucoup les limites dans lesquelles il aurait dû se -renfermer pour rester loyal envers la France. Sans doute -Frédéric-Guillaume aurait pu dépêcher M. de Knesebeck secrètement, -mais on n'aurait pas tardé à le savoir, les meneurs de Koenigsberg, -dans leur joie, n'auraient pas manqué de le publier, et le roi eût été -en infraction de son alliance avec Napoléon, par conséquent dans un -mauvais cas, si une nouvelle victoire d'Iéna ouvrait la campagne. -Frédéric-Guillaume aurait donc voulu, outre la restitution de son -argent et de ses places, obtenir l'autorisation d'envoyer un agent -ostensible auprès d'Alexandre. - -Le monarque prussien, qui offrait le triste spectacle d'un roi honnête -placé entre sa conscience et l'intérêt de sa couronne, était en ce -moment cruellement agité par l'une et par l'autre. Quoique peu -démonstratif ordinairement, il afficha cette fois encore plus de -colère qu'il n'en éprouvait, disant qu'il n'y tenait plus, qu'on -l'opprimait, qu'on lui déniait ce qu'on lui devait incontestablement -en lui refusant les 94 millions réclamés; qu'on s'était engagé à le -rembourser dans trois mois, et qu'il y en avait plus de six que les -fournitures avaient été faites; qu'en lui retenant ses places, données -en gage jusqu'à ce qu'il se fût acquitté, on violait les traités et -son territoire, puisqu'il ne devait plus rien; qu'en lui contestant, -ce qui appartenait à toute puissance indépendante, la faculté de -négocier avec un État voisin, on le traitait comme un prince -dépendant, qui n'aurait plus la liberté de ses déterminations; que si -encore on pouvait le protéger, si on s'était maintenu sur le Niémen ou -sur la Vistule, il y aurait prétexte à écarter tout pourparler avec la -Russie, mais qu'ayant perdu le Niémen, après le Niémen la Vistule, et -étant à la veille de perdre l'Oder, il était injuste et déraisonnable -de l'empêcher de négocier pour la neutralité au moins de sa royale -demeure. - -[En marge: Le roi de Prusse se décide, malgré la France, à envoyer M. -de Knesebeck à l'empereur Alexandre.] - -Après avoir fait grand bruit de ces raisons, de manière à se préparer -une excuse à tout événement, le roi, sans le publier ni le cacher, -expédia M. de Knesebeck pour le quartier général russe, et dès ce -jour on peut dire que d'une alliance il avait passé à l'autre. Il -n'était pas encore fixé sur le mérite de sa résolution, il ne savait -pas s'il faisait bien ou mal, s'il ne renouvelait pas la faute de -1806, si le mouvement auquel il assistait n'était pas semblable à -celui qui avait précédé la bataille d'Iéna, et ne serait pas suivi des -mêmes revers! Il est en effet si difficile quelquefois de distinguer -entre le présent et un passé qui lui ressemble sous beaucoup de -rapports, et de discerner dans ce présent ce que la Providence a caché -de nouveau! Mais Frédéric-Guillaume voyait les Français se retirer pas -à pas du Niémen à la Vistule, de la Vistule à l'Oder, les Russes -s'avancer à leur suite, ses sujets l'appeler à grands cris, la -question d'heure en heure se résoudre sans lui, et n'attendant plus de -lumières de sa raison qui ne pouvait plus lui en fournir, il se mit à -attendre toute lumière, toute détermination de l'événement lui-même. -D'ailleurs son coeur de citoyen et de roi était avec ces Allemands qui -poussaient mille cris, levaient mille bras pour l'indépendance de -l'Allemagne, et si quelque chose le retenait encore, c'était la -crainte seule d'aggraver l'esclavage de cette Allemagne qui lui était -si chère. - -[En marge: Marcher en avant afin d'éloigner les Français de la -Prusse, était pour les Russes le vrai moyen de décider le roi -Frédéric-Guillaume.] - -Le secret de ce coeur royal, tous les Prussiens le devinaient et le -disaient aux Russes. M. de Knesebeck ne pouvait que le répéter à -Alexandre. Il fallait marcher en avant, forcer le quartier général -français à rétrograder de Posen jusqu'à Francfort-sur-l'Oder; il -fallait aussi marcher sur Varsovie, de Varsovie sur Cracovie, et la -Silésie enveloppée ainsi par ses deux extrémités, tomberait avec son -roi dans les mains d'Alexandre. Il fallait faire plus encore, il -fallait s'avancer non-seulement sur l'Oder, mais sur l'Elbe, dégager à -droite Berlin et Hambourg, à gauche Dresde, et on délivrerait -non-seulement la Prusse qui se lèverait tout entière comme un seul -homme, mais les provinces anséatiques, le Hanovre, la Westphalie qui -n'attendaient que l'occasion de s'insurger, la Saxe qui ne demandait -qu'à être arrachée à la carrière aventureuse où Napoléon l'avait -précipitée, peut-être même le Wurtemberg et la Bavière, et ce qui -importait mille fois davantage, on délivrerait l'Autriche des liens -dans lesquels la politique et une fausse parenté la tenaient encore -engagée. - -[En marge: Avis pour et contre une marche en avant parmi les -militaires russes.] - -Les militaires réfléchis, le prince Kutusof en tête, désapprouvaient -une marche aussi hardie, car il était impossible de laisser derrière -soi Dantzig et Thorn qui avaient 30 mille hommes de garnison, Stettin, -Custrin, Glogau, Spandau qui en avaient 30 mille autres, sans bloquer -au moins ces places, et on ne pouvait dès lors poursuivre la campagne -qu'avec une faible partie de ses forces. Il fallait en effet laisser à -droite 40 mille hommes devant les places de la basse Vistule, 20 à 30 -mille à gauche devant Varsovie et les Autrichiens, il devait donc en -rester une cinquantaine de mille pour agir offensivement contre les -Français, auxquels on rendrait en les poussant sur l'Elbe le service -de les obliger à se concentrer, de manière qu'on se serait affaibli -autant qu'on les aurait renforcés. Invincible derrière le Niémen, -beaucoup moins sur la Vistule, plus du tout sur l'Oder, on serait -incapable de vaincre sur l'Elbe. Il y avait donc folie à venir -s'exposer ainsi au premier bond de ce lion irrésistible, contre lequel -on n'avait obtenu de succès qu'en l'évitant. - -Ces raisonnements, peu politiques, mais très-militaires, ne -rencontraient que des oreilles rebelles chez les Allemands -enthousiastes, et chez les Russes enthousiasmés à leur tour, et il est -vrai qu'il y a des jours, fort rares sans doute, où la passion a plus -raison que la raison. On répondait en effet, que les Français étaient -enfermés dans les places et n'en sortiraient point, que les Prussiens -et 20 mille Russes tout au plus suffiraient pour les contenir; qu'à -gauche les Polonais étaient consternés, prêts à accepter d'Alexandre -une restauration de leur patrie qu'ils n'attendaient plus de la -France; que les soldats autrichiens buvaient tous les jours avec les -soldats russes, qu'ils se retireraient volontiers devant le moindre -corps chargé de les suivre, qu'on aurait ainsi 80 mille hommes au -moins pour se porter en avant, que le prince Eugène n'en avait pas 20 -mille, que les 25 ou 30 mille Français réunis à Berlin étaient menacés -de tous côtés, et avaient la plus grande peine à s'y soutenir, que la -plus simple démonstration forcerait le quartier général français à -rétrograder de Posen sur Francfort, de Francfort sur Berlin, de Berlin -sur Magdebourg, et que là des milliers d'Allemands se lèveraient pour -l'obliger à rétrograder encore; mais que sans prétendre aller si loin, -il était certain qu'en dégageant Posen et Varsovie, qu'en faisant un -pas de plus pour dégager Berlin et Dresde, on affranchirait la Prusse, -on se donnerait cent mille Prussiens tout de suite, deux cent mille -dans quelques semaines, que cette alliance enlevée à Napoléon, -assurée à la Russie et à l'Angleterre, achèverait de changer la face -des choses en Europe, et mettrait sur la voie de la dernière des -révolutions politiques, de la plus décisive, de celle enfin qui -détacherait l'Autriche de la France pour la rattacher à la coalition -européenne. - -[En marge: Alexandre décidé surtout par les flatteries des Allemands à -marcher en avant.] - -Toutes ces assertions étaient plus vraies que ne le croyaient les -enthousiastes qui les débitaient, plus vraies encore que ne pouvait le -supposer Alexandre à qui on les répétait tous les jours. Mais il ne -fallait pas tant de vérité pour l'entraîner; il suffisait du bruit, du -mouvement qu'on faisait autour de lui, des fumées si nouvelles de la -gloire dont on l'enivrait, du titre de roi des rois qui de toutes -parts retentissait à ses oreilles, et sans plus de motifs il avait -décidé qu'on se porterait en avant. M. de Knesebeck n'avait pas eu -beaucoup de chemin à parcourir pour le rencontrer, et il l'avait -trouvé en marche sur la Vistule. Qu'avait-il à lui dire? rien -qu'Alexandre ne sût, qu'on ne lui eût déjà dit, c'est que dès qu'il -aurait fait quelques pas encore, la Prusse et son roi seraient à lui. - -[En marge: Mouvement des Russes sur la Vistule.] - -[En marge: Le centre, composé des réserves et de la garde, marche sur -Kalisch, tandis que Wittgenstein s'avance sur Dantzig, et -Miloradovitch sur Varsovie.] - -Alexandre avait employé le mois de janvier à se rendre par Suwalki, -Willenberg, Mlawa, Plock sur la Vistule, cheminant entre la Pologne et -la Vieille-Prusse. Resté du 5 février jusqu'au 9 à Plock, il en était -parti pour Kalisch, n'ayant plus qu'une courte distance à franchir -pour être à Breslau, auprès de Frédéric-Guillaume. Les gardes russes -et la réserve, comprenant environ 18 mille hommes, l'avaient suivi. -Pendant ce temps, Wittgenstein à droite avec l'ancienne armée de la -Dwina, que précédaient quelques mille Cosaques, s'avançait à la tête -de 34 mille hommes sur Custrin et Berlin, laissant en arrière l'armée -de Moldavie pour observer Dantzig et Thorn, avec 16 mille hommes. À -gauche, Miloradovitch, Doctoroff, Sacken, disposant de 40 mille -hommes, s'étaient dirigés sur Varsovie, et suivaient lentement le -corps autrichien, qu'ils savaient peu disposé à se battre, et fort -impatient de rentrer en Gallicie. L'ordre était donné aux deux -colonnes de droite et de gauche de pousser toujours en avant, tandis -que l'empereur Alexandre menant le centre, attendrait le moment -d'entrer à Breslau pour se jeter dans les bras du roi de Prusse, et -que l'ancienne armée de Moldavie, à la tête de laquelle Barclay de -Tolly avait remplacé l'amiral Tchitchakoff, tiendrait en respect les -garnisons de la Vistule. - -[En marge: Le prince Eugène, débordé sur ses ailes est obligé de -quitter Posen.] - -[En marge: Conduite du prince de Schwarzenberg, et sa retraite en -Gallicie.] - -Le prince Eugène débordé à gauche par Thorn, à droite par Varsovie, -n'osant pas dégarnir Berlin pour amener à lui les troupes de Grenier, -n'avait aucune chance de se maintenir à Posen. Il en aurait eu le -moyen, si le prince de Schwarzenberg avait voulu se retirer avec -Reynier et Poniatowski sur Kalisch. Recevant ainsi un renfort de 50 -mille hommes, ne craignant pas dans ce cas d'affaiblir un peu le corps -qui gardait Berlin pour faire quelque chose de sérieux à Posen, il -aurait pu avec 70 mille hommes tenir tête au centre russe, et en -arrêtant le centre arrêter les ailes. Mais le prince de Schwarzenberg, -qui avait ordre de ne plus s'engager, depuis que sa cour adoptait -ouvertement la politique de médiation, alléguait auprès du général -Reynier et du prince Poniatowski l'impuissance où il était de se -battre, l'inutilité d'ailleurs de le faire actuellement dans l'intérêt -des opérations futures, et les pressait de se tenir prêts à -rétrograder davantage, car il ne pouvait plus demeurer à Varsovie. -Invité à se diriger sur Kalisch, il avait répondu qu'ayant sur -Cracovie, c'est-à-dire vers la Gallicie, ses dépôts, ses recrues, ses -magasins, il lui était impossible de prendre la route de Kalisch, mais -qu'il couvrirait ceux de ses compagnons d'armes qui croiraient devoir -manoeuvrer dans cette direction. Sur cette déclaration Reynier était -parti tout de suite pour Kalisch, et y avait heureusement devancé les -Russes, des mains desquels il n'avait pu se tirer qu'en livrant -plusieurs combats d'arrière-garde. Poniatowski, rassemblant en toute -hâte environ 15 mille Polonais, et laissant une garnison à Modlin, -n'avait pu gagner à temps la route de Kalisch, et avait été contraint -de suivre le prince de Schwarzenberg sur Cracovie, où il s'était -retiré avec les restes fugitifs du gouvernement polonais. - -[Date en marge: Mars 1813.] - -[En marge: Retraite du prince Eugène sur Berlin.] - -Le prince Eugène, informé de ces divers mouvements, avait pris le -parti de quitter Posen, et de s'acheminer vers Francfort-sur-l'Oder -par la grande route de Meseritz. Il avait en même temps ordonné à -l'ancienne division Lagrange, faisant partie des troupes qui gardaient -Berlin, de venir à sa rencontre jusqu'à Francfort. Il s'était joint à -elle avec les 10 mille hommes de toute nature qui lui restaient, et -qui s'étaient accrus par le ralliement d'un certain nombre de soldats -de la garde sous les ordres du général Roguet. Ne considérant pas la -position de Francfort comme beaucoup plus tenable que celle de Posen, -il avait résolu de se porter à Berlin, où il pouvait réunir avec -Grenier 40 mille hommes, et y avoir enfin une meilleure contenance que -celle à laquelle il était réduit depuis un mois. Pendant qu'il y -marchait, les coureurs de l'armée russe sous les colonels Tettenborn -et Czernicheff, avaient passé l'Oder à Wrietzen, tout près de Berlin, -avaient assailli à l'improviste un régiment de cavalerie italienne du -corps du général Grenier, détruit ce régiment presque en entier, et -fait éclater dans Berlin une joie immodérée. - -[En marge: Le prince Eugène prend définitivement le parti de se -replier sur l'Elbe, et de s'établir de Dresde à Magdebourg.] - -Le général Grenier, sorti alors de Berlin avec ses deux divisions -d'infanterie, avait repoussé les coureurs trop téméraires de l'armée -de Wittgenstein, et était rentré dans cette capitale après avoir un -peu calmé la joie de ses habitants. En prenant une forte position en -avant de Berlin, en attirant à lui le corps du général Lauriston, dont -une division était déjà à Magdebourg, en montrant la ferme résolution -de combattre, le prince Eugène eût probablement arrêté les Russes, -mais craignant de provoquer des événements décisifs avant l'arrivée de -Napoléon, se voyant entouré d'ennemis, n'ayant pas plus de 2,500 -hommes de cavalerie, exposé souvent à ne pouvoir pas même communiquer -avec Magdebourg faute de troupes à cheval, il prit le parti de venir -s'asseoir définitivement sur l'Elbe, où d'ailleurs le général Reynier -avait déjà été obligé de se replier par le mouvement du centre des -Russes. Le 4 mars il sortit de Berlin, après avoir évacué sur -Magdebourg ses blessés, ses malades et son matériel. Placé désormais à -la tête de quarante mille hommes, il n'avait plus à craindre qu'on -vînt insulter sa prudence et ses aigles. - -Le lendemain il était sur l'Elbe, et terminait cette longue retraite, -commencée à Moscou le 20 octobre, et signalée par de si étranges et si -prodigieux désastres. Le prince Eugène n'avait rien à se reprocher -depuis qu'il avait pris le commandement, si ce n'est un peu trop de -circonspection, et avait d'ailleurs rendu d'incontestables services. -Tous les maréchaux et les généraux sans troupes, excepté les maréchaux -Davout et Victor, l'avaient quitté. Il envoya le maréchal Davout à -Dresde avec la division Lagrange, pour recueillir le général Reynier -qui revenait de Kalisch, et pour défendre les points importants de -Dresde et de Torgau. Il s'établit lui-même à Wittenberg avec les 10 -mille hommes qui avaient été longtemps sa seule ressource, avec les -troupes du corps de Grenier, et attira sur Magdebourg les divisions du -corps de Lauriston, qui étaient prêtes à se porter en ligne. Il allait -donc avoir 80 mille hommes sur l'Elbe, plusieurs grandes places mises -en bon état de défense, et il ne pouvait plus être forcé d'abandonner -cette ligne. - -[En marge: Joie des Allemands en apprenant l'évacuation de Berlin.] - -[En marge: Raisons qu'on fait valoir auprès du roi Frédéric-Guillaume -pour le décider à passer du côté des Russes.] - -On comprend, sans qu'il soit besoin de le dire, la joie tumultueuse -qui éclata dans toute la Prusse en apprenant l'évacuation définitive -de Berlin. Bien avant cette évacuation, on avait envoyé au roi -Frédéric-Guillaume émissaires sur émissaires, d'abord le fougueux -baron de Stein, puis un Alsacien fort délié, le baron d'Anstett, dont -le sol natal était depuis longtemps devenu français, puis un officier -de grand crédit parmi les patriotes allemands, le général Scharnhorst, -et on lui avait démontré de toutes les façons, par les raisons -morales, politiques, militaires, qu'il fallait se donner à la Russie. -On lui avait dit que Napoléon était vaincu, qu'il ne pourrait pas -recommencer la longue série de ses victoires; que l'Europe, lasse de -son joug, allait se soulever tout entière; que l'Autriche n'attendait -que le signal de la Prusse pour se prononcer; que Napoléon ne -résisterait point à une pareille masse d'ennemis; que la France -d'ailleurs épuisée et dégoûtée ne lui en fournirait pas les moyens; -qu'on débarrasserait ainsi le monde de son odieuse domination; que la -Russie ne voulant pour elle-même que ce qu'elle avait autrefois -possédé, allait restituer la portion du duché de Varsovie qui avait -appartenu à la Prusse; qu'elle lui rendrait en outre toutes les -parties de son territoire qu'elle parviendrait à reconquérir, et -promettait même de ne pas poser les armes qu'elle n'eût aidé la Prusse -à se reconstituer entièrement. C'était là surtout ce qui pouvait -décider le roi Frédéric-Guillaume, car il craignait qu'après une -bataille perdue on ne se décourageât, et qu'on ne le livrât encore, -comme à Tilsit, à la vengeance de Napoléon. En prenant l'engagement de -ne plus l'abandonner, et de soutenir une lutte à mort, on faisait ce -qui devait le plus influer sur ses résolutions. - -[En marge: Traité d'alliance de la Prusse avec la Russie, signé le 28 -février 1813.] - -Devant toutes ces raisons, devant toutes ces promesses, devant -l'enthousiasme de ses sujets, il se rendit, en disant toutefois à ceux -qui l'entouraient que ce ne devait pas être une affaire d'entraînement -suivie d'un découragement subit comme en 1806, mais qu'il exigeait, -puisqu'on voulait la guerre, qu'on y persévérât jusqu'à extinction, -et en y prodiguant jusqu'au dernier écu, et jusqu'au dernier homme. Il -autorisa donc M. de Hardenberg à signer le 28 février un traité par -lequel la Russie s'engageait à réunir immédiatement 150 mille hommes, -la Prusse 80 mille (chacune des deux puissances se proposant d'en -réunir bientôt davantage), à les employer contre la France jusqu'à ce -que la Prusse eût reçu une constitution plus conforme à son ancienne -existence et à l'équilibre de l'Europe, à ne déposer les armes -qu'après ce but atteint, à faire tous leurs efforts pour rattacher -l'Autriche à la cause commune, à ne traiter en un mot que de concert, -et jamais l'une sans l'autre. La Russie promettait en particulier -d'employer ses bons offices auprès de l'Angleterre pour qu'elle -conclût un traité de subsides avec la Prusse. - -[En marge: Dissimulation du roi et de M. de Hardenberg, n'osant pas -avouer ce qu'ils ont fait.] - -[En marge: Le roi de Prusse, pour préparer la France à un changement -d'alliance, affecte une grande irritation au sujet de quelques actes -récents des armées françaises.] - -Tandis qu'ils prenaient ces engagements, le roi ni M. de Hardenberg -n'avaient encore osé s'expliquer franchement avec M. de Saint-Marsan, -ministre de France, et leur embarras avec lui était visible. Au moment -où ils traitaient, l'armée française avait déjà évacué Posen et -Francfort-sur-l'Oder, et s'apprêtait à sortir de Berlin. Elle n'était -donc plus à craindre, et il y aurait eu peu de danger à déclarer -franchement qu'on profitait de l'occasion pour refaire la fortune de -son pays imprudemment compromise à une autre époque. Mais, d'une part, -M. de Hardenberg avait assez d'esprit pour comprendre qu'il allait -jouer une partie fort dangereuse pour son pays, et le roi assez de -mémoire pour en être également convaincu, et tant que l'armée -française n'avait pas repassé l'Elbe, ils n'osaient presque pas -avouer ce qu'ils venaient de faire. M. de Hardenberg était même si -ému, que le 27, veille de la signature du traité avec la Russie, il -disait à M. de Saint-Marsan: Mais faites donc quelque chose pour la -Prusse, et vous nous sauverez d'une cruelle extrémité!--Il était -sincère en s'exprimant de la sorte, et sur le point de prendre un -parti qui pouvait être ou extrêmement heureux, ou extrêmement funeste -pour sa patrie, il éprouvait tes anxiétés d'un bon citoyen. Le roi, -dont nous ne voudrions en rien décrier l'honnête caractère, fut encore -moins franc que son ministre, et se servant d'une ruse peu digne de -lui, feignit une extrême irritation à l'occasion de quelques procédés -récents reprochés à l'armée française. Voici quels étaient ces -procédés. Napoléon avait ordonné qu'on payât tout; mais les Prussiens, -abusant de la situation, avaient exigé du général Mathieu Dumas, -intendant de l'armée, des prix tels qu'il était impossible de les -admettre. Le patriotisme autorisait à nous refuser des vivres, il -n'autorisait pas à nous les faire payer trois ou quatre fois leur -valeur. Napoléon avait donc cassé les marchés. Il avait ordonné aussi -que les places de l'Oder s'approvisionnassent comme elles pourraient, -en prenant autour d'elles ce qu'il serait impossible d'acheter. Les -gouverneurs français de Stettin, Custrin, Glogau, n'y avaient pas -manqué, et avaient enlevé à quelques lieues à la ronde le bétail, les -grains, les bois, tout ce dont ils avaient eu besoin. Enfin le prince -Eugène, là où ses troupes dominaient, avait empêché les levées en -masse, lesquelles étaient une infraction évidente aux traités qui -liaient la Prusse envers la France, et limitaient l'étendue de ses -armements. Certes, à côté de ce qui s'était passé pendant vingt ans de -guerres acharnées, guerres que la Prusse avait provoquées bien -gratuitement en 1792 (elle n'aurait pas dû en perdre le souvenir), ce -n'était pas un motif sérieux à alléguer, pour une rupture d'alliance, -que les trois faits que nous venons de rapporter. Il eût été plus -simple et plus digne de dire que, longtemps vaincus, opprimés, on -trouvait l'occasion de se relever, et qu'on la saisissait. Mais soyons -justes à notre tour, et convenons que l'opprimé a contre son -oppresseur le droit de la ruse. Il y perd de sa dignité, mais il ne -manque à personne. Le 28 février, jour de la signature du traité avec -la Russie, le roi affectant une irritation, qui, si elle était -sincère, venait de la peur qu'il éprouvait en prenant un parti si -grave, exigea qu'on adressât à M. de Saint-Marsan une note, où il nous -était demandé compte péremptoirement, et avec sommation de répondre -tout de suite, des derniers actes imputés à l'armée française. M. de -Saint-Marsan ne pouvant répondre lui-même, la note fut envoyée à Paris -par courrier extraordinaire. - -[En marge: Mesures militaires de la Prusse qui révèlent un changement -prochain.] - -Mais on ne se cachait plus, on n'en avait plus la force, et la joie -des patriotes accourus à Breslau, entourant le roi, le félicitant -publiquement de sa conduite, ne laissait aucun doute sur la résolution -prise. D'ailleurs une suite de mesures tout à fait significatives -vinrent rendre à peu près officielle la rupture avec la France. On -donna cours forcé de monnaie aux papiers d'État qui répondaient à nos -bons du Trésor. On décréta la formation d'une grande armée prussienne -en Silésie. L'illustre général Blucher, celui qui avait toujours -manifesté de l'asservissement de son pays le plus noble chagrin, fut -nommé commandant en chef de cette armée. Le général Scharnhorst, qui -avait le plus contribué à entraîner le roi, fut nommé chef -d'état-major de cette même armée. Enfin le procès du général d'York, -qui n'avait jamais été commencé, se trouva, dit-on, terminé à son -avantage. Il fut déclaré innocent, et réintégré dans le commandement -des troupes dont il avait déterminé la défection. Les officiers -prussiens qui, après l'alliance avec la France, avaient porté en -Russie leur patriotisme indigné, les généraux Gneisenau, Clausewitz, -furent appelés, pourvus de grades, et comblés de récompenses. - -[En marge: Entrée d'Alexandre à Breslau, et entrevue de ce monarque -avec le roi de Prusse.] - -[En marge: Déclaration définitive de la Prusse, annonçant sa rupture -avec la France, et son alliance avec la Russie.] - -Après de telles manifestations, il n'y avait plus de contrainte à -s'imposer, et l'entrevue des deux souverains nouvellement alliés eut -lieu le 15 mars. Alexandre, accompagné de M. de Nesselrode et d'une -foule de généraux, entra dans la capitale de la Silésie, et au milieu -des applaudissements du peuple, des acclamations de l'armée, se jeta -dans les bras de l'ami sacrifié jadis à Tilsit, et retrouvé récemment -dans le désastre de Moscou. Le fougueux et généreux baron de Stein, -retenu dans son lit par d'affreuses souffrances, n'était pas là pour -assister à un événement qui était son ouvrage. La ville fut trois -jours illuminée, et le roi eut du reste le soin de faire entourer par -ses propres gardes la maison de M. de Saint-Marsan, afin qu'elle -n'essuyât aucun outrage. Pendant ce séjour d'Alexandre à Breslau, M. -de Hardenberg qui n'avait cessé de garder avec M. de Saint-Marsan un -silence triste, mais tellement expressif que ce n'était presque pas du -silence, le rompit en lui remettant le 17 mars la déclaration de -guerre à la France, et après lui avoir prodigué toute espèce de -témoignages personnels, lui laissa le choix de partir quand et comme -il voudrait. - -[En marge: Joie des patriotes allemands, leur espérance et leur -prétention d'entraîner tous les princes d'Allemagne.] - -Il n'est pas besoin d'affirmer que cet événement, quoique prévu, -produisit sur l'Allemagne et sur l'Europe un effet immense. Les -patriotes allemands manifestèrent plus que jamais leur joie et leurs -espérances. Suivant eux, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, tous les -princes qu'on appelait nos esclaves, devaient sur-le-champ imiter la -conduite de la Prusse, et prendre part à la coalition générale. Dans -le désir d'accélérer ce résultat, les colonels Czernicheff et -Tettenborn, laissant au corps de Wittgenstein le soin de suivre -l'arrière-garde du prince Eugène sur Magdebourg et Wittenberg, -descendirent l'Elbe avec leurs Cosaques, pour aller se montrer vers -Hambourg, et pour essayer, de concert avec les flottilles anglaises, -de soulever ces Français anséatiques, qui étaient Français malgré eux, -et ne demandaient que l'occasion de ne plus l'être. En même temps les -avant-gardes de l'armée russe du centre qui avaient traversé l'Oder, -furent dirigées sur Torgau et sur Dresde, pour tâcher de décider la -Saxe, et pour agir sur elle par les moyens qui avaient si bien réussi -auprès de la Prusse. - -[En marge: Les Cosaques des colonels Tettenborn et Czernicheff envoyés -à Hambourg.] - -[En marge: Insurrection de Hambourg.] - -Le prince Eugène, inquiet pour Dresde en se repliant sur l'Elbe, avait -appuyé à droite au lieu d'appuyer à gauche, et avait porté son centre -à Wittenberg, au lieu de le porter à Magdebourg. Par suite de ce -mouvement Hambourg s'était trouvé découvert, car on sait quelle -distance il y a de Magdebourg, placé en quelque sorte au milieu de la -ligne de l'Elbe, à Hambourg, situé à une petite distance de -l'embouchure de ce fleuve (nous prenons ici la ligne de l'Elbe des -montagnes de la Bohême à la mer). Les colonels Tettenborn et -Czernicheff coururent donc avec neuf à dix mille Cosaques, appuyés par -quelque infanterie légère, vers Lubeck et Hambourg. Les Anglais, de -leur côté, avaient refait un établissement à l'île d'Héligoland, et y -avaient accumulé des armes, des munitions, du matériel de guerre de -tout genre. Leurs flottilles remplissaient les embouchures de l'Elbe. -Il n'en fallait pas tant pour mettre en fermentation les têtes déjà -fort enflammées des habitants de Hambourg. Le général Morand, non pas -le célèbre Morand du corps de Davout, mais un vieux général du même -nom, brave, malheureusement infirme, se retirait en ce moment avec -deux mille hommes de la Poméranie sur Hambourg. Il fut assailli à -l'improviste, mortellement blessé, et pris avec une partie de sa -petite troupe. D'un autre côté le général Lauriston, dirigé par -Osnabruck, Hanovre, Brunswick sur Magdebourg, était encore à quarante -lieues de là. Le général Bourcier se trouvait à Hanovre au milieu des -dépôts de sa cavalerie. Les forces qui résidaient à Hambourg même -n'étaient suffisantes ni pour arrêter les Cosaques, ni pour contenir -la population. Les autorités françaises qui avaient été fort -maltraitées le 24 février précédent, qui avaient vu les douaniers, les -commis des contributions indirectes, les agents de la police battus, -pillés, expulsés, craignirent d'essuyer cette fois des traitements -plus fâcheux encore, et évacuèrent Hambourg, en livrant la ville aux -autorités municipales. Elles se dirigèrent sur Brême. À l'instant les -Cosaques de Tettenborn accoururent au milieu de la joie générale, et -reçurent les clefs de la ville pour les porter à l'empereur Alexandre. -Les autorités municipales formées par les Français se démirent, et -furent remplacées par l'ancien sénat. Une légion, dite légion de -Hambourg, fut formée sur-le-champ, et composée de tous les hommes de -bonne volonté disposés à s'armer pour la cause allemande. Elle fut -équipée aux frais des riches Hambourgeois, qui remplirent en quelques -heures une forte souscription ouverte pour subvenir à cette dépense. -On fit signal aux Anglais d'arriver, et ils arrivèrent en effet bien -vite avec des bâtiments chargés de sucre, de cafés et de cotons. -C'était doubler la joie que produisait leur apparition, car à la -satisfaction de voir s'éloigner une autorité étrangère détestée, se -joignait celle de voir le blocus continental aboli, et les voies du -commerce rouvertes. Les malheureux Hambourgeois ne savaient pas à quel -brusque retour de fortune ils s'exposaient par cette imprudente -manifestation. - -[En marge: Situation de la Saxe.] - -Sur le haut Elbe, en Saxe, à Dresde, le même mouvement se produisit à -l'approche des troupes russes et prussiennes. - -[En marge: Embarras et épouvante du roi Frédéric-Auguste.] - -[En marge: Ce prince s'adresse à l'Autriche, qui travaille à -l'affilier au parti médiateur qu'elle cherche à former en Europe.] - -[En marge: Le roi de Saxe cantonne à Torgau son infanterie revenue de -Pologne avec le général Reynier, et laisse voir la résolution de ne -plus l'employer activement.] - -[En marge: Il forme le projet de se retirer sous l'escorte de sa -cavalerie, loin des armées belligérantes.] - -[En marge: Ce prince, malgré les instances du ministre de France, se -transporte en Bavière.] - -L'infortuné Frédéric-Auguste, roi de Saxe, jusque-là fort attaché à -Napoléon, qui l'avait comblé de faveurs, et lui avait rendu la -Pologne, commençait à sentir que tant d'ambition n'était pas faite -pour lui, que le repos, l'amour de ses sujets, les pratiques -religieuses étaient son lot véritable et unique. Aussi tout en -regrettant beaucoup la Pologne, il était prêt à y renoncer, pourvu -qu'on lui laissât sa chère Saxe, telle qu'il la possédait avant les -grandeurs dont Napoléon l'avait accablé. Depuis les derniers -événements, sans montrer moins de dévouement à la France, il avait -pourtant cherché un conseiller qui dirigeât sa faiblesse dans ce -dédale de circonstances prodigieuses, et il avait cru faire le -meilleur choix possible en s'adressant à l'empereur d'Autriche, -c'est-à-dire au beau-père, à l'allié de Napoléon. M. de Metternich -s'était aussitôt efforcé de le rattacher à ce parti de princes -allemands qu'il s'appliquait à former, et dont le but était de -pacifier l'Europe en s'interposant entre la Russie, l'Angleterre et la -France, et en les forçant à accepter une paix toute germanique. On -avait dit, et avec raison, à Frédéric-Auguste, que ce n'était pas -trahir la France, que c'était lui rendre service au contraire, et en -même temps remplir ses devoirs de bon Allemand, que de travailler à -rétablir la paix sur la base d'une Allemagne indépendante, forte et -respectée. Il n'avait pas hésité à suivre cette voie, et par ce motif -n'avait répondu que d'une manière évasive aux réclamations du ministre -de France, qui tantôt lui demandait des approvisionnements, tantôt des -recrues, tantôt de la cavalerie. Pour se soustraire à ces instances, -il savait fait valoir sa détresse, les dispositions malveillantes de -ses sujets, et enfin l'impossibilité d'exécuter ce qu'on exigeait de -lui dans le temps prescrit. Son corps d'armée étant revenu sur -l'Elbe, sous la conduite du général Reynier, il l'avait cantonné dans -Torgau, et là, sous prétexte de le recruter, il l'avait mis à part -dans une place forte, pour y attendre, dans une espèce de neutralité -semblable à celle du prince de Schwarzenberg, les directions de la -politique autrichienne. Quant à sa cavalerie, composée de 1,200 -cuirassiers superbes, et de 1,200 hussards et chasseurs excellents, -dont Napoléon avait demandé impérieusement l'envoi, il l'avait -positivement refusée. Pour lui inspirer le courage d'un tel refus, il -lui avait fallu une peur plus grande encore que celle que lui -inspirait Napoléon, et cette peur était celle des Cosaques, dont la -présence partout annoncée faisait trembler jusqu'aux alliés des -Russes. S'attendant à chaque instant à voir apparaître ces Cosaques, -si effrayants de loin, il avait résolu de se placer au milieu de sa -cavalerie, et de s'en aller avec sa famille dans un lieu sûr, laissant -son infanterie dans Torgau, et ses États à ceux qui voudraient les -occuper tour à tour. Avec de pareilles dispositions il suffisait de la -défection de la Prusse, et de l'approche des avant-gardes russes, pour -décider ce prince à exécuter un projet de fuite si longuement préparé. -Malgré les représentations du ministre de France, M. de Serra, qui -s'efforçait de lui démontrer l'inconvenance de son départ, et le -danger d'abandonner ses sujets qui allaient inévitablement se livrer -aux passions régnantes, et se donner envers la France des torts dont -ils seraient bientôt punis, dont lui-même souffrirait, il partit, -laissant Dresde dans les mains du maréchal Davout, ses objets les plus -précieux et les moins transportables dans la forteresse de -Koenigstein, marchant enfin lui-même avec son trésor, avec sa -nombreuse famille, au milieu de trois mille hommes, tant cavaliers -qu'artilleurs. Il aurait pu se retirer en Bohême, où il serait arrivé -en quelques heures, sur une terre neutre, en ce moment inviolable pour -toutes les puissances belligérantes. Il ne l'osa pas, et la cour -d'Autriche ne l'eût pas voulu, pour ne pas découvrir trop tôt la -secrète ligue qu'elle cherchait à former. Il se rendit par Plauen et -Hof à Ratisbonne, sur le territoire du roi de Bavière, aussi -embarrassé que lui. Son intention était de rester en Bavière, ou de se -jeter en Autriche, selon les événements. M. de Serra lui avait bien -adressé l'invitation de venir en France, mais une telle démarche l'eût -perdu aux yeux des Allemands, eût été contraire d'ailleurs au projet -de médiation de l'Autriche, et il n'avait point accepté cette -invitation. - -[En marge: Apparition des Russes devant Dresde.] - -[En marge: Le maréchal Davout fait sauter le pont de Dresde.] - -À peine était-il parti de Dresde que les Russes parurent aux environs -de cette ville. L'infanterie saxonne s'était enfermée dans Torgau, et -avait déclaré n'en vouloir pas sortir pour contribuer à la défense de -l'Elbe. Le maréchal Davout avait pour défendre le cours supérieur de -l'Elbe la division française Durutte, seul reste du corps de Reynier -depuis que les Saxons l'avaient quitté, plus quelques troupes que le -prince Eugène lui avait envoyées, et enfin les seconds bataillons de -son corps qu'on venait de réorganiser à Erfurt. Il se hâta d'accourir -à Dresde de sa personne, et prit les mesures que réclamaient les -circonstances, en militaire probe mais inexorable, ne commettant aucun -mal inutile, mais ordonnant sans pitié tout le mal nécessaire. Il -parcourut les bords de l'Elbe, ordonna la destruction des moulins, des -bateaux, des bacs, malgré les cris des paysans saxons, et arrivé au -beau pont de pierre qui dans Dresde servait à l'union des deux villes, -la vieille et la nouvelle, il en fit miner deux arches, et les fit -sauter, sans s'inquiéter des attroupements des habitants, de leurs -menaces et de leurs clameurs. Il se mit ensuite à la tête de ses -troupes pour recevoir les Russes s'ils essayaient de forcer le -passage. - -[En marge: Irritation des Allemands contre ce maréchal.] - -Ces mesures de défense devinrent l'un des griefs les plus violemment -allégués dans toute l'Allemagne. On composa des gravures grossières, -représentant le pont de Dresde détruit par celui que dans le Nord on -appelait le féroce Davout, et on les répandit par milliers dans les -villes et les campagnes.--Voilà, disait-on, comment les Français -traitent leurs plus fidèles alliés, les Saxons, qui viennent de se -battre vaillamment pour leur cause, tandis qu'eux Français s'enfuient -en jetant leurs armes.-- - -[En marge: Effet produit à Vienne par la défection de la Prusse.] - -[En marge: Extrême exaltation du parti allemand.] - -Cette nouvelle excitation produite par la défection de la Prusse -s'était naturellement fait sentir à Vienne, malgré la distance et -l'ordinaire tranquillité de cette capitale. La politique profonde de -M. de Metternich et de l'empereur François, quoique devinée par -quelques esprits pénétrants, échappait aux gens passionnés de la cour, -de l'armée et du peuple. Ils n'y voyaient qu'une coupable lenteur à se -détacher de la France, et à secouer les funestes engagements qu'on -avait pris en contractant le mariage de Marie-Louise avec Napoléon. Le -déchaînement de cette partie du public autrichien était extrême. On -remarquait parmi les plus animés l'impératrice elle-même, princesse -de Modène, et ce qui est plus étonnant, l'archiduc Charles, -ordinairement si sage, surtout si mesuré lorsqu'il s'agissait de la -France. Mais ce prince sentant au fond du coeur fermenter son -patriotisme allemand, profondément blessé d'ailleurs par son frère -l'empereur François qui l'avait exclu de toute participation aux -affaires, saisissait assez volontiers les occasions de blâmer le -gouvernement, et cette fois du reste était sincère, car il était de -ceux qui auraient voulu une conduite plus claire et plus franche. On -allait jusqu'à lui prêter un propos étrange par sa hardiesse. Il avait -dit, assurait-on, que si l'empereur François avait contracté un -mariage gênant pour sa politique, et que chez lui le père embarrassât -le souverain, il fallait qu'il abdiquât, et cédât la couronne à un -membre de la famille plus libre de ses actions. - -[En marge: L'empereur François et M. de Metternich jugent la conduite -de la Prusse fort imprudente, et ne veulent tomber ni sous le joug des -masses populaires, ni sous le joug de la Russie.] - -[En marge: Désir d'éviter une nouvelle guerre contre la France.] - -L'exaltation était si grande que M. de Metternich avait eu quelques -craintes à concevoir pour sa personne, et que le gouvernement s'était -vu obligé d'ordonner de nombreuses arrestations, même parmi des -personnages considérables, tels que M. de Hormayer, l'un des employés -les plus élevés de la chancellerie autrichienne, celui dont on se -servait pour communiquer secrètement avec le Tyrol. Ce qui se passait -en Allemagne n'était en effet ni du goût de l'empereur, ni du goût de -M. de Metternich. D'abord il ne leur convenait pas d'exciter l'esprit -public aussi vivement qu'on le faisait, et, pour secouer le joug de -Napoléon, d'accepter celui des masses populaires. Alexandre leur -paraissait un prince imprudent, enivré par des succès auxquels il -n'était pas accoutumé, et Frédéric-Guillaume un prince faible, mené -aujourd'hui par ses sujets, comme six ans auparavant il l'était par sa -femme. Ni l'empereur ni M. de Metternich ne se faisaient faute -d'exprimer ce jugement. Ensuite cette manière impétueuse, irréfléchie -d'agir n'était pas la leur. Ils voulaient sortir des mains de -Napoléon, sans se mettre dans celles d'Alexandre, et en sortir en tout -cas, sans s'exposer à y retomber plus durement que jamais, par suite -d'une guerre follement entreprise, et sottement conduite. Ils étaient -loin de regarder Napoléon comme détruit; ils s'attendaient à le voir, -de même qu'en 1806, déboucher d'une manière foudroyante des défilés de -la Thuringe, et punir les imprudents qui venaient s'exposer de si près -à ses coups. Si du reste un tel résultat n'était pas certain, il était -au moins possible, et cette seule raison suffisait à leurs yeux pour -qu'on dût ne pas agir si vite, ne pas s'engager surtout avant que -l'armée autrichienne fût reconstituée, et même pour qu'on préférât la -ressource d'une médiation, au moyen de laquelle on referait la -situation de l'Allemagne sans courir le danger d'une guerre avec la -France. - -C'est de ce point de vue que le cabinet autrichien jugeait la conduite -de la Prusse bien hasardée, les démonstrations allemandes bien -téméraires; c'est de ce point de vue aussi qu'il ne cessait de nous -donner des conseils de prudence et de modération, qu'il nous -suppliait, en admettant que nous fissions encore une campagne -vigoureuse, de ne vouloir tirer de nos succès futurs d'autre résultat -qu'une paix prochaine, équitable, acceptable par toute l'Europe. - -[En marge: Inclinant toujours vers la politique de médiation, M. de -Metternich considère avec chagrin le langage absolu de Napoléon.] - -[En marge: Sages observations de ce ministre sur le discours de -Napoléon au Corps législatif.] - -[En marge: M. de Metternich voudrait connaître les conditions de paix -de la France, et ne pouvant en obtenir la confidence, laisse entrevoir -celles de l'Autriche.] - -[En marge: Longs entretiens de M. de Metternich avec. M. Otto.] - -[En marge: Admirables conseils de M. de Metternich.] - -Aussi fut-il désolé quand il nous vit, comme dans le rapport adressé -au Sénat pour demander les nouvelles levées, comme dans le discours -impérial prononcé le 14 février, annoncer des volontés absolues, -tantôt à l'égard de l'Espagne, tantôt à l'égard des départements -anséatiques, tantôt à l'égard du grand-duché de Varsovie, car c'était -rendre impossible la médiation dont on l'avait chargé. Il s'en -expliqua longuement et plusieurs fois avec M. Otto, notre ministre à -Vienne. Lui parlant du discours impérial: J'admire fort, lui dit-il, -cette fierté de langage de votre empereur, et j'y retrouve tout son -génie; mais il faut songer aux conséquences de ce qu'on fait, et les -conséquences ici ne peuvent être que déplorables. Comment voulez-vous -que je négocie avec l'Angleterre, quand vous dites que la dynastie -française règne et régnera en Espagne? Comment voulez-vous que je -négocie avec la Russie et la Prusse, quand vous dites que les -territoires constitutionnels ou appartenant à des alliés, c'est-à-dire -les villes anséatiques et le grand-duché de Varsovie, demeureront -chose sacrée et inviolable? Jamais je ne pourrai faire accepter de -telles conditions à l'Europe. Or il nous faut la paix à nous, il vous -la faut à vous, car même en gagnant des victoires, et vous aurez -besoin d'en remporter beaucoup pour rendre l'Europe modérée à votre -égard, même en gagnant des victoires, on ne résiste pas toujours au -soulèvement universel des esprits, et bientôt même on en éprouve le -contre-coup chez soi ...--À cette occasion, sans nous dire la paix -qu'il souhaitait, et qu'il était facile d'entrevoir, M. de Metternich -essaya d'arracher à M. Otto le secret de celle que nous désirions -nous-mêmes. Mais il l'essaya en vain, car M. Otto ne savait rien. Ne -réussissant pas à le faire parler, M. de Metternich n'hésita pas à -parler lui-même, pour nous préparer à des conditions que l'Europe pût -accepter, même en la supposant vaincue par nous, ce qu'il ne refusait -jamais d'admettre dans son argumentation.--L'Espagne, dit-il, avec des -formes tour à tour insinuantes ou franchement ouvertes, ne vous sera -probablement pas concédée par l'Angleterre, surtout après la dernière -campagne. À nous, Allemands, cette condition nous importe peu, elle ne -nous touche que du point de vue de l'Angleterre, de laquelle ni la -Russie ni la Prusse ne voudront se séparer dans les négociations. -C'est tout au plus si vous ferez supporter à l'Angleterre la réunion -de la Hollande à la France, mais avec plus d'une victoire encore, et -cette condition comme la précédente ne nous touche qu'à cause des -intérêts britanniques. Mais vous ne ferez supporter ni à l'Angleterre, -ni à la Prusse, ni à la Russie, ni à l'Allemagne surtout, l'adjonction -définitive des provinces anséatiques à l'empire français. Pourquoi -donc être si affirmatifs, si absolus sur ce point? Que vous importent -des pays placés si loin de votre véritable frontière, si peu utiles à -votre défense, si étrangers à vos intérêts commerciaux, si peu -sympathiques à votre nation, si nécessaires à la constitution d'une -Allemagne indépendante? Quand vous attachiez une grande importance au -blocus continental, vous pouviez tenir aux territoires anséatiques, -mais aujourd'hui ce blocus croule de toutes parts, la Russie, la -Prusse l'ont abandonné, vous-mêmes vous l'enfreignez tous les jours. -Vous feriez en le maintenant la fortune de vos ennemis russes et -prussiens, car tout passerait par chez eux, d'ailleurs la supposition -de la paix générale en fait disparaître l'utilité; renoncez-y donc dès -à présent, et en y renonçant, consentez à restituer des territoires -qui ne pouvaient avoir d'avantage pour vous que du point de vue de ce -blocus. Quant à la Prusse, il faut vous résigner à en admettre une -plus forte, plus étendue, qui devienne le véritable État intermédiaire -entre la Russie et le midi de l'Europe, État intermédiaire qu'il -serait absurde de chercher aujourd'hui dans la Pologne, puisque vous -n'avez pas réussi à la rétablir, et dont il nous appartient à nous -Allemands plus qu'à vous de poursuivre la reconstitution, puisque nous -sommes les voisins de la Russie, et que vous ne l'êtes pas. Pourquoi -donc êtes-vous si affirmatifs sur le grand-duché de Varsovie, qu'on ne -peut plus maintenir, que la Russie ne voudra jamais souffrir sur sa -frontière, et qui est d'ailleurs la seule matière dont on puisse se -servir pour recomposer la Prusse, sans détruire votre royaume de -Westphalie? Pourquoi nous créer des difficultés insolubles, en -exprimant à cet égard des volontés irrévocables?...--Passant à la -Confédération du Rhin, M. de Metternich ajoutait ce qui suit:--À quoi -bon cette singulière création, qui vous impose des charges sans aucun -avantage, qui est incompatible avec l'indépendance de l'Allemagne, et -qui est aujourd'hui irrévocablement détruite dans l'esprit des -Allemands? Quoi! vous vous obstineriez pour un vain titre de -_protecteur_, qui, concevable sur la tête de votre glorieux et -puissant maître, serait ridicule sur la tête d'un enfant? Est-ce que -votre empereur, possesseur de la frontière qui s'étend de Bâle au -Texel, ayant Strasbourg, Mayence, Coblentz, Cologne, Wesel, Groningue -pour points d'appuis de cette frontière, n'a pas assez d'influence sur -l'Allemagne, n'est même pas assez inquiétant pour elle? Que veut-il de -plus? Il n'a pas tant besoin de paraître le premier potentat du -continent: qu'il se contente de l'être, et qu'il dissimule ce qu'il -est, plutôt que de chercher à le montrer. Vous croyez peut-être, -ajoutait-il, que nous voulons rétablir l'ancienne Confédération -germanique pour reprendre la couronne impériale? Vous vous trompez. -Nous ne songeons plus à ce titre aussi vain que pesant. Nous n'aurions -qu'à choisir, car on nous offre tout, tout, entendez-vous (et en -disant ces mots M. de Metternich laissait deviner de nombreuses et -secrètes communications de la part des coalisés); mais nous ne voulons -que les choses qu'on ne peut pas nous refuser, celles que vous-mêmes -êtes prêts à nous concéder; nous voulons surtout une Allemagne -indépendante et la paix, car nous avons soif de paix. Tous les peuples -nous la demandent, et ils nous désavoueraient, nous abandonneraient si -nous leur imposions des sacrifices pour un autre but que la paix. Vous -nous direz que vous êtes forts, que vous allez vaincre encore vos -ennemis. Nous le savons, nous y comptons, nous en avons même besoin -pour obtenir la paix dont nous vous avons indiqué quelques conditions; -mais rendez-la possible, et pour cela ne vous montrez pas absolus, ne -soyez pas cause que les négociations se trouvent rompues avant d'être -entamées!-- - -[En marge: Les conditions qu'il laissait entrevoir comme possibles -suffisaient, et au delà, à la véritable grandeur de la France.] - -Ces admirables conseils, donnés sincèrement, avaient été accompagnés -des formes les plus douces, les moins menaçantes, et non pas énoncés -une fois, et dogmatiquement, mais tantôt un jour, tantôt un autre, -selon les occasions. Ils laissaient voir assez clairement la paix que -l'Autriche serait disposée à accepter, peut-être même à appuyer de ses -forces, et qui pouvait être résumée dans les termes suivants: -l'Espagne restituée aux Bourbons, les villes anséatiques rendues à -l'Allemagne, la Confédération du Rhin supprimée, le grand-duché de -Varsovie réparti entre la Prusse, la Russie et l'Autriche, et quant à -ce qui concernait l'Autriche en particulier, une meilleure frontière -sur l'Inn, et la restitution de l'Illyrie! Certes la France conservant -la ligne du Rhin, plus la Hollande, conservant le royaume de -Westphalie comme État allié, c'est-à-dire vassal, le Piémont, la -Toscane, Rome, comme départements français, la Lombardie, Naples, -comme principautés de famille, la France était l'empire le plus -puissant qui se pût imaginer, plus vaste même qu'il n'aurait fallu le -désirer, car il était douteux que les successeurs du grand homme qui -aurait fondé cet empire pussent le garder tout entier. L'Autriche -avait raison de dire qu'il faudrait se battre, et se battre -heureusement encore pour obtenir tous ces territoires, surtout celui -de la Hollande; mais l'abandon de l'Espagne eût probablement décidé -l'Angleterre en faveur de cette paix; quant à l'Italie, on se serait -résigné à nous la laisser, si l'Autriche s'y était résignée -elle-même; enfin quant à la Westphalie, ce qui prouvait qu'on était -disposé à céder sur ce point, c'est qu'à Breslau l'empereur Alexandre -et le roi de Prusse avaient refusé de prendre des engagements avec -l'électeur de Hesse-Cassel, bien qu'il s'offrît à la coalition les -mains pleines de millions, sa fortune lui ayant été secrètement -conservée par le dévouement d'une puissante maison financière, qui -commençait alors à s'élever en Europe, celle des frères Rothschild. - -[En marge: Quelques conditions de paix qu'on fût disposé à admettre, -il ne fallait pas d'avance se prononcer d'une manière absolue.] - -Du reste, quelque paix qu'on fût prêt à admettre, ou à refuser, il ne -fallait pas, comme le disait M. de Metternich avec une profonde -sagesse, annoncer des volontés absolues, qui devaient rendre -impossible l'ouverture des négociations, qui devaient même empêcher le -premier essai de la médiation autrichienne, et qui dès lors allaient -obliger le cabinet de Vienne à se prononcer tout de suite, ou pour -nous ou contre nous, et probablement contre nous, ce qu'il n'avouait -pas encore, mais ce qu'il était facile de deviner pour peu qu'on eût -conservé la liberté de son jugement.--Laissez, avait ajouté M. de -Metternich dans ses fréquents entretiens avec M. Otto, laissez -s'assembler des négociateurs, et une fois réunis, ils seront menés -plus loin qu'on ne le croit, car le monde veut la paix, et la -demandera si fortement au premier congrès assemblé, que ce congrès ne -pourra pas la lui refuser.-- - -[En marge: Cette vérité prouvée par l'accueil fait aux envoyés que -l'Autriche a chargés d'annoncer sa médiation.] - -[En marge: Envoi de M. de Wessenberg à Londres.] - -[En marge: Lord Castlereagh lui répond qu'on l'aurait écouté -volontiers, mais que depuis le discours de Napoléon, il n'y a plus -moyen de négocier.] - -Dans ce moment même se trouvait vérifiée la parfaite justesse de ces -conseils. En effet, sur l'autorisation qui lui avait été adressée de -Paris, le cabinet de Vienne avait envoyé M. de Wessenberg à Londres, -M. de Lebzeltern à Kalisch, pour offrir non pas sa médiation (ce mot -était modestement réservé pour plus tard), mais son entremise aux deux -principales cours belligérantes, afin d'amener un rapprochement avec -la France, et une paix dont tout le monde, écrivait-il, avait un -pressant besoin. M. de Wessenberg, après avoir pris la voie de -Hambourg, où la police française s'était même montrée assez incommode -à son égard, ce qui avait été un nouveau grief pour les gazettes -allemandes, s'était rendu à Londres, y avait été reçu par lord -Castlereagh avec une extrême politesse, mais reçu secrètement, afin de -ne pas causer une inutile émotion à l'opinion publique. Lord -Castlereagh en lui témoignant la plus vive satisfaction de voir un -agent autrichien à Londres, le plus grand empressement à accepter -l'entremise de l'empereur François, lui avait dit que probablement il -devait savoir que sa mission était désormais sans objet, car le -discours de l'empereur Napoléon, maintenant connu de toute l'Europe, -ne laissait plus le moindre doute sur sa résolution de n'admettre -aucune condition raisonnable; que si lui, M. de Wessenberg, n'avait -pas déjà été rappelé à Vienne après un tel discours, c'était par suite -de la difficulté des communications, qu'il le serait bientôt -certainement, car il n'y avait plus aucun moyen de négocier; qu'au -surplus il pouvait rester à Londres s'il lui plaisait, que -l'Angleterre serait toujours prête à traiter sur des bases équitables, -qu'elle ni ses alliés n'entendaient contester à la France la juste -grandeur due à ses efforts et à ses longues guerres, mais qu'on ne -livrerait jamais la généreuse Espagne à l'usurpation de Napoléon. En -un mot M. de Wessenberg avait été accueilli d'une manière qui -confirmait l'entière vérité de tout ce que M. de Metternich -conseillait, comme base indispensable de la paix future. - -[En marge: Envoi de M. de Lebzeltern au camp des Russes, et accueil -entièrement semblable fait à cet autre envoyé de l'Autriche.] - -À Kalisch, au camp des Russes, on avait différé tantôt sous un -prétexte, tantôt sous un autre, de recevoir M. de Lebzeltern, puis on -avait fini par l'admettre, après s'être donné le temps de se concerter -avec le cabinet de Londres, et alors on l'avait accueilli avec des -égards infinis, même avec des caresses, et on lui avait dit qu'on -désirait la paix, qu'on la négocierait volontiers par l'entremise de -l'Autriche, mais que cette cour devait sentir l'impossibilité de -traiter avec l'empereur Napoléon après les déclarations qu'il venait -de faire, qu'elle-même reconnaîtrait bientôt l'impossibilité de -s'entendre avec cet ambitieux insatiable, qu'alors elle reviendrait à -son union naturelle et nécessaire avec l'Europe, et qu'on serait bien -heureux de l'avoir pour alliée, que ce jour-là on la ferait l'arbitre -de la paix, de la guerre, de toutes choses en un mot. Après ces -déclarations on avait insinué à M. de Lebzeltern qu'on le garderait -volontiers à Kalisch, mais dans l'espérance qu'on ne lui dissimulait -pas, de l'avoir comme représentant, non pas d'une cour ennemie, ou -même médiatrice, mais alliée et belligérante. - -[En marge: M. de Metternich communique au cabinet français les -réponses faites à ses envoyés, et demande avec de vives instances -qu'on lui fournisse les moyens de se faire écouter.] - -Dès que ces dépêches furent arrivées à Vienne, M. de Metternich les -communiqua au ministre de France, en l'invitant à les transmettre à -l'empereur Napoléon, en suppliant celui-ci de les prendre en grande -considération, et en lui demandant instamment d'indiquer au cabinet -autrichien la conduite qu'il devait tenir dans une pareille situation. -M. de Metternich annonça en outre qu'il avait donné au prince de -Schwarzenberg un congé momentané, son corps d'armée étant rentré sur -la frontière de Gallicie, et que ce prince allait se rendre à Paris, -pour y provoquer de la part de l'empereur Napoléon des explications -plus franches, plus satisfaisantes que celles qu'avait obtenues M. de -Bubna; que Napoléon daignerait sans doute parler à un homme qui avait -été le négociateur de son mariage, son lieutenant soumis pendant la -dernière guerre, et qui restait encore aujourd'hui son admirateur le -plus sincère, son ami le plus partial. - -[En marge: Napoléon peu ému par la défection de la Prusse et les -communications de l'Autriche.] - -[En marge: Extrême confiance qu'il a prise dans ses moyens de guerre.] - -[En marge: Napoléon ne croit pas que les Prussiens et les Russes -réunis puissent lui opposer plus de 150 mille hommes à l'ouverture de -la campagne, et il ne s'en inquiète nullement.] - -Cette défection de la Prusse, ces agitations de l'Allemagne, ces -communications de l'Autriche empreintes d'un caractère si frappant de -vérité, n'émurent guère Napoléon. En travaillant jour et nuit à -réorganiser ses forces, en voyant, après vingt ans de luttes -meurtrières, la facilité qu'il avait encore à tirer des ressources de -cette France si féconde en population et en richesses, en découvrant -surtout l'ineptie militaire de ses ennemis qui venaient bénévolement -s'offrir sur l'Elbe à ses coups, et commettaient en fait de guerre -autant de fautes qu'il en commettait en fait de politique, il avait -repris une confiance immense en lui-même, et ne tenait aucun compte de -ce qui se passait sur le vaste théâtre de cette Europe, qu'il avait -remplie de scènes si tragiques, et qu'il allait remplir de scènes plus -tragiques encore que toutes celles auxquelles on avait assisté. La -défection de la Prusse, il s'y attendait, et il avait regardé cet -événement comme inévitable, dès qu'il avait vu notre quartier général -se retirer successivement sur la Vistule, l'Oder et l'Elbe. C'est pour -ce motif que tout en donnant quelque espérance à la Prusse, il n'avait -voulu faire pour la retenir aucun sacrifice, pécuniaire ou politique. -Seulement, peu habitué à observer les grands mouvements d'opinion -publique, peu disposé à y croire et surtout à y céder, il était -surpris de l'audace de la Prusse à se déclarer contre lui, et la -trouvait plus hardie qu'il ne l'aurait imaginé. Il était convaincu -néanmoins que le roi de Prusse, bien que soutenu par l'enthousiasme -national, devait trembler de tous ses membres à l'idée de la future -campagne, et il se promettait de réaliser bientôt toutes ses craintes. -Faisant en lui-même le compte des forces prussiennes, il se disait que -la Prusse, réduite comme elle l'était en territoire et en population, -ne pouvait pas apporter plus de 100 mille hommes à la coalition, dont -50 mille immédiatement disponibles, que la Russie n'en avait pas dans -son état actuel 100 mille à mettre en ligne (toutes choses vraies); il -se disait en voyant les Prussiens et les Russes s'avancer sur le haut -Elbe et la Thuringe avec de pareilles forces, que sous trois ou quatre -semaines il les ramènerait en Pologne plus vite qu'ils n'en étaient -venus. Il ressentait déjà la joie de la victoire, tant il s'en croyait -sûr, et était persuadé qu'après une ou deux batailles il ferait -rentrer la raison dans les têtes, se replacerait dans la situation -dont on le supposait descendu, et conclurait la paix, car il la -désirait à sa manière, et la dicterait conforme non pas précisément à -son discours, dans lequel il avait cru de bonne politique de se -montrer plus inflexible encore qu'il ne voulait être, mais assez -rapprochée de ce discours, sauf en Espagne, où il était enfin, mais -trop tard, résigné à de grands sacrifices. - -[En marge: Il ne voit dans la défection de la Prusse qu'un prétexte -pour demander de nouvelles levées.] - -[En marge: Nouvel appel de 80 mille hommes sur les anciennes classes.] - -La défection de la Prusse, loin de l'émouvoir, fut pour lui une -occasion de demander de nouvelles forces à la France. Il était -très-satisfait de sa levée de cent mille hommes sur les quatre classes -antérieures; elle lui avait procuré pour la garde impériale, pour la -réorganisation des anciens corps de la grande armée, une espèce -d'hommes fort belle, et à laquelle il n'était plus habitué, depuis -qu'il appelait les conscrits une année d'avance, sous prétexte de -prendre le temps de les instruire. Ces sujets des classes antérieures, -un peu plus mécontents que les autres le jour du départ, perdaient -leur humeur une fois au corps, et il leur restait la taille, les -muscles qu'on a à vingt-cinq ans, et le courage naturel à la nation -française. Il fit donc préparer un nouveau sénatus-consulte pour -demander encore 80 mille hommes, non pas seulement sur les quatre, -mais sur les six dernières conscriptions. C'étaient ainsi près de 600 -mille hommes au lieu de 500 mille, sur lesquels sa puissante faculté -d'organisation allait s'exercer, et pour les obtenir, la défection de -la Prusse était un argument tout naturel à donner, non pas au Sénat -qui n'en avait pas besoin, mais au public éclairé, qui tout en -gémissant de pareils sacrifices, ne pouvait pas les contester en -présence des dangers dont la France était menacée. - -[En marge: Formation des gardes d'honneur en réponse aux levées des -volontaires prussiens.] - -La Prusse lui servit encore d'argument pour une exigence d'un autre -genre. On avait fait appel en Allemagne à toutes les classes, mais en -commençant par la jeune noblesse. En France les appels ne portaient en -général que sur les classes moyennes ou inférieures. Les classes -élevées échappaient à la conscription par le remplacement, qu'elles -payaient à des prix excessifs, depuis que la guerre était devenue -horriblement sanguinaire. Elles n'avaient contribué également aux dons -volontaires que par leur fortune. Napoléon, cette fois, voulait à leur -égard s'en prendre aux personnes mêmes. Depuis longtemps il y pensait, -et l'occasion lui sembla heureusement trouvée. En Allemagne la jeune -noblesse regardait comme un devoir de courir aux armes à la tête de -toutes les classes de la nation: pourquoi n'en ferait-elle pas autant -en France? Jadis la noblesse française n'avait laissé à personne -l'honneur de la devancer sur les champs de bataille; les armes étaient -sa profession, sa gloire, sa passion la plus vive. Pourquoi ne -serait-elle plus la même aujourd'hui? Il y avait à la vérité une -explication de son éloignement à servir, c'est qu'elle aimait -l'ancienne dynastie, et point du tout la nouvelle. Cette raison ne -touchait guère Napoléon, ou plutôt le touchait beaucoup. Admissible de -la part des pères qui vieillissaient dans l'imbécile retraite de leurs -châteaux, elle ne l'était pas, selon lui, ou du moins ne le serait pas -longtemps pour les jeunes gens, qui avaient du sang dans les veines, -qui devaient le sentir fermenter, et ne pouvaient pas croire que la -chasse fût assez pour leur âge, leur nom, leur avenir. Il n'y avait -qu'à les prendre de gré ou de force, à les réunir dans un corps qui -flattât leur vanité par son titre, la frivolité de leur âge par la -beauté de son uniforme, et puis une fois transportés à l'armée, on -saurait bien les enflammer, car ce ne serait pas leur faire honneur -que de les supposer moins inflammables que le reste de la nation au -bruit du canon, à la voix d'un grand capitaine. On aurait l'avantage -de les avoir ralliés à soi, et surtout de ne pas les laisser derrière -soi, oisifs et hostiles au fond de leurs provinces, à la veille -d'événements peut-être graves. - -Comme on ne pouvait pas procéder à leur égard par la voie de la -conscription, à laquelle ils avaient déjà satisfait, et satisferaient -encore par le remplacement, et qu'on était réduit à les prendre -arbitrairement, ceux-ci pour leur fortune, ceux-là pour leur nom, -Napoléon pensa qu'il fallait investir les préfets du pouvoir de les -désigner à volonté, en donnant pour excuse d'une manière de procéder -aussi peu régulière la raison d'égalité, fort singulièrement alléguée -ici, puisque l'égalité c'était la conscription. On devait dire au pays -que cette classe des anciens nobles s'évertuant à échapper à force -d'argent au service militaire, le plus pénible de tous, il fallait l'y -contraindre tout comme les autres, et employer pour y réussir les -moyens nécessaires, quels qu'ils fussent. - -[En marge: Organisation des gardes d'honneur.] - -Par ces moyens, dont la nature importait peu à ses yeux, Napoléon se -flatta d'obtenir encore dix mille beaux cavaliers, distingués par la -naissance et la fortune, et très-probablement par la valeur. Il -résolut de les former en quatre régiments de 2,500 hommes chacun, -qualifiés régiments des gardes d'honneur, destinés à servir à côté de -l'Empereur et à porter un brillant uniforme. Les hommes composant ces -régiments devaient avoir de leurs parents mille francs au moins de -revenu, et sortir avec le grade de sous-lieutenants quand ils -passeraient dans d'autres corps. C'était par conséquent un vrai corps -de noblesse, et, la difficulté des premiers jours vaincue, une légion -brillante, dont on tirerait autant de services qu'on en tirait sous -l'ancienne monarchie de la maison du roi. Napoléon choisit -sur-le-champ les villes de Versailles, Metz, Lyon et Tours pour les -lieux de formation, et nomma pour colonels de ces quatre régiments des -personnages remarquables par le nom, le grade et les services. Ce -furent le comte de Pully, général de division, le baron Lepic, général -des grenadiers à cheval de la garde, le comte Philippe de Ségur, -général de brigade, et le comte de Saint-Sulpice, général des -cuirassiers. - -Quant au mode de l'appel, il fut dit dans le sénatus-consulte que les -préfets seraient chargés de se concerter avec les autorités -départementales pour la formation de la nouvelle légion de cavalerie. -Munis d'une telle commission, les préfets n'avaient pas grande -contrainte à s'imposer. Ils devaient convoquer les conseils de -département, tâcher de provoquer de la part des fonctionnaires, ou des -familles attachées au gouvernement, l'offre de quelques-uns de leurs -fils, en promettant que leur sang ne serait pas prodigué, puis -s'autoriser de ces manifestations pour désigner eux-mêmes un nombre -suffisant de jeunes gens parmi les fils des riches propriétaires -vivant en été dans leurs terres, en hiver dans les quartiers -aristocratiques des grandes villes. On comptait sur l'amour-propre, -sur l'activité des jeunes gens, pour les amener à consentir à de -telles désignations, et à défaut sur les moyens de contrainte, -silencieux mais efficaces, dont les préfets étaient alors largement -pourvus. - -[En marge: Tandis qu'il prépare des moyens militaires contre la -Prusse, Napoléon songe à conjurer par des moyens diplomatiques le -mécontentement de l'Autriche.] - -[En marge: Fausse opinion que Napoléon se fait de la politique de -l'Autriche en ce moment.] - -[En marge: Il la croit trop grossièrement intéressée, et ne discerne -pas assez la portée de ses vues.] - -Napoléon se trouvait donc fort dédommagé de la survenance d'un nouvel -ennemi par cette augmentation de ressources, et il paraissait aussi -animé à la guerre que dans le temps de sa première jeunesse. Toutefois -ayant paré par cette extension de ses armements à ce qui venait de se -passer en Prusse, il fallait s'occuper également de l'Autriche, qui -tout en gardant le titre d'alliée prenait déjà peu à peu le rôle de -médiatrice, et pouvait être conduite bientôt à un rôle encore moins -amical. Depuis la défection de la Prusse elle devenait pressante en -effet, voulait qu'on lui donnât de quoi négocier, de quoi préparer la -paix qu'elle disait indispensable, et il allait être bientôt difficile -de se refuser à une explication avec elle, surtout le prince de -Schwarzenberg étant en route pour Paris, et ayant un tel accès auprès -de la cour des Tuileries que les réticences à son égard seraient -presque impossibles. Napoléon en observant les allures de la cour -d'Autriche s'était bien demandé si elle ne serait pas capable -elle-même de se mettre de la partie contre lui; mais il s'était peu -arrêté à cette idée, par les raisons suivantes. Selon lui, le public à -Vienne n'était pas aussi exigeant qu'à Berlin, et la cour n'était pas -aussi faible. De plus, l'Autriche avait contracté avec nous des liens -de famille et d'alliance, qui étaient sinon une chaîne indestructible, -au moins un embarras, car la pudeur est un joug qui a sa force. Ce -n'était pas tout de suite que l'Autriche pourrait oublier et le -mariage de Marie-Louise, et le traité d'alliance du 14 mars 1812. En -outre, elle était gouvernée par des hommes qui avaient appris à -redouter les armes françaises. L'Autriche enfin était une puissance -intéressée, qui avant tout, en toute circonstance, cherchait à bien -gérer ses affaires, et qu'on dominerait par l'intérêt, c'est-à-dire -par le don de quelque riche territoire. Ainsi, crainte de la guerre -avec la France, désir de gagner quelque chose à ce vaste tumulte de -l'Europe, voilà à quoi Napoléon réduisait en ce moment toute la -politique de l'Autriche, et malheureusement pour lui et pour nous, il -se trompait. Il ne voyait pas que l'Autriche, intéressée sans doute, -mais sage autant qu'intéressée, mettait fort au-dessus de l'avantage -matériel d'une extension de territoire, l'avantage politique de -reconquérir l'indépendance de l'Allemagne, et d'établir ainsi un -meilleur équilibre en Europe, qu'elle aimait mieux enfin avoir une -place un peu moindre dans un ordre de choses stable et bien pondéré, -que d'en avoir une plus grande dans un ordre de choses mal équilibré, -odieux à tout le monde, et qui ne pouvait pas durer, parce qu'on ne -fonde rien sur la haine universelle. D'ailleurs, quant aux -acquisitions territoriales, il n'était rien qu'on ne lui offrît du -côté de la coalition européenne, et qu'on ne fût prêt à lui donner, de -manière qu'à se ranger contre nous, elle avait à gagner outre de -vastes agrandissements, une meilleure constitution de l'Europe, -avantage auquel elle tenait plus qu'à tout autre. Une raison, une -seule, l'arrêtait, la crainte de rentrer en guerre avec nous, crainte -que l'augmentation incessante du nombre de nos ennemis devait chaque -jour atténuer. - -[En marge: Plan de conduite que lui suggère Napoléon.] - -[En marge: Il voudrait que l'Autriche fît entrer cent mille hommes en -Silésie, pour les jeter dans le flanc des coalisés, et croit l'y -décider en lui offrant les dépouilles de la Prusse, notamment la -Silésie.] - -Ne voyant ainsi dans le cabinet autrichien que la crainte et -l'intérêt, Napoléon chercha dans la défection même de la Prusse les -moyens de s'attacher ce cabinet, et il imagina de lui offrir les -appâts suivants. L'Autriche voulait la paix, et il la souhaitait -lui-même, toujours à sa manière, bien entendu. Cette puissance, selon -lui, avait le moyen d'amener très-prochainement cette paix si désirée, -et de la conclure à son gré, comme au gré de la France. Elle armait, -il le savait, et il l'y poussait lui-même. Ainsi elle recrutait le -corps auxiliaire du prince de Schwarzenberg retiré à Cracovie, et le -corps d'observation de la Gallicie; elle formait de plus une réserve -en Bohême. Le tout présentait déjà cent mille combattants environ. -Elle pouvait dès le début de la campagne employer ces cent mille -hommes d'une manière décisive, et on venait de lui en fournir -l'occasion la plus naturelle. On avait en effet accueilli assez mal -ses ouvertures de paix, et elle était fondée à en concevoir un notable -déplaisir. Elle pouvait dès lors se constituer tout de suite -médiatrice, sommer les puissances belligérantes de stipuler un -armistice afin de négocier en repos, puis, si on n'écoutait pas sa -sommation, déboucher avec ses cent mille hommes de la Bohême en -Silésie, prendre en flanc les coalisés que les Français allaient -aborder de front, et si elle agissait de la sorte il était impossible -qu'il restât dans un mois un seul Russe, un seul Prussien entre -l'Elbe et le Niémen. Alors l'Europe se trouverait à la merci de la -France et de l'Autriche victorieuses, et le partage des dépouilles -serait facile à faire. L'empereur François prendrait la Silésie, la -Silésie sujet éternel des regrets de la maison d'Autriche, une bonne -portion du grand-duché de Varsovie, et enfin l'Illyrie, promise dans -tous les cas. On indemniserait la Saxe de la perte du grand-duché de -Varsovie en lui donnant le Brandebourg et Berlin; on rejetterait la -Prusse au delà de l'Oder, on lui laisserait la Vieille-Prusse, on y -ajouterait la principale partie du duché de Varsovie, et on en ferait -une espèce de Pologne, moitié allemande, moitié polonaise, ayant pour -capitales Koenigsberg et Varsovie. - -[En marge: Napoléon, dans son nouveau plan, veut détruire tout à fait -la Prusse, ou du moins la transporter en Pologne.] - -[En marge: Ce plan ne pouvait convenir à l'Autriche, parce qu'il -entraînait le complet bouleversement de l'Allemagne, qu'elle entendait -au contraire reconstituer d'une manière forte et indépendante.] - -[En marge: Autres motifs de tout genre qui auraient empêché l'Autriche -d'accueillir le plan de Napoléon.] - -Il est bien certain que l'Autriche, en jetant en Silésie les cent -mille hommes qui étaient prêts, et au besoin les cent mille autres qui -allaient l'être dans trois mois, devait assurer la défaite totale de -l'Europe, et la forcer à traiter sur-le-champ. Mais quel résultat -Napoléon lui offrait-il pour la décider à un pareil emploi de ses -forces? Il lui offrait de reporter la Prusse au delà de la Vistule, de -ne laisser à celle-ci de ses anciens États que la Vieille-Prusse de -Dantzig à Koenigsberg, et d'y ajouter le grand-duché de Varsovie, -c'est-à-dire d'en faire une Pologne, et de mettre à sa place, entre -l'Oder et l'Elbe, la maison de Saxe. Il lui offrait donc purement et -simplement de détruire la Prusse, car cette puissance, transportée à -Koenigsberg ou à Varsovie, ne serait pas plus devenue une Pologne, que -la Saxe étendue de Dresde à Berlin ne serait devenue une Prusse. La -force d'une nation ne consiste pas seulement dans son territoire, mais -dans son histoire, son passé et ses souvenirs. On ne pouvait pas plus -donner à la maison de Brandebourg les souvenirs de Sobieski en lui -donnant Varsovie, qu'à la maison de Saxe les souvenirs du grand -Frédéric en lui donnant Berlin. Il n'y aurait plus eu de Prusse, -c'est-à-dire d'Allemagne, et l'Autriche, qui cherchait sa propre -indépendance dans l'indépendance de l'Allemagne reconstituée, n'aurait -pas trouvé ce qu'elle cherchait, eût-elle une province de plus, et -cette province fût-elle la Silésie! L'Autriche n'eut été qu'une -esclave enrichie! Et cela, l'Autriche le comprenait parfaitement, et -quand elle ne l'aurait pas compris, le cri des Allemands indignés le -lui aurait fait invinciblement comprendre. Et si on se demande comment -un homme d'autant de génie que Napoléon pouvait méconnaître des -vérités aussi palpables, il faut se dire que le plus puissant esprit, -quand il ne veut jamais sortir de sa propre pensée pour entrer dans la -pensée d'autrui, quand il ne veut tenir aucun compte des vues des -autres pour ne songer qu'aux siennes, arrive à se créer les plus -étranges illusions, en croyant pouvoir façonner le monde comme il lui -plaît qu'il soit. C'est ainsi que Napoléon était amené à concevoir une -Europe de fantaisie, et à s'imaginer qu'avec cent mille hommes de plus -introduits dans ses cadres, et une bataille de plus ajoutée à sa -glorieuse histoire, il composerait cette Europe comme il le voudrait. -Sans doute l'Autriche avait longtemps haï la Prusse, elle avait -longtemps regretté la Silésie, et il en concluait qu'il n'y avait qu'à -jeter en proie à sa passion la Prusse anéantie, et la Silésie -restituée, pour la décider! Il ne comprenait pas qu'un petit-fils de -Marie-Thérèse pût résister à un tel appât, qu'un ministre profondément -calculateur comme M. de Metternich pût se préoccuper des cris du -patriotisme allemand. Il ne comprenait pas qu'il y a un jour où tout -le monde est obligé d'être honnête et désintéressé, c'est celui où une -oppression intolérable a obligé tout le monde à s'unir contre cette -oppression; et malheureusement il avait amené ce jour, il l'avait -amené pour notre ruine, en faisant de nous, ses premiers opprimés, les -involontaires oppresseurs de l'Europe. Il n'apercevait pas d'ailleurs -que, même du point de vue de l'intérêt grossier, ces projets d'Europe -qu'il remaniait à chaque victoire, à chaque traité, avec son -imagination et son épée, paraissaient aux yeux de tous un sable, un -pur sable, et qu'on ne tenait nullement à avoir une portion de ce -sable mouvant, dont le moindre vent devait changer les fugitives -ondulations. Il ne comprenait pas que l'Autriche pût aimer moins de -territoire dans un ordre de choses stable et naturel, que plus de -territoire dans un ordre de choses fictif, arbitrairement conçu, et -plus arbitrairement établi, sans compter qu'en fait de territoire la -coalition, comme nous l'avons dit, était prête non-seulement à tout -offrir à l'Autriche, mais à lui tout donner. - -Telles étaient les illusions de Napoléon, et les tristes causes de ces -illusions. Pourtant lui-même sentait en partie le vice de ses plans, -car il ne voulait pas dire tout de suite à l'Autriche l'espèce -d'Europe qu'il projetait, de peur qu'elle ne reculât devant de si -étranges propositions. Il songeait à lui dire simplement: Faites -montre de vos cent mille hommes en Silésie, sur le flanc des coalisés, -montrez-les même sans les faire battre, moi je me battrai pour tous, -je rejetterai Russes et Prussiens au delà du Niémen, et pour prix de -ce service, je vous donnerai la Silésie, plus un million de Polonais, -sans préjudice de l'Illyrie! - -[En marge: Un autre inconvénient du plan, de Napoléon, c'est de faire -entrer l'Autriche dans les événements plus qu'il ne l'aurait fallu.] - -[En marge: Pour amener l'Autriche à ses idées, Napoléon ne veut plus -de M. Otto, pour son représentant à Vienne, et fait choix de M. de -Narbonne.] - -[En marge: Caractère et talents de M. de Narbonne.] - -Voilà ce qu'il voulait dire, et ce qu'il espérait faire écouter. Mais, -outre l'inconvénient de se tromper sur ce que l'Autriche désirait, il -y avait dans cette conduite l'inconvénient extrêmement grave, que nous -avons déjà signalé, de l'introduire plus avant qu'il n'aurait fallu -dans les événements, de lui donner une importance dangereuse, de lui -fournir le prétexte d'armer, le moyen de changer son rôle d'alliée en -celui de médiatrice, et bientôt peut-être en celui d'ennemie, si nous -ne voulions pas subir les conditions de sa médiation; de lui aplanir -ainsi nous-mêmes le chemin par lequel elle pouvait passer sans -déshonneur, presque sans embarras, de l'état d'alliance étroite à -l'état de guerre avec nous. Napoléon entrait donc en plein dans cette -faute, et il y entra bien davantage encore par le choix du personnage -chargé d'aller faire prévaloir ses idées à Vienne. Notre ambassadeur -auprès de cette cour était M. Otto, jadis ambassadeur à Berlin, homme -sage, modeste, ne visant jamais à agrandir son rôle, et vraiment fait -pour résider auprès de la cour d'Autriche, si on avait cherché à bien -vivre avec elle, sans lui laisser prendre à la politique du moment -plus de part qu'il ne convenait. Napoléon ne le jugeant ni assez -influent, ni assez clairvoyant, s'occupa de lui trouver un successeur, -et choisit M. de Narbonne, dont nous avons déjà rapporté la tardive -mais chaleureuse adhésion à l'Empire. Patriote de 1789, ancien -ministre de Louis XVI, ne désavouant rien de ce qu'il avait été, grand -seigneur, militaire instruit, homme à talents brillants et variés, -doué de beaucoup d'à-propos et de grâce, M. de Narbonne était -merveilleusement propre à réussir auprès d'une cour aristocratique, -élégante, sachant unir l'esprit du monde à celui des affaires. Mais il -n'était pas homme à se tenir en deçà de son rôle, et il eût été plutôt -enclin à aller au delà. M. de Metternich, tout habile qu'il était, -devait avoir de la peine à échapper à sa pénétration et à ses vives -instances, et pour un rôle actif, on ne pouvait pas souhaiter un -meilleur agent. La question était toujours de savoir s'il fallait être -à Vienne aussi remuant qu'on s'apprêtait à l'être[10]. - -[Note 10: Napoléon à Sainte-Hélène a déploré le choix de M. de -Narbonne, et en rendant justice aux rares talents, au zèle de cet -ambassadeur, a dit que par ses qualités mêmes il avait été funeste, en -poussant trop tôt l'Autriche à jeter le masque. Il est bien vrai que -M. de Narbonne fut peut-être trop clairvoyant et trop entreprenant à -Vienne; mais on va voir qu'il était bien moins coupable que ses -instructions, et que la faute très-réelle, que Napoléon, débarrassé à -Sainte-Hélène de tous ses préjugés, apercevait trop tard, était celle -du gouvernement français et non pas celle de M. de Narbonne lui-même. -La suite de ce récit va bientôt éclaircir ce point d'histoire si -curieux et si triste.] - -Napoléon choisit donc M. de Narbonne pour son ambassadeur, et il était -si pressé de l'expédier qu'il n'attendit même pas le prince de -Schwarzenberg, chargé d'apporter à Paris les vues de la cour -d'Autriche. Il lui importait assez peu en effet de connaître les vues -de cette cour, puisque n'en tenant aucun compte il voulait lui -inculquer les siennes, et d'ailleurs M. de Narbonne ne pouvait pas -arriver trop tôt, la campagne devant s'ouvrir sous peu de jours. -Napoléon ne lui dit pas tout d'abord quelle Europe on ferait à la -paix, il ne lui dit que la première partie de son secret, c'est qu'il -fallait que l'Autriche portât ses cent mille hommes sur les versants -de la Silésie, qu'elle sommât les coalisés de s'arrêter, ce qu'ils ne -feraient probablement pas, qu'alors elle les prît en flanc, pendant -qu'il les prendrait en tête, et qu'elle acceptât pour prix de la -victoire commune, la Silésie et une portion de la Pologne, avec -l'Illyrie.--M. de Narbonne partit avec ces propositions. - -[En marge: Napoléon ayant achevé ses dispositions militaires et -diplomatiques, songe à partir pour l'armée.] - -Napoléon ayant obtenu toutes les levées qu'il désirait, et dirigé sa -diplomatie comme on vient de le voir, s'apprêtait enfin à entrer en -campagne. On était à la fin de mars 1813. Ses diverses créations -militaires avançaient rapidement, grâce à son irrésistible activité. -Sa cavalerie seule le retenait, car elle n'avait pas été réorganisée -aussi vite qu'il l'aurait voulu. Néanmoins il se prépara à partir au -milieu d'avril, impatient qu'il était de réaliser le beau plan de -campagne qu'il avait conçu. Il arrêta pour cela ses dernières -dispositions. Il adressa quelques reproches au prince Eugène pour -avoir rétrogradé trop vite et trop loin, non pas qu'il regrettât les -pas qu'on laissait faire aux coalisés, car, au contraire, il désirait -qu'ils vinssent se placer le plus près possible de ses coups; mais il -regrettait le temps dont le privaient ces progrès trop rapides de -l'ennemi, et il jugeait qu'il serait obligé de devancer l'époque des -hostilités de vingt jours au moins, ce qui était fâcheux, car pendant -ces vingt jours il aurait beaucoup perfectionné ses armements. Il -regrettait surtout les chevaux que l'abandon des territoires allemands -lui faisait perdre, et il n'évaluait pas cette perte à moins de douze -à quinze mille. Il blâma aussi le prince Eugène pour avoir trop appuyé -à droite, et, en voulant couvrir Dresde, ce qui importait peu, comme -on va le voir, d'avoir découvert Hambourg, qu'il importait au -contraire de mettre à l'abri de la contagion des passions germaniques. -Du reste il le blâma paternellement, selon sa coutume, n'employant -jamais avec lui ces sarcasmes poignants dont il accablait ses frères, -uniquement parce qu'il leur trouvait des prétentions. Il lui traça sa -conduite, et lui indiqua en termes généraux le plan d'opérations qui -suit. - -[En marge: Direction qu'il donne au prince Eugène, pour préparer -l'exécution du vaste plan militaire qu'il a conçu.] - -Il lui ordonna de ne pas se préoccuper de la route de Dresde à Erfurt, -Fulde, Mayence, car peu importait que les coalisés y pénétrassent, et -y fissent même beaucoup de progrès. Il lui recommanda au contraire de -conserver à tout prix celle de Magdebourg, Hanovre, Osnabruck, Wesel, -qui passait par la basse Allemagne, et il lui enjoignit de s'inquiéter -de celle-là seulement. En s'établissant fortement sur cette ligne, le -prince Eugène gardait la plus grande partie du cours de l'Elbe, -couvrait Hambourg qu'on allait reprendre, Brême, la Hollande, la -Westphalie, la partie de l'Allemagne enfin qu'on avait voulu faire -française. Si les coalisés, profitant de cette disposition, perçaient -par Dresde, et s'avançaient jusqu'aux montagnes de la Thuringe, -jusqu'aux champs célèbres d'Iéna, il ne fallait pas s'en effrayer, -mais seulement changer de front par une conversion qui s'exécuterait -la gauche en avant, la droite en arrière, c'est-à-dire la gauche à -Wittenberg, la droite à Eisenach, le dos aux montagnes du Hartz. Cette -position une fois prise par le prince Eugène, Napoléon viendrait avec -180 mille hommes, par la Hesse ou la Thuringe, lui donner la main, le -rejoindre sur l'Elbe; réunissant alors 250 mille hommes, il couperait -les coalisés de Berlin et de la mer, les refoulerait, les écraserait -contre les montagnes de la Bohême, puis d'un second pas, il rentrerait -dans Berlin, débloquerait les garnisons françaises de Stettin, -Custrin, Glogau, Thorn, Dantzig, et en un mois se retrouverait -victorieux sur les bords de la Vistule! - -[En marge: Armées de réserve préparées sur l'Elbe, sur le Rhin et en -Italie.] - -[En marge: Armée de réserve sur l'Elbe.] - -On ne pouvait pas jeter sur le champ de bataille qu'il allait -illustrer par tant de hauts faits, de génie, d'héroïsme et de -malheurs, un regard qui méritât mieux d'être appelé le regard de -l'aigle, car ces résultats si bien prévus étaient justement ceux que -l'imprudence des coalisés allait bientôt attirer sur eux. À ces vues -générales Napoléon ajouta selon son usage l'indication précise des -détails. Il blâma le prince d'avoir porté le redoutable et redouté -maréchal Davout à Dresde, où il fallait rassurer, adoucir les bons -Saxons, au lieu de l'avoir réservé pour Hambourg et la basse -Allemagne, où il fallait se montrer terrible. Il suffisait, en effet, -du nom de ce maréchal pour faire trembler les contrées du bas Elbe, où -il avait déjà déployé la double dureté de son caractère et du système -impérial, jamais, il faut le répéter, à son profit, et toujours pour -l'exécution des ordres de son maître. Napoléon voulut qu'on l'y -renvoyât, pour y suppléer par la crainte qu'inspirait son nom, à tout -ce qui lui manquerait sous le rapport des ressources militaires. Le -maréchal Davout venait de recevoir ses seconds bataillons, au nombre -de seize, récemment réorganisés à Erfurt par la rencontre des cadres -revenant de Russie avec les recrues arrivant des bords du Rhin. Le -maréchal Victor avait également reçu les siens qui s'élevaient à -douze. Napoléon ordonna de laisser le maréchal Victor sur le haut -Elbe, pour servir de lien entre le prince Eugène et la grande armée -qui allait déboucher de la Thuringe, et de faire descendre le maréchal -Davout sur Hambourg pour reprendre cette ville. Les cadres des -troisièmes et quatrièmes bataillons des maréchaux Davout et Victor se -recrutaient en ce moment sur le Rhin avec des hommes des anciennes -classes. C'étaient donc encore trente-deux bataillons pour le maréchal -Davout, vingt-quatre pour le maréchal Victor, qui, ajoutés aux seconds -bataillons qu'ils avaient déjà, devaient faire quarante-huit pour -l'un, trente-six pour l'autre, c'est-à-dire quatre-vingt-quatre pour -les deux. Il y avait là une seconde et belle armée, qui dans deux mois -serait sur l'Elbe. Napoléon imagina un nouveau moyen de l'augmenter de -vingt-huit bataillons. Il a été dit qu'on avait gardé le cadre du -premier bataillon de ces anciens corps dans les places de l'Oder. Mais -il se trouvait que les cadres de deux compagnies avaient suffi pour -recevoir les soldats revenus de Russie. Comme il y avait eu trente-six -régiments, c'était un total de soixante-douze compagnies, qui accru -des compagnies des vaisseaux, des nombreuses troupes d'artillerie et -du génie restées sur la Vistule et l'Oder, avait fourni les garnisons -de Stettin, Custrin, Glogau, Spandau. Quant aux garnisons de Dantzig -et de Thorn, on doit se souvenir qu'il y avait été pourvu avec les -divisions Heudelet, Grandjean, Loison, etc., et un reste de troupes -bavaroises. Les cadres des premiers bataillons, devenus disponibles à -deux compagnies près, étaient donc rentrés sur le Rhin, et Napoléon -suppléant aux deux compagnies qui leur manquaient par deux autres -prises au dépôt, les avait reportés au complet de leur organisation. -Les beaux hommes des anciennes classes devaient remplir tous ces -cadres. Ainsi, sous peu de semaines, les maréchaux Davout et Victor, -pourvus déjà de leurs seconds bataillons, recevraient de plus les -troisièmes, quatrièmes et premiers, ce qui leur en ferait cent douze, -et à 800 hommes par bataillon, leur procurerait 90 mille hommes -d'infanterie. On leur préparait trois cents bouches à feu dans les -places de la Westphalie, de la Hollande, du Hanovre. Les cadres de -dragons et chasseurs arrivant d'Espagne devaient leur fournir une -cavalerie suffisante, de manière qu'indépendamment des 300 mille -hommes avec lesquels Napoléon allait ouvrir la campagne, il se -ménageait une seconde armée de 110 mille hommes sur le bas Elbe. -Pourtant comme l'insurrection de Lubeck et de Hambourg rendait les -secours pressants, Napoléon fit partir immédiatement un certain nombre -de ces bataillons qui étaient prêts, et les envoya sous les ordres du -général Vandamme dans les départements anséatiques. Tous ces -bataillons étant le long du Rhin, on les embarqua sur ce fleuve dès -qu'ils furent vêtus d'une veste, et descendus à Wesel on les mit en -route pour Brème. Le nom seul du général Vandamme suffisait pour -produire une forte impression sur ces populations révoltées. Ajoutez -que le régime constitutionnel fut suspendu dans toute la 32e division -militaire (comprenant les pays du bas Rhin au bas Elbe), et que le -régime des commissions militaires y fut dès lors établi. - -[En marge: Armée de réserve sur le Rhin.] - -À Mayence, indépendamment de la garde et des deux corps du Rhin qui -venaient de s'y organiser, et qui étaient déjà répandus entre -Francfort, Wurzbourg et Fulde, Napoléon projetait une nouvelle -création avec le restant des cadres rappelés d'Espagne. L'ordre formel -avait été expédié au delà des Pyrénées de ne laisser que les cadres -nécessaires pour le nombre d'hommes existant, ce qui enlevait à -l'Espagne quelques soldats d'élite, mais peu de force numérique. Ces -cadres arrivaient successivement en poste, et Napoléon avait ordonné -de les remplir avec les 80 mille hommes des six anciennes classes dont -il venait tout récemment de décréter la levée. Les cadres tirés -d'Espagne étaient, comme nous l'avons dit, les meilleurs. Ils avaient -fait de toutes les guerres celle qui forme le plus l'officier, la -guerre de surprise, car il faut presque qu'il y soit général. Ils -étaient rompus à la fatigue, n'avaient pas depuis longtemps servi sous -Napoléon, ambitionnaient l'honneur de se trouver sous ses ordres -directs, et arrivaient pleins de zèle, tandis qu'au contraire les -cadres revenant de Russie, quoique ne laissant rien à désirer sous le -rapport des qualités militaires, étaient exténués, et animés d'un -ressentiment qui éclatait en propos dangereux[11]. Il fallait à ces -derniers du repos, des indemnités pour ce qu'ils avaient perdu, et un -bon recrutement, avant qu'on pût les mettre en ligne. Quant aux cadres -d'Espagne, il n'y avait pas grande peine à prendre, et le jour de leur -arrivée à Mayence, ils entraient en fonctions, et servaient avec -ardeur. Napoléon préparait avec ces cadres une armée de réserve sur le -Rhin, comme il venait d'en créer une sur l'Elbe avec les anciens -corps. - -[Note 11: La correspondance du prince Eugène, du duc de Valmy, du -général Lauriston, du maréchal Marmont, et celle des ministres -français à l'étranger, constatent le fait d'une manière certaine.] - -[En marge: Armée de réserve en Italie.] - -Enfin il avait résolu de préparer également une armée de réserve pour -l'Italie. On a vu que le général Bertrand s'y était rendu afin -d'organiser un corps de 40 à 50 mille hommes avec les nombreux -éléments militaires que la France avait accumulés au delà des Alpes -depuis 1796, et que les cadres du corps du prince Eugène, détruits en -Russie, étaient venus se réorganiser à mi-chemin, c'est-à-dire à -Augsbourg. Le général Bertrand avait accompli sa tâche, et était en -marche avec environ 45 mille hommes. Il avait cheminé heureusement, -sauf qu'un régiment italien ayant rencontré un détachement de même -nation qui revenait de Russie, après avoir entendu ses récits, avait -déserté presque en entier. À part cet incident, le général Bertrand -arrivait en bon ordre, et avec des troupes animées des meilleures -dispositions. Napoléon trouvant Augsbourg trop éloigné d'Italie pour y -réorganiser l'ancien corps du prince Eugène, changea de résolution, -dirigea définitivement sur Vérone les cadres revenant de Russie, et -destina au général Bertrand, qui devait les recueillir en passant, les -trois mille recrues déjà réunies à Augsbourg. Quant aux cadres -renvoyés à Vérone, ils pouvaient fournir vingt-quatre bataillons, qui -allaient se réorganiser pendant le printemps et l'été. Les dépôts de -l'Italie étant remplis de conscrits provençaux, languedociens, -savoyards, piémontais, corses, tous excellents, et rendus au dépôt -depuis un an, même deux, on était assuré de leur recrutement. Sur -quarante-huit bataillons dont se composait l'armée proprement -italienne, il y en avait sept ou huit en Espagne, et une vingtaine en -Allemagne. Il en restait vingt à peu près en Italie, déjà recrutés sur -les lieux mêmes, lesquels devaient, avec les vingt-quatre cadres -français revenus de Russie, présenter un total de quarante-huit -bataillons. On avait moyen de les porter à soixante, en y ajoutant -encore quelques cadres français rappelés d'Espagne, qui étaient en -route vers le Piémont où ils avaient leurs dépôts. Il y avait là de -quoi fournir le fond d'une seconde armée d'Italie. En y joignant -l'armée napolitaine que Murat organisait avec soin, et avec laquelle -il se consolait des chagrins que lui causait la sévérité de Napoléon, -on pouvait réunir 80 mille hommes en Italie, pour le cas où l'Autriche -deviendrait inquiétante. - -[En marge: Nouvelles difficultés apportées la réorganisation de la -cavalerie.] - -Napoléon avait donc, soit en Allemagne, soit en Italie, outre les -armées qui allaient entrer en ligne, d'autres armées prêtes à servir -de réserve, et à réparer les pertes de la guerre. Elles étaient -composées, il est vrai, de troupes bien jeunes, mais enfermées dans -des cadres admirables, et les cadres, comme chacun le sait, sont le -nerf des armées. D'ailleurs les troupes allemandes qu'on allait nous -opposer n'étaient pas moins jeunes, et si elles avaient l'enthousiasme -patriotique, nous avions le sentiment de l'honneur militaire exalté au -plus haut point, Napoléon à notre tête, et notre fortune à conserver. -Les avantages étaient donc fort balancés. La cavalerie seule, comme -nous l'avons dit, nous manquait encore. Le général Bourcier en basse -Allemagne avait vu ses cantonnements bouleversés et le champ de ses -remontes extrêmement restreint par l'insurrection des provinces -anséatiques, toutes ses confections de harnachement interrompues par -la mauvaise volonté des ouvriers allemands, et les crédits dont il -était muni presque annulés dans ses mains par l'impossibilité de se -procurer du numéraire même avec le papier des meilleurs négociants. Au -lieu de trente mille chevaux de selle ou de trait qu'il avait espérés -d'abord, à peine était-il en mesure d'en réunir la moitié. Il avait -toutefois de quoi remonter 12 mille cavaliers, dont 6 mille étaient -déjà à cheval, remis de leurs fatigues, et prêts à figurer dans les -corps des généraux Latour-Maubourg et Sébastiani. Les dépôts du Rhin -pouvaient fournir un nombre à peu près égal de cavaliers montés, qui -allaient, sous le duc de Plaisance, rejoindre l'armée, et être bientôt -suivis d'un semblable contingent. Enfin les cadres de la cavalerie -d'Espagne arrivaient et devaient procurer de nouveaux moyens. On -comptait toujours sur cinquante mille cavaliers pour le milieu de -l'année. Mais il était possible qu'on en eût tout au plus dix mille à -l'ouverture de la campagne. Napoléon s'inquiétait fort peu de cette -circonstance. Nous livrerons, disait-il, des batailles d'Égypte, et -nous les gagnerons, comme celle des Pyramides, avec des carrés.--Aussi -avait-il tracé lui-même le plan d'éducation de sa jeune infanterie, et -prescrit la formation en carré comme celle qu'on devait lui faire -exécuter le plus souvent[12]. Sauf le retard de la cavalerie, tout -avait donc marché avec une merveilleuse rapidité, puisqu'il y avait -trois mois au plus qu'il travaillait, et qu'il pouvait déjà fondre -avec 300 mille fantassins et 800 bouches à feu, sur ses ennemis -imprudemment avancés jusqu'à la Saale. - -[Note 12: Il existe sur ce sujet, et dictées par Napoléon, les lettres -les plus curieuses et les plus détaillées. Il veut qu'on enseigne deux -choses et toujours les mêmes aux conscrits: la formation en carré, et -puis le déploiement en ligne de bataille, ou le reploiement en -colonnes d'attaque sous la protection du feu de la division du centre. -Ces manoeuvres devaient s'exécuter en route, de manière à utiliser le -temps des marches.] - -[En marge: Dispositions relatives à l'Espagne.] - -[En marge: Napoléon, secrètement résolu à en faire l'abandon, est -néanmoins obligé d'y rester jusqu'à la paix, et par conséquent de s'y -défendre à outrance.] - -On vient de voir que l'Espagne avait été pour lui une pépinière -d'officiers et de sous-officiers de la première qualité. C'était bien -le moins, après s'être épuisé pour soutenir cette déplorable guerre, -qu'il en tirât cette ressource. Toutefois il n'avait pas voulu trop -affaiblir ses armées de la Péninsule, et voici son motif. Au fond du -coeur, il avait renoncé à l'Espagne sans le dire, se réservant cette -concession, la seule à laquelle il fût résigné, pour décider au -dernier moment l'Angleterre à traiter. Désarmer le continent par ses -victoires, et lui faire subir les arrangements territoriaux qu'il -voudrait, désarmer l'Angleterre par un sacrifice en Espagne, telle -était en résumé toute sa politique, et elle eût été bonne si les -arrangements territoriaux qu'il prétendait imposer au continent -avaient été plus acceptables. Dans cette disposition d'esprit, évacuer -l'Espagne pour la rendre à Ferdinand, et retirer les 300 mille hommes -qu'il y avait encore, et dans lesquels il aurait pu trouver tout de -suite 200 mille soldats admirables, eût été le parti le plus sage, -s'il avait été libre de ses déterminations. Mais en agissant de la -sorte, il aurait eu bientôt à combattre dans le midi de la France les -Anglais qu'il n'aurait plus eu à combattre en Espagne, ce qui était -infiniment plus dangereux, et il se serait démuni d'un gage qui était -son principal moyen de négociation dans le futur congrès européen. La -punition d'être entré en Espagne était donc l'obligation d'y rester, -même quand il ne le désirait plus. Il fallait par conséquent qu'il la -défendît à outrance, comme s'il eût voulu la garder, c'est-à-dire -autant qu'en 1809 et en 1810. - -[En marge: Napoléon approuve la nouvelle position assignée aux armées -de la Péninsule.] - -[En marge: Toutefois il veut qu'on les concentre davantage vers le -nord.] - -Au surplus il approuvait la situation nouvelle qu'on y avait prise, -tout en blâmant amèrement les fautes par lesquelles on y avait été -amené. Il approuvait qu'on ne retînt que Valence, la Catalogne, -l'Aragon, les Castilles, ce qui était une moitié et la plus importante -de la Péninsule; mais il voulait qu'on les gardât de manière à rejeter -au loin les Anglais, s'ils faisaient une tentative nouvelle sur -Valladolid et Burgos, et qu'on leur donnât même assez d'occupation -pour les empêcher d'entreprendre des expéditions maritimes sur les -côtes de France. Le maréchal Suchet, qui n'avait point été affaibli, -lui semblait suffisant pour défendre l'Èbre et la côte de la -Méditerranée depuis Barcelone jusqu'à Valence. Les armées -d'Andalousie, du centre et de Portugal, réunies comme elles l'avaient -été dans la dernière campagne, lui semblaient suffisantes pour -défendre les Castilles contre lord Wellington. Seulement il mettait -beaucoup de prix à rapprocher davantage encore ces trois armées, et il -ordonna de leur faire repasser le Guadarrama, de n'avoir sur le Tage -que de la cavalerie, de ne conserver à Madrid qu'une division -d'avant-garde, qu'on y laisserait pour l'effet moral, et d'établir la -cour à Valladolid. Il voulait que les trois armées fussent réunies en -avant de Valladolid, de manière à pouvoir en un clin d'oeil se -concentrer, et marcher sur l'armée anglaise. Il enjoignit même de -préparer un parc de siège, qui pût faire craindre à lord Wellington -une entreprise sur Ciudad-Rodrigo, toujours dans le but de le fixer -dans la Péninsule. Il ne prescrivit qu'une mesure qui parût en -contradiction avec ces sages dispositions, c'était de prendre au -besoin une partie de ces trois armées pour détruire à tout prix les -bandes qui désolaient le nord de l'Espagne, et qui interceptaient les -communications avec la France, dans la Navarre, le Guipuscoa, la -Biscaye, l'Alava. Il considérait cette interruption de communications -comme un trouble fâcheux, et comme un inconvénient politique des plus -graves. Se proposant effectivement de faire bientôt de l'Espagne un -objet de négociation et d'échange, il voulait pouvoir dire qu'il en -possédait la meilleure moitié d'une manière incontestée, partir de là -pour s'attribuer la Catalogne, l'Aragon, la Navarre, les provinces -basques, ce qu'on appelait en un mot les bords de l'Èbre, et restituer -le reste à Ferdinand. C'est l'arrangement qu'il avait songé à imposer -à Joseph, et qu'il était prêt à conclure avec Ferdinand et les -Anglais; mais il gardait son secret, afin de ne le dire que le plus -tard et le plus efficacement possible[13]. - -[Note 13: Ce secret est resté un mystère; mais la lecture attentive -des papiers de Napoléon, de ses correspondances, de ses notes, de ses -ordres administratifs et militaires, ne nous a laissé aucun doute à -cet égard, et c'est pour cela que nous n'hésitons pas à présenter -comme une certitude historique le fait que nous venons de rapporter.] - -[En marge: Rôle nouveau, et peut-être trop étendu, assigné au général -Clausel.] - -[En marge: Rappel du maréchal Soult.] - -Dans cette intention, et pour avoir des communications sûres, il avait -confié l'armée du nord au général Clausel, dont le mérite nouveau et -subitement révélé l'avait frappé quoique de loin, et il lui avait -donné la faculté d'attirer à lui une partie des trois armées -concentrées en Castille, afin qu'il eût le temps de détruire les -bandes avant l'époque où les Anglais avaient l'habitude d'entrer en -campagne. C'était une détermination importante, et qui pouvait avoir, -comme on le verra plus tard, de graves conséquences. Sauf cette -détermination qui était fautive, à en juger par le résultat, ses -dispositions étaient excellentes. Il n'avait enlevé qu'une trentaine -de mille hommes à l'Espagne en lui prenant des cadres, et sur 280 -mille hommes d'effectif, il lui laissait 200 mille combattants, les -meilleurs que la France possédât à cette époque. Il avait rappelé le -maréchal Soult, désormais incompatible avec la cour de Madrid, et -avait donné à Joseph, outre le maréchal Jourdan pour le conseiller, -les généraux Reille, d'Erlon, Gazan, pour commander sous lui les -trois armées du centre, d'Andalousie et de Portugal. - -[En marge: Prêt à quitter la France, Napoléon veut confier la régence -à Marie-Louise.] - -Rassuré ainsi sur l'Espagne, satisfait des progrès de ses armements du -côté de l'Allemagne, Napoléon s'apprêtait à partir, aussi confiant -qu'à aucune époque dans le résultat de ses vastes combinaisons. Mais -il voulait auparavant organiser son gouvernement de manière à parer à -un accident, ou réel, ou seulement supposé, comme celui dont le -général Malet s'était servi pour mettre en prison jusqu'à des -ministres. - -[En marge: Motifs qu'il a pour conférer la régence à l'Impératrice.] - -Nous avons déjà dit que, songeant à faire couronner le Roi de Rome cet -hiver même, et à investir Marie-Louise de la régence, il avait -entretenu de cet objet l'archichancelier Cambacérès, le seul homme -dans lequel il eût pour la politique intérieure une entière confiance. -Couronner le Roi de Rome dans un moment où les esprits étaient -profondément attristés, attirer à Paris les personnages les plus -influents des départements dans un moment où l'on avait besoin d'eux -pour les manifestations patriotiques qu'on cherchait à provoquer, -n'avait pas semblé une chose convenable après un peu de réflexion. -Restait la régence, dont il était facile sans y mettre beaucoup -d'apparat d'investir Marie-Louise, afin que, dans le cas où un boulet -emporterait Napoléon, on put rallier les esprits autour d'un -gouvernement tout constitué, et déjà même en fonction. Or Napoléon qui -avait fait la campagne de 1812 en empereur, voulait, comme nous -l'avons dit, faire en général, même en soldat, celle de 1813. Il en -sentait le besoin, et il lui plaisait d'ailleurs de redevenir -simplement homme de guerre, car la guerre était son art de -prédilection, et une fois rassuré sur le sort de sa femme et de son -fils qu'il aimait véritablement, il se sentait presque heureux de -retourner sans réserve, et pour ainsi dire sans souci, au métier de sa -jeunesse, au métier qui avait fait ses délices et sa gloire. Il -résolut donc de donner la régence à Marie-Louise, et de la lui -conférer avant son départ. Cette disposition avait aussi un avantage -de quelque valeur, c'était de flatter l'empereur François, qui était -fort attaché à sa fille, quoiqu'il le fût davantage à sa maison. Il -était à présumer en effet que si Napoléon succombait sur un champ de -bataille, et que Marie-Louise restât souveraine de France, celle-ci -aurait son père pour ami. Il est même probable que si ce cas s'était -réalisé, la France n'étant pas affaiblie comme elle le fut en 1814, on -se serait contenté de lui arracher certains sacrifices, en lui -laissant les Alpes et le Rhin pour frontière. - -On comprend bien que ce n'était pas à Marie-Louise, bonne et assez -sensée, mais profondément ignorante des affaires d'État, que Napoléon -songeait à confier le gouvernement de son vaste empire, mais à un -homme dont le bon sens était sans égal, l'expérience consommée, et le -caractère un peu moins faible qu'on ne le supposait généralement. On -devine que nous parlons de l'archichancelier Cambacérès. Napoléon -voulait qu'il fût à côté de Marie-Louise, et que sous le nom de cette -princesse il gouvernât toutes choses. Napoléon serait même mort sans -inquiétude, si, la guerre terminée, il avait été certain de laisser -pendant dix ans encore la minorité de son fils et l'ignorance de sa -femme sous la direction de ce personnage, chez lequel la finesse, le -tact, la modération, le savoir, se réunissaient pour composer un homme -d'État supérieur, non pas un homme d'État ferme, hardi, parlant haut, -comme on en voit dans les pays libres, mais un maître habile dans -l'art des ménagements, comme il en faut dans un pays tel que la -France, qui même lorsqu'elle n'est pas libre, ne peut être gouvernée -qu'avec infiniment de précautions. Pour une pareille tâche Napoléon -craignait ses frères, et se défiait de leurs prétentions, de leur -humeur inquiète, surtout pendant une minorité. - -[En marge: Défiance de Napoléon à l'égard de ses frères.] - -[En marge: Il veut sous le nom de l'Impératrice confier en réalité le -pouvoir à l'archichancelier Cambacérès.] - -[En marge: Effroi du prince Cambacérès, et sa répugnance à se charger -du fardeau que Napoléon lui destine.] - -L'âge, un commencement d'infortune, un long maniement des hommes, -l'abaissement des caractères sous le pouvoir absolu, les lectures -historiques qui avaient rempli sa jeunesse et qui lui revenaient en -mémoire dans son âge mûr, avaient singulièrement ajouté à sa défiance -naturelle. Lui, si confiant pour les choses qu'il dirigeait en -personne, n'entrevoyait après sa mort que sinistres aspects, surtout -pour son fils et pour sa femme. Plein d'humeur contre ses frères et -beau-frère qui le contrariaient, et qu'il maltraitait fort, il était -convaincu qu'ils se disputeraient le pouvoir s'il laissait un fils -enfant, et qu'ils en troubleraient la minorité. Il s'entretint -longuement de ces inquiétudes avec le prince Cambacérès, et se montra -résolu à employer les précautions même les plus offensantes à l'égard -de ses frères. Les constitutions impériales refusaient la régence aux -femmes, pour la donner aux oncles de l'Empereur mineur. Napoléon dit -hardiment au prince Cambacérès qu'il ne voulait pas que ses frères -fussent investis de la régence, et qu'il entendait la conférer à -Marie-Louise, pour que lui, Cambacérès, l'exerçât en réalité sous le -nom de l'Impératrice. Sa mort au feu lui semblait fort possible, -l'effrayait peu pour lui-même, et pouvait même à ses yeux n'être pas -la pire des fins. Il voulait donc laisser un gouvernement tout -constitué, et en pleine activité, avant de partir pour l'Allemagne. -Ces vues, quoique si flatteuses, remplirent d'effroi le vieux -Cambacérès. La prudence avait toujours chez lui comprimé l'ambition, -et, l'âge aidant, il était moins ambitieux qu'il n'avait jamais été. -Quelques jouissances sensuelles, peu dignes de sa gravité, avaient -distrait pendant un temps son âme appesantie: aujourd'hui, qui -l'aurait cru? cet esprit si peu dominé par l'imagination tournait à -l'extrême dévotion, et bien loin d'aspirer à gouverner un immense -empire en l'absence ou à la mort du géant qui l'avait élevé, il -songeait à s'enfoncer dans la retraite et la piété. Il fut épouvanté -du rôle qui lui était réservé, et plaida auprès de Napoléon la cause -de ses frères. D'abord, avait-il dit, il aurait fallu les écarter -par une disposition constitutionnelle, et l'histoire n'apprenait -que trop que les dispositions des souverains défunts, établies -constitutionnellement ou non, ne prévalaient guère contre les passions -que leur mort déchaînait presque toujours. De plus, Joseph était bon, -attaché au fond à Napoléon, n'avait pas d'enfant mâle, et songeait -probablement à unir l'une de ses filles au Roi de Rome. C'étaient des -raisons de ne pas le craindre, et même de se fier à lui. Jérôme était -tout à fait dévoué à son frère, et d'ailleurs point en mesure, par son -âge, de disputer la régence. Louis avait disparu de la scène. Murat, -si ce n'est comme militaire, n'avait aucune importance. Il n'y avait -donc pas à s'inquiéter d'eux, et il fallait laisser la régence à -Joseph, dans les mains de qui elle serait peu contestée.--Toutes ces -raisons ne touchèrent point Napoléon, et il parut décidé à écarter ses -frères. Il ne voulait que sa femme conduite par un habile homme. -L'archichancelier parla ensuite à Napoléon du prince Eugène, qui -jamais ne lui avait donné de mécontentement, sauf par un peu de -nonchalance, et qui du reste s'était acquis beaucoup d'honneur dans la -dernière campagne. Au nom du prince Eugène, Napoléon, ordinairement si -affectueux quand il s'agissait de ce prince, s'arrêta tout à coup avec -l'apparence d'une réflexion inquiète et ombrageuse.--Eugène, dit-il, -est un excellent homme. Mais il est bien jeune! il faut se garder -d'allumer une ambition excessive dans ce coeur si peu fait encore aux -passions du monde ... Qui sait ce que le temps pourrait amener!...-- - -[En marge: Résolutions que le prince Cambacérès fait adopter à -Napoléon relativement à la régence.] - -[En marge: Conseil de régence.] - -Tous les princes impériaux ayant été ainsi écartés, et Napoléon -revenant sans cesse à son idée, il fallut chercher pour le satisfaire -les formes les moins blessantes. Personne, pour trouver des formes, -n'était plus habile que l'archichancelier Cambacérès. Il y avait, pour -exclure la plupart des princes de la famille impériale, soit de la -régence, soit même du conseil de régence, une raison des plus -naturelles, et des moins sujettes à contestation, c'était la -possession d'un trône étranger. Les princes en effet qui régnaient -hors de l'Empire, pouvaient avoir des intérêts tellement contraires à -ceux de la France, que leur exclusion du gouvernement, en cas de -minorité, allait de soi, et ne pouvait paraître ni une de ces -précautions de défiance, ni une de ces rigueurs excessives, qu'un -règne efface immédiatement en succédant à un autre. Il fut donc -convenu que, par un article du sénatus-consulte projeté, on exclurait -de la régence les princes assis sur des trônes étrangers, à moins -qu'ils n'abdiquassent, ce qui était peu vraisemblable, pour venir -exercer en France leurs droits de princes et de grands dignitaires de -l'Empire. Une autre disposition tout aussi naturelle, c'était la -préférence accordée à la mère pour gouverner l'État pendant la -minorité de son fils. La nature était ici une raison parlant à tous -les coeurs. De plus la politique extérieure venait ajouter une autre -raison en faveur de Marie-Louise, c'était l'avantage de conférer le -pouvoir à une fille des Césars, aimée de l'empereur son père, et ayant -ainsi des titres sacrés à la protection de la principale des cours -européennes. Les frères de Napoléon exclus sans injustice et sans -offense, l'Impératrice constituée régente de la manière la mieux -motivée, il fallait lui composer un conseil de régence, et régler les -attributions de ce conseil. Napoléon décida qu'il serait composé des -princes du sang, oncles de l'Empereur, des princes grands dignitaires -(toujours à la condition qu'ils ne régneraient pas au dehors), et dans -l'ordre suivant: l'archichancelier, l'archichancelier d'État, le grand -électeur, le connétable, l'architrésorier, le grand amiral. Cet ordre -attribuait la première place au prince Cambacérès, et lui assurait la -principale influence sur les affaires. Napoléon se chargeait -d'ailleurs de la lui assurer plus complètement par ses instructions -secrètes à l'Impératrice. Le conseil devait être consulté sur toutes -les grandes affaires d'État, mais il n'avait que voix consultative. - -[En marge: Présentation au Conseil d'État et au Sénat du -sénatus-consulte relatif à la régence.] - -Les choses ayant été ainsi réglées dans un projet de sénatus-consulte, -Napoléon fit d'abord présenter ce projet au Conseil d'État avant de -l'envoyer au Sénat. Il en exposa lui-même les motifs de vive voix, -avec précision et autorité. Tout le monde se tut, et parut approuver -sans réserve. Néanmoins un membre demanda s'il ne conviendrait pas de -réparer une omission du futur sénatus-consulte, et de conférer la -régence à la mère de l'Empereur mineur, même lorsqu'elle ne serait pas -impératrice douairière. Le cas aurait pu se produire si Napoléon avait -pris pour héritier un fils de son frère Louis et de la reine Hortense. -Cette princesse, depuis que le roi Louis avait abdiqué la couronne de -Hollande, vivait en France séparée de son mari, et très-aimée de la -société parisienne. La réclamation, évidemment présentée dans son -intérêt, fut appuyée par un jeune conseiller d'État qui jouissait de -toute la faveur impériale, M. le comte Molé. Napoléon la repoussa -d'une manière dure et péremptoire, et il n'en fut plus question. En -sortant du conseil, il dit à Cambacérès: Eh bien, avez-vous vu -s'agiter les amis d'Hortense? que serait-ce si j'étais mort?...--Et il -laissa échapper un soupir à la pensée de tout ce qui pourrait arriver -s'il disparaissait de la scène du monde. - -[En marge: L'Impératrice officiellement investie de la régence.] - -Le sénatus-consulte fut adopté par le Sénat tel qu'il avait été -proposé. Par ses lettres patentes Napoléon conféra à la régente la -plénitude apparente de l'autorité souveraine, sauf l'interdiction de -présenter des lois au Corps législatif, et des sénatus-consultes au -Sénat, mais dans la pratique il restreignit l'usage de cette autorité -par des précautions bien calculées, et il établit que la régente ne -ferait rien sans la signature du prince Cambacérès. Il lui donna en -outre pour secrétaire de la régence, devant remplir auprès d'elle les -fonctions de ministre d'État, le sage duc de Cadore, M. de Champagny. -Il ne pouvait assurément l'entourer de meilleurs conseils. - -[Date en marge: Avril 1813.] - -[En marge: Napoléon l'initie lui-même aux affaires.] - -Le 30 mars il investit l'Impératrice de sa nouvelle dignité. Environné -des grands dignitaires de l'Empire, il la reçut dans la salle du -trône, et il lui fit prêter serment de gérer en bonne mère, en fidèle -épouse, en bonne Française, les augustes fonctions qui lui étaient -attribuées. Cette formalité accomplie, il congédia l'assemblée, ne -retint que les ministres, et fit assister l'Impératrice à un conseil -où l'on traita des plus grandes affaires. Elle y parut attentive, -curieuse, et point dépourvue d'intelligence. Pendant les jours qui -suivirent, il continua de l'appeler à chaque conseil, discuta toutes -choses devant elle, et prit soin de l'initier lui-même au -gouvernement. Dans ce court apprentissage, il indiqua à ceux qui -devaient la diriger ce qu'il fallait lui montrer ou lui cacher. -Parcourant les rapports de police, il en écarta quelques-uns, et -dit à l'archichancelier Cambacérès: Il ne faut point salir l'esprit -d'une jeune femme de certains détails. Vous lirez ces rapports, -et vous ferez choix de ceux qui devront être communiqués à -l'Impératrice[14].--Puis il exclut encore, pour se le réserver, un -genre d'affaires, c'était la nomination des officiers supérieurs de -l'armée.--Ni vous ni l'Impératrice, dit-il à Cambacérès, ne connaissez -le personnel de l'armée. Le ministre de la guerre seul le connaît, et -je n'ai pas confiance en lui. Si je le laissais faire, il remplirait -l'armée de sujets sur le dévouement desquels je ne pourrais pas -compter, et je finirais par le destituer. Vous aurez donc soin de me -renvoyer à signer tous les brevets.--Le ministre Clarke, duc de -Feltre, laborieux, assidu à ses fonctions, affectant le dévouement, -mais commençant à douter de la perpétuité de la dynastie impériale, -cherchait volontiers auprès de tous les partis des appuis futurs. Il -était violemment brouillé avec le ministre de la police. Napoléon -n'était pas fâché de faire surveiller la fidélité un peu suspecte du -duc de Feltre par la haine du duc de Rovigo, dans la sincérité duquel -il avait toute confiance. - -[Note 14: Voici une lettre intéressante au duc de Rovigo, qui révèle -ce genre de sollicitude. - -«_Au ministre de la police._ - - »Erfurt, le 26 avril 1813. - -»Mon intention n'est pas que vous remettiez directement à -l'Impératrice vos mémoires sur les affaires de police. Ce ne peut -avoir aucun avantage, et j'y vois des inconvénients. L'Impératrice est -trop jeune pour lui gâter l'esprit ou l'inquiéter par des détails de -police. Vous ne devez donc adresser qu'à l'archichancelier la copie -des rapports que vous me remettrez. L'archichancelier ne lui remettra -que ce qu'il est bon qu'elle sache, et en traitant ces sortes -d'affaires le plus légèrement possible.»] - -[En marge: Nominations tendant à conquérir des amis à la dynastie -impériale.] - -Au moment de partir pour l'armée, Napoléon, cherchant à concilier des -amis à son fils et à sa femme, aurait voulu faire une promotion -considérable de sénateurs, afin d'étayer par des intérêts satisfaits -le dévouement ébranlé d'un grand nombre de personnages. Mais cette -mesure présentait un danger que le pénétrant archichancelier lui -signala. Il ne restait que treize places vacantes au Sénat, et treize -dotations disponibles. Faire plus de nominations qu'il n'y avait de -vacances, c'était s'obliger ou à diviser davantage les ressources -existantes, ou à augmenter les revenus du Sénat. La situation des -finances ne permettant pas de recourir à ce dernier moyen, et ne -voulant pas user du premier, de peur de mécontenter le Sénat, Napoléon -ne nomma que treize nouveaux membres, qui n'ajoutèrent pas beaucoup, -comme on le verra plus tard, à la fidélité de ce corps. Il prodigua en -outre les décorations de l'ordre de la Réunion, et nomma duc le comte -Decrès, auquel il avait fait attendre ce titre fort injustement, car -ce n'était pas la faute de ce ministre si la marine n'avait pas eu de -grands succès pendant l'ère impériale. Il choisit pour ses aides de -camp le général Corbineau, qui avait miraculeusement trouvé le passage -de la Bérézina, et l'illustre Drouot, qui rendait de si grands -services dans l'artillerie de la garde, avec laquelle se gagnaient les -batailles. Il ne se borna pas à ménager des amis à sa femme et à son -fils, il chercha encore à leur épargner des embarras. Il avait rappelé -d'Espagne le maréchal Soult, et permis à M. Fouché de revenir de sa -sénatorerie. Il ne voulut pas laisser oisifs à Paris ces deux -personnages, surtout le second. Il emmena le maréchal Soult avec lui, -se proposant de lui donner un emploi dans sa garde, et il résolut, -dès qu'il serait rentré dans les pays allemands, de confier à M. -Fouché le gouvernement des provinces conquises. - -[En marge: Napoléon consacre 70 millions à l'achat de bons de la -caisse d'amortissement pour les soutenir.] - -Il venait de terminer, après trois ou quatre semaines, la session du -Corps législatif, et lui avait fait voter la loi de finances, ainsi -que la loi relative à la vente des biens communaux. En attendant que -les nouveaux bons de la caisse d'amortissement eussent obtenu la -confiance du public, il en avait acheté pour la liste civile et le -trésor extraordinaire pour environ 70 millions, ce qui était un grand -secours donné à M. Mollien, mais une notable diminution des ressources -métalliques renfermées aux Tuileries. Suivant sa coutume, il envoya -quelques millions à Mayence, dans une caisse inconnue de tous ses -ministres, pour qu'aucun d'eux ne comptât sur elle, et qu'il pût y -trouver les moyens de pourvoir extraordinairement à ce qui manquerait -à ses troupes. - -[En marge: Mesures relatives à l'exécution du concordat de -Fontainebleau.] - -[En marge: Publication de ce concordat.] - -[En marge: Arrestation du cardinal di Pietro.] - -Avant de partir, il prit encore quelques mesures relativement au -concordat de Fontainebleau. Le Pape, sans nier l'authenticité de ce -concordat, ni la réalité de la signature par lui donnée, avait adopté -le parti de ne pas exécuter le nouveau traité, en gardant du reste le -plus complet silence sur ses intentions. Il ne parlait pas de sa -translation à Avignon, pour laquelle d'ailleurs rien n'était encore -prêt; il n'exerçait aucune des fonctions du pontificat; il n'avait pas -fait choix d'un ministre pour communiquer avec le gouvernement -français, n'avait pas davantage informé les diverses cours catholiques -qu'on pouvait lui envoyer à Avignon des représentants accrédités. -Quant aux fameuses bulles destinées à instituer les évêques nommés -par Napoléon, tant de fois annoncées et depuis si longtemps attendues, -il n'en disait rien, de manière que le gouvernement de l'Église -restait toujours suspendu. Sur ces divers objets, Pie VII, revenant à -un système de finesse qui n'était pas à lui, mais à ses conseillers, -était loin de déclarer qu'il voulait renoncer au concordat de -Fontainebleau et rétracter sa signature, mais il semblait indiquer que -dans l'état des choses l'exécution de ce traité n'avait rien de -pressant, et affectait de sommeiller plus que de coutume dans sa -paisible retraite. Seulement les personnages actifs du parti de -l'Église faisaient à Fontainebleau de fréquents voyages. Le bouillant -Napoléon faillit s'emporter, et gâter par un éclat l'habileté de son -rapprochement avec le Saint-Père. Mais mieux conseillé il se borna à -profiter de ses avantages. Le Pape ayant signé le concordat -publiquement, librement, Napoléon n'avait aucune raison de le tenir -secret. À la vérité, il avait promis de ne le rendre public qu'après -la communication qui devait en être faite aux cardinaux; mais la -mauvaise foi dont on usait envers lui, le retard qu'on mettait à faire -cette communication aux cardinaux, qui étaient tous réunis à Paris, -les dénégations de beaucoup de gens d'église, assurant, les uns que le -concordat n'existait pas, les autres qu'il avait été extorqué par la -violence, donnaient enfin à Napoléon le droit de le publier. En -conséquence il le fit insérer au Bulletin des lois, comme loi de -l'État, devant recevoir son exécution à partir de cette insertion. Il -prit ensuite ses mesures pour que l'institution des nouveaux prélats, -signifiée officiellement au Pape, pût avoir lieu par le -métropolitain, si le Pape ne l'accordait pas lui-même dans les six -mois. En outre il restreignit le nombre des visiteurs à Fontainebleau, -et désigna ceux qui pourraient être admis auprès du Pape. Enfin il -ordonna, mais sans bruit, l'arrestation et la translation à quarante -lieues de Paris du cardinal di Pietro, comme s'étant signalé par ses -mauvais conseils en cette dernière circonstance. Il ne laissa point -ignorer autour du Pape le motif de cette nouvelle rigueur. Au surplus -il ne l'étendit à aucun autre des conseillers de Pie VII. C'était un -avertissement qu'il voulait donner, mais point encore un éclat qu'il -voulait faire. - -[En marge: Arrivée du prince de Schwarzenberg au moment où Napoléon -allait quitter Paris.] - -[En marge: Attitude embarrassée du prince de Schwarzenberg.] - -[En marge: Ce prince n'ose pas dire à Napoléon les vérités qu'il est -chargé de lui exposer.] - -Peu de jours avant son départ pour Mayence, survint le prince de -Schwarzenberg, qui était annoncé comme le confident des plus secrètes -résolutions du cabinet autrichien. Napoléon avait déjà réexpédié à -Vienne M. de Bubna, dont il avait goûté l'esprit, caressé -l'amour-propre, et encouragé autant que possible les bonnes -dispositions pour la France. Il s'était fort appliqué à lui inculquer -l'idée, qui en ce moment pouvait difficilement entrer dans une tête -allemande, que l'Autriche devait chercher à refaire avec la France sa -fortune délabrée. Il tenta la même chose auprès du prince de -Schwarzenberg. Ce prince, qui ne haïssait point Napoléon, et avait -lieu au contraire d'en être personnellement satisfait, commençait à se -trouver fort embarrassé, car il ne voulait pas lui déplaire, et il -tenait aussi à ménager les passions de son pays, bien qu'il fût loin -de les partager entièrement. M. de Metternich l'avait envoyé pour -questionner beaucoup plus que pour parler; il l'avait chargé surtout -de savoir quelle paix Napoléon serait disposé à conclure, et de lui -insinuer que l'Autriche ne tirerait l'épée que pour la paix, et pour -une paix tout allemande. Dire cela à l'impétueux Napoléon, rayonnant -de confiance et d'ardeur, n'était chose ni aisée ni agréable. Aussi le -prince de Schwarzenberg n'avait-il accepté cette mission qu'à regret, -et ne la remplissait-il qu'avec une sorte de mauvaise grâce. Il -n'articula rien de clair ni de satisfaisant, parla seulement de la -nécessité de la paix, du déchaînement des esprits en Allemagne, et -n'osa exprimer qu'une très-petite partie de ce qu'il était chargé de -dire. Napoléon du reste ne lui laissa ni le temps ni l'occasion de -s'expliquer, chercha en le caressant beaucoup à l'entraîner dans ses -projets, lui montra une confiance calculée, et prenant ses états de -troupes qu'il avait toujours sur sa table à travail, s'efforça de lui -persuader qu'il avait en France, en Allemagne, en Italie, en Espagne, -onze ou douze cent mille hommes sous les armes, valant bien en qualité -les jeunes Allemands qu'on devait lui opposer, ayant de bien autres -officiers, et surtout un bien autre général. Il affirma qu'il allait -écraser les Russes et les Prussiens, et les jeter au delà de la -Vistule. Il tâcha ensuite de persuader au prince que c'était le cas -pour l'Autriche de rendre la paix certaine et immédiate en se -prononçant en faveur de la France, et de la rendre en outre la plus -avantageuse qu'elle eût jamais conclue, en acceptant la Silésie, un -million de Polonais, et l'Illyrie, toutes choses qu'il était prêt à -lui donner. Le prince de Schwarzenberg, quoique doué d'une raison -assez ferme, fut touché des calculs de Napoléon, essaya toutefois de -lui dire qu'il aurait à combattre dans la prochaine campagne des -troupes animées d'un violent fanatisme, que ce ne serait pas l'affaire -d'une ou deux batailles, qu'il serait donc sage à lui de songer à -négocier, que l'Autriche était toute prête à l'y aider, mais qu'elle -ne pouvait cependant pas se battre contre l'Europe pour un arrangement -qui ne serait en rien conforme aux voeux et aux intérêts de -l'Allemagne. Mais Napoléon était beaucoup trop ardent pour qu'on pût -avec de froides raisons l'arrêter dans ses élans. Le prince de -Schwarzenberg vit bien qu'il voulait se battre à outrance, que rien ne -l'en empêcherait, que probablement il aurait des succès, et pensa -qu'il fallait attendre ces succès, et en connaître l'importance, avant -de rien augurer et de rien résoudre. En conséquence il proféra -quelques mots sans force et sans suite, puis se tut, n'osant pas même -dire à Napoléon, sur un point très-important, la vérité qu'il savait, -et qu'il eût été de sa loyauté de lui faire connaître. Ce point était -relatif au corps auxiliaire autrichien. L'Autriche affectant de rester -fidèle au traité d'alliance du 14 mars 1812, le corps auxiliaire -autrichien devait toujours être à la disposition de Napoléon, et de -plus son entrée en action était fort désirable en ce moment. Napoléon -dit donc au prince de Schwarzenberg qu'il allait expédier à ce corps -des ordres pour qu'il s'avançât avec le prince Poniatowski vers la -haute Silésie, et qu'il espérait que ces ordres seraient exécutés. Le -prince de Schwarzenberg qui savait bien que son gouvernement ne -voulait plus tirer un coup de fusil, craignit de l'avouer à Napoléon, -et eut la faiblesse de lui répondre que le corps autrichien obéirait. - -[En marge: Départ de Napoléon pour l'armée.] - -Après avoir vainement tenté de convertir le prince de Schwarzenberg, -Napoléon adressa à ses alliés le grand-duc de Bade, le prince primat, -le duc de Wurzbourg, les rois de Wurtemberg, de Bavière et de Saxe, la -recommandation de préparer leur contingent, et surtout de lui expédier -ce qu'ils auraient de cavalerie organisée. Il insista particulièrement -auprès du roi de Saxe, retiré à Ratisbonne, lequel avait avec lui les -2,400 beaux cavaliers dont nous avons parlé, et sur lesquels Napoléon -comptait pour les adjoindre au corps du maréchal Ney. Il fit cette -demande comme on donne un ordre absolu. Toutes ces dispositions -terminées, et après avoir reçu les derniers embrassements de -l'Impératrice, émue, désolée de cette séparation, il partit le 15 -avril, aussi ardent, aussi confiant qu'au début de ses plus belles -campagnes! Heureuse et fatale confiance qui devait produire de grandes -choses, mais, par son excès même, amener de nouveaux et irréparables -désastres! - - -FIN DU LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME. - - - - -LIVRE QUARANTE-HUITIÈME. - -LUTZEN ET BAUTZEN. - - Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. -- Ce prince quitte - Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M. de - Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. -- Ce qui s'est passé à - Vienne depuis la défection de la Prusse. -- La cour d'Autriche - persévère plus que jamais dans son projet de médiation armée, et - veut imposer aux puissances belligérantes une paix toute - favorable à l'Allemagne. -- Efforts de cette cour pour ménager - des adhérents à sa politique. -- Ce qu'elle a fait auprès du roi - de Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la disposition des - troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe, et la - renonciation au grand-duché de Varsovie. -- L'Autriche ayant - obtenu du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de ses - forces militaires, en profite pour se débarrasser de la présence - du corps polonais à Cracovie. -- Ne voulant pas rentrer en lutte - avec les Russes, elle conclut un arrangement secret avec eux, par - lequel elle doit retirer sans combattre le corps auxiliaire, et - ramener le prince Poniatowski dans les États autrichiens. -- - Négociations de l'Autriche avec la Bavière. -- M. de Narbonne - arrive à Vienne sur ces entrefaites. -- Accueil empressé qu'il - reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. -- M. de Metternich - cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix, et lui laisse - entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix l'appui sérieux de - l'Autriche. -- Il lui insinue de nouveau quelles pourront être - les conditions de cette paix. -- M. de Narbonne ayant reçu de - Paris ses dernières instructions, transmet à la cour de Vienne - les importantes communications dont il est chargé. -- D'après ces - communications, l'Autriche doit sommer la Russie, la Prusse et - l'Angleterre de poser les armes, leur offrir ensuite la paix aux - conditions indiquées par Napoléon, et si elles s'y refusent, - entrer avec cent mille hommes en Silésie, afin d'en opérer la - conquête pour elle-même. -- Manière dont M. de Metternich écoute - ces propositions. -- Il paraît les accepter, déclare que - l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui conseille, offrira la - paix aux nations belligérantes, mais à des conditions qu'elle se - réserve de fixer, et pèsera de tout son poids sur la puissance - qui refuserait d'y souscrire. -- M. de Narbonne, s'apercevant - bientôt d'un sous-entendu, veut s'expliquer avec M. de - Metternich, et lui demande si, dans le cas où la France - n'accepterait pas les conditions autrichiennes, l'Autriche - tournerait ses armes contre elle. -- M. de Metternich cherche - d'abord à éluder cette question, puis répond nettement qu'on - agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable, en - ayant du reste toute partialité pour la France. -- Évidence de - la faute qu'on a commise en poussant soi-même l'Autriche à - devenir médiatrice, d'alliée qu'elle était. -- Tout à coup on - apprend que le corps d'armée du prince de Schwarzenberg rentre en - Bohême, au lieu de se préparer à reprendre les hostilités, que le - corps polonais doit traverser sans armes le territoire - autrichien, que le roi de Saxe se retire de Ratisbonne à Prague - pour se jeter définitivement dans les bras de l'Autriche. -- - Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. -- Il insiste pour que - le corps autrichien, conformément au traité d'alliance, reste aux - ordres de la France, et demande formellement si ce traité existe - encore. -- M. de Metternich refuse de répondre à cette question. - -- M. de Narbonne attend, pour insister davantage, de nouveaux - ordres de sa cour. -- Surprise et irritation de Napoléon, arrivé - à Mayence, en apprenant la retraite du corps autrichien, et - surtout le projet de désarmer le corps polonais. -- Il ordonne au - prince Poniatowski de ne déposer les armes à aucun prix, et - enjoint à M. de Narbonne, sans toutefois provoquer un éclat, de - faire expliquer la cour d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le - secret de la conduite du roi de Saxe. -- Napoléon, au surplus, se - promet de mettre bientôt un terme à ces complications par sa - prochaine entrée en campagne. -- Ses dispositions militaires à - Mayence. -- Bien qu'il ait préparé les éléments d'une armée - active de 300 mille hommes, et d'une réserve de près de 200 - mille, Napoléon n'en peut réunir que 190 ou 200 mille au début - des hostilités. -- Son plan de campagne. -- Situation des - coalisés. -- Forces dont ils disposent pour les premières - opérations. -- L'Autriche ne voulant pas se joindre à eux avant - d'avoir épuisé tous les moyens de négociation, ils sont réduits à - 100 ou 110 mille hommes pour un jour de bataille. -- Composition - de leur état-major. -- Mort du prince Kutusof, le 28 avril, à - Bunzlau. -- Marche des coalisés sur l'Elster, et de Napoléon sur - la Saale. -- Habiles combinaisons de Napoléon pour se joindre au - prince Eugène. -- Arrivée de Ney à Naumbourg, du prince Eugène à - Mersebourg. -- Beau combat de Ney à Weissenfels le 29 avril, et - jonction des deux armées françaises. -- Vaillante conduite de nos - jeunes conscrits devant les masses de la cavalerie russe et - prussienne. -- Arrivée de Napoléon à Weissenfels, et marche sur - Lutzen le 1er mai. -- Mort de Bessières, duc d'Istrie. -- Projets - de Napoléon en présence de l'ennemi. -- Il médite de marcher sur - Leipzig, d'y passer l'Elster, et de se rabattre ensuite dans le - flanc des coalisés. -- Position assignée au maréchal Ney, près du - village de Kaja, pour couvrir l'armée pendant le mouvement sur - Leipzig. -- Tandis que Napoléon veut tourner les coalisés, - ceux-ci songent à exécuter contre lui la même manoeuvre, et se - préparent à l'attaquer à Kaja. -- Plan de bataille proposé par le - général Diebitch, et adopté par les souverains alliés. -- Le - corps de Ney subitement attaqué. -- Merveilleuse promptitude de - Napoléon à changer ses dispositions, et à se rabattre sur Lutzen. - -- Mémorable bataille de Lutzen. -- Importance et conséquences - de cette bataille. -- Napoléon poursuit les coalisés vers Dresde, - et dirige Ney sur Berlin. -- Marche vers l'Elbe. -- Entrée à - Dresde. -- Passage de l'Elbe. -- Maître de la capitale de la - Saxe, Napoléon somme le roi Frédéric-Auguste d'y revenir sous - peine de déchéance. -- Ce qui s'était passé à Vienne pendant que - Napoléon livrait la bataille de Lutzen. -- M. de Narbonne - recevant l'ordre de faire expliquer l'Autriche relativement au - corps auxiliaire et au corps polonais, insiste auprès de M. de - Metternich et lui remet une note catégorique. -- Prières de M. de - Metternich pour détourner M. de Narbonne de cette démarche. -- M. - de Narbonne ayant persisté, le cabinet de Vienne répond que le - traité d'alliance du 14 mars 1812 n'est plus applicable aux - circonstances actuelles. -- On reçoit à Vienne les nouvelles du - théâtre de la guerre. -- Bien que les coalisés se vantent d'être - vainqueurs, les résultats démontrent bientôt qu'ils sont vaincus. - -- Satisfaction apparente de M. de Metternich. -- Empressement du - cabinet de Vienne à se saisir maintenant de son rôle de - médiateur, et envoi de M. de Bubna à Dresde pour communiquer les - conditions qu'on croirait pouvoir faire accepter aux puissances - belligérantes, ou pour lesquelles du moins on serait prêt à - s'unir à la France. -- Napoléon, en apprenant ce qu'a fait M. de - Narbonne, regrette qu'on ait poussé l'Autriche aussi vivement, - mais la connaissance précise des conditions de cette puissance - l'irrite au dernier point. -- Il prend la résolution de - s'aboucher directement avec la Russie et l'Angleterre, d'annuler - ainsi le rôle de l'Autriche après avoir voulu le rendre trop - considérable, et de faire contre elle des préparatifs militaires - qui la réduisent à subir la loi, au lieu de l'imposer. -- En - attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser toute insistance, et - de s'enfermer dans la plus extrême réserve. -- Napoléon envoie le - prince Eugène à Milan pour y organiser l'armée d'Italie, et - prépare de nouveaux armements dans la supposition d'une guerre - avec l'Europe entière. -- Réception du roi de Saxe à Dresde. -- - Napoléon se dispose à partir de Dresde, afin de pousser les - coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant une seconde - bataille. -- Leur plan de s'arrêter à Bautzen et d'y combattre à - outrance étant bien connu, Napoléon au lieu d'envoyer le maréchal - Ney sur Berlin, le dirige sur Bautzen. -- Arrivée de M. de Bubna - à Dresde au moment où Napoléon allait en partir. -- Habileté de - M. de Bubna à supporter la première irritation de Napoléon, et à - l'adoucir. -- Explication qu'il donne des conditions de - l'Autriche. -- Modifications avec lesquelles Napoléon les - accepterait peut-être. -- Napoléon feint de se laisser adoucir, - pour gagner du temps et pouvoir achever ses nouveaux armements. - -- Il consent à un congrès où seront appelés même les Espagnols, - et à un armistice dont il se propose de profiter pour s'aboucher - directement avec la Russie. -- Départ de M. de Bubna avec la - réponse de Napoléon pour son beau-père. -- À peine M. de Bubna - est-il parti que Napoléon, conformément à ce qui a été convenu, - envoie M. de Caulaincourt au quartier général russe, sous le - prétexte de négocier un armistice. -- Départ de Napoléon pour - Bautzen. -- Distribution de ses corps d'armée, et marche du - maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les derrières de - Bautzen. -- Description de la position de Bautzen, propre à - livrer deux batailles. -- Bataille du 20 mai. -- Seconde - bataille du 21, dans laquelle les formidables positions des - Prussiens et des Russes sont emportées après avoir été - vaillamment défendues. -- Le lendemain 22, Napoléon pousse, - l'épée dans les reins, les coalisés sur l'Oder. -- Combat de - Reichenbach et mort de Duroc. -- Arrivée sur les bords de l'Oder - et occupation de Breslau. -- Détresse des souverains coalisés, et - nécessité pour eux de conclure un armistice. -- Après avoir - refusé de recevoir M. de Caulaincourt de peur d'inspirer des - défiances à l'Autriche, ils envoient des commissaires aux - avant-postes afin de négocier un armistice. -- Ces commissaires - s'abouchent avec M. de Caulaincourt. -- Leurs prétentions. -- - Refus péremptoire de Napoléon. -- Pendant les derniers événements - militaires, M. de Bubna se rend à Vienne. -- Il y fait naître une - sorte de joie par l'espérance de vaincre la résistance de - Napoléon aux conditions de paix proposées, moyennant certaines - modifications auxquelles on consent, et il revient au quartier - général français. -- Napoléon, se sentant serré de près par - l'Autriche, allègue ses occupations militaires pour ne pas - recevoir immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de - Bassano. -- S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se - prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs - conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un - armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe - cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans - celle de gagner deux mois pour achever ses armements. -- - Conditions de cet armistice, et fin de la première campagne de - Saxe, dite campagne du printemps. - - -[Date en marge: Avril 1813.] - -[En marge: Suite de la mission du prince de Schwarzenberg.] - -[En marge: Ses entretiens avec Marie-Louise et M. de Bassano.] - -Après le départ de Napoléon, le prince de Schwarzenberg était resté -confondu de tout ce qu'il avait vu et entendu, et très-mécontent de -n'avoir ni pu ni osé exprimer une seule des vérités qu'il avait -mission de dire à la cour de France. Il essaya de se montrer plus -ouvert avec l'Impératrice, auprès de laquelle il avait accès, car, -outre qu'il était pour elle Allemand et ambassadeur de son père, il -avait été le négociateur de son mariage, et avait par conséquent tous -les titres pour en être écouté. Malheureusement ses discours à cette -princesse ne pouvaient pas avoir grand effet. Marie-Louise, éblouie du -prestige dont elle était entourée, éprise alors de son époux qui lui -plaisait, et qui la comblait de soins, formait des voeux ardents pour -ses triomphes, mais n'avait sur lui aucun crédit. Ses yeux étaient -encore rouges des larmes qu'elle avait versées en le quittant, -lorsqu'elle reçut l'ambassadeur de son père. Elle écouta avec chagrin -ce que lui dit le prince de Schwarzenberg sur les dangers de la -situation présente, sur les passions soulevées en Europe contre la -France, sur la nécessité de conclure la paix avec les uns, et de la -conserver au moins avec les autres. Pour toute réponse la jeune -Impératrice répéta ce qu'on lui avait appris à dire des forces -immenses de Napoléon; mais entendant peu ce qui avait rapport à la -guerre, elle se borna surtout à demander qu'on ménageât sa situation -en France, et qu'après l'y avoir envoyée comme un gage de paix, on ne -l'exposât pas à devenir une nouvelle victime des orages -révolutionnaires. Les infortunes de Marie-Antoinette avaient laissé un -tel souvenir dans les esprits, que souvent Marie-Louise se sentait -saisie de terreurs subites, et se regardait comme en grand danger si -l'Autriche était encore une fois en guerre avec la France. Elle parla -de ses craintes au prince de Schwarzenberg, mais sans le toucher -beaucoup, car il ne les prenait pas au sérieux, et d'ailleurs il -pensait en politique et en militaire, et bien qu'un peu gêné par les -faveurs qu'il avait reçues de la cour de France, il songeait -par-dessus tout à la fortune de son pays et à la sienne. Il ne pouvait -pas résulter grand'chose de pareils entretiens. Ceux que le prince de -Schwarzenberg eut avec M. de Bassano, qui était resté quelques jours -encore à Paris, auraient pu avoir plus d'utilité, mais n'en eurent -malheureusement aucune. - -Lors du mariage de Marie-Louise, le prince de Schwarzenberg avait -poussé l'intimité avec M. de Bassano presque jusqu'à l'intrigue; ils -étaient donc très-familiers l'un avec l'autre, et pouvaient se parler -librement. M. de Schwarzenberg tenta de dire la vérité, sans y -apporter cependant tout le courage qu'il aurait dû y mettre, et qui -plus tard l'aurait excusé de manquer à la reconnaissance envers -Napoléon, s'il ne parvenait pas à en être écouté. Il essaya de -contester quelque peu les allégations de M. de Bassano, de rabattre -quelque chose des immenses armements dont ce ministre faisait un -continuel étalage, de parler de l'inexpérience de notre infanterie, -surtout de la destruction de notre cavalerie, de la fureur patriotique -que nous allions rencontrer chez les coalisés, des passions qui -entraînaient en ce moment les peuples de l'Europe et dominaient les -gouvernements eux-mêmes, de l'impossibilité où serait l'Autriche de se -battre contre l'Allemagne pour la France, à moins qu'elle ne parût le -faire pour une paix tout allemande. M. de Bassano ne sembla guère -comprendre ces vérités, et avec une naïveté qui honorait sa bonne foi, -mais pas du tout son jugement politique, allégua souvent le traité -d'alliance, et surtout le mariage. Le prince de Schwarzenberg perdant -patience, laissa échapper ces mots: Le mariage, le mariage!... la -politique l'a fait, la politique pourrait le défaire!--À ce cri de -franchise sorti de la bouche du prince de Schwarzenberg, M. de -Bassano, surpris, commença à entrevoir la situation; mais au lieu de -venir au secours de la faiblesse de son interlocuteur, qui n'osait -pas avouer ce qu'il savait, c'est que l'Autriche ne se battrait point -pour nous contre les Allemands, qu'elle se joindrait même à eux si -nous n'acceptions pas la paix qu'elle avait imaginée, il feignit de ne -pas comprendre, afin de n'avoir pas à répondre, et se prêta à ce que -l'entretien se terminât par de nouvelles et mensongères protestations -de fidélité à l'alliance. Sans doute, paraître n'avoir pas compris, -afin d'éviter un éclat, pouvait être habile, bien qu'une explication -franche, amicale et complète eût été beaucoup plus habile à notre -avis; mais en dissimulant avec le représentant de l'Autriche, il -fallait au moins ne pas dissimuler avec Napoléon; il fallait lui dire -à lui ce qu'on affectait de n'avoir pas entendu d'un autre, c'est que, -s'il ne faisait pas des sacrifices, il aurait l'Autriche de plus sur -les bras, et succomberait sous une coalition de l'Europe entière. M. -de Bassano jugea qu'il valait mieux ne rien répéter à l'Empereur de ce -qu'il avait recueilli, afin de ne pas l'irriter contre l'Autriche. -L'intention était honnête assurément; mais on perd, en les servant -ainsi, les maîtres qu'on n'a point habitués au langage de la vérité. -Si le monde entier, si la nature des choses devaient les ménager comme -on les ménage soi-même, il se pourrait que taire le mal ce fût le -conjurer; mais comme il n'y a de soumis que soi, les faits qu'on leur -laisse ignorer ne font que s'aggraver, grandir et se convertir bientôt -en désastres! - -[En marge: Le prince de Schwarzenberg quitte Paris sans avoir pu dire -les vérités qu'il nous importait le plus de connaître.] - -Le prince de Schwarzenberg partit de Paris fort mécontent de tout ce -qu'il avait vu, et, s'il avait été juste, il aurait dû être aussi -mécontent de lui que des autres, car il n'avait pas même su faire -entendre autant de vérités que son gouvernement l'avait autorisé à en -dire, et autant qu'il en devait à Napoléon, pour se laver envers lui -de tout reproche d'ingratitude, en acceptant le nouveau rôle qu'il -allait bientôt jouer. - -[En marge: Ce qui se passait à Vienne pendant que Napoléon achevait -ses préparatifs de guerre.] - -[En marge: Embarras et dissimulation forcée de l'Autriche.] - -À Vienne les choses ne se passaient pas mieux, bien qu'avec beaucoup -plus de clairvoyance et d'esprit de la part des représentants de la -France et de l'Autriche. Tandis que M. de Narbonne était en route pour -s'y rendre, la situation avait encore empiré pour nous, et M. de -Metternich et l'empereur, pressés entre l'opinion universelle de -l'Allemagne qui les sommait de se joindre à la coalition, et la France -envers laquelle ils étaient engagés, ne savaient plus comment se tirer -d'embarras, et se trouvaient condamnés chaque jour à de plus pénibles -dissimulations. Leur but n'avait pas changé, car il n'y en avait qu'un -de sage et d'honnête à poursuivre dans leur situation. Passer de -l'état d'allié de la France à celui d'allié de la Russie, de la -Prusse, de l'Angleterre, par un état intermédiaire, celui d'arbitre, -imposer aux uns comme aux autres une paix avantageuse à l'Allemagne, -se tenir à ce rôle intermédiaire le plus longtemps possible, ne se -réunir à la coalition qu'à la dernière extrémité, était aux yeux du -prudent empereur, de l'habile ministre, la seule conduite à tenir. -Pour l'empereur, elle conciliait, comme nous l'avons dit, ses intérêts -de souverain allemand avec ses devoirs de père; pour le ministre, elle -offrait une manière convenable de passer d'une politique à l'autre, -et de rester décemment à la tête des affaires. Pour les deux elle -avait le grand mérite d'épargner à l'Autriche la guerre avec la -France, qui, à leurs yeux, présentait toujours des chances -singulièrement effrayantes. Mais faire accepter aux coalisés, exaltés -par la haine et l'espérance, cette lente transition vers eux, faire -accepter à Napoléon des conseils modérés, était une chose presque -impossible, dans laquelle toute la dextérité du monde pouvait échouer, -surtout au milieu des incidents continuels d'une situation -extraordinaire. Il eût été plus commode sans aucun doute de -s'expliquer nettement et immédiatement avec tous, de dire aux coalisés -comme à Napoléon qu'on voulait la paix, qu'on la voulait allemande -pour l'Allemagne d'abord, dont on devait avoir les intérêts à coeur, -pour l'Europe ensuite, à l'équilibre de laquelle une Allemagne -indépendante était indispensable; que, pouvant jeter dans la balance -un poids décisif, on était prêt à le faire contre celui qui -n'admettrait pas complétement et tout de suite ce système de -pacification générale. Mais parler ainsi avant d'avoir deux cent mille -hommes en Bohême pouvait être chose hasardeuse en présence d'un -caractère aussi impétueux que Napoléon, et d'une coalition aussi -enivrée de succès inespérés que l'était celle de la Russie, de -l'Angleterre et de la Prusse. Il était donc prudent de gagner du temps -avant de s'expliquer. Le cabinet autrichien n'y négligea rien: il -était en fonds d'habileté pour réussir dans une tâche pareille. - -[En marge: Ses efforts pour former en Allemagne un parti favorable à -la médiation.] - -[En marge: Secrètes menées auprès du roi de Saxe.] - -[En marge: L'Autriche voudrait arracher ce prince des mains des -Français, et le conduire en Bohême pour en disposer à son gré.] - -[En marge: Le principal désir de l'Autriche serait d'amener le roi de -Saxe à renoncer au grand-duché de Varsovie, et de se débarrasser du -corps polonais retiré aux frontières de Gallicie.] - -[En marge: Embarras que cause à l'Autriche le corps polonais, surtout -par rapport au corps auxiliaire autrichien avec lequel il n'a cessé de -marcher.] - -[En marge: Convention secrète avec les Russes, pour éviter de -nouvelles hostilités avec eux.] - -D'abord il avait voulu en Allemagne même se ménager des adhérents à sa -politique médiatrice, et il les avait cherchés parmi les princes -engagés comme lui dans l'alliance française, par prudence ou par -intérêt. Il avait commencé par s'adresser secrètement à la Prusse, -qui, avec une mobilité tenant à sa position et aux passions de son -peuple, avait versé tout d'un coup de la médiation dans la guerre. Ne -pouvant plus se servir de la Prusse, il avait, toujours en secret, -tourné ses efforts vers la Saxe et la Bavière, qui ne demandaient pas -mieux que d'avoir la paix, surtout de l'avoir avantageuse à -l'Allemagne, et il les avait rattachées à sa politique. Il avait -amené, comme on l'a vu, le roi de Saxe à quitter Dresde, à nous -refuser son contingent en cavalerie, et à enfermer dans Torgau son -contingent en infanterie. Mais ce n'était plus assez, il voulait -maintenant le conduire de Ratisbonne à Prague, pour en disposer plus -complétement, et lui faire adopter toutes ses vues. La principale de -ces vues consistait à obtenir du vieux roi le sacrifice de la Pologne, -présent bien flatteur de Napoléon, mais présent chimérique et -dangereux, dont la campagne de Moscou venait de démontrer le péril et -l'inanité. Ayant le consentement du roi de Saxe pour la suppression du -grand-duché de Varsovie, le cabinet autrichien espérait trouver moins -de difficultés de la part de Napoléon, qui n'aurait plus l'embarras et -le désagrément d'abandonner un allié pour lequel il avait toujours -affiché la plus grande faveur. Alors, avec les territoires qui -s'étendent du Bug à la Warta, on avait de quoi reconstituer la Prusse, -on délivrait la Russie de ce grand-duché de Varsovie, qui était pour -elle un fantôme accusateur et menaçant; on lui donnait quelque chose -pour le duc d'Oldenbourg, et on reprenait pour soi, ce qui au milieu -de beaucoup de vues de bien public n'était pas indifférent à -l'Autriche, la portion de la Gallicie perdue après la bataille de -Wagram. C'était donc un point bien important à obtenir du roi de Saxe, -et on poursuivait cet objet auprès de lui avec secret, dextérité et -insistance. On voulait enfin que la Saxe n'employât ses forces qu'avec -celles de l'Autriche, en même temps, dans la même mesure. Ses forces -consistaient dans la belle cavalerie qui avait suivi la cour, dans les -dix mille hommes d'infanterie cantonnés à Torgau, dans la place de -Torgau elle-même, dans la forteresse de Koenigstein sur l'Elbe, et -enfin dans le contingent polonais du prince Poniatowski, qui s'était -retiré vers Cracovie à la suite du prince de Schwarzenberg. Cette -dernière partie des forces saxonnes était la plus intéressante aux -yeux de l'Autriche, non à cause de son importance militaire, mais à -cause de sa position toute spéciale. Il fallait empêcher en effet que -le corps polonais, à la réouverture prochaine des hostilités, ne se -mit en mouvement sur l'ordre qu'il recevrait de Napoléon, et n'attirât -ainsi les Russes vers la Bohême. Ajoutez qu'à la reprise des -hostilités ce n'était pas seulement aux Polonais que Napoléon devait -envoyer des ordres de mouvement, mais au corps autrichien lui-même. -Pour dénouer tant de complications, M. de Metternich, avec sa -fertilité d'esprit ordinaire, avait imaginé un premier moyen, adroit -mais dangereux s'il était divulgué, c'était de continuer par -convention écrite ce qu'on avait déjà fait par convention tacite, -c'est-à-dire de se retirer devant les Russes en feignant d'y être -contraint par des forces supérieures. En conséquence, employant à un -double usage M. de Lebzeltern, qui avait été envoyé à Kalisch pour y -offrir la médiation autrichienne, on était convenu des faits suivants -par une note, échangée entre les parties, qu'on s'était promis de -tenir à jamais secrète. Le général russe, baron de Sacken, dénoncerait -l'armistice par lequel les Russes avaient suspendu les hostilités avec -les Autrichiens à la fin de la dernière campagne, et feindrait de -déployer sur leur flanc une force considérable; ceux-ci, de leur côté, -feindraient de se retirer par nécessité, repasseraient la haute -Vistule, abandonneraient Cracovie, rentreraient en Gallicie, et -emmèneraient le corps polonais de Poniatowski avec eux, en l'obligeant -à subir cette prétendue nécessité. Une fois arrivés là, les Russes -s'arrêteraient et respecteraient les frontières autrichiennes. Mais -pour ne pas garder les Polonais si près du grand-duché de Varsovie, et -surtout pour ne pas les laisser séjourner au milieu de la Gallicie, à -laquelle ils pouvaient mettre le feu, le cabinet autrichien voulait -convenir avec le roi de Saxe, leur grand-duc, de les ramener à travers -les États autrichiens sur l'Elbe, où Napoléon ferait d'eux ce qu'il -lui plairait. On aurait ainsi résolu l'une des plus grosses -difficultés du moment. - -Les Russes avaient accepté la secrète convention dont nous venons de -parler, et M. de Nesselrode, devenu, non pas encore en titre mais en -fait, le ministre dirigeant d'Alexandre, s'était hâté de la signer. -Restait à faire agréer ces divers arrangements au roi de Saxe. - -[En marge: Le roi de Saxe adhère à tout ce que lui suggère l'Autriche, -mais oppose quelque résistance relativement au grand-duché de -Varsovie.] - -Ce pauvre roi, horriblement tourmenté, ne sachant plus à qui se -donner, mais suivant volontiers l'Autriche, dont la position -ressemblait fort à la sienne, avait consenti à tout ce qu'on lui avait -proposé. Il avait stipulé à l'égard de sa cavalerie conduite à -Ratisbonne, de son infanterie enfermée dans Torgau, de la place de -Torgau et de celle de Koenigstein, qu'il ne serait usé de ces forces -et de ces places que d'accord avec l'Autriche, conjointement avec -elle, et conformément à son plan de médiation. À l'égard des troupes -polonaises, il avait consenti que, rentrées en Gallicie, on leur ôtât -momentanément leurs armes, sauf à les leur rendre ensuite, et qu'on -les conduisît à travers les États autrichiens, en leur fournissant -tout ce dont elles auraient besoin, à un point de la Bavière ou de la -Saxe qui serait ultérieurement désigné. Par malheur pour cette -combinaison, il se trouvait dans les troupes polonaises un bataillon -de voltigeurs français, et ce n'était pas une médiocre affaire de -désarmer des Français, surtout en prétendant rester les alliés de la -France. - -Ce point obtenu, il fallait arracher au roi de Saxe l'abandon -définitif du duché de Varsovie, afin d'ôter à Napoléon, avons-nous -dit, un embarras et un argument, et l'Autriche voulait proposer à la -Saxe comme dédommagement de la Pologne la jolie principauté d'Erfurt, -jusqu'ici gardée en dépôt par la France, et un moment offerte en -dédommagement au duc d'Oldenbourg. Mais la Saxe, tout en cédant aux -vues de l'Autriche, s'était défendue quand on lui avait parlé du -sacrifice du grand-duché de Varsovie, car Erfurt, quoique une jolie -enclave de ses États, ne valait pas cette glorieuse couronne de -Pologne, qui un siècle auparavant brillait si bien au front des -princes de Saxe. Aussi le cabinet autrichien voulait-il amener le roi -de Saxe de Bavière en Bohême, pour mieux disposer de lui. Afin de l'y -attirer, il faisait valoir auprès de ce prince l'avantage d'être à -Prague dans un pays inviolable, et à quelques heures de Dresde, en -mesure par conséquent de parler chaque jour à ses sujets, et de -conserver leur affection. - -[En marge: Menées de l'Autriche auprès de la Bavière.] - -Les négociations entamées avec la Bavière étaient tout aussi -délicates, et présentaient même beaucoup plus de difficultés. Outre -qu'il fallait lui faire agréer un projet de médiation qui était tout à -fait en dehors de la politique de Napoléon (ce qui ne laissait pas -d'avoir ses dangers), il fallait la disposer à un sacrifice nullement -utile à la cause générale, mais très-utile à l'Autriche, c'était le -rétablissement de la frontière de l'Inn, entamée aux dépens de -l'Autriche et au profit de la Bavière par le traité de paix de 1809. -Ici il n'y avait que la menace à employer, et aucun dédommagement à -offrir, car il ne se trouvait autour de la Bavière que les territoires -de Baden, de Wurtemberg, de Saxe, qu'on n'aurait su comment démembrer -au profit d'un voisin. La tâche était difficile, et on courait la -chance que la Bavière mécontente ne révélât tout à Napoléon. Quant à -nos alliés de Bade, de Wurtemberg, l'Autriche n'avait pu les aborder -qu'avec beaucoup de ménagements, leur voisinage des bords du Rhin les -rendant tout à fait dépendants de la domination vigilante de Napoléon. - -[En marge: Arrivée de M. de Narbonne à Vienne.] - -[En marge: Opposition absolue entre les idées qu'il est chargé de -proposer, et les idées de l'Autriche.] - -C'est au milieu de ce travail subtil et secret que M. de Narbonne -vint surprendre l'Autriche, et lui apporter des vues malheureusement -bien différentes des siennes. Au lieu du projet de reconstituer la -Prusse, et de rendre l'Allemagne indépendante, M. de Narbonne -apportait un bouleversement de l'Allemagne plus grand encore que celui -auquel on voulait remédier, c'est-à-dire la Prusse détruite -définitivement, la Saxe substituée à la Prusse, et l'Autriche payée il -est vrai par la Silésie, mais plus dépendante que jamais! Certes il -n'y avait pas avec de telles propositions grand moyen de s'entendre; -ajoutez que M. de Narbonne, récemment entré dans la faveur de -Napoléon, arrivait naturellement avec le désir de se distinguer, et -surtout avec la prétention de n'être pas comme son prédécesseur dupe -de M. de Metternich! Dispositions dangereuses, quoique fort -concevables, car ce qu'il y aurait eu de mieux, c'eût été de paraître -dupe sans l'être, et même de l'être réellement, plutôt que de forcer -l'Autriche à se prononcer, en lui montrant qu'on l'avait devinée. - -[En marge: Brillant accueil fait à M. de Narbonne.] - -[En marge: M. de Metternich s'efforce auprès de M. de Narbonne, comme -auprès de M. Otto, de savoir quelle paix la France serait disposée à -conclure.] - -L'accueil de M. de Metternich à M. de Narbonne fut des plus empressés -et des plus flatteurs. M. de Metternich, ne se contentant pas d'être -un esprit politique profond, se piquait d'être aussi un esprit aimable -et sincère, et savait l'être au besoin. Il fit avec M. de Narbonne -assaut de grâce; il l'accueillit comme un ami auquel il n'avait rien à -cacher, et avec le secours duquel il voulait sauver la France, -l'Autriche, l'Europe d'une affreuse catastrophe, en s'expliquant -franchement et tout de suite sur toutes choses. Il se donna donc -beaucoup de peine pour savoir si M. de Narbonne apportait enfin -quelques concessions à la politique européenne, qui prouvassent de la -part de Napoléon une disposition à la paix. Mais M. de Narbonne -attendait encore de Paris ses dernières instructions, dans lesquelles -on devait lui tracer point par point la manière dont il ferait -successivement à l'Autriche les importantes ouvertures dont on allait -le charger. Jusque-là il n'avait presque rien à dire, si ce n'est que -Napoléon entendait ne rien céder, mais que si l'Autriche voulait -devenir sa complice, il la payerait bien, avec des territoires qu'on -prendrait n'importe à qui. En pareille situation, se taire, beaucoup -écouter, beaucoup deviner, en attendant qu'il pût parler, était tout -ce que M. de Narbonne avait de mieux à faire, et c'est ce qu'il fit. -Comme il ne parlait pas, M. de Metternich essaya de parler. Il dit des -choses qu'on aurait dû deviner sans qu'il les dît, et qu'on aurait au -moins dû comprendre, quand il prenait soin de les répéter si souvent, -et avec une bonne volonté si évidente de les rendre utiles. On était à -Vienne, suivant M. de Metternich (et il disait vrai), dans une -position des plus difficiles depuis la défection de la Prusse. -L'Allemagne entière demandait qu'on se joignît aux Russes et aux -Anglais contre les Français. Toutes les classes à Vienne, quoique -moins hardies qu'à Berlin, tenaient au fond le même langage, et ce -qu'il y avait de plus grave, c'est que l'armée partageait leur avis. -Tout le monde voulait qu'on profitât de l'occasion pour affranchir -l'Allemagne du joug de la France, et pour faire cesser un état de -choses intolérable. L'Autriche savait sans doute tout ce qu'il y -avait d'exagéré, d'imprudent dans ce langage. Elle savait que -Napoléon était très-puissant, très-redoutable, qu'il ne fallait pas -s'attaquer à lui témérairement; et lui, M. de Metternich, n'allait pas -retomber dans les fautes dont il avait voulu détourner la politique -autrichienne par le mariage de Marie-Louise. Il n'oubliait donc ni la -puissance de Napoléon, ni le mariage, ni le traité d'alliance du mois -de mars 1812, et il ne se laisserait pas plus conduire par le peuple -des capitales que par celui des salons et des états-majors. Il fallait -pourtant reconnaître des vérités qui étaient évidentes, et ne pas -tomber soi-même dans l'aveuglement qu'on reprochait à ses adversaires; -il fallait se dire qu'il y avait en Europe un soulèvement universel -des esprits contre la France, au moins contre son chef, et en France -même un besoin de repos bien légitime; qu'on gagnerait des batailles -sans doute, mais que des batailles ne suffiraient pas longtemps pour -résister à un tel mouvement; qu'il fallait donc pactiser, pactiser en -conservant sa juste grandeur, mais sans vouloir opprimer -l'indépendance des autres, au point de rendre leur situation -intolérable.--M. de Metternich ajoutait que l'Autriche n'avait que des -vues droites, modérées, qu'elle voulait rester l'alliée de la France, -qu'on ne pouvait pas cependant exiger d'elle qu'elle versât le sang de -ses peuples pour appesantir une chaîne dont elle portait sa lourde -part; que si on lui demandait d'appuyer de toutes ses forces un projet -de paix acceptable par l'Europe, ses peuples lui pardonneraient -peut-être de demeurer unie à la France pour un tel but, mais que dans -le cas contraire, elle exciterait chez ses propres sujets un -soulèvement universel. À ce propos, M. de Metternich citait des -arrestations de personnages considérables, celle de M. de Hormayer -notamment, et en outre des destitutions nombreuses, qu'on avait été -obligé d'ordonner pour imposer silence aux plus turbulents des -patriotes germaniques. Mais il faisait remarquer qu'il y a terme à -tout, que le cabinet était un nageur nageant vigoureusement contre le -courant, mais ne pouvant le remonter que si Napoléon lui tendait la -main. Puis craignant qu'il n'y eût quelque apparence ou de blâme ou de -menace dans ses paroles, il se confondait en protestations -d'attachement, d'estime, d'admiration pour Napoléon, et tenait, -disait-il, à se séparer de tous ceux qui voudraient tendre à -l'abaisser.--L'abaisser, grand Dieu! s'écriait spirituellement M. de -Metternich; il s'agit de le laisser grand trois ou quatre fois comme -Louis XIV. Ah! s'il voulait se contenter d'être grand de la sorte, -combien il nous rendrait tous heureux, et combien il assurerait -l'avenir de son fils, avenir qui est devenu le nôtre!-- - -[En marge: M. de Narbonne ne répondant que par de vagues généralités, -M. de Metternich lui dit assez clairement quelle est la paix que -voudrait l'Autriche.] - -M. de Metternich n'obtenant en réponse à ces généralités si vraies que -des généralités banales sur l'étendue de nos armements, sur nos -prochaines victoires, sur la nécessité de nous ménager, renouvelait -avec adresse, et avec un regard interrogateur, ces coups de sonde déjà -donnés dans la profondeur de notre ambition. Il répétait alors ce -qu'il avait dit déjà plusieurs fois, sur l'impossibilité de maintenir -la chimère du grand-duché de Varsovie, condamnée par la campagne de -1812; sur la nécessité de renforcer les puissances intermédiaires, -et, par préférence à toutes, la Prusse, seule capable de remplacer la -Pologne à jamais détruite; sur la nécessité de reconstituer -l'Allemagne; sur l'impossibilité de faire durer la Confédération du -Rhin, institution à jamais ruinée dans l'esprit des peuples -germaniques, et beaucoup plus incommode qu'utile à Napoléon; sur -l'impossibilité de faire agréer par les puissances belligérantes -l'adjonction définitive au territoire français de Lubeck, Hambourg, -Brême; sur tous les points enfin que nous avons précédemment indiqués, -et à l'égard desquels s'était déjà manifestée clairement la pensée du -cabinet autrichien.--Nous aurons déjà bien assez de peine, ajoutait M. -de Metternich, d'empêcher qu'on ne parle de la Hollande, de l'Espagne, -de l'Italie! L'Angleterre en parlera probablement, et si elle cède sur -la Hollande et sur l'Italie, elle ne cédera certainement pas sur -l'Espagne. Mais nous n'en dirons rien pour ne pas compliquer les -affaires, et, s'il le faut, nous laisserons l'Angleterre de côté, et -nous traiterons sans elle. Nous amènerons peut-être la Russie et la -Prusse à s'en séparer, si nous leur présentons des conditions -acceptables, et, dans ce cas, la France nous retrouvera ses fidèles -alliés! Mais, de grâce, qu'elle s'explique, qu'elle nous fasse -connaître ses intentions, et qu'elle nous rende possible de rester ses -alliés, en nous donnant à soutenir une cause raisonnable, une cause -que nous puissions avouer à nos peuples!--Quant à ce qui concernait -particulièrement les intérêts autrichiens, M. de Metternich montrait -un dégagement de toute préoccupation qui prouvait bien qu'il n'avait -qu'à puiser à droite ou à gauche dans les offres qu'on faisait de tous -les côtés à l'Autriche!--Que ne lui offrait-on pas en effet, -disait-il, de la part des coalisés!... Mais il n'écouterait pas leurs -folles propositions; il se contenterait de ce qu'on ne pouvait pas -refuser à l'Autriche, de cette portion de la Gallicie qu'on lui avait -prise en 1809 pour agrandir l'impossible duché de Varsovie, des -provinces illyriennes dont la France avait promis la restitution, et -il parlait de cela comme d'une chose faite, assurée, irrévocable, -tandis qu'il en avait à peine été dit quelques mots entre les cabinets -français et autrichien. - -[En marge: L'empereur François confirme en tout le langage tenu par M. -de Metternich.] - -Tel fut le langage (d'ailleurs peu nouveau) de M. de Metternich. -L'empereur François, plus mesuré, moins hardi dans ses entretiens, se -contenta, en recevant personnellement M. de Narbonne de la façon la -plus gracieuse, de lui dire combien il était satisfait du bonheur que -sa fille avait trouvé en France, combien il appréciait le génie de son -gendre, combien il tenait à rester son allié; mais il ne lui dissimula -pas qu'il ne pouvait l'être que dans l'intérêt de la paix, car ses -peuples ne lui pardonneraient point de l'être pour un autre but. Il -ajouta que cette paix, il faudrait l'acheter de deux manières, par des -victoires et par des sacrifices; que son gendre avait bien fait -d'employer ses grands talents à créer de vastes ressources, car la -lutte serait plus opiniâtre encore qu'il ne l'imaginait; mais enfin -qu'avec des succès il amènerait sans doute ses adversaires à des idées -plus modérées, et que si, après les avoir vaincus, il voulait accorder -au repos des peuples quelques sacrifices nécessaires, l'Autriche s'y -employant fortement, on arriverait à une paix durable, paix que son -gendre après tant de travaux glorieux devait lui-même désirer, et -qu'il souhaitait vivement, quant à lui, non-seulement comme souverain, -mais comme père, car elle assurerait le bonheur de sa fille chérie, et -l'avenir d'un petit-fils auquel il portait l'intérêt le plus tendre. - -À toutes ces manifestations M. de Narbonne avait répondu du mieux -qu'il avait pu, toujours en vantant la grandeur de son maître, en -répétant qu'il fallait le ménager, et s'était servi de l'art, qu'il -avait appris dans les salons, de couvrir de beaucoup d'aisance et de -grâce l'impossibilité de rien dire de sérieux. Du reste, tout en -faisant bonne contenance, il avait deviné le secret des intentions -autrichiennes. L'Autriche évidemment n'était pas disposée à tirer le -canon pour la France contre l'Allemagne; toutefois elle n'entendait -pas, comme la Prusse, passer brusquement de l'alliance à la guerre. -L'empereur ne voulait pas oublier complétement son rôle de père; le -ministre voulait opérer décemment sa transition d'une politique à -l'autre, et ils songeaient à se présenter comme médiateurs, à offrir -une paix acceptable, et à peser de tout leur poids sur les uns et les -autres pour la faire accepter. Une preuve de ce projet ressortait de -toutes parts. L'Autriche armait, non pas avec le génie de Napoléon, -mais avec une précipitation au moins égale, et sans précisément le -nier, elle n'en disait rien. Bien certainement elle nous l'eût dit, -s'en serait même vantée, si elle eût armé pour nous. - -[En marge: M. de Narbonne, bientôt éclairé par ce qu'il voit, comprend -qu'on ne peut faire de l'Autriche un instrument des desseins de -Napoléon.] - -Tout de suite M. de Narbonne jugea que ce qu'on pourrait obtenir de -mieux de cette cour, ce serait la neutralité, et qu'avec des -ménagements, en lui parlant peu, et en ne lui demandant rien, on la -retiendrait assez longtemps dans un rôle inactif, qui devait nous -suffire. Il y aurait eu sans doute mieux à faire, comme nous l'avons -remarqué déjà, c'eût été, en lui pardonnant ses dissimulations, son -demi-abandon, de reconnaître qu'elle avait raison au fond de ne -vouloir travailler qu'à la paix, et à une paix toute germanique, dès -lors de s'y prêter franchement, d'entrer dans ses vues, de faire -d'elle un médiateur entièrement à nous, et d'obtenir ainsi la paix, -telle qu'elle travaillait à la conclure, car la France sans le -grand-duché de Varsovie, sans la Confédération du Rhin, sans les -villes anséatiques, sans l'Espagne, mais avec la Hollande, la -Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane, les États -romains, indépendamment des royaumes vassaux de Westphalie, de -Lombardie et de Naples, était encore plus grande qu'il ne le lui -aurait fallu pour être vraiment forte! Le mieux eût donc été d'entrer -sans aucun ressentiment dans les vues de l'Autriche, et de l'oser dire -à Napoléon. Mais M. de Narbonne l'eût osé en vain, et ne songea pas -même à l'essayer. À défaut de cette conduite, se proposer la -neutralité de l'Autriche, et tendre à paralyser cette cour au lieu de -tendre à la rendre plus active, était la seconde conduite en mérite, -en prudence, en chances de succès. M. de Narbonne le comprit -parfaitement, et allait conseiller cette conduite à son gouvernement, -lorsqu'il reçut ses instructions si longtemps attendues, et qui -étaient certes tout le contraire de la neutralité. - -[En marge: M. de Narbonne reçoit le 9 avril ses instructions -définitives, par lesquelles il est chargé de proposer à l'Autriche de -se constituer médiatrice dans le sens des vues de la France.] - -Expédiées le 29 mars, arrivées le 9 avril, elles apportèrent à M. de -Narbonne le moyen de sortir du langage insignifiant dans lequel il -s'était jusque-là renfermé, et cette fois poussant la franchise aussi -loin que possible, il lut à M. de Metternich le texte même de M. de -Bassano, texte bien fait pour exciter le sourire du ministre -autrichien par le ton de jactance que le ministre français avait -ajouté à la politique impétueuse de Napoléon. M. de Narbonne lut donc -ce projet, consistant à dire à l'Autriche qu'il fallait qu'elle -s'emparât du rôle principal; que, puisqu'elle voulait la paix, il -fallait qu'elle se mît en mesure de la dicter, en préparant de grandes -forces, et en sommant ensuite les puissances belligérantes de -s'arrêter, sous menace de jeter cent mille hommes dans leur flanc, -puis enfin en jetant ces cent mille hommes en Silésie si elles ne -s'arrêtaient pas, et en gardant la Silésie pour elle, tandis que -Napoléon refoulerait au delà de la Vistule Prussiens, Russes, Anglais, -Suédois, etc ...--M. de Metternich écouta ce projet avec une apparente -impassibilité, questionna beaucoup pour se le faire expliquer dans -toutes ses parties, puis cependant toucha un point qui n'était pas -traité dans cette dépêche.--Si les puissances belligérantes, -demanda-t-il, s'arrêtent à notre sommation, quelles bases de paix leur -offrirons-nous?--À cette question M. de Narbonne ne put répondre, car -la dépêche de M. de Bassano se bornant pour l'instant à envisager le -cas de guerre, annonçait des développements ultérieurs. Napoléon en -effet ne voulait pas dire encore, dans le cas où l'on entrerait tout -de suite en négociation, quelle Europe il entendait faire. M. de -Metternich affecta de prendre patience quant à ce dernier point, et de -réfléchir beaucoup à ce qu'on lui apportait, comme si tout ce qu'il -avait entendu pouvait fournir matière à de longues réflexions. Il -promit de répondre aussi vite que le permettait un sujet aussi grave. - -[En marge: La proposition que la France adresse à l'Autriche est pour -celle-ci un soulagement inespéré, et un moyen de se tirer d'embarras.] - -Si dans le très-grand embarras où il se trouvait en ce moment, entre -des coalisés impatients qui voulaient qu'il se déclarât immédiatement -leur allié, et Napoléon qui entendait le retenir dans ses chaînes, on -lui avait demandé quel moyen il souhaitait pour en sortir, certes il -n'en aurait pas imaginé un autre que celui qu'on lui envoyait de -Paris. En quoi consistait en effet son embarras? Il consistait -premièrement à oser dire à Napoléon que l'Autriche se portait -médiatrice, ce qui entraînait l'abandon du rôle d'alliée, secondement -à trouver un prétexte pour des armements dont l'étendue ne pouvait -plus être justifiée, troisièmement à entrer en explication sur -l'emploi prochain du corps auxiliaire autrichien, qui, au lieu de se -battre avec les Russes, allait rentrer en Gallicie. Sur ces trois -points, qui mettaient l'Autriche dans un singulier état de gêne à -l'égard de la France, on venait miraculeusement à son secours, comme -nous allons le montrer, et M. de Metternich était trop habile pour ne -pas saisir au passage une si bonne fortune. - -[En marge: Après avoir feint de prendre le temps de la réflexion, M. -de Metternich répond à M. de Narbonne.] - -[En marge: L'Autriche acceptant le rôle de médiatrice armée, -développera ses forces en conséquence, et proposera la paix à toutes -les puissances.] - -[En marge: Nécessité dès lors pour l'Autriche de modifier son traité -d'alliance avec la France, et de l'approprier à son nouveau rôle de -médiatrice.] - -Il prit deux jours pour répondre, après avoir, très-probablement, pris -à peine une heure pour réfléchir. En conséquence il fit appeler M. de -Narbonne, et lui annonça, avec un air de satisfaction facile à -concevoir, qu'après avoir consulté son maître, il était prêt à -s'expliquer, les graves sujets dont il s'agissait n'admettant pas de -remise.--Il était, disait-il, trop heureux de se trouver sur les -points les plus importants de la dernière communication parfaitement -d'accord avec l'empereur Napoléon! Ainsi, tout d'abord, le cabinet -autrichien pensait, comme ce monarque, qu'il ne lui était pas possible -de se renfermer dans un rôle secondaire, et de borner son action à ce -qu'elle avait été en 1812, qu'il fallait, pour des circonstances si -différentes, un concours tout différent. L'Autriche l'avait prévu, et -s'y préparait. C'était la cause des armements auxquels elle se -livrait, et qui, indépendamment du corps auxiliaire revenu de la -Pologne, du corps d'observation resté en Gallicie, allaient lui -procurer bientôt cent mille hommes en Bohême. Quant à la manière de se -présenter aux puissances belligérantes, l'Autriche ne l'entendait pas -autrement que l'empereur Napoléon, et elle se poserait devant elles en -médiateur armé. Elle proposerait aux puissances de s'arrêter, de -convenir d'un armistice, et de nommer des plénipotentiaires. Si elles -y consentaient, ce serait le cas alors d'énoncer des conditions, et on -attendait impatiemment à ce sujet les nouvelles communications -promises par le cabinet français. Si au contraire elles refusaient -d'admettre aucune proposition de paix, alors ce serait le cas d'agir, -et de régler la manière d'employer les forces de l'Autriche -concurremment avec celles de la France. Ce cas évidemment ferait -ressortir l'insuffisance du dernier traité d'alliance, et la nécessité -de le modifier en se conformant aux circonstances. De tout cela enfin -il résultait de nouvelles dispositions à prendre pour le corps -auxiliaire autrichien, qui se trouvait aux frontières de Pologne, dans -une situation absolument fausse, et qu'on allait ramener sur le -territoire autrichien avec le corps polonais, pour empêcher qu'il ne -fût employé contrairement aux vues des deux cabinets. Du reste à cette -déclaration M. de Metternich joignit l'expression d'un parfait -contentement, répétant qu'il était bien heureux d'être si complétement -d'accord avec le cabinet français, et affirmant qu'il ferait concorder -de son mieux son ancienne qualité d'allié avec la récente qualité de -médiateur qu'on l'avait invité à prendre. - -Jamais, dans ce jeu redoutable et compliqué de la diplomatie, on -n'avait mieux joué et plus gagné que M. de Metternich en cette -occasion. D'un seul coup en effet il avait résolu tous ses embarras. -D'allié esclave il s'était fait hautement médiateur, et médiateur -armé. Il avait osé professer que le traité d'alliance de mars 1812 -n'était plus applicable aux circonstances présentes; il avait motivé -ses armements sans nous laisser un seul mot à objecter; il avait enfin -résolu d'avance une grosse et prochaine difficulté qui se préparait -pour lui, celle de l'emploi à faire du corps auxiliaire autrichien. -Quant à l'offre d'entrer dans les vues de la France, d'agir avec elle -pour achever de bouleverser l'Allemagne, de déplacer la Prusse, -c'est-à-dire de la détruire, de prendre la Silésie, etc., il n'est pas -besoin d'ajouter que l'Autriche n'en voulait à aucun prix, non par -amour pour la Prusse, mais par amour de la commune indépendance. Elle -éludait donc cette offre, en considérant ce cas comme un cas de -guerre, dont on aurait à s'occuper plus tard, lorsque les puissances -belligérantes auraient refusé toutes les ouvertures de paix, ce qui -n'était guère vraisemblable. M. de Metternich termina sa déclaration -en annonçant qu'un courrier extraordinaire allait en porter la copie -au prince de Schwarzenberg à Paris. - -[En marge: L'empressement de l'Autriche à accepter le rôle de -médiatrice armée, inspire des soupçons à M. de Narbonne.] - -Le ton seul de la communication l'eût rendue suspecte, quand bien même -le sens n'en eût pas été clair. La solennité avec laquelle M. de -Metternich appuyait sur les points essentiels, l'empressement qu'il -mettait à informer le prince de Schwarzenberg à Paris, indiquaient le -désir de prendre acte, tout de suite et dans les deux capitales à la -fois, de l'importante déclaration qu'il venait de faire, ce qui -révélait bien plutôt les précautions d'amis prêts à se quitter, que la -cordialité d'amis prêts à confondre leurs intérêts et leurs efforts. -M. de Narbonne était beaucoup trop clairvoyant pour ne pas -s'apercevoir que sous cette affectation à paraître d'accord sur tous -les points, il y avait le plus complet et le plus redoutable -dissentiment. Qu'avait en effet entendu le cabinet français par son -imprudente communication? Il avait entendu qu'au lieu de la -coopération partielle stipulée par le traité de 1812, l'Autriche -serait tenue de fournir à la France la totalité de ses forces, -c'est-à-dire cent ou cent cinquante mille hommes; que pour pouvoir en -arriver là elle emploierait la forme qui lui était la plus commode à -cause de l'esprit de ses peuples, celle de la médiation, et que sur le -refus probable, même certain, des puissances, d'accepter les -propositions qu'on leur présenterait, l'Autriche entrerait en lutte -avec toutes ses armées, et se payerait de ses efforts par les -dépouilles de la Prusse. Or, c'était justement le contraire -qu'entendait M. de Metternich, sous des paroles copiées avec -affectation sur les nôtres. Il admettait en effet que le traité de -1812, borné à un secours de trente mille hommes, n'était plus -applicable aux circonstances; qu'il fallait intervenir avec cent -cinquante mille hommes, intervenir, comme le voulait la France, sous -la forme de la médiation armée, sommer les puissances belligérantes, -leur proposer un armistice, et puis peser sur elles pour leur faire -accepter les conditions qu'on aurait jugées bonnes. Or, bien qu'on dût -s'attendre à des prétentions assez peu modérées de la part de -l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse, l'Autriche était assurée -de les amener à céder par la seule menace d'unir ses forces aux -nôtres, et par conséquent n'avait guère la crainte de se trouver en -dissentiment avec elles. Il n'y avait réellement pour elle de -difficulté à prévoir que de la part de Napoléon, qui ne voulait ni -abandonner le grand-duché de Varsovie pour refaire la Prusse, ni -laisser abolir la Confédération du Rhin, ni surtout renoncer aux -départements anséatiques. Le poids des cent cinquante mille -Autrichiens devait donc être employé à peser sur lui, et sur lui seul. -L'alliance ainsi agrandie dans son but et ses moyens, mais convertie -en médiation, n'était plus qu'une contrainte qu'on lui préparait, en -se servant des propres termes de sa proposition. - -[En marge: M. de Narbonne cherche à faire expliquer plus clairement M. -de Metternich.] - -[En marge: Il lui demande ce qui adviendrait si la France n'était pas -d'accord avec l'Autriche sur les conditions de la paix.] - -[En marge: Efforts de M. de Metternich pour éluder cette question.] - -[En marge: Poussé à bout, M. de Metternich déclare que le médiateur -emploiera sa force contre quiconque se refuserait à une paix -équitable.] - -[En marge: Regret de l'un et de l'autre interlocuteur d'avoir poussé -les choses trop loin.] - -M. de Narbonne, sans aigreur ni emportement, plutôt avec le -persiflage d'un homme d'esprit qui ne veut pas être pris pour dupe, -chercha pourtant à faire expliquer M. de Metternich, et à lui arracher -une partie de son secret.--L'alliance, dit-il, ne sera plus limitée, -soit; l'Autriche jouera dans cette grande crise le rôle qui sied à sa -puissance, nous en sommes d'accord; elle interviendra non plus avec -trente mille hommes, mais avec cent cinquante mille, pour faire -accepter les conditions de la paix, mais quelles conditions?--Celles -dont nous serons convenus, répondit M. de Metternich, et sur -lesquelles nous vous pressons vainement de vous expliquer depuis trois -mois, celles dont nous espérions aujourd'hui même la communication de -votre part, et que vous nous faites attendre encore, ce qui rend notre -déclaration incomplète en un point essentiel, celui des conditions que -nous présenterons aux puissantes belligérantes en les sommant -d'accepter un armistice ou la guerre.--M. de Narbonne ici se trouvait -mis dans son tort par l'habile joueur auquel il avait affaire, et qui -n'avait en ce moment l'avantage que parce qu'il avait la raison de son -côté, la France n'osant pas avouer des conditions de paix qui dans -l'état des choses n'étaient pas avouables.--Mais, reprit M. de -Narbonne, si ces conditions, que je ne connais pas encore, n'étaient -pas telles que vous les désirez...--Là-dessus, M. de Metternich ne -voulant pas accomplir trop de choses en un jour, et se contentant du -terrain conquis, lequel était certes assez grand, puisque l'Autriche -était parvenue à convertir l'alliance en médiation armée, M. de -Metternich se hâta d'interrompre M. de Narbonne, et lui dit: Ces -conditions ne m'inquiètent pas ... Votre maître sera raisonnable ... -il n'est pas possible qu'il ne le soit pas ... Quoi! il risquerait -tout pour cette ridicule chimère du grand-duché de Varsovie, pour ce -protectorat non moins ridicule de la Confédération du Rhin, pour ces -villes anséatiques qui n'ont plus de valeur pour lui le jour où, -concluant la paix générale, il renonce au blocus continental!... Non, -non, ce n'est pas possible!...--M. de Narbonne, ne voulant pas -permettre à son adversaire de lui échapper, dit encore à M. de -Metternich: Mais supposez que mon maître pensât autrement que -vous, qu'il mît sa gloire à ne pas céder des territoires -constitutionnellement réunis à l'Empire, à ne pas renoncer à un -titre qu'on ne lui dispute que pour l'humilier, et qu'il voulût -conserver à la France tout ce qu'il avait conquis pour elle, alors -qu'adviendrait-il?--Il adviendrait ... il adviendrait, répliqua M. de -Metternich avec un mélange d'embarras et d'impatience, il adviendrait -que vous seriez obligés d'accorder ce que la France vous demande -elle-même, ce qu'elle a bien le droit de vous demander après tant -d'efforts glorieux, c'est-à-dire la paix, la paix avec cette juste -grandeur qu'elle a conquise par tant de sang, et qu'il n'entre dans -l'esprit de personne, même de l'Angleterre, de lui disputer.--Ici M. -de Narbonne insistant de nouveau, et lui disant: Mais enfin supposez -que mon maître ne fût pas raisonnable (du moins comme vous -l'entendez), supposez qu'il ne voulût pas de vos conditions, quelque -acceptables qu'elles vous paraissent, eh bien, comment comprenez-vous -en ce cas le rôle du médiateur?... Pensez-vous qu'il devrait employer -contre nous cette force que nous sommes convenus de porter de trente -mille hommes à cent cinquante mille?--Pressé d'en dire plus qu'il ne -voulait, M. de Metternich, toujours plus impatienté, finit par -s'écrier: Eh bien, oui! le médiateur, son titre l'indique, est un -arbitre impartial; le médiateur armé, son titre l'indique encore, est -un arbitre qui a dans les mains la force nécessaire pour faire -respecter la justice, dont on l'a constitué le ministre ...--Puis, -comme fâché d'en avoir trop dit, M, de Metternich ajouta: Bien entendu -que toute la faveur de cet arbitre est pour la France, et que tout ce -qu'il pourra conserver de partialité sera pour elle.--Mais enfin, dans -certains cas, vous nous feriez la guerre? reprit encore M. de -Narbonne.--Non, non, répondit M. de Metternich, nous ne vous la ferons -pas, parce que vous serez raisonnables.--Alors M. de Narbonne, -cherchant à rendre plaisante une conversation qu'il craignait d'avoir -rendue trop grave, dit à M. de Metternich: J'aime à croire que par la -nouvelle situation que vous avez prise, vous voulez gagner du temps, -et nous ménager le loisir de remporter quelque victoire ... Dans ce -cas, permettez-moi de n'avoir plus de doute, l'arbitre sera pour nous, -si c'est la victoire qui doit le décider.--Je compte sur vos -victoires, répondit M. de Metternich, et j'ai besoin d'y compter, car -il en faudra plus d'une pour ramener vos adversaires à la raison. -Mais, ne vous y trompez pas, le lendemain d'une victoire nous vous -parlerions avec plus de fermeté qu'aujourd'hui.-- - -[En marge: Grave faute d'avoir soi-même poussé l'Autriche à devenir -médiatrice.] - -M. de Metternich, poussé à bout, s'était exprimé avec une vivacité -qui prouvait à quel point son cabinet était résolu à soutenir le -système de paix auquel il s'était attaché, et ici éclatait tout -entière la grande faute que redoutaient avec raison MM. de -Caulaincourt, de Talleyrand, de Cambacérès, lorsqu'ils conseillaient -de ne point s'adresser à l'Autriche. À s'adresser à elle, il n'aurait -fallu le faire que décidés à accepter ses conditions, qui heureusement -pour nous étaient fort acceptables; mais si on ne voulait pas de ces -conditions, qu'elle avait assez clairement indiquées pour qu'il fût -facile de les deviner, il fallait alors gagner du temps, ne pas la -pousser à augmenter ses armements, ne pas lui demander plus de trente -mille hommes, ne pas même exiger qu'elle nous les fournît exactement, -se contenter de ce qu'elle ferait, quoi que ce fût, ajourner les -explications, et se hâter en attendant de rejeter les coalisés au delà -de l'Elbe, de l'Oder, de la Vistule, afin de les séparer tellement de -l'Autriche, qu'elle fût dans l'impossibilité de leur tendre la main. -Du reste, la faute était non pas à M. de Narbonne, envoyé pour la -commettre, choisi pour la commettre plus vite, plus complétement qu'un -autre, la faute était à Napoléon, à sa prétention de faire de -l'Autriche un instrument, quand elle ne pouvait plus l'être, et, en -voulant ainsi en faire un instrument, de lui mettre lui-même à la main -les armes qu'elle devait tourner bientôt contre nous. - -[En marge: Conséquences nombreuses et promptes de la faute commise.] - -Les conséquences de cette faute furent immédiates, et se -précipitèrent, on peut le dire, les unes sur les autres. À peine -l'Autriche avait-elle pris la position de médiateur armé par sa -déclaration du 12 avril, qu'elle profita du terrain acquis pour -s'avancer dans la voie qu'elle venait de s'ouvrir. Le roi de Saxe -était toujours à Ratisbonne, assailli des conseils, des menaces, des -sollicitations de tout le monde. La Prusse l'avait sommé de se joindre -à la coalition, lui promettant toutes sortes de dédommagements s'il se -joignait à elle, lui adressant toute espèce de menaces s'il s'y -refusait. Il avait décliné avec beaucoup de ménagement les offres de -la Prusse, en se fondant sur les engagements qu'il avait contractés -avec la France, et il avait adhéré aux vues de l'Autriche. Les -pourparlers de celle-ci pour l'amener à renoncer au grand-duché de -Varsovie n'avaient pas cessé. Cette fois elle avait un argument -nouveau à produire.--La France et l'Autriche venaient, disait-elle, de -se mettre d'accord. La France avait demandé la médiation de -l'Autriche, l'Autriche y avait consenti. On ne faisait donc rien que -de conforme aux vues de Napoléon, et on ôterait à celui-ci un grave -embarras en lui apportant la renonciation de la Saxe au grand-duché de -Varsovie. On rendrait ainsi la paix non-seulement facile, mais -certaine. D'ailleurs il fallait sauver le solide, c'est-à-dire la -Saxe, en sacrifiant le chimérique, c'est-à-dire la Pologne, et -renoncer à un rêve qui n'était plus de mise dans le temps -actuel.--Vaincu par ces raisons, Frédéric-Auguste, qui sentait -lui-même que les conquêtes n'étaient pas sa vocation, et qu'en -s'associant à un conquérant sorti de l'enfer des révolutions, il avait -accepté une association autant au-dessus de son génie que de sa -conscience, souscrivit à la renonciation qui lui était demandée, et la -signa le 15 avril, trois jours après la déclaration de médiation -armée faite par l'Autriche sur notre imprudente provocation. - -Mais ce n'était pas tout ce que l'Autriche souhaitait du roi de Saxe. -On savait que Napoléon allait arriver à Mayence, puis à Erfurt, pour -se mettre à la tête de ses armées, et qu'il pourrait d'un mouvement de -sa main reprendre le pauvre roi, retiré en Bavière, et lui faire -encore perdre l'esprit, la mémoire, le sentiment du vrai, en lui -promettant qu'il serait roi de Pologne. Cet enchanteur, à la fois -séduisant et terrible, devait passer trop près de Ratisbonne pour -qu'on y laissât le faible Frédéric-Auguste exposé à sa redoutable -influence. On insista de nouveau auprès de celui-ci pour qu'il se -rendît à Prague.--Les coalisés, lui disait-on, étaient entrés dans -Dresde, et là ils s'apprêtaient à gouverner le royaume de Saxe à la -façon du baron de Stein, à peu près comme on avait gouverné la -Vieille-Prusse, en persuadant aux peuples qu'ils étaient les maîtres -de leur sort, et qu'ils pouvaient se donner à qui ils voulaient, quand -leurs princes désertaient les intérêts de la commune patrie. Il -fallait donc qu'il se hâtât de venir à Prague, en lieu sûr, à une -petite journée de Dresde, d'où il administrerait son royaume comme -s'il y était, et sans courir aucune espèce de danger, ni de la part -des coalisés ni de la part des Français.-- - -[En marge: L'Autriche attire définitivement le roi de Saxe à Prague.] - -[En marge: Départ du roi de Saxe, et sa sortie de Ratisbonne.] - -Dans le moment même où l'on disait ces choses, le roi de Saxe avait -reçu la sommation envoyée de Paris, et reproduite par le maréchal Ney, -d'avoir à livrer sa belle cavalerie à ce maréchal qui en avait besoin -pour ouvrir la campagne. C'était demander à cet excellent roi presque -la vie. Il ressentait plus que personne la crainte des Cosaques, qui -faisaient peur à ceux qu'ils venaient secourir plus qu'à ceux qu'ils -venaient combattre. Trois mille cavaliers et artilleurs superbes, -escortant un trésor avec lequel on payait comptant de quoi les nourrir -chaque jour, étaient une sorte de garde au sein de laquelle ce roi -fugitif dormait en repos. En outre les chefs de ses troupes avaient -déclaré ne plus vouloir servir avec les Français. En présence de ces -circonstances, le comte de Marcolini, vieillard complaisant, de même -humeur que son maître, ayant un peu plus d'esprit mais beaucoup moins -d'honneur, et gouvernant ce maître par habitude, lui persuada que la -retraite à Prague était la seule résolution à prendre. Presque en même -temps le ministre de France, M. de Serra, insistant pour avoir une -réponse relativement à la cavalerie, Frédéric-Auguste saisi -d'épouvante, et plein de regrets de s'être mis dans de tels embarras -pour la chimère de ses ancêtres, se décida brusquement à partir. Il -avait auprès de lui un ministre éclairé, M. de Senft, qui l'avait -jusque-là maintenu dans l'alliance de la France, et qui avait joué à -Dresde le même rôle que M. de Metternich à Vienne, M. de Hardenberg à -Berlin, M. de Cetto à Munich. Il fut vaincu comme tous ces partisans -de l'alliance française, et céda. Sans avertir le ministre de France, -dans la nuit du 19 au 20 avril, la cour de Saxe partit pour Prague -dans une longue suite de voitures, au milieu de trois mille cavaliers -et artilleurs sortant de Ratisbonne le sabre au poing, la mèche -allumée, dans la crainte de rencontrer les Français, et prenant la -route de Lintz, afin de les éviter. M. de Serra reçut au dernier -moment une lettre pour l'Empereur, dans laquelle le bon -Frédéric-Auguste disait que sur l'invitation de l'Autriche, dont il -connaissait la parfaite entente avec la France, il se rendait à -Prague, mais toujours en restant l'allié fidèle du grand monarque qui -l'avait comblé de tant de bienfaits. - -[En marge: L'Autriche ramène son corps auxiliaire en Gallicie, et -décide que le corps polonais sera désarmé pour être conduit auprès de -l'armée française.] - -Lorsque cette nouvelle parvint à Vienne, l'empereur François et son -ministre M. de Metternich ne cachèrent guère leur joie de tenir enfin -un si précieux instrument de leurs desseins. Au même instant, croyant -n'avoir plus autant à se cacher, relativement au corps auxiliaire, ils -écrivirent au prince Poniatowski qu'il fallait évacuer Cracovie, et -rentrer dans les États autrichiens, car les hostilités allaient -recommencer, et on ne voulait pas attirer les Russes en Bohême en se -battant contre eux. On l'avertit de plus que pendant le trajet, les -armes des Polonais, des Saxons et des Français, seraient déposées sur -des chariots pour leur être ensuite restituées. Cet avis fut donné au -prince Poniatowski au moment même où lui arrivait de Paris l'ordre de -se préparer à rentrer en campagne, et à coopérer avec le corps -autrichien, qui allait recevoir de son côté les instructions de -Napoléon. Le prince Poniatowski s'était hâté de mander le tout à M. de -Narbonne, pour que cet ambassadeur lui expliquât ces énigmes -auxquelles il ne comprenait plus rien. - -[En marge: Vives explications de M. de Narbonne avec M. de Metternich -au sujet du roi de Saxe et du corps polonais.] - -M. de Narbonne apprenant la brusque fuite du roi de Saxe à Prague, la -retraite forcée du corps polonais, le projet de désarmer ce corps, et -l'espèce de défection du corps autrichien auxiliaire, reconnut dans -cet ensemble de faits le développement des desseins de l'Autriche, qui -moins gênée depuis qu'elle s'était hardiment constituée médiatrice, -d'un côté attirait le roi de Saxe à Prague pour apporter à son plan de -pacification l'adhésion si importante de ce prince, de l'autre -ramenait les troupes autrichiennes en arrière pour mettre un terme à -son rôle de puissance belligérante, et enfin faisait disparaître avec -le corps polonais les restes du gouvernement du grand-duché, retirés -sur la frontière de la Gallicie. En effet, depuis l'évacuation de -Varsovie, les ministres du grand-duché s'étaient réfugiés avec le -prince Poniatowski à Cracovie, où ils présentaient un dernier semblant -de gouvernement de Pologne. - -M. de Narbonne qui s'était constitué le surveillant assidu de la -politique autrichienne, courut de nouveau chez M. de Metternich, pour -lui demander compte de tant de singularités, qui venaient de se -produire presque en même temps. Il trouva M. de Metternich embarrassé -d'avoir à répondre à tant de questions, et presque fâché de ce que les -résultats qu'il désirait se fussent accomplis si vite. Commençant par -le roi de Saxe, M. de Metternich se hâta de dire à M. de Narbonne -qu'il leur était tombé en Bohême comme la foudre, et que personne -n'était plus surpris que l'empereur et lui de cette soudaine arrivée à -Prague.--Comme la foudre, soit, lui répondit M. de Narbonne, mais je -vous crois aussi habile que Franklin à la diriger.--Du reste -l'ambassadeur de France ne s'arrêta pas davantage à un sujet sur -lequel il n'aurait eu que des démentis à donner, ce qui n'était ni -séant ni politique, et il en vint tout de suite au point le plus -important, c'est-à-dire à la prétention qu'on avait de ramener le -corps polonais en Bohême, et de l'y désarmer, ce qui exigeait une -explication immédiate, car il pouvait survenir à Cracovie un conflit -entre le prince Poniatowski et le comte de Frimont, chargé du -désarmement, et même un éclat direct avec l'Autriche, si les ordres de -Napoléon au corps auxiliaire autrichien ne rencontraient que la -désobéissance. M. de Metternich ne voulant pas avouer l'arrangement -secret signé avec les Russes, s'excusa le plus adroitement qu'il put, -en disant que l'avis donné au prince Poniatowski était un avis tout -amical, qui ne l'obligeait à rien; qu'ayant rempli loyalement les -devoirs de compagnons d'armes envers les Polonais depuis la retraite -commencée en commun, on les prévenait de l'impossibilité où l'on -allait être de les soutenir; que les Russes approchaient en force, -qu'on ne voulait pas les attirer sur le territoire autrichien en les -combattant de nouveau, et se mettre d'ailleurs en contradiction avec -le rôle de médiateur qu'on venait de prendre à l'instigation de la -France; qu'on était donc résolu à rentrer en Gallicie où l'on espérait -n'être pas suivi, si on s'abstenait de toute hostilité, et que par -suite on avait offert au prince Poniatowski de s'y retirer avec les -Autrichiens, pour n'être pas fait prisonnier, ce qui entraînait -l'obligation de déposer momentanément les armes, car il n'était pas -d'usage de traverser en armes un territoire neutre. - -[En marge: Embarras de M. de Metternich, naissant de son rôle complexe -d'allié et de médiateur.] - -Telles furent les explications de M. de Metternich. Il y avait bien -des réponses à lui opposer, car s'il avait pris une position simple et -vraie, en nous conseillant ouvertement la paix, et en se chargeant sur -notre provocation du rôle de médiateur pour y travailler, il s'en -fallait qu'il eût osé prendre une position aussi franche à l'égard du -traité d'alliance. En effet, tout en le disant insuffisant dans -quelques-unes de ses dispositions, il ne contestait pas le principe de -l'alliance, et dès lors le concours des forces demeurait obligatoire, -au moins pour le corps auxiliaire autrichien. Il restait donc bien des -moyens de répondre à M. de Metternich, mais il eût été beaucoup plus -habile de le laisser dans l'idée qu'il pouvait remplir à la fois les -deux rôles de médiateur et d'allié, afin de lui imposer le plus -longtemps possible les obligations du rôle d'allié. Malheureusement M. -de Narbonne n'avait pas été envoyé dans cette intention, et il -persista à embarrasser son antagoniste.--Le traité d'alliance, lui -dit-il, existait encore; M. de Metternich en convenait, et mettait -même beaucoup de soins à le soutenir. À la vérité, on considérait ce -traité comme n'étant plus entièrement applicable aux circonstances, -mais en ce point seulement qu'un secours de trente mille hommes ne -paraissait plus proportionné à la gravité de la situation. Il n'en -résultait pourtant pas que le secours de trente mille hommes serait -lui-même refusé. Ces trente mille Autrichiens joints aux Polonais -pouvaient présenter une force de quarante-cinq mille hommes, qui -placés sur le flanc gauche des coalisés, leur porterait des coups -sensibles, ou du moins paralyserait par sa seule présence cinquante -mille de leurs soldats. Enfin Napoléon partant pour l'armée avait -annoncé qu'il donnerait bientôt des ordres au corps autrichien, en -vertu du traité du 14 mars 1812. Allait-on désobéir, déclarer que le -traité n'existait plus, le déclarer à l'Europe, à Napoléon lui-même? -Et puis ne songeait-on pas à l'honneur des armes? Allait-on se retirer -devant quelques mille Russes, car le corps de Sacken n'était pas de -plus de vingt mille hommes, et après être rentré ainsi timidement dans -ses frontières, irait-on s'y cacher, et désarmer ses propres alliés? -Était-ce là une conduite digne de l'Autriche? Ces alliés eux-mêmes -consentiraient-ils à remettre leurs armes, quand parmi eux surtout se -trouvaient des Français? Et s'ils refusaient de les remettre, les -désarmerait-on de vive force, ou bien les livrerait-on aux -Russes?...-- - -[En marge: M. de Metternich échappe à son embarras en considérant la -question du point de vue de la prudence.] - -Il n'y avait rien à répondre à ces observations, M. de Metternich -n'ayant eu encore que la hardiesse de se déclarer médiateur, et -n'ayant pas eu celle de dépouiller entièrement la qualité d'allié. -Aussi, évitant des questions trop embarrassantes, M. de Metternich se -porta sur un terrain où il lui était plus facile de se défendre, celui -de la prudence.--Qu'importaient à Napoléon, qui allait pousser de -front avec sa redoutable épée les maladroits coalisés venus au-devant -de lui, qu'importaient, dit M. de Metternich, quelques mille -Autrichiens et Polonais de plus à Cracovie? Pour une satisfaction -assez vaine, celle de compromettre l'Autriche (car au fond on ne -voulait pas autre chose), on allait la placer dans une position fausse -à l'égard des puissances belligérantes, auxquelles elle avait à se -présenter comme arbitre, rendre impossible son rôle de médiatrice, -l'exposer à un soulèvement de l'opinion publique si elle tirait un -coup de fusil contre les coalisés, lui faire peut-être perdre le timon -des affaires allemandes, qu'elle tenait déjà d'une main tremblante et -tourmentée. Si elle refusait ces trente mille hommes aujourd'hui, -c'était pour en offrir cent cinquante mille plus tard, lorsqu'on -serait convenu de conditions de paix acceptables, ce qui dépendait de -la France seule, et ce qu'elle pouvait même rendre instantané. Il -fallait d'ailleurs être raisonnable, et ne pas demander à l'Autriche -de se battre contre les Allemands pour les Polonais. Ce n'était pas là -une situation soutenable, dans l'état des opinions à Vienne, à Dresde, -à Berlin. Quant à l'honneur, on y avait songé, et si on voulait se -retirer, c'était parce qu'on était sûr d'avoir devant soi des forces -considérables. Quant aux Polonais, on offrait de les recevoir, de les -nourrir, et on ne le ferait que pour plaire à la France, car les -admettre en Gallicie c'était accepter déjà la plus incommode visite, -et ce serait s'exposer à la plus dangereuse que de les y laisser -armés. De plus leur souverain, le roi de Saxe, avait consenti à leur -désarmement momentané. Restait le bataillon français: eh bien, quant à -celui-là, on comprenait sa susceptibilité justifiée par tant -d'exploits! on ferait à Napoléon le sacrifice de respecter dans ces -quelques centaines d'hommes, sa gloire, celle de l'armée française, et -on violerait les principes en autorisant ce bataillon à demeurer en -armes sur un territoire neutre, car effectivement on avait, au su de -Napoléon, déclaré neutre le territoire de la Bohême pour empêcher les -Russes d'y pénétrer. - -[En marge: M. de Narbonne voyant le danger de pousser l'Autriche trop -vivement, s'arrête, et demande de nouvelles instructions à sa cour.] - -En abandonnant le terrain du droit pour se porter sur celui de la -prudence, M. de Metternich redevenait plus fort, et on ne pouvait -regretter qu'une chose, c'est que la situation ne lui permît pas -d'être plus franc, et que M. de Narbonne n'eût pas la permission -d'être plus modéré, car nous serions arrivés sur-le-champ à une -médiation équitable et acceptée de l'Europe entière. Quoi qu'il en -soit, M. de Narbonne reconnut tout de suite qu'on s'abusait en voulant -obtenir de l'Autriche un concours efficace avec nos conditions -sous-entendues de paix, et que la neutralité était tout ce qu'on -pourrait en attendre, et encore au prix de victoires promptes et -décisives. Il en fit part à M. de Bassano, en sollicitant des -directions nouvelles pour la situation si difficile dans laquelle il -se trouvait placé. Un nouveau fait que lui mandait de Munich notre -ambassadeur, M. Mercy d'Argenteau, révélait tout le travail de -l'Autriche pour amener des adhérents à son système de médiation armée. -Elle avait cherché à faire de la Bavière ce qu'elle avait fait de la -Saxe, une alliée de la France à double entente, alliée, si la France -acceptait une paix allemande, ennemie, si elle persistait à vouloir -une paix oppressive pour l'Allemagne. La Bavière, affamée de repos, -assaillie des cris du patriotisme germanique, avait prêté l'oreille -aux propositions de l'Autriche, et les avait presque admises, jusqu'au -moment où celle-ci, songeant à ses propres intérêts, lui avait -redemandé la ligne de l'Inn, ce qui entraînait pour la Bavière un -sacrifice de territoire, sans compensation possible. Au simple énoncé -de cette prétention, la Bavière était redevenue fidèle à la France, et -plusieurs indiscrétions calculées de sa part avaient appris à notre -légation que l'Autriche avait essayé sans succès de séduire l'un de -nos alliés allemands. Ces détails avaient été mandés à M. de Narbonne -à Vienne, à M. de Bassano à Paris. Ils confirmaient pleinement les -idées qu'on ne pouvait manquer de se faire en voyant agir la cour de -Vienne, et en l'entendant parler, c'est qu'elle cherchait à créer un -parti intermédiaire, pour parvenir à une paix à son gré, au gré de -l'Allemagne, et non au gré de Napoléon! Hélas! que n'acceptions-nous -une telle paix, qui ne retranchait rien à notre grandeur véritable, et -ne retranchait quelque chose qu'à cette grandeur chimérique et -impossible que Napoléon s'obstinait à défendre! - -[En marge: Napoléon apprend à Mayence tout ce qui s'était passé en -Autriche.] - -[En marge: Son irritation surtout par rapport au désarmement des -Polonais.] - -[En marge: Il défend au prince Poniatowski de livrer ses armes.] - -Ces faits si importants et si multipliés de la politique européenne -s'étaient passés du 1er au 20 avril, pendant que Napoléon préparait -son départ de Paris, en partait, arrivait à Mayence, et y donnait ses -premiers ordres. Rendu le 17 avril à Mayence, il s'était mis tout de -suite au travail, et pendant qu'il portait sur toutes choses son -regard ardent et sa main puissante, il avait arrêté au passage les -courriers diplomatiques allant et venant, et avait appris, non pas -complétement, car tous les courriers ne traversaient pas Mayence, mais -suffisamment, ce que nous venons de rapporter, et avait pu s'en faire -une idée au moins approximative. Ce qui l'avait le plus surpris, -c'était le brusque départ du roi de Saxe pour Prague, au moment où -l'armée française arrivait pour dégager ses États; c'était la -politique si compliquée de l'Autriche à l'égard de ce prince, et il -avait même supposé, ne sachant pas tout, que l'Autriche voulait -entraîner le malheureux Frédéric-Auguste à commettre des fautes, pour -le perdre dans l'affection de la France, et ôter à celle-ci tout motif -de lui conserver le grand-duché de Varsovie. La retraite du corps -autrichien lui avait paru moins obscure, et il avait vu que -l'Autriche, sans nier l'alliance, en repoussait les obligations. Mais -le désarmement des Polonais l'avait indigné, et il avait expédié un -courrier à Cracovie, pour enjoindre au prince Poniatowski de ne se -laisser désarmer à aucun prix, de rentrer, s'il le fallait, en -Pologne, d'y faire à tout risque la guerre de partisans, et de périr -plutôt que de remettre ses armes, ajoutant avec une véhémence et une -grandeur de langage qui n'appartenaient qu'à lui: _L'Empereur ne tient -nullement à conserver des hommes qui se seraient déshonorés_.--De -plus, il maintenait l'avertissement, donné au comte de Frimont, de se -tenir prêt à obéir à ses premiers ordres. - -[En marge: Ordre à M. de Narbonne de faire expliquer de nouveau -l'Autriche, sans provoquer toutefois un éclat.] - -Se servant de M. de Caulaincourt comme ministre des affaires -étrangères en l'absence de M. de Bassano, il écrivit à M. de Narbonne -qu'il ne comprenait pas la conduite de l'Autriche, ou plutôt qu'il -commençait à la trop comprendre, qu'il s'était laissé aller à la -confiance à son égard, mais qu'il s'apercevait qu'elle jouait double -jeu, et qu'elle ménageait à la fois ses ennemis et lui; que la -politique de cette puissance à l'égard de la Saxe était singulièrement -obscure, qu'il fallait tâcher d'en découvrir le secret, et chercher à -savoir si la place de Torgau, où s'était retirée l'infanterie saxonne, -serait ou non fidèle à la France, ce qu'il importait fort de -connaître dans un moment où l'on se préparait à opérer sur l'Elbe; -qu'il fallait encore faire expliquer l'Autriche sur ce qu'on avait à -attendre du corps auxiliaire, la forcer à dire s'il obéirait ou non, -et surtout lui bien persuader qu'elle devait renoncer au désarmement -des troupes polonaises. Napoléon, en un mot, recommandait à M. de -Narbonne de percer tous les mystères qui l'entouraient, mais sans -éclat, en ménageant le père de l'Impératrice, et en lui donnant, à lui -Napoléon, le temps de couper à Dresde, où il allait marcher, le noeud -gordien qu'on ne pouvait pas dénouer à Vienne. En même temps il -écrivit à M. de Bassano qui était resté à Paris, pour que celui-ci -montrât au prince de Schwarzenberg les nouvelles reçues, en lui -demandant compte de l'étrange contradiction qui se trouvait entre ses -paroles et les faits survenus à Cracovie. Le prince de Schwarzenberg -avait dit en effet à Napoléon que ses ordres seraient exécutés par le -comte de Frimont, et néanmoins tout à cette heure annonçait le -contraire. - -[En marge: Napoléon se propose de trancher avec son épée toutes les -difficultés de la situation.] - -Du reste c'étaient là pour Napoléon des sujets de peu d'inquiétude. -Ces embarras, ces ruses, il se promettait d'y mettre un terme -prochain, en débouchant bientôt en Saxe avec deux cent mille hommes -par toutes les issues de la Thuringe. À peine arrivé à Mayence, il y -avait employé son temps avec cette activité, cette intelligence sans -égales, qui en faisaient le premier administrateur du monde. Quoiqu'il -fût le plus obéi des hommes, et celui qui commandait le mieux, -quoiqu'il n'eût pas perdu un instant, il y avait dans les résultats -accomplis de nombreux mécomptes. Malgré l'ordre précis de n'expédier -des dépôts que des détachements bien organisés, bien vêtus, bien -armés, malgré la présence à Mayence et le zèle infatigable du vieux -duc de Valmy, il manquait encore à tous les corps beaucoup de matériel -et surtout beaucoup d'officiers. Mais dix ou quinze jours de travail -sur les lieux suffisaient à Napoléon pour tout réparer. - -[En marge: Activité que Napoléon déploie à Mayence pour fournir à ses -troupes ce qui leur manque.] - -[En marge: Objets qui manquaient et qu'il fallait se procurer.] - -Il commença par l'argent, dont on était entièrement dépourvu. La -trésorerie, en effet, interprétant trop à la rigueur l'ordre de -centraliser les caisses à Magdebourg, pour les mettre à l'abri des -surprises de la guerre, n'avait pas laissé de caisse à Mayence. -Quantité d'opérations administratives étaient arrêtées par cette seule -circonstance. Napoléon fit remédier à cette erreur. Il apportait -d'ailleurs sa caisse particulière, restée un secret pour tous ses -coopérateurs, et il en tira ce qu'il fallait pour les besoins -imprévus, toujours si fréquents à la guerre. Des officiers de la ligne -ou de la garde revenus de Russie après avoir tout perdu, attendaient -encore leur indemnité. On la leur compta immédiatement. Beaucoup de -détachements arrivaient les uns avec une simple veste, les autres avec -leur habillement entier, mais avec un armement incomplet. Les objets -manquants ou n'étaient point encore confectionnés, ou étaient en route -à la suite des corps. Les régiments provisoires notamment, qu'on avait -composés, comme nous l'avons dit, avec des bataillons épars, étaient -les plus mal pourvus, faute d'une administration commune. Ils -n'avaient ni drapeaux, ni musique, ni souvent les objets d'équipement -les plus indispensables. Les officiers manquaient dans ces régiments, -et surtout dans les régiments de cohortes, qui étaient commandés -presque en entier par des officiers tirés de la réforme. Le matériel -de l'artillerie en canons était arrivé, mais le harnachement et -beaucoup d'autres objets n'avaient pas suivi. Les chevaux de trait -étaient en nombre insuffisant. La cavalerie, ainsi qu'il était facile -de le prévoir, était la plus en arrière de toutes les armes. -Indépendamment de celle que le général Bourcier réorganisait en -Hanovre avec des chevaux pris en Allemagne, et avec des hommes -revenant de Russie, le duc de Plaisance recueillait dans tous les -dépôts du Rhin ce qui était prêt à servir, et devait le conduire en -régiments provisoires à la grande armée; et ici encore c'étaient les -chevaux qui constituaient la plus grosse difficulté. - -Napoléon pourvut à tout avec son activité et son argent comptant. Des -officiers envoyés de tous les côtés allaient accélérer le transport de -ce qui était resté sur les routes, en payant et en requérant des -charrois extraordinaires. Le pays sur les bords du Rhin, et sur ceux -du Main, étant riche en toutes choses, Napoléon fit amener à prix -d'argent les ouvriers et les matières, et de plus chargea les -régiments, en leur avançant des fonds, de se pourvoir eux-mêmes de ce -dont ils avaient besoin, ce qu'ils firent avec empressement et succès. -Les chevaux abondant dans la contrée, on courut en acheter jusqu'à -Stuttgard, et on en trouva beaucoup soit de trait, soit de selle. -Quant aux officiers, dont il avait été appelé un grand nombre -d'Espagne, et qui arrivaient par les voitures publiques, Napoléon les -employait sur-le-champ. Lorsque cette source était insuffisante, il -se faisait désigner, dans des revues qu'il passait en personne, les -individus capables de remplir les grades vacants, leur délivrait des -brevets sans attendre le travail des bureaux de la guerre, et les -faisait reconnaître le jour même dans les régiments. Il avait dit -qu'il ne serait plus l'empereur Napoléon, mais le général Bonaparte, -et il tenait parole. Il avait réduit ses propres équipages au plus -strict nécessaire, et exigé que tous les généraux suivissent son -exemple.--Il faut que _nous soyons légers_, disait-il, car nous aurons -beaucoup d'ennemis à battre, et nous ne le pourrons qu'en nous -multipliant, c'est-à-dire en marchant vite.-- - -Animant ainsi tout de sa présence, dès qu'un régiment avait ce qu'il -lui fallait, sous le double rapport du matériel et du personnel, il -l'envoyait rejoindre ou le maréchal Ney à Wurzbourg, ou le maréchal -Marmont à Hanau, ou la garde impériale à Francfort. La garde en -particulier exigeait les plus grands soins, car la partie valide était -sur l'Elbe avec le prince Eugène, les débris à réorganiser étaient -répandus entre Fulde et Francfort, et tout ce qui était de nouvelle -levée couvrait les routes de Paris à Mayence. Les cavaliers amenaient, -outre le cheval qu'ils montaient, deux chevaux de main pour leurs -camarades revenus démontés de Russie. Napoléon s'occupa de réunir ces -éléments, et, grâce à lui, l'organisation de ces divers corps d'armée -fut singulièrement accélérée. Le corps du général Lauriston, -exclusivement composé de cohortes, avait déjà rejoint le prince Eugène -sur l'Elbe. Ceux des maréchaux Ney et Marmont étaient prêts à entrer -en campagne. Le corps du général Bertrand débouchait sur Augsbourg, et -y trouvait l'artillerie que Napoléon lui avait envoyée pour le -dispenser de la traîner à travers les Alpes, de l'argent pour acheter -en Bavière deux mille chevaux de trait, et les trois mille recrues -destinées d'abord aux cadres revenus de Russie, mais définitivement -attribuées au corps arrivant d'Italie. Tout s'accomplissait si vite, -jusqu'à l'éducation des hommes, qu'on faisait chaque jour arrêter les -troupes en marche, pour répéter les manoeuvres que Napoléon avait -spécialement recommandées, et qui consistaient à former le bataillon -en carré, à le déployer en ligne, puis à le reployer en colonne -d'attaque. - -Ce n'est pas ainsi assurément qu'on peut créer de bonnes armées. Mais -quand, par suite d'une politique sans mesure, on s'est condamné à tout -faire vite, il est au moins heureux de savoir apporter à l'exécution -des choses cette prodigieuse rapidité. - -[En marge: Singulier accord entre le génie de Napoléon et celui de la -nation française.] - -D'ailleurs, il faut le dire, par son génie particulier la nation -française se prêtait merveilleusement aux fautes de Napoléon, et était -même une séduction pour l'entraîner à les commettre. Cette nation -prompte, intelligente et héroïque, qui depuis les premiers temps de -son histoire n'a cessé d'être en guerre avec l'Europe, qui pendant -vingt-deux ans de révolution, de 1792 à 1815, ne s'est pas reposée un -jour, tandis que les nations avec lesquelles elle était successivement -aux prises se reposaient tour à tour, est la seule peut-être au monde -dont on puisse en trois mois convertir les enfants en soldats. En -1813, la chose était plus facile que jamais. Napoléon possédait des -sous-officiers, des officiers et des généraux consommés, qui avaient -pratiqué vingt ans la guerre, qui avaient en eux-mêmes et en lui une -confiance sans bornes, qui, tout en lui gardant rancune du désastre de -Moscou, voulaient réparer ce désastre, et il ne leur fallait pas -beaucoup de temps pour s'emparer de cette jeunesse française, et la -remplir de tous les sentiments dont ils étaient animés. Avec de tels -éléments on pouvait encore accomplir des prodiges. Il ne restait qu'un -voeu à former, c'est que tout ce sang généreux ne fût pas versé -uniquement pour ajouter un nouvel éclat à une gloire déjà bien assez -éclatante, et qu'il servît aussi à sauver notre grandeur, non pas -cette folle grandeur qui se piquait d'avoir des préfets à Rome et à -Hambourg, mais cette grandeur raisonnable qui consistait à nous -asseoir définitivement dans les limites que la nature nous a tracées, -et que notre révolution de 1789, joignant à la promulgation de -principes immortels l'achèvement de notre territoire national, nous -avait glorieusement conquises! Suivons ces tristes événements, et on -verra à quelles épreuves nous étions encore réservés. - -Napoléon avait calculé qu'en laissant environ 30 mille hommes à -Dantzig et à Thorn, 30 mille à Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, ce -qui faisait 60 mille hommes pour les places de la Vistule et de -l'Oder, le prince Eugène, renforcé par le corps du général Lauriston -qui lui avait été envoyé en mars, pourrait réunir 80 mille combattants -sur l'Elbe. Il espérait déboucher avec 150 mille de la Thuringe, en -recueillir en passant 50 mille venant d'Italie, et aller ainsi avec -200 mille hommes donner la main aux 80 mille du prince Eugène. C'était -plus qu'il n'en fallait pour accabler les 150 mille soldats dont les -Russes et les Prussiens se flattaient de disposer à l'ouverture de la -campagne. Venaient ensuite les trois armées de réserve, l'une en -formation en Italie, l'autre à Mayence, la troisième en Westphalie, -lesquelles devaient être prêtes en juin ou juillet. Il y avait là de -quoi tenir tête, et aux ennemis présents qu'on allait avoir sur les -bras au printemps, et aux ennemis futurs que l'été ou la politique de -l'Autriche pouvait amener en ligne quelques mois après. - -[En marge: État exact des armées de Napoléon au moment de l'entrée en -campagne.] - -Comme il arrive toujours, il y avait du mécompte, non pas précisément -dans le nombre des troupes réunies, mais dans l'époque de leur -réunion, ce qui devait priver Napoléon d'une partie des forces sur -lesquelles il avait compté pour le début des hostilités. Ainsi, au -lieu de 280 mille hommes de troupes actives dans les derniers jours -d'avril, ou les premiers jours de mai, c'étaient 200 mille hommes -qu'il allait avoir sous la main, mais 200 mille réellement présents au -drapeau, et c'était du reste assez pour reconduire promptement sur -l'Elbe et sur l'Oder, même sur la Vistule, les ennemis imprudents qui -étaient venus le braver de si près. Voici l'état et la distribution de -ses forces, à la fin d'avril, au moment où les opérations allaient -commencer. - -[En marge: Forces du prince Eugène, placé au confluent de l'Elbe et de -la Saale, pour y attendre Napoléon.] - -[En marge: Au lieu de 80 mille hommes, le prince Eugène n'en peut -réunir que 62 mille, mais tous présents au drapeau.] - -Le prince Eugène après avoir laissé 27 à 28 mille hommes à Dantzig, 32 -ou 33 mille dans les autres places de la Vistule et de l'Oder, ce qui -faisait les 60 mille dont nous venons de parler, avait à peu près 80 -mille hommes de troupes actives, mais point assez disponibles pour -les amener toutes à la rencontre de Napoléon, quand celui-ci -déboucherait en Saxe. Ainsi le prince Poniatowski, rejeté vers les -frontières de la Bohême, était séparé du prince Eugène par la masse -entière des coalisés, qui avaient passé l'Elbe sur plusieurs points. -De tout ce qu'il y avait de Polonais à notre service on n'avait pu -recueillir que la division Dombrowski, forte d'environ 2 mille -fantassins et de 1500 cavaliers, et occupée actuellement à se -réorganiser à Cassel. Du corps de Reynier, depuis la séparation des -Saxons, il restait la division française Durutte, qui avait été de 15 -mille hommes, et qui était encore de 4 mille après avoir fait la -campagne de 1812, en Pologne, il est vrai, et point en Russie. Les 28 -mille hommes de la division Lagrange et du corps de Grenier étaient -réduits à 24 mille par les combats journaliers avec les Prussiens et -les Russes. Ces trois divisions (car le corps de Grenier avait été -divisé en deux), placées sous les ordres supérieurs du maréchal -Macdonald, et confiées directement aux généraux Fressinet, Gérard et -Charpentier, présentaient, après un hiver passé devant l'ennemi, une -troupe excellente. Enfin le corps du général Lauriston, qui aurait dû -être de 40 mille combattants, n'était plus, par suite des maladies et -du retard de plusieurs cohortes, que de 32 mille, mais tous hommes -faits, et commandés par des divisionnaires du plus grand mérite, tels -que le général Maison par exemple. De ce corps il avait fallu détacher -encore la division Puthod, afin de couvrir le bas Elbe, en attendant -que les maréchaux Davout et Victor avec leurs bataillons réorganisés, -pussent l'un reprendre Hambourg, l'autre occuper Magdebourg. Toutefois -parmi ces bataillons réorganisés, il y en avait huit, ceux du maréchal -Victor, qui étaient restés jusqu'ici à la disposition du prince -Eugène, et qui gardaient Dessau, point fort important puisqu'il était -placé à peu de distance du confluent de l'Elbe et de la Saale, et que -c'était derrière ces deux cours d'eau que le prince Eugène et Napoléon -devaient opérer leur jonction. (Voir la carte nº 58.) Ce prince avait -enfin la cavalerie remontée en Hanovre, qui arrivait lentement, et 3 -mille hommes de la garde impériale, qu'il devait bientôt rendre à la -grande armée. C'est par suite de ces détachements, de ces retards, de -ces réductions, que le prince Eugène ne pouvait venir joindre Napoléon -qu'avec 62 mille hommes environ, au lieu de 80 mille dont il aurait pu -disposer, s'il n'avait été séparé du prince Poniatowski, s'il n'avait -été obligé d'envoyer la division Puthod sur le bas Elbe, et si ses -corps n'avaient fait pendant l'hiver quelques pertes inévitables. Mais -ces 62 mille hommes étaient tous présents sous les armes, très-animés, -et très-bien commandés. Ils étaient répandus sur l'Elbe depuis -Wittenberg jusqu'à Magdebourg, prêts à étendre la main derrière la -Saale, pour se joindre à Napoléon, qu'ils attendaient avec impatience. -Ils avaient tout récemment si bien reçu les Prussiens et les Russes en -avant de Magdebourg, qu'ils les avaient rendus fort circonspects. - -Sur le Main Napoléon avait espéré réunir 150 mille hommes, et 200 -mille après sa jonction avec le général Bertrand. Il avait supposé que -le maréchal Ney pourrait avoir 60 mille hommes, le maréchal Marmont -40, le général Bertrand 50, et que la garde n'en compterait pas moins -de 40. En ajoutant à ces forces environ 10 mille hommes des petits -princes allemands, il devait atteindre le chiffre de 200 mille -combattants au moment de son apparition en Saxe. Voici les réductions -qu'il avait encore subies en passant de l'espérance à la réalité. - -[En marge: Forces du maréchal Ney, qui au lieu de 60 mille hommes, -n'en peut avoir que 48 mille à l'ouverture des hostilités.] - -Le maréchal Ney, au lieu de 60 mille hommes, n'en avait que 48 mille, -parce que les Wurtembergeois et les Bavarois lui manquaient, et -surtout parce qu'il n'avait pu attirer à lui la cavalerie saxonne. Il -possédait quatre belles divisions d'infanterie française, formées avec -des cohortes et des régiments provisoires, ayant en fait d'instruction -deux mois d'avance sur les autres, et, depuis plus d'un mois et demi, -exercées sous ses yeux autour de Wurzbourg. Elles comprenaient environ -42 mille fantassins présents au drapeau, et en attendaient encore 7 à -8 mille. Napoléon y avait joint ceux des alliés qui avaient été les -plus obéissants, parce qu'ils étaient les plus rapprochés de nous, les -Hessois, les Badois, les Francfortois, au nombre de 4 mille hommes -sous le général Marchand. Quinze cents artilleurs, et 500 hussards qui -composaient toute sa cavalerie, portaient son corps à 48 mille hommes, -ainsi que nous venons de le dire. - -[En marge: Forces du maréchal Marmont, qui au lieu de 40 mille hommes, -en a 32 mille.] - -Le second corps du Rhin qui s'organisait à Hanau, sous le maréchal -Marmont, ne s'élevait pas à 40 mille hommes, comme on l'avait supposé, -mais à 32 mille, beaucoup de détachements étant encore en retard. La -troisième des divisions de ce corps, celle du général Teste, ayant -trop d'hommes en arrière, s'était vue obligée de les attendre avant de -rejoindre la grande armée. Elle devait, dès qu'elle serait complétée, -aller en Hesse pour veiller sur la royauté menacée du roi Jérôme, -recueillir en passant la division Dombrowski, et se réunir ensuite sur -l'Elbe au corps dont elle était destinée à faire partie. Les trois -divisions restantes offraient 26 ou 27 mille combattants, parmi -lesquels le beau corps d'infanterie de marine, et à leur tête -d'illustres divisionnaires, tels que les généraux Compans et Bonnet. -Ce dernier était celui qui s'était signalé en Espagne, ce qui prouve -que Napoléon tirait de cette contrée tout ce qu'il y avait de mieux -pour l'opposer à la nouvelle coalition. - -[En marge: La garde impériale n'a que 15 mille hommes de prêts sur 40 -mille.] - -Enfin la garde impériale, qui devait s'élever à plus de 40 mille -hommes, était loin d'être prête, malgré l'activité que Napoléon avait -déployée pour la réorganiser. Il y avait environ 3 mille soldats de -vieille garde, 8 à 9 mille de jeune garde, les uns et les autres en -état de partir, plus 3 mille cavaliers, et ce qu'il fallait -d'artilleurs pour servir cent bouches à feu. Ces 15 à 16 mille hommes -devaient recueillir les 3 mille hommes que le prince Eugène avait -auprès de lui, et laissaient derrière eux 25 mille hommes en route, -lesquels allaient bientôt se former à Mayence, à Hanau, à Wurzbourg, -quand on leur aurait fait place. - -[En marge: Le corps du général Bertrand est celui qui présente le -moins de mécompte; il compte 45 mille hommes sur 50.] - -Le général Bertrand était celui qui avait éprouvé le moins de -mécomptes dans la composition de son corps d'armée. Il amenait quatre -divisions d'infanterie, dont trois françaises et une italienne, -comprenant 36 à 37 mille fantassins et 2,500 artilleurs. Au lieu de 6 -mille cavaliers qu'il s'était flatté d'avoir, il n'avait pu en réunir -que 2,500, le 19e de chasseurs et deux régiments de hussards en -formation à Turin et à Florence n'ayant pu être prêts à temps. -Ajoutant à cet effectif 3 mille conscrits qu'il venait de recueillir à -Augsbourg, il avait à peu près 45 mille hommes, bien disposés et plus -instruits que le reste de la nouvelle armée, parce qu'ils se -composaient de vieux cadres, et de conscrits comptant un an ou deux -d'instruction. Le général Bertrand n'ayant jamais commandé des -troupes, Napoléon lui avait donné pour le seconder le général Morand, -l'ancien compagnon de Friant et de Gudin dans le 1er corps, et l'un -des meilleurs généraux de l'armée. Napoléon ne pouvait pas lui laisser -quatre divisions, la plupart des maréchaux n'en ayant que trois. Il -lui attribua les divisions Morand et Peyri (celle-ci italienne), qui -se trouvaient en avant des autres, et destina au maréchal Oudinot les -divisions Pactod et Lorencez, qui étaient restées en arrière. Les -Wurtembergeois et les Bavarois, quand on pourrait les amener, devaient -fournir une troisième division, les premiers au général Bertrand, les -seconds au maréchal Oudinot. - -[En marge: Napoléon, avec le prince Eugène, pouvait néanmoins réunir -200 mille hommes le jour des premières hostilités, ce qui était -suffisant pour battre les coalisés.] - -[En marge: Enthousiasme des jeunes soldats de Napoléon.] - -En tenant compte de ces diverses réductions, Napoléon pouvait, avec -les 48 mille hommes du maréchal Ney, avec les 27 mille du maréchal -Marmont, avec les 15 mille de la garde et les 45 mille du général -Bertrand, déboucher en Saxe à la tête de 135 mille hommes et de 350 -bouches à feu, donner la main au prince Eugène qui l'attendait sur -l'Elbe avec 62 mille hommes et 100 bouches à feu, et opposer ainsi à -l'ennemi 200 mille combattants, véritablement présents au drapeau. Ces -200 mille combattants devaient être bientôt complétés par 50 mille -autres, et suivis de trois armées de réserve, qui porteraient le total -de nos forces à 400 mille soldats au moins. C'était un résultat -prodigieux, quand on songe que Napoléon n'avait eu que trois mois pour -réunir ces éléments dispersés, ou presque détruits, c'était même un -résultat peu croyable. Aussi les Allemands, dont la haine s'exhalait -en railleries autant qu'en cris de rage, publiaient-ils des -caricatures dans lesquelles ils représentaient des détachements de -soldats qui après être sortis de Mayence par une porte y rentraient -par l'autre, afin de simuler une suite incessante de troupes passant -le Rhin. Mais en voyant aujourd'hui les corps français défiler en -longues colonnes de Mayence sur Francfort, de Francfort sur Fulde ou -Wurzbourg, il fallait bien y croire, et les craindre. Il est vrai que -les attelages de l'artillerie étaient composés de jeunes chevaux, -presque tous blessés à cause de leur âge, et de l'inexpérience des -conducteurs, que la cavalerie était presque nulle, que les maréchaux -Ney et Marmont avaient chacun 500 hommes à cheval pour s'éclairer, le -général Bertrand 2,500; il est vrai que pour former une réserve de -grosse cavalerie capable de charger en ligne, il fallait se contenter -de 3 mille chasseurs et grenadiers à cheval de la garde, de 4 à 5 -mille hussards et cuirassiers amenés du Hanovre par le général -Latour-Maubourg, et presque tous montés sur des chevaux qui avaient à -peine l'âge du service; mais c'était l'esprit qui animait l'ensemble -sur lequel il fallait compter. Ces généraux, ces officiers, les uns -venant d'Espagne ou d'Italie, les autres échappés miraculeusement de -Russie et apaisés après un moment d'irritation, étaient indignés de -voir, non pas la gloire de la France, mais sa puissance mise en doute, -étaient résolus pour la rétablir à des efforts extraordinaires, et -tout en blâmant la politique qui les condamnait à ces efforts -désespérés, avaient tellement communiqué leur esprit à leurs jeunes -soldats, que ceux-ci naguère arrachés avec peine à leurs familles, -montraient une ardeur singulière, et poussaient le cri de Vive -l'Empereur! chaque fois qu'ils apercevaient Napoléon, Napoléon -l'auteur des guerres sanglantes dans lesquelles ils allaient tous -périr, l'auteur détesté par leurs familles, naguère encore détesté par -eux-mêmes, et tous les jours blâmé hautement dans les bivouacs et les -états-majors: noble et touchante inconséquence du patriotisme au -désespoir! - -[En marge: Napoléon, après avoir mis la dernière main à ses -préparatifs, quitte Mayence le 26 avril.] - -Napoléon ayant mis la dernière main à ses préparatifs, quitta Mayence -le 26 avril, visita successivement Wurzbourg et Fulde, et se rendit à -Weimar, où l'avait précédé le maréchal Ney avec ses jeunes et -vaillantes divisions. Son plan, conçu avec la rapidité et la sûreté -ordinaires de son coup d'oeil, consistait à laisser les coalisés, déjà -portés au delà de l'Elbe, s'avancer autant qu'ils voudraient, même -jusque sur la haute Saale, puis à se diriger lui-même sur Erfurt et -Weimar, à dénier derrière la Saale comme derrière un rideau -(expression de ses dépêches), à joindre le prince Eugène vers -Naumbourg ou Weissenfels, à passer ensuite cette rivière en masse, et -à prendre avec 200 mille hommes l'ennemi en flanc, dans les environs -de Leipzig. Si la fortune le secondait, il pouvait obtenir de ce plan -les plus importants résultats. Il pouvait après avoir vaincu les -coalisés dans une grande bataille, en prendre un bon nombre, rejeter -ceux qu'il n'aurait pas pris au delà de l'Elbe et de l'Oder, débloquer -ses garnisons de l'Oder, rentrer vainqueur dans Berlin, se remettre en -communication avec Dantzig, et montrer plus terrible que jamais le -lion qu'on avait cru abattu. - -[En marge: Napoléon fait descendre la Saale à ses troupes, tandis -qu'il la fait remonter par celles du prince Eugène, afin d'opérer la -jonction des deux armées à Weissenfels.] - -Dans ces vues, il avait fait marcher en tête le maréchal Ney, et -l'avait dirigé sur Erfurt, Weimar et Naumbourg, pour occuper tous les -passages de la Saale, avant que l'ennemi eût le temps de s'en emparer. -(Voir les cartes n{os} 34 et 58.) Il lui avait même enjoint d'occuper -les passages si connus de Saalfeld, d'Iéna, de Dornbourg, de ne point -franchir la Saale, de la garder seulement, et il avait attiré à lui le -général Bertrand suivi à peu de distance du maréchal Oudinot, par -Bamberg et Cobourg sur Saalfeld. Les rois de Bavière et de Wurtemberg, -moins incertains dans leur conduite, le premier depuis les intrigues -avortées de l'Autriche, le second depuis le prodigieux développement -de nos forces, avaient enfin mis en mouvement six ou sept mille hommes -chacun, de manière à fournir deux divisions de plus, l'une pour le -général Bertrand, l'autre pour le maréchal Oudinot, ce qui devait -porter nos forces concentrées à environ 212 mille hommes. Napoléon -avait en même temps ordonné au prince Eugène de s'avancer en masse -dans la direction de Dessau, assez près du point où la Saale et l'Elbe -se confondent, et de remonter la Saale jusque vers Weissenfels. (Voir -la carte nº 58.) Quant à lui, il suivait le maréchal Ney et le général -Bertrand, avec la garde et le corps du maréchal Marmont. Le 26 il -était à Erfurt, le 28 à Eckartsberg, près du célèbre champ de bataille -d'Awerstaedt. Il avait commandé partout d'immenses approvisionnements, -à Wurzbourg qui appartenait au frère de l'empereur François, à Erfurt -qui appartenait à la France, à Weimar, à Naumbourg qui appartenaient -aux maisons de Saxe. Il avait vaincu à force d'argent le patriotisme -germanique, un peu moins ardent dans ces contrées que dans les autres. -Il pouvait donc espérer que ses soldats vivraient sans être réduits à -commettre de trop grands désordres. Son opération délicate en ce -moment c'était ce double mouvement le long de la Saale, consistant -pour lui à la descendre, pour le prince Eugène à la remonter, et dont -le résultat devait être de réunir en une seule masse les 212 mille -hommes dont il disposait. Mais les coalisés, quoique placés bien près -de lui, n'étaient ni assez avisés ni assez alertes pour deviner sa -manoeuvre et la déjouer. Ils étaient pourtant bien proche, et d'un -seul pas auraient pu l'interrompre et la faire échouer. - -[En marge: Armée des coalisés au moment de l'entrée en campagne.] - -[En marge: Forces des Russes.] - -Jusque-là ils avaient fait de leur mieux pour employer le temps -utilement, mais n'y avaient pas aussi bien réussi que Napoléon. -L'armée russe, comme on l'a vu, avait presque autant souffert que nous -pendant la retraite de Moscou, et ne comptait pas plus de 100 mille -hommes, qu'elle avait eu à peine le loisir de recruter, et qui -étaient dispersés depuis Cracovie jusqu'à Dantzig. Vingt mille Russes -environ sous les généraux Sacken et Doctoroff étaient opposés aux -Polonais et aux Autrichiens autour de Cracovie; 20 mille étaient -restés devant Thorn et Dantzig; 8 à 9 mille couraient sur le bas Elbe -vers Hambourg et Lubeck, sous Tettenborn et Czernicheff; 10 mille -avaient suivi Wittgenstein au delà de Berlin, et, avec le corps -prussien d'York, observaient Magdebourg; 12 mille, dont la plus grande -partie en cavalerie, avaient, sous Wintzingerode, passé l'Elbe à -Dresde; 30 mille enfin, composant le corps principal et consistant -dans la garde, les grenadiers et le reste de l'armée de Kutusof, -étaient demeurés sur l'Oder avec le quartier général. - -[En marge: Forces des Prussiens.] - -Les Prussiens avaient reconstitué leur armée avec une promptitude qui -tenait à une organisation secrètement et longuement préparée. Les -traités qui les liaient à Napoléon les obligeaient à n'avoir sous les -armes que 42 mille hommes, dont ils avaient dû nous donner 20 mille -pour faire avec nous la dernière campagne, et sur ces 20 mille plus -d'un tiers avaient péri. Mais ils avaient entretenu des cadres -nombreux, et laissé en congé dans les villes et les campagnes des -soldats tout formés, qui n'attendaient qu'un signal pour revenir sous -les drapeaux. Ils avaient pu par ce moyen et par les levées spontanées -de la jeunesse prussienne, réunir 120 mille hommes, dont 60 mille de -troupes actives, parfaitement instruites, environ 40 mille hommes de -troupes en formation destinées à rejoindre les premières, et environ -20 mille dans les places. Ils espéraient porter cet armement à 150 -mille hommes, dont 100 mille en ligne, à condition de recevoir bientôt -des subsides anglais. La jeunesse des écoles et du commerce -remplissait les bataillons de chasseurs à pied, annexés aux régiments -d'infanterie; la jeunesse noble ou riche entrait dans les chasseurs à -cheval, annexés à chaque régiment de cavalerie. - -[En marge: Pour les premières opérations, les coalisés ne peuvent -guère réunir au delà de 110 mille hommes sur un même champ de -bataille.] - -Pour l'instant, en défalquant ce qu'il avait fallu laisser sur les -derrières, ou employer au blocus des places, ou envoyer en courses -lointaines vers les extrémités de leur ligne, les coalisés avaient à -présenter sur le champ de bataille, à leur droite le corps prussien -d'York, qui depuis sa défection n'avait pas quitté le corps russe de -Wittgenstein, et réuni à ce dernier formait une masse de 30 mille -hommes; à leur centre le corps de Wintzingerode de 12 à 15 mille -hommes de cavalerie et d'infanterie légères, marchant à l'avant-garde; -en seconde ligne et toujours à leur centre, Blucher avec 26 mille -Prussiens, Kutusof avec 30 mille Russes; à leur gauche enfin, mais -hors de portée, 10 ou 12 mille hommes sous le général Sacken, -c'est-à-dire un total de 110 à 112 mille combattants. Ce n'était pas -beaucoup pour tant de hardiesse, de présomption, de promesses -magnifiques répandues dans toute l'Europe pour la soulever contre -nous. - -[En marge: Les coalisés avaient vainement attendu le concours de -Bernadotte.] - -Les coalisés avaient compté sur un secours qui se faisait encore -attendre, c'était celui du prince Bernadotte. Dans l'entrevue d'Abo, -le futur roi de Suède était convenu avec Alexandre de concourir aux -efforts de la coalition au moyen d'un corps de 30 mille Suédois, -auxquels s'adjoindraient 15 ou 20 mille Russes dont il aurait le -commandement. Les Anglais pour faciliter la composition de cette armée -avaient accordé un subside de 25 millions de francs. Le prix de la -guerre faite à la France était, comme on l'a vu, la Norvége. Les -Anglais, pour enchaîner le prince Bernadotte au moyen d'un pacte pour -ainsi dire infernal, voulaient ajouter à la Norvége la Guadeloupe, -l'une des dépouilles de la France. Néanmoins il ne se pressait guère -de remplir ses engagements, et songeait avant tout à envoyer ses -troupes en Norvége, pour se saisir du prix promis à sa défection. On -cherchait à l'en dissuader, surtout par ménagement pour le Danemark, -qu'on espérait amener à la coalition en lui offrant un dédommagement -soit en Poméranie, soit dans les territoires anséatiques. Le prince -royal de Suède n'écoutait guère ces remontrances, et persistait à ne -s'occuper que de la Norvége. Aussi la coalition était-elle pleine de -défiances à son égard, défiances assez concevables, car, même en ce -moment, de nombreux émissaires se succédant à Paris affirmaient que le -parti de l'ancien maréchal Bernadotte n'était pas pris, et que, -moyennant quelques avantages, on pourrait le ramener à de meilleurs -sentiments envers la France. - -[En marge: Bien que les coalisés se fussent avancés fort témérairement -au delà de l'Elbe, il leur était impossible de reculer, et ils -devaient combattre où ils étaient.] - -[En marge: La mort de Kutusof laisse le champ libre à tous les esprits -ardents qui conseillaient l'offensive.] - -Privés de ce secours, privés de celui de l'Autriche, qui ne s'était -pas encore jointe à eux, parce qu'elle voulait épuiser auparavant -toutes les chances d'une solution pacifique, et parce que d'ailleurs -elle n'était pas prête, les coalisés avaient formé la résolution de -recevoir avec leurs cent douze mille hommes le choc de Napoléon, de -faire même mieux, et d'aller se heurter à lui. D'abord ils avaient -douté, ou fait semblant de douter de l'étendue de ses forces, puis, -quand il n'avait plus été possible de les contester, ils en avaient -nié la qualité, soutenant que c'étaient des enfants menés par des -vieillards, et que les meilleurs soldats de la Russie et de la Prusse, -animés du plus ardent patriotisme, n'avaient pas à s'inquiéter de leur -nombre. De plus on était en plaine, et ces jeunes fantassins ne -résisteraient pas au choc d'une cavalerie qui était la plus nombreuse -et la plus belle de l'Europe. Après tant de vanteries repasser l'Elbe -à l'approche de Napoléon eût été difficile, et même fort dangereux. On -aurait ainsi profondément découragé les esprits en Allemagne, après -les avoir prodigieusement excités; on aurait surtout, en s'éloignant, -rendu l'Autriche à Napoléon. Il fallait donc combattre où l'on était, -et pourtant, dans l'impatience de s'avancer afin d'affranchir de -nouvelles parties de l'Allemagne, on s'était porté au delà de l'Elbe, -qu'on avait passé à gauche, c'est-à-dire à Dresde, ne pouvant le -passer à droite à cause de Magdebourg, et on s'était ainsi engagé dans -un véritable coupe-gorge. On était en effet entre le prince Eugène -d'un côté, les montagnes de la Bohême de l'autre, Napoléon en face, -exposé à recevoir une forte attaque de front, tandis qu'on recevrait -un coup mortel dans le flanc. Le prudent Kutusof, devenu depuis ses -triomphes une sorte d'oracle, n'aimant pas les Allemands et leurs -démonstrations patriotiques, persistait à dire qu'il fallait s'en -tenir à ce qu'on avait fait, garder le grand-duché de Varsovie, -conclure à ce prix la paix avec la France, et rentrer chez soi. -Alexandre, arrêté dans son rôle de libérateur de l'Allemagne, qui le -séduisait alors autant que l'avait séduit après Tilsit celui de -conquérant de Constantinople, était singulièrement contrarié par cette -opposition, qu'il n'osait pas négliger au point de passer outre. -Aussi, tandis que Wintzingerode, marchant avec l'ardent Blucher, avait -traversé l'Elbe dès le commencement d'avril, le corps de bataille -russe était demeuré en arrière, et n'était entré que le 26 à Dresde, -jour même où Napoléon arrivait à Erfurt. Mais tout à coup, Kutusof -épuisé par la dernière campagne, et expirant en quelque sorte au -milieu de son triomphe, était mort à Bunzlau. À partir de cet instant, -les considérations de la prudence perdaient le seul chef qui fût assez -accrédité pour les faire valoir, et Alexandre, entouré des -enthousiastes allemands, ne devait plus songer qu'à prendre -l'offensive la plus prompte. Livrer bataille tout de suite, n'importe -où, n'importe comment, n'était plus chose mise en question, pourvu que -ce fût dans les plaines de la Saxe, où la cavalerie des coalisés -devait avoir tant d'avantage contre les Français, qui n'avaient qu'une -jeune infanterie sans cavalerie. - -[En marge: Marche des armées belligérantes les unes vers les autres, -du 27 au 29 avril.] - -On continua donc à s'avancer les 27, 28, 29 avril, entre le prince -Eugène qui était au confluent de la Saale et de l'Elbe, et Napoléon -qui venait de la forêt de Thuringe. Il y aurait eu certainement un -moyen de conjurer le danger de cette position, c'eût été de se porter -en toute hâte sur Leipzig, Lutzen, Weissenfels, Naumbourg, avec les -100 mille hommes dont on disposait (défalcation faite du corps de -Sacken laissé en Pologne), de couper la ligne de la Saale, et de -s'interposer entre Napoléon et le prince Eugène pour empêcher leur -jonction. (Voir la carte nº 58.) Cette opération naturellement -indiquée était fort praticable, car on était dès le 28 entre la Pleiss -et l'Elster à la hauteur de Leipzig. Mais il aurait fallu que -quelqu'un commandât, et Kutusof étant mort, Alexandre, qui était resté -la seule autorité militaire, écoutant tous les avis sans savoir en -adopter aucun, on s'avançait avec le désir et la crainte tout à la -fois de rencontrer Napoléon. Il était convenu qu'à cause de -l'importance de leur rôle les Russes auraient le commandement, et -parmi eux on cherchait vainement à qui le donner. Tormazoff était le -plus ancien de leurs généraux, mais le moins capable. Wittgenstein, -singulièrement vanté pour avoir défendu la Dwina contre les Français -qui ne voulaient pas la franchir, était fort en faveur, et chargé de -commander lorsqu'on serait devant l'ennemi. Mais ses succès, si -exagérés, n'étaient pas même son ouvrage; ils étaient dus à son chef -d'état-major, le général Diebitch, officier entreprenant, plein -d'esprit et de talents militaires, donnant son avis sans parvenir à le -faire suivre. Le commandement ne pouvait donc être ni prompt, ni sûr, -ni obéi, et en attendant on poussa devant soi jusqu'à la hauteur de -Leipzig, Wittgenstein et d'York à droite dans la direction de Halle, -Wintzingerode en avant-garde à Lutzen, Blucher et le gros de l'armée -russe au centre, entre Rotha et Borna, Miloradovitch à gauche, sur la -route de Chemnitz qui longe le pied des montagnes de la Bohême, pour -se garantir de ce côté, si par hasard Napoléon s'y présentait. On -marchait sachant qu'il avançait, mais ne voyant pas une chose qu'il -était pourtant facile de deviner, c'est qu'au lieu de longer les -montagnes de la Bohême en sortant de la forêt de Thuringe, il -prendrait la direction opposée, et descendrait la Saale afin de se -joindre au vice-roi. - -[En marge: Arrivée de Napoléon à Eckartsberg le 28 avril.] - -[En marge: Ses mouvements autour de Weissenfels pour opérer sa -jonction avec le prince Eugène.] - -Napoléon, qui connaissait ses adversaires, se doutait bien qu'ils ne -feraient pas ce qu'il faudrait pour empêcher sa jonction avec le -prince Eugène, et cependant il ne négligea rien pour en assurer le -succès, comme s'il avait eu devant lui l'ennemi le plus avisé et le -plus alerte. Arrivé, ainsi que nous l'avons dit, le 28 avril à -Eckartsberg, il avait porté en avant le long de la Saale, de manière à -en fermer successivement tous les débouchés, le maréchal Ney, le -général Bertrand et le maréchal Oudinot. En même temps il avait attiré -à lui, par un mouvement contraire, le prince vice-roi, en lui faisant -remonter la Saale par Halle et Mersebourg. Il suivait Ney avec la -garde et Marmont. Pour opérer la jonction projetée il ne restait, le -28, qu'à occuper l'espace compris entre Mersebourg et Naumbourg, en -allant à la rencontre du prince Eugène à Weissenfels qui est entre -deux. (Voir la carte nº 58.) Napoléon, pour rendre en quelque sorte -infaillible le succès de sa manoeuvre, ne s'était pas contenté de -faire avancer l'un vers l'autre Ney et Eugène afin d'amener leur -réunion à Weissenfels, il avait détaché du corps de Marmont la -division Compans, la mieux commandée, la plus nombreuse de ce corps, -et l'avait portée à gauche sur Freybourg, pour qu'elle vînt en -doublant les têtes de colonne de Ney et d'Eugène, former entre eux une -espèce de soudure. Ces mouvements furent ordonnés d'Eckartsberg le 28 -au soir, pour être exécutés le lendemain 29. Ney devait descendre la -Saale de Naumbourg à Weissenfels, avec ses deux premières divisions, -passer cette rivière à la hauteur de Weissenfels, s'emparer de cette -ville, tandis que ses autres divisions le suivraient, et que Bertrand -et Oudinot viendraient occuper les débouchés par lui abandonnés -d'Iéna, de Dornbourg et de Naumbourg. De son côté le prince Eugène -devait remonter la Saale, le corps de Lauriston jusqu'à la hauteur de -Halle, celui de Macdonald jusqu'à la hauteur de Mersebourg et -au-dessus, afin de donner la main à Ney. Ces diverses instructions -étaient tracées avec une précision, une prévoyance admirables. Du -reste Napoléon, ne supposant pas que l'ennemi fût si près avec la -masse de ses forces, séjourna encore à Eckartsberg de sa personne, -pour mettre de l'ordre à la queue de ses colonnes. - -[En marge: Le 29 avril le maréchal Ney passe la Saale à Weissenfels.] - -Le 29, le maréchal Ney descendit en effet la Saale, la franchit un peu -au-dessus de Weissenfels, sur des ponts qu'on n'avait pas eu de peine -à y jeter, et s'avança dans les immenses plaines qui se déploient au -delà de cette rivière. C'est au milieu de ces plaines qu'on rencontre -Lutzen, Lutzen que Gustave-Adolphe a rendu célèbre, que Napoléon, -quelques jours après, devait rendre plus célèbre encore. - -Suivant les instructions tactiques de Napoléon, le maréchal Ney -cheminait à travers la plaine de Weissenfels, avec la division Souham -formée en plusieurs carrés. Des avant-postes de cavalerie lui avaient -clairement révélé l'approche des nombreux escadrons de Wintzingerode. -Ce général allemand qui commandait l'avant-garde russe, avait sous ses -ordres la division d'infanterie du prince Eugène de Wurtemberg, et -huit à neuf mille hommes d'une superbe cavalerie. Il avait le jour -même dépassé Weissenfels, pour venir chercher sur la Saale des -nouvelles des Français. Ney se présenta bientôt pour lui en donner. - -[Illustration: Scène de bataille.] - -[En marge: Première rencontre de nos jeunes conscrits avec les masses -nombreuses de la cavalerie ennemie.] - -[En marge: Joie du maréchal Ney en voyant la conduite de ses jeunes -troupes.] - -Nos conscrits voyant l'ennemi pour la première fois, mais conduits par -des officiers qui avaient passé leur vie en sa présence, et par un -maréchal dont l'attitude seule aurait suffi pour les rassurer, -s'avançaient avec le frémissement d'un jeune et bouillant courage. Ils -avaient à franchir une ondulation de terrain assez marquée, et -apercevaient au delà de nombreux escadrons appuyés par de l'infanterie -légère et de l'artillerie attelée. Ils reçurent les premiers boulets -sans s'étonner. Des tirailleurs choisis traversèrent ce terrain -ondulé, et forcèrent les tirailleurs ennemis à reculer. On les suivit, -on descendit dans l'enfoncement du sol, on remonta sur le côte opposé, -puis on déboucha en plusieurs carrés dans la plaine, et on fit sur -l'ennemi un feu très-vif d'artillerie. Après quelques volées de canon, -la division de cavalerie Landskoy s'élança au galop sur nos carrés. -C'était le moment critique. Le vieux et intrépide Souham, l'héroïque -Ney, les généraux de brigade, se placèrent chacun dans un carré, pour -soutenir leur infanterie qui n'était pas habituée à ce spectacle. Au -signal donné, un feu de mousqueterie exécuté à propos accueillit la -cavalerie ennemie, et l'arrêta court. Nos jeunes soldats, étonnés que -ce fût si peu, attendirent un nouvel assaut, le reçurent mieux encore, -et jonchèrent la terre des cavaliers de Landskoy. Puis Ney rompant -les carrés, et les formant en colonnes, poussa l'ennemi devant lui. -Il félicita ses braves conscrits, qui remplirent l'air des cris mille -fois répétés de Vive l'Empereur! À partir de ce moment on pouvait tout -espérer d'eux. Ils entrèrent à la suite des Russes dans Weissenfels, -les en expulsèrent, et à la chute du jour furent maîtres de ce point -décisif. Ney, qui depuis sa jeunesse n'avait jamais combattu avec des -soldats aussi novices, se hâta d'écrire à Napoléon pour lui exprimer -sa joie et sa confiance.--Ces enfants, lui écrivit-il, sont des héros; -je ferai avec eux tout ce que vous voudrez.-- - -[En marge: Arrivée du prince Eugène sur Mersebourg, et sa réunion avec -la grande armée.] - -Au même instant Macdonald, formant la tête de colonne du prince -Eugène, était entré dans Mersebourg, et avait mêlé ses avant-postes -avec ceux du maréchal Ney. Le général Lauriston qui le suivait, avait -trouvé les ponts de Halle fortement occupés par le général prussien -Kleist. Ces ponts, comme on doit s'en souvenir en se reportant à l'un -des actes héroïques de l'infortuné général Dupont dans la campagne de -1806, s'étendent sur plusieurs bras de la Saale, et sont impossibles à -enlever, à moins qu'ils ne soient aux mains d'une troupe démoralisée. -Ce n'était plus l'état d'esprit des Prussiens, qu'un noble -patriotisme, une sorte de désespoir national enflammaient. Ils -occupaient les ponts de Halle avec de l'infanterie et une nombreuse -artillerie. Le général Lauriston n'insista pas pour forcer une -position qu'on allait faire tomber le lendemain en la tournant. - -Napoléon en lisant les récits de ses généraux, partagea leur joie, et -écrivit à Munich, à Stuttgard, à Carlsruhe, à Paris, pour raconter -les prouesses de ses jeunes soldats. Il quitta le lendemain 30 -Eckartsberg, et alla coucher à Weissenfels. - -[En marge: Beau projet de Napoléon consistant à marcher sur Leipzig, -pour prendre l'ennemi en flanc.] - -Sa jonction avec le prince Eugène étant opérée sur la basse Saale, il -songea naturellement à tirer de cette jonction le parti qu'il s'en -était promis, celui de déboucher en masse dans les fameuses plaines de -Lutzen, de courir sur Leipzig en une forte colonne, de passer l'Elster -à Leipzig même, et puis exécutant un mouvement de conversion, la -gauche en avant, de marcher sur les coalisés, et de les pousser contre -les montagnes de la Bohême. (Voir la carte nº 58). N'ayant pas assez -de cavalerie pour s'éclairer, car celle qu'il avait restait forcément -clouée à l'infanterie de peur d'être écrasée, il n'entrevoyait que -fort incomplétement les projets de l'ennemi. Mais plusieurs -reconnaissances, plusieurs rapports interprétés avec sa faculté -ordinaire de divination, lui avaient appris que les Russes et les -Prussiens affluaient sur sa droite, qu'ils se trouvaient par -conséquent entre lui et les montagnes, sur le haut Elster, qui était -le cours d'eau que nous devions rencontrer après avoir franchi la -Saale. Le plan de Napoléon offrait donc encore les plus grandes -chances de succès, et il résolut de s'avancer de Weissenfels sur -Lutzen, pour de là se porter sur Leipzig en masse serrée, et y passer -l'Elster. Toutefois ne pouvant marcher avec près de deux cent mille -hommes sur une seule voie, il dirigea par la grande route de Lutzen à -Leipzig, le maréchal Ney, la garde et le maréchal Marmont. Pour -flanquer à droite cette colonne qui était la principale, il ordonna au -général Bertrand et au maréchal Oudinot, restés sur la haute Saale, -de déboucher de Naumbourg sur Stössen. Pour la flanquer à gauche, il -ordonna au prince Eugène de déboucher de Mersebourg, et de se porter -avec toutes ses forces sur Leipzig par la route de Mackranstaedt. Ces -divers corps partant ainsi de la Saale, à trois ou quatre lieues les -uns des autres, convergeaient tous vers le point, commun de Leipzig. -Ces dispositions arrêtées pour être exécutées le lendemain 1er mai, il -s'occupa, ce qui lui arrivait souvent pendant cette marche, de -l'organisation de ses troupes, et en particulier de celle de la garde -impériale. Le prince Eugène lui amenait quatre bataillons de vieille -garde, deux de jeune, plus une certaine portion d'artillerie et de -cavalerie appartenant à ce corps d'élite. C'était tout ce qu'on avait -pu recueillir des débris de Moscou. Le prince Eugène avait eu soin de -les faire reposer et équiper. Napoléon réunit les quatre bataillons de -la vieille garde à deux qu'il avait avec lui, ce qui lui en fit six. -Il réunit les deux de jeune garde aux quatorze de la division -Dumoutier, qui fut élevée de la sorte à seize. Il agit de même pour -les autres armes, et parvint ainsi à porter la garde à 17 ou 18 mille -hommes, sans compter les autres divisions qui achevaient de -s'organiser sur les derrières. Il laissa au prince Eugène les quatre -mille cavaliers remontés que le général Latour-Maubourg était allé -prendre dans le Hanovre, et qui formaient avec la cavalerie de la -garde la seule troupe à cheval capable d'exécuter une attaque en -ligne. - -[Date en marge: Mai 1813.] - -[En marge: Mouvement de l'armée le 1er mai.] - -Le lendemain 1er mai il monta de bonne heure à cheval, ayant à ses -côtés les maréchaux Ney, Mortier, Bessières, Soult, Duroc, et M. de -Caulaincourt. Il voulait jouir par ses propres yeux du spectacle qui -avait tant charmé le maréchal Ney l'avant-veille, celui de nos jeunes -soldats supportant gaiement et solidement les assauts de la cavalerie -ennemie. - -[En marge: Combat de Weissenfels, et mort du maréchal Bessières.] - -[En marge: Caractère et mérites du maréchal Bessières.] - -[En marge: Regrets de Napoléon et de l'armée.] - -Cette vaste plaine de Lutzen, quoique fort unie, présentait cependant -comme toute plaine ses accidents de terrain. En sortant de Weissenfels -on rencontrait un ravin dont le cours était assez long, le lit assez -profond, et appelé le Rippach, du nom d'un village qu'il traversait. -Dès le matin les troupes du maréchal Ney y marchèrent avec confiance, -disposées en carrés entre lesquels se trouvait l'artillerie, et -précédées de nombreux tirailleurs. Parvenues au bord du ravin elles -rompirent les carrés pour le passer, franchirent l'obstacle, -reformèrent les carrés, et s'avancèrent en tirant du canon. C'était -toujours la division Souham qui marchait la première, et avec une -excellente attitude. Au moment où elle se déployait, le maréchal -Bessières qui commandait ordinairement la cavalerie de la garde, et -qui par ce motif n'aurait pas dû être là, mais qui avait voulu suivre -Napoléon, se porta un peu à droite, afin de mieux observer le -mouvement de l'ennemi. Tout à coup un boulet lui fracassant le poignet -avec lequel il tenait la bride de son cheval, l'atteignit en pleine -poitrine, et le renversa. Il avait passé en un instant de la vie à la -mort! C'était la seconde fois, hélas! que ce brave homme était frappé -à côté de Napoléon! Une première fois à Wagram, il avait été atteint -par un boulet, mais en avait été quitte pour une contusion; cette fois -il était tué sur le coup! Était-ce notre bonheur qui s'évanouissait? -était-ce la fortune qui après nous avoir avertis en 1809, nous -frappait enfin en 1813? Malgré la confiance générale qu'inspirait -l'entrain des troupes, ce pénible sentiment pénétra plus d'un coeur. -Bessières, commandant de la cavalerie de la garde, fait par Napoléon -maréchal et duc d'Istrie, était un vaillant homme, vif comme les -Gascons ses compatriotes, et comme eux cherchant à se faire valoir; -mais spirituel, sensé, ayant souvent le courage de dire à Napoléon des -vérités utiles, non pas en forme de boutades passagères, mais avec -assez de sérieux et de suite. Napoléon l'aimait, l'estimait, lui donna -un regret sincère, puis après avoir prononcé ces mots: _La mort -s'approche de nous_, il poussa son cheval en avant, pour voir marcher -ses jeunes soldats, pendant qu'on emportait Bessières dans un manteau. -Il éprouva la même satisfaction que Ney deux jours auparavant. Il vit -ses conscrits assaillis par des charges réitérées de cavalerie, les -repoussant avec une imperturbable bonne humeur, et abattant devant -leurs rangs trois ou quatre cents cavaliers ennemis. On finit cette -journée à Lutzen, content de ce que l'on avait vu faire à nos soldats, -triste plus qu'on ne le disait de la mort de Bessières, dans laquelle -beaucoup de gens s'obstinaient à découvrir un présage. Pourtant le -temps était beau, les troupes étaient très-animées; tout semblait -sourire de nouveau, la nature et la fortune! Napoléon alla visiter le -monument de Gustave-Adolphe, frappé dans cette plaine, comme -Épaminondas, au sein de la victoire, et ordonna qu'on élevât aussi un -monument au duc d'Istrie, tué dans les mêmes lieux. Il lui consacra -quelques belles paroles dans le bulletin de la journée, et écrivit à -sa veuve une lettre faite pour enorgueillir une famille, et la -consoler autant que la gloire console. - -[En marge: Journée du 2 mai.] - -[En marge: Napoléon dirige le prince Eugène sur Leipzig, et par -précaution place le corps de Ney au village de Kaja, pour se couvrir -contre une attaque de flanc.] - -[En marge: Profonde sagesse des dispositions de Napoléon.] - -Le lendemain 2 mai, journée mémorable, l'une des dernières faveurs -accordées par la fortune à nos armes, Napoléon se leva dès trois -heures du matin pour donner ses ordres, et dicter une multitude de -lettres. On n'avait plus que quatre lieues à parcourir pour être à -Leipzig, et pour avoir passé l'Elster. Les rapports d'espions, plus -explicites que ceux des jours précédents, disaient que les Russes et -les Prussiens continuaient leur mouvement sur notre droite, que de -Leipzig ils étaient remontés, en cheminant derrière l'Elster, sur -Zwenkau et Pegau, apparemment pour nous chercher où nous n'étions pas, -c'est-à-dire sur une route plus rapprochée des montagnes. (Voir la -carte nº 58.) Napoléon à cette nouvelle se confirma dans la pensée de -se porter en masse sur Leipzig, de se rabattre ensuite dans le flanc -de l'ennemi, et, afin de réaliser cette pensée, il régla ses -mouvements avec une profondeur de prudence qui, au milieu des -incertitudes où il était faute de cavalerie, lui procura le plus -éclatant, le plus mérité des triomphes. Le prince Eugène arrivé à -Mackranstaedt dans la journée, avait le pas sur le corps de bataille, -et Napoléon le lui laissa, pour qu'il pût se porter immédiatement sur -Leipzig. Il lui ordonna d'envoyer le corps de Lauriston directement -sur Leipzig, puis de diriger Macdonald à droite sur Zwenkau, point où -devaient se rencontrer les détachements les plus avancés de l'ennemi, -et lui recommanda de se tenir de sa personne entre Lauriston et -Macdonald, avec la division Durutte, la cavalerie de Latour-Maubourg -et une forte réserve d'artillerie, afin d'aller au secours de celui -des deux qui aurait de trop fortes affaires sur les bras. Napoléon -s'apprêta à le suivre avec la garde, pour aider celui d'eux tous qui -en aurait besoin. Mais avec une prévoyance dont il était seul capable, -se doutant que les coalisés pourraient bien pendant ce mouvement sur -Leipzig se réunir en masse sur sa droite, car il était possible qu'ils -eussent remonté l'Elster pour le prendre lui-même en flanc, il retint -Ney avec ses cinq divisions aux environs de Lutzen, et l'établit à un -groupe de cinq villages, dont le principal s'appelait Kaja. Ce village -était situé à une lieue au-dessus de Lutzen, au bord du -_Floss-Graben_, canal d'irrigation qui traversait toute la plaine -entre la Saale et l'Elster. Ney placé sur ce point avec ses cinq -divisions, devait y former le pivot solide autour duquel nous allions -opérer notre mouvement de conversion. Restaient Marmont, Bertrand, -Oudinot, marchant à la suite de l'armée, et se trouvant, Marmont au -bord du Rippach, Bertrand un peu plus en arrière, Oudinot sur la Saale -même. Napoléon ordonna à Marmont et à Oudinot de franchir -successivement le Rippach, et de venir se ranger sur la droite de Ney, -pour le secourir, ou en être secourus s'ils étaient brusquement -abordés par l'ennemi, et de se porter ensuite tous ensemble sur -l'Elster, entre Zwenkau et Pegau, dans le cas où ils n'auraient -rencontré personne. Ney était donc le point solide autour duquel une -moitié de l'armée allait pivoter, pendant que l'autre moitié se -portant en avant entrerait dans Leipzig, et opérerait le mouvement de -conversion qui devait nous placer dans le flanc de l'ennemi. Avec de -telles précautions, dont on va bientôt apprécier la profonde sagesse, -il n'y avait presque pas de danger sérieux à craindre, en exécutant -devant une armée de plus de cent mille hommes une opération -extrêmement délicate, mais nécessaire si on voulait arriver à des -résultats considérables. Amis et ennemis nous présentions à peu près -300 mille combattants, à quatre ou cinq lieues les uns des autres. - -[En marge: Napoléon travaille toute la matinée du 2 mai, et ne monte à -cheval que lorsque tous ses corps sont près d'être en position.] - -Ces dispositions ordonnées avec indication précise à chaque chef de -corps du but qu'on voulait atteindre, et de la conduite à tenir dans -toutes les éventualités, Napoléon se mit à dicter des lettres le reste -de la matinée, ne voulant monter à cheval qu'à neuf ou dix heures, -parce que c'était alors seulement que chacun devait être en pleine -marche vers sa destination. Il écrivit au vieux duc de Valmy sur la -composition de certains bataillons, au général Lemarois, envoyé dans -le grand-duché de Berg, sur les dépôts de cavalerie qui étaient dans -son arrondissement, au prince Poniatowski sur la jonction des deux -armées de l'Elbe et du Main, et sur leur marche ultérieure, au major -général sur la mise en jugement du gouverneur de Spandau qui avait -capitulé, à plusieurs autres personnages enfin sur une multitude -d'objets, et entre autres au duc de Rovigo sur la manière de parler -des événements militaires, dans un moment où l'opinion défiante -accueillait moins facilement que jamais les assertions du -gouvernement, et terminait ses observations par ces mots -remarquables: _Vérité_, _simplicité_, voilà ce qu'il faut -aujourd'hui.-- - -[En marge: Napoléon quitte Lutzen à dix heures du matin, et se porte -au galop sur Leipzig.] - -Après avoir ainsi dicté une quantité de lettres avec une parfaite -liberté d'esprit, il partit à dix heures, et suivi d'un escadron de la -garde il courut vers Leipzig, dont il était à quatre lieues seulement. -Au nombre des officiers de haut grade qui l'accompagnaient se trouvait -le maréchal Ney, venu pour voir de quel côté se porterait la tempête -qui semblait s'amasser autour de nous. Une demi-heure suffisait au -maréchal pour rejoindre son corps au galop, si elle se dirigeait vers -les villages que ses cinq divisions étaient chargées de garder. En ce -moment le maréchal Macdonald coupant devant nous, de gauche à droite, -la route de Leipzig, s'avançait sur Zwenkau; à gauche, le général -Lauriston s'avançait de Mackranstaedt sur Leipzig. Le prince Eugène, -avec la réserve que Napoléon lui avait composée, et qui consistait, -avons-nous dit, dans la division Durutte et la cavalerie de -Latour-Maubourg, était sur la route même de Leipzig, prêt à porter -secours ou au maréchal Macdonald, ou au général Lauriston. Toute la -garde suivait en masse le prince Eugène sur Leipzig. Après avoir -traversé ces nombreuses colonnes, qui le saluaient des cris répétés de -Vive l'Empereur! Napoléon arriva devant Leipzig pour y être témoin du -spectacle le plus animé. - -[En marge: Le général Maison enlève Leipzig sous les yeux de -Napoléon.] - -La fusillade et la canonnade y étaient en effet très-vives. -L'intrépide Maison commandant la première division du corps de -Lauriston, attaquait avec sa résolution et son intelligence -accoutumées la ville de Leipzig, que défendait le général Kleist avec -l'infanterie prussienne. Des terrains marécageux et boisés, traversés -par plusieurs bras de l'Elster, précèdent, comme on le sait, la ville -de Leipzig, lorsqu'on vient de Lutzen, et il faut franchir la longue -suite des ponts jetés sur ces divers bras, pour parvenir jusqu'à la -ville elle-même. Des tirailleurs remplissaient les bouquets de bois -environnants; une forte artillerie, appuyée par l'infanterie -prussienne, était au village de Lindenau, qui se trouve à l'entrée des -ponts de l'Elster. Le général Maison, après avoir forcé les -tirailleurs ennemis à se replier, et mis une partie de son artillerie -en batterie, s'était porté au village de Leutsch, situé à la gauche de -Lindenau, et avec du canon et une colonne d'infanterie, avait ouvert -un feu de flanc sur Lindenau. Il avait ensuite jeté dans le premier -bras de l'Elster un bataillon, qui passant à gué, devait prendre à -revers les Prussiens chargés de défendre la tête des ponts. Cette -opération terminée, il avait formé une colonne d'attaque qu'il -dirigeait lui-même, et avait abordé à la baïonnette les troupes -chargées de défendre Lindenau. Les Prussiens, après s'être vaillamment -défendus, se voyant menacés d'être pris à revers par la colonne qui -était entrée dans les eaux de l'Elster, avaient évacué le premier -pont, en y mettant le feu, et Maison les avait suivis à la tête de son -infanterie. Napoléon regarda quelques instants avec sa lunette cette -attaque si bien conduite, vit ses soldats pénétrant pêle-mêle avec les -Prussiens dans Leipzig, et les nombreux habitants de cette ville -montés sur les toits de leurs maisons pour savoir quel serait leur -sort! - -[En marge: Tandis que Napoléon assiste à l'attaque de Leipzig, une -épouvantable canonnade se fait entendre vers Kaja.] - -[En marge: Napoléon renverse tout son ordre de bataille, pour reporter -ses forces sur sa droite.] - -[En marge: Belles dispositions prises avec une promptitude -extraordinaire.] - -[En marge: Napoléon se reporte au galop sur Lutzen et Kaja.] - -Tandis que par un beau temps de mai il contemplait cette scène, -semblable à tant d'autres qui avaient rempli sa vie, une canonnade -retentit tout à coup sur sa droite, juste du côté de Kaja, vers les -villages où il avait laissé en faction le corps de Ney. Son esprit, -qui avait calculé toutes les chances de cette vaste manoeuvre, ne -pouvait être ni surpris, ni déconcerté. Il écouta quelques instants -cette canonnade, qui ne fit que s'accroître, et bientôt devint -terrible.--Tandis que nous allions les tourner, s'écria Napoléon, ils -essayent de nous tourner nous-mêmes; il n'y a pas de mal, ils nous -trouveront prêts partout.--Sur-le-champ il expédia Ney au galop, lui -enjoignit de s'établir dans les cinq villages, d'y tenir comme un roc, -ce qui était possible, puisqu'il avait 48 mille hommes, et qu'il -allait être secouru à droite, à gauche, en arrière, par des forces -considérables. Puis avec la promptitude d'un esprit préparé à tout, il -ordonna le renversement entier de son ordre de marche, chose si -difficile à prescrire à temps, et à exécuter avec précision, surtout -quand on opère avec de si grandes masses. D'abord il recommanda au -général Lauriston de ne pas se dessaisir de la ville de Leipzig, mais -de n'y laisser qu'une de ses trois divisions, et d'échelonner les deux -autres en arrière, la tête tournée vers Zwenkau, pour remonter -l'Elster jusqu'à Zwenkau même, et se porter sur la gauche de Ney. -(Voir la carte nº 58.) Il prescrivit à Macdonald, dont les -instructions étaient de se diriger sur Zwenkau, de se rabattre de -Zwenkau sur Eisdorf, petit village placé tout près de la gauche de -Ney, au bord du _Floss-Graben_. Le _Floss-Graben_ était ce canal -d'irrigation qui traversait, avons-nous dit, la plaine de Lutzen, et -que nos troupes avaient dû franchir pour se rendre à Leipzig, tandis -que le corps de Ney, établi à Kaja, était resté en deçà, et y appuyait -sa gauche. Macdonald devait remonter le _Floss-Graben_ jusqu'à Eisdorf -et Kitzen, et à cette hauteur il était en mesure de flanquer la gauche -de Ney, et de déborder même l'ennemi venu de Zwenkau. Le prince Eugène -laissant Lauriston à Leipzig, devait avec le reste de ses troupes -soutenir Macdonald. Telles furent les dispositions à la gauche de Ney. -Marmont étant demeuré sur les bords du Rippach, en arrière de Lutzen, -était en ce moment en marche. Napoléon lui ordonna de venir se placer -à la droite du corps de Ney, à Starsiedel, l'un des cinq villages que -ce corps avait été chargé de garder. Le général Bertrand, qui était -encore un peu plus loin, eut ordre de déboucher sur les derrières -mêmes de l'ennemi, en se liant à Marmont. Ainsi Ney allait être -flanqué à droite et à gauche par des corps qui devaient non-seulement -l'appuyer, mais se recourber sur les deux flancs de l'ennemi. Enfin, -pour qu'il ne fût pas enfoncé par le centre, Napoléon fit rebrousser -chemin à la garde tout entière, et la dirigea par la route de Lutzen -sur Kaja. Il apportait à Ney le secours de 18 mille hommes -d'infanterie, qui cette fois n'étaient plus une troupe de parade, mais -une vigoureuse troupe de combat, vouée comme son empereur à tous les -dangers, dans une campagne où il s'agissait de rétablir à quelque prix -que ce fût le prestige de nos armes. Il fallait deux heures aux uns, -trois heures aux autres, pour arriver au feu; mais il était onze -heures du matin, et tous avaient le temps de prendre part à cette -grande bataille, et de concourir au rétablissement de notre puissance -ébranlée. Ce vaste renversement de son ordre de marche si promptement -conçu et prescrit, Napoléon partit au galop, traversant les colonnes -de sa garde qui rétrogradaient vers ce champ de bataille, que nous -avions espéré trouver devant nous, et qu'il fallait aller chercher sur -notre droite, en arrière. La canonnade du reste n'avait cessé de -s'accroître en vivacité et en étendue. L'air en était rempli, et tout -annonçait l'une des plus mémorables journées de cette ère sanglante et -héroïque. - -[En marge: Dispositions des coalisés.] - -[En marge: Tandis que Napoléon voulait les prendre en flanc, ils -songeaient à exécuter contre lui la même manoeuvre.] - -Voici ce qui s'était passé du côté de l'ennemi, et ce qui avait amené -à Kaja la rencontre que Napoléon avait cru trouver au delà de Leipzig. -À la nouvelle des deux combats que le général Wintzingerode avait -livrés avec sa cavalerie, en avant et en arrière de Weissenfels, les -29 avril et 1er mai, les coalisés avaient enfin compris que Napoléon, -cessant de descendre la Saale pour joindre le vice-roi, venait de la -passer pour marcher de la Saale à l'Elster, franchir ensuite l'Elster, -et les prendre en flanc. Puisqu'on avait voulu la bataille, on l'avait -à souhait, et dans cette plaine de Lutzen, où la belle cavalerie des -alliés devait jouir de tous ses avantages contre une jeune infanterie -qui avait à peine quelques escadrons pour s'éclairer. Le comte de -Wittgenstein qui remplaçait Kutusof, qu'on disait absent et point mort -pour ménager l'esprit superstitieux du soldat russe, avait été appelé, -et son chef d'état-major Diebitch avait donné pour lui le plan de la -bataille. Il avait proposé de profiter du mouvement de flanc -qu'exécutait Napoléon pour le prendre en flanc lui-même, de l'attaquer -vers Lutzen, c'est-à-dire vers Kaja, où l'on n'apercevait que de -simples détachements, de l'y aborder en masse, puis ces postes -enlevés, de fondre sur lui avec les vingt-cinq mille hommes de la -cavalerie alliée, et si l'infanterie française si brusquement -assaillie était culbutée, de la jeter dans les terrains marécageux qui -s'étendent de Leipzig à Mersebourg, point de jonction de la Saale et -de l'Elster. Si on réussissait, on pouvait faire essuyer à Napoléon un -vrai désastre. Le plan était ingénieusement conçu; il obtint -l'assentiment des deux souverains, et celui du fougueux Blucher, qui -demandait à tout prix une prochaine bataille. Mais ce n'est pas tout -que d'imaginer un plan, il faut l'exécuter. Or un plan, quelque -excellent qu'il soit, qui vient d'en bas au lieu de venir d'en haut, a -peu de chances d'une bonne exécution. Il fallait ici que les ordres -remontassent de Diebitch à Wittgenstein, de Wittgenstein à Alexandre -et à Frédéric-Guillaume, pour redescendre ensuite jusqu'à leurs -généraux, et c'étaient de bien longs détours pour faire agir cent -mille hommes entre onze heures du matin et six heures du soir. -Pourtant comme on était très-rapprochés les uns des autres, -très-dévoués à l'oeuvre commune, et que les petits sentiments, -obstacle ordinaire aux grandes choses, avaient peu de part aux -résolutions de chacun, les tiraillements furent moindres qu'il ne -fallait s'y attendre avec une telle organisation du commandement, et -le 1er mai au soir tout fut en mouvement vers le but indiqué. - -[En marge: Marche des coalisés sur Lutzen dans la nuit du 1er au 2 -mai.] - -Il fut convenu que dans la nuit du 1er au 2 mai on passerait -l'Elster, ceux qui venaient de Leipzig et de Rotha à Zwenkau, ceux qui -venaient de Borna à Pegau; qu'on franchirait ensuite le -_Floss-Graben_, et qu'on irait par un mouvement de conversion se -rabattre sur les cinq villages placés à la droite de Lutzen, où l'on -avait aperçu quelques bivouacs seulement, et que là on se -précipiterait en masse sur le flanc de l'armée française, la cavalerie -prête à charger au galop lorsque l'infanterie aurait enlevé les -villages. - -Toute la nuit fut employée à ces manoeuvres. Wittgenstein et d'York, -venant de Leipzig avec 24 mille hommes, passèrent l'Elster à Zwenkau, -y rencontrèrent Blucher qui le traversait aussi avec 25 mille, ce qui -entraîna une certaine confusion et quelque retard. Les 18 mille hommes -composant les gardes et les réserves qu'amenait l'empereur Alexandre, -franchirent l'Elster à Pegau, et tous ensemble vinrent se ranger sur -le terrain qu'avait reconnu la cavalerie de Wintzingerode, sur le -flanc de l'armée française, parallèlement à la route de Lutzen à -Leipzig. Cette cavalerie était forte de 12 à 13 mille hommes. -Miloradovitch, avec 12 mille soldats, était plus haut sur l'Elster, le -long des montagnes où l'on avait supposé d'abord que Napoléon pourrait -se présenter. C'était une masse d'environ 92 mille combattants de la -première qualité, animés pour la plupart, surtout les Prussiens, d'un -ardent patriotisme. Les mouvements qui leur étaient prescrits avaient -pris du temps. À dix heures du matin ils défilaient encore, et -s'applaudissaient de voir l'armée française en marche sur Leipzig, -dans l'espérance de la surprendre. Quant au corps de Ney, blotti dans -les villages, il ne laissait apercevoir que quelques feux, et n'avait -l'apparence que de détachements placés là par précaution. Alexandre et -Frédéric-Guillaume, abandonnant le commandement à Wittgenstein qui -commandait à peine, puisqu'un autre pensait pour lui, parcouraient à -cheval les rangs de leurs soldats, recueillaient leurs acclamations, -et contribuaient ainsi à augmenter une perte de temps déjà beaucoup -trop grande. - -[En marge: Situation et aspect des cinq villages de Gross-Gorschen, -Klein-Gorschen, Rahna, Starsiedel, Kaja, autour desquels on allait -combattre.] - -Les coalisés ayant franchi le _Floss-Graben_ au-dessus de nous pour se -porter à Lutzen, tandis que nous l'avions franchi au-dessous, et en -sens contraire, pour nous porter vers Leipzig, appuyaient leur droite -au _Floss-Graben_, leur gauche au ravin du Rippach, et avaient en face -les cinq villages qui allaient être si violemment disputés. Le village -de Gross-Gorschen s'offrait d'abord à eux; ensuite venait celui de -Rahna à leur gauche, celui de Klein-Gorschen à leur droite. Quoiqu'on -fût en plaine, ces trois villages étaient au fond d'une dépression de -terrain assez peu sensible, dans laquelle se réunissaient de petits -ruisseaux bordés d'arbres, formant des mares pour l'usage du bétail, -et allant dégorger leurs eaux dans le _Floss-Graben_. Du point où ils -étaient les coalisés apercevaient distinctement ces trois villages de -Gross-Gorschen en première ligne, de Rahna et de Klein-Gorschen en -seconde ligne; puis en regardant au delà, ils voyaient le terrain se -relever graduellement, et au-dessus apparaître le village de Kaja à -droite, contre le _Floss-Graben_, le village de Starsiedel à gauche, -près du Rippach, et enfin beaucoup plus loin le clocher pointu de -Lutzen et la route de Leipzig. - -[En marge: Blucher chargé de la première et principale attaque.] - -Il fut convenu que Blucher attaquerait d'abord les trois premiers -villages, que Wittgenstein et d'York l'appuieraient, que Wintzingerode -placé à gauche avec toute sa cavalerie, serait prêt à fondre sur les -Français dès qu'on les croirait ébranlés, qu'enfin la garde et les -réserves russes, infanterie et cavalerie, rangées à droite, le long du -_Floss-Graben_, seraient prêtes à se porter à l'appui de ceux qui -fléchiraient. On ne désespérait pas de voir arriver Miloradovitch à -temps pour prendre part à la bataille. Sans lui on était encore 80 -mille hommes, bien concentrés et parfaitement résolus. - -[En marge: Mémorable bataille de Lutzen livrée le 2 mai 1813.] - -[En marge: Blucher enlève à la division Souham le village de -Gross-Gorschen.] - -Après avoir donné une heure de repos aux troupes, les Prussiens de -Blucher attaquèrent les premiers, sous les yeux des deux souverains, -qui placés à quelque distance, sur une légère éminence, pouvaient -assister aux actes de dévouement de leurs soldats. Vers midi, Blucher, -présent malgré ses soixante-douze ans à toutes les attaques, et digne -adversaire du maréchal Ney qu'il allait combattre dans cette journée, -s'avança à la tête de la division de Kleist sur Gross-Gorschen. La -division Souham du corps de Ney, avertie par ces longs préparatifs, -avait pu se mettre sous les armes. Quatre bataillons étaient en dehors -du village avec du canon. Le général Blucher précédé de trois -batteries exécuta sur les quatre bataillons de Souham un feu violent -et bien dirigé. Les jeunes soldats de Souham firent bonne contenance, -mais deux ou trois de leurs pièces ayant été démontées, et -l'infanterie de la division de Kleist les abordant avec une extrême -vigueur, ils furent rejetés dans Gross-Gorschen, puis débordés de -droite et de gauche, et culbutés sur Rahna et Klein-Gorschen formant -la seconde position. La joie fut vive sur le terrain du haut duquel -Alexandre et Frédéric-Guillaume observaient la bataille, et -l'espérance d'une grande victoire surgit au coeur de tous. À gauche de -cette action fort chaude, en face de Starsiedel, Wintzingerode avec -ses troupes à cheval s'approcha des villages attaqués, dans -l'intention de les déborder et de saisir l'occasion d'une charge -décisive. Mais le combat commençait à peine, et bien des vicissitudes -pouvaient en changer la face avant la fin de la journée. - -[En marge: Blucher se porte sur les villages de la seconde ligne, sur -Klein-Gorschen et Rahna.] - -Repliés sur Klein-Gorschen et Rahna, les soldats de Souham n'étaient -plus aussi faciles à déloger. Les fossés, les clôtures, les mares -d'eau qui se trouvaient entre ces villages, offraient de nombreux -moyens de résistance. La division Souham, forte de 12 mille hommes, et -ralliée tout entière sous son vieux général, qui joignait à une rare -intrépidité une expérience de vingt années, se défendait avec vigueur. -Malheureusement la division Girard, qui était un peu à droite, dans la -direction de Starsiedel, ne s'attendant pas à cette attaque, était -encore dans le désordre du bivouac, et l'envoi de ses chevaux au -fourrage condamnait son artillerie à une complète immobilité. Souham -pouvait donc être débordé de ce côté. Mais en ce moment le maréchal -Marmont, ayant franchi le Rippach, débouchait de Starsiedel en face de -Wintzingerode. Ce maréchal marchant le bras en écharpe à la tête de -ses soldats, rangea d'un côté la division Bonnet, de l'autre la -division Compans, et les disposa toutes deux en plusieurs carrés, de -manière à couvrir la droite de Souham et à protéger le ralliement de -la division Girard. Wintzingerode n'osant aborder ces fantassins, qui -paraissaient solides comme des murailles, les cribla de boulets sans -les ébranler. À l'abri de cet appui la division Girard se forma, et -vint s'établir à la droite de Souham, sur le prolongement de Rahna et -de Klein-Gorschen. - -[En marge: Il réussit à les enlever.] - -À ce spectacle, Blucher et les deux souverains s'aperçurent que -l'armée française était moins surprise qu'ils ne l'avaient espéré, et -que ce ne serait pas une tâche aisée que de lui enlever ces villages -auxquels elle paraissait si fortement attachée. Ne connaissant pas -d'obstacles, ayant dans le coeur, outre son courage, toutes les -passions germaniques, Blucher se saisit de sa seconde division, celle -de Ziethen, et la conduisit avec tant d'énergie sur Klein-Gorschen et -Rahna, où s'était transportée la lutte, qu'il parvint à ébranler les -divisions Souham et Girard. On se battit corps à corps dans les -jardins et les larges places de ces deux villages, et enfin les -Prussiens, animés d'une sorte de rage, expulsèrent nos jeunes soldats, -et les rejetèrent vers Kaja d'un côté, vers Starsiedel de l'autre. -Mais Kaja n'était pas facile à enlever, et Starsiedel était couvert -par les carrés des divisions Bonnet et Compans. Pourtant Blucher, -emporté par son héroïque ardeur, s'avançait, résolu à surmonter tous -les obstacles, lorsque de nouvelles forces survinrent de notre côté. - -[En marge: Ney renvoyé à Kaja par Napoléon, y arrive au galop.] - -C'était l'instant où le maréchal Ney, dépêché par Napoléon, arrivait -de Leipzig au galop, amenant au pas de course celles de ses divisions -qui étaient en arrière de Kaja. Blucher allait enfin rencontrer une -énergie capable de contenir la sienne. Ney, chemin faisant, avait fait -prendre les armes aux divisions qui n'étaient pas encore engagées. Il -avait dirigé celle de Marchand, composée des Allemands des petits -princes, au delà du _Floss-Graben_, sur Eisdorf, par la route que -suivait Macdonald pour déborder l'ennemi. Il avait ordonné à la -division Ricard, placée entrée Lutzen et Kaja, de le rejoindre le plus -promptement possible, et trouvant celle de Brenier à Kaja même, il -s'était mis à sa tête pour marcher à l'appui de Souham et de Girard, -repoussés de Klein-Gorschen et de Rahna. - -[En marge: À la tête de la division Brenier, Ney reprend -Klein-Gorschen et Rahna.] - -L'action était en ce moment d'une extrême violence. À l'aspect de ce -visage énergique de Ney, aux yeux ardents, au nez relevé, dominant un -corps carré d'une force athlétique, nos jeunes soldats reprennent -confiance. Ney les rallie derrière la division Brenier, et, comme -invulnérable sous un feu continu d'artillerie, fait toutes ses -dispositions pour reconquérir les villages abandonnés. On y marche en -effet, baïonnette baissée. On trouve les Prussiens qui les dépassaient -déjà, et qui n'entendaient pas abandonner leur conquête. Pourtant, si -pour les Prussiens il s'agit de rétablir la grandeur de leur patrie, -il s'agit pour nos généraux, pour nos officiers, de conserver la -grandeur de la nôtre, et, remplissant nos conscrits du feu qui les -anime, ils les poussent en avant, et rentrent dans Klein-Gorschen d'un -côté, dans Rahna de l'autre. Là le combat devient furieux. On lutte -corps à corps au milieu des ruines de ces villages. Souham, Girard, -revenus dans Klein-Gorschen et Rahna à la suite de Brenier, y -établissent de nouveau leurs soldats, qui n'avaient jamais vu le feu, -et qui assistant pour leur début à l'une des plus cruelles boucheries -de cette époque, étaient comme enivrés par la poudre et la nouveauté -du spectacle. Ils restent maîtres des deux villages, et repoussent les -Prussiens jusque sur Gross-Gorschen, leur première conquête. - -[En marge: Arrivée de Napoléon au point où se livre la bataille. Ses -dispositions.] - -Napoléon arrive sur ces entrefaites, parcourant les files des blessés, -qui, les membres brisés, criaient Vive l'Empereur! Il voit Ney qui se -soutient au centre, Eugène qui avec Macdonald marche à gauche par delà -le _Floss-Graben_, pour déborder l'ennemi vers Eisdorf, et Marmont qui -formé sur la droite en plusieurs carrés se maintient à Starsiedel. Il -n'aperçoit pas encore Bertrand qui chemine au loin, mais il compte sur -son arrivée, et il sait que la garde accourt à perte d'haleine. Il est -tranquille et laisse continuer la bataille. - -[En marge: Nouvel effort de Blucher, à la tête de la garde royale, -contre les villages de Klein-Gorschen et de Rahna.] - -[En marge: Il les enlève de nouveau, et entre même dans Kaja.] - -[En marge: Danger de la situation.] - -Mais Blucher qui a encore la garde royale et les réserves, et qui n'a -besoin de consulter personne pour disposer de tout ce qui est -Prussien, s'en saisit, et les porte en avant avec une sorte de fureur -patriotique. À droite il jette un ou deux bataillons au delà du -_Floss-Graben_, pour conserver Eisdorf où il voit marcher une colonne -de Français; à gauche il lance la garde royale à cheval sur les -divisions Bonnet et Compans rangées en carrés devant Starsiedel, et -fait dire à Wintzingerode d'appuyer cette attaque avec toute la -cavalerie russe. Au centre, il fond avec l'infanterie de la garde -royale sur Klein-Gorschen et Rahna. Cet effort, tenté avec la -résolution de gens qui veulent vaincre ou mourir, réussit comme les -résolutions de l'héroïsme désespéré. Blucher est blessé au bras, mais -il ne quitte pas le champ de bataille, emporte de nouveau les villages -de Klein-Gorschen et de Rahna, et, sans reprendre haleine, marche sur -Kaja, que pour la première fois il parvient à nous enlever, tandis que -sa cavalerie, lancée sur les divisions Bonnet et Compans, tâche -d'enfoncer leurs carrés. Mais les marins de Bonnet, habitués à la -grosse artillerie, reçoivent les boulets, puis les assauts de la -cavalerie, sans laisser apercevoir le moindre ébranlement. - -[En marge: Notre centre est menacé d'être percé.] - -[En marge: Napoléon lance la division Ricard, sous le comte Lobau.] - -[En marge: La division Ricard reprend Kaja.] - -Kaja néanmoins est forcé, notre centre est tout ouvert, et si les -coalisés agissant avec ensemble envoient l'armée russe à l'appui de -Blucher, la ligne de Ney peut être percée, sans que notre garde -impériale ait le temps de fermer la brèche. Napoléon, au milieu du -feu, rallie les conscrits.--Jeunes gens, leur dit-il, j'avais compté -sur vous pour sauver l'Empire, et vous fuyez!--Il n'a pas encore sous -la main la garde qui s'avance en toute hâte; il n'a plus ces -quatre-vingts escadrons de Murat qu'il lançait autrefois si à propos -dans les champs d'Eylau ou de la Moskowa. Mais il lui reste la -division Ricard, la cinquième de Ney, et il ordonne au comte Lobau de -se mettre à la tête de cette vaillante division pour reprendre Kaja. -Lobau conduit à l'ennemi cette jeune infanterie, pendant que Souham, -Girard, Brenier, s'occupent à rallier leurs soldats. Il marche sur -Kaja, y rencontre la garde prussienne, l'aborde à la baïonnette, et la -repousse. On rentre dans ce village, et on ramène les Prussiens vers -le terrain légèrement enfoncé où se trouvent les deux villages de -Rahna et Klein-Gorschen. En même temps Souham, Girard, sous la -conduite de Ney, reviennent à la charge avec leurs divisions ralliées, -et le combat rétabli continue avec la même violence. On se fusille, on -se mitraille presque à bout portant. Girard, ce brave général qui en -Estrémadure avait essuyé une surprise malheureuse, se comporte en -héros. Blessé, il reste au milieu du feu. - -[En marge: Vaste étendue du carnage.] - -Cette scène de carnage s'étend d'une aile à l'autre sur plus de deux -lieues. Macdonald avec ses trois divisions, après avoir enlevé Rapitz -aux troupes avancées de l'ennemi, s'approche d'Eisdorf et de Kitzen, -et fait entendre son canon sur notre gauche, au delà du -_Floss-Graben_. Vers le côté opposé, Bertrand débouche par delà la -position de Marmont, et on aperçoit au loin sur notre droite sa -première division, celle de Morand, s'approchant en plusieurs carrés. - -C'est le moment pour les coalisés d'essayer un dernier effort avant -qu'ils soient débordés de toutes parts. Jusqu'ici il n'y a eu -d'engagés que Blucher et Wintzingerode, c'est-à-dire environ 40 mille -hommes. Il leur reste en arrière à gauche, d'York et Wittgenstein avec -18 mille hommes, puis les 18 mille hommes des gardes et des réserves -russes. - -[En marge: Blucher demande aux deux souverains coalisés de faire un -dernier effort décisif.] - -[En marge: L'avis de Blucher est accueilli.] - -[En marge: Les troupes de Wittgenstein et d'York lances de nouveau à -travers les ruines de Klein-Gorschen et de Rahna sur Kaja.] - -[En marge: Elles reprennent Kaja une seconde fois.] - -Blucher, tout sanglant, demande qu'on le soutienne, et qu'on porte un -grand coup au centre, car il n'y a que ce point où l'on puisse obtenir -des résultats décisifs, un vaste croissant de feux commençant à -envelopper de droite et de gauche l'armée alliée. Il n'y a pas à -hésiter, et on ordonne à la seconde ligne, celle de Wittgenstein et -d'York, de marcher à l'appui des troupes si maltraitées de Blucher. Il -y aurait mieux à faire encore, ce serait de lancer outre Wittgenstein -et d'York, les gardes et les réserves russes sur le centre des -Français, et d'envoyer la cavalerie de Wintzingerode, et toute celle -dont on peut disposer, sur les divisions de Marmont, qui n'ont d'appui -que leurs carrés. Mais l'empereur Alexandre, affectant de se montrer -partout, et n'étant pas où il faudrait être, ne commande pas, et -empêche Wittgenstein de commander, tandis que le sage roi de Prusse, -qui n'a pas même le souci de paraître brave, quoiqu'il le soit, n'ose -pas donner un ordre. Toutefois la résolution de tenter un dernier -effort, prise assez confusément, est mise à exécution. Il est six -heures du soir, et il est temps encore de percer le centre de l'armée -française, où Blucher, en se faisant presque détruire, a presque -détruit deux divisions de Ney. Les troupes de Wittgenstein et d'York -viennent soutenir et dépasser le corps à moitié anéanti de Blucher. -Elles marchent sur les ruines enflammées de Klein-Gorschen et de -Rahna, passent à travers les débris de l'armée prussienne, et, sous -une pluie de feu, s'avancent sur Kaja, pendant que Wintzingerode avec -la garde prussienne à cheval et une partie de la cavalerie russe, -s'élance sur les carrés de Marmont, qui ont pris une position un peu -en arrière, pour s'appuyer à Starsiedel. Vains assauts! Les carrés de -Bonnet et de Compans, comme des citadelles enflammées, vomissent des -feux de leurs murailles restées debout; mais à droite, les dix-huit -mille hommes de Wittgenstein et d'York, conduits avec la vigueur que -comporte cette circonstance extrême, repoussent les divisions de Ney, -aussi maltraitées que celles de Blucher, les refoulent dans Kaja, -entrent dans ce village, en débouchent, et se trouvent face à face -avec la garde de Napoléon. Au delà du _Floss-Graben_, le prince de -Wurtemberg dispute Eisdorf aux troupes de Macdonald. - -[En marge: Napoléon, au milieu du feu, lance la jeune garde sur Kaja, -et dispose l'artillerie de la garde sur le flanc de l'ennemi.] - -À son tour, c'est à Napoléon à tenter un effort décisif, car vainement -ses ailes sont prêtes à se reployer sur l'ennemi, si son centre est -enfoncé. Mais il a encore sous la main les dix-huit mille hommes et la -puissante réserve d'artillerie de la garde impériale. Au milieu de nos -conscrits, dont quelques-uns fuient jusqu'à lui, au milieu des balles -et des boulets qui tombent autour de sa personne, il fait avancer la -jeune garde, et ordonne aux seize bataillons de la division Dumoutier -de rompre leurs carrés, de se former en colonnes d'attaque, de marcher -la gauche sur Kaja, la droite sur Starsiedel, de charger tête baissée, -d'enfoncer à tout prix les lignes ennemies, de vaincre en un mot, car -il le faut absolument. Pendant ce temps, la vieille garde, disposée en -six carrés, reste comme autant de redoutes destinées à fermer le -centre de notre ligne. Napoléon prescrit en même temps à Drouot -d'aller avec quatre-vingts bouches à feu de la garde se placer un peu -obliquement sur notre droite en avant de Starsiedel, afin de prendre -de front la cavalerie qui attaque sans interruption les divisions de -Marmont, et de prendre en flanc la ligne d'infanterie de Wittgenstein -et d'York. - -[En marge: La jeune garde reprend Kaja, et Drouot avec son artillerie -accable les coalisés.] - -Ces ordres donnés sont exécutés à la minute même. Les seize -bataillons de la jeune garde, conduits par le général Dumoutier et le -maréchal Mortier, s'avancent en colonnes d'attaque, rallient en chemin -celles des troupes de Ney qui peuvent encore combattre, et rentrent -dans Kaja sous une pluie de feu. Après avoir repris ce village ils le -dépassent, et refoulent sur Klein-Gorschen et Rahna les troupes de -Wittgenstein, d'York, de Blucher, culbutées pêle-mêle dans -l'enfoncement où sont situés ces villages. Ils s'arrêtent ensuite sur -la déclivité du terrain, et laissent à Drouot l'espace nécessaire pour -faire agir son artillerie. Celui-ci se servant avec art de l'avantage -du sol, dirige une partie de ses quatre-vingts pièces de canon sur la -cavalerie ennemie, et avec le reste prend en écharpe l'infanterie de -Wittgenstein et d'York, et fait pleuvoir sur les uns et les autres les -boulets et la mitraille. Accablées par cette masse de feux, -l'infanterie et la cavalerie ennemies sont bientôt obligées de battre -en retraite. Au même instant sur notre gauche et au delà du -_Floss-Graben_, deux divisions de Macdonald, les divisions Fressinet -et Charpentier, abordent l'une Kitzen, l'autre Eisdorf, et les -enlèvent au prince Eugène de Wurtemberg, malgré les secours envoyés -par Alexandre. À l'extrémité opposée, c'est-à-dire à droite, Bonnet et -Compans, conduits par Marmont, rompent enfin leurs carrés, et se -portent en colonnes sur le flanc de l'ennemi, derrière lequel Morand -fait déjà entendre son canon. - -[En marge: Les souverains alliés ordonnent enfin la retraite.] - -[En marge: Blucher, indigné, exécute une dernière charge de cavalerie -qui répand quelque trouble dans l'une des divisions de Marmont.] - -Il est près de huit heures, la confusion des idées commence à envahir -l'état-major des coalisés. Frédéric-Guillaume et Alexandre, réunis -avec leurs généraux sur l'éminence du haut de laquelle ils -apercevaient la bataille, délibèrent sur ce qu'il reste à faire. -Blucher plus véhément que jamais, et le bras en écharpe, veut qu'à la -tête de la garde russe on se précipite de nouveau sur le centre des -Français. Selon lui Miloradovitch arrivera dans la nuit, pour servir -de réserve et couvrir la retraite de l'armée s'il faut se retirer. On -peut donc risquer sans regret toutes les troupes qui n'ont pas encore -combattu. Wittgenstein et Diebitch répondent avec raison qu'on est -débordé à droite vers Eisdorf, à gauche vers Starsiedel, que si on -insiste on s'expose à être enveloppé, et à laisser au moins une partie -de l'armée alliée dans les mains de Napoléon, qu'enfin le chef de -l'artillerie n'a plus de munitions.--En présence de telles raisons il -n'y a plus qu'à battre en retraite. On en donne l'ordre en effet. Mais -Blucher indigné, s'écrie au milieu de l'obscurité qui s'étend déjà sur -les deux armées, que tant de sang généreux ne doit pas avoir été versé -en vain, que la journée n'est pas perdue, qu'il va le prouver avec sa -cavalerie seule, et qu'il fera rougir ceux qui se montrent si pressés -d'abandonner une victoire presque assurée. Il restait en effet environ -quatre à cinq mille hommes de cavalerie prussienne, principalement de -la garde royale, qu'on pouvait encore mener au combat: il les réunit, -se met à leur tête, et, bien que la nuit soit commencée, il fond comme -un furieux sur les troupes françaises qui se trouvent à la gauche des -alliés, en avant de Starsiedel, et qui sont celles du corps de -Marmont. Les soldats de ce maréchal fatigués d'une longue journée de -combat, étaient à peine en rang. Le premier régiment, le 37e léger, -de récente formation, surpris par cette subite irruption de la -cavalerie prussienne, se débande. Marmont accouru avec son état-major, -est lui-même emporté dans la déroute. Descendu de cheval, marchant à -pied le bras en écharpe, il est ramené avec les soldats fugitifs du -37e. Mais les divisions Bonnet et Compans formées à temps, résistent à -tous les emportements de Blucher. Malheureusement, au milieu de -l'obscurité, tirant indistinctement sur tout ce qui venait vers elles, -elles tuent quelques soldats du 37e, plusieurs même des officiers de -Marmont, notamment celui qu'il avait envoyé auprès de Napoléon après -la bataille de Salamanque, le colonel Jardet. - -Ce trouble passager est bientôt apaisé, et nous nous couchons enfin -sur ce champ de bataille, couvert de ruines, inondé de sang, que les -coalisés sont obligés de nous abandonner après nous l'avoir disputé si -longtemps. Mais nous ne possédions plus la belle cavalerie que nous -avions autrefois pour courir à la suite des vaincus, et ramasser par -milliers les prisonniers et les canons. D'ailleurs devant un ennemi se -battant avec un pareil acharnement, il y avait lieu d'être -circonspect, et il fallait renoncer à recueillir tous les trophées de -la victoire. - -[En marge: Gain définitif de la bataille.] - -Napoléon voulut qu'on restât en place: il savait bien que de Kaja -comme d'un roc inébranlable il avait arrêté la fougue de ses ennemis, -follement enivrés de leurs succès, et qu'ils ne feraient pas un pas de -plus. Il était vrai en effet qu'à partir de ce moment sa fortune -devait se rétablir, à une condition toutefois, c'est que sa raison se -rétablirait elle-même. Il coucha sur le champ de bataille, attendant -le lendemain pour recueillir ce qu'il pourrait des trophées de sa -victoire, mais appréciant déjà très-bien quelle en serait la portée. - -[En marge: Résultats de la victoire de Lutzen.] - -Le lendemain 3 mai, il était à cheval dès la pointe du jour pour faire -relever les blessés, remettre l'ordre dans ses troupes, et poursuivre -l'ennemi. Il traversa au galop cet enfoncement de terrain, où les -villages de Rahna, de Klein-Gorschen et de Gross-Gorschen brûlaient -encore, remonta vers la position que les deux souverains alliés -avaient occupée pendant la bataille, et vit plus clairement ce qu'on -avait voulu essayer contre lui, c'est-à-dire le tourner, tandis qu'il -tournait les autres. Mais sa rare prévoyance, en se ménageant à Kaja -un pivot solide autour duquel il pouvait manoeuvrer en sûreté, avait -complétement déjoué le plan de ses ennemis. Avec la cavalerie perdue -en Russie il les aurait pris par milliers. Dans l'état des choses, il -ne put ramasser que des blessés et des canons démontés, et de ces -trophées il en recueillit un grand nombre. Sur les 92 mille hommes de -l'armée coalisée, 65 mille à peu près avaient été engagés, mais avec -acharnement. De notre côté il n'y en avait pas eu beaucoup plus, car -quatre divisions de Ney, deux de Marmont, une de la garde, deux de -Macdonald, avaient seules participé à l'action. Sur ces corps, la -perte était grande des deux côtés. Les Prussiens et les Russes, -surtout les Prussiens, avaient perdu au moins vingt mille hommes et -nous dix-sept ou dix-huit mille. Nous en avions même perdu plus que -l'ennemi jusqu'au moment où la formidable artillerie de la garde -avait fait pencher en notre faveur la balance du carnage. Les -Prussiens s'étaient conduits héroïquement, les Russes sans passion -mais bravement. Les uns et les autres avaient montré dans leurs -conseils la confusion d'une coalition. Notre infanterie s'était -comportée avec le courage impétueux de la jeunesse, et avait eu -l'avantage d'être dirigée par Napoléon lui-même. Celui-ci n'avait -jamais plus exposé sa vie, plus déployé son génie, montré à un plus -haut degré les talents non-seulement d'un général à grandes vues qui -prépare savamment ses opérations, mais du général de bataille qui sur -le terrain, et selon la chance des événements, change ses plans, -bouleverse ses conceptions, pour adopter celles que la circonstance -exige. C'était le cas d'être satisfait, quoique les résultats -matériels ne fussent pas aussi considérables qu'ils l'avaient été -jadis, quand nous avions toutes les armes à leur état de perfection, -et que nous combattions contre des adversaires qui n'avaient pas -encore la résolution du désespoir; c'était, disons-nous, le cas d'être -satisfait, et pour Napoléon de remercier cette généreuse nation qui -lui avait encore une fois prodigué son sang le plus pur, et d'être -sage, au moins pour elle! Napoléon allait-il accueillir cette faveur -du ciel dans l'esprit où il aurait fallu la désirer et la recevoir, -dans l'esprit avec lequel la nation l'avait attendue et payée de son -sang, et n'allait-il pas revenir à tous les rêves de son insatiable -ambition? C'est ce que les événements devaient bientôt décider. - -[En marge: Fausseté du langage tenu par les coalisés sur la bataille -de Lutzen.] - -Pour le moment il n'y avait qu'à profiter de la victoire, et dans -l'art d'en profiter Napoléon n'avait pas plus d'égal que dans celui -de la préparer. Après avoir passé la journée du 3 mai sur le champ de -bataille, et l'avoir employée à ramasser ses blessés, à remettre -ensemble ses corps ébranlés par un choc si rude, à recueillir surtout -des renseignements sur la marche de l'ennemi, il reconnut promptement -à quel point le coup porté aux coalisés était décisif, car malgré -leurs fastueuses prétentions, ils rétrogradaient en toute hâte. On -n'apercevait sur les routes que des colonnes de troupes ou d'équipages -en retraite, et on les voyait sans pouvoir les saisir faute de -cavalerie. Mais il était évident qu'ils ne s'arrêteraient plus qu'à -l'Elbe, et peut-être à l'Oder. Cette défaite, réelle, incontestable, -ne les empêchait pas de tenir le langage le plus arrogant. Alexandre, -tout joyeux de s'être bien comporté au feu, osait appeler cette -journée une victoire, et, il faut le dire, c'était une triste habitude -de ses généraux d'en imposer étrangement sur les événements -militaires, comme s'ils n'avaient pas fait depuis deux siècles d'assez -grandes choses pour être véridiques. Toutefois, qu'il en fût ainsi -chez les Russes, on pouvait le concevoir, car on ment aux nations en -proportion de leur ignorance; mais les Allemands auraient mérité qu'on -leur débitât moins de mensonges sur cette journée! Pourtant les -Prussiens, tout étourdis apparemment d'avoir tenu tête à Napoléon, -eurent le courage d'écrire partout, surtout à Vienne, qu'ils avaient -remporté une véritable victoire, et que s'ils se retiraient c'était -faute de munitions, et par un simple calcul militaire! Calcul soit, -mais celui du vaincu qui va chercher ses sûretés loin de l'ennemi -dont il ne peut plus soutenir l'approche. Les coalisés en effet -marchèrent aussi vite que possible pour repasser l'Elster, la Pleiss, -la Mulde, l'Elbe, et mettre cent lieues de pays entre eux et les -Français. - -[En marge: Vive poursuite des coalisés.] - -[En marge: Napoléon envoie sous les ordres du maréchal Ney une colonne -de 80 mille hommes, lui peut éventuellement marcher sur Berlin ou se -replier sur lui.] - -Napoléon après s'être convaincu de l'importance de cette bataille de -Lutzen par la promptitude de l'ennemi à battre en retraite, écrivit à -Munich, à Stuttgard, à Paris, des lettres pleines d'un juste orgueil, -et d'une admiration bien méritée pour ses jeunes soldats. Il alla -coucher le 3 au soir à Pegau, et, suivant son usage, se leva au milieu -de la nuit pour ordonner ses dispositions de marche. Il se pouvait que -les coalisés prissent deux directions, que les Prussiens gagnassent -par Torgau la route de Berlin, afin d'aller couvrir leur capitale, et -que les Russes suivissent la route de Dresde pour rentrer en Silésie. -Il se pouvait au contraire qu'abandonnant Berlin à son sort, et au -zèle du prince royal de Suède, les coalisés continuassent à marcher -tous ensemble sur Dresde, restant appuyés aux montagnes de la Bohême -et à l'Autriche, pour décider celle-ci en leur faveur, en lui -affirmant qu'ils étaient victorieux, ou que, s'ils ne l'étaient pas -cette fois, ils le seraient la prochaine. L'une et l'autre de ces -manières d'agir étaient possibles, car pour l'une et pour l'autre il y -avait de fortes raisons à faire valoir. Si en effet il importait fort -de demeurer réunis, et de se tenir serrés à l'Autriche, il importait -également de ne pas abandonner Berlin et toutes les ressources de la -monarchie prussienne aux Français. Napoléon combina ses dispositions -dans cette double hypothèse. Si les coalisés se divisaient, il pouvait -se diviser aussi, et d'une part envoyer une colonne de 80 mille -hommes à la suite des Prussiens, laquelle les poursuivrait à outrance, -passerait l'Elbe après eux, puis entrerait victorieuse à Berlin, et -d'autre part marcher lui-même avec 140 mille hommes à la suite des -Russes, les talonner sans relâche, pénétrer dans Dresde avec eux, puis -les rejeter en Pologne. Si au contraire les coalisés ne se séparaient -point, il fallait suivre leur exemple, ajourner la satisfaction -d'entrer à Berlin, et poursuivre en masse un ennemi qui se retirait en -masse. Napoléon, avec une profondeur de combinaisons dont il était -seul capable, arrêta son plan de manière à pouvoir se plier à l'une ou -à l'autre hypothèse. Il laissa le corps de Ney en arrière pour se -remettre de ses blessures, car sur 17 ou 18 mille hommes morts ou -blessés de notre côté, ce corps en avait eu 12 mille à lui seul. Il -autorisa le maréchal à rester deux jours à Lutzen pour y établir dans -un bon hôpital ses blessés les plus maltraités, et préparer le -transport à Leipzig de ceux qui étaient moins gravement atteints. Il -lui ordonna d'entrer ensuite à Leipzig en grand appareil. Cette ville -avait montré un esprit assez hostile pour qu'on ne lui épargnât pas le -spectacle de nos triomphes, et la terreur de nos armes. De Leipzig le -maréchal devait marcher sur Torgau, et y rallier les Saxons, raffermis -probablement dans leur fidélité par la victoire de Lutzen. En les -replaçant avec la division Durutte sous le général Reynier, c'était un -corps de 14 à 15 mille hommes dont le maréchal Ney se trouverait -renforcé. Napoléon lui donna en outre le maréchal Victor, -non-seulement avec les seconds bataillons de ce maréchal réorganisés -à Erfurt, mais avec une partie de ceux du maréchal Davout, que -celui-ci devait prêter pour quelques jours. Le maréchal Victor pouvait -avoir ainsi vingt-deux bataillons, faisant environ 15 ou 16 mille -hommes. Enfin restait la division Puthod, la quatrième du corps de -Lauriston, laissée avec le général Sébastiani sur la gauche de l'Elbe, -pour châtier les Cosaques de Tettenborn, de Donnenberg et de -Czernicheff. Napoléon prescrivit à cette division de se diriger en -toute hâte sur Wittenberg, pour se joindre au delà de Torgau au -maréchal Ney. Il s'en fiait de la sûreté du bas Elbe et des -départements anséatiques au général Vandamme, qui déjà était à Brême -avec une partie des bataillons des anciens corps recomposés, et à la -victoire de Lutzen elle-même. Le maréchal Ney, qui de ses 48 mille -hommes en conservait 35 ou 36, allait donc recueillir Reynier avec 15 -ou 16 mille Français et Saxons, le duc de Bellune avec 15 mille -Français, le général Sébastiani avec 14 mille, ce qui devait former un -total de 80 mille hommes sous huit jours. C'est à lui que revenait -l'honneur de poursuivre Blucher, si Blucher prenait la route de -Berlin, et d'entrer dans cette capitale après lui. Napoléon voulait -ainsi opposer la fougue de Ney à la fougue du héros de la Prusse. Si -au contraire l'ennemi ne s'étant pas divisé, songeait à combattre -encore une fois avant de repasser l'Elbe, ce qui était peu -vraisemblable, il suffisait de deux jours pour ramener les 80 mille -hommes de Ney dans le flanc de l'armée coalisée. Napoléon poursuivant -au lieu d'être poursuivi, avait le choix du moment et du lieu où il -lui conviendrait de livrer une seconde bataille. - -[En marge: Napoléon marche lui-même sur Dresde avec une masse de 140 -mille hommes.] - -Napoléon se réservait le soin de marcher lui-même à la suite de la -principale masse des coalisés avec Oudinot et Bertrand, renforcés l'un -d'une division bavaroise, l'autre d'une division wurtembergeoise, avec -Marmont qui n'avait pas perdu plus de 6 à 700 hommes, avec Macdonald -qui en avait perdu à peine 2 mille, avec Lauriston qui en avait laissé -6 ou 700 devant Leipzig, avec la garde enfin, diminuée d'un millier -d'hommes, c'est-à-dire avec environ 140 mille combattants. Ces -dispositions arrêtées, et après avoir recommandé à Ney de bien -remettre ses troupes, d'exiger l'établissement de six mille lits pour -ses blessés à Leipzig, de se pourvoir dans la même ville de tout ce -dont il aurait besoin, Napoléon partit de Pegau en trois colonnes. La -principale, composée de Macdonald, de Marmont, de la garde, et dirigée -par le prince Eugène en personne, devait gagner par Borna la grande -route de Dresde, celle qui passe par Waldheim et Wilsdruff. La -seconde, composée de Bertrand et d'Oudinot, se tenant à quatre ou cinq -lieues sur la droite, devait suivre par Rochlitz, Mittwejda et -Freyberg le pied des montagnes de Bohême. La troisième, formée du -corps de Lauriston seulement, et se tenant à quelques lieues sur la -gauche, devait par Wurtzen courir sur Meissen, l'un des points de -passage de l'Elbe les plus utiles à occuper, et lier Napoléon avec le -maréchal Ney. L'ennemi était assez évidemment en retraite pour qu'on -ne fût pas exposé à le trouver en masse sur un point quelconque, et -des colonnes de cinquante, de soixante mille hommes, suffisaient pour -toutes les rencontres probables. D'ailleurs en quelques heures on -pouvait réunir deux de ces colonnes, ce qui permettait de prévenir -tout accident, et outre qu'on vivait plus à l'aise, qu'on s'éclairait -mieux en suivant les trois routes qui menaient à l'Elbe, on avait -aussi la chance d'envelopper par cette sorte de réseau les -détachements égarés, qu'on ne pouvait pas prendre à la course faute de -cavalerie. - -[En marge: Départ pour Dresde le 5 mai.] - -[En marge: Combat d'arrière-garde contre le général Miloradovitch.] - -Napoléon partit le 5 mai au matin pour Borna, afin de se mettre à la -suite de sa principale colonne. Le prince Eugène le précédait. Arrivé -à Kolditz sur la Mulde, ce prince trouva l'arrière-garde des Prussiens -postée le long de la rivière, dont les ponts étaient détruits. Il -remonta un peu à droite, découvrit un passage pour une colonne et pour -une partie de son artillerie, et vint s'établir sur une hauteur qui -dominait la grande route de Dresde. Les Prussiens furent alors obligés -d'abandonner les bords de la rivière, et de se retirer en toute hâte, -en défilant sous le feu de vingt pièces de canon. Ils perdirent ainsi -quelques centaines d'hommes, et se retirèrent vers Leissnig, en -passant à travers les lignes d'un corps russe qui était en position à -Seyfersdorf, en avant de Harta. Ce corps était celui de Miloradovitch, -qu'une fausse combinaison avait privé d'assister à la bataille de -Lutzen. Miloradovitch était un vaillant homme, impatient de se -signaler, comme il l'avait déjà fait tant de fois, et désireux aussi -de répondre aux Prussiens, qui se plaignaient fort de ce qu'à Lutzen -on avait laissé peser sur eux seuls tout le poids de la bataille, -propos assez fréquents entre alliés associés à une oeuvre aussi -difficile que la guerre. Après s'être ouvert pour laisser défiler les -Prussiens, Miloradovitch reforma ses rangs, et profitant des avantages -de sa position, il tint ferme. Le prince Eugène l'attaqua avec -vigueur, et ne parvint à le déloger qu'en le tournant. On perdit 7 à -800 hommes de part et d'autre, mais faute de cavalerie nous ne pûmes -faire de prisonniers. Les Russes, bien qu'ayant sacrifié plusieurs -centaines d'hommes pour ralentir notre marche, furent obligés de nous -livrer un grand nombre de voitures chargées de blessés, et d'en -détruire beaucoup d'autres chargées de bagages. - -On les poursuivit le 6 et le 7 sans relâche, Napoléon voulant arriver -à Dresde le 8 mai au plus tard. Les Prussiens avaient pris la route de -Meissen, les Russes celle de Dresde, sans qu'on pût encore conclure de -cette double direction qu'ils se sépareraient, les uns pour couvrir -Berlin, les autres pour couvrir Breslau. Napoléon ayant dirigé le -corps de Lauriston par Wurtzen sur Meissen, le pressa de hâter sa -marche vers l'Elbe, afin de surprendre, s'il était possible, le -passage de ce fleuve, ce qui était d'un grand intérêt, car nous avions -des pontonniers et pas de pontons, ce matériel lourd à porter étant -fort en arrière. Napoléon avait une autre raison de pousser vivement -le général Lauriston sur Meissen pour y franchir l'Elbe, c'était le -désir de faire tomber ainsi la résistance qu'on essayerait peut-être -de nous opposer à Dresde même. On ne pouvait en effet tenter un -passage de vive force auprès de cette ville qu'en s'exposant à la -détruire, et c'était déjà bien assez d'avoir fait sauter deux arches -de son pont de pierre, accident de guerre auquel elle avait été -infiniment sensible, sans endommager encore les beaux édifices dont -ses électeurs l'avaient décorée. - -[En marge: Arrivée devant Dresde le 8 mai.] - -[En marge: Les Russes évacuent la ville et se couvrent de l'Elbe, en -brûlant les ponts.] - -Le 7 on se porta sur Nossen et Wilsdruff. Le vice-roi trouva -Miloradovitch arrêté dans une bonne position qu'il semblait résolu à -défendre. On la lui enleva brusquement, et on lui fit payer par -quelques centaines d'hommes cette inutile bravade. Le lendemain 8 mai -on parut sur cet amphithéâtre de collines, du haut duquel on aperçoit -la belle ville de Dresde, assise sur les deux bords de l'Elbe et au -pied des montagnes de Bohême, comme Florence sur les deux bords de -l'Arno et au pied de l'Apennin. Le temps était superbe, la campagne -émaillée des fleurs du printemps présentait l'aspect le plus riant, et -c'était le coeur serré qu'on regardait ce riche bassin, exposé, si -l'ennemi résistait, à devenir en quelques heures la proie des flammes. -On descendit les gradins de cet amphithéâtre en autant de colonnes -qu'il y avait de routes rayonnant vers Dresde, et l'on vit avec joie -les noires colonnes de l'armée russe, renonçant à combattre, -s'enfoncer dans les rues de la ville, et repasser l'Elbe dont elles -brûlèrent les ponts. Depuis la rupture du pont de pierre, on avait -pour le service des armées coalisées établi trois passages, un avec -des bateaux au-dessus de la ville, un au-dessous avec des radeaux, un -dans la ville même, en remplaçant par deux arches en charpente les -deux arches de pierre que le maréchal Davout avait fait sauter. On -aperçut tous ces ponts en flammes, ce qui annonçait que les Russes -cherchaient un asile derrière l'Elbe. Nous entrâmes donc dans la -ville principale, c'est-à-dire dans la vieille ville, laquelle est -située sur la gauche du fleuve, et les Russes restèrent dans la ville -neuve, située sur la rive droite. - -À peine nos colonnes entraient-elles dans Dresde, qu'une députation -municipale vint à la rencontre du prince vice-roi, afin d'implorer sa -clémence. La ville en effet, au souvenir de la conduite qu'elle avait -tenue depuis un mois, était fort alarmée. Elle avait voulu assaillir -les Français, qui ne s'étaient sauvés que par leur bonne attitude; -elle avait reçu les souverains étrangers sous des arcs de triomphe, et -jonché de fleurs la route qu'ils parcouraient. Elle avait adressé des -instances et même des menaces à son roi, pour qu'il suivît l'exemple -du roi de Prusse, et, il faut le dire, ce qui était fort légitime de -la part des Prussiens, l'était un peu moins de la part des Saxons, que -nous avions relevés au lieu de les abaisser. Les habitants attendaient -donc avec une sorte d'effroi ce que Napoléon déciderait à leur égard. -Il était accouru effectivement, et était arrivé aux portes de la ville -un peu après le vice-roi, qui, avec sa modestie accoutumée, avait -renvoyé à son père la députation municipale. - -[En marge: Accueil fait par Napoléon à la députation municipale de -Dresde.] - -Napoléon reçut à cheval les clefs de Dresde, en disant avec hauteur à -ceux qui les lui présentaient qu'il voulait bien accepter les clefs de -leur ville, mais pour les remettre à leur souverain; qu'il leur -pardonnait leurs mauvais traitements envers les Français, mais qu'ils -n'en devaient de reconnaissance qu'au roi Frédéric-Auguste; que -c'était en considération des vertus, de l'âge, de la loyauté de ce -prince, qu'il les dispensait de l'application des lois de la guerre; -qu'ils se préparassent donc à l'accueillir avec les respects qu'ils -lui devaient, à relever, mais pour lui seul, les arcs de triomphe -qu'ils avaient si imprudemment dressés à l'empereur Alexandre, et -qu'ils le remerciassent bien en le revoyant de la clémence avec -laquelle ils étaient traités en ce moment, car sans lui l'armée -française les eût foulés aux pieds comme une ville conquise; que -toutefois ils y prissent garde, et ne fissent rien pour favoriser -l'ennemi, car le moindre acte de trahison serait immédiatement suivi -de châtiments terribles. Cela dit, Napoléon leur ordonna de préparer -du pain pour ses colonnes en marche. - -[En marge: Napoléon songe à passer tout de suite l'Elbe, mais ailleurs -qu'à Dresde, afin d'épargner à cette ville les ravages de la guerre.] - -[En marge: Reconnaissance des bords de l'Elbe exécutée par Napoléon en -personne.] - -La plus grande discipline fut prescrite aux troupes, et observée par -elles. Napoléon cependant voulait franchir l'Elbe pour faire évacuer -aux Russes la ville neuve, afin d'éviter les combats d'une rive à -l'autre, qui ne pouvaient qu'endommager cette belle capitale. Il ne -voulait pas même attendre que le général Lauriston eût exécuté son -passage à Meissen, cette opération n'étant pas certaine, et dépendant -des obstacles et des moyens que ce général rencontrerait. À peine -avait-il donné une heure aux premières dispositions que réclamait le -paisible établissement de l'armée, qu'il remonta à cheval pour opérer -une reconnaissance des bords de l'Elbe. Au pont de pierre qui est au -milieu même de la ville, les arches en bois avaient été incendiées, et -bien que le passage fût facile à rétablir, il était impossible de le -faire sans provoquer une canonnade, et sans la rendre, ce que Napoléon -cherchait à éviter. Les Russes logés dans les maisons qui bordaient -la rive droite de l'Elbe lui tirèrent quelques coups de fusil dont il -ne tint compte, et il sortit de la ville pour aller reconnaître les -passages au-dessus et au-dessous. Au-dessus le passage n'était pas -praticable, parce que la rive droite, sur laquelle il fallait aborder, -dominait la rive gauche, de laquelle on devait partir. Napoléon -descendit au galop au-dessous de Dresde, et suivant le cours de -l'Elbe, qui à une petite lieue fait un détour au midi, il trouva à -Priesnitz un terrain propre à un passage de vive force. En cet endroit -la rive que nous occupions dominait celle qu'occupaient les Russes, et -on y pouvait établir de l'artillerie pour protéger les opérations de -l'armée, Napoléon disposa toutes choses pour le lendemain même, 9 mai. -Quelques bateaux, restes du pont établi au-dessus de la ville, -quelques embarcations ramassées par la cavalerie le long du fleuve, -avaient été réunis et mis à l'abri des entreprises de l'ennemi pour -être employés le jour suivant. - -[En marge: Choix de Priesnitz pour point de passage.] - -Le lendemain en effet Napoléon, à cheval dès la pointe du jour, -descendit à Priesnitz avec une forte colonne d'infanterie et toute -l'artillerie de la garde, et fit commencer le passage sous ses yeux. -Les Russes étaient rangés sur l'autre rive, et paraissaient résolus à -la défendre. Napoléon ordonna l'établissement d'une forte batterie sur -les hauteurs de Priesnitz, afin de balayer la plage située vis-à-vis, -et fit monter sur-le-champ les voltigeurs dans les embarcations qu'on -s'était procurées. Trois cents passèrent à la fois, et chassèrent les -tirailleurs russes, tandis que par un va-et-vient continuel d'autres -allèrent les rejoindre et les renforcer. Sur-le-champ ils -commencèrent un fossé pour se couvrir, pendant que la canonnade -s'établissait au-dessus de leur tête. Les Russes amenèrent de -l'artillerie, Napoléon en amena davantage, et bientôt ce fut sous le -feu de cinquante pièces de canon russes, et de quatre-vingts -françaises, que le travail du pont fut continué. Les boulets tombaient -de tout côté, et l'un de ces boulets venant heurter un magasin de -planches près duquel Napoléon était placé, lui lança à la tête un -éclat de bois, qui l'atteignit sans le blesser.--Quelques Italiens -rangés en cet endroit cédèrent à un mouvement de peur, pour lui plus -que pour eux.--_Non fa male_, leur dit-il, en les qualifiant de -quelques expressions plaisantes, et provoquant parmi eux de grands -éclats de rire, il les fit, à son exemple, rester gaiement sous une -grêle de projectiles. - -[Illustration: Napoléon au Passage de l'Elbe.] - -[En marge: Les Français passent l'Elbe à Priesnitz, à Dresde et à -Meissen.] - -La place n'étant plus tenable pour les Russes sous les quatre-vingts -bouches à feu des Français, ils se retirèrent, et cessèrent d'opposer -des obstacles au travail du pont, qui ne devait être achevé que le -lendemain 10. Heureusement les Russes avaient aussi évacué la ville -neuve, et là le passage pouvait être rétabli sur-le-champ sans -provoquer de canonnade. Des madriers furent jetés sur les piliers en -pierre des arches détruites, et on put communiquer entre les deux -parties de la ville. Nos troupes allèrent occuper le faubourg de -Neustadt, ou ville neuve. Ce même jour le général Bertrand et le -maréchal Oudinot arrivèrent. Napoléon les répartit entre Dresde et -Pirna. Il apprit que le général Lauriston avait rencontré à Meissen la -queue des Prussiens, et qu'il avait réussi à franchir l'Elbe sans -grande difficulté. Nous étions donc sur tous les points maîtres du -cours de ce fleuve, et en possession tranquille de la capitale de la -Saxe. La promesse de Napoléon qui avait dit qu'il renverrait les -coalisés plus vite qu'ils n'étaient venus, se trouvait accomplie, car, -entré en campagne le 1er mai, il était le 10 possesseur de la Saxe, et -avait rejeté les coalisés au delà de l'Elbe. - -[En marge: Napoléon avant de poursuivre les coalisés sur l'Oder, est -obligé de s'arrêter quelques jours à Dresde.] - -Avant de les suivre plus loin, Napoléon résolut de s'arrêter quelques -jours à Dresde, pour rallier ses troupes et les faire reposer, pour -recueillir les divers corps de cavalerie qui s'apprêtaient à le -rejoindre, pour rappeler le roi de Saxe dans ses États, et adapter -enfin ses combinaisons militaires à celles des coalisés. Les projets -des Prussiens et des Russes n'étaient pas encore parfaitement clairs, -et on en recevait des rapports contradictoires. Il semblait cependant -qu'ils nous livraient Berlin, et qu'ils mettaient au-dessus de -l'intérêt bien grand sans doute de défendre cette capitale, l'intérêt -plus grand encore de rester réunis, et surtout de se tenir toujours -appuyés à l'Autriche, ce qui rendait la conduite des affaires -diplomatiques aussi importante à cette heure que celle des affaires -militaires. Napoléon, après avoir de nouveau assigné au corps de Ney -la direction de Torgau, ce qui lui laissait la liberté de l'acheminer -sur Berlin ou de le ramener sur Dresde, après avoir renouvelé et -précisé davantage les ordres qui devaient porter ce corps à 80 mille -hommes, s'occupa sur-le-champ des affaires diplomatiques, qui -réclamaient en effet toute son attention. - -[En marge: Parti à prendre à l'égard du roi de Saxe.] - -[En marge: Napoléon feint de n'avoir pas compris le motif de sa -conduite, et le rappelle à Dresde.] - -Le roi de Saxe avait fui non-seulement ses États, mais la Bavière, au -moment même où Napoléon arrivait, et cela pour aller à Prague se jeter -dans les bras de l'Autriche, dont il avait évidemment adopté la -politique. Il y avait de quoi lui en vouloir, mais déclarer ce prince -déchu, c'eût été proclamer nous-mêmes une défection de plus, donner -raison aux Allemands qui disaient que nos alliés étaient traités en -esclaves, se mettre en outre un grand embarras sur les bras, car -qu'eût-on fait de la Saxe si on ne la lui avait rendue? C'était enfin -déclarer trop crûment à l'Autriche comment on considérait et comment -on se proposait de traiter cette politique de la médiation, qui était -la sienne, et n'était devenue celle du roi de Saxe qu'à son -instigation. Napoléon ne contenait jamais son ambition, mais il -contenait quelquefois sa colère, et il donna cette fois un exemple -d'empire sur lui-même, trop rare dans sa vie. Il feignit de n'avoir -pas compris la conduite du roi de Saxe, de l'attribuer à de faux -conseils, et de ne voir dans ce monarque qu'un prince troublé mais -loyal. Il lui adressa donc l'un de ses aides de camp à Prague, avec la -sommation formelle, sous peine de déchéance, de revenir immédiatement -à Dresde, d'y amener sa cavalerie, son artillerie, sa cour, tout ce -qui l'avait suivi, et de rendre au général Reynier la place de Torgau -avec les dix mille Saxons qui l'occupaient. M. de Serra, notre -ministre auprès de la cour de Saxe, qui avait accompagné à Prague le -roi Frédéric-Auguste, avait ordre de se transporter auprès de lui à -l'instant même, et d'exiger une réponse immédiate. - -[En marge: Ce qui s'était passé à Vienne pendant les événements qui -s'étaient accomplis à Lutzen et à Dresde.] - -[En marge: Note remise par M. de Narbonne pour obliger M. de -Metternich à s'expliquer sur le traité d'alliance du 14 mars 1812.] - -[En marge: Efforts de M. de Metternich pour éviter de s'expliquer sur -le traité d'alliance.] - -Les déterminations à l'égard de l'Autriche importaient bien -davantage, et étaient devenues encore plus délicates qu'auparavant, -par suite de ce qui s'était passé à Vienne pendant que Napoléon -livrait la bataille de Lutzen et marchait sur Dresde. M. de Narbonne, -fort inquiet de ce qui pourrait survenir à Cracovie entre les Russes, -les Autrichiens, les Polonais, à la réception des ordres de Napoléon -qui enjoignaient aux Polonais de ne pas se laisser désarmer, n'avait -cessé d'insister auprès de M. de Metternich pour qu'il prît à ce sujet -une résolution satisfaisante. De son côté M. de Metternich, engagé -avec les Russes par la convention secrète que nous avons fait -connaître, avait toujours éludé, et persisté à dire qu'il lui était -impossible d'être à la fois médiateur et belligérant. Enfin M. de -Narbonne recevant de Paris par M. de Bassano, de Mayence par M. de -Caulaincourt, des instructions plus formelles encore de l'Empereur, -qui ne voulait qu'à aucun prix les Polonais déposassent les armes, qui -prétendait même continuer à donner des ordres au corps auxiliaire -autrichien, crut devoir employer les grands moyens pour amener M. de -Metternich à sortir des ambiguïtés dans lesquelles il se renfermait. -M. de Narbonne ignorait que dans les archives de l'ambassade se -trouvait l'interdiction de présenter aucune note écrite, qui ne partît -du cabinet même. En conséquence il se rendit chez M. de Metternich, et -lui annonça qu'il allait lui remettre une note, avec sommation de -s'expliquer catégoriquement sur le traité d'alliance dont il refusait -en ce moment l'exécution littérale.--Jusqu'ici, dit-il, j'ai pris -patience, et écouté comme acceptables toutes les excuses au moyen -desquelles vous cherchez à éluder vos engagements, et à dissimuler -l'étendue de vos préparatifs, que vous nous avoueriez s'ils étaient -faits pour nous. Mais je suis forcé par les événements de Gallicie de -provoquer une explication catégorique, et de vous demander si vous -êtes ou si vous n'êtes plus notre allié, si vous entendez enfin -manquer au traité d'alliance du 14 mars 1812? Si vous n'y voulez pas -manquer, il faut absolument faire agir le corps autrichien auxiliaire, -en vous conformant aux ordres de l'empereur Napoléon, et par-dessus -tout ne pas songer à désarmer nos alliés.--On ne pouvait placer M. de -Metternich dans une position plus embarrassante, et se mettre soi-même -envers lui dans une position plus périlleuse. S'il eût été libre, il -aurait cédé peut-être, et ordonné quelques hostilités simulées dont il -se serait ensuite excusé auprès des Russes par l'intermédiaire de M. -de Lebzeltern. Malheureusement il avait promis de ne pas renouveler -les hostilités par un engagement, secret mais formel et écrit, que les -Russes auraient été autorisés à publier si on l'avait violé. Il n'y -avait donc pas moyen de se plier aux exigences de M. de Narbonne, et -M. de Metternich fut obligé de lui résister, très-doucement dans la -forme, mais très-opiniâtrement dans le fond.--Oui, je suis votre -allié, répondit-il à M. de Narbonne; je le suis, je veux continuer à -l'être; mais je suis médiateur aussi, et tant que mon rôle de -médiateur ne sera pas épuisé par le refus de conditions raisonnables, -je ne puis pas redevenir belligérant.--M. de Metternich reproduisit -ensuite tout ce système d'argumentation adroite et subtile que l'on -connaît déjà, et dont nous n'avions pas intérêt à le faire sortir, -tant que nous ne voulions pas en arriver à un éclat avec l'Autriche, -et à la guerre avec cette puissance. Puis abandonnant les subtilités, -et abordant les considérations de bon sens, M. de Metternich supplia -M. de Narbonne de ne pas insister davantage, de ne pas le mettre dans -une fausse position, en lui demandant ce qu'il ne pouvait pas -accorder, c'est-à-dire la reprise des hostilités contre les -Russes.--Si je vous refuse trente mille hommes aujourd'hui, -répéta-t-il, c'est pour vous en donner cent cinquante mille plus tard, -lorsque nous serons d'accord sur une paix proposable, et acceptable -par l'Europe.--Ces paroles fort sages ramenaient la seule, la grande -question du moment, celle des conditions de la paix, sur laquelle nous -avions complétement tort, et qui devait entraîner notre ruine. M. de -Narbonne revenant encore à la charge, M. de Metternich alla jusqu'à -lui dire que c'était une faute d'insister à ce point, car il croyait -savoir que Napoléon ne voulait pas qu'on poussât à bout la cour -d'Autriche. En effet, M. de Bubna revenant de Paris fort touché des -soins dont il avait été l'objet, affirmait que Napoléon désirait -marcher d'accord avec son beau-père, et que, si on s'y prenait bien, -on amènerait bientôt un arrangement raisonnable des affaires -européennes. M. de Bubna courut effectivement chez M. de Narbonne, le -pressa de ne pas troubler l'intimité près de renaître entre le gendre -et le beau-père, le supplia de prendre patience, lui disant que, -moyennant qu'on fût tant soit peu raisonnable, les coalisés le -seraient si peu, que de gré ou de force la cour d'Autriche -reviendrait à Napoléon, et qu'alors ce n'étaient pas trente mille -Autrichiens qu'on aurait, mais deux cent mille. - -[En marge: Insistance de M. de Narbonne, et demande d'une audience à -l'empereur François.] - -[En marge: Conformité du langage de l'empereur François avec celui de -M. de Metternich.] - -Ce langage était fort sensé, mais M. de Narbonne, tout plein des -dépêches qu'il avait reçues, alarmé de ce qui pourrait arriver si les -ordres de Napoléon parvenant à Cracovie à M. de Frimont n'y -rencontraient que la désobéissance, si le prince Poniatowski refusant -de se laisser désarmer, il éclatait une collision entre les Polonais -et les Autrichiens, cédant aussi à l'impulsion de son rôle, qu'il -s'était attaché à entendre tout autrement que son prédécesseur M. -Otto, crut bien faire en remettant une note formelle par laquelle, -invoquant le traité d'alliance du 14 mars 1812, rappelant la -confirmation que les Autrichiens lui en avaient plusieurs fois donnée, -il sommait la cour de Vienne ou d'exécuter ce traité, ou de déclarer -qu'il n'existait plus. Craignant néanmoins après cette démarche la -réponse qui pourrait lui être adressée, et voulant la prévenir, il -demanda une entrevue à l'empereur François, et admis tout de suite -auprès de ce monarque, le conjura de ne pas rejeter l'Autriche et la -France, l'une à l'égard de l'autre, dans un état d'hostilité qui -jusqu'ici n'avait amené que des malheurs, et pouvait en entraîner de -plus grands encore. L'empereur accueillit M. de Narbonne avec beaucoup -de politesse et de calme, lui répéta tout ce que lui avait dit M. de -Metternich, ajouta même assez finement que s'il avait voulu s'assurer -de l'accord qui existait entre le souverain et le ministre dirigeant, -il allait se retirer édifié; que pour lui, il désirait rester l'allié -de son gendre, mais sans abandonner un rôle qui était le seul que le -peuple autrichien lui vît adopter avec plaisir, celui de médiateur; -qu'il y persisterait jusqu'au bout, et ne s'en départirait que -lorsqu'il aurait perdu toute espérance d'opérer un rapprochement entre -les puissances belligérantes. Il finit, comme M. de Metternich, par -dire qu'il était porté à croire que M. de Narbonne, sans doute pour -dégager sa responsabilité personnelle, en faisait trop, et allait au -delà des vraies intentions de son maître. - -M. de Narbonne insista de nouveau sur les graves conséquences que -pourrait avoir un éclat public à Cracovie, sur la nécessité de le -prévenir, et refusa de retirer sa note. - -[En marge: Forcé de répondre M. de Metternich déclare que l'Autriche -étant devenue médiatrice, ne peut pas être en même temps puissance -belligérante.] - -M. de Metternich obligé enfin d'y répondre, avait un moyen tout simple -de sortir d'embarras, c'était de recourir à la déclaration qu'il avait -faite le 12 avril, quand on lui avait proposé d'entrer dans les -événements par une action des plus vives. Il avait pris acte alors de -ce qu'on lui proposait pour avouer le rôle de médiateur armé, pour -annoncer des armements considérables mis au service de la médiation, -et pour établir que le traité du 14 mars 1812, en restant en vigueur -comme principe d'alliance, n'était plus quant aux moyens d'action, -applicable aux circonstances. S'en référant à cette déclaration, M. de -Metternich répondit que la cour de Vienne ne pouvait obtempérer à la -demande de faire agir le corps auxiliaire, parce que d'abord cette -cour étant devenue médiatrice sur la provocation même de la France, -elle ne pouvait plus dès lors se mettre en hostilité avec l'une des -puissances belligérantes, et que, secondement, le corps auxiliaire -n'étant que l'un des moyens stipulés par le traité d'alliance, et ces -moyens étant reconnus insuffisants pour les circonstances, il -convenait d'en ajourner l'emploi. - -La réponse était habile, et surtout fâcheuse pour nous, car elle nous -condamnait à entendre dire une seconde fois que le traité d'alliance, -tout en demeurant virtuellement en vigueur, cessait d'être exécutable, -ce qui lui ôtait toute efficacité. Cependant, pourvu qu'il maintînt au -moins l'Autriche neutre, il fallait nous en contenter, et ne pas -ébranler nous-mêmes ce qui en restait, en fournissant l'occasion de -répéter sans cesse qu'il n'était plus applicable aux circonstances. M. -de Narbonne était assurément allé trop loin, mais loin dans la voie où -on l'avait dirigé, et où on l'avait constamment poussé à marcher plus -vite. - -[En marge: Pour atténuer l'effet de sa déclaration, M. de Metternich -accorde que le corps polonais ne sera point désarmé en traversant le -territoire autrichien.] - -M. de Metternich, qui ne désirait pas une rupture avec la France, -sentit que dans les craintes de M. de Narbonne il y avait cependant -quelque chose de fondé, c'était la possibilité d'un éclat entre le -prince Poniatowski et le général comte de Frimont, si on persistait à -désarmer le corps polonais. Heureusement il était facile d'y remédier, -et il n'y manqua pas. Déjà il avait concédé que le bataillon français -compris dans l'armée polonaise ne serait point désarmé à son entrée -sur le territoire autrichien. Il accorda de même que l'armée -polonaise, toujours libre d'ailleurs de ne pas se retirer derrière la -frontière autrichienne si elle préférait combattre seule contre les -Russes, aurait elle aussi la faculté, si elle voulait traverser la -Bohême pour se rendre en Saxe, de conserver ses armes pendant le -trajet. Il promit enfin qu'elle trouverait à chaque gîte le logement -et les vivres nécessaires.--Il a suffi à l'empereur François, dit M. -de Metternich, de savoir que l'empereur Napoléon, dans un sentiment de -susceptibilité militaire que justifie sa gloire, ait désapprouvé, -quant au corps polonais, l'exécution d'une formalité qui est toute du -droit des gens, pour qu'il y ait spontanément renoncé. Pourtant, -ajouta M. de Metternich, l'empereur François demande avec instance que -le séjour d'un corps en armes sur le territoire neutre soit le plus -court possible.-- - -L'inconvénient de ces contestations n'était pas seulement de faciliter -à l'Autriche des déclarations dont elle devait plus tard faire un -usage funeste pour nous, mais de la porter à désespérer de notre -raison, en nous voyant si impérieux, si peu accommodants, et de mûrir -ainsi plus vite la fatale résolution qu'autour d'elle tout l'invitait -à prendre. On pouvait effectivement, après chaque scène de ce genre, -s'apercevoir que M. de Metternich était plus gêné, plus contraint avec -nous, c'est-à-dire plus engagé avec nos adversaires. Chaque fois on -les entendait eux-mêmes à Vienne se vanter plus hautement de l'avoir -conquis, tellement que le retentissement de ces propos arrivait à M. -de Narbonne par tous les échos de la cour et des salons. - -[En marge: Premier effet à Vienne de la bataille de Lutzen.] - -[En marge: Les nombreux amis de la coalition soutiennent que les -Français ont été battus.] - -[En marge: Esprit et fierté de M. de Narbonne.] - -[En marge: La victoire de Lutzen bientôt appréciée à Vienne.] - -Cependant le bruit des derniers événements militaires vint -heureusement interrompre ces tristes contestations. Tout à coup on -apprit qu'une grande bataille avait été livrée, que des torrents de -sang avaient coulé, et que nous étions battus, à en croire les -propagateurs de nouvelles, qui pour la plupart étaient nos ennemis. -Partout on affirmait notre défaite avec une assurance inouïe. On se -fondait pour répandre ces rumeurs sur des lettres mêmes de l'empereur -Alexandre (non pas, il est vrai, du roi de Prusse, trop sage pour -écrire de telles choses, mais sur plusieurs lettres des généraux -prussiens). L'empereur Alexandre était si content de lui, les généraux -prussiens avaient le sentiment de s'être si bravement battus, qu'ils -ne se sentaient presque pas vaincus, bien qu'ils le fussent au point -de ne pouvoir tenir nulle part. L'ambassadeur d'Angleterre, lord -Cathcart, militaire expérimenté, témoin de la bataille, avait trouvé -ces mensonges ridicules, et avait dit lui-même que si on ne remportait -que des victoires de ce genre, il faudrait bientôt traiter à tout -prix. M. de Metternich avait trop d'esprit pour ajouter foi à de -pareilles forfanteries. Pourtant les assertions étaient si positives, -qu'il en était surpris, ne croyant pas qu'on pût mentir à ce point, et -il en exprima son étonnement à M. de Narbonne. C'est dans ces -positions que le grand seigneur, militaire, spirituel et fier, se -révélait chez M. de Narbonne avec tous ses avantages.--Nous sommes -vaincus, dit-il à tout le monde, soit ... Nous verrons dans quelques -jours sur quelle route seront les vaincus et les vainqueurs.--Quatre -jours après, en effet, on apprit que les soi-disant vaincus étaient -aux portes de Dresde, et les soi-disant vainqueurs au delà de l'Elbe. -La confusion en fut d'autant plus grande. Dans les salons de Vienne, -on se déchaîna contre l'incapacité militaire des deux souverains -alliés, mais, au lieu d'être plus porté vers nous, on insista -davantage sur la nécessité pour l'Autriche de courir à leur secours, -et de s'unir à eux afin de sauver l'Europe d'un joug intolérable. - -[En marge: M. de Metternich vient féliciter M. de Narbonne, et paraît -pressé, à la vue des événements qui se précipitent, de signifier la -médiation autrichienne.] - -[En marge: Choix de M. de Bubna pour l'envoyer à Napoléon, et de M. de -Stadion pour l'envoyer aux souverains de Russie et de Prusse.] - -M. de Metternich se transporta tout de suite chez M. de Narbonne, et, -avec une assurance qui n'était pas sans sincérité, lui dit que les -victoires de Napoléon ne l'étonnaient point, car il avait basé sur ces -victoires tous ses calculs pacifiques; que pour rendre la paix -acceptable, il _fallait faire tomber les deux tiers au moins_ des -propositions russes, anglaises, prussiennes; que la victoire de Lutzen -servirait à cela, qu'il y avait compté, et qu'il eût été trompé dans -ses espérances s'il en avait été autrement (assertion qui était vraie, -quoiqu'elle pût paraître singulière); mais qu'il restait un tiers de -ces propositions dont il était impossible de méconnaître la raison, la -justice, la sagesse, et qu'il fallait les admettre; qu'il était temps -pour le cabinet de Vienne de se saisir enfin de son rôle de médiateur, -pris à l'instigation de la France, et avec le consentement des autres -puissances belligérantes; que bientôt il serait trop tard, au train -dont marchaient les affaires, pour exercer ce rôle utilement; qu'il -allait donc expédier immédiatement deux plénipotentiaires, l'un pour -le quartier général français, l'autre pour le quartier général russe; -qu'il fallait, pour être écouté, choisir des porteurs de paroles -agréables à ceux auxquels on les adressait; que le général comte de -Bubna ayant paru plaire à Napoléon (nous avons dit qu'il était -militaire et homme d'esprit), on le lui renvoyait; que M. de Stadion, -célèbre jadis dans le parti anti-français, avait plus de chances -qu'un autre d'être bien accueilli au quartier général des coalisés, et -qu'on allait l'y acheminer; que loin d'être un ennemi dangereux pour -la France, il lui serait plus utile qu'un ami, car il mettrait -d'autant plus de hardiesse à dire aux Russes et aux Prussiens les -vérités qu'il importait de leur faire entendre; que d'accord -aujourd'hui avec l'empereur et M. de Metternich sur les conditions de -la médiation et de la paix, il était seul capable, en s'appuyant sur -les victoires de Napoléon, de faire agréer ces conditions aux -puissances belligérantes.--En toutes ces choses M. de Metternich avait -raison, et il était doublement habile, car, outre qu'il choisissait -dans M. de Stadion un négociateur qui, par cela même qu'il nous était -hostile, obtiendrait plus de crédit chez les coalisés, il occupait et -compromettait un rival, un antagoniste, le chef en un mot du parti -anti-français, du parti qui voulait le plus tôt possible la guerre -avec nous. Ôter un tel chef à ce parti, c'était pour soi et pour nous -la meilleure des conduites. - -[En marge: M. de Metternich ne se borne plus à insinuer les intentions -de sa cour relativement aux conditions de la paix, mais les énonce -avec la plus grande précision.] - -[En marge: Ces conditions consistent dans le sacrifice du grand-duché -de Varsovie, de la Confédération du Rhin, des villes anséatiques, et -des provinces illyriennes.] - -On annonça donc qu'on allait dépêcher MM. de Bubna et de Stadion pour -proposer un armistice, et provoquer une première explication sur les -conditions de la paix future. Sans prétendre les imposer à Napoléon, -on déclara cependant qu'on prendrait la liberté de lui indiquer celles -qu'on jugeait acceptables par toutes les parties belligérantes, et, ne -voulant pas en faire mystère à M. de Narbonne, M. de Metternich, qui -les lui avait déjà clairement indiquées en plus d'une circonstance, -les lui énonça cette fois l'une après l'autre, avec la plus extrême -précision. C'était ce que nous avons exposé si souvent, la suppression -du grand-duché de Varsovie et sa rétrocession à la Prusse, sauf -quelques portions revenant de droit à la Russie et à l'Autriche; -c'était la reconstitution de la Prusse au moyen du grand-duché, et de -territoires à trouver en Allemagne; c'était l'abandon de la -Confédération du Rhin, et enfin la renonciation aux départements -anséatiques, c'est-à-dire aux villes de Brême, Hambourg et Lubeck. On -devait ne rien dire de la Hollande, de l'Italie, de l'Espagne, pour ne -pas soulever des difficultés insolubles, et on ajournerait au besoin -la paix maritime, s'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec -l'Angleterre, afin de conclure tout de suite la paix continentale, qui -était la plus urgente. Telles étaient, indépendamment de la -restitution des provinces illyriennes que nous avions à peu près -promises à l'Autriche, ces conditions qui nous laissaient la -Westphalie, la Lombardie et Naples, comme royaumes vassaux, la -Hollande, la Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane, -l'État romain, comme départements français! Telle était la France -qu'on nous offrait, et dont nous regardions l'offre comme un outrage! -Quant à l'Espagne, on était certain qu'il en faudrait faire le -sacrifice pour avoir la paix avec l'Angleterre, mais que ce sacrifice -suffirait. M. de Metternich avait eu, disait-il, plus d'une occasion -de s'en assurer. On a vu par nos récits antérieurs, que sous ce -rapport au moins, il n'y aurait pas difficulté insurmontable de la -part de Napoléon. - -M. de Narbonne répéta plusieurs fois que Napoléon victorieux -n'accepterait pas ces conditions, mais M. de Metternich répéta à son -tour que Napoléon était plus raisonnable qu'on ne voulait le -représenter; que d'ailleurs ces conditions étaient inévitables, et -qu'il faudrait lutter fortement encore pour les faire agréer aux -puissances coalisées. - -[En marge: L'Autriche ne veut pas empêcher le roi de Saxe de retourner -à Dresde.] - -Restait le roi de Saxe, qu'on savait placé entre la déchéance ou le -retour à Dresde, et pour l'Autriche il n'y avait pas sur ce sujet deux -partis à prendre. Quelques insensés, à qui les moyens ne coûtaient -pas, du moins en paroles, disaient à Vienne qu'il fallait s'emparer de -la personne de ce monarque, et l'empêcher ainsi de retomber, en -retournant à Dresde, sous le joug de Napoléon. Il n'y avait à penser à -rien de pareil, et on ne songea pas un instant à retenir le roi -Frédéric-Auguste. Au surplus on n'en aurait pas eu le temps, car il -avait été obligé de répondre sur-le-champ à nos sommations, et, -quoique en pleurant, de consentir à l'invitation que Napoléon lui -avait adressée. Il s'apprêta en effet à partir de Prague avec ses -troupes et sa cour, demandant instamment le secret, et le promettant -de son côté à l'Autriche, sur les négociations qui avaient eu lieu -entre les cabinets de Dresde et de Vienne. Le secret n'était ni bien -profond ni bien noir. C'était une adhésion à la politique médiatrice, -que le pauvre roi de Saxe avait bien pu considérer comme n'étant pas -une trahison, lorsqu'il la voyait suivie et préconisée par le -beau-père de Napoléon, sans qu'il en résultât de rupture entre eux. Il -fit donc annoncer son arrivée à Dresde sous deux jours, temps qui -était rigoureusement nécessaire à une cour aussi peu expéditive pour -faire ses apprêts de voyage. Elle était composée effectivement de -beaucoup de princes et princesses, quelques-uns très-vieux, et tous de -même honnêteté et de même timidité que le roi. - -[En marge: Napoléon, en recevant les dépêches de Vienne, s'aperçoit de -la faute qu'on a commise en poussant trop vivement l'Autriche.] - -[En marge: Recommandation à M. de Narbonne de s'enfermer désormais -dans la plus extrême réserve.] - -Lorsque Napoléon apprit successivement tout ce qui vient d'être -rapporté, il se mit en mesure de recevoir convenablement son allié, -redevenu fidèle; mais auparavant il donna ses instructions à son -représentant à Vienne. Il s'aperçut enfin de la faute qu'on avait -commise en poussant l'Autriche à entrer si avant dans les événements, -et en la provoquant à se constituer médiatrice armée, c'est-à-dire -arbitre, quand on ne voulait pas subir son arbitrage. Il s'aperçut -aussi de l'erreur dans laquelle il était tombé, en croyant qu'il -pourrait engager cette puissance dans ses projets par l'offre des -dépouilles de la Prusse, et en ne voyant pas qu'avant tout l'Autriche -tenait à reconstituer l'Allemagne pour être indépendante, et ne -trouvait pas d'agrandissement territorial qui valût l'indépendance. -Mais, comme font souvent les princes qui ne veulent pas avoir tort, il -rejeta toute la faute sur son représentant, c'est-à-dire sur M. de -Narbonne, qui, avec la mission qu'il avait reçue, avec les -instructions dont il était porteur, ne pouvait pas agir autrement -qu'il n'avait fait. Toutefois, comme Napoléon aimait ce personnage si -distingué, il l'improuva, sans aucune sévérité de langage, d'avoir -poussé les choses si loin, d'avoir remis une note malgré les -prescriptions du cabinet qui défendaient d'en remettre sans ordre -formel, et d'avoir amené M. de Metternich à déclarer par deux fois que -le traité d'alliance n'était plus applicable aux circonstances.--Il -regrettait, disait-il, qu'on eût mis l'empereur son beau-père dans une -position dont bientôt ce monarque sentirait la fausseté, car les -Français n'en étaient encore qu'à leur première victoire, et allaient -sous peu de jours en remporter d'autres. Quoi qu'il en soit, -l'Autriche, obligée prochainement de revenir en arrière, en serait -pour la confusion de ses fausses démarches; mais pour le moment il -fallait que M. de Narbonne se montrât calme, réservé sans froideur, et -ne demandât, ne répondît plus rien à la cour de Vienne, afin qu'elle -reconnût qu'on ne la tenait plus pour alliée, tout en l'acceptant pour -médiatrice, sans l'accepter cependant pour médiatrice armée.-- - -[En marge: Irritation qu'inspirent à Napoléon les conditions de paix -proposées.] - -[En marge: Ces conditions n'intéressaient que l'orgueil de Napoléon, -et nullement la grandeur de la France.] - -[En marge: Elles dépassaient même ce que la France aurait dû -raisonnablement désirer comme étendue de territoire.] - -Napoléon malgré ce langage modéré en apparence, était exaspéré au fond -du coeur contre l'Autriche et contre son beau-père. Malgré sa -prodigieuse sagacité, le penchant à se flatter, penchant auquel cèdent -tous les hommes, quelque clairvoyants qu'ils soient, lorsqu'ils se -sont mis dans une position où ils ont besoin de s'abuser eux-mêmes, le -penchant à se flatter l'avait porté à croire qu'il obtiendrait tout de -l'Autriche moyennant qu'il la payât bien, et il était profondément -irrité de voir qu'elle trompait si complétement ses calculs. Les -conditions qu'on lui mandait, et qui n'auraient pas dû lui paraître -nouvelles, lui étaient odieuses. Il avait renoncé dans sa pensée au -grand-duché de Varsovie, surtout après avoir reconnu de près les -difficultés de cette création; mais au lendemain de cette guerre de -1812, entreprise pour humilier la Russie, pour reconstituer la -Pologne, pour appesantir plus que jamais son joug sur l'Europe, au -lendemain de cette guerre, se trouver avec la Russie agrandie, avec la -Pologne non pas refaite, mais irrévocablement détruite, supporter la -défection de la Prusse, l'en récompenser même, renoncer au protectorat -de la Confédération du Rhin, abandonner les villes anséatiques, cause -première de la brouille avec la Russie, c'était une multiplicité de -déboires, dont aucun n'affaiblissait sa vraie puissance, mais dont -tous étaient un cruel échec pour son orgueil! Au point de vue des -véritables intérêts de la France, aucun de ces sacrifices n'était à -regretter. Le grand-duché de Varsovie n'était qu'un essai chimérique, -tant que la Prusse et l'Autriche ne songeaient pas à reconstituer la -Pologne, car c'étaient elles après tout que la Pologne était destinée -à couvrir, et puisqu'elles n'en voulaient pas, il était puéril de -s'obstiner à leur faire du bien malgré elles. Quant à la Prusse, nous -n'avions intérêt, ni par rapport à la Russie, ni par rapport à -l'Autriche, à la maintenir si faible! Quant au protectorat du Rhin, -c'était un vain titre, odieux aux Allemands, capable uniquement de -nous attirer leur haine, sans nous donner sur eux aucune influence -réelle. Quant aux villes anséatiques enfin, s'obstiner à les -conserver, c'était étendre notre frontière militaire et commerciale au -delà de toute raison. C'est à peine, en effet, si nous pouvions -défendre le Zuyderzée et le Texel, car au delà du Wahal il n'existait -plus de solide frontière pour nous; il avait même fallu tout l'esprit -ingénieux de Napoléon pour faire rentrer la Hollande dans un bon -système de défense, et encore n'y avait-il que très-imparfaitement -réussi. Toutefois la possession de la Hollande offrait de si grands -avantages maritimes, que cette magnifique possession pouvait être un -objet de désirs pour une ambition à la façon de Charlemagne. Mais les -villes anséatiques nous imposaient une charge sans compensation, car -elles étaient impossibles à défendre, à moins d'étendre la France -jusqu'à l'Elbe, et commercialement elles étaient indispensables à -l'alimentation de l'Allemagne et inutiles à la nôtre. Relativement au -blocus continental, leur avantage tombait avec ce blocus, et avec la -paix. Si même nous eussions été sages, nous aurions dû renoncer tout -de suite au royaume de Westphalie, en dédommageant de quelque façon le -roi Jérôme; mais enfin on ne nous le demandait pas, puisque l'empereur -Alexandre avait refusé de prendre avec le grand-duc de Hesse -l'engagement de lui rendre ses États, et il n'y avait pas à s'en -occuper. Ce n'était donc que l'orgueil, l'implacable orgueil qui -pouvait porter Napoléon à repousser les conditions imaginées par -l'Autriche.--Il ne voulait pas, disait-il, se laisser humilier.--Il -appelait être humilié ne pouvoir pas réaliser tous les rêves de son -immense ambition, même quand on ne portait aucune atteinte à sa -puissance réelle. Hélas! la punition de l'orgueil qui a trop entrepris -sur autrui, c'est précisément de ne pouvoir céder, alors même qu'il le -trouverait juste et nécessaire! Il est cloué à ses folles prétentions -comme Prométhée à son rocher: exemple terrible pour ceux qui, -n'écoutant que leurs désirs, se font un jeu des droits et de la -dignité des hommes! - -[En marge: Une nouvelle cause accidentelle ajoute à l'irritation de -Napoléon.] - -[En marge: Un courrier intercepté prouve que M. de Metternich, tout en -caressant les Français, caressait encore plus les Russes et les -Prussiens.] - -[En marge: Grande faute de ne pas comprendre que la conduite de M. de -Metternich était ce qu'elle devait être.] - -La certitude acquise des intentions de l'Autriche, qui n'auraient pas -dû être nouvelles pour Napoléon, car de fréquentes insinuations les -lui avaient clairement révélées depuis quatre mois, l'irrita -profondément contre cette puissance. Il y vit une double trahison de -l'alliance et de la parenté, et se dit, ce qu'il s'était dit autrefois -bien souvent, jusqu'au jour où un brusque mouvement d'humeur contre la -Russie l'avait décidé à un mariage autrichien, qu'il n'y avait jamais -à compter sur la cour de Vienne, qu'il y avait toujours chez elle un -abîme de dissimulation, d'astuce, d'égoïsme, qu'on devait chercher à -s'entendre avec tout le monde plutôt qu'avec elle, et sacrifices pour -sacrifices, en faire, s'il le fallait, à la Russie, à l'Angleterre -même, plutôt qu'à l'Autriche ou à la Prusse. Un hasard poussa cette -irritation au dernier terme. On avait arrêté à Dresde un courrier -venant de Vienne, et porteur des dépêches de M. de Stackelberg, qui -était représentant de la Russie auprès de l'Autriche, depuis que les -rapports avaient été rétablis entre ces deux puissances à l'occasion -de la médiation. On avait trouvé dans les dépêches de M. de -Stackelberg à M. de Nesselrode beaucoup de détails singuliers, et on -avait pu y voir que M. de Metternich, dans une position difficile, qui -le condamnait à une extrême dissimulation, prodiguait les témoignages -aux uns et aux autres, mais aux Russes et aux Prussiens encore plus -qu'aux Français. M. de Metternich en effet pour se faire pardonner de -ne pas apporter immédiatement à nos ennemis toutes les forces de -l'Autriche, de ne pas adopter toutes leurs conditions de paix, -n'hésitait pas, quand il était en tête-à-tête avec eux, à se dire -contraint dans sa conduite par le traité d'alliance du 14 mars 1812, -par le mariage de Marie-Louise, par le danger d'une guerre avec la -France, par l'inachèvement des préparatifs de l'Autriche, et -manifestait, quand il le pouvait en sûreté, des préférences de coeur -pour la coalition. Qu'il en fût ainsi, et même plus, on devait, sans -avoir lu une seule des dépêches de la diplomatie étrangère, en être -convaincu, ne pas s'en étonner, ne pas s'en émouvoir, et accepter -comme vrai tout ce que disait M. de Metternich, qui disait vrai en -effet lorsqu'il affirmait qu'à certaines conditions il se rangerait de -notre côté. Il fallait comprendre que M. de Metternich étant Allemand, -ne pouvait et ne devait pas nous aimer, et que s'il nous ménageait -c'était par politique, et uniquement pour ne pas compromettre -étourdiment son pays avec nous; il fallait profiter de sa prudence -même pour en tirer tout le parti possible, mais rien que le parti -possible. À la vérité nous raisonnons ici comme la politique, dont -l'art consiste à comprendre toutes les situations, à les ménager et à -s'en servir, et Napoléon raisonnait comme raisonnent l'orgueil, la -victoire et le despotisme. Ces soudaines révélations l'irritèrent, -comme si avec son esprit, qui était tout lumière dans le calme des -passions, tout flamme et fumée dans l'emportement de ces passions -funestes, il n'avait pas dû les prévoir. Un détail notamment -l'exaspéra plus que tout le reste. Dans le moment où l'on attendait -avec impatience à Vienne des nouvelles de la bataille prévue mais non -connue du 2 mai, M. de Metternich, dans ses effusions pour les Russes, -avait écrit à M. de Stackelberg que s'il recevait des dépêches, même -pendant la nuit, il le ferait éveiller pour les lui communiquer. -C'étaient de bien grandes attentions pour la Russie, et de la part -surtout d'un ministre qui se disait l'allié persévérant de la France! -Puis on avait trouvé une lettre du roi de Saxe au général Thielmann, -laquelle, supposant comme vraisemblable l'arrivée des Français -victorieux sur l'Elbe, lui enjoignait, en tenant la place de Torgau -fermée pour les Russes, de la tenir encore plus fermée pour les -Français. Napoléon ne voulut pas voir dans ces instructions si -prévoyantes le bon et imprévoyant monarque saxon, mais le renard de -Vienne qu'il prétendait reconnaître à sa finesse. Tout cela rapproché, -exagéré, apprécié par la colère, parut une trahison complète, tandis -que ce n'était que le labeur d'une prudence embarrassée cherchant à -passer à travers mille écueils. Encore une fois, il fallait profiter -des conseils que M. de Metternich nous donnait à nous-mêmes, et de la -crainte que nous n'avions pas cessé de lui inspirer, pour sortir de -cette situation en faisant le moins de sacrifices possible; et comme -il ne s'agissait de sacrifier que ce qui touchait à la vanité, et rien -de ce qui appartenait à la puissance réelle, il fallait se soumettre, -de bonne ou mauvaise grâce, mais se soumettre: il fallait bien après -tout payer de quelque chose le désastre de Moscou! Trop heureux de ne -pas le payer de l'existence elle-même! Qu'on nous pardonne la -répétition de ces inutiles réflexions, cinquante ans après -l'événement, qu'on les pardonne au chagrin que nous inspire la vue -directe et continue des fatales résolutions qui ont perdu non pas -Napoléon seulement (peu importe le sort d'un homme quel qu'il puisse -être), mais la grandeur de notre patrie! - -[En marge: Napoléon revient brusquement à la politique conseillée par -MM. de Caulaincourt et de Talleyrand, et consistant à mettre -l'Autriche de côté pour traiter directement avec la Russie.] - -Quoi qu'il en soit, Napoléon revint brusquement à la politique qui -avait été proposée dans le conseil tenu aux Tuileries en janvier -dernier, et fortement appuyée par MM. de Caulaincourt, de Talleyrand -et de Cambacérès, celle qui consistait à laisser l'Autriche de côté, -sans la heurter toutefois, pour chercher à s'entendre directement avec -la Russie. Cette politique, avons-nous dit, sage en ce qu'elle tendait -à ne pas trop mêler l'Autriche aux événements actuels, à ne pas lui -attribuer un rôle dont elle abuserait contre nous, avait néanmoins un -inconvénient pratique des plus graves, c'était la difficulté de -s'aboucher avec l'empereur Alexandre. Cette difficulté déjà grande en -janvier avait dû s'accroître encore par les derniers événements -militaires, par l'espérance dont les Allemands berçaient Alexandre, de -faire de lui le libérateur de l'Europe et le premier des monarques -régnants. Il est vrai que la bataille de Lutzen, puis après cette -bataille une nouvelle victoire à laquelle il était permis de -s'attendre, pouvaient dissiper les fumées dont Alexandre était enivré, -et faciliter l'abouchement avec lui. Napoléon l'espéra avec cette -force d'espérer qui est propre aux esprits puissants, et qui chez eux -se convertit en force d'agir, et il fit toutes ses dispositions en -conséquence. - -[En marge: Guerre gigantesque résolue par Napoléon, si le projet de -s'aboucher directement avec la Russie ne réussit pas.] - -Il résolut de continuer cette campagne sans relâche, de frapper le -plus prochainement possible quelque coup décisif, d'en profiter pour -conclure la paix, mais en s'entendant avec la Russie, même avec -l'Angleterre, plutôt qu'avec les puissances allemandes, d'accorder à -l'Angleterre le sacrifice de tout ou partie de cette Espagne dont il -était dégoûté, dont le monde surtout ne serait pas étonné de le -trouver dégoûté, dont l'abandon paraîtrait de sa part un soulagement -bien plus qu'un sacrifice, et ne serait certes pas un aveu bien -humiliant à faire, car sa faute d'avoir voulu s'en emparer était -aujourd'hui le secret de l'univers. En cédant en totalité ou en partie -la Pologne à la Russie, en totalité ou en partie l'Espagne aux -Bourbons, il lui semblait que tout serait arrangeable, et qu'il ne -subirait pas le joug de la Prusse, qui, selon lui, l'avait trahi -ostensiblement, de l'Autriche, qui le trahissait secrètement, et qu'il -s'affranchirait ainsi d'alliés infidèles par des sacrifices devenus -inévitables, sur lesquels d'ailleurs la destinée avait rendu deux -arrêts de nature à dégager son orgueil, pour la Pologne Moscou! pour -l'Espagne l'opiniâtreté invincible des Espagnols! Si la guerre -n'amenait pas prochainement un résultat décisif et une négociation, il -voulait prolonger cette situation jusqu'à ce que la seconde série de -ses armements fût terminée, qu'il eût deux cent mille hommes de plus -en bataille, ce qui, avec les premiers trois cent mille qui se -complétaient d'heure en heure, composerait un total de cinq cent mille -combattants, et lui permettrait de ne plus dissimuler avec l'Autriche, -de l'accepter même au nombre de ses ennemis, et alors placé sur l'Elbe -comme jadis sur l'Adige, à Dresde comme jadis à Vérone, au pied des -montagnes de Bohême comme jadis au pied des Alpes, d'y essayer dans -des proportions bien plus vastes, non pas seulement contre une -puissance, mais contre l'Europe entière, une nouvelle campagne -d'Italie, dans laquelle le général Bonaparte devenu l'empereur -Napoléon, resté aussi jeune de caractère, mais devenu plus grand de -conception, mûri par une expérience sans égale, renouvellerait à son -âge mûr les prodiges de sa jeunesse, prodiges agrandis de tout ce que -le temps avait ajouté à sa position, finirait aujourd'hui comme -autrefois par des triomphes éclatants, et se reposerait enfin en -laissant reposer le monde! Hélas! il ne manquait à ce beau rêve qu'une -chose, c'est que l'humanité fût infatigable comme Napoléon, et voulût -périr tout entière pour satisfaire l'ambition d'un conquérant, qui au -génie d'un géomètre joignait l'imagination d'un poëte épique! - -[En marge: Instructions à M. de Narbonne.] - -Ces résolutions prises, Napoléon fit ce qu'il faisait toujours, il -passa aux dispositions pratiques, car, merveille de contrastes, autant -il était chimérique dans les conceptions, autant il était précis et -positif dans l'exécution. D'abord il adressa à M. de Narbonne une -suite de dépêches (il y en eut jusqu'à trois en un jour sur le même -sujet), dans lesquelles on voyait tout le changement qui s'était opéré -dans son esprit. Il fallait, disait-il, ne plus rien demander à -l'Autriche, mais en même temps ne plus la brusquer, ne plus la sommer -surtout, être en un mot à son égard réservé et tranquille, et -cependant ne point la tromper, car le mensonge n'était bon à rien. Il -fallait lui laisser voir qu'on ne comptait plus sur elle, et qu'on -avait compris cette maxime qu'elle répétait si volontiers à chaque -occasion, que le traité du 14 mars 1812 _n'était plus applicable aux -circonstances_. Ensuite quand elle apprendrait qu'en Italie, en -Bavière, en France, on faisait des armements rapides et vastes, il -n'était pas nécessaire de les nier, il convenait même d'en donner le -véritable chiffre, s'il était mis en doute, en ne leur assignant aucun -autre motif que la gravité des événements. Napoléon écrivait encore à -M. de Narbonne, que l'Autriche comprendrait certainement cette -nouvelle attitude, et qu'il était à désirer qu'elle la comprît; -qu'elle devait se dire que son intervention n'était pas indispensable -à la France pour s'aboucher avec les autres puissances, qu'entre -l'empereur Napoléon et l'empereur Alexandre il y avait une brouille -politique et nullement une brouille personnelle, et que les deux -souverains n'avaient jamais cessé d'avoir l'un pour l'autre un -penchant qui renaîtrait à la première démonstration amicale de -Napoléon. _Une mission directe au quartier général russe_, ajoutait -Napoléon, _partagerait le monde en deux_. Cette parole révélait toute -sa pensée; elle signifiait que M. de Caulaincourt, dont on connaissait -l'ancienne intimité avec Alexandre, envoyé à ce prince, ferait changer -la face des choses, en mettant dans un camp la France et la Russie, et -le reste du monde dans l'autre. Mais il n'en était plus ainsi, depuis -qu'on avait si profondément blessé l'orgueil de l'empereur Alexandre; -et en tout cas c'était bien imprudent à dire, car il suffisait -d'indiquer une telle pensée, pour faire que l'Autriche, sans perdre un -jour, une heure, se jetât dans les bras de la Russie, et que les deux -mois de temps dont on avait besoin pour convertir en cinq cent mille -hommes les trois cent mille qu'on avait en ce moment, se réduisissent -à quelques jours! Heureusement, M. de Narbonne avait trop d'esprit -pour commettre la faute de laisser apercevoir cette chance à M. de -Metternich. Il pouvait y trouver des motifs de confiance, mais -nullement ceux d'une jactance aussi dangereuse qu'inutile. - -[En marge: Envoi du prince Eugène en Italie pour y organiser une armée -de cent mille hommes.] - -[En marge: Éléments pour la composition de cette armée.] - -Napoléon après avoir exprimé sa vraie pensée à M. de Narbonne par -l'intermédiaire de M. de Caulaincourt, qui remplaçait à Dresde M. de -Bassano retenu encore à Paris, fit appeler le prince Eugène. Le -vice-roi, bien qu'il eût des défauts, ceux de son origine à moitié -créole, c'est-à-dire un peu de nonchalance et de négligence des -détails, et que par ces défauts il eût encouru souvent le blâme de -Napoléon, le vice-roi avait néanmoins conquis toute son estime par une -rare bravoure, un vif sentiment d'honneur, et une résignation -exemplaire à supporter une situation affreuse pendant la retraite. -Napoléon lui témoigna sa satisfaction, lui annonça qu'il constituait -en faveur de sa fille une fort belle dotation, celle du duché de -Galliera, et que cette récompense allait être publiée par le -_Moniteur_ comme prix des services par lui rendus dans la campagne de -1812. Puis il lui dit qu'il fallait partir tout de suite pour Milan, -où il reverrait sa famille de laquelle il était séparé depuis plus -d'une année, et se mettait en mesure de remplir une mission -importante. Napoléon lui apprit ce qu'il avait à y faire[15]. Il -devait d'abord prendre le commandement non-seulement du royaume de -Lombardie, mais du Piémont et de la Toscane, sous le rapport militaire -bien entendu, et employer tout l'été à organiser une belle armée -d'Italie. Les éléments nécessaires se trouvaient sur les lieux, soit -en cadres, soit en conscrits déjà instruits. Les cadres du 4e corps, -avec lequel le prince Eugène avait fait la campagne de Russie, -venaient de rentrer en Italie, et pouvaient fournir vingt-quatre -bataillons. L'armée italienne pouvait en fournir vingt-quatre au -moins. Les régiments du Piémont, qui avaient recouvré les bataillons -envoyés en Espagne, revenus vides mais plus aguerris que jamais, -permettraient de porter à quatre-vingts bataillons peut-être l'armée -de la haute Italie. L'artillerie abondait dans cette contrée, et au -mois de juillet on devait y avoir facilement cent cinquante bouches à -feu attelées. La cavalerie qui aurait dû être prête pour le général -Bertrand, et qui ne l'avait pas été pour lui, le serait pour le prince -Eugène. Il était donc facile d'avoir là une armée de quatre-vingt -mille hommes dans deux ou trois mois, et beaucoup mieux organisée que -l'armée avec laquelle on venait de vaincre les coalisés en Saxe, parce -qu'on aurait du temps et du repos pour la pourvoir du matériel -nécessaire. Enfin Napoléon destinait au prince Eugène des lieutenants -du premier mérite, le général Grenier, qui avait reçu récemment une -blessure, mais qui allait retourner en Italie pour s'y guérir, et -enfin l'illustre Miollis, à la fois savant, homme d'esprit, spartiate -et soldat héroïque. - -[Note 15: Ici encore, je ne m'en fie pas à des conjectures. Je raconte -les faits d'après des pièces authentiques, d'après des lettres de -Napoléon au prince Eugène, lettres où tous ces faits sont rappelés ou -consignés, et toujours motivés longuement.] - -[En marge: Situation de Murat en Italie.] - -[En marge: Ses soucis et ses agitations.] - -Restait Murat. Ce malheureux prince perdait presque la tête sous la -couronne que Napoléon y avait posée. Profondément atteint dans son -orgueil par les paroles insérées au _Moniteur_ après son départ de -l'armée, craignant d'avoir encouru pour toujours la disgrâce de -Napoléon, d'être réservé dès lors avec son royaume de Naples à quelque -compensation, à quelque arrangement de paix, ayant prêté l'oreille aux -ouvertures que l'Autriche adressait à tous ceux qui avaient envie -d'abandonner la France sans l'oser, ayant peur à chaque pas de faire -trop ou trop peu, il était dans l'état du roi de Bavière, du roi de -Saxe, de tous ces alliés enfin, qui trop honnêtes pour nous trahir ne -l'étaient pas assez pour n'y point penser, et avec bien plus de -remords qu'eux, car il devait tout à Napoléon, dont il avait épousé la -soeur, soeur dont il se défiait même, bien qu'elle n'eût pas moins -envie que lui de conserver ce royaume tant aimé, ce royaume cause de -leurs fautes et de leurs malheurs! Dans cette situation il y avait des -moments où il semblait tomber en délire. Sa santé s'altérait -visiblement, et ce héros, si beau à voir sur le champ de bataille de -la Moskowa, devenu un faible roi, tourmenté de soucis, perdait à la -fois sa beauté, sa sérénité, son courage. Son peuple auquel il avait -su plaire, en était saisi de compassion, et comme pour le consoler, le -couvrait d'applaudissements, quand il le voyait. Quelquefois ce pauvre -Murat songeait à venir se jeter aux pieds de Napoléon, et à lui offrir -de commander les restes de sa cavalerie; quelquefois il voulait se -donner à l'Autriche, et il avait dépêché à celle-ci un prince Cariati, -dont la conduite était devenue à Vienne un tel scandale, que M. de -Narbonne avait été obligé de la signaler à Napoléon. - -[En marge: Napoléon appelle Murat à l'armée, et lui enjoint d'envoyer -une partie de ses troupes au prince Eugène.] - -[En marge: Napoléon, après avoir donné ses instructions au prince -Eugène sur la composition de l'armée d'Italie, le fait partir pour -Milan.] - -Tout cela chez Napoléon excitait la pitié, mais une pitié sans -bienveillance, et il était décidé à y mettre fin. Il ne doutait pas -que sur un ordre formel de sa part, appuyé d'une menace positive, -menace plus facile à réaliser à l'égard de Naples qu'à l'égard de la -Suède, Murat n'accourût à ses pieds, et il résolut d'abord de -l'appeler à l'armée, et ensuite d'exiger ses troupes pour les joindre -à celles du prince Eugène. Murat avait employé tout son temps, depuis -1808, à créer une armée napolitaine, et il était le seul homme capable -d'y réussir, car, outre sa renommée, il avait pour charmer les -Napolitains sa belle et gracieuse figure. Environ dix mille soldats de -cette armée avaient été dispersés çà et là dans l'immensité des -troupes envoyées en Russie, et de ces 10 mille soldats on en avait -sauvé 3 à 4 mille. Mais Murat avait encore sous les armes près de 40 -mille hommes parfaitement organisés, et Napoléon imagina d'en prendre -20 mille pour les adjoindre à Eugène. Quand l'Autriche verra cent -mille combattants sur l'Adige, dit-il au vice-roi, elle sentira que -c'est à elle à compter avec nous, et non pas nous avec elle.--Ces -instructions données verbalement au prince Eugène, puis consignées par -écrit en plusieurs dépêches, Napoléon lui serra la main avec une -affection dont il ne s'était jamais départi envers ce prince, bien -qu'il s'en défiât quelquefois, comme de tout ce qui lui était le plus -cher, et il le fit partir le jour même. - -[En marge: Nouveaux soins donnés aux deux armées de réserve qui -s'organisent sur le Rhin et sur l'Elbe.] - -On a vu quelles dispositions il avait prises pour rassembler une -armée à Mayence, avec les cadres revenus d'Espagne. La consommation -des hommes, incessante dans la Péninsule, permettant de comprendre ce -qui restait dans des cadres toujours moins nombreux, Napoléon comptait -sur soixante cadres de bataillons à Mayence, lesquels devaient se -remplir chaque jour de conscrits des anciennes classes. Il espérait y -joindre aussi les cadres de soixante escadrons de cavalerie, recrutés -avec les cavaliers formés dans les dépôts, et montés avec les chevaux -tirés de France. En Westphalie, la réorganisation des corps du -maréchal Davout et du duc de Bellune devait fournir, comme on a vu, -cent douze bataillons, c'est-à-dire au moins 90 mille hommes -d'infanterie. Déjà les vingt-huit seconds bataillons réorganisés à -Erfurt étaient réunis sous le duc de Bellune, qui, outre les douze qui -lui appartenaient, avait les seize du maréchal Davout. Vingt-huit -venaient d'arriver à Brême sous le général Vandamme. Les autres -devaient bientôt suivre ceux-là. Lorsqu'ils seraient tous formés, on -se proposait, comme nous l'avons déjà dit, de mettre ensemble les -quatre bataillons de chaque régiment, de recomposer ainsi les -vingt-huit anciens régiments, d'en donner seize au maréchal Davout, -douze au maréchal Victor, et de créer une armée de 120 mille hommes, -avec une nombreuse artillerie tirée de Hollande et des départements -anséatiques, avec le reste de la cavalerie remontée par le général -Bourcier. Si le Danemark, objet en ce moment des caresses de -l'Angleterre et de la Russie, qui tâchaient de lui arracher, moyennant -indemnité, le sacrifice volontaire de la Norvége, nous revenait comme -tout le faisait espérer, on pouvait se promettre douze à quinze mille -Danois, excellents soldats, ce qui devait porter à 130 mille hommes au -moins l'armée du bas Elbe. C'étaient donc trois armées, une à Milan, -une à Mayence, une à Hambourg, que Napoléon préparait, indépendamment -de ce qu'il avait déjà sous la main, et dont l'organisation avançait à -chaque heure, surtout depuis qu'il était à Dresde. Il comptait sur 100 -mille hommes en Italie, sur 70 mille à Mayence, sur 130 mille entre -Magdebourg et Hambourg, c'est-à-dire sur 600 mille combattants, en -comprenant ce qu'il avait en Saxe, force énorme, bien propre à -altérer, il faut le reconnaître, la rectitude de son jugement, en lui -inspirant une confiance sans bornes. - -[En marge: Le maréchal Davout envoyé à Hambourg.] - -[En marge: Ordres terribles donnés à ce maréchal.] - -Il adressa au maréchal Davout les instructions les plus précises pour -ces diverses organisations, dont une partie devait se faire sous la -forte et savante main de ce maréchal. Il lui annonça qu'on lui -rendrait bientôt les bataillons qu'on lui avait empruntés pour les -prêter au duc de Bellune; il lui prescrivit de rentrer le plus tôt -possible dans Hambourg, de profiter pour cela du mouvement projeté sur -Berlin, d'exercer partout, et notamment à Hambourg, une justice -rigoureuse. Napoléon était exaspéré contre les villes anséatiques, qui -venaient d'expulser les douaniers, les percepteurs des impôts, les -officiers de police français, et en plusieurs endroits de les -assassiner, qui avaient accueilli les Cosaques avec transport, et qui -semblaient le but des efforts militaires et diplomatiques de la -coalition. Il voulait ramener ces villes sous son autorité par la -force et par la terreur, et s'il fallait les rendre, les rendre -ruinées à l'Allemagne. Il ordonna au maréchal Davout de faire fusiller -les membres de l'ancien sénat qui s'étaient remis en possession de -leur pouvoir, les principaux meneurs qui avaient excité -l'insurrection, quelques-uns des officiers de la légion anséatique -qu'on avait levée contre nous; il ordonna d'arrêter et de priver de -leurs biens les cinq cents principaux négociants, qui passaient pour -ennemis de la France; enfin, de saisir partout, sans examen, les -denrées coloniales et les marchandises anglaises, qui depuis -l'insurrection de Hambourg avaient pénétré par l'Elbe avec abondance. -Il y aurait là, disait-il, de quoi payer la guerre dont les négociants -de ces pays étaient en partie la cause. Ne se cachant jamais lâchement -derrière ses agents, quand il prescrivait des mesures rigoureuses, il -voulut que le maréchal Davout, en exécutant ces instructions -formidables, déclarât qu'il agissait d'après les ordres formels de -l'Empereur, et il comptait, ajoutait-il, sur son inflexibilité connue, -pour qu'aucune partie de ces ordres ne restât inexécutée. Heureusement -qu'il comptait aussi, sans le dire, sur l'honnêteté et la sagesse de -ce maréchal, qui, tout rigoureux qu'il était, saurait attendre pour -agir que la colère de son maître se fût évaporée en paroles -effrayantes. De tous ces ordres la principale partie devait rester -sans exécution, et il ne devait en résulter que de grosses -contributions, dont l'armée vivrait pendant plus de six mois, depuis -Hambourg jusqu'à Dresde. - -[En marge: Travaux ordonnés sur l'Elbe, pour la sûreté de cette -ligne.] - -[En marge: Napoléon commence à se procurer une cavalerie assez -nombreuse.] - -Napoléon, passant à cheval le temps qu'il n'employait pas à -travailler dans son cabinet, avait parcouru les bords de l'Elbe, -reconnu Koenigstein et Pirna, ainsi que tout le pays au-dessus et -au-dessous de Dresde, ordonné l'établissement de deux ponts, un en -charpente à Dresde même, pour raccorder les parties subsistantes du -pont de pierre, et un de radeaux à Priesnitz, où l'armée avait opéré -un passage de vive force. Il avait fait construire de fortes têtes de -pont embrassant l'une et l'autre rive, pour le cas où il serait obligé -de se replier sur la ligne de l'Elbe à la suite d'une bataille perdue, -et avait veillé lui-même à la création de vastes hôpitaux et de vastes -manutentions de vivres, situés sur la rive gauche, afin que rien ne -fût exposé aux entreprises de l'ennemi. Tous ces travaux il les -faisait exécuter à prix d'argent tiré de son trésor secret, afin -d'attirer à lui le peuple de Dresde, qu'il voulait en même temps -intimider et satisfaire. Les détachements de cavalerie amenés des -dépôts par le duc de Plaisance ayant rejoint, il les avait fondus dans -le corps du général Latour-Maubourg, de manière à remettre ensemble -les escadrons de chaque régiment. Ce corps était monté ainsi à huit -mille beaux cavaliers, et avec trois mille cavaliers saxons qui -allaient revenir, avec mille ou deux mille cavaliers bavarois et -wurtembergeois qui étaient attendus, devait sous quelques jours -s'élever à 12 mille hommes à cheval. Quatre mille hommes de la garde -devaient porter à 16 mille le total de notre cavalerie, ce qui -composait déjà une force respectable, et indépendante des troupes -légères de cette arme que chaque corps avait pour s'éclairer. Des -détachements venus des dépôts sous le duc de Plaisance, il restait au -moins trois mille cavaliers, destinés au général Sébastiani, pour -compléter ses régiments lorsqu'il serait arrivé à Wittenberg. L'armée -aurait alors 25 mille hommes à cheval capables de charger en ligne. -C'était huit ou dix jours encore à attendre pour passer d'un état -presque nul en fait de cavalerie à un état assez imposant. De plus le -général Barrois avait amené une seconde division d'infanterie de la -jeune garde, et il s'en préparait une troisième en Franconie sous le -général Delaborde. Ainsi se complétaient, pendant ces quelques jours -de repos à Dresde, les 300 mille hommes qui formaient le premier -armement de Napoléon, et qui suffiraient peut-être à dicter des lois à -l'Europe coalisée. C'est dans ce repos si actif qu'il attendait le roi -de Saxe, sommé de se rendre à Dresde, et le comte de Bubna, annoncé de -Vienne avec tant d'appareil. - -[En marge: Arrivée du roi de Saxe à Dresde.] - -[En marge: Napoléon sort de Dresde pour aller à la rencontre du roi -Frédéric-Auguste.] - -Le roi de Saxe en effet n'avait pas perdu une heure pour déférer à la -sommation de son redoutable allié. Il avait quitté Prague, demandant, -comme nous l'avons dit, et promettant le secret à l'Autriche sur tout -ce qui s'était passé. Le 12 mai, le vieux roi, entouré de sa famille, -de sa belle cavalerie, tant de fois réclamée en vain, arriva par la -route de Péterswalde aux portes de Dresde. Napoléon, qui avait résolu -de jouer une sorte de comédie, mais grande comme il lui convenait, -était sorti de la ville à la tête de sa garde, pour recevoir le -monarque saxon, auquel il était heureux, disait-il, de restituer ses -États reconquis par les armes de la France. L'armée française était -sur pied; le temps était superbe, et tout se prêtait à une scène -imposante. Napoléon arrivé près du vieux roi, descendit de cheval et -l'embrassa affectueusement, comme un prince qui pour le rejoindre se -serait arraché aux mains d'ennemis dangereux, et non comme un prince -repentant qui revenait à lui ramené par la crainte. Frédéric-Auguste -ne put se défendre d'une vive émotion, car s'il avait peur de -Napoléon, il l'aimait, n'en ayant reçu que du bien, bien chimérique et -écrasant pour sa faiblesse, puisque c'était la lourde couronne de -Pologne, mais bien enfin, et en le retrouvant si puissant, si amical, -il fut saisi d'un sentiment de reconnaissance. Napoléon l'accueillit -avec autant de respect que de dignité, en présence des habitants de -Dresde accourus en foule pour assister à cette entrevue, et, du reste, -les peuples sont si enfants, que, frappés de ce spectacle, les Saxons -furent émus eux-mêmes, et pour ainsi dire apaisés par la vue des deux -monarques réconciliés. Il faut ajouter que les Russes s'étaient -comportés en Saxe de manière à diminuer beaucoup la haine -qu'inspiraient les Français. - -Napoléon conduisit Frédéric-Auguste à son palais, qu'il affecta de lui -rendre, et dîna le jour même à sa table en très-grande pompe. Il -s'était logé provisoirement au palais du roi, mais avec le projet -publiquement annoncé de se choisir une demeure plus militaire, moins -gênante, et dans l'intention aussi de laisser à son hôte l'apparence -d'un prince tout à fait maître chez lui. On cherchait pour Napoléon -une maison de campagne aux portes de Dresde, où il pourrait jouir de -la plénitude de son temps et de la beauté de la saison, et aurait -l'air, qui lui allait si bien, de camper. - -[En marge: Complète réconciliation du roi de Saxe avec Napoléon.] - -[En marge: Il n'est point vrai que ce roi trahit la confiance de -l'Autriche.] - -Après ces démonstrations vinrent les épanchements et les explications -entre Napoléon et le vieux roi. Ce prince agité fit-il à Napoléon les -aveux dont on l'accusa depuis, pour justifier la spoliation d'une -partie de ses États? On l'a prétendu en effet, mais tout, dans les -documents existants, prouve le contraire. Il est probable que les vues -de l'Autriche durent, sans qu'il fût infidèle, se découvrir -d'elles-mêmes dans ses récits, et que s'il les révéla, ce fut sans le -vouloir, car elles étaient fort claires par elles-mêmes, et peu -coupables après tout, bien que Napoléon les prît dans le moment en -fort mauvaise part. Il est certain que les révélations qui avaient -complétement changé les dispositions de Napoléon à l'égard de -l'Autriche, lui étaient parvenues avant le 12 mai, jour de l'entrée du -roi Frédéric-Auguste à Dresde, et qu'il avait tout appris soit par M. -de Narbonne, soit par les dépêches interceptées, et rien par le roi de -Saxe, encore absent de sa capitale. - -Napoléon dans cet entretien rassura Frédéric-Auguste sur les suites de -la guerre, lui fit partager sa confiance, et lui rendit autant de -calme que ce prince pouvait en éprouver au milieu du tumulte des -armes, pour lesquelles il était si peu fait. L'union était redevenue -entière, et Napoléon voulut surtout qu'elle parût telle, car il lui -convenait de se montrer en parfaite intimité avec ses alliés, dont on -le disait aussi craint que haï, ce qui était vrai assurément des -peuples allemands, mais beaucoup moins de leurs souverains. - -[En marge: Adjonction des troupes saxonnes à l'armée française.] - -Le premier avantage que Napoléon tira de la présence du roi à Dresde, -fut de mettre la main sur ses troupes. La cavalerie saxonne était -superbe. En la complétant avec quelques recrues, elle devait monter à -environ trois mille cavaliers, séduits déjà comme leur roi par les -habiles caresses de Napoléon. On la confia le jour même au brave -Latour-Maubourg. Quant à l'infanterie enfermée dans Torgau, elle fut -exposée à une épreuve assez dangereuse. Le général Thielmann, l'un des -patriotes allemands les plus ardents et les plus sincères, s'était -fort compromis par sa conduite. Il était allé visiter à Dresde -l'empereur Alexandre, lui avait témoigné son dévouement à la cause des -coalisés, mais, en sujet soumis, n'avait pas osé lui livrer Torgau, -ayant l'ordre de son roi de n'ouvrir cette place qu'aux Autrichiens. -Revenu à Torgau, il avait été désespéré de voir, après la bataille de -Lutzen, son roi retombé dans les mains des Français, et de plus il -avait conçu pour son propre compte des craintes assez vives. Cédant au -double stimulant du patriotisme et des inquiétudes personnelles, il -avait alors essayé d'ébranler la fidélité de ses troupes, et de les -amener à passer du côté des Russes, en se fondant sur ce que le roi -n'était pas libre, et ne donnait que des ordres arrachés par la force. -Bien que ses accents patriotiques retentissent au coeur de ses -officiers, il ne put les entraîner, et tous avec leurs soldats -demeurèrent fidèles à l'autorité de leur souverain. Il s'enfuit après -cette tentative infructueuse au camp d'Alexandre, abandonnant son -infanterie, qui dès ce moment rentra sans difficulté sous le -commandement du général Reynier, pour les talents et le caractère -duquel elle avait conçu une estime méritée. - -[En marge: Marche du maréchal Ney sur Torgau.] - -Pendant ce temps, le maréchal Ney se conformant aux instructions qu'il -avait reçues, avait traversé Leipzig, et s'était transporté à Torgau, -où il avait recueilli les Saxons. Un peu à gauche, à Wittenberg, ce -maréchal avait le duc de Bellune avec ses bataillons réorganisés, à -droite le général Lauriston établi avec son corps à Meissen. Le -général Sébastiani amenant la cavalerie remontée en Hanovre, et la -division Puthod (celle du corps de Lauriston qui était restée en -arrière), n'était pas encore arrivé. Néanmoins avec Reynier, Victor, -Lauriston, le maréchal Ney avait assez de forces pour marcher sur -Berlin, et il en attendait l'ordre avec impatience. - -[En marge: Avant de porter le maréchal Ney plus loin, Napoléon veut -connaître les nouveaux projets des coalisés.] - -[En marge: Résolution des coalisés de livrer une seconde bataille à -Bautzen, sur la Sprée.] - -[En marge: Choix de la position de Bautzen.] - -[En marge: Nouvelle composition et force de l'armée coalisée.] - -Napoléon, avant de le lui expédier, voulait avoir des renseignements -précis sur les desseins des coalisés. Déjà il avait porté au delà de -l'Elbe le corps du prince Eugène, qui depuis le départ de ce prince -avait passé sous le commandement du maréchal Macdonald, et l'avait -dirigé sur Bischoffswerda, où ce corps était entré en écrasant une -arrière-garde ennemie, et en passant au milieu des flammes. On -accusait en ce moment les Russes de vouloir se conduire en Allemagne -comme en Russie, c'est-à-dire de brûler les pays qu'ils évacuaient. Il -est certain que la malheureuse petite ville de Bischoffswerda venait -d'être incendiée, peut-être par les obus, et sans qu'il y eût de la -faute de personne. De Bischoffswerda, le maréchal Macdonald s'était -dirigé sur Bautzen. Là les rapports étaient devenus plus précis, et -les Russes unis aux Prussiens avaient paru résolus à livrer une -seconde bataille. Leur résolution était en effet conforme aux -apparences. Malgré les pertes qu'ils avaient essuyées, malgré le -danger d'une nouvelle défaite, la nécessité de combattre encore une -fois entre l'Elbe et l'Oder n'avait parmi eux fait doute pour -personne. Reculer davantage, c'était abandonner les trois quarts de la -monarchie prussienne, et surtout Berlin qu'on n'avait pas pu défendre -directement par l'envoi d'un corps détaché, mais qu'une forte position -conservée en Lusace protégeait jusqu'à un certain point. C'était -avouer à l'Allemagne, à l'Europe qu'on s'était impudemment vanté après -Lutzen, que dans cette journée on avait été tellement battu, qu'il n'y -avait plus moyen de s'arrêter nulle part, ni derrière l'Elbe, ni même -derrière l'Oder; c'était donner congé aux patriotes allemands auxquels -on avait donné rendez-vous sur tous les champs de bataille de la Saxe, -c'était donner congé à l'Autriche, qu'on ne retenait qu'à force de -promesses, de vanteries, d'exagérations, et surtout à force de -voisinage, en restant en quelque façon physiquement attaché à elle. Il -fallait donc vaincre ou périr, plutôt que de se laisser arracher des -montagnes de la Bohême, au pied desquelles on s'était arrêté en -quittant Dresde, et profiter pour s'y défendre de l'un des nombreux -cours d'eau qui descendent du _Riesen-Gebirge_ à travers la Lusace, et -divisent l'espace compris entre l'Elbe et l'Oder. À Bautzen notamment, -où passe la Sprée, se trouvait une forte position, double en quelque -sorte, car elle offre deux champs de bataille, l'un en avant de la -Sprée, l'autre en arrière, position rendue célèbre par le grand -Frédéric pendant la guerre de sept ans[16], sur laquelle on pouvait -recevoir une et même deux batailles défensives, la gauche aux -montagnes de la Bohême, la droite à de vastes marécages. Moitié -renommée, moitié avantage du site, on s'était décidé pour cette -position de Bautzen, et on était résolu à y combattre avec -acharnement. Des 92 mille hommes qu'on avait pu réunir le 2 mai dans -les plaines de Lutzen, 20 mille à peu près avaient été perdus ou par -le feu ou par la marche, mais on les avait remplacés par 30 mille -autres, les uns trouvés en Silésie, au moyen des réserves que la -Prusse avait préparées dans cette riche province, les autres tirés du -corps qui bloquait les places de la Vistule. Ce corps était celui de -Barclay de Tolly, fort de 15 mille Russes, qui venait d'enlever Thorn -à une garnison en grande partie bavaroise, dévorée de maladies, et -logée dans des ouvrages à peine défensifs. C'était la seule des -garnisons de l'Oder et de la Vistule qui eût succombé, et il avait -paru aux coalisés beaucoup plus utile de gagner une grande bataille -que de bloquer des places, qu'on avait peu de chances de prendre, et -qui, situées au milieu de populations extrêmement hostiles, ne -pouvaient exercer aucune action au delà de leurs murs. On avait donc -rassemblé en avant et en arrière de Bautzen, le long de la Sprée, sous -la protection de vastes abatis et de nombreuses redoutes, environ cent -mille Prussiens et Russes, très-animés, très-difficiles à forcer dans -cet asile, et on était prêt à livrer là une bataille décisive. On -avait confié aux généraux prussiens Bulow et Borstell le soin de -couvrir comme ils pourraient Berlin et le Brandebourg, aux coureurs -de Czernicheff et de Tettenborn la tâche de se maintenir sur le bas -Elbe, en mangeant, buvant, brûlant, aux dépens des Allemands qu'ils -venaient délivrer, et on s'était proposé de résoudre soi-même la -grande question européenne sous les yeux de l'Autriche, au pied même -de ses montagnes. On avait adressé à celle-ci les plus belles -descriptions de la position prise, des forces réunies, et on l'avait -suppliée de ne se laisser ni intimider ni séduire par le tyran de -l'Europe, qui allait bientôt, disait-on, être réduit aux abois. - -[Note 16: Le grand Frédéric y avait livré la bataille dite de -Hochkirch.] - -[En marge: Napoléon prend le parti d'aller livrer une seconde bataille -aux coalisés.] - -[En marge: Le maréchal Macdonald envoyé devant Bautzen avec les -troupes du prince Eugène.] - -[En marge: Le maréchal Oudinot, le général Bertrand, le maréchal -Marmont, envoyés à l'appui du maréchal Macdonald.] - -[En marge: Ney dirigé sur le flanc de la position de Bautzen.] - -[En marge: Départ de la garde impériale.] - -Tels étaient les détails que nos espions et nos reconnaissances, -poussées maintenant plus loin depuis l'augmentation de notre -cavalerie, avaient rapportés de tous côtés. N'ayant passé à Dresde que -sept jours, temps strictement nécessaire pour réinstaller le roi de -Saxe dans ses États, pour réunir un peu de cavalerie, et pour porter -ses corps en ligne, Napoléon prit le parti de marcher tout de suite en -avant, et d'aller dissiper une nouvelle fois les fumées dont -s'enivrait l'orgueil des coalisés. Déjà le maréchal Macdonald était en -vue de Bautzen; il le fit appuyer à droite et le long des montagnes -par le maréchal Oudinot, avec deux divisions françaises et une -bavaroise, à gauche par le maréchal Marmont avec ses trois divisions, -dont deux françaises et une allemande, plus à gauche encore par le -général Bertrand, avec une division française, une italienne et une -wurtembergeoise. Il avait en même temps tenu le maréchal Ney et le -général Lauriston en avant de l'Elbe, en mesure de se porter ou à -droite vers la grande armée, ou à gauche sur Berlin. Le maréchal Ney -était à Luckau, le général Lauriston à Dobriluch, ce dernier liant le -maréchal Ney avec la grande armée. (Voir la carte nº 58.) Napoléon -leur enjoignit le 15 mai, jour où il reçut les renseignements certains -qu'il avait attendus, de se diriger sans délai sur Hoyerswerda, de -manière à déboucher sur le flanc et les derrières de la position de -Bautzen, laquelle deviendrait difficile à conserver lorsque soixante -mille hommes seraient en marche pour la tourner. Voulant utiliser -toutes les forces dont il n'avait pas ailleurs un besoin -indispensable, Napoléon enjoignit au général Reynier de suivre Ney et -Lauriston. Il laissa le maréchal Victor, duc de Bellune, en avant de -Wittenberg, comme une menace permanente contre Berlin, menace qui se -réaliserait plus tard selon les événements, et il s'apprêta lui-même à -partir aussitôt que les mouvements prescrits seraient assez avancés -vers le but indiqué, pour que sa présence sur les lieux devînt -nécessaire. Déjà la garde elle-même avait été acheminée sur Bautzen, -où tendaient en ce moment toutes nos forces, et où allait les suivre -l'attention de l'Europe. Ayant 160 ou 170 mille hommes à opposer à 100 -mille, quelque forte que fût la position de ceux-ci, Napoléon ne -devait guère avoir d'inquiétude sur le résultat. La manoeuvre ordonnée -au maréchal Ney valait toutes les positions du monde, et l'armée -française pour vaincre, aurait pu se passer, même dans son état -actuel, de sa supériorité numérique. - -[En marge: Arrivée de M. de Bubna à Dresde, au moment où Napoléon -allait en partir.] - -[En marge: Première impression de Napoléon en recevant les -communications de M. de Bubna.] - -[En marge: Efforts de M. de Bubna pour apaiser Napoléon.] - -[En marge: Lettre de l'empereur François à son gendre.] - -[En marge: L'irritation de Napoléon un peu adoucie.] - -Napoléon allait quitter Dresde, lorsque parut enfin M. de Bubna, le 16 -mai au soir, venant de Vienne le plus vite qu'il avait pu, afin de -regagner le temps qu'on lui avait fait perdre à remanier ses -instructions au fur et à mesure des nouvelles qui arrivaient des deux -quartiers généraux. Napoléon lui donna audience sur-le-champ, et bien -qu'il eût résolu de dissimuler à l'égard de l'Autriche, bien qu'il eût -beaucoup de bienveillance personnelle pour M. de Bubna, il lui fit au -premier instant un accueil un peu rude. Loin des hommes, il calculait -froidement, avec toute l'exactitude de son esprit; quand il les avait -devant lui, sa nature ardente recevait de leur présence un stimulant -presque irrésistible. Il ne sut pas contenir l'irritation que lui -inspiraient les efforts de l'Autriche pour lui faire la loi, à lui -gendre et allié, et surtout les prétendues duplicités de M. de -Metternich, dont il croyait avoir la preuve. Il s'emporta contre ce -dernier, et fit à son sujet des menaces qui, rapportées par un témoin -malveillant, auraient pu avoir de funestes conséquences. Heureusement -M. de Bubna avait beaucoup d'esprit, par suite beaucoup de penchant -pour son glorieux interlocuteur, beaucoup de désir de la paix, et -n'était homme à abuser d'aucun des emportements dont il était témoin. -Il ne se troubla point, et tira d'abord de son portefeuille une lettre -de l'empereur François pour Napoléon. Cette lettre était d'un père et -d'un honnête homme, et renfermait l'entière vérité. Tout à la fois -affectueuse et sincère, elle montrait à Napoléon la gravité décisive -de cette situation, le danger de déterminations irréfléchies, lui -traçait clairement la limite qui séparait les devoirs du père de ceux -du souverain, et le suppliait avec dignité, mais avec instance, -d'écouter pour son propre intérêt et pour celui du monde les -ouvertures que M. de Bubna était chargé de lui faire. Cette lettre -était propre à émouvoir une nature vive comme celle de Napoléon, et -elle produisit effectivement une impression favorable. L'empereur -François, plus réservé que M. de Metternich, ayant en outre moins à -parler et à agir, avait pu garder plus aisément sa position, avait été -moins obligé de caresser alternativement les uns et les autres, -n'avait donc pas encouru les mêmes reproches de duplicité, et quand il -alléguait d'ailleurs la double qualité de père et de souverain pour -expliquer sa double conduite, avait bien raison après tout, car s'il -avait accordé à Napoléon sa fille qu'il aimait, et s'il tenait compte -de ce lien, il ne devait pas oublier cependant l'intérêt de sa -monarchie qui avait de grands dommages à réparer, l'intérêt de -l'Allemagne sans laquelle l'Autriche ne pouvait exister, et s'il -cherchait à concilier ces intérêts divers, il était certes dans -l'exact accomplissement de tous ses devoirs à la fois. - -[En marge: Napoléon écoute avec plus de calme les conditions de paix -imaginées par l'Autriche, et laisse voir que l'orgueil est le -principal motif de sa résistance à ces conditions.] - -[En marge: Reconstituer la Prusse, abandonner les villes anséatiques -et le titre de protecteur de la Confédération du Rhin, est ce qui -coûte le plus à Napoléon.] - -Napoléon, quoique fort irrité, le sentait bien au fond, et cette -lettre l'adoucit visiblement, sans apporter néanmoins beaucoup de -changements à ses résolutions. Il écouta les propositions que M. de -Bubna avait à lui faire, non pas à titre de conditions, car toutes les -formes étaient soigneusement observées envers lui, mais à titre de -conjectures sur ce qu'il était possible d'obtenir des puissances -belligérantes, à titre de propositions que l'Autriche serait décidée à -appuyer comme raisonnables. Ces diverses propositions étaient déjà -connues de Napoléon, et s'il n'était pas converti, il était du moins -un peu calmé à leur égard. Il les écouta avec attention, feignant de -les entendre énoncer pour la première fois, demeura tranquille pendant -qu'on les lui exposait, mais peu à peu laissa voir la vraie raison de -ses refus, et cette raison, c'était l'orgueil, l'orgueil qui souffrait -en lui d'abandonner ou des titres qu'il avait pris avec un grand -appareil, ou des territoires qu'il avait annexés solennellement à -l'Empire. Le grand-duché de Varsovie était perdu, il avait péri à -Moscou. Sous ce rapport tout le désagrément était subi. D'ailleurs, la -grandeur de la catastrophe avait quelque chose qui était digne de la -destinée de Napoléon. Son parti était donc arrêté à ce sujet, et au -surplus il ne s'agissait pas là de son empire, il s'agissait d'une -vaste combinaison politique, le rétablissement de la Pologne, qu'il -avait tentée, disait-il, dans l'intérêt de l'Europe elle-même, et à -laquelle il n'était pas tenu de se sacrifier, les hommes et la -Providence n'ayant pas voulu l'y aider. Sur un autre sujet, plus grave -peut-être, l'Espagne, Napoléon (ce qui étonna profondément M. de -Bubna) ne se montrait plus aussi absolu, bien qu'il évitât de -s'expliquer. Il ne disait pas ce qu'il céderait relativement à cette -question, mais il paraissait décidé à céder quelque chose, et, quant à -présent, afin d'amener l'Angleterre à négocier, il se déclarait prêt à -admettre les insurgés espagnols aux conférences. Ici se révélait, sans -que M. de Bubna pût la pénétrer, la nouvelle disposition de Napoléon à -se montrer plus facile pour la Russie et l'Angleterre que pour les -puissances allemandes. M. de Bubna, qui n'espérait pas tant à l'égard -de la question espagnole, fut surpris et enchanté. Mais les points -mêmes auxquels l'Autriche tenait le plus étaient justement ceux qui -faisaient éprouver à Napoléon les plus pénibles émotions. Récompenser -la Prusse de sa défection en la reconstituant, lui était -singulièrement antipathique. Pourtant comme il était à la fois violent -et prompt à pardonner, sur ce point on pouvait l'adoucir encore. Mais -renoncer au titre de protecteur de la Confédération du Rhin lui -semblait une humiliation qu'on voulait lui imposer. L'abandon des -départements anséatiques, réunis constitutionnellement à l'Empire, lui -semblait une autre humiliation tout aussi difficile à dévorer. M. de -Bubna avait beau dire que le titre de protecteur de la Confédération -du Rhin était un vain titre, sans aucune utilité pour la France, -Napoléon s'armait de cette raison même pour répondre que l'inutilité -du titre rendant la chose de nulle valeur, le désir de l'humilier en -devenait plus évident. Relativement aux territoires anséatiques, le -négociateur autrichien affirmait que ce serait déjà une difficile -concession à arracher aux puissances belligérantes que celle de la -réunion de la Hollande à la France, mais que, pour les territoires -anséatiques, l'Angleterre à cause de la mer, la Prusse à cause du -voisinage, la Russie à cause du duché d'Oldenbourg, ne consentiraient -jamais à nous les accorder. Napoléon avait à leur sujet une raison, -qui n'était pas tout à fait d'orgueil, mais de politique, et devant -laquelle M. de Bubna était moins armé de bonnes réponses, c'est que la -France avait besoin de ces territoires, comme moyen d'échange pour se -faire restituer ses colonies par l'Angleterre. M. de Metternich -lui-même s'était placé à ce point de vue dans plus d'un entretien sur -cette question. Ici M. de Bubna répondait qu'il n'apportait que des -propositions préalables, qui n'avaient rien de définitif, qu'on -pourrait débattre plus tard, et modifier au gré de tous; que -l'Angleterre étant présente, on pourrait mettre Lubeck, Hambourg, -Brême en balance avec la Guadeloupe, l'Île de France, le Cap, et ne -céder les unes que contre les autres; et il faisait de vives instances -pour qu'on se réunît au moins dans un congrès, à Prague, par exemple, -où l'empereur François se rendrait lui-même, pour être plus près des -puissances belligérantes, et pouvoir employer plus efficacement ses -bons offices. - -[En marge: Napoléon, quoique à peu près décidé à rejeter les -conditions de l'Autriche, feint de négocier pour gagner du temps et -pouvoir achever la seconde partie de ses armements.] - -[En marge: Il veut profiter aussi de l'occasion des nouvelles -négociations pour s'aboucher directement avec la Russie et -l'Angleterre, et faire la paix sans l'intermédiaire de l'Autriche.] - -[En marge: Dans cette vue, Napoléon adopte volontiers l'idée d'un -armistice.] - -Cette entrevue avait duré plusieurs heures. Napoléon paraissait -adouci, sans donner à penser toutefois qu'il fût ébranlé, et on -convint qu'il reverrait le lendemain M. de Bubna, avant de partir pour -rejoindre l'armée. Bien qu'il fût décidé à ne pas subir les conditions -qu'on cherchait à lui faire agréer, surtout à ne pas les subir de la -part de l'Autriche, bien qu'il se crût en mesure d'imposer d'autres -conditions moyennant qu'il eût deux ou trois mois pour achever ses -derniers armements, il était cependant frappé de l'utilité d'un -congrès, d'abord pour montrer à ses alliés allemands, à la France et à -l'Europe des dispositions pacifiques, secondement, pour se ménager ces -deux ou trois mois dont il avait besoin afin de compléter ses forces, -troisièmement enfin, pour saisir l'occasion de renouer des relations -directes avec la Russie et avec l'Angleterre, relations dont il -espérait profiter pour s'entendre avec celles-ci sans l'intervention -des puissances allemandes, et à leur détriment. Il rendrait ainsi à -l'Autriche ce qu'elle lui avait fait. Elle s'était servie en quelque -sorte de lui pour devenir médiatrice, et devenue médiatrice par lui, -elle se servait de la médiation pour lui dicter la paix qu'elle -voulait. À finesse, finesse plus grande. Après s'être servi de -l'Autriche pour s'aboucher dans un congrès avec les puissances en -apparence les plus hostiles, il se passerait d'elle pour traiter, -traiterait sans elle, et jusqu'à un certain point contre elle. Les -succès diplomatiques étaient autant de son goût que les succès -militaires, et il était aussi fier de gagner à un jeu qu'à l'autre, -sans compter d'ailleurs que si l'Autriche, ayant égard à ses -observations, comme le promettait M. de Bubna, pesait assez fortement -sur les puissances coalisées pour leur arracher des conditions plus -satisfaisantes, la paix, alors, obtenue et acceptée des mains de son -beau-père serait aussi séante que de la main de tout autre. Par ces -motifs, Napoléon prit le parti de dissimuler avec l'Autriche, de se -montrer touché de ses raisons, d'agréer un congrès à Prague ou autre -part, non-seulement un congrès, mais un armistice que des négociateurs -envoyés aux avant-postes stipuleraient à la vue des deux armées. Avant -que cet armistice fût conclu il espérait gagner encore une bataille, -ce qui améliorerait fort sa situation dans le futur congrès, et cet -armistice en tout cas lui procurerait le temps de terminer les vastes -préparatifs au moyen desquels il croyait pouvoir dicter ses conditions -à l'Europe, loin de recevoir les siennes, et lui fournirait de plus -l'occasion d'ouvrir des communications avec l'empereur Alexandre, soin -dont il était préoccupé au moins autant que de tout autre. - -[En marge: Napoléon se montre plus disposé à céder qu'il ne l'est, et -se prête à ce qu'une proposition parte de Dresde même, au nom de -l'Autriche, pour la réunion d'un congrès et la conclusion d'un -armistice.] - -[En marge: Lettre de M. de Bubna à M. de Stadion, concertée avec -Napoléon.] - -[En marge: Retour de M. de Bubna à Vienne, avec une réponse amicale de -Napoléon pour son beau-père.] - -Il revit donc le lendemain 17 mai M. de Bubna, et paraissant se rendre -à une partie de ses raisons, tout en persistant à affirmer qu'il -mourrait les armes à la main, et en ferait mourir bien d'autres avant -de consentir à certaines des conditions proposées, il déclara qu'il -était prêt à accepter à la fois un congrès et un armistice, et à -admettre dans ce congrès les représentants des insurgés espagnols, ce -qui avait toujours été pour l'Angleterre la condition essentielle et -préalable de toute négociation. M. de Bubna, étonné et ravi d'avoir -obtenu tant de choses, surtout la dernière qui était tout à fait -inespérée, offrit d'écrire sur-le-champ à M. de Stadion, qui s'était -transporté au quartier général russe pour y faire ce que lui M. de -Bubna faisait au quartier général français, et de l'informer de -l'acquiescement formel que l'empereur Napoléon donnait à la réunion -d'un congrès et à la conclusion d'un armistice. La lettre de M. de -Bubna pour M. de Stadion, rédigée à l'instant, et corrigée de la main -de Napoléon lui-même, disait en substance que nullement enorgueilli -par le succès récent de ses armes, l'empereur des Français, impatient -de mettre un terme aux maux de l'Europe, consentait à la réunion -immédiate d'un congrès à Prague, que même, pour faire cesser plus tôt -l'effusion du sang, il était prêt à envoyer des commissaires aux -avant-postes afin de négocier une suspension d'armes. Cette dernière -condition, que M. de Bubna était si enchanté d'avoir obtenue, était -justement celle à laquelle Napoléon tenait le plus, par les raisons -que nous venons d'exposer. M. de Bubna fit donc partir la lettre par -un courrier qui devait la porter en toute hâte au quartier général -russe, pour qu'elle fût remise sans perte de temps à M. de Stadion. Il -demanda ensuite à retourner à Vienne, afin d'aller y réjouir -l'empereur François et M. de Metternich par l'annonce des excellentes -dispositions dans lesquelles il avait trouvé Napoléon, et surtout afin -de les préparer à modifier quelques-unes des conditions proposées. -Napoléon approuva fort cette nouvelle course de M. de Bubna à Vienne, -lui dit avec sincérité que ces modifications pourraient seules donner -la paix, et la donneraient certainement si elles étaient suffisantes. -Il lui confia en même temps une lettre pour son beau-père. Dans cette -lettre affectueuse et filiale, autant que celle de l'empereur François -avait été amicale et paternelle, Napoléon laissait voir la véritable -plaie qui chez lui était saignante; il disait qu'il était prêt à la -paix, mais qu'étant devenu gendre de l'empereur François, il remettait -son honneur dans les mains de son beau-père, qu'il y tenait plus qu'à -la puissance, plus qu'à la vie, et qu'il était résolu à mourir les -armes à la main, avec tout ce que la France comptait d'hommes -généreux, plutôt que de devenir la risée de ses ennemis, en acceptant -des conditions humiliantes. Il expédia ensuite M. de Bubna, après -l'avoir comblé des marques de sa faveur. - -[En marge: Napoléon fait choix de M. de Caulaincourt pour aller aux -avant-postes s'aboucher avec les représentants des puissances -coalisées.] - -[En marge: Avantages et inconvénients de ce choix.] - -Ainsi fut ouverte cette négociation, en partie sincère, en partie -simulée de la part de Napoléon, mais entreprise avec une complète -bonne foi et un grand zèle par le représentant de l'Autriche, qui se -flattait d'avoir rapproché par son savoir-faire les plus redoutables -puissances de l'univers prêtes à s'entrechoquer de nouveau. -Immédiatement après avoir expédié M. de Bubna, Napoléon fit lui-même -ses préparatifs de départ, mais avant de quitter Dresde il voulut -tirer de ces négociations entamées le principal résultat qu'il en -espérait, et qui consistait à s'aboucher directement avec Alexandre -pour échapper à l'influence de l'Autriche. Sous le prétexte de -l'armistice, qui devait se négocier tout de suite et à la vue des deux -armées si on tenait à prévenir une nouvelle et sanglante bataille, il -imagina d'envoyer aux avant-postes M. de Caulaincourt, l'homme désigné -entre tous pour un semblable rapprochement, car il avait joui -non-seulement de l'estime, mais de toute la faveur d'Alexandre, de sa -familiarité la plus intime et la plus journalière. M. de Caulaincourt -était même désigné à ce point qu'on pouvait dire qu'il l'était trop, -et qu'à son aspect l'intention de Napoléon éclaterait d'une manière -frappante, alarmerait la Prusse, mettrait l'Autriche en éveil, -peut-être précipiterait les résolutions les plus fatales. Calculant -peu quand il désirait, Napoléon était si pressé d'essayer un -rapprochement direct avec la Russie, qu'il ne tint aucun compte des -inconvénients que nous venons de signaler, et qu'en partant de Dresde -il fit partir M. de Caulaincourt avec une lettre pour M. de -Nesselrode, datée du 18 mai comme celle de M. de Bubna pour M. de -Stadion. Il était dit dans cette lettre qu'en conséquence de ce qui -avait été convenu avec M. de Bubna, l'empereur Napoléon se hâtait -d'envoyer un commissaire aux avant-postes pour négocier un armistice, -ce qui lui semblait urgent vu le voisinage des armées, et qu'il avait -choisi parmi ses grands officiers le personnage jugé le plus agréable -à l'empereur Alexandre. - -[En marge: Toutes ses dispositions prises pour l'ouverture des -négociations, Napoléon quitte Dresde le 18 mai, afin d'aller se mettre -à la tête de son armée, et livrer une nouvelle bataille.] - -Cela fait, tous les ordres nécessaires ayant été donnés au général -Durosnel pour que les têtes de pont de l'Elbe fussent bien armées, -pour que les hôpitaux fussent prêts à recevoir beaucoup de blessés, -pour que les vivres abondassent en cas de retraite, pour que la -population fût fortement contenue pendant les redoutables scènes -auxquelles il fallait s'attendre, pour que le faible et bon roi de -Saxe, resté tremblant dans son palais, fût rassuré tous les jours -contre les faux bruits, Napoléon partit le 18, et s'achemina vers -Bautzen, confiant, serein, plein d'espérance, vivant au milieu des -périls et du sang, des souffrances d'autrui et des siennes, comme -d'autres vivent au milieu des distractions et des plaisirs. - -[En marge: Bienfaisance de Napoléon envers la petite ville de -Bischoffswerda, qui venait d'être incendiée.] - -Sur sa route il trouva ruinée, brûlant encore, et veuve de ses -habitants presque tous réfugiés dans les bois, la pauvre ville de -Bischoffswerda. Le désastre de cette petite cité, bien étrangère aux -querelles des potentats qui l'avaient ainsi traitée, toucha la vive et -impressionnable nature de Napoléon. Elle le toucha comme vous touche -un pauvre animal qu'on a blessé sans le vouloir, et qu'on voit -gémissant à ses pieds. Il prescrivit qu'une somme fût prise sur son -trésor particulier pour contribuer à la reconstruire, disposition -très-sérieusement ordonnée, et qui, privée plus tard d'exécution, ne -le fut point par la faute de Napoléon. Il continua ensuite son voyage, -et alla coucher à mi-chemin de Dresde à Bautzen. - -[En marge: Arrivée de Napoléon devant Bautzen.] - -Le lendemain 19 mai, il fut rendu de très-bonne heure devant Bautzen, -où sa garde venait d'arriver, et où ses troupes l'attendaient avec -impatience, comptant sur un nouveau triomphe. Il monta aussitôt à -cheval, pour faire, suivant sa coutume, la reconnaissance des lieux où -il s'apprêtait à livrer bataille. Voici quelle était la position sur -laquelle nous allions nous rencontrer encore une fois avec l'Europe -coalisée afin de rétablir le prestige de nos armes. (Voir la carte nº -59.) - -[En marge: Description de la position de Bautzen.] - -Ainsi que nous l'avons déjà dit, cette position était adossée aux plus -hautes montagnes de la Bohême, au _Riesen-Gebirge_, terrain neutre, -contre lequel les uns et les autres pouvaient s'appuyer avec sécurité, -car aucun des belligérants ne devait être tenté de s'aliéner -l'Autriche en violant son territoire. À notre droite on voyait donc -s'élever ces montagnes couvertes de noirs sapins, puis la Sprée sortir -de leur flanc, couler dans un lit profondément encaissé, et passer -autour de la petite ville de Bautzen, sous un pont de pierre fortement -barricadé. Tout à fait devant soi on découvrait la ville de Bautzen, -qu'entourait un vieux mur crénelé, flanqué de tours et armé de canons, -puis à gauche la Sprée, qui après avoir circulé à travers des hauteurs -boisées, fort inférieures aux montagnes de droite, allait tout à coup -se répandre dans un lit ouvert, au milieu de prairies verdoyantes, -entremêlées d'étangs, et s'étendant à perte de vue. - -[En marge: Distribution de l'armée coalisée sur la première position, -celle de la Sprée.] - -Telle était la première ligne, celle de la Sprée, qui n'était pas -facile à emporter. À droite, sur les hautes montagnes et sur leur -penchant, on apercevait des abatis de bois, et derrière beaucoup de -canons, de baïonnettes et d'uniformes russes. Au centre, au-dessus et -au-dessous de Bautzen, on découvrait aussi un grand nombre de troupes -russes, et à gauche, sur les mamelons boisés à travers lesquels la -Sprée s'ouvrait un chemin pour s'échapper dans la plaine, on -discernait également des masses d'infanterie et de cavalerie, les unes -déployées en ligne, les autres postées derrière des ouvrages de -campagne, et toutes dénotant par leur équipement qu'elles -appartenaient à l'armée prussienne. - -[En marge: Napoléon se décide à enlever la première position de -l'ennemi, dans la journée du 20 mai.] - -[En marge: Dispositions prescrites par Napoléon.] - -Napoléon résolut de forcer dès le lendemain 20 mai cette ligne de la -Sprée, que défendaient des troupes nombreuses et bien postées. Ce -devait être l'occasion d'une première bataille. Puis il se proposait -d'en livrer une autre pour forcer la seconde ligne, qui s'apercevait -derrière la première, et qui paraissait plus redoutable encore. Il -décida que le lendemain le maréchal Oudinot à droite passerait la -Sprée vers les montagnes, soit à gué, soit sur un pont de chevalets, -et chercherait à rejeter l'ennemi sur sa seconde position; qu'au -centre le maréchal Macdonald enlèverait le pont de pierre construit -sur la Sprée en face de Bautzen, et tâcherait d'emporter cette ville -d'assaut; qu'un peu au-dessous du centre le maréchal Marmont -franchirait la Sprée sur des pontons, entre Bautzen et le village de -Nimschütz, et s'établirait dans une bonne position qui se trouve au -delà; qu'à gauche enfin le général Bertrand, opérant son passage à -Nieder-Gurck, vis-à-vis des derniers mamelons dont la Sprée baigne le -pied avant de se répandre dans les prairies, s'efforcerait d'enlever -ces mamelons, ou du moins de s'établir dans le voisinage. Telle devait -être l'oeuvre de la première journée. Pendant ce temps le maréchal -Ney, achevant son mouvement sur Hoyerswerda avec une masse d'environ -soixante mille hommes, arriverait sur la basse Sprée, à Klix, quatre -lieues au-dessous de Bautzen. Il pourrait le lendemain, en forçant le -passage à Klix même, attaquer par le flanc la seconde position que -Napoléon attaquerait de front. Il n'y avait pas de redoutes ni -d'opiniâtreté qui pussent tenir devant cet ensemble de combinaisons. - -[En marge: Combat dans la soirée du 19, entre une division de Bertrand -et les troupes de Barclay de Tolly.] - -Dans la journée, et vers le soir du 19, on avait entendu au loin sur -la gauche une canonnade assez vive, laquelle, sans inspirer des -inquiétudes pour le maréchal Ney, bien capable de se suffire avec ses -soixante mille hommes, avait cependant donné lieu de penser que -l'ennemi tentait un effort pour empêcher la jonction des deux parties -de notre armée. Des aides de camp vinrent dans la soirée apprendre ce -qui s'était passé. - -Les coalisés prêtant à Napoléon des fautes qu'il n'était pas dans -l'habitude de commettre, avaient supposé que le maréchal Ney -s'avançait avec son corps seulement, fort suivant eux de vingt-cinq -mille hommes tout au plus, après les pertes qu'il avait essuyées à la -bataille de Lutzen. Ils avaient détaché Barclay de Tolly, qui depuis -son arrivée de Thorn formait en quelque sorte un corps isolé sur les -ailes de l'armée principale, et lui avaient adjoint le général d'York -avec 8 mille hommes, ce qui portait à 23 ou 24 mille combattants la -force de ce détachement. On imaginait que ce serait assez pour causer -un grand dommage au maréchal Ney, grâce à la surprise qu'il -éprouverait, à son ignorance des lieux qu'il traversait pour la -première fois, et que, sans le détruire, on le mettrait au moins hors -de cause pour le jour de la bataille décisive. En conséquence les -généraux Barclay de Tolly et d'York s'étaient acheminés de Klix sur -Hoyerswerda, l'un tenant la gauche, l'autre la droite. - -En ce moment la division italienne Peyri, la seconde du corps de -Bertrand, avait été détachée dans la direction de Hoyerswerda, pour -tendre la main à Ney qui s'approchait. C'est Napoléon qui en avait -donné l'ordre, afin de tenir toujours ses corps en communication. -Malheureusement le général Peyri n'avait pas exécuté cette commission -délicate avec les précautions convenables. Il ne s'était éclairé ni -sur sa droite, par laquelle il pouvait se trouver en contact avec -l'armée ennemie, ni devant lui, sur la route où il devait rencontrer -Ney. Il tomba donc à l'improviste aux environs de Koenigswarta avec -les sept ou huit mille jeunes Italiens de sa division, au milieu des -quinze mille soldats aguerris de Barclay de Tolly, fut assailli, -enveloppé, se défendit bravement, mais aurait succombé, si le général -Kellermann (le fils du vieux duc de Valmy), arrivant sur la route de -Hoyerswerda avec la cavalerie de Ney, ne l'eût dégagé en chargeant les -Russes impétueusement. Le général Peyri perdit néanmoins près de deux -mille hommes en morts, blessés ou prisonniers, et trois pièces de -canon. - -[En marge: Combat dans la même soirée entre Lauriston et les troupes -du général d'York.] - -Au même instant le général prussien d'York, placé à la droite de -Barclay de Tolly, cherchait le corps de Ney, et venait se heurter non -pas à Ney lui-même, mais à son lieutenant Lauriston qui s'avançait -avec vingt mille hommes. C'est aux environs du village de Weissig -qu'il fit cette fâcheuse rencontre. Il se trouva en présence de la -première division de Lauriston, soutint contre elle un combat acharné, -mais y laissa plus de deux mille hommes, et fut contraint à se retirer -sur la Sprée, où il rejoignit le soir du 19 le corps russe de Barclay -de Tolly. La perte était peu de chose pour nous à cause de notre -supériorité numérique; elle avait de l'importance pour les coalisés, -car elle affaiblissait singulièrement un corps dont ils avaient grand -besoin pour la défense des positions qu'il s'agissait de nous -disputer. - -Le soir du 19 chacun était revenu à son poste. Barclay de Tolly -s'était reporté vers l'extrême droite des coalisés; le général d'York, -réduit de 8 mille hommes à 6 mille très-fatigués, était retourné au -centre; Ney n'était plus qu'à quelques lieues du village de Klix, où -il devait franchir la Sprée; la division Peyri, ramassant ses débris, -s'était ralliée autour du général Bertrand du mieux qu'elle avait pu. -Ces combats, qui autrefois eussent été considérés comme des batailles, -n'étaient plus que les escarmouches de ces luttes gigantesques. Le -lendemain, 20 mai, Napoléon mesurant ce qu'il lui fallait de temps -pour forcer la première ligne, ne voulut commencer l'action qu'à midi, -afin que la nuit fût une limite obligée entre la première opération et -la seconde. On employa la matinée à préparer les ponts de chevalets, -et les bateaux nécessaires aux divers passages de la Sprée. - -[En marge: Première bataille de Bautzen, dans la journée du 20 mai.] - -[En marge: Le maréchal Oudinot force à droite le passage de la Sprée.] - -À midi, placé de sa personne en face de Bautzen, Napoléon donna le -signal, et l'action commença par un feu général de nos tirailleurs qui -s'étaient dispersés le long de la Sprée, pour éloigner de ses bords -les tirailleurs de l'ennemi. À droite le maréchal Oudinot, se -conformant aux ordres qu'il avait reçus, s'approcha de la Sprée vers -le village de Sinkwitz avec la division Pactod. Deux colonnes -d'infanterie, descendant presque sans être aperçues dans le lit fort -encaissé de la rivière, passèrent l'une à gué, l'autre sur un pont de -chevalets, et cachées par l'escarpement de la rive droite, -débouchèrent sur cette rive avant que l'ennemi eût pu remarquer leur -présence. Mais arrivées de l'autre côté de la Sprée, elles se -trouvèrent en face des troupes russes, formant l'aile gauche des -coalisés. Cette aile gauche, placée sous les ordres de Miloradovitch, -se composait de l'ancien corps de Miloradovitch, de celui de -Wittgenstein, et de la division du prince Eugène de Wurtemberg. Les -deux brigades du général Pactod furent chargées immédiatement par -plusieurs colonnes d'infanterie, mais tinrent ferme, donnèrent le -temps à la division française Lorencez, la seconde du maréchal -Oudinot, de venir se placer sur leur droite, et finirent par rester -maîtresses du terrain qu'elles avaient envahi. Le maréchal Oudinot fit -passer à leur suite la division bavaroise, et avec ces trois divisions -réunies s'avança jusqu'au pied des montagnes de notre droite, surtout -de la principale, dite le Tronberg, et entreprit de la gravir sous le -feu de l'ennemi, la gauche au village de Jessnitz, la droite dans la -direction de Klein-Kunitz. - -[En marge: Macdonald force ce passage au centre, et attaque Bautzen.] - -Pendant que ces événements avaient lieu à notre droite, au centre le -maréchal Macdonald avec ses trois divisions abordait de front la ville -de Bautzen, en débutant par l'attaque du pont de pierre qui était -fortement barricadé, et gardé par de l'infanterie. Afin d'ébranler le -courage des défenseurs de ce pont, il fit descendre dans le lit de la -Sprée une colonne qui franchit la rivière sur quelques chevalets. Le -maréchal alors se jeta sur le pont de pierre, l'enleva sans -difficulté, et courut sur la ville qu'il enveloppa avec deux de ses -divisions. Avec sa troisième, celle du général Gérard, il prit soin -d'éloigner la division du prince Eugène de Wurtemberg qui paraissait -vouloir se porter au secours de Bautzen. En même temps il fit attaquer -les portes de la ville à coups de canon afin de les abattre, et de -pénétrer dans l'intérieur baïonnette baissée. - -[En marge: Marmont franchit la Sprée au-dessous de Bautzen.] - -[En marge: Bertrand franchit également la Sprée, mais est obligé de -remettre au lendemain son établissement sur les terrains élevés de la -rive droite.] - -[En marge: À la chute du jour du 20 mai, toutes les positions de -l'ennemi sont enlevées, et la premiers bataille est complétement -gagnée.] - -Un peu au-dessous de Bautzen, vis-à-vis de Nimschütz, le maréchal -Marmont avait également franchi la Sprée avec ses trois divisions, et -s'était porté sur le terrain qui lui était assigné, entre le centre et -la gauche de la position générale. Mais pour s'y établir il fallait -enlever le village de Burk, défendu par le général prussien Kleist, -officier aussi habile que vigoureux. Le maréchal Marmont, avec les -divisions Bonnet et Compans, aborda le village de Burk, et l'emporta -non sans peine. Au delà commençait la seconde position des coalisés. -Un ruisseau fangeux, profond, bordé d'arbres, en formait la première -défense. Trois villages, celui de Nadelwitz à droite, celui de -Nieder-Kayne au centre, celui de Bazankwitz à gauche, occupaient le -bord de ce ruisseau. Le général Kleist s'était replié sur ces -villages, et y avait appelé le général d'York à son secours. Outre ces -deux corps prussiens, le maréchal Marmont avait à sa gauche, sur -quelques mamelons boisés, Blucher lui-même avec 20 mille hommes, et en -arrière à droite la ville de Bautzen, qui n'était pas encore prise. Il -ne songeait donc pas à entamer la seconde position des coalisés, et -tout ce qu'il désirait c'était de se maintenir sur le terrain qu'il -avait conquis. Il fit bonne contenance, et admirablement secondé par -ses troupes, il résista à toutes les attaques des Prussiens. Le -général Kleist sortit de Bazankwitz sur sa gauche pour l'aborder à la -baïonnette, mais le général Bonnet avec les marins supporta la charge, -et la repoussa victorieusement. Au même instant la cavalerie de -Blucher fondit sur cette brave troupe qui était déjà aux prises avec -l'infanterie prussienne. Le 37e léger et le 4e de marins la reçurent -en carré, avec une fermeté imperturbable. Tandis qu'il se maintenait -de la sorte, le maréchal Marmont pour ne pas avoir à dos la ville de -Bautzen, qui était attaquée mais point enlevée, détacha la division -Compans sur sa droite, laquelle trouvant une partie des murs de la -ville de Bautzen plus accessible, les escalada, et en facilita -l'entrée aux troupes du maréchal Macdonald. Sur ces entrefaites le -général Bertrand, au-dessous du maréchal Marmont, franchissait la -Sprée à Nieder-Gurck, au pied des mamelons où était campé Blucher. Il -avait d'abord réussi à traverser la Sprée, qui dans cet endroit se -divise en plusieurs bras marécageux, mais quand il lui avait fallu -gravir la berge élevée de la rive droite, et déboucher en présence du -corps de Blucher, il avait dû s'arrêter, car il se trouvait devant une -position extrêmement forte, défendue par tout ce que l'armée -prussienne renfermait de plus énergique. Toutefois il avait lui-même -occupé un mamelon sur la rive droite de la Sprée, et y avait logé un -régiment, le 23e, qui devait y être protégé par toute l'artillerie que -nous avions sur la rive gauche. Il était six heures du soir, et la -première ligne de l'ennemi était tout entière tombée dans nos mains. À -droite, le maréchal Oudinot avait franchi la Sprée et enlevé aux -Russes la montagne dite le Tronberg; au centre le maréchal Macdonald -avait enlevé le pont de pierre de Bautzen, ainsi que la ville -elle-même, et le maréchal Marmont après avoir franchi la Sprée, avait -pris pied au bord du ruisseau où commençait la seconde ligne de -l'ennemi; à gauche enfin le général Bertrand s'était assuré un -débouché au delà de la Sprée, en face des mamelons occupés par -Blucher, et formant le point le plus important de la seconde position. -Le résultat auquel nous aspirions était donc obtenu, et sans de trop, -grandes pertes. Certainement, si l'ennemi eût moins compté sur sa -seconde ligne, il eût pu nous disputer la première avec encore plus de -vigueur. Il l'avait néanmoins vaillamment défendue, et nous avions -glorieusement surmonté sa résistance. Ce premier acte était terminé -selon nos désirs, et le maréchal Ney arrivant au même instant à Klix, -tout promettait un égal succès pour le lendemain, bien que la journée -s'annonçât comme plus difficile, par cela seul qu'elle devait être -décisive. - -Napoléon entra dans Bautzen à huit heures du soir, rassura les -habitants épouvantés, et vint camper en dehors, au milieu de sa garde -formée en plusieurs carrés. Il disposa tout pour l'attaque du -lendemain 21. - -[En marge: Description de la seconde position.] - -Du terrain qu'on avait conquis en passant la Sprée, on pouvait se -faire une idée plus exacte de la seconde position qui restait à -emporter. (Voir la carte nº 59.) Le ruisseau qui en formait le -principal linéament, appelé le Bloesaer-Wasser[17], du nom de l'un des -villages qu'il traversait, sortait des sombres montagnes de la droite, -et après s'être fait jour à travers leurs contours abruptes, longeait -le plateau sur lequel s'élevait Bautzen, en baignait le pied, coulait -parmi des saules et des peupliers en contre-bas de Nadelwitz, de -Nieder-Kayne, de Bazankwitz, villages en face desquels s'était placé -la veille le maréchal Marmont, puis, arrivé à notre gauche, à la -hauteur du village de Kreckwitz, tournait en arrière des mamelons -boisés sur lesquels Blucher avait pris position, suivait leur revers -en rétrogradant jusqu'à Klein-Bautzen, passait ainsi derrière ces -mamelons tandis que la Sprée passait par devant, les quittait à un -village appelé Preititz, et s'en allait enfin se confondre avec la -Sprée à travers la vaste plaine mêlée de prairies et d'étangs dont -nous avons parlé. - -[Note 17: Sur les lieux mêmes que j'ai visités récemment encore, ce -ruisseau ne porte aucun nom que celui qu'on donne à la plupart des -ruisseaux dans tous les pays, _ruisseau du moulin_; mais, sur un plan -allemand fort détaillé et fort bien fait, dont il existe un exemplaire -au dépôt de la guerre, il porte le nom de _Bloesaer-Wasser_, que -j'emploie ici pour le désigner plus facilement dans le cours de mon -récit.] - -[En marge: Distribution de l'armée coalisée sur la seconde position.] - -La gauche des Russes, composée des anciens corps de Miloradovitch, de -Wittgenstein et de la division du prince Eugène de Wurtemberg, s'était -repliée sur l'une des montagnes élevées où le ruisseau du -Bloesaer-Wasser prenait sa source entre Jenkwitz et Pilitz, et devait -la défendre à outrance contre notre droite établie sur le Tronberg. Le -centre, composé des gardes et des réserves russes, chargé de défendre -le milieu de la position, s'était placé en arrière du Bloesaer-Wasser, -c'est-à-dire à Baschütz, sur un relèvement du terrain qui se trouvait -en face de Nadelwitz et de Nieder-Kayne, et s'y était établi sous la -protection de plusieurs redoutes et d'une forte artillerie. Le centre -des coalisés présentait ainsi un amphithéâtre hérissé de canons, et -si, pour l'attaquer, Marmont, la garde et Macdonald, formant le centre -de l'armée française, descendaient du plateau de Bautzen, -franchissaient le Bloesaer-Wasser à Nieder-Kayne, ou à Bazankwitz, il -leur fallait traverser une prairie marécageuse sous un feu plongeant -épouvantable, puis enlever à découvert la hauteur de Baschütz garnie -de redoutes. - -Vers leur droite, c'est-à-dire vers notre gauche, les coalisés au lieu -de s'établir en arrière du Bloesaer-Wasser, s'étaient postés en avant. -Attachant avec raison une grande importance à ces mamelons boisés que -la Sprée perçait pour déboucher en plaine, et derrière lesquels -coulait le Bloesaer-Wasser, ils y avaient laissé Blucher pour les -disputer avec sa vigueur accoutumée, de manière que leur ligne, à son -extrémité, au lieu de rétrograder comme le Bloesaer-Wasser, présentait -une espèce de promontoire avancé. Blucher était là avec vingt mille -hommes, attendant que le général Bertrand voulût sortir du -pied-à-terre qu'il s'était assuré la veille en passant la Sprée à -Nieder-Gurck. Blucher avait à sa gauche, le long du Bloesaer-Wasser, -c'est-à-dire à Kreckwitz, les restes très-fatigués de Kleistet d'York, -puis, au revers des mamelons, la cavalerie prussienne et une partie de -la cavalerie russe pour couvrir ses derrières. Enfin, dans la plaine -humide et verdoyante qui s'étendait au delà de ces mamelons, et au -milieu de laquelle la Sprée et le Bloesaer-Wasser allaient se -confondre, se trouvait sur une légère éminence, marquée par un moulin -à vent, Barclay de Tolly avec ses quinze mille Russes. Il était là -pour résister aux tentatives du maréchal Ney, dont les coalisés ne -pouvaient pas encore apprécier toute l'importance. - -[En marge: Difficultés de cette seconde journée.] - -[En marge: Mouvement de flanc du maréchal Ney, tendant à faire tomber -la position de l'ennemi.] - -C'était donc un ensemble formidable de positions à enlever, car notre -droite, sous le maréchal Oudinot, devait se maintenir sur le Tronberg -qu'elle avait conquis, le dépasser même, s'il était possible; notre -centre sous Macdonald et Marmont, appuyé par la garde, devait -descendre au bord du Bloesaer-Wasser, le franchir, traverser la -prairie au delà sous le feu des redoutes russes de Baschütz, et -emporter ces redoutes. Notre gauche enfin, sous le général Bertrand, -avait la difficile tâche de s'élever sur les mamelons défendus par -Blucher, et de les lui arracher. On aurait bien pu succomber à cette -triple tâche, devant des obstacles de terrain aussi nombreux, derrière -lesquels étaient rangés près de cent mille Russes et Prussiens -déterminés, si on n'avait eu contre eux que la ressource d'une -attaque de front. Mais Ney, arrivé dans la soirée même à Klix avec 60 -mille hommes, devait y passer la Sprée, traverser la vaste plaine -entremêlée de prairies et d'étangs qui était à notre extrême gauche, -et à l'extrême droite des coalisés forcer tous les obstacles qui -seraient sur son chemin, défiler par derrière les mamelons occupés par -Blucher, et se diriger sur le clocher de Hochkirch, qu'on apercevait -au fond même de ce champ de bataille, recouvert d'un cuivre verdâtre -et brillant. De tous côtés on voyait ce clocher, et Napoléon l'avait -indiqué au maréchal Ney comme but frappant de ses efforts. Le maréchal -avait ordre de se mettre en mouvement dès le matin, de franchir la -Sprée à Klix coûte que coûte, de déboucher ensuite sur les derrières -de l'ennemi, et de faire le plus tôt possible entendre son canon vers -Preititz et Klein-Bautzen, sur la route de Hochkirch. C'est ce moment -que Napoléon attendait pour faire attaquer Blucher, de front par -Bertrand, de flanc par Marmont, pour franchir ensuite le ruisseau du -Bloesaer-Wasser, et aller assaillir les redoutes du centre défendues -par la garde russe. Il était possible que si Ney avait paru à temps à -Klein-Bautzen, Blucher fût non-seulement repoussé, mais pris tout -entier. Il était certain au moins que sa retraite devait déterminer -celle de toute l'armée ennemie. - -Telles étaient les savantes dispositions de Napoléon pour la journée -du lendemain 21, lesquelles, ordonnées d'un peu loin, surtout pour Ney -qui cheminait à grande distance, laissaient un peu plus à faire que de -coutume à l'intelligence de ses lieutenants. Chacun coucha au bivouac -sur le terrain qu'il avait conquis, par un très-beau temps, et avec -pleine confiance dans le résultat de la prochaine journée. Napoléon -bivouaqua au milieu des carrés de sa garde, sur le plateau de Bautzen, -apercevant du point où il était toutes les positions de l'ennemi, mais -non le terrain que Ney devait parcourir, et que lui cachaient les -mamelons occupés par l'armée prussienne. En ce moment il se demandait -si cette nouvelle bataille ne serait pas prévenue par la réponse à sa -lettre du 18, dans laquelle il adhérait au principe d'un armistice -proposé par l'Autriche, et annonçait l'envoi de M. de Caulaincourt -pour le négocier. Mais le 20 au soir cette réponse ne lui était point -parvenue, soit qu'on ne voulût point recevoir M. de Caulaincourt et -lui permettre d'approcher l'empereur Alexandre, soit qu'on préférât -tenter encore une fois le sort des armes. De ces deux suppositions, la -seconde était celle qui convenait le mieux à Napoléon, car il était -sûr que la nouvelle bataille provoquerait de sages réflexions chez les -plus récalcitrants de ses ennemis. Quoi qu'il en pût être, il se livra -à son repos accoutumé la veille des grandes batailles. - -[En marge: Situation des souverains alliés. Leurs délibérations dans -la nuit du 20 au 21 mai.] - -Vis-à-vis de lui, dans une position qui correspondait assez exactement -à la sienne, à la maison de poste de Neu-Burschwitz, les souverains -alliés, agités comme le sont toujours les gens inexpérimentés en -présence des situations graves, étaient engagés dans une délibération -triste et laborieuse, qui dura toute la nuit. Quant à braver les -chances d'une seconde bataille, ils y étaient fermement décidés. Ils -avaient reçu la lettre relative à l'armistice et à la mission de M. -de Caulaincourt, et leur parti à cet égard avait été arrêté -sur-le-champ. Ils s'étaient dit que s'ils admettaient auprès d'eux M. -de Caulaincourt, l'Autriche concevrait à l'instant les plus grands -ombrages, et ne manquerait pas de voir dans cette admission la -probabilité d'un arrangement direct entre la France et la Russie. Ils -avaient donc pris la détermination de renvoyer très-poliment M. de -Caulaincourt à M. de Stadion, comme au représentant de la puissance -médiatrice chargée de tous les pourparlers, même de ceux qui étaient -relatifs à l'armistice, et de différer en outre cette réponse -jusqu'après le résultat de la bataille, car le parti des patriotes -allemands, qui menait directement l'armée prussienne, et indirectement -l'armée russe, aurait jeté les hauts cris, si on avait accepté un -armistice avant d'y être contraint par la nécessité la plus -impérieuse. Résolus à la bataille, les souverains alliés s'étaient mis -à en discuter les chances. Le roi de Prusse se flattait peu, -l'empereur de Russie beaucoup. Celui-ci était rempli d'un beau feu de -guerre qui ne lui laissait pas de repos. Il s'était pour ainsi dire -emparé du commandement suprême, et, pour l'exercer plus à son aise, -l'avait conféré nominalement au comte de Wittgenstein, qui avait pour -inspirateur le général Diebitch. Le commandement réel aurait dû -appartenir à Barclay de Tolly, à cause de ses antécédents et de son -rang, mais on s'était débarrassé de son inflexibilité en lui assignant -une espèce de rôle isolé à l'extrême droite des coalisés, dans les -terrains inondés entre le Bloesaer-Wasser et la Sprée, à la position -dite du moulin à vent. La discussion entre Alexandre et les nombreux -officiers russes et prussiens, qui lui apportaient tour à tour leur -avis, et le lui faisaient successivement adopter, roula précisément -sur la position de Barclay de Tolly. On avait singulièrement renforcé -la gauche sous Miloradovitch; le centre était couvert par les fortes -redoutes de Baschütz, et défendu par la garde impériale russe. La -droite sur les mamelons était invincible, suivant Blucher, et les -Prussiens juraient que ces mamelons deviendraient grâce à eux les -Thermopyles de l'Allemagne. Mais Barclay de Tolly pourrait-il résister -à Ney, qui semblait se diriger vers lui? Telle était la vraie -question. Alexandre, dont le coup d'oeil n'était pas encore -très-exercé, s'était persuadé que Napoléon voulait lui arracher -l'appui des montagnes, et par ce motif il n'entendait affaiblir ce -côté au profit d'aucun autre. M. de Muffling, officier d'état-major -distingué, qui avait soigneusement reconnu le terrain, insistait sur -le danger qui menaçait Barclay de Tolly, et finit par se faire écouter -d'Alexandre, porté du reste à écouter tous les donneurs d'avis par -bienveillance de caractère et désir honnête de tout comprendre. Mais, -sur la réponse du comte de Wittgenstein que Barclay de Tolly avait 15 -mille hommes, Alexandre parut rassuré, et tout l'état-major avec lui, -excepté M. de Muffling. Puis le jour commençant à paraître il fallut -bien terminer la délibération, et courir chacun à son poste. - -Napoléon, en effet, y appelait tout le monde, et était au sien de -grand matin. De la position où se trouvaient les souverains, on le -voyait, sur le plateau de Bautzen, à cheval, donnant des ordres, et -tout à fait à portée du canon ennemi. Lord Cathcart, l'ambassadeur -britannique, ayant une excellente lunette anglaise avec laquelle on -apercevait tous les mouvements de Napoléon, chacun l'empruntait pour -voir ce terrible adversaire, et aurait voulu deviner ce qui se passait -dans son esprit, comme on discernait ce qui se passait autour de sa -personne. Un uniforme jaune et galonné qu'on découvrait à côté de lui, -était le sujet d'une extrême curiosité. On se demandait si celui qui -était revêtu de cet uniforme ne serait pas Murat, dont le costume -était toujours singulier, et si par hasard ce ne serait pas une preuve -que la cavalerie française, réorganisée, était enfin arrivée sur le -champ de bataille. Bientôt après on sut que cet uniforme jaune était -celui d'un postillon saxon, dont Napoléon se servait pour se faire -indiquer l'emplacement des villages dont les noms étaient inscrits sur -sa carte. - -[En marge: Seconde bataille de Bautzen, livrée le 21 mai.] - -Mais déjà une effroyable canonnade remplissait de ses retentissements -la vaste étendue de ce champ de bataille. Le maréchal Oudinot à notre -droite était sur les hauteurs du Tronberg, qu'il avait conquises la -veille, et les disputait aux Russes de Miloradovitch qui s'efforçaient -de les lui reprendre. Au centre, Macdonald, Marmont, immobiles, ayant -entre eux les carrés de la garde, et derrière eux la cavalerie de -Latour-Maubourg, attendaient les ordres de Napoléon, qui lui-même -attendait le succès de la manoeuvre confiée au maréchal Ney. Le -général Bertrand à gauche, achevant le passage de la Sprée commencé la -veille, gravissait avec ses trois divisions l'escarpement de la rive -droite, protégé par l'artillerie de la rive gauche. Mais c'était à -deux lieues au-dessous, c'est-à-dire à Klix, que se passait -l'événement décisif de la journée. Le maréchal Ney venait -effectivement de franchir la Sprée sur ce point, et de refouler les -avant-postes de Barclay de Tolly. - -[En marge: Marche du maréchal Ney sur le flanc de l'ennemi.] - -Arrivé au delà de la Sprée, il avait à sa droite le revers des -mamelons occupés par Blucher, et les étangs qui longeaient le pied de -ces mamelons, devant lui le moulin à vent où était établi Barclay de -Tolly, et à gauche les bords marécageux du Bloesaer-Wasser. Il marcha -directement et résolûment sur le moulin à vent. À droite il détacha -vers Pliskowitz l'une des trois divisions du corps de Lauriston, celle -que commandait le général Maison, pour essayer de gravir les mamelons -qui étaient couverts d'artillerie et d'uniformes prussiens. À gauche -il dirigea les deux autres divisions du général Lauriston sous ce -général lui-même, pour passer le Bloesaer-Wasser au-dessous de Gleine, -et déborder ainsi la position de l'ennemi. - -[En marge: Ce maréchal attaque et enlève la position de Barclay de -Tolly au moulin à vent.] - -En mouvement dès le matin, ayant passé la Sprée à Klix de très-bonne -heure, il aborda également de très-bonne heure la position occupée par -Barclay de Tolly. Ce dernier lui lança force boulets, car il avait -plus de canons que de soldats. Obligé en effet de garder une ligne -fort étendue, du pied des mamelons où était Blucher jusque vers les -vastes prairies que traversait le Bloesaer-Wasser, il n'avait au -moulin même que cinq à six mille hommes. Mais des boulets n'arrêtaient -pas le maréchal Ney. Il continua de s'avancer sur le moulin à vent, et -tout énergique qu'était Barclay de Tolly, parvint à le culbuter. -Barclay avait en ce moment à ses côtés M. de Muffling, qui avait tant -insisté pour attirer sur cette partie de la position l'attention -d'Alexandre, et, après l'avoir rendu témoin de sa résistance et de ses -périls, il le dépêcha auprès de Blucher pour demander du secours. -Craignant, s'il s'obstinait en avant du Bloesaer-Wasser, d'y être -refoulé en désordre, il le repassa à Gleine, et alla s'établir sur le -penchant des hauteurs qui remplissaient le fond du champ de bataille, -pour disputer aux Français les routes de Würschen et de Hochkirch, que -toute l'armée coalisée devait suivre en se retirant. Il y rencontra -les troupes de Lauriston qui vinrent le harceler, mais contre -lesquelles l'avantage des lieux lui permettait de se défendre. - -[En marge: Ney emporte le village de Preititz sur les derrières de -Blucher.] - -[En marge: Il s'arrête après s'être rendu maître de ce village.] - -Ney après avoir enlevé le moulin à vent, remonta un peu à droite pour -prendre à revers les mamelons où il avait aperçu la masse des troupes -prussiennes, et se trouva devant le village de Preititz, qui était -situé sur le Bloesaer-Wasser, juste au point où ce ruisseau, après -avoir tourné derrière la position de Blucher, se redressait pour -déboucher dans la plaine. Il fit emporter ce village par la division -Souham, et, une fois là, commença de concevoir quelques doutes sur ce -qui lui restait à faire. Il apercevait bien dans le fond le clocher de -Hochkirch, but assigné à ses efforts; mais ayant devant lui des masses -profondes de cavalerie, auxquelles il n'avait qu'un peu de cavalerie -légère à opposer, ayant à gauche Barclay de Tolly dans une position -avantageuse, à droite les mamelons occupés par Blucher, séparé de -Napoléon par une distance de trois lieues, et par des collines -boisées, ce héros, qui éprouvait quelquefois, comme nous avons eu -déjà l'occasion de le dire, des hésitations d'esprit, jamais de coeur, -s'arrêta pour écouter le canon du reste de l'armée, et ne pas -s'engager trop vite. - -Pendant ce temps arrivait le secours destiné à Barclay de Tolly, que -M. de Muffling avait eu beaucoup de peine à obtenir de l'incrédulité -de Blucher et de Gneisenau. Ces deux derniers en effet, lorsque M. de -Muffling parvint auprès d'eux, étaient occupés à débiter des harangues -patriotiques aux troupes prussiennes, à leur parler de ces Thermopyles -germaniques où l'on devait mourir, et ne voulaient pas croire qu'ils -fussent menacés d'être pris à revers. Pourtant sur les instances de M. -de Muffling, Blucher ordonna à quelques bataillons de Kleist, et à -deux de la garde royale de quitter ses derrières, et d'aller reprendre -Preititz. - -[En marge: Les Prussiens recouvrent un moment le village de Preititz, -mais Ney le reprend aussitôt.] - -[En marge: Beaux résultats qu'eût obtenus le maréchal Ney en marchant -sur Hochkirch.] - -Effectivement ces bataillons rebroussèrent chemin, donnèrent tête -baissée sur Preititz, y trouvèrent la division Souham qui n'était pas -sur ses gardes, et lui enlevèrent ce village ainsi que le pont du -Bloesaer-Wasser. Ney, surpris de cette brusque attaque, revint à la -charge avec sa seconde division, passa à son tour sur le corps des -bataillons prussiens, et rentra dans le village de Preititz. Ce -village reconquis, il fallait marcher devant soi, rallier Lauriston -par la gauche, et suivi de Reynier tourner la position de Blucher, -recevoir en carré comme on l'avait fait tant de fois les masses de la -cavalerie prussienne, puis gravir les pentes que défendait Barclay de -Tolly, et aller couper les routes de Würschen et de Hochkirch, qui -devaient servir de retraite à l'aile droite des coalisés. On eût pris -là 25 mille Prussiens et 200 bouches à feu, et dissous la coalition. -Le général Jomini, chef d'état-major du corps de Ney, adressa de vives -instances à l'illustre maréchal pour qu'il en agît ainsi, mais -celui-ci voulut attendre que les détonations de l'artillerie, qui -venaient seulement de se faire entendre sur sa droite, fussent plus -prononcées et plus proches, et qu'il fût moins isolé sur ce champ de -bataille si vaste, si compliqué, dont il n'avait aucune connaissance. - -[En marge: Événements au centre.] - -Cependant il en avait fait assez pour rendre intenable la position de -l'ennemi. Napoléon, impatient de commencer l'attaque, mais ne cédant -jamais à ses impatiences sur le champ de bataille, n'avait ordonné le -feu de son côté que lorsqu'il avait jugé l'événement mûr. En effet le -général Bertrand, protégé par l'artillerie de la rive gauche de la -Sprée, avait gravi les escarpements de la rive droite, et était -parvenu à déboucher en face de Blucher. Celui-ci, adossé aux mamelons -boisés dont nous avons parlé, avait sa droite à ces mamelons, sa -gauche au Bloesaer-Wasser et au village de Kreckwitz, son infanterie à -ses deux ailes, sa cavalerie au milieu, et une longue ligne -d'artillerie sur son front. Le général Bertrand était venu se déployer -devant lui, la division Morand à gauche, la division wurtembergeoise à -droite, la division italienne en réserve. Entre la position du général -Bertrand et la ville de Bautzen se trouvaient Marmont, la garde et -Macdonald, souhaitant avec ardeur l'ordre d'entrer en action. - -À peine le canon de Ney avait-il retenti sur les derrières de -Blucher, que Napoléon s'était empressé de donner le signal. Marmont -ayant outre son artillerie toute celle de la garde, avait ouvert un -feu effroyable sur les redoutes du centre qui étaient devant lui, puis -avait dirigé une partie de ce feu un peu obliquement sur Kreckwitz et -le flanc de Blucher, dont la position était ainsi devenue fort -difficile. - -[En marge: Attaque directe du général Bertrand contre la position de -Blucher.] - -[En marge: Blucher, ne pouvant appeler à lui toutes les forces qui -étaient nécessaires sur ses derrières, est obligé de battre en -retraite.] - -Après quelques instants de cette canonnade, Bertrand se mettait en -mouvement pour aborder la ligne de Blucher, lorsqu'il vit la cavalerie -prussienne fondre sur lui au galop. Mais la division Morand la reçut -en carré, sans en être ébranlée, la repoussa à coups de fusil, puis se -porta en colonnes d'attaques sur Blucher. Pendant ce temps la division -wurtembergeoise s'avançait sur Kreckwitz qui était dans le coude du -Bloesaer-Wasser, sur le flanc des mamelons boisés. Le canon de Marmont -avait tellement ébranlé les troupes qui gardaient Kreckwitz, qu'un -bataillon wurtembergeois s'y élançant avec vigueur parvint à s'en -emparer. Blucher voyant son front menacé, attira à lui sa seconde -division, celle de Ziethen, et la porta en ligne pour l'opposer au -corps de Bertrand. Cette division trouva Morand très-ferme à son poste -et ne le fit point reculer, mais elle gagna du terrain sur la division -wurtembergeoise, et dépassant Kreckwitz enleva le bataillon qui -s'était emparé de ce village. Marmont alors redoubla son feu oblique -sur Kreckwitz, tandis que Morand, de la défensive passant à l'attaque, -fit plier la division Ziethen, et la poussa sur les mamelons qui -servaient d'appui à Blucher. Il aurait fallu en ce moment que Blucher -pût attirer à lui toute la garde royale prussienne, le corps de -Kleist et une partie des forces russes. Mais à toutes ses demandes de -secours on répondit que ces troupes étaient occupées à disputer -Preititz sur ses derrières, qu'elles l'avaient même perdu, et que s'il -ne se retirait bien vite, loin de s'obstiner à défendre la position -que tout à l'heure il appelait les Thermopyles de l'Allemagne, il -allait être pris avec son corps d'armée par le maréchal Ney. Devant -l'évidence de ce danger, que M. de Muffling eut quelque peine à lui -faire comprendre, il se décida, le désespoir au coeur, à battre en -retraite, ayant bonne envie de se plaindre de Barclay de Tolly, qui, -disait-il, n'avait pas protégé ses derrières, mais ne l'osant pas, et -s'en dédommageant par mille invectives contre l'état-major russe, qui -avait inutilement accumulé dans les montagnes des forces dont on -aurait eu grand besoin sur la droite des alliés. Blucher se retira -donc, et passa en vue de Preititz, tout près de Ney qui en était resté -maître. Par un bonheur inouï pour lui, tandis qu'il descendait de ces -mamelons, où il avait promis de résister à tous les efforts des -Français, et en descendait par Klein-Bautzen, Ney croyant plus prudent -de les faire évacuer avant de se porter sur Hochkirch, les gravissait -par Preititz, de sorte que Ney y montait d'un côté pendant que Blucher -en descendait de l'autre. Blucher put donc opérer sa retraite sans -fâcheuse rencontre, traversa les lignes de la cavalerie russe et -prussienne, qui était demeurée en bataille derrière lui pour le -recevoir, et dont le long déploiement avait tant imposé au maréchal -Ney. - -[En marge: Les redoutes du centre enlevées par le corps de Marmont et -par la garde.] - -[En marge: Oudinot un moment repoussé reprend l'offensive.] - -[En marge: Gain définitif de la bataille.] - -Mais la victoire n'en était pas moins assurée. Bertrand suivit Blucher -en retraite; Marmont avec son corps, Mortier avec la jeune garde, -voyant le mouvement rétrograde de l'ennemi, descendirent sur le bord -du Bloesaer-Wasser, le franchirent, et traversèrent la prairie inondée -qui s'étendait au pied des redoutes de Baschütz. La jeune garde les -escalada sans grand dommage, car le mouvement de retraite imprimé à la -droite des coalisés s'était communiqué au reste de leur armée. Ce -mouvement général vint à propos dégager Oudinot, qui, à notre droite, -assailli sur le Tronberg par toutes les forces de Miloradovitch, avait -été contraint de se replier et de prendre position en arrière, la -gauche à Rabitz, la droite à Grubtitz, où il avait trouvé l'appui de -l'intrépide Gérard, commandant la droite de Macdonald. Au bruit de la -victoire remportée sur toute cette immense ligne, Oudinot reprit -l'offensive contre les Russes qui se retiraient, et les poussa -vivement. Sur une étendue de trois lieues on se mit à poursuivre les -coalisés, mais faute d'un terrain propre à la cavalerie, faute aussi -d'en avoir assez, on ne put recueillir en fait de prisonniers et de -canons que les blessés et les pièces démontées, dont le nombre au -surplus était considérable, et suffisait pour donner un grand éclat à -cette victoire. Certes, si le maréchal Ney eût été cette fois aussi -téméraire qu'il était intrépide, et il faut reconnaître que sa -position, à la distance où il se trouvait de Napoléon, avait dû lui -inspirer de l'inquiétude, si l'heureuse audace des temps passés -l'avait animé, on aurait ramassé dans cette journée plus de trophées -qu'à Austerlitz, à Iéna ou à Friedland, car on aurait pris toute la -droite de l'armée ennemie, et notamment Blucher, notre adversaire le -plus ardent. Telle quelle, la victoire était des plus brillantes; elle -faisait tomber une position formidable, défendue par près de cent -mille hommes, et la dernière illusion des alliés, du moins pour cette -partie de la campagne. Ils ne pouvaient plus se flatter de nous fermer -le chemin de l'Oder; ils ne pouvaient plus surtout, à moins d'un -armistice immédiat, rester attachés au territoire de l'Autriche, et -par son territoire à sa politique. - -[En marge: Résultats de la victoire de Bautzen.] - -Quant aux pertes, bien qu'en aient dit depuis les écrivains allemands, -elles étaient moindres de notre côté que du côté des coalisés. Ceux-ci -ont avoué pour les deux journées une perte d'environ 15 mille hommes -en morts et blessés, et elle fut beaucoup plus considérable. La nôtre -ne pouvait pas, en s'en rapportant à des états fort précis, être -évaluée à plus de 13 mille hommes, en morts ou blessés, bien que nous -fussions les assaillants, et que notre tâche fût de beaucoup la plus -laborieuse. La situation des combattants explique cette différence. Le -maréchal Oudinot, le 21 au matin, occupait une position dominante que -les Russes avaient été obligés de lui enlever. Au centre les maréchaux -Macdonald et Marmont n'avaient eu, dans cette même journée du 21, qu'à -tirer du canon, sans être exposés à souffrir de la canonnade de -l'ennemi. Dans l'engagement du général Bertrand contre Blucher, la -situation était également difficile pour les deux adversaires, et le -général Blucher avait essuyé une horrible canonnade de flanc de la -part du maréchal Marmont. Enfin, du côté du maréchal Ney, l'action la -plus vive s'était passée au village de Preititz, qu'on s'était pris et -repris dans des conditions également meurtrières pour les deux -partis. Ce qui donna lieu à tous les faux bruits que répandirent les -coalisés, suivant leur usage, sur les pertes que nous avions -éprouvées, c'est qu'abandonnant le champ de bataille, ils nous -laissèrent leurs blessés, et que les habitants de la Lusace, touchés -du malheur de tant de victimes la plupart allemandes, se mirent à les -ramasser sur le champ de bataille, et à les porter les unes et les -autres dans de petites voitures de paysans, quelquefois dans de -simples brouettes, soit aux villes les plus prochaines, soit même -jusqu'à Dresde. Or, dans ces nombreuses victimes, il y avait autant de -blessés des coalisés que des nôtres. Sous un rapport seulement nous -eûmes à regretter quelques pertes que ne firent pas les coalisés, ce -fut sous le rapport des égarés. C'est le titre qu'on donne à ceux qui -ne se retrouvent ni parmi les blessés ni parmi les morts, et qui la -plupart du temps sont des déserteurs. Il y eut dans la division -italienne Peyri et dans les trois divisions allemandes qui servaient -dans les corps d'Oudinot, de Ney et de Bertrand, deux à trois mille -déserteurs, qui ayant à leur portée les montagnes de la Bohême, -allèrent s'y soustraire aux dangers d'une guerre qu'ils faisaient à -contre-coeur. - -[En marge: Napoléon se décide à poursuivre l'ennemi l'épée dans les -reins.] - -[En marge: Oudinot détaché sur Berlin.] - -Au surplus la victoire, ici comme à Lutzen, allait se juger par ses -conséquences, sinon par ses trophées. Dès le lendemain matin 22 mai, -Napoléon voulut poursuivre l'ennemi l'épée dans les reins, le rejeter -au delà de l'Oder, et entrer en même temps dans cette ville de -Breslau, où s'était célébrée l'alliance de la Russie et de la Prusse, -et dans cette ville de Berlin, vraie capitale de ce qu'on appelait la -patrie germanique, où fermentaient les passions les plus violentes. -Tandis qu'il allait marcher en personne à la suite des souverains -battus, il se crut suffisamment fort pour se séparer de l'un de ses -corps, celui du maréchal Oudinot, qui avait le plus souffert dans les -journées des 20 et 21, qui avait besoin de trois ou quatre jours pour -se refaire, et qui était assez aguerri, assez vigoureusement conduit -pour qu'on le hasardât sur Berlin. Napoléon lui adjoignit huit -bataillons qui tenaient garnison à Magdebourg, et devaient y être -remplacés par la division Teste (celle des divisions de Marmont qui -était demeurée en Hesse); il y ajouta un millier de chevaux laissés à -Dresde, ce qui allait reporter ce corps à 23 ou 24 mille hommes, force -suffisante pour battre le général Bulow chargé de couvrir Berlin. Le -maréchal Oudinot devait aborder vivement le général Bulow, le rejeter -sur l'Oder, et s'avancer ensuite sur Berlin, tandis que Napoléon avec -la grande armée elle-même pousserait les coalisés sur Breslau. - -[En marge: Combat de cavalerie dans les plaines de Reichenbach.] - -[En marge: Mort de Duroc.] - -Après un repos de quelques heures, Napoléon, le 22 mai au matin, donna -ses ordres, puis se porta en avant, se faisant précéder par les -généraux Reynier et Lauriston, qui n'avaient presque pas combattu la -veille, et par le maréchal Ney, qui marchait après eux. Il suivait -avec la garde, et avait derrière lui Marmont, Bertrand et Macdonald. -Il lui restait après les pertes des deux journées, après la séparation -du maréchal Oudinot, une force totale d'au moins 135 mille hommes, que -l'approche du duc de Bellune, arrivant avec ses bataillons -réorganisés, devait reporter à 150 mille. C'était plus qu'il n'en -fallait contre un ennemi qui ne comptait pas plus de 80 mille -combattants. Il partit donc le 22 au matin, et voulut assister de sa -personne à la poursuite, afin d'essayer lui-même sa cavalerie -réorganisée tout récemment. Les alliés se retiraient par la route de -Bautzen à Gorlitz. On fit route toute la journée par un temps beau, -mais extrêmement chaud, à travers un pays très-accidenté, ainsi qu'il -fallait s'y attendre en longeant le pied des plus hautes montagnes de -la Bohême. (Voir la carte nº 58.) Napoléon, faisant la guerre aux -avant-postes comme à vingt ans, dirigeait en personne les manoeuvres -de détail, avec une précision, une justesse de coup d'oeil -qu'admiraient tous ceux qui l'accompagnaient, et même des témoins -assez peu bienveillants, tels que les officiers d'état-major étrangers -obligés de le suivre en qualité d'alliés[18]. Arrivé près de -Reichenbach, on aperçut au fond d'un bassin assez ouvert une ligne de -hauteurs, sur laquelle l'infanterie ennemie opéra sa retraite, en -laissant derrière elle pour la protéger un rideau de cavalerie. Le -hardi Lefebvre-Desnoettes, à la tête des lanciers polonais et des -lanciers rouges de la garde, fondit sur la cavalerie ennemie avec sa -vigueur et sa dextérité accoutumées. Il la repoussa vivement, mais -bientôt il attira sur lui une masse de beaucoup supérieure à la -sienne. Napoléon, qui avait sous la main les douze mille cavaliers de -Latour-Maubourg, les lança sur l'ennemi, et la plaine de Reichenbach -nous resta, couverte d'un assez bon nombre de Russes et de Prussiens. -Malheureusement nous avions perdu un excellent officier de cavalerie, -le général Bruyère, vieux soldat d'Italie, dont un boulet avait -fracassé la cuisse. Malgré l'avantage de cette rencontre, Napoléon put -s'apercevoir que sa cavalerie, quoique mêlée d'anciens cavaliers -revenus de Russie, était réorganisée depuis trop peu de temps pour -valoir autant qu'autrefois. La plupart des chevaux étaient en effet -blessés ou fatigués. Il put voir aussi que des ennemis animés de -sentiments énergiques étaient plus difficiles à entamer dans une -retraite, que des ennemis démoralisés faisant la guerre sans passion, -comme ceux qu'il poursuivait après Austerlitz ou après Iéna. Néanmoins -il avait mené les coalisés fort vite depuis le matin, car vers la -chute du jour on avait déjà fait huit lieues au moins. Après le combat -de cavalerie livré dans la plaine, le général Reynier avec -l'infanterie saxonne occupa les hauteurs de Reichenbach, et on pouvait -le soir même aller encore coucher à Gorlitz. Mais à Gorlitz il aurait -fallu engager un combat d'arrière-garde, et Napoléon, jugeant que -c'était assez, résolut de terminer là les peines de cette journée, et -ordonna qu'on dressât sa tente sur le terrain qu'on occupait. Il -descendait de cheval, lorsque l'on entendit tout à coup pousser un -cri: Kirgener est mort!--En entendant ces mots Napoléon s'écria: La -fortune nous en veut bien aujourd'hui!--Mais au premier cri en succéda -bientôt un second: Duroc est mort!--Ce n'est pas possible, répondit -Napoléon, je viens de lui parler.--C'était non-seulement possible, -c'était vrai. Un boulet qui venait de frapper un arbre près de -Napoléon, avait en ricochant tué successivement le général Kirgener, -excellent officier du génie, puis Duroc lui-même, le grand maréchal du -palais.--Duroc, quelques minutes auparavant, atteint d'une tristesse -singulière, tristesse d'honnête homme, qui lui était assez ordinaire, -mais plus marquée ce jour-là, avait dit à M. de Caulaincourt: Mon ami, -observez-vous l'Empereur?... Il vient d'avoir des victoires après des -revers, et ce serait le cas de profiter de la leçon du malheur ... -Mais, vous le voyez, il n'est pas changé ... il est insatiable de -combats ... La fin de tout ceci ne saurait être heureuse!--À peine M. -de Caulaincourt avait-il par un signe de tête approbatif exprimé la -communauté de ses sentiments avec Duroc, que ce dernier avait -rencontré cette fin malheureuse qu'il prévoyait. La blessure de Duroc -était des plus douloureuses. Le boulet avait déchiré ses entrailles, -et on les avait enveloppées dans des compresses imbibées d'opium, pour -rendre ses derniers moments moins cruels, car on ne conservait aucune -espérance de le sauver.--Napoléon accourut, lui prit les mains, -l'appela son ami, lui parla d'une autre vie, où ils trouveraient le -terme de leurs travaux, et prononça ces paroles avec une sorte de -remords qu'il n'avouait pas, mais qu'il sentait au fond de son -coeur.--Duroc, avec émotion, le remercia de ces témoignages, lui -confia le sort de sa fille unique, lui souhaita de vivre, de vaincre -les ennemis de la France, et de se reposer ensuite dans une paix -nécessaire.--Quant à moi, lui dit-il, j'ai vécu en honnête homme, je -meurs en soldat, je ne me reproche rien ... je vous recommande encore -une fois ma fille.--Puis, Napoléon restant auprès de son lit, lui -tenant les mains, et demeurant comme plongé dans des réflexions -profondes, Duroc ajouta: Partez, Sire, partez ... Ce spectacle est -trop pénible pour vous.--Napoléon sortit en lui disant: Adieu, mon -ami, nous nous reverrons ... peut-être bientôt!...-- - -[Note 18: Entre autres le major saxon Odeleben, qui, attaché à -Napoléon comme officier d'état-major, a rendu compte des circonstances -les plus minutieuses de la campagne de Saxe.] - -[En marge: Noble caractère du grand maréchal.] - -[En marge: Douleur de Napoléon.] - -On a prétendu que ces mots de Duroc: _Je ne me reproche rien_, -faisaient allusion à quelques injustes reproches de Napoléon, qui dans -ses mouvements de vivacité n'épargnait pas même les hommes qu'il -estimait le plus. Mais il rendait pleine justice à son grand maréchal. -Duroc, né en Auvergne, d'une famille de gentilshommes militaires et -pauvres, avait été élevé dans les écoles de l'ancienne artillerie, et -avait les moeurs sévères, l'esprit arrêté de cette arme. Triste par -nature, sensé, discret, peu ambitieux, se défiant des prospérités -éblouissantes de l'Empire, il regrettait presque d'être attaché à un -char courant au travers des précipices, mais il n'avait pu s'empêcher -de le suivre, attiré par le génie de Napoléon, flatté de sa confiance, -comblé de ses bienfaits. Un homme sage, même en se défiant de la -fortune, ne sait pas toujours la repousser. Grand maréchal du palais, -ayant en quelque sorte l'inspection de toutes choses et de tout le -monde, Duroc ne manqua jamais d'informer Napoléon de ce qu'il fallait -qu'il sût, sans toutefois desservir ni calomnier personne, parce qu'il -voulait uniquement être utile, et jamais satisfaire ses antipathies ou -ses préférences. Il était le second ami sûr et vraiment dévoué que -Napoléon perdait dans l'espace de vingt jours. Aussi Napoléon était-il -profondément ému de cette perte. Sorti de la chaumière où l'on avait -placé Duroc mourant, il alla s'asseoir sur des fascines, assez près -des avant-postes. Il était là pensif, les mains étendues sur ses -genoux, les yeux humides, entendant à peine les coups de fusil des -tirailleurs, et ne sentant pas les caresses d'un chien appartenant à -un régiment de la garde, qui galopait souvent à côté de son cheval, et -qui en ce moment s'était posé devant lui pour lécher ses mains. Un -écuyer étant venu l'arracher à cette rêverie, il se leva brusquement, -et cacha ses larmes, pour n'être pas surpris dans cet état d'émotion. -Telle est la nature humaine, changeante, insaisissable dans ses -aspects divers, et ne pouvant être jugée avec sûreté que par Dieu -seul! Cet homme attendri sur le sort d'un blessé, avait fait mutiler -plus de quatre-vingt mille hommes depuis un mois, plus de deux -millions depuis dix-huit ans, et allait en faire déchirer encore par -les boulets quelques centaines de mille! - -Napoléon ordonna sur-le-champ une cérémonie publique, où seraient -prononcés solennellement les éloges funèbres des maréchaux Bessières -et Duroc, par MM. Villemain et Victorin Fabre.--Je ne veux pas de -prêtres, écrivit-il le jour même à l'archichancelier Cambacérès, sans -doute sous l'influence de ses dernières querelles avec le clergé.--Il -transporta à la fille de Duroc le duché de Frioul, ainsi que tous les -dons qu'il avait accordés au père, et désigna M. le comte Molé pour -son tuteur. - -[En marge: Arrivée le 25 mai sur le Bober.] - -Mais telle est la guerre! On s'émeut un instant, puis, entraîné par -le torrent des événements, on court des funérailles de la veille à -celles du lendemain, s'excusant par l'oubli de soi-même de l'oubli -d'autrui. Le lendemain 23 mai on entra à Gorlitz, et on franchit la -Neiss. Le 24 on franchit la Queiss, et le 25, le Bober. Les coalisés -s'étaient séparés en deux colonnes, l'une à notre droite, composée des -troupes de Miloradovitch et de la garde russe, l'autre à notre gauche, -composée des Prussiens et de Barclay de Tolly, distribution -correspondant à celle qu'ils présentaient sur le champ de bataille de -Bautzen. Napoléon les suivit toutes deux. Une colonne formée des corps -de Bertrand et de Marmont marcha sur la droite par Gorlitz, Lauban, -Goldberg, Schweidnitz, en suivant le pied des montagnes. Une autre -comprenant les corps de Reynier, de Lauriston, de Ney, la garde, et le -quartier impérial, marcha au centre par Gorlitz, Bunzlau, Haynau, -Liegnitz, Breslau. Sur notre gauche, le duc de Bellune, précédé de la -cavalerie du général Sébastiani, se dirigea vers l'Oder pour débloquer -Glogau. Nous étions en pleine Silésie, dans de riches campagnes, sur -le territoire du roi de Prusse, que nous n'avions d'autre raison de -ménager que celle d'économiser pour nous-mêmes les ressources du pays. -Napoléon ordonna la plus sévère discipline, par prévoyance d'abord, et -ensuite pour faire avec les Russes un contraste qui fût de nature à -frapper les Allemands. - -[En marge: La division Maison est surprise à Haynau.] - -À Haynau la division Maison, la meilleure du corps de Lauriston, -essuya une surprise fâcheuse, et même assez meurtrière. Les coalisés -se sentant vivement poursuivis, et voulant nous rendre moins -pressants, imaginèrent de nous tendre un piége qui nous coûtât un peu -cher, et le combinèrent avec beaucoup d'art. Dans la plaine de Haynau, -où il y avait place pour une nombreuse cavalerie, et où l'on pénétrait -après avoir traversé un village, on cacha sur le côté, et hors de vue, -cinq ou six régiments de grosse cavalerie, puis on nous montra sur la -route directe une espèce d'arrière-garde qui se retirait négligemment. -Le général Maison ayant conçu quelques craintes s'avançait avec -précaution; mais le maréchal Ney, stimulé par les reproches de -Napoléon, qui se plaignait sans cesse de ne pas faire de prisonniers, -poussa le général Maison en avant, et se mettant à ses côtés, voulut -déboucher vivement dans la plaine. Ils n'avaient pas plutôt franchi le -défilé du village, qu'on vit sur la droite un moulin en flammes, et à -ce signal (convenu par les ennemis) une innombrable cavalerie fondit -sur notre infanterie avant qu'elle eût le temps de se former en carré. -La déroute fut grande, malgré tous les efforts du maréchal Ney et du -général Maison. On perdit trois ou quatre pièces de canon, et un -millier d'hommes sabrés ou dispersés. Le maréchal Ney ne parvint que -très-difficilement à dégager sa personne, et le général Maison, après -des efforts inouïs, réussit enfin à rallier sa division, mais l'âme -dévorée de chagrin, et consentant avec peine à survivre à un accident -qui était quant à lui parfaitement immérité. Les Prussiens payèrent -cette aventure, bonne pour eux, de la mort du colonel de Dolffs, le -meilleur de leurs officiers de cavalerie après Blucher, et commandant -chez eux la réserve de cette arme. - -[En marge: Le général Sébastiani venge à Sprottau l'échec de la -division Maison.] - -[En marge: Arrivée de l'armée française sur l'Oder, et déblocus de -Glogau.] - -Le lendemain le général Sébastiani, qui marchait en tête du corps du -duc de Bellune vers Glogau, vengea dans les environs de Sprottau -l'échec du général Maison, en prenant un immense parc d'artillerie et -500 prisonniers. Ce sont là les alternatives quotidiennes de la -guerre; mais ces sortes d'escarmouches étaient en ce moment de peu de -conséquence. On arriva le 27 sur la Katzbach, à Liegnitz, et notre -corps de gauche, parvenu sur l'Oder, débloqua Glogau. Notre garnison, -investie depuis cinq mois, se jeta pleine de joie dans les bras de ses -libérateurs. Le général Lauriston ayant de son côté joint l'Oder, -arrêta soixante bateaux de vivres et de munitions qui devaient servir -au siége de la place, et qui lui furent envoyés pour la ravitailler. -Le maréchal Ney n'avait plus qu'une marche à exécuter pour entrer à -Breslau. - -[En marge: Suite donnée à la proposition d'armistice.] - -[En marge: Lettre de M. de Stadion.] - -On s'étonnera sans doute qu'il ne fût plus question d'armistice après -la lettre du général de Bubna à M. de Stadion, et après celle de M. de -Caulaincourt à M. de Nesselrode, l'une annonçant le projet -d'armistice, et l'autre offrant les moyens de le négocier -immédiatement. Mais, ainsi que nous l'avons déjà dit, on n'avait pas -voulu admettre M. de Caulaincourt, afin de ne donner d'ombrage ni aux -alliés qu'on avait déjà, c'est-à-dire aux Prussiens, ni à ceux qu'on -espérait, c'est-à-dire aux Autrichiens. On avait donc répondu que la -médiation de l'Autriche ayant été acceptée, M. de Caulaincourt devait -s'adresser à M. de Stadion, représentant de la puissance médiatrice. -Cette réponse, signée de M. de Nesselrode, et accompagnée d'ailleurs -des témoignages les plus flatteurs pour M. de Caulaincourt, fut -renfermée dans une lettre de M. de Stadion au prince Berthier, et -expédiée à ce dernier. Elle disait que d'après le renvoi qui venait de -lui être fait, M. de Stadion était prêt à s'aboucher avec M. de -Caulaincourt, et avec des commissaires tant russes que prussiens, pour -procéder sur-le-champ à la conclusion d'un armistice. - -[En marge: Napoléon reçoit froidement cette lettre.] - -Cette double réponse, différée jusqu'au lendemain de la bataille, fut -envoyée le 22 mai, et remise aux avant-postes français. Napoléon -l'ayant reçue, et voyant quel accueil on faisait à ses ouvertures, -n'avait pas cru devoir se presser avec des gens qui se montraient si -fiers, et répondit que lorsque les commissaires se présenteraient aux -avant-postes on les admettrait. Il avait ensuite continué sa marche, -et il était, comme on vient de le voir, arrivé à Liegnitz, à une ou -deux marches de Breslau. - -[En marge: Agitation au camp des coalisés.] - -[En marge: Barclay de Tolly, devenu général en chef, veut se retirer -en Pologne.] - -Dans ce moment une vive agitation régnait parmi les coalisés. Malgré -un fol orgueil, provenant chez eux de ce qu'ils nous résistaient un -peu mieux qu'autrefois, ils commençaient à sentir les conséquences de -deux grandes défaites. Les officiers prussiens, presque tous membres -du _Tugend-Bund_, avaient une ardeur de sectaires, sectaires -d'ailleurs de la plus noble des causes, celle de leur patrie; mais les -troupes, dans lesquelles les jeunes soldats se trouvaient en assez -forte proportion, se ressentaient des batailles perdues et des -retraites rapides. Les Russes étaient beaucoup plus ébranlés que les -Prussiens. La guerre, de patriotique qu'elle avait été pour eux, étant -devenue purement politique depuis qu'ils avaient franchi la Pologne, -ils en supportaient les souffrances avec impatience. En outre -l'empereur Alexandre n'ayant pu refuser plus longtemps le commandement -à Barclay de Tolly, seul homme capable de l'exercer quoique -impopulaire parmi les soldats, celui-ci, avec l'ordinaire exactitude -de son esprit, avait cherché à remettre l'ordre dans son armée, et n'y -avait guère réussi au milieu de la confusion d'une retraite. Il -pensait et disait avec sa rudesse accoutumée, que l'armée russe allait -se dissoudre si on ne la ramenait en Pologne pour s'y refaire pendant -deux mois derrière la Vistule, et non-seulement il le disait, mais il -voulait agir en conséquence. Aussi avait-il fallu la volonté -formellement exprimée d'Alexandre pour lui faire abandonner la route -de Breslau, celle qui menait directement en Pologne, et l'obliger à -prendre celle de Schweidnitz. C'est là qu'on espérait s'arrêter, dans -le fameux camp de Bunzelwitz, si longtemps occupé par Frédéric le -Grand, et dans le voisinage de l'Autriche, voisinage toujours -fortement recommandé par les diplomates de la coalition. Barclay de -Tolly avait obéi, en déclarant toutefois cette conduite politique -peut-être, mais très-peu militaire, et laissant craindre une -opposition, opiniâtre à des ordres de la même nature, fussent-ils -donnés par l'empereur. - -[En marge: Efforts qu'on fait pour retenir Barclay de Tolly.] - -Les Allemands, et Alexandre lui-même, toujours infatué de son rôle de -libérateur de l'Europe, avaient envoyé à Barclay de Tolly M. de -Muffling, qui avait quelques titres à ses yeux, pour avoir défendu sa -conduite dans la journée du 21 mai et mis en grande évidence ses -dangers et ses services. M. de Muffling avait tâché de l'ébranler -dans ses résolutions, mais n'avait rien gagné sur l'inflexibilité de -son caractère, et pour réussir à le convaincre l'avait conduit au camp -de Bunzelwitz, afin de lui en montrer les avantages. Mais on avait -trouvé la place de Schweidnitz, qui était l'appui de ce camp, détruite -par les Français en 1807, et point relevée encore par les Prussiens en -1813, en outre la position de Bunzelwitz insignifiante comparativement -aux moyens dont disposaient les armées modernes. Barclay de Tolly -avait soutenu, et avec raison, que les armées coalisées ne tiendraient -pas quelques heures dans une position pareille, et qu'elles -sortiraient presque anéanties d'une nouvelle rencontre avec Napoléon. -Cette visite n'avait donc eu d'autre résultat que de confirmer le -général russe dans sa résolution de laisser les Prussiens en Silésie, -et d'aller refaire son armée en Pologne, sauf à revenir dans deux mois -sur l'Oder. Mais pendant ce temps la coalition pouvait être dissoute. - -[En marge: Nécessité pour les coalisés de consentir à un armistice.] - -[En marge: Envoi de commissaires aux avant-postes français.] - -[En marge: Voyage de M. de Nesselrode à Vienne pour décider -l'Autriche.] - -On reconnut bientôt après toutes ces conférences qu'il n'y avait -d'autre ressource que de donner suite à l'idée d'un armistice, déjà -mise en avant par la diplomatie des puissances belligérantes. On se -réunit chez les deux monarques alliés à Schweidnitz, et on tomba -d'accord sur la nécessité d'une suspension d'armes, comme unique moyen -d'échapper aux difficultés de la situation. Par malheur pour les -coalisés, les meneurs prussiens n'en voulaient pas. Le général -Gneisenau, membre du _Tugend-Bund_, homme de coeur et d'esprit, mais -ardent et irréfléchi, rempli des passions de ses compatriotes, -successeur du général Scharnhorst dans les fonctions de chef -d'état-major de Blucher, tenait tout haut contre le projet d'un -armistice un langage des plus violents, et qui pouvait être dangereux -avec des têtes aussi vives que celles des officiers prussiens. -Pourtant la nécessité de suspendre les hostilités était impérieuse, et -l'on convint d'envoyer des commissaires au quartier général français, -afin de négocier un armistice. En même temps on essaya d'agir sur les -esprits les plus exaltés, en leur promettant de ne poser les armes que -pour les reprendre bientôt, et lorsqu'on les aurait reprises, de ne -plus les quitter qu'après la destruction de l'ennemi commun. On ne -s'en tint pas à l'envoi des commissaires au quartier général. On fit -partir M. de Nesselrode pour Vienne. Il devait y exposer les dangers -que couraient les puissances belligérantes, l'impossibilité pour elles -de se tenir plus longtemps attachées à la Bohême, et, si le cabinet de -Vienne ne prenait immédiatement son parti, la vraisemblance d'une -retraite forcée en Pologne, laquelle entraînerait infailliblement la -dissolution de la coalition, et la perte pour l'Autriche d'une -occasion unique de sauver l'Europe et elle-même. Il était armé d'un -stimulant puissant, c'était la menace d'un arrangement direct de la -Russie avec la France, arrangement direct que l'empereur Alexandre -avait repoussé noblement, mais qu'il dépendait de lui de négocier en -quelques heures, car il n'avait pour cela qu'à laisser pénétrer M. de -Caulaincourt jusqu'à lui. Du reste la seule apparition de ce noble -personnage aux avant-postes avait agi déjà sur le cabinet autrichien, -et M. de Nesselrode en arrivant à Vienne devait trouver tout produit -l'effet qu'on attendait de cet argument. Pour seconder M. de -Nesselrode, M. de Stadion avait écrit de son côté, les Prussiens du -leur, et tous s'étaient servis de M. de Caulaincourt comme d'un -épouvantail qui devait amener le cabinet de Vienne à se décider tout -de suite. - -[En marge: Arrivée des commissaires russe et prussien aux avant-postes -français.] - -M. de Nesselrode partit donc pour la capitale de l'Autriche, tandis -que le général Kleist au nom des Prussiens, le général comte de -Schouvaloff au nom des Russes, se rendaient aux avant-postes français. -Ils y arrivèrent le 29 mai à dix heures du matin. Ils furent reçus par -le prince Berthier, qui en référa sur-le-champ à l'Empereur. - -[En marge: Motifs de Napoléon pour accepter un armistice.] - -[En marge: M. de Caulaincourt chargé de négocier l'armistice.] - -Celui-ci était engagé par les réponses qu'il avait faites, et ne -pouvait pas refuser de négocier, bien qu'il eût intérêt à battre une -dernière fois les coalisés, et à les pousser en désordre sur la -Vistule, loin de l'Autriche, qui ne deviendrait certainement pas leur -alliée, s'ils étaient rejetés si loin d'elle. Pourtant l'état de sa -cavalerie, le désir d'avoir achevé la seconde série de ses armements, -afin de tenir tête même à l'Autriche, et de ne conclure que la paix -qu'il voudrait, l'espérance d'être prêt en deux mois, et de reprendre -alors ses opérations victorieuses après avoir échappé aux grandes -chaleurs de l'été, le disposaient assez à une suspension d'armes. Il -consentit donc au principe d'un armistice, parce qu'il était lié en -quelque sorte, parce que le refus aurait eu une signification trop peu -pacifique, et surtout parce qu'il se flattait d'avoir le temps de -redevenir par ses armements le maître des conditions de la paix. Mais -il entendait garder par les arrangements temporaires dont on allait -convenir la Silésie jusqu'à Breslau, et la basse Allemagne jusqu'à -l'Elbe, Hambourg et Lubeck compris, que ces villes fussent ou ne -fussent pas reconquises par les troupes françaises. De plus, il -voulait que l'interruption des opérations militaires durât deux mois -au moins, et que pendant toute la durée de cette interruption les -garnisons de ses places de l'Oder et de la Vistule ne mangeassent pas -leurs vivres, mais fussent ravitaillées à prix d'argent. M. de -Caulaincourt, l'épouvantail de l'Autriche, fut envoyé à Gebersdorf le -30 mai, entre les deux armées, afin de traiter sur les bases que nous -venons d'indiquer. - -Il trouva les commissaires prussien et russe fort animés, affectant de -l'être encore plus qu'ils ne l'étaient, beaucoup trop orgueilleux pour -leur situation, fort polis toutefois envers l'ancien ambassadeur de -France en Russie. M. de Caulaincourt put voir aussi que le sentiment -d'une cause juste était d'un grand secours dans les défaites, et que -Napoléon aurait une violente lutte à soutenir, s'il persistait à ne -rien céder à l'Europe. Les commissaires se montrèrent presque fixés -sur les trois points qui suivent. Ils ne voulaient pas abandonner -pendant l'armistice Breslau, devenu la seconde capitale des Prussiens; -ils ne voulaient pas davantage nous concéder l'occupation de Hambourg, -car c'était établir d'avance un préjugé en faveur de la réunion -définitive des villes anséatiques à la France, et enfin ils -entendaient ne donner qu'une durée d'un mois à l'armistice. M. de -Caulaincourt eut sur ces trois points une conférence qui dura dix -heures, et parut n'avoir rien gagné après une discussion aussi longue. -Il en référa à l'Empereur, qui était à Neumarkt, aux portes de -Breslau, et avait eu la prudence, trop rare chez lui, de ne pas entrer -dans cette ville, afin de ne pas s'ôter la possibilité de la céder, -s'il en fallait faire le sacrifice. Il s'était contenté d'y envoyer un -détachement des troupes du maréchal Ney. - -[En marge: Points contestés de l'armistice.] - -Le ton, les exigences des commissaires alliés l'irritèrent -singulièrement[19]. Il leur fit répondre que l'armistice ne lui était -pas nécessaire, tandis que pour eux il était indispensable; que si on -voulait donner à cette suspension d'armes le caractère d'une -capitulation, il allait marcher en avant et les rejeter au delà de la -Vistule, qu'ils seraient battus une troisième fois, une quatrième, -aussi souvent, en un mot, qu'ils s'exposeraient à rencontrer l'armée -française; que si, avec une pareille conviction, il consentait à -s'arrêter, c'était pour rendre à l'Europe des espérances de paix dont -elle avait besoin, et n'être pas accusé d'avoir fait évanouir ces -espérances; qu'il voulait la moitié de la Silésie au moins, qu'il -n'abandonnerait pas Hambourg, et que quant à Breslau, s'il y -renonçait, ce serait pure complaisance de sa part, car il en était -maître. Toutefois il évita de s'expliquer d'une manière absolue à cet -égard, laissant entrevoir que Breslau serait l'équivalent de Hambourg. -Mais il fut péremptoire relativement à la durée de l'armistice, disant -que stipuler un mois pour traiter tant de matières si difficiles, -c'était tracer autour de lui le cercle de Popilius, qu'il était -habitué à y enfermer les autres, et pas du tout à y être enfermé -lui-même, et que voulant sérieusement d'un congrès, il demandait le -temps de le tenir, et de le faire aboutir à un résultat.--Par malheur -il ne le voulait pas franchement, et cherchait à se procurer le temps -d'armer, non celui de négocier. - -[Note 19: Nous possédons aux archives toute la correspondance de -Napoléon avec M. de Caulaincourt pendant la négociation de cet -armistice, et c'est d'après cette correspondance elle-même que j'écris -ce récit.] - -[En marge: Longues discussions.] - -[En marge: Circonstance nouvelle qui influe sur la détermination de -Napoléon.] - -Les commissaires se revirent, et se mirent à disputer sur ces divers -thèmes, au village de Pleiswitz, après avoir pris la précaution de -stipuler une suspension d'armes provisoire pendant la durée de ces -pourparlers. Les commissaires alliés tenaient toujours à leurs -prétentions, sans néanmoins se montrer invincibles, car ils avaient de -l'armistice un besoin impérieux. De son côté Napoléon venait -d'apprendre une nouvelle qui le disposait à être un peu plus -accommodant. M. de Bassano, récemment arrivé de Paris à Dresde, -s'était transporté à Liegnitz pour y reprendre ses fonctions -diplomatiques à la suite du quartier général, et à peine à Liegnitz il -y avait été rejoint par M. de Bubna revenant de Vienne, et apportant -des explications détaillées sur tous les points que Napoléon avait -traités avec lui à Dresde les 17 et 18 mai dernier. Voici ce que M. de -Bubna racontait de son voyage et de ses négociations. - -[En marge: Retour de M. de Bubna au quartier général français avec les -propositions de l'Autriche modifiées.] - -De retour à Vienne, il avait peint Napoléon comme plus débonnaire -encore qu'il ne l'avait trouvé, bien que Napoléon eût feint de se -montrer à lui plus accommodant qu'il ne voulait l'être. Il avait -surtout fait valoir sa disposition à recevoir les insurgés espagnols -dans un congrès, comme une concession inespérée, et mis un grand soin -à taire ses emportements contre M. de Metternich. Il n'avait parlé de -ces emportements qu'à M. de Narbonne. Ce rapport très-adroit avait -infiniment satisfait l'empereur François, et M. de Metternich, qui -désiraient l'un et l'autre sortir de cette situation sans la guerre. -De plus ils avaient été fort contents des lettres de Napoléon, et -avaient tenu un certain compte des répugnances qu'il avait manifestées -à l'égard de quelques-unes des conditions proposées. Sur la -dissolution du grand-duché de Varsovie, sur son démembrement au profit -de la Prusse, de la Russie, de l'Autriche, sur l'abandon de l'Illyrie -à cette dernière, ils avaient considéré Napoléon comme rendu, -quoiqu'il ne l'eût pas formellement dit à M. de Bubna. Mais puisque M. -de Bubna l'avait trouvé plus tenace sur la renonciation au protectorat -de la Confédération du Rhin, et sur la restitution des villes -anséatiques, l'empereur François et M. de Metternich s'étaient décidés -sur ces deux points à admettre quelques modifications, et ils avaient -imaginé les suivantes, qui étaient de nature à sauver ce que Napoléon -appelait son honneur. Les provinces anséatiques ne seraient restituées -pour reconstituer les villes libres de Lubeck, Brême et Hambourg, qu'à -la paix avec l'Angleterre. De plus la question de la Confédération du -Rhin serait renvoyée également à la paix générale, à celle qui -comprendrait toutes les puissances de l'univers, même l'Amérique. Si -on ne traitait dans le moment qu'avec la Russie, la Prusse et -l'Autriche, on ajournerait ces deux points. Si au contraire on -traitait avec tout le monde, Napoléon pourrait bien faire à la paix -universelle, qui comprenait la paix maritime et devait lui procurer -tant d'avantages et tant de lustre, le sacrifice des deux points -contestés. - -On avait donc réexpédié sur-le-champ M. de Bubna pour le quartier -général français, avec ces deux modifications, qui étaient en effet -fort importantes, et l'empereur François avait adressé une nouvelle -lettre à Napoléon, dans laquelle, répondant à la prière que celui-ci -lui avait faite de soigner son honneur, il disait ces mots: Le jour où -je vous ai donné ma fille, votre honneur est devenu le mien. Ayez -confiance en moi, et je ne vous demanderai rien dont votre gloire ait -à souffrir.--À tous ces témoignages, M. de Bubna devait ajouter la -déclaration formelle que l'Autriche n'était encore engagée avec -personne, et que si Napoléon acceptait les conditions de paix ainsi -modifiées, elle était prête à se lier avec lui par de nouveaux -articles joints au traité d'alliance du 14 mars 1812. - -[Date en marge: Juin 1813.] - -Telles étaient les dispositions de la cour de Vienne lorsque M. de -Bubna s'était remis en route, et elles étaient sincères, car à ce -moment l'Autriche n'avait pas encore entendu parler d'arrangement -direct entre la Russie et la France, elle n'avait donc ni -mécontentement, ni raison particulière de se hâter, et elle offrait -ces conditions parce qu'elle était assurée de les faire agréer à la -Russie et à la Prusse par la seule menace de s'unir à Napoléon. M. de -Bubna ayant fait diligence, était arrivé le 30 mai à Liegnitz, auprès -de M. de Bassano, et avait longuement exposé les propositions qu'on -l'avait chargé de faire. Malgré la froideur de M. de Bassano, il les -avait exposées avec bonne foi, et avec la chaleur d'un homme qui -désirait réussir, pour son pays d'abord, et aussi pour sa gloire -personnelle. M. de Bassano rendit compte sur-le-champ, et par écrit, -de cette conférence à Napoléon, sans dire un seul mot pour appuyer ou -combattre des propositions dont le rejet est le plus grand malheur qui -soit jamais advenu à la France. - -[En marge: Napoléon obligé de se prononcer sur les propositions de -l'Autriche, se résout à l'armistice, pour gagner deux mois, et se -mettre en mesure par ses derniers préparatifs de ne subir aucune -condition.] - -Certes une pareille nouvelle aurait dû sembler bien bonne à Napoléon, -car il dépendait de lui de terminer sa longue lutte avec l'Europe, et -de la terminer en obtenant un empire magnifique, en obtenant surtout -la paix maritime, qui par l'effet qu'elle devait produire aurait -couvert bien suffisamment le sacrifice de Hambourg et de la -Confédération du Rhin. Malheureusement cette communication l'irrita au -lieu de le satisfaire. Il y vit la résolution de l'Autriche -d'intervenir immédiatement, ce qui était vrai, et de ne pas laisser -prolonger les hostilités sans imposer son arbitrage. Or il fallait, ou -qu'il consentît à des conditions dont il ne voulait à aucun prix, même -modifiées, ou qu'il courût la chance d'avoir à l'instant même -l'Autriche sur les bras, et il ne pouvait être en mesure de faire face -à ce nouvel ennemi que sous deux mois. Ce fut donc le coup d'éperon -qui le décida à céder sur quelques points contestés de l'armistice. Au -lieu d'être accommodant avec l'Autriche qui lui demandait des -sacrifices définitifs, il le devint avec la Prusse et la Russie qui -n'exigeaient que des sacrifices provisoires. Il écrivit à M. de -Bassano en chiffres: Gagnez du temps, ne vous expliquez pas avec M. de -Bubna, emmenez-le avec vous à Dresde, et retardez le moment où nous -serons obligés d'accepter ou de refuser les propositions -autrichiennes. Je vais conclure l'armistice, et alors le temps dont -j'ai besoin sera tout gagné. Si pourtant on persiste à exiger pour la -conclusion de cet armistice des conditions qui ne me conviennent pas, -je vous fournirai des thèmes pour prolonger les pourparlers avec M. de -Bubna, et pour me ménager les quelques jours qu'il me faudrait pour -rejeter les coalisés loin du territoire de l'Autriche.-- - -Dans le moment, pour son malheur et le nôtre, Napoléon venait de -recevoir la nouvelle que le maréchal Davout était aux portes de -Hambourg, et serait certainement entré dans cette ville le 1er juin. -On était au 3; il imagina donc de résoudre la difficulté de Hambourg, -en disant dans l'armistice que relativement aux provinces anséatiques, -on accepterait ce que le sort des armes aurait décidé le 8 juin à -minuit. Quant à Breslau, il accorda qu'on laisserait entre les deux -armées un terrain neutre d'une dizaine de lieues, lequel comprendrait -Breslau, et quant à la durée de l'armistice, qu'elle s'étendrait -jusqu'au 20 juillet, avec six jours de délai entre la dénonciation de -l'armistice et la reprise des hostilités, ce qui conduirait jusqu'au -26 juillet, et ferait près de deux mois. Il envoya ces conditions, -avec injonction de rompre à l'instant même si elles n'étaient pas -admises. - -[En marge: Signature de l'armistice de Pleiswitz le 4 juin.] - -M. de Caulaincourt les ayant présentées le 4 juin, les commissaires, -qui avaient ordre de céder si Breslau ne restait pas dans les mains de -Napoléon, cédèrent en effet, et cet armistice funeste, qui a été l'un -des plus grands malheurs de Napoléon, fut signé le 4 juin. Il fut -convenu qu'on adopterait pour ligne de démarcation entre les deux -armées la Katzbach, afin de laisser Breslau en dehors comme neutre; -qu'après la Katzbach on prendrait l'Oder, ce qui nous assurait la -basse Silésie pour y stationner et y vivre; après l'Oder, l'ancienne -frontière qui avait toujours séparé la Saxe de la Prusse, ce qui -laissait en notre possession tous les États de la Saxe; enfin la ligne -de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à la mer, sauf ce qui serait advenu -des villes anséatiques. Il fut stipulé en outre que les garnisons -bloquées de la Vistule et de l'Oder seraient successivement -approvisionnées à prix d'argent. On apprit le jour même que Hambourg -et les villes anséatiques étaient rentrées dans les mains du maréchal -Davout, ce qui nous en assurait l'occupation pendant la suspension -d'armes. - -[En marge: Caractère de ce funeste armistice.] - -[En marge: Fin de la première campagne de Saxe, dite campagne du -printemps.] - -Tel fut ce déplorable armistice, qu'il fallait certainement accepter -si on voulait la paix, mais rejeter absolument si on ne la voulait -point, car il valait mieux dans ce cas achever sur-le-champ la ruine -des coalisés, et que Napoléon au contraire accepta justement parce -qu'il était opposé à cette paix, et qu'il désirait se procurer deux -mois pour achever ses armements, et être en mesure de refuser les -conditions de l'Autriche[20]. Cette faute, qui procédait de toutes -les autres, et les résumait à elle seule, faisait partie de cette -suite fatale de résolutions follement ambitieuses, qui devaient -précipiter la fin de son règne. Elle causa cependant, excepté chez les -Prussiens, une fausse et universelle joie dans toute l'Europe, parce -qu'elle avait une forte apparence de paix. Napoléon, en faisant entrer -son armée dans ses cantonnements, décréta la construction d'un -monument placé au sommet des Alpes, et qui porterait ces mots: -NAPOLÉON AU PEUPLE FRANÇAIS, EN MÉMOIRE DE SES GÉNÉREUX EFFORTS CONTRE -LA COALITION DE 1813.--Cette idée avait bien toute la grandeur de son -génie; mais, pour ce peuple français et même pour lui, il eût mieux -valu envoyer à Paris un traité de paix stipulant l'abandon de la -Confédération du Rhin, de Hambourg, de l'Illyrie, de l'Espagne, avec -ces mots: SACRIFICES DE NAPOLÉON AU PEUPLE FRANÇAIS.--Napoléon fût -demeuré un personnage non pas plus poétique, mais plus véritablement -grand, et ce noble peuple n'eût pas perdu le fruit de son sang le plus -pur versé pendant vingt années. - -[Note 20: Nous n'en sommes point réduits aux conjectures relativement -aux motifs de ce fameux armistice si justement blâmé comme une grande -faute politique et militaire, puisqu'il donna le temps de se sauver -aux coalisés réduits aux abois. Jusqu'ici on avait prêté à Napoléon -les motifs les plus ridicules, et qui n'étaient conformes ni à son -caractère ni à son génie. Mais, heureusement pour l'histoire, il -écrivit au prince Eugène, à M. de Bassano, au ministre de la guerre, -les raisons qui le décidèrent, et on y voit que, forcé de s'expliquer -avec l'Autriche sous quelques jours, et exposé dès lors à avoir cette -puissance immédiatement sur les bras, il signa l'armistice pour gagner -deux mois, temps nécessaire à la seconde série de ses armements. Dans -ce cas, on peut dire que la faute de l'armistice ne fut autre que -celle même de ne vouloir pas consentir aux conditions de l'Autriche.] - - -FIN DU LIVRE QUARANTE-HUITIÈME - -ET DU QUINZIÈME VOLUME. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - -CONTENUES - -DANS LE TOME QUINZIÈME. - - -LIVRE QUARANTE-SIXIÈME. - -WASHINGTON ET SALAMANQUE. - - Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de - Russie. -- Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante - du commerce et des classes ouvrières; désir général de la paix. - -- Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet - britannique. -- Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique - purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un - changement politique. -- À tous les maux qui résultent pour - l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une - guerre imminente avec l'Union américaine. -- Où en étaient - restées les questions de droit maritime entre l'Europe et - l'Amérique. -- Renonciation de la part des Américains au système - de _non-intercourse_, en faveur des puissances qui leur - restitueront les légitimes droits de la neutralité. -- Saisissant - cette occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin - et de Milan, si l'Amérique obtient le rappel des _ordres du - conseil_, ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. -- - L'Amérique accepte cette proposition avec empressement. -- - Négociation qui dure plus d'une année pour obtenir de - l'Angleterre la révocation des _ordres du conseil_. -- Entêtement - de l'Angleterre dans son système, et refus des propositions - américaines, fondé sur ce que la révocation des décrets de Berlin - et de Milan n'est pas sincère. -- Puériles contestations de la - diplomatie britannique sur ce sujet. -- Napoléon ne se bornant - plus à une simple promesse de révocation, rend le décret du 28 - avril 1811, par lequel les décrets de Berlin et de Milan sont, - par rapport à l'Amérique, révoqués purement et simplement. -- - L'Angleterre contestant encore un fait devenu évident, les - Américains sont disposés à lui déclarer la guerre. -- Dernières - hésitations de leur part dues aux procédés malentendus de - Napoléon, et aux dispositions des divers partis en Amérique. -- - État de ces partis. -- Fédéralistes et républicains. -- Le - président Maddisson. -- La guerre résolue d'abord pour 1811 est - remise à 1812. -- Les violences redoublées de l'Angleterre, et - surtout la _presse_ exercée sur les matelots américains, décident - enfin le gouvernement de l'Union. -- Le président Maddisson - propose une suite de mesures militaires. -- Vive agitation dans - le congrès, et déclaration de guerre à l'Angleterre. -- - Importance de cet événement, et conséquences qu'il aurait pu - avoir sans le désastre de Russie et sans les événements - d'Espagne. -- État de la guerre dans la Péninsule. -- Dégoût - croissant de Napoléon pour cette guerre. -- Situation dans - laquelle il avait laissé les choses en partant pour la Russie, et - résolution qu'il avait prise de déférer le commandement en chef - au roi Joseph. -- Comment ce commandement avait été accepté dans - les diverses armées qui occupaient la Péninsule. -- État des - armées du Nord, de Portugal, du Centre, d'Andalousie et d'Aragon. - -- Résistance à l'autorité de Joseph dans tous les états-majors, - excepté dans celui de l'armée de Portugal, qui avait besoin de - lui. -- Projets de lord Wellington, évidemment dirigés contre - l'armée de Portugal. -- Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan, - son major général, discerne parfaitement le danger dont on est - menacé, et le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie, - qui sont seules en mesure de secourir efficacement l'armée de - Portugal. -- Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont - successivement appelés à commander l'armée du Nord. -- Refus du - maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues - contestations avec Joseph. -- Situation grave et difficile de - l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal Marmont. - -- Opérations préliminaires de lord Wellington au printemps de - 1812. -- Voulant empêcher les armées d'Andalousie et de Portugal - de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une surprise - contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le Tage. -- Enlèvement - et destruction de ces ouvrages par le général Hill les 18 et 19 - mai. -- Après ce coup hardi, lord Wellington passe l'Aguéda dans - les premiers jours de juin. -- Sa marche vers Salamanque. -- - Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. -- Attaque et prise - des forts de Salamanque. -- Retraite du maréchal Marmont derrière - le Douro. -- Situation et force des deux armées en présence. -- - Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la division des - Asturies, et réuni environ quarante mille hommes, n'attendant - plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle d'Andalousie, - ni même de celle du Centre, se décide à repasser le Douro, afin - de forcer les Anglais à rétrograder. -- Il espère les éloigner - par ses manoeuvres, sans être exposé à leur livrer bataille. -- - Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et retraite des - Anglais sous Salamanque, à la position des Arapiles. -- Le - maréchal Marmont essaye de manoeuvrer encore autour de la - position des Arapiles, afin d'obliger lord Wellington à rentrer - en Portugal. -- Au milieu de ces mouvements hasardés, les deux - armées s'abordent, et en viennent aux mains. -- Bataille de - Salamanque, livrée et perdue le 22 juillet. -- Le maréchal - Marmont, gravement blessé, est remplacé par le général Clausel. - -- Funestes conséquences de cette bataille. -- Pendant qu'on la - livrait, le roi Joseph, qui n'avait pu décider les diverses - armées à secourir celle de Portugal, avait pris le parti de la - secourir lui-même, mais sans l'en avertir à temps. -- Inutile - marche de Joseph sur Salamanque à la tête d'une force de treize à - quatorze mille hommes. -- Il passe quelques jours au delà du - Guadarrama, afin de ralentir les progrès de lord Wellington, et - de dégager l'armée de Portugal vivement poursuivie. -- Grâce à sa - présence et à la vigueur du général Clausel, on sauve les débris - de l'armée de Portugal qu'on recueille aux environs de - Valladolid. -- État moral et matériel de cette armée, toujours - malheureuse malgré sa vaillance. -- Profond chagrin de Joseph - menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa capitale. -- N'ayant - plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le conseil du - maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. -- Ses ordres - impératifs au maréchal Soult. -- Après avoir poursuivi quelques - jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant pas au - désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne la - poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12 août. -- - Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la Manche, - et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée d'Andalousie, - se réfugie à Valence. -- Horribles souffrances de l'armée du - Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa suite. -- - Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de toutes - choses auprès du maréchal Suchet. -- Le maréchal Soult, averti - par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à évacuer - l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre à - Valence. -- Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa - conduite. -- Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains - de Joseph. -- Irritation de Joseph. -- Son entrevue avec le - maréchal Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. -- Conférence - avec les trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de - campagne à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais - en Portugal. -- Avis des trois maréchaux. -- Sagesse du plan - proposé par le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. -- Les - deux armées d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid - vers la fin d'octobre. -- Temps perdu par lord Wellington à - Madrid; sa tardive apparition devant Burgos. -- Belle résistance - de la garnison de Burgos. -- L'armée de Portugal renforcée oblige - lord Wellington à lever le siége de Burgos. -- Alarmé de la - concentration de forces dont il est menacé, lord Wellington se - retire de nouveau sous les murs de Salamanque, et y prend - position. -- Pendant ce temps Joseph, arrivé sur le Tage avec les - armées du Centre et d'Andalousie réunies, chasse devant lui le - général Hill, l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le - 2 novembre, et en part immédiatement pour se mettre à la - poursuite des Anglais. -- Son arrivée le 6 novembre au delà du - Guadarrama. -- L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les - bords du Douro, se joint à lui. -- Réunion de plus de - quatre-vingt mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe, - devant lord Wellington à Salamanque. -- Heureuse occasion de - venger nos malheurs. -- Plan d'attaque, proposé par le maréchal - Jourdan, approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal - Soult. -- Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général - de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du - maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la - responsabilité de la conduite à tenir. -- Le maréchal Soult passe - la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal - Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. -- Lord Wellington - n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille - Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille - Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. -- Juste - mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et - leur entrée en cantonnements. -- Retour de Joseph à Madrid. -- - Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui, s'ajoutant au - désastre de Moscou, aggravent la situation de la France. -- Joie - en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement inouï des esprits - à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon. 1 à 150 - - -LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME. - -LES COHORTES. - - Rapide voyage de Napoléon. -- Il ne se fait connaître qu'à - Varsovie et à Dresde, et seulement des ministres de France. -- - Arrivée subite à Paris le 18 décembre à minuit. -- Réception le - 19 des ministres et des grands dignitaires de l'Empire. -- - Napoléon prend l'attitude d'un souverain offensé, qui a des - reproches à faire au lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une - grande importance à la conspiration du général Malet. -- - Réception solennelle du Sénat et du Conseil d'État. -- Violente - invective contre l'idéologie. -- Afin d'attirer l'attention - publique sur l'affaire Malet, et de la détourner des événements - de Russie, on défère au Conseil d'État M. Frochot, préfet de la - Seine, accusé d'avoir manqué de présence d'esprit le jour de la - conspiration. -- Ce magistrat est condamné, et privé de ses - fonctions. -- Napoléon, frappé du danger que courrait sa - dynastie, s'il venait à être tué, songe à instituer d'avance la - régence de Marie-Louise. -- L'archichancelier Cambacérès chargé - de préparer un sénatus-consulte sur cet objet. -- Soins plus - importants qui absorbent Napoléon. -- Activité et génie - administratif qu'il déploie pour réorganiser ses forces - militaires. -- Ses projets pour la levée de nouvelles troupes et - pour la réorganisation des corps presque entièrement détruits en - Russie. -- Il reçoit des bords de la Vistule des nouvelles qui le - détrompent sur la situation de la grande armée, et qui lui - prouvent que le mal depuis son départ a dépassé toutes les - prévisions. -- Joie des Prussiens lorsqu'ils acquièrent la - connaissance entière de nos désastres. -- À leur joie succède une - violence de passion inouïe contre nous. -- Arrivée de l'empereur - Alexandre à Wilna, et son projet de se présenter comme le - libérateur de l'Allemagne. -- Actives menées des réfugiés - allemands réunis autour de sa personne. -- Efforts tentés auprès - du général d'York, commandant le corps prussien auxiliaire. -- Ce - corps en retraite de Riga sur Tilsit abandonne le maréchal - Macdonald, et se livre aux Russes. -- Dangers du maréchal - Macdonald resté avec quelques mille Polonais au milieu des armées - ennemies. -- Il parvient à se retirer sain et sauf sur Tilsit et - Lobiau. -- Le quartier général français évacue Koenigsberg, et se - replie du Niémen sur la Vistule. -- Macdonald et Ney, l'un avec - la division polonaise Grandjean, l'autre avec la division - Heudelet, couvrent comme ils peuvent cette évacuation précipitée. - -- Officiers, généraux et cadres vides courant sur Dantzig et - Thorn. -- Il ne reste au quartier général que neuf à dix mille - hommes de toutes nations et de toutes armes, pour résister à la - poursuite des Russes. -- Murat démoralisé se retire à Posen, et - finit par quitter l'armée en laissant le commandement au prince - Eugène. -- Effet que produit dans toute l'Allemagne la défection - du général d'York. -- Mouvement extraordinaire d'opinion secondé - par les sociétés secrètes, et voeu unanime de se réunir à la - Russie contre la France. -- Immense popularité de l'empereur - Alexandre. -- Premières impressions du roi de Prusse, et son - empressement à désavouer le général d'York. -- Son embarras entre - les engagements contractés envers la France, et la contrainte - qu'exerce sur lui l'opinion publique de l'Allemagne. -- Il se - retire en Silésie, et prend une sorte de position intermédiaire, - d'où il propose certaines conditions à Napoléon. -- Contre-coup - produit à Vienne par le mouvement général des esprits. -- - Situation de l'empereur François qui a marié sa fille à Napoléon, - et de M. de Metternich qui a conseillé ce mariage. -- Leur - crainte de s'être trompés en adoptant trop tard la politique - d'alliance avec la France. -- Désir de modifier cette politique, - et de s'entremettre entre la France et la Russie, afin d'amener - la paix, et de profiter des circonstances pour rétablir - l'indépendance de l'Allemagne. -- Sages conseils de l'empereur - François et de M. de Metternich à Napoléon, et offre de la - médiation autrichienne. -- Comment Napoléon reçoit ces nouvelles - arrivant coup sur coup à Paris. -- Il donne un nouveau - développement à ses plans pour la reconstitution des forces de la - France. -- Emploi des cohortes. -- Levée de cinq cent mille - hommes. -- Napoléon convoque un conseil d'affaires étrangères - pour lui soumettre ces mesures, et le consulter sur l'attitude à - prendre à l'égard de l'Europe. -- Sans repousser la paix, - Napoléon veut en parler, en laisser parler, mais ne la conclure - qu'après des victoires qui lui rendent la situation qu'il a - perdue. -- Diversité des opinions qui se produisent autour de - lui. -- La majorité se prononce pour de grands armements, et en - même temps pour de promptes négociations par l'entremise de - l'Autriche. -- Napoléon, à qui il convient de négocier pendant - qu'il se prépare à combattre, accepte la médiation de l'Autriche, - mais en indiquant des bases de pacification qui ne sont pas de - nature à lui concilier cette puissance. -- Réponse peu - encourageante adressée à la Prusse. -- Immense activité - administrative déployée pendant ces négociations. -- État de - l'opinion publique en France. -- On déplore les fautes de - Napoléon, mais on est d'avis de faire un grand et dernier effort - pour repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la paix. -- Aux - levées ordonnées se joignent des dons volontaires. -- Emploi que - fait Napoléon des 500 mille hommes mis à sa disposition. -- - Réorganisation des corps de l'ancienne armée sous les maréchaux - Davout et Victor. -- Création, au moyen des cohortes et des - régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, un sur l'Elbe, - sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous les maréchaux - Ney et Marmont, un en Italie, sous le général Bertrand. -- - Réorganisation de l'artillerie et de la cavalerie. -- Moyens - financiers imaginés pour suffire à ces vastes armements. -- - Napoléon, tandis qu'il s'occupe de ces préparatifs, veut faire - quelque chose pour ramener les esprits, et songe à terminer ses - démêlés avec le Pape. -- Translation du Pape de Savone à - Fontainebleau. -- Napoléon y envoie les cardinaux de Bayane et - Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, pour préparer - Pie VII à une transaction. -- Le Pape déjà d'accord avec Napoléon - sur l'institution canonique, est disposé à accepter un - établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à résider à - Paris. -- Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se - transporte à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et - de ses entretiens décide le Pape à signer le Concordat de - Fontainebleau, qui consacre l'abandon de la puissance temporelle - du Saint-Siége. -- Fêtes à Fontainebleau. -- Grâces prodiguées au - clergé. -- Rappel des cardinaux exilés. -- Les cardinaux revenus - auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le - disposent à ne pas exécuter le Concordat de Fontainebleau. -- - Napoléon feint de ne pas s'en apercevoir. -- Content de ce qu'il - a obtenu, il convoque le Corps législatif, et lui annonce ses - résolutions. -- Marche des événements en Allemagne. -- - Enthousiasme croissant des Allemands. -- Le roi de Prusse, dominé - par ses sujets, se montre fort irrité des refus de Napoléon, et - s'éloigne de plus en plus de notre alliance. -- Les Russes, - quoique partagés sur la convenance militaire d'une nouvelle - marche en avant, s'y décident par le désir d'entraîner le roi de - Prusse. -- Ils s'avancent sur l'Oder, et obligent le prince - Eugène à évacuer successivement Posen et Berlin. -- Nouveau - mouvement rétrograde des armées françaises, et leur établissement - définitif sur la ligne de l'Elbe. -- Le roi de Prusse séparé des - Français, et entouré des Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son - alliance avec la France. -- Traité de Kalisch. -- Arrivée - d'Alexandre à Breslau, et son entrevue avec Frédéric-Guillaume. - -- Effet produit en Allemagne par la défection de la Prusse. -- - Insurrection de Hambourg. -- Demi-défection de la cour de Saxe, - et retraite de cette cour à Ratisbonne. -- Influence de ces - nouvelles à Vienne. -- Le peuple autrichien fort ému commence - lui-même à demander la guerre contre la France. -- La cour - d'Autriche, ferme dans sa résolution de rétablir sa situation et - celle de l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de - résister à l'entraînement des esprits, et d'amener la France à - une transaction. -- Conseils de M. de Metternich. -- Napoléon, - peu troublé par ces événements, profite de l'occasion pour - demander de nouvelles levées. -- Sa manière de répondre aux vues - de l'Autriche. -- Ne tenant aucun compte des désirs de cette - puissance, il lui propose de détruire la Prusse, et d'en prendre - les dépouilles. -- Choix de M. de Narbonne pour remplacer à - Vienne M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. -- - Napoléon avant de quitter Paris se décide à confier la régence à - Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la - France. -- Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur - ce sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son fils. - -- Cérémonie solennelle dans laquelle il investit Marie-Louise du - titre de régente. -- Avant de partir il a le temps de voir le - prince de Schwarzenberg, dont il écoute à peine les - communications. -- Confiance dont il est plein. -- Chagrin de - l'Impératrice. -- Départ pour l'armée. 151 à 391 - - -LIVRE QUARANTE-HUITIÈME. - -LUTZEN ET BAUTZEN. - - Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. -- Ce prince - quitte Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M. - de Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. -- Ce qui s'est - passé à Vienne depuis la défection de la Prusse. -- La cour - d'Autriche persévère plus que jamais dans son projet de médiation - armée, et veut imposer aux puissances belligérantes une paix - toute favorable à l'Allemagne. -- Efforts de cette cour pour - ménager des adhérents à sa politique. -- Ce qu'elle a fait auprès - du roi de Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la - disposition des troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe, - et la renonciation au grand-duché de Varsovie. -- L'Autriche - ayant obtenu du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de - ses forces militaires, en profite pour se débarrasser de la - présence du corps polonais à Cracovie. -- Ne voulant pas rentrer - en lutte avec les Russes, elle conclut un arrangement secret avec - eux, par lequel elle doit retirer sans combattre le corps - auxiliaire, et ramener le prince Poniatowski dans les États - autrichiens. -- Négociations de l'Autriche avec la Bavière. -- M. - de Narbonne arrive à Vienne sur ces entrefaites. -- Accueil - empressé qu'il reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. -- M. - de Metternich cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix, - et lui laisse entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix - l'appui sérieux de l'Autriche. -- Il lui insinue de nouveau - quelles pourront être les conditions de cette paix. -- M. de - Narbonne ayant reçu de Paris ses dernières instructions, transmet - à la cour de Vienne les importantes communications dont il est - chargé. -- D'après ces communications, l'Autriche doit sommer la - Russie, la Prusse et l'Angleterre de poser les armes, leur offrir - ensuite la paix aux conditions indiquées par Napoléon, et si - elles s'y refusent, entrer avec cent mille hommes en Silésie, - afin d'en opérer la conquête pour elle-même. -- Manière dont M. - de Metternich écoute ces propositions. -- Il paraît les accepter, - déclare que l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui - conseille, offrira la paix aux nations belligérantes, mais à des - conditions qu'elle se réserve de fixer, et pèsera de tout son - poids sur la puissance qui refuserait d'y souscrire. -- M. de - Narbonne, s'apercevant bientôt d'un sous-entendu, veut - s'expliquer avec M. de Metternich, et lui demande si, dans le cas - où la France n'accepterait pas les conditions autrichiennes, - l'Autriche tournerait ses armes contre elle. -- M. de Metternich - cherche d'abord à éluder cette question, puis répond nettement - qu'on agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable, - en ayant du reste toute partialité pour la France. -- Évidence de - la faute qu'on a commise, en poussant soi-même l'Autriche à - devenir médiatrice, d'alliée qu'elle était. -- Tout à coup on - apprend que le corps d'armée du prince de Schwarzenberg rentre en - Bohême, au lieu de se préparer à reprendre les hostilités, que le - corps polonais doit traverser sans armes le territoire - autrichien, que le roi de Saxe se retire de Ratisbonne à Prague - pour se jeter définitivement dans les bras de l'Autriche. -- - Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. -- Il insiste pour que - le corps autrichien, conformément au traité d'alliance, reste aux - ordres de la France, et demande formellement si ce traité existe - encore. -- M. de Metternich refuse de répondre à cette question. - -- M. de Narbonne attend, pour insister davantage, de nouveaux - ordres de sa cour. -- Surprise et irritation de Napoléon, arrivé - à Mayence, en apprenant la retraite du corps autrichien, et - surtout le projet de désarmer le corps polonais. -- Il ordonne au - prince Poniatowski de ne déposer les armes à aucun prix, et - enjoint à M. de Narbonne, sans toutefois provoquer un éclat, de - faire expliquer la cour d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le - secret de la conduite du roi de Saxe. -- Napoléon, au surplus, se - promet de mettre bientôt un terme à ces complications par sa - prochaine entrée en campagne. -- Ses dispositions militaires à - Mayence. -- Bien qu'il ait préparé les éléments d'une armée - active de 300 mille hommes, et d'une réserve de près de 200 - mille, Napoléon n'en peut réunir que 190 ou 200 mille au début - des hostilités. -- Son plan de campagne. -- Situation des - coalisés. -- Forces dont ils disposent pour les premières - opérations. -- L'Autriche ne voulant pas se joindre à eux avant - d'avoir épuisé tous les moyens de négociation, ils sont réduits à - 100 ou 110 mille hommes pour un jour de bataille. -- Composition - de leur état-major. -- Mort du prince Kutusof, le 28 avril, à - Bunzlau. -- Marche des coalisés sur l'Elster, et de Napoléon sur - la Saale. -- Habiles combinaisons de Napoléon pour se joindre au - prince Eugène. -- Arrivée de Ney à Naumbourg, du prince Eugène à - Mersebourg. -- Beau combat de Ney à Weissenfels le 29 avril, et - jonction des deux armées françaises. -- Vaillante conduite de nos - jeunes conscrits devant les masses de la cavalerie russe et - prussienne. -- Arrivée de Napoléon à Weissenfels, et marche sur - Lutzen le 1er mai. -- Mort de Bessières, duc d'Istrie. -- Projets - de Napoléon en présence de l'ennemi. -- Il médite de marcher sur - Leipzig, d'y passer l'Elster, et de se rabattre ensuite dans le - flanc des coalisés. -- Position assignée au maréchal Ney, près du - village de Kaja, pour couvrir l'armée pendant le mouvement sur - Leipzig. -- Tandis que Napoléon veut tourner les coalisés, - ceux-ci songent à exécuter contre lui la même manoeuvre, et se - préparent à l'attaquer à Kaja. -- Plan de bataille proposé par le - général Diebitch, et adopté par les souverains alliés. -- Le - corps de Ney subitement attaqué. -- Merveilleuse promptitude de - Napoléon à changer ses dispositions, et à se rabattre sur Lutzen. - -- Mémorable bataille de Lutzen. -- Importance et conséquences de - cette bataille. -- Napoléon poursuit les coalisés vers Dresde, et - dirige Ney sur Berlin. -- Marche vers l'Elbe. -- Entrée à Dresde. - -- Passage de l'Elbe. -- Maître de la capitale de la Saxe, - Napoléon somme le roi Frédéric-Auguste d'y revenir sous peine de - déchéance. -- Ce qui s'était passé à Vienne pendant que Napoléon - livrait la bataille de Lutzen. -- M. de Narbonne recevant l'ordre - de faire expliquer l'Autriche relativement au corps auxiliaire et - au corps polonais, insiste auprès de M. de Metternich, et lui - remet une note catégorique. -- Prières de M. de Metternich pour - détourner M. de Narbonne de cette démarche. -- M. de Narbonne - ayant persisté, le cabinet de Vienne répond que le traité - d'alliance du 14 mars 1812 n'est plus applicable aux - circonstances actuelles. -- On reçoit à Vienne les nouvelles du - théâtre de la guerre. -- Bien que les coalisés se vantent d'être - vainqueurs, les résultats démontrent bientôt qu'ils sont vaincus. - -- Satisfaction apparente de M. de Metternich. -- Empressement du - cabinet de Vienne à se saisir maintenant de son rôle de - médiateur, et envoi de M. de Bubna à Dresde pour communiquer les - conditions qu'on croirait pouvoir faire accepter aux puissances - belligérantes, ou pour lesquelles du moins on serait prêt à - s'unir à la France. -- Napoléon, en apprenant ce qu'a fait M. de - Narbonne, regrette qu'on ait poussé l'Autriche aussi vivement, - mais la connaissance précise des conditions de cette puissance - l'irrite au dernier point. -- Il prend la résolution de - s'aboucher directement avec la Russie et l'Angleterre, d'annuler - ainsi le rôle de l'Autriche après avoir voulu le rendre trop - considérable, et de faire contre elle des préparatifs militaires - qui la réduisent à subir la loi, au lieu de l'imposer. -- En - attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser toute insistance, et - de s'enfermer dans la plus extrême réserve. -- Napoléon envoie le - prince Eugène à Milan pour y organiser l'armée d'Italie, et - prépare de nouveaux armements dans la supposition d'une guerre - avec l'Europe entière. -- Réception du roi de Saxe à Dresde. -- - Napoléon se dispose à partir de Dresde, afin de pousser les - coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant une seconde - bataille. -- Leur plan de s'arrêter à Bautzen, et d'y combattre à - outrance étant bien connu, Napoléon, au lieu d'envoyer le - maréchal Ney sur Berlin, le dirige sur Bautzen. -- Arrivée de M. - de Bubna à Dresde au moment ou Napoléon allait en partir. -- - Habileté de M. de Bubna à supporter la première irritation de - Napoléon, et à l'adoucir. -- Explication qu'il donne des - conditions de l'Autriche. -- Modifications avec lesquelles - Napoléon les accepterait peut-être. -- Napoléon feint de se - laisser adoucir, pour gagner du temps et pouvoir achever ses - nouveaux armements. -- Il consent à un congrès où seront appelés - même les Espagnols, et à un armistice dont il se propose de - profiter pour s'aboucher directement avec la Russie. -- Départ de - M. de Bubna avec la réponse de Napoléon pour son beau-père. -- À - peine M. de Bubna est-il parti que Napoléon, conformément à ce - qui a été convenu, envoie M. de Caulaincourt au quartier général - russe, sous le prétexte de négocier un armistice. -- Départ de - Napoléon pour Bautzen. -- Distribution de ses corps d'armée, et - marche du maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les - derrières de Bautzen. -- Description de la position de Bautzen, - propre à livrer deux batailles. -- Bataille du 20 mai. -- Seconde - bataille du 21, dans laquelle les formidables positions des - Prussiens et des Russes sont emportées après avoir été - vaillamment défendues. -- Le lendemain 22, Napoléon pousse, - l'épée dans les reins, les coalisés sur l'Oder. -- Combat de - Reichenbach et mort de Duroc. -- Arrivée sur les bords de l'Oder - et occupation de Breslau. -- Détresse des souverains coalisés, et - nécessité pour eux de conclure un armistice. -- Après avoir - refusé de recevoir M. de Caulaincourt de peur d'inspirer des - défiances à l'Autriche, ils envoient des commissaires aux - avant-postes afin de négocier un armistice. -- Ces commissaires - s'abouchent avec M. de Caulaincourt. -- Leurs prétentions. -- - Refus péremptoire de Napoléon. -- Pendant les derniers événements - militaires, M. de Bubna se rend à Vienne. -- Il y fait naître une - sorte de joie par l'espérance de vaincre la résistance de - Napoléon aux conditions de paix proposées, moyennant certaines - modifications auxquelles on consent, et il revient au quartier - général français. -- Napoléon, se sentant serré de près par - l'Autriche, allègue ses occupations militaires pour ne pas - recevoir immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de - Bassano. -- S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se - prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs - conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un - armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe - cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans - celle de gagner deux mois pour achever ses armements. -- - Conditions de cet armistice, et fin de la première campagne de - Saxe, dite campagne du printemps. 392 à 603 - - -FIN DE LA TABLE DU QUINZIÈME VOLUME. - - -[Notes au lecteur de ce fichier numérique: - -Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été -corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée. - -Les lettres supérieures inhabituelles ont été entourées de -parenthèses. - -Le titre de l'illustration page 460 ("Scène de bataille") a été -rajouté lors de la création de ce fichier; le titre original étant -illisible.] - - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE -(15/20) *** - -***** This file should be named 63575-0.txt or 63575-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/5/7/63575/ - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Thiers.</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover-page.jpg" /> - -<style type="text/css"> -<!-- - -body {font-size: 1em; text-align: justify; margin-left: 5%; margin-right: 5%;} - -h1 {font-size: 115%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 4em;} -h2 {font-size: 110%; text-align: center; margin-top: 4em; margin-bottom: 2em; line-height: 1.5em;} - -a:focus, a:active { outline:#ffee66 solid 2px; background-color:#ffee66;} -a:focus img, a:active img {outline: #ffee66 solid 2px; } - -sup {line-height: 0em;} - -p {text-indent: 1em;} -p.tn {margin-left: 10%; width: 80%;} - -.p2 {margin-top: 2em; margin-bottom: 1em;} -.p4 {margin-top: 4em; margin-bottom: 1em;} - -.smcap {font-variant: small-caps; font-size: 95%;} -.smaller {font-size: smaller;} -.small {font-size: 70%;} - -.center {text-align: center; text-indent: 0em;} -.right {text-align: right;} -.slim {margin-left: 20%; margin-right: 20%; text-indent: 0em;} - -.toc {margin-left: 10%; margin-right: 10%; text-indent: 0em;} -.toc p {text-indent: 0em;} -.resume {margin-left: 10%; margin-right: 10%; margin-bottom: 2em; - text-indent: -2em; font-size: 95%;} -.date {text-align: right; margin-right: 10%;} -.footnote p {text-indent: 0em;} - -.sidedate {width: auto; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em; - padding-left: .5em; padding-right: .5em; - margin-left: 1em; - float: right; clear: right; margin-top: 1em; - font-size: smaller; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px; - text-align: left; text-indent: 0em;} -.sidenote {width: 20%; padding-bottom: .5em; padding-top: .5em; - padding-left: .5em; padding-right: .5em; - margin-right: 1em; - float: left; clear: left; margin-top: 0.3em; - font-size: 80%; color: black; background: #eeeeee; border: solid 1px; - text-align: center; text-indent: 0em;} - -.pagenum {visibility: hidden; - position: absolute; right:0; text-align: right; - font-size: 10px; - font-weight: normal; font-variant: normal; - font-style: normal; letter-spacing: normal; - color: #C0C0C0; background-color: inherit;} - -.ralign {position: absolute; right: 5%; text-align: right; top: auto;} - -.figcenter {text-align: center;} -.caption {font-variant: small-caps; font-size: 90%;} - -@media handheld -{ -h2 {page-break-before: always;} -} ---> -</style> -</head> - -<body> -<pre style='margin-bottom:6em;'>The Project Gutenberg EBook of Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20), -by Adolphe Thiers - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this ebook. - -Title: Histoire du Consulat et de l'Empire (15/20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française - -Author: Adolphe Thiers - -Release Date: October 29, 2020 [EBook #63575] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Mireille Harmelin, Keith J Adams, Christine P. Travers and - the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE -L'EMPIRE (15/20) *** -</pre> -<p class="p4 center">HISTOIRE<br /> -<span class="smaller">DU</span><br /> - CONSULAT<br /> -<span class="smaller">ET DE</span><br /> - L'EMPIRE</p> - -<p class="p2 center">TOME XV</p> - -<p class="p4 slim">L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction - en Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, - Anglaise, Espagnole et Italienne.</p> - -<p class="slim">Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de - la Librairie) le 30 mars 1857.</p> - -<p class="p2 smaller center">PARIS. IMPRIMÉ PAR HENRI PLON, RUE GARANCIÈRE, 8.</p> - - -<p class="p4 center"><b>HISTOIRE<br /> -<span class="smaller">DU</span><br /> - CONSULAT<br /> -<span class="smaller">ET DE</span><br /> - L'EMPIRE</b></p> - -<p class="p2 center">FAISANT SUITE<br /> - À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE</p> - -<p class="p2 center">PAR M. A. THIERS</p> - -<p class="p4 center smaller">TOME QUINZIÈME</p> - -<div class="figcenter"> -<a id="img001" name="img001"></a> -<img src="images/img001.jpg" width="200" height="146" alt="Emblème de l'éditeur." title="" /> -</div> - -<p class="p4 center small">PARIS<br /> - PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br /> - 60, RUE RICHELIEU<br /> - 1855</p> - -<div class="chapter"> -<h1><span class="pagenum"><a id="page1" name="page1"></a>(p. 1)</span> HISTOIRE<br /> -DU CONSULAT<br /> -ET<br /> -DE L'EMPIRE.</h1> - -<h2>LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.<br /> -<span class="smaller">WASHINGTON ET SALAMANQUE.</span></h2> - -<p class="resume"> - Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de - Russie. — Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante - du commerce et des classes ouvrières; désir général de la - paix. — Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet - britannique. — Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique - purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un - changement politique. — À tous les maux qui résultent pour - l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une - guerre imminente avec l'Union américaine. — Où en étaient restées - les questions de droit maritime entre l'Europe et - l'Amérique. — Renonciation de la part des Américains au système de - <em>non-intercourse</em>, en faveur des puissances qui leur restitueront - les légitimes droits de la neutralité. — Saisissant cette - occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin et de - Milan, si l'Amérique obtient le rappel des <em>ordres du conseil</em>, - ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. — L'Amérique - accepte cette proposition avec empressement. — Négociation qui - dure plus d'une année pour obtenir de l'Angleterre la révocation - des <em>ordres du conseil</em>. — Entêtement de l'Angleterre dans son - système, et refus des propositions américaines, fondé sur ce que - la révocation des décrets de Berlin et de Milan n'est pas - sincère. — Puériles contestations de la diplomatie britannique sur - ce sujet. — Napoléon ne se bornant plus à une simple promesse de - révocation, rend le décret du <span class="pagenum"><a id="page2" name="page2"></a>(p. 2)</span> 28 avril 1811, par lequel - les décrets de Berlin et de Milan sont, par rapport à l'Amérique, - révoqués purement et simplement. — L'Angleterre contestant encore - un fait devenu évident, les Américains sont disposés à lui - déclarer la guerre. — Dernières hésitations de leur part dues aux - procédés malentendus de Napoléon, et aux dispositions des divers - partis en Amérique. — État de ces partis. — Fédéralistes et - républicains. — Le président Maddisson. — La guerre résolue d'abord - pour 1811 est remise à 1812. — Les violences redoublées de - l'Angleterre, et surtout la <em>presse</em> exercée sur les matelots - américains, décident enfin le gouvernement de l'Union. — Le - président Maddisson propose une suite de mesures - militaires. — Vive agitation dans le congrès, et déclaration de - guerre à l'Angleterre. — Importance de cet événement, et - conséquences qu'il aurait pu avoir sans le désastre de Russie et - sans les événements d'Espagne. — État de la guerre dans la - Péninsule. — Dégoût croissant de Napoléon pour cette - guerre. — Situation dans laquelle il avait laissé les choses en - partant pour la Russie, et résolution qu'il avait prise de - déférer le commandement en chef au roi Joseph. — Comment ce - commandement avait été accepté dans les diverses armées qui - occupaient la Péninsule. — État des armées du Nord, de Portugal, - du Centre, d'Andalousie et d'Aragon. — Résistance à l'autorité de - Joseph dans tous les états-majors, excepté dans celui de l'armée - de Portugal, qui avait besoin de lui. — Projets de lord - Wellington, évidemment dirigés contre l'armée de - Portugal. — Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan, son major - général, discerne parfaitement le danger dont on est menacé, et - le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie, qui sont - seules en mesure de secourir efficacement l'armée de - Portugal. — Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont - successivement appelés à commander l'armée du Nord. — Refus du - maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues - contestations avec Joseph. — Situation grave et difficile de - l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal - Marmont. — Opérations préliminaires de lord Wellington au - printemps de 1812. — Voulant empêcher les armées d'Andalousie et - de Portugal de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une - surprise contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le - Tage. — Enlèvement et destruction de ces ouvrages par le général - Hill les 18 et 19 mai. — Après ce coup hardi, lord Wellington - passe l'Aguéda dans les premiers jours de juin. — Sa marche vers - Salamanque. — Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. — Attaque - et prise des forts de Salamanque. — Retraite du maréchal Marmont - derrière le Douro. — Situation et force des deux armées en - présence. — Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la - division des Asturies, et réuni environ quarante mille hommes, - n'attendant plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle - d'Andalousie, ni même de celle du Centre, se décide à repasser le - Douro, afin de forcer les Anglais à rétrograder. — Il espère les - éloigner par ses manœuvres, sans être exposé à leur livrer - bataille. — Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et - retraite des Anglais sous Salamanque, <span class="pagenum"><a id="page3" name="page3"></a>(p. 3)</span> à la position des - Arapiles. — Le maréchal Marmont essaye de manœuvrer encore - autour de la position des Arapiles, afin d'obliger lord - Wellington à rentrer en Portugal. — Au milieu de ces mouvements - hasardés, les deux armées s'abordent, et en viennent aux - mains. — Bataille de Salamanque, livrée et perdue le 22 - juillet. — Le maréchal Marmont, gravement blessé, est remplacé par - le général Clausel. — Funestes conséquences de cette - bataille. — Pendant qu'on la livrait, le roi Joseph, qui n'avait - pu décider les diverses armées à secourir celle de Portugal, - avait pris le parti de la secourir lui-même, mais sans l'en - avertir à temps. — Inutile marche de Joseph sur Salamanque à la - tête d'une force de treize à quatorze mille hommes. — Il passe - quelques jours au delà du Guadarrama, afin de ralentir les - progrès de lord Wellington, et de dégager l'armée de Portugal - vivement poursuivie. — Grâce à sa présence et à la vigueur du - général Clausel, on sauve les débris de l'armée de Portugal qu'on - recueille aux environs de Valladolid. — État moral et matériel de - cette armée, toujours malheureuse malgré sa vaillance. — Profond - chagrin de Joseph menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa - capitale. — N'ayant plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le - conseil du maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. — Ses - ordres impératifs au maréchal Soult. — Après avoir poursuivi - quelques jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant - pas au désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne - la poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12 - août. — Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la - Manche, et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée - d'Andalousie, se réfugie à Valence. — Horribles souffrances de - l'armée du Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa - suite. — Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de - toutes choses auprès du maréchal Suchet. — Le maréchal Soult, - averti par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à - évacuer l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre - à Valence. — Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa - conduite. — Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains de - Joseph. — Irritation de Joseph. — Son entrevue avec le maréchal - Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. — Conférence avec les - trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de campagne - à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais en - Portugal. — Avis des trois maréchaux. — Sagesse du plan proposé par - le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. — Les deux armées - d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid vers la fin - d'octobre. — Temps perdu par lord Wellington à Madrid; sa tardive - apparition devant Burgos. — Belle résistance de la garnison de - Burgos. — L'armée de Portugal renforcée oblige lord Wellington à - lever le siége de Burgos. — Alarmé de la concentration de forces - dont il est menacé, lord Wellington se retire de nouveau sous les - murs de Salamanque, et y prend position. — Pendant ce temps - Joseph, arrivé sur le Tage avec les armées du Centre et - d'Andalousie réunies, chasse devant lui le général Hill, - l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le 2 novembre, - et en part immédiatement pour se mettre <span class="pagenum"><a id="page4" name="page4"></a>(p. 4)</span> à la poursuite des - Anglais. — Son arrivée le 6 novembre au delà du - Guadarrama. — L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les - bords du Douro, se joint à lui. — Réunion de plus de quatre-vingt - mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe, devant lord - Wellington à Salamanque. — Heureuse occasion de venger nos - malheurs. — Plan d'attaque proposé par le maréchal Jourdan, - approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal - Soult. — Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général - de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du - maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la - responsabilité de la conduite à tenir. — Le maréchal Soult passe - la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal - Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. — Lord Wellington - n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille - Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille - Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. — Juste - mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et - leur entrée en cantonnements. — Retour de Joseph à - Madrid. — Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui, - s'ajoutant au désastre de Moscou, aggravent la situation de la - France. — Joie en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement - inouï des esprits à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Mai 1812.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Événements qui se passaient en Angleterre, en Amérique et -en Espagne pendant la campagne de Russie.</span> -Pendant que s'accomplissait au nord de l'Europe la catastrophe sans -exemple que nous venons de retracer, les rivages lointains de -l'Atlantique, les plages brûlantes de l'Espagne étaient le théâtre -d'événements moins extraordinaires sans doute, mais extrêmement -graves, comme tous ceux qui découlaient de la politique exorbitante de -Napoléon, et prouvant tout aussi évidemment la folie de cette -politique. On y pouvait voir démontrée clairement cette vérité que -nous avons déjà énoncée, que si au lieu d'aller chercher à vaincre -l'Europe au fond de la Russie, Napoléon avait persévéré à la combattre -sur le théâtre difficile, mais choisi par lui, de la Péninsule et de -l'Atlantique, en conduisant à terme la guerre d'Espagne et le blocus -continental, il eût probablement contraint l'Angleterre à céder, -désarmé du même coup l'Europe entière, sinon <span class="pagenum"><a id="page5" name="page5"></a>(p. 5)</span> pour toujours, du -moins pour bien des années, et se serait ainsi ménagé le temps (la -raison venant l'éclairer) de faire du faîte même de sa grandeur les -sacrifices qui auraient rendu sa domination durable en la rendant -supportable. Il faut donc avant de reprendre les suites de la fatale -expédition de Russie, retracer les événements de l'Espagne et de -l'Amérique pendant l'année 1812, les uns funestes, les autres -inutilement heureux, tous effets de la même cause, la volonté mobile -et désordonnée d'un génie immense mais sans frein.</p> - -<p>Lorsque Napoléon dégoûté de la guerre d'Espagne, au moment même où la -persévérance aurait pu en corriger le vice, avait songé à porter ses -forces au nord, la Grande-Bretagne était, comme on l'a vu, dans une -situation des plus difficiles. Les succès obtenus par lord Wellington -grâce à nos fautes avaient sans doute rendu en Angleterre quelque -sérénité aux esprits, mais on y sentait tous les jours davantage les -cruelles gênes imposées au commerce, on entrevoyait avec effroi le -terme d'une puissance financière trop peu ménagée, et on pensait sans -cesse au danger qui menacerait l'armée britannique, si jamais Napoléon -dirigeait contre elle un effort décisif. -<span class="sidenote" title="En marge">Continuation des embarras commerciaux de l'Angleterre.</span> -La situation commerciale ne -s'était point améliorée. D'énormes quantités de denrées coloniales en -sucres, cafés, cotons, accumulées ou dans des docks, ou sur des -vaisseaux qui obstruaient la Tamise; des quantités non moins -considérables d'objets manufacturés ne sortant pas de chez les -fabricants qui les avaient produits, ou de chez les spéculateurs qui -les avaient achetés; les unes et les autres servant <span class="pagenum"><a id="page6" name="page6"></a>(p. 6)</span> de motif à -une vaste émission de papier de commerce, que la banque escomptait, et -dont elle fournissait la valeur en papier-monnaie qui perdait 20 à 25 -pour cent; une baisse continue du change résultant de cet état de -choses, laquelle ne pouvait être arrêtée qu'au moyen d'une exportation -illégale et continue de numéraire, à ce point qu'à Gravelines et -Dunkerque seulement les <em>smogleurs</em> apportaient par mois plusieurs -millions de guinées en or: telle était, avons-nous dit, la situation -commerciale de l'Angleterre depuis quelques années. Des dépenses -publiques qui commençaient à être de cent millions sterling par an (2 -milliards 500 millions de francs) contre 90 millions sterling de -ressources, dans lesquelles figurait un emprunt annuel de 20 millions -sterling, constituaient la situation financière. La disette qui nous -avait tourmentés cette année, n'avait pas moins sévi en Angleterre, et -des bandes d'ouvriers brisant les métiers, égorgeant quelquefois les -manufacturiers, demandant du pain avec des cris qui auraient fait -trembler un gouvernement moins habitué aux clameurs d'un peuple libre, -mais qui devaient émouvoir tout gouvernement sage et humain, -ajoutaient le dernier trait à cette détresse, causée par une longue -guerre au sein de la plus prodigieuse richesse qui eût encore paru sur -notre globe.</p> - -<p>Il est vrai que cent vaisseaux de guerre, deux cents frégates, portant -sur toutes les mers un pavillon victorieux, qu'une armée de terre peu -nombreuse, mais vaillante et sagement conduite, et enfin un cabinet -qui seul en Europe n'avait pas subi les volontés despotiques de -Napoléon, dédommageaient <span class="pagenum"><a id="page7" name="page7"></a>(p. 7)</span> la glorieuse Angleterre de ses -souffrances. -<span class="sidenote" title="En marge">Désir général de la paix.</span> -Mais tous les gens sages reconnaissaient que cette -situation cachait de grands périls, que si le génie redoutable auquel -on avait affaire mettait quelque prudence et quelque suite dans ses -desseins, il pouvait en continuant son blocus continental un an ou -deux encore, réduire le commerce et les finances de l'Angleterre aux -dernières extrémités, et terminer même l'interminable guerre -d'Espagne, en jetant à la mer lord Wellington et sa brave armée. Cent -mille des six cent mille hommes perdus en Russie, et la personne de -Napoléon, auraient dans la Péninsule rendu ce résultat infaillible. -Voilà ce que tout le monde sentait confusément, et ce que chacun -exprimait avec le langage qui lui était propre. Les opposants du -parlement britannique le disaient en langage de parti; le peuple le -vociférait dans les rues de Londres à la façon de la populace; des -ministres éclairés le disaient eux-mêmes dans le sein du cabinet -anglais, et le marquis de Wellesley, frère du célèbre lord Wellington, -personnage aussi clairvoyant qu'éloquent, partageant cet avis, était -sorti du ministère par antipathie pour le caractère de M. Perceval et -pour sa politique inflexible. Mais il y a une ornière de la guerre, -ornière aussi profonde que celle de la paix quand on s'y est traîné -longtemps, et dont alors on ne savait pas plus sortir en Angleterre -qu'en France. On y était, on y restait, bien qu'on eût songé plus -d'une fois à s'en tirer. Le résultat, il est vrai, devait donner -raison à ceux qui s'obstinaient à rester dans cette ornière, mais avec -un peu de sagesse de la part de Napoléon, il en eût été tout -autrement.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page8" name="page8"></a>(p. 8)</span> Un sentiment honorable, mêlé à un sentiment intéressé, y retenait, il -faut le reconnaître, le gros de la nation, c'était la sympathie qu'on -avait conçue pour les insurgés espagnols, et le désir aussi d'empêcher -Napoléon d'établir son influence dans la Péninsule. Si Napoléon avait -fait un sacrifice à cet égard, ou bien si par une victoire décisive il -eût dégagé l'honneur de l'Angleterre envers les Espagnols, la paix eût -été immédiatement acceptée, avec de prodigieux agrandissements pour la -France. Deux hommes seulement manifestaient en Angleterre une -résolution inébranlable, c'étaient M. Perceval et lord Wellington. Le -premier, avocat habile, cœur honnête, mais esprit étroit et -indomptable, désagréable même à ses collègues par son entêtement, et -devenu par ce défaut, ou cette qualité, le véritable chef du cabinet, -ne voulait pas céder, uniquement par opiniâtreté de caractère. Lord -Wellington, par l'intérêt de sa gloire qui grandissait tous les jours -dans la Péninsule, et par une sagacité profonde qui lui faisait -démêler dans la conduite des affaires d'Espagne un commencement de -déraison, signe ordinaire de la fin des dominations exorbitantes, lord -Wellington voulait persévérer, et disait que sans être assuré de se -maintenir toujours dans la Péninsule, il croyait entrevoir cependant -que le vaste empire de Napoléon approchait de sa ruine. -<span class="sidenote" title="En marge">Longues hésitations du régent.</span> -Le prince -régent, arrivé depuis une année au gouvernement de l'État, hésitait -entre les chefs de l'opposition, ses anciens amis, et les ministres, -anciens dépositaires de la confiance de son père. Peu à peu il s'était -habitué à ceux-ci, et s'était refroidi pour ceux-là; <span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> mais il -sentait le danger de s'obstiner dans le système d'une guerre sans -terme, et le danger aussi de remettre soudainement le pouvoir aux -mains d'hommes qui n'avaient jamais dirigé cette guerre, qui la -condamnaient même, dans un moment où pour la bien finir il fallait -peut-être savoir y persévérer quelque temps encore. Au milieu de ces -perplexités, il avait essayé au commencement de 1812, comme nous -l'avons dit ailleurs, de ménager entre les ministres et les lords Grey -et Grenville un rapprochement qu'il désirait beaucoup, et qu'il -n'était point parvenu à opérer. -<span class="sidenote" title="En marge">Mort de M. Perceval.</span> -Tout à coup un événement imprévu, qui -dans toute autre situation aurait certainement amené un changement de -pouvoir en Angleterre, avait fait disparaître de la scène le principal -ministre, par un crime étrange, auquel on ne put découvrir d'autre -cause que la folie d'un individu. Le nommé Bellingham, espèce de -maniaque, qui croyait avoir rendu en Russie des services à son pays, -qui ne cessait d'en réclamer le prix tantôt auprès de l'ambassadeur, -lord Gower, tantôt auprès des membres du cabinet, et qui tous les -jours assiégeait les avenues du parlement pour intéresser à sa cause -des protecteurs puissants, résolut de tuer l'un des personnages qu'il -avait sollicités en vain. Celui qu'il aurait voulu immoler à sa -vengeance était lord Gower. Il rencontra M. Perceval, et le tua d'un -coup de pistolet. Il se constitua lui-même prisonnier, s'avoua -coupable, et mourut avec la tranquillité d'un insensé. On avait cru -d'abord à un crime politique; on se convainquit bientôt du contraire; -néanmoins quelque chose de politique apparut dans ce crime, <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> -ce furent les cris féroces d'une populace exaspérée par la souffrance, -et donnant des témoignages d'intérêt au misérable qui avait frappé un -homme illustre, justiciable de l'histoire, mais non du poignard des -assassins.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Sans la guerre de Russie, qui fit naître de nouvelles -espérances, la mort de M. Perceval eût amené un changement de -politique.</span> -Si un pareil événement avait eu lieu avant qu'on pût prévoir la guerre -de Russie, probablement il eût amené un changement de système. Mais M. -Perceval avait été frappé le 11 mai, au moment même où Napoléon -marchait vers le Niémen, et cette guerre qui ouvrait des perspectives -toutes nouvelles à la vieille politique de M. Pitt, ne permettait pas -qu'on changeât de direction. En confiant les affaires extérieures à -lord Castlereagh, le prince régent avait manifesté sa résolution de -persévérer dans la politique de MM. Pitt et Perceval.</p> - -<p>C'était une première chance heureuse que l'expédition de Russie -enlevait à Napoléon. Il allait voir s'en évanouir une autre non moins -regrettable, c'était celle qui aurait pu naître de la guerre imminente -entre l'Angleterre et l'Amérique.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Imminence d'une guerre entre l'Angleterre et l'Amérique.</span> -Cette guerre, toujours possible, toujours probable depuis plus d'un -an, venait enfin d'être déclarée.</p> - -<p>Si Napoléon pour soumettre aux rigueurs du blocus continental les -puissances du continent, était condamné à les froisser cruellement, -l'Angleterre pour exercer son despotisme sur les mers, était condamnée -aussi à froisser non moins cruellement les puissances maritimes. Pour -obliger en effet toutes les nations commerçantes à venir toucher à -Londres ou à Malte, y recevoir permission de naviguer, y payer -tribut, s'y charger de marchandises anglaises; <span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> pour les -obliger à reconnaître comme bloqués des ports qui ne l'avaient jamais -été, même par des forces illusoires, il fallait exercer une tyrannie -insupportable sur mer, et tout aussi odieuse que celle de Napoléon sur -terre. -<span class="sidenote" title="En marge">Excès de pouvoirs commis par l'Angleterre sur les mers, et -assez semblables à ceux que Napoléon se permet sur le continent.</span> -Si Napoléon sous prétexte de fermer au commerce britannique une -portion de rivage, s'en emparait, témoin la Hollande, Oldenbourg, les -villes anséatiques, l'Angleterre ne pouvant prendre possession de -l'Océan, s'y arrogeait des droits qui valaient bien les usurpations -territoriales de Napoléon, et qui devaient tôt ou tard révolter les -nations intéressées à la liberté des mers.</p> - -<p>C'était là une des circonstances dont Napoléon aurait pu profiter, et -qui lui aurait procuré des alliés, comme il en donnait à l'Angleterre -par les rigueurs du blocus continental, s'il avait su en quoi que ce -soit attendre les bienfaits du temps.</p> - -<p>La plupart des puissances maritimes de l'ancien monde, absorbées dans -son immense empire, avaient disparu. Mais au delà de l'Atlantique il -en restait une inaccessible aux armées européennes, grandissant en -silence, acquérant chaque jour des forces qu'on soupçonnait, sans les -connaître, c'était l'Amérique, véritable Hercule au berceau, qui -devait étonner l'univers dès qu'il ferait un premier essai de sa -vigueur naturelle. On se rappelle l'attitude qu'avaient prise à son -égard l'Angleterre et la France, à propos du droit maritime, soutenu -par l'une, contesté par l'autre, et il semblait que toutes deux -fissent assaut de fautes sur ce théâtre où elles auraient eu tant -d'intérêt à se bien conduire. Mais le cabinet britannique ayant même -surpassé les fautes <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> de Napoléon, la balance allait enfin -verser en faveur de ce dernier, et la guerre s'était détournée de la -France pour assaillir l'Angleterre, conjoncture bien heureuse, si -quelque chose avait pu être heureux encore, lorsque toutes nos -ressources venaient de s'engloutir dans l'abîme du Nord.</p> - -<p>On a vu plus haut comment l'Amérique révoltée par les <em>ordres du -conseil</em>, qui exigeaient qu'on touchât à Londres ou à Malte pour -obtenir la permission de naviguer, et qui frappaient d'interdit de -vastes étendues de rivages sans l'excuse du blocus réel, avait été -presque aussitôt froissée par les décrets de Berlin et de Milan, qui -déclaraient dénationalisé tout bâtiment ayant déféré aux prescriptions -du conseil britannique, et comment indignée également de ces deux -tyrannies, dont l'une pourtant était la suite inévitable de l'autre, -elle avait répondu d'une manière égale à toutes deux, en leur opposant -l'acte de <em>non-intercourse</em>. -<span class="sidenote" title="En marge">L'Amérique révoque l'acte de non-intercourse, et déclare -qu'elle rétablira ses relations commerciales avec celle des puissances -belligérantes qui renoncera à ses prétentions arbitraires sur les -mers.</span> -On se souvient que cet acte défendait aux -navigateurs américains de fréquenter les mers d'Europe, mais que -beaucoup de ces navigateurs, enfreignant les règlements de leur pays, -avaient, par l'appât d'un gros bénéfice, subi les lois, le pavillon, -la souveraineté de l'Angleterre, et fourni cette race de faux neutres, -dont Napoléon avait fait de si larges captures, et dont il avait voulu -obliger tous les États, même la Russie, à faire leur butin. On se -souvient encore qu'après moins de deux années de ce régime, l'Amérique -dégoûtée de se punir elle-même pour punir les autres, avait enfin -changé de système, et déclaré qu'elle était prête à rentrer en -relations commerciales avec celle des deux puissances <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> -belligérantes qui renoncerait à toute prétention tyrannique sur les -mers.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon saisit cette occasion, et révoque les décrets de -Berlin et de Milan à l'égard des Américains, à condition qu'ils feront -respecter leurs droits par l'Angleterre.</span> -Napoléon avait habilement saisi cette circonstance, et déclaré qu'à -partir du 1<sup>er</sup> novembre 1810 les décrets de Berlin et de Milan -seraient levés pour l'Amérique, si celle-ci obtenait par rapport à -elle-même la révocation des <em>ordres du conseil</em>, ou si, ne le pouvant -pas, elle faisait respecter ses droits. C'était une déclaration -conditionnelle, incomplète dans sa forme, car Napoléon n'avait pas -encore émis de décret, incomplète dans ses effets, car il ne -restituait pas immédiatement aux Américains tous les droits de la -neutralité, mais très-sincère, et qu'il était résolu à faire suivre -d'effets sérieux, à condition que les Américains se conduiraient -convenablement envers nous et envers eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils -exigeraient la révocation des <em>ordres du conseil</em>, ou déclareraient la -guerre à l'Angleterre. Napoléon, avec des ménagements qu'il n'avait -pas toujours pour la dignité d'autrui, s'était abstenu de prononcer le -mot de guerre à l'Angleterre, pour ne pas dicter trop ouvertement à -l'Amérique la conduite qu'elle avait à tenir, et il s'était renfermé -dans la formule plus générale, mais suffisamment significative, que -nous venons de rapporter, formule qui n'imposait à l'Amérique d'autre -obligation que celle de faire respecter ses droits.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Amérique accepte la déclaration de Napoléon, rétablit les -relations commerciales avec la France, et les laisse suspendues avec -l'Angleterre.</span> -L'Amérique s'empressant d'accueillir cette ouverture, avait déclaré, -par un acte du 2 mars 1811, tous les rapports maritimes rétablis avec -la France, et l'<em>acte de non-intercourse</em> maintenu envers -l'Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci révoquât ses <em>ordres du <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> -conseil</em>. À cette nouvelle le cabinet britannique, s'obstinant par -amour-propre bien plus que par intérêt, dans ses <em>ordres du conseil</em>, -les avait modifiés dans quelques-unes de leurs dispositions, sans les -abroger en principe. Ainsi il avait cessé d'imposer aux bâtiments de -commerce la relâche à Londres ou à Malte; il avait restreint aussi son -système de blocus, et s'était borné à déclarer bloquées les côtes de -l'Empire français, depuis l'Elbe jusqu'à Saint-Sébastien dans l'Océan, -depuis Port-Vendre jusqu'à Cattaro dans la Méditerranée et -l'Adriatique, et quant à la prétention de confisquer la propriété -ennemie sur les bâtiments neutres, il l'avait maintenue sans -restriction. -<span class="sidenote" title="En marge">Modifications illusoires apportées par l'Angleterre à ses -<em>ordres du conseil</em>.</span> -C'était retenir à peu près tout entière la tyrannie -maritime que l'Angleterre s'était arrogée, car si l'obligation d'aller -à Londres cessait, si le blocus sur le papier était un peu moins -étendu, en réalité la prétention de visiter les neutres autrement que -pour constater la sincérité du pavillon, et de rechercher à leur bord -la propriété ennemie, la prétention de leur interdire tel ou tel port -qui n'était pas bloqué effectivement, constituaient justement toutes -les usurpations dont ils s'étaient plaints, et qui avaient amené en -représaille les décrets de Berlin et de Milan. -<span class="sidenote" title="En marge">Prétentions dans lesquelles persiste l'Angleterre.</span> -Si en droit les -violations de principes étaient tout aussi flagrantes, en fait elles -étaient tout aussi incommodes, car la visite exercée contre le -pavillon neutre servait non-seulement à saisir chez les Américains les -soieries, les vins, tout ce qui faisait l'objet de leur commerce avec -la France, sous prétexte que c'était propriété ennemie, mais donnait -occasion à une vexation insupportable, la <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> <em>presse</em> des -matelots. Les Anglais en effet prétendaient avoir le droit de -poursuivre les matelots anglais déserteurs de leur patrie, en quelque -lieu qu'ils les trouvassent. En conséquence, après avoir recherché sur -les bâtiments américains tout ce qui pouvait paraître marchandise -française, ils enlevaient encore les matelots américains, sous -prétexte que parlant anglais ils étaient Anglais. -<span class="sidenote" title="En marge">La <em>presse</em> exercée à l'égard des matelots américains.</span> -Cette dernière -vexation était devenue intolérable. Tout bâtiment portant une -marchandise française en était dépouillé; tout matelot parlant anglais -était arrêté comme déserteur, et plusieurs frégates anglaises -exerçaient ce droit sur les rivages mêmes d'Amérique, à la vue des -populations indignées. Sans doute il pouvait y avoir en Amérique -quelques matelots anglais déserteurs, car dans tous les pays qui sont -en état de guerre, il arrive qu'un certain nombre de matelots émigrent -pour ne pas être arrachés au commerce, toujours plus lucratif pour eux -que la guerre. Mais heureusement pour l'honneur des nations, c'est le -moindre nombre qui agit de la sorte. Or, on évaluait à plus de six -mille les matelots dont la capture était légalement constatée, ce qui -donnait lieu de croire qu'on en avait enlevé le double au moins sur -les bâtiments américains, en supposant qu'ils étaient Anglais. Si donc -au droit de visite ainsi exercé, on ajoute le blocus de l'Empire -français, qui comprenait alors la meilleure partie de l'Europe -civilisée, on conviendra que le commerce de l'Europe restait -impossible aux Américains, et que les dispenser de venir prendre à -Londres ou à Malte la permission de naviguer, que restreindre quelque -<span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span> peu en leur faveur le blocus général, c'était laisser -subsister la tyrannie des mers tout entière. Autant valait pour un -Américain subir une relâche à Londres, car au moyen de cette relâche -il obtenait une licence avec laquelle il avait ensuite la faculté -d'aller où il voulait, et de faire au moins le commerce britannique à -défaut d'autre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Longue controverse entre l'Angleterre et l'Amérique.</span> -Les Américains connaissaient trop le droit maritime et leurs propres -intérêts pour ne pas relever à l'instant ces intolérables prétentions, -et montrer tout ce qu'avaient d'illusoire les prétendues modifications -apportées aux <em>ordres du conseil</em>. La <em>presse</em> de leurs matelots -surtout, obstinément continuée à l'embouchure de la Chesapeak et de la -Delaware, par des frégates anglaises dont on entendait le canon, -était, chaque fois qu'elle s'exerçait, l'occasion d'un cri unanime, et -le sujet des plus véhémentes réclamations. Toute l'année 1811, -employée par Napoléon à faire une guerre négligée dans la Péninsule, -et à préparer une guerre fatale en Russie, avait été pour les Anglais -et les Américains remplie de cette contestation, parvenue bientôt au -dernier degré de violence. Lord Castlereagh soutenait avec une -arrogance incroyable, et une obstination sophistique peu digne de -l'Angleterre, que les modifications apportées aux <em>ordres du conseil</em> -étaient considérables, plus considérables que celles que Napoléon -avait apportées aux décrets de Berlin et de Milan; qu'en réalité ces -décrets n'avaient pas été révoqués, que l'Amérique ne pouvait pas -fournir la preuve de cette révocation, que tous les jours on avait la -démonstration du contraire dans l'arrestation de nombreux <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> -bâtiments américains par la marine française; qu'enfin en demandant -pour le pavillon neutre la liberté de transporter ce qu'il voudrait, -sauf la contrebande de guerre, on demandait tout simplement la libre -circulation des produits français dans le monde entier, vins, -soieries, etc., et qu'en retour les Américains n'avaient pas obtenu la -libre circulation des produits anglais. Quant à la <em>presse</em> des -matelots, lord Castlereagh se montrait inflexible, et ne voulait à -aucun prix renoncer à l'exercer, disant qu'en fait d'hommes de mer, -lesquels constituaient la plus précieuse des propriétés britanniques, -l'Angleterre prenait son bien partout où elle le trouvait.</p> - -<p>Les Américains répondaient avec raison que les modifications apportées -aux <em>ordres du conseil</em> étaient nulles, lorsqu'on se réservait la -faculté de rechercher la propriété ennemie sous le pavillon neutre, et -lorsqu'on maintenait en outre le blocus fictif; que la révocation des -décrets de Berlin et de Milan était un acte qui les concernait -exclusivement, de la sincérité duquel ils étaient seuls juges, -puisqu'il s'appliquait à leur commerce et non à celui d'autrui; que -d'ailleurs ils avaient dans les mains la déclaration officielle du -ministère français, prête à être convertie en décret dès que la -condition exigée par la France serait remplie par l'Amérique; qu'à la -vérité quelques procédés arbitraires, résultant d'une situation -indéterminée, résultant surtout des violences britanniques, étaient -encore à déplorer de la part de la France, que c'était à l'Amérique à -les faire cesser, et qu'elle y pourvoirait; qu'en tout cas la -révocation <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> des décrets de Napoléon la regardait, qu'elle y -croyait, que cela suffisait pour qu'elle pût demander un acte -semblable à l'Angleterre; que relativement au reproche de n'avoir pas -obtenu de la France la libre circulation des marchandises anglaises, -ce reproche était puéril, et indigne de toute controverse sérieuse; -qu'en effet, l'Amérique en réclamant la liberté pour le neutre de -charger à son bord ce qu'il voulait, ne demandait pas à introduire en -Angleterre par exemple des vins ou des soieries de France, ce qui eût -été une prétention impertinente, mais à porter par toutes les mers des -soieries et des vins aux peuples auxquels il conviendrait de recevoir -ces objets; que c'était là le droit incontestable de toute nation -neutre, car elle ne devait pas souffrir de la guerre, n'y prenant -aucune part; que ce droit elle le réclamait, et allait l'obtenir de la -France par la révocation des décrets de Berlin et de Milan; qu'elle -pourrait dès lors à la face du pavillon français porter sur ses -bâtiments et sur toutes les mers des cotonnades anglaises par exemple, -les offrir à tous les pays qui en désiraient, mais qu'elle ne pouvait -exiger de ces pays, et de la France notamment, qu'ils les reçussent, -car la liberté du pavillon n'était pas la liberté du commerce; elle -était la faculté de porter ce qu'on voulait à qui voulait le recevoir, -mais non la faculté d'introduire chez autrui ce qu'il ne lui convenait -pas d'admettre sur son territoire; que se plaindre de ce que la -diplomatie américaine n'avait pas obtenu davantage, de ce qu'elle -n'avait pas exigé de la France la libre introduction des produits -anglais, était déraisonnable jusqu'à la puérilité, <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> et que ce -n'était pas traiter sérieusement que de prétendre en faire un grief.</p> - -<p>Quant à la <em>presse</em> des matelots, les Américains ajoutaient que si la -désertion était un délit que les Anglais avaient incontestablement le -droit de poursuivre et de punir sur leur territoire, ils ne pouvaient -pas le poursuivre sur le territoire d'autrui; que sur les mers, qui -sont à tous et à personne, un bâtiment couvert de son pavillon -national était territoire national, que c'était là un principe reconnu -par tous les peuples; que, dès lors, rechercher un matelot, Anglais ou -non, sur un bâtiment américain était un fait aussi révoltant que le -serait celui d'un constable anglais voulant saisir à Washington même -un coupable anglais, et lui faire subir ou une loi anglaise ou un -jugement anglais; que c'était là purement et simplement une violation -de territoire; qu'enfin tous les droits d'un gouvernement poursuivant -un coupable de sa nation sur le sol étranger, se réduisaient à -réclamer l'extradition, ce qui ne pouvait s'obtenir qu'en vertu de -stipulations spéciales et réciproques, appelées traités d'extradition.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'exaspération des Américains contre la Grande-Bretagne les -aurait amenés à lui déclarer immédiatement la guerre, si Napoléon ne -leur avait lui-même fait subir des rigueurs intempestives.</span> -Ces principes étaient tellement clairs, que lord Castlereagh et ses -légistes furent réduits au silence, et que dès l'année 1811 la guerre -eût été déclarée à l'Angleterre par les États-Unis, circonstance alors -des plus heureuses pour nous, si des rigueurs moins graves sans doute, -mais fâcheuses encore, exercées par la France, n'avaient fourni aux -partisans de l'influence britannique en Amérique et aux amis exagérés -de la paix des arguments spécieux contre la guerre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> Napoléon n'avait pas voulu révoquer immédiatement ses décrets, -et s'était borné à une simple promesse formelle de les révoquer, dès -que l'Amérique aurait fait quelque chose de significatif contre -l'Angleterre. L'acte américain du 2 mars 1811, qui rétablissait les -rapports commerciaux avec la France, et les laissait suspendus avec -l'Angleterre, ayant été connu en Europe, Napoléon y répondit par un -acte du 28 avril 1811, qui révoquait les décrets de Berlin et de Milan -par rapport à l'Amérique. Cet acte officiel causa une vive sensation -aux États-Unis, et fit tomber la principale des assertions anglaises, -au point de ne pas permettre de la reproduire. Malheureusement -Napoléon détruisit en partie ce bon effet, en maintenant encore -certaines exceptions au droit pur des neutres, et en imposant au -commerce américain certaines gênes singulièrement incommodes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Maintien des saisies prononcées en France contre les -cargaisons américaines.</span> -D'abord il ne voulut pas restituer les fameuses cargaisons américaines -capturées en Hollande, parce qu'elles avaient une grande valeur, et -qu'elles appartenaient d'ailleurs à cette classe d'Américains qui -s'étaient faits les complaisants du commerce britannique, et pour -lesquels il avait plus d'aversion que pour les Anglais eux-mêmes. Il -donnait à l'appui de cette rigueur deux bonnes raisons, premièrement -que les propriétaires de ces cargaisons se trouvant en Europe -contrairement à l'acte de <em>non-intercourse</em>, y étaient en violation -des lois de leur pays, et devaient dès lors être considérés comme -dénationalisés; secondement, qu'à la même époque on avait arrêté en -Amérique des bâtiments français, pour <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span> violation de l'acte de -<em>non-intercourse</em>, et que l'arrestation des Français autorisait -naturellement celle des Américains. À la vérité, les Français saisis -étaient au nombre de trois ou quatre, et les Américains au nombre de -plusieurs centaines. Mais en fait d'honneur, disait Napoléon, on ne -comptait pas, et mille Américains capturés ne compensaient pas à ses -yeux un seul Français maltraité dans les ports de l'Union. Toutefois -il avait consenti à restituer les quelques Américains saisis depuis la -déclaration du 1<sup>er</sup> novembre 1810, c'est-à-dire depuis l'offre faite -à l'Amérique de révoquer les décrets de Berlin et de Milan, si elle -acceptait les conditions mises à cette révocation.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Diverses restrictions au droit des neutres maintenues par -Napoléon.</span> -Quant au droit des neutres, Napoléon, en le rétablissant au profit des -Américains, avait laissé subsister diverses exceptions. Il renonçait -complétement à la faculté de rechercher la propriété ennemie sous le -pavillon neutre, et admettait que le pavillon couvrant la marchandise, -le neutre pouvait porter ce qu'il voulait en tous lieux. Il renonçait -à rechercher si un bâtiment américain avait touché à Londres ou à -Malte; il renonçait également à tous les blocus fictifs, mais il -prétendait encore saisir un Américain qui serait trouvé sous convoi -anglais, comme devenu ennemi par cette association; il prétendait en -outre, les Anglais persistant à bloquer les rivages de France, -interdire à tout bâtiment l'accès des rivages d'Angleterre, ne -s'adressant pas en cela, disait-il, aux Américains, mais aux rivages -d'Angleterre, en représaille de ce qui se faisait contre les rivages -de France. Enfin, ayant des armées devant Lisbonne et Cadix, il -soutenait que porter des farines <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> à Lisbonne et à Cadix c'était -violer un blocus réel, et il avait prescrit de l'empêcher. Ces -restrictions au droit pur des neutres étaient fort soutenables, mais -leur utilité réelle ne valait pas le mauvais effet qu'elles devaient -produire en Amérique.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Précautions gênantes imposées au commerce américain.</span> -Quant au commerce, Napoléon, toujours soigneux en admettant en France -les Américains de n'y introduire ni des bâtiments anglais ni des -produits anglais, avait imaginé des précautions extrêmement -minutieuses. D'abord il n'avait permis que deux points de départ, -New-York et la Nouvelle-Orléans, et trois points d'arrivée, Bordeaux, -Nantes et le Havre. Il avait exigé que chaque cargaison fût, avant le -départ d'Amérique, vérifiée et inventoriée par ses consuls, pour qu'il -n'y eût pas en route substitution de valeur et de qualité. En outre il -avait désigné les matières qu'on pourrait importer en France, en avait -exclu le sucre et le café, qui sont d'origine toujours douteuse, et -avait voulu qu'en retour des marchandises introduites, les Américains -fussent tenus d'exporter un tiers de la valeur de ces marchandises en -vins, et deux tiers en soieries. Enfin il avait soumis les objets -importés d'Amérique au fameux tarif du 5 août 1810, lequel consistait -à substituer un droit de 50 pour cent à la prohibition absolue -prononcée contre tous les produits exotiques.</p> - -<p>Lorsque les Américains admis dans nos ports y trouvèrent ces gênes, -relativement aux points de départ et d'arrivée, relativement à la -nature des marchandises qu'ils pouvaient introduire, à la nature et à -la proportion de celles qu'ils étaient tenus d'exporter, ils se -plaignirent vivement d'un commerce <span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> chargé de pareilles -entraves, et malheureusement leurs plaintes portées aux États-Unis -devaient y produire un retentissement fâcheux. Napoléon, en effet, se -privait pour un bien petit avantage d'un résultat politique fort -important, celui d'une déclaration de guerre de l'Amérique à -l'Angleterre. Tout en ayant raison de ne pas vouloir laisser -s'infiltrer les produits anglais en France par le moyen des neutres, -il était bien certain qu'une fois la guerre déclarée les Américains ne -puiseraient guère la matière de leurs importations dans les entrepôts -britanniques. De plus, en exigeant des constatations bien faites par -des consuls d'une probité rigoureuse, il aurait pu se dispenser de -restreindre à deux ports en Amérique, à trois ports en France, les -points de départ et d'arrivée, car c'était rendre aux Anglais le -blocus de nos rivages trop facile, que de réduire à trois le nombre -des points à bloquer. Quant aux marchandises, la plupart, comme les -bois, les tabacs, les farines, étaient tellement propres aux -États-Unis, les autres, comme les cotons, avaient des signes tellement -certains de leur origine, qu'il n'y avait pas à craindre la -substitution pendant la traversée du produit anglais au produit -américain. Quant aux sucres et cafés, comme il en fallait absolument -une certaine quantité en France, et que Napoléon permettait même -d'aller les chercher en Angleterre au moyen des licences, il eût été -bien plus simple de les recevoir des Américains, dussent ces derniers -les prendre dans les colonies anglaises. Enfin, quant à l'obligation -d'acheter une certaine proportion de vins et de soieries de France, -il fallait ne pas tant <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> s'occuper de Bordeaux et de Lyon, car -c'était leur nuire par trop de sollicitude, et il suffisait de s'en -fier aux Américains du soin de choisir ceux de nos produits qu'ils -pourraient exporter avec le plus d'avantage.</p> - -<p>Le premier intérêt, celui qui l'emportait sur tous les autres, même -par rapport au blocus continental, c'était d'amener la guerre entre -l'Amérique et l'Angleterre. Dût-il en résulter quelque fraude, il -fallait à tout prix amener cette guerre, car à l'instant les Anglais -perdaient leur commerce avec l'Amérique, qui était encore de deux -cents millions, et rien ne pouvait les dédommager d'une telle perte. -De plus, la suppression du pavillon américain comme intermédiaire -était pour eux un dommage d'un autre genre, qui valait tous les -sacrifices momentanés qu'on s'imposerait en faveur de l'Amérique. -Lorsque par exemple nous obligions les Suédois, les Danois, les -Prussiens à déclarer la guerre aux Anglais, ils cédaient à la -violence, et ne se livraient qu'à de feintes hostilités. Mais une fois -le premier coup de canon tiré entre l'Amérique et l'Angleterre, une -haine nationale ardente devait s'allumer entre elles, le pavillon -américain devait cesser d'être le complaisant de la marine -britannique, et se figure-t-on ce que serait devenu pour l'Angleterre -le blocus continental, si les Américains ne s'étaient plus offerts -pour déjouer ce blocus, en prêtant aux Anglais leur prétendu pavillon -neutre?</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les procédés de la France envers l'Amérique servent -d'arguments aux partisans de l'Angleterre.</span> -En vue d'obtenir un tel résultat, aucun sacrifice ne devait nous -coûter, et il était évident que pour l'obtenir il fallait d'abord -faire cesser toute plainte <span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> fondée des Américains contre nous, -afin que leur irritation fût exclusivement tournée contre -l'Angleterre, et ensuite leur faire espérer, en dédommagement du -commerce qu'ils allaient perdre avec l'Angleterre, un large commerce -avec la France. Malheureusement, par défiance, par orgueil, par -entêtement, Napoléon se défendait contre les concessions qu'on lui -demandait, ne les accordait qu'une à une, et souvent même en -détruisait l'effet par des rigueurs intempestives. Aussi lorsque dans -le congrès américain les partisans de la guerre citaient les vaisseaux -arrêtés par les Anglais, ou ceux à bord desquels on avait exercé la -<em>presse</em>, les partisans de la paix citaient en réponse les vaisseaux -américains arrêtés par la marine française aux bouches de la Tamise ou -du Tage; et lorsqu'on voulait faire luire à leurs yeux le vaste -commerce de l'Empire français en compensation du commerce britannique, -ils citaient les deux ports d'où l'on pouvait partir d'Amérique, les -trois ports où l'on pouvait aborder en France, et les gênes, les -tarifs excessifs qu'on était exposé à y rencontrer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">État des partis en Amérique.</span> -L'état des esprits aux États-Unis, la division des partis dans cette -contrée libre, compliquaient encore cette situation. Alors comme plus -anciennement, et comme plus tard, l'Amérique du Nord était divisée en -fédéralistes et en démocrates.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les fédéralistes, leur caractère et leurs opinions.</span> -Les premiers, bien qu'ayant autrefois voulu la guerre contre -l'Angleterre pour l'affranchissement du sol américain, étaient -revenus, cet affranchissement obtenu, à une sorte de prédilection pour -l'ancienne mère patrie, et désiraient le commerce avec elle, -l'alliance avec sa politique, n'étant ni honteux <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> ni fâchés -d'une ingratitude à l'égard de la France. Leurs intérêts et leurs -opinions étaient la double cause de ces penchants. Établis presque -tous sur les côtes nord-est de l'Amérique, à Philadelphie, à New-York, -à Boston, ils étaient d'anciens négociants anglais, intermédiaires -naturels du commerce avec l'Angleterre, et voulaient que l'Amérique -consommât surtout les produits britanniques dont ils étaient les -importateurs et les trafiquants. Ne produisant ni coton, ni sucre, ni -tabac, ni grains, ni bois, comme les colons de l'intérieur, ils se -souciaient peu de trouver des débouchés à ces produits, et ne -s'inquiétaient que du commerce anglais dont ils étaient les agents. -Tels étaient leurs intérêts; quant à leurs opinions, elles -s'expliquaient tout aussi simplement. Négociants riches, ayant les -mœurs, les goûts, les idées du grand commerce anglais dont ils -étaient issus, ils avaient les opinions réservées, sévères d'une -aristocratie commerciale, aimaient la politique sage, mesurée, -conservatrice de Washington, inclinaient fort à celle de M. Pitt, et -ressemblaient singulièrement à cette puissante cité de Londres, qui -avait toujours formé la clientèle de l'illustre ministre anglais. -Quant à ce qui regardait spécialement l'Amérique, ils désiraient un -ordre de choses régulier, soutenaient volontiers le gouvernement -fédéral, et désiraient se maintenir en paix avec toutes les -puissances. La France de Louis XVI leur convenait à peine, celle de la -Convention pas du tout, et celle de Napoléon fort peu. Ils déploraient -les rigueurs de l'Angleterre envers leur commerce; mais ils aimaient -mieux les souffrir que de se mettre en guerre avec <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> elle, et -surtout n'avaient aucune confiance dans le gouvernement de Napoléon, -qu'ils trouvaient à la fois révolutionnaire, despotique, ambitieux, et -perturbateur au plus haut point.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les démocrates.</span> -Les démocrates ou républicains, comme on les appelait à cette époque -voisine encore de la proclamation de la république, étaient par leurs -intérêts et leurs opinions exactement le contraire des fédéralistes. -Colons de l'intérieur pour la plupart, répandus dans la Virginie, la -Caroline, l'Ohio, le Kentucky, territoires riches en cotons, en -tabacs, en sucres, en céréales, en bois de toute espèce, ils avaient -intérêt à commercer avec la France, qui avait grand besoin des -produits de leur agriculture. Ayant les goûts de nos colons des -Antilles plutôt que ceux des négociants anglais, ils préféraient nos -produits à ceux de l'Angleterre, et enfin avec les mœurs des -planteurs ils en avaient les opinions, et étaient portés aux idées -immodérément libérales. Ardents autrefois à provoquer la révolte -contre l'Angleterre, ardents à désirer, à poursuivre l'indépendance de -l'Amérique, ils avaient, à la différence des fédéralistes, continué à -haïr l'Angleterre même après en avoir triomphé, et voulaient achever -l'œuvre de leur indépendance en s'affranchissant du commerce, des -usages, de l'alliance de l'ancienne métropole. Naturellement ils -portaient à la France la bienveillance qu'ils refusaient à la -Grande-Bretagne, lui conservaient une vive reconnaissance des services -qu'ils en avaient reçus, lui pardonnaient aisément ses excès -révolutionnaires, dont ils avaient été moins révoltés que les -fédéralistes, et, quoiqu'elle fût tombée sous un <span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> despotisme -passager, voyaient toujours en elle la nation active, entreprenante, -destinée en tout temps à précipiter les mouvements de l'esprit humain. -Irrités au plus haut point des outrages faits à leur pavillon, ils -étaient impatients de les venger; ambitieux, ils tenaient à conquérir -le Canada, poussaient par ces motifs à la guerre avec l'Angleterre, et -formaient des vœux pour que la France, en ouvrant largement ses -ports à leur commerce, reçût leurs produits agricoles du sud et de -l'ouest, et fournît ainsi des arguments à leur polémique véhémente et -passionnée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arguments que les uns et les autres tirent de la conduite -de l'Angleterre et de la France à l'égard de l'union américaine.</span> -Dès que des nouvelles arrivées d'Europe apportaient la connaissance de -quelques excès commis par les Anglais, les démocrates triomphaient, et -lorsqu'au contraire on apprenait que les Français avaient arrêté -encore quelque bâtiment américain, les fédéralistes disaient qu'à être -justes il faudrait déclarer la guerre aux deux puissances, et que ne -pouvant sans folie la faire à toutes deux, il fallait ne la faire à -aucune. Les démocrates répliquaient qu'il n'y avait que des gens sans -honneur, sans patriotisme, qui pussent souffrir la <em>presse</em> de leurs -matelots, la violation de leur pavillon, qu'anciens colons de -l'Angleterre les fédéralistes voulaient le redevenir; et les -fédéralistes ainsi injuriés répondaient aux démocrates qu'ils étaient -des brouillons asservis à l'influence française.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Caractère et politique de M. Maddisson.</span> -Le chef du pouvoir exécutif en ce moment était M. Maddisson, ami et -disciple de Jefferson, démocrate modéré, instruit, clairvoyant, rompu -aux affaires, et trouvant dans ses lumières personnelles <span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> un -correctif aux opinions trop vives de son parti. Convaincu de bonne foi -que l'Amérique avait bien plus d'intérêt à s'allier avec la France -qu'avec l'Angleterre, que, tout en voulant rester en paix, afin de -recueillir les immenses profits de la neutralité, il fallait au moins -faire respecter les droits de cette neutralité, il regardait une -guerre avec l'Angleterre comme tôt ou tard inévitable; mais il voulait -y être forcé par l'opinion, y être secondé par la France, et recevoir -de celle-ci en avantages commerciaux le prix du courage qu'on mettrait -à défendre la cause du droit maritime. Sage, mais aimant le pouvoir, -il avait une ambition, la seule jusqu'ici connue chez les présidents -de l'Union, celle d'obtenir une seconde élection, d'étendre ainsi de -quatre à huit années la durée de leur présidence, ce qui avait déjà -été la récompense et la gloire de Washington et de Jefferson, le terme -de leurs modestes et patriotiques désirs. Mais s'il avait devant les -yeux l'exemple de ces deux hommes illustres, il avait aussi celui de -M. John Adams, qui, ayant voulu en 1798 provoquer une guerre avec la -France, avait manqué sa réélection, et vu terminer sa gestion après -quatre années. Aussi apportait-il de grands ménagements dans sa -conduite, et il avait pris pour ministre des affaires étrangères M. -Monroe, démocrate de sa nuance, habitué autant que lui aux affaires, -tour à tour négociateur en Angleterre et en France, voulant être un -jour le continuateur de M. Maddisson, comme M. Maddisson lui-même -l'était de Jefferson. Mais, pour appeler M. Monroe à ce poste, M. -Maddisson avait écarté M. Smith, démocrate distingué et violent, -appartenant à une famille <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> puissante, et il avait à se garder -non-seulement des fédéralistes, mais des démocrates extrêmes, -mécontents de sa circonspection et de sa lenteur calculée.</p> - -<p>Pour couper court à cette lutte des deux politiques qui divisaient -l'Amérique, il eût suffi d'une dépêche de Paris apportant la complète -et définitive reconnaissance du droit des neutres, et la concession de -sérieux avantages commerciaux. Malheureusement on était à la fin de -1811; Napoléon était déjà tout occupé de ses projets contre la Russie, -et sa tête ardente, quoique immensément vaste, ne portait pas deux -projets à la fois. Passionné en 1810 pour le blocus continental, il -eût trouvé dans une guerre de l'Amérique avec l'Angleterre l'occasion -de mille combinaisons favorables à ses plans, et il n'eût rien négligé -pour l'amener. À la fin de 1811, au contraire, plein de l'idée de -terminer au nord de l'Europe toutes ses luttes d'un seul coup, il ne -donnait à M. Barlow, ministre d'Amérique et ami du président -Maddisson, qu'une attention distraite, et lui faisait quelquefois -attendre une audience pendant des semaines entières. Outre cette -disposition aux préoccupations exclusives, ordinaire aux âmes -passionnées, Napoléon en avait une autre tout aussi prononcée, c'était -une espèce d'avarice politique, consistant à vouloir tirer tout des -autres en leur donnant le moins possible, disposition qui par crainte -d'être dupe d'autrui expose quelquefois à l'être de soi-même, car ne -rien accorder, ou n'accorder que très-peu, n'est souvent qu'un moyen -de ne rien obtenir. Persévérant quoique avec moins <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> de passion -dans son système de blocus continental, craignant toujours s'il y -changeait quelque chose, d'ouvrir des issues aux Anglais, craignant -aussi d'être dupe des Américains, il voulait ne leur rien concéder -tant qu'ils n'auraient pas déclaré la guerre à l'Angleterre. Il disait -sans cesse à M. Barlow: Prononcez-vous, sortez de vos longues -hésitations, et vous obtiendrez de moi tous les avantages que vous -pouvez désirer.—En attendant, les frégates françaises détruisaient -tout bâtiment américain portant des blés à Lisbonne ou à Cadix, et nos -corsaires couraient sur ceux qui essayaient de pénétrer dans les -bouches de la Tamise.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La guerre, qui aurait pu éclater en 1811, est remise à -l'année 1812.</span> -C'est ainsi que la guerre qui aurait pu être déclarée en 1811 ne le -fut pas, et que toute cette année se passa en discussions violentes -entre les partis qui divisaient l'Amérique. À chaque vaisseau arrivant -d'Europe, on courait chez M. Sérurier, ministre de France, pour savoir -s'il avait reçu quelques nouvelles satisfaisantes, et ce diplomate, -que Napoléon, après les affaires de Hollande, avait envoyé à -Washington pour y pousser les Américains à la guerre, et qui s'y -comportait avec zèle et mesure, répétait chaque fois la leçon qu'on -lui envoyait toute faite de Paris, et disait sans cesse aux -Américains, que lorsqu'ils auraient abandonné leur politique de -tergiversation, ils recueilleraient le prix de leur dévouement à la -cause du droit maritime. Le congrès américain fut ainsi ajourné à 1812 -sans avoir pris un parti, et ce fut, il faut le répéter, un grand -malheur, car cette guerre était de nature à donner au blocus -continental une telle efficacité, et à causer aux Anglais <span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> une -telle émotion, que la politique du cabinet britannique aurait pu en -être tout à coup changée.</p> - -<p>Cependant il était impossible que cette situation se prolongeât, et -l'année 1812 devait finir tout autrement que l'année 1811. Si la -France faisait attendre ses concessions commerciales, et saisissait -encore de temps en temps quelques bâtiments américains, l'Angleterre -persistait dans la négation absolue du droit des neutres, maintenait -ses <em>ordres du conseil</em> dans toute leur rigueur, continuait sur les -côtes de l'Union la visite des bâtiments américains et la <em>presse</em> des -matelots. -<span class="sidenote" title="En marge">Effet produit en Amérique par la <em>presse</em> des matelots.</span> -Le nombre connu et publié des matelots enlevés avait produit -une indignation générale. Il passait comme nous venons de le dire le -chiffre de six mille, ce qui supposait une quantité bien plus -considérable de ces actes de violence, car on devait en ignorer au -moins autant qu'on en connaissait. Une dernière circonstance mit le -comble à l'exaspération publique, ce fut la déclaration faite par le -cabinet britannique, au moment où le prince régent reçut la plénitude -du pouvoir royal. Ce prince, ainsi qu'on l'a vu, appelé à la régence -en 1811, avait été obligé de subir certaines restrictions à sa -prérogative, restrictions de peu d'importance, mais qui paraissaient -être une sorte d'ajournement de son installation définitive. Tout le -monde en Angleterre comme en Europe avait semblé remettre à l'époque -où il serait pleinement investi du pouvoir royal, la détermination de -sa véritable politique. L'opposition en Angleterre n'avait pas -désespéré de le voir revenir à ses anciens amis, et l'Union américaine -différant sans cesse le moment d'une guerre redoutable, <span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> -s'était flattée que peut-être il apporterait quelques tempéraments à -cet absolutisme maritime, qui était un des caractères de la politique -de M. Pitt et de ses continuateurs. -<span class="sidenote" title="En marge">L'entrée en possession de l'autorité royale par le prince -de Galles n'ayant amené aucun changement, les Américains inclinent -définitivement à la guerre contre la Grande-Bretagne. -</span> -Mais les restrictions mises à -l'autorité du prince de Galles ayant été levées au commencement de -1812, et aucun changement n'en étant résulté dans la politique -britannique, il fallait bien désespérer, et l'Union prit enfin le -parti de ne pas supporter plus longtemps les vexations de -l'Angleterre, et de ne pas attendre plus longtemps non plus les -faveurs tant promises de Napoléon. Singulier spectacle donné par deux -grands gouvernements, l'un, celui de la France, ayant toutes les -lumières du génie, l'autre, celui de l'Angleterre, toutes les lumières -de la liberté, et tous deux aveuglés par les passions, entrant à -l'égard de l'Amérique dans une vraie concurrence de fautes, car, il -faut malheureusement le reconnaître, les pays libres se passionnent et -s'aveuglent comme les autres: seulement on peut dire que la liberté -est encore de tous les remèdes contre l'aveuglement des passions, le -plus sûr et le plus prompt.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Adoption des mesures militaires exigées par les -circonstances.</span> -Le gouvernement américain, mécontent de la France, mais indigné contre -l'Angleterre, prépara une suite de mesures militaires qui indiquaient -visiblement la résolution de faire la guerre, et il eut grand soin en -ce moment de s'abstenir de toute relation avec la légation française, -afin qu'on n'attribuât point ses déterminations à notre influence. Il -proposa de porter l'armée permanente à 20 mille hommes, d'admettre les -enrôlements volontaires jusqu'à 50 mille, de créer une flotte de 12 -vaisseaux <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> et de 17 frégates, et d'emprunter 11 millions de -dollars (55 millions de francs). Ces mesures furent discutées avec -ardeur et du point de vue propre à chaque parti. Les fédéralistes -voulant accroître de plus en plus l'empire de l'autorité centrale, et -se voyant contraints à la guerre, penchaient pour l'augmentation de -l'armée permanente et de la marine, et repoussaient les enrôlements -volontaires. Par contre les démocrates, se défiant instinctivement du -pouvoir central, répugnaient à la création d'une armée permanente, et -ne comprenaient qu'un genre de guerre, celui qui consisterait à jeter -une nuée de volontaires sur le Canada pour soulever ce pays, et -l'attacher à la fédération américaine. Ces opinions qui peignaient si -bien le génie des deux partis, finirent par un vote commun en faveur -des projets soumis à la législature, un peu modifiés toutefois dans le -sens des fédéralistes, car le sénat, où ceux-ci avaient le plus -d'influence, fit porter de 20 mille hommes à 35 mille l'augmentation -de l'armée permanente. À ces mesures s'en ajouta une dernière, ce fut -l'<em>embargo</em>, consistant à interdire pendant deux mois la sortie des -ports d'Amérique à tous les bâtiments américains, afin que les Anglais -eussent peu de captures à opérer. Après ces deux mois la guerre -elle-même devait être déclarée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Derniers incidents qui précèdent la déclaration de guerre.</span> -Pendant ce temps divers incidents fournirent encore à chaque parti des -prétextes pour essayer de soutenir, l'un la paix, l'autre la guerre. -Un intrigant ayant fait des révélations, desquelles on pouvait -conclure que certains fédéralistes avaient eu des relations -condamnables avec le gouvernement <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> anglais du Canada, les -fédéralistes, quoique accusés injustement, furent un moment atterrés. -Bientôt cependant un autre incident vint ranimer leurs esprits -abattus, tant il semblait que l'Amérique, avant de prendre sa -résolution définitive, dût se débattre longtemps entre les fautes de -la France et de l'Angleterre. On apprit que des frégates françaises, -croisant dans les parages de Lisbonne, avaient coulé à fond plusieurs -bâtiments américains portant des farines à l'armée anglaise. À cette -nouvelle les fédéralistes se relevèrent, soutinrent que les décrets de -Berlin et de Milan n'étaient pas rapportés, que le décret du 28 avril -1811 n'était qu'un mensonge, et demandèrent comment on osait proposer -la guerre contre l'Angleterre pour n'avoir pas révoqué les <em>ordres du -conseil</em>, lorsque la France n'avait pas elle-même révoqué les décrets -de Berlin et de Milan.</p> - -<p>Il fallait cependant aboutir à une solution, car le gouvernement du -président Maddisson pouvait craindre de voir sa considération -compromise par ces continuelles tergiversations. Le public finit par -comprendre qu'après tout il n'était pas bien étonnant que la France -voulût empêcher les neutres d'approvisionner les armées ennemies, et, -sans pénétrer dans les difficultés de la question de droit, se calma -bientôt à l'égard de l'événement de Lisbonne. On lut des dépêches de -M. Barlow annonçant des dispositions excellentes de la part de la -France, dispositions qui n'attendaient pour se manifester qu'une -résolution énergique des États-Unis contre l'Angleterre. Enfin au -milieu de juin, à l'époque même où <span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> Napoléon marchait du Niémen -sur la Dwina, la question solennelle d'une guerre à l'Angleterre fut -posée au congrès américain. La discussion fut violente et prolongée. -Quelques fédéralistes exaltés s'écrièrent que puisqu'on voulait faire -respecter son pavillon et jouer l'héroïsme, il fallait ne pas le jouer -à demi, et déclarer la guerre aux deux puissances. -<span class="sidenote" title="En marge">Déclaration définitive de guerre faite par les États-Unis à -l'Angleterre, le 19 juin 1812.</span> -La proposition -était ridicule, car à la veille de combattre pour le droit maritime, -il eût été étrange de déclarer la guerre à celle des deux puissances -qui, tout en violant quelquefois ce droit, soutenait pour son triomphe -une lutte acharnée. La proposition était de plus souverainement -imprudente, car dans quels ports les corsaires américains auraient-ils -trouvé un refuge et un marché, si on leur avait fermé jusqu'aux -rivages de France? On ne tint compte des saillies de gens qui -voulaient décrier une opinion en l'exagérant, et à la majorité de 79 -voix contre 37 dans la chambre des représentants, de 19 contre 13 dans -le sénat, la guerre fut votée par le congrès américain. La déclaration -officielle fut datée du 19 juin 1812.</p> - -<p>Tandis que les fautes de l'Angleterre avaient cette issue, qui aurait -pu lui devenir si funeste, le cabinet britannique s'éclairant quand il -n'était plus temps, révoquait enfin les <em>ordres du conseil</em>, et M. -Forster, en s'embarquant dans l'un des ports de l'Union, venait d'en -recevoir la tardive nouvelle, qu'il laissait à un chargé d'affaires le -soin de communiquer au président Maddisson.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Premières hostilités.</span> -Mais les démocrates s'étaient empressés de commencer les hostilités, -et en ce moment deux faits de <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> guerre agitaient profondément -l'Amérique. L'un la remplissait de joie, l'autre de tristesse. Le -général Hull, à la tête d'une troupe de trois mille hommes, se hâtant -imprudemment de franchir la frontière du Canada près du fort de -<i>Détroit</i>, et de porter des proclamations insurrectionnelles aux -Canadiens, s'était trouvé pris entre les lacs Huron et Érié, enveloppé -par les troupes anglaises, et réduit à mettre bas les armes. -L'Amérique avait été vivement émue de cet événement, qui du reste -présageait si peu le sort de la présente guerre. Mais au même instant -le frère de ce général Hull, capitaine de la frégate <i>la -Constitution</i>, venait de remporter un triomphe qui avait exalté au -plus haut point le génie américain. Plusieurs frégates anglaises -avaient depuis un an insulté les côtes de l'Amérique, et exercé -insolemment la <em>presse</em> à l'entrée de ses ports. La frégate <i>la -Guerrière</i> notamment, autrefois française, avait bravé le commodore -américain Rogers, qui la cherchait pour la punir. Le capitaine Hull, -montant la frégate <i>la Constitution</i>, avait rencontré <i>la Guerrière</i>, -l'avait en trente minutes démâtée de tous ses mâts, et obligée de se -rendre avec 300 hommes, après lui en avoir blessé ou tué une -cinquantaine. Les manœuvres et le tir de la frégate américaine -avaient été d'une précision admirable. Ses officiers, ses matelots -avaient déployé une intrépidité qui annonçait l'avénement sur la mer -d'une nouvelle race de héros. L'enthousiasme excité chez les -Américains par l'un de ces faits, la confusion produite par l'autre, -rendaient vains les efforts qu'on pouvait tenter pour amener un -rapprochement avec les Anglais.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> Tels avaient été les événements au delà de l'Atlantique, -pendant la tragique catastrophe de notre armée en Russie. Qu'on se -figure l'effet d'une pareille déclaration de guerre un an auparavant, -lorsque l'Angleterre se trouvant sans alliés en Europe, aurait vu un -nouvel ennemi surgir au delà des mers, lorsque les Américains, seuls -violateurs du blocus continental, seraient devenus ses ardents -coopérateurs, lorsqu'il eût été dès lors impossible de reprocher à la -Russie ses complaisances pour eux, et que la guerre avec elle eût été -sans prétexte, lorsqu'on aurait pu envoyer vingt mille hommes avec un -nouveau Lafayette sur l'une des nombreuses escadres restées oisives -dans nos ports, lorsque enfin nos forces intactes auraient pu, par un -dernier coup frappé en Espagne, amener le terme de la guerre maritime! -Mais aujourd'hui, après le désastre de Moscou, la guerre de l'Amérique -avec l'Angleterre n'était plus qu'un bonheur inutile!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Événements qui s'étaient accomplis en Espagne pendant la -campagne de Russie.</span> -En Espagne il s'était passé des événements également graves, découlant -des mêmes causes, et ceux-ci ne pouvant pas être qualifiés de bonheur -inutile, car ils avaient été presque constamment malheureux. On se -souvient que le sage capitaine qui commandait les armées anglaises -dans la Péninsule, et soutenait en y restant la constance de -l'insurrection espagnole, avait reconquis successivement les -importantes places de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, et annulé ainsi -les seuls résultats de deux campagnes sanglantes. On doit se souvenir -aussi de quelle manière il s'y était pris pour nous infliger ce -double affront. Tandis que Napoléon ordonnant de <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> loin, -brusquement, avec une attention donnée un instant et bientôt retirée, -faisait avancer tous nos corps d'armée sur Valence, lord Wellington, -toujours bien informé par les habitants, avait profité de l'occasion -pour surprendre Ciudad-Rodrigo à la face de l'armée de Portugal, que -ses détachements sur Valence avaient fort affaiblie. Lorsque ensuite, -Valence prise, Napoléon avait ramené en toute hâte les forces -françaises vers le nord de la Péninsule, pour assurer les -communications avec la France, et pour attirer vers le Niémen les -détachements dont il avait besoin, lord Wellington, toujours aux -aguets, s'était rapidement porté vers le sud du Portugal, avait enlevé -Badajoz à coups d'hommes, et avait ainsi fait subir à l'armée -d'Andalousie un affront encore plus amer que celui que venait -d'essuyer l'armée de Portugal par la perte de Ciudad-Rodrigo. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon en partant pour la Russie avait laissé à Joseph le -commandement supérieur des armées françaises en Espagne.</span> -C'est au -lendemain de ce double échec que Napoléon était parti pour la Russie, -laissant à Joseph le commandement de toutes les armées françaises en -Espagne, et après avoir enlevé à ces armées les Polonais, la jeune -garde, une partie des cadres de dragons, un bon nombre d'excellents -officiers, tels que les généraux Éblé, Montbrun, Haxo. Les -vingt-quatre millions de francs que Napoléon avait promis de consacrer -annuellement à la solde, n'étaient pas encore acquittés en 1812 pour -l'année 1811; et sur le million par mois accordé à Joseph, afin de -l'aider à créer une administration, il était dû deux millions et demi -pour 1811, et six millions pour 1812. Comme unique instruction, -Napoléon adressait à Joseph la recommandation de bien maintenir les -communications <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> avec la France, et de veiller à ce que les -armées de Portugal et d'Andalousie fussent toujours prêtes à se réunir -contre lord Wellington. Tout le succès de la guerre dépendait en effet -du soin que ces deux armées mettraient à se porter secours l'une à -l'autre? Mais comment l'espérer? comment l'assurer? Napoléon s'était -flatté qu'avec le commandement général, plus ou moins obéi, et 300 -mille hommes d'excellentes troupes, donnant 230 mille combattants, -Joseph, s'il n'accomplissait pas des merveilles, réussirait néanmoins -à se maintenir. Ce simple résultat lui suffisait, surtout avec -l'espérance qu'il nourrissait de terminer en Russie toutes les -affaires du monde. Bien qu'il crût peu au génie militaire de Joseph, -il comptait sur la sagesse, sur la grande expérience du maréchal -Jourdan, auquel au fond il rendait justice, tout en ne l'aimant pas, -et il s'était endormi sur cette grave affaire, qui lui était devenue -singulièrement importune. Certainement Joseph et Jourdan exactement -obéis, auraient fait ce que Napoléon attendait d'eux, et même mieux; -mais on va voir si les choses étaient disposées pour qu'ils pussent -obtenir la moindre obéissance. La situation et la force des diverses -armées étaient les suivantes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation des diverses armées, et accueil qu'elles font à -l'autorité de Joseph.</span> -Le général Dorsenne gardait avec 46 mille hommes la Navarre, le -Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava, et la Vieille-Castille jusqu'à Burgos. -<span class="sidenote" title="En marge">L'armée du Nord sous le général Dorsenne.</span> -Dans ce nombre étaient comprises les garnisons de Bayonne, -Saint-Sébastien, Pampelune, Bilbao, Tolosa, Vittoria, Burgos et autres -petits postes intermédiaires. Il ne restait pas 25 mille hommes de -troupes actives pour <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> opérer contre Mina qui désolait et -dominait la Navarre, contre Longa, Campilo, Porlier, Mérino, qui -parcouraient le Guipuscoa, la Biscaye, l'Alava jusqu'à Burgos, -communiquaient avec les Anglais, et, séparés ou réunis, interceptaient -les routes à tel point, qu'une dépêche mettait souvent deux mois à -parvenir de Paris à Madrid. -<span class="sidenote" title="En marge">Ses forces et ses dispositions.</span> -Cependant avec 25, même avec 20 mille -hommes de troupes actives, un chef habile aurait pu sinon détruire ces -bandes, du moins leur laisser aussi peu de repos qu'elles en -laissaient à l'armée française, et réduire beaucoup leur importance. -Mais le général Dorsenne, ancien général de la garde, brave autant -qu'on peut l'être, propre sous un bon chef à la grande guerre, n'avait -ni l'activité ni la ruse qu'il eût fallu pour courir après de tels -adversaires, leur tendre des embûches, et les y faire tomber. Roide et -orgueilleux, il ne savait obéir qu'à Napoléon. Muni d'ailleurs de ses -anciennes instructions, qui prescrivaient au commandant des provinces -du Nord de s'occuper exclusivement de leur pacification, à moins que -les Anglais ne missent en danger l'armée de Portugal, sachant que -Napoléon songeait à séparer ces provinces de la monarchie espagnole, -autorisé par conséquent à les administrer à part, le général Dorsenne -se complaisait beaucoup trop dans la spécialité de son rôle pour se -soumettre facilement à la suprématie de Joseph. Aussi lorsque ce -dernier informa ses lieutenants des ordres de l'Empereur qui -l'instituaient commandant en chef des armées françaises en Espagne, le -général Dorsenne répondit que ces ordres ne le concernaient point, -car il avait une mission particulière, <span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> dont on lui avait tracé -de Paris l'étendue et l'objet, et qui était à peu près inconciliable -avec tout ce qu'on pourrait lui prescrire de Madrid.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée de Portugal.</span> -Le reste de la Vieille-Castille, le royaume de Léon, la province de -Salamanque, jusqu'au bord du Tage, étaient occupés par l'armée de -Portugal. La tâche de cette armée était fort étendue, puisqu'elle -devait se battre au besoin depuis Astorga jusqu'à Badajoz, sur une -ligne de cent cinquante lieues au moins. -<span class="sidenote" title="En marge">Son nouveau rôle et ses forces.</span> -Du rôle d'armée de Portugal -il ne lui restait que le titre, car elle n'avait plus la prétention -d'entrer dans ce royaume, et elle avait pour objet unique de tenir -tête aux Anglais, surtout si en se portant au nord, ils essayaient de -se jeter dans la Vieille-Castille, et de menacer notre ligne de -communication, comme avait fait jadis le général Moore, comme lord -Wellington pouvait être tenté de le faire encore. Pour ce cas, le -maréchal Marmont, qui commandait cette armée, avait mission de -s'opposer résolûment à la marche des Anglais. Le général Dorsenne lui -devait des secours, Joseph lui en devait de son côté en faisant partir -de Madrid une portion de l'armée du Centre, et le maréchal Soult, -remontant d'Andalousie en Estrémadure, avait ordre de lui envoyer par -le pont d'Almaraz quinze ou vingt mille hommes de renfort. Si, au -contraire, lord Wellington se portait par le Tage sur Madrid, comme il -l'avait déjà essayé lors de la bataille de Talavera, le maréchal -Marmont devait franchir le Guadarrama, descendre par Avila sur le -Tage, et couvrir Madrid. Si enfin lord Wellington menaçait de nouveau -la basse Estrémadure, ce qui s'était vu lors du premier et du <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span> -second siége de Badajoz, le maréchal Marmont devait passer le Tage au -pont d'Almaraz, et se montrer jusqu'à Badajoz même, trajet immense de -plus de cent lieues, que ce maréchal avait exécuté l'année précédente -pour aller au secours du maréchal Soult. Croyant peu à cette dernière -supposition, et craignant surtout pour nos communications dans un -moment où il allait s'éloigner du centre de son empire, Napoléon avait -ramené la résidence ordinaire du maréchal Marmont du Tage sur le -Douro, de Plasencia sur Salamanque, ce qui avait rendu si facile à -lord Wellington de s'emparer de Badajoz. Napoléon pensait avec raison -que la sûreté de notre établissement en Espagne dépendait uniquement -du zèle que les généraux ci-dessus mentionnés mettraient à se porter -au secours les uns des autres, et le leur avait fort recommandé. -<span class="sidenote" title="En marge">Situation périlleuse de l'armée de Portugal, ayant le plus -besoin et le moins de chances d'être secourue.</span> -On ne -pouvait pas douter du zèle que le maréchal Marmont mettrait à venir en -aide au maréchal Soult, puisqu'il l'avait déjà fait l'année précédente -malgré les distances; mais pouvait-on raisonnablement attendre quelque -assistance pour le maréchal Marmont du maréchal Soult, qui n'avait -jamais voulu rendre aucun service à l'armée de Portugal, du général -Dorsenne, qui se glorifiant de son rôle spécial, se regardait comme -souverain du nord de l'Espagne, et de l'infortuné Joseph, roi nominal -de l'Espagne entière, qui avait à peine de quoi garder Madrid et ses -environs? Il ne fallait pas s'en flatter, et cependant ce même -maréchal Marmont, qui moins qu'aucun autre avait chance d'être -secouru, était justement celui qui en avait le plus besoin, car il -était évident que lord Wellington, <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> maître désormais de -Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, véritables portes du Portugal sur -l'Espagne, passerait par la première et non par la seconde, car la -seconde le conduisait en Andalousie, où il n'avait rien d'utile à -faire, où il y avait même danger à s'enfoncer, tandis que la première -le conduisait en Castille, d'où il prenait nos armées à revers, et -pouvait arracher d'un seul coup l'Espagne de nos mains. Lord -Wellington sans montrer ces vues vastes, profondes, hardies, qui -constituent le génie, avait montré un jugement si sain, si ferme, -qu'on ne devait guère douter de la route qu'il adopterait, et Napoléon -par toutes ses instructions prouvait qu'il l'avait lui-même -parfaitement deviné. Or, pour faire face à l'armée britannique, portée -cette année à 40 mille Anglais présents au drapeau, et à 20 mille -Portugais devenus bons soldats, c'est-à-dire à 60 mille combattants, -le maréchal Marmont avait 52 mille hommes environ, de la première -qualité il est vrai, commandés par d'excellents divisionnaires, tels -que les généraux Bonnet, Foy, Clausel, Taupin, mais dispersés sur une -vaste étendue de pays. Napoléon, toujours occupé des provinces du -Nord, avait voulu que le maréchal Marmont renvoyât le général Bonnet -dans les Asturies, et que celui-ci repassât les montagnes pour -s'établir à Oviédo, ce qui enlevait tout de suite à l'armée de -Portugal 7 mille soldats et le général Bonnet. Restaient 45 mille -hommes. Il en fallait 1500 à Astorga, 500 à Zamora, 500 à Léon, 1000 à -Valladolid, 1000 à Salamanque, 1500 répartis entre de moindres -postes, tels que Benavente, Toro, Palencia, Avila, etc..., 2,000 au -moins sur les <span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> routes, ce qui réduisait le maréchal Marmont à -37 mille combattants tout au plus, en supposant qu'il pût réunir assez -tôt les divisions qui étaient à Valladolid avec celles qui étaient sur -le Tage. Ce n'était plus assez pour résister à 60 mille -Anglo-Portugais. -<span class="sidenote" title="En marge">Demandes du maréchal Marmont pour l'armée de Portugal mal -accueillies par Napoléon.</span> -Le maréchal Marmont avait donc envoyé à Napoléon son -aide de camp, le colonel Jardet, pour lui présenter ce compte de ses -forces, pour lui dire que lorsqu'il serait en danger, le général -Dorsenne, tout occupé des bandes du nord, trouverait mille raisons -pour ne pas venir à son secours, ou pour y venir trop tard; que Joseph -ne serait ni assez actif ni assez hardi pour se priver à propos de 10 -mille hommes, ou de 6 mille au moins, sur les 14 mille dont se -composait l'armée du centre; que le maréchal Soult aurait, dans les -distances qui le séparaient de l'armée de Portugal, plus de raisons -qu'il ne lui en faudrait pour ne pas quitter l'Andalousie; que par -conséquent lui Marmont aurait le temps de succomber, et en succombant -de découvrir la frontière de France, avant d'être secouru, et qu'à -moins qu'on ne lui donnât le commandement supérieur des deux armées du -Nord et de Portugal, il ne pouvait se charger de la difficile mission -de tenir tête aux Anglais, et demandait à quitter l'Espagne pour faire -sous les yeux de l'Empereur la campagne de Russie. Napoléon avait -écouté le colonel Jardet, avait paru frappé de ce que lui avait dit -cet officier distingué, lui avait promis d'y pourvoir, en se raillant -du reste de l'ambition du maréchal Marmont, qui désirait un -commandement si supérieur à ses talents; puis, beaucoup plus occupé -de ce qu'il <span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> allait faire lui-même que de ce dont on -l'entretenait, il avait répondu au colonel Jardet: Marmont se plaint -des distances, de la difficulté de vivre ... j'aurai en Russie de bien -autres distances à parcourir, de bien autres difficultés à vaincre -pour nourrir mes soldats!... eh bien, nous ferons comme nous pourrons...—Napoléon -avait ensuite quitté le colonel Jardet en lui promettant -d'aviser. Mais comme il aurait fallu prendre des résolutions fort -graves, rappeler tel ou tel de ses lieutenants dont le dévouement à -l'œuvre commune n'était pas le penchant ordinaire, changer la -distribution des forces, peut-être évacuer des territoires importants -afin de se concentrer, il était parti de Paris, s'en tenant à la -disposition générale qui conférait à Joseph le commandement supérieur, -et se flattant d'ailleurs toujours qu'il finirait lui-même toutes -choses en Russie.</p> - -<p>Malgré ses justes appréhensions, le maréchal Marmont était resté à la -tête de l'armée de Portugal, s'occupant avec assez de sollicitude des -besoins de ses soldats, s'attachant à mettre Salamanque en état de -défense au moyen de vastes couvents convertis en citadelles, tâchant -de remonter sa cavalerie, d'atteler et de réparer son artillerie, ne -refusant en aucune façon de reconnaître l'autorité de Joseph, lui -envoyant au contraire ses états de troupes et ses rapports, plus même -que Joseph ne l'aurait voulu, car chacun de ces rapports se terminait -par une demande de secours. Une difficulté cependant, relative aux -arrondissements réservés aux diverses armées pour leur entretien, -existait entre le maréchal Marmont et le roi Joseph. Quoiqu'il n'eût -dans la vallée <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> du Tage qu'une seule division, et que tout le -reste de son armée eût été reporté au nord, le maréchal Marmont -voulait étendre ses fourrages de Talavera à Alcantara, ce qui -contrariait beaucoup Joseph, réduit à nourrir ses employés civils avec -des rations, et ayant besoin par conséquent de toutes ses ressources. -Sauf cette difficulté, le maréchal Marmont entretenait avec Joseph -d'excellentes relations.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée du Centre directement commandée par Joseph.</span> -Joseph, commandant l'armée du Centre, avait 13 à 14 mille hommes -valides, dans lesquels il se trouvait beaucoup de débris de divers -corps, comme il arrive toujours à un quartier général, et en outre 2 -mille hommes qui appartenaient au maréchal Soult, et que celui-ci ne -cessait de réclamer. Avec cette force accrue de 3 mille Espagnols, -qu'il soldait de son propre argent, et qui étaient fidèles quand ils -étaient payés exactement, Joseph devait garder Madrid, de plus la -province de Tolède à droite, celle de Guadalaxara à gauche, maintenir -en arrière ses communications avec l'armée du Nord, et en avant -conserver à travers la Manche quelques relations avec l'armée -d'Andalousie. -<span class="sidenote" title="En marge">Ses moyens et sa mission.</span> -Il lui fallait même étendre l'un de ses bras jusqu'à -Cuenca, pour communiquer avec l'armée d'Aragon établie à Valence. Si -l'un de ces points cessait d'être bien gardé, Joseph était tout à coup -séparé de l'une des portions importantes du royaume, et perdait les -faibles ressources dont il vivait, ressources qui consistaient dans -quelques grains et fourrages obtenus à l'époque des récoltes, et dans -les impôts de la ville de Madrid. En ce moment surtout, obligé, pour -satisfaire aux réclamations pressantes du maréchal <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> Marmont, -de verser des grains dans la province de Tolède, qui ordinairement lui -en fournissait, il avait tellement appauvri Madrid en vivres, que la -livre de pain y coûtait 26 à 27 sous. Aussi la misère y était-elle -extrême, ce qui n'était pas une manière de ramener les Espagnols à la -royauté nouvelle.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée d'Andalousie et le maréchal Soult.</span> -L'Andalousie, envahie si prématurément, se trouvait dans les mains du -maréchal Soult, qui avait sous ses ordres la plus belle partie de -l'armée française. Il disposait en effet de 58 mille hommes, les -non-combattants déduits, comme il a été fait pour tous les corps dont -nous venons d'énumérer les forces. Ces troupes étaient ainsi -réparties: 12 mille devant Cadix pour y continuer le simulacre d'un -siége; 10 mille à Grenade pour défendre cette province; 5 mille à -Arcos pour faire des patrouilles entre Séville, Cadix, Tarifa; 15 -mille en Estrémadure sous le comte d'Erlon, pour observer le général -Hill établi à Badajoz; enfin 2 à 3 mille de cavalerie vers Baeza, pour -battre l'estrade vers les défilés de la Sierra-Morena. Avec le reste, -13 ou 14 mille hommes environ, le maréchal Soult occupait Séville, et -guerroyait contre Ballesteros, qui, ayant à sa disposition la marine -anglaise, descendait tantôt à droite dans le comté de Niebla, tantôt à -gauche vers Tarifa.</p> - -<p>Dans ce riche pays, le maréchal Soult se suffisait à lui-même, et -avait de quoi bien entretenir ses troupes. Toutefois, malgré les -dernières mesures par lesquelles Napoléon avait prescrit aux divers -généraux de réserver au roi une partie du produit des contributions de -guerre, le maréchal Soult n'avait rien envoyé à Joseph, affirmant -qu'il pouvait pourvoir <span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> tout au plus aux besoins de son armée, -et aux dépenses du siége de Cadix, qui, en effet, avait exigé de -nombreuses créations de matériel, malheureusement jusqu'ici fort -inutiles. -<span class="sidenote" title="En marge">Isolement de l'armée d'Andalousie.</span> -Les communications du maréchal Soult avec l'état-major -général étaient nulles. Il avait levé tous les postes qui à travers la -Manche lui auraient permis de communiquer avec Madrid, prétendant que -c'était à l'armée du Centre à garder la Manche, et ne se souciant -guère d'ailleurs de relations qui ne pouvaient consister qu'en -demandes d'argent et de secours fort importunes. Quoique Joseph fût -devenu son commandant en chef, ce maréchal était fondé à dire qu'il -n'en savait rien, car aucune dépêche de Paris ou de Madrid ne lui -était parvenue.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Grande faute d'avoir prématurément envahi l'Andalousie.</span> -Cet état de choses prouvait combien était grande la faute qu'on avait -commise de se porter en Andalousie. À s'étendre prématurément au midi -de l'Espagne, tout le monde eût compris qu'on l'eût fait vers Valence, -car outre les ressources qu'on devait y trouver, Valence garantissait -la possession de la Catalogne et de l'Aragon, c'est-à-dire de la -meilleure partie des frontières de France, procurait avec Madrid une -communication tout à fait indépendante des Anglais, enfin nous -assurait une moitié des rivages de l'Espagne, et surtout la partie de -ces rivages qui bordait la Méditerranée. -<span class="sidenote" title="En marge">La plus belle armée de la Péninsule y était paralysée sans -profit pour la situation des Français en Espagne.</span> -Mais la conquête de -l'Andalousie, à laquelle Napoléon s'était laissé entraîner presque -malgré lui, ne donnait aucun des résultats qu'on s'en était promis. -Napoléon avait cru qu'on prendrait Cadix, et qu'ensuite on pourrait -par Badajoz tendre la main à l'armée de Portugal <span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> en marche -sur Lisbonne. Mais le siége de Cadix se bornait à occuper quelques -redoutes d'où l'on ne tirait pas, à fondre à grands frais de gros -mortiers, qui de temps en temps réussissaient à jeter quelques bombes -dans la rade de Cadix, presque jamais dans la ville même; le secours à -l'armée de Portugal s'était borné pendant la marche de Masséna sur le -Tage à prendre Badajoz pour le perdre presque aussitôt, et s'était -réduit depuis à laisser le comte d'Erlon avec 15 mille hommes à -Llerena, où il était à plus de cent lieues du maréchal Marmont. Mieux -eût valu employer ce corps au siége de Cadix, pour atteindre au moins -l'un des buts qu'on s'était proposés, que de le laisser en -Estrémadure, où il n'avait pas même aidé à sauver Badajoz. Quant au -secours pécuniaire qu'on avait espéré tirer de l'Andalousie, une -circonstance suffit pour en juger, c'est que le maréchal Soult -réclamait avec instance sa part des vingt-quatre millions que Napoléon -s'était décidé à envoyer en numéraire en Espagne. Une dernière utilité -espérée de l'expédition d'Andalousie, celle d'enlever à l'insurrection -sa capitale, en lui prenant Séville, se réduisait à lui en avoir -ménagé une dans la ville de Cadix, qui était imprenable, et d'où les -cortès espagnoles, imitant notre assemblée constituante, proclamaient -les grands principes de quatre-vingt-neuf, l'égalité devant la loi, la -liberté individuelle, la liberté de la presse, le concours de la -nation à son gouvernement, la séparation des pouvoirs, etc., principes -qui, bien que l'Espagne fût peu préparée encore à les entendre -proclamer, produisaient sur les peuples une vive impression.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span> Plusieurs fois Napoléon s'était plaint amèrement de ce qu'on -ne tirait pas un autre parti de l'Andalousie et des 90 mille hommes -qui l'occupaient, mais à la distance où il se trouvait, ses reproches, -ses conseils se perdaient dans le vide, et la faute de s'être -inutilement et intempestivement étendu au midi demeurait entière avec -toutes ses conséquences.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'armée d'Aragon et le maréchal Suchet.</span> -Enfin restait le royaume de Valence, et le vaste établissement que le -maréchal Suchet y avait formé. Depuis la prise de Valence, le grand -rassemblement de forces qu'avait ordonné Napoléon de ce côté avait dû -se dissoudre, pour rendre à chaque province son contingent -indispensable. Le général Reille était retourné en Aragon avec 14 -mille hommes, pour y conserver Saragosse, Lerida, Tortose, pour donner -la main à l'armée du Nord contre Mina, pour aider l'armée du Centre -contre l'infatigable Villa-Campa, contre Duran, contre l'Empecinado, -et enfin pour secourir au besoin l'armée de Catalogne. Le général -Decaen, depuis la perte de l'Île-de-France, revenu en Europe avec une -réputation intacte, commandait les troupes de Catalogne sous -l'autorité supérieure du maréchal Suchet. Il avait 27 mille hommes -pour garder Figuères, Hostalrich, Barcelone, et pour se montrer de -temps en temps sous Tarragone, la plus importante des conquêtes du -maréchal Suchet, car elle empêchait les Anglais de prendre terre dans -le nord-est de l'Espagne. Ces derniers, sachant combien il nous était -difficile d'approvisionner les places, tâchaient d'interdire les -communications par mer, tandis que le général Lacy tâchait de les -interdire par terre, et se flattaient ainsi de reprendre Tarragone -<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> au moyen de la famine. Si cette place nous échappait, Lacy -établi dans ses murs avec son armée, renforcé par les Anglais, pourvu -de tout par eux, devenait un ennemi des plus dangereux, menaçait -Tortose, la route de Valence, et rendait l'évacuation de cette -dernière ville presque inévitable. Aussi n'était-ce pas trop de toute -l'activité du général Decaen, de celle de son habile lieutenant, le -général Maurice-Mathieu, pour suffire aux soins divers dont ils -étaient surchargés, et pas trop surtout de la continuelle attention du -maréchal Suchet, qui, tout en gardant Valence, avait constamment -l'œil en arrière pour secourir au besoin les généraux Reille et -Decaen. -<span class="sidenote" title="En marge">Vaste étendue de pays que le maréchal Suchet avait à -garder.</span> -Le maréchal Suchet, dans les trois provinces de Catalogne, -d'Aragon, de Valence, avait 58 mille hommes, en ne comptant que les -présents sous les armes. En défalquant les 14 mille confiés au général -Reille, les 27 mille indispensables au général Decaen, il conservait -16 à 17 mille hommes, pour surveiller la longue route qui suit le -rivage de la Méditerranée de Tortose à Valence, pour avoir un corps de -troupes en face d'Alicante, et pour donner à Cuenca même la main aux -troupes de Joseph. -<span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité de détourner aucune partie de l'armée -d'Aragon pour la porter ailleurs.</span> -C'est tout au plus si, en occupant les postes -importants qu'il avait à garder, il lui restait une division mobile de -7 à 8 mille hommes à porter sur les points menacés.</p> - -<p>Au nombre des dangers qu'avait à craindre l'armée d'Aragon (c'est le -nom général sous lequel on désignait les trois armées d'Aragon, de -Catalogne et de Valence), nous devons énumérer l'apparition de l'armée -anglo-sicilienne. Cette armée venait d'être formée par lord William -Bentinck en Sicile. Lord William <span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> Bentinck, l'un de ces Anglais -simples, généreux et libéraux, qui se montrent tout à coup -très-intéressés quand il s'agit de leur pays, était devenu un -véritable roi de Sicile. Fort contrarié par les Bourbons, qui, après -avoir été privés de Naples par les Français, se voyaient encore -annulés en Sicile par les Anglais, et naturellement ne négligeaient -rien pour secouer le joug de leurs protecteurs, il s'était débarrassé -du roi et de la reine, en les forçant à transmettre le pouvoir royal à -un jeune prince, investi de la régence dans un âge où il aurait eu -besoin d'être remplacé lui-même par un régent, et avait appelé à son -aide la nation sicilienne en lui donnant une constitution de forme -anglaise. Délivré ainsi de la cour de Palerme, ne craignant plus les -tentatives de Murat depuis que celui-ci avait été obligé de se rendre -en Russie, lord William avait pu disposer d'une bonne division -anglaise, et en outre d'une division sicilienne, qui ressemblait assez -à l'armée portugaise par l'organisation, et promettait de lui -ressembler bientôt par la valeur. C'était un corps d'une douzaine de -mille hommes, qui, pouvant, grâce aux flottes anglaises, se -transporter partout, produisait un effet supérieur à sa force -numérique. Ce n'était pas tout encore. Les Anglais s'apercevant de la -valeur des soldats espagnols, qui leur servaient si peu faute -d'organisation, tandis que les soldats portugais, sans valoir mieux, -leur rendaient tant de services, avaient imaginé de faire pour les uns -ce qu'ils avaient fait pour les autres, c'est-à-dire de prendre un -certain nombre d'Espagnols à leur solde, et de leur donner des -officiers anglais. Ils employaient <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> à cette création les îles -Baléares dont ils étaient les maîtres, et le rivage de Murcie qui leur -appartenait presque tout autant. Le général Wittingham dans les -Baléares, le général Roche dans le royaume de Murcie, organisaient -deux légions espagnoles, qui devaient bientôt leur procurer encore -douze mille bons soldats.</p> - -<p>C'est là ce qu'on appelait l'armée anglo-sicilienne, laquelle pouvant -tour à tour se transporter en Catalogne auprès du général Lacy, ou -dans le royaume de Murcie auprès du général O'Donnell, était devenue -un danger non plus imaginaire, mais très-réel, et même assez -inquiétant.</p> - -<p>Le maréchal Suchet, fort attentif aux difficultés de sa situation, -avait fait des 16 mille hommes réservés au royaume de Valence l'emploi -le plus judicieux. Ayant placé de petites garnisons largement -approvisionnées à Tortose, à Peniscola, à Sagonte, ayant gardé à -Valence une autre petite garnison, qui avec les dépôts et les malades -pouvait être doublée au besoin, il avait laissé sous le général -Harispe environ 5 mille hommes en face d'Alicante, à la frontière de -Murcie. S'étant réservé pour lui-même une division active de 6 à 7 -mille hommes, il était prêt à courir ou sur Tortose, ou sur Alicante, -ou même vers Cuenca, dans la direction de Madrid. Très-fin et très-peu -crédule, il ne prenait pas l'alarme mal à propos, n'exposait pas ses -troupes à des courses inutiles, et quand il fallait se porter à vingt -ou trente lieues, il ne les faisait pas mourir de besoin et de -fatigue, parce qu'il avait partout des magasins bien pourvus par son -habile administration.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Administration du maréchal Suchet.</span> -Cette administration était pour moitié au moins la cause de ses -succès. Le lendemain de la prise de Valence, cette ville, tremblante -au souvenir du massacre des Français, avait craint de voir entrer dans -ses murs un vengeur impitoyable; mais loin de là elle avait trouvé un -vainqueur doux, tranquille, adroit, qui s'était appliqué à rassurer -les habitants, et qui les avait appelés, comme à Saragosse, à -participer au gouvernement du pays. Inspirant déjà confiance par sa -conduite en Aragon, il avait successivement ramené l'archevêque et les -anciens magistrats municipaux de la province, avait formé une junte, -arrêté avec elle la répartition de l'impôt, opéré même d'utiles -réformes, et, sans pressurer le pays, fait jouir son armée de toute la -richesse du royaume de Valence. Napoléon avait voulu que Valence payât -en argent le sang français versé en 1808, et il avait exigé une rançon -de cinquante millions. Une telle contribution au milieu des désordres -de la guerre, frappée sur une province riche mais peu étendue, -paraissait excessive. Grâce néanmoins au système administratif du -maréchal Suchet, on pouvait espérer d'en toucher une grande partie, et -certainement le tout, si on passait plus d'un an à Valence. Déjà le -maréchal Suchet avait habillé, soldé, armé jusqu'au dernier de ses -soldats, rempli ses magasins, préparé une réserve, et envoyé à Joseph -un premier à-compte de 3 millions, en promettant de lui verser -prochainement une somme plus forte. C'était la seule armée en Espagne -qui fût dans cet état. Aussi tout le monde y servait bien, y aimait -son chef, et se montrait prêt aux plus grands efforts.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Dispositions du maréchal Suchet, et manière dont il -se propose d'obtempérer à l'autorité de Joseph.</span> -La nouvelle autorité attribuée à Joseph avait été bientôt connue à -Valence, par suite du bon entretien des communications, et elle -n'avait pas plu au maréchal, qui, quoique fort doux, n'aurait pas aimé -qu'on vînt troubler son règne juste et paisible. De l'argent, il -pouvait en donner, et il en donnait volontiers, mais des soldats, il -ne pouvait pas en distraire un seul, car les provinces qu'il gardait -étaient l'unique ressource des armées françaises, si, par un malheur -survenu en Castille ou en Estrémadure, elles perdaient leurs -communications avec Bayonne. Il était donc très-fondé à se refuser à -tout détournement de ses forces; il avait au surplus un bon moyen pour -s'y soustraire, c'étaient les instructions secrètes que Napoléon, dans -la pensée de se réserver les provinces de l'Èbre, lui avait envoyées -deux ans auparavant, et qui l'autorisaient à n'avoir pour l'état-major -de Madrid qu'une déférence de pure forme. Mais toujours modéré en -toutes choses, ne compliquant jamais par des difficultés de caractère -les difficultés de situation, il résolut de s'en tirer, comme il avait -déjà fait, en rendant à Joseph tous les services qu'il pourrait lui -rendre, et en particulier des services d'argent, qui dans le moment -étaient les plus appréciables et les plus appréciés, d'avoir pour son -autorité la déférence apparente la plus complète, et de ne recourir à -ses instructions secrètes que dans le cas où on lui demanderait une -chose dommageable pour les provinces qu'il était chargé de conserver à -l'Empire. On va voir que cette habile conduite devait parfaitement le -mener à son but, sans éclat, et sans conflit d'autorité.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Embarras de Joseph, nommé commandant de cinq armées -qui ne veulent pas lui obéir.</span> -C'était, il faut le dire, un singulier commandement en chef que celui -qui était déféré au roi d'Espagne, et au maréchal Jourdan, son major -général. Des cinq armées occupant l'Espagne, celle du Nord refusait -nettement de lui obéir; celle de Portugal ne s'y refusait aucunement, -mais était obéissante pour être secourue; celle du Centre, placée -immédiatement sous ses ordres, lui obéissait directement et -absolument, mais elle était presque nulle; celle d'Andalousie, la plus -considérable, la moins empêchée, était résolue à ne pas obéir, -jusqu'ici d'ailleurs ignorait l'autorité de Joseph, et pouvait feindre -de l'ignorer longtemps encore; celle d'Aragon enfin, en ménageant -beaucoup Joseph, et en lui rendant des services d'argent, était dans -l'impossibilité de lui en rendre aucun autre: et pourtant ce n'était -que des secours que ces diverses armées se seraient prêtés les unes -aux autres, surtout celles du Nord et d'Andalousie à l'armée de -Portugal, qu'on aurait pu attendre le salut de nos affaires en -Espagne! -<span class="sidenote" title="En marge">Rapport du maréchal Jourdan sur cette situation.</span> -Le maréchal Jourdan, qui joignait à un jugement sûr une -profonde expérience du commandement, et auquel il ne manquait pour -être vraiment utile, que de la jeunesse et du goût à servir sous un -ordre de choses qui lui était antipathique, sentait bien le vice de -cette situation, et le fit sentir à Joseph, auquel il présenta un -rapport complet et frappant. Mais que faire? Écrire à Paris pour -recevoir après deux mois du duc de Feltre (M. Clarke), ministre -laborieux mais évasif, une réponse aussi longue qu'insignifiante, -était l'unique ressource à espérer, surtout Napoléon étant parti, et -n'ayant pas plus le moyen que <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> la volonté de s'occuper en ce -moment des affaires d'Espagne. Néanmoins le maréchal Jourdan adressa -au ministre de la guerre le rapport circonstancié de la situation -qu'il avait déjà présenté à Joseph, afin de réduire à ce qui était -juste la responsabilité de l'état-major de Madrid, et ensuite -s'attacha à deviner, et à faire comprendre à tous d'où allait venir le -danger.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Quels étaient, pour la campagne de 1812, les plans de lord -Wellington.</span> -D'ennemi redoutable, il n'y en avait qu'un, c'était l'armée anglaise. -Lord Wellington ayant pris Ciudad-Rodrigo en janvier, Badajoz en mars, -ayant employé avril et mai à faire reposer ses troupes, devait agir en -juin. N'ayant plus de places à conquérir, il fallait qu'il entreprît -une marche offensive. Où se dirigerait-il? S'avancerait-il par Badajoz -en Andalousie, ou par Ciudad-Rodrigo en Vieille-Castille? Telle était -la question, et elle était facile à résoudre, d'après les indices -qu'on avait recueillis, surtout pour un homme qui avait autant de -discernement que le maréchal Jourdan.</p> - -<p>En effet, Badajoz pris, lord Wellington s'était reporté au nord du -Portugal avec la masse de ses troupes, et s'était placé à -Fuente-Guinaldo, à quelques lieues d'Alméida et de Ciudad-Rodrigo, -menaçant ainsi la Vieille-Castille, et l'armée de Portugal qui était -chargée de défendre cette province. En admettant toujours la -possibilité d'une feinte, il était cependant évident qu'il n'aurait -pas transporté toute son armée du midi au nord, pour la faire -redescendre du nord au midi un mois plus tard. Les feintes ne vont pas -jusqu'à épuiser des soldats de fatigue, sous un climat dévorant, pour -inspirer quelques <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> doutes à l'ennemi. -<span class="sidenote" title="En marge">Tous les indices révélaient l'intention d'opérer une marche -offensive en Vieille-Castille contre l'armée de Portugal.</span> -Ce qui était une feinte -évidemment, c'était la présence à Badajoz du général Hill avec -quelques troupes anglaises et portugaises, dont on s'efforçait de -grossir l'apparence pour faire illusion, et accréditer la supposition -d'une entreprise contre l'Andalousie. Outre la présence de lord -Wellington à Fuente-Guinaldo, il y avait de son projet beaucoup -d'indices secondaires très-frappants, tels que des mouvements de -troupes dans le Beïra, Tras-os-Montès, Léon, d'immenses magasins à la -Corogne, et de nombreux équipages de mulets dans la Galice. Ces -préparatifs de toutes sortes indiquaient de manière à n'en pouvoir -douter des projets contre la Vieille-Castille. Indépendamment de ces -raisons de détail, il y avait enfin une raison générale, qui devait -être décisive pour quiconque réfléchissait, c'est qu'en se portant au -nord, lord Wellington s'emparait en une marche de nos communications, -et, comme nous l'avons dit, faisait avec un seul succès tomber tout -notre établissement militaire en Espagne, tandis qu'en se portant au -midi, il n'arrivait à d'autre résultat que d'inquiéter l'armée -d'Andalousie, de l'obliger peut-être à abandonner la comédie du siége -de Cadix, mais rien au delà, toutes choses d'ailleurs qu'il obtenait -beaucoup plus sûrement en opérant par le nord, car il nous faudrait -bien évacuer l'Andalousie, la Manche, et peut-être Madrid, lorsque -nous serions menacés en Castille. La campagne du général Moore, qui, -même avec Napoléon sur les bras, avait coûté si peu aux Anglais, et -avait failli leur procurer de si grands avantages, était une leçon à -ne jamais oublier.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> Aussi le maréchal Jourdan avec son expérience, Joseph avec son -esprit juste, ne s'y trompèrent-ils point, et ne conservèrent-ils pas -le moindre doute à cet égard. En tout cas, le maréchal Marmont, que le -danger touchait de près et rendait attentif, ne leur en aurait laissé -aucun. Il se hâta dès les premiers jours de mai, de leur annoncer que -les Anglais venaient à lui, de commencer en même temps ses préparatifs -de concentration, et de demander des secours à grands cris. Joseph et -le maréchal Jourdan virent sur-le-champ ce qu'il y avait à faire, et -le virent avec une sûreté de jugement qui était naturelle de la part -du maréchal Jourdan, voué depuis sa jeunesse à la carrière militaire, -mais fort méritoire de la part de Joseph, étranger à la profession des -armes. Si en ce moment leur autorité à tous deux eût été respectée, -rien n'eût été plus facile que de rendre vaine la tentative de lord -Wellington, et d'en tirer même l'occasion d'un triomphe éclatant, qui -aurait fort avancé nos affaires en Espagne, peut-être contrebalancé -dans une certaine mesure nos malheurs en Russie, car un grand revers -dans la Péninsule eût agi puissamment sur les Anglais, et au fond les -Anglais menaient l'Europe.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">En concentrant à propos les forces disponibles, on pouvait -faire échouer les desseins de lord Wellington.</span> -Pour leur ménager ce revers, il fallait tout simplement faire -concourir à la défense commune les forces qui étaient à portée, et -elles étaient plus que suffisantes sous le double rapport du nombre et -de la qualité. L'armée du Nord, quoique diminuée et n'ayant plus les -46 mille hommes qu'elle comprenait au commencement de la campagne, -avait bien encore vingt mille hommes de troupes actives. Eût-il -<span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> fallu les détourner toutes pour quinze jours, et laisser Mina, -Longa, Porlier, Mérino, maîtres de nos communications, on ne devait -pas hésiter. Les Anglais battus, ces coureurs n'étaient plus rien. -Quoi qu'il en soit, on aurait pu du moins détacher dix mille hommes -pour quelques semaines (et la preuve, c'est que l'armée du Nord, bien -que d'une manière inopportune, parvint plus tard à le faire); nos -communications en auraient été un peu plus difficiles, mais elles -l'étaient déjà tellement, que le mal n'eût pas été fort accru. Joseph, -qui avait 13 ou 14 mille hommes de troupes actives et 3 mille -Espagnols, pouvait bien en distraire 10 mille (il en détourna 13 mille -quand le moment lui sembla venu), et c'eût été un renfort total de 20 -mille hommes. Enfin rien n'empêchait l'armée d'Andalousie d'envoyer le -corps du comte d'Erlon tout entier, ou au moins 10 mille hommes sur -les 16 mille qui composaient ce corps. Cinq à six mille suffisaient à -Llerena pour observer le général Hill, et si ce général avait commis -l'imprudence absolument invraisemblable de marcher en Andalousie, le -maréchal Soult, avec les 6 mille hommes de Llerena, avec tout ce qu'il -pouvait rassembler à Séville, aurait eu 25 mille hommes à lui opposer, -tandis que le général Hill n'en avait pas la moitié. On aurait donc -pu, en faisant des emprunts modérés aux armées du Nord, du Centre et -d'Andalousie, assurer au maréchal Marmont un renfort de 30 mille -hommes, qui aurait porté son armée à 70 mille, et lui aurait fourni le -moyen d'accabler lord Wellington, et de le pousser bien près du -précipice de l'Océan. Il est vrai qu'il eût fallu un général <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> -à ces 70 mille hommes, et que Masséna, dénoncé à toute l'armée comme -fatigué, usé, vieilli, n'était plus en Espagne. Mais enfin les 70 -mille hommes y eussent été; le maréchal Marmont, d'ailleurs, n'était -pas incapable de les conduire, et dans tous les cas Jourdan, le -vainqueur de Fleurus, bien obéi, aurait avec de telles forces suffi -aux circonstances. Du reste, lord Wellington, en présence d'un pareil -rassemblement, se serait certainement retiré en Portugal, ce qui l'eût -au moins annulé pour la campagne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Joseph et le maréchal Jourdan se hâtent d'adresser au -général Caffarelli et au maréchal Soult l'ordre de secourir l'armée de -Portugal.</span> -Les moyens existaient donc, et Jourdan et Joseph, il faut le -reconnaître, ne négligèrent rien pour les mettre en usage. Une fois -bien convaincus que lord Wellington allait marcher sur la -Vieille-Castille, et par conséquent se porter sur l'armée de Portugal, -ils écrivirent aux deux seuls généraux qui fussent en mesure de -secourir cette armée, au général Caffarelli, successeur du général -Dorsenne à l'armée du Nord, et au maréchal Soult, chef de l'armée -d'Andalousie, avec lequel on venait enfin d'entrer en relation. Ils -signalèrent à l'un et à l'autre le danger évident qui menaçait le -maréchal Marmont, et enjoignirent au général Caffarelli de diriger un -détachement d'une dizaine de mille hommes sur Salamanque, au maréchal -Soult de renforcer considérablement le comte d'Erlon, de le rapprocher -du Tage, de lui prescrire d'avoir sans cesse les yeux ouverts sur les -mouvements du général Hill, et si celui-ci, par les routes intérieures -que lord Wellington s'était ménagées, se dérobait, pour venir -renforcer son général en chef vers la Vieille-Castille, de le suivre, -de franchir le Tage au pont d'Almaraz, tandis qu'il le passerait -<span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> probablement à celui d'Alcantara, et d'apporter au maréchal -Marmont un renfort égal à celui que le général Hill apporterait à lord -Wellington.</p> - -<p>Cet ordre malheureusement n'était pas le meilleur qu'il fût possible -de donner, et si plus tard il n'eût été modifié, on aurait pu le -considérer comme un service absolument nul pour l'armée de Portugal. -Il était conçu en effet dans la supposition que le général Hill avait -en avant de Badajoz des forces considérables, que ce général n'était -là qu'en attendant, et qu'il serait rappelé vers Fuente-Guinaldo -lorsque lord Wellington serait prêt à entrer en campagne. Or tout -était faux dans cette supposition. Au lieu de 30 mille hommes le -général Hill n'en avait pas 15 mille, parmi lesquels à peine une -division anglaise. Il était là pour masquer en demeurant immobile les -desseins de son chef, et pour occuper le maréchal Soult, pendant que -lord Wellington, qui avait réuni sept divisions anglaises et plusieurs -divisions portugaises à Fuente-Guinaldo, marcherait sur Salamanque. Le -comte d'Erlon renforcé tant qu'on l'aurait voulu, mais à la condition -de rester devant le général Hill qui ne devait pas changer de -position, aurait laissé périr sans secours le maréchal Marmont. Du -reste à la guerre c'est déjà quelque chose que d'entrevoir seulement -les desseins de l'ennemi: les deviner complétement et sur-le-champ -n'est que le propre des génies supérieurs. Or le maréchal Jourdan, -esprit sûr, mais lent, avait besoin de temps pour s'éclairer. -Transporté sur les lieux, il aurait sans doute bientôt discerné la -vérité; mais malade, dégoûté, attaché à un roi qui, quoique brave, -n'aimait <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span> pas à quitter Madrid, il était resté au palais, et, -jugeant de loin, n'avait jugé qu'à peu près du véritable état des -choses. Au surplus il fut bientôt détrompé, et pour le premier moment -d'ailleurs, les ordres donnés étaient suffisants, car ils enjoignaient -à chacun de ceux qui devaient concourir à la lutte prochaine de s'y -préparer. Quant au maréchal Suchet, qui était trop éloigné et trop -dépourvu de troupes pour envoyer des secours, on lui prescrivit de -rendre à la cause commune un genre de service qui ne devait de sa part -souffrir aucune difficulté, c'était de rapprocher davantage les forces -du général Reille de la Navarre, pour qu'il fût plus facile à l'armée -du Nord de fournir le détachement qu'on lui avait demandé, et de -relever à Cuenca les troupes de l'armée du Centre, pour que celle-ci -fût plus concentrée et plus disponible.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil fait aux ordres de Joseph par le général -Caffarelli.</span> -On peut aisément se figurer comment furent accueillis les ordres de -Joseph, donnés avec fermeté, mais sans cet accent dominateur qui -n'appartenait qu'à Napoléon. Le général Caffarelli, qui commandait -l'armée du Nord, était probe, dévoué, brave, comme tous les -Caffarelli, mais doucement entêté, timide non pas de cœur mais -d'esprit, et fort inférieur en intelligence à l'illustre officier à -jambe de bois qui avait fait la fortune de cette famille distinguée. -Sur les 46 mille hommes que comprenait son armée, elle en avait perdu -près de dix mille par les divers détachements envoyés à l'armée de -Russie; de plus les infatigables coureurs des provinces basques lui -inspiraient de continuelles inquiétudes pour les postes de -l'intérieur et pour ceux du littoral. Persistant <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> comme le -général Dorsenne à se croire indépendant du général en chef, il ne -refusa pas précisément d'aider le maréchal Marmont, mais il ne dit ni -quand, ni comment, ni en quel nombre, il viendrait au secours de ce -maréchal, et ne fit que des promesses, dont avec quelque prévoyance on -devait se défier, bien qu'elles fussent sincères.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult se refuse à exécuter les ordres venus de -Madrid, par la raison que les Anglais menacent l'Andalousie et non pas -la Vieille-Castille.</span> -En Andalousie l'accueil aux ordres de Joseph fut encore moins -satisfaisant. Le maréchal Soult, depuis qu'il était rassuré sur les -conséquences de sa campagne d'Oporto, avait toujours espéré qu'il -deviendrait le major général du roi Joseph. Masséna ayant échoué en -Portugal, Marmont n'ayant pas la situation nécessaire pour un tel -rôle, et Napoléon s'étant de sa personne enfoncé en Russie, le -maréchal Soult avait cru que ses espérances allaient enfin se -réaliser. Mais Napoléon peu satisfait des opérations de l'Andalousie, -ne voulant pas d'ailleurs imposer à son frère un major général qui lui -déplaisait, avait choisi le maréchal Jourdan, qui n'avait accepté la -qualité de major général que par amitié pour le roi Joseph. Le -mécontentement du maréchal Soult avait été extrême, et dans cette -disposition on n'avait pas grande chance d'être écouté en lui -demandant de secourir l'armée de Portugal, avec laquelle il n'avait -cessé d'être en querelle. De plus il jugeait tout autrement que -l'état-major de Madrid les projets de lord Wellington, et croyait -qu'au lieu de songer à la Castille, celui-ci était exclusivement -occupé de l'Andalousie. Il répondit par conséquent à Joseph, que -l'armée de Portugal allait encore tout perdre, qu'elle et son général -se trompaient, que lord Wellington ne se <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> préparait point à -marcher sur Salamanque et sur le maréchal Marmont, que c'était à -l'Andalousie seule qu'il en voulait, que c'était donc à lui maréchal -Soult qu'il fallait venir en aide, car le général Hill n'était que la -tête de la grande armée britannique, prête à se porter tout entière -sur Séville pour délivrer Cadix; que le langage tenu à Cadix par les -journaux de l'insurrection ne permettait aucune incertitude à cet -égard; que sans doute il fallait renforcer le comte d'Erlon, mais pour -secourir l'armée d'Andalousie, et non pas celle de Portugal, qui -n'était point menacée.</p> - -<p>C'était en vérité prêter à lord Wellington d'étranges pensées, que de -lui supposer pour raison d'agir en Andalousie le désir de sauver -Cadix, qui n'était pas en danger; c'était aussi s'en rapporter à de -singuliers indices pour juger les projets de l'ennemi, que d'ajouter -foi aux journaux de l'insurrection espagnole. Ce que l'ennemi eût le -moins fait assurément, c'eût été de publier ses résolutions, et dès -qu'il les annonçait ouvertement, il ne fallait pas s'y arrêter. Mais -indépendamment de tous les renseignements qu'on avait pu recueillir, -la vraie raison de ne pas croire à une tentative contre l'Andalousie, -c'est que lord Wellington n'avait rien à y faire, tandis que par un -seul succès en Castille il prenait toutes nos armées à revers. Le -maréchal Soult ne fut point de cet avis; il resta persuadé que le -général Hill avait 30 mille hommes, que lord Wellington allait lui en -amener encore 40, et que c'était lui, lui seul, qu'il fallait -secourir. Sa réponse fut conséquente avec ces idées.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Suchet fait ce qu'on lui demande.</span> -Quant au maréchal Suchet, qui ne voulait point <span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> entrer en -conflit avec l'autorité de Madrid, auquel du reste on ne demandait -rien qui pût compromettre les provinces dont il était gouverneur, il -fit ce qu'on désirait de lui. Il rapprocha une division italienne du -général Reille, et fit remplacer à Cuenca les troupes de l'armée du -centre, quoique ce fût pour lui un grave inconvénient de s'étendre -aussi loin.</p> - -<p>Cependant le danger devenait à chaque instant plus pressant et plus -visible, et il était impossible de douter du point que lord Wellington -allait attaquer. -<span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux ordres plus précis au général Caffarelli et au -maréchal Soult.</span> -Joseph, toujours dirigé par le maréchal Jourdan, -écrivit au général Caffarelli, que bien qu'il se prétendît indépendant -de l'état-major de Madrid, il ne devait ni oublier ses devoirs -militaires qui lui prescrivaient d'aller au secours d'un camarade en -péril, ni ses instructions antérieures qui lui enjoignaient -expressément de secourir l'armée de Portugal contre les Anglais; qu'en -tout cas on lui en faisait un devoir formel, et qu'on lui donnait -l'avis positif que lord Wellington marchait sur Salamanque et sur -l'armée de Portugal. Quant à l'armée d'Andalousie, Joseph songea un -moment à prendre une résolution qui aurait sauvé l'Espagne, et avec -l'Espagne l'Empire peut-être. Il songea à ordonner l'évacuation de -l'Andalousie, province dont l'occupation ne procurait pas de grands -avantages, et qui absorbait 90 mille hommes, dont 60 mille -combattants, suffisants pour accabler les Anglais. Afin d'être obéi -dans une telle détermination, il aurait fallu destituer de son -commandement le maréchal Soult, qui se serait peut-être refusé à -l'évacuation, ou qui du moins l'aurait opérée trop tard pour être -utile à l'armée de <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> Portugal. Mais l'abandon d'une vaste -province, un mouvement rétrograde très-prononcé, la destitution d'un -maréchal illustre, étaient des résolutions que Joseph avait assez -d'esprit pour concevoir, et pas assez de caractère pour exécuter. À -défaut de ces résolutions, voici ce qu'il prescrivit. Le maréchal -Soult faisait entrevoir sa démission, dès qu'on lui donnait des ordres -qui lui déplaisaient. Joseph lui envoya un officier de confiance, -militaire de beaucoup d'esprit, le colonel Desprez, avec mission de -bien observer tout ce qui se passait à l'armée d'Andalousie, de -montrer au maréchal son erreur relativement au projet des Anglais, de -lui faire comprendre que c'était vers Salamanque et non vers Séville -que marchait lord Wellington, de lui renouveler en conséquence l'ordre -impératif de porter le général Drouet d'Erlon sur le Tage, sans -attendre ce que ferait le général Hill, de lui déclarer en outre qu'à -la moindre menace de démission cette démission serait immédiatement -acceptée. En même temps il adressa au ministre de la guerre Clarke les -dépêches les plus détaillées, pour lui signaler tous les dangers, nous -dirions tous les ridicules, si le sujet n'avait été si grave, de cette -situation d'un roi général en chef, désobéi de tous ses généraux, et -ne pouvant les amener ni au nom du devoir, ni au nom de leur intérêt -bien entendu, ni au nom enfin d'une autorité qu'ils méconnaissaient, à -secourir celui d'entre eux qui était dans le péril le plus alarmant.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Premier service rendu par Joseph à Marmont, en remplaçant -la division Foy au pont d'Almaraz.</span> -En attendant l'effet de ces diverses démarches, Joseph envoya un -premier secours au maréchal Marmont. Depuis que ce maréchal par ordre -de <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> l'Empereur avait quitté la vallée du Tage, pour aller -s'établir dans la vallée du Douro, il avait laissé l'une de ses -divisions, celle du général Foy, sur le Tage, au pont d'Almaraz. Le -maréchal Marmont en avait agi ainsi parce qu'avec raison il attachait -une grande importance à ce pont, et aux nombreux ouvrages dont il -l'avait entouré. Nos forces actives destinées à s'opposer aux Anglais, -étant par une disposition vicieuse divisées en deux parts, une en -Andalousie, l'autre en Castille, on ne pouvait parer à cet -inconvénient que par une grande facilité de communications, afin de -courir promptement de l'une à l'autre, ainsi que le maréchal Marmont -l'avait fait après la bataille perdue de l'Albuera. Le Tage étant le -principal obstacle à franchir, le maréchal Marmont y avait construit -un pont, des ouvrages fortifiés, et des magasins. Ce qui se passait -devant nous était d'ailleurs une leçon frappante, dont il eût été -impardonnable de ne pas profiter. On voyait en effet du côté des -Anglais une seule armée, un seul général, se portant alternativement -du nord au midi, ayant pour le faire une route large, bien entretenue, -jalonnée de ponts et de magasins, sur laquelle les mouvements étaient -aussi prompts que faciles.</p> - -<p>C'est par suite de cette leçon si instructive que le maréchal Marmont, -en se reportant du Tage sur le Douro, n'avait pas voulu abandonner les -ouvrages d'Almaraz, et y avait laissé la division Foy. Mais quoiqu'il -eût tout disposé pour la ramener promptement à lui à travers le -Guadarrama, le trajet qu'elle aurait à faire devait entraîner une -perte de <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> cinq ou six jours, perte fâcheuse si on était obligé -à une concentration rapide par une subite apparition de l'ennemi, et -il supplia Joseph de le décharger du soin de garder le pont d'Almaraz. -Joseph se hâta de lui rendre ce service, bien qu'il en résultât une -nouvelle dislocation de la faible armée du Centre, et il y envoya la -division d'Armagnac.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Première opération des Anglais.</span> -À peine y était-elle qu'une tentative téméraire et peu conforme au -caractère de l'armée anglaise, signala les grands projets de lord -Wellington pour cette campagne, et l'importance qu'il attachait à -empêcher l'armée d'Andalousie d'aller au secours de l'armée de -Portugal.</p> - -<p>Le général Hill, par ordre de son chef, se jouant de la vigilance des -troupes que le maréchal Soult tenait devant lui en Estrémadure, quitta -son poste sans qu'on s'en aperçût, se porta sur le Tage avec une -division, le remonta à la dérobée, et se présenta devant le pont -d'Almaraz le 18 mai. -<span class="sidenote" title="En marge">Ouvrages du pont d'Almaraz.</span> -Ce pont était situé au pied même des montagnes -qui séparent la vallée du Tage de celle de la Guadiana (voir la carte -n<sup>o</sup> 43), et, après l'avoir franchi, la grande route d'Estrémadure -s'élevait, et traversait les montagnes au col de Mirabète. Le maréchal -Marmont avait fait construire au sommet du col un ouvrage qui fermait -la route carrossable, et qui par conséquent ne permettait pas à un -ennemi venant de l'Estrémadure d'amener du canon. Il avait de plus -rendu cet ouvrage assez fort pour exiger l'emploi de la grosse -artillerie. Au pied de la hauteur, au bord du fleuve, il avait établi -deux ouvrages moins considérables, formant têtes de pont sur la rive -gauche et sur la <span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> rive droite. Un pont de bateaux, qui n'était -pas toujours tendu, servait à franchir le fleuve.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Surprise de ces ouvrages par le général Hill.</span> -Le général Hill, qui avait déjà surpris deux ans auparavant le général -Girard dans les environs, à Arroyo del Molinos, et qui était coutumier -de ce genre d'expéditions, étant arrivé presque sans être aperçu à -portée de l'ouvrage de Mirabète, reconnut qu'il était trop fort pour -essayer de le brusquer, et imagina de faire descendre par un chemin de -traverse une colonne d'infanterie qui tâcherait d'enlever à l'escalade -les têtes de pont, tandis que le reste des troupes anglaises feindrait -d'attaquer Mirabète sur la hauteur. Ce plan hardi réussit -parfaitement. Les deux ouvrages qui formaient têtes de pont sur les -deux rives du fleuve, et que le maréchal Marmont avait moins -fortifiés, pouvaient être enlevés à l'escalade. Les Anglais posèrent -leurs échelles sur les escarpes à peine maçonnées, et pénétrèrent dans -la tête de pont de la rive gauche. Les troupes qui la gardaient, -espèce de ramassis de toutes nations, se laissèrent épouvanter malgré -la belle conduite d'un officier piémontais, qui se fit tuer pour les -rallier; elles s'enfuirent, tentèrent de se jeter dans quelques -bateaux, et furent ou prises ou noyées. L'ouvrage de la rive gauche -enlevé, celui de la rive droite se rendit immédiatement. Les Anglais -saccagèrent ainsi ce petit établissement, détruisirent les ouvrages, -brûlèrent les bateaux, et se retirèrent, très-fiers d'une expédition -qui leur valait plus d'honneur que de profit, puisqu'ils n'avaient -fait autre chose, après tout, que bouleverser temporairement les -moyens de passage. En apprenant ce coup téméraire, le général <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> -Foy, qui était avec sa division en marche vers la Castille, rebroussa -chemin, courut après les Anglais, sans réussir toutefois à les -atteindre. On en fut quitte pour une affaire désagréable mais point -irréparable, car pour un pont détruit le Tage ne devenait pas un -obstacle invincible, et une armée qui remonterait à temps par la route -d'Estrémadure devait toujours trouver le moyen de le franchir.</p> - -<p>Cet accident causa une vive émotion à Madrid, car il révélait la -prochaine entrée de lord Wellington en campagne, et son intention de -mettre les armées d'Andalousie et de Portugal dans l'impossibilité de -communiquer entre elles. Cette indication aurait dû agir sur celle des -deux qu'on appelait à secourir l'autre, et Joseph renouvela ses -instances, mais en vain, comme on va le voir.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Juin 1812.</span> -Le maréchal Soult avait reçu la visite du colonel Desprez, avait -laissé apercevoir son extrême déplaisir de n'être pas major général de -Joseph, n'avait point renouvelé une offre de démission, dont on ne lui -cachait pas l'acceptation immédiate si elle était faite, et s'était -obstiné à soutenir que le danger menaçait non pas la Castille, mais -l'Andalousie. Il n'y avait pas moyen de redresser son opinion à cet -égard, et le colonel Desprez y renonçant, le pressa de s'expliquer sur -l'exécution des ordres relatifs au corps du comte d'Erlon. Le maréchal -avait renforcé ce corps, ainsi que Joseph l'avait prescrit, mais quant -aux instructions à lui donner, il avoua clairement qu'il ne -consentirait pas à s'en dessaisir, et à l'envoyer en Castille au -secours de l'armée de Portugal. À toutes les instances que lui fit le -colonel <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> Desprez, le maréchal répondit que si on lui ôtait une -portion quelconque de ses forces il ne pourrait garder l'Andalousie, -et qu'il n'obéirait qu'à un ordre, celui d'évacuer cette province.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrée en campagne de lord Wellington et sa marche sur -Salamanque.</span> -Ces allées et venues, ces résistances obstinées, faisaient perdre un -temps précieux, pendant lequel lord Wellington se hâtait de marcher -sur l'armée de Portugal. En effet, dans les premiers jours de juin, on -apprit qu'il avait levé ses cantonnements, et qu'il était à la veille -de franchir l'Aguéda pour se rendre dans la province de Salamanque par -la route de Ciudad-Rodrigo. -<span class="sidenote" title="En marge">Le général Caffarelli prépare un secours pour l'armée de -Portugal.</span> -À cette nouvelle, le général Caffarelli -que le défaut de présence d'esprit au milieu des embarras dont il -était assailli, bien plus qu'une mauvaise volonté décidée, empêchait -d'obéir, le général Caffarelli sans plus discuter l'autorité du roi, -manda aux maréchaux Marmont et Jourdan qu'il allait marcher au secours -de l'armée de Portugal avec un détachement de 10 mille hommes. -<span class="sidenote" title="En marge">Ordre péremptoire envoyé par Joseph au maréchal Soult.</span> -Quant -au maréchal Soult, Joseph lui expédia le véritable ordre qu'il aurait -dû lui adresser dès le commencement, il lui prescrivit non plus de -donner au comte d'Erlon l'instruction de suivre les mouvements du -général Hill, mais de faire sur-le-champ un détachement de 10 mille -hommes, de les acheminer sur le Tage, d'évacuer telle partie de -territoire qu'il faudrait pour rendre possible l'accomplissement de -cette mesure, et, enfin, s'il ne voulait pas obéir, de remettre -immédiatement son commandement au comte d'Erlon.</p> - -<p>Confiant dans l'exécution d'un ordre aussi précis, dans les promesses -du général Caffarelli, dans la <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> possibilité qu'il avait -lui-même d'envoyer quelques mille hommes au maréchal Marmont, comptant -que par toutes ces dispositions il pourrait porter l'armée de Portugal -à près de 70 mille hommes, il se rassura sur l'issue des événements -qui se préparaient en Castille, il se rassura, parce que, tout en -étant doué de bon sens, d'intelligence militaire et de courage, il -n'avait pas cette ardeur dévorante, cette vigilance sans sommeil du -véritable homme d'action, qui ne croit qu'à ce qu'il a vu, qui ne se -repose que sur les promesses accomplies, et ne donne pas un ordre sans -en suivre lui-même l'exécution, qualité que Napoléon possédait au plus -haut degré, et à laquelle il devait en partie ses prodigieux succès.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">État de l'armée anglaise au moment où elle entre en -campagne.</span> -Pendant que le temps le plus précieux se perdait de notre côté en -tristes tiraillements, lord Wellington s'était mis en mouvement pour -essayer d'une marche offensive en Castille, seule partie de l'Espagne -où, par les raisons que nous avons données, il pût agir utilement. Il -n'était pas lui-même, quoique commandant seul, et appartenant à la -puissance la plus riche de l'Europe, entièrement satisfait de sa -situation, surtout sous le l'apport matériel. La solde était fort -arriérée dans son armée; l'argent ne lui arrivait que -très-difficilement, parce qu'il fallait que son gouvernement convertît -en espèces métalliques, avec une perte d'au moins 25 pour 100, la -monnaie de papier circulant en Angleterre; de plus les Espagnols, -quoique dévoués à sa cause, lui fournissaient bien gratis tous les -renseignements qui pouvaient le servir, mais ne lui livraient leurs -denrées que contre argent. Les muletiers, qui avec six mille <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> -mulets transportaient les vivres de l'armée anglaise, n'étaient pas -payés depuis plusieurs mois, et se plaignaient vivement. Or, s'ils -avaient refusé un seul jour leurs services, l'armée anglaise eût été -perdue, car sans les vivres réunis tous les soirs aux bivouacs, sans -le temps de les faire cuire, de les consommer, lord Wellington -n'aurait bientôt plus conservé un soldat dans les rangs. Aussi ne -cessait-il d'écrire à son gouvernement que si on lui donnait ces -admirables soldats français, comme il les appelait, qui se passaient -d'approvisionnements, couraient çà et là pour se procurer leur -nourriture, revenaient ensuite au drapeau, faisaient leur soupe en -hâte avec ce qu'ils avaient ramassé, et se battaient néanmoins s'ils -n'avaient pas eu le temps de la faire, il pourrait soutenir la guerre -sans argent; mais que si les soldats anglais étaient mis à une telle -épreuve, si on les exposait à quitter le drapeau pour aller à la -maraude, au bout de quelques jours il n'en reviendrait pas un. Il se -plaignait donc lui aussi d'avoir ses peines et ses difficultés. Son -armée, quoique excellente, n'était pas non plus telle qu'il l'aurait -voulue. Il l'aurait désirée plus nombreuse, particulièrement en -Espagnols. Ces derniers, qui auraient dû lui fournir trente ou -quarante mille soldats, lui avaient à peine envoyé une division de dix -mille hommes, mal disciplinés, mal commandés, et ne rendant aucun des -services qu'on devait attendre de la bravoure et de la sobriété du -soldat espagnol. Avec le dévouement des nations portugaise et -espagnole, avec toute la puissance de l'Angleterre, après plusieurs -campagnes <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> heureuses, il était parvenu à réunir sur l'Aguéda, -aux premiers jours de juin, les forces suivantes: sept divisions -d'infanterie anglaise, présentant environ 35 à 36 mille hommes d'une -solidité à l'épreuve (une huitième division était sous le général Hill -en Estrémadure), cinq ou six mille hommes de cavalerie anglaise et -allemande excellente, deux brigades d'infanterie portugaise, plus -enfin une division espagnole sous le général don Carlos d'Espagne. Ces -auxiliaires, difficiles à compter, surtout les Espagnols, à cause de -leur organisation très-imparfaite, pouvaient monter à 14 ou 15 mille -hommes. Ainsi l'armée de lord Wellington était d'environ 55 mille -hommes. Les guérillas, très-propres au service de troupes légères, -ajoutaient à son effectif une force impossible à évaluer, mais réelle. -On voit qu'avec un peu d'entente entre nos généraux, avec nos braves -soldats, avec 300 mille hommes d'effectif, donnant 230 mille -combattants, il eût été facile en se concentrant à propos d'opposer -une masse écrasante à cette poignée d'Anglais, solides et bien -conduits sans doute, mais dont la force était tout entière dans la -sagesse de leur chef, et dans la désunion de nos généraux.</p> - -<p>Lord Wellington le sentait si bien, que ce n'était qu'en tremblant (si -ce mot peut être employé en parlant d'un tel homme) qu'il s'avançait -en Castille. La conquête de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz étant -accomplie, il fallait qu'il entreprît quelque chose; or, à -entreprendre quelque chose, il ne pouvait essayer, comme nous l'avons -montré, qu'une marche offensive en Castille. Sa ferme raison -n'admettait <span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> sur ces points aucun doute; mais, en songeant -qu'il allait se jeter sur les derrières des Français, entre les armées -du Nord et de Portugal d'un côté, les armées du Centre et d'Andalousie -de l'autre, qui seulement en envoyant chacune un détachement auraient -pu l'accabler, il était saisi d'une véritable crainte, non pas de la -crainte des âmes faibles, mais de la crainte des âmes fortes et -éclairées, qui sans s'exagérer le danger, en apprécient pourtant la -gravité. S'il se rassurait au point de marcher au-devant de tels -périls, c'est d'abord qu'il était obligé de tenter quelque chose, sous -peine de perdre l'occasion la plus favorable, celle de l'absence de -Napoléon; c'est ensuite qu'il comptait sur les misérables -tiraillements dont il s'était aperçu depuis longtemps, et qui -jusqu'ici avaient empêché nos généraux de l'accabler par la réunion de -leurs forces. Une seule fois il avait vu cette réunion s'opérer à -temps, c'était l'année précédente, lorsque le maréchal Marmont était -accouru en Estrémadure, et ce mouvement lui avait fait manquer -Badajoz, après une perte de six mille hommes. Au contraire, dans les -trois premiers mois de la présente année, cette concentration n'ayant -pas eu lieu, il avait pu prendre Badajoz et Ciudad-Rodrigo. Cette fois -encore, il se flattait d'avoir le même bonheur grâce aux mêmes causes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Demandes de lord Wellington à son gouvernement avant -d'entrer en campagne.</span> -Résolu à se porter en avant, il écrivit néanmoins à son gouvernement -qu'il ne fallait pas se flatter d'obtenir de grands résultats, car il -suffirait aux Français de se réunir contre lui pour qu'il fût -promptement rejeté en Portugal. Il demanda donc <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> expressément -que l'armée anglo-sicilienne tentât une descente dans la province de -Murcie, ou dans celle de Catalogne, pour empêcher l'armée d'Aragon de -faire des détachements au profit de l'armée du Centre; il demanda aux -flottes anglaises qui croisaient dans le golfe de Biscaye, et -communiquaient avec les chefs de bandes, de simuler un débarquement -pour empêcher le général Caffarelli d'aller au secours du maréchal -Marmont. -<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington passe l'Aguéda.</span> -Ces précautions prises, il passa l'Aguéda dans les premiers -jours de juin, et se dirigea sur Salamanque. Sachant, par des rapports -exacts, dus au zèle des Espagnols, que le maréchal Marmont avait été -obligé de disperser ses divisions pour les faire vivre, qu'aucun -renfort ne lui était encore arrivé, il espérait trouver l'armée -française disséminée, en tout cas forte au plus de 40 mille hommes, et -probablement mal pourvue de matériel. Par ces divers motifs, il se -flattait de lui faire au moins évacuer Salamanque, et de la repousser -au delà du Douro, ce qui était un heureux commencement de campagne. Il -se proposait ensuite d'agir selon les événements, qu'il avait assez de -sang-froid pour attendre sans trouble, et assez de présence d'esprit -pour saisir avec à propos.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation du maréchal Marmont au moment des premières -hostilités.</span> -Le maréchal Marmont, qui était sur ses gardes, quoique mal servi par -ses espions, connut bientôt l'approche de l'armée anglaise, et se mit -en mesure de n'être pas surpris. Ayant eu le temps de réunir quatre ou -cinq divisions, grâce au retour de la division Foy, il put former un -rassemblement respectable, et capable d'imposer à l'ennemi une extrême -réserve. Si toute son armée n'était pas sous sa main <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> en avant -de Salamanque, c'est d'abord qu'il avait beaucoup de points à occuper, -et qu'ensuite, pour vivre dans un pays ruiné, il avait été obligé de -s'étendre sur un espace de plus de trente lieues. Du reste, ayant -profité des leçons administratives de Napoléon, dont il avait été -l'aide de camp, il avait employé l'hiver à soigner ses hommes, à -réparer son matériel d'artillerie, à recomposer autant que possible -ses attelages, et à mettre ses postes en bon état de défense. À défaut -de grands magasins qu'il n'avait pas le moyen de créer, il avait formé -auprès de chaque division un petit dépôt de biscuit qui lui permettait -de manœuvrer une quinzaine de jours sans être inquiet de la -subsistance de ses soldats. Il avait disposé en citadelles trois -couvents qui dominaient Salamanque et commandaient le passage de la -Tormès. Il y avait placé une garnison d'un millier d'hommes, et il -pouvait s'en éloigner sans crainte de voir l'ennemi s'y établir. La -ligne du Douro, qui se trouvait en arrière de Salamanque, et qui avec -son affluent l'Esla couvrait à la fois la Vieille-Castille et le -royaume de Léon, était partout jalonnée de postes assez bien occupés. -Toro, Zamora, Benavente, Astorga, promettaient une certaine -résistance, et, en présence d'un adversaire circonspect, il était -possible, en manœuvrant sagement, de tenir la campagne quelque -temps, sans être amené à une action décisive.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont se retire d'abord à quelque distance de -Salamanque.</span></p> - -<p>Le maréchal Marmont, après les dispositions que nous venons -d'énumérer, leva son camp de Salamanque, livra la ville à elle-même, -et alla camper à quelque distance pour se ménager le loisir de -rassembler <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> ses divisions et d'observer les projets de -l'ennemi. S'il ne se hâta pas de se réfugier derrière le Douro, c'est -qu'il avait la Tormès pour se couvrir, et qu'il voulait rester en vue -de Salamanque, afin de donner du cœur à la petite garnison laissée -dans les trois couvents fortifiés.</p> - -<p>Lord Wellington parut le 16 juin devant Salamanque. Reçu par les -habitants avec une joie qui éclatait toujours après le départ des -Français, et avant l'arrivée des Anglais, il consacra un jour ou deux -à la réflexion, et au plaisir d'avoir ainsi acquis les honneurs de -l'offensive, sans en courir les dangers. -<span class="sidenote" title="En marge">Attaque de Salamanque.</span> -Les habitants lui demandaient -de les délivrer des trois couvents fortifiés qui dominaient la ville, -et qui pouvaient en rouvrir les portes aux Français. Ces couvents -examinés de près, semblèrent exiger une attaque en règle. Lord -Wellington résolut d'y employer dix ou quinze jours, et n'en fut pas -fâché, car il n'était pas disposé à précipiter ses mouvements dans une -contrée où chaque pas en avant pouvait être un pas fait vers un abîme. -Il avait amené avec lui quelques pièces de grosse artillerie, assez -mal approvisionnées. Il commença l'attaque des couvents avec ces -moyens, et envoya chercher à Ciudad-Rodrigo le matériel qui lui -manquait.</p> - -<p>Voici la position des trois couvents qu'il s'agissait de prendre. Le -principal, le plus vaste, celui de Saint-Vincent, gros bâtiment carré, -ressemblant à un fort, avait été crénelé, percé d'embrasures, et -entouré de décombres qu'on avait disposés en glacis. D'un côté il -dominait la Tormès, qui passe au pied de Salamanque, et de l'autre -Salamanque elle-même. <span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> Les deux couvents de San-Gaetano et de -la Merced, situés un peu au-dessous et vers la ville, fournissaient -contre elle un second étage de feux, et en assuraient complétement la -possession.</p> - -<p>Lord Wellington ouvrit la tranchée devant le couvent de Saint-Vincent -par le dehors de la ville. Quant aux couvents de la Merced et de -San-Gaetano, il voulut les brusquer, et en ordonna l'assaut. Mais les -troupes qui gardaient ces deux postes, secondées par le feu dominant -de Saint-Vincent, repoussèrent bravement les Anglais, et leur tuèrent -plusieurs centaines d'hommes. Lord Wellington prit alors le parti -d'attendre le gros matériel qui devait venir de Ciudad-Rodrigo. La vue -de l'armée française, réunie à quelques lieues de là, dans une bonne -position, soutenait le courage de nos petites garnisons, et -prolongeait leur résistance.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Juillet 1812.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Occupation de Salamanque par les Anglais.</span> -Enfin, les 26 et 27 juin, la grosse artillerie étant arrivée au camp -des Anglais, lord Wellington fit battre en brèche. Les trois couvents -se défendirent vaillamment, et dirigèrent un feu violent contre -l'ennemi. Mais le principal, celui de Saint-Vincent, ayant été mis en -flammes par des obus, il devint impossible de s'y maintenir plus -longtemps, et, le 28, il fallut remettre ces citadelles improvisées, -au moyen desquelles on avait cru pouvoir conserver Salamanque, ou -s'assurer du moins le moyen d'y rentrer. Nous y perdîmes un millier -d'hommes hors de combat ou prisonniers; mais les Anglais en perdirent -un nombre au moins égal, et nous avions gagné douze jours, retard -précieux pour nous, et dès lors fâcheux pour nos adversaires. Il faut -sans <span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> doute y regarder avant de disséminer ses forces dans de -petites garnisons destinées à se rendre l'une après l'autre, mais, -quand elles coûtent autant de monde à l'ennemi, et vous font gagner -autant de temps, il n'y a pas de regrets à concevoir.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Retraite du maréchal Marmont derrière le Douro.</span> -Jusqu'ici les opérations du maréchal Marmont étaient tout ce qu'elles -pouvaient être; mais Salamanque pris, il n'était pas sage à lui de se -tenir si près de l'armée anglaise, et il passa le Douro à Tordesillas, -décidé à lui bien disputer cette ligne. Du reste la circonspection des -Anglais ne faisait pas craindre de leur part une offensive très-vive. -<span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington le suit.</span> -Lord Wellington suivit l'armée de Portugal, et vint border le cours du -Douro, qui dans cette saison n'était pas très-volumineux, mais n'était -cependant pas guéable, excepté dans un petit nombre d'endroits. Ce -fleuve, comme nous l'avons dit, était pourvu de bons postes, tels que -Tordesillas, Toro, Zamora, et même Benavente et Astorga, en -considérant l'Esla et l'Orbigo comme un prolongement de la ligne du -Douro. Astorga notamment, outre de bons ouvrages qui avaient déjà -résisté, tantôt aux Français, tantôt aux Espagnols, contenait une -excellente garnison de 1500 hommes bien résolus à se défendre, et -devait, en donnant un fort appui à notre droite, gêner beaucoup la -gauche des Anglais. Lord Wellington, arrivé le 1<sup>er</sup> juillet sur le -Douro, s'y arrêta pour laisser à l'armée espagnole de Galice le temps -d'enlever Astorga. C'étaient, selon lui, quinze ou vingt jours encore -d'employés utilement, sans s'engager trop vite dans cette hardie -campagne entreprise sur les derrières des Français; mais c'était, on -<span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> doit le reconnaître, leur laisser aussi le temps de se réunir -pour l'accabler. Il fallait en effet qu'ils fussent aveuglés par -d'étranges passions, pour ne pas employer ce délai à rassembler -soixante-dix mille hommes contre l'armée anglaise. Aussi, en se tenant -le long du Douro, lord Wellington ne cessait-il d'adresser les plus -vives instances, d'un côté à l'armée anglo-sicilienne, pour qu'elle -donnât une forte occupation au maréchal Suchet, et de l'autre aux -forces navales anglaises croisant dans le golfe de Biscaye, pour -qu'elles fissent craindre au général Caffarelli un gros débarquement -sur les côtes des Asturies.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Force de l'armée de Portugal depuis la réunion des huit -divisions qui la composent.</span> -Dans cet intervalle le maréchal Marmont, établi derrière le Douro, -s'était occupé à concentrer les huit divisions dont était formée -l'armée de Portugal. Après avoir recouvré la première de ces huit -divisions, celle du général Foy, il lui restait à recouvrer la -huitième, celle du général Bonnet, composée de troupes bonnes et -nombreuses, supérieurement commandée, et confinée sur le revers des -Asturies pour y batailler contre les Anglais et contre les bandes de -Porlier. Les Asturies valaient assurément la peine d'être conservées, -ainsi que l'avait prescrit Napoléon en partant pour la Russie, mais -elles n'étaient rien auprès de l'objet qui préoccupait en ce moment le -maréchal Marmont. Aussi n'avait-il pas hésité à dépêcher à la huitième -division l'ordre d'évacuer les Asturies, et cet ordre avait trouvé le -général Bonnet en route, car cet officier non moins intelligent -qu'intrépide, comprenant ce que tant d'autres plus élevés en grade ne -comprenaient point, <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> avait jugé que tout intérêt devenait -accessoire devant la nécessité de repousser les Anglais. En défalquant -tout ce qu'on perd ou laisse en arrière à la suite d'une retraite -rapide, le général Bonnet amenait 6 mille hommes, excellents par leur -valeur propre, excellents par sa présence à leur tête. Cette -adjonction inspira beaucoup de confiance au maréchal Marmont. Elle -portait à 36 ou 37 mille hommes son infanterie. Ce qui lui manquait -c'était la cavalerie, car elle s'était épuisée à courir les routes -pour les purger des guérillas. Pressé de la remonter, le maréchal -Marmont avait fait enlever tout ce qu'il y avait de chevaux de selle -dans la contrée, et il avait ainsi ramassé un millier de bons chevaux, -ce qui avait porté à 3 mille cavaliers bien montés et vigoureux le -total de sa cavalerie. Avec son artillerie, bien servie et composée -d'une centaine de bouches à feu, il avait environ 42 mille soldats, -qui, renforcés seulement par dix mille hommes, seraient devenus -très-supérieurs aux Anglais, et tels quels pouvaient leur tenir tête, -s'ils étaient conduits avec un peu de sagesse et de bonheur.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont; son esprit et son caractère.</span> -Sans doute ils n'étaient pas mal commandés par le maréchal Marmont, -mais ils ne l'étaient pas sûrement. Ce maréchal, ayant de l'esprit, de -l'instruction, de la bravoure, et le talent de bien tenir ses troupes, -possédait quelques qualités du général en chef, mais était loin de les -réunir toutes. Quoique dissipé dans ses goûts, il pensait fort à ce -qu'il avait à faire, combinait beaucoup, trop peut-être, car dans -l'action la justesse des idées vaut mieux que l'abondance. -L'abondance des idées en effet <span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> sans un jugement ferme et -prompt, éblouit au lieu d'éclairer. De plus ce maréchal ne passait pas -pour heureux. Le bonheur, qualité indéfinissable, est-il une vaine -superstition des hommes, ou bien une réalité? Est-ce une faveur du -sort capricieux, donnant à l'un pour les refuser à l'autre, ces -circonstances de froid, de chaud, de pluie, de soleil, d'arrivées -imprévues, qui font souvent réussir des combinaisons médiocres, ou -échouer des combinaisons habiles? Ou bien n'est-ce pas plutôt un -ensemble bien proportionné de qualités, qui, même sans des facultés -supérieures, inspire ces déterminations simples et fortes qui sauvent -les armées et les empires? Quoi qu'il en puisse être, le maréchal -Marmont dans sa carrière n'a point passé pour heureux, et, chose -singulière, il était confiant, soit que le courage suppléât en lui à -la fortune, soit qu'il ignorât sa destinée, qui alors ne s'était pas -révélée tout entière. Tel était le général de l'armée française en ce -moment, et si on avait pu pénétrer l'avenir, on aurait dû être -profondément inquiet en le voyant devant un général calme, solide, -d'une prudence consommée, et dont le bonheur, soit caprice du sort, -soit talent, ne s'était jamais démenti.</p> - -<p>Le maréchal Marmont, abrité derrière le Douro, devait-il y rester -immobile? Sans doute il eût mieux fait d'attendre l'initiative de son -adversaire, de lui disputer le passage du Douro tant qu'il pourrait, -puis de se replier méthodiquement sur l'armée du Nord, qui aurait bien -fini, de gré ou de force, quand elle aurait vu l'ennemi chez elle, par -se joindre à lui. Mais il était jeune, plein de vanité, ignorait les -vues du <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> sort, avait une armée d'une bravoure éprouvée, sur -laquelle les Anglais n'avaient pris aucun ascendant, qui reculait à -contre-cœur, et il venait de recevoir des nouvelles qui réduisaient -à rien ses espérances de secours. D'un côté le général Caffarelli, -après lui avoir annoncé un renfort de dix mille hommes, lui mandait -maintenant l'apparition des flottes anglaises entre Saint-Ander et -Saint-Sébastien, la probabilité d'un prochain débarquement, et en -définitive ne lui parlait plus du renfort promis. Or si on doit -espérer avec réserve de celui qui promet, à plus forte raison ne -doit-on rien espérer de celui qui ne promet pas, ou qui après avoir -promis ne promet plus. -<span class="sidenote" title="En marge">Toutes les nouvelles que reçoit le maréchal Marmont le -disposent à ne plus espérer aucun secours.</span> -Au même instant Joseph, lui écrivant à la date -du 30 juin une lettre qui arriva le 12 juillet au quartier général de -l'armée de Portugal, lui faisait part de ses efforts pour amener les -armées du Nord et de l'Andalousie à le secourir, sans lui dissimuler -le peu de chance qu'il avait d'y réussir. Pour comble de disgrâce, -Joseph, soit qu'il ne fût pas prêt, soit qu'il n'en crût pas le moment -venu, ne lui disait pas s'il pourrait se priver en sa faveur d'un -détachement de l'armée du centre. Le maréchal Marmont devait donc se -considérer comme tout à fait abandonné. Certes si ce maréchal avait -cru pouvoir compter sur dix à douze mille hommes de l'armée du centre, -il aurait incontestablement attendu ce secours avant de rien -entreprendre, car on aime mieux partager l'honneur d'une victoire, que -de s'exposer à porter seul le poids non partagé d'une défaite. Quant à -l'armée d'Andalousie, qui aurait pu venir à son aide, et qui l'aurait -dû, ne fût-ce qu'à titre de reconnaissance, <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span> il n'en attendait -absolument rien, et les dernières lettres de Joseph ne faisaient que -compléter une conviction qui était formée chez lui depuis longtemps. -Les faits ultérieurs prouvent qu'il ne se trompait point.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réduit à ses propres forces, et craignant la reddition -d'Astorga, le maréchal Marmont songe à éloigner lord Wellington par -des manœuvres, sans aucune pensée de livrer bataille.</span> -Réduit à ses seules forces, comparant son armée avec celle de lord -Wellington, qui n'était pas supérieure en nombre en ne voulant tenir -compte que des Anglais, se rappelant que les batailles gagnées par -ceux-ci ne l'avaient été que parce qu'on avait eu le tort de les -attaquer dans des positions où leur manière de combattre les rendait -invincibles, il pensa qu'avec des troupes fortement aguerries, il -pourrait manœuvrer autour d'eux sans se compromettre, leur faire -abandonner la ligne du Douro, et les ramener à la frontière du -Portugal sans livrer bataille; que peut-être même, tandis qu'on -chercherait à se placer sur leur ligne de communication afin de les -contraindre à rétrograder, on pourrait occuper l'une de ces positions -défensives, où les avantages qu'on leur avait toujours laissés -seraient cette fois de notre côté. Les Français, qui escaladaient si -bien des positions presque inabordables, comme celles de Talavera et -de Busaco, seraient bien autrement redoutables, si au lieu d'avoir à -les emporter ils n'avaient qu'à les défendre, et les Anglais bien -moins heureux, si au lieu d'avoir à défendre ces positions, ils -avaient à les attaquer. Cette fois on serait presque sûr de la -victoire. Il n'y avait donc pas de témérité à vouloir manœuvrer -autour des Anglais, et le cas d'une bonne position défensive se -rencontrant, de songer à leur disputer le terrain. À toutes ces -raisons d'agir s'en <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> ajoutait une dernière d'un grand poids. -Les Espagnols de l'armée de Galice assiégeaient Astorga, qui n'avait -pas pour plus de quinze jours de vivres. Pouvait-on s'éloigner de -l'armée anglaise pour aller ravitailler cette place? Et si on ne le -pouvait pas sans danger, n'allait-on pas être tourné sur sa droite par -la perte d'Astorga, et condamné dès lors à une retraite indéfinie?</p> - -<p>Telles furent les idées avec lesquelles le maréchal Marmont sortit de -l'asile qu'il avait trouvé derrière le Douro. Il essaya d'abord de -repasser ce fleuve en présence de l'armée anglaise, et le fit avec -assez d'art et de bonheur. Les bords du Douro étaient conformés de -telle manière qu'on découvrait d'une rive à l'autre tous les -mouvements des deux armées. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont repasse le Douro, et oblige lord -Wellington à rétrograder sur Salamanque.</span> -Le maréchal Marmont affecta de faire -descendre par sa droite des colonnes de troupes vers Toro, et tandis -qu'il donnait à cette démonstration la plus grande vraisemblance -possible, il préparait sur sa gauche aux environs de Tordesillas les -moyens de franchir réellement le Douro sur plusieurs ponts de -chevalets. Dans la nuit du 16 au 17 juillet en effet, tandis que sa -droite prolongée simulait un projet de passage vers Toro, sa gauche en -opérait un véritable au-dessus de Tordesillas, et son centre suivant -sa gauche venait passer après elle. Le lendemain, profitant de la -surprise et de la confusion des Anglais, il ramenait sa droite à lui, -et se trouvait avec ses quarante-deux mille hommes, parfaitement -intacts, confiants, pourvus de vivres, au delà du Douro, avec toute -l'apparence d'intentions inquiétantes pour l'armée britannique.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> Lord Wellington n'avait pas plus que le maréchal Marmont le -désir de livrer bataille, mais il était bien résolu à ne pas se -laisser couper de Ciudad-Rodrigo, où il avait ses vivres, ses -munitions de guerre, et une bonne porte pour rentrer en Portugal. Il -s'empressa donc de lever son camp et de rétrograder vers Salamanque -par le chemin qu'il avait déjà suivi. Le maréchal Marmont avait par -conséquent réussi dans le projet de le ramener en arrière.</p> - -<p>En se reportant vers Salamanque on rencontrait divers affluents du -Douro, la Guarena d'abord, et ensuite la Tormès, sur laquelle -Salamanque est assise. C'étaient autant d'échelons à disputer en se -retirant. Lord Wellington se replia de l'un sur l'autre avec prudence -et lenteur. Au bord de la Guarena, le général Clausel, jeune -lieutenant général qui annonçait déjà les plus grands talents -militaires, se hâta trop de la franchir, et s'exposa à être ramené. -Mais ce fut une perte sans importance, et le 19 au soir on coucha le -long de cette petite rivière, bravant le canon les uns des autres pour -venir se désaltérer dans ses eaux, car la chaleur était étouffante.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Heureuses manœuvres de l'armée française en présence de -l'armée anglaise.</span> -Dans la nuit le maréchal Marmont remontant la Guarena par sa gauche, -la franchit à un point où elle n'était plus qu'un torrent -insignifiant, et se trouva tout à coup en présence des Anglais, -surpris de n'être séparés de nous par aucun obstacle. Aussi ne -tardèrent-ils pas à battre en retraite. Ils marchaient d'un bon pas, -avec aplomb, leurs masses bien serrées, couverts par de la cavalerie -et de l'artillerie légères, le long d'un plateau assez étendu. Notre -armée se tenait à leur hauteur, s'avançant sur <span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> un plateau -parallèle à celui qu'ils occupaient, montrant autant d'aplomb, -beaucoup plus d'aisance, et une confiance dont le général en chef se -laissait lui-même enivrer. L'artillerie légère longeant au galop le -bord du plateau sur lequel nous cheminions, s'arrêtait de temps en -temps pour canonner les Anglais, puis se remettait en mouvement pour -les suivre. Les deux positions se rejoignaient à un village, où on -était naturellement tenté de se devancer. Nos troupes y arrivèrent les -premières, en chassèrent quelques coureurs, et eurent le plaisir d'y -canonner l'armée ennemie, défilant sous notre feu, et à bonne portée. -Nous ne perdîmes personne et tuâmes quelques Anglais. Depuis le -passage du Douro, nous avions ramassé un millier d'hommes, tant -blessés que traînards. Le 20 au soir les Anglais repassèrent la -Tormès, et nous couchâmes sur ses bords.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée des deux armées devant la célèbre position des -Arapiles.</span> -Le 21 nous franchîmes cette rivière à une lieue et demie au-dessus de -Salamanque, et vînmes prendre position en face des hauteurs dites des -Arapiles, sur lesquelles les Anglais s'étaient établis, et où il -n'était pas facile de les aborder. Le maréchal Marmont était sans -doute un peu trop enorgueilli de ses premiers avantages, et des -marches qu'il avait exécutées en présence de lord Wellington; -toutefois il était résolu à ne pas commettre d'imprudence, et à ne pas -renouveler les fautes de ses prédécesseurs, en allant mal à propos -attaquer les Anglais dans des lieux où il n'y avait aucune chance de -les vaincre. Il campa en face d'eux, après avoir occupé de son côté -une position assez avantageuse, séparée par un vallon de celle de -l'ennemi, et s'appuyant à droite <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> au village de Calvarossa de -Ariba, à gauche à des bois dont il avait eu soin de s'emparer. Il -n'avait donc rien à craindre, et s'endormit tranquillement avec ses -soldats, sans autre projet que de continuer un système de manœuvres -qui lui avait jusqu'à ce jour parfaitement réussi.</p> - -<p>Le lendemain matin, 22 juillet, le maréchal Marmont monta de bonne -heure à cheval pour juger des desseins de l'ennemi, et y conformer les -siens. Tout était en repos des deux côtés, et rien n'annonçait un -projet de la part de lord Wellington, si ce n'est peut-être celui de -rectifier sa position, et de se relier un peu plus étroitement à -Salamanque et à la route de Ciudad-Rodrigo. Une sorte de vallon peu -profond, et assez large, allant aboutir à la Tormès près de -Salamanque, nous séparait des Anglais, et rendait la position des deux -armées également sûre. -<span class="sidenote" title="En marge">À la vue de la position prise par l'armée anglaise, le -maréchal Marmont, sans songer à combattre, veut seulement faire un -léger mouvement par sa gauche, pour menacer les communications de -l'ennemi avec Ciudad-Rodrigo.</span> -Le village de Calvarossa de Ariba, occupé par -la division Foy, servait de pivot à notre droite. Notre centre et -notre gauche s'appuyaient à des bois. On pouvait ainsi attendre de -part et d'autre, sans se faire aucun mal, chacun des deux adversaires -ne voulant combattre qu'à coup sûr. Toutefois le maréchal Marmont, -confiant en fait de manœuvres dans le savoir de son armée et le -sien, imagina un mouvement par sa gauche, qui avait pour but de -déborder un peu la droite des Anglais, de menacer par conséquent leurs -communications avec Ciudad-Rodrigo, et lorsqu'ils décamperaient, soit -pour se rapprocher de Salamanque, soit pour regagner la route de -Ciudad-Rodrigo, d'attaquer leur arrière-garde et de leur en prendre -une portion. <span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> C'était faisable, mais beaucoup trop ambitieux, -et avec les dispositions de lord Wellington, qu'il était facile de -conjecturer sans les connaître, et qui étaient de regagner -Ciudad-Rodrigo le plus tôt possible, il aurait mieux valu <cite>lui faire -un pont d'or</cite>, que de risquer des mouvements qui pouvaient sans qu'on -le voulût engager une bataille.</p> - -<p>Du reste, avec beaucoup de prudence dans l'exécution, il était -possible d'opérer ces mouvements sans de trop fâcheuses conséquences. -Laissant donc sa droite sous le général Foy au village de Calvarossa -de Ariba, et, pour la rendre plus forte encore, y ajoutant la division -du général Ferey, le maréchal Marmont fit défiler derrière cet appui -son centre et sa gauche, le long des bois auxquels il était adossé, et -en suivant toujours le bord des hauteurs qu'il avait occupées. Entre -les Anglais et nous, vers notre droite, s'élevaient deux mamelons -tristement célèbres, et appelés les Arapiles. -<span class="sidenote" title="En marge">Manœuvre de l'armée française.</span> -De ces deux Arapiles, le -plus rapproché de nous était en même temps le plus élevé, et de son -sommet on pouvait canonner avec avantage le petit Arapile, dont les -Anglais avaient pris possession. On crut donc utile d'enlever le grand -Arapile comme appartenant à notre position, et comme devant consolider -l'établissement de notre droite. La brave division Bonnet, chargée de -cette opération, en chassa sans beaucoup de peine quelques troupes -légères ennemies qui s'y trouvaient, et y établit une forte batterie. -C'était une sorte de pivot parfaitement solide, autour duquel on se -mit à tourner pour opérer la manœuvre projetée. En effet, le -maréchal Marmont porta le reste de ses <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> divisions en avant, la -gauche en tête, défilant en face des Anglais, et laissant toujours -entre eux et nous le vallon qui nous séparait. La division Thomières, -formant son extrême gauche, s'avança un peu en flèche pour menacer la -droite des Anglais; les divisions Sarrut et Maucune se placèrent au -centre, la division Clausel en réserve, la division Brenier en arrière -vers les bagages et le parc d'artillerie. Ces mouvements s'exécutèrent -avec ordre, assez loin de l'ennemi, excepté celui qui nous mit en -possession du grand Arapile, et semblèrent, du moins pour le moment, -ne devoir entraîner aucune suite sérieuse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington ordonne une manœuvre semblable, afin de -garantir ses communications.</span> -Pendant que le maréchal Marmont agissait de la sorte, lord Wellington, -qui assistait à cette manœuvre, dirigée évidemment contre ses -communications, prit sur-le-champ son parti, et ordonna une -manœuvre exactement semblable, de manière à avancer sa droite -autant que nous avancions notre gauche, et à être toujours en mesure -de décamper quand il le voudrait, sans nous trouver sur son chemin. En -conséquence, laissant sa gauche immobile devant notre droite immobile -aussi, et lui donnant une grande force, puisqu'il la composa de la -division légère sous le général Charles Alton, de la première division -sous le général Campbell, et d'une grosse masse de cavalerie, il porta -son centre vis-à-vis du nôtre, entre le petit Arapile et le village -dit des Arapiles, toujours sur le bord des hauteurs opposées à celles -que nous occupions. Ce centre était formé de quatre divisions -anglaises, c'est-à-dire de plus de vingt mille hommes, d'une -excellente infanterie. En première ligne, et ayant la gauche <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> -au petit Arapile, étaient la 4<sup>e</sup> division sous le général Cole, la 5<sup>e</sup> -sous le général Leith; en seconde ligne, la 6<sup>e</sup> sous le général -Clinton, la 7<sup>e</sup> sous le général Hope. Lord Wellington porta sa droite -au village de Las-Torrès, en face de notre gauche, et la composa de la -brigade portugaise Bradford, de la division espagnole don Carlos. Il y -ajouta la 3<sup>e</sup> division anglaise, autrefois Picton, retirée des bords -de la Tormès, et en outre tout le reste de ses troupes à cheval, parce -que de ce côté le terrain s'abaissant rapidement, était tout à fait -propre aux manœuvres de la cavalerie.</p> - -<p>Par ces mesures le général anglais avait suffisamment paré aux -dispositions de son adversaire, sans toutefois engager une bataille -dont il persistait à ne pas vouloir. Il était midi; toute la journée -se serait passée en manœuvres semblables, sans grandes pertes de -part ni d'autre, et certainement vers la nuit lord Wellington aurait -battu en retraite pour regagner Ciudad-Rodrigo, nous rendant -Salamanque sans combat, lorsque le maréchal Marmont par une fatale -impatience non pas de combattre mais de manœuvrer, voulut enlever -l'arrière-garde de son adversaire, qu'il croyait prêt à décamper. En -conséquence il porta plus en avant encore sa gauche, composée, comme -nous l'avons dit, de la division Thomières, et si en avant, qu'elle -commença à descendre des hauteurs devant la 3<sup>e</sup> division anglaise, qui -était destinée, avec une grande masse de cavalerie, à lui barrer le -chemin. Il porta son centre, composé des divisions Maucune et Sarrut, -plus près encore du bord du vallon qui nous séparait des Anglais, -<span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> fit appuyer ces deux divisions par le général Clausel, -rapprocha la division Brenier, sans prescrire à aucune d'aborder les -Anglais, car, ainsi que nous venons de le dire, il n'avait d'autre -intention que d'entamer leur arrière-garde lorsqu'ils se retireraient. -<span class="sidenote" title="En marge">Pendant ces divers mouvements la division Maucune engage la -bataille.</span> -Mais pour exécuter de tels mouvements si près de l'ennemi, il faut -avoir à la fois une dextérité et une autorité qui assurent l'exécution -précise de ce qu'on ordonne. Malheureusement le maréchal Marmont ne -possédait pas ces deux avantages à un degré suffisant pour se montrer -aussi hardi devant un adversaire tel que lord Wellington. Le général -Maucune, commandant la division du centre qui était le plus en avant à -gauche, était un officier d'une bravoure éprouvée et d'une extrême -audace sur le champ de bataille. Croyant les Anglais en pleine -retraite, il imagina que le moment était venu de se jeter sur eux. En -conséquence il fit demander l'ordre d'attaquer, ne l'attendit pas, -poussa devant lui les tirailleurs ennemis, les replia, descendit dans -l'intervalle qui séparait les deux armées, et s'engagea contre les -divisions anglaises du centre, les divisions Cole et Leith. À cet -aspect, lord Wellington qui voulait bien se retirer, mais non pas -fuir, accepta la bataille qu'on semblait lui présenter, et fit donner -à son centre l'ordre de recevoir et de repousser l'attaque du nôtre.</p> - -<p>Tandis que le général Maucune commettait cette témérité, le général -Thomières à gauche, continuant à s'avancer en pointe, descendait aussi -en plaine sans être appuyé, et s'exposait à rencontrer de front la -division d'infanterie Picton, et sur ses flancs une <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> épaisse -nuée de cavalerie. On se mêla ainsi de toutes parts, et on fut aux -prises sur le front entier des deux armées, sans qu'aucun des deux -généraux en chef l'eût voulu.</p> - -<p>Par malheur la division du général Clausel, nombreuse et -supérieurement commandée, était encore en arrière, et point en mesure -de fournir l'appui dont nos divisions imprudemment engagées auraient -eu besoin.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont voulant arrêter la division Maucune, -reçoit une blessure grave, et est obligé de céder le commandement au -général Bonnet.</span> -Le maréchal Marmont, qui du grand Arapile où il était resté pour -diriger ces divers mouvements, apercevait avec sa lunette les fautes -commises, remonta précipitamment à cheval pour aller lui-même contenir -l'impatience de ses lieutenants. Mais à peine était-il en selle qu'il -reçut un obus qui lui fracassa un bras et lui ouvrit le flanc. Certes -on pouvait bien ici croire à la fortune, et surtout à la fortune -contraire! Le malheureux maréchal tomba noyé dans son sang, et n'eut -que le temps de désigner le général Bonnet, le plus ancien de ses -divisionnaires, pour le remplacer dans le commandement. -<span class="sidenote" title="En marge">Bataille de Salamanque.</span> -Sa blessure -était si grave, qu'on ne savait pas si elle ne serait pas -prochainement mortelle. Pendant qu'on allait chercher le général -Bonnet à droite, vers les Arapiles, la bataille partout commencée se -continua avec fureur sans général en chef de notre côté. Le général -Maucune poussa vivement les Anglais, et les accula au village des -Arapiles; le général Sarrut le soutint. Mais ils avaient en tête -quatre divisions ennemies, qui, outre qu'elles étaient quatre contre -deux, étaient individuellement plus fortes que les nôtres. Après un -premier succès, le général Maucune <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> criblé par les redoutables -feux des Anglais se vit obligé de plier. Mais le général Clausel -arriva, prit la place de la division Maucune, et ramena les Anglais. -Le maréchal Beresford, présent sur cette partie du champ de bataille, -prescrivit alors à sa seconde ligne de se former en potence sur la -première, de manière à prendre en flanc la division Clausel. En même -temps lord Wellington fit vers sa gauche attaquer le grand Arapile par -les Portugais du général Pakenham, et vers sa droite il jeta sur la -division Thomières, descendue fort imprudemment dans la plaine, outre -l'infanterie de la division Picton, toute la masse de sa cavalerie. -Malgré ces efforts redoublés de l'ennemi, notre armée se maintint et -conserva son terrain. La division Bonnet, quoique privée de son -général, qui était accouru vers le centre pour prendre le -commandement, arrêta court les Portugais du général Pakenham. Le 120<sup>e</sup> -régiment leur tua 800 hommes, et resta maître du grand Arapile. Le -général Clausel soutint avec vigueur l'attaque de front de la division -Clinton, mais souffrit cruellement des feux de flanc de la division -Leith. On combattait de si près, que de toute part les généraux furent -blessés. De notre côté, le général Bonnet fut atteint gravement; le -général Clausel le fut aussi. Du côté des Anglais, le maréchal -Beresford, les généraux Cole, Leith, reçurent des blessures plus ou -moins dangereuses. À notre gauche, et à la droite des Anglais, le -combat n'était pas moins violent. La division Thomières fut assaillie -au milieu de la plaine par la cavalerie ennemie, perdit son chef, tué -sur le champ de bataille, et se <span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> replia en désordre. La -division Brenier courut à son secours, mais elle fut entraînée par le -mouvement rétrograde, et le brave 22<sup>e</sup>, voulant tenir bon, fut fort -maltraité. Le général Clausel, qui venait de remplacer dans le -commandement le général Bonnet, et qui, quoique blessé lui-même, -n'avait pas quitté le champ de bataille, pensa qu'il fallait se tirer -de cette échauffourée, et ne pas tout risquer en voulant s'opiniâtrer -davantage. Il ordonna la retraite, et la dirigea avec une grande -présence d'esprit vers le plateau que nous n'aurions pas dû quitter. -Il y appela la division Ferey qui était restée derrière la division -Foy, à l'extrême droite, et y ramena la division Sarrut, moins engagée -que les autres divisions du centre. Derrière ce solide appui se -rallièrent successivement les divisions Thomières et Brenier, -compromises au loin vers notre gauche, et les divisions Maucune et -Clausel violemment engagées au centre. La division Bonnet, qui, placée -au grand Arapile, avait couvert le pied du mamelon de cadavres -ennemis, se replia également dans un ordre imposant. Les Anglais -essayèrent alors de gravir à leur tour les hauteurs sur lesquelles -nous venions de nous replier. Mais tous leurs efforts se brisèrent -devant les divisions Sarrut et Ferey. Malheureusement le général -Ferey, commandant la 3<sup>e</sup> division, fut blessé à mort. -<span class="sidenote" title="En marge">L'armée française est contrainte d'abandonner le champ de -bataille.</span> -Cependant les -Anglais ayant cessé d'insister, nos divisions défilèrent l'une après -l'autre derrière les divisions Sarrut et Ferey, passèrent ensuite -derrière la division Foy, qui était restée immobile à Calvarossa de -Ariba, et revinrent par le chemin qu'elles avaient suivi le matin -<span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> dans de bien autres intentions que celles d'une bataille, et -dans l'espérance d'un bien autre résultat. Toute la cavalerie anglaise -se précipita alors sur la division Foy, qui, n'ayant pas encore -combattu, était chargée de couvrir la retraite. Cette division reçut -en carré les masses de la cavalerie anglaise, leur tua beaucoup de -monde, et se retira en bon ordre. On regagna ainsi vers la nuit les -bords de la Tormès, et on repassa cette rivière sans être poursuivi.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Graves conséquences de la journée de Salamanque.</span> -Telle fut cette funeste et involontaire bataille, dite de Salamanque -ou des Arapiles, qui eut pour l'armée anglaise des conséquences fort -imprévues, car elle lui procura une victoire inespérée, au lieu d'une -retraite inévitable, et commença, comme on va le voir, la ruine de nos -affaires en Espagne. Certes, c'était ici le cas, sans nier le mérite -de lord Wellington et les fautes du maréchal Marmont, de croire au -bonheur, car le résultat était bien disproportionné au mérite du -capitaine anglais, et aux fautes du général français. Un engagement -inattendu, trois généraux en chef blessés l'un après l'autre, une -confusion inouïe après plusieurs jours de la marche la plus ferme et -la plus heureuse, étaient-ce assez de coups terribles, et on peut dire -immérités! Cette bataille était bien la preuve que l'effet moral des -événements de guerre est la plupart du temps fort supérieur à leur -effet matériel. Si de notre côté les généraux Thomières et Ferey -avaient été tués, si le maréchal Marmont, les généraux Bonnet, -Clausel, Maucune avaient été blessés, de leur côté les Anglais avaient -eu le général le Marchant tué, le maréchal Beresford, les généraux -Cole, Leith, Cotton sérieusement blessés. <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> Nous avions cinq à -six mille hommes hors de combat, et les Anglais à peu près autant. -Nous avions, il est vrai, abandonné en outre neuf pièces de canon, qui -descendues des hauteurs dans la plaine, et ayant perdu leurs chevaux, -n'avaient pu être ramenées. La différence dans les résultats matériels -n'était donc pas considérable, mais les situations étaient -profondément changées. Nous n'avions plus aucune chance de forcer les -Anglais à rétrograder; dès lors il fallait rétrograder nous-mêmes, -avec une armée non pas abattue, mais profondément irritée de ses longs -malheurs, à laquelle n'avaient servi ni son incomparable bravoure, ni -sa résignation aux plus cruelles souffrances, et qui tantôt par une -cause, tantôt par une autre, et presque toujours par la division des -généraux, avait été constamment sacrifiée. Il fallait la ramener -derrière le Douro, peut-être même au delà, si on voulait lui rendre la -confiance, et la résolution de se dévouer de nouveau à une guerre que -dans son bon sens elle jugeait détestable, et à des chefs qu'elle -accusait de toutes ses infortunes. Lord Wellington au contraire était -maître désormais de tenir la campagne en Castille, et sur les -derrières des Français, car nulle part il n'y avait une force capable -de lui tenir tête. L'armée de Portugal allait être obligée de se -replier devant lui jusqu'à ce qu'elle rencontrât l'armée du Nord, -c'est-à-dire bien loin; l'armée du Centre était beaucoup trop faible -pour oser l'approcher; l'armée d'Andalousie était hors de portée; et -il avait dès lors le choix, ou de poursuivre le général Clausel, pour -essayer de le détruire, ou de se jeter sur Madrid, <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> pour y -entrer en triomphateur. Telles étaient les cruelles suites de la -mauvaise volonté de ceux qui n'avaient pas secouru à temps l'armée de -Portugal, et de l'imprudence de ceux qui l'avaient engagée dans une -bataille inutile.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Clausel prend le commandement.</span> -Heureusement pour cette armée, il lui arrivait, trop tard sans doute, -mais utilement encore, un chef digne de la commander. -<span class="sidenote" title="En marge">Caractère et talents de ce général.</span> -Le général -Clausel était jeune, vigoureux de corps et d'esprit, peu instruit il -est vrai, et souvent négligent, mais d'un imperturbable sang-froid, -tour à tour impétueux ou contenu, doué sur le terrain d'un coup -d'œil supérieur, et moitié insouciance, moitié vigueur d'âme, -supportant, quoique n'ayant jamais commandé en chef, les anxiétés du -commandement aussi bien que les plus expérimentés capitaines. Estimé -des soldats pour sa vaillance, aimé d'eux pour sa bonhomie, il était -le seul qui put en obtenir encore quelque soumission, et leur faire -endurer, sans les révolter, des exemples de sévérité.</p> - -<p>Ayant pris, tout blessé qu'il était, et des mains de deux généraux -blessés eux-mêmes, le commandement en chef, l'ayant pris au milieu -d'une déroute, il parut si peu troublé, que le calme rentra dans les -âmes, et l'ordre avec le calme. -<span class="sidenote" title="En marge">Retraite de l'armée française derrière le Douro.</span> -Le 23 juillet, il rétrograda sur le -Douro le plus rapidement qu'il lui fut possible. Les Anglais ayant -tenté de le poursuivre avec leur cavalerie, il les reçut en carré, et -les maltraita. Par malheur un carré du 6<sup>e</sup> léger ne s'étant pas formé -à temps, essuya quelque dommage. Ce fut du reste le seul accident de -ce genre. Bientôt on se trouva derrière le Douro, débarrassé des -Anglais, <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> mais assailli d'une nuée de guérillas, qui, sans -nous faire courir aucun danger sérieux, égorgeaient cependant nos -blessés, nos traînards, nos fourrageurs. Nos vivres étaient épuisés, -les soldats ayant consommé durant ces quelques jours de manœuvres -les ressources que le maréchal Marmont leur avait ménagées. Irrités -par les cruautés dont leurs camarades étaient victimes sous leurs -yeux, les soldats pillaient non-seulement avec avidité, mais avec -barbarie, se souciant peu de détruire un pays inhospitalier qu'ils ne -pouvaient pas garder, et qu'ils espéraient ne plus revoir. Le général -Clausel eut la plus grande peine à réprimer leurs excès, et à -plusieurs reprises sentit l'autorité expirer dans ses mains. -Cependant, grâce à lui, l'armée ne cessa pas de présenter un ensemble -que lord Wellington, dans sa louable prudence, ne voulut pas essayer -d'entamer une nouvelle fois.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée inattendue d'un détachement de l'armée du Centre.</span> -En ce moment arrivaient enfin une partie des secours tant demandés, si -vainement attendus, et dont l'invraisemblance, après une trop longue -attente, avait contribué à entraîner le maréchal Marmont dans des -opérations téméraires. Le premier jour de la retraite, le général -Clausel rencontra un millier d'hommes que le général Caffarelli avait -fini par envoyer, et consistant en deux régiments de cavalerie et un -détachement d'artillerie attelée. La dérision était grande en vérité, -et eût mérité une répression sévère, si le général Caffarelli n'avait -eu pour excuse sa bonne foi, et le trouble que lui avait causé -l'apparition des flottes anglaises sur les côtes de Biscaye. -Courageux, mais dépourvu de présence d'esprit, il <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> avait cru -à un formidable débarquement, et au lieu des dix mille hommes promis, -il en avait expédié mille. Un autre secours, celui-ci décisif s'il fût -arrivé à temps, fut non pas rencontré, mais annoncé par une dépêche de -Joseph, au moment où l'armée repassait le Douro. Ce secours était -d'environ 13 mille hommes, comprenant presque la totalité de l'armée -du Centre, que Joseph, en désespoir de cause, s'était décidé à -conduire lui-même à Salamanque, et qu'il avait encore mis plus de -lenteur à annoncer qu'à amener. Il était parti de Madrid le 21 -juillet, et, quoique tard, ce n'eût pas été trop tard, si trois ou -quatre jours auparavant il eût mandé ce mouvement au maréchal Marmont. -Malheureusement il n'avait écrit que le 21, jour de son départ de -Madrid, et il était bien impossible que le maréchal Marmont fût averti -le 22 à Salamanque du secours qu'il allait recevoir. Prévenu à temps, -ce maréchal eût certainement attendu, et quoique le nombre ne soit pas -une ressource assurée dans une bataille aussi mal engagée que celle de -Salamanque, probablement un tel renfort aurait ou déterminé lord -Wellington à décamper en toute hâte, ou provoqué des combinaisons -différentes. En tout cas il eût fallu bien du malheur pour que 55 -mille Français, tels que ceux qui auraient composé l'armée de -Portugal, eussent été battus par 40 mille Anglais, accrus de 15 mille -Espagnols et Portugais.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs qui avaient empêché Joseph d'arriver plus tôt, et -surtout d'annoncer son arrivée.</span> -Comment ce secours arrivait-il ainsi? comment arrivait-il si tard? -comment même arrivait-il? C'est ce qu'il faut maintenant faire -connaître. Joseph, comme on l'a vu, avait expédié au maréchal Soult -<span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> non plus l'ordre de placer le comte d'Erlon en face du -général Hill pour le suivre où il irait, mais l'ordre plus approprié -aux circonstances de détacher immédiatement 10 mille hommes sur le -Tage, pour les envoyer à l'armée de Portugal, et de se dessaisir ou de -ces 10 mille hommes, ou de son commandement. De plus, Joseph avait -autorisé le maréchal Soult à restreindre son occupation, s'il se -croyait trop affaibli pour continuer à garder l'Andalousie tout -entière. Il semble qu'un tel ordre n'admettait ni tergiversation ni -refus, et certainement il n'en aurait pas rencontré s'il fût émané -d'un pouvoir capable de se faire respecter, c'est-à-dire de Napoléon -lui-même. Mais il n'en fut pas ainsi. Le maréchal Soult usant d'un -argument déjà employé, déclara qu'il était prêt à obéir, mais à une -condition qu'il ne devait pas laisser ignorer, c'était l'évacuation -immédiate et complète de l'Andalousie, car avec 10 mille hommes de -moins il lui était impossible de s'y maintenir. Cette assertion était -fort contestable. L'armée d'Andalousie, comptant près de 60 mille -combattants, sur un effectif de 90 mille hommes, pouvait bien pour -quelque temps garder l'Andalousie avec 50 mille. Douze mille hommes -suffisaient à Grenade, 12 mille devant Cadix, et avec 25 mille aux -environs de Séville, on pouvait pour quelques semaines faire face à -tous les événements, contenir notamment le général Hill qui n'en avait -pas 15 mille, et qui ne songeait pas d'ailleurs à quitter Badajoz. Le -maréchal Soult n'en avait pas laissé autant, à beaucoup près, -lorsqu'il s'était porté en Estrémadure, soit pour assiéger Badajoz, -<span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> soit pour livrer la bataille d'Albuera. À cette nouvelle -espèce de refus déguisé, le maréchal Soult ajoutait des conseils sur -le meilleur plan de campagne à suivre contre les Anglais. On voulait, -disait-il, les détourner du nord de la Péninsule, eh bien, il y avait -un moyen assuré d'y réussir, c'était, au lieu de diminuer l'armée qui -gardait l'Andalousie, de la renforcer au contraire, de lui amener -l'armée du Centre tout entière, peut-être même celle de Portugal, et -lord Wellington craignant alors pour Lisbonne, serait bien obligé de -se reporter du nord au midi.</p> - -<p>D'abord cette conduite était formellement opposée aux instructions de -Napoléon, qui avait prescrit de tout sacrifier au maintien des -communications avec la France par les provinces du Nord, et qui, dans -cette pensée, avait lui-même rendu l'armée du Nord indépendante de -l'armée de Portugal, et ramené celle-ci du Tage sur le Douro, au -risque d'isoler davantage les unes des autres ces armées qui avaient -tant besoin d'être unies. Mais indépendamment de cette violation des -ordres de Napoléon, se figure-t-on ce que nous serions devenus en -Espagne, si le nord et le centre de la Péninsule étant livrés aux -Anglais, lord Wellington dominant depuis Vittoria jusqu'à Baylen, et -insurgeant toute la population par sa présence, nos armées s'étaient -trouvées confinées en Andalousie?</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Août 1812.</span> -Du reste, ce n'étaient pas des conseils que Joseph demandait au -maréchal Soult, mais des renforts pour l'armée de Portugal. Voyant -qu'il n'en pouvait pas obtenir, il avait remis à plus tard le soin de -<span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> s'expliquer avec le chef de l'armée d'Andalousie, et -apprenant à chaque instant le danger croissant du maréchal Marmont, il -avait enfin pris le parti d'aller lui-même à son secours. Il aurait pu -être prêt dès le 17 juillet, et en partant à cette date il serait -encore arrivé à temps devant Salamanque. Mais le maréchal Suchet ayant -mis la division italienne Palombini à sa disposition, et cette -division pouvant être amenée sur Madrid, Joseph avait mieux aimé -opérer avec 12 ou 13 mille hommes qu'avec 10 mille, et par ce motif -avait attendu jusqu'au 21 juillet. Renforcé de 3 mille Italiens, il -avait 18 mille hommes sous ses ordres. Il s'était décidé à n'en -laisser que 5 mille de Madrid à Tolède, et à partir avec le reste pour -la province de Salamanque. À ce moment même il eût été temps encore, -s'il s'était hâté d'avertir le maréchal Marmont. Mais il n'en avait -rien fait, et ce n'est que le 21 même que Joseph avait écrit à Marmont -son départ et le commencement de son mouvement<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Arrivé le <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> -23 à Villa-Castin, il n'avait appris que le 24 par de vagues rumeurs -la funeste bataille de Salamanque, et s'était tenu à distance des -Anglais, pour ne pas s'exposer lui-même à une catastrophe. Mais il -n'avait pas voulu rebrousser chemin, et repasser immédiatement les -montagnes du Guadarrama, dans l'intention de rendre, s'il le pouvait, -quelque service à l'armée de Portugal. Il lui en rendait un véritable -en effet par sa seule présence, c'était d'occuper l'attention de lord -Wellington. -<span class="sidenote" title="En marge">Joseph reste quelques jours en vue des Anglais, pour -dégager l'armée de Portugal.</span> -Ayant communiqué avec le général Clausel, et ayant su que -ce général désirait que l'armée du Centre se tînt encore quelque temps -en vue, afin de ralentir la marche de lord Wellington, il demeura sur -le revers du Guadarrama, et n'en partit que lorsque l'armée de -Portugal se fut paisiblement retirée sur Burgos, et que ses propres -dangers l'obligèrent lui-même à se replier sur Madrid. Il rentra dans -cette capitale profondément affecté, et n'attendant que des désastres -de la déplorable situation où allait le mettre l'événement de -Salamanque. -<span class="sidenote" title="En marge">Rentrée de Joseph dans Madrid, et gravité des résolutions -qu'il avait à prendre.</span> -Il était de retour le 9 août de cette excursion qui aurait -pu être si utile, et qui l'avait été si peu.</p> - -<p>Le parti à prendre n'était malheureusement que trop indiqué par la -nature des choses, et par le rude coup dont on venait d'être atteint. -Puisqu'on avait été battu faute de se réunir à temps contre l'ennemi -commun, il devenait encore plus évident qu'il fallait se concentrer au -plus tôt, et faire expier aux Anglais la journée de Salamanque par -une grande <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> bataille, livrée avec toutes les forces dont les -Français disposaient en Espagne. -<span class="sidenote" title="En marge">L'évacuation de l'Andalousie étant devenue inévitable, -Joseph l'ordonne péremptoirement au maréchal Soult.</span> -Mais cette concentration de forces ne -pouvait être obtenue que par l'évacuation immédiate de l'Andalousie, -évacuation regrettable, et que Joseph tout en l'ordonnant déplorait -fort, car l'effet moral en devait être fâcheux, et le gouvernement de -Cadix en devait recevoir un puissant encouragement. Il faut ajouter -que certaines menées auprès des mécontents de Cadix, destinées à -rattacher à Joseph plus d'un personnage important, allaient être -interrompues, et probablement abandonnées. En effet, les cortès de -Cadix en opérant des réformes désirables, mais quelquefois prématurées -ou excessives, avaient amené de profondes divisions, et beaucoup -d'hommes, les uns fatigués de la guerre, les autres craignant en -Espagne une révolution semblable à celle de France, disaient qu'autant -valait se rattacher au gouvernement de Joseph, qui donnerait la paix -et des réformes sans révolution. C'est aux hommes pensant et parlant -de la sorte que nous devions en partie la soumission de l'Aragon, de -Valence et de l'Andalousie. L'évacuation de cette dernière province -allait faire disparaître ces commencements de soumission, et Joseph -n'y répugnait pas moins que le maréchal Soult. Mais pour être dispensé -d'un tel sacrifice, il eût fallu battre les Anglais, et comme on n'en -avait pas pris le moyen, l'abandon immédiat et complet de l'Andalousie -était la seule manière d'éviter de plus grands malheurs. Joseph -écrivit donc au maréchal Soult une lettre sévère dans laquelle il lui -ordonnait d'une façon absolue (avec injonction de remettre son -commandement <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> au comte d'Erlon s'il ne voulait pas obéir) de -quitter l'Andalousie, c'est-à-dire d'évacuer les lignes de Cadix, -Grenade, Séville, de sauver tout ce qu'on pourrait sauver, et de se -replier sur la Manche. La réunion à l'armée du centre des soixante -mille combattants du maréchal Soult permettrait de conserver Madrid, -et, en y ajoutant l'armée de Portugal, fournirait le moyen d'aller -chercher lord Wellington partout où il serait, et de lui livrer une -bataille décisive avec des forces qui ne laisseraient pas la victoire -douteuse. À ces conditions on serait dispensé d'abandonner Madrid, ce -qui importait bien plus que de conserver Séville et Grenade. Mais on -avait lord Wellington entre soi et l'armée de Portugal, libre de -choisir entre la poursuite de l'armée vaincue, ou l'occupation -triomphante de la capitale, et on ne savait en vérité laquelle de ces -choses il préférerait. S'il se décidait à marcher sur Madrid, il était -évident qu'il faudrait évacuer cette capitale, car le maréchal Soult -ne pouvait pas arriver à temps pour la sauver.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Joseph aurait voulu se dispenser d'évacuer Madrid, mais la -marche de lord Wellington sur cette capitale l'oblige à en sortir.</span> -Ces tristes doutes furent bientôt levés par les mouvements de lord -Wellington. Après avoir poursuivi quelques jours l'armée de Portugal, -et l'avoir mise hors de jeu, il s'arrêta aux environs de Valladolid, -et rebroussa chemin pour se diriger sur Madrid. Quoiqu'il y eût un -grand effet moral à produire en occupant la capitale de l'Espagne, -cependant il y avait peut-être mieux à faire que d'entrer à Madrid, et -si lord Wellington se fût attaché à poursuivre sans relâche l'armée de -Portugal, dans l'état de fatigue, de dépit, de révolte morale où elle -était, <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> il est douteux que le général Clausel, malgré son -aplomb et sa vigueur, eût pu la préserver d'une destruction totale. -L'armée du Nord ne serait accourue que pour succomber à son tour, et -toute force organisée étant détruite entre Madrid et Bayonne, -l'illustre capitaine anglais aurait eu bon marché du reste, car il est -peu présumable qu'il eût rencontré quelque part, réunies en temps -opportun, les armées qui occupaient le midi de la Péninsule. Sans -aucun doute Napoléon se trouvant dans une situation pareille eût en -deux mois délivré l'Espagne des Français. Telle est la différence -entre le génie et le simple bon sens! mais le bon sens se rachète par -tant d'autres avantages, qu'il faut se garder de lui chercher des -torts. Il faut aussi pardonner des faiblesses, même aux caractères les -plus solides. Lord Wellington, tout raisonnable qu'il était, cachait -sous une réserve tranquille une vanité peu ordinaire. Entrer -triomphalement dans Madrid avait pour lui un attrait irrésistible, et -il résolut de causer à Joseph de tous les préjudices celui qui devait -lui être le plus sensible, quoique ce ne fût pas le plus grand. -<span class="sidenote" title="En marge">Joseph, obligé de quitter Madrid, n'avait que Valence pour -asile.</span> -À dater du 10 août, lord Wellington se dirigea ostensiblement sur -Madrid. Lorsque cette marche de l'armée anglaise fut connue, Joseph en -fut profondément affecté, et il devait l'être, car tous les partis à -prendre étaient fâcheux et graves. Peut-être il y aurait eu convenance -à se replier sur la Manche, si on avait pu se flatter d'y rencontrer -le maréchal Soult revenant de Séville, car en ajoutant l'armée du -Centre à celle d'Andalousie, on eût été en mesure de livrer bataille -à lord Wellington, et <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> de lui disputer Madrid. Pourtant, même -dans ce cas, c'eût été une étrange situation que de livrer bataille à -une armée victorieuse, en ayant à dos le midi de l'Espagne et la mer, -c'est-à-dire un abîme si on était battu. Ce parti était donc fort -dangereux, mais on était dispensé de l'examiner sérieusement, car le -maréchal Soult ne pouvait pas être supposé déjà en route, et en pleine -exécution des ordres qu'il avait reçus. Il fallait dès lors aller -rejoindre, ou le maréchal Soult à Séville, ou le maréchal Suchet à -Valence. Or, entre ces deux déterminations, le choix n'était pas -douteux. Outre que Séville était la plus lointaine des provinces de -l'Espagne, elle était privée de tout moyen de communication avec la -France, tandis qu'à Valence on était par Tortose, Tarragone, Lerida, -Saragosse, en liaison facile et certaine avec les Pyrénées. On était -de plus assuré d'y trouver un pays riche, soumis, parfaitement -administré, et un accueil amical, les relations de Joseph avec le -maréchal Suchet n'ayant pas cessé d'être excellentes. Enfin il y avait -une dernière raison, tout à fait décisive, c'est qu'on pouvait amener -l'armée d'Andalousie à Valence, et qu'il eût été insensé de prétendre -amener l'armée d'Aragon à Séville, puisque, indépendamment de la perte -de l'Aragon et de la Catalogne, qui en fût résultée, on se fût à -jamais séparé de la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Il ordonne au maréchal Soult de venir l'y joindre.</span> -Ce n'était pas avec un conseiller aussi sage que le maréchal Jourdan -que Joseph aurait pu hésiter sur la conduite à tenir en pareille -circonstance. Il s'achemina donc sur le Tage, en prenant la direction -de Valence, et, changeant les ordres précédemment <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> expédiés -au maréchal Soult, il lui prescrivit d'opérer sa retraite par Murcie -sur Valence. Mais il fallait quitter Madrid, et c'était un parti -extrêmement douloureux. Au milieu de cette Espagne soulevée tout -entière contre lui, Joseph avait cependant rencontré un certain nombre -d'Espagnols, et quelques-uns considérables par la naissance et la -fortune, qui, soit par goût pour sa personne douce et attachante, soit -pour épargner à leur pays une guerre affreuse, soit enfin par la -conviction que toute civilisation en Espagne était venue des dynasties -étrangères, s'étaient ralliés à sa cause. Il y avait aussi beaucoup de -fonctionnaires d'ordre inférieur qui, par habitude de soumission, -étaient restés à son service. Cette classe, dite des <em>afrancesados</em>, -se trouvait surtout à Madrid, et elle ne comprenait pas moins de dix -mille individus de tout sexe et de tout âge. Comment abandonner ces -malheureux à la férocité des Espagnols, férocité qui égalait, il faut -l'avouer, leur patriotisme, et qui, ne faisant grâce ni à nos blessés -ni à nos malades, aurait pardonné encore moins à des compatriotes -accusés de trahison. Les laisser, c'était les condamner à la mort; les -emmener au mois d'août, à travers les plaines de la Manche et les -montagnes stériles de Cuenca, c'était les condamner à la mort encore, -mais à la mort par la misère. -<span class="sidenote" title="En marge">Joseph, en évacuant Madrid, est obligé de traîner après lui -plusieurs milliers d'<em>afrancesados</em>.</span> -L'alternative était cruelle, et -cependant, comme le danger le plus prochain est celui qu'on cherche -toujours à éviter, au premier bruit d'évacuation ils voulurent tous -partir. On ramassa ce qu'on put de voitures attelées de toutes les -façons, et, le 10 août, ils commencèrent à sortir de Madrid, portés -sur au moins deux mille <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> voitures, et escortés par l'armée du -Centre. Ils formaient avec cette armée une masse d'environ -vingt-quatre mille individus, dont la moitié pourvus d'armes, et bien -peu pourvus de vivres. Joseph leur offrit la seule consolation qu'il -fût en son pouvoir de leur procurer, en se plaçant au milieu d'eux -pour partager leurs infortunes. Parvenus sur les bords du Tage, vers -Aranjuez, il voulut savoir si c'était toute l'armée anglo-portugaise -qui marchait sur la capitale, ou si c'était un simple détachement -d'une ou deux divisions, car, dans ce dernier cas, il aurait pu -disputer la capitale, ou du moins ne pas s'en éloigner beaucoup, et -attendre dans les environs l'arrivée de l'armée d'Andalousie. -<span class="sidenote" title="En marge">Brillante reconnaissance exécutée contre l'armée anglaise -avant de s'éloigner de Madrid.</span> -Le général Treilhard, qui commandait une excellente division de dragons, -fut chargé de reconnaître l'armée anglaise pour s'assurer de la -réalité des choses. Il le fit aux environs de Majadahonda, sur les -bords du torrent de Guadarrama, avec tant d'à-propos et de vigueur, -qu'il culbuta l'avant-garde anglaise, et lui enleva 400 hommes avec -trois pièces de canon. Le rapport des officiers anglais n'ayant permis -aucun doute sur la présence de lord Wellington et de toute son armée -aux portes de Madrid, on prit enfin le parti de se diriger par la -route d'Ocaña, d'Albacete et de Chinchilla, sur Valence. On laissait à -Madrid encore beaucoup de malades et de blessés. On les réunit au -Retiro, fortifié depuis longtemps contre les guérillas et le peuple de -Madrid, mais pas contre les attaques d'une armée régulière, et on y -plaça une garnison de douze cents hommes sous le colonel Laffond. -C'étaient douze cents hommes sacrifiés, car, par une négligence de -l'état-major 8 <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> de Joseph, on ne s'était pas même assuré si le -puits du Retiro était pourvu d'eau. Pourtant ces douze cents hommes -allaient rendre un service important, celui de sauver quelques mille -malades et blessés du fer des guérillas, pour les remettre à l'armée -anglaise, qui, se comportant comme il convient à une nation civilisée, -respectait et faisait respecter les hommes désarmés.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Sortie de Madrid.</span> -On quitta le Tage vers le 15 août par une chaleur étouffante, et avec -fort peu de ressources. Ce voyage devait être et fut des plus -pénibles. Des centaines de familles, quelques-unes aisées, mais le -plus grand nombre vivant à Madrid de leurs appointements, et de -rations quand l'argent manquait, n'ayant plus en route cette -ressource, encombraient les chemins sur des voitures mal attelées, et -chaque soir tendaient la main aux soldats pour obtenir quelques restes -de leur maraude. -<span class="sidenote" title="En marge">Souffrance de l'armée et des familles fugitives pendant la -marche sur Valence.</span> -Partout on trouvait les habitants en fuite, les -greniers brûlés ou vidés, et personne pour échanger contre de l'argent -un peu de pain ou de viande. Au lieu des habitants on rencontrait -souvent d'affreux guérillas, tuant sans pitié quiconque s'éloignait de -la colonne fugitive. Le lendemain, qu'on fût fatigué, malade, mourant -de faim, il fallait partir du gîte où l'on avait passé la nuit, si on -ne voulait pas être égorgé à la vue même de l'arrière-garde. Voilà ce -qui restait de la royauté de Joseph, qu'il avait paru si facile de -substituer à celle de Charles IV, et qui avait déjà coûté l'envoi de -six cent mille Français en Espagne, dont il survivait à peine trois -cent mille!</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Sept. 1812.</span> -Après quelques jours de cette retraite pénible, <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> beaucoup de -ces malheureux succombèrent. Un certain nombre ne pouvant plus suivre, -allèrent se cacher dans des villages, pour y implorer une pitié que -souvent ils n'obtinrent pas. Une partie des troupes espagnoles -composant la garde de Joseph déserta, et enfin on arriva devant -Chinchilla beaucoup moins nombreux qu'au départ. Le fort de ce nom -était occupé par l'ennemi et barrait le chemin. Il fallut se détourner -à grand'peine, et rejoindre la route à quelques lieues plus loin. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée à Valence.</span> -Aux confins de Valence on rencontra les avant-postes du maréchal Suchet, -et ceux qui avaient eu la force de continuer ce difficile voyage -eurent la satisfaction de trouver un pays tranquille, habité, riche et -amical. -<span class="sidenote" title="En marge">Excellent accueil qu'on y reçoit du maréchal Suchet.</span> -Le maréchal Suchet, à qui cette visite amenait de lourdes -charges, reçut néanmoins avec un empressement respectueux le roi -visiteur, et avec une sorte de fraternité la tribu fugitive dont ce -roi était suivi. Le maréchal pouvait s'enorgueillir de montrer à ses -compatriotes un pareil échantillon de la guerre bien faite, et de la -conquête bien administrée. Il introduisit le roi Joseph dans Valence, -lui ménagea un accueil infiniment meilleur que celui que ce prince -avait jamais reçu à Madrid, et prodigua à tout ce qui l'accompagnait -l'abondance de ses magasins. Il avait déjà envoyé plus de 5 millions -en numéraire à Madrid; il paya en outre la solde aux troupes de -l'armée du Centre, habilla celles qui en avaient besoin, et fournit un -gîte et des vivres à tous les afrancesados. Ces derniers furent -heureux de voir enfin à Valence des compatriotes soumis à la royauté -nouvelle, car ils trouvaient chez eux, et une excuse <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> pour -leur attachement à Joseph, et des sympathies pour leur misère. -<span class="sidenote" title="En marge">Joseph se décide à attendre à Valence l'arrivée du maréchal -Soult.</span> -On -était entré à Valence le 1<sup>er</sup> septembre; on résolut d'y attendre -dans le repos et une sorte de bien-être l'arrivée de l'armée -d'Andalousie.</p> - -<p>Bien que le maréchal Soult répugnât fort à quitter l'Andalousie, il ne -pouvait pas se refuser plus longtemps à l'évacuer. -<span class="sidenote" title="En marge">Embarras du maréchal Soult.</span> -N'ayant pas -consenti à s'y affaiblir pendant quelques semaines en faveur de -l'armée de Portugal, il avait perdu le seul moyen de s'y maintenir. Y -rester davantage, c'eût été s'exposer au sort du général Dupont. Se -retirer sur Valence valait mieux pour lui que se retirer sur la -Manche, car il évitait ainsi l'armée anglaise, dont il ignorait la -marche et la force; il allait de plus en terre amie, tranquille et -pourvue de toute sorte de ressources. Aussi songeait-il à prendre -spontanément cette route, lorsqu'il reçut les ordres plus récents de -Joseph qui la lui prescrivaient, et cette fois l'obéissance lui fut -facile. Pourtant ce n'était pas sans beaucoup de souci qu'il allait se -trouver en présence du roi d'Espagne, et de deux maréchaux, juges, et -bons juges des derniers événements. Sa part dans les malheurs qu'on -venait d'essuyer n'était pas la moindre. Sans doute le général -Caffarelli avait pris l'alarme mal à propos à la vue de quelques -voiles anglaises; le roi Joseph, après avoir fait de son mieux pour -obliger les généraux français à s'entr'aider, avait commis la faute de -partir tard de Madrid, et la faute plus grande encore d'annoncer -tardivement son départ; le maréchal Marmont avait eu le tort de -manœuvrer imprudemment devant un ennemi sagace et résolu, et avait -par sa légèreté gravement compromis l'armée <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> de Portugal; mais -quelle part faire dans ces malheurs au maréchal Soult, qui, malgré des -avis répétés, malgré les indices les plus frappants, s'était obstiné à -croire que lord Wellington marcherait sur l'Andalousie et non sur la -Castille, avait refusé tout secours à l'armée de Portugal, de laquelle -il avait reçu tant de services, avait non-seulement refusé de la -secourir, mais désobéi au roi qui était son chef militaire, désobéi -sans l'excuse qui peut dans quelques cas très-rares justifier la -désobéissance, celle d'avoir raison contre un chef qui se trompe! -Expliquer ces actes aux yeux de Joseph et des maréchaux, qui avaient -tout vu et tout su, était embarrassant. Il y avait toutefois un -tribunal plus redoutable que celui que le maréchal Soult allait -trouver à Valence, c'était le tribunal de Napoléon, qui avait gardé le -silence sur l'affaire d'Oporto, mais qui pourrait bien ne pas le -garder sur les événements récemment accomplis en Castille. Comment -jugerait-il tout ce qui s'était passé, surtout si l'Espagne, comme -c'était probable, finissait par être perdue à la suite de -l'échauffourée de Salamanque? -<span class="sidenote" title="En marge">Singulière supposition du maréchal Soult à l'égard de -Joseph.</span> -Le maréchal avait imaginé une singulière -excuse pour expliquer sa désobéissance. Il avait supposé que Joseph ne -lui avait donné tous les ordres à l'exécution desquels il s'était -refusé, que par suite d'une secrète connivence avec Bernadotte dont il -était le parent, avec les Anglais, avec les Russes dont il se serait -fait le complice, de façon qu'il eût été tout simplement traître à la -France et à son frère! Les raisons sur lesquelles se fondait le -maréchal Soult pour admettre cette supposition, c'est que, d'après -les journaux anglais, Bernadotte <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> avait pris plusieurs -centaines d'Espagnols à son service, c'est que l'ambassadeur de Joseph -était resté en Russie, c'est que Moreau était arrivé d'Amérique en -Suède, etc.... Ajoutant à tous ces faits la parenté de Joseph, qui -était beau-frère de Bernadotte, il se croyait autorisé à supposer que -Joseph avait donné dans une conspiration contre la France, que le -premier acte de cette conspiration était l'abandon de l'Espagne, et -que l'ordre d'évacuer l'Andalousie était le premier pas dans cette -voie criminelle. Cette bizarre conception, une fois entrée dans -l'esprit défiant du maréchal, lui avait paru devoir être mandée à -l'Empereur, et il l'avait consignée dans une dépêche adressée au -ministre de la guerre, que, pour plus de sûreté, il avait remise à un -capitaine de vaisseau marchand, chargé d'aller la porter dans un des -ports français de la Méditerranée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche du maréchal Soult vers le royaume de Valence.</span> -Sa dépêche à l'Empereur expédiée, le maréchal Soult avait répondu au -roi Joseph, et persistant à soutenir auprès de celui-ci, qu'au lieu de -chercher à se concentrer dans les provinces du nord, il aurait mieux -valu s'enfoncer tous au midi, y attirer la guerre, et y refaire ainsi -la fortune de la nouvelle dynastie, il ajoutait néanmoins que plein de -déférence pour les ordres royaux, il allait rassembler ses troupes -éparses et se rendre par Murcie dans le royaume de Valence. En effet, -après avoir détruit ou jeté dans la mer l'immense matériel si -péniblement amassé dans les lignes de Cadix, après avoir formé un -grand convoi de munitions, de vivres, de bagages, le maréchal emmenant -tout ce qu'il pouvait transporter de ses malades et de ses blessés, -confiant <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> les autres à l'humanité des habitants de Séville, -commença sa retraite le 25 août, et prit la route de Murcie. La -portion de ses troupes qui était à Grenade devait naturellement être -recueillie en passant. Celle qui sous le comte d'Erlon occupait -inutilement l'Estrémadure, dut descendre sur les bords du -Guadalquivir, le remonter par Cordoue jusqu'à Baeza, et se réunir à -Huescar à la colonne principale. Quoique cette évacuation fût -accompagnée de moins de misères que celle de Madrid, cependant grâce à -la saison, au pays, à la multitude d'hommes et d'effets qu'on traînait -après soi, elle fut triste aussi, et marquée par bien des souffrances. -Enfin vers les derniers jours de septembre, les avant-gardes de -l'armée du maréchal Soult aperçurent aux environs d'Almanza celles du -maréchal Suchet, et éprouvèrent à les revoir une véritable joie, car -dans ces redoutables et lointains climats, les Français se regardant -comme destinés à périr jusqu'au dernier, ne se rencontraient pas, même -les plus endurcis à la souffrance, sans se jeter dans les bras les uns -des autres, et sans manifester l'émotion la plus vive.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du maréchal Soult sur la frontière du royaume de -Valence.</span> -Pendant ce mois de septembre Joseph avait recueilli vaguement le bruit -de l'approche du maréchal Soult, et il attendait impatiemment le -détail de sa marche, et l'exposé de ses projets. Tout à coup il apprit -qu'un capitaine de bâtiment marchand, porteur de dépêches françaises, -avait touché au Grao (port de Valence), et demandait à se décharger du -dépôt qu'il avait reçu, étant vivement poursuivi par les Anglais. -Joseph se hâta de prendre ces dépêches et de les ouvrir, pour savoir -ce qu'elles lui apprendraient <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> de l'Andalousie, et fut fort -surpris, en les lisant, de s'y voir dénoncé par le maréchal Soult -comme traître à sa famille et à sa patrie. Chacun devine, sans qu'on -ait besoin de le dire, le sentiment qu'il éprouva. Joseph par sa -résistance, par son orgueil d'aîné, surtout par la liberté de propos -permise à la cour de Madrid, avait déplu à son frère, au point d'être -toujours condamné, même quand il avait raison. Néanmoins son -dévouement pour lui n'était pas douteux, et il était convaincu de -cette vérité, qu'après tout les frères de Napoléon lui devaient leur -fortune, et que s'ils la payaient cher, cependant ils ne pouvaient la -sauver qu'en l'aidant lui-même à sauver la sienne. Si donc la trahison -était entrée ou devait entrer dans la famille Bonaparte, ce n'était -pas par Joseph. Il fut indigné, ne s'en cacha point, et fit partir -sur-le-champ le colonel Desprez pour Moscou, afin d'aller remettre à -Napoléon ce tissu d'inventions étranges, et lui demander d'être à la -fois débarrassé et vengé du commandant de l'armée d'Andalousie. La -prochaine entrevue avec le maréchal Soult devait donc être pénible, -même orageuse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrevue du maréchal Soult avec Joseph, dans les mains -duquel étaient tombées les dépêches adressées à l'Empereur.</span> -Joseph, impatient de voir le maréchal, et surtout d'avoir sous sa main -l'armée d'Andalousie, accourut à sa rencontre, et lui assigna un -rendez-vous à la frontière de Murcie, à Fuente de Higuera. Il avait -avec lui les maréchaux Jourdan et Suchet. Pourtant, sur le désir de -ces derniers, qui craignaient d'assister à une scène pénible, il -entretint seul le maréchal Soult, et le surprit désagréablement en lui -prouvant qu'il avait lu les dépêches destinées à l'Empereur. <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> -Il y avait à cette découverte au moins un avantage, c'est que le -maréchal, dont Joseph avait à se plaindre, chercherait à racheter ses -torts par plus d'obéissance. C'était dans le moment la seule chose que -Joseph désirât obtenir, et, après une vive explication, il tâcha dans -une conférence avec les trois maréchaux d'arrêter un plan de campagne -raisonnable, afin de faire expier aux Anglais leur triomphe récent par -la réunion de toutes les forces françaises. -<span class="sidenote" title="En marge">Conseil de guerre tenu par Joseph et les trois maréchaux, -afin d'arrêter le plan des nouvelles opérations.</span> -Bien que l'Andalousie -étant évacuée, il semblât que la chaîne qui avait tenu le maréchal -Soult asservi à un objet exclusif fût rompue, et que dès lors son -jugement dût être libre, il fut néanmoins impossible d'en tirer un -avis intelligible et adapté à la situation présente. Soit embarras, -soit humeur, il refusait de s'expliquer clairement sur le plan à -suivre, et laissait voir seulement que loin de joindre son armée aux -autres, il entendait qu'on joindrait les autres à la sienne, pour -suivre la direction qu'il lui plairait de donner. Le maréchal Suchet -de son côté paraissait dominé par le désir de conserver Valence. Le -maréchal Jourdan, par bon sens et absence de toute vue particulière, -tenait le milieu. Joseph, voulant sortir de ce chaos, et avoir l'avis -de chacun, s'adressa d'abord au maréchal Soult pour savoir à quoi il -concluait. Le maréchal Soult lui répondit en demandant ses ordres, car -pour son avis il ne pouvait se décider à le produire que par écrit. Ce -mode fut adopté, et le lendemain chacun des maréchaux remit un mémoire -au roi, sur la manière de réparer le désastre de Salamanque.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Octob. 1812.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Avis du maréchal Soult.</span> -Le maréchal Soult proposait de réunir à l'armée <span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> d'Andalousie -qu'il avait amenée, toute celle du Centre, une partie de celle -d'Aragon, et de marcher avec cette masse de forces à travers la Manche -sur le Tage et Madrid. Le maréchal Suchet, dans son mémoire, élevait -contre ce plan de fortes objections. Sur 13 à 14 mille hommes de -troupes actives dont il disposait, et avec lesquels il devait tenir -tête à l'armée de Murcie qui était à Alicante, et à celle des -Anglo-Siciliens qui menaçait de descendre à Tarragone, il ne pouvait -pas consacrer moins de 6 mille hommes à la garde de Valence et des -postes principaux de San-Felipe et de Sagonte. Il ne lui restait donc -pas plus de 8 mille hommes à joindre à l'armée commune, destinée à -marcher sur Madrid, et tout portait à croire que ces 8 mille hommes -partis, on serait dans l'impossibilité de conserver le royaume de -Valence. Ainsi pour un si faible renfort on s'exposait à perdre -Valence, les ressources de ce riche pays, l'avantage de tenir -éloignées de la Catalogne et de l'Aragon les armées de Murcie et de -Sicile, et enfin les seules communications tout à fait sûres avec la -France. Si de plus l'armée réunie marchant sur le Tage rencontrait -derrière ce fleuve lord Wellington avec toutes ses forces, si elle -n'était pas heureuse dans une nouvelle bataille, on se trouverait dans -un vrai cul-de-sac, ayant le Tage fermé devant soi, et le royaume de -Valence fermé derrière, situation affreuse et presque irrémédiable. -Sans doute entre les routes de Madrid et de Valence, il y en avait une -intermédiaire, aboutissant également aux Pyrénées, c'est celle qui -allait par la province de Guadalaxara joindre Calatayud et Saragosse; -mais pour la prendre <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> il fallait avoir forcé le Tage à peu -près à la hauteur de Madrid. Si on n'arrivait pas jusque-là, il n'y -avait pour regagner l'Aragon que des chemins affreux, impraticables à -l'artillerie, remplis de bandes invincibles dans leurs défilés, et il -ne restait d'autre ressource que de redescendre sur Valence. Il -fallait donc avant tout ne pas s'exposer à perdre cette capitale, et -même avec la totalité de ses troupes le maréchal Suchet n'était pas -absolument sûr de s'y maintenir, car l'armée anglo-sicilienne était -une force inconnue, et qui devait être supposée très-considérable -d'après les bruits répandus dans la contrée. Ainsi garder 14 mille -hommes contre cette armée et celle de Catalogne n'était pas une -prétention bien exagérée, surtout s'il fallait successivement les -porter de San-Felipe à Tarragone, à une distance de cent lieues. Aussi -le maréchal Suchet présentait-il un plan entièrement conçu dans la -pensée de conserver le royaume de Valence. Valence, suivant lui, -c'était une capitale, une source de gros revenus, le bord de la -Méditerranée, et enfin tout le revers des Pyrénées. En gardant cette -partie de la Péninsule, on était assuré de conserver ses -communications, on demeurait en possession des provinces auxquelles -Napoléon tenait le plus, et on pouvait toujours en partir pour -recouvrer les autres. En conséquence il proposait de porter les armées -d'Andalousie et du Centre réunies dans la province de Guadalaxara -(voir la carte n<sup>o</sup> 43), d'y forcer le Tage, cela fait, de séparer ces -deux armées, de ramener celle du Centre sur Cuenca, d'où elle pourrait -en tout temps donner la main à l'armée d'Aragon sur la frontière du -<span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> royaume de Valence, d'établir celle d'Andalousie dans la -province de Guadalaxara, sa base sur Calatayud, sa tête sur Madrid, et -sa droite en communication constante par la province de Soria avec -l'armée de Portugal. De la sorte les quatre armées principales, celles -d'Aragon, du Centre, d'Andalousie, de Portugal, appuyées les unes aux -autres, et adossées aux Pyrénées, pouvant toujours se trouver deux -ensemble en moins de jours que l'ennemi ne mettrait à marcher sur -l'une d'elles, possédant sûrement Valence, Tortose, Tarragone, -Barcelone, Lerida, Saragosse, Burgos, Valladolid, provinces où avec -une bonne administration elles seraient certaines de vivre largement, -ne devaient jamais être forcées dans leur position, ni privées de -leurs communications avec la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Avis du maréchal Jourdan.</span> -Mais ce plan, excellent quant à la conduite ultérieure, ne dispensait -pas pour le moment d'une opération commune à tous les projets, celle -de remonter sur Madrid afin d'y forcer la ligne du Tage. Comment -devait-on s'y prendre pour cette opération délicate, à laquelle lord -Wellington, s'il agissait comme autrefois le général Bonaparte en -Italie, pouvait opposer de graves obstacles? C'est à surmonter cette -difficulté qu'il fallait s'appliquer, et que s'appliqua en effet le -maréchal Jourdan. L'exposé de son opinion, modèle rare de justesse de -vues, d'exactitude d'assertions, de haute prudence, satisfaisait à -tout, et aurait mérité que celui qui conseillait si bien pût encore -exécuter lui-même ses propres conceptions, ou être compris, respecté -et obéi de ceux qui étaient chargés de les exécuter à sa place.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> Avant tout il fallait, selon lui, remonter sur Madrid par le haut -Tage, afin d'aller donner la main à l'armée de Portugal, et avec les -trois armées réunies de Portugal, du Centre, d'Andalousie, marcher sur -les Anglais à la tête de 80 ou 90 mille hommes, et de 150 bouches à -feu. Sans doute si on avait couru véritablement le danger de -rencontrer lord Wellington établi avec toutes ses forces sur le Tage, -le maréchal Jourdan disait que loin de s'exposer à un tel danger avant -d'avoir rallié l'armée de Portugal, il aimerait mieux passer par -Valence, Teruel, Calatayud, c'est-à-dire remonter en Aragon par un -grand détour en arrière, puis de Calatayud passer à Aranda, où, sans -courir un seul risque, on se trouverait réuni à l'armée de Portugal, -et en mesure d'opposer aux Anglais 80 à 90 mille hommes, l'armée de -Valence étant restée intacte. Mais cette route était longue, et, -quoique bien approvisionnée, révélerait de notre part une extrême -timidité, ce qui était un inconvénient. Aussi le maréchal Jourdan ne -proposait-il pas de la prendre, jugeant que la chance de rencontrer -lord Wellington concentré sur le haut Tage n'était pas assez grande -pour se résigner à un si long détour. Probablement, disait-il, on -trouverait le général britannique avec deux ou trois divisions gardant -Madrid, et avec le reste bataillant en Castille contre le général -Clausel. On forcerait donc sans beaucoup de difficulté la ligne du -Tage, qui dans cette partie n'était pas un obstacle sérieux, on -rallierait l'armée de Portugal, en ayant soin de la bien avertir de ce -mouvement, et on rentrerait à Madrid avec une supériorité de forces -décisive. Mais comme il était <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> possible qu'on se trompât, que -le Tage fût mieux gardé qu'on ne le supposait, il fallait pouvoir -revenir sur Valence, pour y retrouver l'asile dans lequel on s'était -déjà remis de ses souffrances, et le nœud de toutes les -communications avec la France. Pour cela il importait de ne pas ôter -au maréchal Suchet un seul de ses bataillons. Le maréchal Jourdan -était donc d'avis de ne le point affaiblir, et de se borner à réunir -les deux armées du Centre et du Midi, ce qui formerait une masse -d'environ 56 mille hommes, avec cent bouches à feu bien -approvisionnées, et suffirait pour forcer le Tage. Le maréchal Soult -prétendait en défalquant ses malades, ses écloppés, ses vétérans qu'il -devait laisser à Valence, n'avoir pas plus de 37 à 38 mille hommes, -dont 6 mille de très-bonne cavalerie. Il en avait cependant davantage. -Après les pertes de l'évacuation, et en reprenant à l'armée du Centre -quelques détachements qui lui appartenaient, il pouvait réunir 45 ou -46 mille hommes de toutes armes, et de la plus excellente qualité<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="smaller">[2]</span></a>. -L'armée du Centre un peu réorganisée, <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> comptait bien encore 10 -ou 11 mille hommes de très-bonne qualité aussi. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Jourdan propose de faire marcher en -deux colonnes sur le Tage les armées du centre et d'Andalousie.</span> -Le maréchal Jourdan -proposa de faire marcher ces 56 mille hommes en deux colonnes, l'une -formée de l'armée d'Andalousie par la route de la Manche, qui passe -par Chinchilla, San-Clemente, Ocaña, Aranjuez (voir la carte n<sup>o</sup> 43), -l'autre formée de l'armée du Centre par la route de Cuenca, qui passe -par Requena, Cuenca, Fuenti-Duena, toutes deux pouvant se donner la -main dans leur mouvement, et devant aboutir sur le Tage au point où on -voulait le franchir. Seulement le maréchal jugeant la colonne de -droite (l'armée du Centre) trop faible, proposait de lui adjoindre 6 à -7 mille hommes de l'armée d'Andalousie, ce qui devait porter l'une à -16 ou 17 mille hommes, et réduire l'autre à 39 ou 40 mille. Il -proposait <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> en outre de donner un bon commandant à l'armée du -Centre, le comte d'Erlon, de subordonner les deux généraux en chef au -roi, qui tour à tour marcherait avec l'une ou avec l'autre colonne, et -de s'acheminer sur-le-champ vers le but tant désiré du haut Tage. Dans -ce plan le maréchal Suchet devait, comme il avait déjà fait, tirer de -ses approvisionnements tout ce qui serait nécessaire aux troupes qui -allaient se mettre en marche, et garder à Valence leurs embarras, -c'est-à-dire leurs blessés, leurs hommes fatigués ou malades, service -qu'il était prêt à leur rendre avec le plus grand empressement.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La proposition du maréchal Jourdan est acceptée.</span> -Ces vues étaient si sages, si appropriées à la situation, que Joseph -les adopta immédiatement, par raison autant que par confiance -habituelle dans les avis du maréchal Jourdan. Il ordonna au maréchal -<span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> Soult de se préparer à marcher d'Almanza où il campait, sur -Chinchilla, San-Clemente, Aranjuez, tandis que l'armée du Centre -sortant de la Huerta de Valence par le défilé de Las Cabrillas, -passerait par Cuenca, et viendrait tomber sur le Tage à Fuenti-Duena, -assez près d'Aranjuez pour s'appuyer à l'armée d'Andalousie. Il -prescrivit en outre au maréchal Soult de céder à l'armée du Centre le -général d'Erlon avec 6 mille hommes, et lui fit annoncer que le -maréchal Suchet mettrait à sa disposition, en riz, en biscuit, en -eau-de-vie, les approvisionnements dont il aurait besoin.</p> - -<p>Ces mesures déplurent singulièrement au maréchal Soult, car il -rentrait ainsi sous les ordres directs du roi, et perdait une portion -de ses forces. Aussi éleva-t-il de nouvelles objections, disant que -Joseph n'avait pas le droit de lui ôter des troupes qu'il tenait de la -confiance de l'Empereur. Mais Joseph prenant enfin un ton de maître, -et lui ayant signifié d'obéir, ou de résigner sur-le-champ son -commandement dans les mains du comte d'Erlon, il se soumit, et après -avoir demandé d'abord six jours, en prit douze pour se mettre en -chemin, ce qui d'ailleurs était fort explicable, ayant à rallier tout -son corps d'armée, et à faire la séparation entre ce qui devait -demeurer à Valence, et ce qui devait marcher à l'ennemi.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ des armées du Centre et d'Andalousie pour rentrer à -Madrid.</span> -On partit donc du 18 au 20 octobre, bien pourvu de munitions et de -vivres, en deux colonnes qui s'élevaient à 56 mille hommes, et on -laissa au maréchal Suchet tout ce qui restait d'embarras des deux -évacuations de Madrid et de Séville, tout ce qui <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> n'était pas -capable de servir activement. On n'avait aucun souci en laissant ces -précieux restes à Valence, car on savait qu'ils y seraient en sûreté, -et à l'abri du besoin. Le maréchal Suchet conserva toute son armée, et -afin de pouvoir toujours communiquer avec les troupes du roi par la -route la plus courte, celle de Cuenca, il fit travailler à la portion -de cette route comprise entre Buñoz et Requena. L'armée du Centre y -passa avec son artillerie.</p> - -<p>Les deux colonnes s'avancèrent ainsi sur le Tage à la hauteur l'une de -l'autre, sans être arrêtées par aucun obstacle sérieux. Celle du -centre, sous le comte d'Erlon, eut affaire aux bandes de Villa-Campa, -de l'Empecinado, de Duran, accourues à Madrid, et obstruant toute la -région du haut Tage, c'est-à-dire les deux provinces de Guadalaxara et -de Cuenca. Mais on n'eut pas de peine à les disperser, l'armée du -Centre ayant été sagement portée à environ 16 mille hommes. -<span class="sidenote" title="En marge">Leur arrivée sur le Tage les 27 et 28 octobre.</span> -L'armée -d'Andalousie n'eut aucune difficulté à surmonter, le fort de -Chinchilla lui ayant ouvert ses portes, et on fut rendu au bord du -Tage vers les 27 et 28 octobre, entre Fuenti-Duena et Aranjuez, -pouvant se réunir en masse sur l'un ou l'autre de ces points.</p> - -<p>La question importante était de savoir si on allait rencontrer lord -Wellington en avant de Madrid, résolu à défendre sa conquête, ce qui -était possible, car son entrée à Madrid avait produit une vive -sensation en Europe, et il était naturel qu'il ne voulût pas en -sortir. Cette question méritait fort de préoccuper Joseph et son major -général Jourdan; mais heureusement tout ce qu'on apprenait était -rassurant. Les <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> rumeurs recueillies portaient à croire qu'on -n'avait devant soi que le général Hill avec deux ou trois divisions. -Voici en effet ce qui s'était passé entre les Anglais et l'armée de -Portugal, depuis le voyage de Joseph à Valence et sa réunion avec -l'armée d'Andalousie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qui s'était passé à Madrid et au nord de l'Espagne -pendant le voyage de Joseph à Valence.</span> -Lord Wellington était entré le 12 août dans Madrid entouré de tous les -chefs espagnols, jaloux de prendre part à son triomphe. Quand on songe -à la situation dans laquelle ils s'étaient trouvés longtemps, n'ayant -plus sur le continent de la Péninsule que Carthagène, Cadix et -Lisbonne, et réduits à s'y attacher de toutes leurs forces pour n'être -pas jetés à la mer, on comprend une joie que la surprise devait même -convertir en délire. La fatale entreprise de Russie, les négligences -de Napoléon à l'égard de la guerre d'Espagne, le défaut d'autorité de -Joseph, les funestes divisions de nos généraux, avaient procuré aux -Espagnols, et surtout au général britannique, ces succès tout à fait -inespérés! D'abord très-enorgueilli de son triomphe, lord Wellington -s'était bientôt senti embarrassé de ses auxiliaires, de leur conduite -indiscrète ou barbare, et avait lui-même ajouté à leurs fautes par -l'ostentation avec laquelle il avait exercé son autorité. Le premier -soin à prendre aurait dû être de rassurer les habitants de Madrid, -dont un grand nombre s'était accoutumé et presque soumis à la -domination de Joseph, de tenir pour fait ce qui était fait, d'oublier -certaines choses, de tolérer, de consacrer même certaines autres. Don -Carlos d'España et l'Empecinado devinrent en quelque sorte les -maîtres de Madrid. Ils commencèrent par <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> faire prêter serment -à la constitution de Cadix qui venait d'être achevée. Rien n'était -plus naturel, quoique cette constitution remplie à la fois de -principes généreux et de dispositions chimériques, blessât une partie -considérable de la nation espagnole, peu préparée aux institutions -qu'on venait de lui donner. Mais au fond ce n'était pas à la -constitution que don Carlos et l'Empecinado entendaient lier les -Espagnols, c'était à l'autorité du gouvernement insurrectionnel de -Cadix. -<span class="sidenote" title="En marge">Folies des chefs espagnols dans Madrid.</span> -Cela fait, il fallait s'expliquer à l'égard des afrancesados, -parmi lesquels on comptait de grands personnages, beaucoup de -fonctionnaires, et quelques milliers de soldats excellents. Tandis que -don Miguel de Alava, officier de l'armée espagnole que lord Wellington -employait fréquemment, et qui était le plus noble des cœurs<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="smaller">[3]</span></a>, -prononçait à l'hôtel de ville de Madrid un discours aussi humain -qu'habile, don Carlos d'España et l'Empecinado tenaient un langage -insensé, de nature à ne ramener personne et à blesser au contraire -tous les hommes raisonnables. Joseph avait fait frapper à son image de -fort belles monnaies, beaucoup plus belles que les monnaies -espagnoles, et tout aussi pures, puisqu'elles étaient exactement -semblables pour la forme et le titre aux monnaies françaises. Au lieu -d'agir comme tous les gouvernements, même les moins modérés, qui se -transmettent les monnaies les uns des autres, sans s'offusquer des -images dont elles portent l'empreinte, <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> on démonétisait et -frappait d'une perte les pièces à l'effigie de Joseph. Puis au lieu de -s'occuper d'amener des denrées à Madrid, afin de mettre un terme à -l'excessive cherté du pain, on perdait le temps à se donner des -satisfactions de parti non moins folles que dangereuses. Aussi la -misère était-elle extrême, comme au temps où les bandes interceptaient -l'arrivage des vivres. Enfin à ces extravagances qui doivent paraître -fort naturelles lorsqu'on songe au caractère et à l'éducation des -vainqueurs, lord Wellington ajoutait les fautes de l'orgueil -britannique. Il s'était logé au palais des rois, ce qui avait blessé -la fierté de la nation espagnole, et en prenant le Retiro que le -colonel Laffond lui avait livré faute d'eau potable, il avait détruit -un établissement auquel les Espagnols tenaient beaucoup, celui de la -<i>China</i>, répondant à la fabrique de Sèvres en France, et à la fabrique -de Meissen en Saxe. Ce n'était pas la peine en vérité de perdre vingt -jours à des futilités ou à des fautes!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Attitude du général Clausel derrière le Douro, pendant que -lord Wellington était occupé à triompher à Madrid.</span> -Pendant que lord Wellington se conduisait de la sorte, le général -Clausel avait rallié, réorganisé, ranimé l'armée de Portugal, et, -quoique réduite à 25 mille hommes, l'avait hardiment portée sur le -Douro, en présence de l'armée anglaise, dont la masse principale était -postée sur les bords de ce fleuve. Il avait refoulé partout les -avant-postes ennemis, et pris le temps d'envoyer le général Foy avec -une division pour recueillir les garnisons d'Astorga, de Benavente, de -Zamora, de Toro, inutilement dispersées sur une ligne qu'on ne pouvait -plus défendre. Le général Foy était arrivé trop tard pour <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> -dégager la garnison d'Astorga, forcée de se rendre la veille à l'armée -espagnole de Galice, mais il en avait sauvé les malades, les blessés, -avait recueilli les autres petits postes du Douro et de l'Esla, et -s'était réuni ensuite au général Clausel.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington marche avec le gros de son armée sur le -général Clausel.</span> -Lord Wellington, se voyant ainsi bravé, avait été obligé de quitter -Madrid, et de venir chercher le jeune adversaire qui, avec les débris -d'une armée récemment battue, se posait si fièrement devant lui. Après -avoir établi le général Hill à Madrid, il était reparti pour la -Vieille-Castille, et, recueillant en chemin l'armée de Galice, il -avait marché sur Burgos avec cinquante mille hommes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Clausel se retire sur l'Èbre.</span> -Contraint de nouveau à rétrograder, le général Clausel avait quitté -les bords du Douro, s'était replié successivement sur Valladolid, -Burgos, Briviesca, et s'était enfin arrêté à l'Èbre. Avant de le -poursuivre plus loin, lord Wellington, entré dans Burgos, voulut -enlever le château qui dominait cette ville, et qui en rendait la -possession à peu près nulle. Il en entreprit le siége vers la fin de -septembre, à peu près à l'époque où Joseph se préparait à marcher sur -Madrid.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington assiége le château de Burgos.</span> -Le château de Burgos était un vieil édifice remontant au règne des -Maures, et couronnant une hauteur au pied de laquelle est construite -la ville de Burgos. On avait élevé autour de cette vieille enceinte de -murailles gothiques deux lignes de retranchements palissadés et -fraisés, et on les avait armés d'une forte artillerie. On y avait -ajouté un ouvrage à corne, sur une hauteur dite de Saint-Michel, qui -dominait la position du château. Le général Dubreton occupait avec -deux mille hommes <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> cette forteresse improvisée. Il était -pourvu de vivres et de munitions, et résolu à se bien défendre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général anglais croit pouvoir brusquer cette forteresse, -et perd beaucoup de monde dans des attaques imprudentes.</span> -Lord Wellington, dédaignant d'attaquer en règle une telle place, et -pensant que ses soldats, après avoir enlevé d'assaut Ciudad-Rodrigo et -Badajoz, ne broncheraient pas devant les fortifications imparfaites du -château de Burgos, fit assaillir de vive force l'ouvrage à corne de -Saint-Michel. Ses troupes abordèrent franchement l'ouvrage dans la -nuit du 19 au 20 septembre, mais furent arrêtées au pied du -retranchement par la fusillade d'un bataillon du 34<sup>e</sup> régiment de -ligne. Par malheur une colonne anglaise s'étant glissée dans -l'obscurité autour de l'enceinte de l'ouvrage attaqué, profita de ce -que la gorge n'était pas complétement palissadée, et y pénétra. Les -soldats du 34<sup>e</sup> passèrent alors sur le corps de la colonne -victorieuse, et se retirèrent sur le fort lui-même. Ils avaient tué ou -blessé aux Anglais plus de 400 hommes, et n'en avaient pas perdu 150.</p> - -<p>Maîtres de la position de Saint-Michel, les Anglais essayèrent d'y -construire une batterie pour ruiner les défenses du château, et en -firent le point de départ de leurs cheminements. La forte résistance -de l'ouvrage à corne leur avait appris que cette malheureuse bicoque -ne pouvait pas être brusquée. Après avoir établi une batterie à -Saint-Michel, ils commencèrent à tirer sur le château, mais leur -artillerie faible en calibre fut bientôt dominée par la nôtre, et -réduite à se taire. La difficulté des transports ne leur avait pas -permis en effet d'amener du gros canon sous les murs de Burgos, et ils -n'avaient que quelques pièces de 16, que les guérillas de l'Alava et -de <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> la Biscaye avaient reçues de l'escadre anglaise, et -avaient péniblement traînées jusqu'à Burgos.</p> - -<p>Lord Wellington, reconnaissant la presque impossibilité d'ouvrir la -brèche au moyen du canon, eut de nouveau recours à l'assaut dans la -nuit du 22 au 23 septembre. Ses colonnes ayant appliqué les échelles -contre la première enceinte, furent culbutées, et perdirent -inutilement beaucoup de monde. L'une d'entre elles, composée de -Portugais, fut en partie détruite par la fusillade, même avant d'avoir -abordé le pied de l'enceinte.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington essaye d'un siége en règle.</span> -Il fallut recourir encore une fois aux approches régulières, et à -défaut d'artillerie employer la mine. Deux fourneaux étant prêts, on -mit le feu au premier dans la nuit du 29 au 30 septembre, et à la -suite de l'explosion une colonne s'élança à l'assaut, mais elle fut -repoussée comme celles qui l'avaient précédée. Le 4 octobre on mit le -feu au second fourneau. Une large brèche fut le résultat de cette -nouvelle explosion, tandis que celle qu'on avait ouverte le 29 avait -été élargie par l'artillerie. Les assiégeants se jetèrent sur les deux -brèches avec fureur, et les enlevèrent; mais la garnison fondit sur -eux à son tour, et repoussa l'une des colonnes, sans pouvoir toutefois -empêcher l'autre de se loger sur l'une des deux brèches. Les Anglais -ayant ainsi réussi à s'établir dans la première enceinte, commencèrent -les approches vers la seconde, avec l'espérance de s'en emparer. Mais -le 8 la garnison exécuta une sortie générale, bouleversa leurs -travaux, les rejeta en dehors de la première enceinte, et les remit -ainsi au point où ils étaient au début du siége. Elle ferma <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> -aussitôt la brèche par un retranchement construit en arrière, et -rentra en possession de tout ce qu'elle avait perdu, excepté l'ouvrage -à corne de Saint-Michel. Vingt jours et deux mille cinq cents hommes -avaient donc été sacrifiés sous les yeux de lord Wellington, sans -avoir fait un pas. Le général anglais, rempli de dépit, voulut -hasarder une dernière tentative, et préalablement employer tous les -moyens imaginables d'ouvrir cette première enceinte qu'il avait prise -un moment pour la reperdre aussitôt. Il avait reçu quelque artillerie; -il essaya de faire brèche à l'une des extrémités, et de miner à -l'autre, tout près d'une église dite de Saint-Roman.</p> - -<p>Tout étant prêt dans la nuit du 19 octobre, les assiégeants mirent le -feu à la mine de Saint-Roman, point par lequel les Français ne -s'attendaient pas à être attaqués, et aussitôt Anglais, Espagnols, -Portugais, munis d'échelles, s'élancèrent sur la première enceinte. -Cette fois encore ils parvinrent à l'enlever, et coururent vers la -seconde. Mais la brave garnison sortant en masse de son chemin -couvert, les reçut à la baïonnette, les chargea avec impétuosité, en -tua un grand nombre, et pour la troisième fois les rejeta au delà de -l'enceinte un moment conquise. Même chose se passa à l'autre -extrémité. Les assiégés fermèrent la brèche pratiquée par la mine près -de l'église de Saint-Roman, abattirent même l'église qui pouvait être -utile à l'ennemi, et de nouveau présentèrent aux assiégeants un front -formidable.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Après avoir perdu trente-quatre jours et trois mille hommes -devant le château de Burgos, lord Wellington est obligé de se -retirer.</span> -Il y avait trente et quelques jours que deux mille hommes, réduits par -le feu et la fatigue à quinze cents, retranchés derrière quelques -ouvrages à peine <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> maçonnés, et protégés seulement par une -rangée de palissades, en arrêtaient cinquante mille par leur héroïque -résistance. Honneur éternel à ces braves gens, et à leur chef le -général Dubreton! ils prouvaient ce que peuvent en certaines -circonstances décisives les places bien défendues, car en résistant -ainsi ils donnaient le temps à l'armée de Portugal de se remettre en -ligne, aux armées du Centre et de l'Andalousie de se porter sur le -Tage, et à toutes de se réunir pour accabler lord Wellington.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouvelle apparition de l'armée de Portugal recrutée et -renforcée.</span> -En effet le général Clausel, ramené sur l'Èbre, avait reçu des dépôts -établis le long des Pyrénées, ainsi que des petites garnisons de la -frontière, environ 10 mille recrues, des chevaux pour son artillerie -et sa cavalerie, ce qui lui procurait 35 mille combattants. Le général -Caffarelli qu'on a vu, troublé par l'épouvantail des flottes -anglaises, comme le maréchal Soult par celui du général Hill, négliger -le danger principal pour le danger accessoire, s'amendait enfin, et -prêtait à l'armée de Portugal 10 mille hommes, qui, envoyés avant la -bataille de Salamanque, auraient prévenu bien des désastres. Par -malheur le général Clausel, au moment de se mettre en marche à la tête -de ces 45 mille combattants, avait tellement souffert de sa récente -blessure, qu'il avait été obligé de quitter l'armée. Le général -Souham, vieil officier de la république, expérimenté et brave, le -remplaçait, et venait au secours de l'intrépide garnison qui depuis -trente-quatre jours défendait les chétives fortifications de Burgos.</p> - -<p>Lord Wellington, placé entre l'armée de Portugal qui s'avançait au -nord, et les armées du Centre et <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> d'Andalousie qui -s'avançaient au midi, était dans l'une de ces situations difficiles, -mais grandes, dont le général Bonaparte était sorti jadis par des -triomphes inouïs. Moins circonspect et plus actif, il aurait pu, en se -concentrant avec la promptitude et l'à-propos de l'ancien général de -l'armée d'Italie, se rendre tour à tour plus fort que chacune des deux -armées qui le menaçaient, battre celle de Portugal, puis se jeter sur -celle de Joseph, les accabler l'une après l'autre, et rester -définitivement maître de l'Espagne. Mais chacun a son génie, et il est -puéril de demander à tel homme ce qui n'est possible qu'avec les -qualités de tel autre. Lord Wellington, sage, solide, mais lent, ayant -des soldats qu'on ne menait pas vite, qu'on n'exaltait pas facilement, -n'était pas fait pour conquérir l'Espagne en une campagne; mais il -devait la conquérir en plusieurs. C'était bien assez pour le triomphe -de la politique de son pays, et pour le malheur de la nôtre!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Lord Wellington est réduit à se replier sur Salamanque, et -en se retirant il ordonne au général Hill d'évacuer Madrid.</span> -Voyant approcher l'armée de Portugal renforcée, il abandonna avec -dépit les murs de Burgos qui lui avaient coûté 3 mille hommes et le -prestige de la victoire, et qui allaient probablement lui coûter -Madrid. Il soutint plusieurs combats d'arrière-garde, dans lesquels le -général Maucune, le même qui avait si témérairement engagé la bataille -de Salamanque, lui tua beaucoup de monde, et après s'être à son tour -couvert du Douro, il expédia au général Hill l'ordre de venir le -joindre à Salamanque, si Madrid ne lui semblait plus tenable en -présence des armées qui marchaient sur cette capitale.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Nov. 1812.</span> -Tels furent les événements que Joseph et le maréchal <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> Jourdan -apprirent en arrivant sur le Tage. La sage prévoyance du maréchal -Jourdan se trouvait ainsi justifiée, et Madrid allait s'ouvrir encore -une fois à la nouvelle royauté. -<span class="sidenote" title="En marge">Rentrée de Joseph dans Madrid.</span> -Le 30 octobre les armées du Centre et -d'Andalousie forcèrent cette ligne du Tage, sur laquelle on avait -craint de trouver 70 mille Espagnols, Portugais et Anglais réunis; -elles passèrent sur le corps des arrière-gardes du général Hill, et -pénétrèrent le 2 novembre dans la capitale des Espagnes, étonnée de -ces fortunes si diverses. -<span class="sidenote" title="En marge">Il y est bien accueilli, et repart immédiatement pour -suivre lord Wellington.</span> -Joseph y fut bien reçu, car après ce qu'ils -venaient de voir, les habitants de Madrid offensés par l'orgueil des -Anglais, dégoûtés par la violence des guérillas, commençaient à croire -que cette nouvelle royauté, exercée par un prince doux et sage, valait -tout autant pour eux que des Bourbons dégénérés, conduits par des -chefs de bandes. Joseph, déployant en ce moment une activité qui ne -lui était pas ordinaire, après avoir séjourné quarante-huit heures -dans Madrid, en sortit le 4 pour faire sa jonction avec l'armée de -Portugal, et poursuivre lord Wellington à la tête de 80 mille hommes. -Quels résultats ne pouvait-on pas attendre, quelle vengeance de -Salamanque ne pouvait-on pas obtenir d'une telle réunion d'armées!</p> - -<p>Joseph y comptait avec raison, et espérait qu'une bataille livrée avec -les forces dont on disposait, ramènerait les Anglais en Portugal, et -le rétablirait, malgré l'évacuation de l'Andalousie, dans la plénitude -de sa situation antérieure. Sans doute on commençait à éprouver -quelques inquiétudes au sujet de l'expédition de Russie, à interpréter -fâcheusement le silence gardé par le <cite>Moniteur</cite>, qui ne contenait -<span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> plus de bulletins de la grande armée; mais on était fort loin -d'imaginer l'étendue des désastres qui nous avaient frappés, et tout -au plus allait-on jusqu'à augurer des difficultés comme celles qui -avaient suivi la bataille d'Eylau, et que la bataille de Friedland -avait résolues triomphalement. Joseph n'attendait donc aucune sinistre -nouvelle de Paris, et se flattait de trouver le dédommagement du -malheur qui l'avait atteint à Salamanque, dans les environs de -Salamanque elle-même.</p> - -<p>Arrivé le 6 novembre au delà du Guadarrama avec son fidèle major -général, dont les avis lui avaient été si utiles, il aurait pu appuyer -à gauche vers Peñaranda, ce qui l'eût mis sur la trace de lord -Wellington; mais il aima mieux appuyer à droite vers Arevolo, afin de -rallier à lui l'armée de Portugal, et de n'aborder les Anglais qu'avec -la totalité de ses forces.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réunion de forces écrasantes contre lord Wellington, par la -jonction des armées du Centre et d'Andalousie avec l'armée de -Portugal.</span> -Ce qu'il désirait ne tarda pas à s'effectuer, car lord Wellington, -pressé de se retirer sur Salamanque, ne songea pas même à empêcher la -jonction des armées du Nord et du Midi. Bientôt les avant-gardes se -rencontrèrent aux environs du Douro, et la réunion des trois armées -d'Andalousie, du Centre et de Portugal, plaça sous la main de Joseph -90 mille hommes, et environ 150 bouches à feu bien attelées. Cette -force eût même été plus considérable si le général Caffarelli, après -avoir prêté quelques jours ses 10 mille hommes, ne s'était hâté de les -rappeler, pour continuer à batailler contre les bandes de Mina, de -Longa, de Mérino, de Porlier. L'armée de Portugal qui avait 35 mille -hommes en propre, en avait <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> perdu un certain nombre dans la -poursuite de lord Wellington; les armées du Centre et d'Andalousie, -qui en partant de Valence en comptaient 56 mille environ, avaient -laissé quelques hommes en route, et fourni un détachement pour la -garnison de Madrid; mais toutes ensemble elles comprenaient 85 mille -combattants, des plus belles troupes qui fussent au monde, irritées -des succès qu'on avait laissé remporter aux Anglais, et joyeuses enfin -de l'occasion qui s'offrait de les leur faire expier.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Joie des Français, et leurs justes espérances.</span> -L'ardeur qui était dans les cœurs étincelait sur les visages, et -généraux et soldats se promettaient de concourir d'un zèle égal à la -commune vengeance. Lord Wellington, séparé de l'armée espagnole de -Galice, mais renforcé du corps de Hill, n'avait pas, après les pertes -de la campagne, plus de 60 mille hommes, dont 40 mille Anglais -beaucoup moins fiers qu'au lendemain de leur victoire des Arapiles. -Mais pouvaient-ils tenir tête à 85 mille Français passablement -commandés? Personne ne le croyait, et eux pas plus que nous.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche sur la Tormès.</span> -Nos trois armées s'avancèrent donc sur la Tormès, exactement par la -route qu'avait suivie le maréchal Marmont pour aller se faire battre -aux Arapiles. Elles marchaient de manière à tourner la position de -Salamanque, et à prendre une revanche de lord Wellington en se plaçant -sur sa ligne de communication. Le 11 novembre, on se trouva en ligne à -quelque distance de la Tormès, l'armée d'Andalousie à gauche, celle du -Centre au centre, celle de Portugal à droite. Le maréchal Jourdan, en -compagnie de Joseph, se porta sur le bord de la Tormès, <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> et -aperçut lord Wellington aux Arapiles, y attendant assez tranquillement -les Français, parce que, confiant dans une position déjà éprouvée, et -ayant sa retraite toujours assurée vers Ciudad-Rodrigo, il croyait -pouvoir se replier à temps. Mais il avait commis une faute qui aurait -pu lui coûter cher, et que le maréchal Jourdan avec son coup d'œil -non pas vif mais exercé, découvrit promptement.</p> - -<p>La Tormès qui, bien qu'assez grosse en hiver, était encore guéable en -plusieurs endroits, coulait devant nous à travers la petite ville -d'Alba de Tormès située à notre gauche, puis décrivant un demi-cercle -allait à droite s'enfoncer vers Salamanque. Lord Wellington trop peu -pressé de se mettre à l'abri de nos entreprises, avait laissé le -général Hill à Alba de Tormès, et avec le gros de son armée avait -occupé Salamanque. Entre deux se trouvait la position de Calvarossa de -Ariba, qu'il n'avait fait occuper que par un faible détachement. Trois -lieues séparaient le corps du général Hill de celui de lord -Wellington, et l'idée qui s'offrait naturellement c'était d'aller se -placer entre les deux, et d'enlever au moins les quinze mille hommes -du général Hill.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Jourdan imagine un moyen de séparer le général -Hill de lord Wellington, et de leur faire subir un désastre.</span> -La seule difficulté était de savoir si on pourrait passer brusquement -la Tormès, et se déployer au delà, avant que lord Wellington eût -rappelé à lui son aile droite compromise. Les reconnaissances qu'on -venait d'exécuter ne permettaient à cet égard aucun doute. La Tormès -entre Alba et Salamanque était presque partout guéable; au delà, pour -arriver sur Calvarossa de Ariba, s'étendait une vaste plaine, qui -s'élevait en pente douce vers Calvarossa, et où <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> se trouvaient -les Arapiles. En se faisant précéder de toute la cavalerie, qui était -de plus de 12 mille hommes dans les trois armées, et dont le -déploiement aurait couvert le passage, nos colonnes d'infanterie -eussent traversé les gués, envahi la plaine, abordé Calvarossa, puis -se rabattant sur Alba de Tormès eussent infailliblement tourné et -enveloppé le général Hill. Ce projet, exposé sur le terrain même à -Joseph, en présence de tous les généraux, fut universellement regardé -par eux comme d'un succès immanquable, et ils demandèrent à l'exécuter -sur-le-champ, avant que les Anglais eussent rectifié leur position. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Soult résiste au plan proposé par le maréchal -Jourdan.</span> -Mais le maréchal Soult n'en fut point d'avis. Il ne fallait pas, -disait-il, aborder les Anglais de front, ce qui était vrai quand ils -avaient pris leur position de combat, mais ce qui n'était pas le cas -ici, puisqu'il s'agissait de les surprendre en marche, et d'enlever un -de leurs corps laissé dans l'isolement. Il pensait qu'il valait mieux -franchir la Tormès au-dessus d'Alba, afin de tourner la position de -Salamanque, et d'obliger ainsi les Anglais à décamper. On lui répondit -que c'était justement ce qu'il ne fallait pas faire, car en remontant -à gauche la Tormès pour la passer au-dessus d'Alba, on allait forcer -le général Hill à quitter Alba, à se replier sur Calvarossa de Ariba, -puis sur Salamanque, qu'on allait rendre ainsi aux Anglais le service -de leur montrer leur faute, et de les réunir tous ensemble aux -environs de Salamanque; que si en se portant sur leurs communications -avec 85 mille hommes on les obligeait à décamper, le résultat de cette -heureuse mais coûteuse concentration de forces n'aurait <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> pas -été bien considérable! Au lieu d'un triomphe dont on avait grand -besoin, on aurait ménagé à lord Wellington la gloire de se tirer sain -et sauf de l'un des pas les plus difficiles où jamais général se fût -trouvé.</p> - -<p>Le trop modeste maréchal Jourdan, qui n'avait guère l'habitude d'être -affirmatif, car il discernait le vrai, mais s'y attachait avec la -mollesse d'un homme découragé, fut cette fois plus vif que de coutume, -affirma que si on voulait faire reposer sur sa tête la responsabilité -de l'opération proposée, il était prêt à l'assumer, et répondait de -n'y compromettre ni l'armée ni sa propre gloire. Tous les généraux -présents, Souham, d'Erlon et autres, partageaient son avis, -l'appuyaient du regard et de la parole. Mais par égard pour la -situation et le grade du maréchal Soult, on remit à décider cette -question après une nouvelle reconnaissance du cours supérieur de la -Tormès.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Joseph et le maréchal Jourdan ont la faiblesse d'abandonner -un plan que tous les généraux approuvaient.</span> -Le lendemain le maréchal Soult reproduisit son projet de passer la -Tormès à gauche au-dessus d'Alba, car là aussi on l'avait trouvée -guéable, et il insista fortement pour faire adopter son opinion. -Joseph consulta le maréchal Jourdan, et celui-ci, avec une -condescendance qui était la suite de son âge et de son caractère, -conseilla à Joseph de se rendre. Exécuter le plan qu'il avait indiqué -avec la mauvaise volonté du commandant de la principale armée était -selon lui bien dangereux, et quoique les Anglais n'eussent pas encore -rectifié leur position, que le coup décisif pût encore leur être -porté, et que la tentation de l'essayer fût grande, faire ce que -voulait <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> le maréchal Soult lui sembla ce qu'il y avait de -moins hasardeux. Ainsi éclata dans Joseph et dans Jourdan cette fatale -indécision, qui chez les esprits justes est quelquefois aussi funeste -que l'entêtement de l'erreur chez les esprits faux, et qui, après les -négligences de Napoléon, les détestables sentiments de certains chefs, -fut la principale cause de nos revers en Espagne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">On adopte l'idée proposée par le maréchal Soult.</span> -Pour faire peser toute la responsabilité sur le maréchal Soult, et -l'obliger au moins à se conduire le mieux possible dans l'exécution de -sa propre idée, on mit l'armée du Centre sous ses ordres, et on donna -celle de Portugal au comte d'Erlon. Le 13 même on franchit la Tormès -au-dessus d'Alba, et on s'avança jusqu'à Nuestra Señora de Retiro. Les -Anglais sortaient à peine d'Alba et y avaient même laissé un -détachement. On les voyait se retirer sur les Arapiles, et s'y réunir. -Mais il leur restait à décamper devant 85 mille Français, et il était -possible encore de couper une portion de leur longue colonne.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Déc. 1812.</span> -Le maréchal Soult avait déjà 50 mille hommes sous la main, toute la -cavalerie notamment, et dès le lendemain matin il pouvait se porter en -avant. On pressa l'armée de Portugal, que la nécessité d'occuper Alba -obligeait à défiler à gauche pour remonter la Tormès, de hâter son -mouvement. -<span class="sidenote" title="En marge">On laisse échapper lord Wellington, qui se tire sain et -sauf du plus grand danger où un général pût se trouver placé.</span> -Le lendemain 14 le temps était affreux, et la fortune, -comme dégoûtée de gens qui savaient si peu saisir ses faveurs, ne -semblait pas vouloir les seconder. À peine si on apercevait les -ennemis devant soi. Pourtant on pouvait distinguer à travers le -brouillard les Anglais qui défilaient de notre droite à notre gauche, -pour quitter <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> Salamanque, et s'acheminer sur Ciudad-Rodrigo. -Plusieurs explosions entendues du côté de Salamanque, en révélant la -destruction volontaire d'une partie des munitions de l'ennemi, -suffisaient pour indiquer une retraite commencée. Joseph et Jourdan -insistèrent pour qu'on fondît au moins avec la cavalerie sur l'armée -anglaise, afin d'en enlever quelque portion. Le maréchal Soult, -circonspect au dernier point, alléguant pour son excuse l'obscurité du -temps, voulut avant de s'avancer avoir été rejoint par toute l'armée -de Portugal, ne fit pas même donner sa cavalerie, et, lorsque les 85 -mille Français furent réunis, trouva les Anglais hors d'atteinte, et -en pleine retraite sur la route de Ciudad-Rodrigo.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ et colère de l'armée.</span> -La confusion, l'irritation dans les trois armées furent extrêmes. -L'état de l'atmosphère, la lenteur de l'armée de Portugal, qui forcée -de remonter au-dessus d'Alba de Tormès ne pouvait cependant pas -arriver plus vite, furent les raisons imaginées pour excuser ce -déplorable avortement. On suivit les Anglais encore un jour ou deux, -et on eut pour résultat de cette formidable concentration de forces -environ trois mille prisonniers, qu'on ramassa sur les routes à la -queue d'un ennemi réduit à marcher plus rapidement qu'il n'en avait -l'habitude.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Joseph rentre à Madrid, et fait camper les trois armées à -portée les unes des autres.</span> -Joseph rentra dans Madrid, et plaça ses trois armées en cantonnements, -l'armée de Portugal en Castille, celle du Centre aux environs de -Madrid, celle d'Andalousie sur le Tage, entre Aranjuez et Talavera.</p> - -<p>Telle fut en Espagne cette triste campagne de 1812, qui après avoir -débuté par la perte des places <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> de Ciudad-Rodrigo et de -Badajoz que nous avions imprudemment découvertes, tantôt pour prendre -Valence, tantôt pour acheminer une partie de nos troupes sur les -routes de Russie, s'interrompit un moment, puis reprit, et fut -signalée par la perte de la bataille de Salamanque, due à -l'éloignement de Napoléon, à l'autorité insuffisante de Joseph, au -refus de concours de certains généraux, à la lenteur de Jourdan, à la -témérité de Marmont; campagne qui se termina par la sortie de Madrid, -par l'évacuation de l'Andalousie, par une réunion de forces qui, -quoique tardive, aurait pu faire expier à lord Wellington ses trop -faciles succès, si la condescendance de Joseph et de Jourdan, -discernant le bon parti à prendre, n'osant pas le faire prévaloir, -n'avait amené une dernière disgrâce, celle de voir une armée de 40 -mille Anglais échapper à 85 mille Français placés sur leur ligne de -communication. -<span class="sidenote" title="En marge">Résumé de la campagne de 1812 en Espagne.</span> -Ainsi, dans cette année 1812, les Anglais nous avaient -pris les deux places importantes de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, nous -avaient gagné une bataille décisive, nous avaient un moment enlevé -Madrid, nous avaient forcés à évacuer l'Andalousie, nous avaient -bravés jusqu'à Burgos, et, en revenant sains et saufs d'une pointe si -hardie, avaient mis à nu toute la faiblesse de notre situation en -Espagne, faiblesse due à plusieurs causes déplorables, mais toutes -remontant à une seule, la négligence de Napoléon, qui, tout grand -qu'il était, n'avait pas le don d'ubiquité, et, ne pouvant pas bien -commander de Paris, le pouvait encore moins de Moscou; qui se décidant -enfin à confier son autorité à son frère, ne la <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> lui avait -pas déléguée tout entière par défiance, par prévention, par on ne sait -quelle humeur déplacée! Vouloir tout entreprendre à la fois, vouloir -être partout en même temps, s'étourdir ensuite sur ce qu'on était -forcé de négliger, tel avait été, tel était encore le triste secret de -cette funeste guerre d'Espagne! Après l'attentat qui l'avait -commencée, on ne pouvait rien imaginer de pis que la négligence qui la -continuait!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Immense émotion produite en Europe par les événements -militaires de 1812, tant en Russie qu'en Espagne.</span> -Du reste tant d'événements à la fois, désastreux au nord, fâcheux au -moins au midi, devaient produire et produisirent effectivement une -immense émotion en Europe. Que de surprise, que de satisfaction parmi -ces innombrables ennemis que nous nous étions attirés de toutes parts! -L'Angleterre, qui oubliant qu'elle était sortie de Madrid, ne songeait -qu'à l'honneur d'y être entrée, qui après avoir rendu Séville au -gouvernement de Cadix, se flattait d'avoir presque délivré la -Péninsule de ses envahisseurs, qui après avoir fort encouragé la -résistance de l'empereur Alexandre sans en rien espérer, était tout -étonnée d'apprendre que nous arrivions vaincus sur le Niémen, se -livrait à une sorte de joie délirante! Malgré toute la crédulité de la -haine, elle osait à peine ajouter foi aux nouvelles répandues en -Europe, et en publiant nos malheurs par les cent voix de ses journaux, -elle ne les croyait pas encore si grands qu'on les disait, et qu'elle -les proclamait elle-même. L'Allemagne, stupéfaite du spectacle qu'elle -avait sous les yeux, commençait à nous croire vaincus, n'osait pas -encore nous croire détruits, se laissait aller à l'espérer en -regardant défiler l'un après l'autre <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> nos soldats égarés, -gelés, affamés, s'attendait toujours à voir enfin paraître le -squelette de la grande armée, et ne le voyant pas venir, commençait à -penser que ce que publiait l'orgueil des Russes était vrai, et que ce -squelette lui-même n'existait plus! À chaque jour de ce triste mois de -décembre, l'Allemagne sentait renaître en elle l'espérance, avec -l'espérance le courage, et avec le courage une sorte de rage furieuse. -Toutes les sociétés secrètes formées dans son sein étaient en -fermentation, et se préparaient à un soulèvement général. Mais elle -flottait encore entre l'espoir et la crainte, n'osait point se livrer -à tout l'élan de ses passions, et attendait les événements avec une -ardente curiosité. C'est au milieu de cette disposition des esprits -que Napoléon s'acheminait clandestinement vers Paris, où allaient -l'accueillir la joie coupable de certains adversaires de son -gouvernement, l'abattement de ses flatteurs, la douleur étonnée des -hommes honnêtes, la douleur sans surprise des hommes éclairés! Et -cependant nos vainqueurs dans l'exaltation de leur orgueil, nos -ennemis dans l'emportement de leur haine, les bons citoyens dans la -profondeur de leur affliction, ne pouvaient aller jusqu'à imaginer -toute l'étendue du mal. Bientôt, hélas! ils devaient la connaître tout -entière!</p> - -<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.</p> -</div> - -<div class="chapter"> -<h2><span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.<br /> -<span class="smaller">LES COHORTES.</span></h2> - -<p class="resume"> - Rapide voyage de Napoléon. — Il ne se fait connaître qu'à Varsovie - et à Dresde, et seulement des ministres de France. — Arrivée - subite à Paris le 18 décembre à minuit. — Réception le 19 des - ministres et des grands dignitaires de l'Empire. — Napoléon prend - l'attitude d'un souverain offensé, qui a des reproches à faire au - lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une grande importance à - la conspiration du général Malet. — Réception solennelle du Sénat - et du Conseil d'État. — Violente invective contre - l'idéologie. — Afin d'attirer l'attention publique sur l'affaire - Malet, et de la détourner des événements de Russie, on défère au - Conseil d'État M. Frochot, préfet de la Seine, accusé d'avoir - manqué de présence d'esprit le jour de la conspiration. — Ce - magistrat est condamné, et privé de ses fonctions. — Napoléon, - frappé du danger que courrait sa dynastie, s'il venait à être - tué, songe à instituer d'avance la régence de - Marie-Louise. — L'archichancelier Cambacérès chargé de préparer un - sénatus-consulte sur cet objet. — Soins plus importants qui - absorbent Napoléon. — Activité et génie administratif qu'il - déploie pour réorganiser ses forces militaires. — Ses projets pour - la levée de nouvelles troupes et pour la réorganisation des corps - presque entièrement détruits en Russie. — Il reçoit des bords de - la Vistule des nouvelles qui le détrompent sur la situation de la - grande armée, et qui lui prouvent que le mal depuis son départ a - dépassé toutes les prévisions. — Joie des Prussiens lorsqu'ils - acquièrent la connaissance entière de nos désastres. — À leur joie - succède une violence de passion inouïe contre nous. — Arrivée de - l'empereur Alexandre à Wilna, et son projet de se présenter comme - le libérateur de l'Allemagne. — Actives menées des réfugiés - allemands réunis autour de sa personne. — Efforts tentés auprès du - général d'York, commandant le corps prussien auxiliaire. — Ce - corps en retraite de Riga sur Tilsit abandonne le maréchal - Macdonald et se livre aux Russes. — Dangers du maréchal Macdonald - resté avec quelques mille Polonais au milieu des armées - ennemies. — Il parvient à se retirer sain et sauf sur Tilsit et - Labiau. — Le quartier général français évacue Kœnigsberg, et se - replie du Niémen sur la Vistule. — Macdonald et Ney, l'un avec la - division polonaise Grandjean, l'autre avec la division Heudelet, - couvrent comme ils peuvent cette évacuation - précipitée. — Officiers, généraux et cadres vides courant sur - Dantzig <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> et Thorn. — Il ne reste au quartier général que - neuf à dix mille hommes de toutes nations et de toutes armes, - pour résister à la poursuite des Russes. — Murat démoralisé se - retire à Posen, et finit par quitter l'armée en laissant le - commandement au prince Eugène. — Effet que produit dans toute - l'Allemagne la défection du général d'York. — Mouvement - extraordinaire d'opinion secondé par les sociétés secrètes, et - vœu unanime de se réunir à la Russie contre la - France. — Immense popularité de l'empereur Alexandre. — Premières - impressions du roi de Prusse, et son empressement à désavouer le - général d'York. — Son embarras entre les engagements contractés - envers la France et la contrainte qu'exerce sur lui l'opinion - publique de l'Allemagne. — Il se retire en Silésie, et prend une - sorte de position intermédiaire, d'où il propose certaines - conditions à Napoléon. — Contre-coup produit à Vienne par le - mouvement général des esprits. — Situation de l'empereur François - qui a marié sa fille à Napoléon, et de M. de Metternich qui a - conseillé ce mariage. — Leur crainte de s'être trompés en adoptant - trop tard la politique d'alliance avec la France. — Désir de - modifier cette politique, et de s'entremettre entre la France et - la Russie, afin d'amener la paix, et de profiter des - circonstances pour rétablir l'indépendance de l'Allemagne. — Sages - conseils de l'empereur François et de M. de Metternich à - Napoléon, et offre de la médiation autrichienne. — Comment - Napoléon reçoit ces nouvelles arrivant coup sur coup à Paris. — Il - donne un nouveau développement à ses plans pour la reconstitution - des forces de la France. — Emploi des cohortes. — Levée de cinq - cent mille hommes. — Napoléon convoque un conseil d'affaires - étrangères pour lui soumettre ces mesures, et le consulter sur - l'attitude à prendre à l'égard de l'Europe. — Sans repousser la - paix, Napoléon veut en parler, en laisser parler, mais ne la - conclure qu'après des victoires qui lui rendent la situation - qu'il a perdue. — Diversité des opinions qui se produisent autour - de lui. — La majorité se prononce pour de grands armements, et en - même temps pour de promptes négociations par l'entremise de - l'Autriche. — Napoléon, à qui il convient de négocier pendant - qu'il se prépare à combattre, accepte la médiation de l'Autriche, - mais en indiquant des bases de pacification qui ne sont pas de - nature à lui concilier cette puissance. — Réponse peu - encourageante adressée à la Prusse. — Immense activité - administrative déployée pendant ces négociations. — État de - l'opinion publique en France. — On déplore les fautes de Napoléon, - mais on est d'avis de faire un grand et dernier effort pour - repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la paix. — Aux levées - ordonnées se joignent des dons volontaires. — Emploi que fait - Napoléon des 500 mille hommes mis à sa - disposition. — Réorganisation des corps de l'ancienne armée sous - les maréchaux Davout et Victor. — Création, au moyen des cohortes - et des régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, un sur - l'Elbe, sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous les - maréchaux Ney et Marmont, un en Italie, sous le général - Bertrand. — Réorganisation de l'artillerie et de la - cavalerie. — Moyens financiers imaginés pour suffire à ces vastes - armements. — Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> tandis qu'il s'occupe de ces - préparatifs, veut faire quelque chose pour ramener les esprits, - et songe à terminer ses démêlés avec le Pape. — Translation du - Pape de Savone à Fontainebleau. — Napoléon y envoie les cardinaux - de Bayane et Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, - pour préparer Pie VII à une transaction. — Le Pape déjà d'accord - avec Napoléon sur l'institution canonique, est disposé à accepter - un établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à - résider à Paris. — Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se - transporte à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et - de ses entretiens décide le Pape à signer le Concordat de - Fontainebleau, qui consacre l'abandon de la puissance temporelle - du Saint-Siége. — Fêtes à Fontainebleau. — Grâces prodiguées au - clergé. — Rappel des cardinaux exilés. — Les cardinaux revenus - auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le - disposent à ne pas exécuter le Concordat de - Fontainebleau. — Napoléon feint de ne pas s'en - apercevoir. — Content de ce qu'il a obtenu, il convoque le Corps - législatif, et lui annonce ses résolutions. — Marche des - événements en Allemagne. — Enthousiasme croissant des - Allemands. — Le roi de Prusse, dominé par ses sujets, se montre - fort irrité des refus de Napoléon, et s'éloigne de plus en plus - de notre alliance. — Les Russes, quoique partagés sur la - convenance militaire d'une nouvelle marche en avant, s'y décident - par le désir d'entraîner le roi de Prusse. — Ils s'avancent sur - l'Oder, et obligent le prince Eugène à évacuer successivement - Posen et Berlin. — Nouveau mouvement rétrograde des armées - françaises, et leur établissement définitif sur la ligne de - l'Elbe. — Le roi de Prusse séparé des Français, et entouré des - Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son alliance avec la - France. — Traité de Kalisch. — Arrivée d'Alexandre à Breslau, et - son entrevue avec Frédéric-Guillaume. — Effet produit en Allemagne - par la défection de la Prusse. — Insurrection de - Hambourg. — Demi-défection de la cour de Saxe, et retraite de - cette cour à Ratisbonne. — Influence de ces nouvelles à - Vienne. — Le peuple autrichien fort ému commence lui-même à - demander la guerre contre la France. — La cour d'Autriche, ferme - dans sa résolution de rétablir sa situation et celle de - l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de résister à - l'entraînement des esprits, et d'amener la France à une - transaction. — Conseils de M. de Metternich. — Napoléon, peu - troublé par ces événements, profite de l'occasion pour demander - de nouvelles levées. — Sa manière de répondre aux vues de - l'Autriche. — Ne tenant aucun compte des désirs de cette - puissance, il lui propose de détruire la Prusse et d'en prendre - les dépouilles. — Choix de M. de Narbonne pour remplacer à Vienne - M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. — Napoléon - avant de quitter Paris se décide à confier la régence à - Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la - France. — Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur ce - sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son - fils. — Cérémonie solennelle dans laquelle il investit - Marie-Louise du titre de régente. — Avant de partir il a le temps - de voir le prince de <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> Schwarzenberg, dont il écoute à - peine les communications. — Confiance dont il est plein. — Chagrin - de l'Impératrice. — Départ pour l'armée.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Déc. 1812.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Voyage clandestin de Napoléon de Smorgoni à Paris.</span> -Tandis que l'Europe, agitée à la fois par l'espérance, la crainte et -la haine, se demandait ce que Napoléon était devenu, s'il avait péri, -s'il s'était sauvé, il traversait dans un traîneau, en compagnie du -duc de Vicence, du grand maréchal Duroc, du comte Lobau, du général -Lefèvre-Desnoettes et du mameluk Rustan, les vastes plaines de la -Lithuanie, de la Pologne, de la Saxe, se tenant profondément caché -sous d'épaisses fourrures, car son nom imprudemment prononcé, son -visage reconnu, eussent amené sur-le-champ une tragique catastrophe. -L'homme qui avait tant excité l'admiration des peuples, qui était -naguère l'objet de leur soumission superstitieuse, n'eût pas en ce -moment échappé à leur fureur. En deux endroits seulement il se fit -connaître, à Varsovie et à Dresde. -<span class="sidenote" title="En marge">Il s'arrête quelques heures à Varsovie et à Dresde.</span> -À Varsovie, il fallait adresser -encore un mot aux Polonais, pour leur arracher un suprême et dernier -effort. Le duc de Vicence se transporta dans son costume de voyage -auprès de l'archevêque de Malines, qui était tout ému des nouvelles de -Krasnoé et de la Bérézina, et peu capable de rendre aux Polonais un -courage qu'il n'avait pas lui-même. Il força presque la porte de -l'archevêque, ne voulant pas se faire connaître des serviteurs de -l'ambassade, lui apparut comme une sorte de spectre, et le remplit de -surprise en se nommant, en lui disant avec qui il était, et en le -conduisant à la modeste hôtellerie où Napoléon était secrètement -descendu. M. de Pradt accourut auprès de Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> qu'il -trouva dans un méchant réduit, ayant de la peine à s'y faire allumer -du feu, et dissimulant sous une feinte gaieté les immenses souffrances -de son orgueil. Quelle différence entre ce moment et celui où, six -mois auparavant, il lui donnait d'un ton si leste les plus -extraordinaires instructions sur la reconstitution de la Pologne, et -sur le remaniement du territoire européen! Napoléon trouvant dans la -force de sa volonté de quoi surmonter cette situation, affecta de -n'être ni ébranlé, ni surpris, ni changé.—Du sublime au ridicule il -n'y a qu'un pas, dit-il au prélat ambassadeur, avec un rire contraint, -qui prouvait l'excès de son embarras en voulant le cacher, mais aussi -la vigueur de son caractère.—Qui n'a pas eu de revers?... -ajouta-t-il. Il est vrai que personne n'en a éprouvé de pareils; mais -ils devaient être proportionnés à ma fortune, et du reste ils seront -prochainement réparés.—Alors il vanta sa santé, sa force personnelle, -se mit à répéter qu'il était fait pour les aventures extraordinaires, -que le monde bouleversé était son élément, qu'il savait y vivre, mais -qu'il saurait le remettre en ordre, que bientôt il serait de retour -sur la Vistule avec trois cent mille hommes, et ferait expier aux -Russes des succès qui étaient l'ouvrage de la nature et non pas le -leur. Dans tout cela, il était facile de voir que s'il souffrait, le -ressort de sa prodigieuse intelligence n'était ni forcé ni affaibli. -Il fit appeler les principaux ministres polonais, en leur recommandant -le secret le plus absolu sur sa présence à Varsovie, tâcha de relever -leur courage abattu, leur promit de ne point abandonner <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> la -Pologne, de reparaître prochainement au milieu d'elle à la tête d'une -puissante armée, leur affirma que les Russes avaient été plus -maltraités que lui, qu'ils ne pourraient pas réparer leurs pertes, -tandis qu'il allait réparer les siennes en un clin d'œil, et que la -disproportion fondamentale entre la puissance de la France et celle de -la Russie éclaterait dans trois mois, de manière à remettre toutes -choses à leur place. -<span class="sidenote" title="En marge">Secrète entrevue avec le roi de Saxe.</span> -Après avoir essayé de rendre quelque confiance -aux ministres polonais, il partit, toujours inconnu, et toujours -courant sur la neige, arriva à Dresde, descendit chez son ministre, M. -de Serra, fit appeler le pauvre roi de Saxe, terrifié de cet étrange -changement de fortune, lui dit qu'il ne fallait pas s'alarmer des -derniers événements, que ce n'était qu'une des mobiles et variables -apparences que la guerre prenait quelquefois, qu'en quelques semaines -il reviendrait plus redoutable que jamais, lui conserverait cette -Pologne, chimère vieille et chérie des princes saxons, et laissa -presque rassuré ce bonhomme couronné, habitué non pas à le comprendre, -mais à le croire. -<span class="sidenote" title="En marge">Lettre écrite de Dresde à l'empereur François.</span> -Il lui recommanda le secret, dont il avait besoin -encore pour quarante-huit heures, prit quelques instants pour écrire à -son beau-père, lui annonça qu'il revenait sain et sauf, plein de -santé, de sérénité, de confiance, que les choses étaient telles qu'il -les avait dites dans son 29<sup>e</sup> bulletin, qu'il allait ramener sur la -Vistule une armée formidable, qu'il comptait toujours sur l'alliance -de l'Autriche, sur le prompt recrutement du corps autrichien, et qu'il -désirait qu'on lui envoyât à Paris un diplomate d'importance -(l'ambassadeur, prince <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> de Schwarzenberg, étant nécessaire en -Gallicie), car on aurait de grandes affaires à traiter. Après avoir -essayé de produire par écrit sur son beau-père l'impression qu'il -cherchait à produire par ses paroles chez tous ceux qu'il rencontrait, -il partit pour Weimar. Le traînage n'étant plus d'usage dans les lieux -qu'il allait traverser, il emprunta la voiture de son ministre, M. de -Saint-Aignan, et courut la poste jusqu'à Paris. Arrivé sur le Rhin, il -n'avait plus à se cacher, car si pour la France il était un souverain -absolu, exigeant, tyrannique même, il était aussi son général, son -défenseur, et il pouvait se montrer à elle en sûreté. Pour ne pas trop -surprendre, il s'était fait précéder par un officier qui portait -quelques lignes destinées au <cite>Moniteur</cite>. Ces lignes disaient que le 5 -décembre il avait assemblé ses généraux à Smorgoni, transmis le -commandement au roi Murat pour le temps seulement où le froid -paralyserait les opérations militaires, qu'il avait traversé Varsovie, -Dresde, et qu'il allait arriver à Paris pour y prendre en main les -affaires de l'Empire.</p> - -<p>Cette nouvelle était indispensable à donner, car si le 29<sup>e</sup> bulletin, -à jamais célèbre, laissait entrevoir une partie de la vérité, il -devait être bientôt cruellement commenté par la correspondance des -officiers avec leurs familles, et il fallait y parer en montrant -Napoléon présent à Paris, ce qui était le seul moyen de maintenir les -esprits dans leur état ordinaire de calme, de soumission, de -dévouement sincère ou affecté.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon à Paris dans la nuit du 18 décembre.</span> -Napoléon suivit de fort près l'officier chargé d'annoncer <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> -son arrivée. Le 18 décembre, à onze heures et demie du soir, il entra -dans les Tuileries, et vint surprendre sa femme, nullement refroidie -pour lui par ce changement de situation, mais profondément étonnée, -car en s'unissant à lui elle avait cru épouser non pas seulement un -favori de la fortune, mais pour ainsi dire la fortune elle-même, -dispensant d'une main inépuisable tous les biens de la terre. -<span class="sidenote" title="En marge">Son entrevue avec Marie-Louise.</span> -Napoléon -embrassa tendrement Marie-Louise, continua avec elle l'espèce de -comédie qu'il avait jouée avec tout le monde, et répéta que c'était le -froid, le froid seul qui avait causé cette surprenante mésaventure, -facile à réparer d'ailleurs, comme bientôt on le verrait. Il la -rassura ainsi de son mieux, sans avouer même à elle les tourments de -son orgueil horriblement froissé.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réception des ministres.</span> -Le lendemain matin 19, il attendait ses ministres et les grands de sa -cour. C'était une pénible épreuve que la première entrevue avec ces -serviteurs si soumis, si dédaigneusement traités du haut d'une -prospérité sans exemple: mais il avait une ressource qu'un triste -hasard lui avait ménagée, et dont la bassesse de la plupart d'entre -eux allait lui permettre d'user largement, c'était la conspiration du -général Malet. Ils avaient été singulièrement pris au dépourvu par cet -audacieux conspirateur, à ce point que plusieurs hauts fonctionnaires -s'étaient laissé jeter en prison, notamment le spirituel et intrépide -ministre de la police Rovigo; puis ils s'étaient dénoncés les uns les -autres, et avaient fait fusiller une douzaine de malheureux, là où il -n'y avait qu'un coupable, sans être bien certains de s'être acquis de -<span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> la sorte l'indulgence de leur maître absent. Aussi -étaient-ils inquiets de l'accueil qu'il leur ferait, regardaient avec -une compassion méprisante l'infortuné ministre de la police, réputé le -plus condamnable et le plus condamné de tous, et quant à eux songeant -à peine aux cinq cent mille hommes qui avaient péri, à la fortune -changée de la France, n'étaient occupés que du traitement qu'ils -allaient essuyer, de façon que Napoléon qui aurait eu de si -déplorables comptes à rendre, se présentait au contraire comme s'il -n'avait eu que des comptes à demander. Cette servitude exprimée sur -presque tous les visages lui fut singulièrement commode. -<span class="sidenote" title="En marge">Langage hautain de Napoléon, et timidité de ses -interlocuteurs.</span> -Il reçut les -personnages composant sa cour et son gouvernement avec une extrême -hauteur, conservant une attitude tranquille, mais sévère, semblant -attendre des explications au lieu d'en apporter, traitant les affaires -du dehors comme les moindres, celles de l'intérieur comme les plus -graves, voulant qu'on éclaircît ces dernières, questionnant, en un -mot, pour n'être pas questionné. Sans doute, disait-il, en s'adressant -tantôt aux uns, tantôt aux autres, il y avait eu du mal, et même -beaucoup, dans cette campagne; l'armée française avait souffert, mais -pas plus que l'armée russe. C'étaient là les chances ordinaires de la -guerre, dont il n'y avait pas à s'étonner, et qui étaient pour les -hommes fortement trempés l'occasion de faire éclater l'énergie de leur -âme. À ce sujet il rangeait les hommes en deux classes, ceux qui -étaient au niveau des épreuves ordinaires, et ceux qui étaient -au-dessus de toutes les épreuves, quelles qu'elles fussent, affectait -de n'estimer que ces derniers, <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> faisait un éloge fort mérité -du maréchal Ney, de manière cependant qu'il semblait n'y avoir rien à -dire sur les événements de cette guerre, rien, même à lui, rien, -qu'aux hommes qui n'avaient pas le courage et la santé du maréchal -Ney. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon s'efforce d'attirer l'attention publique sur -l'affaire Malet, pour la détourner des événements de Russie.</span> -Puis négligeant comme accessoire l'expédition de Russie, il -demandait comment on avait pu se laisser surprendre, comment surtout, -même en le croyant mort, on n'était pas accouru auprès de -l'Impératrice, auprès du Roi de Rome, légitimes souverains après lui, -et comment on avait pu supposer si facilement l'ordre de choses -aboli?—</p> - -<p>À ces questions fondées mais imprudentes, car il est vrai que tout le -monde avait regardé sa mort comme la plus naturelle des nouvelles, et -la chute de son trône après sa mort comme la plus naturelle des -révolutions, à ces questions chacun ne savait que répondre, et s'en -tirait en baissant la tête, en paraissant reconnaître qu'il y avait là -quelque chose d'inexplicable. Personne n'osa lui faire la vraie -réponse, c'est que son empire n'était pas fondé, c'est qu'avec -beaucoup de sagesse il aurait pu sans doute donner à cet empire une -apparence de stabilité que les établissements nouveaux ont rarement, -mais qu'à la manière dont il s'y prenait, on supposait que son empire -durerait tout juste le temps de sa vie, et que bientôt même on en -douterait s'il continuait; qu'il n'était donc pas étonnant qu'un -audacieux, le disant mort d'un coup de feu, et annonçant son -gouvernement comme détruit, eût rencontré partout des gens disposés à -croire et à obéir. C'est là ce qu'on aurait dû lui dire, et ce qu'on -ne lui dit pas, faute de l'oser, <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> et faute aussi de le -comprendre. Mais Napoléon en insistant, en tenant les esprits trop -longtemps fixés sur ce sujet, commettait une faute, car s'il n'amenait -aucun d'eux à le dire, en les forçant à y réfléchir, il les amenait -tous à le penser.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Chacun semble désigner le duc de Rovigo comme la victime -qui doit tout expier.</span> -À ses pressantes questions, on répondait en montrant des yeux le -ministre de la police, qu'on semblait désigner comme le vrai coupable, -comme celui qui devait tout expier, non-seulement la conspiration de -Malet, mais peut-être même la campagne de Russie. Le duc de Rovigo -était là, pendant cette matinée, dans un isolement complet, personne -n'osant lui parler, et tous les assistants s'attendant pour lui à une -disgrâce éclatante. Mais Napoléon, après une réception générale et -d'apparat, s'entretint avec chacun en particulier. -<span class="sidenote" title="En marge">Long entretien de Napoléon avec le duc de Rovigo.</span> -Il écouta notamment -le duc de Rovigo, et l'écouta longtemps, car il avait pour son -courage, son esprit, sa sincérité, une sorte d'estime. Le duc de -Rovigo, hardi et familier, avait quelque chose de ces serviteurs osés, -habitués à ne pas craindre un maître plus grondeur que méchant, et -toujours prêts dans l'occasion à lui dire ce qu'il n'aime pas à -entendre, et ce qu'il est utile de lui faire savoir. Fort maltraité -par les rapports malveillants du ministre de la guerre Clarke, qui, de -peur qu'on ne s'en prît à lui d'une conspiration où figuraient -beaucoup de militaires, avait tout rejeté sur la police, ayant en -outre à sa charge l'incident désagréable de son envoi à la -Conciergerie, il ne se troubla point, et en entrant dans les détails -fit comprendre à l'Empereur comment tout s'étant passé dans la tête -d'un maniaque audacieux, qui n'avait dit son secret à <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> -personne, la police n'avait pu être avertie; comment cet homme usant -de la nouvelle si admissible de la mort de Napoléon tué d'un coup de -feu, avait rencontré une crédulité générale, laquelle s'était changée -tout aussitôt en complicité involontaire; comment des officiers -innocents, ne supposant pas qu'on pût les tromper à ce point, avaient -prêté leurs soldats à une imposture si vraisemblable, et étaient -devenus criminels sans s'en douter; comment enfin ceux qui avaient -voulu faire croire à une conspiration fort étendue pour incriminer la -police, avaient inutilement immolé une douzaine de victimes. Cette -explication, qui était l'exacte vérité, excusait fort le duc de -Rovigo, ne le sauvait pas, il est vrai, du rire universel éclatant -chaque jour encore au souvenir de son arrestation, car le rire ne -raisonne pas plus que la colère, mais le justifiait aux yeux d'un -maître toujours juste par génie, quand il n'était pas injuste par -colère ou par calcul. Mais c'était une grave accusation contre ceux -qui avaient fait fusiller douze malheureux, dont trois seulement -étaient coupables, et même, à vrai dire, un seul, car les généraux -Lahorie et Guidal, ayant cru à la nouvelle de la mort de Napoléon, -pouvaient être considérés comme ayant agi sous l'empire d'une erreur -involontaire. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon après avoir écouté les explications du duc de -Rovigo, lui donne des marques visibles de faveur.</span> -C'était déjà la manière de penser de Napoléon à -Smolensk, et ce fut bien plus la sienne après avoir entendu le duc de -Rovigo; mais ce n'était pas d'un excès de zèle que dans une occurrence -pareille il aurait blâmé ses ministres et ses grands dignitaires, et -il se garda bien de leur en faire un reproche. Il convint avec le duc -de Rovigo <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> que lui seul dans cette affaire avait vu juste, -ajouta pourtant que son arrestation était devant un public railleur -une circonstance fâcheuse, lui indiqua du reste clairement qu'il ne -donnerait pas raison à ce public en le disgraciant, puis, cette -audience terminée, étonna tout le monde par des marques visibles de -faveur envers le duc de Rovigo, cherchant en quelque façon à relever -un ministre qu'il savait difficile à remplacer, et qu'il n'eût -certainement pas remplacé par M. Fouché, dans un moment où la fidélité -allait devenir une qualité des plus précieuses.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Long entretien avec l'archichancelier Cambacérès.</span> -Resté seul avec le prince Cambacérès, et en présence de ce confident -d'un bon sens si supérieur éprouvant un embarras qu'il ne ressentait -devant aucun autre, il lui demanda ce qu'il avait pensé de cet étrange -désastre de Russie, s'il n'en avait pas été fort étonné. -L'archichancelier avoua qu'il avait été extrêmement surpris, et, en -effet, bien que depuis longtemps il eût commencé à croire que tant de -guerres auraient une funeste issue, et qu'il eût très-timidement -essayé de le dire à Napoléon, sa prévoyance n'avait jamais été jusqu'à -concevoir une aussi grande catastrophe. Napoléon rejeta tout sur les -éléments, sur un froid subit et extraordinaire qui l'avait assailli -avant le temps, comme si ce genre d'accident n'aurait pas dû être -prévu par un génie tel que le sien, et comme si, même avant ce froid, -son entreprise n'avait pas déjà rencontré dans les distances des -difficultés insurmontables. Il rejeta aussi une partie de cette -tragique aventure sur la barbare folie d'Alexandre, qui s'était fait, -en brûlant ses villes, plus de mal qu'on ne voulait lui <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> en -causer; car, disait Napoléon, on n'entendait lui imposer que des -conditions de paix fort acceptables; comme si Alexandre avait dû -proportionner la guerre aux calculs de son adversaire, la rendre -facile pour se rendre plus facile à battre, comme si enfin, ayant -renversé par ce sacrifice le géant qui dominait l'Europe, et ayant -pris sa place, sans il est vrai prendre sa gloire, il avait à -regretter l'incendie de quelques villes, et même celui d'une capitale. -C'étaient là de faibles excuses imaginées par Napoléon; mais ne -pouvant se taire sur le désastre de Russie avec un personnage tel que -l'archichancelier Cambacérès, il débitait ces misères, dont il savait -la valeur, à un homme qui la savait comme lui. Cela dit, Napoléon -remercia fort le prince Cambacérès du zèle qu'il avait déployé, et -loin de lui reprocher à lui, magistrat ordinairement sage et humain, -la mort inutile de tant de victimes, il revint au sujet dont il -voulait faire le grand événement du jour, à la conspiration de Malet. -Il lui répéta ce thème, qui de sa bouche allait passer dans la bouche -de tous les hauts fonctionnaires de l'État, qu'il fallait -non-seulement des soldats braves, mais des magistrats fermes, capables -de mourir pour la défense du trône comme les soldats pour la défense -de la patrie. Il parla ensuite des dangers personnels qu'il avait -courus, et de ceux qu'il aurait à braver encore pour rétablir ses -affaires, de la nécessité d'assurer la transmission de sa couronne à -son fils dans le cas où il viendrait à être tué, des moyens d'y -parvenir, de l'avantage qu'il y aurait à couronner par anticipation -l'héritier présomptif, ce qui avait eu lieu <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> bien souvent -dans l'empire d'Occident, et enfin d'un grand spectacle à donner pour -frapper les imaginations, et pour faire entendre aux magistrats civils -le langage du devoir.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon persistant dans son calcul d'attirer l'attention -publique sur l'affaire Malet, fait mettre en jugement M. Frochot, pour -sa conduite le jour de la conspiration.</span> -Ces considérations étaient une menace pour un magistrat honnête et -intègre, qui malheureusement avait fourni une ample matière à la -médisance par sa conduite pendant le court succès de la conspiration -du général Malet. M. Frochot, préfet de la Seine, arrivant de la -campagne au moment où les conspirateurs entraient à l'hôtel de ville, -croyant ce qu'ils disaient, et n'imaginant pas un instant qu'ils -voulussent l'induire en erreur, avait purement et simplement obéi au -prétendu décret du Sénat, et ordonné de disposer la salle principale -de l'hôtel de ville pour y recevoir le nouveau gouvernement. Sans -doute il y avait là une crédulité qui prêtait à rire autant que -l'arrestation du duc de Rovigo, mais qui avait son explication, comme -toute cette affaire, dans le peu de solidité de l'établissement -impérial, et qu'il eût fallu, nous le répétons, oublier, loin de -forcer le public à s'en occuper. Napoléon, au contraire, quoiqu'il -estimât M. Frochot, et ne fût animé à son égard d'aucun sentiment de -malveillance, résolut de le faire servir au spectacle qu'il préparait, -et sur lequel il voulait attirer l'attention publique pour ne pas la -laisser séjourner sur les événements de Russie. Il décida que M. -Frochot serait déféré au Conseil d'État, et que tous les grands corps -seraient amenés aux Tuileries pour lui adresser des discours solennels -soit sur son retour, soit sur les événements du moment. Cet usage, si -fréquent depuis, n'était <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> pas établi alors. Les jours de -grande fête on passait devant Napoléon, on lui adressait quelques mots -non écrits auxquels il répondait de la même manière. C'étaient de -simples visites et non des solennités. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon reçoit les grands corps de l'État.</span> -L'archichancelier Cambacérès -averti indiqua aux chefs de tous les corps le sens de leurs harangues, -et le dimanche 20 décembre, surlendemain de son arrivée, Napoléon -reçut le Sénat, le Conseil d'État, les grandes administrations.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Harangue de M. de Lacépède au nom du Sénat.</span> -Ce fut M. de Lacépède, président du Sénat, qui porta la parole au nom -de ce corps. M. de Lacépède était un de ces savants qui mettent -volontiers une plume exercée au service d'un pouvoir largement -rémunérateur. Le prince Cambacérès fournissant le fond des idées, il -savait les revêtir assez vite de ces couleurs affectées, dont il avait -appris à se servir à l'école des médiocres imitateurs de Buffon. Il -commença par féliciter Napoléon de son heureux retour, et par en -féliciter la France, car toute absence de l'Empereur ralentissant -l'action bienfaisante de son génie, était un malheur national. Puis il -vint au sujet du jour, non pas la campagne de Russie, mais la -conspiration Malet. Des hommes, disait-il, auxquels la clémence de -l'Empereur avait pardonné leurs crimes passés, avaient voulu rejeter -la France dans l'anarchie, d'où son génie tutélaire l'avait tirée; -mais leur forfait avait été court, le châtiment prompt, et la France, -avertie par cette folle tentative, avait de nouveau senti ce qu'elle -devait à la dynastie napoléonienne, s'était promis de lui rester -invariablement fidèle, et le Sénat, institué pour la conserver, était -résolu à mourir pour elle.—</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> On peut voir à ce langage que les banalités que nous avons -tant de fois entendues ne sont pas nouvelles, et qu'il n'y a pas à en -tenir grand compte. Mais un passage de cette harangue méritait quelque -attention: «Dans les commencements de nos anciennes dynasties, -ajoutait le président du Sénat, on vit plus d'une fois le monarque -ordonner qu'un serment solennel liât d'avance les Français de tous les -rangs à l'héritier du trône, et quelquefois, lorsque l'âge du jeune -prince le permit, une couronne fut placée sur sa tête, comme le gage -de son autorité future, et le symbole de la perpétuité du -gouvernement.»</p> - -<p>Évidemment il y avait dans ces paroles une inspiration supérieure, et -c'était la première indication du projet dont nous venons de parler, -lequel consistait à préparer à l'avance, pour le cas d'une mort -soudaine, la transmission de la couronne impériale au fils de -Napoléon. Le discours du Sénat finissait par quelques mots sur -l'expédition de Russie, sur les éléments, seule cause de nos malheurs, -sur la barbarie des Russes qui avaient brûlé leurs villes plutôt que -de nous les livrer, sur le chagrin de l'empereur Napoléon qui n'aurait -pas voulu une guerre ainsi faite, qui ne souhaitait qu'un arrangement -équitable, et sur la bravoure enfin des Français, tout prêts encore à -courir sous les drapeaux pour conquérir à leur empereur une paix -glorieuse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon au Sénat.</span> -Napoléon, assis sur son trône, répondit par quelques paroles, qui, -bien que jetées dans le moule commun fourni par lui, avaient un tout -autre caractère que celles de ses tristes adulateurs.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> —Il avait assurément fort à cœur, disait-il, la gloire et -la grandeur de la France, mais il pensait avant tout à garantir son -repos et son bonheur intérieurs. La sauver des déchirements de -l'anarchie avait été et serait le but constant de ses efforts. Aussi -demandait-il au ciel des magistrats courageux, autant au moins que des -soldats héroïques. La plus belle mort, ajoutait-il, serait celle d'un -soldat tombant au champ d'honneur, si la mort d'un magistrat périssant -en défendant le souverain, le trône et les lois, n'était plus -glorieuse encore. Nos pères avaient pour cri de ralliement: <cite>Le roi -est mort, vive le roi!</cite> Ce peu de mots contiennent les principaux -avantages de la monarchie ...—Faisant allusion au vœu exprimé par -le Sénat, Napoléon disait: Je crois avoir étudié l'esprit que mes -peuples ont montré dans les différents siècles; j'ai réfléchi à ce qui -a été fait aux diverses époques de notre histoire, j'y penserai encore...—</p> - -<p>Quant à l'expédition de Russie, l'intention d'ailleurs fort sage de la -réponse impériale fut visiblement de ne pas envenimer la querelle avec -l'empereur Alexandre.—La guerre que je soutiens, ajouta Napoléon, est -une guerre politique. Je l'ai entreprise sans animosité, et j'eusse -voulu épargner à la Russie les maux qu'elle-même s'est faits. J'aurais -pu armer contre elle une partie de sa population en proclamant la -liberté des paysans ... un grand nombre de villages me l'ont demandé, -mais je me suis refusé à une mesure qui eût voué à la mort des -milliers de familles ... Mon armée a souffert, mais par la rigueur -des saisons, etc ...—Remerciant ensuite le Sénat <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> avec assez -de hauteur, Napoléon reçut le Conseil d'État. -<span class="sidenote" title="En marge">Harangue du Conseil d'État.</span> -Ce corps ne pouvait que -répéter les paroles prescrites pour cette circonstance, et elles ne -mériteraient pas d'être reproduites ici, sans la réponse de Napoléon. -Après avoir redit de la manière convenue que quelques scélérats -avaient voulu plonger la France dans l'anarchie, que le crime avait -été promptement suivi d'un juste châtiment, que la France avait en -cette occasion senti redoubler son amour pour la dynastie à laquelle -elle devait tant de gloire et de bonheur, et que, le cas survenant, -elle courrait tout entière aux pieds de l'héritier du trône pour l'y -faire monter et l'y maintenir, après ces vulgaires déclarations, le -Conseil d'État, parlant de la guerre plus que n'avait fait le Sénat, -prétendit découvrir dans les derniers malheurs quelque chose qui le -transportait d'aise et d'admiration, disait-il, c'était le -développement prodigieux d'un auguste caractère, qui n'avait jamais -paru plus grand qu'au milieu de ces traverses, par lesquelles il -semblait que la fortune eût voulu lui prouver qu'elle pouvait être -inconstante!... Mais c'était là une épreuve passagère; la France -allait en masse courir sous les drapeaux, l'étranger allait compter -ses forces et les nôtres, et une paix glorieuse allait s'ensuivre ... -Le Conseil d'État n'avait que son admiration, son amour, sa fidélité à -offrir à l'Empereur en échange de tous les bienfaits dont il comblait -la France, mais Napoléon dans sa bonté daignerait les agréer, etc.—</p> - -<p>Après la multitude soulevée, outrageant bassement les princes vaincus, -il n'y a rien de plus triste à voir que ces grands corps, prosternés -aux pieds <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> du pouvoir, l'admirant d'une admiration qui croît -avec ses fautes, lui parlant avec chaleur de leur fidélité déjà prête -à s'évanouir, et lui jurant enfin de mourir pour sa cause la veille -même du jour où ils vont féliciter un autre pouvoir de son avénement. -Heureux les pays solidement constitués, et auxquels sont épargnés ces -spectacles si méprisables!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon au Conseil d'État, dans laquelle il -s'en prend à l'idéologie de tous les malheurs de la France.</span> -La réponse de Napoléon est restée célèbre. Elle ne pouvait pas être -basse, mais elle était aussi peu sensée que tout ce qu'on venait -d'entendre. Il était touché, disait-il, des sentiments du Conseil -d'État. Si la France montrait tant d'amour pour son fils (singulière -assertion en présence des efforts qu'on faisait pour obliger cette -France à y penser), c'est qu'elle était convaincue du bienfait de la -monarchie ... Puis Napoléon ajoutait ces paroles fameuses:—C'est à -l'<em>idéologie</em>, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en recherchant -avec subtilité les causes premières, veut sur ses bases fonder la -législation des peuples, c'est à l'idéologie qu'il faut attribuer tous -les malheurs de la France ... C'est elle qui a amené le régime des -hommes de sang, qui a proclamé le principe de l'insurrection comme un -devoir, qui a adulé le peuple en l'appelant à une souveraineté qu'il -était incapable d'exercer, qui a détruit la sainteté et le respect des -lois en les faisant dépendre non des principes sacrés de la justice, -mais seulement de la volonté d'une assemblée composée d'hommes -étrangers à la connaissance des lois civiles, criminelles, -administratives, politiques et militaires.... Lorsqu'on est appelé à -régénérer un État, ajoutait encore Napoléon, ce sont des principes -<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> tout opposés qu'il faut suivre ... et que le Conseil d'État -doit avoir constamment en vue ... Il doit y joindre un courage à toute -épreuve, et à l'exemple des présidents Harlay et Molé, être prêt à -périr en défendant le souverain, le trône et les lois.—</p> - -<p>Quel spectacle que cette colère contre la philosophie, quel spectacle -donné à la nation la plus intelligente de l'Europe! Quoi, on était -allé compromettre follement en Russie l'armée française, avec l'armée -française le trône impérial, et, ce qui était pis, la grandeur de la -France; on s'était gravement trompé sur la nécessité de cette guerre, -et sur les moyens de la soutenir, on revenait vaincu, humilié, et -c'était la philosophie qui avait tort! Était-ce la philosophie aussi -qui en ce moment tenait captif à Savone l'infortuné Pie VII, et qui -chaque jour plongeait dans les cachots des centaines de prêtres? Et un -homme d'un prodigieux esprit osait dire ces choses, à la face de la -France et du monde, en présence des événements les plus propres à le -confondre! Tel est l'effet des fautes, et surtout des grandes! Outre -tout le mal qu'elles entraînent, elles ont pour résultat d'ôter le -sens à celui qui les a commises, à ce point que dans l'agitation -qu'elles produisent, le génie lui-même ne semble plus qu'un enfant en -colère. Il s'en prend de ses fautes à ceux à qui elles sont le moins -imputables, et qui souvent en souffrent le plus.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Jugement et condamnation de M. Frochot.</span> -Mais rien de tout cela n'était sérieux; c'était un vain bruit, pour -couvrir, s'il était possible, l'immense bruit de la catastrophe de -Russie; c'était l'immolation préparée d'un magistrat honnête, plus -<span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> surpris que faible, et dont le sacrifice était destiné à -détourner l'attention publique d'autres événements plus graves. -<span class="sidenote" title="En marge">Cette scène imaginée pour substituer un objet à un autre -dans les préoccupations du public.</span> -Le Conseil d'État fut en effet assemblé le lendemain même de ces puériles -solennités, et chargé d'examiner la conduite de M. Frochot. Le -jugement ne pouvait être douteux, car indépendamment du signal parti -d'en haut, il y avait un reproche mérité à adresser à M. Frochot, -c'était d'avoir si facilement obtempéré à un ordre étrange. M. Frochot -fut donc par chaque section du Conseil d'État (prononçant l'une après -l'autre avec une fastidieuse monotonie de langage et d'idées) -convaincu non pas de trahison, on se hâtait d'affirmer qu'il en était -incapable, mais de défaut de présence d'esprit, et Napoléon fut -supplié de lui retirer ses fonctions. Sans doute on le devait, pour -l'exemple au moins, car M. Frochot avait été mal inspiré dans cette -journée. Mais en toute autre circonstance le gouvernement, sans -consulter le Conseil d'État, eût prononcé cette destitution de sa -propre autorité, et sans y joindre l'humiliation d'un jugement -solennel. C'eût été une justice suffisante, et exempte de cruauté. -Napoléon regretta cette cruauté, mais il fallait occuper les yeux de -la multitude, et lui peindre en couleurs saillantes sur une toile -grossière, un magistrat faible, pour qu'elle n'y vît pas un Pharaon -insensé perdant son armée et sa couronne au milieu des glaces de la -Russie.</p> - -<p>Laissons là ces tristes scènes, destinées par Napoléon à détourner de -lui des regards importuns, et suivons-le dans d'autres occupations -plus dignes de son génie, et plus propres à réparer ses fautes. Il -<span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> fallait recomposer son armée détruite, raffermir sa puissance -ébranlée, et c'est en cette occasion que ses grandes qualités allaient -trouver un énergique emploi, et jeter un dernier et prodigieux éclat. -Le sauveraient-elles après l'avoir compromis par leur excès même? -C'était peu probable, mais possible, si une heureuse inconséquence -avec lui-même venait l'arrêter au bord de l'abîme. Ce devait être la -dernière phase de sa vie, et certainement une des plus -extraordinaires.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'activité de Napoléon concentrée tout entière sur ses -nouveaux préparatifs militaires.</span> -Tandis qu'il semblait occupé des choses que nous venons de retracer, -il était en réalité occupé sans relâche d'un travail plus noble, et -jamais il ne s'était montré administrateur plus intelligent, plus -créateur, surtout plus actif. Quelque grand qu'il eût jugé le mal, -pourtant il n'en avait aperçu qu'une partie en quittant l'armée à -Smorgoni. Il croyait avoir perdu beaucoup de soldats et d'officiers, -beaucoup d'hommes et de matériel; mais il voyait remède à toutes ces -pertes. -<span class="sidenote" title="En marge">Opinion qu'il se fait de l'état de la grande armée, d'après -ce qui se passait à Smorgoni le 5 décembre, lorsqu'il était parti pour -la France.</span> -Sur cinq bataillons de guerre par régiment, il supposait -qu'après le ralliement de l'armée il resterait de quoi en former -trois, et qu'il suffirait de renvoyer en France deux cadres sur cinq, -pour les remplir avec des conscrits déjà tout dressés. Il supposait -que s'il avait perdu presque toute sa cavalerie, il devait lui rester -à pied vingt-cinq ou trente mille cavaliers éprouvés, qu'il serait -facile de remettre à cheval en achetant des chevaux en Pologne, en -Allemagne, en France, ce dont il avait déjà donné l'ordre, et -qu'ensuite les dépôts lui fourniraient de quoi compléter en cavaliers -instruits cette cavalerie remontée. Il savait que son artillerie -<span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> avait perdu beaucoup d'hommes et surtout son matériel à peu -près tout entier; mais il savait aussi que les arsenaux de France -largement approvisionnés pouvaient lancer sur toutes les routes du -Rhin à la Vistule un millier de pièces de canon sur affûts neufs. La -France fournirait de quoi les atteler, grâce aux excellents chevaux de -trait dont elle avait une si grande abondance. -<span class="sidenote" title="En marge">Vastes ressources que son heureuse prévoyance lui avait -préparées à l'avance en s'engageant en Russie.</span> -Ainsi Napoléon, s'il -avait souffert de sa politique désordonnée, recueillait néanmoins en -beaucoup de choses le prix de sa rare prévoyance, car la Providence -juste envers chacun, le paye toujours par le résultat. -<span class="sidenote" title="En marge">La conscription de 1813 levée en octobre.</span> -Il avait, avant -de marcher sur Moscou, prescrit la levée de la conscription de 1813, -laquelle arrivée en octobre dans les cadres avec une remarquable -exactitude, remplissait les dépôts de 140 mille hommes ayant trois -mois d'instruction, et propres à recruter les cadres qui rentreraient -en France. -<span class="sidenote" title="En marge">Les cohortes organisées dans le courant de 1812.</span> -Napoléon avait depuis près d'un an formé cent cohortes de -gardes nationaux, lesquelles prises, en vertu de l'institution qui -embrassait tous les citoyens valides, dans les classes les plus -vigoureuses de la population, présentaient cent beaux bataillons -d'hommes faits et déjà disciplinés. Il est vrai que leur institution -ne les obligeait pas à servir hors des frontières. Mais en se faisant -demander par quelques-uns de ces bataillons l'honneur de rejoindre la -grande armée, en consacrant ce vœu par une décision du Sénat, on -allait ajouter à cette grande armée cent mille hommes de vingt-deux à -vingt-sept ans, doués d'une force physique qui manquait aux sujets -fournis par la conscription. -<span class="sidenote" title="En marge">Ces deux ressources, et ce qu'il supposait pouvoir ramener -de Russie, offraient encore à Napoléon une armée de cinq cent mille -hommes disponible sous un mois ou deux.</span> -C'étaient donc 240 mille hommes déjà -tout préparés, <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> et qui dans un mois pouvaient être rendus sur -le Rhin, dans deux mois sur l'Oder, dans trois mois sur la Vistule. Si -en mettant tout au pis (comme Napoléon croyait le faire en ce moment) -il lui restait 150 mille Français et 50 mille alliés sur les 600 mille -hommes de la grande armée, il allait avoir encore 450 mille hommes en -ligne, et 500 mille en comptant les contingents dus par les alliés, -force très-suffisante pour accabler les Russes, presque aussi -maltraités que nous par l'hiver, et moins en état de réparer leurs -pertes! En attendant les trois mois exigés par ces préparatifs, il y -avait sur les lieux mêmes, grâce encore à la prévoyance de Napoléon, -bien des ressources préparées de longue main, et capables actuellement -d'arrêter l'ennemi sur le Niémen. Il avait eu le soin, comme nous -l'avons dit, en marchant de Smolensk sur Moscou, de faire venir de -Vérone un beau corps de 15 à 18 mille hommes, pris dans les anciens -régiments de l'armée d'Italie, et qui avait traversé les Alpes avant -la mauvaise saison. Ce corps était à Berlin, sous le général Grenier, -et parfaitement composé en toutes armes. Napoléon avait formé en outre -sous le maréchal Augereau un corps (le 11<sup>e</sup>) chargé d'occuper la ligne -de l'Elbe. De ce corps, une division, celle du général Durutte, avait -été envoyée au général Reynier sur le Bug, et avait péri à moitié; une -autre sous le général Loison avait été envoyée de Wilna à la rencontre -de la grande armée, et subsistait tout entière quand Napoléon avait -quitté Smorgoni. Il en restait de plus deux tout à fait intactes, la -division Heudelet et la division <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> Lagrange, déjà rendues à -Dantzig. Les unes et les autres en y ajoutant les troupes venues -d'Italie, présentaient un total de 45 mille hommes au moins, -entièrement frais, et sur lesquels l'armée en retraite pouvait -s'appuyer. -<span class="sidenote" title="En marge">Restes de la grande armée que Napoléon espérait retirer de -Russie.</span> -Lorsque Napoléon avait quitté Smorgoni, la garde comptait -encore sept à huit mille hommes, le corps de Victor n'était pas -détruit, la division Loison n'avait pas été engagée, et il revenait de -Moscou une quarantaine de mille hommes, dont le nombre devait -s'augmenter chaque jour par le ralliement des soldats débandés. Il y -avait de plus à gauche le corps de Macdonald, fort de sept à huit -mille Polonais, de quinze mille Prussiens, ayant tous bien servi et -peu souffert; il y avait à droite quinze mille Saxons et Français de -Reynier, vingt-cinq mille Autrichiens de Schwarzenberg, ayant bien -servi aussi, malgré la timidité de leurs chefs. Il y avait enfin le -corps de Poniatowski, renvoyé de bonne heure dans ses cantonnements -pour s'y recruter, et M. de Bassano chargé en revenant de Wilna de -passer à Varsovie, puis à Berlin, assurait que la Pologne allait se -lever en masse, que la Prusse jurait de nous rester fidèle, qu'elle -était même disposée, moyennant quelques secours d'argent, à augmenter -son contingent; que le prince de Schwarzenberg écrivait les lettres -d'un militaire plein d'honneur, et que ce prince, ainsi que tous les -Autrichiens qu'on avait vus, en formant des vœux ardents pour une -paix prochaine, promettaient néanmoins une parfaite fidélité à -l'alliance. En supposant donc qu'il ne revînt sur Wilna que 40 mille -hommes de ceux qui avaient pénétré dans l'intérieur de la Russie, en -y ajoutant <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> les 45 mille hommes frais qui sous Augereau et -Grenier gardaient l'Elbe, les 20 mille qui sous Macdonald revenaient -de Riga, les 40 mille qui sous Reynier et le prince de Schwarzenberg -revenaient des environs de Minsk, on pouvait se flatter de réunir 150 -mille hommes au moins, bientôt peut-être 200 mille par le ralliement -successif des traînards, et de les opposer avec avantage aux Russes, -qui certainement n'en avaient pas plus de 150 mille échappés aux -rigueurs de l'hiver. En ajoutant à ces 200 mille les 240 mille qui -allaient venir des dépôts du Rhin sous deux ou trois mois, plus les -nouvelles levées que la France ne manquerait pas de fournir en -présence du danger, Napoléon était fondé à croire qu'il retiendrait -les Prussiens et les Autrichiens dans son alliance, qu'il refoulerait -les Russes au delà du Niémen, qu'il parviendrait à recouvrer la paix -continentale sans de trop grands sacrifices, peut-être même à la -compléter par la paix maritime!</p> - -<p>Ces espérances soutinrent pendant les premiers jours l'ardeur de -Napoléon au travail. Mais c'était là le tableau des choses tel qu'il -était permis de le tracer lorsqu'il avait quitté l'armée. -Malheureusement du 5 décembre au commencement de janvier tout avait -changé dans le Nord, militairement et politiquement. Napoléon avait en -effet précipité sa fortune sur une pente si rapide, que chaque fois -qu'il y reportait les yeux, il la trouvait effroyablement descendue -vers l'abîme.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qu'était devenue la grande armée depuis que Napoléon -l'avait quittée.</span> -Depuis son départ, comme nous l'avons exposé précédemment, l'armée -était tombée dans la plus affreuse dissolution. Par suite du froid -parvenu à <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> une intensité extraordinaire, et faute d'une -autorité respectée, toute discipline avait disparu; chacun livré à son -désespoir personnel s'était enfui comme il avait pu, et cette poignée -d'hommes déjà si réduite qui avait forcé le passage de la Bérézina, -s'était complétement dispersée. Le corps de Victor qui était encore de -7 à 8 mille combattants le soir de son héroïque défense des ponts, -avait fondu en deux jours seulement, pour avoir fait pendant ces deux -jours le métier d'arrière-garde. La division Loison comprenant dix -mille hommes jeunes, il est vrai, mais bien organisés, n'ayant rien -souffert jusqu'alors, s'était entièrement décomposée pour être sortie -de Wilna et avoir voulu marcher à la rencontre de la grande armée. Le -froid en avait tué la moitié, et le reste s'était éparpillé, au point -qu'il n'y avait pas deux mille hommes dans le rang. Même chose était -arrivée aux détachements qui formaient la garnison de Wilna. Les -quatre ou cinq mille Bavarois du général de Wrède, qui depuis -l'évacuation de Polotsk s'étaient tenus sur la gauche de Wilna, -avaient partagé le sort commun. Les Saxons de Reynier, les Autrichiens -de Schwarzenberg, étant demeurés aux environs de Minsk faute d'ordres -précis, Wilna s'était trouvé découvert, et il avait fallu l'évacuer en -désordre, sans même avoir le temps d'y prendre les vêtements, les -vivres dont les magasins de cette ville abondaient. Murat n'étant plus -ni obéi ni capable de commander, s'était enfui de Wilna au milieu de -la nuit, et avait perdu au pied de la montagne qu'on rencontre au -sortir de la ville le trésor de l'armée. À Kowno, ramassant quelques -officiers <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> et un maréchal, avec un millier de soldats, il -avait chargé Ney et Gérard de disputer un instant le Niémen; mais ces -deux hommes héroïques restés presque seuls, avaient été obligés de se -réfugier à Kœnigsberg.</p> - -<p>Tels étaient les faits qui s'étaient passés depuis le départ de -Napoléon, et que nous avons déjà rapportés, faits désastreux, dus aux -distances, au froid, à la misère, à la destruction de toute autorité, -et surtout à cette débandade contagieuse, qui, ayant commencé par les -cavaliers à pied, par les fantassins sans fusils, s'était incessamment -accrue de jour en jour, et avait fini par devenir une sorte de maladie -pestilentielle dont tout corps envoyé au secours de la grande armée -était atteint sur-le-champ, et périssait sans la sauver.</p> - -<p>D'autres infortunes nous attendaient à Kœnigsberg. Les habitants de -cette ville comme tous ceux de la Prusse nourrissaient contre nous une -haine violente, qu'ils n'osaient manifester parce qu'ils n'avaient pas -cessé de nous craindre. En voyant arriver nos tristes débris, ils -n'avaient pu dissimuler leur satisfaction; cependant ils avaient -supposé que ces débris n'étaient que les avant-coureurs du corps -affaibli et encore subsistant de la grande armée; mais en voyant -paraître Murat presque seul, la garde réduite à quelques centaines -d'hommes, et puis rien que des malheureux égarés, poursuivis sur la -glace du Niémen par les Cosaques, ils n'avaient pu réprimer ni leur -joie ni leur arrogance. Les paysans dans les lieux écartés -dépouillaient ceux de nos soldats qui avaient conservé quelque argent -qu'ils offraient pour <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> du pain, et quelquefois même les -égorgeaient sans pitié. -<span class="sidenote" title="En marge">État des choses à Kœnigsberg.</span> -À Kœnigsberg même les habitants se seraient -insurgés, s'ils n'avaient été contenus par une des quatre divisions -d'Augereau, la division Heudelet, laquelle heureusement n'avait pas -dépassé la Vieille-Prusse. Elle était de sept à huit mille hommes, -fort jeunes, mais capables de se faire respecter. C'était la première -force organisée qu'on eût rencontrée depuis Wilna. N'étant pas sortie -comme celle du général Loison pour aller à la rencontre de la grande -armée, elle n'avait ni péri, ni même souffert. Cette force protégeait -les douze mille malades ou blessés presque mourants qui remplissaient -les hôpitaux, et cette multitude de généraux et d'officiers qui -étaient venus, comme les généraux Lariboisière et Éblé, mourir à -Kœnigsberg de la fièvre de congélation. Les habitants de cette -ville n'osant pas encore se jeter sur nous, se promettaient de le -faire à la première approche des Russes, et en attendant extorquaient -de nos infortunés soldats tout ce qui leur restait d'argent pour les -moindres vivres ou vêtements qu'ils leur fournissaient. Toutefois -parmi ces habitants de la Vieille-Prusse se trouvaient des hommes -pleins d'humanité, qui, malgré un sincère patriotisme, respectaient en -nous la bravoure malheureuse, et soulageaient les maux de leurs -oppresseurs.—Ce n'est pas à vous, Français, disaient-ils, que nous en -voulons, c'est à votre empereur qui vous a sacrifiés, et qui depuis -quinze ans nous opprime tous, vous et nous!—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Retraite du maréchal Macdonald sur le Niémen.</span> -Mais bientôt un événement d'une extrême importance vint s'ajouter à -nos revers. Le maréchal <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> Macdonald ayant avec lui la division -polonaise Grandjean, de sept à huit mille hommes, soldats excellents -et fidèles, suivi à quelque distance du corps auxiliaire prussien, -avait longtemps attendu à Riga des ordres de retraite qu'il n'avait -point reçus, tout comme le prince de Schwarzenberg avait vainement -attendu à Minsk les ordres qui auraient dû l'amener à Wilna. Voyant -enfin les Russes s'avancer de toutes parts, signe certain de notre -retraite, le maréchal Macdonald s'était mis spontanément en marche -pour se rapprocher de Tilsit. -<span class="sidenote" title="En marge">Dispositions des Prussiens, composant la principale partie -de son corps d'armée.</span> -Les Prussiens, commandés pour la forme -par un général très-respectable, le général Grawert, mais en réalité -par un officier plein de capacité, d'orgueil, d'ambition et de haine -pour nous, le général d'York, se retiraient lentement à la suite du -maréchal Macdonald. -<span class="sidenote" title="En marge">Le général d'York.</span> -Ce maréchal avait voulu hâter leur pas, afin -d'échapper à l'ennemi qui se montrait pressant, mais tantôt sous un -prétexte, tantôt sous un autre, ils avaient refusé de lui obéir, à ce -point qu'il en était devenu fort défiant, et avec beaucoup de raison, -comme on va en juger.</p> - -<p>Les Russes après le passage de la Bérézina avaient continué leur -mouvement. Wittgenstein avec l'armée de la Dwina s'était porté sur -Kœnigsberg, pour tâcher d'intercepter le corps de Macdonald, tandis -que Tchitchakoff avec l'armée de Moldavie poursuivait nos débris sur -Kowno, et que Kutusof faisait reposer à Wilna l'armée principale. Les -Russes avaient souffert autant que nous du froid, mais très-peu de la -misère, et soutenus par la joie de nos malheurs, par l'espérance de -notre destruction, retenus <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> au drapeau par des distributions -régulières, ils arrivaient fort diminués en nombre mais compactes, et -pleins d'ardeur. Leur masse totale était tout au plus de 100 mille -hommes, au lieu de 300 mille qu'ils avaient été au début de la -campagne. L'empereur Alexandre, à la nouvelle de nos désastres, était -accouru à Wilna, avait comblé de récompenses méritées le maréchal -Kutusof, dont la sagesse reconnue triomphait enfin de toutes les -contradictions, et avait pris en main la direction des événements, qui -allaient devenir politiques autant que militaires. -<span class="sidenote" title="En marge">Nouvelle politique d'Alexandre, tendant à se faire le -libérateur de l'Allemagne et de l'Europe.</span> -Alexandre en effet, -sachant par des conjectures faciles à former, et par quelques -communications indirectes de la Prusse, même de l'Autriche, qu'on ne -demandait pas mieux que d'être affranchi d'une alliance acceptée à -contre-cœur, ne doutait pas qu'en s'y prenant convenablement il ne -parvînt à détacher de la France, sinon l'Autriche, au moins la Prusse. -Aussi avec sa finesse d'esprit et sa douceur de caractère accoutumées, -adopta-t-il sur-le-champ le langage qui était le mieux approprié aux -circonstances. Il ne venait pas, disait-il, faire des conquêtes sur -l'Allemagne, même sur la Pologne, il venait tendre la main aux -Allemands opprimés, peuples et rois, bourgeois et nobles, Prussiens et -Autrichiens, Saxons et Bavarois, les aider tous, quels qu'ils fussent, -à secouer un joug odieux, et cette œuvre terminée rendre à chacun -ce qui appartenait à chacun, et ne prendre pour lui que ce qu'on lui -avait injustement dérobé. Ainsi on publia de tout côté en son nom que -si les Prussiens voulaient ressaisir leur part de la Pologne, il -était prêt à <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> la leur restituer, et qu'il ne la garderait -qu'en attendant qu'ils vinssent se remettre eux-mêmes en possession de -ce qui leur avait appartenu. À Wilna, où il était chez lui, il -proclama une amnistie générale pour tous les actes commis, contre -l'autorité russe, et fit même répandre que si les Polonais voulaient -retrouver une patrie, il était tout disposé à leur en accorder une, en -constituant séparément le royaume de Pologne, dont il serait le roi -clément, civilisateur et libéral. Alexandre avait bien assez d'esprit -pour comprendre à lui seul l'habileté d'une telle politique, assez de -bienveillance naturelle pour s'y plaire, et en tout cas, s'il eût -fallu l'y aider, les Allemands accourus auprès de lui auraient suffi -pour le persuader. -<span class="sidenote" title="En marge">Les réfugiés allemands, sous le célèbre baron de Stein, -encouragent fort Alexandre dans sa nouvelle politique.</span> -Le ministre prussien Stein, réfugié à sa cour, le -célèbre écrivain Kotzebue, et beaucoup d'autres Allemands, hommes de -lettres ou militaires, tenaient le langage le plus libéral, et -assiégeaient Alexandre de leurs instances pour qu'il proclamât -l'indépendance de l'Allemagne, et surtout pour qu'il marchât hardiment -en avant, pour que sans compter ce qui pouvait rester de Français, il -se portât rapidement sur la Vistule et l'Oder, car, disaient-ils, -chaque portion de territoire délivrée des Français lui vaudrait à -l'instant des alliés ardents et enthousiastes. Il n'y avait d'opposé à -cette politique que le vieux Kutusof, dont la circonspection justifiée -par le résultat était devenue excessive, et quelques Russes, occupés -de considérations purement militaires, lesquels frappés de -l'épuisement de leur armée, craignant qu'elle ne finit par fondre -comme l'armée française, demandaient qu'on s'arrêtât, qu'on laissât -<span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> les Allemands s'affranchir comme ils pourraient, qu'on -traitât avec la France, ce qu'il était facile dans le moment de faire -très-avantageusement, et qu'on ne prolongeât pas inutilement une -guerre, qui, heureuse dans l'intérieur de la Russie, deviendrait fort -dangereuse au dehors, surtout contre un capitaine tel que Napoléon; et -il est vrai que sous le rapport de la prudence ce langage était -parfaitement fondé! Mais l'imagination d'Alexandre s'était tout à coup -enflammée. Profondément blessé par les dédains de Napoléon, -enorgueilli jusqu'au délire du rôle de son vainqueur, il aspirait à un -rôle plus grand encore, il voulait être son destructeur, et le -libérateur de l'Europe opprimée. Il se disait que traiter aujourd'hui -avec Napoléon, même d'égal à égal, était possible sans doute; mais que -si on laissait échapper cette occasion de le détruire, on retrouverait -bientôt en lui le puissant dominateur d'autrefois, et que ce serait -une œuvre à recommencer. Au contraire, en poursuivant les succès -obtenus, en appelant à soi les gouvernements et les peuples indignés -du joug qui pesait sur eux, en allant plus loin, en adressant un appel -direct à la France elle-même fatiguée de son maître, en lui déclarant -qu'il y avait une légitime grandeur qu'on n'entendait pas lui -disputer, on pouvait faire disparaître Napoléon de la scène, et -devenir à son tour le roi des rois, le sauveur adoré de l'Europe. -Cette ambition aidée par le ressentiment avait envahi le cœur -d'Alexandre, et il ne voulait plus s'arrêter. Il avait donc autorisé -le ministre Stein et ses compatriotes à se porter dans les provinces -prussiennes <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> reconquises, et à y promettre le prochain -affranchissement de l'Allemagne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général russe Diebitch suit le corps prussien pas à pas, -avec espérance de le détacher des Français.</span> -Le général Diebitch, chef d'état-major de Wittgenstein, entouré -d'officiers allemands parmi lesquels figurait le général Clausewitz, -poursuivi de leurs instances, et n'en ayant pas besoin, car il pensait -comme eux, suivait le maréchal Macdonald pas à pas, avec l'espérance -de lui enlever le corps prussien. Le général d'York détestait dans le -maréchal Macdonald son chef d'abord, car il était jaloux et toujours -mécontent, et ensuite un Français, car il avait dans le cœur tous -les sentiments de ses compatriotes. Il avait de continuels démêlés -avec l'état-major du maréchal, se plaignait sans cesse qu'on nourrît -mal son corps, qu'on ne lui accordât pas une assez large part en fait -de décorations et de dotations françaises, et cette humeur, du reste -peu justifiée, avait fort augmenté son aversion patriotique pour nous. -<span class="sidenote" title="En marge">Communications secrètes établies avec le général d'York.</span> -Le général Diebitch, averti par des agents secrets, avait fomenté ces -sentiments, et puis, la catastrophe venue, avait fini par proposer au -général d'York de passer aux Russes, sous le voile d'une capitulation -commandée par les circonstances. Il suffisait que ce général prussien -marchât lentement, qu'il se laissât séparer de Macdonald, puis -entourer, pour qu'il parût se rendre malgré lui. On ne désarmerait pas -son corps, on le déclarerait neutre, et ce corps serait le noyau de la -future armée prussienne, chargée de concourir avec les Russes à la -délivrance de l'Allemagne. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce général, après quelques hésitations, prend son parti, et -sous le prétexte d'une capitulation militaire, passe aux Russes.</span> -Le général d'York, bon patriote, mais -songeant à lui-même, délibéra longtemps, de peur de se compromettre -<span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> avec sa cour, lui transmit secrètement les communications -qu'il avait reçues, la jeta ainsi dans un grand embarras, n'en obtint -que le silence pour toute réponse, hésita encore, mais ralentit le -pas, se laissa entourer, et enfin entraîné par le général Clausewitz -qu'on lui avait dépêché, prit son parti, et le 30 décembre, cédant, -disait-il, à des circonstances militaires impérieuses, signa une -convention de neutralité pour son corps d'armée, avec réserve -toutefois de la ratification de son roi. Le sens de cette convention -de neutralité était facile à deviner, c'était l'adjonction pure et -simple du corps prussien à l'armée russe, après un délai de quelques -jours. Un détachement de ce même corps, sous le général Massenbach, -avait suivi de plus près le maréchal Macdonald, et était arrivé -jusqu'à Tilsit. En apprenant cette convention, le général Massenbach -assembla ses officiers, les trouva enthousiasmés de l'acte du général -d'York, et unanimes pour l'imiter. Dans la nuit il sortit sans mot -dire de Tilsit, écrivit au maréchal Macdonald une lettre respectueuse, -mais où éclataient sous de vains déguisements toutes les passions qui -avaient entraîné le général d'York, et il alla rejoindre ce dernier. -On s'embrassa dans le corps prussien, on poussa des cris -d'enthousiasme, on s'appela les libérateurs de l'Allemagne, et il est -vrai qu'on allait grandement contribuer à son affranchissement.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Janv. 1813.</span> -Pour moi qui écris ces tristes récits, je suis Français, et, je l'ose -dire, Français profondément attaché à la grandeur de mon pays, et -cependant je ne puis, au nom même des sentiments que j'éprouve, -<span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> exprimer un blâme pour ces patriotes allemands, qui, servant -à contre-cœur une cause qu'ils sentaient n'être pas la leur, -revenaient à la cause qu'ils croyaient être celle de leur patrie, et -qui malheureusement l'était devenue par la faute du chef placé alors à -notre tête. Il faut ajouter qu'ils auraient pu enlever le maréchal -Macdonald, et que, respectant en lui et dans ses soldats de récents -compagnons d'armes, ils se séparèrent sans rien faire qui pût aggraver -sa position.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet immense produit dans toute l'Allemagne par la -défection du corps prussien du général d'York.</span> -La foudre tombant sur des matières combustibles imprudemment amassées, -n'agit pas plus promptement que ne le fit la défection du général -d'York sur l'Allemagne tout entière. À l'instant la nouvelle en vola -de bouche en bouche. Le général d'York fut salué de la Vistule au Rhin -du titre de sauveur de l'Allemagne. -<span class="sidenote" title="En marge">Les réfugiés allemands songent à se réunir à Kœnigsberg -pour y convoquer les états de la Vieille-Prusse.</span> -Le baron de Stein et ses -collaborateurs coururent auprès de lui, l'entourèrent, le -félicitèrent, déclarèrent qu'il serait mis à la tête de toutes les -portions de l'armée prussienne qu'on parviendrait à détacher, le -poussèrent à marcher sur Tilsit, puis sur Kœnigsberg, à y assembler -les états de la Vieille-Prusse, à y proclamer l'indépendance de leur -patrie, à y déclarer leur roi privé de sa liberté par les Français, ne -devant plus dès lors être obéi, à se conduire en un mot comme les -insurgés de Cadix, qui agissaient pour le roi, sans le roi, malgré le -roi. Le général d'York, jugeant qu'il en avait assez fait, ne voulait -pas aller si vite. Mais escorté, circonvenu par les Russes, il -consentit à s'acheminer sur Kœnigsberg, et à y attendre les ordres -de la cour de Prusse. Il devait y trouver non les ordres de son roi, -mais <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> les ordres de son pays, soulevé tout entier comme un -seul homme, et commandant d'une voix plus forte que celle de tous les -gouvernements. Il s'avança donc avec les Russes, loué, applaudi, -caressé par Alexandre, dont la politique recevait de cet événement une -éclatante confirmation.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce dernier événement aggrave fort la situation de Murat, -retiré avec les états-majors à Kœnigsberg.</span> -Pendant ce temps, Murat s'était arrêté à Kœnigsberg avec la foule -des généraux et des officiers sans troupes, dont les uns étaient -mourants, dont les autres, exaspérés par la souffrance, tenaient un -langage presque séditieux. Le maréchal Ney lui-même, malgré son -héroïsme, malgré les caresses dont il avait été l'objet de la part de -Napoléon, ne pouvant plus se contenir, parlait tout haut contre le -chef imprudent qui avait, disait-il, précipité l'armée française dans -un abîme. Murat aussi, comme nous l'avons rapporté ailleurs, s'était -laissé aller à une sorte de soulèvement, puis, sur les observations du -maréchal Davout, il s'était tu, et avait repris le commandement -nominal, mais sans rien ordonner, car il ne savait que faire. -Berthier, malade à la fois d'une goutte remontée et de l'absence de -Napoléon, réduit à garder le lit, ne savait plus que conseiller dans -cette situation sans exemple. Ce fut alors qu'on apprit la défection -du corps prussien, et en voyant les manifestations de sentiments que -cet événement provoquait chez les habitants de Kœnigsberg, on -n'hésita plus à quitter cette ville, et à renoncer à la ligne du -Niémen, qui avait cessé d'en être une depuis que ce fleuve était gelé, -et que les Russes le passaient de toutes parts sur la glace. Disputer -le terrain n'eût servi qu'à faire égorger nos <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> dix ou douze -mille malades, nombre que la mort diminuait sans cesse, mais que -rétablissait continuellement l'arrivée successive de nos traînards. -<span class="sidenote" title="En marge">Retraite du quartier général français sur la Vistule.</span> -On pouvait en se retirant confier ces précieux restes sinon à la -bienveillance, du moins à l'honneur de la nation prussienne. On laissa -des infirmiers et des médecins à nos malades pour les soigner, des -fonds pour leur procurer des vivres, car il ne fallait plus rien -espérer de la bonne volonté des Prussiens, et se tenir pour bien -heureux de n'être pas égorgé par le peuple furieux de Kœnigsberg. -On sortit ensuite de cette capitale de la Vieille-Prusse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ney couvre cette retraite avec la division Heudelet; -Macdonald avec la division Grandjean.</span> -Le maréchal Ney fut encore chargé de former l'arrière-garde avec la -division Heudelet, et avec deux mille hommes restant de la division -Loison. Il se mit en marche sur Braunsberg, Elbing et Thorn. Comme le -froid avait diminué, comme on trouvait des vivres, comme les bandes de -nos traînards s'étaient peu à peu écoulées, et qu'on n'avait plus la -contagion de la débandade à craindre, on put marcher en ordre, précédé -des états-majors sans troupes qui avaient grande hâte de regagner la -Vistule.</p> - -<p>On avait été si pressé de quitter Kœnigsberg qu'on ne s'était pas -occupé du maréchal Macdonald, laissé à Tilsit, à vingt lieues de -Kœnigsberg, entouré d'ennemis, et n'ayant avec lui que sept ou huit -mille Polonais, fidèles mais exténués. Il demandait à grands cris -qu'on l'attendît, car réuni à lui on aurait eu quinze ou seize mille -hommes, et on aurait pu se faire respecter. Ses lettres, qui devaient -aller chercher Murat déjà transporté à Thorn, demeurèrent sans effet. -On marcha ainsi jusqu'au 15 janvier, chacun <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> ne pensant qu'à -soi, les restes de l'ancienne armée se retirant par détachements de -cinquante ou cent hommes, obligeant les habitants à leur donner des -vivres quand ils étaient les plus forts, mourant de faim ou de froid -quand ils n'avaient ni force ni argent pour se faire écouter, et les -deux seules troupes organisées qui subsistassent, la division -Grandjean sous Macdonald, la division Heudelet sous Ney, cheminant à -dix ou quinze lieues l'une de l'autre.</p> - -<p>Heureusement les Prussiens, auxquels on avait laissé en leur livrant -Kœnigsberg une proie fort capable de les occuper, les Russes qui -étaient exténués, et que Macdonald et Ney rudoyèrent plus d'une fois, -ne nous poursuivirent pas assez vite pour nous envelopper. Vers le -milieu de janvier on arriva sur la Vistule, et on se jeta dans les -places que Napoléon avait largement approvisionnées. -<span class="sidenote" title="En marge">Rapp se jette dans la place de Dantzig avec les divisions -Heudelet et Grandjean, et les restes de la division Loison.</span> -Le général Rapp -avait devancé l'armée à Dantzig. Il restait dans cette ville un -ramassis de cinq à six mille hommes de toutes nations et de toutes -armes. Murat y envoya outre la division polonaise Grandjean, celle du -général Heudelet, et ce qui restait de la division Loison. Rapp eut -ainsi sous la main environ 25 mille hommes valides. Il avait des -grains et des spiritueux en abondance. Il fit avec sa cavalerie une -battue dans l'île de Nogath, ramassa beaucoup de troupeaux et de -fourrages, et s'enferma ensuite dans les vastes ouvrages de Dantzig -pour s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">On assigne aux bandes éparses qui se retirent isolément les -places de la Vistule pour point de ralliement.</span> -Sur le conseil persévérant du maréchal Davout, on assigna sur la -Vistule des points de ralliement aux divers corps de l'ancienne -armée. Les cadres <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> de ces corps durent se rendre les uns à -Dantzig, les autres à Thorn, à Marienwerder, à Marienbourg. Tout -soldat qui arrivait, demandant du pain et des vêtements, devait être -envoyé à son dépôt dans ces places. Après quelques jours il y avait -1500 hommes environ au 1<sup>er</sup> corps, celui de Davout, et un nombre -proportionné dans le 2<sup>e</sup>, celui d'Oudinot, le 3<sup>e</sup>, celui de Ney, le -4<sup>e</sup>, celui d'Eugène.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Il ne reste à Murat en troupes actives qu'une dizaine de -mille hommes de toutes nations.</span> -Le quartier général était établi à Thorn. Après y être demeuré deux ou -trois jours, Murat ne crut pas même pouvoir s'y arrêter. En effet les -divisions Heudelet, Loison et Grandjean ayant été jetées dans la place -de Dantzig, il ne restait plus pour accompagner le quartier général et -l'immense quantité de drapeaux qu'on y avait réunis pour les sauver, -que dix mille hommes sans ensemble et sans cohésion. Ces dix mille -hommes comprenaient 1800 recrues qu'on avait rencontrées en route, et -qui étaient destinées au corps de Davout, 1200 hommes d'élite -Napolitains, 4,000 Bavarois partis récemment de leur pays pour -recruter l'armée bavaroise, enfin 3,000 hommes de la garde impériale, -qui s'étaient peu à peu ralliés depuis Kœnigsberg, parmi lesquels -se trouvaient un millier d'hommes à cheval et douze pièces -d'artillerie. Le général Gérard qui commandait ce rassemblement, se -sentant trop pressé aux environs de Thorn, s'était précipité sur -l'ennemi avec son énergie ordinaire, et lui avait ôté l'envie de nous -serrer de si près.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Murat abandonne la Vistule, et se retire sur Posen.</span> -Dans une telle main ces dix mille hommes étaient quelque chose, mais -ils ne pouvaient défendre la Vistule, glacée comme toutes les -rivières de la Pologne <span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> et de la Prusse, et n'étant plus dès -lors une barrière contre l'ennemi. Ils ne pouvaient surtout pas -préserver d'un affront Murat et ce qui l'entourait, si les Russes de -Tchitchakoff réunis à ceux de Wittgenstein essayaient de l'envelopper. -Murat ne voulut donc pas séjourner sur la Vistule, et se rendit à -Posen, à égale distance de la Vistule et de l'Oder. Ainsi toute la -Vieille-Prusse, toute la Pologne se trouvaient évacuées, et, les -places occupées, nous avions 10 mille hommes en ligne, 10 mille hommes -mêlés de Napolitains, de Bavarois, et comptant tout au plus 4 mille -Français parmi eux. Il restait à Berlin pour contenir l'Allemagne -frémissante, les 18 mille hommes du général Grenier, et la division -Lagrange, la seule de ses quatre divisions que le maréchal Augereau -eût conservée auprès de lui.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La place de Pillau se rend aux Anglais, qui pénètrent dans -le Frische-Haff.</span> -Un dernier événement vint encore accroître l'effervescence des -populations germaniques. On avait eu le tort de laisser une garnison, -en majeure partie allemande, à Pillau, petite place maritime qui -fermait l'entrée du Frische-Haff. On l'avait fait malgré l'avis du -maréchal Macdonald, qui ne voulait avec raison se priver de troupes -actives qu'en faveur des places capables de se défendre, et contenant -une garnison où les Français domineraient. Pillau ne remplissant pas -ces conditions, s'était en effet rendu, aux grands applaudissements -des Prussiens, et à la vive satisfaction des Anglais, qui s'étaient -hâtés de pénétrer dans le Frische-Haff avec leurs bâtiments de guerre. -Bientôt ils y avaient introduit leurs convois marchands, ce qui avait -procuré aux habitants de la Vieille-Prusse, outre la satisfaction -patriotique <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> d'être délivrés de leurs vainqueurs, la -satisfaction toute matérielle, mais fort vivement sentie, de -recommencer le commerce des denrées coloniales dont ils avaient été -privés si longtemps.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Conduite du prince de Schwarzenberg à notre droite.</span> -Les nouvelles si mauvaises à notre gauche, n'étaient pas meilleures à -notre droite, sur la haute Vistule. Le général Reynier et le prince de -Schwarzenberg, ne voyant plus rien à faire à Minsk, s'étaient -acheminés sur Varsovie. Ayant dans les Saxons de bons soldats dont il -s'était fait estimer, ayant de plus pour les contenir les cinq à six -mille Français de la division Durutte, le général Reynier aurait voulu -se battre, mais le prince de Schwarzenberg l'en dissuadait fort, lui -disant qu'on s'affaiblirait inutilement en guerroyant pendant l'hiver, -qu'il fallait se retirer sur Varsovie, couvrir cette capitale, s'y -ménager des quartiers tranquilles, et y attendre l'arrivée des forces -que Napoléon ne manquerait pas d'amener au printemps. Tandis qu'il -donnait ces conseils le prince de Schwarzenberg se retirait lui-même, -obligeait le général Reynier à en faire autant, recevait à son -quartier général les officiers russes, acceptait leurs politesses sous -prétexte qu'il ne pouvait pas s'en défendre, se laissait parler -d'armistice, en parlait de son côté, ne trahissait pas précisément -Napoléon dont il avait négocié le mariage, auquel il devait le bâton -de maréchal, mais s'attachait avant tout à ménager son armée, et -voulait ensuite se tenir prêt aux divers changements de politique -qu'il prévoyait de la part du cabinet de Vienne. En même temps il -conseillait au général Reynier, à M. de Bassano, à tout le monde -enfin, la paix, qui était le <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> plus cher de ses vœux, comme -Autrichien, et comme l'un des personnages favorisés de la cour de -France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Murat, accablé par tant de revers, et inquiet pour sa -couronne de Naples, songe à quitter l'armée.</span> -Ainsi tandis que la Vistule allait être passée sur notre gauche malgré -les places que nous occupions, on devait s'attendre à la voir passer -sur notre droite, à Varsovie même, malgré la présence du prince de -Schwarzenberg, et on avait à Posen pour faire face à l'ennemi dix -mille hommes, Napolitains, Bavarois, Français, sans oser appeler à soi -les vingt-huit mille soldats de Grenier et d'Augereau, qui étaient -indispensables à Berlin pour contenir la Prusse. La faible tête de -Murat, quelque brave que fût son cœur, ne pouvait résister -longtemps à une telle situation. Il ne redoutait pas le canon qu'il -n'avait jamais craint, mais il était dévoré par la passion de régner. -Mille visions sinistres assiégeaient son imagination exaltée. Tantôt -il voyait les peuples d'Italie excités par les prêtres et les Anglais, -se soulevant depuis les Alpes Juliennes jusqu'au détroit de Messine, -et renversant les trônes des Bonaparte en Italie; tantôt il se voyait -abandonné par Napoléon lui-même, dont il était médiocrement aimé, et -qui obligé peut-être à faire des sacrifices pour obtenir la paix, les -ferait plus volontiers dans la basse que dans la haute Italie, et plus -volontiers encore dans l'une et l'autre Italie qu'en France. Dès que -ces images s'emparaient de son cerveau, il perdait son sang-froid, et -voulait partir pour aller sauver cette couronne, objet de si longs -désirs, prix de tant d'héroïsme. Sa défiance était devenue telle, que, -ne comptant pas même sur sa femme, il en était arrivé à craindre -qu'elle ne se pliât elle-même à la politique de Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> ce -qui était pour lui un nouveau motif de retourner à Naples. -<span class="sidenote" title="En marge">Vains efforts du prince Berthier et du ministre Daru pour -retenir Murat.</span> -Tourmenté -par ces inquiétudes, par les tristes nouvelles qu'il recevait à chaque -instant de la retraite de l'armée, il appela tout à coup le prince -Berthier, qui, quoique à demi-mort, restait major général, et M. Daru -qui n'était chargé que du matériel de l'armée, mais dont le solide -caractère, la haute prudence, faisaient un conseiller toujours -consulté dans les circonstances importantes. Il leur communiqua son -projet de quitter l'armée, allégua sa santé, qui n'était qu'un -prétexte, et résista à toutes les instances du prince Berthier et de -M. Daru, qui firent valoir tour à tour auprès de lui l'intérêt de -l'armée, l'intérêt de sa gloire, le courroux de Napoléon, la -difficulté de trouver un successeur. À cette dernière objection Murat -répondit en indiquant le prince Eugène, et annonça qu'il allait le -mander à Posen. -<span class="sidenote" title="En marge">Murat part en choisissant le prince Eugène pour le -remplacer.</span> -En effet il lui dépêcha un courrier à Thorn, sans lui -dire pourquoi il l'appelait au quartier général. Ce prince étant -arrivé, il lui déclara sa résolution de partir et de le désigner, en -attendant les ordres de Napoléon, comme commandant de la grande armée. -Le prince Eugène, effrayé de cet honneur, par modestie et par -indolence, était cependant le seul qu'on pût choisir, car il s'était -fait beaucoup d'honneur dans la campagne de Russie, y avait déployé -une rare bravoure, quelques connaissances militaires, et de véritables -vertus. Enfin il était prince, ce qui était à considérer dans ce -régime, devenu en peu de temps aussi monarchique que celui de Louis -XIV. Il pressa Murat de rester, ne put réussir à l'y décider, et -finit par accepter avec résignation une <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> charge qu'il -regardait comme très au-dessus de ses forces. Il demeura à Posen avec -les 10 mille hommes de toutes nations que nous avons énumérés, -suppliant le général Reynier et le prince de Schwarzenberg de se -maintenir à Varsovie, ce qui le couvrait vers sa droite, comptant que -vers sa gauche les Russes s'arrêteraient quelque temps au moins devant -Thorn et Dantzig, et ordonnant au général Grenier avec ses 18 mille -hommes, à Augereau avec les 9 ou 10 de la division Lagrange, de se -tenir prêts à venir à son aide s'il en avait besoin.</p> - -<p>Voilà ce qui restait de la grande armée! vingt-cinq mille hommes à -Dantzig, 10 mille dans les places secondaires de la Vistule, 10 mille -de toutes nations à Posen avec le quartier général, quelques Saxons et -Français dominés à Varsovie par les mouvements du prince de -Schwarzenberg, et enfin à Berlin, Grenier et Augereau, avec 28 mille -hommes qu'on n'osait pas déplacer, de crainte d'un soulèvement général -en Allemagne! Il y avait loin de cette situation, aux 200 mille hommes -que Napoléon croyait encore établis sur le Niémen, et disputant aux -Russes Kœnigsberg, Kowno, Grodno, en attendant que 300 mille -nouveaux soldats vinssent à leur secours. La nécessité d'organiser -lui-même ces 300 mille nouveaux soldats avait appelé Napoléon à Paris, -et son départ avait entraîné la perte des 200 mille hommes restés sur -le Niémen! Ainsi il aurait fallu qu'il fût à la fois sur le Niémen -pour sauver les uns, et à Paris pour organiser les autres. En quittant -le Niémen il avait commis une faute militaire, et s'était rendu -coupable d'abandon envers des compagnons <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> d'armes qu'il avait -précipités dans un abîme; en y demeurant, il aurait laissé entre lui -et Paris l'Allemagne insurgée, n'aurait pas saisi d'assez près les -rênes de sa vaste administration, et aurait commis à la fois une faute -politique et administrative, de façon que, quoi qu'il fît, il manquait -quelque part, il commettait des fautes également graves, et s'exposait -à de déplorables interprétations, juste punition d'erreurs immenses et -irréparables!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le baron de Stein et les réfugiés allemands se réunissent à -Kœnigsberg pour y proclamer l'indépendance de l'Allemagne.</span> -Et en ce moment les conséquences politiques de ces erreurs n'étaient -pas moins grandes que leurs conséquences militaires. Le chef des -exilés allemands, le baron de Stein, était avec le général d'York à -Kœnigsberg, y convoquait les états de la province, y faisait -décréter l'armement de toute la population, et l'emploi sans réserve -des ressources pécuniaires du pays. Le dévouement universel répondait -à ces propositions, et des milliers de pamphlets, de proclamations, de -chants populaires, allaient enflammer contre nous les imaginations -allemandes. -<span class="sidenote" title="En marge">Les sociétés secrètes allemandes.</span> -L'Allemagne, depuis quelques années, s'était couverte de -sociétés secrètes, dont la principale, celle de l'<cite>Union de la vertu</cite> -(Tugend-Bund), s'était universellement répandue. -<span class="sidenote" title="En marge">Leur esprit et leur rapide propagation.</span> -L'enthousiasme pour -la patrie allemande, la conviction que, réunie en un seul faisceau, -elle serait invincible, qu'au lieu d'être tour à tour la victime des -États du Nord ou de ceux du Midi, elle leur ferait la loi à tous, et -composerait la première nation du monde; la nécessité dès lors de -s'unir, de ne plus se considérer comme Autrichiens, Bavarois, Saxons, -Prussiens ou Hambourgeois, comme princes, nobles, bourgeois <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> -ou paysans, comme luthériens ou catholiques, mais comme Allemands, -prêts à mourir jusqu'au dernier pour leur pays; la préférence donnée à -tout ce qui était d'origine allemande, en industrie, en usages, en -littérature, telles étaient les idées et les sentiments que ces -sociétés s'étaient attachées à répandre, et qu'elles avaient propagés -avec un succès inouï, car ces idées et ces sentiments convenaient à -toutes les classes de la nation germanique, et répondaient à l'amour -de l'égalité chez les uns, à l'esprit monarchique chez les autres, et -au patriotisme de tous horriblement froissé par notre domination. Ces -sociétés avaient porté de Kœnigsberg aux extrémités de l'Allemagne -non pas seulement l'émotion, qui était naturelle et immense, et -n'avait pas besoin de moyens artificiels pour se communiquer, mais les -mots d'ordre à suivre. -<span class="sidenote" title="En marge">Ces sociétés répandent partout l'idée qu'il faut donner sa -vie et sa fortune pour affranchir l'Allemagne.</span> -Partout, selon l'avis transmis par elles, il -fallait courir aux armes, donner à l'État sa personne et ses biens, se -réunir à l'empereur Alexandre, délivrer les rois asservis à l'alliance -française, et déposer comme indignes ceux qui, pouvant s'affranchir de -cette alliance, voudraient lui rester fidèles. <cite>Vive Alexandre! vivent -les Cosaques!</cite> étaient les cris que dans un délire général on faisait -entendre de toutes parts. Il y avait même de jeunes Allemands qui dans -leur exaltation patriotique prenaient la barbe des Cosaques, et, ce -qui n'est pas moins digne de remarque, les princes et les nobles -excitaient eux-mêmes ce mouvement, qui, malgré un mélange de fidélité -monarchique, était en réalité profondément démocratique, comme en -Espagne, où l'on montrait une égale passion <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> pour la liberté -et pour le roi captif. On soulevait non-seulement le patriotisme -national, non-seulement la fidélité aux princes détrônés ou abaissés, -mais l'amour de la liberté, que Napoléon s'était vanté de contenir en -France et dans le monde. Ainsi ce qu'il flétrissait chez lui sous le -nom d'idéologie, dans toute l'Europe sortait de dessous terre pour -l'assaillir! Singulière leçon qui aurait dû servir à tous, et qui ne -devait profiter à personne, car ces nobles, ces princes, ces prêtres, -invoquant la liberté aujourd'hui contre Napoléon, allaient bientôt, -Napoléon renversé, la contester et la refuser à leurs peuples.</p> - -<p>Cet entraînement, qui ne pouvait être comparé qu'à celui que nous -avions éprouvé nous-mêmes en 1792, à l'apparition du duc de Brunswick, -s'était produit à la fois à Berlin, malgré la présence de nos soldats, -à Dresde, à Munich, à Vienne, malgré notre alliance, à Hambourg, à -Brême, à Cassel, malgré notre domination directe. À Berlin, devant la -belle troupe de Grenier, les Prussiens n'osant faire éclater leurs -ressentiments ni par des actes ni par des cris, laissaient voir -néanmoins sur leurs visages la joie la plus insultante, la -manifestaient à chaque nouvelle fâcheuse pour nous, et refusaient tout -à nos soldats, même à prix d'argent. Cependant comme à côté des -sentiments les plus sincères la cupidité se fait encore jour -quelquefois, on obtenait çà et là des vivres, mais à des prix -exorbitants. Aussi les réquisitions dont nous avions tant usé, en -payant avec des bons liquidables ultérieurement, n'étaient-elles plus -possibles, à moins de provoquer un soulèvement immédiat.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Situation de la Prusse, et perplexités de son roi, -lié d'un côté à Napoléon par un traité d'alliance, et entraîné de -l'autre par les sentiments de ses sujets, qu'il partage.</span> -On doit comprendre la surprise, l'embarras, la perplexité du -malheureux roi de Prusse et de son principal ministre, M. de -Hardenberg. Ce roi probe et sage n'avait cessé de se trouver depuis le -commencement de son règne dans les positions les plus fausses pour un -honnête homme, et un homme de bon sens. On l'avait entraîné en 1806 -contre son gré et contre son instinct secret, à se ruer contre la -France, et il y avait presque perdu sa couronne, car c'était l'avoir à -peu près perdue que d'être privé des deux tiers de ses États, et -d'être pour le tiers restant dans une dépendance absolue. Résolu à ne -plus tomber dans une semblable faute, il s'était en 1812 attaché à -l'alliance française, l'avait même sollicitée, parce qu'abandonné par -l'Autriche et la Russie après avoir été mis en avant par elles, il -s'était cru lui aussi le droit de se sauver en pactisant avec le plus -fort. Tandis qu'il agissait de la sorte, il avait voulu, par un excès -de précaution, faire approuver à l'empereur Alexandre lui-même la -conduite qu'il tenait, et lui avait envoyé M. de Knesebeck, qui, -autorisé ou non, avait poussé les excuses jusqu'à la duplicité envers -la France. Or voilà ce roi, qui, en croyant être en 1812 plus sage -qu'en 1806, semblait s'être égaré encore, et se voyait condamné ou à -manquer de parole envers la France, ce qui était un mauvais acte et un -péril, ou à se battre pour la France qui l'opprimait, contre des amis -qui s'offraient à être ses libérateurs. L'excellent prince ne savait -plus que penser, que faire, que devenir! La joie de voir disparaître -la domination française s'était fait jour dans son cœur, mais la -confusion de s'être de nouveau <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> trompé en devenant l'allié de -la France, la crainte de passer pour traître en l'abandonnant, -empoisonnaient la satisfaction qu'il éprouvait. Le cri violent, -menaçant même de ses sujets, pouvait fournir une excuse en devenant -une contrainte. Mais si cette fois encore ses sujets étaient dans -l'erreur comme en 1806, si ce Napoléon qu'on disait vaincu ne l'était -pas, si au printemps il reparaissait sur l'Elbe vainqueur de ses -ennemis, et s'il en finissait de cette Prusse incorrigible, et -traitait le neveu du grand Frédéric comme la maison de Hesse, -aurait-on une seule plainte à élever? Or, soit crainte de Napoléon, -soit amour-propre de ne s'être pas trompé, Frédéric-Guillaume -inclinait à penser que la France n'était vaincue que pour un moment, -et, suivant les fluctuations ordinaires d'une âme agitée, quand il -l'avait cru quelques heures, il cessait de le croire, puis revenait à -cette opinion, et dans le désordre de son esprit, cédait au fait -actuel, c'est-à-dire à la présence de trente mille Français à Berlin.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation de M. de Hardenberg, plus difficile encore que -celle du roi.</span> -M. de Hardenberg qui, lui aussi, avait envers la France passé de -l'hostilité à l'alliance, était en proie à toutes les perplexités du -roi lui-même, et de plus à celles qui naissaient de sa situation -personnelle. Si les événements condamnaient la politique de l'alliance -avec la France, il y avait pour le roi une excuse toute trouvée, celle -de la faiblesse; mais il n'y en aurait aucune pour M. de Hardenberg: -on imputerait sa conduite à l'ambition, et à la plus basse de toutes -les ambitions, celle qui pactise avec les ennemis de son pays.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le roi, craignant d'être compromis par la conduite du -général d'York, commence par le désavouer.</span> -Le premier mouvement de Frédéric-Guillaume <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> en apprenant la -défection du général d'York, fut de se récrier contre un pareil acte. -Il craignait à la fois d'être compromis avec la France qu'il redoutait -toujours, et de passer pour déloyal, ce qui lui coûtait beaucoup, car -il était vraiment honnête, et tenait surtout à passer pour tel. Il se -hâta de mander auprès de lui le ministre de France, M. de -Saint-Marsan, et de désavouer énergiquement la conduite du général -d'York. Il jura qu'il n'était pour rien dans cette défection. M. de -Saint-Marsan, qui se laissait facilement persuader par l'accent -d'honnêteté de Frédéric-Guillaume, lui affirma qu'il douterait de la -parole de tout le monde avant de douter de la sienne, et alors ce -prince fut soulagé, charmé, et séduit par celle de toutes les -flatteries qui lui allait le plus au cœur, la confiance en sa -loyauté. Dans son premier entraînement, il promit de désavouer -publiquement le général d'York, et de le traduire à une commission -militaire. M. de Saint-Marsan emporta cette promesse comme une sorte -de trophée, qu'il crut utile d'opposer aux déclamations des ennemis de -la France.</p> - -<p>Quand cette déclaration fut connue, les patriotes allemands furent -fort irrités, s'emportèrent contre le roi, contre M. de Hardenberg, -contre la politique du cabinet prussien, et allèrent répétant partout, -comme jadis nos émigrés, que le roi n'était pas libre. Ses ministres -lui dirent qu'il s'était peut-être trop avancé, et après avoir -désavoué le général d'York, il refusa de publier ce désaveu.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Politique de transition imaginée par le roi et M. de -Hardenberg, sous l'inspiration des événements et de la cour -d'Autriche.</span> -Tandis que dans Berlin l'exaltation des esprits était extrême, les -Français qui gardaient cette capitale, <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> et qui avaient le -cœur tout aussi haut que jadis, répondaient aux propos du -patriotisme allemand par des propos non moins provocateurs, et de plus -souverainement imprudents. Quoique Augereau, qui commandait à Berlin, -se montrât cette fois plus réservé que de coutume, de jeunes officiers -dirent que les Français ne se laisseraient pas duper encore par la -Prusse, qu'ils étaient sur leurs gardes, qu'au premier acte de -trahison on désarmerait les troupes prussiennes, qu'on enlèverait même -la cour à Potsdam, et qu'on en finirait d'une puissance toujours -infidèle. Ces propos, qui n'étaient que le résultat du langage -irritant des Prussiens, répétés méchamment au roi, lui inspirèrent -d'abord de la terreur, puis un commencement de calcul assez raffiné. -<span class="sidenote" title="En marge">Cette politique consiste à armer et à s'interposer entre la -France et les puissances belligérantes, pour obtenir une paix -prochaine, et moins oppressive que la précédente.</span> -La pensée d'abandonner la France ne s'était pas jusqu'alors présentée -à son esprit, mais celle de devenir plus indépendant d'elle, grâce aux -événements, de prendre une position intermédiaire entre elle et ses -ennemis, et peut-être de contribuer ainsi à une paix avantageuse, -cette pensée née des circonstances, et aussi, comme on va le voir, des -suggestions de la cour d'Autriche, s'empara tout à fait de -Frédéric-Guillaume. Le seul moyen de la réaliser, c'était, pour le -roi, de quitter la ville de Berlin, vers laquelle marchaient déjà les -Russes dans leur poursuite, les Français dans leur retraite, d'aller -établir sa cour en Silésie, à Breslau par exemple, projet qui n'était -pas nouveau puisqu'on l'avait proposé dès l'année précédente, d'y -stipuler avec les Russes et les Français la neutralité de cette -province, et d'y attendre la suite des événements. Il fallait -<span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> en outre profiter de l'occasion pour armer dans de grandes -proportions. Cette dernière mesure devait à la fois plaire aux -patriotes allemands, qui se flatteraient de faire tourner ces -armements contre la France, et laisser les Français sans une seule -objection, car ils venaient eux-mêmes de demander que la Prusse -doublât son contingent.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le roi veut en armant qu'il n'en coûte rien à la Prusse, et -demande à Napoléon le payement des immenses fournitures faites aux -armées françaises, et la restitution des places de l'Oder.</span> -Pour suffire à ces armements sans recourir à de nouveaux impôts, le -roi se proposait d'exiger de Napoléon le payement des fournitures -faites à l'armée française. Il avait été convenu, en effet, d'après le -dernier traité d'alliance, que le compte de ces fournitures serait -réglé à bref délai, que le payement en serait imputé sur les 48 -millions que devait encore la Prusse, et que si le montant excédait -cette somme le surplus serait soldé comptant. Or les administrateurs -royaux estimaient à 94 millions la valeur des denrées et objets de -tout genre fournis à l'armée française. C'étaient donc 46 millions à -recouvrer, avec lesquels on pourrait tripler l'armée prussienne, la -porter de 42 mille hommes à 120 mille, et en s'unissant à l'Autriche, -faire écouter des paroles raisonnables de paix, tant aux uns qu'aux -autres. La France, de créancière étant devenue débitrice, devait, en -vertu des traités antérieurs, rendre immédiatement les places de -Stettin, de Custrin, de Glogau, et le roi pourrait ainsi se trouver -établi en Silésie à la tête de 120 mille hommes, levés sans qu'il en -coûtât de sacrifice au pays, appuyé sur toutes les places de l'Oder, -approuvé par les patriotes qui demandaient qu'on armât, exempt de -reproche de la part de la France, à laquelle il offrait de rester -fidèle, si elle voulait exécuter <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> littéralement les -engagements pris et rendre à la Prusse une situation convenable. Ainsi -au milieu de ses perplexités, le roi croyant encore Napoléon le plus -fort, ne songeait point à le trahir, mais prétendait en être mieux -traité que par le passé, entendait l'exiger, l'obtenir, et contribuer -de cette manière à une pacification générale de laquelle il sortirait -indépendant et agrandi.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Envoi à Paris de M. de Hatzfeldt pour porter les -propositions de la Prusse.</span> -Il avait annoncé l'envoi à Paris de M. de Hatzfeldt, qui était devenu, -avons-nous dit, l'un des rares amis de la France en Prusse, envoi qui -avait pour but d'écarter tout soupçon de complicité avec le général -d'York. M. de Hatzfeldt fut donc chargé de présenter au gouvernement -français les propositions suivantes: translation de la cour de Prusse -à Breslau, pour y être hors du théâtre des hostilités; extension des -armements prussiens pour mieux servir l'alliance; remboursement de -l'argent dû pour solder ces armements; enfin restitution des places de -l'Oder pour se conformer aux traités et calmer l'esprit public. M. de -Hatzfeldt pouvait avoir à s'expliquer à Paris sur une proposition -singulière, que Napoléon en revenant de Russie avait indirectement -adressée à la cour de Prusse, c'était de s'unir étroitement à la -France par un lien de famille, comme avait fait l'Autriche, et de -marier l'héritier du trône avec une princesse française, laquelle au -surplus restait à trouver. Napoléon avait donné à entendre qu'en -considération de ce lien il rendrait à la Prusse une partie de -l'étendue et de l'indépendance qu'elle avait perdues. Mais ce n'était -plus le temps où les cours de l'Europe pouvaient se décider, en -considération <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> de la puissance de Napoléon, à des alliances -avec sa famille. M. de Hatzfeldt devait donc éviter avec soin -d'aborder ce sujet, et déclarer assez ouvertement que si les -propositions qu'il apportait n'étaient pas acceptées, la Prusse se -considérerait comme libre de tout engagement envers la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation de la cour d'Autriche.</span> -La cour d'Autriche était exactement dans les mêmes perplexités, mais -elle avait pour en sortir à son avantage un public moins passionné, -des scrupules moins gênants, une habileté plus grande. Après avoir -soutenu contre la France quatre guerres opiniâtres, et déployé une -persévérance de haine bien rare, son empereur avait fini par croire -qu'il s'était trompé, et qu'il valait mieux pactiser avec la France -que s'acharner à la combattre. La conduite des diverses cours de -l'Europe était de nature à lui ôter tout scrupule à cet égard, car la -Russie avait accepté à Tilsit l'alliance de la France, et ne s'en -était pas dégoûtée après les événements de Bayonne, et la Prusse -n'avait montré qu'un regret, celui de n'y avoir pas été comprise. -<span class="sidenote" title="En marge">Embarras de l'empereur François et de M. de Metternich, qui -ont adopté la politique d'alliance avec la France, au moment même où -la puissance de Napoléon semble près de s'écrouler.</span> -Un grand ministre, M. de Metternich, était venu de Paris après la -bataille de Wagram conseiller à son maître d'adopter la politique de -l'alliance française comme la seule bonne, et en outre d'y mettre sa -fille comme enjeu. L'empereur François après avoir consulté cette -fille, car il était incapable de la contraindre, y avait consenti, et -était devenu le beau-père, puis l'allié de son ennemi. Se serait-il -donc trompé cette fois encore, et son ministre avec lui? Après avoir -reconnu l'un et l'autre les inconvénients de la politique hostile, -n'auraient-ils abandonné cette politique qu'au <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> moment juste -où elle devenait bonne, et n'auraient-ils été sages que hors de -saison? Ils pouvaient, comme le roi de Prusse et comme M. de -Hardenberg, se le demander, en voyant ce qui se passait, mais ils -n'étaient pas gens à s'en tourmenter autant, parce qu'ils étaient gens -à s'en mieux tirer. L'empereur François, esprit fin, calme et assez -railleur, et bon père aussi, quoi qu'on en ait dit, n'avait vu dans la -catastrophe de Moscou qu'une occasion de faire mieux apprécier par la -France l'alliance de l'Autriche, de la lui faire en même temps payer -plus cher, et si elle ne voulait pas en donner le prix convenable, de -la porter ailleurs, sans toutefois aller plus loin que d'imposer aux -parties belligérantes une paix toute germanique. Sa fille un peu moins -puissante le serait bien encore assez, et l'Autriche redevenue plus -forte, l'Allemagne plus indépendante, il aurait rempli tous ses -devoirs de souverain, sans manquer à ses sentiments de père. Il ne -voyait donc pas dans les derniers événements matière à s'affliger, il -en avait même conçu une secrète joie, qui eût été sans mélange, s'il -n'avait été exposé aux sarcasmes de ceux qui blâmaient un mariage -contracté si mal à propos. M. de Metternich avait, lui, d'autres -préoccupations. Allait-il, en s'obstinant dans une erreur, si -toutefois sa politique en avait été une, périr pour demeurer -conséquent avec lui-même? Ce sont là des façons d'agir propres aux -pays libres, où tout se passe à la face des nations, et où l'on est -contraint de ne pas se démentir soi-même. Dans les gouvernements -absolus, au contraire, où tout se passe en silence et s'apprécie par -le résultat, on se <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> comporte autrement. M. de Metternich, qui -ne s'était pas fait en 1810 un principe d'honneur de combattre la -France jusqu'à extinction, n'entendait pas s'en faire un de la servir -jusqu'à extinction en 1813. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich, avec une grande sûreté de jugement, -n'hésite pas à modifier cette politique, et, sans abandonner la -France, à profiter de l'occasion pour lui faire accepter une paix -toute germanique.</span> -Il avait mis sa grandeur dans une -politique quand il l'avait jugée bonne, il allait la mettre dans une -autre, quand cette autre lui semblerait devenue bonne à son tour. Il -avait d'ailleurs une raison bien suffisante pour se conduire de la -sorte, l'intérêt de son pays. Il voyait le moyen, en changeant à -propos, non-seulement de conserver sa position personnelle, mais aussi -de rendre à l'Autriche une situation plus haute, et à l'Allemagne une -situation plus indépendante: il n'y avait pas à hésiter. On a souvent -changé de politique par des motifs moins grands et moins avouables. -Seulement il ne fallait pas commettre d'imprudence, car bien que -d'après les dernières nouvelles de Pologne, Napoléon parût plus vaincu -qu'on ne l'avait cru au premier moment, cependant il n'était pas -détruit; il pouvait encore frapper des coups terribles, peut-être -recouvrer toute sa puissance, et punir cruellement des alliés -infidèles. Il fallait donc passer par une transition habile, qui -sauverait à la fois la sûreté de l'Autriche, la dignité de l'empereur -François, et la pudeur de son ministre. Sans renier l'alliance, parler -tout de suite de paix, en parler pour soi d'abord, puis pour tout le -monde, et en particulier pour la France, était une conduite -parfaitement naturelle, parfaitement explicable, et honnête en réalité -comme en apparence. -<span class="sidenote" title="En marge">La base de la paix doit être l'indépendance de l'Allemagne, -et une amélioration de situation pour l'Autriche.</span> -Tandis qu'on parlerait ostensiblement de cette -paix à la France, on pouvait en stipuler secrètement les conditions -<span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> avec la Prusse d'abord, puis avec la Saxe, la Bavière, le -Wurtemberg, avec tous les États allemands opprimés. -<span class="sidenote" title="En marge">Cette paix concertée avec les puissances allemandes, et -appuyée par de vastes armements, doit être proposée à toutes les -puissances belligérantes, en pesant fortement sur celles qui se -refuseraient à l'accepter.</span> -Après avoir ainsi -concerté cette paix avec l'Allemagne, à laquelle on tâcherait de -rendre son indépendance, sans contester à la France une grandeur que -personne alors ne songeait à lui disputer, on armerait avec la plus -grande activité, ce qui devait être applaudi en Prusse comme en -Autriche par les patriotes allemands, et supporté par la France -elle-même, qui avait demandé à tous ses alliés une augmentation de -contingents; puis cela fait, on offrirait cette paix à la Russie, à -l'Angleterre, à la France, et on n'hésiterait pas à l'imposer à la -partie récalcitrante. Cent mille Prussiens, deux cent mille -Autrichiens, cent mille Saxons, Bavarois, Wurtembergeois, Hessois, -etc., devaient décider la lutte au profit de la France, si elle -acceptait les conditions rejetées par la Russie et l'Angleterre, sinon -la décider contre elle, si le refus venait de sa part. Moyennant qu'on -ne se hâtât point, qu'on prît le temps d'armer avant de se prononcer, -qu'on laissât même les belligérants s'épuiser davantage, s'ils étaient -pressés de s'égorger de nouveau, on arriverait d'autant plus à propos -qu'on arriverait plus tard; et non-seulement il y aurait ainsi moyen -d'atteindre à un résultat patriotique pour l'Allemagne, mais encore de -se conduire avec une parfaite convenance, car une paix qui, en -relevant l'Allemagne, n'abaisserait pas véritablement la France, et ne -retrancherait de son état actuel que certains excès de grandeur -intolérables pour ses voisins, lui pouvait être proposée tout en -restant fidèle à son alliance, et <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> avec d'autant plus de -fondement, que pour faire accepter une paix de ce genre il faudrait -certainement menacer la Russie et l'Angleterre de toutes les forces -des puissances germaniques. Si enfin, après qu'on se serait comporté -avec tant de modération, Napoléon se refusait à tout arrangement -raisonnable, on serait quitte envers lui, et on pourrait lui montrer -l'épée de l'Autriche, sans avoir à rougir de la conduite qu'on aurait -tenue.</p> - -<p>M. de Metternich aperçut tout de suite et avec un rare génie politique -le parti qu'il pouvait tirer de cette situation, et il résolut en -sauvant sa fortune personnelle d'un faux pas, de refaire celle de -l'Autriche, celle de l'Allemagne, sans manquer à la France dont il -était l'allié actuel et avoué. D'accord en tout point avec l'empereur -François, qui dans cette conduite voyait ses intérêts de souverain, -ses devoirs de père, et son honneur d'homme et de prince ménagés à la -fois, il agit dès le premier jour avec la promptitude, la suite, la -fermeté d'une résolution bien réfléchie, et bien arrêtée. À l'instant -même il fit commencer les armements de l'Autriche, puis il se mit à -nouer des liens secrets avec la Prusse, avec la Bavière, avec la Saxe, -à leur parler à toutes d'une paix conçue dans l'intérêt de -l'Allemagne, et à parler en même temps à la France de paix prochaine, -de paix suffisamment glorieuse, mais urgente, et indispensable à elle -comme à toutes les autres contrées de l'Europe. En réponse à la lettre -que Napoléon avait adressée de Dresde à l'empereur d'Autriche, M. de -Metternich fit écrire par le beau-père au gendre une lettre amicale, -paternelle, conseillant la paix sans <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> détour, la conseillant -comme beau-père, comme ami, comme allié. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Bubna chargé d'apporter à Paris les vues de la cour -d'Autriche.</span> -M. de Bubna, envoyé à Paris -sur la provocation de Napoléon qui avait demandé qu'il y eût quelqu'un -d'important pour représenter l'empereur François auprès de lui, M. de -Bubna fut chargé de protester de la fidélité de l'Autriche à -l'alliance française, mais de recommander fortement la paix, au nom de -l'Europe qui en avait besoin, au nom de la France à qui elle n'était -pas moins nécessaire, de dire que si on n'y prenait garde on -trouverait bientôt peut-être le monde entier soulevé contre Napoléon, -que la lutte alors pourrait devenir terrible, de dire cela -très-amicalement, sans paraître donner une leçon, mais avec un accent -qui annonçât une conviction profonde, et qui plus tard autorisât à se -considérer comme dégagé envers un allié sourd à tous les sages -conseils. M. de Bubna fut même positivement chargé d'offrir -l'intervention de l'Autriche, qu'on n'allait pas encore jusqu'à -appeler une médiation, auprès des diverses puissances belligérantes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet produit sur Napoléon par la nouvelle des pertes -essuyées depuis son départ de Smorgoni, et par les manifestations -politiques des cours allemandes.</span> -Telles sont les communications qui dans les premiers jours de janvier -1813 assaillirent toutes à la fois le génie de Napoléon. Au lieu des -restes imposants de la grande armée réunis sur le Niémen, et y tenant -tête aux Russes depuis Grodno jusqu'à Kœnigsberg, en attendant que -trois cent mille jeunes soldats vinssent les rejoindre, Napoléon -voyait ces restes à peu près détruits, se repliant sur l'Oder sans -pouvoir s'arrêter nulle part, vivement poussés de front par les -Russes, fortement menacés en arrière par les Allemands; il entendait -les cris enthousiastes <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> de l'Allemagne prête à se soulever -tout entière, et il était entouré d'alliés qui, parlant de leur -fidélité pour la forme, donnaient des conseils, signifiaient des -conditions, et non-seulement faisaient douter de leur dévouement, mais -semblaient eux-mêmes douter de celui de la France, épuisée de sang, -fatiguée de despotisme.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Premières mesures tendant à recueillir les restes de -l'armée.</span> -Quoiqu'il se fût fait un cœur de soldat, qui passe sans être abattu -de la prospérité aux revers, Napoléon fut profondément affecté; mais -il résolut de se roidir, et de ne pas laisser apercevoir les -agitations de son âme, où les plus sinistres pressentiments et les -plus aveugles illusions se succédaient tour à tour.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Irritation de Napoléon contre Murat.</span> -Après s'être livré à un premier mouvement d'irritation contre Murat, -auquel il imputait à tort les malheurs de la retraite, à ce point -qu'il avait songé un moment à le faire arrêter<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="smaller">[4]</span></a>, il se calma, -confirma la nomination du prince Eugène, qu'il eût au surplus choisi -lui-même s'il avait été sur les lieux, et fit annoncer ce changement -par un article au <cite>Moniteur</cite>. Cet article extrêmement fâcheux pour -Murat était conçu dans les termes suivants: «Le roi de Naples étant -indisposé a dû quitter le commandement de <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> l'armée qu'il a -remis entre les mains du vice-roi. Ce dernier a plus d'habitude d'une -grande administration, il a la confiance entière de l'Empereur.» -<span class="sidenote" title="En marge">Conseils au prince Eugène.</span> -Napoléon prescrivit ensuite avec la sûreté de jugement qui lui était -ordinaire, les dispositions réclamées par les circonstances. Il -témoigna confiance au prince Eugène afin de l'encourager; il s'efforça -de le rassurer sur les dangers qui le menaçaient, lui fit sentir que -les Russes n'oseraient point avancer en voyant 40 mille Français à -leur droite dans les places de la Vistule, et à leur gauche, autour de -Varsovie, 40 mille Saxons et Autrichiens, fidèles encore, quoique peu -actifs. Bien qu'il ne voulût pas fatiguer et compromettre dans des -mouvements prématurés les troupes réunies à Berlin, il autorisa le -prince Eugène à rapprocher de lui la division Lagrange, ainsi que le -corps du général Grenier, et lui dit avec raison qu'ayant dès lors -près de 40 mille hommes avec les 10 mille qui suivaient le quartier -général, il ne serait certainement pas attaqué par les Russes, s'il -prenait une attitude ferme et décidée. -<span class="sidenote" title="En marge">Envoi d'un premier secours de 60 mille hommes.</span> -C'était d'ailleurs un mois tout -au plus à passer de la sorte, car Napoléon n'ayant pas perdu une -minute depuis vingt jours qu'il était à Paris, allait être en mesure -d'envoyer sur l'Elbe 60 mille hommes de renfort, ce qui élèverait à -100 mille hommes les forces du prince Eugène, et le rendrait -inattaquable pour quelque ennemi que ce fût. Du reste les Russes -obligés de laisser au moins 60 mille hommes devant les places de la -basse Vistule, 40 mille sous Varsovie, n'avaient pas encore de quoi -porter en avant une masse offensive de quelque importance. Posen et -<span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> l'Oder semblaient donc être le terme extrême où devait -s'arrêter notre fatale retraite.</p> - -<p>Ce qui pressait le plus c'était la cavalerie, car les Russes en -avaient une immense, tant régulière qu'irrégulière, et semaient la -terreur en tous lieux en poussant devant eux les Cosaques qu'on -craignait parce qu'on ne les connaissait pas, et qu'on ignorait qu'il -suffisait de quelques hommes à pied pour les mettre en fuite. -<span class="sidenote" title="En marge">Mesures d'urgence pour procurer un peu de cavalerie au -prince Eugène.</span> -Il aurait fallu avoir sur-le-champ plusieurs milliers de cavaliers, et -soit en débris de la garde, soit en cavalerie venue d'Italie avec le -général Grenier, le prince Eugène n'avait pas trois mille hommes à -cheval. Napoléon ordonna au général Bourcier qui était chargé en -Allemagne et en Pologne d'assurer les remontes, de payer les chevaux -comptant et à tout prix, de les prendre de force quand il n'en -trouverait pas à acheter, de remettre ainsi à cheval les cavaliers -revenus à pied de Russie, et d'expédier sans retard au prince Eugène -tout ce qu'il serait parvenu à équiper. Napoléon fit inviter en outre -les princes de la Confédération du Rhin, dans l'intérêt de leurs -propres États exposés aux courses des Cosaques, à lui envoyer ce -qu'ils auraient de disponible en fait de cavalerie, fût-ce un escadron -de cent hommes, s'il était prêt à partir. Le roi de Saxe avait gardé -deux régiments de cuirassiers et deux régiments de hussards et -chasseurs, formant un corps d'environ 2,400 cavaliers de la plus -excellente qualité. Napoléon les lui fit demander avec instance, pour -les diriger sur Posen. Tout cela devait sous quelques jours procurer -trois à quatre mille hommes de cavalerie au prince Eugène, <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> -qui en aurait ainsi six ou sept mille, et pourrait contenir l'audace -des coureurs ennemis.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mise en état de défense des places de la Vistule, de l'Oder -et de l'Elbe.</span> -Napoléon recommanda au prince Eugène après avoir pourvu de fortes -garnisons les deux principales places de la Vistule, Thorn et Dantzig, -de faire refluer sur les places de l'Oder les débris des anciens corps -dont on avait d'abord assigné le ralliement sur la Vistule, -d'approvisionner immédiatement Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, d'y -employer l'argent, après l'argent la force, d'enlever à dix ou quinze -lieues à la ronde les grains, le bétail, le bois surtout, de couper -pour se procurer du bois jusqu'aux arbres des promenades publiques, de -ne pas s'inquiéter des autorités prussiennes, avec lesquelles on -s'entendrait plus tard; de s'occuper ensuite des places de l'Elbe, -destinées à former une troisième ligne, de Torgau, de Wittenberg, de -Magdebourg, de Hambourg, de les armer et de les munir de vivres, de -recueillir dans ces places le matériel, et les caisses publiques, dont -on avait laissé enlever la principale, celle de Wilna, ce qui nous -avait coûté dix millions; de n'avoir dans chaque endroit que les fonds -indispensables; d'acheminer sur le Rhin presque tous les cadres de la -grande armée, puisqu'il fallait renoncer à l'espérance de former avec -les soldats revenus de Russie, non pas trois, non pas deux bataillons -par régiment, mais un seul; de conserver un cadre de bataillon par six -cents hommes, de renvoyer le reste, et notamment cette masse de -généraux sans troupes qui tenaient au quartier général le langage le -plus fâcheux, de ne garder auprès de lui que le maréchal Ney, pour le -lancer sur les premiers Russes qui <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> se présenteraient, de -presser enfin la réorganisation des troupes polonaises, de leur -fournir l'argent dont elles auraient besoin, et de les rassurer sur -leur sort en annonçant que quel que fût le destin de la Pologne, les -Polonais seraient tous à la solde de la France, et seraient Français -s'ils ne pouvaient être Polonais.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ces précautions d'urgence adoptées, Napoléon s'occupe des -mesures fondamentales.</span> -Ces premières dispositions d'urgence une fois prises, il s'occupa à -l'instant même des mesures fondamentales. Ces mesures décidées dans -son esprit dès le premier jour, étaient cependant l'objet de quelque -doute encore, sous le rapport de l'étendue, parce qu'il avait voulu, -avant de les annoncer, que les circonstances se fussent plus -complétement développées. Le triste état dans lequel arrivaient les -débris de l'armée, un mouvement rétrograde qui au lieu de s'arrêter à -Kœnigsberg, à Kowno, à Grodno, ne s'était pas encore arrêté à -Posen, la défection du général d'York, le mouvement populaire dont -cette défection avait été le signal en Allemagne, étaient des -événements tellement graves, qu'il devenait convenable et même urgent -de parler à la nation française, de lui demander de grands efforts, et -de la provoquer surtout à manifester ses sentiments patriotiques, en -réponse à l'exaltation nationale qu'on cherchait à exciter contre -elle.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Levée de cinq cent mille hommes, et appel patriotique fait -à la France.</span> -Napoléon avait sous la main, comme nous l'avons dit, environ 140 mille -conscrits de 1813, appelés en septembre, et remplissant déjà les -dépôts. Il avait en outre les cent bataillons de cohortes, ceux-là -parfaitement instruits, remplis d'hommes faits, mais ne présentant -sous le rapport des officiers qu'une organisation provisoire. C'était -une première ressource <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> de 240 à 250 mille hommes, fort -importante, et à peu près disponible. Napoléon résolut de la doubler -tout de suite, et de la porter à 500 mille hommes.</p> - -<p>Grâce aux facilités qu'on trouvait dans l'institution de la garde -nationale, laquelle avait été divisée en trois bans, comprenant les -citoyens de vingt à vingt-six ans, ceux de vingt-six à quarante, enfin -ceux de quarante à soixante, on avait, en puisant dans le premier ban, -composé les cohortes d'hommes non mariés, moins nécessaires à leurs -familles, et ayant acquis toute la force virile. Napoléon résolut de -se procurer encore une centaine de mille hommes de cette qualité, en -revenant sur les classes de 1809, 1810, 1811, 1812, pour leur faire -subir un nouvel appel. Aujourd'hui en France on ne prend que le quart -ou le cinquième de chaque classe, afin de ne point épuiser la -population, et toute classe, après l'appel qui lui a été fait, est -définitivement libérée. Alors on prenait le tiers, puis on revenait -après coup sur les classes qui avaient déjà fourni leur contingent, et -on y opérait un nouveau triage pour y choisir les hommes qui avaient -acquis à vingt-deux, à vingt-trois, à vingt-quatre ans, les conditions -de taille et de force physique qu'ils ne remplissaient pas à vingt et -un. C'est par un appel de ce genre sur les classes anciennement -libérées que Napoléon songea à se procurer encore les 100 mille hommes -faits dont il avait besoin, et avec lesquels il voulait recomposer les -corps spéciaux. Mais les six dernières classes ayant fourni aux -cohortes en vertu des lois sur la garde nationale, il ne <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> -s'adressa qu'aux quatre dernières, celles de 1809, 1810, 1811, 1812. -Enfin il résolut d'exiger tout de suite la conscription de 1814, qui -devait venir remplacer dans les dépôts celle de 1813, de manière que -les armées actives complétées, les dépôts se trouveraient encore -pleins. -<span class="sidenote" title="En marge">Emploi des cinq cent mille hommes appelés sous les -drapeaux.</span> -Ainsi sur 500 mille hommes qu'il aurait à sa disposition, 350 -mille partiraient immédiatement pour aller former avec ce qui restait -sur la Vistule et l'Oder une masse de 450 mille combattants, et on en -conserverait dans les dépôts 150 mille, pour garder l'intérieur et les -frontières, les armées d'Espagne n'ayant rien perdu de leur effectif. -Napoléon songeait aussi à se faire offrir des dons volontaires qui -auraient, outre une certaine valeur matérielle, l'avantage d'une -grande manifestation nationale.</p> - -<p>Sur les 500 mille hommes dont nous venons de parler, il n'y avait de -mesure législative à décréter que pour 350 mille. En effet la -conscription de 1813 avait déjà été votée et levée; les 100 mille -hommes des cohortes étaient réunis, mais il fallait par un vote du -Sénat se faire autoriser à les employer hors des frontières; les 100 -mille hommes à prendre sur les quatre dernières classes, enfin la -conscription de 1814 étaient entièrement à demander. On prépara un -sénatus-consulte embrassant ces diverses mesures; on y ajouta un -rapport de M. de Bassano, où la défection du général d'York était -longuement et vivement racontée, où les mouvements de l'Allemagne -étaient présentés comme des agitations anarchiques excitées par les -souverains à l'instigation de l'Angleterre, où l'on mettait en -comparaison l'ordre <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> régulier maintenu en France, avec le -désordre imprudemment favorisé en Europe par des princes d'ancienne -origine, où l'on cherchait en un mot à réveiller, outre la haine de -l'étranger, un grand effroi des troubles révolutionnaires, effroi du -reste que la conspiration du général Malet avait de nouveau rendu -assez général en France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon convoque un conseil extraordinaire pour lui -soumettre les mesures proposées et le consulter sur la conduite à -tenir envers les puissances.</span> -Avant d'envoyer ce sénatus-consulte au Sénat, Napoléon voulut -convoquer un conseil extraordinaire, dans lequel il s'entretiendrait -avec quelques personnages éminents de la situation de l'Europe, et des -mesures à prendre pour terminer la grande lutte dans laquelle on était -engagé. Peu habitué à consulter même ses ministres, ne tenant avec -chacun d'eux que des conseils particuliers sur des objets spéciaux, se -réservant exclusivement l'ensemble du gouvernement, il était devenu un -peu plus communicatif depuis ses malheurs, et sans être plus que de -coutume enclin à suivre l'avis d'autrui, il était disposé à en faire -le semblant, pour associer plus de monde à son action. Au surplus, il -était décidé à se conduire en soldat, à dépouiller même le souverain -dont il avait eu beaucoup trop le faste dans la campagne de 1812, à -être véritablement le général Bonaparte, et à revenir ainsi vers ces -temps où travaillant jour et nuit, vivant presque à cheval, il -n'obtenait qu'au prix de soins infinis les faveurs que la fortune -semblait lui dispenser à pleines mains. Il était donc résolu à expier -ses fautes, à les expier par des prodiges d'application et d'énergie, -mais malheureusement il n'était pas résolu à les expier aussi par la -modération, car pour se sauver (et il en <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> était temps encore), -il eût fallu désarmer le monde par deux moyens, la force et la -modération. Or de ces deux moyens, il n'en admettait qu'un, la force, -non pas qu'il ne songeât point à la paix, il en éprouvait le besoin au -contraire, et il la désirait sincèrement; mais il voulait vaincre -d'abord, afin de reprendre son ascendant, et puis dicter la paix, une -paix à sa mesure, légèrement accommodée aux circonstances, mais ne -répondant ni à l'état présent des esprits, ni au changement qui -s'était opéré dans les dispositions de l'Europe.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions et langage des personnages que Napoléon allait -consulter.</span> -Depuis son retour, ce n'était parmi ceux qui l'entouraient qu'un -concert de vœux publics ou secrets pour la paix la plus prompte. -<span class="sidenote" title="En marge">MM. de Cambacérès, de Talleyrand, de Rovigo, Mollien, -Duroc, de Caulaincourt, se prononcent journellement pour la paix.</span> -L'archichancelier avec sa gravité et sa réserve accoutumées, M. de -Talleyrand avec son insouciance tantôt affectée, tantôt réelle, le duc -de Rovigo avec la hardiesse d'un familier habitué à tout dire, M. -Mollien avec le chagrin d'un financier obéré, enfin, parmi les grands -officiers de la cour, le grand maréchal Duroc avec sa discrète -sagesse, M. de Caulaincourt avec la fermeté d'un bon citoyen, -insinuaient ou déclaraient tout haut qu'il fallait la paix, qu'il la -fallait plus ou moins avantageuse, mais qu'il la fallait quelle -qu'elle fût, sous peine de périr. M. de Caulaincourt, qui dans ces -circonstances se conduisit de manière à mériter l'estime éternelle des -honnêtes gens, était le plus hardi, le plus opiniâtre à demander la -paix. -<span class="sidenote" title="En marge">Opinion de Napoléon.</span> -À toutes ces instances Napoléon répondait qu'il la voulait lui -aussi, qu'il en sentait la nécessité, mais qu'il fallait la gagner par -un suprême et dernier effort, ce qui était complétement vrai. Il -ajoutait <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> qu'en la désirant, en étant décidé à la faire, on ne -devait pas trop le laisser voir, car tout serait perdu si on croyait -en Europe le courage de la France ébranlé, ce qui était vrai encore, -mais à une condition, c'est qu'en se montrant résolus à combattre, on -ne désespérerait pas ceux qui, moyennant quelques concessions, étaient -prêts, comme l'Autriche, à s'unir à nous pour imposer la modération à -tout le monde.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Opinion de M. de Bassano.</span> -Parmi les grands personnages qui, autour de Napoléon, enhardis par le -péril, peut-être aussi par la diminution du prestige, commençaient à -manifester une opinion, un seul, toujours assuré, portant toujours -haut son visage satisfait, M. de Bassano, était aussi confiant que si -les événements de Russie ne s'étaient pas accomplis. Napoléon, à -l'entendre, invincible quoique vaincu, réparerait bientôt un malheur -qui n'était après tout qu'un mauvais hiver, replacerait l'Europe à ses -pieds, et dicterait les conditions de la pacification générale. Ces -vaines paroles, dont au fond Napoléon appréciait la valeur, lui -plaisaient néanmoins, et même sans y croire il aimait à entendre dire -qu'il était encore aussi puissant qu'autrefois. Pourtant, il y aurait -eu un plaisir moins dangereux, et peut-être plus doux à lui procurer, -c'eût été de lui montrer sans cesse l'urgente, l'absolue nécessité des -sacrifices, et de préparer ainsi à son orgueil souffrant une excuse -pour céder.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La question consiste moins dans le principe des -négociations, que tout le monde est d'avis d'ouvrir, que dans le mode -de ces négociations.</span> -Du reste, Napoléon, nous le répétons, ne repoussait pas l'idée des -négociations, il disputait seulement sur les formes à employer pour -les ouvrir. Il se présentait en effet une question toute politique, -<span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> dont l'importance était fort grande, et qui était vivement -débattue autour de Napoléon, malgré le silence habituel dans lequel se -renfermaient les hommes qui l'approchaient. Le principe des -négociations admis, il s'agissait de savoir comment on les entamerait, -si on se prêterait aux vues de l'Autriche, en consentant à lui laisser -prendre le rôle officieux dont elle semblait pressée de se charger, ou -si, négligeant les intermédiaires plus ou moins sincères et -désintéressés, on irait droit à la partie adverse, c'est-à-dire à la -Russie, pour s'entendre franchement avec elle, et en finir d'une lutte -inutile et désastreuse. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Caulaincourt serait d'avis de s'aboucher directement -avec la Russie, sans passer par l'intermédiaire de l'Autriche.</span> -M. de Caulaincourt, fort habitué à traiter -avec la cour de Russie, tout plein de ses souvenirs de 1810 et de -1811, frappé encore des efforts de l'empereur Alexandre pour éviter la -guerre, espérait, en se présentant à ce prince, lui faire agréer une -paix honorable pour les deux parties; et ce n'était pas le désir de -ressaisir un grand emploi diplomatique auquel il avait volontairement -renoncé, qui le faisait parler de la sorte, mais le dévouement à une -dynastie à laquelle il s'était attaché, à la France qu'il croyait en -péril. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Bassano est d'un avis contraire.</span> -M. de Bassano était d'un avis tout contraire. Ayant beaucoup de -liaisons particulières avec la cour de Vienne depuis le mariage de -Napoléon, il voulait négocier par le canal de l'Autriche, devenir -ainsi l'auteur d'une paix que tout le monde désirait, qu'il désirait -lui-même, mais à la manière de Napoléon, c'est-à-dire avec des -exigences qui devaient la rendre impossible. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Talleyrand incline à l'opinion de M. de -Caulaincourt.</span> -M. de Talleyrand qui -employait à rire de M. de Bassano le temps qu'il ne consacrait plus -au service de l'État, et que <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> Napoléon eût mieux fait -d'utiliser pour lui-même en le rappelant au ministère, M. de -Talleyrand, par des raisons fort plausibles, et par aversion pour M. -de Bassano, était, contre sa coutume, opposé à l'Autriche, et à -l'importance qu'il s'agissait de lui donner.</p> - -<p>Il est bien certain qu'à voir les allures de la cour de Vienne, on -pouvait craindre qu'en offrant de s'entremettre, elle ne passât -prochainement d'un rôle officieux à un rôle dominateur, et qu'après -avoir modestement conseillé la paix, elle ne finît par l'imposer les -armes à la main. Dans ses rapports avec la France surtout, la -médiation qui commençait par le langage le plus amical, le plus -paternel même, était une manière parfaitement commode de passer du -rôle d'allié à celui d'arbitre, et bientôt peut-être, si l'arbitre -n'était pas écouté, au rôle d'ennemi. Aussi la faire entrer le moins -possible dans les grandes affaires du moment, renoncer aux services -militaires et politiques qu'on pouvait en obtenir, si on ne voulait -pas les payer, et la négliger pour s'adresser directement à la Russie, -était ce qu'il y avait de plus sage et de plus habile. -<span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité de s'aboucher directement avec la Russie, à -cause des dispositions actuelles de l'empereur Alexandre.</span> -Mais il y avait -une difficulté presque insurmontable à suivre cette conduite, -c'étaient les nouvelles dispositions de l'empereur Alexandre. M. de -Caulaincourt l'avait laissé timide, tremblant à l'idée de rencontrer -Napoléon sur un champ de bataille, et prêt aux plus grands sacrifices -pour éviter cette extrémité. Mais arrivé tout à coup par suite -d'événements extraordinaires au rôle de vainqueur de Napoléon, -enorgueilli au dernier point de cette situation si nouvelle, enflé de -l'espérance <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> d'être le libérateur de l'Europe, enivré par les -applaudissements des Allemands, il était devenu inabordable, et -probablement M. de Caulaincourt, rencontrant auprès de lui des égards -personnels mais aucune condescendance, eût supporté moins qu'un autre -ce changement d'attitude si récent et si complet, et eût rompu -brusquement. L'abouchement direct avec Alexandre était donc à peu près -impraticable, et dès lors il n'y avait de recours possible aux -négociations que par l'intermédiaire de l'Autriche. -<span class="sidenote" title="En marge">Dans cette situation, il y a nécessité d'accepter les -services de l'Autriche, et dès lors de s'entendre avec elle.</span> -Sous ce dernier -rapport, M. de Bassano avait raison; mais en quoi il se trompait, -c'était dans la manière d'employer les bons offices de la cour de -Vienne, et surtout de les payer. Dans le fond cette cour n'avait -l'intention ni de détruire, ni d'abaisser la France, par crainte -d'abord, car Napoléon l'effrayait toujours, par pudeur aussi, car le -mariage était trop récent pour qu'on n'en tînt pas compte. Mais elle -voulait profiter de l'occasion pour refaire la situation de l'Autriche -et de l'Allemagne, ce qui était fort naturel et fort légitime. Il -fallait le reconnaître, s'y résigner, quelque désagréable que cela pût -être, parce qu'on s'y était exposé par de grandes fautes, parce qu'au -fond l'intérêt réel de la France y était moins compromis que -l'amour-propre de Napoléon, et une fois résigné, entrer franchement en -communication avec la cour de Vienne, se mettre d'accord avec elle, la -laisser faire ensuite, pendant qu'on gagnerait encore quelques grandes -batailles, qui seraient dans ses mains un moyen de rendre les coalisés -raisonnables, et dans les nôtres un moyen de lui payer à elle ses -services un peu moins cher.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> <span class="sidenote" title="En marge">À défaut de cette manière de procéder, il reste -une seule conduite, c'est de n'avoir aucun recours à l'Autriche, et de -la laisser en dehors des affaires présentes.</span> -Si on ne voulait pas se plier aux circonstances, ce qui après -l'expédition de Russie était le plus triste des égarements, il y avait -encore une autre conduite à tenir, c'était, en affectant les bons -rapports avec l'Autriche, en écoutant ses conseils avec une déférence -apparente, de se tenir à distance d'elle, de ne pas chercher à -l'employer, de ne réclamer de sa part aucun service ni diplomatique ni -militaire, car tout ce qu'on lui demandait sous le rapport -diplomatique l'autorisait à se mêler des conditions de la paix, ce qui -était un acheminement à les dicter, et ce qu'on lui demandait sous le -rapport militaire l'autorisait à armer, ce qui était un acheminement à -nous faire la guerre.</p> - -<p>Il fallait donc ou s'adresser directement et tout de suite à la -Russie, si la chose était possible, ou si elle ne l'était pas, -s'adresser à l'Autriche, franchement, cordialement, en étant prêt à -lui payer ses services, ou enfin, si on n'avait pas cette sagesse, -l'employer aussi peu que possible, et ne pas agrandir nous-mêmes une -importance et des forces qui devaient bientôt être employées contre -nous. Toutes autres vues que celles-là étaient dans le moment dénuées -de raison.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Conseil solennel tenu aux Tuileries sur la politique -extérieure de la France.</span> -Ce sont ces diverses questions, celles de la paix, du mode des -négociations, de l'étendue des armements, que Napoléon voulut traiter -dans un conseil spécial, qu'il réunit aux Tuileries dans les premiers -jours de janvier, et qu'il composa d'hommes parfaitement compétents. -Dans un pays où les ministres auraient été responsables, c'est-à-dire -auteurs de la direction des affaires, il aurait dû n'y admettre que -<span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> des ministres; dans un pays où il était seul auteur de toutes -les déterminations, il choisit parmi les hommes de son entourage les -plus expérimentés dans les matières qu'on avait à traiter. Il désirait -tirer de ce conseil quelques lumières, s'il pouvait, mais surtout -faire preuve de dispositions pacifiques, et une fois qu'un système -aurait été adopté, obtenir autour de lui un complet accord de volontés -et de langage.</p> - -<p>Les personnages appelés, et la plupart d'après la désignation de M. de -Bassano, furent, outre M. de Bassano lui-même, l'archichancelier -Cambacérès, le prince de Talleyrand, M. de Caulaincourt, M. le duc de -Cadore (de Champagny), ancien ambassadeur et ancien ministre des -affaires étrangères, enfin les deux principaux commis de ce -département, MM. de la Besnardière et d'Hauterive. Certes il eût été -difficile de réunir plus de savoir, et plus de vrai désir de sauver -Napoléon et l'État lui-même.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Exposé fait par Napoléon des questions à résoudre.</span> -Napoléon, calme et grave, exposa brièvement la situation, ordonna la -lecture des décrets qu'on devait présenter au Sénat, puis précisa -comme il suit la question qu'il voulait faire approfondir.—«Je -souhaite la paix, dit-il, mais je ne crains point la guerre. Malgré -les pertes que nous a causées la rigueur du climat, il nous reste -encore de grandes ressources. Au dedans la tranquillité règne. La -nation ne veut point renoncer à sa gloire et à sa puissance. Au dehors -l'Autriche, la Prusse, le Danemark donnent les plus fortes assurances -de leur fidélité. L'Autriche ne songe pas à rompre une alliance dont -elle attend de grands avantages. Le roi de Prusse offre de renforcer -son contingent, et vient de déférer à un conseil <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> de guerre -le général d'York. La Russie a besoin de la paix. Quoique travaillée -par les intrigues de l'Angleterre, je ne pense pas qu'elle veuille -persister dans une lutte qui finira par lui être funeste.</p> - -<p>»J'ai ordonné une levée de 350 mille hommes (faisant, comme on l'a -dit, 500 avec la conscription de 1813); le projet de sénatus-consulte -est rédigé et va être présenté. Un autre décret est préparé pour la -convocation du Corps législatif, auquel je n'aurai pas d'impôts -nouveaux à demander, mais dont la présence peut être utile dans les -conjonctures actuelles, et auquel il se pourrait qu'on eût à proposer -des mesures législatives.</p> - -<p>»Après avoir ainsi réglé le développement de nos forces, convient-il -d'attendre des propositions de paix ou d'en faire? Si nous prenons -l'initiative, faut-il traiter directement avec la Russie, ou est-il -préférable de s'adresser à l'Autriche, et de lui demander son -intervention? Telles sont les questions sur lesquelles j'attends et -appelle vos lumières.»—</p> - -<p>À la suite de cet exposé concis et ferme, chacun parla dans son propre -sens.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Opinion de MM. de Caulaincourt, de Cambacérès, de -Talleyrand.</span> -M. de Caulaincourt soutint, en homme convaincu et en bon citoyen, la -nécessité de la paix, et la convenance de traiter directement avec la -Russie. Il appuya cette opinion de considérations qui dans sa bouche -devaient avoir un grand poids, ayant vécu tant d'années et avec tant -d'honneur à Saint-Pétersbourg. Le sage Cambacérès, avec son instinct -ordinaire de prudence, inclinant à s'adresser tout de suite au plus -fort, à celui de qui tout dépendait, c'est-à-dire à l'empereur de -Russie, et à tout terminer <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> avec lui du mieux qu'on pourrait, -se défiant particulièrement de l'Autriche qui n'offrait ses bons -offices que pour les mettre à très-haut prix, opina comme M. de -Caulaincourt, et appuya très-fort sa proposition. M. de Talleyrand, en -quelques mots brefs et sentencieux, exprima l'avis de s'adresser -immédiatement à la Russie, pour avoir la paix sans longs détours, -l'avoir promptement, et, selon lui, pas plus chèrement qu'en passant -par les mains de l'Autriche.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de M. de Bassano.</span> -Après ces messieurs, M. de Bassano développa longuement le dire -contraire, et, s'étayant de ce qu'il recueillait chaque jour, parla -avec beaucoup de raison de la difficulté de s'aboucher avec la Russie, -auprès de laquelle tous les abords étaient fermés, et de la facilité -au contraire de passer par l'Autriche, dont toutes les voies s'étaient -spontanément ouvertes. Mêlant à une opinion vraie les illusions d'un -esprit crédule, il afficha la plus entière confiance dans le -désintéressement de la cour de Vienne, dans son attachement à -l'alliance, dans l'amour enfin du beau-père pour le gendre, et affirma -que tout serait facile de ce côté, même sûr, sans indiquer (ce qui -aurait dû être le complément de son opinion, et ce qui l'aurait rendue -parfaitement sage), sans indiquer à quel prix on obtiendrait les -services de l'Autriche.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">MM. de Champagny, d'Hauterive, de la Besnardière, opinent -dans le même sens que M. de Bassano.</span> -M. de Champagny, modeste et sensé, voyant de grandes difficultés à -traiter avec la Russie, de grandes facilités à traiter avec -l'Autriche, disposé à la confiance envers cette dernière cour, auprès -de laquelle il avait résidé, résigné à lui payer ses services ce -qu'elle voudrait, opina comme M. de Bassano. <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Quatre voix contre trois se prononcent en faveur de la -médiation autrichienne.</span> -M. d'Hauterive -ayant des avis de commande, M. de la Besnardière, esprit fin, -caustique, se moquant volontiers de la politique de M. de Bassano, -mais soumis par intérêt, se prononcèrent tous deux pour l'opinion du -ministre, chef de leur département. C'étaient par conséquent quatre -voix contre trois en faveur de l'intervention autrichienne.</p> - -<p>Pour qu'un tel conseil pût être utile, on aurait dû, en adoptant -l'intermédiaire de l'Autriche comme le seul admissible, aller plus -loin, oser discuter à quelles conditions on obtiendrait les bons -offices de cette cour, exposer franchement ces conditions, les faire -accepter, car, ainsi qu'on le verra bientôt, elles étaient -acceptables, ou bien si on n'en voulait pas, montrer qu'il fallait -alors se conduire avec assez d'art pour éluder l'intervention de -l'Autriche au lieu de la rechercher, pour réduire son rôle au lieu de -le grandir, pour retarder surtout ses déterminations, et avoir ainsi -le temps de vaincre les coalisés avant qu'elle se mît de la partie.</p> - -<p>Mais Napoléon ne demandait pas qu'on allât si loin, et aveuglé par ses -désirs s'aperçut trop tard de la faute qu'on allait commettre. Ce -qu'il voyait très-bien, c'est qu'à ouvrir des négociations il n'y -avait pour le moment qu'un moyen d'y parvenir, c'était de se servir de -la cour de Vienne. Mais il n'aimait pas à se rendre compte de ce qu'il -en coûterait, il se flattait d'agir par l'Impératrice sur son -beau-père, d'obtenir ainsi de l'Autriche des services à la fois -militaires et diplomatiques, et se persuadait qu'en lui donnant -l'Illyrie promise autrefois pour dédommagement de la Gallicie, et en -la lui donnant <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> cette fois gratis, elle se tiendrait pour -suffisamment récompensée. C'était là une erreur funeste, et qui devait -être presque aussi fatale que l'expédition de Russie. Au surplus, -désirant qu'on négociât ostensiblement pour satisfaire l'esprit -public, il trouvait digne et séant de laisser négocier son beau-père, -sans paraître s'en mêler lui-même.</p> - -<p>Ainsi qu'il le faisait dans ces conseils politiques, rares et -solennels, où il n'émettait pas son avis, tandis qu'il l'exprimait -vivement et impérieusement dans les conseils administratifs, il -remercia sans s'expliquer les membres de cette réunion, et parut -toutefois pencher pour l'opinion qui avait obtenu la majorité, celle -de traiter de la paix, d'en traiter par l'entremise de l'Autriche, de -faire en même temps un grand déploiement de forces, de présenter au -Sénat le sénatus-consulte projeté pour la levée des 350 mille hommes, -et de retarder de quelques semaines la convocation du Corps -législatif, qui pourrait en ce moment refléter avec trop de vivacité -l'agitation de l'esprit public.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La conduite proposée est immédiatement suivie, mais de -manière à la rendre plus périlleuse que salutaire.</span> -Cette conduite fut en effet immédiatement suivie, mais avec les fautes -que le caractère de Napoléon devait y apporter, et que le caractère de -M. de Bassano n'était pas fait pour atténuer. Napoléon après avoir -fort écouté M. de Bubna, que du reste il avait caressé -très-adroitement et mis entièrement dans ses intérêts, écrivit à son -beau-père dans un langage qui, bien qu'affectueux et amical, n'était -propre à le gagner ni par le fond ni par la forme. -<span class="sidenote" title="En marge">Lettre de Napoléon à son beau-père l'empereur François.</span> -Il lui raconta sa -campagne de 1812, qu'on avait, disait-il, fort défigurée à Vienne -dans mille récits <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> malveillants, se plaignit de ce qu'on avait -beaucoup trop écouté ces récits dans la cour de son beau-père, ajouta, -ce qui était vrai, que les Russes ne l'avaient pas vaincu une seule -fois, que partout ils avaient été battus, qu'à la Bérézina notamment -ils avaient été écrasés; que des prisonniers, des canons, ils n'en -avaient jamais pris sur le champ de bataille, ce qui était vrai -encore, mais que les chevaux étant morts de froid il avait fallu -abandonner beaucoup de matériel d'artillerie; que la cavalerie étant à -pied n'avait pu protéger les soldats qui s'éloignaient pour vivre, -qu'il avait ainsi perdu des canons et des hommes, et que le froid par -conséquent était la seule cause de ce qu'il fallait appeler un -mécompte et non pas un désastre. Napoléon faisait ensuite de ses -armements un étalage immense, menaçant non-seulement pour ses ennemis, -mais même pour ceux de ses alliés qui voudraient l'abandonner, ce qui -s'adressait directement à la Prusse, et indirectement à l'Autriche, -puis cependant finissait par conclure que malgré la certitude de -rejeter au printemps les Russes sur la Vistule, de la Vistule sur le -Niémen, il désirait la paix, l'aurait offerte s'il avait terminé cette -campagne sur le territoire ennemi, mais ne croyait pas de sa dignité -de l'offrir dans l'état présent des choses, acceptait donc l'entremise -de l'Autriche, et consentait à l'envoi de plénipotentiaires -autrichiens auprès des cours belligérantes. Il ajoutait que, sans -préciser aujourd'hui les conditions de cette paix, il était des bases -qu'il pouvait tout de suite indiquer, parce qu'il était résolu à n'en -pas laisser poser d'autres. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon énonce dans sa lettre des prétentions qui rendent -toute négociation impossible.</span> -Jamais, disait-il, il ne consentirait -<span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> à détacher de l'Empire ce que des sénatus-consultes avaient -déclaré territoire constitutionnel. Ainsi Rome, le Piémont, la -Toscane, la Hollande, les départements anséatiques, étaient choses -inviolables et inséparables de l'Empire. Ainsi Rome et Hambourg -devaient, quoi qu'il arrivât, avoir des préfets français! Napoléon ne -s'expliquait pas sur le duché de Varsovie, ne disait pas ce qu'il en -voulait faire, et n'excluait pas dès lors l'idée d'accorder quelque -agrandissement à la Prusse (chose essentielle pour ceux qui tenaient à -reconstituer l'Allemagne); mais il déclarait qu'il ne consentirait à -aucun agrandissement territorial pour la Russie, et ne lui accorderait -que de la dégager des obligations du traité de Tilsit, c'est-à-dire -des liens du blocus continental. Quant à l'Angleterre, avec laquelle -il était non-seulement désirable, mais nécessaire de traiter, car la -Russie ne pouvait pas se séparer d'elle, Napoléon se renfermait dans -la lettre écrite à lord Castlereagh au moment de partir pour la -Russie, et dans laquelle il avait posé comme principe fondamental -l'<i lang="la">uti possidetis</i>. D'après ce principe, l'Espagne qu'il possédait -alors devait appartenir à Joseph, le Portugal qu'il ne possédait pas à -la maison de Bragance, Naples qu'il avait conquis à Murat, la Sicile -qu'il n'avait jamais occupée aux Bourbons de Naples, résultat du reste -déplorable, car en obtenant sur le continent des territoires dont nous -n'avions aucun besoin, nous perdions au delà des mers toutes nos -colonies, tombées alors aux mains de l'Angleterre. Assurément il était -impossible d'imaginer rien de plus imprudent qu'une telle déclaration. -À vouloir se montrer fiers envers l'Europe, <span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> pour qu'elle -n'abusât pas de notre abattement, on devait se borner à l'être dans le -ton et le langage, mais il ne fallait pas énoncer des conditions qui -allaient rendre toute négociation impraticable, et qui, en ôtant toute -espérance à l'Autriche de nous amener à son plan de pacification, -devaient la décider au fond du cœur à prendre son parti -sur-le-champ, et dès lors à précipiter son changement d'alliance, -qu'il eût fallu, même en le prévoyant, même en s'y résignant, retarder -le plus longtemps possible.</p> - -<p>L'essentiel en effet dans le moment eût été de deviner les désirs de -l'Autriche, et de la satisfaire dans une certaine mesure, dans la -mesure qui pouvait nous l'attacher, puisqu'au lieu de l'écarter de la -lice on travaillait à l'y attirer. Que l'on tînt à l'Espagne, à la -Hollande, même à Naples, peu lui importait au fond, si on parvenait à -décider l'Angleterre à céder sur ces divers points. Qu'on ne voulût -accorder aucun agrandissement à la Russie, soit en Turquie, soit en -Pologne, elle ne demandait pas mieux, et ce n'est pas pour de telles -choses qu'elle eût fait la guerre. Mais ce qui l'intéressait, c'était -d'affranchir l'Allemagne du joug que nous faisions peser sur elle, -joug insupportable lorsque nous avions, outre le protectorat avoué de -la Confédération du Rhin, des préfets à Hambourg et à Lubeck, un roi -français à Cassel, lorsque surtout nous avions réduit la Prusse à -presque rien. Assurément l'Autriche n'éprouvait pas de sensibilité de -cœur pour la Prusse; mais laisser cette puissance aussi affaiblie -qu'elle l'était présentement, c'était à ses yeux renoncer à l'une des -forces essentielles de la Confédération germanique. Elle ne <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> -voulait pas reprendre la couronne impériale, fardeau plus pesant -encore que glorieux, mais elle voulait retrouver son indépendance dans -l'indépendance de l'Allemagne, exercer la première influence dans -cette Allemagne reconstituée, et quant à ce qui la concernait -personnellement, recouvrer l'Illyrie, obtenir une meilleure frontière -sur l'Inn, être débarrassée enfin du grand-duché de Varsovie, car elle -ne croyait guère au rétablissement de la Pologne, et en tout cas -n'entendait pas le payer de la Gallicie. Elle n'avait jusqu'ici -exprimé aucun de ces vœux, mais il suffisait de la moindre -connaissance de sa situation pour les prévoir, et il fallait à force -d'ambition avoir perdu le sens vrai des choses pour lui ôter jusqu'à -l'espérance sur des points aussi importants, surtout en ayant pour -concurrents auprès d'elle la Russie et l'Angleterre, qui allaient lui -offrir, outre un changement complet en Allemagne, la restitution de -tout ce qu'elle désirerait en Italie, en Bavière, en Souabe, en Tyrol, -de tout ce qui avait fait jadis sa gloire et sa puissance, de tout ce -qui causait encore, quand elle y pensait, ses regrets et sa douleur.</p> - -<p>Si on croyait, après la destruction de la grande armée et avec une -moitié de nos forces engagée en Espagne, si on croyait pouvoir vaincre -l'Europe entière, l'Autriche comprise, au moins fallait-il, dans -l'intérêt de la prochaine campagne, laisser cette puissance dans le -doute, et ne pas lui donner un puissant motif d'accélérer ses -armements, et de hâter ses déterminations contre nous. Entretenir ses -espérances pour ne pas la jeter trop tôt dans les <span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> bras de -nos ennemis était donc la plus élémentaire de toutes les politiques.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dépêche de M. de Bassano aggravant la lettre écrite par -Napoléon.</span> -À la funeste lettre que Napoléon venait d'écrire à son beau-père, M. -de Bassano en joignit une destinée à M. de Metternich, celle-ci disant -trois ou quatre fois plus longuement, plus orgueilleusement, ce que -Napoléon avait dit avec la hauteur de ton qui lui appartenait. Les -armements de la France y étaient exposés avec une exagération presque -ridicule. La Prusse, disait-il, venait d'inspirer quelques méfiances, -et on armait cent mille hommes, on préparait cent millions de plus. Si -elle finissait par se prononcer contre nous, ce seraient deux cent -mille hommes, et deux cents millions qu'on ajouterait à nos -ressources. Un nouvel ennemi se présenterait-il, ce seraient encore -deux cent mille hommes et deux cents millions qu'on réunirait, ce qui -ne laissait guère d'incertitude sur l'application qu'on en pouvait -faire, car après la Prusse il n'y avait que l'Autriche qui pût -provoquer ce nouveau déploiement de forces. On irait, écrivait le -ministre des affaires étrangères, jusqu'à douze cent mille hommes, -pour maintenir ce qu'on appelait le territoire constitutionnel de -l'Empire et la gloire de Napoléon. On parlait, continuait M. de -Bassano, du soulèvement des esprits contre la France! Il fallait, au -contraire, qu'on y prît garde, et qu'on ne poussât pas à bout une -nation susceptible comme la nation française, prête à se lever tout -entière contre ceux qui en voulaient à sa grandeur, et, s'il était -nécessaire, à se jeter violemment sur l'Europe. On verrait alors de -bien autres catastrophes que toutes celles auxquelles on <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> -avait assisté. Tel qui n'existait encore que par la générosité et -l'esprit de tolérance de la France, cesserait de figurer sur la carte -de l'Europe!—M. de Metternich avait paru donner des conseils, et, -comme on le voit, on les lui rendait de manière à lui ôter toute envie -d'en donner à l'avenir. On terminait cette étrange diplomatie par des -témoignages personnellement gracieux pour le ministre autrichien, mais -qui ressemblaient fort à la politesse d'un supérieur envers un -inférieur. Au surplus Napoléon et son ministre acceptaient, -disaient-ils, l'intervention de l'Autriche, mais aux conditions -énoncées, c'est-à-dire aux conditions arrachées à la Russie après -Friedland, à l'Autriche après Wagram, et malheureusement on traitait -après Moscou! Pour allécher l'Autriche, on avait imaginé un moyen -aussi singulier que tout le reste, c'était de lui annoncer avec -appareil, et comme nouvelles de famille capables de l'intéresser, le -couronnement prochain du roi de Rome, petit-fils de l'empereur -François, et l'avénement de sa fille Marie-Louise à la régence de -France, deux projets qui occupaient Napoléon, et dont il avait -entretenu le prince Cambacérès. Sans doute ces nouvelles n'étaient pas -absolument dénuées d'intérêt pour l'empereur François, et elles -étaient de nature à lui causer quelque plaisir, car il aimait sa -fille, et ne pouvait pas être insensible à l'avantage de la voir dans -certains cas gouverner la France. Mais croire qu'une telle -satisfaction lui ferait oublier l'état de l'Allemagne et de -l'Autriche, oublier vingt ans de malheurs qu'il dépendait de lui de -réparer en un instant, c'était se faire une singulière idée de -l'Europe, et des moyens <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> de sortir du pas si dangereux où l'on -s'était témérairement engagé.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réponse de Napoléon aux propositions de la Prusse.</span> -Napoléon avait aussi à s'expliquer avec la Prusse, à répondre aux -excuses qu'elle lui envoyait pour la défection du général d'York, aux -prétentions qu'elle laissait voir de s'établir en Silésie, d'y former -une armée avec notre argent, et de profiter de cet asile pour se -convertir peu à peu, comme l'Autriche, d'alliée en médiatrice, de -médiatrice en ennemie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le mal étant sans remède à l'égard de la Prusse, les fautes -envers elle sont peu à redouter.</span> -Bien que M. de Saint-Marsan parût ne pas désespérer de la cour de -Prusse si on lui faisait à propos des concessions, il était évident -qu'il y avait fort peu à attendre d'elle, dominée qu'elle était par -des passions nationales irrésistibles, et qu'à son égard on pouvait ne -pas se contraindre beaucoup, sans qu'il en résultât un grand dommage -pour la situation. Consentir en effet à des armements qui allaient -tourner contre nous, lui rendre un argent dû peut-être, mais qui -allait servir à payer ses prochaines hostilités, argent que d'ailleurs -on n'avait pas, aurait été, il faut le reconnaître, une insigne -duperie. Consentir à ce qu'elle se retirât en Silésie pour y traiter -avec la Russie, c'était la livrer nous-mêmes à cette puissance, vers -laquelle elle n'était déjà que trop entraînée. Les fautes n'étaient -donc pas fort à redouter à l'égard de la cour de Berlin, car avec elle -le mal était sans remède. -<span class="sidenote" title="En marge">Explications de Napoléon avec MM. de Krusemark et de -Hatzfeldt.</span> -Napoléon reçut M. de Krusemark, représentant -ordinaire de la Prusse, et M. de Hatzfeldt, envoyé pour cette -circonstance, les traita bien sans rien abandonner de sa hauteur -habituelle, leur exposa sa dernière campagne à sa manière, ce qui -était son soin de chaque jour avec ceux qu'il entretenait, puis -<span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> s'étendit sur ses vastes armements, sur la prompte revanche -qu'il allait prendre, et leur affirma qu'avant trois mois les Russes -seraient rejetés au delà non-seulement de la Vistule, mais du Niémen -et du Dniéper. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne s'oppose pas à ce que la cour de Prusse se -retire en Silésie, mais se refuse à ce qu'elle traite avec les Russes -pour la neutralisation de cette province.</span> -Quant au projet de la cour de Prusse de se retirer en -Silésie, il déclara ne pas y mettre obstacle, trouvant tout naturel, -disait-il, qu'elle n'aimât point à résider au milieu des armées -belligérantes, mais il n'admettait pas qu'elle entrât en rapport -direct avec la Russie pour obtenir la neutralisation de la Silésie, et -y voyait un acte positif de défection, car la première condition -qu'exigerait la Russie serait l'abandon de l'alliance française. -<span class="sidenote" title="En marge">Il refuse l'argent demandé, et la restitution des places -fortes.</span> -Quant aux demandes d'argent qu'on lui présentait, Napoléon convint que -d'après le dernier traité d'alliance il était tenu de compter et de -payer sans délai les fournitures faites à son armée; il déclara -néanmoins qu'après un premier examen, elles lui paraissaient -inférieures non pas seulement aux 94 millions réclamés par -l'administration prussienne, mais même aux 48 millions dus à la -France; que toutefois il consentait, préalablement à tout examen, à -rendre à la Prusse ses 48 millions d'engagements; mais qu'on devait -comprendre qu'avant de donner de l'argent à une puissance placée si -près de ses ennemis, il fallait qu'il fût bien rassuré sur l'usage -qu'elle en pourrait faire. Quant aux places fortes de la Vistule et de -l'Oder, il enferma les deux diplomates prussiens dans un dilemme dont -il leur était difficile de sortir. Si la Prusse, disait-il, était son -alliée sincère, elle ne devait pas regretter de voir ces places dans -ses mains; si elle ne l'était pas, il ne devait les lui <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> -rendre à aucun prix, et, d'ailleurs, dans un moment où l'on allait -entreprendre sur la Vistule et l'Oder une guerre si active, ce n'était -pas le cas de se dessaisir des points qui commandaient ces deux -fleuves. <span class="sidenote" title="En marge">Du reste Napoléon se montre disposé à agrandir la Prusse -dans les prochains arrangements de paix.</span> -S'élevant ensuite à des considérations plus générales sur la -situation de la Prusse, Napoléon dit que des événements antérieurs, -dont il n'avait pas été le maître, l'avaient détourné de faire pour la -maison de Brandebourg ce qu'il aurait voulu; qu'il le regrettait -aujourd'hui, mais qu'il était temps encore de faire ce qu'on n'avait -pas fait, que la reconstitution de la Pologne n'étant plus -vraisemblable, c'était en Allemagne même qu'il fallait chercher à -créer une puissance intermédiaire, capable de résister à la Russie, et -que cette puissance ne pouvait être que la Prusse; qu'il le pensait -ainsi, et était prêt à concourir à l'accomplissement d'une telle -pensée; que si une paix raisonnable était proposée, il était disposé à -renforcer la Prusse du côté de la Pologne, et même vers la Westphalie, -si la pacification au lieu d'être simplement continentale était en -même temps maritime. À ces insinuations, Napoléon ajouta des -témoignages d'estime pour le roi, des traitements gracieux mais dignes -pour ceux qui le représentaient, néanmoins rien de très-positivement -satisfaisant quant au fond des choses.</p> - -<p>En tout autre temps ces demi-ouvertures relativement au sort futur -qu'il était possible de ménager à la Prusse, auraient été de grandes -consolations pour le roi Frédéric-Guillaume; mais actuellement, sous -l'empire d'une opinion publique entraînée, contre l'influence des -promesses magnifiques que lui faisaient <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> parvenir la Russie et -l'Angleterre, ces vagues espérances étaient de bien faibles liens pour -le rattacher à nous, surtout en lui refusant deux choses auxquelles il -tenait essentiellement, l'argent et les places de l'Oder et de la -Vistule. Le roi était économe en fait de finances, comme il était -prudent en fait de politique. Dans le moment il voulait armer, afin -d'être au niveau des circonstances, et il aurait désiré que ces -armements ne lui coûtassent rien. De plus, il tenait à être maître -chez lui, et il ne croyait pas l'être quand les Français occupaient à -la fois Spandau, Glogau, Custrin, Stettin, Thorn et Dantzig. Ces deux -refus devaient donc l'affecter sensiblement, et précipiter le -mouvement déjà si rapide qui le poussait vers nos ennemis.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Pendant ces négociations, Napoléon s'occupe activement de -la création de ses moyens de guerre.</span> -Tandis que Napoléon s'expliquait ainsi avec les puissances allemandes -réputées alliées, il ne négligeait rien pour se mettre en mesure de se -passer d'elles. Il avait envoyé au Sénat les décrets dont nous avons -fait mention, et qui à la conscription de 1813 déjà décrétée et amenée -sous les drapeaux, ajoutaient la disponibilité des cohortes, l'appel -de cent mille hommes sur les quatre dernières classes, et enfin la -levée immédiate de la conscription de 1814. Il était impossible de ne -pas accueillir ces mesures. Elles furent votées avec soumission par le -Sénat; elles l'auraient été avec chaleur par une assemblée libre, et -avec des manifestations de sentiments qui auraient exercé sur l'esprit -du pays la plus heureuse influence. -<span class="sidenote" title="En marge">Les sénatus-consultes relatifs aux nouvelles levées votés -avec empressement.</span> -Que le gouvernement eût tort, -qu'il eût follement compromis une grandeur qui nous avait coûté tant -de sang, ce ne pouvait être douteux <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> pour personne. Mais -quiconque avait des lumières et du patriotisme, ne pouvait pas -contester non plus que l'étranger ayant été attiré sur la France, il -fallait lui tenir tête, et le repousser, sauf à traiter ensuite, même -au prix de grandes concessions auxquelles la France pouvait se prêter -sans s'affaiblir. Ces concessions il fallait les accorder après des -victoires, qui rendissent à nos armes non pas leur gloire, désormais -impérissable, mais un prestige d'invincibilité qu'elles venaient de -perdre. -<span class="sidenote" title="En marge">Les hommes éclairés et honnêtes sont tous d'avis de faire -un dernier effort pour arrêter l'ennemi, et conclure ensuite la paix.</span> -Ainsi faire un dernier effort, et après cet effort conclure la -paix, telle était l'opinion des hommes éclairés. Mais le sort des -hommes éclairés est d'être rarement écoutés, soit par les princes, -soit par les peuples. La masse de la nation, jadis si soumise et trop -soumise à Napoléon, était maintenant disposée à blâmer, à murmurer, à -mal accueillir en un mot les nouvelles charges dont elle se voyait -menacée. Les parents de ces enfants qui sur le champ de bataille -allaient devenir des héros, se plaignaient avec amertume, et dans les -lieux publics s'élevaient hautement contre les conscriptions répétées, -contre les guerres incessantes, contre des conquêtes tellement -lointaines, qu'à peine le patriotisme pouvait-il s'y intéresser. -<span class="sidenote" title="En marge">Les masses plus vivement affectées, et moins raisonnables, -sont profondément irritées contre la conscription.</span> -Plus -on descendait dans les classes inférieures, plus on trouvait ce -sentiment prononcé, parce que la souffrance des appels y étant plus -sentie, et l'intelligence politique y étant moindre, on n'y comprenait -pas aussi bien la nécessité d'un dernier et immense effort. Dans les -rues de Paris, l'audace était devenue extrême, et vraiment surprenante -sous un pareil régime. Un jeune homme de vingt-deux ans, atteint par -la conscription, <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> s'étant placé dans le faubourg Saint-Antoine -sur les pas de Napoléon, qui était allé à cheval visiter ce faubourg, -osa lui adresser la parole, et malgré le prestige qui entourait -toujours sa personne, lui tint le langage le plus offensant. -<span class="sidenote" title="En marge">Scènes populaires dans Paris.</span> -La police -ayant voulu l'arrêter en fut empêchée par la foule. Plusieurs fois des -jeunes gens saisis par la police ayant crié qu'ils étaient des -conscrits qu'on emmenait de force, bien qu'ils fussent le plus souvent -de simples malfaiteurs, avaient été délivrés par le peuple. L'un d'eux -l'avait été par les femmes de la halle, qui à elles seules avaient -suffi à désarmer les agents de la force publique, peu nombreux ce -jour-là dans le lieu où la scène se passait. Les soldats malades qui -avaient à se rendre de leurs casernes à l'hôpital militaire, situé à -l'une des extrémités de Paris, étaient obligés de traverser toute la -ville pour y aller. On avait vu plus d'une fois les femmes du peuple -les entourer, les plaindre, leur donner des soins, et crier que -c'étaient de nouvelles victimes de <cite>Bonaparte</cite>, comme on l'appelait -dès qu'on était mécontent<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. On le refaisait ainsi d'empereur -général, et on lui ôtait un sceptre dont il usait si cruellement.</p> - -<p>Ces dispositions étaient plus prononcées encore dans les campagnes, -quoique s'y manifestant d'une manière moins bruyante, et -principalement dans les campagnes où la conscription avait eu le plus -de peine à s'établir, comme celles de l'Ouest et du Midi. On comprend -tout ce que les récits de Moscou devaient ajouter à l'aversion pour -le service militaire, <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> aversion qui n'était pas naturelle en -France, mais que la continuité des guerres et les épouvantables -effusions de sang avaient commencé à rendre générale. Transportés sous -les drapeaux, nos jeunes conscrits étaient bientôt les soldats les -plus gais et les plus intrépides; mais avant d'y arriver, ils -murmuraient, et leurs familles jetaient les hauts cris. Le long du -Rhin surtout, les récits des militaires revenant de Russie -produisaient l'effet le plus fâcheux. On avait entendu des hommes -appartenant aux vieux cadres qui rentraient par Mayence, dire aux -conscrits en route pour rejoindre leurs corps: «Où allez-vous donc?... -à l'armée?... Attendez donc que l'Empereur vous y mène lui-même, et en -attendant retournez chez vous<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="smaller">[6]</span></a> ...»—Allusion offensante au départ -de Smorgoni, que beaucoup de soldats de la grande armée n'avaient pas -encore pardonné à Napoléon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Sombre préoccupation des esprits.</span> -À ce mécontentement des masses se joignaient de sombres -préoccupations, de singulières terreurs. On propageait des bruits -alarmants, venus d'échos en échos de Moscou jusqu'à Strasbourg et à -Mayence. On prétendait que des maréchaux avaient été pris ou tués, que -d'autres étaient fous, mourants ou morts. On racontait qu'il y avait -eu un combat sanglant entre la garde impériale et l'armée; on -annonçait l'arrivée de barbares féroces prêts à fondre sur la France. -En Italie, par exemple, où le merveilleux se mêlait à la peur, on -répandait dans le peuple la prédiction d'une submersion totale de la -<span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> Péninsule italienne, et on disait que cette péninsule allait -être envahie par la Méditerranée et l'Adriatique sorties de leur lit. -Chez un peuple superstitieux cette absurde rumeur causait un trouble -indicible<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. Les prêtres italiens, toujours ennemis, quoique soumis -en apparence, ne contribuaient pas peu à propager ces folles -croyances, et à irriter de toutes les manières, surtout dans les -campagnes, l'esprit des populations.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mécontentement plus grand encore dans les pays nouvellement -réunis.</span> -Dans les départements de l'ancienne France ces mécontentements, ces -alarmes ne portaient pas à la sédition, car si le gouvernement était -oppressif, il était national, et si on le haïssait ce n'était pas -comme étranger. Mais entre le Rhin et l'Elbe, en Hollande, en -Westphalie, à Brème, à Hambourg, la vue des flottes anglaises et -l'approche des Russes produisaient des tumultes, et à tout instant -faisaient craindre un soulèvement général. Dans le grand-duché de -Berg, département industrieux, que notre régime commercial incommodait -beaucoup, on avait choisi le moment du tirage pour se jeter sur les -fonctionnaires qui présidaient aux opérations du recrutement, pour -battre les gendarmes et les chasser. Puis on avait couru aux maisons -des douaniers et des percepteurs, et on les avait dévastées ou -démolies. À Hambourg, où l'autorité française était abhorrée comme -étrangère et comme représentant le blocus continental, on avait saisi -l'occasion du départ d'une cohorte pour s'ameuter autour, l'empêcher -de partir, courir ensuite sur les douaniers et les percepteurs -français, les maltraiter et les chasser au cri de <cite>Vive Alexandre! -vivent les Cosaques!</cite> Les <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> autorités françaises auraient même -été expulsées sur-le-champ, sans un secours de cavalerie envoyé par -les Danois, nos alliés et nos voisins. À Amsterdam, à Rotterdam, on -avait été moins audacieux, mais dans toute la Hollande on entendait -souvent le cri de <cite>Vive Orange!</cite> et une insurrection à l'approche de -l'ennemi était infiniment probable.</p> - -<p>Toutefois, quand la classe éclairée d'un pays approuve des mesures, -elle leur donne un appui extrêmement efficace. En France, cette classe -tout entière sentant qu'il fallait se défendre énergiquement contre -l'ennemi extérieur, le gouvernement eût-il cent fois tort, les levées -s'exécutaient, et les hauts fonctionnaires soutenus par un assentiment -moral qu'ils n'avaient pas toujours obtenu, accomplissaient leur -devoir, quoique au fond du cœur ils fussent pleins de tristesse et -de pressentiments sinistres. Napoléon appelait les manifestations que -nous venons de rapporter des <em>mouvements de la canaille</em>, qu'il -fallait réprimer sans pitié, et qui ne se reproduisaient point quand -on savait les punir à propos. À Paris il avait fait opérer un certain -nombre d'arrestations, dont l'effet momentané avait été de rendre un -peu plus prudents les discoureurs de lieux publics. Mais dans le duché -de Berg il avait ordonné de passer par les armes quelques-uns des -révoltés, et lancé plusieurs colonnes mobiles qui parcouraient le pays -et le remplissaient de terreur. À Hambourg il avait prescrit de -fusiller six personnes pour l'outrage fait aux autorités françaises.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon veut opposer aux manifestations patriotiques des -Allemands, des dons patriotiques consistant en cavaliers armés offerts -par les villes de l'Empire.</span> -Au surplus ces circonstances ne le décourageaient pas, et ne lui -ôtaient pas l'espérance d'obtenir de la <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> France une -manifestation nationale, qui répondît à l'élan patriotique des -Allemands, et qui pût jusqu'à un certain point faire tomber cette -assertion très-répandue en Europe, que la France était aussi fatiguée -de son despotisme que les nations étrangères de sa domination. Il -imagina de se faire offrir par les villes et les cantons des cavaliers -montés et équipés, afin de réparer les pertes de la cavalerie, qui -avaient été immenses dans la dernière campagne. Il suffisait de dire -un mot à un seul préfet, qui transmettrait ce mot à un des conseillers -municipaux de son chef-lieu, pour qu'une offre fût faite dans une -grande ville, et imitée à l'instant dans tout l'Empire. -<span class="sidenote" title="En marge">Paris, adroitement stimulé, donne le premier exemple, et -vote un régiment de cavalerie.</span> -La mieux -placée de toutes les villes de France pour prendre l'initiative, la -plus populeuse, la plus riche, la plus occupée des événements publics, -celle de Paris, mise en mouvement la première, débuta par une offre -éclatante. Un membre du conseil municipal dit que la ville de Paris, -située plus près du gouvernement, mieux instruite par là de ses -besoins, devait donner l'exemple, et que nos ennemis fondant leurs -principales espérances sur la destruction de notre cavalerie, il -fallait remplacer par quarante mille cavaliers bien montés et bien -armés les vingt mille qu'un hiver extraordinaire avait détruits; que -si les monarques coalisés se flattaient d'avoir pour eux l'opinion -publique de leur pays, il fallait leur prouver que le héros qui avait -sauvé la France de l'anarchie n'avait pas moins qu'eux la faveur de sa -nation, qu'il avait son admiration, son attachement, son dévouement -sans bornes, et qu'aucune coalition ne prévaudrait contre lui. En -même temps ce conseiller <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> municipal proposa d'offrir à -l'Empereur un régiment de cinq cents cavaliers montés et équipés. À -peine cette proposition avait-elle été présentée qu'elle fut -accueillie, votée avec acclamation, et portée aux Tuileries par une -députation du conseil. -<span class="sidenote" title="En marge">Manière de propager cet exemple.</span> -Le récit de cette scène, inséré au <cite>Moniteur</cite>, -suffisait pour éveiller le patriotisme des uns, le zèle intéressé des -autres, et pour stimuler vivement tout préfet qui n'aurait pas été -devancé par ses administrés. Dans certains lieux situés hors de la -vieille France il s'éleva quelques objections du reste bien timides et -réprimées à l'instant même par les préfets, qui n'hésitaient pas à -<em>interner</em> les contradicteurs, c'est-à-dire à les exiler dans -l'intérieur de l'Empire. Mais dans la totalité des départements -compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, ces offres ne -rencontrèrent aucune difficulté. S'il y avait provocation de la part -des préfets ou de leurs affidés, il y avait aussi plein assentiment de -la part du pays, car il n'y avait pas un citoyen sensé et patriote qui -pût objecter quoi que ce fût à de pareilles propositions. L'opinion -que Napoléon était l'auteur de nos malheurs, mais qu'il fallait le -soutenir, parce que seul il était capable de repousser la formidable -masse d'ennemis qu'il avait attirée sur la France, cette opinion était -unanime. -<span class="sidenote" title="En marge">Votes des villes de Rouen, Bordeaux, Toulouse, Marseille, -Lyon, Strasbourg, Mayence, Lille, Amsterdam, etc.</span> -À Paris succédèrent les grandes villes, puis les moindres, -puis les cantons, chacun donnant plus ou moins, suivant ses moyens et -son zèle. Lyon offrit 120 cavaliers, Bordeaux 80, Strasbourg 100; -Rouen, Lille, Nantes, 50; Angers 45; Amiens, Marseille, Toulouse, 30; -Metz, Rennes, Mayence, 25; Pau, Toulon, Bayonne, <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> Caen, -Besançon, Tours, Versailles, Genève, 20; Nancy, Clermont, Dunkerque, -Nîmes, Aix, 15. Les villes de Saint-Quentin, Orléans, le Mans, la -Rochelle, le Havre, Dijon, Cherbourg, Brest, Mâcon, Angoulême, Verdun, -Poitiers, Perpignan, offrirent, les unes 12 cavaliers, les autres 10 -ou 8; les villes de Saint-Denis, Laon, Fontainebleau, Blois, Yvetot, -Dieppe, Vendôme, Moulins, Périgueux, Niort, Meaux, Elbeuf, Quimper, -Vannes, Abbeville, Langres, Libourne, Lunéville, Lisieux, Sens, -Tarascon, Orange, Arles, Narbonne, Nevers, les unes 6, les autres 5, 4 -ou 3. Puis vint la suite des petites villes, et celle des cantons, -dont les délibérations remplissaient tous les jours plusieurs colonnes -du <cite>Moniteur</cite>. Il est à remarquer que les cités étrangères unies -violemment à l'Empire, et par conséquent les plus mal disposées, -émirent presque toutes des votes d'une importance fort supérieure à -leur zèle, évidemment sous l'impulsion de préfets qui les -intimidaient, ou de gens sages qui cherchaient à faire oublier -quelques actes imprudents de leurs concitoyens. Ainsi Rome vota 240 -cavaliers, Gênes 80, Hambourg 100, Amsterdam 100, Rotterdam 50, la -Haye 40, Leyde 24, Utrecht 20, Dusseldorf 12.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Moyens employés pour réaliser de la manière la plus utile à -l'armée, les dons offerts par les villes.</span> -Les offres faites, il fallait les réaliser, trouver l'homme, le -cheval, l'équipement. On s'adressa pour avoir les hommes à quelques -cavaliers revenus du service, à des postillons, à des gardes -forestiers, à des remplaçants enfin. Cependant il était encore plus -difficile de se procurer les hommes que les chevaux, parce que -l'argent n'y pouvait rien. Bientôt un avis du ministère de -l'intérieur apprit aux préfectures <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> qu'on tenait surtout aux -chevaux et à l'équipement. Ce n'était plus dès lors qu'une affaire -d'argent. Pour l'obtenir, les préfets firent entre les citoyens les -plus imposés une répartition des sommes nécessaires, et envoyèrent à -chacun d'eux sa cote, qui était, dans certains départements riches, de -1000, de 800, de 600 francs par tête, et qui fut exactement acquittée, -malgré quelques rares réclamations contre un mode d'impôt tout à fait -illégal. Les préfets se mirent ensuite en quête pour trouver des -chevaux en les payant bien, et en trouvèrent. L'équipement n'était pas -une difficulté dans un pays aussi industrieux que la France.</p> - -<p>En peu de jours les offres montaient à 22 mille chevaux, 22 mille -équipements, et 16 mille cavaliers. C'était une ressource véritable -que 22 mille chevaux, surtout avec la difficulté qu'il y avait alors à -s'en procurer. De plus, l'effet moral de ces offres ne laissait pas -d'être assez grand, car bien que la main de l'autorité fût visible, -néanmoins on connaissait aussi, et on ne niait pas l'assentiment réel -du pays, rattaché tout entier à l'idée d'une résistance énergique -suivie d'une paix prompte et honorable. Cet élan, sans doute, ne -ressemblait pas à celui de l'Allemagne, car elle était enthousiaste, -enthousiaste de sa liberté à conquérir, de son indépendance nationale -à recouvrer, et nous, nous étions froidement convaincus de la -nécessité de nous défendre contre un ennemi imprudemment attiré sur la -France. Mais ce qui chez nous devait égaler au moins l'énergie de -l'Allemagne, c'était l'énergie de nos soldats, qui partant avec peine -du sein de leurs familles désolées, <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> et une fois devant -l'ennemi n'écoutant plus que la voix de l'honneur, allaient devenir -les émules, en valeur si ce n'est en expérience, des plus braves -soldats de l'ancienne armée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation des divers corps destinés à composer la nouvelle -armée.</span> -Une fois en possession de ces immenses moyens de recrutement, Napoléon -les employa avec ce prodigieux génie d'organisation dont il avait -donné tant de preuves. Des quatre principales ressources dont il -pouvait disposer, et s'élevant ensemble à 500 mille hommes, deux -étaient déjà réalisées, la conscription de 1813 et les cohortes. La -troisième, celle des cent mille hommes pris sur les quatre dernières -classes, pouvait être obtenue en février. Quant à la quatrième, la -conscription de 1814, il suffisait de l'obtenir dans le courant de -l'année, puisqu'elle n'était destinée qu'à remplacer dans les dépôts -la conscription de 1813, qui allait être versée en entier dans les -bataillons de guerre. Voici comment, avec ces ressources, Napoléon -recomposa son armée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réorganisation des anciens corps qui ont péri en Russie.</span> -Après s'être fait illusion un moment sur ce qui restait entre la -Vistule et l'Oder, il était maintenant parfaitement éclairé, et savait -qu'il ne pouvait compter que sur quelques débris, consistant surtout -en cadres. Il ordonna donc qu'on gardât sur l'Oder seulement un cadre -de compagnie par 100 hommes, et un cadre de bataillon par 600 hommes. -Tout le reste dut être renvoyé en France. Même en se réduisant de la -sorte, il n'y avait pas de quoi former un bataillon par régiment, bien -que les régiments de la grande armée comptassent au départ cinq -bataillons de guerre présents au drapeau. Ce premier bataillon était -destiné à composer exclusivement la garnison <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> des places de -l'Oder. Quant à celles de la Vistule, telles que Dantzig et Thorn, -elles se trouvaient déjà bloquées, et elles avaient d'ailleurs reçu -des divisions entières, telles que les divisions Grandjean, Heudelet, -Loison. En ramassant tout ce qui se présenta de soldats errants, et -rentrant les uns après les autres, on put à peine compléter un -bataillon par régiment. On renforça ce bataillon, en y adjoignant les -compagnies d'infanterie qui avaient été mises en garnison sur les -vaisseaux. On se souvient sans doute que Napoléon avait pris dans les -bataillons de dépôt une compagnie d'infanterie, pour la placer à -demeure sur chaque vaisseau de haut bord. En général, c'étaient des -soldats de trois et quatre ans de service. Réduit à faire ressource de -tout, il ordonna de mettre à terre ces compagnies, et celles qui -étaient sur l'Escaut et le Texel furent acheminées immédiatement sur -l'Oder, pour être incorporées dans les premiers bataillons, dits des -places de l'Oder.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ces anciens corps réduits à deux, et placés sous les ordres -des maréchaux Davout et Victor.</span> -Ce premier bataillon à peu près refait dans chaque régiment, on -recueillit ce qui restait des cadres des autres bataillons, et on le -réunit partie dans l'intérieur de l'Allemagne, partie sur le Rhin. Les -régiments français de l'armée de Russie étaient au nombre de -trente-six<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="smaller">[8]</span></a>, dont seize au corps de <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Davout (le 1<sup>er</sup>), six -au corps d'Oudinot (le 2<sup>e</sup>), six au corps de Ney (le 3<sup>e</sup>), huit au -corps du prince Eugène (le 4<sup>e</sup>). Napoléon décida que le 1<sup>er</sup> corps -serait réorganisé à seize régiments et resterait sous le maréchal -Davout; que les 2<sup>e</sup> et 3<sup>e</sup> corps, confondus en un seul de douze -régiments, seraient réorganisés et confiés au maréchal Victor; que le -4<sup>e</sup> enfin, celui du prince Eugène, serait réorganisé en Bavière. Les -corps du maréchal Davout et du maréchal Victor devaient comprendre par -conséquent vingt-huit régiments. Napoléon voulut qu'on retînt à Erfurt -le cadre des seconds bataillons de ces vingt-huit régiments, expédia -sur-le-champ le général Doucet pour les commander, et fit partir des -dépôts, en conscrits de 1813 déjà instruits, de quoi porter ces -vingt-huit bataillons à 800 hommes chacun. La place d'Erfurt était -alors une possession française, pourvue d'un immense matériel, et le -cadre employant à venir à Erfurt le temps que les recrues mettaient à -s'y rendre de leur côté, la réorganisation se faisait à moitié chemin, -dès lors moitié plus tôt, et moitié plus près du théâtre de la guerre. -Napoléon avait envoyé des fonds pour indemniser les officiers qui -avaient tout perdu en Russie, pour leur payer leur solde arriérée, et -leur procurer ainsi quelques consolations. Aussitôt ces bataillons -remis en état, ils devaient joindre sur l'Elbe, les uns le maréchal -Davout, les autres le maréchal Victor. Les cadres des troisièmes, -quatrièmes et cinquièmes bataillons devaient venir se recruter -<span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> sur le Rhin, avec les hommes plus forts, mais point encore -instruits, des quatre classes antérieures. Par conséquent ces derniers -bataillons ne pouvaient pas être réorganisés avant trois ou quatre -mois. Le projet de Napoléon était d'envoyer au moins dès qu'il -pourrait leurs troisièmes et quatrièmes bataillons aux maréchaux -Davout et Victor. Ces maréchaux auraient dès lors trois bataillons par -régiment, et comme ils connaissaient parfaitement la guerre du Nord, -Napoléon se proposait de les porter de nouveau sur la Vistule, où il -se flattait d'être au mois de juin. En passant l'Oder ils devaient -prendre leurs premiers bataillons, enfermés dans les places, et le -maréchal Davout aurait alors un corps de seize régiments à quatre -bataillons, le maréchal Victor, un corps de douze régiments également -à quatre, c'est-à-dire un total de 112 bataillons, représentant -l'infanterie d'une armée de 120 mille hommes. En attendant, le -maréchal Davout, avec les seize seconds bataillons réorganisés à -Erfurt, allait occuper la ville de Hambourg, habituée à plier sous son -autorité; le maréchal Victor, avec les douze qui lui étaient destinés, -allait occuper la grande place de Magdebourg, et l'un et l'autre -établi ainsi sur l'Elbe serait en mesure de protéger les derrières du -prince Eugène.</p> - -<p>Les cadres du 4<sup>e</sup> corps (prince Eugène) étant originaires d'Italie, -furent acheminés sur Augsbourg, pour, y recevoir les recrues qui -devaient venir des bords du Pô à travers le Tyrol et la Bavière. Il -était impossible, on le voit, de combiner ses ressources avec plus -d'art, d'après les lieux et d'après le temps dont on pouvait -disposer.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux corps créés par Napoléon.</span> -La réorganisation des anciens corps étant ainsi assurée, Napoléon -s'occupa des corps nouveaux qu'il était obligé de créer en toute hâte, -car la nécessité d'arrêter les Russes dans leur marche offensive -pouvait l'appeler sur l'Elbe dès le mois de mars. -<span class="sidenote" title="En marge">Composition des cohortes.</span> -La ressource la plus -disponible était celle des cohortes, consistant en cent bataillons, -qui grâce à la prévoyance de Napoléon, étaient organisés depuis -environ neuf mois, et à toute la consistance désirable joignaient une -instruction à peu près achevée. C'étaient des soldats de vingt-deux à -vingt-sept ans, pris dans le premier ban de la garde nationale, parmi -les hommes non mariés, gens robustes, un peu raisonneurs, mais -destinés à former une infanterie solide et intrépide. Ils devaient -leurs qualités comme leurs défauts à leur âge, à un peu de -mécontentement, et à leurs officiers. En général ces officiers avaient -été, lors de l'institution de l'Empire, réformés pour cause d'âge, de -blessures ou d'attachement à la République. Il y en avait beaucoup qui -étaient infirmes, grands parleurs, enclins à l'opposition. Il fallait -en changer la moitié. On pardonna leur esprit indocile à ceux qui -étaient valides, parce qu'on avait besoin d'eux, et qu'on ne doutait -pas de leur bravoure devant l'ennemi. On remplaça les autres, qui -n'avaient été bons que pour instruire leurs troupes, mais qui ne -pouvaient les commander dans une guerre aussi active que celle qu'on -prévoyait. On chercha pour cela des sujets dans la garde impériale, -dans les cadres qui rentraient, et surtout dans l'armée d'Espagne, où -il commençait à y avoir trop d'officiers pour ce qui restait de -soldats, <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> et où d'ailleurs les officiers étaient tous bons, -car cette affreuse guerre était une école excellente. Appelés -d'urgence et transportés en poste, ces officiers durent remplacer -immédiatement ceux qu'on excluait des cohortes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le corps dit de l'Elbe composé avec des cohortes, et envoyé -au prince Eugène sous le général Lauriston.</span> -Napoléon distribua ensuite les cohortes en vingt-deux régiments à -quatre bataillons, chaque bataillon ayant une compagnie destinée à -servir de dépôt. On leur donna de bons colonels, et on les achemina -sur le Rhin vers Wesel et Mayence. Les douze premiers, formés en -quatre divisions de trois régiments chacune, composèrent le corps dit -de l'Elbe, et partirent immédiatement pour Hambourg, afin de se -joindre au prince Eugène, et de lui apporter un renfort de 40 mille -hommes de la meilleure infanterie. Le prince Eugène avec un tel -renfort pouvant opposer 80 mille hommes aux Russes, n'avait plus rien -à craindre, car ces derniers n'avaient encore nulle part un pareil -rassemblement. La présence de ces quarante mille hommes, longeant la -Hollande, traversant le Hanovre, les provinces anséatiques, devait, en -attendant que les vingt-huit bataillons des maréchaux Davout et Victor -fussent arrivés, contenir ces provinces si agitées et si mal disposées -à notre égard. Napoléon donna à ce corps le général Lauriston pour -commandant en chef. Les maréchaux, ou fatigués, ou hors de combat, -commençaient à ne plus suffire. Le général Lauriston, homme sensé et -ferme, qui comme ambassadeur en Russie avait cherché à prévenir la -guerre, et pendant la guerre s'était conduit avec beaucoup de courage, -méritait ce commandement. Napoléon l'expédia sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> -pour qu'il allât consacrer tous ses soins à son corps d'armée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux régiments formés avec des cadres tirés d'Espagne.</span> -Napoléon songea ensuite à former deux corps sur le Rhin. Il lui -restait dix régiments de cohortes, et il avait en outre un nombre -assez considérable de cadres, les uns laissés dans l'intérieur au -moment du départ pour la Russie, les autres successivement tirés -d'Espagne. Ces derniers avaient versé leurs soldats dans les -bataillons qui devaient continuer à servir au delà des Pyrénées, et -étaient ensuite revenus en France réduits aux officiers, aux -sous-officiers et à quelques hommes d'élite. Il y avait de quoi former -avec ces divers cadres trente et quelques régiments à deux ou trois -bataillons. On se hâta de les recruter avec la conscription de 1813, -qui était à moitié instruite, et dont on se proposait d'achever -l'éducation pendant les marches. Malheureusement ces bataillons, pris -çà et là, se trouvaient rarement deux à la fois du même régiment. Dès -qu'il y en avait deux dans ce cas, on avait soin de les réunir pour -figurer sous le numéro du régiment lui-même, avec ses officiers -supérieurs et son drapeau. On s'étudia à tirer des autres parties de -l'Empire les bataillons des mêmes régiments qui étaient disponibles, -afin de les faire servir ensemble. Cette fâcheuse dislocation des -corps était, nous l'avons déjà dit, la suite de la politique déréglée -qui, dispersant les forces de la France dans toute l'Europe, portait -quelquefois les divers bataillons d'un même régiment en Illyrie, en -Portugal, en Pologne.</p> - -<p>Quant aux bataillons isolés, on les réunit au nombre de deux ou de -trois sous la forme peu consistante <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> de régiments provisoires, -avec l'intention de mettre le terme le plus prochain à cette -organisation temporaire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Avec les cohortes restantes et les nouveaux régiments, -Napoléon forme le premier corps dit du Rhin, et le confie au maréchal -Ney.</span> -Avec huit des dix cohortes restantes, et une partie des trente et -quelques régiments dont nous venons d'exposer la formation, Napoléon -composa le premier corps du Rhin, le distribua en quatre belles -divisions, et le confia au héros de la retraite de Russie, au maréchal -Ney, qui s'était livré lui aussi à un mouvement passager de dépit -lorsqu'il avait vu l'armée abandonnée par son chef, mais qui en -apprenant sur l'Oder l'éclatante et juste récompense accordée à ses -services (il venait d'être créé prince de la Moskowa), avait retrouvé -son ardeur, et ne demandait qu'à rencontrer les Russes pour leur faire -expier les succès de la dernière campagne. Une cinquième division, -comprenant les Allemands des princes alliés, devait porter son corps à -50 mille hommes, et même à 60 mille en comptant l'artillerie et la -cavalerie. Ce corps était destiné à frapper les premiers et les plus -rudes coups. Il allait se former à Mayence d'abord, puis à Francfort, -Hanau, Wurzbourg, et se mettre en marche un mois après celui de -l'Elbe, c'est-à-dire au 15 mars. Le maréchal Ney revenu à Paris depuis -quelques jours, moins pour y prendre un repos dont sa constitution de -fer n'avait pas besoin, que pour y recevoir l'investiture de son -nouveau titre, eut ordre de repartir immédiatement, et de se rendre -sur les bords du Rhin, afin de veiller à l'organisation des troupes -qu'il devait commander.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon compose le second corps du Rhin avec quelques-uns -des nouveaux régiments, et avec l'infanterie de marine.</span> -Le second corps du Rhin fut composé de quelques-uns des régiments -provisoires, et de l'infanterie de <span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> marine, dont la création -déjà ancienne était due à cette active prévoyance de Napoléon qui, -sachant bien que jamais il n'aurait trop de ressources pour les -affaires qu'il s'attirait, enfantait une organisation nouvelle, dès -qu'il en avait l'occasion, le temps et les moyens. À l'époque en effet -où il rêvait de vastes expéditions maritimes, portées sur cent -vaisseaux de ligne, et partant des magnifiques ports de l'Empire -depuis le Texel jusqu'à Trieste, il avait formé une troupe habituée au -double service de l'artillerie et de l'infanterie, et propre à -combattre sur terre comme sur mer. Il avait environ 20 mille de ces -artilleurs fantassins, pouvant fournir 16 mille hommes au drapeau, -soldats instruits, vigoureux, et ayant le fier esprit de la marine. -Napoléon ordonna leur départ immédiat pour les bords du Rhin, ce qui -devait leur plaire beaucoup plus que de rester oisifs dans les -arsenaux, ou d'être envoyés au delà des mers dans les climats -meurtriers de nos colonies.</p> - -<div class="p4 figcenter"> -<a id="general_bertrand" name="general_bertrand"></a> -<img src="images/general_bertrand.jpg" width="350" height="510" alt="Le Général Bertrand." title="" /> -<p class="caption">LE GÉNÉRAL BERTRAND.</p> -<p class="small right">Karl Girardet del.<br /> - Paul Girardet sc.</p> -</div> - -<p>Napoléon les répartit en quatre régiments à quatre bataillons, et les -fit entrer avec quelques-uns des régiments qu'il venait de -reconstituer en hâte, dans le second corps du Rhin. Ce corps, qui -allait se former tout de suite après le premier, et le remplacer à -Mayence, pouvait être prêt un mois plus tard, c'est-à-dire au 15 -avril. Il devait être de quatre divisions, et d'environ 40 mille -hommes d'infanterie. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Marmont doit commander le second corps du -Rhin.</span> -Napoléon le réservait au maréchal Marmont, le -vaincu de Salamanque, condamné par l'expérience comme général en chef, -mais capable d'être encore un bon lieutenant. La blessure de ce -maréchal, jugée d'abord mortelle, faisait espérer un rétablissement -complet. <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> Il reçut également l'ordre de se rendre à Mayence -dès que sa santé le lui permettrait.</p> - -<p>Napoléon résolut de tirer encore du personnel et du matériel de guerre -accumulés depuis longtemps en Italie, un corps de 40 à 50 mille -hommes, qui descendant en Bavière pendant qu'il déboucherait lui-même -en Saxe, compléterait la masse des forces qu'il voulait réunir sur -l'Elbe. -<span class="sidenote" title="En marge">Le général Bertrand envoyé en Italie pour y composer un -quatrième corps d'armée.</span> -Il chargea de ce soin le général Bertrand, gouverneur de -l'Illyrie, qui, sans avoir une grande habitude de manier les troupes -(il était officier du génie), entendait bien le détail de leur -organisation, était actif, dévoué, et homme enfin à ne pas perdre un -instant dans une circonstance aussi grave que celle où se trouvait -l'Empire.</p> - -<p>Napoléon l'autorisa à prendre tout ce qui restait de ressources -militaires en Illyrie, à n'y laisser que quelques dépôts et quelques -milices locales, et à transporter le surplus en Frioul. Les provinces -illyriennes, si on conservait l'alliance de l'Autriche, devaient -inévitablement revenir à cette puissance, et si au contraire on -perdait cette alliance, ne pouvaient pas être disputées vingt-quatre -heures. C'eût été par conséquent une bien inutile dispersion de nos -forces, que d'en laisser une partie au delà des Alpes Juliennes. Avec -les cadres tirés de ces provinces, avec quelques régiments demeurés en -Lombardie, avec quelques autres régiments résidant en Piémont et -revenus d'Espagne, avec deux régiments de cohortes restants sur les -vingt-deux, il y avait de quoi composer trois bonnes divisions -françaises, à douze bataillons chacune. Les dépôts de l'Italie étant -pleins de conscrits, le recrutement de <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> ces trois divisions -devait être facile. Enfin l'armée proprement italienne pouvait aussi -fournir une bonne division, ce qui porterait à quatre le corps que le -général Bertrand était chargé d'amener en Allemagne. Napoléon, usant -de finesse même avec ce serviteur dévoué, lui avait fait espérer qu'il -commanderait ce corps tout entier, afin qu'il mît encore plus de soin -à l'organiser.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Après avoir réorganisé l'infanterie, Napoléon s'occupe des -armes spéciales, qui avaient encore plus souffert que l'infanterie.</span> -L'infanterie étant reconstituée aussi vite que le permettaient les -circonstances, il fallait s'occuper des armes spéciales, qui avaient -encore plus souffert que l'infanterie. On se souvient sans doute que -tandis qu'il appelait d'Italie le corps du général Grenier, et formait -celui du maréchal Augereau, Napoléon avait tiré de France tout ce -qu'il y avait de compagnies d'artillerie disponibles, et prescrit que -dans chaque cohorte on créât une compagnie de canonniers. Grâce à -cette précaution le personnel d'artillerie ne pouvait pas manquer. -<span class="sidenote" title="En marge">Réorganisation de l'artillerie.</span> -Napoléon pour recomposer l'artillerie de l'armée se servit des -artilleurs revenus de Russie, de quarante-huit compagnies prises dans -les ports et les arsenaux, et de quatre-vingts compagnies formées dans -les cohortes. Il y avait là de quoi servir plus de mille bouches à -feu. Quant au matériel il était resté enfoui tout entier sous les -neiges de Russie; mais heureusement nos arsenaux de terre et de mer en -étaient remplis. Seulement on manquait d'affûts de campagne. Napoléon -en fit fabriquer partout, et même à Toulon, à Brest, à Cherbourg. Ceux -qu'on allait construire dans ces ports devaient arriver tard sans -doute, mais on avait sur les bords du Rhin de quoi monter tout -<span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> de suite 600 bouches à feu, ce qui suffisait pour le début de -la campagne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Moyens employés pour se procurer des chevaux de trait.</span> -Pour ce qui concernait les chevaux la perte avait été plus grande -encore qu'en voitures et en hommes. Notre retraite sur l'Oder avait -beaucoup réduit nos moyens de remonte, mais plus en chevaux de selle -qu'en chevaux de trait. Napoléon espérait que le général Bourcier, -chargé de tous les achats, et stimulé par une correspondance -quotidienne, parviendrait à lui trouver environ 10 mille chevaux de -trait dans la basse Allemagne. Il ordonna d'en lever 15 mille en -France, par voie de réquisition, et en les payant comptant. Les -réquisitions sont un procédé rigoureux, entaché même du caractère de -spoliation, car elles enlèvent l'objet requis à celui qui ne voudrait -pas le vendre, mais leur rigueur était cette fois justifiée par -l'urgence, et fort adoucie par le payement immédiat. Avec ces divers -moyens et des confections immenses en harnachement, Napoléon ne -doutait pas d'avoir réuni 600 bouches à feu bien attelées pour le -commencement des hostilités, c'est-à-dire en avril ou mai, et 1000 -deux mois après.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">État de complète destruction où se trouvait la cavalerie.</span> -La cavalerie était, si on peut le dire, plus importante que -l'artillerie elle-même, à cause de la prodigieuse quantité de troupes -à cheval dont l'ennemi disposait; et elle était détruite non-seulement -dans ce qui avait existé, mais dans les éléments qui auraient pu -servir à sa réorganisation. Comme pour l'artillerie tous les chevaux -avaient péri, et notre grande armée qui avait passé le Niémen avec 60 -mille chevaux, et en avait laissé 20 mille en réserve, n'en avait pas -ramené 3 mille, les uns restés <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> à Dantzig, les autres réunis -auprès du prince Eugène. La perte en hommes était presque aussi -considérable. Napoléon avait compté sur vingt-cinq ou trente mille -cavaliers, qu'il suffirait, selon lui, d'équiper et de monter, pour -les retrouver aussi bons qu'auparavant. Mais rectification faite des -premières données, on n'espérait pas en sauver plus de onze ou douze -mille du gouffre où notre armée avait péri. -<span class="sidenote" title="En marge">La difficulté de trouver des chevaux augmentée depuis -l'évacuation de la Pologne et d'une partie de l'Allemagne.</span> -Les moyens de les remonter -avaient fort diminué depuis qu'on avait perdu la Pologne, la -Vieille-Prusse, la Silésie, le Mecklembourg. Il restait le Hanovre et -la Westphalie. On avait tiré 2 ou 3 mille chevaux des pays évacués, et -on présumait qu'on en tirerait 9 ou 10 mille encore des pays compris -entre l'Elbe et le Rhin. Avec les 10 mille chevaux de trait dont nous -venons de parler pour l'artillerie, c'étaient 20 mille environ à -trouver dans ces contrées. -<span class="sidenote" title="En marge">Le général Bourcier, en Hanovre, chargé de remonter la -cavalerie revenant de Russie.</span> -Le général Bourcier était occupé à acheter -des chevaux, à presser la confection des selles, à recueillir les -hommes, qui rentraient épuisés, à les vêtir, à les faire reposer de -leurs fatigues pour qu'on pût les remettre en ligne. Ce n'était pas -sans de grandes difficultés qu'il y réussissait même avec la force et -l'argent, car ces provinces étaient fort mal disposées. Quoique -Napoléon eût ouvert des crédits illimités au général Bourcier, on -avait la plus grande peine à se procurer des traites, tant les -relations commerciales étaient troublées dans ce moment de crise. Se -flattant que le général Bourcier aurait de quoi monter 13 ou 14 mille -cavaliers, et se doutant qu'il ne lui en reviendrait pas de Russie un -nombre égal, il lui en expédia 2 ou 3 mille à pied des <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> -dépôts du Rhin. Il fit partir sur-le-champ de Paris les généraux -Latour-Maubourg et Sébastiani, pour aller se mettre à la tête de la -cavalerie remontée en Hanovre. Il leur ordonna d'en former deux corps, -partie cuirassiers, partie chasseurs et hussards, et dès qu'il y -aurait seulement six mille cavaliers capables de marcher, de les -amener au prince Eugène.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon compte pour l'ouverture de la campagne sur 24 -mille hommes de cavalerie, dont 14 mille remontés en Allemagne, et 10 -mille tirés des dépôts.</span> -Napoléon pensait que les dépôts de cavalerie, ayant reçu sur les -conscriptions de 1812 et de 1813 la part qui leur revenait, auraient -de quoi fournir encore 10 mille cavaliers instruits. Le duc de -Plaisance était chargé de les réunir en escadrons répondant aux -anciens régiments de la grande armée, puis, quand ils seraient formés, -de les conduire aux corps de Latour-Maubourg et de Sébastiani, de -fondre chaque détachement dans le régiment auquel il appartenait, et -de reconstituer ainsi les régiments en entier. Ces 10 mille cavaliers -ajoutés aux 13 ou 14 mille qu'on remontait en Allemagne, devaient -procurer 23 ou 24 mille hommes à cheval, ce qui était un commencement -de cavalerie.</p> - -<p>Les chevaux ne manquaient pas en France pour les 10 mille cavaliers -dont la prompte organisation était confiée au duc de Plaisance. Il en -était resté 3 mille sur les remontes de 1812. Des marchés passés en -assuraient encore 7 à 8 mille. Napoléon ordonna une réquisition de 15 -mille chevaux de grosse cavalerie, en payant comptant comme pour les -chevaux de trait, mesure rigoureuse, nous venons de le reconnaître, -mais justifiée par les circonstances. Les dons volontaires avaient -fourni 22 mille chevaux, en général de cavalerie légère. Il devait -donc y avoir <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> en France de quoi monter 45 mille hommes, -lesquels joints à ceux qu'on espérait se procurer en Allemagne, -porteraient à près de 60 mille, et à 50 mille au moins, la cavalerie -disponible pour cette campagne. -<span class="sidenote" title="En marge">Il espère en avoir 60 mille pour la suite de la campagne.</span> -Les chevaux étant obtenus, les hommes -devant se trouver dans les conscriptions de 1812 et de 1813, il -restait à chercher les cadres. Il y en avait d'excellents en Espagne. -Napoléon ordonna de tirer de cette contrée un cadre d'escadron par -régiment de cavalerie, en prenant, comme il avait fait pour -l'infanterie, les officiers et sous-officiers avec quelques hommes -d'élite. Il prescrivit aussi de les envoyer en poste sur le Rhin. Ces -cadres remplis avec les cavaliers qu'on trouverait formés et montés au -dépôt, allaient composer un second rassemblement, qui, sous le duc de -Padoue, irait rejoindre celui qui serait parti sous le duc de -Plaisance.</p> - -<p>Pour le moment Napoléon devait avoir en Allemagne d'abord 13 à 14 -mille cavaliers, puis 24 mille lorsque le duc de Plaisance y aurait -amené son rassemblement, et enfin 40 mille lorsque le duc de Padoue y -aurait conduit le sien. Le reste était destiné à venir plus tard. -L'Italie présentait des ressources pour environ 6 mille cavaliers dont -la moitié prêts à l'ouverture de la campagne, ce qui devait procurer -environ 3 mille hommes à cheval au corps d'armée du général Bertrand.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Réorganisation de la garde impériale.</span> -À toutes ces forces Napoléon voulait ajouter la garde impériale, -constituée d'après des proportions toutes nouvelles. Elle avait -cruellement souffert en Russie, pourtant elle avait encore en -Allemagne, en France et en Espagne, des cadres assez nombreux. -<span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> En Espagne notamment se trouvait une division entière de la -jeune garde. Napoléon résolut de se servir de ces divers éléments pour -recomposer cette troupe d'élite. Il tenait à la vieille garde à cause -de sa fidélité, qualité que les événements pouvaient rendre précieuse; -il tenait à la jeune, parce qu'en n'y introduisant que des hommes de -choix, elle pouvait, grâce à l'esprit de corps, acquérir en très-peu -de temps la valeur des meilleures troupes. En conséquence il fit -demander à tous les corps qui n'avaient point souffert du désastre de -Moscou, et particulièrement à ceux d'Espagne, un certain nombre -d'anciens soldats pour compléter la vieille garde. Il prit dans la -conscription des quatre dernières classes des hommes jeunes et forts -pour reconstituer la jeune garde, en les versant dans les cadres -existants des fusiliers, des tirailleurs et des chasseurs. Il porta le -nombre des bataillons de la garde, vieille et jeune, à 53, celui des -escadrons à 33. Il augmenta également la réserve d'artillerie, dont il -se servait toujours si utilement dans les grandes journées, et lui -donna près de trois cents bouches à feu. L'artillerie de marine lui -procura pour cette dernière organisation des sujets excellents. La -garde impériale devait ainsi présenter une armée de réserve de 50 -mille hommes inscrits sur les contrôles, et d'environ 40 mille -combattants en ligne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux moyens de transport.</span> -Les transports, quoique moins nécessaires en Allemagne qu'en Russie, -avaient toujours aux yeux de Napoléon un grand avantage, celui de -rendre possibles les concentrations soudaines, en portant pour huit -ou dix jours de vivres à la suite de l'armée. Il <span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> réorganisa -les bataillons d'équipage, et en composa cinq en Allemagne avec les -débris des quinze qui avaient fait la campagne de Russie. Il en -organisa six avec les cadres restés en France. Ces onze pouvaient -porter environ dix jours de vivres pour deux cent mille hommes, ce qui -suffisait pour préparer et livrer une de ces sanglantes batailles par -lesquelles il décidait ordinairement du sort des grandes guerres. -Quant aux voitures, il avait renoncé à celles qui s'étaient enfoncées -dans les boues de la Pologne ou dans les sables de la Prusse, et -s'était réduit à l'ancien caisson un peu modifié, et au char à la -comtoise, qui par sa légèreté avait rendu de véritables services.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Par les moyens précédemment indiqués, Napoléon espère avoir -300 mille combattants sur l'Elbe au printemps, sans compter des -réserves considérables.</span> -C'est au moyen de ces vastes créations qu'il se proposait d'arrêter la -coalition sur l'Elbe, s'il ne l'arrêtait pas sur l'Oder, et de faire -évanouir les espérances dont elle paraissait enivrée. Ayant environ 50 -mille hommes de garnison dans les places de la Vistule et de l'Oder, -40 mille de troupes actives sous le prince Eugène, il allait renforcer -celui-ci avec les 40 mille hommes du général Lauriston, en réunir -ainsi 80 mille sur l'Elbe, y arrêter court l'ennemi, et prévenir toute -invasion dans la basse Allemagne. Puis avec les deux corps du Rhin, -avec le corps d'Italie arrivant par la Bavière, enfin avec la garde -impériale, Napoléon devait avoir environ 200 mille hommes en Saxe, au -mois d'avril ou de mai, donner la main au prince Eugène, et accabler, -avec près de 300 mille hommes, les Russes renforcés par n'importe -quels alliés. Restaient comme réserve les anciens corps qui allaient -se réorganiser sous les maréchaux Davout <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> et Victor, les -cadres arrivant d'Espagne, les cent cinquante bataillons de dépôt -destinés à recevoir la conscription de 1814, et pouvant fournir encore -100 ou 150 mille combattants. -<span class="sidenote" title="En marge">Qualité des nouvelles troupes.</span> -Les nouvelles troupes réunies par -Napoléon étaient jeunes et inexpérimentées, mais l'espèce des hommes -était vigoureuse, à cause de l'âge auquel on avait pris la plupart -d'entre eux, les cadres étaient les plus aguerris du monde, et -impatients de rétablir le prestige de nos armes. -<span class="sidenote" title="En marge">Secret de Napoléon pour exécuter de si grandes choses en -peu de temps.</span> -La difficulté -principale, c'était le temps, qui était bien court pour de si vastes -créations. Mais, en administration comme en guerre, Napoléon possédait -un art merveilleux pour se servir du temps qu'il avait. De même qu'il -savait faire doubler les étapes aux troupes, il savait faire doubler -leur travail aux administrations, en leur traçant leur marche, en -décidant lui-même les questions douteuses devant lesquelles elles sont -souvent arrêtées, en faisant exécuter simultanément des opérations -qu'elles n'accomplissent d'ordinaire que l'une après l'autre, surtout -en surveillant chaque chose de ses propres yeux, en suivant -l'exécution de ses ordres, en dépêchant partout, comme aux époques où -il déployait le plus d'ardeur et de jeunesse, une multitude -d'officiers de confiance qui chaque soir avant de se coucher lui -rendaient compte de ce qu'ils avaient vu, en ne faisant pas lire, en -lisant lui-même leur correspondance, et en demandant compte aux agents -en retard du moindre de ses ordres resté inexécuté, pour les -réprimander si c'était omission de leur part, pour vaincre l'obstacle -si c'était difficulté naissant de la nature des choses.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Le vieux maréchal Kellermann placé à Mayence pour -inspecter les troupes de passage.</span> -On ne l'avait jamais vu plus jeune, plus actif, plus patient, moins -empereur enfin, et plus ministre ou général. Il avait pour cette -circonstance rétabli un usage qui lui avait été fort utile jadis, -c'était de placer à Mayence le vieux Kellermann (le duc de Valmy) avec -une autorité supérieure sur toutes les divisions militaires des bords -du Rhin, depuis Strasbourg jusqu'à Wesel. Le maréchal Kellermann ayant -encore, quoique fort âgé, beaucoup d'activité, y joignant une grande -habitude de l'organisation des troupes, disposant en outre de magasins -immenses et de crédits dont chaque jour il rendait compte à -l'Empereur, inspectait les détachements envoyés de leur dépôt aux -lieux de rassemblement et passant presque tous par Mayence, s'assurait -par ses propres yeux de ce qui leur manquait en chaussures, vêtements, -armement, officiers, y suppléait sur-le-champ, et, s'il ne le pouvait -pas, en avertissait l'Empereur, qui se chargeait d'y pourvoir -lui-même. C'est au prix de ces efforts incessants que Napoléon -parvenait à réaliser ces créations soudaines, insuffisantes il est -vrai, quelque grandes qu'elles fussent, pour réparer les conséquences -d'une politique immodérée, mais suffisantes pour étonner le monde, -pour ajouter une nouvelle gloire à celle que nous avions déjà, et pour -forcer l'Europe à verser tout son sang afin de nous vaincre. Ces -détails peuvent sembler arides sans doute, mais ils ne paraîtront tels -qu'à ceux qui ne savent pas, ou n'ont pas le goût d'apprendre comment -s'accomplissent les grandes choses.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Moyens financiers employés pour faire face aux nouveaux -armements.</span> -Ce n'était pas tout que de réunir si vite ces forces <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> -considérables, il fallait les payer. Tandis qu'il travaillait jour et -nuit à la recomposition de l'armée, Napoléon travaillait tout autant, -et avec non moins d'activité, à mettre les finances de l'Empire en -état de suffire à ses vastes armements; et ce n'était pas chose facile -à la suite d'un discrédit financier, qui devait naturellement -accompagner un commencement de discrédit politique.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Budgets de l'Empire depuis 1811.</span> -Nous avons exposé ailleurs comment les budgets de l'Empire, renfermés -pendant plusieurs années dans une somme d'environ 780 millions (900 -millions avec les frais de perception), avaient été tout à coup portés -en 1811 à 200 millions de plus, c'est-à-dire à un total de 1100 -millions. Deux causes, avons-nous dit, avaient produit cette subite -augmentation: premièrement, la réunion à la France de Rome, de -l'Illyrie, de la Hollande et des départements anséatiques; -secondement, les armements pour la Russie. Les réunions de territoires -avaient ajouté à la dépense, mais beaucoup plus à la recette, car -elles avaient procuré au budget un accroissement de produit de 98 -millions, et un accroissement de charges qui n'était pas à beaucoup -près égal. Les armements pour la Russie n'avaient ajouté qu'à la -dépense. -<span class="sidenote" title="En marge">Ressources avec lesquelles on avait fait face aux dépenses -de la campagne de Russie.</span> -On y avait pourvu avec le produit ordinaire et extraordinaire -des douanes. Le produit ordinaire avait été fort accru par la nouvelle -manière d'entendre le blocus continental, laquelle consistait, comme -on a vu, à fermer les yeux sur l'origine des denrées coloniales, en -leur faisant payer 50 pour cent de leur valeur. Le produit -extraordinaire résultat des saisies opérées en Belgique, en Hollande, -dans les départements <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> anséatiques, s'était élevé jusqu'à cent -cinquante millions.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Déficits de l'année 1812 et des années antérieures.</span> -On était ainsi parvenu à faire face aux besoins des années 1810, 1811, -1812. Pourtant il restait quelques insuffisances auxquelles il était -urgent de pourvoir. Le budget de 1811 fixé d'abord à 1100 millions -avec les frais de perception, laissait à couvrir, par suite de la -disette qui avait coûté 20 millions au Trésor, et d'une diminution -dans le produit des bois, un déficit de 46 millions. Le budget de -1812, évalué à 1150 millions, présentait également un déficit de 37 -millions et demi. C'étaient 83 millions à trouver pour solder ces deux -exercices, dont heureusement les dépenses n'étant pas entièrement -liquidées, ne réclamaient pas toutes un payement immédiat. Quant au -budget de 1813, la guerre se faisant presque sur nos frontières, et -dans des pays alliés qu'il fallait ménager, on était obligé -d'entretenir les troupes aux frais de la France. On conjecturait que -ce budget ne monterait pas à moins de 1270 millions, et on estimait -pour cette année 1813 l'insuffisance des ressources à 149 millions. En -ajoutant ce nouveau déficit à ceux de 1811 et de 1812, on arrivait à -une somme totale de 232 millions, qui manquait au Trésor, et qu'on ne -savait comment se procurer, car on n'avait jamais songé à recourir au -crédit depuis l'ancienne banqueroute.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Embarras de M. Mollien, et sa répugnance pour les moyens -irréguliers.</span> -Nous avons dit que les déficits de 1811 et de 1812 ne se faisaient pas -encore beaucoup sentir, parce que ces exercices n'étaient pas -liquidés, mais pour 1813 les dépenses du commencement de l'année étant -immenses, et allant fort au delà des recettes réalisées, <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> -l'embarras devenait extrême. M. Mollien, ministre du Trésor, esprit -ingénieux mais circonspect, craignant avec raison pour sa -considération personnelle si on avait recours à des moyens -irréguliers, était très-déconcerté, et par ses scrupules devenait pour -Napoléon l'une des difficultés du moment. La caisse de service, dont -la création honorait l'administration de M. Mollien et avait été d'un -grand secours, était arrivée à la limite des facilités qu'elle pouvait -offrir. On se souvient sans doute qu'avant l'établissement de cette -caisse le Trésor, lorsqu'il avait des besoins pressants, envoyait à -l'escompte les obligations des receveurs généraux, et presque toujours -chez les receveurs généraux eux-mêmes, qui les escomptaient avec les -fonds du Trésor déjà rentrés dans leurs mains. Depuis la création de -la caisse de service, tous les fonds des receveurs généraux devant -être versés immédiatement à cette caisse, et leurs obligations n'étant -plus escomptées, cette espèce d'agiotage avait disparu. Il y avait en -place la caisse de service, sans cesse alimentée par les versements -des receveurs généraux, et émettant pour ses besoins journaliers des -billets qui portaient intérêt, et qui étaient fort accrédités dans le -commerce. C'étaient les bons du Trésor de cette époque.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Impossibilité pour la caisse de service de fournir au -Trésor de nouvelles facilités.</span> -Cette caisse avait fourni jusqu'à cent douze millions de ressources -courantes au commencement de 1813, et il ne lui était pas possible de -pousser au delà les moyens de crédit dont elle disposait. M. Mollien, -n'ayant pas plus que les autres ministres le secret de Napoléon, -croyant avec le public à l'immensité du trésor amassé aux Tuileries, -aurait <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> voulu que Napoléon versât tout de suite cent ou deux -cents millions dans les caisses de la trésorerie, et souvent, dans son -profond chagrin, l'accusait d'une étrange avarice, presque d'une sorte -d'avidité personnelle. Mais c'est là que Napoléon était, comme à la -guerre, admirable de prévoyance, d'ordre, d'adresse, et qu'il faisait -des prodiges, pour corriger sa politique par son administration. Il -faut ajouter qu'il était tout aussi admirable de désintéressement, -n'ayant d'autre avidité que celle de l'ambition.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Trésor secret des Tuileries, son origine et son -importance.</span> -Voici le secret de ce trésor amassé aux Tuileries que Napoléon avait -raison de ne pas dévoiler, même à ses ministres, le système du -gouvernement étant admis. Il consistait dans le reliquat du trésor -extraordinaire et dans les économies de la liste civile.</p> - -<p>Le reliquat du trésor extraordinaire était fort réduit par suite des -donations prodiguées aux militaires qui avaient glorieusement servi, -et par suite aussi des secours fournis au budget de la guerre. On n'a -pas oublié en effet que pour maintenir les dépenses et les recettes de -l'État en équilibre, Napoléon avait pris plusieurs fois au compte du -trésor extraordinaire une portion des dépenses de la guerre. Le trésor -extraordinaire, dont le montant avait varié de 320 à 340 millions, -s'élevait en ce moment à 325 à peu près, mais point en valeurs -liquides. Il y avait sur cette somme 84 millions anciennement prêtés -au département des finances, 9 ou 10 placés en actions de la Banque -que Napoléon achetait de temps en temps pour en maintenir le cours, 15 -autres millions en diverses valeurs du Trésor que Napoléon prenait -également sous main pour <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> les soutenir, comme les bons de la -caisse d'amortissement par exemple. Il y avait encore 12 millions -prêtés aux villes de Paris et de Bordeaux ainsi qu'à plusieurs -commerçants, 7 millions souscrits secrètement dans l'emprunt de Saxe, -4 millions en mercure resté dans les mines d'Idria, 135 millions enfin -dus par la Prusse, l'Autriche, la Westphalie, la Saxe, la Bavière. -Cette dernière somme était d'un recouvrement impossible, car la Prusse -se prétendait quitte et même créancière, le mariage et les -circonstances avaient dégagé l'Autriche, et les autres États allemands -loin de pouvoir fournir de l'argent avaient besoin qu'on leur en -prêtât. C'étaient en tout 267 millions, ou placés ou dus, qui -n'étaient pas actuellement réalisables, mais qui rapportaient intérêt, -et dont le produit formait le revenu annuel du domaine extraordinaire. -Ce revenu montait à 13 ou 14 millions, avec lesquels Napoléon faisait -des largesses, des aumônes, quelquefois même des embellissements dans -sa capitale. Il ne restait donc que 58 ou 60 millions disponibles, -somme peu considérable, mais qui employée à propos pouvait être d'un -grand secours.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Liste civile de Napoléon.</span> -Après ce trésor venait celui de la liste civile, fortune particulière -de Napoléon, amassée par des prodiges d'économie. -<span class="sidenote" title="En marge">Ses prodiges d'économie.</span> -Napoléon jouissait -de 40 millions à peu près de liste civile, dont 25 millions pour la -France, 4 millions pour le produit des forêts de la couronne, 11 -millions environ pour les listes civiles de Hollande, de Piémont, de -Lombardie, de Toscane, de Rome. Mais il avait à entretenir les palais -de France, de la Haye, d'Amsterdam, <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> de Turin, de Milan, de -Florence, de Rome, et il le faisait avec une magnificence digne de sa -grandeur. Il avait quelquefois acheté jusqu'à 6 millions de diamants -anciens ou nouveaux dans une année, afin de reconstituer le trésor de -la couronne en pierreries. Il entretenait une maison militaire d'un -éclat excessif. Conséquent enfin avec lui-même, il faisait des -dépenses pour les lettres, les arts et les sciences, y ajoutait -souvent des actes de bienfaisance de la plus noble délicatesse, et -portait un tel ordre dans ses comptes, que tout y était inscrit avec -la plus sévère attention, et, par exemple, que le premier article de -recette dans ses livres, après les 25 millions de la liste civile -française, était le suivant: <cite>Traitement de Sa Majesté Impériale et -Royale, comme membre de l'Institut, 1200 francs</cite><a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</p> - -<p>Pendant longtemps, Napoléon n'avait eu que 29 millions de liste -civile, et ce n'était que depuis trois ou quatre ans qu'il en touchait -40. Depuis son élévation au trône, il avait économisé 135 millions, -dont il avait placé quelques portions en bonnes valeurs du Trésor ou -de l'industrie, pour en soutenir le cours, comme les bons du -Mont-Napoléon à Milan, la caisse d'amortissement à Paris, les canaux -de Loing et du Midi, etc. Mais de ce trésor il avait gardé environ une -centaine de millions en numéraire dans les caves des Tuileries, -pensant que dans les circonstances difficiles aucune ressource ne -valait l'argent comptant. Il lui restait donc à peu près 60 millions -sur le domaine extraordinaire, 100 sur les 135 millions <span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> -économisés de la liste civile, composant un total de 160 millions en -or et en argent, soit aux Tuileries, soit dans les caisses du domaine -extraordinaire.</p> - -<p>Telles étaient les valeurs métalliques qui faisaient dire aux uns -qu'il avait 300, aux autres 400 et même 600 millions en métaux -précieux, dans un souterrain de son palais. Lui-même ne s'expliquant -pas clairement, ne donnant jamais à un caissier le secret de l'autre, -résumant pour lui seul, dans sa vaste tête, l'état de ses finances et -de ses armées, laissait croire ce qu'on voulait, et disait quelquefois -tout ce qu'il fallait pour accréditer le bruit d'un trésor prodigieux. -C'était, après son armée, la principale de ses ressources. Une seule -eût mieux valu, la sagesse politique; mais, sauf celle-là, il avait -toutes les autres. Malheureusement aucune ne saurait la remplacer!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs de Napoléon pour laisser ignorer la valeur de son -trésor personnel, et pour n'y recourir qu'à la dernière extrémité.</span> -Si Napoléon, se rendant aux instances de son ministre, eût versé au -premier embarras, même au second, ces 160 millions dans les caisses du -Trésor public, il les aurait vus disparaître, et se serait bientôt -trouvé sans argent, comme un général sans réserve sur le champ de -bataille. Il était donc sagement résolu à ne pas s'en dessaisir à -moins d'une impérieuse nécessité, se réservant d'en employer une -partie pour soutenir les valeurs que le ministre des finances serait -tôt ou tard obligé de créer, et voulant en ménager une portion -considérable pour les cas urgents. En même temps il se gardait bien -pour justifier sa résistance d'avouer à quel point ses ressources -extraordinaires étaient limitées, conservait ainsi son secret pour -lui seul, supportait les insinuations <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> quelquefois assez -aigres de M. Mollien, et laissait dire ce ministre et d'autres, ne se -livrant à son impatience naturelle que lorsque tout allait bien, -devenant doux et calme au contraire lorsque tout allait mal, pour ne -pas ajouter par des défauts de caractère aux peines de ceux qui le -servaient. Il cherchait donc, sans s'expliquer, le moyen de se -procurer les 232 millions qui manquaient pour compléter les budgets de -1811 et de 1812, et pour solder en entier celui de 1813.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne veut pas d'une augmentation d'impôts.</span> -Napoléon ne voulait à aucun prix accroître les impôts, bien qu'une -augmentation sur les contributions directes, très-facile à supporter, -eût suffi pour produire les 150 millions dont on avait besoin pour -1813. Les impôts indirects, rétablis par lui, avaient réussi sous le -rapport financier, bien entendu, car sous le rapport politique ils -n'avaient pas eu plus de succès que de coutume. Mais les impôts -indirects, on ne les augmente pas à volonté, et en élevant leur tarif, -on n'est pas toujours sûr d'élever leur produit. Quant à la propriété -foncière, Napoléon répugnait, après l'avoir déchargée sous son règne, -à la grever de nouveau. Il aimait à pouvoir dire qu'au milieu des plus -grandes guerres la condition matérielle de la France n'avait pas été -changée, que l'armée seule se ressentait de ces guerres, mais que pour -elle combattre était son lot ordinaire et toujours désiré, car elle y -gagnait de la gloire, des honneurs, des grades, des richesses. -C'étaient là des appréciations comme on a l'habitude d'en faire -lorsqu'on parle sans contradicteur. Cette armée que Napoléon disait -si satisfaite, commençait fort à se plaindre, et tous <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> les -militaires qui revenaient des bords du Niémen tenaient un langage tel, -qu'on était obligé de veiller sur eux, et de les séparer des nouveaux -soldats pour prévenir la contagion du mécontentement. De plus, on ne -formait l'armée qu'en la tirant du sein de la population, en levant -sur le pays ce fameux impôt du sang, réputé alors le plus cruel de -tous. Une fois sous les drapeaux, il est vrai, les enfants de la -France devenaient militaires de fort bonne grâce, mais les parents -n'en prenaient pas aussi aisément leur parti, et il s'amassait peu à -peu dans leur cœur une haine effroyable, dont l'explosion devait -être terrible. Napoléon se nourrissait donc d'une pure illusion -lorsqu'il croyait que les impôts d'argent n'étant pas augmentés, la -guerre ne devait exercer sur l'esprit des populations aucune influence -fâcheuse; mais enfin il aimait à se le persuader ainsi, et par ce -motif il se refusait à toute augmentation d'impôts. M. Mollien, au -contraire, désirant que ses caisses fussent remplies, et remplies par -des moyens réguliers, préférait ce qu'il y avait de plus sûr et de -plus prompt, et aurait voulu accroître les contributions publiques. -Mais il n'y avait pas à en parler à Napoléon, et il fallait songer à -une autre ressource.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Personne ne croit à la possibilité d'une émission de -rentes.</span> -Une émission de rentes, qui aurait réussi peut-être, si on avait tenté -plus tôt d'en donner l'habitude au public, était impossible -actuellement, ou du moins très-difficile, et il eût été singulier en -effet, n'ayant pas essayé du crédit en 1807 et en 1808, de commencer à -en user en 1813. Les produits des douanes, qui avaient été, avec les -prélèvements <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> sur le trésor extraordinaire, la ressource -employée pour couvrir les déficits antérieurs, et notamment les frais -du grand armement de 1812, étaient épuisés, car il n'y avait plus, -comme en 1810 et en 1811, d'immenses saisies à opérer. Toutefois les -produits ordinaires des douanes s'étaient fort accrus, et étaient -montés de 30 millions à 80, grâce au fameux tarif de 50 pour cent, -devenu l'instrument principal du blocus continental. Pour cette année, -ne pouvant plus espérer la paix de la détresse de l'Angleterre, et -n'ayant à l'attendre que des batailles qui allaient se livrer en -Allemagne, voulant de plus rendre aux villes de Bordeaux, de Nantes, -du Havre, de Marseille, quelque activité commerciale, Napoléon avait -accordé une quantité de <em>licences</em> telle, qu'on pouvait considérer -comme presque rétabli le commerce avec l'Angleterre, et qu'il s'était -cru autorisé à évaluer à 100 millions l'impôt ordinaire des douanes. -Aussi les rôles étaient-ils intervertis, et tandis que deux années -auparavant Napoléon torturait l'Europe pour interdire les relations -avec l'Angleterre, c'était l'Angleterre maintenant qui, s'apercevant -des avantages que procuraient à son ennemi les communications par -<em>licences</em>, travaillait à les rendre impossibles.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">N'ayant pas de crédit, ne voulant pas d'impôts, Napoléon a -recours à une nouvelle aliénation de domaines nationaux.</span> -Ne voulant augmenter ni l'impôt direct ni l'impôt indirect, le crédit -n'étant pas en usage, les saisies commerciales ne produisant presque -plus rien, restait le vieux moyen des aliénations de domaines -nationaux, employé d'une manière si dommageable par nos premières -assemblées révolutionnaires, et avec assez d'avantage par Napoléon, -parce qu'il s'en <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> était servi lentement, et en ayant recours à -l'intermédiaire de la caisse d'amortissement. Mais ce moyen lui-même -n'offrait plus que des ressources extrêmement restreintes. Napoléon -avait restitué aux familles émigrées une assez notable portion de -leurs biens. Quant aux biens qui n'avaient point été aliénés, il ne -voulait pas assumer l'odieux de les faire vendre, car c'eût été donner -suite à des confiscations auxquelles son gouvernement avait eu -l'honneur de mettre fin. Les seules aliénations que Napoléon se permît -sans scrupule, c'étaient celles des domaines de l'Église. Il ne -répugnait pas à celles-là, et le public non plus, parce qu'il y avait -à faire valoir à leur égard la raison très-sérieuse de l'abolition de -la mainmorte. Les immenses bienfaits résultant de la mise en valeur -des terres de l'Église étaient une réponse quotidienne et vivante à -toutes les contradictions dont ce genre d'aliénations pouvait encore -être l'objet. Mais de ces terres il n'en restait presque plus. Les -pays religieux ajoutés à l'Empire, comme les provinces du Rhin, -certaines portions de l'Italie, et surtout l'État pontifical, avaient -fourni la matière de quelques ventes, que la caisse d'amortissement -avait opérées assez avantageusement; mais le terme en était atteint, -excepté pour celles de l'État pontifical; et quant à ces dernières, il -avait fallu les suspendre par une raison que nous ferons bientôt -connaître. Quelques années auparavant Napoléon avait pris la dotation -de l'Université et celle du Sénat, qui étaient l'une et l'autre -constituées en propriétés foncières, les avait remplacées par une -rente sur le grand-livre, et avait fait vendre les propriétés -provenant <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> de cette origine par l'intermédiaire accoutumé de -la caisse d'amortissement.</p> - -<p>Restait-il encore quelque opération de ce genre à essayer, quelques -biens de mainmorte à prendre, en indemnisant les propriétaires de ces -biens avec des rentes sur le grand-livre? Telle était la question, et -elle conduisit bientôt à trouver la ressource tant cherchée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les communes étaient le seul propriétaire de biens de -mainmorte qui restât en France.</span> -Il restait en effet un propriétaire mainmortable à déposséder, et à -indemniser avec des rentes, et ce propriétaire c'étaient les communes. -Dans presque tous les départements, et particulièrement dans -quelques-uns, les communes possédaient des biens considérables et mal -administrés. S'il eût fallu porter la main sur tous ces biens sans -distinction, la chose eût été non-seulement inique, mais impraticable, -et infiniment dangereuse, car on se serait exposé à des séditions. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon imagine de leur prendre leurs biens, en les -indemnisant avec des rentes.</span> -Mais on pouvait distinguer entre les propriétés communales, et on y -était fort disposé. Au nombre de ces propriétés, il y avait les -bâtiments servant aux usages communaux, tels que les hôtels de ville, -les écoles, les hôpitaux, les églises, les places publiques, les -promenades, dont il était impossible de songer à s'emparer. Cette -première exception allait de soi, et n'avait presque pas besoin d'être -énoncée. Il y avait d'autres biens, dont l'exception, quoique moins -indiquée, était encore plus nécessaire, c'étaient tous ceux dont la -jouissance prise en commun constituait une des principales ressources -du peuple des campagnes, comme les pâturages où les paysans envoient -paître leur bétail, les bois où ils prennent leur chauffage, les -tourbières <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> dont ils consomment ou vendent la tourbe. Enlever -ces biens, dans un moment où la conscription commençait à pousser les -campagnes au désespoir, c'était dans certaines provinces s'exposer à -une nouvelle Vendée. Quant à ceux-là l'exception était encore -inévitable, car la dépossession eût été non-seulement barbare, mais -souverainement imprudente.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La mesure doit se borner aux biens affermés.</span> -Restait une troisième espèce de biens, la seule qui pût être l'objet -d'une mesure financière, nous voulons parler des propriétés affermées -par les communes, ne représentant pour elles qu'un revenu en argent, -dont elles appliquaient le montant à leurs dépenses. Comme après tout -il ne s'agissait pour elles que d'un produit en argent, qui -contribuait à alléger le poids de leurs impôts, peu leur importait que -cet argent leur vînt d'un fermier ou de l'État, l'exactitude à payer -étant au moins égale. Les communes ne devaient pas même s'apercevoir -du changement, et l'État y devait gagner, outre une ressource actuelle -dont il avait grand besoin, la mise en valeur de biens-fonds -considérables et aussi mal administrés que le sont tous les biens de -mainmorte. Quant à la valeur totale des biens dont il s'agit, on -estimait qu'ils pourraient se vendre environ 370 millions, tandis -qu'ils ne rapportaient pas plus de 8 à 9 millions par an aux communes. -En supposant qu'on les vendît en effet 370 millions, et cette -estimation ne semblait pas exagérée, il devait rester, en prélevant -les 232 millions nécessaires à l'État, environ 138 millions, qui, au -taux actuel des fonds publics (le cinq pour cent se vendait 75 francs) -devaient procurer les 9 millions de rentes dont on avait besoin -<span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> pour indemniser les communes. De la sorte l'État allait même -trouver gratis la ressource qui lui était nécessaire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Objections que soulève la mesure proposée.</span> -Ainsi présentée la mesure n'offrait que des avantages, et il n'y avait -pas à hésiter sur son adoption. Mais sous un autre point de vue il -s'élevait des objections de la plus grande gravité. Premièrement le -droit de propriété était atteint dans une certaine mesure, bien qu'il -s'agît ici de propriétés collectives, sur le sort desquelles l'État -exerce une action qu'il ne peut prétendre sur aucune autre. Ainsi il -peut supprimer un couvent, une association, une commune, et dans ce -cas il est amené à disposer de leurs propriétés, tandis qu'il ne peut -supprimer un particulier, et même quand il lui ôte la vie au nom des -lois, il ne fait qu'ouvrir sa succession, sans avoir le droit de se -saisir de ses biens. Secondement il y avait un dommage pécuniaire -très-réel, quoique lointain, causé aux communes, car si dans le moment -on leur procurait un revenu plus certain et plus facile, on leur -donnait une propriété qui devait se déprécier tous les jours par le -seul changement des valeurs, contre une propriété, celle de la terre, -qui au contraire augmente sans cesse par la même cause. Troisièmement -on froissait les administrations municipales, qui, habituées à gérer -les domaines communaux, les regardaient comme leur propre fortune. -Quatrièmement enfin l'aliénation, même en l'exécutant avec beaucoup de -prudence, ne pouvait manquer d'être difficile et lente, car il fallait -inventorier ces biens, les évaluer, les transférer à l'État, les -remplacer par une rente proportionnelle, les vendre, <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> en -retirer le prix, ce qui devait exiger beaucoup de temps, et comme les -besoins du Trésor étaient immédiats, il en résultait la nécessité -d'anticiper par l'émission d'un papier sur le produit de la vente.</p> - -<p>Ces objections bien présentées auraient fait reculer une assemblée -éclairée, et à tout prendre une émission de rente, fallût-il faire -descendre le cinq pour cent de 75 francs à 60, même à 50, eût mieux -valu, eût procuré des ressources moins coûteuses et plus prochaines, -qu'une aliénation soudaine et considérable de propriétés foncières. -Mais ces questions étaient alors beaucoup moins connues qu'elles ne le -sont aujourd'hui. On ne savait pas aussi bien que de nos jours ce -qu'on perd à troubler la propriété, ce qu'on gagne à payer les -capitaux chèrement, pourvu qu'on les obtienne d'une manière régulière, -et qu'on solde exactement les services publics. -<span class="sidenote" title="En marge">Vive discussion établie sur ce sujet entre M. Mollien et M. -de Bassano.</span> -La question fut -surtout débattue entre M. de Bassano, que sa complaisance pour les -idées de Napoléon faisait alors admettre à l'examen de presque toutes -les affaires, et M. Mollien, qui discutait peut-être un peu trop -subtilement des vérités incontestables, s'irritait profondément contre -son contradicteur sans oser le manifester, et s'en allait mécontent -sans se rendre. Chaque jour la lutte recommençait. M. de Bassano -trouvait que c'était merveille de se procurer tout de suite 370 -millions, dont 232, chiffre exact des besoins du Trésor, seraient -appliqués au service public, et 138 à indemniser le propriétaire -spolié, sans qu'il en coûtât rien à personne, pas même à l'État qui -allait recevoir une si grosse somme. M. Mollien soutenait sur le -droit de propriété des théories vraies, <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> mais abstraites, et -qui touchaient peu son adversaire, présentait l'extension donnée aux -bons de la caisse d'amortissement comme la création d'un vrai -papier-monnaie, signalait les difficultés qui en résulteraient dans -tous ses services, les signalait avec chagrin, avec humeur, plutôt -qu'avec résolution. Cette lutte entre un esprit facile et disert, mais -comprenant trop peu les objections pour s'en laisser affecter, et un -esprit convaincu, mais ne sachant pas convaincre, eût été -interminable, si Napoléon impatienté, discernant parfaitement ce qu'il -y avait de vrai et de faux de l'un et de l'autre côté, mais voulant à -tout prix un résultat, n'eût dit à M. Mollien: -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon décidé par l'urgence des besoins.</span> -Tout cela est bien, je -comprends vos objections, je les apprécie, mais avant de critiquer un -projet il faut mettre quelque chose à la place.—L'objection était en -effet embarrassante. C'était le cri du besoin, poussé par celui à qui -les besoins de l'État étaient plus pressants qu'à un autre, parce -qu'il avait un million de soldats à vêtir, à armer, à nourrir, et que -son existence, sa grandeur, sa gloire, tenaient à la solution du -problème. Si M. Mollien eût été un esprit plus décidé, il aurait -répondu tout de suite à Napoléon: Émettez des rentes 5 pour cent, à 60 -francs, même à 50 s'il le faut; payez les capitaux 8 ou 10 pour cent, -même davantage, et cette opération vous coûtera moins cher, vous -créera moins d'inimitiés, nourrira plus tôt et mieux vos soldats, -qu'un papier-monnaie mal accueilli, et refusé dans tous les payements. -Mais M. Mollien n'eût pas osé dire cela, peut-être même n'eût-il pas -osé le penser à cette époque, et Napoléon pressé de se procurer de -l'argent, ne supposant <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> pas possible une émission de rentes, -voulant absolument avoir des biens à vendre puisque c'était la seule -ressource du moment, les prenait où il y en avait encore. -L'archichancelier Cambacérès, plus calme, était néanmoins dominé aussi -par le sentiment du besoin, et par le même motif que Napoléon aboutit -à l'adoption du projet si longuement débattu.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La résolution d'aliéner les biens affermés des communes est -définitivement adoptée.</span> -En conséquence, il fut convenu qu'on s'approprierait les biens des -communes que nous avons désignés, c'est-à-dire les biens affermés, -qu'on les évaluerait au moyen d'une procédure administrative sommaire, -qu'on les remplacerait par une rente dont il était facile à l'État de -faire l'avance en la créant, et qu'on les transférerait ensuite à la -caisse d'amortissement. Cette caisse avait pris l'habitude des ventes -territoriales, et les exécutait bien, parce qu'elle les exécutait -lentement et par petites quantités. En attendant qu'elle en reçût le -payement ordinairement exigé à des termes éloignés et successifs, elle -émettait un papier portant intérêt, qu'elle donnait à l'État pour prix -des biens à vendre, qu'elle retirait ensuite peu à peu, à mesure -qu'elle touchait le prix des ventes, et qui se soutenait dans le -public, parce qu'il était peu considérable, et très-exactement -remboursé en capital et intérêts. -<span class="sidenote" title="En marge">Conditions de la mesure.</span> -C'était ce mécanisme qu'il -s'agissait de développer, et qu'on développa en effet, en statuant que -la caisse d'amortissement vendrait les nouveaux biens aux enchères, -sous la condition pour les acheteurs d'acquitter un tiers de la valeur -comptant, un second tiers en 1814, un troisième en 1815, et de payer -en outre l'intérêt des sommes différées sur le pied <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> de 5 -pour cent. En attendant, la caisse d'amortissement devait créer -immédiatement, et remettre au Trésor pour 232 millions de bons, -portant intérêts, et successivement remboursables à mesure de -l'acquittement du prix des immeubles à vendre. C'était ensuite au -Trésor à se servir de ces bons comme il pourrait, et à forcer, par -exemple, ou à induire les créanciers de l'État à les accepter. C'est -là que commençait le juste chagrin de M. Mollien, chagrin que M. de -Bassano ne comprenait pas plus que les colères de l'Europe prêtes à se -déchaîner sur nous.—Mais à qui ferai-je accepter ce papier? disait le -ministre du Trésor.—<span class="sidenote" title="En marge">Émission d'un papier dont Napoléon prend une somme -considérable pour le soutenir.</span> -À tous ceux à qui vous devez, répondait Napoléon. -Vous devez à des fournisseurs de la guerre et de la marine, à des -créanciers de toute espèce, 46 millions pour 1811, 37 millions pour -1812; payez ces sommes avec les bons de la caisse d'amortissement, et -vous introduirez ainsi ces bons en province. On y répugnera d'abord, -mais en voyant qu'ils portent un intérêt exactement acquitté, qu'ils -servent à acheter des biens fort beaux, et nullement frappés de -réprobation comme les anciens biens d'émigrés, on les recherchera. Il -s'en vendra sur la place, on en soutiendra le cours, et votre papier -finira par valoir presque de l'argent.—Si Votre Majesté s'en -chargeait, répondait timidement M. Mollien, c'est-à-dire si elle -achetait tout de suite les 232 millions avec les grandes ressources -accumulées par son génie, alors tout serait facile.—Oui, sans doute, -répliquait Napoléon, tout serait facile alors ... et il se gardait de -dire pourquoi il ne le faisait pas. Il avait effectivement tout au -plus les <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> deux tiers de cette somme dans ses deux trésors, et -il ne voulait pas avec raison se démunir de tout son argent comptant. -Mais il promettait à M. Mollien de soutenir le cours de cette nouvelle -valeur, en prenant pour son compte une somme considérable des bons que -la caisse allait émettre.</p> - -<p>Il résolut en effet d'en prendre pour 60 ou 70 millions -successivement, placement qui était excellent, puisqu'il rapportait un -intérêt certain, et que l'échéance en était certaine aussi, mais qui -diminuait notablement les 160 millions comptant dont il était pourvu. -Toutefois il n'y avait pas à hésiter dans l'état de gêne où l'on se -trouvait, et il se flatta qu'en faisant acheter une portion de ce -papier au moment de son émission, il en maintiendrait la valeur à un -taux voisin du pair. Il le promit à M. Mollien pour lui rendre un peu -de courage.</p> - -<p>Telles étaient les mesures financières par lesquelles Napoléon -s'apprêtait à soutenir ses dernières et ses plus terribles guerres. -C'était la fin de ces aliénations de biens-fonds dont la révolution -française avait fait ressource pour résister aux attaques de l'Europe. -N'ayant plus de nobles à proscrire, et ne le voulant pas d'ailleurs, -n'ayant plus d'églises à déposséder, Napoléon prenait les biens des -communes, derniers propriétaires de mainmorte, et les aliénait au -moyen d'une espèce de papier de crédit, beaucoup mieux assis et -surtout beaucoup mieux limité que les assignats, mais rappelant le -fâcheux souvenir du papier-monnaie, et introduit auprès du public dans -un moment bien peu favorable.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon songe à une grande mesure qui puisse lui ramener -les esprits.</span> -Tout en faisant ce qui était humainement possible <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> pour se -mettre en état de repousser les ennemis qu'il avait attirés sur la -France, Napoléon sentait le besoin aussi d'essayer quelque chose pour -ramener les esprits qu'il voyait s'éloigner chaque jour davantage de -son gouvernement. -<span class="sidenote" title="En marge">Cette mesure est un arrangement avec l'Église.</span> -Une paix très-prochaine les lui eût seule rendus -complétement; mais la paix, toute désirable qu'elle était, n'était -possible qu'après d'énergiques efforts, qui nous rendissent, non pas -notre exorbitante domination sur l'Europe, mais le prestige de notre -supériorité militaire, et pour obtenir un tel résultat il fallait -répandre encore bien du sang. À défaut de la paix, que même en étant -très-sage il n'aurait pas pu donner tout de suite, Napoléon cherchait -une satisfaction morale à procurer aux esprits. Il en imagina une qui, -accordée à propos et sans réserve, aurait été d'un grand effet.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Usage fâcheux que les ennemis de Napoléon faisaient des -affaires religieuses pour lui nuire.</span> -De toutes les causes qui indisposaient l'opinion publique contre -Napoléon, la plus agissante après la guerre, c'était la brouille avec -Rome et la captivité du Pape. Pour les partisans de la maison de -Bourbon, auxquels les derniers événements venaient de rendre des -espérances depuis longtemps évanouies, c'était un prétexte, et des -plus efficaces, pour exciter l'animadversion contre un gouvernement -tyrannique qui, suivant eux, opprimait les consciences. Pour la -portion pieuse du pays, politiquement désintéressée, mais ramenée à la -religion par d'affreux malheurs du temps, c'était un motif sérieux et -sincère de blâme et même d'aversion. En général les hommes et les -femmes qui montrent le plus de penchant pour les pratiques -religieuses, sont des âmes vives, qui éprouvent le besoin de -contribuer <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> activement au triomphe de leurs croyances. Ce sont -de redoutables ennemis d'un gouvernement lorsqu'il s'est donné contre -la religion des torts véritables. L'autorité de leurs mœurs, leur -zèle à propager un grief, un bruit, une espérance, les rendent -infiniment dangereux. Napoléon aurait voulu désarmer cette classe -respectable, ôter en même temps un prétexte aux royalistes qui se -servaient des affaires du culte pour lui nuire, et faire espérer la -paix avec l'Europe par la paix avec l'Église.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Translation du Pape à Fontainebleau.</span> -Aussi était-il résolu à terminer ses différends avec le Pape, en -concédant le moins possible, mais en concédant toutefois ce qui serait -nécessaire pour parvenir à un accord. Le Pape, détenu longtemps à -Savone, était en ce moment à Fontainebleau, captif mais libre en -apparence, et entouré de toute espèce de soins et d'honneurs. Napoléon -craignant que pendant qu'il serait enfoncé dans les profondeurs de la -Russie, les Anglais ne profitassent de l'occasion pour enlever Pie VII -de Savone, avait ordonné sa translation à Fontainebleau pendant l'été -de 1812. -<span class="sidenote" title="En marge">Situation du Pontife dans cette nouvelle résidence.</span> -On lui avait donné l'appartement qu'il avait occupé à -l'époque heureuse et brillante du couronnement, temps déjà bien loin -et de lui et de Napoléon! On l'y avait comblé d'hommages, et une -partie de la maison civile et militaire de l'Empereur lui avait été -envoyée, afin qu'il vécût en souverain. Un détachement de grenadiers à -pied et de chasseurs à cheval de la garde impériale faisait le service -auprès de lui, et on avait eu l'attention de revêtir de l'habit de -chambellan l'officier de gendarmerie d'élite chargé de le garder, le -capitaine Lagorsse, <span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> lequel, avec de l'esprit et du tact, -avait fini par plaire au Pape au point de lui devenir indispensable. -La surveillance était donc cachée sous les égards les plus -respectueux. On avait laissé au Pape, outre son médecin et son -chapelain, quelques anciens serviteurs dont on était sûr, et il était -visité de temps en temps par les cardinaux de Bayane et Maury, par -l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes. Ces personnages éminents, -auxquels on avait tracé la conduite à tenir, sans avoir avec le -Pontife des entretiens d'affaires, lui parlaient quelquefois des maux -de l'Église, des moyens et de l'espérance de les faire cesser, surtout -lorsque le retour de Napoléon à Paris mettrait en présence deux -princes qui s'aimaient, et qui en s'abouchant directement -s'entendraient mieux qu'en se faisant représenter par les négociateurs -les plus habiles. Cette société était la seule qui fût permise au -Pape, et la seule même qui lui plût. Il avait la faculté de célébrer -la messe le dimanche à la grande chapelle du château et d'y donner sa -bénédiction aux fidèles. Mais on avait si peu ébruité sa translation, -la pensée du public fixée sur Moscou était dans ce moment si peu -tournée vers les affaires religieuses, on craignait tant d'ailleurs -les embûches de la police impériale, qu'il venait à peine quelques -curieux à Fontainebleau le dimanche. Le Pape vivait donc dans une -retraite profonde, on pourrait même dire douce si elle n'avait été -forcée. Quoiqu'on eût mis le parc à sa disposition, il ne sortait -jamais de ses appartements, par indolence et par calcul, faisait -quelques pas tous les jours dans la grande galerie dite de Henri II, -retombait ensuite dans son immobilité, <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> ne lisait même pas, -bien qu'il eût à sa portée la bibliothèque du château, et semblait -complétement endormi dans sa captivité.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Projet de Napoléon de s'aboucher directement avec Pie VII.</span> -On ne pouvait pas imaginer un traitement physique et moral plus propre -à vaincre sa résistance, surtout si Napoléon apparaissant tout à coup, -venait essayer sur lui le double prestige de sa puissance et de sa -conversation entraînante. Napoléon revenu de Moscou vaincu par la -nature, sinon par les hommes, devait sans doute avoir moins -d'influence, mais il lui en restait encore assez pour décider, en s'y -prenant bien, Pie VII à une transaction. D'ailleurs, disposant de -toutes les issues, on n'avait laissé arriver à la connaissance du -Pontife que les faits impossibles à cacher, expliqués de la manière la -moins fâcheuse pour nos armes. Aussi, quoique ayant essuyé un mauvais -hiver, Napoléon n'en était pas moins aux yeux de Pie VII le potentat -le plus redoutable, potentat auquel personne n'était de force à -arracher l'Italie pour en restituer une partie au successeur de saint -Pierre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les points en litige fort restreints depuis le mode adopté -pour l'institution canonique.</span> -Napoléon s'était hâté le surlendemain même de son arrivée à Paris -d'écrire au Pape, pour lui témoigner le plaisir qu'il éprouvait de le -posséder si près de lui, le désir de l'aller voir et de terminer -bientôt les différends qui troublaient l'Église. Puis à cette lettre -il avait joint des allées et des venues de MM. de Bayane, de Barral, -Duvoisin, pour l'amener à un accord par des concessions presque -inespérées. En effet les points en litige ne présentaient plus d'aussi -grandes difficultés qu'auparavant. Le mode de l'institution canonique -était convenu depuis que l'Église, si facile alors sur sa prérogative -essentielle, avait <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> concédé qu'après six mois tout prélat -serait institué, ou par le Pape, ou à son défaut, par le métropolitain -de la province ecclésiastique. Ce qui était plus difficile à -déterminer, c'était l'établissement temporel du Souverain Pontife. -<span class="sidenote" title="En marge">Le Pape ne voulant pas d'un établissement à Paris, on -espère par transaction lui faire accepter un établissement à Avignon.</span> -Pie VII ne faisant pas entrer la chute de Napoléon dans ses prévisions, et -ne voyant dès lors aucun moyen de le forcer à restituer les États -romains, en était à considérer l'établissement de la papauté à -Avignon, avec une dotation convenable, comme une sorte de pis-aller -acceptable, qui avait dans le passé un précédent, une excuse et une -consolation. Mais ce qui le révoltait, et lui paraissait pire que la -captivité même, c'était le projet attribué à Napoléon, et qu'il avait -eu en effet un moment, d'établir la papauté à Paris, sous la main des -empereurs français. Si une telle chose avait pu s'accomplir, Pie VII -n'aurait plus été à ses propres yeux que le patriarche de -Constantinople, et la grande Église d'Occident aurait été ravalée pour -lui au niveau de la moderne Église d'Orient.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrangements de détail au moyen desquels on pouvait se -flatter d'amener un accord.</span> -Cette disposition d'esprit fournissait donc un moyen de négociation -précieux, car en cédant sur l'établissement à Paris, et en accordant -l'établissement à Avignon, on pouvait amener le Pape à consentir à la -solution de la question réputée la plus épineuse. Restaient les -arrangements relatifs aux biens de l'Église romaine, vendus ou à -vendre, et aux siéges qualifiés de suburbicaires, parce qu'ils sont -placés aux environs de Rome, et entourés d'une antique majesté. Le -Pape tenait beaucoup à conserver ces siéges, et à pouvoir nommer des -évêques de Velletri, d'Alban, de Frascati, de Palestrina, etc., -<span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> car, sans moyens de récompenser des services, il lui aurait -été impossible d'entretenir son gouvernement. À ces points s'en -ajoutaient quelques autres encore, sur lesquels, avec la volonté d'en -finir, et avec la puissance de Napoléon, il était facile d'arriver à -un accord.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se transporte à -Fontainebleau pour s'aboucher avec le Pape.</span> -Lorsqu'on fut près de s'entendre, Napoléon résolut de se transporter -lui-même à Fontainebleau, pour terminer par sa présence les -hésitations ordinaires du Pape, et pour obtenir de lui un acte formel -qu'on pût offrir au public comme gage de la paix religieuse, comme -avant-coureur peut-être de la paix européenne.</p> - -<p>En conséquence, le 19 janvier, feignant une partie de chasse à -Grosbois, il changea brusquement de direction, et se rendit à -Fontainebleau, où il avait secrètement envoyé sa maison. Le Pape était -en ce moment en conférence avec plusieurs évêques et cardinaux. Déjà -ému par les grandes affaires dont on l'entretenait depuis quelques -jours, il le fut bien davantage en apprenant l'arrivée subite de -Napoléon, qu'il n'avait pas vu depuis le couronnement, qu'il désirait -et appréhendait tout à la fois de rencontrer, car s'il se flattait -d'exercer une certaine influence sur l'auteur du Concordat, il -craignait encore plus de subir la sienne. -<span class="sidenote" title="En marge">Entrevue cordiale de Napoléon et de Pie VII.</span> -Sans lui laisser le temps de -la réflexion, Napoléon accourut, le serra dans ses bras en l'appelant -son père. Le Pape reçut ses embrassements, en l'appelant son fils, et, -sans entrer ce jour-là dans le fond des affaires, ces deux princes, si -singulièrement associés par la destinée pour se plaire et se -tourmenter toute leur vie, <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> parurent parfaitement heureux de -se revoir. L'espérance d'une prompte et complète réconciliation -rayonnait sur les visages. Les serviteurs du Pape, ordinairement les -plus chagrins, semblaient saisis et charmés par ce spectacle.</p> - -<p>Le lendemain Pie VII, entouré des cardinaux et des évêques qu'on avait -laissé pénétrer jusqu'à lui pour cette circonstance, alla en grande -cérémonie rendre visite à l'Empereur dans ses appartements. De chez -l'Empereur il se transporta chez l'Impératrice, qu'il ne connaissait -pas, car ce n'était pas celle qu'il avait sacrée, et sur ce trône où -tout se succédait si vite, la souveraine était déjà changée! Comme -tout le monde, il la trouva bonne, douce, heureuse de sa grandeur, se -montra avec elle ce qu'il était toujours, digne, affectueux, plein des -grâces de la vieillesse, puis, après lui avoir fait sa visite, il -reçut la sienne, et au milieu de tout ce mouvement parut retrouver un -peu de vie, de satisfaction et d'espérance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Gravité de la résolution que le Pape avait à prendre.</span> -Toutefois il ne pouvait avoir d'illusion sur ce qui allait se passer. -L'Empereur n'avait pu se déplacer pour ne faire à Fontainebleau qu'une -visite. Suivant sa coutume, cet homme si actif, si dominateur, -aspirait à quelque grand résultat, il venait arracher au chef de -l'Église un consentement, et lui imposer ce qui lui coûtait le plus, -une résolution. Et quelle résolution! Renoncer à la puissance -temporelle, abandonner Rome pour Avignon, accepter une hospitalité -magnifique, un esclavage doré, devenir ainsi patriarche de -Constantinople en Occident, avec quelques richesses et quelques -apparences souveraines de plus! Et pourtant, si le Pontife ne -consentait <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> pas à cette condition, n'allait-il pas trouver un -nouvel Henri VIII, qui non par amour (ce n'était pas la faiblesse de -Napoléon), mais par ambition, porterait à l'Église des coups plus -redoutables encore que la spoliation de ses biens matériels? -<span class="sidenote" title="En marge">Perplexité de Pie VII.</span> -Pie VII était sur cela vaincu au fond de son cœur; mais avant de se -résoudre, avant d'attacher à son pontificat un tel souvenir -historique, avant de se résigner à être l'Augustule de la Rome -chrétienne, ou de braver tout ce qui pourrait résulter pour la -religion d'une lutte prolongée, il fallait un effort au-dessus de -l'énergie de son âme, énergie qui était grande quand il s'agissait -d'opposer à la persécution une résistance passive, qui devenait -presque nulle quand il fallait prendre un parti prompt et difficile. -Jamais, au reste, quelque temps qu'on lui eût donné, il ne se serait -décidé lui-même, et Napoléon, s'il voulait un résultat, avait bien -fait de venir en personne le séduire, l'éblouir, lui prendre presque -la main pour l'obliger à signer!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Efforts de Napoléon pour le décider.</span> -Les visites d'apparat terminées, les sérieux entretiens commencèrent. -Napoléon était résolu à déployer tout ce qu'il avait de grâce et de -vigueur d'esprit, de puissance fascinatrice en un mot, pour charmer le -Pape, et pour le convaincre en même temps qu'il n'y avait rien de -mieux à faire que ce qu'on lui demandait. D'abord, sans paraître y -attacher d'importance, il exposa, quand il en eut l'occasion, tout ce -qu'il allait accomplir dans la prochaine campagne, et se montra -certain d'accabler ses adversaires dès l'ouverture des hostilités. -Bien qu'on n'eût pas laissé pénétrer jusqu'à Fontainebleau les -<span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> fâcheuses impressions déjà répandues en Europe sur la -situation de Napoléon, le Pape savait cependant que pour la première -fois il n'était pas revenu triomphant de la guerre. Mais en le voyant -si confiant, si assuré de foudroyer bientôt la jactance des Russes et -des Allemands, on ne pouvait pas ne pas éprouver la même confiance, -et, aux changements près opérés dans sa personne, car, au lieu d'être -droit et mince, Napoléon était déjà un peu courbé et plein -d'embonpoint, le Pape crut revoir le jeune et radieux empereur de -1804. C'était, sous une extrême largeur de traits, le même feu, la -même noblesse, la même beauté de visage.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Brillantes offres de Napoléon à Pie VII.</span> -Après avoir persuadé à Pie VII qu'il était aussi puissant que jamais, -que contre ses volontés on ne prévaudrait pas plus qu'autrefois, -Napoléon lui ôta toute espérance de recouvrer Rome, et lui montra la -résolution irrévocable de ne jamais abandonner à une influence -étrangère la moindre parcelle de l'Italie. Le chef de l'Église n'avait -donc qu'à choisir entre Paris et Avignon. Il ferait bien mieux -d'accepter Paris, disait Napoléon. Il y serait vénéré, entouré de -toutes sortes d'hommages, et il y verrait l'empereur des Français tout -disposé à lui tenir l'étrier, comme faisaient jadis les empereurs -germaniques. Il aurait en outre la certitude de n'avoir plus de -démêlés, car à la première difficulté, un moment d'explications -cordiales entre les deux souverains arrêterait tout conflit prêt à -naître. Mais enfin puisqu'il ne le voulait pas, il n'avait qu'à -préférer Avignon, lieu déjà consacré par un long séjour des papes. Les -ordres allaient être donnés immédiatement, et tout serait <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> -bientôt disposé pour qu'il y trouvât la plus somptueuse existence. Il -y recevrait en liberté les ambassadeurs de toutes les puissances, qui -jouiraient auprès de lui des priviléges et de l'indépendance -diplomatiques, appartinssent-ils à des États en guerre avec la France, -et qui pourraient se rendre auprès de la nouvelle cour pontificale par -la mer et le Rhône, presque sans toucher au territoire de l'Empire. -Deux millions de revenu lui seraient attribués pour l'indemniser des -biens vendus dans les États romains. Tous les biens dont la vente -n'était pas consommée, et c'était la plus grande partie, lui seraient -rendus, et seraient administrés par ses agents. On allait rétablir -pour lui complaire les siéges suburbicaires, dont il nommerait les -évêques. Il aurait en outre, soit en Italie, soit en France, à son -choix, la faculté de nomination dans dix diocèses, de quoi récompenser -par conséquent les serviteurs de son gouvernement, sans compter la -nomination des cardinaux qui ne cesserait pas de lui appartenir. Les -prélats des États romains dont les siéges avaient été supprimés, qui -étaient encore vivants, et qui étaient l'un des plus graves soucis du -Pape, auraient la qualité, le titre, la situation d'évêques <i lang="la">in -partibus</i>, et recevraient leur vie durant, sur le Trésor français, un -traitement égal aux revenus de leurs anciens diocèses. Ce serait -encore une nouvelle légion de grands dignitaires ecclésiastiques qui -contribuerait à l'éclat de la cour d'Avignon. Les archives romaines, -les grandes administrations de la pénitencerie, de la daterie, de la -propagande, etc., seraient transportées auprès du Pape dans le beau -pays de Vaucluse, <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> et convenablement établies dans la nouvelle -Rome pontificale, qu'on allait consacrer tout entière à sa glorieuse -destination.</p> - -<p>Le Pape n'aurait donc rien à regretter, ni richesses, ni éclat -souverain, ni indépendance, ni puissance, car il réglerait toutes les -affaires religieuses à son gré, aussi librement qu'il le faisait jadis -à Rome. Il ne perdrait que la puissance temporelle, vaine ambition des -pontifes, grave danger pour la religion, qui avait toujours souffert -des démêlés des souverains temporels de Rome avec les princes de la -chrétienté. C'est en traitant ce sujet que Napoléon déploya tout ce -qu'il avait de subtilité et de logique pressante pour convaincre Pie -VII. -<span class="sidenote" title="En marge">Habile argumentation de Napoléon auprès de Pie VII.</span> -Il s'attacha particulièrement à lui persuader que la séparation -des deux puissances spirituelle et temporelle, et l'abolition de la -dernière, étaient une révolution inévitable du temps, qui -n'intéressait en rien la religion, son influence et sa perpétuité. Que -de choses, en effet, depuis vingt ans, qu'on n'avait jamais vues, -qu'on n'aurait jamais imaginées, et qu'il fallait cependant admettre, -puisqu'elles étaient accomplies! Louis XVI et Marie-Antoinette sur -l'échafaud; Napoléon, un simple officier d'artillerie, au palais des -Tuileries, époux de Marie-Louise, tenant le sceptre de l'Occident; les -empereurs d'Allemagne réduits à l'empire d'Autriche; la maison de -Bourbon exclue de tous les trônes; le descendant du grand Frédéric -réduit à l'état d'un électeur de Brandebourg; les anciens rangs -effacés; les peuples exigeants, commandant presque à leurs souverains, -excepté à Napoléon qui seul les contenait dans le monde; enfin -<span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> la face de l'univers changée, tout cela n'était-il pas bien -extraordinaire, tout cela ne parlait-il pas un langage aussi clair -qu'irrésistible? La puissance temporelle des papes n'était-elle pas -évidemment une des choses destinées à disparaître avec tant d'autres? -Et ne fallait-il pas même remercier le ciel d'avoir choisi comme -instrument de ces révolutions un homme tel que Napoléon, né dans la -religion catholique, en ayant tous les souvenirs, l'aimant comme sa -religion maternelle, sachant de quel prix elle était pour les hommes, -et résolu à la défendre et à la faire fleurir!—C'est en ce point -surtout que Napoléon fut heureusement inspiré, et produisit une vive -impression sur le Pontife.—Supprimez, lui disait-il, entre nous, -cette vaine difficulté de la souveraineté temporelle, supprimez-la, et -vous verrez ce que vous et moi, libres de ces ennuis, nous ferons pour -la religion!...—Et alors il lui montrait l'Église germanique -détruite, privée de ses biens par l'avidité ordinaire des princes -allemands, n'attendant et ne pouvant obtenir son rétablissement que de -lui seul; l'Église de Hollande, l'Église des provinces anséatiques, -pouvant être non pas maintenues, car elles n'existaient plus depuis -deux siècles, mais restaurées; un siége catholique, par exemple, à la -veille d'être rétabli à Hambourg; l'Église espagnole, l'Église -italienne actuellement détruites et ayant besoin d'un sauveur, tout -cet univers chrétien enfin dépendant de l'empereur des Français, de sa -volonté puissante, et près de renaître ou de s'anéantir, sur un mot de -sa bouche! Eh bien, ajoutait-il, réconcilié avec le Pape, rendu au -repos par la paix européenne qui ne pouvait <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> tarder, n'ayant -plus à débattre avec le Pontife de vulgaires intérêts de territoire, -dignes à peine d'occuper des princes de quatrième ordre, mais -nullement le chef de l'Église universelle et le chef de l'Empire -français, il s'appliquerait à faire à la religion plus de bien que ne -lui en avait fait Charlemagne. En présence d'un tel avenir, comment -discuter, comment hésiter! La Providence avait choisi un pontife doux, -vertueux, modeste, pour rendre à la religion la pureté, le -désintéressement des apôtres, et avec leur désintéressement leur -influence sur les âmes, et lui homme de guerre, habitué à vaincre les -difficultés de la terre, pour opérer cette révolution sans que la -religion en fût affaiblie, de manière au contraire qu'elle gagnât en -puissance morale tout ce qu'elle perdrait en puissance matérielle!</p> - -<p>L'excellent Pape à qui on avait souvent écrit ou dit des choses -semblables, mais qui n'avait jamais entendu personne les exprimer avec -la chaleur, l'éloquence, l'air de persuasion que Napoléon y apportait, -le Pape était séduit, vaincu, et se disait qu'en effet beaucoup de -choses étaient changées, que beaucoup changeraient encore, que -vraisemblablement la puissance temporelle des papes était une de ces -choses destinées à finir, mais que, Napoléon aidant, elle -n'emporterait en disparaissant aucun des appuis de la religion, aucun -de ses moyens d'influence. C'était un sacrifice tout matériel à faire -dans l'intérêt de la religion elle-même, et c'était dès lors acte de -désintéressement et non de faiblesse, acte honorable et non pas -honteux, que de consentir aux arrangements proposés! Il plaidait -<span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> ainsi en son cœur avec Napoléon, et puis, quand il fallait -se décider, il tombait dans des perplexités insurmontables.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon achève de décider le Pape en se prêtant à toutes -les formes de rédaction qu'il désire.</span> -Après trois ou quatre jours de ces entretiens répétés, Napoléon fit -comprendre au Pape qu'il fallait en finir, et comme la rédaction -touchait le Pontife au moins autant que le fond des choses, il lui -promit de trouver une forme qui n'éveillerait en rien ses scrupules, -et ne chargerait sa mémoire d'aucun poids difficile à porter. Napoléon -manda tout de suite un de ses secrétaires, et on se mit à l'œuvre. -Ce qui coûtait le plus à Pie VII, c'était de reconnaître la prise de -possession du patrimoine de Saint-Pierre par une puissance quelconque, -et d'en faire l'abandon formel par l'acceptation d'un établissement -hors d'Italie. Napoléon trancha cette difficulté en convenant qu'on ne -parlerait ni de l'abandon de Rome, ni de l'établissement à Avignon, -mais de l'existence indépendante du Saint-Père, et du libre exercice -de sa puissance pontificale au sein de l'Empire français, comme s'il -était dans ses propres États. En conséquence, on adopta le texte -suivant: <cite>Sa Sainteté exercera le pontificat en France et dans le -royaume d'Italie, de la même manière et avec les mêmes formes que ses -prédécesseurs</cite>. Il fut seulement entendu que ce serait à Avignon et -non ailleurs. Il fut ajouté ensuite en termes formels que le Pape -recevrait auprès de lui les ambassadeurs des puissances chrétiennes, -revêtus de la plénitude des priviléges diplomatiques, qu'il -recouvrerait la jouissance et l'administration des biens non vendus -dans les États romains, qu'il toucherait deux millions de revenu -<span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> en dédommagement des biens aliénés, qu'il nommerait à tous -les siéges suburbicaires et à dix évêchés qui seraient désignés plus -tard soit en France, soit en Italie; que les anciens évêques -titulaires de l'État romain conserveraient leur titre sous la forme -d'évêchés <i lang="la">in partibus</i>, et jouiraient d'un traitement égal au revenu -de leur siége; que le Pape aurait auprès de lui les diverses -administrations composant la chancellerie romaine; que l'Empereur et -le Pape se concerteraient pour la création de nouveaux siéges -catholiques, soit en Hollande, soit dans les départements anséatiques -(clause à laquelle le Pape tenait d'une manière toute particulière, -afin de faire ressortir ce que la religion gagnait à ce nouveau -concordat); qu'enfin l'Empereur rendrait ses bonnes grâces aux -cardinaux, évêques, prêtres, laïques, compromis à l'occasion des -derniers troubles religieux. Il fut stipulé que l'institution -canonique serait donnée aux évêques nommés par la couronne, dans les -formes et délais déterminés par le dernier bref du Pape, c'est-à-dire -dans six mois à partir de la nomination par l'autorité temporelle, et -qu'à défaut par la cour pontificale d'avoir prononcé dans ce délai, le -plus ancien prélat de la province pourrait conférer l'institution -refusée ou différée. À ces dernières clauses, le Pape insista pour en -ajouter une qui n'avait rien d'une disposition de loi ou de traité, -mais qui était pour lui une sorte d'excuse, et qui était conçue dans -les termes suivants: <cite>Le Saint-Père se porte aux dispositions -ci-dessus en considération de l'état actuel de l'Église, et dans la -confiance que lui a inspirée Sa Majesté qu'elle accordera sa -puissante protection aux besoins si nombreux <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> qu'a la religion -dans les temps où nous vivons.</cite></p> - -<p>Il fut convenu enfin que le concordat actuel, quoique ayant la force -obligatoire d'un traité, ne serait publié qu'après avoir été -communiqué aux cardinaux, qui avaient droit d'en connaître, comme -conseillers naturels et nécessaires de l'Église.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Fév. 1813.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Signature du concordat de Fontainebleau qui abolit la -puissance temporelle du Saint-Siége.</span> -Napoléon fit tout ce que voulut le Saint-Père, admit sans réserve les -changements de rédaction qu'il demandait, et que le secrétaire tenant -la plume exécutait à l'instant même sur la minute du traité; puis -lorsque tout fut convenu, texte français et texte italien, on envoya -l'un et l'autre aux scribes chargés de la transcription, et le soir -même, 25 janvier, les deux cours pontificale et impériale étant -assemblées, le Pape et l'Empereur signèrent cet acte extraordinaire, -qui mettait à néant la puissance temporelle de la papauté, pour -toujours selon l'opinion de Napoléon et du Pape, pour bien peu de -temps selon les desseins cachés de la Providence! L'Empereur, -entourant Pie VII de témoignages de vénération, le faisant accabler de -félicitations de tout genre, ne lui laissa pas même un moment pour -réfléchir à ce qu'il avait fait, et l'enivra en le plaçant en quelque -sorte au milieu d'un nuage d'encens. Pour lui prouver sa joie, et un -complet retour de bonne volonté, il expédia sur-le-champ l'ordre de -délivrer et de ramener à Paris les cardinaux détenus, connus sous le -nom de cardinaux noirs. -<span class="sidenote" title="En marge">Fêtes et grâces prodiguées à Fontainebleau.</span> -Il prodigua les grâces et les faveurs: il -appela au Conseil d'État l'évêque de Nantes, auquel il donna en outre -la croix d'officier de la Légion d'honneur et le grand cordon de -l'ordre de la Réunion; il nomma l'évêque de Trêves conseiller -<span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> d'État et officier de la Légion d'honneur; il donna le grand -cordon de la Réunion au cardinal Maury et à l'archevêque de Tours, la -croix d'officier de la Légion d'honneur aux cardinaux Doria et Ruffo, -la décoration de la Couronne de fer à l'archevêque d'Édesse, des -siéges de sénateur au cardinal de Bayane et à l'évêque d'Évreux, une -pension de six mille francs au médecin du Pape, et des présents -magnifiques à tous ceux qui avaient contribué à l'acte important qu'il -venait de conclure.</p> - -<p>Après avoir passé deux jours encore à Fontainebleau, pendant lesquels -il s'efforça de manifester au Pape sa vive satisfaction, il partit le -27 janvier pour Paris, avec la conviction d'avoir accompli un acte qui -peut-être ne serait pas définitif, mais qui dans le moment produirait -certainement un grand effet. Il se hâta de publier dans les journaux -officiels qu'un concordat venait de régler les différends survenus -entre l'Empire et l'Église, et fit dire de vive voix, mais non -imprimer, que le Pape allait s'établir à Avignon. Il écrivit en -Hollande, à Turin, à Milan, à Florence, à Rome, à tous les -représentants de son autorité, pour leur annoncer cet important -arrangement, pour leur en apprendre les détails, les autoriser à en -divulguer le sens, non le texte, et à faire tout ce qui serait -nécessaire pour rétablir le calme dans les consciences troublées.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les cardinaux noirs ayant été introduits de nouveau auprès -de Pie VII, lui inspirent un vif regret de ce qu'il a fait.</span> -Ce calme ne devait pas être de longue durée, car il était facile de -prévoir qu'aussitôt que les conseillers ordinaires du Pape seraient -retournés auprès de lui, ils essayeraient de mettre son esprit à la -torture, en lui reprochant l'acte qu'il avait signé, en <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> lui -en montrant les graves conséquences, surtout le défaut d'à-propos, à -la veille d'une guerre qui pouvait ne pas tourner à l'avantage de -Napoléon. En effet, à peine les cardinaux noirs avaient-ils été admis -à Fontainebleau, qu'on vit l'esprit du Pape, si gai, si satisfait -pendant quelques jours, redevenir triste et sombre. Les cardinaux di -Pietro et autres lui remontrèrent qu'il avait très-imprudemment aboli -la puissance temporelle de la papauté, opéré par conséquent de sa -propre autorité une révolution immense dans l'Église, abandonné le -patrimoine de Saint-Pierre qui ne lui appartenait point, et cela sans -nécessité, Napoléon étant à la veille de succomber; qu'on l'avait -trompé sur la situation de l'Europe, et qu'un acte pareil surpris, -sinon arraché, ne devait pas le lier. En un mot, ils tâchèrent de lui -inspirer mille terreurs, mille remords, et lui tracèrent de l'état des -choses un tableau tel que la passion la plus violente pouvait seule le -suggérer, tableau qui malheureusement devait bientôt se trouver -véritable par la faute de Napoléon, mais que tout homme sage dans le -moment aurait jugé faux ou du moins très-exagéré, car, bien qu'ébranlé -dans l'opinion du monde, l'Empire français remplissait encore ses -ennemis d'une profonde terreur.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Pie VII, sans contester le nouveau concordat, prend le -parti de se refuser à son exécution.</span> -Ces conseils jetèrent l'infortuné Pie VII dans un de ces états -d'agitation, de désespoir, où nous l'avons déjà vu tant de fois, et -dans lesquels il perdait la dignité touchante de son caractère. Mais -comment sortir de cet embarras? Comment nier ou révoquer une signature -à peine donnée? Qui eût osé le conseiller? Personne, pas même les -cardinaux qui venaient, <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> grâce au dernier concordat, de -recouvrer leur liberté, leur admission auprès du Pape, et la faculté -de lui bouleverser l'esprit et le cœur. Ils auraient craint de voir -se refermer sur eux les portes des prisons d'État. Il fut donc convenu -entre eux et Pie VII qu'on dissimulerait, qu'on n'afficherait aucun -changement de dispositions, et qu'on attendrait les événements, qui ne -pouvaient manquer d'être prochains. En effet, Avignon ne serait pas -prêt avant un an ou deux; on ne pouvait jusque-là exiger du Pape aucun -acte officiel dérivant de ses nouveaux engagements; le concordat, en -outre, ne devait pas être publié; il n'y avait donc qu'à se taire, et -à se résigner quelque temps encore à la vie de reclus qu'on menait à -Fontainebleau, à repousser doucement sous divers prétextes la pompe -dont Napoléon voudrait entourer la papauté devenue française, et quant -aux bulles d'institution canonique réclamées depuis si longtemps par -les nouveaux prélats, à se renfermer, comme on avait toujours fait, -dans une simple abstention sans refus.</p> - -<p>Ce plan adopté, il eût fallu plus d'empire sur lui-même que le Pape -n'en possédait, pour cacher complétement ce qui se passait dans son -âme. L'officier, fort adroit, qui le gardait sous l'habit de -chambellan, le capitaine Lagorsse, s'aperçut bien vite de son trouble, -et en devina la cause en voyant les agitations de l'infortuné Pontife -se lier toujours aux visites des cardinaux les plus signalés par leur -malveillance. Il en avertit par le ministre des cultes Napoléon -lui-même, qui ne fut pas très-surpris de ce qui arrivait, et qui -s'écria, en apprenant l'usage que faisaient de <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> leur liberté -ceux à qui on venait de la rendre: Je crois que nous avons agi trop -vite.—Il eut bientôt un signe certain, quoique fort déguisé, des -secrètes résolutions de Pie VII. L'auguste prisonnier, détenu depuis -1809, soit à Savone, soit à Fontainebleau, n'avait jamais eu à -s'occuper des finances de sa maison, car il était défrayé de toutes -ses dépenses sans qu'il eût à s'en mêler. Cependant, comme il pouvait -être tenté de faire ou quelques aumônes ou quelques largesses, on -avait saisi diverses occasions de lui offrir de l'argent, qu'il avait -toujours refusé, quoique présenté de la manière la plus délicate. -Cette fois, redevenu souverain, ayant bien des services à récompenser, -et ayant droit de le faire sur des revenus qui lui étaient -régulièrement attribués, il pouvait accepter décemment. Napoléon lui -envoya les agents du Trésor impérial pour mettre à sa disposition les -sommes dont il aurait besoin. Il repoussa ces dernières offres avec -douceur, et sans affectation, comme si le moment n'était pas venu de -rentrer ostensiblement dans l'exercice de sa nouvelle souveraineté.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon s'apercevant des intentions de Pie VII, s'y prête, -parce qu'il lui suffit d'annoncer sans être démenti le rétablissement -de la bonne intelligence avec le Saint-Siége.</span> -Il n'en fallait pas davantage pour deviner les résolutions et les -calculs des hommes qui dirigeaient le Pape. Mais Napoléon était aussi -rusé que le plus rusé d'entre eux. Il voyait qu'ils ne voulaient pas -faire d'éclat, et il ne le voulait pas non plus. Ce qui lui importait, -ce n'était pas que les affaires de l'Église fussent arrangées, mais -qu'elles le parussent, et pour quelque temps elles allaient le -paraître, du moins aux yeux des masses. On publia partout, dans les -provinces les plus reculées de <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> l'Empire, qu'un concordat -était signé entre le Pape et l'Empereur, que le Pontife était libre, -qu'il allait se rendre dans le siége où il devait exercer la puissance -pontificale; qu'en un mot toutes les difficultés religieuses étaient -terminées. Quelques individus, plus au fait de l'intrigue romaine, -essayèrent de répondre que c'était un mensonge, que le Pape n'avait -consenti à rien. Il y en eut même qui osèrent répandre que Napoléon -avait voulu violenter Pie VII sans en rien obtenir, ce qui a fourni -depuis à certains écrivains l'occasion d'avancer que Napoléon avait -traîné à terre, et par ses cheveux blancs, le vénérable vieillard -(scène à peine croyable au moyen âge). Mais la foule pieuse et -innocente, ignorant ces prétendus secrets, courut au pied des autels -remercier Dieu du nouveau concordat, et se mit à espérer, comme le -désirait Napoléon, que cette paix du ciel lui vaudrait peut-être la -paix de la terre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ouverture du Corps législatif.</span> -Il y avait deux mois que Napoléon était de retour à Paris, et, on le -voit, il avait déjà fortement mis la main à toutes choses, diplomatie, -guerre, finances et culte. C'était le moment d'ouvrir le Corps -législatif, formalité devenue tellement insignifiante sous son règne, -qu'on ne savait jamais le jour où ce corps commençait ses travaux, ni -le jour où il les finissait. Cette fois, au contraire, on attachait un -vif intérêt à la séance d'ouverture, et c'était un symptôme frappant -du changement opéré dans les esprits. Sans songer à se ressaisir -encore de ses affaires, imprudemment abandonnées à un génie prodigieux -mais sans frein, la nation voulait au moins les connaître, et -désirait lire le discours que prononcerait l'Empereur, <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> si, -comme on le supposait, il ouvrait le Corps législatif en personne.</p> - -<p>Napoléon effectivement en avait l'intention, afin de parler lui-même à -la France et à l'Europe du haut de son trône, ébranlé sans doute, mais -le plus élevé encore de l'univers. En comptant tous les jours ses -ressources, en voyant les moyens affluer de nouveau sous sa main -puissante, en combinant ses vastes plans militaires, il avait repris -une entière confiance en lui-même, et il voulait qu'à la fierté de son -langage, le monde jugeât de l'état vrai de son âme, et de la nature de -ses résolutions.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Séance impériale du 14 février, dans laquelle Napoléon -prononce lui-même le discours d'ouverture de la session.</span> -En conséquence, le dimanche 14 février, il se rendit au Corps -législatif pour lui faire l'honneur, qu'il ne lui accordait pas -souvent, d'ouvrir sa session en personne, et pour lui exposer l'état -des affaires de l'Empire. Entouré d'un cortége magnifique, il lut le -discours suivant, dont l'imprudence égalait malheureusement l'éclat et -la vigueur.</p> - -<p class="p2 center">«MESSIEURS LES DÉPUTÉS DES DÉPARTEMENTS AU CORPS LÉGISLATIF.</p> - -<p>»La guerre rallumée dans le nord de l'Europe offrait une occasion -favorable aux projets des Anglais sur la Péninsule. Ils ont fait de -grands efforts. Toutes leurs espérances ont été déçues..... Leur armée -a échoué devant la citadelle de Burgos, et a dû, après avoir essuyé de -grandes pertes, évacuer le territoire de toutes les Espagnes.</p> - -<p>»Je suis moi-même entré en Russie. Les armes françaises ont été -constamment victorieuses aux <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> champs d'Ostrowno, de Polotsk, -de Mohilew, de Smolensk, de la Moskowa, de Malo-Jaroslawetz. Nulle -part les armées russes n'ont pu tenir devant nos aigles. Moscou est -tombée en notre pouvoir.</p> - -<p>»Lorsque les barrières de la Russie ont été forcées et que -l'impuissance de ses armes a été reconnue, un essaim de Tartares ont -tourné leurs mains parricides contre les plus belles provinces de ce -vaste empire, qu'ils avaient été appelés à défendre. Ils ont en peu de -semaines, malgré les larmes et le désespoir des infortunés Moscovites, -incendié plus de quatre mille de leurs plus beaux villages, plus de -cinquante de leurs plus belles villes, assouvissant ainsi leur -ancienne haine, sous le prétexte de retarder notre marche en nous -environnant d'un désert. Nous avons triomphé de tous ces obstacles! -L'incendie même de Moscou, où en quatre jours ils ont anéanti le fruit -des travaux et des épargnes de quarante générations, n'avait rien -changé à l'état prospère de mes affaires..... Mais la rigueur -excessive et prématurée de l'hiver a fait peser sur mon armée une -affreuse calamité. En peu de nuits j'ai vu tout changer. J'ai fait de -grandes pertes. Elles auraient brisé mon âme, si, dans ces graves -circonstances, j'avais dû être accessible à d'autres sentiments qu'à -l'intérêt, à la gloire et à l'avenir de mes peuples.</p> - -<p>»À la vue des maux qui ont pesé sur nous, la joie de l'Angleterre a -été grande, ses espérances n'ont pas eu de bornes. Elle offrait nos -plus belles provinces pour récompense à la trahison. Elle mettait -pour condition à la paix le déchirement de ce bel <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> empire: -c'était, sous d'autres termes, proclamer <cite>la guerre perpétuelle</cite>.</p> - -<p>»L'énergie de mes peuples dans ces grandes circonstances, leur -attachement à l'intégrité de l'Empire, l'amour qu'ils m'ont montré, -ont dissipé toutes ces chimères, et ramené nos ennemis à un sentiment -plus juste des choses.</p> - -<p>»Les malheurs qu'a produits la rigueur des frimas ont fait ressortir -dans toute leur étendue la grandeur et la solidité de cet empire, -fondé sur les efforts et l'amour de cinquante millions de citoyens, et -sur les ressources territoriales des plus belles contrées du monde.</p> - -<p>»C'est avec une vive satisfaction que nous avons vu nos peuples du -royaume d'Italie, ceux de l'ancienne Hollande et des départements -réunis, rivaliser avec les anciens Français, et sentir qu'il n'y a -pour eux d'espérance, d'avenir et de bien que dans la consolidation et -le triomphe du grand empire.</p> - -<p>»Les agents de l'Angleterre propagent chez tous nos voisins l'esprit -de révolte contre les souverains. L'Angleterre voudrait voir le -continent entier en proie à la guerre civile et à toutes les fureurs -de l'anarchie; mais la Providence l'a elle-même désignée pour être la -première victime de l'anarchie et de la guerre civile.</p> - -<p>»J'ai signé directement avec le Pape un concordat qui termine tous les -différends qui s'étaient malheureusement élevés dans l'Église. La -dynastie française règne et régnera en Espagne. Je suis satisfait de -la conduite de tous mes alliés. Je n'en abandonnerai <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> aucun; -je maintiendrai l'intégrité de leurs États. Les Russes rentreront dans -leur affreux climat.</p> - -<p>»Je désire la paix: elle est nécessaire au monde. Quatre fois depuis -la rupture qui a suivi le traité d'Amiens, je l'ai proposée dans des -démarches solennelles. Je ne ferai jamais qu'une paix honorable et -conforme aux intérêts et à la grandeur de mon empire. Ma politique -n'est point mystérieuse; j'ai fait connaître les sacrifices que je -pouvais faire.</p> - -<p>»Tant que cette guerre maritime durera, mes peuples doivent se tenir -prêts à toutes espèces de sacrifices, car une mauvaise paix nous -ferait tout perdre, jusqu'à l'espérance, et tout serait compromis, -même la prospérité de nos neveux!</p> - -<p>»L'Amérique a recouru aux armes pour faire respecter la souveraineté -de son pavillon. Les vœux du monde l'accompagnent dans cette -glorieuse lutte. Si elle la termine en obligeant les ennemis du -continent à reconnaître le principe que le pavillon couvre la -marchandise et l'équipage, et que les neutres ne doivent pas être -soumis à des blocus sur le papier, le tout conformément aux -stipulations du traité d'Utrecht, l'Amérique aura bien mérité de tous -les peuples. La postérité dira que l'ancien monde avait perdu ses -droits, et que le nouveau les a reconquis.</p> - -<p>»Mon ministre de l'intérieur vous fera connaître dans l'exposé de la -situation de l'Empire, l'état prospère de l'agriculture, des -manufactures et de notre commerce intérieur, ainsi que l'accroissement -toujours constant de notre population. Dans <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> aucun siècle, -l'agriculture et les manufactures n'ont été en France à un plus haut -degré de prospérité.</p> - -<p>»J'ai besoin de grandes ressources pour faire face à toutes les -dépenses qu'exigent les circonstances; mais moyennant différentes -mesures que vous proposera mon ministre des finances, je ne devrai -imposer aucune nouvelle charge à mes peuples.»</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet produit par le discours impérial.</span> -Ce discours, qui était de nature à émouvoir fortement les esprits, fut -reçu avec les acclamations qui accueillent presque toujours le prince -vulgaire ou grand, solidement établi ou menacé, qui se présente aux -yeux de la foule. S'il était permis d'oublier un instant que la -sagesse est la première des qualités dans le gouvernement des États, -on admirerait volontiers à la tête d'un vaste empire cette indomptable -fierté, ces conditions de paix si hardiment, quoique si imprudemment -tracées au monde! -<span class="sidenote" title="En marge">Difficultés qui allaient en résulter par rapport aux -négociations.</span> -Toutefois en songeant à la situation de l'Europe, -aux cris du patriotisme révolté retentissant d'une extrémité du -continent à l'autre, on regrette que ce beau langage apportât tant de -difficultés aux négociations qui pouvaient seules amener la paix, et -arrêter l'effusion du sang humain! Qu'allait dire en effet -l'Angleterre de cette déclaration que <cite>la dynastie française régnait, -et régnerait en Espagne</cite>? Qu'allaient dire tous les États intéressés -au partage du grand-duché de Varsovie, de cette déclaration que <cite>la -France maintiendrait l'intégrité du territoire de tous ses alliés</cite>? -Qu'allait dire, et surtout qu'allait faire l'Autriche, chargée de -rapprocher les puissances, si on lui rendait sa tâche impossible?</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Telles étaient les questions désolantes que soulevait ce -discours. Mais le public ignorant le secret des cabinets, ne pouvait -pas se les adresser. L'assurance du langage impérial était faite pour -le tranquilliser, du moins dans une certaine mesure, et pour imposer à -l'Europe. C'était tout ce qu'il y avait de politique dans cet -impolitique discours. On jugera du reste de ses effets par les -événements eux-mêmes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Derniers événements survenus en Allemagne pendant les -préparatifs militaires de Napoléon.</span> -On se ferait difficilement une idée du changement que quelques jours -écoulés avaient apporté dans l'Allemagne déjà si émue. Le roi de -Prusse, qui s'était retiré à Breslau pour y être plus indépendant de -nous, et même de ses sujets, n'y était plus maître de ses -déterminations. -<span class="sidenote" title="En marge">Retraite du roi de Prusse à Breslau.</span> -Toujours convaincu que le seul moyen de sortir sain et -sauf du chaos des événements actuels, c'était d'avoir beaucoup de -soldats sous les armes, il n'avait pas attendu pour ordonner de -nouvelles levées les réponses aux questions posées à Paris. -<span class="sidenote" title="En marge">Édits pour la levée des volontaires.</span> -Il avait -publié plusieurs édits, et deux notamment, l'un pour engager les -jeunes gens de famille à servir comme volontaires dans les chasseurs à -cheval, l'autre pour engager les jeunes gens de toutes les classes à -servir comme chasseurs à pied dans les régiments d'infanterie. -L'opinion publique, en effet, eût été révoltée d'une distinction qui -eût ouvert aux uns, fermé aux autres, les rangs de l'armée, toutes les -classes demandant à contribuer à ce qu'elles appelaient -l'affranchissement de l'Allemagne. À ce double appel, les têtes déjà -en fermentation avaient été saisies d'un vertige général. De toutes -parts on était accouru chez M. de Goltz, le seul des ministres -prussiens demeuré à Berlin, et <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> on lui avait demandé -violemment, comme on le fait dans les jours de révolution, pour qui, -contre qui, le roi réclamait le secours de ses sujets, ajoutant qu'ils -étaient prêts, dans un cas, à se lever tous comme un seul homme, et ce -cas, il n'était pas difficile de le deviner, c'était celui où le roi -voudrait employer leur dévouement contre l'oppresseur de l'Allemagne, -contre Napoléon. M. de Goltz, qui connaissait parfaitement la -situation, et qui savait comment parler et se conduire, leur avait -répondu en les exhortant à se confier dans la sagesse et le -patriotisme du roi, à s'en remettre à lui des intérêts de la patrie, -et à lui donner leurs bras, en le laissant libre d'en disposer comme -il croirait plus utile de le faire. Tandis que M. de Goltz gardait -cette réserve, ses yeux, son visage exprimaient ce que sa langue -n'osait pas dire, et on l'avait quitté pour s'enrôler. -<span class="sidenote" title="En marge">Enthousiasme universel en Prusse, et empressement à courir -aux armes.</span> -De toutes parts -d'ailleurs, les meneurs des sociétés secrètes avaient dit qu'il -fallait s'armer, que le roi, incertain encore dans le moment, ne le -serait pas longtemps, qu'un peu plus tôt, un peu plus tard, il serait -entraîné, et que plus il se sentirait fort, et entouré de ses sujets -armés, plus il inclinerait à suivre le penchant de son cœur, qui le -portait à se dévouer à l'affranchissement de l'Allemagne. Sous ces -fortes impulsions, la jeune noblesse s'était enrôlée dans les -chasseurs à cheval, la jeune bourgeoisie des écoles et du commerce -s'était empressée de prendre rang dans les chasseurs à pied. En -quelques jours les universités et les boutiques avaient été vides, et -il avait fallu presque suspendre les cours publics. La noblesse -s'équipait elle-même; <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> des dons volontaires, rendus -obligatoires par des taxations qu'on envoyait chez les principaux -commerçants, servaient à équiper les jeunes gens privés de ressources. -Les arsenaux de l'État leur fournissaient des armes. Pour achever la -ressemblance avec les premières journées de notre révolution, tous les -hommes avaient pris une cocarde, c'était la cocarde noire et blanche. -Aucun n'eût osé négliger de mettre à son chapeau ce signe de -ralliement, car il eût passé pour un citoyen tiède ou ennemi de son -pays.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Satisfaction et embarras du roi de Prusse.</span> -Le roi de Prusse, apprenant à Breslau cet enthousiasme de ses sujets, -dont il était témoin d'ailleurs en Silésie, était à la fois joyeux et -alarmé, joyeux de se voir bientôt à la tête d'une force considérable, -alarmé d'être pressé entre les Russes et les Français, obligé de se -prononcer pour les uns ou pour les autres, sans savoir encore de quel -côté se trouveraient l'indépendance et la restauration de la Prusse. -Les réponses de Paris arrivant sur ces entrefaites le trouvèrent on ne -peut pas plus mal disposé à les écouter patiemment. Cet excellent -prince, comme tous les caractères inertes et ordinairement contenus, -avait des moments où il s'échappait à lui-même, et où il n'était plus -reconnaissable. -<span class="sidenote" title="En marge">Son irritation en recevant de Paris le rejet de ses -propositions.</span> -Il fut indigné de ce qu'on lui contestait une somme de -94 millions dépensée pour l'armée française, de ce qu'on lui refusait -un argent dont il avait si grand besoin, de ce qu'on lui retenait ses -places de l'Oder et de la Vistule qui lui eussent été si utiles pour -se décider avec plus de sûreté entre les Français et les Russes, -surtout de ce qu'on lui déniait jusqu'à la faculté d'entrer en -rapports ostensibles <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> avec l'empereur Alexandre. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince était surtout fort contrarié de ne pouvoir entrer -en relations directes avec la Russie.</span> -Il tenait -beaucoup en effet à s'aboucher sans retard avec ce monarque, -premièrement parce que les Autrichiens autorisés à s'entremettre -avaient déjà envoyé des agents diplomatiques à Wilna et à Londres, -secondement parce qu'il voulait écarter les armées belligérantes de la -Silésie, troisièmement enfin parce qu'il voyait à Kœnigsberg le -baron de Stein, le général d'York, les agents russes, gouverner la -province, convoquer les états, agir sans lui, et éventuellement contre -lui, trancher en un mot du souverain, et se conduire comme s'ils -étaient prêts à se détacher de la monarchie prussienne dans le cas où -il n'adhérerait pas à la coalition. Frédéric-Guillaume éperdu voulait -demander compte à Alexandre de ces procédés envers un ami, envers un -ancien allié, dont il avait causé jadis les malheurs, et dont il -devait aujourd'hui comprendre les cruels embarras. L'homme qu'il -aurait désiré envoyer auprès d'Alexandre était M. de Knesebeck, le -même qu'il avait chargé l'année précédente d'aller expliquer et -justifier à Saint-Pétersbourg son traité d'alliance avec Napoléon, et -qui, autorisé ou non, avait dépassé de beaucoup les limites dans -lesquelles il aurait dû se renfermer pour rester loyal envers la -France. Sans doute Frédéric-Guillaume aurait pu dépêcher M. de -Knesebeck secrètement, mais on n'aurait pas tardé à le savoir, les -meneurs de Kœnigsberg, dans leur joie, n'auraient pas manqué de le -publier, et le roi eût été en infraction de son alliance avec -Napoléon, par conséquent dans un mauvais cas, si une nouvelle victoire -d'Iéna ouvrait la campagne. Frédéric-Guillaume aurait donc <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> -voulu, outre la restitution de son argent et de ses places, obtenir -l'autorisation d'envoyer un agent ostensible auprès d'Alexandre.</p> - -<p>Le monarque prussien, qui offrait le triste spectacle d'un roi honnête -placé entre sa conscience et l'intérêt de sa couronne, était en ce -moment cruellement agité par l'une et par l'autre. Quoique peu -démonstratif ordinairement, il afficha cette fois encore plus de -colère qu'il n'en éprouvait, disant qu'il n'y tenait plus, qu'on -l'opprimait, qu'on lui déniait ce qu'on lui devait incontestablement -en lui refusant les 94 millions réclamés; qu'on s'était engagé à le -rembourser dans trois mois, et qu'il y en avait plus de six que les -fournitures avaient été faites; qu'en lui retenant ses places, données -en gage jusqu'à ce qu'il se fût acquitté, on violait les traités et -son territoire, puisqu'il ne devait plus rien; qu'en lui contestant, -ce qui appartenait à toute puissance indépendante, la faculté de -négocier avec un État voisin, on le traitait comme un prince -dépendant, qui n'aurait plus la liberté de ses déterminations; que si -encore on pouvait le protéger, si on s'était maintenu sur le Niémen ou -sur la Vistule, il y aurait prétexte à écarter tout pourparler avec la -Russie, mais qu'ayant perdu le Niémen, après le Niémen la Vistule, et -étant à la veille de perdre l'Oder, il était injuste et déraisonnable -de l'empêcher de négocier pour la neutralité au moins de sa royale -demeure.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le roi de Prusse se décide, malgré la France, à envoyer M. -de Knesebeck à l'empereur Alexandre.</span> -Après avoir fait grand bruit de ces raisons, de manière à se préparer -une excuse à tout événement, le roi, sans le publier ni le cacher, -expédia M. de Knesebeck pour le quartier général russe, et dès ce -<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> jour on peut dire que d'une alliance il avait passé à -l'autre. Il n'était pas encore fixé sur le mérite de sa résolution, il -ne savait pas s'il faisait bien ou mal, s'il ne renouvelait pas la -faute de 1806, si le mouvement auquel il assistait n'était pas -semblable à celui qui avait précédé la bataille d'Iéna, et ne serait -pas suivi des mêmes revers! Il est en effet si difficile quelquefois -de distinguer entre le présent et un passé qui lui ressemble sous -beaucoup de rapports, et de discerner dans ce présent ce que la -Providence a caché de nouveau! Mais Frédéric-Guillaume voyait les -Français se retirer pas à pas du Niémen à la Vistule, de la Vistule à -l'Oder, les Russes s'avancer à leur suite, ses sujets l'appeler à -grands cris, la question d'heure en heure se résoudre sans lui, et -n'attendant plus de lumières de sa raison qui ne pouvait plus lui en -fournir, il se mit à attendre toute lumière, toute détermination de -l'événement lui-même. D'ailleurs son cœur de citoyen et de roi -était avec ces Allemands qui poussaient mille cris, levaient mille -bras pour l'indépendance de l'Allemagne, et si quelque chose le -retenait encore, c'était la crainte seule d'aggraver l'esclavage de -cette Allemagne qui lui était si chère.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marcher en avant afin d'éloigner les Français de la Prusse, -était pour les Russes le vrai moyen de décider le roi -Frédéric-Guillaume.</span> -Le secret de ce cœur royal, tous les Prussiens le devinaient et le -disaient aux Russes. M. de Knesebeck ne pouvait que le répéter à -Alexandre. Il fallait marcher en avant, forcer le quartier général -français à rétrograder de Posen jusqu'à Francfort-sur-l'Oder; il -fallait aussi marcher sur Varsovie, de Varsovie sur Cracovie, et la -Silésie enveloppée ainsi par ses deux extrémités, tomberait avec son -roi dans <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> les mains d'Alexandre. Il fallait faire plus encore, -il fallait s'avancer non-seulement sur l'Oder, mais sur l'Elbe, -dégager à droite Berlin et Hambourg, à gauche Dresde, et on -délivrerait non-seulement la Prusse qui se lèverait tout entière comme -un seul homme, mais les provinces anséatiques, le Hanovre, la -Westphalie qui n'attendaient que l'occasion de s'insurger, la Saxe qui -ne demandait qu'à être arrachée à la carrière aventureuse où Napoléon -l'avait précipitée, peut-être même le Wurtemberg et la Bavière, et ce -qui importait mille fois davantage, on délivrerait l'Autriche des -liens dans lesquels la politique et une fausse parenté la tenaient -encore engagée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Avis pour et contre une marche en avant parmi les -militaires russes.</span> -Les militaires réfléchis, le prince Kutusof en tête, désapprouvaient -une marche aussi hardie, car il était impossible de laisser derrière -soi Dantzig et Thorn qui avaient 30 mille hommes de garnison, Stettin, -Custrin, Glogau, Spandau qui en avaient 30 mille autres, sans bloquer -au moins ces places, et on ne pouvait dès lors poursuivre la campagne -qu'avec une faible partie de ses forces. Il fallait en effet laisser à -droite 40 mille hommes devant les places de la basse Vistule, 20 à 30 -mille à gauche devant Varsovie et les Autrichiens, il devait donc en -rester une cinquantaine de mille pour agir offensivement contre les -Français, auxquels on rendrait en les poussant sur l'Elbe le service -de les obliger à se concentrer, de manière qu'on se serait affaibli -autant qu'on les aurait renforcés. Invincible derrière le Niémen, -beaucoup moins sur la Vistule, plus du tout sur l'Oder, on serait -incapable de vaincre sur l'Elbe. Il y avait donc folie à venir -s'exposer ainsi au premier <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> bond de ce lion irrésistible, -contre lequel on n'avait obtenu de succès qu'en l'évitant.</p> - -<p>Ces raisonnements, peu politiques, mais très-militaires, ne -rencontraient que des oreilles rebelles chez les Allemands -enthousiastes, et chez les Russes enthousiasmés à leur tour, et il est -vrai qu'il y a des jours, fort rares sans doute, où la passion a plus -raison que la raison. On répondait en effet, que les Français étaient -enfermés dans les places et n'en sortiraient point, que les Prussiens -et 20 mille Russes tout au plus suffiraient pour les contenir; qu'à -gauche les Polonais étaient consternés, prêts à accepter d'Alexandre -une restauration de leur patrie qu'ils n'attendaient plus de la -France; que les soldats autrichiens buvaient tous les jours avec les -soldats russes, qu'ils se retireraient volontiers devant le moindre -corps chargé de les suivre, qu'on aurait ainsi 80 mille hommes au -moins pour se porter en avant, que le prince Eugène n'en avait pas 20 -mille, que les 25 ou 30 mille Français réunis à Berlin étaient menacés -de tous côtés, et avaient la plus grande peine à s'y soutenir, que la -plus simple démonstration forcerait le quartier général français à -rétrograder de Posen sur Francfort, de Francfort sur Berlin, de Berlin -sur Magdebourg, et que là des milliers d'Allemands se lèveraient pour -l'obliger à rétrograder encore; mais que sans prétendre aller si loin, -il était certain qu'en dégageant Posen et Varsovie, qu'en faisant un -pas de plus pour dégager Berlin et Dresde, on affranchirait la Prusse, -on se donnerait cent mille Prussiens tout de suite, deux cent mille -dans quelques semaines, que cette alliance enlevée <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> à -Napoléon, assurée à la Russie et à l'Angleterre, achèverait de changer -la face des choses en Europe, et mettrait sur la voie de la dernière -des révolutions politiques, de la plus décisive, de celle enfin qui -détacherait l'Autriche de la France pour la rattacher à la coalition -européenne.</p> - -<p>Toutes ces assertions étaient plus vraies que ne le croyaient les -enthousiastes qui les débitaient, plus vraies encore que ne pouvait le -supposer Alexandre à qui on les répétait tous les jours. -<span class="sidenote" title="En marge">Alexandre décidé surtout par les flatteries des Allemands à -marcher en avant.</span> -Mais il ne -fallait pas tant de vérité pour l'entraîner; il suffisait du bruit, du -mouvement qu'on faisait autour de lui, des fumées si nouvelles de la -gloire dont on l'enivrait, du titre de roi des rois qui de toutes -parts retentissait à ses oreilles, et sans plus de motifs il avait -décidé qu'on se porterait en avant. M. de Knesebeck n'avait pas eu -beaucoup de chemin à parcourir pour le rencontrer, et il l'avait -trouvé en marche sur la Vistule. Qu'avait-il à lui dire? rien -qu'Alexandre ne sût, qu'on ne lui eût déjà dit, c'est que dès qu'il -aurait fait quelques pas encore, la Prusse et son roi seraient à lui.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mouvement des Russes sur la Vistule.</span> -Alexandre avait employé le mois de janvier à se rendre par Suwalki, -Willenberg, Mlawa, Plock sur la Vistule, cheminant entre la Pologne et -la Vieille-Prusse. Resté du 5 février jusqu'au 9 à Plock, il en était -parti pour Kalisch, n'ayant plus qu'une courte distance à franchir -pour être à Breslau, auprès de Frédéric-Guillaume. -<span class="sidenote" title="En marge">Le centre, composé des réserves et de la garde, marche sur -Kalisch, tandis que Wittgenstein s'avance sur Dantzig, et -Miloradovitch sur Varsovie.</span> -Les gardes russes -et la réserve, comprenant environ 18 mille hommes, l'avaient suivi. -Pendant ce temps, Wittgenstein à droite avec l'ancienne armée de la -Dwina, que précédaient quelques <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> mille Cosaques, s'avançait à -la tête de 34 mille hommes sur Custrin et Berlin, laissant en arrière -l'armée de Moldavie pour observer Dantzig et Thorn, avec 16 mille -hommes. À gauche, Miloradovitch, Doctoroff, Sacken, disposant de 40 -mille hommes, s'étaient dirigés sur Varsovie, et suivaient lentement -le corps autrichien, qu'ils savaient peu disposé à se battre, et fort -impatient de rentrer en Gallicie. L'ordre était donné aux deux -colonnes de droite et de gauche de pousser toujours en avant, tandis -que l'empereur Alexandre menant le centre, attendrait le moment -d'entrer à Breslau pour se jeter dans les bras du roi de Prusse, et -que l'ancienne armée de Moldavie, à la tête de laquelle Barclay de -Tolly avait remplacé l'amiral Tchitchakoff, tiendrait en respect les -garnisons de la Vistule.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le prince Eugène, débordé sur ses ailes est obligé de -quitter Posen.</span> -Le prince Eugène débordé à gauche par Thorn, à droite par Varsovie, -n'osant pas dégarnir Berlin pour amener à lui les troupes de Grenier, -n'avait aucune chance de se maintenir à Posen. Il en aurait eu le -moyen, si le prince de Schwarzenberg avait voulu se retirer avec -Reynier et Poniatowski sur Kalisch. Recevant ainsi un renfort de 50 -mille hommes, ne craignant pas dans ce cas d'affaiblir un peu le corps -qui gardait Berlin pour faire quelque chose de sérieux à Posen, il -aurait pu avec 70 mille hommes tenir tête au centre russe, et en -arrêtant le centre arrêter les ailes. -<span class="sidenote" title="En marge">Conduite du prince de Schwarzenberg, et sa retraite en -Gallicie.</span> -Mais le prince de Schwarzenberg, -qui avait ordre de ne plus s'engager, depuis que sa cour adoptait -ouvertement la politique de médiation, alléguait auprès du général -Reynier et du prince Poniatowski l'impuissance où il était de -<span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> se battre, l'inutilité d'ailleurs de le faire actuellement -dans l'intérêt des opérations futures, et les pressait de se tenir -prêts à rétrograder davantage, car il ne pouvait plus demeurer à -Varsovie. Invité à se diriger sur Kalisch, il avait répondu qu'ayant -sur Cracovie, c'est-à-dire vers la Gallicie, ses dépôts, ses recrues, -ses magasins, il lui était impossible de prendre la route de Kalisch, -mais qu'il couvrirait ceux de ses compagnons d'armes qui croiraient -devoir manœuvrer dans cette direction. Sur cette déclaration -Reynier était parti tout de suite pour Kalisch, et y avait -heureusement devancé les Russes, des mains desquels il n'avait pu se -tirer qu'en livrant plusieurs combats d'arrière-garde. Poniatowski, -rassemblant en toute hâte environ 15 mille Polonais, et laissant une -garnison à Modlin, n'avait pu gagner à temps la route de Kalisch, et -avait été contraint de suivre le prince de Schwarzenberg sur Cracovie, -où il s'était retiré avec les restes fugitifs du gouvernement -polonais.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Mars 1813.</span> -Le prince Eugène, informé de ces divers mouvements, avait pris le -parti de quitter Posen, et de s'acheminer vers Francfort-sur-l'Oder -par la grande route de Meseritz. Il avait en même temps ordonné à -l'ancienne division Lagrange, faisant partie des troupes qui gardaient -Berlin, de venir à sa rencontre jusqu'à Francfort. Il s'était joint à -elle avec les 10 mille hommes de toute nature qui lui restaient, et -qui s'étaient accrus par le ralliement d'un certain nombre de soldats -de la garde sous les ordres du général Roguet. -<span class="sidenote" title="En marge">Retraite du prince Eugène sur Berlin.</span> -Ne considérant pas la -position de Francfort comme beaucoup plus tenable que celle de Posen, -il avait résolu de se porter à Berlin, où il pouvait <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> réunir -avec Grenier 40 mille hommes, et y avoir enfin une meilleure -contenance que celle à laquelle il était réduit depuis un mois. -Pendant qu'il y marchait, les coureurs de l'armée russe sous les -colonels Tettenborn et Czernicheff, avaient passé l'Oder à Wrietzen, -tout près de Berlin, avaient assailli à l'improviste un régiment de -cavalerie italienne du corps du général Grenier, détruit ce régiment -presque en entier, et fait éclater dans Berlin une joie immodérée.</p> - -<p>Le général Grenier, sorti alors de Berlin avec ses deux divisions -d'infanterie, avait repoussé les coureurs trop téméraires de l'armée -de Wittgenstein, et était rentré dans cette capitale après avoir un -peu calmé la joie de ses habitants. -<span class="sidenote" title="En marge">Le prince Eugène prend définitivement le parti de se -replier sur l'Elbe, et de s'établir de Dresde à Magdebourg.</span> -En prenant une forte position en -avant de Berlin, en attirant à lui le corps du général Lauriston, dont -une division était déjà à Magdebourg, en montrant la ferme résolution -de combattre, le prince Eugène eût probablement arrêté les Russes, -mais craignant de provoquer des événements décisifs avant l'arrivée de -Napoléon, se voyant entouré d'ennemis, n'ayant pas plus de 2,500 -hommes de cavalerie, exposé souvent à ne pouvoir pas même communiquer -avec Magdebourg faute de troupes à cheval, il prit le parti de venir -s'asseoir définitivement sur l'Elbe, où d'ailleurs le général Reynier -avait déjà été obligé de se replier par le mouvement du centre des -Russes. Le 4 mars il sortit de Berlin, après avoir évacué sur -Magdebourg ses blessés, ses malades et son matériel. Placé désormais à -la tête de quarante mille hommes, il n'avait plus à craindre qu'on -vînt insulter sa prudence et ses aigles.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> Le lendemain il était sur l'Elbe, et terminait cette longue -retraite, commencée à Moscou le 20 octobre, et signalée par de si -étranges et si prodigieux désastres. Le prince Eugène n'avait rien à -se reprocher depuis qu'il avait pris le commandement, si ce n'est un -peu trop de circonspection, et avait d'ailleurs rendu d'incontestables -services. Tous les maréchaux et les généraux sans troupes, excepté les -maréchaux Davout et Victor, l'avaient quitté. Il envoya le maréchal -Davout à Dresde avec la division Lagrange, pour recueillir le général -Reynier qui revenait de Kalisch, et pour défendre les points -importants de Dresde et de Torgau. Il s'établit lui-même à Wittenberg -avec les 10 mille hommes qui avaient été longtemps sa seule ressource, -avec les troupes du corps de Grenier, et attira sur Magdebourg les -divisions du corps de Lauriston, qui étaient prêtes à se porter en -ligne. Il allait donc avoir 80 mille hommes sur l'Elbe, plusieurs -grandes places mises en bon état de défense, et il ne pouvait plus -être forcé d'abandonner cette ligne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Joie des Allemands en apprenant l'évacuation de Berlin.</span> -On comprend, sans qu'il soit besoin de le dire, la joie tumultueuse -qui éclata dans toute la Prusse en apprenant l'évacuation définitive -de Berlin. Bien avant cette évacuation, on avait envoyé au roi -Frédéric-Guillaume émissaires sur émissaires, d'abord le fougueux -baron de Stein, puis un Alsacien fort délié, le baron d'Anstett, dont -le sol natal était depuis longtemps devenu français, puis un officier -de grand crédit parmi les patriotes allemands, le général Scharnhorst, -et on lui avait démontré de toutes les façons, par les raisons -morales, politiques, militaires, <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> qu'il fallait se donner à la -Russie. -<span class="sidenote" title="En marge">Raisons qu'on fait valoir auprès du roi Frédéric-Guillaume -pour le décider à passer du côté des Russes.</span> -On lui avait dit que Napoléon était vaincu, qu'il ne pourrait -pas recommencer la longue série de ses victoires; que l'Europe, lasse -de son joug, allait se soulever tout entière; que l'Autriche -n'attendait que le signal de la Prusse pour se prononcer; que Napoléon -ne résisterait point à une pareille masse d'ennemis; que la France -d'ailleurs épuisée et dégoûtée ne lui en fournirait pas les moyens; -qu'on débarrasserait ainsi le monde de son odieuse domination; que la -Russie ne voulant pour elle-même que ce qu'elle avait autrefois -possédé, allait restituer la portion du duché de Varsovie qui avait -appartenu à la Prusse; qu'elle lui rendrait en outre toutes les -parties de son territoire qu'elle parviendrait à reconquérir, et -promettait même de ne pas poser les armes qu'elle n'eût aidé la Prusse -à se reconstituer entièrement. C'était là surtout ce qui pouvait -décider le roi Frédéric-Guillaume, car il craignait qu'après une -bataille perdue on ne se décourageât, et qu'on ne le livrât encore, -comme à Tilsit, à la vengeance de Napoléon. En prenant l'engagement de -ne plus l'abandonner, et de soutenir une lutte à mort, on faisait ce -qui devait le plus influer sur ses résolutions.</p> - -<p>Devant toutes ces raisons, devant toutes ces promesses, devant -l'enthousiasme de ses sujets, il se rendit, en disant toutefois à ceux -qui l'entouraient que ce ne devait pas être une affaire d'entraînement -suivie d'un découragement subit comme en 1806, mais qu'il exigeait, -puisqu'on voulait la guerre, qu'on y persévérât jusqu'à extinction, -et en y prodiguant <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> jusqu'au dernier écu, et jusqu'au dernier -homme. -<span class="sidenote" title="En marge">Traité d'alliance de la Prusse avec la Russie, signé le 28 -février 1813.</span> -Il autorisa donc M. de Hardenberg à signer le 28 février un -traité par lequel la Russie s'engageait à réunir immédiatement 150 -mille hommes, la Prusse 80 mille (chacune des deux puissances se -proposant d'en réunir bientôt davantage), à les employer contre la -France jusqu'à ce que la Prusse eût reçu une constitution plus -conforme à son ancienne existence et à l'équilibre de l'Europe, à ne -déposer les armes qu'après ce but atteint, à faire tous leurs efforts -pour rattacher l'Autriche à la cause commune, à ne traiter en un mot -que de concert, et jamais l'une sans l'autre. La Russie promettait en -particulier d'employer ses bons offices auprès de l'Angleterre pour -qu'elle conclût un traité de subsides avec la Prusse.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dissimulation du roi et de M. de Hardenberg, n'osant pas -avouer ce qu'ils ont fait.</span> -Tandis qu'ils prenaient ces engagements, le roi ni M. de Hardenberg -n'avaient encore osé s'expliquer franchement avec M. de Saint-Marsan, -ministre de France, et leur embarras avec lui était visible. Au moment -où ils traitaient, l'armée française avait déjà évacué Posen et -Francfort-sur-l'Oder, et s'apprêtait à sortir de Berlin. Elle n'était -donc plus à craindre, et il y aurait eu peu de danger à déclarer -franchement qu'on profitait de l'occasion pour refaire la fortune de -son pays imprudemment compromise à une autre époque. Mais, d'une part, -M. de Hardenberg avait assez d'esprit pour comprendre qu'il allait -jouer une partie fort dangereuse pour son pays, et le roi assez de -mémoire pour en être également convaincu, et tant que l'armée -française n'avait pas repassé l'Elbe, ils n'osaient presque pas -avouer <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> ce qu'ils venaient de faire. M. de Hardenberg était -même si ému, que le 27, veille de la signature du traité avec la -Russie, il disait à M. de Saint-Marsan: Mais faites donc quelque chose -pour la Prusse, et vous nous sauverez d'une cruelle extrémité!—Il -était sincère en s'exprimant de la sorte, et sur le point de prendre -un parti qui pouvait être ou extrêmement heureux, ou extrêmement -funeste pour sa patrie, il éprouvait tes anxiétés d'un bon citoyen. -<span class="sidenote" title="En marge">Le roi de Prusse, pour préparer la France à un changement -d'alliance, affecte une grande irritation au sujet de quelques actes -récents des armées françaises.</span> -Le roi, dont nous ne voudrions en rien décrier l'honnête caractère, fut -encore moins franc que son ministre, et se servant d'une ruse peu -digne de lui, feignit une extrême irritation à l'occasion de quelques -procédés récents reprochés à l'armée française. Voici quels étaient -ces procédés. Napoléon avait ordonné qu'on payât tout; mais les -Prussiens, abusant de la situation, avaient exigé du général Mathieu -Dumas, intendant de l'armée, des prix tels qu'il était impossible de -les admettre. Le patriotisme autorisait à nous refuser des vivres, il -n'autorisait pas à nous les faire payer trois ou quatre fois leur -valeur. Napoléon avait donc cassé les marchés. Il avait ordonné aussi -que les places de l'Oder s'approvisionnassent comme elles pourraient, -en prenant autour d'elles ce qu'il serait impossible d'acheter. Les -gouverneurs français de Stettin, Custrin, Glogau, n'y avaient pas -manqué, et avaient enlevé à quelques lieues à la ronde le bétail, les -grains, les bois, tout ce dont ils avaient eu besoin. Enfin le prince -Eugène, là où ses troupes dominaient, avait empêché les levées en -masse, lesquelles étaient une infraction évidente aux traités qui -liaient la Prusse <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> envers la France, et limitaient l'étendue -de ses armements. Certes, à côté de ce qui s'était passé pendant vingt -ans de guerres acharnées, guerres que la Prusse avait provoquées bien -gratuitement en 1792 (elle n'aurait pas dû en perdre le souvenir), ce -n'était pas un motif sérieux à alléguer, pour une rupture d'alliance, -que les trois faits que nous venons de rapporter. Il eût été plus -simple et plus digne de dire que, longtemps vaincus, opprimés, on -trouvait l'occasion de se relever, et qu'on la saisissait. Mais soyons -justes à notre tour, et convenons que l'opprimé a contre son -oppresseur le droit de la ruse. Il y perd de sa dignité, mais il ne -manque à personne. Le 28 février, jour de la signature du traité avec -la Russie, le roi affectant une irritation, qui, si elle était -sincère, venait de la peur qu'il éprouvait en prenant un parti si -grave, exigea qu'on adressât à M. de Saint-Marsan une note, où il nous -était demandé compte péremptoirement, et avec sommation de répondre -tout de suite, des derniers actes imputés à l'armée française. M. de -Saint-Marsan ne pouvant répondre lui-même, la note fut envoyée à Paris -par courrier extraordinaire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesures militaires de la Prusse qui révèlent un changement -prochain.</span> -Mais on ne se cachait plus, on n'en avait plus la force, et la joie -des patriotes accourus à Breslau, entourant le roi, le félicitant -publiquement de sa conduite, ne laissait aucun doute sur la résolution -prise. D'ailleurs une suite de mesures tout à fait significatives -vinrent rendre à peu près officielle la rupture avec la France. On -donna cours forcé de monnaie aux papiers d'État qui répondaient à nos -bons du Trésor. On décréta la formation d'une grande armée <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> -prussienne en Silésie. L'illustre général Blucher, celui qui avait -toujours manifesté de l'asservissement de son pays le plus noble -chagrin, fut nommé commandant en chef de cette armée. Le général -Scharnhorst, qui avait le plus contribué à entraîner le roi, fut nommé -chef d'état-major de cette même armée. Enfin le procès du général -d'York, qui n'avait jamais été commencé, se trouva, dit-on, terminé à -son avantage. Il fut déclaré innocent, et réintégré dans le -commandement des troupes dont il avait déterminé la défection. Les -officiers prussiens qui, après l'alliance avec la France, avaient -porté en Russie leur patriotisme indigné, les généraux Gneisenau, -Clausewitz, furent appelés, pourvus de grades, et comblés de -récompenses.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Entrée d'Alexandre à Breslau, et entrevue de ce monarque -avec le roi de Prusse.</span> -Après de telles manifestations, il n'y avait plus de contrainte à -s'imposer, et l'entrevue des deux souverains nouvellement alliés eut -lieu le 15 mars. Alexandre, accompagné de M. de Nesselrode et d'une -foule de généraux, entra dans la capitale de la Silésie, et au milieu -des applaudissements du peuple, des acclamations de l'armée, se jeta -dans les bras de l'ami sacrifié jadis à Tilsit, et retrouvé récemment -dans le désastre de Moscou. Le fougueux et généreux baron de Stein, -retenu dans son lit par d'affreuses souffrances, n'était pas là pour -assister à un événement qui était son ouvrage. La ville fut trois -jours illuminée, et le roi eut du reste le soin de faire entourer par -ses propres gardes la maison de M. de Saint-Marsan, afin qu'elle -n'essuyât aucun outrage. -<span class="sidenote" title="En marge">Déclaration définitive de la Prusse, annonçant sa rupture -avec la France, et son alliance avec la Russie.</span> -Pendant ce séjour d'Alexandre à Breslau, M. -de Hardenberg qui n'avait cessé de garder avec <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> M. de -Saint-Marsan un silence triste, mais tellement expressif que ce -n'était presque pas du silence, le rompit en lui remettant le 17 mars -la déclaration de guerre à la France, et après lui avoir prodigué -toute espèce de témoignages personnels, lui laissa le choix de partir -quand et comme il voudrait.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Joie des patriotes allemands, leur espérance et leur -prétention d'entraîner tous les princes d'Allemagne.</span> -Il n'est pas besoin d'affirmer que cet événement, quoique prévu, -produisit sur l'Allemagne et sur l'Europe un effet immense. Les -patriotes allemands manifestèrent plus que jamais leur joie et leurs -espérances. Suivant eux, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, tous les -princes qu'on appelait nos esclaves, devaient sur-le-champ imiter la -conduite de la Prusse, et prendre part à la coalition générale. Dans -le désir d'accélérer ce résultat, les colonels Czernicheff et -Tettenborn, laissant au corps de Wittgenstein le soin de suivre -l'arrière-garde du prince Eugène sur Magdebourg et Wittenberg, -descendirent l'Elbe avec leurs Cosaques, pour aller se montrer vers -Hambourg, et pour essayer, de concert avec les flottilles anglaises, -de soulever ces Français anséatiques, qui étaient Français malgré eux, -et ne demandaient que l'occasion de ne plus l'être. En même temps les -avant-gardes de l'armée russe du centre qui avaient traversé l'Oder, -furent dirigées sur Torgau et sur Dresde, pour tâcher de décider la -Saxe, et pour agir sur elle par les moyens qui avaient si bien réussi -auprès de la Prusse.</p> - -<p>Le prince Eugène, inquiet pour Dresde en se repliant sur l'Elbe, avait -appuyé à droite au lieu d'appuyer à gauche, et avait porté son centre -à Wittenberg, au lieu de le porter à Magdebourg. Par <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> suite -de ce mouvement Hambourg s'était trouvé découvert, car on sait quelle -distance il y a de Magdebourg, placé en quelque sorte au milieu de la -ligne de l'Elbe, à Hambourg, situé à une petite distance de -l'embouchure de ce fleuve (nous prenons ici la ligne de l'Elbe des -montagnes de la Bohême à la mer). -<span class="sidenote" title="En marge">Les Cosaques des colonels Tettenborn et Czernicheff envoyés -à Hambourg.</span> -Les colonels Tettenborn et -Czernicheff coururent donc avec neuf à dix mille Cosaques, appuyés par -quelque infanterie légère, vers Lubeck et Hambourg. Les Anglais, de -leur côté, avaient refait un établissement à l'île d'Héligoland, et y -avaient accumulé des armes, des munitions, du matériel de guerre de -tout genre. Leurs flottilles remplissaient les embouchures de l'Elbe. -Il n'en fallait pas tant pour mettre en fermentation les têtes déjà -fort enflammées des habitants de Hambourg. Le général Morand, non pas -le célèbre Morand du corps de Davout, mais un vieux général du même -nom, brave, malheureusement infirme, se retirait en ce moment avec -deux mille hommes de la Poméranie sur Hambourg. Il fut assailli à -l'improviste, mortellement blessé, et pris avec une partie de sa -petite troupe. D'un autre côté le général Lauriston, dirigé par -Osnabruck, Hanovre, Brunswick sur Magdebourg, était encore à quarante -lieues de là. Le général Bourcier se trouvait à Hanovre au milieu des -dépôts de sa cavalerie. Les forces qui résidaient à Hambourg même -n'étaient suffisantes ni pour arrêter les Cosaques, ni pour contenir -la population. -<span class="sidenote" title="En marge">Insurrection de Hambourg.</span> -Les autorités françaises qui avaient été fort -maltraitées le 24 février précédent, qui avaient vu les douaniers, les -commis des contributions indirectes, les agents de la police battus, -<span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> pillés, expulsés, craignirent d'essuyer cette fois des -traitements plus fâcheux encore, et évacuèrent Hambourg, en livrant la -ville aux autorités municipales. Elles se dirigèrent sur Brême. À -l'instant les Cosaques de Tettenborn accoururent au milieu de la joie -générale, et reçurent les clefs de la ville pour les porter à -l'empereur Alexandre. Les autorités municipales formées par les -Français se démirent, et furent remplacées par l'ancien sénat. Une -légion, dite légion de Hambourg, fut formée sur-le-champ, et composée -de tous les hommes de bonne volonté disposés à s'armer pour la cause -allemande. Elle fut équipée aux frais des riches Hambourgeois, qui -remplirent en quelques heures une forte souscription ouverte pour -subvenir à cette dépense. On fit signal aux Anglais d'arriver, et ils -arrivèrent en effet bien vite avec des bâtiments chargés de sucre, de -cafés et de cotons. C'était doubler la joie que produisait leur -apparition, car à la satisfaction de voir s'éloigner une autorité -étrangère détestée, se joignait celle de voir le blocus continental -aboli, et les voies du commerce rouvertes. Les malheureux Hambourgeois -ne savaient pas à quel brusque retour de fortune ils s'exposaient par -cette imprudente manifestation.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation de la Saxe.</span> -Sur le haut Elbe, en Saxe, à Dresde, le même mouvement se produisit à -l'approche des troupes russes et prussiennes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Embarras et épouvante du roi Frédéric-Auguste.</span> -L'infortuné Frédéric-Auguste, roi de Saxe, jusque-là fort attaché à -Napoléon, qui l'avait comblé de faveurs, et lui avait rendu la -Pologne, commençait à sentir que tant d'ambition n'était pas faite -pour lui, que le repos, l'amour de ses sujets, les <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> pratiques -religieuses étaient son lot véritable et unique. Aussi tout en -regrettant beaucoup la Pologne, il était prêt à y renoncer, pourvu -qu'on lui laissât sa chère Saxe, telle qu'il la possédait avant les -grandeurs dont Napoléon l'avait accablé. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince s'adresse à l'Autriche, qui travaille à -l'affilier au parti médiateur qu'elle cherche à former en Europe.</span> -Depuis les derniers -événements, sans montrer moins de dévouement à la France, il avait -pourtant cherché un conseiller qui dirigeât sa faiblesse dans ce -dédale de circonstances prodigieuses, et il avait cru faire le -meilleur choix possible en s'adressant à l'empereur d'Autriche, -c'est-à-dire au beau-père, à l'allié de Napoléon. M. de Metternich -s'était aussitôt efforcé de le rattacher à ce parti de princes -allemands qu'il s'appliquait à former, et dont le but était de -pacifier l'Europe en s'interposant entre la Russie, l'Angleterre et la -France, et en les forçant à accepter une paix toute germanique. On -avait dit, et avec raison, à Frédéric-Auguste, que ce n'était pas -trahir la France, que c'était lui rendre service au contraire, et en -même temps remplir ses devoirs de bon Allemand, que de travailler à -rétablir la paix sur la base d'une Allemagne indépendante, forte et -respectée. Il n'avait pas hésité à suivre cette voie, et par ce motif -n'avait répondu que d'une manière évasive aux réclamations du ministre -de France, qui tantôt lui demandait des approvisionnements, tantôt des -recrues, tantôt de la cavalerie. Pour se soustraire à ces instances, -il savait fait valoir sa détresse, les dispositions malveillantes de -ses sujets, et enfin l'impossibilité d'exécuter ce qu'on exigeait de -lui dans le temps prescrit. -<span class="sidenote" title="En marge">Le roi de Saxe cantonne à Torgau son infanterie revenue de -Pologne avec le général Reynier, et laisse voir la résolution de ne -plus l'employer activement.</span> -Son corps d'armée étant revenu sur -l'Elbe, sous la conduite du général Reynier, il l'avait <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> -cantonné dans Torgau, et là, sous prétexte de le recruter, il l'avait -mis à part dans une place forte, pour y attendre, dans une espèce de -neutralité semblable à celle du prince de Schwarzenberg, les -directions de la politique autrichienne. Quant à sa cavalerie, -composée de 1,200 cuirassiers superbes, et de 1,200 hussards et -chasseurs excellents, dont Napoléon avait demandé impérieusement -l'envoi, il l'avait positivement refusée. Pour lui inspirer le courage -d'un tel refus, il lui avait fallu une peur plus grande encore que -celle que lui inspirait Napoléon, et cette peur était celle des -Cosaques, dont la présence partout annoncée faisait trembler jusqu'aux -alliés des Russes. -<span class="sidenote" title="En marge">Il forme le projet de se retirer sous l'escorte de sa -cavalerie, loin des armées belligérantes.</span> -S'attendant à chaque instant à voir apparaître ces -Cosaques, si effrayants de loin, il avait résolu de se placer au -milieu de sa cavalerie, et de s'en aller avec sa famille dans un lieu -sûr, laissant son infanterie dans Torgau, et ses États à ceux qui -voudraient les occuper tour à tour. Avec de pareilles dispositions il -suffisait de la défection de la Prusse, et de l'approche des -avant-gardes russes, pour décider ce prince à exécuter un projet de -fuite si longuement préparé. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince, malgré les instances du ministre de France, se -transporte en Bavière.</span> -Malgré les représentations du ministre de -France, M. de Serra, qui s'efforçait de lui démontrer l'inconvenance -de son départ, et le danger d'abandonner ses sujets qui allaient -inévitablement se livrer aux passions régnantes, et se donner envers -la France des torts dont ils seraient bientôt punis, dont lui-même -souffrirait, il partit, laissant Dresde dans les mains du maréchal -Davout, ses objets les plus précieux et les moins transportables dans -la forteresse de Kœnigstein, marchant <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> enfin lui-même avec -son trésor, avec sa nombreuse famille, au milieu de trois mille -hommes, tant cavaliers qu'artilleurs. Il aurait pu se retirer en -Bohême, où il serait arrivé en quelques heures, sur une terre neutre, -en ce moment inviolable pour toutes les puissances belligérantes. Il -ne l'osa pas, et la cour d'Autriche ne l'eût pas voulu, pour ne pas -découvrir trop tôt la secrète ligue qu'elle cherchait à former. Il se -rendit par Plauen et Hof à Ratisbonne, sur le territoire du roi de -Bavière, aussi embarrassé que lui. Son intention était de rester en -Bavière, ou de se jeter en Autriche, selon les événements. M. de Serra -lui avait bien adressé l'invitation de venir en France, mais une telle -démarche l'eût perdu aux yeux des Allemands, eût été contraire -d'ailleurs au projet de médiation de l'Autriche, et il n'avait point -accepté cette invitation.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Apparition des Russes devant Dresde.</span> -À peine était-il parti de Dresde que les Russes parurent aux environs -de cette ville. L'infanterie saxonne s'était enfermée dans Torgau, et -avait déclaré n'en vouloir pas sortir pour contribuer à la défense de -l'Elbe. Le maréchal Davout avait pour défendre le cours supérieur de -l'Elbe la division française Durutte, seul reste du corps de Reynier -depuis que les Saxons l'avaient quitté, plus quelques troupes que le -prince Eugène lui avait envoyées, et enfin les seconds bataillons de -son corps qu'on venait de réorganiser à Erfurt. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Davout fait sauter le pont de Dresde.</span> -Il se hâta d'accourir -à Dresde de sa personne, et prit les mesures que réclamaient les -circonstances, en militaire probe mais inexorable, ne commettant aucun -mal inutile, mais ordonnant sans pitié tout le mal nécessaire. Il -parcourut <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> les bords de l'Elbe, ordonna la destruction des -moulins, des bateaux, des bacs, malgré les cris des paysans saxons, et -arrivé au beau pont de pierre qui dans Dresde servait à l'union des -deux villes, la vieille et la nouvelle, il en fit miner deux arches, -et les fit sauter, sans s'inquiéter des attroupements des habitants, -de leurs menaces et de leurs clameurs. Il se mit ensuite à la tête de -ses troupes pour recevoir les Russes s'ils essayaient de forcer le -passage.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Irritation des Allemands contre ce maréchal.</span> -Ces mesures de défense devinrent l'un des griefs les plus violemment -allégués dans toute l'Allemagne. On composa des gravures grossières, -représentant le pont de Dresde détruit par celui que dans le Nord on -appelait le féroce Davout, et on les répandit par milliers dans les -villes et les campagnes.—Voilà, disait-on, comment les Français -traitent leurs plus fidèles alliés, les Saxons, qui viennent de se -battre vaillamment pour leur cause, tandis qu'eux Français s'enfuient -en jetant leurs armes.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Effet produit à Vienne par la défection de la Prusse.</span> -Cette nouvelle excitation produite par la défection de la Prusse -s'était naturellement fait sentir à Vienne, malgré la distance et -l'ordinaire tranquillité de cette capitale. La politique profonde de -M. de Metternich et de l'empereur François, quoique devinée par -quelques esprits pénétrants, échappait aux gens passionnés de la cour, -de l'armée et du peuple. Ils n'y voyaient qu'une coupable lenteur à se -détacher de la France, et à secouer les funestes engagements qu'on -avait pris en contractant le mariage de Marie-Louise avec Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">Extrême exaltation du parti allemand.</span> -Le déchaînement de cette partie du public autrichien était extrême. On -remarquait parmi les plus animés l'impératrice elle-même, princesse -<span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> de Modène, et ce qui est plus étonnant, l'archiduc Charles, -ordinairement si sage, surtout si mesuré lorsqu'il s'agissait de la -France. Mais ce prince sentant au fond du cœur fermenter son -patriotisme allemand, profondément blessé d'ailleurs par son frère -l'empereur François qui l'avait exclu de toute participation aux -affaires, saisissait assez volontiers les occasions de blâmer le -gouvernement, et cette fois du reste était sincère, car il était de -ceux qui auraient voulu une conduite plus claire et plus franche. On -allait jusqu'à lui prêter un propos étrange par sa hardiesse. Il avait -dit, assurait-on, que si l'empereur François avait contracté un -mariage gênant pour sa politique, et que chez lui le père embarrassât -le souverain, il fallait qu'il abdiquât, et cédât la couronne à un -membre de la famille plus libre de ses actions.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'empereur François et M. de Metternich jugent la conduite -de la Prusse fort imprudente, et ne veulent tomber ni sous le joug des -masses populaires, ni sous le joug de la Russie.</span> -L'exaltation était si grande que M. de Metternich avait eu quelques -craintes à concevoir pour sa personne, et que le gouvernement s'était -vu obligé d'ordonner de nombreuses arrestations, même parmi des -personnages considérables, tels que M. de Hormayer, l'un des employés -les plus élevés de la chancellerie autrichienne, celui dont on se -servait pour communiquer secrètement avec le Tyrol. Ce qui se passait -en Allemagne n'était en effet ni du goût de l'empereur, ni du goût de -M. de Metternich. D'abord il ne leur convenait pas d'exciter l'esprit -public aussi vivement qu'on le faisait, et, pour secouer le joug de -Napoléon, d'accepter celui des masses populaires. Alexandre leur -paraissait un prince imprudent, enivré par des succès auxquels il -n'était pas accoutumé, et Frédéric-Guillaume un prince faible, mené -aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> par ses sujets, comme six ans auparavant il -l'était par sa femme. Ni l'empereur ni M. de Metternich ne se -faisaient faute d'exprimer ce jugement. Ensuite cette manière -impétueuse, irréfléchie d'agir n'était pas la leur. Ils voulaient -sortir des mains de Napoléon, sans se mettre dans celles d'Alexandre, -et en sortir en tout cas, sans s'exposer à y retomber plus durement -que jamais, par suite d'une guerre follement entreprise, et sottement -conduite. Ils étaient loin de regarder Napoléon comme détruit; ils -s'attendaient à le voir, de même qu'en 1806, déboucher d'une manière -foudroyante des défilés de la Thuringe, et punir les imprudents qui -venaient s'exposer de si près à ses coups. -<span class="sidenote" title="En marge">Désir d'éviter une nouvelle guerre contre la France.</span> -Si du reste un tel résultat -n'était pas certain, il était au moins possible, et cette seule raison -suffisait à leurs yeux pour qu'on dût ne pas agir si vite, ne pas -s'engager surtout avant que l'armée autrichienne fût reconstituée, et -même pour qu'on préférât la ressource d'une médiation, au moyen de -laquelle on referait la situation de l'Allemagne sans courir le danger -d'une guerre avec la France.</p> - -<p>C'est de ce point de vue que le cabinet autrichien jugeait la conduite -de la Prusse bien hasardée, les démonstrations allemandes bien -téméraires; c'est de ce point de vue aussi qu'il ne cessait de nous -donner des conseils de prudence et de modération, qu'il nous -suppliait, en admettant que nous fissions encore une campagne -vigoureuse, de ne vouloir tirer de nos succès futurs d'autre résultat -qu'une paix prochaine, équitable, acceptable par toute l'Europe.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Inclinant toujours vers la politique de médiation, M. de -Metternich considère avec chagrin le langage absolu de Napoléon.</span> -Aussi fut-il désolé quand il nous vit, comme dans <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> le rapport -adressé au Sénat pour demander les nouvelles levées, comme dans le -discours impérial prononcé le 14 février, annoncer des volontés -absolues, tantôt à l'égard de l'Espagne, tantôt à l'égard des -départements anséatiques, tantôt à l'égard du grand-duché de Varsovie, -car c'était rendre impossible la médiation dont on l'avait chargé. Il -s'en expliqua longuement et plusieurs fois avec M. Otto, notre -ministre à Vienne. Lui parlant du discours impérial: -<span class="sidenote" title="En marge">Sages observations de ce ministre sur le discours de -Napoléon au Corps législatif.</span> -J'admire fort, -lui dit-il, cette fierté de langage de votre empereur, et j'y retrouve -tout son génie; mais il faut songer aux conséquences de ce qu'on fait, -et les conséquences ici ne peuvent être que déplorables. Comment -voulez-vous que je négocie avec l'Angleterre, quand vous dites que la -dynastie française règne et régnera en Espagne? Comment voulez-vous -que je négocie avec la Russie et la Prusse, quand vous dites que les -territoires constitutionnels ou appartenant à des alliés, c'est-à-dire -les villes anséatiques et le grand-duché de Varsovie, demeureront -chose sacrée et inviolable? Jamais je ne pourrai faire accepter de -telles conditions à l'Europe. Or il nous faut la paix à nous, il vous -la faut à vous, car même en gagnant des victoires, et vous aurez -besoin d'en remporter beaucoup pour rendre l'Europe modérée à votre -égard, même en gagnant des victoires, on ne résiste pas toujours au -soulèvement universel des esprits, et bientôt même on en éprouve le -contre-coup chez soi ...— -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich voudrait connaître les conditions de paix -de la France, et ne pouvant en obtenir la confidence, laisse entrevoir -celles de l'Autriche.</span> -À cette occasion, sans nous dire la paix -qu'il souhaitait, et qu'il était facile d'entrevoir, M. de Metternich -essaya d'arracher à M. Otto le secret de <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> celle que nous -désirions nous-mêmes. Mais il l'essaya en vain, car M. Otto ne savait -rien. Ne réussissant pas à le faire parler, M. de Metternich n'hésita -pas à parler lui-même, pour nous préparer à des conditions que -l'Europe pût accepter, même en la supposant vaincue par nous, ce qu'il -ne refusait jamais d'admettre dans son argumentation.— -<span class="sidenote" title="En marge">Longs entretiens de M. de Metternich avec. M. Otto.</span> -L'Espagne, -dit-il, avec des formes tour à tour insinuantes ou franchement -ouvertes, ne vous sera probablement pas concédée par l'Angleterre, -surtout après la dernière campagne. À nous, Allemands, cette condition -nous importe peu, elle ne nous touche que du point de vue de -l'Angleterre, de laquelle ni la Russie ni la Prusse ne voudront se -séparer dans les négociations. C'est tout au plus si vous ferez -supporter à l'Angleterre la réunion de la Hollande à la France, mais -avec plus d'une victoire encore, et cette condition comme la -précédente ne nous touche qu'à cause des intérêts britanniques. Mais -vous ne ferez supporter ni à l'Angleterre, ni à la Prusse, ni à la -Russie, ni à l'Allemagne surtout, l'adjonction définitive des -provinces anséatiques à l'empire français. Pourquoi donc être si -affirmatifs, si absolus sur ce point? Que vous importent des pays -placés si loin de votre véritable frontière, si peu utiles à votre -défense, si étrangers à vos intérêts commerciaux, si peu sympathiques -à votre nation, si nécessaires à la constitution d'une Allemagne -indépendante? Quand vous attachiez une grande importance au blocus -continental, vous pouviez tenir aux territoires anséatiques, mais -aujourd'hui ce blocus croule de toutes parts, la Russie, la Prusse -l'ont abandonné, vous-mêmes vous <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> l'enfreignez tous les jours. -Vous feriez en le maintenant la fortune de vos ennemis russes et -prussiens, car tout passerait par chez eux, d'ailleurs la supposition -de la paix générale en fait disparaître l'utilité; renoncez-y donc dès -à présent, et en y renonçant, consentez à restituer des territoires -qui ne pouvaient avoir d'avantage pour vous que du point de vue de ce -blocus. Quant à la Prusse, il faut vous résigner à en admettre une -plus forte, plus étendue, qui devienne le véritable État intermédiaire -entre la Russie et le midi de l'Europe, État intermédiaire qu'il -serait absurde de chercher aujourd'hui dans la Pologne, puisque vous -n'avez pas réussi à la rétablir, et dont il nous appartient à nous -Allemands plus qu'à vous de poursuivre la reconstitution, puisque nous -sommes les voisins de la Russie, et que vous ne l'êtes pas. Pourquoi -donc êtes-vous si affirmatifs sur le grand-duché de Varsovie, qu'on ne -peut plus maintenir, que la Russie ne voudra jamais souffrir sur sa -frontière, et qui est d'ailleurs la seule matière dont on puisse se -servir pour recomposer la Prusse, sans détruire votre royaume de -Westphalie? Pourquoi nous créer des difficultés insolubles, en -exprimant à cet égard des volontés irrévocables?...—Passant à la -Confédération du Rhin, M. de Metternich ajoutait ce qui suit:—À quoi -bon cette singulière création, qui vous impose des charges sans aucun -avantage, qui est incompatible avec l'indépendance de l'Allemagne, et -qui est aujourd'hui irrévocablement détruite dans l'esprit des -Allemands? Quoi! vous vous obstineriez pour un vain titre de -<em>protecteur</em>, qui, concevable sur la tête de votre glorieux <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> -et puissant maître, serait ridicule sur la tête d'un enfant? Est-ce -que votre empereur, possesseur de la frontière qui s'étend de Bâle au -Texel, ayant Strasbourg, Mayence, Coblentz, Cologne, Wesel, Groningue -pour points d'appuis de cette frontière, n'a pas assez d'influence sur -l'Allemagne, n'est même pas assez inquiétant pour elle? Que veut-il de -plus? Il n'a pas tant besoin de paraître le premier potentat du -continent: qu'il se contente de l'être, et qu'il dissimule ce qu'il -est, plutôt que de chercher à le montrer. Vous croyez peut-être, -ajoutait-il, que nous voulons rétablir l'ancienne Confédération -germanique pour reprendre la couronne impériale? Vous vous trompez. -Nous ne songeons plus à ce titre aussi vain que pesant. Nous n'aurions -qu'à choisir, car on nous offre tout, tout, entendez-vous (et en -disant ces mots M. de Metternich laissait deviner de nombreuses et -secrètes communications de la part des coalisés); mais nous ne voulons -que les choses qu'on ne peut pas nous refuser, celles que vous-mêmes -êtes prêts à nous concéder; nous voulons surtout une Allemagne -indépendante et la paix, car nous avons soif de paix. Tous les peuples -nous la demandent, et ils nous désavoueraient, nous abandonneraient si -nous leur imposions des sacrifices pour un autre but que la paix. -<span class="sidenote" title="En marge">Admirables conseils de M. de Metternich.</span> -Vous nous direz que vous êtes forts, que vous allez vaincre encore vos -ennemis. Nous le savons, nous y comptons, nous en avons même besoin -pour obtenir la paix dont nous vous avons indiqué quelques conditions; -mais rendez-la possible, et pour cela ne vous montrez pas absolus, ne -soyez pas cause que les négociations <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> se trouvent rompues -avant d'être entamées!—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les conditions qu'il laissait entrevoir comme possibles -suffisaient, et au delà, à la véritable grandeur de la France.</span> -Ces admirables conseils, donnés sincèrement, avaient été accompagnés -des formes les plus douces, les moins menaçantes, et non pas énoncés -une fois, et dogmatiquement, mais tantôt un jour, tantôt un autre, -selon les occasions. Ils laissaient voir assez clairement la paix que -l'Autriche serait disposée à accepter, peut-être même à appuyer de ses -forces, et qui pouvait être résumée dans les termes suivants: -l'Espagne restituée aux Bourbons, les villes anséatiques rendues à -l'Allemagne, la Confédération du Rhin supprimée, le grand-duché de -Varsovie réparti entre la Prusse, la Russie et l'Autriche, et quant à -ce qui concernait l'Autriche en particulier, une meilleure frontière -sur l'Inn, et la restitution de l'Illyrie! Certes la France conservant -la ligne du Rhin, plus la Hollande, conservant le royaume de -Westphalie comme État allié, c'est-à-dire vassal, le Piémont, la -Toscane, Rome, comme départements français, la Lombardie, Naples, -comme principautés de famille, la France était l'empire le plus -puissant qui se pût imaginer, plus vaste même qu'il n'aurait fallu le -désirer, car il était douteux que les successeurs du grand homme qui -aurait fondé cet empire pussent le garder tout entier. L'Autriche -avait raison de dire qu'il faudrait se battre, et se battre -heureusement encore pour obtenir tous ces territoires, surtout celui -de la Hollande; mais l'abandon de l'Espagne eût probablement décidé -l'Angleterre en faveur de cette paix; quant à l'Italie, on se serait -résigné à nous la laisser, si l'Autriche s'y était résignée -elle-même; <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> enfin quant à la Westphalie, ce qui prouvait qu'on -était disposé à céder sur ce point, c'est qu'à Breslau l'empereur -Alexandre et le roi de Prusse avaient refusé de prendre des -engagements avec l'électeur de Hesse-Cassel, bien qu'il s'offrît à la -coalition les mains pleines de millions, sa fortune lui ayant été -secrètement conservée par le dévouement d'une puissante maison -financière, qui commençait alors à s'élever en Europe, celle des -frères Rothschild.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Quelques conditions de paix qu'on fût disposé à admettre, -il ne fallait pas d'avance se prononcer d'une manière absolue.</span> -Du reste, quelque paix qu'on fût prêt à admettre, ou à refuser, il ne -fallait pas, comme le disait M. de Metternich avec une profonde -sagesse, annoncer des volontés absolues, qui devaient rendre -impossible l'ouverture des négociations, qui devaient même empêcher le -premier essai de la médiation autrichienne, et qui dès lors allaient -obliger le cabinet de Vienne à se prononcer tout de suite, ou pour -nous ou contre nous, et probablement contre nous, ce qu'il n'avouait -pas encore, mais ce qu'il était facile de deviner pour peu qu'on eût -conservé la liberté de son jugement.—Laissez, avait ajouté M. de -Metternich dans ses fréquents entretiens avec M. Otto, laissez -s'assembler des négociateurs, et une fois réunis, ils seront menés -plus loin qu'on ne le croit, car le monde veut la paix, et la -demandera si fortement au premier congrès assemblé, que ce congrès ne -pourra pas la lui refuser.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Cette vérité prouvée par l'accueil fait aux envoyés que -l'Autriche a chargés d'annoncer sa médiation.</span> -Dans ce moment même se trouvait vérifiée la parfaite justesse de ces -conseils. En effet, sur l'autorisation qui lui avait été adressée de -Paris, le cabinet de Vienne avait envoyé M. de Wessenberg à Londres, -M. de Lebzeltern à Kalisch, pour offrir non pas sa <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> médiation -(ce mot était modestement réservé pour plus tard), mais son entremise -aux deux principales cours belligérantes, afin d'amener un -rapprochement avec la France, et une paix dont tout le monde, -écrivait-il, avait un pressant besoin. -<span class="sidenote" title="En marge">Envoi de M. de Wessenberg à Londres.</span> -M. de Wessenberg, après avoir -pris la voie de Hambourg, où la police française s'était même montrée -assez incommode à son égard, ce qui avait été un nouveau grief pour -les gazettes allemandes, s'était rendu à Londres, y avait été reçu par -lord Castlereagh avec une extrême politesse, mais reçu secrètement, -afin de ne pas causer une inutile émotion à l'opinion publique. -<span class="sidenote" title="En marge">Lord Castlereagh lui répond qu'on l'aurait écouté -volontiers, mais que depuis le discours de Napoléon, il n'y a plus -moyen de négocier.</span> -Lord -Castlereagh en lui témoignant la plus vive satisfaction de voir un -agent autrichien à Londres, le plus grand empressement à accepter -l'entremise de l'empereur François, lui avait dit que probablement il -devait savoir que sa mission était désormais sans objet, car le -discours de l'empereur Napoléon, maintenant connu de toute l'Europe, -ne laissait plus le moindre doute sur sa résolution de n'admettre -aucune condition raisonnable; que si lui, M. de Wessenberg, n'avait -pas déjà été rappelé à Vienne après un tel discours, c'était par suite -de la difficulté des communications, qu'il le serait bientôt -certainement, car il n'y avait plus aucun moyen de négocier; qu'au -surplus il pouvait rester à Londres s'il lui plaisait, que -l'Angleterre serait toujours prête à traiter sur des bases équitables, -qu'elle ni ses alliés n'entendaient contester à la France la juste -grandeur due à ses efforts et à ses longues guerres, mais qu'on ne -livrerait jamais la généreuse Espagne à l'usurpation de Napoléon. En -<span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> un mot M. de Wessenberg avait été accueilli d'une manière qui -confirmait l'entière vérité de tout ce que M. de Metternich -conseillait, comme base indispensable de la paix future.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Envoi de M. de Lebzeltern au camp des Russes, et accueil -entièrement semblable fait à cet autre envoyé de l'Autriche.</span> -À Kalisch, au camp des Russes, on avait différé tantôt sous un -prétexte, tantôt sous un autre, de recevoir M. de Lebzeltern, puis on -avait fini par l'admettre, après s'être donné le temps de se concerter -avec le cabinet de Londres, et alors on l'avait accueilli avec des -égards infinis, même avec des caresses, et on lui avait dit qu'on -désirait la paix, qu'on la négocierait volontiers par l'entremise de -l'Autriche, mais que cette cour devait sentir l'impossibilité de -traiter avec l'empereur Napoléon après les déclarations qu'il venait -de faire, qu'elle-même reconnaîtrait bientôt l'impossibilité de -s'entendre avec cet ambitieux insatiable, qu'alors elle reviendrait à -son union naturelle et nécessaire avec l'Europe, et qu'on serait bien -heureux de l'avoir pour alliée, que ce jour-là on la ferait l'arbitre -de la paix, de la guerre, de toutes choses en un mot. Après ces -déclarations on avait insinué à M. de Lebzeltern qu'on le garderait -volontiers à Kalisch, mais dans l'espérance qu'on ne lui dissimulait -pas, de l'avoir comme représentant, non pas d'une cour ennemie, ou -même médiatrice, mais alliée et belligérante.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich communique au cabinet français les -réponses faites à ses envoyés, et demande avec de vives instances -qu'on lui fournisse les moyens de se faire écouter.</span> -Dès que ces dépêches furent arrivées à Vienne, M. de Metternich les -communiqua au ministre de France, en l'invitant à les transmettre à -l'empereur Napoléon, en suppliant celui-ci de les prendre en grande -considération, et en lui demandant instamment d'indiquer au cabinet -autrichien la conduite <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> qu'il devait tenir dans une pareille -situation. M. de Metternich annonça en outre qu'il avait donné au -prince de Schwarzenberg un congé momentané, son corps d'armée étant -rentré sur la frontière de Gallicie, et que ce prince allait se rendre -à Paris, pour y provoquer de la part de l'empereur Napoléon des -explications plus franches, plus satisfaisantes que celles qu'avait -obtenues M. de Bubna; que Napoléon daignerait sans doute parler à un -homme qui avait été le négociateur de son mariage, son lieutenant -soumis pendant la dernière guerre, et qui restait encore aujourd'hui -son admirateur le plus sincère, son ami le plus partial.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon peu ému par la défection de la Prusse et les -communications de l'Autriche.</span> -Cette défection de la Prusse, ces agitations de l'Allemagne, ces -communications de l'Autriche empreintes d'un caractère si frappant de -vérité, n'émurent guère Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">Extrême confiance qu'il a prise dans ses moyens de guerre.</span> -En travaillant jour et nuit à -réorganiser ses forces, en voyant, après vingt ans de luttes -meurtrières, la facilité qu'il avait encore à tirer des ressources de -cette France si féconde en population et en richesses, en découvrant -surtout l'ineptie militaire de ses ennemis qui venaient bénévolement -s'offrir sur l'Elbe à ses coups, et commettaient en fait de guerre -autant de fautes qu'il en commettait en fait de politique, il avait -repris une confiance immense en lui-même, et ne tenait aucun compte de -ce qui se passait sur le vaste théâtre de cette Europe, qu'il avait -remplie de scènes si tragiques, et qu'il allait remplir de scènes plus -tragiques encore que toutes celles auxquelles on avait assisté. La -défection de la Prusse, il s'y attendait, et il avait regardé cet -événement comme inévitable, dès qu'il <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> avait vu notre quartier -général se retirer successivement sur la Vistule, l'Oder et l'Elbe. -C'est pour ce motif que tout en donnant quelque espérance à la Prusse, -il n'avait voulu faire pour la retenir aucun sacrifice, pécuniaire ou -politique. Seulement, peu habitué à observer les grands mouvements -d'opinion publique, peu disposé à y croire et surtout à y céder, il -était surpris de l'audace de la Prusse à se déclarer contre lui, et la -trouvait plus hardie qu'il ne l'aurait imaginé. Il était convaincu -néanmoins que le roi de Prusse, bien que soutenu par l'enthousiasme -national, devait trembler de tous ses membres à l'idée de la future -campagne, et il se promettait de réaliser bientôt toutes ses craintes. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ne croit pas que les Prussiens et les Russes -réunis puissent lui opposer plus de 150 mille hommes à l'ouverture de -la campagne, et il ne s'en inquiète nullement.</span> -Faisant en lui-même le compte des forces prussiennes, il se disait que -la Prusse, réduite comme elle l'était en territoire et en population, -ne pouvait pas apporter plus de 100 mille hommes à la coalition, dont -50 mille immédiatement disponibles, que la Russie n'en avait pas dans -son état actuel 100 mille à mettre en ligne (toutes choses vraies); il -se disait en voyant les Prussiens et les Russes s'avancer sur le haut -Elbe et la Thuringe avec de pareilles forces, que sous trois ou quatre -semaines il les ramènerait en Pologne plus vite qu'ils n'en étaient -venus. Il ressentait déjà la joie de la victoire, tant il s'en croyait -sûr, et était persuadé qu'après une ou deux batailles il ferait -rentrer la raison dans les têtes, se replacerait dans la situation -dont on le supposait descendu, et conclurait la paix, car il la -désirait à sa manière, et la dicterait conforme non pas précisément à -son discours, dans lequel il avait cru de <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> bonne politique de -se montrer plus inflexible encore qu'il ne voulait être, mais assez -rapprochée de ce discours, sauf en Espagne, où il était enfin, mais -trop tard, résigné à de grands sacrifices.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Il ne voit dans la défection de la Prusse qu'un prétexte -pour demander de nouvelles levées.</span> -La défection de la Prusse, loin de l'émouvoir, fut pour lui une -occasion de demander de nouvelles forces à la France. Il était -très-satisfait de sa levée de cent mille hommes sur les quatre classes -antérieures; elle lui avait procuré pour la garde impériale, pour la -réorganisation des anciens corps de la grande armée, une espèce -d'hommes fort belle, et à laquelle il n'était plus habitué, depuis -qu'il appelait les conscrits une année d'avance, sous prétexte de -prendre le temps de les instruire. Ces sujets des classes antérieures, -un peu plus mécontents que les autres le jour du départ, perdaient -leur humeur une fois au corps, et il leur restait la taille, les -muscles qu'on a à vingt-cinq ans, et le courage naturel à la nation -française. -<span class="sidenote" title="En marge">Nouvel appel de 80 mille hommes sur les anciennes classes.</span> -Il fit donc préparer un nouveau sénatus-consulte pour -demander encore 80 mille hommes, non pas seulement sur les quatre, -mais sur les six dernières conscriptions. C'étaient ainsi près de 600 -mille hommes au lieu de 500 mille, sur lesquels sa puissante faculté -d'organisation allait s'exercer, et pour les obtenir, la défection de -la Prusse était un argument tout naturel à donner, non pas au Sénat -qui n'en avait pas besoin, mais au public éclairé, qui tout en -gémissant de pareils sacrifices, ne pouvait pas les contester en -présence des dangers dont la France était menacée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Formation des gardes d'honneur en réponse aux levées des -volontaires prussiens.</span> -La Prusse lui servit encore d'argument pour une exigence d'un autre -genre. On avait fait appel en <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> Allemagne à toutes les classes, -mais en commençant par la jeune noblesse. En France les appels ne -portaient en général que sur les classes moyennes ou inférieures. Les -classes élevées échappaient à la conscription par le remplacement, -qu'elles payaient à des prix excessifs, depuis que la guerre était -devenue horriblement sanguinaire. Elles n'avaient contribué également -aux dons volontaires que par leur fortune. Napoléon, cette fois, -voulait à leur égard s'en prendre aux personnes mêmes. Depuis -longtemps il y pensait, et l'occasion lui sembla heureusement trouvée. -En Allemagne la jeune noblesse regardait comme un devoir de courir aux -armes à la tête de toutes les classes de la nation: pourquoi n'en -ferait-elle pas autant en France? Jadis la noblesse française n'avait -laissé à personne l'honneur de la devancer sur les champs de bataille; -les armes étaient sa profession, sa gloire, sa passion la plus vive. -Pourquoi ne serait-elle plus la même aujourd'hui? Il y avait à la -vérité une explication de son éloignement à servir, c'est qu'elle -aimait l'ancienne dynastie, et point du tout la nouvelle. Cette raison -ne touchait guère Napoléon, ou plutôt le touchait beaucoup. Admissible -de la part des pères qui vieillissaient dans l'imbécile retraite de -leurs châteaux, elle ne l'était pas, selon lui, ou du moins ne le -serait pas longtemps pour les jeunes gens, qui avaient du sang dans -les veines, qui devaient le sentir fermenter, et ne pouvaient pas -croire que la chasse fût assez pour leur âge, leur nom, leur avenir. -Il n'y avait qu'à les prendre de gré ou de force, à les réunir dans -un corps qui flattât leur vanité par son <span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> titre, la frivolité -de leur âge par la beauté de son uniforme, et puis une fois -transportés à l'armée, on saurait bien les enflammer, car ce ne serait -pas leur faire honneur que de les supposer moins inflammables que le -reste de la nation au bruit du canon, à la voix d'un grand capitaine. -On aurait l'avantage de les avoir ralliés à soi, et surtout de ne pas -les laisser derrière soi, oisifs et hostiles au fond de leurs -provinces, à la veille d'événements peut-être graves.</p> - -<p>Comme on ne pouvait pas procéder à leur égard par la voie de la -conscription, à laquelle ils avaient déjà satisfait, et satisferaient -encore par le remplacement, et qu'on était réduit à les prendre -arbitrairement, ceux-ci pour leur fortune, ceux-là pour leur nom, -Napoléon pensa qu'il fallait investir les préfets du pouvoir de les -désigner à volonté, en donnant pour excuse d'une manière de procéder -aussi peu régulière la raison d'égalité, fort singulièrement alléguée -ici, puisque l'égalité c'était la conscription. On devait dire au pays -que cette classe des anciens nobles s'évertuant à échapper à force -d'argent au service militaire, le plus pénible de tous, il fallait l'y -contraindre tout comme les autres, et employer pour y réussir les -moyens nécessaires, quels qu'ils fussent.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Organisation des gardes d'honneur.</span> -Par ces moyens, dont la nature importait peu à ses yeux, Napoléon se -flatta d'obtenir encore dix mille beaux cavaliers, distingués par la -naissance et la fortune, et très-probablement par la valeur. Il -résolut de les former en quatre régiments de 2,500 hommes chacun, -qualifiés régiments des gardes d'honneur, destinés à servir à côté de -l'Empereur et <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> à porter un brillant uniforme. Les hommes -composant ces régiments devaient avoir de leurs parents mille francs -au moins de revenu, et sortir avec le grade de sous-lieutenants quand -ils passeraient dans d'autres corps. C'était par conséquent un vrai -corps de noblesse, et, la difficulté des premiers jours vaincue, une -légion brillante, dont on tirerait autant de services qu'on en tirait -sous l'ancienne monarchie de la maison du roi. Napoléon choisit -sur-le-champ les villes de Versailles, Metz, Lyon et Tours pour les -lieux de formation, et nomma pour colonels de ces quatre régiments des -personnages remarquables par le nom, le grade et les services. Ce -furent le comte de Pully, général de division, le baron Lepic, général -des grenadiers à cheval de la garde, le comte Philippe de Ségur, -général de brigade, et le comte de Saint-Sulpice, général des -cuirassiers.</p> - -<p>Quant au mode de l'appel, il fut dit dans le sénatus-consulte que les -préfets seraient chargés de se concerter avec les autorités -départementales pour la formation de la nouvelle légion de cavalerie. -Munis d'une telle commission, les préfets n'avaient pas grande -contrainte à s'imposer. Ils devaient convoquer les conseils de -département, tâcher de provoquer de la part des fonctionnaires, ou des -familles attachées au gouvernement, l'offre de quelques-uns de leurs -fils, en promettant que leur sang ne serait pas prodigué, puis -s'autoriser de ces manifestations pour désigner eux-mêmes un nombre -suffisant de jeunes gens parmi les fils des riches propriétaires -vivant en été dans leurs terres, en hiver dans les quartiers -aristocratiques des grandes villes. On comptait sur <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> -l'amour-propre, sur l'activité des jeunes gens, pour les amener à -consentir à de telles désignations, et à défaut sur les moyens de -contrainte, silencieux mais efficaces, dont les préfets étaient alors -largement pourvus.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Tandis qu'il prépare des moyens militaires contre la -Prusse, Napoléon songe à conjurer par des moyens diplomatiques le -mécontentement de l'Autriche.</span> -Napoléon se trouvait donc fort dédommagé de la survenance d'un nouvel -ennemi par cette augmentation de ressources, et il paraissait aussi -animé à la guerre que dans le temps de sa première jeunesse. Toutefois -ayant paré par cette extension de ses armements à ce qui venait de se -passer en Prusse, il fallait s'occuper également de l'Autriche, qui -tout en gardant le titre d'alliée prenait déjà peu à peu le rôle de -médiatrice, et pouvait être conduite bientôt à un rôle encore moins -amical. Depuis la défection de la Prusse elle devenait pressante en -effet, voulait qu'on lui donnât de quoi négocier, de quoi préparer la -paix qu'elle disait indispensable, et il allait être bientôt difficile -de se refuser à une explication avec elle, surtout le prince de -Schwarzenberg étant en route pour Paris, et ayant un tel accès auprès -de la cour des Tuileries que les réticences à son égard seraient -presque impossibles. Napoléon en observant les allures de la cour -d'Autriche s'était bien demandé si elle ne serait pas capable -elle-même de se mettre de la partie contre lui; mais il s'était peu -arrêté à cette idée, par les raisons suivantes. Selon lui, le public à -Vienne n'était pas aussi exigeant qu'à Berlin, et la cour n'était pas -aussi faible. -<span class="sidenote" title="En marge">Fausse opinion que Napoléon se fait de la politique de -l'Autriche en ce moment.</span> -De plus, l'Autriche avait contracté avec nous des liens -de famille et d'alliance, qui étaient sinon une chaîne indestructible, -au moins un embarras, car la pudeur est un joug <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> qui a sa -force. Ce n'était pas tout de suite que l'Autriche pourrait oublier et -le mariage de Marie-Louise, et le traité d'alliance du 14 mars 1812. -En outre, elle était gouvernée par des hommes qui avaient appris à -redouter les armes françaises. L'Autriche enfin était une puissance -intéressée, qui avant tout, en toute circonstance, cherchait à bien -gérer ses affaires, et qu'on dominerait par l'intérêt, c'est-à-dire -par le don de quelque riche territoire. Ainsi, crainte de la guerre -avec la France, désir de gagner quelque chose à ce vaste tumulte de -l'Europe, voilà à quoi Napoléon réduisait en ce moment toute la -politique de l'Autriche, et malheureusement pour lui et pour nous, il -se trompait. -<span class="sidenote" title="En marge">Il la croit trop grossièrement intéressée, et ne discerne -pas assez la portée de ses vues.</span> -Il ne voyait pas que l'Autriche, intéressée sans doute, -mais sage autant qu'intéressée, mettait fort au-dessus de l'avantage -matériel d'une extension de territoire, l'avantage politique de -reconquérir l'indépendance de l'Allemagne, et d'établir ainsi un -meilleur équilibre en Europe, qu'elle aimait mieux enfin avoir une -place un peu moindre dans un ordre de choses stable et bien pondéré, -que d'en avoir une plus grande dans un ordre de choses mal équilibré, -odieux à tout le monde, et qui ne pouvait pas durer, parce qu'on ne -fonde rien sur la haine universelle. D'ailleurs, quant aux -acquisitions territoriales, il n'était rien qu'on ne lui offrît du -côté de la coalition européenne, et qu'on ne fût prêt à lui donner, de -manière qu'à se ranger contre nous, elle avait à gagner outre de -vastes agrandissements, une meilleure constitution de l'Europe, -avantage auquel elle tenait plus qu'à tout autre. Une raison, une -seule, l'arrêtait, <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> la crainte de rentrer en guerre avec nous, -crainte que l'augmentation incessante du nombre de nos ennemis devait -chaque jour atténuer.</p> - -<p>Ne voyant ainsi dans le cabinet autrichien que la crainte et -l'intérêt, Napoléon chercha dans la défection même de la Prusse les -moyens de s'attacher ce cabinet, et il imagina de lui offrir les -appâts suivants. L'Autriche voulait la paix, et il la souhaitait -lui-même, toujours à sa manière, bien entendu. Cette puissance, selon -lui, avait le moyen d'amener très-prochainement cette paix si désirée, -et de la conclure à son gré, comme au gré de la France. Elle armait, -il le savait, et il l'y poussait lui-même. Ainsi elle recrutait le -corps auxiliaire du prince de Schwarzenberg retiré à Cracovie, et le -corps d'observation de la Gallicie; elle formait de plus une réserve -en Bohême. Le tout présentait déjà cent mille combattants environ. -<span class="sidenote" title="En marge">Plan de conduite que lui suggère Napoléon.</span> -Elle pouvait dès le début de la campagne employer ces cent mille -hommes d'une manière décisive, et on venait de lui en fournir -l'occasion la plus naturelle. On avait en effet accueilli assez mal -ses ouvertures de paix, et elle était fondée à en concevoir un notable -déplaisir. -<span class="sidenote" title="En marge">Il voudrait que l'Autriche fît entrer cent mille hommes en -Silésie, pour les jeter dans le flanc des coalisés, et croit l'y -décider en lui offrant les dépouilles de la Prusse, notamment la -Silésie.</span> -Elle pouvait dès lors se constituer tout de suite -médiatrice, sommer les puissances belligérantes de stipuler un -armistice afin de négocier en repos, puis, si on n'écoutait pas sa -sommation, déboucher avec ses cent mille hommes de la Bohême en -Silésie, prendre en flanc les coalisés que les Français allaient -aborder de front, et si elle agissait de la sorte il était impossible -qu'il restât dans un mois un seul Russe, un seul Prussien entre -l'Elbe et le Niémen. Alors l'Europe <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> se trouverait à la merci -de la France et de l'Autriche victorieuses, et le partage des -dépouilles serait facile à faire. L'empereur François prendrait la -Silésie, la Silésie sujet éternel des regrets de la maison d'Autriche, -une bonne portion du grand-duché de Varsovie, et enfin l'Illyrie, -promise dans tous les cas. On indemniserait la Saxe de la perte du -grand-duché de Varsovie en lui donnant le Brandebourg et Berlin; on -rejetterait la Prusse au delà de l'Oder, on lui laisserait la -Vieille-Prusse, on y ajouterait la principale partie du duché de -Varsovie, et on en ferait une espèce de Pologne, moitié allemande, -moitié polonaise, ayant pour capitales Kœnigsberg et Varsovie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, dans son nouveau plan, veut détruire tout à fait -la Prusse, ou du moins la transporter en Pologne.</span> -Il est bien certain que l'Autriche, en jetant en Silésie les cent -mille hommes qui étaient prêts, et au besoin les cent mille autres qui -allaient l'être dans trois mois, devait assurer la défaite totale de -l'Europe, et la forcer à traiter sur-le-champ. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce plan ne pouvait convenir à l'Autriche, parce qu'il -entraînait le complet bouleversement de l'Allemagne, qu'elle entendait -au contraire reconstituer d'une manière forte et indépendante.</span> -Mais quel résultat -Napoléon lui offrait-il pour la décider à un pareil emploi de ses -forces? Il lui offrait de reporter la Prusse au delà de la Vistule, de -ne laisser à celle-ci de ses anciens États que la Vieille-Prusse de -Dantzig à Kœnigsberg, et d'y ajouter le grand-duché de Varsovie, -c'est-à-dire d'en faire une Pologne, et de mettre à sa place, entre -l'Oder et l'Elbe, la maison de Saxe. Il lui offrait donc purement et -simplement de détruire la Prusse, car cette puissance, transportée à -Kœnigsberg ou à Varsovie, ne serait pas plus devenue une Pologne, -que la Saxe étendue de Dresde à Berlin ne serait devenue une Prusse. -La force d'une nation ne consiste pas seulement <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> dans son -territoire, mais dans son histoire, son passé et ses souvenirs. On ne -pouvait pas plus donner à la maison de Brandebourg les souvenirs de -Sobieski en lui donnant Varsovie, qu'à la maison de Saxe les souvenirs -du grand Frédéric en lui donnant Berlin. Il n'y aurait plus eu de -Prusse, c'est-à-dire d'Allemagne, et l'Autriche, qui cherchait sa -propre indépendance dans l'indépendance de l'Allemagne reconstituée, -n'aurait pas trouvé ce qu'elle cherchait, eût-elle une province de -plus, et cette province fût-elle la Silésie! L'Autriche n'eut été -qu'une esclave enrichie! Et cela, l'Autriche le comprenait -parfaitement, et quand elle ne l'aurait pas compris, le cri des -Allemands indignés le lui aurait fait invinciblement comprendre. -<span class="sidenote" title="En marge">Autres motifs de tout genre qui auraient empêché l'Autriche -d'accueillir le plan de Napoléon.</span> -Et si -on se demande comment un homme d'autant de génie que Napoléon pouvait -méconnaître des vérités aussi palpables, il faut se dire que le plus -puissant esprit, quand il ne veut jamais sortir de sa propre pensée -pour entrer dans la pensée d'autrui, quand il ne veut tenir aucun -compte des vues des autres pour ne songer qu'aux siennes, arrive à se -créer les plus étranges illusions, en croyant pouvoir façonner le -monde comme il lui plaît qu'il soit. C'est ainsi que Napoléon était -amené à concevoir une Europe de fantaisie, et à s'imaginer qu'avec -cent mille hommes de plus introduits dans ses cadres, et une bataille -de plus ajoutée à sa glorieuse histoire, il composerait cette Europe -comme il le voudrait. Sans doute l'Autriche avait longtemps haï la -Prusse, elle avait longtemps regretté la Silésie, et il en concluait -qu'il n'y avait qu'à jeter en proie à sa passion la Prusse anéantie, -et la Silésie <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> restituée, pour la décider! Il ne comprenait -pas qu'un petit-fils de Marie-Thérèse pût résister à un tel appât, -qu'un ministre profondément calculateur comme M. de Metternich pût se -préoccuper des cris du patriotisme allemand. Il ne comprenait pas -qu'il y a un jour où tout le monde est obligé d'être honnête et -désintéressé, c'est celui où une oppression intolérable a obligé tout -le monde à s'unir contre cette oppression; et malheureusement il avait -amené ce jour, il l'avait amené pour notre ruine, en faisant de nous, -ses premiers opprimés, les involontaires oppresseurs de l'Europe. Il -n'apercevait pas d'ailleurs que, même du point de vue de l'intérêt -grossier, ces projets d'Europe qu'il remaniait à chaque victoire, à -chaque traité, avec son imagination et son épée, paraissaient aux yeux -de tous un sable, un pur sable, et qu'on ne tenait nullement à avoir -une portion de ce sable mouvant, dont le moindre vent devait changer -les fugitives ondulations. Il ne comprenait pas que l'Autriche pût -aimer moins de territoire dans un ordre de choses stable et naturel, -que plus de territoire dans un ordre de choses fictif, arbitrairement -conçu, et plus arbitrairement établi, sans compter qu'en fait de -territoire la coalition, comme nous l'avons dit, était prête -non-seulement à tout offrir à l'Autriche, mais à lui tout donner.</p> - -<p>Telles étaient les illusions de Napoléon, et les tristes causes de ces -illusions. Pourtant lui-même sentait en partie le vice de ses plans, -car il ne voulait pas dire tout de suite à l'Autriche l'espèce -d'Europe qu'il projetait, de peur qu'elle ne reculât devant de si -étranges propositions. Il songeait à lui <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> dire simplement: -Faites montre de vos cent mille hommes en Silésie, sur le flanc des -coalisés, montrez-les même sans les faire battre, moi je me battrai -pour tous, je rejetterai Russes et Prussiens au delà du Niémen, et -pour prix de ce service, je vous donnerai la Silésie, plus un million -de Polonais, sans préjudice de l'Illyrie!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Un autre inconvénient du plan, de Napoléon, c'est de faire -entrer l'Autriche dans les événements plus qu'il ne l'aurait fallu.</span> -Voilà ce qu'il voulait dire, et ce qu'il espérait faire écouter. Mais, -outre l'inconvénient de se tromper sur ce que l'Autriche désirait, il -y avait dans cette conduite l'inconvénient extrêmement grave, que nous -avons déjà signalé, de l'introduire plus avant qu'il n'aurait fallu -dans les événements, de lui donner une importance dangereuse, de lui -fournir le prétexte d'armer, le moyen de changer son rôle d'alliée en -celui de médiatrice, et bientôt peut-être en celui d'ennemie, si nous -ne voulions pas subir les conditions de sa médiation; de lui aplanir -ainsi nous-mêmes le chemin par lequel elle pouvait passer sans -déshonneur, presque sans embarras, de l'état d'alliance étroite à -l'état de guerre avec nous. -<span class="sidenote" title="En marge">Pour amener l'Autriche à ses idées, Napoléon ne veut plus -de M. Otto, pour son représentant à Vienne, et fait choix de M. de -Narbonne.</span> -Napoléon entrait donc en plein dans cette -faute, et il y entra bien davantage encore par le choix du personnage -chargé d'aller faire prévaloir ses idées à Vienne. Notre ambassadeur -auprès de cette cour était M. Otto, jadis ambassadeur à Berlin, homme -sage, modeste, ne visant jamais à agrandir son rôle, et vraiment fait -pour résider auprès de la cour d'Autriche, si on avait cherché à bien -vivre avec elle, sans lui laisser prendre à la politique du moment -plus de part qu'il ne convenait. Napoléon ne le jugeant ni assez -influent, ni assez clairvoyant, s'occupa <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> de lui trouver un -successeur, et choisit M. de Narbonne, dont nous avons déjà rapporté -la tardive mais chaleureuse adhésion à l'Empire. -<span class="sidenote" title="En marge">Caractère et talents de M. de Narbonne.</span> -Patriote de 1789, -ancien ministre de Louis XVI, ne désavouant rien de ce qu'il avait -été, grand seigneur, militaire instruit, homme à talents brillants et -variés, doué de beaucoup d'à-propos et de grâce, M. de Narbonne était -merveilleusement propre à réussir auprès d'une cour aristocratique, -élégante, sachant unir l'esprit du monde à celui des affaires. Mais il -n'était pas homme à se tenir en deçà de son rôle, et il eût été plutôt -enclin à aller au delà. M. de Metternich, tout habile qu'il était, -devait avoir de la peine à échapper à sa pénétration et à ses vives -instances, et pour un rôle actif, on ne pouvait pas souhaiter un -meilleur agent. La question était toujours de savoir s'il fallait être -à Vienne aussi remuant qu'on s'apprêtait à l'être<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="smaller">[10]</span></a>.</p> - -<p>Napoléon choisit donc M. de Narbonne pour son ambassadeur, et il était -si pressé de l'expédier qu'il n'attendit même pas le prince de -Schwarzenberg, chargé d'apporter à Paris les vues de la cour -d'Autriche. Il lui importait assez peu en effet de connaître les vues -de cette cour, puisque n'en tenant aucun <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> compte il voulait -lui inculquer les siennes, et d'ailleurs M. de Narbonne ne pouvait pas -arriver trop tôt, la campagne devant s'ouvrir sous peu de jours. -Napoléon ne lui dit pas tout d'abord quelle Europe on ferait à la -paix, il ne lui dit que la première partie de son secret, c'est qu'il -fallait que l'Autriche portât ses cent mille hommes sur les versants -de la Silésie, qu'elle sommât les coalisés de s'arrêter, ce qu'ils ne -feraient probablement pas, qu'alors elle les prît en flanc, pendant -qu'il les prendrait en tête, et qu'elle acceptât pour prix de la -victoire commune, la Silésie et une portion de la Pologne, avec -l'Illyrie.—M. de Narbonne partit avec ces propositions.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon ayant achevé ses dispositions militaires et -diplomatiques, songe à partir pour l'armée.</span> -Napoléon ayant obtenu toutes les levées qu'il désirait, et dirigé sa -diplomatie comme on vient de le voir, s'apprêtait enfin à entrer en -campagne. On était à la fin de mars 1813. Ses diverses créations -militaires avançaient rapidement, grâce à son irrésistible activité. -Sa cavalerie seule le retenait, car elle n'avait pas été réorganisée -aussi vite qu'il l'aurait voulu. Néanmoins il se prépara à partir au -milieu d'avril, impatient qu'il était de réaliser le beau plan de -campagne qu'il avait conçu. Il arrêta pour cela ses dernières -dispositions. Il adressa quelques reproches au prince Eugène pour -avoir rétrogradé trop vite et trop loin, non pas qu'il regrettât les -pas qu'on laissait faire aux coalisés, car, au contraire, il désirait -qu'ils vinssent se placer le plus près possible de ses coups; mais il -regrettait le temps dont le privaient ces progrès trop rapides de -l'ennemi, et il jugeait qu'il serait obligé de devancer l'époque des -hostilités de vingt jours au moins, ce qui était fâcheux, <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> -car pendant ces vingt jours il aurait beaucoup perfectionné ses -armements. Il regrettait surtout les chevaux que l'abandon des -territoires allemands lui faisait perdre, et il n'évaluait pas cette -perte à moins de douze à quinze mille. Il blâma aussi le prince Eugène -pour avoir trop appuyé à droite, et, en voulant couvrir Dresde, ce qui -importait peu, comme on va le voir, d'avoir découvert Hambourg, qu'il -importait au contraire de mettre à l'abri de la contagion des passions -germaniques. Du reste il le blâma paternellement, selon sa coutume, -n'employant jamais avec lui ces sarcasmes poignants dont il accablait -ses frères, uniquement parce qu'il leur trouvait des prétentions. Il -lui traça sa conduite, et lui indiqua en termes généraux le plan -d'opérations qui suit.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Direction qu'il donne au prince Eugène, pour préparer -l'exécution du vaste plan militaire qu'il a conçu.</span> -Il lui ordonna de ne pas se préoccuper de la route de Dresde à Erfurt, -Fulde, Mayence, car peu importait que les coalisés y pénétrassent, et -y fissent même beaucoup de progrès. Il lui recommanda au contraire de -conserver à tout prix celle de Magdebourg, Hanovre, Osnabruck, Wesel, -qui passait par la basse Allemagne, et il lui enjoignit de s'inquiéter -de celle-là seulement. En s'établissant fortement sur cette ligne, le -prince Eugène gardait la plus grande partie du cours de l'Elbe, -couvrait Hambourg qu'on allait reprendre, Brême, la Hollande, la -Westphalie, la partie de l'Allemagne enfin qu'on avait voulu faire -française. Si les coalisés, profitant de cette disposition, perçaient -par Dresde, et s'avançaient jusqu'aux montagnes de la Thuringe, -jusqu'aux champs célèbres d'Iéna, il ne fallait pas s'en <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> -effrayer, mais seulement changer de front par une conversion qui -s'exécuterait la gauche en avant, la droite en arrière, c'est-à-dire -la gauche à Wittenberg, la droite à Eisenach, le dos aux montagnes du -Hartz. Cette position une fois prise par le prince Eugène, Napoléon -viendrait avec 180 mille hommes, par la Hesse ou la Thuringe, lui -donner la main, le rejoindre sur l'Elbe; réunissant alors 250 mille -hommes, il couperait les coalisés de Berlin et de la mer, les -refoulerait, les écraserait contre les montagnes de la Bohême, puis -d'un second pas, il rentrerait dans Berlin, débloquerait les garnisons -françaises de Stettin, Custrin, Glogau, Thorn, Dantzig, et en un mois -se retrouverait victorieux sur les bords de la Vistule!</p> - -<p>On ne pouvait pas jeter sur le champ de bataille qu'il allait -illustrer par tant de hauts faits, de génie, d'héroïsme et de -malheurs, un regard qui méritât mieux d'être appelé le regard de -l'aigle, car ces résultats si bien prévus étaient justement ceux que -l'imprudence des coalisés allait bientôt attirer sur eux. À ces vues -générales Napoléon ajouta selon son usage l'indication précise des -détails. Il blâma le prince d'avoir porté le redoutable et redouté -maréchal Davout à Dresde, où il fallait rassurer, adoucir les bons -Saxons, au lieu de l'avoir réservé pour Hambourg et la basse -Allemagne, où il fallait se montrer terrible. Il suffisait, en effet, -du nom de ce maréchal pour faire trembler les contrées du bas Elbe, où -il avait déjà déployé la double dureté de son caractère et du système -impérial, jamais, il faut le répéter, à son profit, et toujours pour -l'exécution <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> des ordres de son maître. -<span class="sidenote" title="En marge">Armées de réserve préparées sur l'Elbe, sur le Rhin et en -Italie.</span> -Napoléon voulut qu'on -l'y renvoyât, pour y suppléer par la crainte qu'inspirait son nom, à -tout ce qui lui manquerait sous le rapport des ressources militaires. -Le maréchal Davout venait de recevoir ses seconds bataillons, au -nombre de seize, récemment réorganisés à Erfurt par la rencontre des -cadres revenant de Russie avec les recrues arrivant des bords du Rhin. -Le maréchal Victor avait également reçu les siens qui s'élevaient à -douze. Napoléon ordonna de laisser le maréchal Victor sur le haut -Elbe, pour servir de lien entre le prince Eugène et la grande armée -qui allait déboucher de la Thuringe, et de faire descendre le maréchal -Davout sur Hambourg pour reprendre cette ville. Les cadres des -troisièmes et quatrièmes bataillons des maréchaux Davout et Victor se -recrutaient en ce moment sur le Rhin avec des hommes des anciennes -classes. C'étaient donc encore trente-deux bataillons pour le maréchal -Davout, vingt-quatre pour le maréchal Victor, qui, ajoutés aux seconds -bataillons qu'ils avaient déjà, devaient faire quarante-huit pour -l'un, trente-six pour l'autre, c'est-à-dire quatre-vingt-quatre pour -les deux. Il y avait là une seconde et belle armée, qui dans deux mois -serait sur l'Elbe. Napoléon imagina un nouveau moyen de l'augmenter de -vingt-huit bataillons. -<span class="sidenote" title="En marge">Armée de réserve sur l'Elbe.</span> -Il a été dit qu'on avait gardé le cadre du -premier bataillon de ces anciens corps dans les places de l'Oder. Mais -il se trouvait que les cadres de deux compagnies avaient suffi pour -recevoir les soldats revenus de Russie. Comme il y avait eu trente-six -régiments, c'était un total de soixante-douze compagnies, qui accru -des compagnies des <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> vaisseaux, des nombreuses troupes -d'artillerie et du génie restées sur la Vistule et l'Oder, avait -fourni les garnisons de Stettin, Custrin, Glogau, Spandau. Quant aux -garnisons de Dantzig et de Thorn, on doit se souvenir qu'il y avait -été pourvu avec les divisions Heudelet, Grandjean, Loison, etc., et un -reste de troupes bavaroises. Les cadres des premiers bataillons, -devenus disponibles à deux compagnies près, étaient donc rentrés sur -le Rhin, et Napoléon suppléant aux deux compagnies qui leur manquaient -par deux autres prises au dépôt, les avait reportés au complet de leur -organisation. Les beaux hommes des anciennes classes devaient remplir -tous ces cadres. Ainsi, sous peu de semaines, les maréchaux Davout et -Victor, pourvus déjà de leurs seconds bataillons, recevraient de plus -les troisièmes, quatrièmes et premiers, ce qui leur en ferait cent -douze, et à 800 hommes par bataillon, leur procurerait 90 mille hommes -d'infanterie. On leur préparait trois cents bouches à feu dans les -places de la Westphalie, de la Hollande, du Hanovre. Les cadres de -dragons et chasseurs arrivant d'Espagne devaient leur fournir une -cavalerie suffisante, de manière qu'indépendamment des 300 mille -hommes avec lesquels Napoléon allait ouvrir la campagne, il se -ménageait une seconde armée de 110 mille hommes sur le bas Elbe. -Pourtant comme l'insurrection de Lubeck et de Hambourg rendait les -secours pressants, Napoléon fit partir immédiatement un certain nombre -de ces bataillons qui étaient prêts, et les envoya sous les ordres du -général Vandamme dans les départements anséatiques. Tous ces -bataillons étant <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> le long du Rhin, on les embarqua sur ce -fleuve dès qu'ils furent vêtus d'une veste, et descendus à Wesel on -les mit en route pour Brème. Le nom seul du général Vandamme suffisait -pour produire une forte impression sur ces populations révoltées. -Ajoutez que le régime constitutionnel fut suspendu dans toute la 32<sup>e</sup> -division militaire (comprenant les pays du bas Rhin au bas Elbe), et -que le régime des commissions militaires y fut dès lors établi.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Armée de réserve sur le Rhin.</span> -À Mayence, indépendamment de la garde et des deux corps du Rhin qui -venaient de s'y organiser, et qui étaient déjà répandus entre -Francfort, Wurzbourg et Fulde, Napoléon projetait une nouvelle -création avec le restant des cadres rappelés d'Espagne. L'ordre formel -avait été expédié au delà des Pyrénées de ne laisser que les cadres -nécessaires pour le nombre d'hommes existant, ce qui enlevait à -l'Espagne quelques soldats d'élite, mais peu de force numérique. Ces -cadres arrivaient successivement en poste, et Napoléon avait ordonné -de les remplir avec les 80 mille hommes des six anciennes classes dont -il venait tout récemment de décréter la levée. Les cadres tirés -d'Espagne étaient, comme nous l'avons dit, les meilleurs. Ils avaient -fait de toutes les guerres celle qui forme le plus l'officier, la -guerre de surprise, car il faut presque qu'il y soit général. Ils -étaient rompus à la fatigue, n'avaient pas depuis longtemps servi sous -Napoléon, ambitionnaient l'honneur de se trouver sous ses ordres -directs, et arrivaient pleins de zèle, tandis qu'au contraire les -cadres revenant de Russie, quoique ne laissant rien à désirer sous le -rapport des qualités militaires, étaient <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> exténués, et animés -d'un ressentiment qui éclatait en propos dangereux<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Il fallait à -ces derniers du repos, des indemnités pour ce qu'ils avaient perdu, et -un bon recrutement, avant qu'on pût les mettre en ligne. Quant aux -cadres d'Espagne, il n'y avait pas grande peine à prendre, et le jour -de leur arrivée à Mayence, ils entraient en fonctions, et servaient -avec ardeur. Napoléon préparait avec ces cadres une armée de réserve -sur le Rhin, comme il venait d'en créer une sur l'Elbe avec les -anciens corps.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Armée de réserve en Italie.</span> -Enfin il avait résolu de préparer également une armée de réserve pour -l'Italie. On a vu que le général Bertrand s'y était rendu afin -d'organiser un corps de 40 à 50 mille hommes avec les nombreux -éléments militaires que la France avait accumulés au delà des Alpes -depuis 1796, et que les cadres du corps du prince Eugène, détruits en -Russie, étaient venus se réorganiser à mi-chemin, c'est-à-dire à -Augsbourg. Le général Bertrand avait accompli sa tâche, et était en -marche avec environ 45 mille hommes. Il avait cheminé heureusement, -sauf qu'un régiment italien ayant rencontré un détachement de même -nation qui revenait de Russie, après avoir entendu ses récits, avait -déserté presque en entier. À part cet incident, le général Bertrand -arrivait en bon ordre, et avec des troupes animées des meilleures -dispositions. Napoléon trouvant Augsbourg trop éloigné d'Italie pour y -réorganiser l'ancien corps du prince Eugène, changea de résolution, -dirigea définitivement <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> sur Vérone les cadres revenant de -Russie, et destina au général Bertrand, qui devait les recueillir en -passant, les trois mille recrues déjà réunies à Augsbourg. Quant aux -cadres renvoyés à Vérone, ils pouvaient fournir vingt-quatre -bataillons, qui allaient se réorganiser pendant le printemps et l'été. -Les dépôts de l'Italie étant remplis de conscrits provençaux, -languedociens, savoyards, piémontais, corses, tous excellents, et -rendus au dépôt depuis un an, même deux, on était assuré de leur -recrutement. Sur quarante-huit bataillons dont se composait l'armée -proprement italienne, il y en avait sept ou huit en Espagne, et une -vingtaine en Allemagne. Il en restait vingt à peu près en Italie, déjà -recrutés sur les lieux mêmes, lesquels devaient, avec les vingt-quatre -cadres français revenus de Russie, présenter un total de quarante-huit -bataillons. On avait moyen de les porter à soixante, en y ajoutant -encore quelques cadres français rappelés d'Espagne, qui étaient en -route vers le Piémont où ils avaient leurs dépôts. Il y avait là de -quoi fournir le fond d'une seconde armée d'Italie. En y joignant -l'armée napolitaine que Murat organisait avec soin, et avec laquelle -il se consolait des chagrins que lui causait la sévérité de Napoléon, -on pouvait réunir 80 mille hommes en Italie, pour le cas où l'Autriche -deviendrait inquiétante.</p> - -<p>Napoléon avait donc, soit en Allemagne, soit en Italie, outre les -armées qui allaient entrer en ligne, d'autres armées prêtes à servir -de réserve, et à réparer les pertes de la guerre. Elles étaient -composées, il est vrai, de troupes bien jeunes, mais enfermées dans -<span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> des cadres admirables, et les cadres, comme chacun le sait, -sont le nerf des armées. D'ailleurs les troupes allemandes qu'on -allait nous opposer n'étaient pas moins jeunes, et si elles avaient -l'enthousiasme patriotique, nous avions le sentiment de l'honneur -militaire exalté au plus haut point, Napoléon à notre tête, et notre -fortune à conserver. Les avantages étaient donc fort balancés. -<span class="sidenote" title="En marge">Nouvelles difficultés apportées la réorganisation de la -cavalerie.</span> -La cavalerie seule, comme nous l'avons dit, nous manquait encore. Le -général Bourcier en basse Allemagne avait vu ses cantonnements -bouleversés et le champ de ses remontes extrêmement restreint par -l'insurrection des provinces anséatiques, toutes ses confections de -harnachement interrompues par la mauvaise volonté des ouvriers -allemands, et les crédits dont il était muni presque annulés dans ses -mains par l'impossibilité de se procurer du numéraire même avec le -papier des meilleurs négociants. Au lieu de trente mille chevaux de -selle ou de trait qu'il avait espérés d'abord, à peine était-il en -mesure d'en réunir la moitié. Il avait toutefois de quoi remonter 12 -mille cavaliers, dont 6 mille étaient déjà à cheval, remis de leurs -fatigues, et prêts à figurer dans les corps des généraux -Latour-Maubourg et Sébastiani. Les dépôts du Rhin pouvaient fournir un -nombre à peu près égal de cavaliers montés, qui allaient, sous le duc -de Plaisance, rejoindre l'armée, et être bientôt suivis d'un semblable -contingent. Enfin les cadres de la cavalerie d'Espagne arrivaient et -devaient procurer de nouveaux moyens. On comptait toujours sur -cinquante mille cavaliers pour le milieu de l'année. Mais il était -possible qu'on en eût tout au plus dix mille <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> à l'ouverture de -la campagne. Napoléon s'inquiétait fort peu de cette circonstance. -Nous livrerons, disait-il, des batailles d'Égypte, et nous les -gagnerons, comme celle des Pyramides, avec des carrés.—Aussi avait-il -tracé lui-même le plan d'éducation de sa jeune infanterie, et prescrit -la formation en carré comme celle qu'on devait lui faire exécuter le -plus souvent<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="smaller">[12]</span></a>. Sauf le retard de la cavalerie, tout avait donc -marché avec une merveilleuse rapidité, puisqu'il y avait trois mois au -plus qu'il travaillait, et qu'il pouvait déjà fondre avec 300 mille -fantassins et 800 bouches à feu, sur ses ennemis imprudemment avancés -jusqu'à la Saale.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions relatives à l'Espagne.</span> -On vient de voir que l'Espagne avait été pour lui une pépinière -d'officiers et de sous-officiers de la première qualité. C'était bien -le moins, après s'être épuisé pour soutenir cette déplorable guerre, -qu'il en tirât cette ressource. Toutefois il n'avait pas voulu trop -affaiblir ses armées de la Péninsule, et voici son motif. Au fond du -cœur, il avait renoncé à l'Espagne sans le dire, se réservant cette -concession, la seule à laquelle il fût résigné, pour décider au -dernier moment l'Angleterre à traiter. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, secrètement résolu à en faire l'abandon, est -néanmoins obligé d'y rester jusqu'à la paix, et par conséquent de s'y -défendre à outrance.</span> -Désarmer le continent par ses -victoires, et lui faire subir les arrangements territoriaux qu'il -voudrait, désarmer l'Angleterre par un sacrifice en Espagne, telle -était en résumé toute sa politique, et elle eût été bonne <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> si -les arrangements territoriaux qu'il prétendait imposer au continent -avaient été plus acceptables. Dans cette disposition d'esprit, évacuer -l'Espagne pour la rendre à Ferdinand, et retirer les 300 mille hommes -qu'il y avait encore, et dans lesquels il aurait pu trouver tout de -suite 200 mille soldats admirables, eût été le parti le plus sage, -s'il avait été libre de ses déterminations. Mais en agissant de la -sorte, il aurait eu bientôt à combattre dans le midi de la France les -Anglais qu'il n'aurait plus eu à combattre en Espagne, ce qui était -infiniment plus dangereux, et il se serait démuni d'un gage qui était -son principal moyen de négociation dans le futur congrès européen. La -punition d'être entré en Espagne était donc l'obligation d'y rester, -même quand il ne le désirait plus. Il fallait par conséquent qu'il la -défendît à outrance, comme s'il eût voulu la garder, c'est-à-dire -autant qu'en 1809 et en 1810.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon approuve la nouvelle position assignée aux armées -de la Péninsule.</span> -Au surplus il approuvait la situation nouvelle qu'on y avait prise, -tout en blâmant amèrement les fautes par lesquelles on y avait été -amené. Il approuvait qu'on ne retînt que Valence, la Catalogne, -l'Aragon, les Castilles, ce qui était une moitié et la plus importante -de la Péninsule; mais il voulait qu'on les gardât de manière à rejeter -au loin les Anglais, s'ils faisaient une tentative nouvelle sur -Valladolid et Burgos, et qu'on leur donnât même assez d'occupation -pour les empêcher d'entreprendre des expéditions maritimes sur les -côtes de France. Le maréchal Suchet, qui n'avait point été affaibli, -lui semblait suffisant pour défendre l'Èbre et la côte de la -Méditerranée depuis Barcelone jusqu'à Valence. <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> Les armées -d'Andalousie, du centre et de Portugal, réunies comme elles l'avaient -été dans la dernière campagne, lui semblaient suffisantes pour -défendre les Castilles contre lord Wellington. -<span class="sidenote" title="En marge">Toutefois il veut qu'on les concentre davantage vers le -nord.</span> -Seulement il mettait -beaucoup de prix à rapprocher davantage encore ces trois armées, et il -ordonna de leur faire repasser le Guadarrama, de n'avoir sur le Tage -que de la cavalerie, de ne conserver à Madrid qu'une division -d'avant-garde, qu'on y laisserait pour l'effet moral, et d'établir la -cour à Valladolid. Il voulait que les trois armées fussent réunies en -avant de Valladolid, de manière à pouvoir en un clin d'œil se -concentrer, et marcher sur l'armée anglaise. Il enjoignit même de -préparer un parc de siège, qui pût faire craindre à lord Wellington -une entreprise sur Ciudad-Rodrigo, toujours dans le but de le fixer -dans la Péninsule. Il ne prescrivit qu'une mesure qui parût en -contradiction avec ces sages dispositions, c'était de prendre au -besoin une partie de ces trois armées pour détruire à tout prix les -bandes qui désolaient le nord de l'Espagne, et qui interceptaient les -communications avec la France, dans la Navarre, le Guipuscoa, la -Biscaye, l'Alava. Il considérait cette interruption de communications -comme un trouble fâcheux, et comme un inconvénient politique des plus -graves. Se proposant effectivement de faire bientôt de l'Espagne un -objet de négociation et d'échange, il voulait pouvoir dire qu'il en -possédait la meilleure moitié d'une manière incontestée, partir de là -pour s'attribuer la Catalogne, l'Aragon, la Navarre, les provinces -basques, ce qu'on appelait en un mot les <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> bords de l'Èbre, et -restituer le reste à Ferdinand. C'est l'arrangement qu'il avait songé -à imposer à Joseph, et qu'il était prêt à conclure avec Ferdinand et -les Anglais; mais il gardait son secret, afin de ne le dire que le -plus tard et le plus efficacement possible<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Rôle nouveau, et peut-être trop étendu, assigné au général -Clausel.</span> -Dans cette intention, et pour avoir des communications sûres, il avait -confié l'armée du nord au général Clausel, dont le mérite nouveau et -subitement révélé l'avait frappé quoique de loin, et il lui avait -donné la faculté d'attirer à lui une partie des trois armées -concentrées en Castille, afin qu'il eût le temps de détruire les -bandes avant l'époque où les Anglais avaient l'habitude d'entrer en -campagne. C'était une détermination importante, et qui pouvait avoir, -comme on le verra plus tard, de graves conséquences. Sauf cette -détermination qui était fautive, à en juger par le résultat, ses -dispositions étaient excellentes. Il n'avait enlevé qu'une trentaine -de mille hommes à l'Espagne en lui prenant des cadres, et sur 280 -mille hommes d'effectif, il lui laissait 200 mille combattants, les -meilleurs que la France possédât à cette époque. -<span class="sidenote" title="En marge">Rappel du maréchal Soult.</span> -Il avait rappelé le -maréchal Soult, désormais incompatible avec la cour de Madrid, et -avait donné à Joseph, outre le maréchal Jourdan pour le conseiller, -les généraux Reille, d'Erlon, Gazan, pour commander sous <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> lui -les trois armées du centre, d'Andalousie et de Portugal.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Prêt à quitter la France, Napoléon veut confier la régence -à Marie-Louise.</span> -Rassuré ainsi sur l'Espagne, satisfait des progrès de ses armements du -côté de l'Allemagne, Napoléon s'apprêtait à partir, aussi confiant -qu'à aucune époque dans le résultat de ses vastes combinaisons. Mais -il voulait auparavant organiser son gouvernement de manière à parer à -un accident, ou réel, ou seulement supposé, comme celui dont le -général Malet s'était servi pour mettre en prison jusqu'à des -ministres.</p> - -<p>Nous avons déjà dit que, songeant à faire couronner le Roi de Rome cet -hiver même, et à investir Marie-Louise de la régence, il avait -entretenu de cet objet l'archichancelier Cambacérès, le seul homme -dans lequel il eût pour la politique intérieure une entière confiance. -Couronner le Roi de Rome dans un moment où les esprits étaient -profondément attristés, attirer à Paris les personnages les plus -influents des départements dans un moment où l'on avait besoin d'eux -pour les manifestations patriotiques qu'on cherchait à provoquer, -n'avait pas semblé une chose convenable après un peu de réflexion. -Restait la régence, dont il était facile sans y mettre beaucoup -d'apparat d'investir Marie-Louise, afin que, dans le cas où un boulet -emporterait Napoléon, on put rallier les esprits autour d'un -gouvernement tout constitué, et déjà même en fonction. Or Napoléon qui -avait fait la campagne de 1812 en empereur, voulait, comme nous -l'avons dit, faire en général, même en soldat, celle de 1813. Il en -sentait le besoin, et il lui plaisait d'ailleurs de redevenir -simplement homme <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> de guerre, car la guerre était son art de -prédilection, et une fois rassuré sur le sort de sa femme et de son -fils qu'il aimait véritablement, il se sentait presque heureux de -retourner sans réserve, et pour ainsi dire sans souci, au métier de sa -jeunesse, au métier qui avait fait ses délices et sa gloire. -<span class="sidenote" title="En marge">Motifs qu'il a pour conférer la régence à l'Impératrice.</span> -Il résolut donc de donner la régence à Marie-Louise, et de la lui -conférer avant son départ. Cette disposition avait aussi un avantage -de quelque valeur, c'était de flatter l'empereur François, qui était -fort attaché à sa fille, quoiqu'il le fût davantage à sa maison. Il -était à présumer en effet que si Napoléon succombait sur un champ de -bataille, et que Marie-Louise restât souveraine de France, celle-ci -aurait son père pour ami. Il est même probable que si ce cas s'était -réalisé, la France n'étant pas affaiblie comme elle le fut en 1814, on -se serait contenté de lui arracher certains sacrifices, en lui -laissant les Alpes et le Rhin pour frontière.</p> - -<p>On comprend bien que ce n'était pas à Marie-Louise, bonne et assez -sensée, mais profondément ignorante des affaires d'État, que Napoléon -songeait à confier le gouvernement de son vaste empire, mais à un -homme dont le bon sens était sans égal, l'expérience consommée, et le -caractère un peu moins faible qu'on ne le supposait généralement. On -devine que nous parlons de l'archichancelier Cambacérès. Napoléon -voulait qu'il fût à côté de Marie-Louise, et que sous le nom de cette -princesse il gouvernât toutes choses. Napoléon serait même mort sans -inquiétude, si, la guerre terminée, il avait été certain de laisser -pendant dix ans encore la minorité <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> de son fils et l'ignorance -de sa femme sous la direction de ce personnage, chez lequel la -finesse, le tact, la modération, le savoir, se réunissaient pour -composer un homme d'État supérieur, non pas un homme d'État ferme, -hardi, parlant haut, comme on en voit dans les pays libres, mais un -maître habile dans l'art des ménagements, comme il en faut dans un -pays tel que la France, qui même lorsqu'elle n'est pas libre, ne peut -être gouvernée qu'avec infiniment de précautions. Pour une pareille -tâche Napoléon craignait ses frères, et se défiait de leurs -prétentions, de leur humeur inquiète, surtout pendant une minorité.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Défiance de Napoléon à l'égard de ses frères.</span> -L'âge, un commencement d'infortune, un long maniement des hommes, -l'abaissement des caractères sous le pouvoir absolu, les lectures -historiques qui avaient rempli sa jeunesse et qui lui revenaient en -mémoire dans son âge mûr, avaient singulièrement ajouté à sa défiance -naturelle. Lui, si confiant pour les choses qu'il dirigeait en -personne, n'entrevoyait après sa mort que sinistres aspects, surtout -pour son fils et pour sa femme. Plein d'humeur contre ses frères et -beau-frère qui le contrariaient, et qu'il maltraitait fort, il était -convaincu qu'ils se disputeraient le pouvoir s'il laissait un fils -enfant, et qu'ils en troubleraient la minorité. Il s'entretint -longuement de ces inquiétudes avec le prince Cambacérès, et se montra -résolu à employer les précautions même les plus offensantes à l'égard -de ses frères. Les constitutions impériales refusaient la régence aux -femmes, pour la donner aux oncles de l'Empereur mineur. -<span class="sidenote" title="En marge">Il veut sous le nom de l'Impératrice confier en réalité le -pouvoir à l'archichancelier Cambacérès.</span> -Napoléon dit -hardiment au prince <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> Cambacérès qu'il ne voulait pas que ses -frères fussent investis de la régence, et qu'il entendait la conférer -à Marie-Louise, pour que lui, Cambacérès, l'exerçât en réalité sous le -nom de l'Impératrice. Sa mort au feu lui semblait fort possible, -l'effrayait peu pour lui-même, et pouvait même à ses yeux n'être pas -la pire des fins. Il voulait donc laisser un gouvernement tout -constitué, et en pleine activité, avant de partir pour l'Allemagne. -Ces vues, quoique si flatteuses, remplirent d'effroi le vieux -Cambacérès. La prudence avait toujours chez lui comprimé l'ambition, -et, l'âge aidant, il était moins ambitieux qu'il n'avait jamais été. -Quelques jouissances sensuelles, peu dignes de sa gravité, avaient -distrait pendant un temps son âme appesantie: aujourd'hui, qui -l'aurait cru? cet esprit si peu dominé par l'imagination tournait à -l'extrême dévotion, et bien loin d'aspirer à gouverner un immense -empire en l'absence ou à la mort du géant qui l'avait élevé, il -songeait à s'enfoncer dans la retraite et la piété. -<span class="sidenote" title="En marge">Effroi du prince Cambacérès, et sa répugnance à se charger -du fardeau que Napoléon lui destine.</span> -Il fut épouvanté -du rôle qui lui était réservé, et plaida auprès de Napoléon la cause -de ses frères. D'abord, avait-il dit, il aurait fallu les écarter par -une disposition constitutionnelle, et l'histoire n'apprenait que trop -que les dispositions des souverains défunts, établies -constitutionnellement ou non, ne prévalaient guère contre les passions -que leur mort déchaînait presque toujours. De plus, Joseph était bon, -attaché au fond à Napoléon, n'avait pas d'enfant mâle, et songeait -probablement à unir l'une de ses filles au Roi de Rome. C'étaient des -raisons de ne pas le craindre, et même de se fier à lui. Jérôme -<span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> était tout à fait dévoué à son frère, et d'ailleurs point en -mesure, par son âge, de disputer la régence. Louis avait disparu de la -scène. Murat, si ce n'est comme militaire, n'avait aucune importance. -Il n'y avait donc pas à s'inquiéter d'eux, et il fallait laisser la -régence à Joseph, dans les mains de qui elle serait peu -contestée.—Toutes ces raisons ne touchèrent point Napoléon, et il -parut décidé à écarter ses frères. Il ne voulait que sa femme conduite -par un habile homme. L'archichancelier parla ensuite à Napoléon du -prince Eugène, qui jamais ne lui avait donné de mécontentement, sauf -par un peu de nonchalance, et qui du reste s'était acquis beaucoup -d'honneur dans la dernière campagne. Au nom du prince Eugène, -Napoléon, ordinairement si affectueux quand il s'agissait de ce -prince, s'arrêta tout à coup avec l'apparence d'une réflexion inquiète -et ombrageuse.—Eugène, dit-il, est un excellent homme. Mais il est -bien jeune! il faut se garder d'allumer une ambition excessive dans ce -cœur si peu fait encore aux passions du monde ... Qui sait ce que -le temps pourrait amener!...—</p> - -<p>Tous les princes impériaux ayant été ainsi écartés, et Napoléon -revenant sans cesse à son idée, il fallut chercher pour le satisfaire -les formes les moins blessantes. Personne, pour trouver des formes, -n'était plus habile que l'archichancelier Cambacérès. Il y avait, pour -exclure la plupart des princes de la famille impériale, soit de la -régence, soit même du conseil de régence, une raison des plus -naturelles, et des moins sujettes à contestation, c'était la -possession d'un trône étranger. -<span class="sidenote" title="En marge">Résolutions que le prince Cambacérès fait adopter à -Napoléon relativement à la régence.</span> -Les princes en effet qui régnaient -<span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> hors de l'Empire, pouvaient avoir des intérêts tellement -contraires à ceux de la France, que leur exclusion du gouvernement, en -cas de minorité, allait de soi, et ne pouvait paraître ni une de ces -précautions de défiance, ni une de ces rigueurs excessives, qu'un -règne efface immédiatement en succédant à un autre. Il fut donc -convenu que, par un article du sénatus-consulte projeté, on exclurait -de la régence les princes assis sur des trônes étrangers, à moins -qu'ils n'abdiquassent, ce qui était peu vraisemblable, pour venir -exercer en France leurs droits de princes et de grands dignitaires de -l'Empire. Une autre disposition tout aussi naturelle, c'était la -préférence accordée à la mère pour gouverner l'État pendant la -minorité de son fils. La nature était ici une raison parlant à tous -les cœurs. De plus la politique extérieure venait ajouter une autre -raison en faveur de Marie-Louise, c'était l'avantage de conférer le -pouvoir à une fille des Césars, aimée de l'empereur son père, et ayant -ainsi des titres sacrés à la protection de la principale des cours -européennes. Les frères de Napoléon exclus sans injustice et sans -offense, l'Impératrice constituée régente de la manière la mieux -motivée, il fallait lui composer un conseil de régence, et régler les -attributions de ce conseil. -<span class="sidenote" title="En marge">Conseil de régence.</span> -Napoléon décida qu'il serait composé des -princes du sang, oncles de l'Empereur, des princes grands dignitaires -(toujours à la condition qu'ils ne régneraient pas au dehors), et dans -l'ordre suivant: l'archichancelier, l'archichancelier d'État, le grand -électeur, le connétable, l'architrésorier, le grand amiral. Cet ordre -attribuait la première place <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> au prince Cambacérès, et lui -assurait la principale influence sur les affaires. Napoléon se -chargeait d'ailleurs de la lui assurer plus complètement par ses -instructions secrètes à l'Impératrice. Le conseil devait être consulté -sur toutes les grandes affaires d'État, mais il n'avait que voix -consultative.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Présentation au Conseil d'État et au Sénat du -sénatus-consulte relatif à la régence.</span> -Les choses ayant été ainsi réglées dans un projet de sénatus-consulte, -Napoléon fit d'abord présenter ce projet au Conseil d'État avant de -l'envoyer au Sénat. Il en exposa lui-même les motifs de vive voix, -avec précision et autorité. Tout le monde se tut, et parut approuver -sans réserve. Néanmoins un membre demanda s'il ne conviendrait pas de -réparer une omission du futur sénatus-consulte, et de conférer la -régence à la mère de l'Empereur mineur, même lorsqu'elle ne serait pas -impératrice douairière. Le cas aurait pu se produire si Napoléon avait -pris pour héritier un fils de son frère Louis et de la reine Hortense. -Cette princesse, depuis que le roi Louis avait abdiqué la couronne de -Hollande, vivait en France séparée de son mari, et très-aimée de la -société parisienne. La réclamation, évidemment présentée dans son -intérêt, fut appuyée par un jeune conseiller d'État qui jouissait de -toute la faveur impériale, M. le comte Molé. Napoléon la repoussa -d'une manière dure et péremptoire, et il n'en fut plus question. En -sortant du conseil, il dit à Cambacérès: Eh bien, avez-vous vu -s'agiter les amis d'Hortense? que serait-ce si j'étais mort?...—Et il -laissa échapper un soupir à la pensée de tout ce qui pourrait arriver -s'il disparaissait de la scène du monde.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Impératrice officiellement investie de la régence.</span> -Le sénatus-consulte fut adopté par le Sénat tel <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> qu'il avait -été proposé. Par ses lettres patentes Napoléon conféra à la régente la -plénitude apparente de l'autorité souveraine, sauf l'interdiction de -présenter des lois au Corps législatif, et des sénatus-consultes au -Sénat, mais dans la pratique il restreignit l'usage de cette autorité -par des précautions bien calculées, et il établit que la régente ne -ferait rien sans la signature du prince Cambacérès. Il lui donna en -outre pour secrétaire de la régence, devant remplir auprès d'elle les -fonctions de ministre d'État, le sage duc de Cadore, M. de Champagny. -Il ne pouvait assurément l'entourer de meilleurs conseils.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Avril 1813.</span> -Le 30 mars il investit l'Impératrice de sa nouvelle dignité. Environné -des grands dignitaires de l'Empire, il la reçut dans la salle du -trône, et il lui fit prêter serment de gérer en bonne mère, en fidèle -épouse, en bonne Française, les augustes fonctions qui lui étaient -attribuées. Cette formalité accomplie, il congédia l'assemblée, ne -retint que les ministres, et fit assister l'Impératrice à un conseil -où l'on traita des plus grandes affaires. Elle y parut attentive, -curieuse, et point dépourvue d'intelligence. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon l'initie lui-même aux affaires.</span> -Pendant les jours qui -suivirent, il continua de l'appeler à chaque conseil, discuta toutes -choses devant elle, et prit soin de l'initier lui-même au -gouvernement. Dans ce court apprentissage, il indiqua à ceux qui -devaient la diriger ce qu'il fallait lui montrer ou lui cacher. -Parcourant les rapports de police, il en écarta quelques-uns, et dit à -l'archichancelier Cambacérès: Il ne faut point salir l'esprit d'une -jeune femme de certains détails. Vous lirez ces rapports, et vous -ferez choix de ceux qui devront être communiqués à <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> -l'Impératrice<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.—Puis il exclut encore, pour se le réserver, un -genre d'affaires, c'était la nomination des officiers supérieurs de -l'armée.—Ni vous ni l'Impératrice, dit-il à Cambacérès, ne connaissez -le personnel de l'armée. Le ministre de la guerre seul le connaît, et -je n'ai pas confiance en lui. Si je le laissais faire, il remplirait -l'armée de sujets sur le dévouement desquels je ne pourrais pas -compter, et je finirais par le destituer. Vous aurez donc soin de me -renvoyer à signer tous les brevets.—Le ministre Clarke, duc de -Feltre, laborieux, assidu à ses fonctions, affectant le dévouement, -mais commençant à douter de la perpétuité de la dynastie impériale, -cherchait volontiers auprès de tous les partis des appuis futurs. Il -était violemment brouillé avec le ministre de la police. Napoléon -n'était pas fâché de faire surveiller la fidélité un peu suspecte du -duc de Feltre par la haine du duc de Rovigo, dans la sincérité duquel -il avait toute confiance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nominations tendant à conquérir des amis à la dynastie -impériale.</span> -Au moment de partir pour l'armée, Napoléon, cherchant à concilier des -amis à son fils et à sa femme, aurait voulu faire une promotion -considérable <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> de sénateurs, afin d'étayer par des intérêts -satisfaits le dévouement ébranlé d'un grand nombre de personnages. -Mais cette mesure présentait un danger que le pénétrant -archichancelier lui signala. Il ne restait que treize places vacantes -au Sénat, et treize dotations disponibles. Faire plus de nominations -qu'il n'y avait de vacances, c'était s'obliger ou à diviser davantage -les ressources existantes, ou à augmenter les revenus du Sénat. La -situation des finances ne permettant pas de recourir à ce dernier -moyen, et ne voulant pas user du premier, de peur de mécontenter le -Sénat, Napoléon ne nomma que treize nouveaux membres, qui n'ajoutèrent -pas beaucoup, comme on le verra plus tard, à la fidélité de ce corps. -Il prodigua en outre les décorations de l'ordre de la Réunion, et -nomma duc le comte Decrès, auquel il avait fait attendre ce titre fort -injustement, car ce n'était pas la faute de ce ministre si la marine -n'avait pas eu de grands succès pendant l'ère impériale. Il choisit -pour ses aides de camp le général Corbineau, qui avait miraculeusement -trouvé le passage de la Bérézina, et l'illustre Drouot, qui rendait de -si grands services dans l'artillerie de la garde, avec laquelle se -gagnaient les batailles. Il ne se borna pas à ménager des amis à sa -femme et à son fils, il chercha encore à leur épargner des embarras. -Il avait rappelé d'Espagne le maréchal Soult, et permis à M. Fouché de -revenir de sa sénatorerie. Il ne voulut pas laisser oisifs à Paris ces -deux personnages, surtout le second. Il emmena le maréchal Soult avec -lui, se proposant de lui donner un emploi dans sa garde, et il -résolut, dès qu'il serait <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> rentré dans les pays allemands, de -confier à M. Fouché le gouvernement des provinces conquises.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon consacre 70 millions à l'achat de bons de la -caisse d'amortissement pour les soutenir.</span> -Il venait de terminer, après trois ou quatre semaines, la session du -Corps législatif, et lui avait fait voter la loi de finances, ainsi -que la loi relative à la vente des biens communaux. En attendant que -les nouveaux bons de la caisse d'amortissement eussent obtenu la -confiance du public, il en avait acheté pour la liste civile et le -trésor extraordinaire pour environ 70 millions, ce qui était un grand -secours donné à M. Mollien, mais une notable diminution des ressources -métalliques renfermées aux Tuileries. Suivant sa coutume, il envoya -quelques millions à Mayence, dans une caisse inconnue de tous ses -ministres, pour qu'aucun d'eux ne comptât sur elle, et qu'il pût y -trouver les moyens de pourvoir extraordinairement à ce qui manquerait -à ses troupes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mesures relatives à l'exécution du concordat de -Fontainebleau.</span> -Avant de partir, il prit encore quelques mesures relativement au -concordat de Fontainebleau. Le Pape, sans nier l'authenticité de ce -concordat, ni la réalité de la signature par lui donnée, avait adopté -le parti de ne pas exécuter le nouveau traité, en gardant du reste le -plus complet silence sur ses intentions. Il ne parlait pas de sa -translation à Avignon, pour laquelle d'ailleurs rien n'était encore -prêt; il n'exerçait aucune des fonctions du pontificat; il n'avait pas -fait choix d'un ministre pour communiquer avec le gouvernement -français, n'avait pas davantage informé les diverses cours catholiques -qu'on pouvait lui envoyer à Avignon des représentants accrédités. -Quant aux fameuses bulles destinées à instituer les évêques nommés -par Napoléon, tant de fois annoncées et depuis <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> si longtemps -attendues, il n'en disait rien, de manière que le gouvernement de -l'Église restait toujours suspendu. Sur ces divers objets, Pie VII, -revenant à un système de finesse qui n'était pas à lui, mais à ses -conseillers, était loin de déclarer qu'il voulait renoncer au -concordat de Fontainebleau et rétracter sa signature, mais il semblait -indiquer que dans l'état des choses l'exécution de ce traité n'avait -rien de pressant, et affectait de sommeiller plus que de coutume dans -sa paisible retraite. Seulement les personnages actifs du parti de -l'Église faisaient à Fontainebleau de fréquents voyages. Le bouillant -Napoléon faillit s'emporter, et gâter par un éclat l'habileté de son -rapprochement avec le Saint-Père. Mais mieux conseillé il se borna à -profiter de ses avantages. -<span class="sidenote" title="En marge">Publication de ce concordat.</span> -Le Pape ayant signé le concordat -publiquement, librement, Napoléon n'avait aucune raison de le tenir -secret. À la vérité, il avait promis de ne le rendre public qu'après -la communication qui devait en être faite aux cardinaux; mais la -mauvaise foi dont on usait envers lui, le retard qu'on mettait à faire -cette communication aux cardinaux, qui étaient tous réunis à Paris, -les dénégations de beaucoup de gens d'église, assurant, les uns que le -concordat n'existait pas, les autres qu'il avait été extorqué par la -violence, donnaient enfin à Napoléon le droit de le publier. En -conséquence il le fit insérer au Bulletin des lois, comme loi de -l'État, devant recevoir son exécution à partir de cette insertion. Il -prit ensuite ses mesures pour que l'institution des nouveaux prélats, -signifiée officiellement au Pape, pût avoir lieu par le -métropolitain, si le <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> Pape ne l'accordait pas lui-même dans -les six mois. En outre il restreignit le nombre des visiteurs à -Fontainebleau, et désigna ceux qui pourraient être admis auprès du -Pape. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrestation du cardinal di Pietro.</span> -Enfin il ordonna, mais sans bruit, l'arrestation et la -translation à quarante lieues de Paris du cardinal di Pietro, comme -s'étant signalé par ses mauvais conseils en cette dernière -circonstance. Il ne laissa point ignorer autour du Pape le motif de -cette nouvelle rigueur. Au surplus il ne l'étendit à aucun autre des -conseillers de Pie VII. C'était un avertissement qu'il voulait donner, -mais point encore un éclat qu'il voulait faire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du prince de Schwarzenberg au moment où Napoléon -allait quitter Paris.</span> -Peu de jours avant son départ pour Mayence, survint le prince de -Schwarzenberg, qui était annoncé comme le confident des plus secrètes -résolutions du cabinet autrichien. Napoléon avait déjà réexpédié à -Vienne M. de Bubna, dont il avait goûté l'esprit, caressé -l'amour-propre, et encouragé autant que possible les bonnes -dispositions pour la France. Il s'était fort appliqué à lui inculquer -l'idée, qui en ce moment pouvait difficilement entrer dans une tête -allemande, que l'Autriche devait chercher à refaire avec la France sa -fortune délabrée. Il tenta la même chose auprès du prince de -Schwarzenberg. Ce prince, qui ne haïssait point Napoléon, et avait -lieu au contraire d'en être personnellement satisfait, commençait à se -trouver fort embarrassé, car il ne voulait pas lui déplaire, et il -tenait aussi à ménager les passions de son pays, bien qu'il fût loin -de les partager entièrement. M. de Metternich l'avait envoyé pour -questionner beaucoup plus que pour parler; il l'avait chargé surtout -de savoir quelle paix Napoléon serait <span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> disposé à conclure, et -de lui insinuer que l'Autriche ne tirerait l'épée que pour la paix, et -pour une paix tout allemande. Dire cela à l'impétueux Napoléon, -rayonnant de confiance et d'ardeur, n'était chose ni aisée ni -agréable. Aussi le prince de Schwarzenberg n'avait-il accepté cette -mission qu'à regret, et ne la remplissait-il qu'avec une sorte de -mauvaise grâce. -<span class="sidenote" title="En marge">Attitude embarrassée du prince de Schwarzenberg.</span> -Il n'articula rien de clair ni de satisfaisant, parla -seulement de la nécessité de la paix, du déchaînement des esprits en -Allemagne, et n'osa exprimer qu'une très-petite partie de ce qu'il -était chargé de dire. Napoléon du reste ne lui laissa ni le temps ni -l'occasion de s'expliquer, chercha en le caressant beaucoup à -l'entraîner dans ses projets, lui montra une confiance calculée, et -prenant ses états de troupes qu'il avait toujours sur sa table à -travail, s'efforça de lui persuader qu'il avait en France, en -Allemagne, en Italie, en Espagne, onze ou douze cent mille hommes sous -les armes, valant bien en qualité les jeunes Allemands qu'on devait -lui opposer, ayant de bien autres officiers, et surtout un bien autre -général. Il affirma qu'il allait écraser les Russes et les Prussiens, -et les jeter au delà de la Vistule. Il tâcha ensuite de persuader au -prince que c'était le cas pour l'Autriche de rendre la paix certaine -et immédiate en se prononçant en faveur de la France, et de la rendre -en outre la plus avantageuse qu'elle eût jamais conclue, en acceptant -la Silésie, un million de Polonais, et l'Illyrie, toutes choses qu'il -était prêt à lui donner. -<span class="sidenote" title="En marge">Ce prince n'ose pas dire à Napoléon les vérités qu'il est -chargé de lui exposer.</span> -Le prince de Schwarzenberg, quoique doué -d'une raison assez ferme, fut touché des calculs de Napoléon, essaya -toutefois de lui dire qu'il aurait à combattre <span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> dans la -prochaine campagne des troupes animées d'un violent fanatisme, que ce -ne serait pas l'affaire d'une ou deux batailles, qu'il serait donc -sage à lui de songer à négocier, que l'Autriche était toute prête à -l'y aider, mais qu'elle ne pouvait cependant pas se battre contre -l'Europe pour un arrangement qui ne serait en rien conforme aux -vœux et aux intérêts de l'Allemagne. Mais Napoléon était beaucoup -trop ardent pour qu'on pût avec de froides raisons l'arrêter dans ses -élans. Le prince de Schwarzenberg vit bien qu'il voulait se battre à -outrance, que rien ne l'en empêcherait, que probablement il aurait des -succès, et pensa qu'il fallait attendre ces succès, et en connaître -l'importance, avant de rien augurer et de rien résoudre. En -conséquence il proféra quelques mots sans force et sans suite, puis se -tut, n'osant pas même dire à Napoléon, sur un point très-important, la -vérité qu'il savait, et qu'il eût été de sa loyauté de lui faire -connaître. Ce point était relatif au corps auxiliaire autrichien. -L'Autriche affectant de rester fidèle au traité d'alliance du 14 mars -1812, le corps auxiliaire autrichien devait toujours être à la -disposition de Napoléon, et de plus son entrée en action était fort -désirable en ce moment. Napoléon dit donc au prince de Schwarzenberg -qu'il allait expédier à ce corps des ordres pour qu'il s'avançât avec -le prince Poniatowski vers la haute Silésie, et qu'il espérait que ces -ordres seraient exécutés. Le prince de Schwarzenberg qui savait bien -que son gouvernement ne voulait plus tirer un coup de fusil, craignit -de l'avouer à Napoléon, et eut la faiblesse de lui répondre que le -corps autrichien obéirait.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Départ de Napoléon pour l'armée.</span> -Après avoir vainement tenté de convertir le prince de Schwarzenberg, -Napoléon adressa à ses alliés le grand-duc de Bade, le prince primat, -le duc de Wurzbourg, les rois de Wurtemberg, de Bavière et de Saxe, la -recommandation de préparer leur contingent, et surtout de lui expédier -ce qu'ils auraient de cavalerie organisée. Il insista particulièrement -auprès du roi de Saxe, retiré à Ratisbonne, lequel avait avec lui les -2,400 beaux cavaliers dont nous avons parlé, et sur lesquels Napoléon -comptait pour les adjoindre au corps du maréchal Ney. Il fit cette -demande comme on donne un ordre absolu. Toutes ces dispositions -terminées, et après avoir reçu les derniers embrassements de -l'Impératrice, émue, désolée de cette séparation, il partit le 15 -avril, aussi ardent, aussi confiant qu'au début de ses plus belles -campagnes! Heureuse et fatale confiance qui devait produire de grandes -choses, mais, par son excès même, amener de nouveaux et irréparables -désastres!</p> - -<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.</p> -</div> - -<div class="chapter"> -<h2><span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.<br /> -<span class="smaller">LUTZEN ET BAUTZEN.</span></h2> - -<p class="resume"> - Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. — Ce prince quitte - Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M. de - Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. — Ce qui s'est passé à - Vienne depuis la défection de la Prusse. — La cour d'Autriche - persévère plus que jamais dans son projet de médiation armée, et - veut imposer aux puissances belligérantes une paix toute - favorable à l'Allemagne. — Efforts de cette cour pour ménager des - adhérents à sa politique. — Ce qu'elle a fait auprès du roi de - Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la disposition des - troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe, et la - renonciation au grand-duché de Varsovie. — L'Autriche ayant obtenu - du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de ses forces - militaires, en profite pour se débarrasser de la présence du - corps polonais à Cracovie. — Ne voulant pas rentrer en lutte avec - les Russes, elle conclut un arrangement secret avec eux, par - lequel elle doit retirer sans combattre le corps auxiliaire, et - ramener le prince Poniatowski dans les États - autrichiens. — Négociations de l'Autriche avec la Bavière. — M. de - Narbonne arrive à Vienne sur ces entrefaites. — Accueil empressé - qu'il reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. — M. de - Metternich cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix, et - lui laisse entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix l'appui - sérieux de l'Autriche. — Il lui insinue de nouveau quelles - pourront être les conditions de cette paix. — M. de Narbonne ayant - reçu de Paris ses dernières instructions, transmet à la cour de - Vienne les importantes communications dont il est - chargé. — D'après ces communications, l'Autriche doit sommer la - Russie, la Prusse et l'Angleterre de poser les armes, leur offrir - ensuite la paix aux conditions indiquées par Napoléon, et si - elles s'y refusent, entrer avec cent mille hommes en Silésie, - afin d'en opérer la conquête pour elle-même. — Manière dont M. de - Metternich écoute ces propositions. — Il paraît les accepter, - déclare que l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui conseille, - offrira la paix aux nations belligérantes, mais à des conditions - qu'elle se réserve de fixer, et pèsera de tout son poids sur la - puissance qui refuserait d'y souscrire. — M. de Narbonne, - s'apercevant bientôt d'un sous-entendu, veut s'expliquer avec M. - de Metternich, et lui demande si, dans le cas où la France - n'accepterait pas les conditions autrichiennes, l'Autriche - tournerait ses armes contre elle. — M. de Metternich cherche - d'abord à éluder cette question, puis répond nettement qu'on - agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable, en - ayant du reste <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> toute partialité pour la - France. — Évidence de la faute qu'on a commise en poussant - soi-même l'Autriche à devenir médiatrice, d'alliée qu'elle - était. — Tout à coup on apprend que le corps d'armée du prince de - Schwarzenberg rentre en Bohême, au lieu de se préparer à - reprendre les hostilités, que le corps polonais doit traverser - sans armes le territoire autrichien, que le roi de Saxe se retire - de Ratisbonne à Prague pour se jeter définitivement dans les bras - de l'Autriche. — Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. — Il - insiste pour que le corps autrichien, conformément au traité - d'alliance, reste aux ordres de la France, et demande - formellement si ce traité existe encore. — M. de Metternich refuse - de répondre à cette question. — M. de Narbonne attend, pour - insister davantage, de nouveaux ordres de sa cour. — Surprise et - irritation de Napoléon, arrivé à Mayence, en apprenant la - retraite du corps autrichien, et surtout le projet de désarmer le - corps polonais. — Il ordonne au prince Poniatowski de ne déposer - les armes à aucun prix, et enjoint à M. de Narbonne, sans - toutefois provoquer un éclat, de faire expliquer la cour - d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le secret de la conduite du - roi de Saxe. — Napoléon, au surplus, se promet de mettre bientôt - un terme à ces complications par sa prochaine entrée en - campagne. — Ses dispositions militaires à Mayence. — Bien qu'il ait - préparé les éléments d'une armée active de 300 mille hommes, et - d'une réserve de près de 200 mille, Napoléon n'en peut réunir que - 190 ou 200 mille au début des hostilités. — Son plan de - campagne. — Situation des coalisés. — Forces dont ils disposent - pour les premières opérations. — L'Autriche ne voulant pas se - joindre à eux avant d'avoir épuisé tous les moyens de - négociation, ils sont réduits à 100 ou 110 mille hommes pour un - jour de bataille. — Composition de leur état-major. — Mort du - prince Kutusof, le 28 avril, à Bunzlau. — Marche des coalisés sur - l'Elster, et de Napoléon sur la Saale. — Habiles combinaisons de - Napoléon pour se joindre au prince Eugène. — Arrivée de Ney à - Naumbourg, du prince Eugène à Mersebourg. — Beau combat de Ney à - Weissenfels le 29 avril, et jonction des deux armées - françaises. — Vaillante conduite de nos jeunes conscrits devant - les masses de la cavalerie russe et prussienne. — Arrivée de - Napoléon à Weissenfels, et marche sur Lutzen le 1<sup>er</sup> mai. — Mort - de Bessières, duc d'Istrie. — Projets de Napoléon en présence de - l'ennemi. — Il médite de marcher sur Leipzig, d'y passer l'Elster, - et de se rabattre ensuite dans le flanc des coalisés. — Position - assignée au maréchal Ney, près du village de Kaja, pour couvrir - l'armée pendant le mouvement sur Leipzig. — Tandis que Napoléon - veut tourner les coalisés, ceux-ci songent à exécuter contre lui - la même manœuvre, et se préparent à l'attaquer à Kaja. — Plan - de bataille proposé par le général Diebitch, et adopté par les - souverains alliés. — Le corps de Ney subitement - attaqué. — Merveilleuse promptitude de Napoléon à changer ses - dispositions, et à se rabattre sur Lutzen. — Mémorable bataille de - Lutzen. — Importance et conséquences de cette bataille. — Napoléon - poursuit les coalisés vers Dresde, et dirige Ney sur - Berlin. — Marche vers l'Elbe. — Entrée <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> à Dresde. — Passage - de l'Elbe. — Maître de la capitale de la Saxe, Napoléon somme le - roi Frédéric-Auguste d'y revenir sous peine de déchéance. — Ce qui - s'était passé à Vienne pendant que Napoléon livrait la bataille - de Lutzen. — M. de Narbonne recevant l'ordre de faire expliquer - l'Autriche relativement au corps auxiliaire et au corps polonais, - insiste auprès de M. de Metternich et lui remet une note - catégorique. — Prières de M. de Metternich pour détourner M. de - Narbonne de cette démarche. — M. de Narbonne ayant persisté, le - cabinet de Vienne répond que le traité d'alliance du 14 mars 1812 - n'est plus applicable aux circonstances actuelles. — On reçoit à - Vienne les nouvelles du théâtre de la guerre. — Bien que les - coalisés se vantent d'être vainqueurs, les résultats démontrent - bientôt qu'ils sont vaincus. — Satisfaction apparente de M. de - Metternich. — Empressement du cabinet de Vienne à se saisir - maintenant de son rôle de médiateur, et envoi de M. de Bubna à - Dresde pour communiquer les conditions qu'on croirait pouvoir - faire accepter aux puissances belligérantes, ou pour lesquelles - du moins on serait prêt à s'unir à la France. — Napoléon, en - apprenant ce qu'a fait M. de Narbonne, regrette qu'on ait poussé - l'Autriche aussi vivement, mais la connaissance précise des - conditions de cette puissance l'irrite au dernier point. — Il - prend la résolution de s'aboucher directement avec la Russie et - l'Angleterre, d'annuler ainsi le rôle de l'Autriche après avoir - voulu le rendre trop considérable, et de faire contre elle des - préparatifs militaires qui la réduisent à subir la loi, au lieu - de l'imposer. — En attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser - toute insistance, et de s'enfermer dans la plus extrême - réserve. — Napoléon envoie le prince Eugène à Milan pour y - organiser l'armée d'Italie, et prépare de nouveaux armements dans - la supposition d'une guerre avec l'Europe entière. — Réception du - roi de Saxe à Dresde. — Napoléon se dispose à partir de Dresde, - afin de pousser les coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant - une seconde bataille. — Leur plan de s'arrêter à Bautzen et d'y - combattre à outrance étant bien connu, Napoléon au lieu d'envoyer - le maréchal Ney sur Berlin, le dirige sur Bautzen. — Arrivée de M. - de Bubna à Dresde au moment où Napoléon allait en - partir. — Habileté de M. de Bubna à supporter la première - irritation de Napoléon, et à l'adoucir. — Explication qu'il donne - des conditions de l'Autriche. — Modifications avec lesquelles - Napoléon les accepterait peut-être. — Napoléon feint de se laisser - adoucir, pour gagner du temps et pouvoir achever ses nouveaux - armements. — Il consent à un congrès où seront appelés même les - Espagnols, et à un armistice dont il se propose de profiter pour - s'aboucher directement avec la Russie. — Départ de M. de Bubna - avec la réponse de Napoléon pour son beau-père. — À peine M. de - Bubna est-il parti que Napoléon, conformément à ce qui a été - convenu, envoie M. de Caulaincourt au quartier général russe, - sous le prétexte de négocier un armistice. — Départ de Napoléon - pour Bautzen. — Distribution de ses corps d'armée, et marche du - maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les derrières de - Bautzen. — Description de la position de Bautzen, propre à livrer - <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> deux batailles. — Bataille du 20 mai. — Seconde bataille - du 21, dans laquelle les formidables positions des Prussiens et - des Russes sont emportées après avoir été vaillamment - défendues. — Le lendemain 22, Napoléon pousse, l'épée dans les - reins, les coalisés sur l'Oder. — Combat de Reichenbach et mort de - Duroc. — Arrivée sur les bords de l'Oder et occupation de - Breslau. — Détresse des souverains coalisés, et nécessité pour eux - de conclure un armistice. — Après avoir refusé de recevoir M. de - Caulaincourt de peur d'inspirer des défiances à l'Autriche, ils - envoient des commissaires aux avant-postes afin de négocier un - armistice. — Ces commissaires s'abouchent avec M. de - Caulaincourt. — Leurs prétentions. — Refus péremptoire de - Napoléon. — Pendant les derniers événements militaires, M. de - Bubna se rend à Vienne. — Il y fait naître une sorte de joie par - l'espérance de vaincre la résistance de Napoléon aux conditions - de paix proposées, moyennant certaines modifications auxquelles - on consent, et il revient au quartier général - français. — Napoléon, se sentant serré de près par l'Autriche, - allègue ses occupations militaires pour ne pas recevoir - immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de - Bassano. — S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se - prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs - conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un - armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe - cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans - celle de gagner deux mois pour achever ses armements. — Conditions - de cet armistice, et fin de la première campagne de Saxe, dite - campagne du printemps.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Avril 1813.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Suite de la mission du prince de Schwarzenberg.</span> -Après le départ de Napoléon, le prince de Schwarzenberg était resté -confondu de tout ce qu'il avait vu et entendu, et très-mécontent de -n'avoir ni pu ni osé exprimer une seule des vérités qu'il avait -mission de dire à la cour de France. Il essaya de se montrer plus -ouvert avec l'Impératrice, auprès de laquelle il avait accès, car, -outre qu'il était pour elle Allemand et ambassadeur de son père, il -avait été le négociateur de son mariage, et avait par conséquent tous -les titres pour en être écouté. Malheureusement ses discours à cette -princesse ne pouvaient pas avoir grand effet. -<span class="sidenote" title="En marge">Ses entretiens avec Marie-Louise et M. de Bassano.</span> -Marie-Louise, éblouie du -prestige dont elle était entourée, éprise alors de son époux qui lui -plaisait, et qui la comblait de soins, formait des vœux ardents -pour <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> ses triomphes, mais n'avait sur lui aucun crédit. Ses -yeux étaient encore rouges des larmes qu'elle avait versées en le -quittant, lorsqu'elle reçut l'ambassadeur de son père. Elle écouta -avec chagrin ce que lui dit le prince de Schwarzenberg sur les dangers -de la situation présente, sur les passions soulevées en Europe contre -la France, sur la nécessité de conclure la paix avec les uns, et de la -conserver au moins avec les autres. Pour toute réponse la jeune -Impératrice répéta ce qu'on lui avait appris à dire des forces -immenses de Napoléon; mais entendant peu ce qui avait rapport à la -guerre, elle se borna surtout à demander qu'on ménageât sa situation -en France, et qu'après l'y avoir envoyée comme un gage de paix, on ne -l'exposât pas à devenir une nouvelle victime des orages -révolutionnaires. Les infortunes de Marie-Antoinette avaient laissé un -tel souvenir dans les esprits, que souvent Marie-Louise se sentait -saisie de terreurs subites, et se regardait comme en grand danger si -l'Autriche était encore une fois en guerre avec la France. Elle parla -de ses craintes au prince de Schwarzenberg, mais sans le toucher -beaucoup, car il ne les prenait pas au sérieux, et d'ailleurs il -pensait en politique et en militaire, et bien qu'un peu gêné par les -faveurs qu'il avait reçues de la cour de France, il songeait -par-dessus tout à la fortune de son pays et à la sienne. Il ne pouvait -pas résulter grand'chose de pareils entretiens. Ceux que le prince de -Schwarzenberg eut avec M. de Bassano, qui était resté quelques jours -encore à Paris, auraient pu avoir plus d'utilité, mais n'en eurent -malheureusement aucune.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> Lors du mariage de Marie-Louise, le prince de Schwarzenberg -avait poussé l'intimité avec M. de Bassano presque jusqu'à l'intrigue; -ils étaient donc très-familiers l'un avec l'autre, et pouvaient se -parler librement. M. de Schwarzenberg tenta de dire la vérité, sans y -apporter cependant tout le courage qu'il aurait dû y mettre, et qui -plus tard l'aurait excusé de manquer à la reconnaissance envers -Napoléon, s'il ne parvenait pas à en être écouté. Il essaya de -contester quelque peu les allégations de M. de Bassano, de rabattre -quelque chose des immenses armements dont ce ministre faisait un -continuel étalage, de parler de l'inexpérience de notre infanterie, -surtout de la destruction de notre cavalerie, de la fureur patriotique -que nous allions rencontrer chez les coalisés, des passions qui -entraînaient en ce moment les peuples de l'Europe et dominaient les -gouvernements eux-mêmes, de l'impossibilité où serait l'Autriche de se -battre contre l'Allemagne pour la France, à moins qu'elle ne parût le -faire pour une paix tout allemande. M. de Bassano ne sembla guère -comprendre ces vérités, et avec une naïveté qui honorait sa bonne foi, -mais pas du tout son jugement politique, allégua souvent le traité -d'alliance, et surtout le mariage. Le prince de Schwarzenberg perdant -patience, laissa échapper ces mots: Le mariage, le mariage!... la -politique l'a fait, la politique pourrait le défaire!—À ce cri de -franchise sorti de la bouche du prince de Schwarzenberg, M. de -Bassano, surpris, commença à entrevoir la situation; mais au lieu de -venir au secours de la faiblesse de son interlocuteur, <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> qui -n'osait pas avouer ce qu'il savait, c'est que l'Autriche ne se -battrait point pour nous contre les Allemands, qu'elle se joindrait -même à eux si nous n'acceptions pas la paix qu'elle avait imaginée, il -feignit de ne pas comprendre, afin de n'avoir pas à répondre, et se -prêta à ce que l'entretien se terminât par de nouvelles et mensongères -protestations de fidélité à l'alliance. Sans doute, paraître n'avoir -pas compris, afin d'éviter un éclat, pouvait être habile, bien qu'une -explication franche, amicale et complète eût été beaucoup plus habile -à notre avis; mais en dissimulant avec le représentant de l'Autriche, -il fallait au moins ne pas dissimuler avec Napoléon; il fallait lui -dire à lui ce qu'on affectait de n'avoir pas entendu d'un autre, c'est -que, s'il ne faisait pas des sacrifices, il aurait l'Autriche de plus -sur les bras, et succomberait sous une coalition de l'Europe entière. -M. de Bassano jugea qu'il valait mieux ne rien répéter à l'Empereur de -ce qu'il avait recueilli, afin de ne pas l'irriter contre l'Autriche. -L'intention était honnête assurément; mais on perd, en les servant -ainsi, les maîtres qu'on n'a point habitués au langage de la vérité. -Si le monde entier, si la nature des choses devaient les ménager comme -on les ménage soi-même, il se pourrait que taire le mal ce fût le -conjurer; mais comme il n'y a de soumis que soi, les faits qu'on leur -laisse ignorer ne font que s'aggraver, grandir et se convertir bientôt -en désastres!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le prince de Schwarzenberg quitte Paris sans avoir pu dire -les vérités qu'il nous importait le plus de connaître.</span> -Le prince de Schwarzenberg partit de Paris fort mécontent de tout ce -qu'il avait vu, et, s'il avait été juste, il aurait dû être aussi -mécontent de lui que des <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> autres, car il n'avait pas même su -faire entendre autant de vérités que son gouvernement l'avait autorisé -à en dire, et autant qu'il en devait à Napoléon, pour se laver envers -lui de tout reproche d'ingratitude, en acceptant le nouveau rôle qu'il -allait bientôt jouer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qui se passait à Vienne pendant que Napoléon achevait -ses préparatifs de guerre.</span> -À Vienne les choses ne se passaient pas mieux, bien qu'avec beaucoup -plus de clairvoyance et d'esprit de la part des représentants de la -France et de l'Autriche. Tandis que M. de Narbonne était en route pour -s'y rendre, la situation avait encore empiré pour nous, et M. de -Metternich et l'empereur, pressés entre l'opinion universelle de -l'Allemagne qui les sommait de se joindre à la coalition, et la France -envers laquelle ils étaient engagés, ne savaient plus comment se tirer -d'embarras, et se trouvaient condamnés chaque jour à de plus pénibles -dissimulations. Leur but n'avait pas changé, car il n'y en avait qu'un -de sage et d'honnête à poursuivre dans leur situation. Passer de -l'état d'allié de la France à celui d'allié de la Russie, de la -Prusse, de l'Angleterre, par un état intermédiaire, celui d'arbitre, -imposer aux uns comme aux autres une paix avantageuse à l'Allemagne, -se tenir à ce rôle intermédiaire le plus longtemps possible, ne se -réunir à la coalition qu'à la dernière extrémité, était aux yeux du -prudent empereur, de l'habile ministre, la seule conduite à tenir. -Pour l'empereur, elle conciliait, comme nous l'avons dit, ses intérêts -de souverain allemand avec ses devoirs de père; pour le ministre, elle -offrait une manière convenable de passer d'une politique à l'autre, -et de rester décemment <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> à la tête des affaires. Pour les deux -elle avait le grand mérite d'épargner à l'Autriche la guerre avec la -France, qui, à leurs yeux, présentait toujours des chances -singulièrement effrayantes. Mais faire accepter aux coalisés, exaltés -par la haine et l'espérance, cette lente transition vers eux, faire -accepter à Napoléon des conseils modérés, était une chose presque -impossible, dans laquelle toute la dextérité du monde pouvait échouer, -surtout au milieu des incidents continuels d'une situation -extraordinaire. -<span class="sidenote" title="En marge">Embarras et dissimulation forcée de l'Autriche.</span> -Il eût été plus commode sans aucun doute de -s'expliquer nettement et immédiatement avec tous, de dire aux coalisés -comme à Napoléon qu'on voulait la paix, qu'on la voulait allemande -pour l'Allemagne d'abord, dont on devait avoir les intérêts à cœur, -pour l'Europe ensuite, à l'équilibre de laquelle une Allemagne -indépendante était indispensable; que, pouvant jeter dans la balance -un poids décisif, on était prêt à le faire contre celui qui -n'admettrait pas complétement et tout de suite ce système de -pacification générale. Mais parler ainsi avant d'avoir deux cent mille -hommes en Bohême pouvait être chose hasardeuse en présence d'un -caractère aussi impétueux que Napoléon, et d'une coalition aussi -enivrée de succès inespérés que l'était celle de la Russie, de -l'Angleterre et de la Prusse. Il était donc prudent de gagner du temps -avant de s'expliquer. Le cabinet autrichien n'y négligea rien: il -était en fonds d'habileté pour réussir dans une tâche pareille.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ses efforts pour former en Allemagne un parti favorable à -la médiation.</span> -D'abord il avait voulu en Allemagne même se ménager des adhérents à sa -politique médiatrice, et il les avait cherchés parmi les princes -engagés comme <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> lui dans l'alliance française, par prudence ou -par intérêt. Il avait commencé par s'adresser secrètement à la Prusse, -qui, avec une mobilité tenant à sa position et aux passions de son -peuple, avait versé tout d'un coup de la médiation dans la guerre. -<span class="sidenote" title="En marge">Secrètes menées auprès du roi de Saxe.</span> -Ne pouvant plus se servir de la Prusse, il avait, toujours en secret, -tourné ses efforts vers la Saxe et la Bavière, qui ne demandaient pas -mieux que d'avoir la paix, surtout de l'avoir avantageuse à -l'Allemagne, et il les avait rattachées à sa politique. Il avait -amené, comme on l'a vu, le roi de Saxe à quitter Dresde, à nous -refuser son contingent en cavalerie, et à enfermer dans Torgau son -contingent en infanterie. Mais ce n'était plus assez, il voulait -maintenant le conduire de Ratisbonne à Prague, pour en disposer plus -complétement, et lui faire adopter toutes ses vues. La principale de -ces vues consistait à obtenir du vieux roi le sacrifice de la Pologne, -présent bien flatteur de Napoléon, mais présent chimérique et -dangereux, dont la campagne de Moscou venait de démontrer le péril et -l'inanité. -<span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche voudrait arracher ce prince des mains des -Français, et le conduire en Bohême pour en disposer à son gré.</span> -Ayant le consentement du roi de Saxe pour la suppression du -grand-duché de Varsovie, le cabinet autrichien espérait trouver moins -de difficultés de la part de Napoléon, qui n'aurait plus l'embarras et -le désagrément d'abandonner un allié pour lequel il avait toujours -affiché la plus grande faveur. Alors, avec les territoires qui -s'étendent du Bug à la Warta, on avait de quoi reconstituer la Prusse, -on délivrait la Russie de ce grand-duché de Varsovie, qui était pour -elle un fantôme accusateur et menaçant; on lui donnait quelque chose -pour le duc d'Oldenbourg, et on <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> reprenait pour soi, ce qui au -milieu de beaucoup de vues de bien public n'était pas indifférent à -l'Autriche, la portion de la Gallicie perdue après la bataille de -Wagram. -<span class="sidenote" title="En marge">Le principal désir de l'Autriche serait d'amener le roi de -Saxe à renoncer au grand-duché de Varsovie, et de se débarrasser du -corps polonais retiré aux frontières de Gallicie.</span> -C'était donc un point bien important à obtenir du roi de Saxe, -et on poursuivait cet objet auprès de lui avec secret, dextérité et -insistance. On voulait enfin que la Saxe n'employât ses forces qu'avec -celles de l'Autriche, en même temps, dans la même mesure. Ses forces -consistaient dans la belle cavalerie qui avait suivi la cour, dans les -dix mille hommes d'infanterie cantonnés à Torgau, dans la place de -Torgau elle-même, dans la forteresse de Kœnigstein sur l'Elbe, et -enfin dans le contingent polonais du prince Poniatowski, qui s'était -retiré vers Cracovie à la suite du prince de Schwarzenberg. Cette -dernière partie des forces saxonnes était la plus intéressante aux -yeux de l'Autriche, non à cause de son importance militaire, mais à -cause de sa position toute spéciale. -<span class="sidenote" title="En marge">Embarras que cause à l'Autriche le corps polonais, surtout -par rapport au corps auxiliaire autrichien avec lequel il n'a cessé de -marcher.</span> -Il fallait empêcher en effet que -le corps polonais, à la réouverture prochaine des hostilités, ne se -mit en mouvement sur l'ordre qu'il recevrait de Napoléon, et n'attirât -ainsi les Russes vers la Bohême. Ajoutez qu'à la reprise des -hostilités ce n'était pas seulement aux Polonais que Napoléon devait -envoyer des ordres de mouvement, mais au corps autrichien lui-même. -Pour dénouer tant de complications, M. de Metternich, avec sa -fertilité d'esprit ordinaire, avait imaginé un premier moyen, adroit -mais dangereux s'il était divulgué, c'était de continuer par -convention écrite ce qu'on avait déjà fait par convention tacite, -c'est-à-dire de se retirer devant les Russes en feignant d'y être -contraint <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> par des forces supérieures. -<span class="sidenote" title="En marge">Convention secrète avec les Russes, pour éviter de -nouvelles hostilités avec eux.</span> -En conséquence, -employant à un double usage M. de Lebzeltern, qui avait été envoyé à -Kalisch pour y offrir la médiation autrichienne, on était convenu des -faits suivants par une note, échangée entre les parties, qu'on s'était -promis de tenir à jamais secrète. Le général russe, baron de Sacken, -dénoncerait l'armistice par lequel les Russes avaient suspendu les -hostilités avec les Autrichiens à la fin de la dernière campagne, et -feindrait de déployer sur leur flanc une force considérable; ceux-ci, -de leur côté, feindraient de se retirer par nécessité, repasseraient -la haute Vistule, abandonneraient Cracovie, rentreraient en Gallicie, -et emmèneraient le corps polonais de Poniatowski avec eux, en -l'obligeant à subir cette prétendue nécessité. Une fois arrivés là, -les Russes s'arrêteraient et respecteraient les frontières -autrichiennes. Mais pour ne pas garder les Polonais si près du -grand-duché de Varsovie, et surtout pour ne pas les laisser séjourner -au milieu de la Gallicie, à laquelle ils pouvaient mettre le feu, le -cabinet autrichien voulait convenir avec le roi de Saxe, leur -grand-duc, de les ramener à travers les États autrichiens sur l'Elbe, -où Napoléon ferait d'eux ce qu'il lui plairait. On aurait ainsi résolu -l'une des plus grosses difficultés du moment.</p> - -<p>Les Russes avaient accepté la secrète convention dont nous venons de -parler, et M. de Nesselrode, devenu, non pas encore en titre mais en -fait, le ministre dirigeant d'Alexandre, s'était hâté de la signer. -Restait à faire agréer ces divers arrangements au roi de Saxe.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Le roi de Saxe adhère à tout ce que lui suggère -l'Autriche, mais oppose quelque résistance relativement au grand-duché -de Varsovie.</span> -Ce pauvre roi, horriblement tourmenté, ne sachant plus à qui se -donner, mais suivant volontiers l'Autriche, dont la position -ressemblait fort à la sienne, avait consenti à tout ce qu'on lui avait -proposé. Il avait stipulé à l'égard de sa cavalerie conduite à -Ratisbonne, de son infanterie enfermée dans Torgau, de la place de -Torgau et de celle de Kœnigstein, qu'il ne serait usé de ces forces -et de ces places que d'accord avec l'Autriche, conjointement avec -elle, et conformément à son plan de médiation. À l'égard des troupes -polonaises, il avait consenti que, rentrées en Gallicie, on leur ôtât -momentanément leurs armes, sauf à les leur rendre ensuite, et qu'on -les conduisît à travers les États autrichiens, en leur fournissant -tout ce dont elles auraient besoin, à un point de la Bavière ou de la -Saxe qui serait ultérieurement désigné. Par malheur pour cette -combinaison, il se trouvait dans les troupes polonaises un bataillon -de voltigeurs français, et ce n'était pas une médiocre affaire de -désarmer des Français, surtout en prétendant rester les alliés de la -France.</p> - -<p>Ce point obtenu, il fallait arracher au roi de Saxe l'abandon -définitif du duché de Varsovie, afin d'ôter à Napoléon, avons-nous -dit, un embarras et un argument, et l'Autriche voulait proposer à la -Saxe comme dédommagement de la Pologne la jolie principauté d'Erfurt, -jusqu'ici gardée en dépôt par la France, et un moment offerte en -dédommagement au duc d'Oldenbourg. Mais la Saxe, tout en cédant aux -vues de l'Autriche, s'était défendue quand on lui avait parlé du -sacrifice du grand-duché de Varsovie, car Erfurt, quoique une jolie -enclave de ses <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> États, ne valait pas cette glorieuse couronne -de Pologne, qui un siècle auparavant brillait si bien au front des -princes de Saxe. Aussi le cabinet autrichien voulait-il amener le roi -de Saxe de Bavière en Bohême, pour mieux disposer de lui. Afin de l'y -attirer, il faisait valoir auprès de ce prince l'avantage d'être à -Prague dans un pays inviolable, et à quelques heures de Dresde, en -mesure par conséquent de parler chaque jour à ses sujets, et de -conserver leur affection.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Menées de l'Autriche auprès de la Bavière.</span> -Les négociations entamées avec la Bavière étaient tout aussi -délicates, et présentaient même beaucoup plus de difficultés. Outre -qu'il fallait lui faire agréer un projet de médiation qui était tout à -fait en dehors de la politique de Napoléon (ce qui ne laissait pas -d'avoir ses dangers), il fallait la disposer à un sacrifice nullement -utile à la cause générale, mais très-utile à l'Autriche, c'était le -rétablissement de la frontière de l'Inn, entamée aux dépens de -l'Autriche et au profit de la Bavière par le traité de paix de 1809. -Ici il n'y avait que la menace à employer, et aucun dédommagement à -offrir, car il ne se trouvait autour de la Bavière que les territoires -de Baden, de Wurtemberg, de Saxe, qu'on n'aurait su comment démembrer -au profit d'un voisin. La tâche était difficile, et on courait la -chance que la Bavière mécontente ne révélât tout à Napoléon. Quant à -nos alliés de Bade, de Wurtemberg, l'Autriche n'avait pu les aborder -qu'avec beaucoup de ménagements, leur voisinage des bords du Rhin les -rendant tout à fait dépendants de la domination vigilante de Napoléon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de M. de Narbonne à Vienne.</span> -C'est au milieu de ce travail subtil et secret que <span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> M. de -Narbonne vint surprendre l'Autriche, et lui apporter des vues -malheureusement bien différentes des siennes. -<span class="sidenote" title="En marge">Opposition absolue entre les idées qu'il est chargé de -proposer, et les idées de l'Autriche.</span> -Au lieu du projet de -reconstituer la Prusse, et de rendre l'Allemagne indépendante, M. de -Narbonne apportait un bouleversement de l'Allemagne plus grand encore -que celui auquel on voulait remédier, c'est-à-dire la Prusse détruite -définitivement, la Saxe substituée à la Prusse, et l'Autriche payée il -est vrai par la Silésie, mais plus dépendante que jamais! Certes il -n'y avait pas avec de telles propositions grand moyen de s'entendre; -ajoutez que M. de Narbonne, récemment entré dans la faveur de -Napoléon, arrivait naturellement avec le désir de se distinguer, et -surtout avec la prétention de n'être pas comme son prédécesseur dupe -de M. de Metternich! Dispositions dangereuses, quoique fort -concevables, car ce qu'il y aurait eu de mieux, c'eût été de paraître -dupe sans l'être, et même de l'être réellement, plutôt que de forcer -l'Autriche à se prononcer, en lui montrant qu'on l'avait devinée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Brillant accueil fait à M. de Narbonne.</span> -L'accueil de M. de Metternich à M. de Narbonne fut des plus empressés -et des plus flatteurs. M. de Metternich, ne se contentant pas d'être -un esprit politique profond, se piquait d'être aussi un esprit aimable -et sincère, et savait l'être au besoin. Il fit avec M. de Narbonne -assaut de grâce; il l'accueillit comme un ami auquel il n'avait rien à -cacher, et avec le secours duquel il voulait sauver la France, -l'Autriche, l'Europe d'une affreuse catastrophe, en s'expliquant -franchement et tout de suite sur toutes choses. Il se donna donc -beaucoup de peine pour savoir si M. de Narbonne apportait enfin -quelques <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> concessions à la politique européenne, qui -prouvassent de la part de Napoléon une disposition à la paix. Mais M. -de Narbonne attendait encore de Paris ses dernières instructions, dans -lesquelles on devait lui tracer point par point la manière dont il -ferait successivement à l'Autriche les importantes ouvertures dont on -allait le charger. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich s'efforce auprès de M. de Narbonne, comme -auprès de M. Otto, de savoir quelle paix la France serait disposée à -conclure.</span> -Jusque-là il n'avait presque rien à dire, si ce -n'est que Napoléon entendait ne rien céder, mais que si l'Autriche -voulait devenir sa complice, il la payerait bien, avec des territoires -qu'on prendrait n'importe à qui. En pareille situation, se taire, -beaucoup écouter, beaucoup deviner, en attendant qu'il pût parler, -était tout ce que M. de Narbonne avait de mieux à faire, et c'est ce -qu'il fit. Comme il ne parlait pas, M. de Metternich essaya de parler. -Il dit des choses qu'on aurait dû deviner sans qu'il les dît, et qu'on -aurait au moins dû comprendre, quand il prenait soin de les répéter si -souvent, et avec une bonne volonté si évidente de les rendre utiles. -On était à Vienne, suivant M. de Metternich (et il disait vrai), dans -une position des plus difficiles depuis la défection de la Prusse. -L'Allemagne entière demandait qu'on se joignît aux Russes et aux -Anglais contre les Français. Toutes les classes à Vienne, quoique -moins hardies qu'à Berlin, tenaient au fond le même langage, et ce -qu'il y avait de plus grave, c'est que l'armée partageait leur avis. -Tout le monde voulait qu'on profitât de l'occasion pour affranchir -l'Allemagne du joug de la France, et pour faire cesser un état de -choses intolérable. L'Autriche savait sans doute tout ce qu'il y -avait d'exagéré, d'imprudent dans ce langage. Elle <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> savait -que Napoléon était très-puissant, très-redoutable, qu'il ne fallait -pas s'attaquer à lui témérairement; et lui, M. de Metternich, n'allait -pas retomber dans les fautes dont il avait voulu détourner la -politique autrichienne par le mariage de Marie-Louise. Il n'oubliait -donc ni la puissance de Napoléon, ni le mariage, ni le traité -d'alliance du mois de mars 1812, et il ne se laisserait pas plus -conduire par le peuple des capitales que par celui des salons et des -états-majors. Il fallait pourtant reconnaître des vérités qui étaient -évidentes, et ne pas tomber soi-même dans l'aveuglement qu'on -reprochait à ses adversaires; il fallait se dire qu'il y avait en -Europe un soulèvement universel des esprits contre la France, au moins -contre son chef, et en France même un besoin de repos bien légitime; -qu'on gagnerait des batailles sans doute, mais que des batailles ne -suffiraient pas longtemps pour résister à un tel mouvement; qu'il -fallait donc pactiser, pactiser en conservant sa juste grandeur, mais -sans vouloir opprimer l'indépendance des autres, au point de rendre -leur situation intolérable.—M. de Metternich ajoutait que l'Autriche -n'avait que des vues droites, modérées, qu'elle voulait rester -l'alliée de la France, qu'on ne pouvait pas cependant exiger d'elle -qu'elle versât le sang de ses peuples pour appesantir une chaîne dont -elle portait sa lourde part; que si on lui demandait d'appuyer de -toutes ses forces un projet de paix acceptable par l'Europe, ses -peuples lui pardonneraient peut-être de demeurer unie à la France pour -un tel but, mais que dans le cas contraire, elle exciterait chez ses -propres sujets un soulèvement <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> universel. À ce propos, M. de -Metternich citait des arrestations de personnages considérables, celle -de M. de Hormayer notamment, et en outre des destitutions nombreuses, -qu'on avait été obligé d'ordonner pour imposer silence aux plus -turbulents des patriotes germaniques. Mais il faisait remarquer qu'il -y a terme à tout, que le cabinet était un nageur nageant -vigoureusement contre le courant, mais ne pouvant le remonter que si -Napoléon lui tendait la main. Puis craignant qu'il n'y eût quelque -apparence ou de blâme ou de menace dans ses paroles, il se confondait -en protestations d'attachement, d'estime, d'admiration pour Napoléon, -et tenait, disait-il, à se séparer de tous ceux qui voudraient tendre -à l'abaisser.—L'abaisser, grand Dieu! s'écriait spirituellement M. de -Metternich; il s'agit de le laisser grand trois ou quatre fois comme -Louis XIV. Ah! s'il voulait se contenter d'être grand de la sorte, -combien il nous rendrait tous heureux, et combien il assurerait -l'avenir de son fils, avenir qui est devenu le nôtre!—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne ne répondant que par de vagues généralités, -M. de Metternich lui dit assez clairement quelle est la paix que -voudrait l'Autriche.</span> -M. de Metternich n'obtenant en réponse à ces généralités si vraies que -des généralités banales sur l'étendue de nos armements, sur nos -prochaines victoires, sur la nécessité de nous ménager, renouvelait -avec adresse, et avec un regard interrogateur, ces coups de sonde déjà -donnés dans la profondeur de notre ambition. Il répétait alors ce -qu'il avait dit déjà plusieurs fois, sur l'impossibilité de maintenir -la chimère du grand-duché de Varsovie, condamnée par la campagne de -1812; sur la nécessité de renforcer les puissances intermédiaires, -et, <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> par préférence à toutes, la Prusse, seule capable de -remplacer la Pologne à jamais détruite; sur la nécessité de -reconstituer l'Allemagne; sur l'impossibilité de faire durer la -Confédération du Rhin, institution à jamais ruinée dans l'esprit des -peuples germaniques, et beaucoup plus incommode qu'utile à Napoléon; -sur l'impossibilité de faire agréer par les puissances belligérantes -l'adjonction définitive au territoire français de Lubeck, Hambourg, -Brême; sur tous les points enfin que nous avons précédemment indiqués, -et à l'égard desquels s'était déjà manifestée clairement la pensée du -cabinet autrichien.—Nous aurons déjà bien assez de peine, ajoutait M. -de Metternich, d'empêcher qu'on ne parle de la Hollande, de l'Espagne, -de l'Italie! L'Angleterre en parlera probablement, et si elle cède sur -la Hollande et sur l'Italie, elle ne cédera certainement pas sur -l'Espagne. Mais nous n'en dirons rien pour ne pas compliquer les -affaires, et, s'il le faut, nous laisserons l'Angleterre de côté, et -nous traiterons sans elle. Nous amènerons peut-être la Russie et la -Prusse à s'en séparer, si nous leur présentons des conditions -acceptables, et, dans ce cas, la France nous retrouvera ses fidèles -alliés! Mais, de grâce, qu'elle s'explique, qu'elle nous fasse -connaître ses intentions, et qu'elle nous rende possible de rester ses -alliés, en nous donnant à soutenir une cause raisonnable, une cause -que nous puissions avouer à nos peuples!—Quant à ce qui concernait -particulièrement les intérêts autrichiens, M. de Metternich montrait -un dégagement de toute préoccupation qui prouvait bien qu'il n'avait -qu'à puiser <span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> à droite ou à gauche dans les offres qu'on -faisait de tous les côtés à l'Autriche!—Que ne lui offrait-on pas en -effet, disait-il, de la part des coalisés!... Mais il n'écouterait pas -leurs folles propositions; il se contenterait de ce qu'on ne pouvait -pas refuser à l'Autriche, de cette portion de la Gallicie qu'on lui -avait prise en 1809 pour agrandir l'impossible duché de Varsovie, des -provinces illyriennes dont la France avait promis la restitution, et -il parlait de cela comme d'une chose faite, assurée, irrévocable, -tandis qu'il en avait à peine été dit quelques mots entre les cabinets -français et autrichien.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'empereur François confirme en tout le langage tenu par M. -de Metternich.</span> -Tel fut le langage (d'ailleurs peu nouveau) de M. de Metternich. -L'empereur François, plus mesuré, moins hardi dans ses entretiens, se -contenta, en recevant personnellement M. de Narbonne de la façon la -plus gracieuse, de lui dire combien il était satisfait du bonheur que -sa fille avait trouvé en France, combien il appréciait le génie de son -gendre, combien il tenait à rester son allié; mais il ne lui dissimula -pas qu'il ne pouvait l'être que dans l'intérêt de la paix, car ses -peuples ne lui pardonneraient point de l'être pour un autre but. Il -ajouta que cette paix, il faudrait l'acheter de deux manières, par des -victoires et par des sacrifices; que son gendre avait bien fait -d'employer ses grands talents à créer de vastes ressources, car la -lutte serait plus opiniâtre encore qu'il ne l'imaginait; mais enfin -qu'avec des succès il amènerait sans doute ses adversaires à des idées -plus modérées, et que si, après les avoir vaincus, il voulait accorder -au repos des peuples quelques sacrifices nécessaires, l'Autriche -<span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> s'y employant fortement, on arriverait à une paix durable, -paix que son gendre après tant de travaux glorieux devait lui-même -désirer, et qu'il souhaitait vivement, quant à lui, non-seulement -comme souverain, mais comme père, car elle assurerait le bonheur de sa -fille chérie, et l'avenir d'un petit-fils auquel il portait l'intérêt -le plus tendre.</p> - -<p>À toutes ces manifestations M. de Narbonne avait répondu du mieux -qu'il avait pu, toujours en vantant la grandeur de son maître, en -répétant qu'il fallait le ménager, et s'était servi de l'art, qu'il -avait appris dans les salons, de couvrir de beaucoup d'aisance et de -grâce l'impossibilité de rien dire de sérieux. Du reste, tout en -faisant bonne contenance, il avait deviné le secret des intentions -autrichiennes. L'Autriche évidemment n'était pas disposée à tirer le -canon pour la France contre l'Allemagne; toutefois elle n'entendait -pas, comme la Prusse, passer brusquement de l'alliance à la guerre. -L'empereur ne voulait pas oublier complétement son rôle de père; le -ministre voulait opérer décemment sa transition d'une politique à -l'autre, et ils songeaient à se présenter comme médiateurs, à offrir -une paix acceptable, et à peser de tout leur poids sur les uns et les -autres pour la faire accepter. Une preuve de ce projet ressortait de -toutes parts. L'Autriche armait, non pas avec le génie de Napoléon, -mais avec une précipitation au moins égale, et sans précisément le -nier, elle n'en disait rien. Bien certainement elle nous l'eût dit, -s'en serait même vantée, si elle eût armé pour nous.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne, bientôt éclairé par ce qu'il voit, comprend -qu'on ne peut faire de l'Autriche un instrument des desseins de -Napoléon.</span> -Tout de suite M. de Narbonne jugea que ce qu'on pourrait obtenir de -mieux de cette cour, ce serait <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> la neutralité, et qu'avec des -ménagements, en lui parlant peu, et en ne lui demandant rien, on la -retiendrait assez longtemps dans un rôle inactif, qui devait nous -suffire. Il y aurait eu sans doute mieux à faire, comme nous l'avons -remarqué déjà, c'eût été, en lui pardonnant ses dissimulations, son -demi-abandon, de reconnaître qu'elle avait raison au fond de ne -vouloir travailler qu'à la paix, et à une paix toute germanique, dès -lors de s'y prêter franchement, d'entrer dans ses vues, de faire -d'elle un médiateur entièrement à nous, et d'obtenir ainsi la paix, -telle qu'elle travaillait à la conclure, car la France sans le -grand-duché de Varsovie, sans la Confédération du Rhin, sans les -villes anséatiques, sans l'Espagne, mais avec la Hollande, la -Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane, les États -romains, indépendamment des royaumes vassaux de Westphalie, de -Lombardie et de Naples, était encore plus grande qu'il ne le lui -aurait fallu pour être vraiment forte! Le mieux eût donc été d'entrer -sans aucun ressentiment dans les vues de l'Autriche, et de l'oser dire -à Napoléon. Mais M. de Narbonne l'eût osé en vain, et ne songea pas -même à l'essayer. À défaut de cette conduite, se proposer la -neutralité de l'Autriche, et tendre à paralyser cette cour au lieu de -tendre à la rendre plus active, était la seconde conduite en mérite, -en prudence, en chances de succès. M. de Narbonne le comprit -parfaitement, et allait conseiller cette conduite à son gouvernement, -lorsqu'il reçut ses instructions si longtemps attendues, et qui -étaient certes tout le contraire de la neutralité.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> <span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne reçoit le 9 avril ses instructions -définitives, par lesquelles il est chargé de proposer à l'Autriche de -se constituer médiatrice dans le sens des vues de la France.</span> -Expédiées le 29 mars, arrivées le 9 avril, elles apportèrent à M. de -Narbonne le moyen de sortir du langage insignifiant dans lequel il -s'était jusque-là renfermé, et cette fois poussant la franchise aussi -loin que possible, il lut à M. de Metternich le texte même de M. de -Bassano, texte bien fait pour exciter le sourire du ministre -autrichien par le ton de jactance que le ministre français avait -ajouté à la politique impétueuse de Napoléon. M. de Narbonne lut donc -ce projet, consistant à dire à l'Autriche qu'il fallait qu'elle -s'emparât du rôle principal; que, puisqu'elle voulait la paix, il -fallait qu'elle se mît en mesure de la dicter, en préparant de grandes -forces, et en sommant ensuite les puissances belligérantes de -s'arrêter, sous menace de jeter cent mille hommes dans leur flanc, -puis enfin en jetant ces cent mille hommes en Silésie si elles ne -s'arrêtaient pas, et en gardant la Silésie pour elle, tandis que -Napoléon refoulerait au delà de la Vistule Prussiens, Russes, Anglais, -Suédois, etc ...—M. de Metternich écouta ce projet avec une apparente -impassibilité, questionna beaucoup pour se le faire expliquer dans -toutes ses parties, puis cependant toucha un point qui n'était pas -traité dans cette dépêche.—Si les puissances belligérantes, -demanda-t-il, s'arrêtent à notre sommation, quelles bases de paix leur -offrirons-nous?—À cette question M. de Narbonne ne put répondre, car -la dépêche de M. de Bassano se bornant pour l'instant à envisager le -cas de guerre, annonçait des développements ultérieurs. Napoléon en -effet ne voulait pas dire encore, dans le cas où l'on entrerait tout -de suite en négociation, quelle <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> Europe il entendait faire. M. -de Metternich affecta de prendre patience quant à ce dernier point, et -de réfléchir beaucoup à ce qu'on lui apportait, comme si tout ce qu'il -avait entendu pouvait fournir matière à de longues réflexions. Il -promit de répondre aussi vite que le permettait un sujet aussi grave.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La proposition que la France adresse à l'Autriche est pour -celle-ci un soulagement inespéré, et un moyen de se tirer d'embarras.</span> -Si dans le très-grand embarras où il se trouvait en ce moment, entre -des coalisés impatients qui voulaient qu'il se déclarât immédiatement -leur allié, et Napoléon qui entendait le retenir dans ses chaînes, on -lui avait demandé quel moyen il souhaitait pour en sortir, certes il -n'en aurait pas imaginé un autre que celui qu'on lui envoyait de -Paris. En quoi consistait en effet son embarras? Il consistait -premièrement à oser dire à Napoléon que l'Autriche se portait -médiatrice, ce qui entraînait l'abandon du rôle d'alliée, secondement -à trouver un prétexte pour des armements dont l'étendue ne pouvait -plus être justifiée, troisièmement à entrer en explication sur -l'emploi prochain du corps auxiliaire autrichien, qui, au lieu de se -battre avec les Russes, allait rentrer en Gallicie. Sur ces trois -points, qui mettaient l'Autriche dans un singulier état de gêne à -l'égard de la France, on venait miraculeusement à son secours, comme -nous allons le montrer, et M. de Metternich était trop habile pour ne -pas saisir au passage une si bonne fortune.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Après avoir feint de prendre le temps de la réflexion, M. -de Metternich répond à M. de Narbonne.</span> -Il prit deux jours pour répondre, après avoir, très-probablement, pris -à peine une heure pour réfléchir. En conséquence il fit appeler M. de -Narbonne, et lui annonça, avec un air de satisfaction facile à -concevoir, qu'après avoir consulté son maître, il était <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> prêt -à s'expliquer, les graves sujets dont il s'agissait n'admettant pas de -remise.—Il était, disait-il, trop heureux de se trouver sur les -points les plus importants de la dernière communication parfaitement -d'accord avec l'empereur Napoléon! Ainsi, tout d'abord, le cabinet -autrichien pensait, comme ce monarque, qu'il ne lui était pas possible -de se renfermer dans un rôle secondaire, et de borner son action à ce -qu'elle avait été en 1812, qu'il fallait, pour des circonstances si -différentes, un concours tout différent. L'Autriche l'avait prévu, et -s'y préparait. C'était la cause des armements auxquels elle se -livrait, et qui, indépendamment du corps auxiliaire revenu de la -Pologne, du corps d'observation resté en Gallicie, allaient lui -procurer bientôt cent mille hommes en Bohême. -<span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche acceptant le rôle de médiatrice armée, -développera ses forces en conséquence, et proposera la paix à toutes -les puissances.</span> -Quant à la manière de se -présenter aux puissances belligérantes, l'Autriche ne l'entendait pas -autrement que l'empereur Napoléon, et elle se poserait devant elles en -médiateur armé. Elle proposerait aux puissances de s'arrêter, de -convenir d'un armistice, et de nommer des plénipotentiaires. Si elles -y consentaient, ce serait le cas alors d'énoncer des conditions, et on -attendait impatiemment à ce sujet les nouvelles communications -promises par le cabinet français. Si au contraire elles refusaient -d'admettre aucune proposition de paix, alors ce serait le cas d'agir, -et de régler la manière d'employer les forces de l'Autriche -concurremment avec celles de la France. Ce cas évidemment ferait -ressortir l'insuffisance du dernier traité d'alliance, et la nécessité -de le modifier en se conformant aux circonstances. -<span class="sidenote" title="En marge">Nécessité dès lors pour l'Autriche de modifier son traité -d'alliance avec la France, et de l'approprier à son nouveau rôle de -médiatrice.</span> -De tout cela enfin -il résultait <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> de nouvelles dispositions à prendre pour le -corps auxiliaire autrichien, qui se trouvait aux frontières de -Pologne, dans une situation absolument fausse, et qu'on allait ramener -sur le territoire autrichien avec le corps polonais, pour empêcher -qu'il ne fût employé contrairement aux vues des deux cabinets. Du -reste à cette déclaration M. de Metternich joignit l'expression d'un -parfait contentement, répétant qu'il était bien heureux d'être si -complétement d'accord avec le cabinet français, et affirmant qu'il -ferait concorder de son mieux son ancienne qualité d'allié avec la -récente qualité de médiateur qu'on l'avait invité à prendre.</p> - -<p>Jamais, dans ce jeu redoutable et compliqué de la diplomatie, on -n'avait mieux joué et plus gagné que M. de Metternich en cette -occasion. D'un seul coup en effet il avait résolu tous ses embarras. -D'allié esclave il s'était fait hautement médiateur, et médiateur -armé. Il avait osé professer que le traité d'alliance de mars 1812 -n'était plus applicable aux circonstances présentes; il avait motivé -ses armements sans nous laisser un seul mot à objecter; il avait enfin -résolu d'avance une grosse et prochaine difficulté qui se préparait -pour lui, celle de l'emploi à faire du corps auxiliaire autrichien. -Quant à l'offre d'entrer dans les vues de la France, d'agir avec elle -pour achever de bouleverser l'Allemagne, de déplacer la Prusse, -c'est-à-dire de la détruire, de prendre la Silésie, etc., il n'est pas -besoin d'ajouter que l'Autriche n'en voulait à aucun prix, non par -amour pour la Prusse, mais par amour de la commune indépendance. Elle -éludait donc cette offre, en considérant <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> ce cas comme un cas -de guerre, dont on aurait à s'occuper plus tard, lorsque les -puissances belligérantes auraient refusé toutes les ouvertures de -paix, ce qui n'était guère vraisemblable. M. de Metternich termina sa -déclaration en annonçant qu'un courrier extraordinaire allait en -porter la copie au prince de Schwarzenberg à Paris.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'empressement de l'Autriche à accepter le rôle de -médiatrice armée, inspire des soupçons à M. de Narbonne.</span> -Le ton seul de la communication l'eût rendue suspecte, quand bien même -le sens n'en eût pas été clair. La solennité avec laquelle M. de -Metternich appuyait sur les points essentiels, l'empressement qu'il -mettait à informer le prince de Schwarzenberg à Paris, indiquaient le -désir de prendre acte, tout de suite et dans les deux capitales à la -fois, de l'importante déclaration qu'il venait de faire, ce qui -révélait bien plutôt les précautions d'amis prêts à se quitter, que la -cordialité d'amis prêts à confondre leurs intérêts et leurs efforts. -M. de Narbonne était beaucoup trop clairvoyant pour ne pas -s'apercevoir que sous cette affectation à paraître d'accord sur tous -les points, il y avait le plus complet et le plus redoutable -dissentiment. Qu'avait en effet entendu le cabinet français par son -imprudente communication? Il avait entendu qu'au lieu de la -coopération partielle stipulée par le traité de 1812, l'Autriche -serait tenue de fournir à la France la totalité de ses forces, -c'est-à-dire cent ou cent cinquante mille hommes; que pour pouvoir en -arriver là elle emploierait la forme qui lui était la plus commode à -cause de l'esprit de ses peuples, celle de la médiation, et que sur le -refus probable, même certain, des puissances, d'accepter les -propositions qu'on <span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> leur présenterait, l'Autriche entrerait en -lutte avec toutes ses armées, et se payerait de ses efforts par les -dépouilles de la Prusse. Or, c'était justement le contraire -qu'entendait M. de Metternich, sous des paroles copiées avec -affectation sur les nôtres. Il admettait en effet que le traité de -1812, borné à un secours de trente mille hommes, n'était plus -applicable aux circonstances; qu'il fallait intervenir avec cent -cinquante mille hommes, intervenir, comme le voulait la France, sous -la forme de la médiation armée, sommer les puissances belligérantes, -leur proposer un armistice, et puis peser sur elles pour leur faire -accepter les conditions qu'on aurait jugées bonnes. Or, bien qu'on dût -s'attendre à des prétentions assez peu modérées de la part de -l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse, l'Autriche était assurée -de les amener à céder par la seule menace d'unir ses forces aux -nôtres, et par conséquent n'avait guère la crainte de se trouver en -dissentiment avec elles. Il n'y avait réellement pour elle de -difficulté à prévoir que de la part de Napoléon, qui ne voulait ni -abandonner le grand-duché de Varsovie pour refaire la Prusse, ni -laisser abolir la Confédération du Rhin, ni surtout renoncer aux -départements anséatiques. Le poids des cent cinquante mille -Autrichiens devait donc être employé à peser sur lui, et sur lui seul. -L'alliance ainsi agrandie dans son but et ses moyens, mais convertie -en médiation, n'était plus qu'une contrainte qu'on lui préparait, en -se servant des propres termes de sa proposition.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne cherche à faire expliquer plus clairement M. -de Metternich.</span> -M. de Narbonne, sans aigreur ni emportement, plutôt avec le -persiflage d'un homme d'esprit qui <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> ne veut pas être pris pour -dupe, chercha pourtant à faire expliquer M. de Metternich, et à lui -arracher une partie de son secret.—L'alliance, dit-il, ne sera plus -limitée, soit; l'Autriche jouera dans cette grande crise le rôle qui -sied à sa puissance, nous en sommes d'accord; elle interviendra non -plus avec trente mille hommes, mais avec cent cinquante mille, pour -faire accepter les conditions de la paix, mais quelles -conditions?—Celles dont nous serons convenus, répondit M. de -Metternich, et sur lesquelles nous vous pressons vainement de vous -expliquer depuis trois mois, celles dont nous espérions aujourd'hui -même la communication de votre part, et que vous nous faites attendre -encore, ce qui rend notre déclaration incomplète en un point -essentiel, celui des conditions que nous présenterons aux puissantes -belligérantes en les sommant d'accepter un armistice ou la guerre.—M. -de Narbonne ici se trouvait mis dans son tort par l'habile joueur -auquel il avait affaire, et qui n'avait en ce moment l'avantage que -parce qu'il avait la raison de son côté, la France n'osant pas avouer -des conditions de paix qui dans l'état des choses n'étaient pas -avouables.— -<span class="sidenote" title="En marge">Il lui demande ce qui adviendrait si la France n'était pas -d'accord avec l'Autriche sur les conditions de la paix.</span> -Mais, reprit M. de Narbonne, si ces conditions, que je ne -connais pas encore, n'étaient pas telles que vous les désirez...—Là-dessus, -M. de Metternich ne voulant pas accomplir trop de -choses en un jour, et se contentant du terrain conquis, lequel était -certes assez grand, puisque l'Autriche était parvenue à convertir -l'alliance en médiation armée, M. de Metternich se hâta d'interrompre -M. de Narbonne, et lui dit: Ces conditions ne m'inquiètent <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> -pas ... Votre maître sera raisonnable ... il n'est pas possible qu'il -ne le soit pas ... -<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. de Metternich pour éluder cette question.</span> -Quoi! il risquerait tout pour cette ridicule -chimère du grand-duché de Varsovie, pour ce protectorat non moins -ridicule de la Confédération du Rhin, pour ces villes anséatiques qui -n'ont plus de valeur pour lui le jour où, concluant la paix générale, -il renonce au blocus continental!... Non, non, ce n'est pas -possible!...—M. de Narbonne, ne voulant pas permettre à son -adversaire de lui échapper, dit encore à M. de Metternich: Mais -supposez que mon maître pensât autrement que vous, qu'il mît sa gloire -à ne pas céder des territoires constitutionnellement réunis à -l'Empire, à ne pas renoncer à un titre qu'on ne lui dispute que pour -l'humilier, et qu'il voulût conserver à la France tout ce qu'il avait -conquis pour elle, alors qu'adviendrait-il?—Il adviendrait ... il -adviendrait, répliqua M. de Metternich avec un mélange d'embarras et -d'impatience, il adviendrait que vous seriez obligés d'accorder ce que -la France vous demande elle-même, ce qu'elle a bien le droit de vous -demander après tant d'efforts glorieux, c'est-à-dire la paix, la paix -avec cette juste grandeur qu'elle a conquise par tant de sang, et -qu'il n'entre dans l'esprit de personne, même de l'Angleterre, de lui -disputer.—Ici M. de Narbonne insistant de nouveau, et lui disant: -Mais enfin supposez que mon maître ne fût pas raisonnable (du moins -comme vous l'entendez), supposez qu'il ne voulût pas de vos -conditions, quelque acceptables qu'elles vous paraissent, eh bien, -comment comprenez-vous en ce cas le rôle du médiateur?... Pensez-vous -qu'il devrait employer <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> contre nous cette force que nous -sommes convenus de porter de trente mille hommes à cent cinquante -mille?— -<span class="sidenote" title="En marge">Poussé à bout, M. de Metternich déclare que le médiateur -emploiera sa force contre quiconque se refuserait à une paix -équitable.</span> -Pressé d'en dire plus qu'il ne voulait, M. de Metternich, -toujours plus impatienté, finit par s'écrier: Eh bien, oui! le -médiateur, son titre l'indique, est un arbitre impartial; le médiateur -armé, son titre l'indique encore, est un arbitre qui a dans les mains -la force nécessaire pour faire respecter la justice, dont on l'a -constitué le ministre ...—Puis, comme fâché d'en avoir trop dit, M, -de Metternich ajouta: Bien entendu que toute la faveur de cet arbitre -est pour la France, et que tout ce qu'il pourra conserver de -partialité sera pour elle.—Mais enfin, dans certains cas, vous nous -feriez la guerre? reprit encore M. de Narbonne.—Non, non, répondit M. -de Metternich, nous ne vous la ferons pas, parce que vous serez -raisonnables.— -<span class="sidenote" title="En marge">Regret de l'un et de l'autre interlocuteur d'avoir poussé -les choses trop loin.</span> -Alors M. de Narbonne, cherchant à rendre plaisante une -conversation qu'il craignait d'avoir rendue trop grave, dit à M. de -Metternich: J'aime à croire que par la nouvelle situation que vous -avez prise, vous voulez gagner du temps, et nous ménager le loisir de -remporter quelque victoire ... Dans ce cas, permettez-moi de n'avoir -plus de doute, l'arbitre sera pour nous, si c'est la victoire qui doit -le décider.—Je compte sur vos victoires, répondit M. de Metternich, -et j'ai besoin d'y compter, car il en faudra plus d'une pour ramener -vos adversaires à la raison. Mais, ne vous y trompez pas, le lendemain -d'une victoire nous vous parlerions avec plus de fermeté -qu'aujourd'hui.—</p> - -<p>M. de Metternich, poussé à bout, s'était exprimé avec une vivacité -qui prouvait à quel point son cabinet <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> était résolu à soutenir -le système de paix auquel il s'était attaché, et ici éclatait tout -entière la grande faute que redoutaient avec raison MM. de -Caulaincourt, de Talleyrand, de Cambacérès, lorsqu'ils conseillaient -de ne point s'adresser à l'Autriche. -<span class="sidenote" title="En marge">Grave faute d'avoir soi-même poussé l'Autriche à devenir -médiatrice.</span> -À s'adresser à elle, il n'aurait -fallu le faire que décidés à accepter ses conditions, qui heureusement -pour nous étaient fort acceptables; mais si on ne voulait pas de ces -conditions, qu'elle avait assez clairement indiquées pour qu'il fût -facile de les deviner, il fallait alors gagner du temps, ne pas la -pousser à augmenter ses armements, ne pas lui demander plus de trente -mille hommes, ne pas même exiger qu'elle nous les fournît exactement, -se contenter de ce qu'elle ferait, quoi que ce fût, ajourner les -explications, et se hâter en attendant de rejeter les coalisés au delà -de l'Elbe, de l'Oder, de la Vistule, afin de les séparer tellement de -l'Autriche, qu'elle fût dans l'impossibilité de leur tendre la main. -Du reste, la faute était non pas à M. de Narbonne, envoyé pour la -commettre, choisi pour la commettre plus vite, plus complétement qu'un -autre, la faute était à Napoléon, à sa prétention de faire de -l'Autriche un instrument, quand elle ne pouvait plus l'être, et, en -voulant ainsi en faire un instrument, de lui mettre lui-même à la main -les armes qu'elle devait tourner bientôt contre nous.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Conséquences nombreuses et promptes de la faute commise.</span> -Les conséquences de cette faute furent immédiates, et se -précipitèrent, on peut le dire, les unes sur les autres. À peine -l'Autriche avait-elle pris la position de médiateur armé par sa -déclaration du 12 avril, qu'elle profita du terrain acquis pour -s'avancer <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> dans la voie qu'elle venait de s'ouvrir. Le roi de -Saxe était toujours à Ratisbonne, assailli des conseils, des menaces, -des sollicitations de tout le monde. La Prusse l'avait sommé de se -joindre à la coalition, lui promettant toutes sortes de dédommagements -s'il se joignait à elle, lui adressant toute espèce de menaces s'il -s'y refusait. Il avait décliné avec beaucoup de ménagement les offres -de la Prusse, en se fondant sur les engagements qu'il avait contractés -avec la France, et il avait adhéré aux vues de l'Autriche. Les -pourparlers de celle-ci pour l'amener à renoncer au grand-duché de -Varsovie n'avaient pas cessé. Cette fois elle avait un argument -nouveau à produire.—La France et l'Autriche venaient, disait-elle, de -se mettre d'accord. La France avait demandé la médiation de -l'Autriche, l'Autriche y avait consenti. On ne faisait donc rien que -de conforme aux vues de Napoléon, et on ôterait à celui-ci un grave -embarras en lui apportant la renonciation de la Saxe au grand-duché de -Varsovie. On rendrait ainsi la paix non-seulement facile, mais -certaine. D'ailleurs il fallait sauver le solide, c'est-à-dire la -Saxe, en sacrifiant le chimérique, c'est-à-dire la Pologne, et -renoncer à un rêve qui n'était plus de mise dans le temps -actuel.—Vaincu par ces raisons, Frédéric-Auguste, qui sentait -lui-même que les conquêtes n'étaient pas sa vocation, et qu'en -s'associant à un conquérant sorti de l'enfer des révolutions, il avait -accepté une association autant au-dessus de son génie que de sa -conscience, souscrivit à la renonciation qui lui était demandée, et la -signa le 15 avril, trois jours après la déclaration de médiation -armée faite <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> par l'Autriche sur notre imprudente provocation.</p> - -<p>Mais ce n'était pas tout ce que l'Autriche souhaitait du roi de Saxe. -On savait que Napoléon allait arriver à Mayence, puis à Erfurt, pour -se mettre à la tête de ses armées, et qu'il pourrait d'un mouvement de -sa main reprendre le pauvre roi, retiré en Bavière, et lui faire -encore perdre l'esprit, la mémoire, le sentiment du vrai, en lui -promettant qu'il serait roi de Pologne. Cet enchanteur, à la fois -séduisant et terrible, devait passer trop près de Ratisbonne pour -qu'on y laissât le faible Frédéric-Auguste exposé à sa redoutable -influence. On insista de nouveau auprès de celui-ci pour qu'il se -rendît à Prague.—Les coalisés, lui disait-on, étaient entrés dans -Dresde, et là ils s'apprêtaient à gouverner le royaume de Saxe à la -façon du baron de Stein, à peu près comme on avait gouverné la -Vieille-Prusse, en persuadant aux peuples qu'ils étaient les maîtres -de leur sort, et qu'ils pouvaient se donner à qui ils voulaient, quand -leurs princes désertaient les intérêts de la commune patrie. Il -fallait donc qu'il se hâtât de venir à Prague, en lieu sûr, à une -petite journée de Dresde, d'où il administrerait son royaume comme -s'il y était, et sans courir aucune espèce de danger, ni de la part -des coalisés ni de la part des Français.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche attire définitivement le roi de Saxe à Prague.</span> -Dans le moment même où l'on disait ces choses, le roi de Saxe avait -reçu la sommation envoyée de Paris, et reproduite par le maréchal Ney, -d'avoir à livrer sa belle cavalerie à ce maréchal qui en avait besoin -pour ouvrir la campagne. C'était demander à cet excellent roi presque -la vie. Il ressentait <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> plus que personne la crainte des -Cosaques, qui faisaient peur à ceux qu'ils venaient secourir plus qu'à -ceux qu'ils venaient combattre. Trois mille cavaliers et artilleurs -superbes, escortant un trésor avec lequel on payait comptant de quoi -les nourrir chaque jour, étaient une sorte de garde au sein de -laquelle ce roi fugitif dormait en repos. En outre les chefs de ses -troupes avaient déclaré ne plus vouloir servir avec les Français. En -présence de ces circonstances, le comte de Marcolini, vieillard -complaisant, de même humeur que son maître, ayant un peu plus d'esprit -mais beaucoup moins d'honneur, et gouvernant ce maître par habitude, -lui persuada que la retraite à Prague était la seule résolution à -prendre. Presque en même temps le ministre de France, M. de Serra, -insistant pour avoir une réponse relativement à la cavalerie, -Frédéric-Auguste saisi d'épouvante, et plein de regrets de s'être mis -dans de tels embarras pour la chimère de ses ancêtres, se décida -brusquement à partir. Il avait auprès de lui un ministre éclairé, M. -de Senft, qui l'avait jusque-là maintenu dans l'alliance de la France, -et qui avait joué à Dresde le même rôle que M. de Metternich à Vienne, -M. de Hardenberg à Berlin, M. de Cetto à Munich. Il fut vaincu comme -tous ces partisans de l'alliance française, et céda. -<span class="sidenote" title="En marge">Départ du roi de Saxe, et sa sortie de Ratisbonne.</span> -Sans avertir le -ministre de France, dans la nuit du 19 au 20 avril, la cour de Saxe -partit pour Prague dans une longue suite de voitures, au milieu de -trois mille cavaliers et artilleurs sortant de Ratisbonne le sabre au -poing, la mèche allumée, dans la crainte de rencontrer les Français, -et prenant la <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> route de Lintz, afin de les éviter. M. de Serra -reçut au dernier moment une lettre pour l'Empereur, dans laquelle le -bon Frédéric-Auguste disait que sur l'invitation de l'Autriche, dont -il connaissait la parfaite entente avec la France, il se rendait à -Prague, mais toujours en restant l'allié fidèle du grand monarque qui -l'avait comblé de tant de bienfaits.</p> - -<p>Lorsque cette nouvelle parvint à Vienne, l'empereur François et son -ministre M. de Metternich ne cachèrent guère leur joie de tenir enfin -un si précieux instrument de leurs desseins. -<span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche ramène son corps auxiliaire en Gallicie, et -décide que le corps polonais sera désarmé pour être conduit auprès de -l'armée française.</span> -Au même instant, croyant -n'avoir plus autant à se cacher, relativement au corps auxiliaire, ils -écrivirent au prince Poniatowski qu'il fallait évacuer Cracovie, et -rentrer dans les États autrichiens, car les hostilités allaient -recommencer, et on ne voulait pas attirer les Russes en Bohême en se -battant contre eux. On l'avertit de plus que pendant le trajet, les -armes des Polonais, des Saxons et des Français, seraient déposées sur -des chariots pour leur être ensuite restituées. Cet avis fut donné au -prince Poniatowski au moment même où lui arrivait de Paris l'ordre de -se préparer à rentrer en campagne, et à coopérer avec le corps -autrichien, qui allait recevoir de son côté les instructions de -Napoléon. Le prince Poniatowski s'était hâté de mander le tout à M. de -Narbonne, pour que cet ambassadeur lui expliquât ces énigmes -auxquelles il ne comprenait plus rien.</p> - -<p>M. de Narbonne apprenant la brusque fuite du roi de Saxe à Prague, la -retraite forcée du corps polonais, le projet de désarmer ce corps, et -l'espèce de défection du corps autrichien auxiliaire, reconnut -<span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> dans cet ensemble de faits le développement des desseins de -l'Autriche, qui moins gênée depuis qu'elle s'était hardiment -constituée médiatrice, d'un côté attirait le roi de Saxe à Prague pour -apporter à son plan de pacification l'adhésion si importante de ce -prince, de l'autre ramenait les troupes autrichiennes en arrière pour -mettre un terme à son rôle de puissance belligérante, et enfin faisait -disparaître avec le corps polonais les restes du gouvernement du -grand-duché, retirés sur la frontière de la Gallicie. En effet, depuis -l'évacuation de Varsovie, les ministres du grand-duché s'étaient -réfugiés avec le prince Poniatowski à Cracovie, où ils présentaient un -dernier semblant de gouvernement de Pologne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Vives explications de M. de Narbonne avec M. de Metternich -au sujet du roi de Saxe et du corps polonais.</span> -M. de Narbonne qui s'était constitué le surveillant assidu de la -politique autrichienne, courut de nouveau chez M. de Metternich, pour -lui demander compte de tant de singularités, qui venaient de se -produire presque en même temps. Il trouva M. de Metternich embarrassé -d'avoir à répondre à tant de questions, et presque fâché de ce que les -résultats qu'il désirait se fussent accomplis si vite. Commençant par -le roi de Saxe, M. de Metternich se hâta de dire à M. de Narbonne -qu'il leur était tombé en Bohême comme la foudre, et que personne -n'était plus surpris que l'empereur et lui de cette soudaine arrivée à -Prague.—Comme la foudre, soit, lui répondit M. de Narbonne, mais je -vous crois aussi habile que Franklin à la diriger.—Du reste -l'ambassadeur de France ne s'arrêta pas davantage à un sujet sur -lequel il n'aurait eu que des démentis à donner, ce qui n'était ni -séant ni politique, <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> et il en vint tout de suite au point le -plus important, c'est-à-dire à la prétention qu'on avait de ramener le -corps polonais en Bohême, et de l'y désarmer, ce qui exigeait une -explication immédiate, car il pouvait survenir à Cracovie un conflit -entre le prince Poniatowski et le comte de Frimont, chargé du -désarmement, et même un éclat direct avec l'Autriche, si les ordres de -Napoléon au corps auxiliaire autrichien ne rencontraient que la -désobéissance. M. de Metternich ne voulant pas avouer l'arrangement -secret signé avec les Russes, s'excusa le plus adroitement qu'il put, -en disant que l'avis donné au prince Poniatowski était un avis tout -amical, qui ne l'obligeait à rien; qu'ayant rempli loyalement les -devoirs de compagnons d'armes envers les Polonais depuis la retraite -commencée en commun, on les prévenait de l'impossibilité où l'on -allait être de les soutenir; que les Russes approchaient en force, -qu'on ne voulait pas les attirer sur le territoire autrichien en les -combattant de nouveau, et se mettre d'ailleurs en contradiction avec -le rôle de médiateur qu'on venait de prendre à l'instigation de la -France; qu'on était donc résolu à rentrer en Gallicie où l'on espérait -n'être pas suivi, si on s'abstenait de toute hostilité, et que par -suite on avait offert au prince Poniatowski de s'y retirer avec les -Autrichiens, pour n'être pas fait prisonnier, ce qui entraînait -l'obligation de déposer momentanément les armes, car il n'était pas -d'usage de traverser en armes un territoire neutre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Embarras de M. de Metternich, naissant de son rôle complexe -d'allié et de médiateur.</span> -Telles furent les explications de M. de Metternich. Il y avait bien -des réponses à lui opposer, car s'il <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> avait pris une position -simple et vraie, en nous conseillant ouvertement la paix, et en se -chargeant sur notre provocation du rôle de médiateur pour y -travailler, il s'en fallait qu'il eût osé prendre une position aussi -franche à l'égard du traité d'alliance. En effet, tout en le disant -insuffisant dans quelques-unes de ses dispositions, il ne contestait -pas le principe de l'alliance, et dès lors le concours des forces -demeurait obligatoire, au moins pour le corps auxiliaire autrichien. -Il restait donc bien des moyens de répondre à M. de Metternich, mais -il eût été beaucoup plus habile de le laisser dans l'idée qu'il -pouvait remplir à la fois les deux rôles de médiateur et d'allié, afin -de lui imposer le plus longtemps possible les obligations du rôle -d'allié. Malheureusement M. de Narbonne n'avait pas été envoyé dans -cette intention, et il persista à embarrasser son antagoniste.—Le -traité d'alliance, lui dit-il, existait encore; M. de Metternich en -convenait, et mettait même beaucoup de soins à le soutenir. À la -vérité, on considérait ce traité comme n'étant plus entièrement -applicable aux circonstances, mais en ce point seulement qu'un secours -de trente mille hommes ne paraissait plus proportionné à la gravité de -la situation. Il n'en résultait pourtant pas que le secours de trente -mille hommes serait lui-même refusé. Ces trente mille Autrichiens -joints aux Polonais pouvaient présenter une force de quarante-cinq -mille hommes, qui placés sur le flanc gauche des coalisés, leur -porterait des coups sensibles, ou du moins paralyserait par sa seule -présence cinquante mille de leurs soldats. Enfin Napoléon partant -pour l'armée avait annoncé qu'il <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> donnerait bientôt des ordres -au corps autrichien, en vertu du traité du 14 mars 1812. Allait-on -désobéir, déclarer que le traité n'existait plus, le déclarer à -l'Europe, à Napoléon lui-même? Et puis ne songeait-on pas à l'honneur -des armes? Allait-on se retirer devant quelques mille Russes, car le -corps de Sacken n'était pas de plus de vingt mille hommes, et après -être rentré ainsi timidement dans ses frontières, irait-on s'y cacher, -et désarmer ses propres alliés? Était-ce là une conduite digne de -l'Autriche? Ces alliés eux-mêmes consentiraient-ils à remettre leurs -armes, quand parmi eux surtout se trouvaient des Français? Et s'ils -refusaient de les remettre, les désarmerait-on de vive force, ou bien -les livrerait-on aux Russes?...—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich échappe à son embarras en considérant la -question du point de vue de la prudence.</span> -Il n'y avait rien à répondre à ces observations, M. de Metternich -n'ayant eu encore que la hardiesse de se déclarer médiateur, et -n'ayant pas eu celle de dépouiller entièrement la qualité d'allié. -Aussi, évitant des questions trop embarrassantes, M. de Metternich se -porta sur un terrain où il lui était plus facile de se défendre, celui -de la prudence.—Qu'importaient à Napoléon, qui allait pousser de -front avec sa redoutable épée les maladroits coalisés venus au-devant -de lui, qu'importaient, dit M. de Metternich, quelques mille -Autrichiens et Polonais de plus à Cracovie? Pour une satisfaction -assez vaine, celle de compromettre l'Autriche (car au fond on ne -voulait pas autre chose), on allait la placer dans une position fausse -à l'égard des puissances belligérantes, auxquelles elle avait à se -présenter comme arbitre, rendre impossible son rôle de médiatrice, -l'exposer <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> à un soulèvement de l'opinion publique si elle -tirait un coup de fusil contre les coalisés, lui faire peut-être -perdre le timon des affaires allemandes, qu'elle tenait déjà d'une -main tremblante et tourmentée. Si elle refusait ces trente mille -hommes aujourd'hui, c'était pour en offrir cent cinquante mille plus -tard, lorsqu'on serait convenu de conditions de paix acceptables, ce -qui dépendait de la France seule, et ce qu'elle pouvait même rendre -instantané. Il fallait d'ailleurs être raisonnable, et ne pas demander -à l'Autriche de se battre contre les Allemands pour les Polonais. Ce -n'était pas là une situation soutenable, dans l'état des opinions à -Vienne, à Dresde, à Berlin. Quant à l'honneur, on y avait songé, et si -on voulait se retirer, c'était parce qu'on était sûr d'avoir devant -soi des forces considérables. Quant aux Polonais, on offrait de les -recevoir, de les nourrir, et on ne le ferait que pour plaire à la -France, car les admettre en Gallicie c'était accepter déjà la plus -incommode visite, et ce serait s'exposer à la plus dangereuse que de -les y laisser armés. De plus leur souverain, le roi de Saxe, avait -consenti à leur désarmement momentané. Restait le bataillon français: -eh bien, quant à celui-là, on comprenait sa susceptibilité justifiée -par tant d'exploits! on ferait à Napoléon le sacrifice de respecter -dans ces quelques centaines d'hommes, sa gloire, celle de l'armée -française, et on violerait les principes en autorisant ce bataillon à -demeurer en armes sur un territoire neutre, car effectivement on -avait, au su de Napoléon, déclaré neutre le territoire de la Bohême -pour empêcher les Russes d'y pénétrer.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> <span class="sidenote" title="En marge">M. de Narbonne voyant le danger de pousser -l'Autriche trop vivement, s'arrête, et demande de nouvelles -instructions à sa cour.</span> -En abandonnant le terrain du droit pour se porter sur celui de la -prudence, M. de Metternich redevenait plus fort, et on ne pouvait -regretter qu'une chose, c'est que la situation ne lui permît pas -d'être plus franc, et que M. de Narbonne n'eût pas la permission -d'être plus modéré, car nous serions arrivés sur-le-champ à une -médiation équitable et acceptée de l'Europe entière. Quoi qu'il en -soit, M. de Narbonne reconnut tout de suite qu'on s'abusait en voulant -obtenir de l'Autriche un concours efficace avec nos conditions -sous-entendues de paix, et que la neutralité était tout ce qu'on -pourrait en attendre, et encore au prix de victoires promptes et -décisives. Il en fit part à M. de Bassano, en sollicitant des -directions nouvelles pour la situation si difficile dans laquelle il -se trouvait placé. Un nouveau fait que lui mandait de Munich notre -ambassadeur, M. Mercy d'Argenteau, révélait tout le travail de -l'Autriche pour amener des adhérents à son système de médiation armée. -Elle avait cherché à faire de la Bavière ce qu'elle avait fait de la -Saxe, une alliée de la France à double entente, alliée, si la France -acceptait une paix allemande, ennemie, si elle persistait à vouloir -une paix oppressive pour l'Allemagne. La Bavière, affamée de repos, -assaillie des cris du patriotisme germanique, avait prêté l'oreille -aux propositions de l'Autriche, et les avait presque admises, jusqu'au -moment où celle-ci, songeant à ses propres intérêts, lui avait -redemandé la ligne de l'Inn, ce qui entraînait pour la Bavière un -sacrifice de territoire, sans compensation possible. Au simple énoncé -de cette prétention, la Bavière était redevenue <span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> fidèle à la -France, et plusieurs indiscrétions calculées de sa part avaient appris -à notre légation que l'Autriche avait essayé sans succès de séduire -l'un de nos alliés allemands. Ces détails avaient été mandés à M. de -Narbonne à Vienne, à M. de Bassano à Paris. Ils confirmaient -pleinement les idées qu'on ne pouvait manquer de se faire en voyant -agir la cour de Vienne, et en l'entendant parler, c'est qu'elle -cherchait à créer un parti intermédiaire, pour parvenir à une paix à -son gré, au gré de l'Allemagne, et non au gré de Napoléon! Hélas! que -n'acceptions-nous une telle paix, qui ne retranchait rien à notre -grandeur véritable, et ne retranchait quelque chose qu'à cette -grandeur chimérique et impossible que Napoléon s'obstinait à défendre!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon apprend à Mayence tout ce qui s'était passé en -Autriche.</span> -Ces faits si importants et si multipliés de la politique européenne -s'étaient passés du 1<sup>er</sup> au 20 avril, pendant que Napoléon préparait -son départ de Paris, en partait, arrivait à Mayence, et y donnait ses -premiers ordres. Rendu le 17 avril à Mayence, il s'était mis tout de -suite au travail, et pendant qu'il portait sur toutes choses son -regard ardent et sa main puissante, il avait arrêté au passage les -courriers diplomatiques allant et venant, et avait appris, non pas -complétement, car tous les courriers ne traversaient pas Mayence, mais -suffisamment, ce que nous venons de rapporter, et avait pu s'en faire -une idée au moins approximative. Ce qui l'avait le plus surpris, -c'était le brusque départ du roi de Saxe pour Prague, au moment où -l'armée française arrivait pour dégager ses États; c'était la -politique si compliquée de l'Autriche à l'égard de ce prince, et il -avait même <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> supposé, ne sachant pas tout, que l'Autriche -voulait entraîner le malheureux Frédéric-Auguste à commettre des -fautes, pour le perdre dans l'affection de la France, et ôter à -celle-ci tout motif de lui conserver le grand-duché de Varsovie. La -retraite du corps autrichien lui avait paru moins obscure, et il avait -vu que l'Autriche, sans nier l'alliance, en repoussait les -obligations. -<span class="sidenote" title="En marge">Son irritation surtout par rapport au désarmement des -Polonais.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Il défend au prince Poniatowski de livrer ses armes.</span> -Mais le désarmement des Polonais l'avait indigné, et il -avait expédié un courrier à Cracovie, pour enjoindre au prince -Poniatowski de ne se laisser désarmer à aucun prix, de rentrer, s'il -le fallait, en Pologne, d'y faire à tout risque la guerre de -partisans, et de périr plutôt que de remettre ses armes, ajoutant avec -une véhémence et une grandeur de langage qui n'appartenaient qu'à lui: -<cite>L'Empereur ne tient nullement à conserver des hommes qui se seraient -déshonorés</cite>.—De plus, il maintenait l'avertissement, donné au comte -de Frimont, de se tenir prêt à obéir à ses premiers ordres.</p> - -<p>Se servant de M. de Caulaincourt comme ministre des affaires -étrangères en l'absence de M. de Bassano, il écrivit à M. de Narbonne -qu'il ne comprenait pas la conduite de l'Autriche, ou plutôt qu'il -commençait à la trop comprendre, qu'il s'était laissé aller à la -confiance à son égard, mais qu'il s'apercevait qu'elle jouait double -jeu, et qu'elle ménageait à la fois ses ennemis et lui; que la -politique de cette puissance à l'égard de la Saxe était singulièrement -obscure, qu'il fallait tâcher d'en découvrir le secret, et chercher à -savoir si la place de Torgau, où s'était retirée l'infanterie saxonne, -serait ou non fidèle à la France, ce qu'il importait fort de -connaître dans un <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> moment où l'on se préparait à opérer sur -l'Elbe; qu'il fallait encore faire expliquer l'Autriche sur ce qu'on -avait à attendre du corps auxiliaire, la forcer à dire s'il obéirait -ou non, et surtout lui bien persuader qu'elle devait renoncer au -désarmement des troupes polonaises. -<span class="sidenote" title="En marge">Ordre à M. de Narbonne de faire expliquer de nouveau -l'Autriche, sans provoquer toutefois un éclat.</span> -Napoléon, en un mot, recommandait -à M. de Narbonne de percer tous les mystères qui l'entouraient, mais -sans éclat, en ménageant le père de l'Impératrice, et en lui donnant, -à lui Napoléon, le temps de couper à Dresde, où il allait marcher, le -nœud gordien qu'on ne pouvait pas dénouer à Vienne. En même temps -il écrivit à M. de Bassano qui était resté à Paris, pour que celui-ci -montrât au prince de Schwarzenberg les nouvelles reçues, en lui -demandant compte de l'étrange contradiction qui se trouvait entre ses -paroles et les faits survenus à Cracovie. Le prince de Schwarzenberg -avait dit en effet à Napoléon que ses ordres seraient exécutés par le -comte de Frimont, et néanmoins tout à cette heure annonçait le -contraire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se propose de trancher avec son épée toutes les -difficultés de la situation.</span> -Du reste c'étaient là pour Napoléon des sujets de peu d'inquiétude. -Ces embarras, ces ruses, il se promettait d'y mettre un terme -prochain, en débouchant bientôt en Saxe avec deux cent mille hommes -par toutes les issues de la Thuringe. À peine arrivé à Mayence, il y -avait employé son temps avec cette activité, cette intelligence sans -égales, qui en faisaient le premier administrateur du monde. Quoiqu'il -fût le plus obéi des hommes, et celui qui commandait le mieux, -quoiqu'il n'eût pas perdu un instant, il y avait dans les résultats -accomplis de nombreux mécomptes. Malgré l'ordre précis de n'expédier -des <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> dépôts que des détachements bien organisés, bien vêtus, -bien armés, malgré la présence à Mayence et le zèle infatigable du -vieux duc de Valmy, il manquait encore à tous les corps beaucoup de -matériel et surtout beaucoup d'officiers. Mais dix ou quinze jours de -travail sur les lieux suffisaient à Napoléon pour tout réparer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Activité que Napoléon déploie à Mayence pour fournir à ses -troupes ce qui leur manque.</span> -Il commença par l'argent, dont on était entièrement dépourvu. La -trésorerie, en effet, interprétant trop à la rigueur l'ordre de -centraliser les caisses à Magdebourg, pour les mettre à l'abri des -surprises de la guerre, n'avait pas laissé de caisse à Mayence. -Quantité d'opérations administratives étaient arrêtées par cette seule -circonstance. Napoléon fit remédier à cette erreur. Il apportait -d'ailleurs sa caisse particulière, restée un secret pour tous ses -coopérateurs, et il en tira ce qu'il fallait pour les besoins -imprévus, toujours si fréquents à la guerre. Des officiers de la ligne -ou de la garde revenus de Russie après avoir tout perdu, attendaient -encore leur indemnité. On la leur compta immédiatement. Beaucoup de -détachements arrivaient les uns avec une simple veste, les autres avec -leur habillement entier, mais avec un armement incomplet. -<span class="sidenote" title="En marge">Objets qui manquaient et qu'il fallait se procurer.</span> -Les objets -manquants ou n'étaient point encore confectionnés, ou étaient en route -à la suite des corps. Les régiments provisoires notamment, qu'on avait -composés, comme nous l'avons dit, avec des bataillons épars, étaient -les plus mal pourvus, faute d'une administration commune. Ils -n'avaient ni drapeaux, ni musique, ni souvent les objets d'équipement -les plus indispensables. Les officiers manquaient dans ces régiments, -<span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> et surtout dans les régiments de cohortes, qui étaient -commandés presque en entier par des officiers tirés de la réforme. Le -matériel de l'artillerie en canons était arrivé, mais le harnachement -et beaucoup d'autres objets n'avaient pas suivi. Les chevaux de trait -étaient en nombre insuffisant. La cavalerie, ainsi qu'il était facile -de le prévoir, était la plus en arrière de toutes les armes. -Indépendamment de celle que le général Bourcier réorganisait en -Hanovre avec des chevaux pris en Allemagne, et avec des hommes -revenant de Russie, le duc de Plaisance recueillait dans tous les -dépôts du Rhin ce qui était prêt à servir, et devait le conduire en -régiments provisoires à la grande armée; et ici encore c'étaient les -chevaux qui constituaient la plus grosse difficulté.</p> - -<p>Napoléon pourvut à tout avec son activité et son argent comptant. Des -officiers envoyés de tous les côtés allaient accélérer le transport de -ce qui était resté sur les routes, en payant et en requérant des -charrois extraordinaires. Le pays sur les bords du Rhin, et sur ceux -du Main, étant riche en toutes choses, Napoléon fit amener à prix -d'argent les ouvriers et les matières, et de plus chargea les -régiments, en leur avançant des fonds, de se pourvoir eux-mêmes de ce -dont ils avaient besoin, ce qu'ils firent avec empressement et succès. -Les chevaux abondant dans la contrée, on courut en acheter jusqu'à -Stuttgard, et on en trouva beaucoup soit de trait, soit de selle. -Quant aux officiers, dont il avait été appelé un grand nombre -d'Espagne, et qui arrivaient par les voitures publiques, Napoléon les -employait sur-le-champ. Lorsque cette source était <span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> -insuffisante, il se faisait désigner, dans des revues qu'il passait en -personne, les individus capables de remplir les grades vacants, leur -délivrait des brevets sans attendre le travail des bureaux de la -guerre, et les faisait reconnaître le jour même dans les régiments. Il -avait dit qu'il ne serait plus l'empereur Napoléon, mais le général -Bonaparte, et il tenait parole. Il avait réduit ses propres équipages -au plus strict nécessaire, et exigé que tous les généraux suivissent -son exemple.—Il faut que <cite>nous soyons légers</cite>, disait-il, car nous -aurons beaucoup d'ennemis à battre, et nous ne le pourrons qu'en nous -multipliant, c'est-à-dire en marchant vite.—</p> - -<p>Animant ainsi tout de sa présence, dès qu'un régiment avait ce qu'il -lui fallait, sous le double rapport du matériel et du personnel, il -l'envoyait rejoindre ou le maréchal Ney à Wurzbourg, ou le maréchal -Marmont à Hanau, ou la garde impériale à Francfort. La garde en -particulier exigeait les plus grands soins, car la partie valide était -sur l'Elbe avec le prince Eugène, les débris à réorganiser étaient -répandus entre Fulde et Francfort, et tout ce qui était de nouvelle -levée couvrait les routes de Paris à Mayence. Les cavaliers amenaient, -outre le cheval qu'ils montaient, deux chevaux de main pour leurs -camarades revenus démontés de Russie. Napoléon s'occupa de réunir ces -éléments, et, grâce à lui, l'organisation de ces divers corps d'armée -fut singulièrement accélérée. Le corps du général Lauriston, -exclusivement composé de cohortes, avait déjà rejoint le prince Eugène -sur l'Elbe. Ceux des maréchaux Ney et Marmont étaient prêts à entrer -en campagne. Le corps du général <span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> Bertrand débouchait sur -Augsbourg, et y trouvait l'artillerie que Napoléon lui avait envoyée -pour le dispenser de la traîner à travers les Alpes, de l'argent pour -acheter en Bavière deux mille chevaux de trait, et les trois mille -recrues destinées d'abord aux cadres revenus de Russie, mais -définitivement attribuées au corps arrivant d'Italie. Tout -s'accomplissait si vite, jusqu'à l'éducation des hommes, qu'on faisait -chaque jour arrêter les troupes en marche, pour répéter les -manœuvres que Napoléon avait spécialement recommandées, et qui -consistaient à former le bataillon en carré, à le déployer en ligne, -puis à le reployer en colonne d'attaque.</p> - -<p>Ce n'est pas ainsi assurément qu'on peut créer de bonnes armées. Mais -quand, par suite d'une politique sans mesure, on s'est condamné à tout -faire vite, il est au moins heureux de savoir apporter à l'exécution -des choses cette prodigieuse rapidité.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Singulier accord entre le génie de Napoléon et celui de la -nation française.</span> -D'ailleurs, il faut le dire, par son génie particulier la nation -française se prêtait merveilleusement aux fautes de Napoléon, et était -même une séduction pour l'entraîner à les commettre. Cette nation -prompte, intelligente et héroïque, qui depuis les premiers temps de -son histoire n'a cessé d'être en guerre avec l'Europe, qui pendant -vingt-deux ans de révolution, de 1792 à 1815, ne s'est pas reposée un -jour, tandis que les nations avec lesquelles elle était successivement -aux prises se reposaient tour à tour, est la seule peut-être au monde -dont on puisse en trois mois convertir les enfants en soldats. En -1813, la chose était plus facile que jamais. Napoléon possédait des -sous-officiers, des officiers et <span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> des généraux consommés, qui -avaient pratiqué vingt ans la guerre, qui avaient en eux-mêmes et en -lui une confiance sans bornes, qui, tout en lui gardant rancune du -désastre de Moscou, voulaient réparer ce désastre, et il ne leur -fallait pas beaucoup de temps pour s'emparer de cette jeunesse -française, et la remplir de tous les sentiments dont ils étaient -animés. Avec de tels éléments on pouvait encore accomplir des -prodiges. Il ne restait qu'un vœu à former, c'est que tout ce sang -généreux ne fût pas versé uniquement pour ajouter un nouvel éclat à -une gloire déjà bien assez éclatante, et qu'il servît aussi à sauver -notre grandeur, non pas cette folle grandeur qui se piquait d'avoir -des préfets à Rome et à Hambourg, mais cette grandeur raisonnable qui -consistait à nous asseoir définitivement dans les limites que la -nature nous a tracées, et que notre révolution de 1789, joignant à la -promulgation de principes immortels l'achèvement de notre territoire -national, nous avait glorieusement conquises! Suivons ces tristes -événements, et on verra à quelles épreuves nous étions encore -réservés.</p> - -<p>Napoléon avait calculé qu'en laissant environ 30 mille hommes à -Dantzig et à Thorn, 30 mille à Stettin, Custrin, Glogau, Spandau, ce -qui faisait 60 mille hommes pour les places de la Vistule et de -l'Oder, le prince Eugène, renforcé par le corps du général Lauriston -qui lui avait été envoyé en mars, pourrait réunir 80 mille combattants -sur l'Elbe. Il espérait déboucher avec 150 mille de la Thuringe, en -recueillir en passant 50 mille venant d'Italie, et aller ainsi avec -200 mille hommes donner la main <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> aux 80 mille du prince -Eugène. C'était plus qu'il n'en fallait pour accabler les 150 mille -soldats dont les Russes et les Prussiens se flattaient de disposer à -l'ouverture de la campagne. Venaient ensuite les trois armées de -réserve, l'une en formation en Italie, l'autre à Mayence, la troisième -en Westphalie, lesquelles devaient être prêtes en juin ou juillet. Il -y avait là de quoi tenir tête, et aux ennemis présents qu'on allait -avoir sur les bras au printemps, et aux ennemis futurs que l'été ou la -politique de l'Autriche pouvait amener en ligne quelques mois après.</p> - -<p>Comme il arrive toujours, il y avait du mécompte, non pas précisément -dans le nombre des troupes réunies, mais dans l'époque de leur -réunion, ce qui devait priver Napoléon d'une partie des forces sur -lesquelles il avait compté pour le début des hostilités. -<span class="sidenote" title="En marge">État exact des armées de Napoléon au moment de l'entrée en -campagne.</span> -Ainsi, au -lieu de 280 mille hommes de troupes actives dans les derniers jours -d'avril, ou les premiers jours de mai, c'étaient 200 mille hommes -qu'il allait avoir sous la main, mais 200 mille réellement présents au -drapeau, et c'était du reste assez pour reconduire promptement sur -l'Elbe et sur l'Oder, même sur la Vistule, les ennemis imprudents qui -étaient venus le braver de si près. Voici l'état et la distribution de -ses forces, à la fin d'avril, au moment où les opérations allaient -commencer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces du prince Eugène, placé au confluent de l'Elbe et de -la Saale, pour y attendre Napoléon.</span> -Le prince Eugène après avoir laissé 27 à 28 mille hommes à Dantzig, 32 -ou 33 mille dans les autres places de la Vistule et de l'Oder, ce qui -faisait les 60 mille dont nous venons de parler, avait à peu près 80 -mille hommes de troupes actives, mais point assez disponibles pour -les amener toutes à la <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> rencontre de Napoléon, quand celui-ci -déboucherait en Saxe. Ainsi le prince Poniatowski, rejeté vers les -frontières de la Bohême, était séparé du prince Eugène par la masse -entière des coalisés, qui avaient passé l'Elbe sur plusieurs points. -De tout ce qu'il y avait de Polonais à notre service on n'avait pu -recueillir que la division Dombrowski, forte d'environ 2 mille -fantassins et de 1500 cavaliers, et occupée actuellement à se -réorganiser à Cassel. Du corps de Reynier, depuis la séparation des -Saxons, il restait la division française Durutte, qui avait été de 15 -mille hommes, et qui était encore de 4 mille après avoir fait la -campagne de 1812, en Pologne, il est vrai, et point en Russie. Les 28 -mille hommes de la division Lagrange et du corps de Grenier étaient -réduits à 24 mille par les combats journaliers avec les Prussiens et -les Russes. Ces trois divisions (car le corps de Grenier avait été -divisé en deux), placées sous les ordres supérieurs du maréchal -Macdonald, et confiées directement aux généraux Fressinet, Gérard et -Charpentier, présentaient, après un hiver passé devant l'ennemi, une -troupe excellente. Enfin le corps du général Lauriston, qui aurait dû -être de 40 mille combattants, n'était plus, par suite des maladies et -du retard de plusieurs cohortes, que de 32 mille, mais tous hommes -faits, et commandés par des divisionnaires du plus grand mérite, tels -que le général Maison par exemple. De ce corps il avait fallu détacher -encore la division Puthod, afin de couvrir le bas Elbe, en attendant -que les maréchaux Davout et Victor avec leurs bataillons réorganisés, -pussent l'un reprendre Hambourg, <span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> l'autre occuper Magdebourg. -Toutefois parmi ces bataillons réorganisés, il y en avait huit, ceux -du maréchal Victor, qui étaient restés jusqu'ici à la disposition du -prince Eugène, et qui gardaient Dessau, point fort important puisqu'il -était placé à peu de distance du confluent de l'Elbe et de la Saale, -et que c'était derrière ces deux cours d'eau que le prince Eugène et -Napoléon devaient opérer leur jonction. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) Ce -prince avait enfin la cavalerie remontée en Hanovre, qui arrivait -lentement, et 3 mille hommes de la garde impériale, qu'il devait -bientôt rendre à la grande armée. -<span class="sidenote" title="En marge">Au lieu de 80 mille hommes, le prince Eugène n'en peut -réunir que 62 mille, mais tous présents au drapeau.</span> -C'est par suite de ces détachements, -de ces retards, de ces réductions, que le prince Eugène ne pouvait -venir joindre Napoléon qu'avec 62 mille hommes environ, au lieu de 80 -mille dont il aurait pu disposer, s'il n'avait été séparé du prince -Poniatowski, s'il n'avait été obligé d'envoyer la division Puthod sur -le bas Elbe, et si ses corps n'avaient fait pendant l'hiver quelques -pertes inévitables. Mais ces 62 mille hommes étaient tous présents -sous les armes, très-animés, et très-bien commandés. Ils étaient -répandus sur l'Elbe depuis Wittenberg jusqu'à Magdebourg, prêts à -étendre la main derrière la Saale, pour se joindre à Napoléon, qu'ils -attendaient avec impatience. Ils avaient tout récemment si bien reçu -les Prussiens et les Russes en avant de Magdebourg, qu'ils les avaient -rendus fort circonspects.</p> - -<p>Sur le Main Napoléon avait espéré réunir 150 mille hommes, et 200 -mille après sa jonction avec le général Bertrand. Il avait supposé que -le maréchal Ney pourrait avoir 60 mille hommes, le maréchal <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> -Marmont 40, le général Bertrand 50, et que la garde n'en compterait -pas moins de 40. En ajoutant à ces forces environ 10 mille hommes des -petits princes allemands, il devait atteindre le chiffre de 200 mille -combattants au moment de son apparition en Saxe. Voici les réductions -qu'il avait encore subies en passant de l'espérance à la réalité.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces du maréchal Ney, qui au lieu de 60 mille hommes, -n'en peut avoir que 48 mille à l'ouverture des hostilités.</span> -Le maréchal Ney, au lieu de 60 mille hommes, n'en avait que 48 mille, -parce que les Wurtembergeois et les Bavarois lui manquaient, et -surtout parce qu'il n'avait pu attirer à lui la cavalerie saxonne. Il -possédait quatre belles divisions d'infanterie française, formées avec -des cohortes et des régiments provisoires, ayant en fait d'instruction -deux mois d'avance sur les autres, et, depuis plus d'un mois et demi, -exercées sous ses yeux autour de Wurzbourg. Elles comprenaient environ -42 mille fantassins présents au drapeau, et en attendaient encore 7 à -8 mille. Napoléon y avait joint ceux des alliés qui avaient été les -plus obéissants, parce qu'ils étaient les plus rapprochés de nous, les -Hessois, les Badois, les Francfortois, au nombre de 4 mille hommes -sous le général Marchand. Quinze cents artilleurs, et 500 hussards qui -composaient toute sa cavalerie, portaient son corps à 48 mille hommes, -ainsi que nous venons de le dire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces du maréchal Marmont, qui au lieu de 40 mille hommes, -en a 32 mille.</span> -Le second corps du Rhin qui s'organisait à Hanau, sous le maréchal -Marmont, ne s'élevait pas à 40 mille hommes, comme on l'avait supposé, -mais à 32 mille, beaucoup de détachements étant encore en retard. La -troisième des divisions de ce corps, celle du général Teste, ayant -trop d'hommes en arrière, <span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> s'était vue obligée de les attendre -avant de rejoindre la grande armée. Elle devait, dès qu'elle serait -complétée, aller en Hesse pour veiller sur la royauté menacée du roi -Jérôme, recueillir en passant la division Dombrowski, et se réunir -ensuite sur l'Elbe au corps dont elle était destinée à faire partie. -Les trois divisions restantes offraient 26 ou 27 mille combattants, -parmi lesquels le beau corps d'infanterie de marine, et à leur tête -d'illustres divisionnaires, tels que les généraux Compans et Bonnet. -Ce dernier était celui qui s'était signalé en Espagne, ce qui prouve -que Napoléon tirait de cette contrée tout ce qu'il y avait de mieux -pour l'opposer à la nouvelle coalition.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La garde impériale n'a que 15 mille hommes de prêts sur 40 -mille.</span> -Enfin la garde impériale, qui devait s'élever à plus de 40 mille -hommes, était loin d'être prête, malgré l'activité que Napoléon avait -déployée pour la réorganiser. Il y avait environ 3 mille soldats de -vieille garde, 8 à 9 mille de jeune garde, les uns et les autres en -état de partir, plus 3 mille cavaliers, et ce qu'il fallait -d'artilleurs pour servir cent bouches à feu. Ces 15 à 16 mille hommes -devaient recueillir les 3 mille hommes que le prince Eugène avait -auprès de lui, et laissaient derrière eux 25 mille hommes en route, -lesquels allaient bientôt se former à Mayence, à Hanau, à Wurzbourg, -quand on leur aurait fait place.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le corps du général Bertrand est celui qui présente le -moins de mécompte; il compte 45 mille hommes sur 50.</span> -Le général Bertrand était celui qui avait éprouvé le moins de -mécomptes dans la composition de son corps d'armée. Il amenait quatre -divisions d'infanterie, dont trois françaises et une italienne, -comprenant 36 à 37 mille fantassins et 2,500 artilleurs. <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> Au -lieu de 6 mille cavaliers qu'il s'était flatté d'avoir, il n'avait pu -en réunir que 2,500, le 19<sup>e</sup> de chasseurs et deux régiments de -hussards en formation à Turin et à Florence n'ayant pu être prêts à -temps. Ajoutant à cet effectif 3 mille conscrits qu'il venait de -recueillir à Augsbourg, il avait à peu près 45 mille hommes, bien -disposés et plus instruits que le reste de la nouvelle armée, parce -qu'ils se composaient de vieux cadres, et de conscrits comptant un an -ou deux d'instruction. Le général Bertrand n'ayant jamais commandé des -troupes, Napoléon lui avait donné pour le seconder le général Morand, -l'ancien compagnon de Friant et de Gudin dans le 1<sup>er</sup> corps, et l'un -des meilleurs généraux de l'armée. Napoléon ne pouvait pas lui laisser -quatre divisions, la plupart des maréchaux n'en ayant que trois. Il -lui attribua les divisions Morand et Peyri (celle-ci italienne), qui -se trouvaient en avant des autres, et destina au maréchal Oudinot les -divisions Pactod et Lorencez, qui étaient restées en arrière. Les -Wurtembergeois et les Bavarois, quand on pourrait les amener, devaient -fournir une troisième division, les premiers au général Bertrand, les -seconds au maréchal Oudinot.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, avec le prince Eugène, pouvait néanmoins réunir -200 mille hommes le jour des premières hostilités, ce qui était -suffisant pour battre les coalisés.</span> -En tenant compte de ces diverses réductions, Napoléon pouvait, avec -les 48 mille hommes du maréchal Ney, avec les 27 mille du maréchal -Marmont, avec les 15 mille de la garde et les 45 mille du général -Bertrand, déboucher en Saxe à la tête de 135 mille hommes et de 350 -bouches à feu, donner la main au prince Eugène qui l'attendait sur -l'Elbe avec 62 mille hommes et 100 bouches <span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> à feu, et opposer -ainsi à l'ennemi 200 mille combattants, véritablement présents au -drapeau. Ces 200 mille combattants devaient être bientôt complétés par -50 mille autres, et suivis de trois armées de réserve, qui porteraient -le total de nos forces à 400 mille soldats au moins. C'était un -résultat prodigieux, quand on songe que Napoléon n'avait eu que trois -mois pour réunir ces éléments dispersés, ou presque détruits, c'était -même un résultat peu croyable. Aussi les Allemands, dont la haine -s'exhalait en railleries autant qu'en cris de rage, publiaient-ils des -caricatures dans lesquelles ils représentaient des détachements de -soldats qui après être sortis de Mayence par une porte y rentraient -par l'autre, afin de simuler une suite incessante de troupes passant -le Rhin. Mais en voyant aujourd'hui les corps français défiler en -longues colonnes de Mayence sur Francfort, de Francfort sur Fulde ou -Wurzbourg, il fallait bien y croire, et les craindre. Il est vrai que -les attelages de l'artillerie étaient composés de jeunes chevaux, -presque tous blessés à cause de leur âge, et de l'inexpérience des -conducteurs, que la cavalerie était presque nulle, que les maréchaux -Ney et Marmont avaient chacun 500 hommes à cheval pour s'éclairer, le -général Bertrand 2,500; il est vrai que pour former une réserve de -grosse cavalerie capable de charger en ligne, il fallait se contenter -de 3 mille chasseurs et grenadiers à cheval de la garde, de 4 à 5 -mille hussards et cuirassiers amenés du Hanovre par le général -Latour-Maubourg, et presque tous montés sur des chevaux qui avaient à -peine l'âge du service; <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> mais c'était l'esprit qui animait -l'ensemble sur lequel il fallait compter. -<span class="sidenote" title="En marge">Enthousiasme des jeunes soldats de Napoléon.</span> -Ces généraux, ces officiers, -les uns venant d'Espagne ou d'Italie, les autres échappés -miraculeusement de Russie et apaisés après un moment d'irritation, -étaient indignés de voir, non pas la gloire de la France, mais sa -puissance mise en doute, étaient résolus pour la rétablir à des -efforts extraordinaires, et tout en blâmant la politique qui les -condamnait à ces efforts désespérés, avaient tellement communiqué leur -esprit à leurs jeunes soldats, que ceux-ci naguère arrachés avec peine -à leurs familles, montraient une ardeur singulière, et poussaient le -cri de Vive l'Empereur! chaque fois qu'ils apercevaient Napoléon, -Napoléon l'auteur des guerres sanglantes dans lesquelles ils allaient -tous périr, l'auteur détesté par leurs familles, naguère encore -détesté par eux-mêmes, et tous les jours blâmé hautement dans les -bivouacs et les états-majors: noble et touchante inconséquence du -patriotisme au désespoir!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, après avoir mis la dernière main à ses -préparatifs, quitte Mayence le 26 avril.</span> -Napoléon ayant mis la dernière main à ses préparatifs, quitta Mayence -le 26 avril, visita successivement Wurzbourg et Fulde, et se rendit à -Weimar, où l'avait précédé le maréchal Ney avec ses jeunes et -vaillantes divisions. Son plan, conçu avec la rapidité et la sûreté -ordinaires de son coup d'œil, consistait à laisser les coalisés, -déjà portés au delà de l'Elbe, s'avancer autant qu'ils voudraient, -même jusque sur la haute Saale, puis à se diriger lui-même sur Erfurt -et Weimar, à dénier derrière la Saale comme derrière un rideau -(expression de ses dépêches), à joindre le prince Eugène vers -Naumbourg <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> ou Weissenfels, à passer ensuite cette rivière en -masse, et à prendre avec 200 mille hommes l'ennemi en flanc, dans les -environs de Leipzig. Si la fortune le secondait, il pouvait obtenir de -ce plan les plus importants résultats. Il pouvait après avoir vaincu -les coalisés dans une grande bataille, en prendre un bon nombre, -rejeter ceux qu'il n'aurait pas pris au delà de l'Elbe et de l'Oder, -débloquer ses garnisons de l'Oder, rentrer vainqueur dans Berlin, se -remettre en communication avec Dantzig, et montrer plus terrible que -jamais le lion qu'on avait cru abattu.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon fait descendre la Saale à ses troupes, tandis -qu'il la fait remonter par celles du prince Eugène, afin d'opérer la -jonction des deux armées à Weissenfels.</span> -Dans ces vues, il avait fait marcher en tête le maréchal Ney, et -l'avait dirigé sur Erfurt, Weimar et Naumbourg, pour occuper tous les -passages de la Saale, avant que l'ennemi eût le temps de s'en emparer. -(Voir les cartes n<sup>os</sup> 34 et 58.) Il lui avait même enjoint d'occuper -les passages si connus de Saalfeld, d'Iéna, de Dornbourg, de ne point -franchir la Saale, de la garder seulement, et il avait attiré à lui le -général Bertrand suivi à peu de distance du maréchal Oudinot, par -Bamberg et Cobourg sur Saalfeld. Les rois de Bavière et de Wurtemberg, -moins incertains dans leur conduite, le premier depuis les intrigues -avortées de l'Autriche, le second depuis le prodigieux développement -de nos forces, avaient enfin mis en mouvement six ou sept mille hommes -chacun, de manière à fournir deux divisions de plus, l'une pour le -général Bertrand, l'autre pour le maréchal Oudinot, ce qui devait -porter nos forces concentrées à environ 212 mille hommes. Napoléon -avait en même temps ordonné au prince Eugène de s'avancer en masse -dans la direction de Dessau, assez près du <span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> point où la Saale -et l'Elbe se confondent, et de remonter la Saale jusque vers -Weissenfels. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) Quant à lui, il suivait le -maréchal Ney et le général Bertrand, avec la garde et le corps du -maréchal Marmont. Le 26 il était à Erfurt, le 28 à Eckartsberg, près -du célèbre champ de bataille d'Awerstaedt. Il avait commandé partout -d'immenses approvisionnements, à Wurzbourg qui appartenait au frère de -l'empereur François, à Erfurt qui appartenait à la France, à Weimar, à -Naumbourg qui appartenaient aux maisons de Saxe. Il avait vaincu à -force d'argent le patriotisme germanique, un peu moins ardent dans ces -contrées que dans les autres. Il pouvait donc espérer que ses soldats -vivraient sans être réduits à commettre de trop grands désordres. Son -opération délicate en ce moment c'était ce double mouvement le long de -la Saale, consistant pour lui à la descendre, pour le prince Eugène à -la remonter, et dont le résultat devait être de réunir en une seule -masse les 212 mille hommes dont il disposait. Mais les coalisés, -quoique placés bien près de lui, n'étaient ni assez avisés ni assez -alertes pour deviner sa manœuvre et la déjouer. Ils étaient -pourtant bien proche, et d'un seul pas auraient pu l'interrompre et la -faire échouer.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Armée des coalisés au moment de l'entrée en campagne.</span> -Jusque-là ils avaient fait de leur mieux pour employer le temps -utilement, mais n'y avaient pas aussi bien réussi que Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">Forces des Russes.</span> -L'armée russe, comme on l'a vu, avait presque autant souffert que nous -pendant la retraite de Moscou, et ne comptait pas plus de 100 mille -hommes, qu'elle avait eu à peine le loisir de recruter, et qui -étaient dispersés depuis Cracovie <span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> jusqu'à Dantzig. Vingt -mille Russes environ sous les généraux Sacken et Doctoroff étaient -opposés aux Polonais et aux Autrichiens autour de Cracovie; 20 mille -étaient restés devant Thorn et Dantzig; 8 à 9 mille couraient sur le -bas Elbe vers Hambourg et Lubeck, sous Tettenborn et Czernicheff; 10 -mille avaient suivi Wittgenstein au delà de Berlin, et, avec le corps -prussien d'York, observaient Magdebourg; 12 mille, dont la plus grande -partie en cavalerie, avaient, sous Wintzingerode, passé l'Elbe à -Dresde; 30 mille enfin, composant le corps principal et consistant -dans la garde, les grenadiers et le reste de l'armée de Kutusof, -étaient demeurés sur l'Oder avec le quartier général.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Forces des Prussiens.</span> -Les Prussiens avaient reconstitué leur armée avec une promptitude qui -tenait à une organisation secrètement et longuement préparée. Les -traités qui les liaient à Napoléon les obligeaient à n'avoir sous les -armes que 42 mille hommes, dont ils avaient dû nous donner 20 mille -pour faire avec nous la dernière campagne, et sur ces 20 mille plus -d'un tiers avaient péri. Mais ils avaient entretenu des cadres -nombreux, et laissé en congé dans les villes et les campagnes des -soldats tout formés, qui n'attendaient qu'un signal pour revenir sous -les drapeaux. Ils avaient pu par ce moyen et par les levées spontanées -de la jeunesse prussienne, réunir 120 mille hommes, dont 60 mille de -troupes actives, parfaitement instruites, environ 40 mille hommes de -troupes en formation destinées à rejoindre les premières, et environ -20 mille dans les places. Ils espéraient porter cet armement à 150 -mille hommes, dont <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> 100 mille en ligne, à condition de -recevoir bientôt des subsides anglais. La jeunesse des écoles et du -commerce remplissait les bataillons de chasseurs à pied, annexés aux -régiments d'infanterie; la jeunesse noble ou riche entrait dans les -chasseurs à cheval, annexés à chaque régiment de cavalerie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Pour les premières opérations, les coalisés ne peuvent -guère réunir au delà de 110 mille hommes sur un même champ de -bataille.</span> -Pour l'instant, en défalquant ce qu'il avait fallu laisser sur les -derrières, ou employer au blocus des places, ou envoyer en courses -lointaines vers les extrémités de leur ligne, les coalisés avaient à -présenter sur le champ de bataille, à leur droite le corps prussien -d'York, qui depuis sa défection n'avait pas quitté le corps russe de -Wittgenstein, et réuni à ce dernier formait une masse de 30 mille -hommes; à leur centre le corps de Wintzingerode de 12 à 15 mille -hommes de cavalerie et d'infanterie légères, marchant à l'avant-garde; -en seconde ligne et toujours à leur centre, Blucher avec 26 mille -Prussiens, Kutusof avec 30 mille Russes; à leur gauche enfin, mais -hors de portée, 10 ou 12 mille hommes sous le général Sacken, -c'est-à-dire un total de 110 à 112 mille combattants. Ce n'était pas -beaucoup pour tant de hardiesse, de présomption, de promesses -magnifiques répandues dans toute l'Europe pour la soulever contre -nous.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les coalisés avaient vainement attendu le concours de -Bernadotte.</span> -Les coalisés avaient compté sur un secours qui se faisait encore -attendre, c'était celui du prince Bernadotte. Dans l'entrevue d'Abo, -le futur roi de Suède était convenu avec Alexandre de concourir aux -efforts de la coalition au moyen d'un corps de 30 mille Suédois, -auxquels s'adjoindraient 15 ou 20 mille Russes dont il aurait le -commandement. Les Anglais <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> pour faciliter la composition de -cette armée avaient accordé un subside de 25 millions de francs. Le -prix de la guerre faite à la France était, comme on l'a vu, la -Norvége. Les Anglais, pour enchaîner le prince Bernadotte au moyen -d'un pacte pour ainsi dire infernal, voulaient ajouter à la Norvége la -Guadeloupe, l'une des dépouilles de la France. Néanmoins il ne se -pressait guère de remplir ses engagements, et songeait avant tout à -envoyer ses troupes en Norvége, pour se saisir du prix promis à sa -défection. On cherchait à l'en dissuader, surtout par ménagement pour -le Danemark, qu'on espérait amener à la coalition en lui offrant un -dédommagement soit en Poméranie, soit dans les territoires -anséatiques. Le prince royal de Suède n'écoutait guère ces -remontrances, et persistait à ne s'occuper que de la Norvége. Aussi la -coalition était-elle pleine de défiances à son égard, défiances assez -concevables, car, même en ce moment, de nombreux émissaires se -succédant à Paris affirmaient que le parti de l'ancien maréchal -Bernadotte n'était pas pris, et que, moyennant quelques avantages, on -pourrait le ramener à de meilleurs sentiments envers la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Bien que les coalisés se fussent avancés fort témérairement -au delà de l'Elbe, il leur était impossible de reculer, et ils -devaient combattre où ils étaient.</span> -Privés de ce secours, privés de celui de l'Autriche, qui ne s'était -pas encore jointe à eux, parce qu'elle voulait épuiser auparavant -toutes les chances d'une solution pacifique, et parce que d'ailleurs -elle n'était pas prête, les coalisés avaient formé la résolution de -recevoir avec leurs cent douze mille hommes le choc de Napoléon, de -faire même mieux, et d'aller se heurter à lui. D'abord ils avaient -douté, ou fait semblant de douter de l'étendue de ses forces, puis, -<span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> quand il n'avait plus été possible de les contester, ils en -avaient nié la qualité, soutenant que c'étaient des enfants menés par -des vieillards, et que les meilleurs soldats de la Russie et de la -Prusse, animés du plus ardent patriotisme, n'avaient pas à s'inquiéter -de leur nombre. De plus on était en plaine, et ces jeunes fantassins -ne résisteraient pas au choc d'une cavalerie qui était la plus -nombreuse et la plus belle de l'Europe. Après tant de vanteries -repasser l'Elbe à l'approche de Napoléon eût été difficile, et même -fort dangereux. On aurait ainsi profondément découragé les esprits en -Allemagne, après les avoir prodigieusement excités; on aurait surtout, -en s'éloignant, rendu l'Autriche à Napoléon. Il fallait donc combattre -où l'on était, et pourtant, dans l'impatience de s'avancer afin -d'affranchir de nouvelles parties de l'Allemagne, on s'était porté au -delà de l'Elbe, qu'on avait passé à gauche, c'est-à-dire à Dresde, ne -pouvant le passer à droite à cause de Magdebourg, et on s'était ainsi -engagé dans un véritable coupe-gorge. On était en effet entre le -prince Eugène d'un côté, les montagnes de la Bohême de l'autre, -Napoléon en face, exposé à recevoir une forte attaque de front, tandis -qu'on recevrait un coup mortel dans le flanc. Le prudent Kutusof, -devenu depuis ses triomphes une sorte d'oracle, n'aimant pas les -Allemands et leurs démonstrations patriotiques, persistait à dire -qu'il fallait s'en tenir à ce qu'on avait fait, garder le grand-duché -de Varsovie, conclure à ce prix la paix avec la France, et rentrer -chez soi. Alexandre, arrêté dans son rôle de libérateur de -l'Allemagne, qui le séduisait alors autant que l'avait séduit après -<span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> Tilsit celui de conquérant de Constantinople, était -singulièrement contrarié par cette opposition, qu'il n'osait pas -négliger au point de passer outre. Aussi, tandis que Wintzingerode, -marchant avec l'ardent Blucher, avait traversé l'Elbe dès le -commencement d'avril, le corps de bataille russe était demeuré en -arrière, et n'était entré que le 26 à Dresde, jour même où Napoléon -arrivait à Erfurt. -<span class="sidenote" title="En marge">La mort de Kutusof laisse le champ libre à tous les esprits -ardents qui conseillaient l'offensive.</span> -Mais tout à coup, Kutusof épuisé par la dernière -campagne, et expirant en quelque sorte au milieu de son triomphe, -était mort à Bunzlau. À partir de cet instant, les considérations de -la prudence perdaient le seul chef qui fût assez accrédité pour les -faire valoir, et Alexandre, entouré des enthousiastes allemands, ne -devait plus songer qu'à prendre l'offensive la plus prompte. Livrer -bataille tout de suite, n'importe où, n'importe comment, n'était plus -chose mise en question, pourvu que ce fût dans les plaines de la Saxe, -où la cavalerie des coalisés devait avoir tant d'avantage contre les -Français, qui n'avaient qu'une jeune infanterie sans cavalerie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche des armées belligérantes les unes vers les autres, -du 27 au 29 avril.</span> -On continua donc à s'avancer les 27, 28, 29 avril, entre le prince -Eugène qui était au confluent de la Saale et de l'Elbe, et Napoléon -qui venait de la forêt de Thuringe. Il y aurait eu certainement un -moyen de conjurer le danger de cette position, c'eût été de se porter -en toute hâte sur Leipzig, Lutzen, Weissenfels, Naumbourg, avec les -100 mille hommes dont on disposait (défalcation faite du corps de -Sacken laissé en Pologne), de couper la ligne de la Saale, et de -s'interposer entre Napoléon et le prince Eugène pour empêcher leur -jonction. (Voir la carte <span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> n<sup>o</sup> 58.) Cette opération -naturellement indiquée était fort praticable, car on était dès le 28 -entre la Pleiss et l'Elster à la hauteur de Leipzig. Mais il aurait -fallu que quelqu'un commandât, et Kutusof étant mort, Alexandre, qui -était resté la seule autorité militaire, écoutant tous les avis sans -savoir en adopter aucun, on s'avançait avec le désir et la crainte -tout à la fois de rencontrer Napoléon. Il était convenu qu'à cause de -l'importance de leur rôle les Russes auraient le commandement, et -parmi eux on cherchait vainement à qui le donner. Tormazoff était le -plus ancien de leurs généraux, mais le moins capable. Wittgenstein, -singulièrement vanté pour avoir défendu la Dwina contre les Français -qui ne voulaient pas la franchir, était fort en faveur, et chargé de -commander lorsqu'on serait devant l'ennemi. Mais ses succès, si -exagérés, n'étaient pas même son ouvrage; ils étaient dus à son chef -d'état-major, le général Diebitch, officier entreprenant, plein -d'esprit et de talents militaires, donnant son avis sans parvenir à le -faire suivre. Le commandement ne pouvait donc être ni prompt, ni sûr, -ni obéi, et en attendant on poussa devant soi jusqu'à la hauteur de -Leipzig, Wittgenstein et d'York à droite dans la direction de Halle, -Wintzingerode en avant-garde à Lutzen, Blucher et le gros de l'armée -russe au centre, entre Rotha et Borna, Miloradovitch à gauche, sur la -route de Chemnitz qui longe le pied des montagnes de la Bohême, pour -se garantir de ce côté, si par hasard Napoléon s'y présentait. On -marchait sachant qu'il avançait, mais ne voyant pas une chose qu'il -était pourtant facile de deviner, c'est qu'au lieu de longer <span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> -les montagnes de la Bohême en sortant de la forêt de Thuringe, il -prendrait la direction opposée, et descendrait la Saale afin de se -joindre au vice-roi.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon à Eckartsberg le 28 avril.</span> -Napoléon, qui connaissait ses adversaires, se doutait bien qu'ils ne -feraient pas ce qu'il faudrait pour empêcher sa jonction avec le -prince Eugène, et cependant il ne négligea rien pour en assurer le -succès, comme s'il avait eu devant lui l'ennemi le plus avisé et le -plus alerte. Arrivé, ainsi que nous l'avons dit, le 28 avril à -Eckartsberg, il avait porté en avant le long de la Saale, de manière à -en fermer successivement tous les débouchés, le maréchal Ney, le -général Bertrand et le maréchal Oudinot. En même temps il avait attiré -à lui, par un mouvement contraire, le prince vice-roi, en lui faisant -remonter la Saale par Halle et Mersebourg. Il suivait Ney avec la -garde et Marmont. Pour opérer la jonction projetée il ne restait, le -28, qu'à occuper l'espace compris entre Mersebourg et Naumbourg, en -allant à la rencontre du prince Eugène à Weissenfels qui est entre -deux. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) -<span class="sidenote" title="En marge">Ses mouvements autour de Weissenfels pour opérer sa -jonction avec le prince Eugène.</span> -Napoléon, pour rendre en quelque sorte -infaillible le succès de sa manœuvre, ne s'était pas contenté de -faire avancer l'un vers l'autre Ney et Eugène afin d'amener leur -réunion à Weissenfels, il avait détaché du corps de Marmont la -division Compans, la mieux commandée, la plus nombreuse de ce corps, -et l'avait portée à gauche sur Freybourg, pour qu'elle vînt en -doublant les têtes de colonne de Ney et d'Eugène, former entre eux une -espèce de soudure. Ces mouvements furent ordonnés d'Eckartsberg le 28 -au soir, pour être exécutés le lendemain 29. Ney devait descendre la -<span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> Saale de Naumbourg à Weissenfels, avec ses deux premières -divisions, passer cette rivière à la hauteur de Weissenfels, s'emparer -de cette ville, tandis que ses autres divisions le suivraient, et que -Bertrand et Oudinot viendraient occuper les débouchés par lui -abandonnés d'Iéna, de Dornbourg et de Naumbourg. De son côté le prince -Eugène devait remonter la Saale, le corps de Lauriston jusqu'à la -hauteur de Halle, celui de Macdonald jusqu'à la hauteur de Mersebourg -et au-dessus, afin de donner la main à Ney. Ces diverses instructions -étaient tracées avec une précision, une prévoyance admirables. Du -reste Napoléon, ne supposant pas que l'ennemi fût si près avec la -masse de ses forces, séjourna encore à Eckartsberg de sa personne, -pour mettre de l'ordre à la queue de ses colonnes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le 29 avril le maréchal Ney passe la Saale à Weissenfels.</span> -Le 29, le maréchal Ney descendit en effet la Saale, la franchit un peu -au-dessus de Weissenfels, sur des ponts qu'on n'avait pas eu de peine -à y jeter, et s'avança dans les immenses plaines qui se déploient au -delà de cette rivière. C'est au milieu de ces plaines qu'on rencontre -Lutzen, Lutzen que Gustave-Adolphe a rendu célèbre, que Napoléon, -quelques jours après, devait rendre plus célèbre encore.</p> - -<p>Suivant les instructions tactiques de Napoléon, le maréchal Ney -cheminait à travers la plaine de Weissenfels, avec la division Souham -formée en plusieurs carrés. Des avant-postes de cavalerie lui avaient -clairement révélé l'approche des nombreux escadrons de Wintzingerode. -Ce général allemand qui commandait l'avant-garde russe, avait sous ses -ordres la division d'infanterie du prince Eugène de <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> -Wurtemberg, et huit à neuf mille hommes d'une superbe cavalerie. Il -avait le jour même dépassé Weissenfels, pour venir chercher sur la -Saale des nouvelles des Français. Ney se présenta bientôt pour lui en -donner.</p> - -<div class="p4 figcenter"> -<a id="weissenfels" name="weissenfels"></a> -<img src="images/weissenfels.jpg" width="500" height="353" alt="Les conscrits de 1813 au combat de Weissenfels." title="" /> -<p class="caption">Les conscrits de 1813 au combat de Weissenfels.</p> -<p class="small right">Karl Girardet del.<br /> - Paul Girardet sc.</p> -</div> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Première rencontre de nos jeunes conscrits avec les masses -nombreuses de la cavalerie ennemie.</span> -Nos conscrits voyant l'ennemi pour la première fois, mais conduits par -des officiers qui avaient passé leur vie en sa présence, et par un -maréchal dont l'attitude seule aurait suffi pour les rassurer, -s'avançaient avec le frémissement d'un jeune et bouillant courage. Ils -avaient à franchir une ondulation de terrain assez marquée, et -apercevaient au delà de nombreux escadrons appuyés par de l'infanterie -légère et de l'artillerie attelée. Ils reçurent les premiers boulets -sans s'étonner. Des tirailleurs choisis traversèrent ce terrain -ondulé, et forcèrent les tirailleurs ennemis à reculer. On les suivit, -on descendit dans l'enfoncement du sol, on remonta sur le côte opposé, -puis on déboucha en plusieurs carrés dans la plaine, et on fit sur -l'ennemi un feu très-vif d'artillerie. Après quelques volées de canon, -la division de cavalerie Landskoy s'élança au galop sur nos carrés. -C'était le moment critique. Le vieux et intrépide Souham, l'héroïque -Ney, les généraux de brigade, se placèrent chacun dans un carré, pour -soutenir leur infanterie qui n'était pas habituée à ce spectacle. Au -signal donné, un feu de mousqueterie exécuté à propos accueillit la -cavalerie ennemie, et l'arrêta court. Nos jeunes soldats, étonnés que -ce fût si peu, attendirent un nouvel assaut, le reçurent mieux encore, -et jonchèrent la terre des cavaliers de Landskoy. -<span class="sidenote" title="En marge">Joie du maréchal Ney en voyant la conduite de ses jeunes -troupes.</span> -Puis Ney rompant -les carrés, et les formant en colonnes, <span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> poussa l'ennemi -devant lui. Il félicita ses braves conscrits, qui remplirent l'air des -cris mille fois répétés de Vive l'Empereur! À partir de ce moment on -pouvait tout espérer d'eux. Ils entrèrent à la suite des Russes dans -Weissenfels, les en expulsèrent, et à la chute du jour furent maîtres -de ce point décisif. Ney, qui depuis sa jeunesse n'avait jamais -combattu avec des soldats aussi novices, se hâta d'écrire à Napoléon -pour lui exprimer sa joie et sa confiance.—Ces enfants, lui -écrivit-il, sont des héros; je ferai avec eux tout ce que vous -voudrez.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du prince Eugène sur Mersebourg, et sa réunion avec -la grande armée.</span> -Au même instant Macdonald, formant la tête de colonne du prince -Eugène, était entré dans Mersebourg, et avait mêlé ses avant-postes -avec ceux du maréchal Ney. Le général Lauriston qui le suivait, avait -trouvé les ponts de Halle fortement occupés par le général prussien -Kleist. Ces ponts, comme on doit s'en souvenir en se reportant à l'un -des actes héroïques de l'infortuné général Dupont dans la campagne de -1806, s'étendent sur plusieurs bras de la Saale, et sont impossibles à -enlever, à moins qu'ils ne soient aux mains d'une troupe démoralisée. -Ce n'était plus l'état d'esprit des Prussiens, qu'un noble -patriotisme, une sorte de désespoir national enflammaient. Ils -occupaient les ponts de Halle avec de l'infanterie et une nombreuse -artillerie. Le général Lauriston n'insista pas pour forcer une -position qu'on allait faire tomber le lendemain en la tournant.</p> - -<p>Napoléon en lisant les récits de ses généraux, partagea leur joie, et -écrivit à Munich, à Stuttgard, à Carlsruhe, à Paris, pour raconter -les prouesses <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> de ses jeunes soldats. Il quitta le lendemain -30 Eckartsberg, et alla coucher à Weissenfels.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Beau projet de Napoléon consistant à marcher sur Leipzig, -pour prendre l'ennemi en flanc.</span> -Sa jonction avec le prince Eugène étant opérée sur la basse Saale, il -songea naturellement à tirer de cette jonction le parti qu'il s'en -était promis, celui de déboucher en masse dans les fameuses plaines de -Lutzen, de courir sur Leipzig en une forte colonne, de passer l'Elster -à Leipzig même, et puis exécutant un mouvement de conversion, la -gauche en avant, de marcher sur les coalisés, et de les pousser contre -les montagnes de la Bohême. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58). N'ayant pas assez -de cavalerie pour s'éclairer, car celle qu'il avait restait forcément -clouée à l'infanterie de peur d'être écrasée, il n'entrevoyait que -fort incomplétement les projets de l'ennemi. Mais plusieurs -reconnaissances, plusieurs rapports interprétés avec sa faculté -ordinaire de divination, lui avaient appris que les Russes et les -Prussiens affluaient sur sa droite, qu'ils se trouvaient par -conséquent entre lui et les montagnes, sur le haut Elster, qui était -le cours d'eau que nous devions rencontrer après avoir franchi la -Saale. Le plan de Napoléon offrait donc encore les plus grandes -chances de succès, et il résolut de s'avancer de Weissenfels sur -Lutzen, pour de là se porter sur Leipzig en masse serrée, et y passer -l'Elster. Toutefois ne pouvant marcher avec près de deux cent mille -hommes sur une seule voie, il dirigea par la grande route de Lutzen à -Leipzig, le maréchal Ney, la garde et le maréchal Marmont. Pour -flanquer à droite cette colonne qui était la principale, il ordonna au -général Bertrand et au maréchal Oudinot, restés sur la haute Saale, -de <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> déboucher de Naumbourg sur Stössen. Pour la flanquer à -gauche, il ordonna au prince Eugène de déboucher de Mersebourg, et de -se porter avec toutes ses forces sur Leipzig par la route de -Mackranstaedt. Ces divers corps partant ainsi de la Saale, à trois ou -quatre lieues les uns des autres, convergeaient tous vers le point, -commun de Leipzig. Ces dispositions arrêtées pour être exécutées le -lendemain 1<sup>er</sup> mai, il s'occupa, ce qui lui arrivait souvent pendant -cette marche, de l'organisation de ses troupes, et en particulier de -celle de la garde impériale. Le prince Eugène lui amenait quatre -bataillons de vieille garde, deux de jeune, plus une certaine portion -d'artillerie et de cavalerie appartenant à ce corps d'élite. C'était -tout ce qu'on avait pu recueillir des débris de Moscou. Le prince -Eugène avait eu soin de les faire reposer et équiper. Napoléon réunit -les quatre bataillons de la vieille garde à deux qu'il avait avec lui, -ce qui lui en fit six. Il réunit les deux de jeune garde aux quatorze -de la division Dumoutier, qui fut élevée de la sorte à seize. Il agit -de même pour les autres armes, et parvint ainsi à porter la garde à 17 -ou 18 mille hommes, sans compter les autres divisions qui achevaient -de s'organiser sur les derrières. Il laissa au prince Eugène les -quatre mille cavaliers remontés que le général Latour-Maubourg était -allé prendre dans le Hanovre, et qui formaient avec la cavalerie de la -garde la seule troupe à cheval capable d'exécuter une attaque en -ligne.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Mai 1813.</span> -<span class="sidenote" title="En marge">Mouvement de l'armée le 1<sup>er</sup> mai.</span> -Le lendemain 1<sup>er</sup> mai il monta de bonne heure à cheval, ayant à ses -côtés les maréchaux Ney, Mortier, Bessières, Soult, Duroc, et M. de -Caulaincourt. <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> Il voulait jouir par ses propres yeux du -spectacle qui avait tant charmé le maréchal Ney l'avant-veille, celui -de nos jeunes soldats supportant gaiement et solidement les assauts de -la cavalerie ennemie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Combat de Weissenfels, et mort du maréchal Bessières.</span> -Cette vaste plaine de Lutzen, quoique fort unie, présentait cependant -comme toute plaine ses accidents de terrain. En sortant de Weissenfels -on rencontrait un ravin dont le cours était assez long, le lit assez -profond, et appelé le Rippach, du nom d'un village qu'il traversait. -Dès le matin les troupes du maréchal Ney y marchèrent avec confiance, -disposées en carrés entre lesquels se trouvait l'artillerie, et -précédées de nombreux tirailleurs. Parvenues au bord du ravin elles -rompirent les carrés pour le passer, franchirent l'obstacle, -reformèrent les carrés, et s'avancèrent en tirant du canon. C'était -toujours la division Souham qui marchait la première, et avec une -excellente attitude. Au moment où elle se déployait, le maréchal -Bessières qui commandait ordinairement la cavalerie de la garde, et -qui par ce motif n'aurait pas dû être là, mais qui avait voulu suivre -Napoléon, se porta un peu à droite, afin de mieux observer le -mouvement de l'ennemi. Tout à coup un boulet lui fracassant le poignet -avec lequel il tenait la bride de son cheval, l'atteignit en pleine -poitrine, et le renversa. Il avait passé en un instant de la vie à la -mort! C'était la seconde fois, hélas! que ce brave homme était frappé -à côté de Napoléon! Une première fois à Wagram, il avait été atteint -par un boulet, mais en avait été quitte pour une contusion; cette fois -il était tué sur le coup! Était-ce notre bonheur qui s'évanouissait? -<span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> était-ce la fortune qui après nous avoir avertis en 1809, -nous frappait enfin en 1813? Malgré la confiance générale qu'inspirait -l'entrain des troupes, ce pénible sentiment pénétra plus d'un cœur. -<span class="sidenote" title="En marge">Caractère et mérites du maréchal Bessières.</span> -Bessières, commandant de la cavalerie de la garde, fait par Napoléon -maréchal et duc d'Istrie, était un vaillant homme, vif comme les -Gascons ses compatriotes, et comme eux cherchant à se faire valoir; -mais spirituel, sensé, ayant souvent le courage de dire à Napoléon des -vérités utiles, non pas en forme de boutades passagères, mais avec -assez de sérieux et de suite. -<span class="sidenote" title="En marge">Regrets de Napoléon et de l'armée.</span> -Napoléon l'aimait, l'estimait, lui donna -un regret sincère, puis après avoir prononcé ces mots: <cite>La mort -s'approche de nous</cite>, il poussa son cheval en avant, pour voir marcher -ses jeunes soldats, pendant qu'on emportait Bessières dans un manteau. -Il éprouva la même satisfaction que Ney deux jours auparavant. Il vit -ses conscrits assaillis par des charges réitérées de cavalerie, les -repoussant avec une imperturbable bonne humeur, et abattant devant -leurs rangs trois ou quatre cents cavaliers ennemis. On finit cette -journée à Lutzen, content de ce que l'on avait vu faire à nos soldats, -triste plus qu'on ne le disait de la mort de Bessières, dans laquelle -beaucoup de gens s'obstinaient à découvrir un présage. Pourtant le -temps était beau, les troupes étaient très-animées; tout semblait -sourire de nouveau, la nature et la fortune! Napoléon alla visiter le -monument de Gustave-Adolphe, frappé dans cette plaine, comme -Épaminondas, au sein de la victoire, et ordonna qu'on élevât aussi un -monument au duc d'Istrie, tué dans les mêmes lieux. Il <span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> lui -consacra quelques belles paroles dans le bulletin de la journée, et -écrivit à sa veuve une lettre faite pour enorgueillir une famille, et -la consoler autant que la gloire console.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Journée du 2 mai.</span> -Le lendemain 2 mai, journée mémorable, l'une des dernières faveurs -accordées par la fortune à nos armes, Napoléon se leva dès trois -heures du matin pour donner ses ordres, et dicter une multitude de -lettres. On n'avait plus que quatre lieues à parcourir pour être à -Leipzig, et pour avoir passé l'Elster. Les rapports d'espions, plus -explicites que ceux des jours précédents, disaient que les Russes et -les Prussiens continuaient leur mouvement sur notre droite, que de -Leipzig ils étaient remontés, en cheminant derrière l'Elster, sur -Zwenkau et Pegau, apparemment pour nous chercher où nous n'étions pas, -c'est-à-dire sur une route plus rapprochée des montagnes. (Voir la -carte n<sup>o</sup> 58.) Napoléon à cette nouvelle se confirma dans la pensée de -se porter en masse sur Leipzig, de se rabattre ensuite dans le flanc -de l'ennemi, et, afin de réaliser cette pensée, il régla ses -mouvements avec une profondeur de prudence qui, au milieu des -incertitudes où il était faute de cavalerie, lui procura le plus -éclatant, le plus mérité des triomphes. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon dirige le prince Eugène sur Leipzig, et par -précaution place le corps de Ney au village de Kaja, pour se couvrir -contre une attaque de flanc.</span> -Le prince Eugène arrivé à -Mackranstaedt dans la journée, avait le pas sur le corps de bataille, -et Napoléon le lui laissa, pour qu'il pût se porter immédiatement sur -Leipzig. Il lui ordonna d'envoyer le corps de Lauriston directement -sur Leipzig, puis de diriger Macdonald à droite sur Zwenkau, point où -devaient se rencontrer les détachements les plus avancés de l'ennemi, -et lui <span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> recommanda de se tenir de sa personne entre Lauriston -et Macdonald, avec la division Durutte, la cavalerie de -Latour-Maubourg et une forte réserve d'artillerie, afin d'aller au -secours de celui des deux qui aurait de trop fortes affaires sur les -bras. -<span class="sidenote" title="En marge">Profonde sagesse des dispositions de Napoléon.</span> -Napoléon s'apprêta à le suivre avec la garde, pour aider celui -d'eux tous qui en aurait besoin. Mais avec une prévoyance dont il -était seul capable, se doutant que les coalisés pourraient bien -pendant ce mouvement sur Leipzig se réunir en masse sur sa droite, car -il était possible qu'ils eussent remonté l'Elster pour le prendre -lui-même en flanc, il retint Ney avec ses cinq divisions aux environs -de Lutzen, et l'établit à un groupe de cinq villages, dont le -principal s'appelait Kaja. Ce village était situé à une lieue -au-dessus de Lutzen, au bord du <i>Floss-Graben</i>, canal d'irrigation qui -traversait toute la plaine entre la Saale et l'Elster. Ney placé sur -ce point avec ses cinq divisions, devait y former le pivot solide -autour duquel nous allions opérer notre mouvement de conversion. -Restaient Marmont, Bertrand, Oudinot, marchant à la suite de l'armée, -et se trouvant, Marmont au bord du Rippach, Bertrand un peu plus en -arrière, Oudinot sur la Saale même. Napoléon ordonna à Marmont et à -Oudinot de franchir successivement le Rippach, et de venir se ranger -sur la droite de Ney, pour le secourir, ou en être secourus s'ils -étaient brusquement abordés par l'ennemi, et de se porter ensuite tous -ensemble sur l'Elster, entre Zwenkau et Pegau, dans le cas où ils -n'auraient rencontré personne. Ney était donc le point solide autour -duquel une moitié de l'armée allait pivoter, pendant que l'autre -moitié se <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> portant en avant entrerait dans Leipzig, et -opérerait le mouvement de conversion qui devait nous placer dans le -flanc de l'ennemi. Avec de telles précautions, dont on va bientôt -apprécier la profonde sagesse, il n'y avait presque pas de danger -sérieux à craindre, en exécutant devant une armée de plus de cent -mille hommes une opération extrêmement délicate, mais nécessaire si on -voulait arriver à des résultats considérables. Amis et ennemis nous -présentions à peu près 300 mille combattants, à quatre ou cinq lieues -les uns des autres.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon travaille toute la matinée du 2 mai, et ne monte à -cheval que lorsque tous ses corps sont près d'être en position.</span> -Ces dispositions ordonnées avec indication précise à chaque chef de -corps du but qu'on voulait atteindre, et de la conduite à tenir dans -toutes les éventualités, Napoléon se mit à dicter des lettres le reste -de la matinée, ne voulant monter à cheval qu'à neuf ou dix heures, -parce que c'était alors seulement que chacun devait être en pleine -marche vers sa destination. Il écrivit au vieux duc de Valmy sur la -composition de certains bataillons, au général Lemarois, envoyé dans -le grand-duché de Berg, sur les dépôts de cavalerie qui étaient dans -son arrondissement, au prince Poniatowski sur la jonction des deux -armées de l'Elbe et du Main, et sur leur marche ultérieure, au major -général sur la mise en jugement du gouverneur de Spandau qui avait -capitulé, à plusieurs autres personnages enfin sur une multitude -d'objets, et entre autres au duc de Rovigo sur la manière de parler -des événements militaires, dans un moment où l'opinion défiante -accueillait moins facilement que jamais les assertions du -gouvernement, et terminait ses observations par ces mots -remarquables: <span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> <cite>Vérité</cite>, <cite>simplicité</cite>, voilà ce qu'il faut -aujourd'hui.—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon quitte Lutzen à dix heures du matin, et se porte -au galop sur Leipzig.</span> -Après avoir ainsi dicté une quantité de lettres avec une parfaite -liberté d'esprit, il partit à dix heures, et suivi d'un escadron de la -garde il courut vers Leipzig, dont il était à quatre lieues seulement. -Au nombre des officiers de haut grade qui l'accompagnaient se trouvait -le maréchal Ney, venu pour voir de quel côté se porterait la tempête -qui semblait s'amasser autour de nous. Une demi-heure suffisait au -maréchal pour rejoindre son corps au galop, si elle se dirigeait vers -les villages que ses cinq divisions étaient chargées de garder. En ce -moment le maréchal Macdonald coupant devant nous, de gauche à droite, -la route de Leipzig, s'avançait sur Zwenkau; à gauche, le général -Lauriston s'avançait de Mackranstaedt sur Leipzig. Le prince Eugène, -avec la réserve que Napoléon lui avait composée, et qui consistait, -avons-nous dit, dans la division Durutte et la cavalerie de -Latour-Maubourg, était sur la route même de Leipzig, prêt à porter -secours ou au maréchal Macdonald, ou au général Lauriston. Toute la -garde suivait en masse le prince Eugène sur Leipzig. Après avoir -traversé ces nombreuses colonnes, qui le saluaient des cris répétés de -Vive l'Empereur! Napoléon arriva devant Leipzig pour y être témoin du -spectacle le plus animé.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Maison enlève Leipzig sous les yeux de -Napoléon.</span> -La fusillade et la canonnade y étaient en effet très-vives. -L'intrépide Maison commandant la première division du corps de -Lauriston, attaquait avec sa résolution et son intelligence -accoutumées la ville de Leipzig, que défendait le général Kleist avec -l'infanterie prussienne. Des terrains marécageux et boisés, <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> -traversés par plusieurs bras de l'Elster, précèdent, comme on le sait, -la ville de Leipzig, lorsqu'on vient de Lutzen, et il faut franchir la -longue suite des ponts jetés sur ces divers bras, pour parvenir -jusqu'à la ville elle-même. Des tirailleurs remplissaient les bouquets -de bois environnants; une forte artillerie, appuyée par l'infanterie -prussienne, était au village de Lindenau, qui se trouve à l'entrée des -ponts de l'Elster. Le général Maison, après avoir forcé les -tirailleurs ennemis à se replier, et mis une partie de son artillerie -en batterie, s'était porté au village de Leutsch, situé à la gauche de -Lindenau, et avec du canon et une colonne d'infanterie, avait ouvert -un feu de flanc sur Lindenau. Il avait ensuite jeté dans le premier -bras de l'Elster un bataillon, qui passant à gué, devait prendre à -revers les Prussiens chargés de défendre la tête des ponts. Cette -opération terminée, il avait formé une colonne d'attaque qu'il -dirigeait lui-même, et avait abordé à la baïonnette les troupes -chargées de défendre Lindenau. Les Prussiens, après s'être vaillamment -défendus, se voyant menacés d'être pris à revers par la colonne qui -était entrée dans les eaux de l'Elster, avaient évacué le premier -pont, en y mettant le feu, et Maison les avait suivis à la tête de son -infanterie. Napoléon regarda quelques instants avec sa lunette cette -attaque si bien conduite, vit ses soldats pénétrant pêle-mêle avec les -Prussiens dans Leipzig, et les nombreux habitants de cette ville -montés sur les toits de leurs maisons pour savoir quel serait leur -sort!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Tandis que Napoléon assiste à l'attaque de Leipzig, une -épouvantable canonnade se fait entendre vers Kaja.</span> -Tandis que par un beau temps de mai il contemplait cette scène, -semblable à tant d'autres qui <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> avaient rempli sa vie, une -canonnade retentit tout à coup sur sa droite, juste du côté de Kaja, -vers les villages où il avait laissé en faction le corps de Ney. Son -esprit, qui avait calculé toutes les chances de cette vaste -manœuvre, ne pouvait être ni surpris, ni déconcerté. Il écouta -quelques instants cette canonnade, qui ne fit que s'accroître, et -bientôt devint terrible.—Tandis que nous allions les tourner, s'écria -Napoléon, ils essayent de nous tourner nous-mêmes; il n'y a pas de -mal, ils nous trouveront prêts partout.—Sur-le-champ il expédia Ney -au galop, lui enjoignit de s'établir dans les cinq villages, d'y tenir -comme un roc, ce qui était possible, puisqu'il avait 48 mille hommes, -et qu'il allait être secouru à droite, à gauche, en arrière, par des -forces considérables. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon renverse tout son ordre de bataille, pour reporter -ses forces sur sa droite.</span> -Puis avec la promptitude d'un esprit préparé à -tout, il ordonna le renversement entier de son ordre de marche, chose -si difficile à prescrire à temps, et à exécuter avec précision, -surtout quand on opère avec de si grandes masses. D'abord il -recommanda au général Lauriston de ne pas se dessaisir de la ville de -Leipzig, mais de n'y laisser qu'une de ses trois divisions, et -d'échelonner les deux autres en arrière, la tête tournée vers Zwenkau, -pour remonter l'Elster jusqu'à Zwenkau même, et se porter sur la -gauche de Ney. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) Il prescrivit à Macdonald, dont -les instructions étaient de se diriger sur Zwenkau, de se rabattre de -Zwenkau sur Eisdorf, petit village placé tout près de la gauche de -Ney, au bord du <i>Floss-Graben</i>. Le <i>Floss-Graben</i> était ce canal -d'irrigation qui traversait, avons-nous dit, la plaine de Lutzen, et -que nos troupes avaient <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> dû franchir pour se rendre à Leipzig, -tandis que le corps de Ney, établi à Kaja, était resté en deçà, et y -appuyait sa gauche. -<span class="sidenote" title="En marge">Belles dispositions prises avec une promptitude -extraordinaire.</span> -Macdonald devait remonter le <i>Floss-Graben</i> -jusqu'à Eisdorf et Kitzen, et à cette hauteur il était en mesure de -flanquer la gauche de Ney, et de déborder même l'ennemi venu de -Zwenkau. Le prince Eugène laissant Lauriston à Leipzig, devait avec le -reste de ses troupes soutenir Macdonald. Telles furent les -dispositions à la gauche de Ney. Marmont étant demeuré sur les bords -du Rippach, en arrière de Lutzen, était en ce moment en marche. -Napoléon lui ordonna de venir se placer à la droite du corps de Ney, à -Starsiedel, l'un des cinq villages que ce corps avait été chargé de -garder. Le général Bertrand, qui était encore un peu plus loin, eut -ordre de déboucher sur les derrières mêmes de l'ennemi, en se liant à -Marmont. Ainsi Ney allait être flanqué à droite et à gauche par des -corps qui devaient non-seulement l'appuyer, mais se recourber sur les -deux flancs de l'ennemi. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se reporte au galop sur Lutzen et Kaja.</span> -Enfin, pour qu'il ne fût pas enfoncé par le -centre, Napoléon fit rebrousser chemin à la garde tout entière, et la -dirigea par la route de Lutzen sur Kaja. Il apportait à Ney le secours -de 18 mille hommes d'infanterie, qui cette fois n'étaient plus une -troupe de parade, mais une vigoureuse troupe de combat, vouée comme -son empereur à tous les dangers, dans une campagne où il s'agissait de -rétablir à quelque prix que ce fût le prestige de nos armes. Il -fallait deux heures aux uns, trois heures aux autres, pour arriver au -feu; mais il était onze heures du matin, et tous avaient le temps de -prendre part à cette grande bataille, et de concourir au <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> -rétablissement de notre puissance ébranlée. Ce vaste renversement de -son ordre de marche si promptement conçu et prescrit, Napoléon partit -au galop, traversant les colonnes de sa garde qui rétrogradaient vers -ce champ de bataille, que nous avions espéré trouver devant nous, et -qu'il fallait aller chercher sur notre droite, en arrière. La -canonnade du reste n'avait cessé de s'accroître en vivacité et en -étendue. L'air en était rempli, et tout annonçait l'une des plus -mémorables journées de cette ère sanglante et héroïque.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Dispositions des coalisés.</span> -Voici ce qui s'était passé du côté de l'ennemi, et ce qui avait amené -à Kaja la rencontre que Napoléon avait cru trouver au delà de Leipzig. -À la nouvelle des deux combats que le général Wintzingerode avait -livrés avec sa cavalerie, en avant et en arrière de Weissenfels, les -29 avril et 1<sup>er</sup> mai, les coalisés avaient enfin compris que -Napoléon, cessant de descendre la Saale pour joindre le vice-roi, -venait de la passer pour marcher de la Saale à l'Elster, franchir -ensuite l'Elster, et les prendre en flanc. Puisqu'on avait voulu la -bataille, on l'avait à souhait, et dans cette plaine de Lutzen, où la -belle cavalerie des alliés devait jouir de tous ses avantages contre -une jeune infanterie qui avait à peine quelques escadrons pour -s'éclairer. Le comte de Wittgenstein qui remplaçait Kutusof, qu'on -disait absent et point mort pour ménager l'esprit superstitieux du -soldat russe, avait été appelé, et son chef d'état-major Diebitch -avait donné pour lui le plan de la bataille. -<span class="sidenote" title="En marge">Tandis que Napoléon voulait les prendre en flanc, ils -songeaient à exécuter contre lui la même manœuvre.</span> -Il avait proposé de -profiter du mouvement de flanc qu'exécutait Napoléon pour le prendre -en flanc lui-même, <span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> de l'attaquer vers Lutzen, c'est-à-dire -vers Kaja, où l'on n'apercevait que de simples détachements, de l'y -aborder en masse, puis ces postes enlevés, de fondre sur lui avec les -vingt-cinq mille hommes de la cavalerie alliée, et si l'infanterie -française si brusquement assaillie était culbutée, de la jeter dans -les terrains marécageux qui s'étendent de Leipzig à Mersebourg, point -de jonction de la Saale et de l'Elster. Si on réussissait, on pouvait -faire essuyer à Napoléon un vrai désastre. Le plan était -ingénieusement conçu; il obtint l'assentiment des deux souverains, et -celui du fougueux Blucher, qui demandait à tout prix une prochaine -bataille. Mais ce n'est pas tout que d'imaginer un plan, il faut -l'exécuter. Or un plan, quelque excellent qu'il soit, qui vient d'en -bas au lieu de venir d'en haut, a peu de chances d'une bonne -exécution. Il fallait ici que les ordres remontassent de Diebitch à -Wittgenstein, de Wittgenstein à Alexandre et à Frédéric-Guillaume, -pour redescendre ensuite jusqu'à leurs généraux, et c'étaient de bien -longs détours pour faire agir cent mille hommes entre onze heures du -matin et six heures du soir. Pourtant comme on était très-rapprochés -les uns des autres, très-dévoués à l'œuvre commune, et que les -petits sentiments, obstacle ordinaire aux grandes choses, avaient peu -de part aux résolutions de chacun, les tiraillements furent moindres -qu'il ne fallait s'y attendre avec une telle organisation du -commandement, et le 1<sup>er</sup> mai au soir tout fut en mouvement vers le -but indiqué.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche des coalisés sur Lutzen dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2 -mai.</span> -Il fut convenu que dans la nuit du 1<sup>er</sup> au 2 mai on passerait -l'Elster, ceux qui venaient de Leipzig <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> et de Rotha à Zwenkau, -ceux qui venaient de Borna à Pegau; qu'on franchirait ensuite le -<i>Floss-Graben</i>, et qu'on irait par un mouvement de conversion se -rabattre sur les cinq villages placés à la droite de Lutzen, où l'on -avait aperçu quelques bivouacs seulement, et que là on se -précipiterait en masse sur le flanc de l'armée française, la cavalerie -prête à charger au galop lorsque l'infanterie aurait enlevé les -villages.</p> - -<p>Toute la nuit fut employée à ces manœuvres. Wittgenstein et d'York, -venant de Leipzig avec 24 mille hommes, passèrent l'Elster à Zwenkau, -y rencontrèrent Blucher qui le traversait aussi avec 25 mille, ce qui -entraîna une certaine confusion et quelque retard. Les 18 mille hommes -composant les gardes et les réserves qu'amenait l'empereur Alexandre, -franchirent l'Elster à Pegau, et tous ensemble vinrent se ranger sur -le terrain qu'avait reconnu la cavalerie de Wintzingerode, sur le -flanc de l'armée française, parallèlement à la route de Lutzen à -Leipzig. Cette cavalerie était forte de 12 à 13 mille hommes. -Miloradovitch, avec 12 mille soldats, était plus haut sur l'Elster, le -long des montagnes où l'on avait supposé d'abord que Napoléon pourrait -se présenter. C'était une masse d'environ 92 mille combattants de la -première qualité, animés pour la plupart, surtout les Prussiens, d'un -ardent patriotisme. Les mouvements qui leur étaient prescrits avaient -pris du temps. À dix heures du matin ils défilaient encore, et -s'applaudissaient de voir l'armée française en marche sur Leipzig, -dans l'espérance de la surprendre. Quant au corps de Ney, <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> -blotti dans les villages, il ne laissait apercevoir que quelques feux, -et n'avait l'apparence que de détachements placés là par précaution. -Alexandre et Frédéric-Guillaume, abandonnant le commandement à -Wittgenstein qui commandait à peine, puisqu'un autre pensait pour lui, -parcouraient à cheval les rangs de leurs soldats, recueillaient leurs -acclamations, et contribuaient ainsi à augmenter une perte de temps -déjà beaucoup trop grande.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation et aspect des cinq villages de Gross-Gorschen, -Klein-Gorschen, Rahna, Starsiedel, Kaja, autour desquels on allait -combattre.</span> -Les coalisés ayant franchi le <i>Floss-Graben</i> au-dessus de nous pour se -porter à Lutzen, tandis que nous l'avions franchi au-dessous, et en -sens contraire, pour nous porter vers Leipzig, appuyaient leur droite -au <i>Floss-Graben</i>, leur gauche au ravin du Rippach, et avaient en face -les cinq villages qui allaient être si violemment disputés. Le village -de Gross-Gorschen s'offrait d'abord à eux; ensuite venait celui de -Rahna à leur gauche, celui de Klein-Gorschen à leur droite. Quoiqu'on -fût en plaine, ces trois villages étaient au fond d'une dépression de -terrain assez peu sensible, dans laquelle se réunissaient de petits -ruisseaux bordés d'arbres, formant des mares pour l'usage du bétail, -et allant dégorger leurs eaux dans le <i>Floss-Graben</i>. Du point où ils -étaient les coalisés apercevaient distinctement ces trois villages de -Gross-Gorschen en première ligne, de Rahna et de Klein-Gorschen en -seconde ligne; puis en regardant au delà, ils voyaient le terrain se -relever graduellement, et au-dessus apparaître le village de Kaja à -droite, contre le <i>Floss-Graben</i>, le village de Starsiedel à gauche, -près du Rippach, et enfin beaucoup plus loin le clocher pointu de -Lutzen et la route de Leipzig.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Blucher chargé de la première et principale -attaque.</span> -Il fut convenu que Blucher attaquerait d'abord les trois premiers -villages, que Wittgenstein et d'York l'appuieraient, que Wintzingerode -placé à gauche avec toute sa cavalerie, serait prêt à fondre sur les -Français dès qu'on les croirait ébranlés, qu'enfin la garde et les -réserves russes, infanterie et cavalerie, rangées à droite, le long du -<i>Floss-Graben</i>, seraient prêtes à se porter à l'appui de ceux qui -fléchiraient. On ne désespérait pas de voir arriver Miloradovitch à -temps pour prendre part à la bataille. Sans lui on était encore 80 -mille hommes, bien concentrés et parfaitement résolus.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Mémorable bataille de Lutzen livrée le 2 mai 1813.</span> -Après avoir donné une heure de repos aux troupes, les Prussiens de -Blucher attaquèrent les premiers, sous les yeux des deux souverains, -qui placés à quelque distance, sur une légère éminence, pouvaient -assister aux actes de dévouement de leurs soldats. -<span class="sidenote" title="En marge">Blucher enlève à la division Souham le village de -Gross-Gorschen.</span> -Vers midi, Blucher, -présent malgré ses soixante-douze ans à toutes les attaques, et digne -adversaire du maréchal Ney qu'il allait combattre dans cette journée, -s'avança à la tête de la division de Kleist sur Gross-Gorschen. La -division Souham du corps de Ney, avertie par ces longs préparatifs, -avait pu se mettre sous les armes. Quatre bataillons étaient en dehors -du village avec du canon. Le général Blucher précédé de trois -batteries exécuta sur les quatre bataillons de Souham un feu violent -et bien dirigé. Les jeunes soldats de Souham firent bonne contenance, -mais deux ou trois de leurs pièces ayant été démontées, et -l'infanterie de la division de Kleist les abordant avec une extrême -vigueur, ils furent rejetés dans Gross-Gorschen, puis débordés -<span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> de droite et de gauche, et culbutés sur Rahna et -Klein-Gorschen formant la seconde position. La joie fut vive sur le -terrain du haut duquel Alexandre et Frédéric-Guillaume observaient la -bataille, et l'espérance d'une grande victoire surgit au cœur de -tous. À gauche de cette action fort chaude, en face de Starsiedel, -Wintzingerode avec ses troupes à cheval s'approcha des villages -attaqués, dans l'intention de les déborder et de saisir l'occasion -d'une charge décisive. Mais le combat commençait à peine, et bien des -vicissitudes pouvaient en changer la face avant la fin de la journée.</p> - -<p>Repliés sur Klein-Gorschen et Rahna, les soldats de Souham n'étaient -plus aussi faciles à déloger. Les fossés, les clôtures, les mares -d'eau qui se trouvaient entre ces villages, offraient de nombreux -moyens de résistance. La division Souham, forte de 12 mille hommes, et -ralliée tout entière sous son vieux général, qui joignait à une rare -intrépidité une expérience de vingt années, se défendait avec vigueur. -Malheureusement la division Girard, qui était un peu à droite, dans la -direction de Starsiedel, ne s'attendant pas à cette attaque, était -encore dans le désordre du bivouac, et l'envoi de ses chevaux au -fourrage condamnait son artillerie à une complète immobilité. Souham -pouvait donc être débordé de ce côté. -<span class="sidenote" title="En marge">Blucher se porte sur les villages de la seconde ligne, sur -Klein-Gorschen et Rahna.</span> -Mais en ce moment le maréchal -Marmont, ayant franchi le Rippach, débouchait de Starsiedel en face de -Wintzingerode. Ce maréchal marchant le bras en écharpe à la tête de -ses soldats, rangea d'un côté la division Bonnet, de l'autre la -division Compans, et les disposa toutes deux en plusieurs <span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> -carrés, de manière à couvrir la droite de Souham et à protéger le -ralliement de la division Girard. Wintzingerode n'osant aborder ces -fantassins, qui paraissaient solides comme des murailles, les cribla -de boulets sans les ébranler. À l'abri de cet appui la division Girard -se forma, et vint s'établir à la droite de Souham, sur le prolongement -de Rahna et de Klein-Gorschen.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Il réussit à les enlever.</span> -À ce spectacle, Blucher et les deux souverains s'aperçurent que -l'armée française était moins surprise qu'ils ne l'avaient espéré, et -que ce ne serait pas une tâche aisée que de lui enlever ces villages -auxquels elle paraissait si fortement attachée. Ne connaissant pas -d'obstacles, ayant dans le cœur, outre son courage, toutes les -passions germaniques, Blucher se saisit de sa seconde division, celle -de Ziethen, et la conduisit avec tant d'énergie sur Klein-Gorschen et -Rahna, où s'était transportée la lutte, qu'il parvint à ébranler les -divisions Souham et Girard. On se battit corps à corps dans les -jardins et les larges places de ces deux villages, et enfin les -Prussiens, animés d'une sorte de rage, expulsèrent nos jeunes soldats, -et les rejetèrent vers Kaja d'un côté, vers Starsiedel de l'autre. -Mais Kaja n'était pas facile à enlever, et Starsiedel était couvert -par les carrés des divisions Bonnet et Compans. Pourtant Blucher, -emporté par son héroïque ardeur, s'avançait, résolu à surmonter tous -les obstacles, lorsque de nouvelles forces survinrent de notre côté.</p> - -<p>C'était l'instant où le maréchal Ney, dépêché par Napoléon, arrivait -de Leipzig au galop, amenant au pas de course celles de ses divisions -qui étaient en <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> arrière de Kaja. Blucher allait enfin -rencontrer une énergie capable de contenir la sienne. -<span class="sidenote" title="En marge">Ney renvoyé à Kaja par Napoléon, y arrive au galop.</span> -Ney, chemin -faisant, avait fait prendre les armes aux divisions qui n'étaient pas -encore engagées. Il avait dirigé celle de Marchand, composée des -Allemands des petits princes, au delà du <i>Floss-Graben</i>, sur Eisdorf, -par la route que suivait Macdonald pour déborder l'ennemi. Il avait -ordonné à la division Ricard, placée entrée Lutzen et Kaja, de le -rejoindre le plus promptement possible, et trouvant celle de Brenier à -Kaja même, il s'était mis à sa tête pour marcher à l'appui de Souham -et de Girard, repoussés de Klein-Gorschen et de Rahna.</p> - -<p>L'action était en ce moment d'une extrême violence. À l'aspect de ce -visage énergique de Ney, aux yeux ardents, au nez relevé, dominant un -corps carré d'une force athlétique, nos jeunes soldats reprennent -confiance. -<span class="sidenote" title="En marge">À la tête de la division Brenier, Ney reprend -Klein-Gorschen et Rahna.</span> -Ney les rallie derrière la division Brenier, et, comme -invulnérable sous un feu continu d'artillerie, fait toutes ses -dispositions pour reconquérir les villages abandonnés. On y marche en -effet, baïonnette baissée. On trouve les Prussiens qui les dépassaient -déjà, et qui n'entendaient pas abandonner leur conquête. Pourtant, si -pour les Prussiens il s'agit de rétablir la grandeur de leur patrie, -il s'agit pour nos généraux, pour nos officiers, de conserver la -grandeur de la nôtre, et, remplissant nos conscrits du feu qui les -anime, ils les poussent en avant, et rentrent dans Klein-Gorschen d'un -côté, dans Rahna de l'autre. Là le combat devient furieux. On lutte -corps à corps au milieu des ruines de ces villages. Souham, Girard, -revenus dans <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> Klein-Gorschen et Rahna à la suite de Brenier, y -établissent de nouveau leurs soldats, qui n'avaient jamais vu le feu, -et qui assistant pour leur début à l'une des plus cruelles boucheries -de cette époque, étaient comme enivrés par la poudre et la nouveauté -du spectacle. Ils restent maîtres des deux villages, et repoussent les -Prussiens jusque sur Gross-Gorschen, leur première conquête.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon au point où se livre la bataille. Ses -dispositions.</span> -Napoléon arrive sur ces entrefaites, parcourant les files des blessés, -qui, les membres brisés, criaient Vive l'Empereur! Il voit Ney qui se -soutient au centre, Eugène qui avec Macdonald marche à gauche par delà -le <i>Floss-Graben</i>, pour déborder l'ennemi vers Eisdorf, et Marmont qui -formé sur la droite en plusieurs carrés se maintient à Starsiedel. Il -n'aperçoit pas encore Bertrand qui chemine au loin, mais il compte sur -son arrivée, et il sait que la garde accourt à perte d'haleine. Il est -tranquille et laisse continuer la bataille.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouvel effort de Blucher, à la tête de la garde royale, -contre les villages de Klein-Gorschen et de Rahna.</span> -Mais Blucher qui a encore la garde royale et les réserves, et qui n'a -besoin de consulter personne pour disposer de tout ce qui est -Prussien, s'en saisit, et les porte en avant avec une sorte de fureur -patriotique. À droite il jette un ou deux bataillons au delà du -<i>Floss-Graben</i>, pour conserver Eisdorf où il voit marcher une colonne -de Français; à gauche il lance la garde royale à cheval sur les -divisions Bonnet et Compans rangées en carrés devant Starsiedel, et -fait dire à Wintzingerode d'appuyer cette attaque avec toute la -cavalerie russe. Au centre, il fond avec l'infanterie de la garde -royale sur Klein-Gorschen et Rahna. -<span class="sidenote" title="En marge">Il les enlève de nouveau, et entre même dans Kaja.</span> -Cet effort, tenté avec la -résolution de gens <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> qui veulent vaincre ou mourir, réussit -comme les résolutions de l'héroïsme désespéré. -<span class="sidenote" title="En marge">Danger de la situation.</span> -Blucher est blessé au -bras, mais il ne quitte pas le champ de bataille, emporte de nouveau -les villages de Klein-Gorschen et de Rahna, et, sans reprendre -haleine, marche sur Kaja, que pour la première fois il parvient à nous -enlever, tandis que sa cavalerie, lancée sur les divisions Bonnet et -Compans, tâche d'enfoncer leurs carrés. Mais les marins de Bonnet, -habitués à la grosse artillerie, reçoivent les boulets, puis les -assauts de la cavalerie, sans laisser apercevoir le moindre -ébranlement.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Notre centre est menacé d'être percé.</span> -Kaja néanmoins est forcé, notre centre est tout ouvert, et si les -coalisés agissant avec ensemble envoient l'armée russe à l'appui de -Blucher, la ligne de Ney peut être percée, sans que notre garde -impériale ait le temps de fermer la brèche. Napoléon, au milieu du -feu, rallie les conscrits.—Jeunes gens, leur dit-il, j'avais compté -sur vous pour sauver l'Empire, et vous fuyez!—Il n'a pas encore sous -la main la garde qui s'avance en toute hâte; il n'a plus ces -quatre-vingts escadrons de Murat qu'il lançait autrefois si à propos -dans les champs d'Eylau ou de la Moskowa. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon lance la division Ricard, sous le comte Lobau.</span> -Mais il lui reste la -division Ricard, la cinquième de Ney, et il ordonne au comte Lobau de -se mettre à la tête de cette vaillante division pour reprendre Kaja. -Lobau conduit à l'ennemi cette jeune infanterie, pendant que Souham, -Girard, Brenier, s'occupent à rallier leurs soldats. Il marche sur -Kaja, y rencontre la garde prussienne, l'aborde à la baïonnette, et la -repousse. -<span class="sidenote" title="En marge">La division Ricard reprend Kaja.</span> -On rentre dans ce village, et on ramène les Prussiens vers -le terrain légèrement <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> enfoncé où se trouvent les deux -villages de Rahna et Klein-Gorschen. En même temps Souham, Girard, -sous la conduite de Ney, reviennent à la charge avec leurs divisions -ralliées, et le combat rétabli continue avec la même violence. On se -fusille, on se mitraille presque à bout portant. Girard, ce brave -général qui en Estrémadure avait essuyé une surprise malheureuse, se -comporte en héros. Blessé, il reste au milieu du feu.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Vaste étendue du carnage.</span> -Cette scène de carnage s'étend d'une aile à l'autre sur plus de deux -lieues. Macdonald avec ses trois divisions, après avoir enlevé Rapitz -aux troupes avancées de l'ennemi, s'approche d'Eisdorf et de Kitzen, -et fait entendre son canon sur notre gauche, au delà du -<i>Floss-Graben</i>. Vers le côté opposé, Bertrand débouche par delà la -position de Marmont, et on aperçoit au loin sur notre droite sa -première division, celle de Morand, s'approchant en plusieurs carrés.</p> - -<p>C'est le moment pour les coalisés d'essayer un dernier effort avant -qu'ils soient débordés de toutes parts. Jusqu'ici il n'y a eu -d'engagés que Blucher et Wintzingerode, c'est-à-dire environ 40 mille -hommes. Il leur reste en arrière à gauche, d'York et Wittgenstein avec -18 mille hommes, puis les 18 mille hommes des gardes et des réserves -russes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Blucher demande aux deux souverains coalisés de faire un -dernier effort décisif.</span> -Blucher, tout sanglant, demande qu'on le soutienne, et qu'on porte un -grand coup au centre, car il n'y a que ce point où l'on puisse obtenir -des résultats décisifs, un vaste croissant de feux commençant à -envelopper de droite et de gauche l'armée alliée. Il n'y a pas à -hésiter, et on ordonne à la <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> seconde ligne, celle de -Wittgenstein et d'York, de marcher à l'appui des troupes si -maltraitées de Blucher. Il y aurait mieux à faire encore, ce serait de -lancer outre Wittgenstein et d'York, les gardes et les réserves russes -sur le centre des Français, et d'envoyer la cavalerie de -Wintzingerode, et toute celle dont on peut disposer, sur les divisions -de Marmont, qui n'ont d'appui que leurs carrés. Mais l'empereur -Alexandre, affectant de se montrer partout, et n'étant pas où il -faudrait être, ne commande pas, et empêche Wittgenstein de commander, -tandis que le sage roi de Prusse, qui n'a pas même le souci de -paraître brave, quoiqu'il le soit, n'ose pas donner un ordre. -<span class="sidenote" title="En marge">L'avis de Blucher est accueilli.</span> -Toutefois la résolution de tenter un dernier effort, prise assez -confusément, est mise à exécution. Il est six heures du soir, et il -est temps encore de percer le centre de l'armée française, où Blucher, -en se faisant presque détruire, a presque détruit deux divisions de -Ney. -<span class="sidenote" title="En marge">Les troupes de Wittgenstein et d'York lances de nouveau à -travers les ruines de Klein-Gorschen et de Rahna sur Kaja.</span> -Les troupes de Wittgenstein et d'York viennent soutenir et -dépasser le corps à moitié anéanti de Blucher. Elles marchent sur les -ruines enflammées de Klein-Gorschen et de Rahna, passent à travers les -débris de l'armée prussienne, et, sous une pluie de feu, s'avancent -sur Kaja, pendant que Wintzingerode avec la garde prussienne à cheval -et une partie de la cavalerie russe, s'élance sur les carrés de -Marmont, qui ont pris une position un peu en arrière, pour s'appuyer à -Starsiedel. Vains assauts! -<span class="sidenote" title="En marge">Elles reprennent Kaja une seconde fois.</span> -Les carrés de Bonnet et de Compans, comme -des citadelles enflammées, vomissent des feux de leurs murailles -restées debout; mais à droite, les dix-huit mille hommes de -Wittgenstein <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> et d'York, conduits avec la vigueur que comporte -cette circonstance extrême, repoussent les divisions de Ney, aussi -maltraitées que celles de Blucher, les refoulent dans Kaja, entrent -dans ce village, en débouchent, et se trouvent face à face avec la -garde de Napoléon. Au delà du <i>Floss-Graben</i>, le prince de Wurtemberg -dispute Eisdorf aux troupes de Macdonald.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, au milieu du feu, lance la jeune garde sur Kaja, -et dispose l'artillerie de la garde sur le flanc de l'ennemi.</span> -À son tour, c'est à Napoléon à tenter un effort décisif, car vainement -ses ailes sont prêtes à se reployer sur l'ennemi, si son centre est -enfoncé. Mais il a encore sous la main les dix-huit mille hommes et la -puissante réserve d'artillerie de la garde impériale. Au milieu de nos -conscrits, dont quelques-uns fuient jusqu'à lui, au milieu des balles -et des boulets qui tombent autour de sa personne, il fait avancer la -jeune garde, et ordonne aux seize bataillons de la division Dumoutier -de rompre leurs carrés, de se former en colonnes d'attaque, de marcher -la gauche sur Kaja, la droite sur Starsiedel, de charger tête baissée, -d'enfoncer à tout prix les lignes ennemies, de vaincre en un mot, car -il le faut absolument. Pendant ce temps, la vieille garde, disposée en -six carrés, reste comme autant de redoutes destinées à fermer le -centre de notre ligne. Napoléon prescrit en même temps à Drouot -d'aller avec quatre-vingts bouches à feu de la garde se placer un peu -obliquement sur notre droite en avant de Starsiedel, afin de prendre -de front la cavalerie qui attaque sans interruption les divisions de -Marmont, et de prendre en flanc la ligne d'infanterie de Wittgenstein -et d'York.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La jeune garde reprend Kaja, et Drouot avec son artillerie -accable les coalisés.</span> -Ces ordres donnés sont exécutés à la minute même. <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> Les seize -bataillons de la jeune garde, conduits par le général Dumoutier et le -maréchal Mortier, s'avancent en colonnes d'attaque, rallient en chemin -celles des troupes de Ney qui peuvent encore combattre, et rentrent -dans Kaja sous une pluie de feu. Après avoir repris ce village ils le -dépassent, et refoulent sur Klein-Gorschen et Rahna les troupes de -Wittgenstein, d'York, de Blucher, culbutées pêle-mêle dans -l'enfoncement où sont situés ces villages. Ils s'arrêtent ensuite sur -la déclivité du terrain, et laissent à Drouot l'espace nécessaire pour -faire agir son artillerie. Celui-ci se servant avec art de l'avantage -du sol, dirige une partie de ses quatre-vingts pièces de canon sur la -cavalerie ennemie, et avec le reste prend en écharpe l'infanterie de -Wittgenstein et d'York, et fait pleuvoir sur les uns et les autres les -boulets et la mitraille. Accablées par cette masse de feux, -l'infanterie et la cavalerie ennemies sont bientôt obligées de battre -en retraite. Au même instant sur notre gauche et au delà du -<i>Floss-Graben</i>, deux divisions de Macdonald, les divisions Fressinet -et Charpentier, abordent l'une Kitzen, l'autre Eisdorf, et les -enlèvent au prince Eugène de Wurtemberg, malgré les secours envoyés -par Alexandre. À l'extrémité opposée, c'est-à-dire à droite, Bonnet et -Compans, conduits par Marmont, rompent enfin leurs carrés, et se -portent en colonnes sur le flanc de l'ennemi, derrière lequel Morand -fait déjà entendre son canon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les souverains alliés ordonnent enfin la retraite.</span> -Il est près de huit heures, la confusion des idées commence à envahir -l'état-major des coalisés. Frédéric-Guillaume et Alexandre, réunis -avec leurs généraux sur l'éminence du haut de laquelle ils -apercevaient <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> la bataille, délibèrent sur ce qu'il reste à -faire. Blucher plus véhément que jamais, et le bras en écharpe, veut -qu'à la tête de la garde russe on se précipite de nouveau sur le -centre des Français. Selon lui Miloradovitch arrivera dans la nuit, -pour servir de réserve et couvrir la retraite de l'armée s'il faut se -retirer. On peut donc risquer sans regret toutes les troupes qui n'ont -pas encore combattu. Wittgenstein et Diebitch répondent avec raison -qu'on est débordé à droite vers Eisdorf, à gauche vers Starsiedel, que -si on insiste on s'expose à être enveloppé, et à laisser au moins une -partie de l'armée alliée dans les mains de Napoléon, qu'enfin le chef -de l'artillerie n'a plus de munitions.—En présence de telles raisons -il n'y a plus qu'à battre en retraite. On en donne l'ordre en effet. -<span class="sidenote" title="En marge">Blucher, indigné, exécute une dernière charge de cavalerie -qui répand quelque trouble dans l'une des divisions de Marmont.</span> -Mais Blucher indigné, s'écrie au milieu de l'obscurité qui s'étend -déjà sur les deux armées, que tant de sang généreux ne doit pas avoir -été versé en vain, que la journée n'est pas perdue, qu'il va le -prouver avec sa cavalerie seule, et qu'il fera rougir ceux qui se -montrent si pressés d'abandonner une victoire presque assurée. Il -restait en effet environ quatre à cinq mille hommes de cavalerie -prussienne, principalement de la garde royale, qu'on pouvait encore -mener au combat: il les réunit, se met à leur tête, et, bien que la -nuit soit commencée, il fond comme un furieux sur les troupes -françaises qui se trouvent à la gauche des alliés, en avant de -Starsiedel, et qui sont celles du corps de Marmont. Les soldats de ce -maréchal fatigués d'une longue journée de combat, étaient à peine en -rang. Le premier régiment, le 37<sup>e</sup> léger, de récente <span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> -formation, surpris par cette subite irruption de la cavalerie -prussienne, se débande. Marmont accouru avec son état-major, est -lui-même emporté dans la déroute. Descendu de cheval, marchant à pied -le bras en écharpe, il est ramené avec les soldats fugitifs du 37<sup>e</sup>. -Mais les divisions Bonnet et Compans formées à temps, résistent à tous -les emportements de Blucher. Malheureusement, au milieu de -l'obscurité, tirant indistinctement sur tout ce qui venait vers elles, -elles tuent quelques soldats du 37<sup>e</sup>, plusieurs même des officiers de -Marmont, notamment celui qu'il avait envoyé auprès de Napoléon après -la bataille de Salamanque, le colonel Jardet.</p> - -<p>Ce trouble passager est bientôt apaisé, et nous nous couchons enfin -sur ce champ de bataille, couvert de ruines, inondé de sang, que les -coalisés sont obligés de nous abandonner après nous l'avoir disputé si -longtemps. Mais nous ne possédions plus la belle cavalerie que nous -avions autrefois pour courir à la suite des vaincus, et ramasser par -milliers les prisonniers et les canons. D'ailleurs devant un ennemi se -battant avec un pareil acharnement, il y avait lieu d'être -circonspect, et il fallait renoncer à recueillir tous les trophées de -la victoire.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Gain définitif de la bataille.</span> -Napoléon voulut qu'on restât en place: il savait bien que de Kaja -comme d'un roc inébranlable il avait arrêté la fougue de ses ennemis, -follement enivrés de leurs succès, et qu'ils ne feraient pas un pas de -plus. Il était vrai en effet qu'à partir de ce moment sa fortune -devait se rétablir, à une condition toutefois, c'est que sa raison se -rétablirait elle-même. Il coucha sur le champ de bataille, attendant -<span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> le lendemain pour recueillir ce qu'il pourrait des trophées -de sa victoire, mais appréciant déjà très-bien quelle en serait la -portée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Résultats de la victoire de Lutzen.</span> -Le lendemain 3 mai, il était à cheval dès la pointe du jour pour faire -relever les blessés, remettre l'ordre dans ses troupes, et poursuivre -l'ennemi. Il traversa au galop cet enfoncement de terrain, où les -villages de Rahna, de Klein-Gorschen et de Gross-Gorschen brûlaient -encore, remonta vers la position que les deux souverains alliés -avaient occupée pendant la bataille, et vit plus clairement ce qu'on -avait voulu essayer contre lui, c'est-à-dire le tourner, tandis qu'il -tournait les autres. Mais sa rare prévoyance, en se ménageant à Kaja -un pivot solide autour duquel il pouvait manœuvrer en sûreté, avait -complétement déjoué le plan de ses ennemis. Avec la cavalerie perdue -en Russie il les aurait pris par milliers. Dans l'état des choses, il -ne put ramasser que des blessés et des canons démontés, et de ces -trophées il en recueillit un grand nombre. Sur les 92 mille hommes de -l'armée coalisée, 65 mille à peu près avaient été engagés, mais avec -acharnement. De notre côté il n'y en avait pas eu beaucoup plus, car -quatre divisions de Ney, deux de Marmont, une de la garde, deux de -Macdonald, avaient seules participé à l'action. Sur ces corps, la -perte était grande des deux côtés. Les Prussiens et les Russes, -surtout les Prussiens, avaient perdu au moins vingt mille hommes et -nous dix-sept ou dix-huit mille. Nous en avions même perdu plus que -l'ennemi jusqu'au moment où la formidable artillerie de la garde -avait fait pencher en notre faveur <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> la balance du carnage. Les -Prussiens s'étaient conduits héroïquement, les Russes sans passion -mais bravement. Les uns et les autres avaient montré dans leurs -conseils la confusion d'une coalition. Notre infanterie s'était -comportée avec le courage impétueux de la jeunesse, et avait eu -l'avantage d'être dirigée par Napoléon lui-même. Celui-ci n'avait -jamais plus exposé sa vie, plus déployé son génie, montré à un plus -haut degré les talents non-seulement d'un général à grandes vues qui -prépare savamment ses opérations, mais du général de bataille qui sur -le terrain, et selon la chance des événements, change ses plans, -bouleverse ses conceptions, pour adopter celles que la circonstance -exige. C'était le cas d'être satisfait, quoique les résultats -matériels ne fussent pas aussi considérables qu'ils l'avaient été -jadis, quand nous avions toutes les armes à leur état de perfection, -et que nous combattions contre des adversaires qui n'avaient pas -encore la résolution du désespoir; c'était, disons-nous, le cas d'être -satisfait, et pour Napoléon de remercier cette généreuse nation qui -lui avait encore une fois prodigué son sang le plus pur, et d'être -sage, au moins pour elle! Napoléon allait-il accueillir cette faveur -du ciel dans l'esprit où il aurait fallu la désirer et la recevoir, -dans l'esprit avec lequel la nation l'avait attendue et payée de son -sang, et n'allait-il pas revenir à tous les rêves de son insatiable -ambition? C'est ce que les événements devaient bientôt décider.</p> - -<p>Pour le moment il n'y avait qu'à profiter de la victoire, et dans -l'art d'en profiter Napoléon n'avait pas plus d'égal que dans celui -de la préparer. Après <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> avoir passé la journée du 3 mai sur le -champ de bataille, et l'avoir employée à ramasser ses blessés, à -remettre ensemble ses corps ébranlés par un choc si rude, à recueillir -surtout des renseignements sur la marche de l'ennemi, il reconnut -promptement à quel point le coup porté aux coalisés était décisif, car -malgré leurs fastueuses prétentions, ils rétrogradaient en toute hâte. -On n'apercevait sur les routes que des colonnes de troupes ou -d'équipages en retraite, et on les voyait sans pouvoir les saisir -faute de cavalerie. Mais il était évident qu'ils ne s'arrêteraient -plus qu'à l'Elbe, et peut-être à l'Oder. -<span class="sidenote" title="En marge">Fausseté du langage tenu par les coalisés sur la bataille -de Lutzen.</span> -Cette défaite, réelle, -incontestable, ne les empêchait pas de tenir le langage le plus -arrogant. Alexandre, tout joyeux de s'être bien comporté au feu, osait -appeler cette journée une victoire, et, il faut le dire, c'était une -triste habitude de ses généraux d'en imposer étrangement sur les -événements militaires, comme s'ils n'avaient pas fait depuis deux -siècles d'assez grandes choses pour être véridiques. Toutefois, qu'il -en fût ainsi chez les Russes, on pouvait le concevoir, car on ment aux -nations en proportion de leur ignorance; mais les Allemands auraient -mérité qu'on leur débitât moins de mensonges sur cette journée! -Pourtant les Prussiens, tout étourdis apparemment d'avoir tenu tête à -Napoléon, eurent le courage d'écrire partout, surtout à Vienne, qu'ils -avaient remporté une véritable victoire, et que s'ils se retiraient -c'était faute de munitions, et par un simple calcul militaire! Calcul -soit, mais celui du vaincu qui va chercher ses sûretés loin de -l'ennemi dont il ne peut plus soutenir l'approche. Les coalisés -<span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> en effet marchèrent aussi vite que possible pour repasser -l'Elster, la Pleiss, la Mulde, l'Elbe, et mettre cent lieues de pays -entre eux et les Français.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Vive poursuite des coalisés.</span> -Napoléon après s'être convaincu de l'importance de cette bataille de -Lutzen par la promptitude de l'ennemi à battre en retraite, écrivit à -Munich, à Stuttgard, à Paris, des lettres pleines d'un juste orgueil, -et d'une admiration bien méritée pour ses jeunes soldats. Il alla -coucher le 3 au soir à Pegau, et, suivant son usage, se leva au milieu -de la nuit pour ordonner ses dispositions de marche. Il se pouvait que -les coalisés prissent deux directions, que les Prussiens gagnassent -par Torgau la route de Berlin, afin d'aller couvrir leur capitale, et -que les Russes suivissent la route de Dresde pour rentrer en Silésie. -Il se pouvait au contraire qu'abandonnant Berlin à son sort, et au -zèle du prince royal de Suède, les coalisés continuassent à marcher -tous ensemble sur Dresde, restant appuyés aux montagnes de la Bohême -et à l'Autriche, pour décider celle-ci en leur faveur, en lui -affirmant qu'ils étaient victorieux, ou que, s'ils ne l'étaient pas -cette fois, ils le seraient la prochaine. L'une et l'autre de ces -manières d'agir étaient possibles, car pour l'une et pour l'autre il y -avait de fortes raisons à faire valoir. Si en effet il importait fort -de demeurer réunis, et de se tenir serrés à l'Autriche, il importait -également de ne pas abandonner Berlin et toutes les ressources de la -monarchie prussienne aux Français. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon envoie sous les ordres du maréchal Ney une colonne -de 80 mille hommes, lui peut éventuellement marcher sur Berlin ou se -replier sur lui.</span> -Napoléon combina ses dispositions -dans cette double hypothèse. Si les coalisés se divisaient, il pouvait -se diviser aussi, et d'une part envoyer une colonne de 80 mille -hommes <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> à la suite des Prussiens, laquelle les poursuivrait à -outrance, passerait l'Elbe après eux, puis entrerait victorieuse à -Berlin, et d'autre part marcher lui-même avec 140 mille hommes à la -suite des Russes, les talonner sans relâche, pénétrer dans Dresde avec -eux, puis les rejeter en Pologne. Si au contraire les coalisés ne se -séparaient point, il fallait suivre leur exemple, ajourner la -satisfaction d'entrer à Berlin, et poursuivre en masse un ennemi qui -se retirait en masse. Napoléon, avec une profondeur de combinaisons -dont il était seul capable, arrêta son plan de manière à pouvoir se -plier à l'une ou à l'autre hypothèse. Il laissa le corps de Ney en -arrière pour se remettre de ses blessures, car sur 17 ou 18 mille -hommes morts ou blessés de notre côté, ce corps en avait eu 12 mille à -lui seul. Il autorisa le maréchal à rester deux jours à Lutzen pour y -établir dans un bon hôpital ses blessés les plus maltraités, et -préparer le transport à Leipzig de ceux qui étaient moins gravement -atteints. Il lui ordonna d'entrer ensuite à Leipzig en grand appareil. -Cette ville avait montré un esprit assez hostile pour qu'on ne lui -épargnât pas le spectacle de nos triomphes, et la terreur de nos -armes. De Leipzig le maréchal devait marcher sur Torgau, et y rallier -les Saxons, raffermis probablement dans leur fidélité par la victoire -de Lutzen. En les replaçant avec la division Durutte sous le général -Reynier, c'était un corps de 14 à 15 mille hommes dont le maréchal Ney -se trouverait renforcé. Napoléon lui donna en outre le maréchal -Victor, non-seulement avec les seconds bataillons de ce maréchal -réorganisés à Erfurt, mais avec une partie de ceux <span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> du -maréchal Davout, que celui-ci devait prêter pour quelques jours. Le -maréchal Victor pouvait avoir ainsi vingt-deux bataillons, faisant -environ 15 ou 16 mille hommes. Enfin restait la division Puthod, la -quatrième du corps de Lauriston, laissée avec le général Sébastiani -sur la gauche de l'Elbe, pour châtier les Cosaques de Tettenborn, de -Donnenberg et de Czernicheff. Napoléon prescrivit à cette division de -se diriger en toute hâte sur Wittenberg, pour se joindre au delà de -Torgau au maréchal Ney. Il s'en fiait de la sûreté du bas Elbe et des -départements anséatiques au général Vandamme, qui déjà était à Brême -avec une partie des bataillons des anciens corps recomposés, et à la -victoire de Lutzen elle-même. Le maréchal Ney, qui de ses 48 mille -hommes en conservait 35 ou 36, allait donc recueillir Reynier avec 15 -ou 16 mille Français et Saxons, le duc de Bellune avec 15 mille -Français, le général Sébastiani avec 14 mille, ce qui devait former un -total de 80 mille hommes sous huit jours. C'est à lui que revenait -l'honneur de poursuivre Blucher, si Blucher prenait la route de -Berlin, et d'entrer dans cette capitale après lui. Napoléon voulait -ainsi opposer la fougue de Ney à la fougue du héros de la Prusse. Si -au contraire l'ennemi ne s'étant pas divisé, songeait à combattre -encore une fois avant de repasser l'Elbe, ce qui était peu -vraisemblable, il suffisait de deux jours pour ramener les 80 mille -hommes de Ney dans le flanc de l'armée coalisée. Napoléon poursuivant -au lieu d'être poursuivi, avait le choix du moment et du lieu où il -lui conviendrait de livrer une seconde bataille.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Napoléon marche lui-même sur Dresde avec une masse -de 140 mille hommes.</span> -Napoléon se réservait le soin de marcher lui-même à la suite de la -principale masse des coalisés avec Oudinot et Bertrand, renforcés l'un -d'une division bavaroise, l'autre d'une division wurtembergeoise, avec -Marmont qui n'avait pas perdu plus de 6 à 700 hommes, avec Macdonald -qui en avait perdu à peine 2 mille, avec Lauriston qui en avait laissé -6 ou 700 devant Leipzig, avec la garde enfin, diminuée d'un millier -d'hommes, c'est-à-dire avec environ 140 mille combattants. Ces -dispositions arrêtées, et après avoir recommandé à Ney de bien -remettre ses troupes, d'exiger l'établissement de six mille lits pour -ses blessés à Leipzig, de se pourvoir dans la même ville de tout ce -dont il aurait besoin, Napoléon partit de Pegau en trois colonnes. La -principale, composée de Macdonald, de Marmont, de la garde, et dirigée -par le prince Eugène en personne, devait gagner par Borna la grande -route de Dresde, celle qui passe par Waldheim et Wilsdruff. La -seconde, composée de Bertrand et d'Oudinot, se tenant à quatre ou cinq -lieues sur la droite, devait suivre par Rochlitz, Mittwejda et -Freyberg le pied des montagnes de Bohême. La troisième, formée du -corps de Lauriston seulement, et se tenant à quelques lieues sur la -gauche, devait par Wurtzen courir sur Meissen, l'un des points de -passage de l'Elbe les plus utiles à occuper, et lier Napoléon avec le -maréchal Ney. L'ennemi était assez évidemment en retraite pour qu'on -ne fût pas exposé à le trouver en masse sur un point quelconque, et -des colonnes de cinquante, de soixante mille hommes, suffisaient pour -toutes les rencontres probables. D'ailleurs en quelques heures on -pouvait réunir deux <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> de ces colonnes, ce qui permettait de -prévenir tout accident, et outre qu'on vivait plus à l'aise, qu'on -s'éclairait mieux en suivant les trois routes qui menaient à l'Elbe, -on avait aussi la chance d'envelopper par cette sorte de réseau les -détachements égarés, qu'on ne pouvait pas prendre à la course faute de -cavalerie.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Départ pour Dresde le 5 mai.</span> -Napoléon partit le 5 mai au matin pour Borna, afin de se mettre à la -suite de sa principale colonne. Le prince Eugène le précédait. Arrivé -à Kolditz sur la Mulde, ce prince trouva l'arrière-garde des Prussiens -postée le long de la rivière, dont les ponts étaient détruits. Il -remonta un peu à droite, découvrit un passage pour une colonne et pour -une partie de son artillerie, et vint s'établir sur une hauteur qui -dominait la grande route de Dresde. Les Prussiens furent alors obligés -d'abandonner les bords de la rivière, et de se retirer en toute hâte, -en défilant sous le feu de vingt pièces de canon. Ils perdirent ainsi -quelques centaines d'hommes, et se retirèrent vers Leissnig, en -passant à travers les lignes d'un corps russe qui était en position à -Seyfersdorf, en avant de Harta. -<span class="sidenote" title="En marge">Combat d'arrière-garde contre le général Miloradovitch.</span> -Ce corps était celui de Miloradovitch, -qu'une fausse combinaison avait privé d'assister à la bataille de -Lutzen. Miloradovitch était un vaillant homme, impatient de se -signaler, comme il l'avait déjà fait tant de fois, et désireux aussi -de répondre aux Prussiens, qui se plaignaient fort de ce qu'à Lutzen -on avait laissé peser sur eux seuls tout le poids de la bataille, -propos assez fréquents entre alliés associés à une œuvre aussi -difficile que la guerre. Après s'être ouvert pour laisser défiler les -Prussiens, <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> Miloradovitch reforma ses rangs, et profitant des -avantages de sa position, il tint ferme. Le prince Eugène l'attaqua -avec vigueur, et ne parvint à le déloger qu'en le tournant. On perdit -7 à 800 hommes de part et d'autre, mais faute de cavalerie nous ne -pûmes faire de prisonniers. Les Russes, bien qu'ayant sacrifié -plusieurs centaines d'hommes pour ralentir notre marche, furent -obligés de nous livrer un grand nombre de voitures chargées de -blessés, et d'en détruire beaucoup d'autres chargées de bagages.</p> - -<p>On les poursuivit le 6 et le 7 sans relâche, Napoléon voulant arriver -à Dresde le 8 mai au plus tard. Les Prussiens avaient pris la route de -Meissen, les Russes celle de Dresde, sans qu'on pût encore conclure de -cette double direction qu'ils se sépareraient, les uns pour couvrir -Berlin, les autres pour couvrir Breslau. Napoléon ayant dirigé le -corps de Lauriston par Wurtzen sur Meissen, le pressa de hâter sa -marche vers l'Elbe, afin de surprendre, s'il était possible, le -passage de ce fleuve, ce qui était d'un grand intérêt, car nous avions -des pontonniers et pas de pontons, ce matériel lourd à porter étant -fort en arrière. Napoléon avait une autre raison de pousser vivement -le général Lauriston sur Meissen pour y franchir l'Elbe, c'était le -désir de faire tomber ainsi la résistance qu'on essayerait peut-être -de nous opposer à Dresde même. On ne pouvait en effet tenter un -passage de vive force auprès de cette ville qu'en s'exposant à la -détruire, et c'était déjà bien assez d'avoir fait sauter deux arches -de son pont de pierre, accident de guerre auquel elle avait été -infiniment <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> sensible, sans endommager encore les beaux -édifices dont ses électeurs l'avaient décorée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée devant Dresde le 8 mai.</span> -Le 7 on se porta sur Nossen et Wilsdruff. Le vice-roi trouva -Miloradovitch arrêté dans une bonne position qu'il semblait résolu à -défendre. On la lui enleva brusquement, et on lui fit payer par -quelques centaines d'hommes cette inutile bravade. Le lendemain 8 mai -on parut sur cet amphithéâtre de collines, du haut duquel on aperçoit -la belle ville de Dresde, assise sur les deux bords de l'Elbe et au -pied des montagnes de Bohême, comme Florence sur les deux bords de -l'Arno et au pied de l'Apennin. Le temps était superbe, la campagne -émaillée des fleurs du printemps présentait l'aspect le plus riant, et -c'était le cœur serré qu'on regardait ce riche bassin, exposé, si -l'ennemi résistait, à devenir en quelques heures la proie des flammes. -On descendit les gradins de cet amphithéâtre en autant de colonnes -qu'il y avait de routes rayonnant vers Dresde, et l'on vit avec joie -les noires colonnes de l'armée russe, renonçant à combattre, -s'enfoncer dans les rues de la ville, et repasser l'Elbe dont elles -brûlèrent les ponts. -<span class="sidenote" title="En marge">Les Russes évacuent la ville et se couvrent de l'Elbe, en -brûlant les ponts.</span> -Depuis la rupture du pont de pierre, on avait -pour le service des armées coalisées établi trois passages, un avec -des bateaux au-dessus de la ville, un au-dessous avec des radeaux, un -dans la ville même, en remplaçant par deux arches en charpente les -deux arches de pierre que le maréchal Davout avait fait sauter. On -aperçut tous ces ponts en flammes, ce qui annonçait que les Russes -cherchaient un asile derrière l'Elbe. Nous entrâmes donc dans la -ville principale, c'est-à-dire <span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> dans la vieille ville, -laquelle est située sur la gauche du fleuve, et les Russes restèrent -dans la ville neuve, située sur la rive droite.</p> - -<p>À peine nos colonnes entraient-elles dans Dresde, qu'une députation -municipale vint à la rencontre du prince vice-roi, afin d'implorer sa -clémence. La ville en effet, au souvenir de la conduite qu'elle avait -tenue depuis un mois, était fort alarmée. Elle avait voulu assaillir -les Français, qui ne s'étaient sauvés que par leur bonne attitude; -elle avait reçu les souverains étrangers sous des arcs de triomphe, et -jonché de fleurs la route qu'ils parcouraient. Elle avait adressé des -instances et même des menaces à son roi, pour qu'il suivît l'exemple -du roi de Prusse, et, il faut le dire, ce qui était fort légitime de -la part des Prussiens, l'était un peu moins de la part des Saxons, que -nous avions relevés au lieu de les abaisser. Les habitants attendaient -donc avec une sorte d'effroi ce que Napoléon déciderait à leur égard. -Il était accouru effectivement, et était arrivé aux portes de la ville -un peu après le vice-roi, qui, avec sa modestie accoutumée, avait -renvoyé à son père la députation municipale.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Accueil fait par Napoléon à la députation municipale de -Dresde.</span> -Napoléon reçut à cheval les clefs de Dresde, en disant avec hauteur à -ceux qui les lui présentaient qu'il voulait bien accepter les clefs de -leur ville, mais pour les remettre à leur souverain; qu'il leur -pardonnait leurs mauvais traitements envers les Français, mais qu'ils -n'en devaient de reconnaissance qu'au roi Frédéric-Auguste; que -c'était en considération des vertus, de l'âge, de la loyauté de ce -prince, qu'il les dispensait de l'application des lois de la <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> -guerre; qu'ils se préparassent donc à l'accueillir avec les respects -qu'ils lui devaient, à relever, mais pour lui seul, les arcs de -triomphe qu'ils avaient si imprudemment dressés à l'empereur -Alexandre, et qu'ils le remerciassent bien en le revoyant de la -clémence avec laquelle ils étaient traités en ce moment, car sans lui -l'armée française les eût foulés aux pieds comme une ville conquise; -que toutefois ils y prissent garde, et ne fissent rien pour favoriser -l'ennemi, car le moindre acte de trahison serait immédiatement suivi -de châtiments terribles. Cela dit, Napoléon leur ordonna de préparer -du pain pour ses colonnes en marche.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon songe à passer tout de suite l'Elbe, mais ailleurs -qu'à Dresde, afin d'épargner à cette ville les ravages de la guerre.</span> -La plus grande discipline fut prescrite aux troupes, et observée par -elles. Napoléon cependant voulait franchir l'Elbe pour faire évacuer -aux Russes la ville neuve, afin d'éviter les combats d'une rive à -l'autre, qui ne pouvaient qu'endommager cette belle capitale. Il ne -voulait pas même attendre que le général Lauriston eût exécuté son -passage à Meissen, cette opération n'étant pas certaine, et dépendant -des obstacles et des moyens que ce général rencontrerait. À peine -avait-il donné une heure aux premières dispositions que réclamait le -paisible établissement de l'armée, qu'il remonta à cheval pour opérer -une reconnaissance des bords de l'Elbe. -<span class="sidenote" title="En marge">Reconnaissance des bords de l'Elbe exécutée par Napoléon en -personne.</span> -Au pont de pierre qui est au -milieu même de la ville, les arches en bois avaient été incendiées, et -bien que le passage fût facile à rétablir, il était impossible de le -faire sans provoquer une canonnade, et sans la rendre, ce que Napoléon -cherchait à éviter. Les Russes logés dans les maisons qui bordaient -la rive <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> droite de l'Elbe lui tirèrent quelques coups de fusil -dont il ne tint compte, et il sortit de la ville pour aller -reconnaître les passages au-dessus et au-dessous. Au-dessus le passage -n'était pas praticable, parce que la rive droite, sur laquelle il -fallait aborder, dominait la rive gauche, de laquelle on devait -partir. Napoléon descendit au galop au-dessous de Dresde, et suivant -le cours de l'Elbe, qui à une petite lieue fait un détour au midi, il -trouva à Priesnitz un terrain propre à un passage de vive force. En -cet endroit la rive que nous occupions dominait celle qu'occupaient -les Russes, et on y pouvait établir de l'artillerie pour protéger les -opérations de l'armée, Napoléon disposa toutes choses pour le -lendemain même, 9 mai. Quelques bateaux, restes du pont établi -au-dessus de la ville, quelques embarcations ramassées par la -cavalerie le long du fleuve, avaient été réunis et mis à l'abri des -entreprises de l'ennemi pour être employés le jour suivant.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Choix de Priesnitz pour point de passage.</span> -Le lendemain en effet Napoléon, à cheval dès la pointe du jour, -descendit à Priesnitz avec une forte colonne d'infanterie et toute -l'artillerie de la garde, et fit commencer le passage sous ses yeux. -Les Russes étaient rangés sur l'autre rive, et paraissaient résolus à -la défendre. Napoléon ordonna l'établissement d'une forte batterie sur -les hauteurs de Priesnitz, afin de balayer la plage située vis-à-vis, -et fit monter sur-le-champ les voltigeurs dans les embarcations qu'on -s'était procurées. Trois cents passèrent à la fois, et chassèrent les -tirailleurs russes, tandis que par un va-et-vient continuel d'autres -allèrent les rejoindre et les renforcer. Sur-le-champ <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> ils -commencèrent un fossé pour se couvrir, pendant que la canonnade -s'établissait au-dessus de leur tête. Les Russes amenèrent de -l'artillerie, Napoléon en amena davantage, et bientôt ce fut sous le -feu de cinquante pièces de canon russes, et de quatre-vingts -françaises, que le travail du pont fut continué. Les boulets tombaient -de tout côté, et l'un de ces boulets venant heurter un magasin de -planches près duquel Napoléon était placé, lui lança à la tête un -éclat de bois, qui l'atteignit sans le blesser.—Quelques Italiens -rangés en cet endroit cédèrent à un mouvement de peur, pour lui plus -que pour eux.—<i lang="la">Non fa male</i>, leur dit-il, en les qualifiant de -quelques expressions plaisantes, et provoquant parmi eux de grands -éclats de rire, il les fit, à son exemple, rester gaiement sous une -grêle de projectiles.</p> - -<div class="p4 figcenter"> -<a id="napoleon_elbe" name="napoleon_elbe"></a> -<img src="images/napoleon_elbe.jpg" width="500" height="356" alt="Napoléon au Passage de L'Elbe." title="" /> -<p class="caption">NAPOLÉON AU PASSAGE DE L'ELBE.</p> -<p class="small right">Karl Girardet del.<br /> - Paul Girardet sc.</p> -</div> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les Français passent l'Elbe à Priesnitz, à Dresde et à -Meissen.</span> -La place n'étant plus tenable pour les Russes sous les quatre-vingts -bouches à feu des Français, ils se retirèrent, et cessèrent d'opposer -des obstacles au travail du pont, qui ne devait être achevé que le -lendemain 10. Heureusement les Russes avaient aussi évacué la ville -neuve, et là le passage pouvait être rétabli sur-le-champ sans -provoquer de canonnade. Des madriers furent jetés sur les piliers en -pierre des arches détruites, et on put communiquer entre les deux -parties de la ville. Nos troupes allèrent occuper le faubourg de -Neustadt, ou ville neuve. Ce même jour le général Bertrand et le -maréchal Oudinot arrivèrent. Napoléon les répartit entre Dresde et -Pirna. Il apprit que le général Lauriston avait rencontré à Meissen la -queue des Prussiens, et qu'il avait réussi à franchir l'Elbe sans -grande difficulté. <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> Nous étions donc sur tous les points -maîtres du cours de ce fleuve, et en possession tranquille de la -capitale de la Saxe. La promesse de Napoléon qui avait dit qu'il -renverrait les coalisés plus vite qu'ils n'étaient venus, se trouvait -accomplie, car, entré en campagne le 1<sup>er</sup> mai, il était le 10 -possesseur de la Saxe, et avait rejeté les coalisés au delà de l'Elbe.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon avant de poursuivre les coalisés sur l'Oder, est -obligé de s'arrêter quelques jours à Dresde.</span> -Avant de les suivre plus loin, Napoléon résolut de s'arrêter quelques -jours à Dresde, pour rallier ses troupes et les faire reposer, pour -recueillir les divers corps de cavalerie qui s'apprêtaient à le -rejoindre, pour rappeler le roi de Saxe dans ses États, et adapter -enfin ses combinaisons militaires à celles des coalisés. Les projets -des Prussiens et des Russes n'étaient pas encore parfaitement clairs, -et on en recevait des rapports contradictoires. Il semblait cependant -qu'ils nous livraient Berlin, et qu'ils mettaient au-dessus de -l'intérêt bien grand sans doute de défendre cette capitale, l'intérêt -plus grand encore de rester réunis, et surtout de se tenir toujours -appuyés à l'Autriche, ce qui rendait la conduite des affaires -diplomatiques aussi importante à cette heure que celle des affaires -militaires. Napoléon, après avoir de nouveau assigné au corps de Ney -la direction de Torgau, ce qui lui laissait la liberté de l'acheminer -sur Berlin ou de le ramener sur Dresde, après avoir renouvelé et -précisé davantage les ordres qui devaient porter ce corps à 80 mille -hommes, s'occupa sur-le-champ des affaires diplomatiques, qui -réclamaient en effet toute son attention.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Parti à prendre à l'égard du roi de Saxe.</span> -Le roi de Saxe avait fui non-seulement ses États, mais la Bavière, au -moment même où Napoléon arrivait, <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> et cela pour aller à Prague -se jeter dans les bras de l'Autriche, dont il avait évidemment adopté -la politique. Il y avait de quoi lui en vouloir, mais déclarer ce -prince déchu, c'eût été proclamer nous-mêmes une défection de plus, -donner raison aux Allemands qui disaient que nos alliés étaient -traités en esclaves, se mettre en outre un grand embarras sur les -bras, car qu'eût-on fait de la Saxe si on ne la lui avait rendue? -C'était enfin déclarer trop crûment à l'Autriche comment on -considérait et comment on se proposait de traiter cette politique de -la médiation, qui était la sienne, et n'était devenue celle du roi de -Saxe qu'à son instigation. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon feint de n'avoir pas compris le motif de sa -conduite, et le rappelle à Dresde.</span> -Napoléon ne contenait jamais son ambition, -mais il contenait quelquefois sa colère, et il donna cette fois un -exemple d'empire sur lui-même, trop rare dans sa vie. Il feignit de -n'avoir pas compris la conduite du roi de Saxe, de l'attribuer à de -faux conseils, et de ne voir dans ce monarque qu'un prince troublé -mais loyal. Il lui adressa donc l'un de ses aides de camp à Prague, -avec la sommation formelle, sous peine de déchéance, de revenir -immédiatement à Dresde, d'y amener sa cavalerie, son artillerie, sa -cour, tout ce qui l'avait suivi, et de rendre au général Reynier la -place de Torgau avec les dix mille Saxons qui l'occupaient. M. de -Serra, notre ministre auprès de la cour de Saxe, qui avait accompagné -à Prague le roi Frédéric-Auguste, avait ordre de se transporter auprès -de lui à l'instant même, et d'exiger une réponse immédiate.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce qui s'était passé à Vienne pendant les événements qui -s'étaient accomplis à Lutzen et à Dresde.</span> -Les déterminations à l'égard de l'Autriche importaient bien -davantage, et étaient devenues encore <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> plus délicates -qu'auparavant, par suite de ce qui s'était passé à Vienne pendant que -Napoléon livrait la bataille de Lutzen et marchait sur Dresde. M. de -Narbonne, fort inquiet de ce qui pourrait survenir à Cracovie entre -les Russes, les Autrichiens, les Polonais, à la réception des ordres -de Napoléon qui enjoignaient aux Polonais de ne pas se laisser -désarmer, n'avait cessé d'insister auprès de M. de Metternich pour -qu'il prît à ce sujet une résolution satisfaisante. De son côté M. de -Metternich, engagé avec les Russes par la convention secrète que nous -avons fait connaître, avait toujours éludé, et persisté à dire qu'il -lui était impossible d'être à la fois médiateur et belligérant. Enfin -M. de Narbonne recevant de Paris par M. de Bassano, de Mayence par M. -de Caulaincourt, des instructions plus formelles encore de l'Empereur, -qui ne voulait qu'à aucun prix les Polonais déposassent les armes, qui -prétendait même continuer à donner des ordres au corps auxiliaire -autrichien, crut devoir employer les grands moyens pour amener M. de -Metternich à sortir des ambiguïtés dans lesquelles il se renfermait. -M. de Narbonne ignorait que dans les archives de l'ambassade se -trouvait l'interdiction de présenter aucune note écrite, qui ne partît -du cabinet même. En conséquence il se rendit chez M. de Metternich, et -lui annonça qu'il allait lui remettre une note, avec sommation de -s'expliquer catégoriquement sur le traité d'alliance dont il refusait -en ce moment l'exécution littérale.—<span class="sidenote" title="En marge">Note remise par M. de Narbonne pour obliger M. de -Metternich à s'expliquer sur le traité d'alliance du 14 mars 1812.</span> -Jusqu'ici, dit-il, j'ai pris -patience, et écouté comme acceptables toutes les excuses au moyen -desquelles vous cherchez à éluder vos engagements, <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> et à -dissimuler l'étendue de vos préparatifs, que vous nous avoueriez s'ils -étaient faits pour nous. Mais je suis forcé par les événements de -Gallicie de provoquer une explication catégorique, et de vous demander -si vous êtes ou si vous n'êtes plus notre allié, si vous entendez -enfin manquer au traité d'alliance du 14 mars 1812? Si vous n'y voulez -pas manquer, il faut absolument faire agir le corps autrichien -auxiliaire, en vous conformant aux ordres de l'empereur Napoléon, et -par-dessus tout ne pas songer à désarmer nos alliés.—On ne pouvait -placer M. de Metternich dans une position plus embarrassante, et se -mettre soi-même envers lui dans une position plus périlleuse. S'il eût -été libre, il aurait cédé peut-être, et ordonné quelques hostilités -simulées dont il se serait ensuite excusé auprès des Russes par -l'intermédiaire de M. de Lebzeltern. Malheureusement il avait promis -de ne pas renouveler les hostilités par un engagement, secret mais -formel et écrit, que les Russes auraient été autorisés à publier si on -l'avait violé. Il n'y avait donc pas moyen de se plier aux exigences -de M. de Narbonne, et M. de Metternich fut obligé de lui résister, -très-doucement dans la forme, mais très-opiniâtrement dans le -fond.—<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. de Metternich pour éviter de s'expliquer sur -le traité d'alliance.</span> -Oui, je suis votre allié, répondit-il à M. de Narbonne; je le -suis, je veux continuer à l'être; mais je suis médiateur aussi, et -tant que mon rôle de médiateur ne sera pas épuisé par le refus de -conditions raisonnables, je ne puis pas redevenir belligérant.—M. de -Metternich reproduisit ensuite tout ce système d'argumentation -adroite et subtile que l'on connaît déjà, et <span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> dont nous -n'avions pas intérêt à le faire sortir, tant que nous ne voulions pas -en arriver à un éclat avec l'Autriche, et à la guerre avec cette -puissance. Puis abandonnant les subtilités, et abordant les -considérations de bon sens, M. de Metternich supplia M. de Narbonne de -ne pas insister davantage, de ne pas le mettre dans une fausse -position, en lui demandant ce qu'il ne pouvait pas accorder, -c'est-à-dire la reprise des hostilités contre les Russes.—Si je vous -refuse trente mille hommes aujourd'hui, répéta-t-il, c'est pour vous -en donner cent cinquante mille plus tard, lorsque nous serons d'accord -sur une paix proposable, et acceptable par l'Europe.—Ces paroles fort -sages ramenaient la seule, la grande question du moment, celle des -conditions de la paix, sur laquelle nous avions complétement tort, et -qui devait entraîner notre ruine. M. de Narbonne revenant encore à la -charge, M. de Metternich alla jusqu'à lui dire que c'était une faute -d'insister à ce point, car il croyait savoir que Napoléon ne voulait -pas qu'on poussât à bout la cour d'Autriche. En effet, M. de Bubna -revenant de Paris fort touché des soins dont il avait été l'objet, -affirmait que Napoléon désirait marcher d'accord avec son beau-père, -et que, si on s'y prenait bien, on amènerait bientôt un arrangement -raisonnable des affaires européennes. M. de Bubna courut effectivement -chez M. de Narbonne, le pressa de ne pas troubler l'intimité près de -renaître entre le gendre et le beau-père, le supplia de prendre -patience, lui disant que, moyennant qu'on fût tant soit peu -raisonnable, les coalisés le seraient si peu, que de gré ou de force -la cour d'Autriche reviendrait <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> à Napoléon, et qu'alors ce -n'étaient pas trente mille Autrichiens qu'on aurait, mais deux cent -mille.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Insistance de M. de Narbonne, et demande d'une audience à -l'empereur François.</span> -Ce langage était fort sensé, mais M. de Narbonne, tout plein des -dépêches qu'il avait reçues, alarmé de ce qui pourrait arriver si les -ordres de Napoléon parvenant à Cracovie à M. de Frimont n'y -rencontraient que la désobéissance, si le prince Poniatowski refusant -de se laisser désarmer, il éclatait une collision entre les Polonais -et les Autrichiens, cédant aussi à l'impulsion de son rôle, qu'il -s'était attaché à entendre tout autrement que son prédécesseur M. -Otto, crut bien faire en remettant une note formelle par laquelle, -invoquant le traité d'alliance du 14 mars 1812, rappelant la -confirmation que les Autrichiens lui en avaient plusieurs fois donnée, -il sommait la cour de Vienne ou d'exécuter ce traité, ou de déclarer -qu'il n'existait plus. Craignant néanmoins après cette démarche la -réponse qui pourrait lui être adressée, et voulant la prévenir, il -demanda une entrevue à l'empereur François, et admis tout de suite -auprès de ce monarque, le conjura de ne pas rejeter l'Autriche et la -France, l'une à l'égard de l'autre, dans un état d'hostilité qui -jusqu'ici n'avait amené que des malheurs, et pouvait en entraîner de -plus grands encore. <span class="sidenote" title="En marge">Conformité du langage de l'empereur François avec celui de -M. de Metternich.</span> -L'empereur accueillit M. de Narbonne avec beaucoup -de politesse et de calme, lui répéta tout ce que lui avait dit M. de -Metternich, ajouta même assez finement que s'il avait voulu s'assurer -de l'accord qui existait entre le souverain et le ministre dirigeant, -il allait se retirer édifié; que pour lui, il désirait rester l'allié -<span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> de son gendre, mais sans abandonner un rôle qui était le seul -que le peuple autrichien lui vît adopter avec plaisir, celui de -médiateur; qu'il y persisterait jusqu'au bout, et ne s'en départirait -que lorsqu'il aurait perdu toute espérance d'opérer un rapprochement -entre les puissances belligérantes. Il finit, comme M. de Metternich, -par dire qu'il était porté à croire que M. de Narbonne, sans doute -pour dégager sa responsabilité personnelle, en faisait trop, et allait -au delà des vraies intentions de son maître.</p> - -<p>M. de Narbonne insista de nouveau sur les graves conséquences que -pourrait avoir un éclat public à Cracovie, sur la nécessité de le -prévenir, et refusa de retirer sa note.</p> - -<p>M. de Metternich obligé enfin d'y répondre, avait un moyen tout simple -de sortir d'embarras, c'était de recourir à la déclaration qu'il avait -faite le 12 avril, quand on lui avait proposé d'entrer dans les -événements par une action des plus vives. Il avait pris acte alors de -ce qu'on lui proposait pour avouer le rôle de médiateur armé, pour -annoncer des armements considérables mis au service de la médiation, -et pour établir que le traité du 14 mars 1812, en restant en vigueur -comme principe d'alliance, n'était plus quant aux moyens d'action, -applicable aux circonstances. -<span class="sidenote" title="En marge">Forcé de répondre M. de Metternich déclare que l'Autriche -étant devenue médiatrice, ne peut pas être en même temps puissance -belligérante.</span> -S'en référant à cette déclaration, M. de -Metternich répondit que la cour de Vienne ne pouvait obtempérer à la -demande de faire agir le corps auxiliaire, parce que d'abord cette -cour étant devenue médiatrice sur la provocation même de la France, -elle ne pouvait plus dès lors se mettre en hostilité avec l'une des -puissances belligérantes, et <span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> que, secondement, le corps -auxiliaire n'étant que l'un des moyens stipulés par le traité -d'alliance, et ces moyens étant reconnus insuffisants pour les -circonstances, il convenait d'en ajourner l'emploi.</p> - -<p>La réponse était habile, et surtout fâcheuse pour nous, car elle nous -condamnait à entendre dire une seconde fois que le traité d'alliance, -tout en demeurant virtuellement en vigueur, cessait d'être exécutable, -ce qui lui ôtait toute efficacité. Cependant, pourvu qu'il maintînt au -moins l'Autriche neutre, il fallait nous en contenter, et ne pas -ébranler nous-mêmes ce qui en restait, en fournissant l'occasion de -répéter sans cesse qu'il n'était plus applicable aux circonstances. M. -de Narbonne était assurément allé trop loin, mais loin dans la voie où -on l'avait dirigé, et où on l'avait constamment poussé à marcher plus -vite.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Pour atténuer l'effet de sa déclaration, M. de Metternich -accorde que le corps polonais ne sera point désarmé en traversant le -territoire autrichien.</span> -M. de Metternich, qui ne désirait pas une rupture avec la France, -sentit que dans les craintes de M. de Narbonne il y avait cependant -quelque chose de fondé, c'était la possibilité d'un éclat entre le -prince Poniatowski et le général comte de Frimont, si on persistait à -désarmer le corps polonais. Heureusement il était facile d'y remédier, -et il n'y manqua pas. Déjà il avait concédé que le bataillon français -compris dans l'armée polonaise ne serait point désarmé à son entrée -sur le territoire autrichien. Il accorda de même que l'armée -polonaise, toujours libre d'ailleurs de ne pas se retirer derrière la -frontière autrichienne si elle préférait combattre seule contre les -Russes, aurait elle aussi la faculté, si elle voulait traverser la -Bohême pour se rendre en Saxe, <span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> de conserver ses armes pendant -le trajet. Il promit enfin qu'elle trouverait à chaque gîte le -logement et les vivres nécessaires.—Il a suffi à l'empereur François, -dit M. de Metternich, de savoir que l'empereur Napoléon, dans un -sentiment de susceptibilité militaire que justifie sa gloire, ait -désapprouvé, quant au corps polonais, l'exécution d'une formalité qui -est toute du droit des gens, pour qu'il y ait spontanément renoncé. -Pourtant, ajouta M. de Metternich, l'empereur François demande avec -instance que le séjour d'un corps en armes sur le territoire neutre -soit le plus court possible.—</p> - -<p>L'inconvénient de ces contestations n'était pas seulement de faciliter -à l'Autriche des déclarations dont elle devait plus tard faire un -usage funeste pour nous, mais de la porter à désespérer de notre -raison, en nous voyant si impérieux, si peu accommodants, et de mûrir -ainsi plus vite la fatale résolution qu'autour d'elle tout l'invitait -à prendre. On pouvait effectivement, après chaque scène de ce genre, -s'apercevoir que M. de Metternich était plus gêné, plus contraint avec -nous, c'est-à-dire plus engagé avec nos adversaires. Chaque fois on -les entendait eux-mêmes à Vienne se vanter plus hautement de l'avoir -conquis, tellement que le retentissement de ces propos arrivait à M. -de Narbonne par tous les échos de la cour et des salons.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Premier effet à Vienne de la bataille de Lutzen.</span> -Cependant le bruit des derniers événements militaires vint -heureusement interrompre ces tristes contestations. Tout à coup on -apprit qu'une grande bataille avait été livrée, que des torrents de -sang avaient coulé, et que nous étions battus, à en croire <span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> -les propagateurs de nouvelles, qui pour la plupart étaient nos -ennemis. Partout on affirmait notre défaite avec une assurance inouïe. -On se fondait pour répandre ces rumeurs sur des lettres mêmes de -l'empereur Alexandre (non pas, il est vrai, du roi de Prusse, trop -sage pour écrire de telles choses, mais sur plusieurs lettres des -généraux prussiens). L'empereur Alexandre était si content de lui, les -généraux prussiens avaient le sentiment de s'être si bravement battus, -qu'ils ne se sentaient presque pas vaincus, bien qu'ils le fussent au -point de ne pouvoir tenir nulle part. L'ambassadeur d'Angleterre, lord -Cathcart, militaire expérimenté, témoin de la bataille, avait trouvé -ces mensonges ridicules, et avait dit lui-même que si on ne remportait -que des victoires de ce genre, il faudrait bientôt traiter à tout -prix. -<span class="sidenote" title="En marge">Les nombreux amis de la coalition soutiennent que les -Français ont été battus.</span> -M. de Metternich avait trop d'esprit pour ajouter foi à de -pareilles forfanteries. Pourtant les assertions étaient si positives, -qu'il en était surpris, ne croyant pas qu'on pût mentir à ce point, et -il en exprima son étonnement à M. de Narbonne. -<span class="sidenote" title="En marge">Esprit et fierté de M. de Narbonne.</span> -C'est dans ces -positions que le grand seigneur, militaire, spirituel et fier, se -révélait chez M. de Narbonne avec tous ses avantages.—Nous sommes -vaincus, dit-il à tout le monde, soit ... Nous verrons dans quelques -jours sur quelle route seront les vaincus et les vainqueurs.—Quatre -jours après, en effet, on apprit que les soi-disant vaincus étaient -aux portes de Dresde, et les soi-disant vainqueurs au delà de l'Elbe. -<span class="sidenote" title="En marge">La victoire de Lutzen bientôt appréciée à Vienne.</span> -La confusion en fut d'autant plus grande. Dans les salons de Vienne, -on se déchaîna contre l'incapacité militaire des deux souverains -alliés, mais, au lieu d'être plus <span class="pagenum"><a id="page513" name="page513"></a>(p. 513)</span> porté vers nous, on insista -davantage sur la nécessité pour l'Autriche de courir à leur secours, -et de s'unir à eux afin de sauver l'Europe d'un joug intolérable.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich vient féliciter M. de Narbonne, et paraît -pressé, à la vue des événements qui se précipitent, de signifier la -médiation autrichienne.</span> -M. de Metternich se transporta tout de suite chez M. de Narbonne, et, -avec une assurance qui n'était pas sans sincérité, lui dit que les -victoires de Napoléon ne l'étonnaient point, car il avait basé sur ces -victoires tous ses calculs pacifiques; que pour rendre la paix -acceptable, il <cite>fallait faire tomber les deux tiers au moins</cite> des -propositions russes, anglaises, prussiennes; que la victoire de Lutzen -servirait à cela, qu'il y avait compté, et qu'il eût été trompé dans -ses espérances s'il en avait été autrement (assertion qui était vraie, -quoiqu'elle pût paraître singulière); mais qu'il restait un tiers de -ces propositions dont il était impossible de méconnaître la raison, la -justice, la sagesse, et qu'il fallait les admettre; qu'il était temps -pour le cabinet de Vienne de se saisir enfin de son rôle de médiateur, -pris à l'instigation de la France, et avec le consentement des autres -puissances belligérantes; que bientôt il serait trop tard, au train -dont marchaient les affaires, pour exercer ce rôle utilement; qu'il -allait donc expédier immédiatement deux plénipotentiaires, l'un pour -le quartier général français, l'autre pour le quartier général russe; -qu'il fallait, pour être écouté, choisir des porteurs de paroles -agréables à ceux auxquels on les adressait; que le général comte de -Bubna ayant paru plaire à Napoléon (nous avons dit qu'il était -militaire et homme d'esprit), -<span class="sidenote" title="En marge">Choix de M. de Bubna pour l'envoyer à Napoléon, et de M. de -Stadion pour l'envoyer aux souverains de Russie et de Prusse.</span> -on le lui renvoyait; que M. de Stadion, -célèbre jadis dans le parti anti-français, avait plus de chances -qu'un autre d'être bien accueilli au quartier <span class="pagenum"><a id="page514" name="page514"></a>(p. 514)</span> général des -coalisés, et qu'on allait l'y acheminer; que loin d'être un ennemi -dangereux pour la France, il lui serait plus utile qu'un ami, car il -mettrait d'autant plus de hardiesse à dire aux Russes et aux Prussiens -les vérités qu'il importait de leur faire entendre; que d'accord -aujourd'hui avec l'empereur et M. de Metternich sur les conditions de -la médiation et de la paix, il était seul capable, en s'appuyant sur -les victoires de Napoléon, de faire agréer ces conditions aux -puissances belligérantes.—En toutes ces choses M. de Metternich avait -raison, et il était doublement habile, car, outre qu'il choisissait -dans M. de Stadion un négociateur qui, par cela même qu'il nous était -hostile, obtiendrait plus de crédit chez les coalisés, il occupait et -compromettait un rival, un antagoniste, le chef en un mot du parti -anti-français, du parti qui voulait le plus tôt possible la guerre -avec nous. Ôter un tel chef à ce parti, c'était pour soi et pour nous -la meilleure des conduites.</p> - -<p>On annonça donc qu'on allait dépêcher MM. de Bubna et de Stadion pour -proposer un armistice, et provoquer une première explication sur les -conditions de la paix future. Sans prétendre les imposer à Napoléon, -on déclara cependant qu'on prendrait la liberté de lui indiquer celles -qu'on jugeait acceptables par toutes les parties belligérantes, et, ne -voulant pas en faire mystère à M. de Narbonne, M. de Metternich, qui -les lui avait déjà clairement indiquées en plus d'une circonstance, -les lui énonça cette fois l'une après l'autre, avec la plus extrême -précision. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Metternich ne se borne plus à insinuer les intentions -de sa cour relativement aux conditions de la paix, mais les énonce -avec la plus grande précision.</span> -C'était ce que nous avons exposé si souvent, <span class="pagenum"><a id="page515" name="page515"></a>(p. 515)</span> la -suppression du grand-duché de Varsovie et sa rétrocession à la Prusse, -sauf quelques portions revenant de droit à la Russie et à l'Autriche; -c'était la reconstitution de la Prusse au moyen du grand-duché, et de -territoires à trouver en Allemagne; c'était l'abandon de la -Confédération du Rhin, et enfin la renonciation aux départements -anséatiques, c'est-à-dire aux villes de Brême, Hambourg et Lubeck. -<span class="sidenote" title="En marge">Ces conditions consistent dans le sacrifice du grand-duché -de Varsovie, de la Confédération du Rhin, des villes anséatiques, et -des provinces illyriennes.</span> -On devait ne rien dire de la Hollande, de l'Italie, de l'Espagne, pour ne -pas soulever des difficultés insolubles, et on ajournerait au besoin -la paix maritime, s'il n'y avait pas moyen de s'entendre avec -l'Angleterre, afin de conclure tout de suite la paix continentale, qui -était la plus urgente. Telles étaient, indépendamment de la -restitution des provinces illyriennes que nous avions à peu près -promises à l'Autriche, ces conditions qui nous laissaient la -Westphalie, la Lombardie et Naples, comme royaumes vassaux, la -Hollande, la Belgique, les provinces rhénanes, le Piémont, la Toscane, -l'État romain, comme départements français! Telle était la France -qu'on nous offrait, et dont nous regardions l'offre comme un outrage! -Quant à l'Espagne, on était certain qu'il en faudrait faire le -sacrifice pour avoir la paix avec l'Angleterre, mais que ce sacrifice -suffirait. M. de Metternich avait eu, disait-il, plus d'une occasion -de s'en assurer. On a vu par nos récits antérieurs, que sous ce -rapport au moins, il n'y aurait pas difficulté insurmontable de la -part de Napoléon.</p> - -<p>M. de Narbonne répéta plusieurs fois que Napoléon victorieux -n'accepterait pas ces conditions, mais <span class="pagenum"><a id="page516" name="page516"></a>(p. 516)</span> M. de Metternich -répéta à son tour que Napoléon était plus raisonnable qu'on ne voulait -le représenter; que d'ailleurs ces conditions étaient inévitables, et -qu'il faudrait lutter fortement encore pour les faire agréer aux -puissances coalisées.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">L'Autriche ne veut pas empêcher le roi de Saxe de retourner -à Dresde.</span> -Restait le roi de Saxe, qu'on savait placé entre la déchéance ou le -retour à Dresde, et pour l'Autriche il n'y avait pas sur ce sujet deux -partis à prendre. Quelques insensés, à qui les moyens ne coûtaient -pas, du moins en paroles, disaient à Vienne qu'il fallait s'emparer de -la personne de ce monarque, et l'empêcher ainsi de retomber, en -retournant à Dresde, sous le joug de Napoléon. Il n'y avait à penser à -rien de pareil, et on ne songea pas un instant à retenir le roi -Frédéric-Auguste. Au surplus on n'en aurait pas eu le temps, car il -avait été obligé de répondre sur-le-champ à nos sommations, et, -quoique en pleurant, de consentir à l'invitation que Napoléon lui -avait adressée. Il s'apprêta en effet à partir de Prague avec ses -troupes et sa cour, demandant instamment le secret, et le promettant -de son côté à l'Autriche, sur les négociations qui avaient eu lieu -entre les cabinets de Dresde et de Vienne. Le secret n'était ni bien -profond ni bien noir. C'était une adhésion à la politique médiatrice, -que le pauvre roi de Saxe avait bien pu considérer comme n'étant pas -une trahison, lorsqu'il la voyait suivie et préconisée par le -beau-père de Napoléon, sans qu'il en résultât de rupture entre eux. Il -fit donc annoncer son arrivée à Dresde sous deux jours, temps qui -était rigoureusement nécessaire à une cour aussi peu expéditive pour -faire ses apprêts de voyage. Elle était composée effectivement -<span class="pagenum"><a id="page517" name="page517"></a>(p. 517)</span> de beaucoup de princes et princesses, quelques-uns -très-vieux, et tous de même honnêteté et de même timidité que le roi.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, en recevant les dépêches de Vienne, s'aperçoit de -la faute qu'on a commise en poussant trop vivement l'Autriche.</span> -Lorsque Napoléon apprit successivement tout ce qui vient d'être -rapporté, il se mit en mesure de recevoir convenablement son allié, -redevenu fidèle; mais auparavant il donna ses instructions à son -représentant à Vienne. Il s'aperçut enfin de la faute qu'on avait -commise en poussant l'Autriche à entrer si avant dans les événements, -et en la provoquant à se constituer médiatrice armée, c'est-à-dire -arbitre, quand on ne voulait pas subir son arbitrage. Il s'aperçut -aussi de l'erreur dans laquelle il était tombé, en croyant qu'il -pourrait engager cette puissance dans ses projets par l'offre des -dépouilles de la Prusse, et en ne voyant pas qu'avant tout l'Autriche -tenait à reconstituer l'Allemagne pour être indépendante, et ne -trouvait pas d'agrandissement territorial qui valût l'indépendance. -Mais, comme font souvent les princes qui ne veulent pas avoir tort, il -rejeta toute la faute sur son représentant, c'est-à-dire sur M. de -Narbonne, qui, avec la mission qu'il avait reçue, avec les -instructions dont il était porteur, ne pouvait pas agir autrement -qu'il n'avait fait. Toutefois, comme Napoléon aimait ce personnage si -distingué, il l'improuva, sans aucune sévérité de langage, d'avoir -poussé les choses si loin, d'avoir remis une note malgré les -prescriptions du cabinet qui défendaient d'en remettre sans ordre -formel, et d'avoir amené M. de Metternich à déclarer par deux fois que -le traité d'alliance n'était plus applicable aux circonstances.— -<span class="sidenote" title="En marge">Recommandation à M. de Narbonne de s'enfermer désormais -dans la plus extrême réserve.</span> -Il regrettait, disait-il, qu'on eût <span class="pagenum"><a id="page518" name="page518"></a>(p. 518)</span> mis l'empereur son beau-père -dans une position dont bientôt ce monarque sentirait la fausseté, car -les Français n'en étaient encore qu'à leur première victoire, et -allaient sous peu de jours en remporter d'autres. Quoi qu'il en soit, -l'Autriche, obligée prochainement de revenir en arrière, en serait -pour la confusion de ses fausses démarches; mais pour le moment il -fallait que M. de Narbonne se montrât calme, réservé sans froideur, et -ne demandât, ne répondît plus rien à la cour de Vienne, afin qu'elle -reconnût qu'on ne la tenait plus pour alliée, tout en l'acceptant pour -médiatrice, sans l'accepter cependant pour médiatrice armée.—</p> - -<p>Napoléon malgré ce langage modéré en apparence, était exaspéré au fond -du cœur contre l'Autriche et contre son beau-père. Malgré sa -prodigieuse sagacité, le penchant à se flatter, penchant auquel cèdent -tous les hommes, quelque clairvoyants qu'ils soient, lorsqu'ils se -sont mis dans une position où ils ont besoin de s'abuser eux-mêmes, le -penchant à se flatter l'avait porté à croire qu'il obtiendrait tout de -l'Autriche moyennant qu'il la payât bien, et il était profondément -irrité de voir qu'elle trompait si complétement ses calculs. -<span class="sidenote" title="En marge">Irritation qu'inspirent à Napoléon les conditions de paix -proposées.</span> -Les conditions qu'on lui mandait, et qui n'auraient pas dû lui paraître -nouvelles, lui étaient odieuses. Il avait renoncé dans sa pensée au -grand-duché de Varsovie, surtout après avoir reconnu de près les -difficultés de cette création; mais au lendemain de cette guerre de -1812, entreprise pour humilier la Russie, pour reconstituer la -Pologne, pour appesantir plus que jamais son joug sur l'Europe, au -lendemain de cette guerre, se <span class="pagenum"><a id="page519" name="page519"></a>(p. 519)</span> trouver avec la Russie -agrandie, avec la Pologne non pas refaite, mais irrévocablement -détruite, supporter la défection de la Prusse, l'en récompenser même, -renoncer au protectorat de la Confédération du Rhin, abandonner les -villes anséatiques, cause première de la brouille avec la Russie, -c'était une multiplicité de déboires, dont aucun n'affaiblissait sa -vraie puissance, mais dont tous étaient un cruel échec pour son -orgueil! -<span class="sidenote" title="En marge">Ces conditions n'intéressaient que l'orgueil de Napoléon, -et nullement la grandeur de la France.</span> -Au point de vue des véritables intérêts de la France, aucun -de ces sacrifices n'était à regretter. Le grand-duché de Varsovie -n'était qu'un essai chimérique, tant que la Prusse et l'Autriche ne -songeaient pas à reconstituer la Pologne, car c'étaient elles après -tout que la Pologne était destinée à couvrir, et puisqu'elles n'en -voulaient pas, il était puéril de s'obstiner à leur faire du bien -malgré elles. Quant à la Prusse, nous n'avions intérêt, ni par rapport -à la Russie, ni par rapport à l'Autriche, à la maintenir si faible! -Quant au protectorat du Rhin, c'était un vain titre, odieux aux -Allemands, capable uniquement de nous attirer leur haine, sans nous -donner sur eux aucune influence réelle. Quant aux villes anséatiques -enfin, s'obstiner à les conserver, c'était étendre notre frontière -militaire et commerciale au delà de toute raison. C'est à peine, en -effet, si nous pouvions défendre le Zuyderzée et le Texel, car au delà -du Wahal il n'existait plus de solide frontière pour nous; il avait -même fallu tout l'esprit ingénieux de Napoléon pour faire rentrer la -Hollande dans un bon système de défense, et encore n'y avait-il que -très-imparfaitement réussi. -<span class="sidenote" title="En marge">Elles dépassaient même ce que la France aurait dû -raisonnablement désirer comme étendue de territoire.</span> -Toutefois la possession de la Hollande -offrait de si <span class="pagenum"><a id="page520" name="page520"></a>(p. 520)</span> grands avantages maritimes, que cette -magnifique possession pouvait être un objet de désirs pour une -ambition à la façon de Charlemagne. Mais les villes anséatiques nous -imposaient une charge sans compensation, car elles étaient impossibles -à défendre, à moins d'étendre la France jusqu'à l'Elbe, et -commercialement elles étaient indispensables à l'alimentation de -l'Allemagne et inutiles à la nôtre. Relativement au blocus -continental, leur avantage tombait avec ce blocus, et avec la paix. Si -même nous eussions été sages, nous aurions dû renoncer tout de suite -au royaume de Westphalie, en dédommageant de quelque façon le roi -Jérôme; mais enfin on ne nous le demandait pas, puisque l'empereur -Alexandre avait refusé de prendre avec le grand-duc de Hesse -l'engagement de lui rendre ses États, et il n'y avait pas à s'en -occuper. Ce n'était donc que l'orgueil, l'implacable orgueil qui -pouvait porter Napoléon à repousser les conditions imaginées par -l'Autriche.—Il ne voulait pas, disait-il, se laisser humilier.—Il -appelait être humilié ne pouvoir pas réaliser tous les rêves de son -immense ambition, même quand on ne portait aucune atteinte à sa -puissance réelle. Hélas! la punition de l'orgueil qui a trop entrepris -sur autrui, c'est précisément de ne pouvoir céder, alors même qu'il le -trouverait juste et nécessaire! Il est cloué à ses folles prétentions -comme Prométhée à son rocher: exemple terrible pour ceux qui, -n'écoutant que leurs désirs, se font un jeu des droits et de la -dignité des hommes!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Une nouvelle cause accidentelle ajoute à l'irritation de -Napoléon.</span> -La certitude acquise des intentions de l'Autriche, qui n'auraient pas -dû être nouvelles pour Napoléon, <span class="pagenum"><a id="page521" name="page521"></a>(p. 521)</span> car de fréquentes -insinuations les lui avaient clairement révélées depuis quatre mois, -l'irrita profondément contre cette puissance. Il y vit une double -trahison de l'alliance et de la parenté, et se dit, ce qu'il s'était -dit autrefois bien souvent, jusqu'au jour où un brusque mouvement -d'humeur contre la Russie l'avait décidé à un mariage autrichien, -qu'il n'y avait jamais à compter sur la cour de Vienne, qu'il y avait -toujours chez elle un abîme de dissimulation, d'astuce, d'égoïsme, -qu'on devait chercher à s'entendre avec tout le monde plutôt qu'avec -elle, et sacrifices pour sacrifices, en faire, s'il le fallait, à la -Russie, à l'Angleterre même, plutôt qu'à l'Autriche ou à la Prusse. Un -hasard poussa cette irritation au dernier terme. -<span class="sidenote" title="En marge">Un courrier intercepté prouve que M. de Metternich, tout en -caressant les Français, caressait encore plus les Russes et les -Prussiens.</span> -On avait arrêté à -Dresde un courrier venant de Vienne, et porteur des dépêches de M. de -Stackelberg, qui était représentant de la Russie auprès de l'Autriche, -depuis que les rapports avaient été rétablis entre ces deux puissances -à l'occasion de la médiation. On avait trouvé dans les dépêches de M. -de Stackelberg à M. de Nesselrode beaucoup de détails singuliers, et -on avait pu y voir que M. de Metternich, dans une position difficile, -qui le condamnait à une extrême dissimulation, prodiguait les -témoignages aux uns et aux autres, mais aux Russes et aux Prussiens -encore plus qu'aux Français. M. de Metternich en effet pour se faire -pardonner de ne pas apporter immédiatement à nos ennemis toutes les -forces de l'Autriche, de ne pas adopter toutes leurs conditions de -paix, n'hésitait pas, quand il était en tête-à-tête avec eux, à se -dire contraint dans sa conduite par <span class="pagenum"><a id="page522" name="page522"></a>(p. 522)</span> le traité d'alliance du -14 mars 1812, par le mariage de Marie-Louise, par le danger d'une -guerre avec la France, par l'inachèvement des préparatifs de -l'Autriche, et manifestait, quand il le pouvait en sûreté, des -préférences de cœur pour la coalition. Qu'il en fût ainsi, et même -plus, on devait, sans avoir lu une seule des dépêches de la diplomatie -étrangère, en être convaincu, ne pas s'en étonner, ne pas s'en -émouvoir, et accepter comme vrai tout ce que disait M. de Metternich, -qui disait vrai en effet lorsqu'il affirmait qu'à certaines conditions -il se rangerait de notre côté. Il fallait comprendre que M. de -Metternich étant Allemand, ne pouvait et ne devait pas nous aimer, et -que s'il nous ménageait c'était par politique, et uniquement pour ne -pas compromettre étourdiment son pays avec nous; il fallait profiter -de sa prudence même pour en tirer tout le parti possible, mais rien -que le parti possible. À la vérité nous raisonnons ici comme la -politique, dont l'art consiste à comprendre toutes les situations, à -les ménager et à s'en servir, et Napoléon raisonnait comme raisonnent -l'orgueil, la victoire et le despotisme. Ces soudaines révélations -l'irritèrent, comme si avec son esprit, qui était tout lumière dans le -calme des passions, tout flamme et fumée dans l'emportement de ces -passions funestes, il n'avait pas dû les prévoir. Un détail notamment -l'exaspéra plus que tout le reste. Dans le moment où l'on attendait -avec impatience à Vienne des nouvelles de la bataille prévue mais non -connue du 2 mai, M. de Metternich, dans ses effusions pour les Russes, -avait écrit à M. de Stackelberg que s'il recevait des dépêches, même -pendant la nuit, il le <span class="pagenum"><a id="page523" name="page523"></a>(p. 523)</span> ferait éveiller pour les lui -communiquer. C'étaient de bien grandes attentions pour la Russie, et -de la part surtout d'un ministre qui se disait l'allié persévérant de -la France! Puis on avait trouvé une lettre du roi de Saxe au général -Thielmann, laquelle, supposant comme vraisemblable l'arrivée des -Français victorieux sur l'Elbe, lui enjoignait, en tenant la place de -Torgau fermée pour les Russes, de la tenir encore plus fermée pour les -Français. Napoléon ne voulut pas voir dans ces instructions si -prévoyantes le bon et imprévoyant monarque saxon, mais le renard de -Vienne qu'il prétendait reconnaître à sa finesse. -<span class="sidenote" title="En marge">Grande faute de ne pas comprendre que la conduite de M. de -Metternich était ce qu'elle devait être.</span> -Tout cela rapproché, -exagéré, apprécié par la colère, parut une trahison complète, tandis -que ce n'était que le labeur d'une prudence embarrassée cherchant à -passer à travers mille écueils. Encore une fois, il fallait profiter -des conseils que M. de Metternich nous donnait à nous-mêmes, et de la -crainte que nous n'avions pas cessé de lui inspirer, pour sortir de -cette situation en faisant le moins de sacrifices possible; et comme -il ne s'agissait de sacrifier que ce qui touchait à la vanité, et rien -de ce qui appartenait à la puissance réelle, il fallait se soumettre, -de bonne ou mauvaise grâce, mais se soumettre: il fallait bien après -tout payer de quelque chose le désastre de Moscou! Trop heureux de ne -pas le payer de l'existence elle-même! Qu'on nous pardonne la -répétition de ces inutiles réflexions, cinquante ans après -l'événement, qu'on les pardonne au chagrin que nous inspire la vue -directe et continue des fatales résolutions qui ont perdu non pas -Napoléon seulement (peu importe le sort d'un homme quel <span class="pagenum"><a id="page524" name="page524"></a>(p. 524)</span> -qu'il puisse être), mais la grandeur de notre patrie!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon revient brusquement à la politique conseillée par -MM. de Caulaincourt et de Talleyrand, et consistant à mettre -l'Autriche de côté pour traiter directement avec la Russie.</span> -Quoi qu'il en soit, Napoléon revint brusquement à la politique qui -avait été proposée dans le conseil tenu aux Tuileries en janvier -dernier, et fortement appuyée par MM. de Caulaincourt, de Talleyrand -et de Cambacérès, celle qui consistait à laisser l'Autriche de côté, -sans la heurter toutefois, pour chercher à s'entendre directement avec -la Russie. Cette politique, avons-nous dit, sage en ce qu'elle tendait -à ne pas trop mêler l'Autriche aux événements actuels, à ne pas lui -attribuer un rôle dont elle abuserait contre nous, avait néanmoins un -inconvénient pratique des plus graves, c'était la difficulté de -s'aboucher avec l'empereur Alexandre. Cette difficulté déjà grande en -janvier avait dû s'accroître encore par les derniers événements -militaires, par l'espérance dont les Allemands berçaient Alexandre, de -faire de lui le libérateur de l'Europe et le premier des monarques -régnants. Il est vrai que la bataille de Lutzen, puis après cette -bataille une nouvelle victoire à laquelle il était permis de -s'attendre, pouvaient dissiper les fumées dont Alexandre était enivré, -et faciliter l'abouchement avec lui. Napoléon l'espéra avec cette -force d'espérer qui est propre aux esprits puissants, et qui chez eux -se convertit en force d'agir, et il fit toutes ses dispositions en -conséquence.</p> - -<p>Il résolut de continuer cette campagne sans relâche, de frapper le -plus prochainement possible quelque coup décisif, d'en profiter pour -conclure la paix, mais en s'entendant avec la Russie, même avec -l'Angleterre, plutôt qu'avec les puissances allemandes, <span class="pagenum"><a id="page525" name="page525"></a>(p. 525)</span> -d'accorder à l'Angleterre le sacrifice de tout ou partie de cette -Espagne dont il était dégoûté, dont le monde surtout ne serait pas -étonné de le trouver dégoûté, dont l'abandon paraîtrait de sa part un -soulagement bien plus qu'un sacrifice, et ne serait certes pas un aveu -bien humiliant à faire, car sa faute d'avoir voulu s'en emparer était -aujourd'hui le secret de l'univers. En cédant en totalité ou en partie -la Pologne à la Russie, en totalité ou en partie l'Espagne aux -Bourbons, il lui semblait que tout serait arrangeable, et qu'il ne -subirait pas le joug de la Prusse, qui, selon lui, l'avait trahi -ostensiblement, de l'Autriche, qui le trahissait secrètement, et qu'il -s'affranchirait ainsi d'alliés infidèles par des sacrifices devenus -inévitables, sur lesquels d'ailleurs la destinée avait rendu deux -arrêts de nature à dégager son orgueil, pour la Pologne Moscou! pour -l'Espagne l'opiniâtreté invincible des Espagnols! -<span class="sidenote" title="En marge">Guerre gigantesque résolue par Napoléon, si le projet de -s'aboucher directement avec la Russie ne réussit pas.</span> -Si la guerre -n'amenait pas prochainement un résultat décisif et une négociation, il -voulait prolonger cette situation jusqu'à ce que la seconde série de -ses armements fût terminée, qu'il eût deux cent mille hommes de plus -en bataille, ce qui, avec les premiers trois cent mille qui se -complétaient d'heure en heure, composerait un total de cinq cent mille -combattants, et lui permettrait de ne plus dissimuler avec l'Autriche, -de l'accepter même au nombre de ses ennemis, et alors placé sur l'Elbe -comme jadis sur l'Adige, à Dresde comme jadis à Vérone, au pied des -montagnes de Bohême comme jadis au pied des Alpes, d'y essayer dans -des proportions bien plus vastes, non pas seulement contre une -puissance, <span class="pagenum"><a id="page526" name="page526"></a>(p. 526)</span> mais contre l'Europe entière, une nouvelle -campagne d'Italie, dans laquelle le général Bonaparte devenu -l'empereur Napoléon, resté aussi jeune de caractère, mais devenu plus -grand de conception, mûri par une expérience sans égale, -renouvellerait à son âge mûr les prodiges de sa jeunesse, prodiges -agrandis de tout ce que le temps avait ajouté à sa position, finirait -aujourd'hui comme autrefois par des triomphes éclatants, et se -reposerait enfin en laissant reposer le monde! Hélas! il ne manquait à -ce beau rêve qu'une chose, c'est que l'humanité fût infatigable comme -Napoléon, et voulût périr tout entière pour satisfaire l'ambition d'un -conquérant, qui au génie d'un géomètre joignait l'imagination d'un -poëte épique!</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Instructions à M. de Narbonne.</span> -Ces résolutions prises, Napoléon fit ce qu'il faisait toujours, il -passa aux dispositions pratiques, car, merveille de contrastes, autant -il était chimérique dans les conceptions, autant il était précis et -positif dans l'exécution. D'abord il adressa à M. de Narbonne une -suite de dépêches (il y en eut jusqu'à trois en un jour sur le même -sujet), dans lesquelles on voyait tout le changement qui s'était opéré -dans son esprit. Il fallait, disait-il, ne plus rien demander à -l'Autriche, mais en même temps ne plus la brusquer, ne plus la sommer -surtout, être en un mot à son égard réservé et tranquille, et -cependant ne point la tromper, car le mensonge n'était bon à rien. Il -fallait lui laisser voir qu'on ne comptait plus sur elle, et qu'on -avait compris cette maxime qu'elle répétait si volontiers à chaque -occasion, que le traité du 14 mars 1812 <cite>n'était plus applicable aux -<span class="pagenum"><a id="page527" name="page527"></a>(p. 527)</span> circonstances</cite>. Ensuite quand elle apprendrait qu'en Italie, -en Bavière, en France, on faisait des armements rapides et vastes, il -n'était pas nécessaire de les nier, il convenait même d'en donner le -véritable chiffre, s'il était mis en doute, en ne leur assignant aucun -autre motif que la gravité des événements. Napoléon écrivait encore à -M. de Narbonne, que l'Autriche comprendrait certainement cette -nouvelle attitude, et qu'il était à désirer qu'elle la comprît; -qu'elle devait se dire que son intervention n'était pas indispensable -à la France pour s'aboucher avec les autres puissances, qu'entre -l'empereur Napoléon et l'empereur Alexandre il y avait une brouille -politique et nullement une brouille personnelle, et que les deux -souverains n'avaient jamais cessé d'avoir l'un pour l'autre un -penchant qui renaîtrait à la première démonstration amicale de -Napoléon. <cite>Une mission directe au quartier général russe</cite>, ajoutait -Napoléon, <cite>partagerait le monde en deux</cite>. Cette parole révélait toute -sa pensée; elle signifiait que M. de Caulaincourt, dont on connaissait -l'ancienne intimité avec Alexandre, envoyé à ce prince, ferait changer -la face des choses, en mettant dans un camp la France et la Russie, et -le reste du monde dans l'autre. Mais il n'en était plus ainsi, depuis -qu'on avait si profondément blessé l'orgueil de l'empereur Alexandre; -et en tout cas c'était bien imprudent à dire, car il suffisait -d'indiquer une telle pensée, pour faire que l'Autriche, sans perdre un -jour, une heure, se jetât dans les bras de la Russie, et que les deux -mois de temps dont on avait besoin pour convertir en cinq cent mille -hommes les trois cent mille <span class="pagenum"><a id="page528" name="page528"></a>(p. 528)</span> qu'on avait en ce moment, se -réduisissent à quelques jours! Heureusement, M. de Narbonne avait trop -d'esprit pour commettre la faute de laisser apercevoir cette chance à -M. de Metternich. Il pouvait y trouver des motifs de confiance, mais -nullement ceux d'une jactance aussi dangereuse qu'inutile.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Envoi du prince Eugène en Italie pour y organiser une armée -de cent mille hommes.</span> -Napoléon après avoir exprimé sa vraie pensée à M. de Narbonne par -l'intermédiaire de M. de Caulaincourt, qui remplaçait à Dresde M. de -Bassano retenu encore à Paris, fit appeler le prince Eugène. Le -vice-roi, bien qu'il eût des défauts, ceux de son origine à moitié -créole, c'est-à-dire un peu de nonchalance et de négligence des -détails, et que par ces défauts il eût encouru souvent le blâme de -Napoléon, le vice-roi avait néanmoins conquis toute son estime par une -rare bravoure, un vif sentiment d'honneur, et une résignation -exemplaire à supporter une situation affreuse pendant la retraite. -Napoléon lui témoigna sa satisfaction, lui annonça qu'il constituait -en faveur de sa fille une fort belle dotation, celle du duché de -Galliera, et que cette récompense allait être publiée par le -<cite>Moniteur</cite> comme prix des services par lui rendus dans la campagne de -1812. Puis il lui dit qu'il fallait partir tout de suite pour Milan, -où il reverrait sa famille de laquelle il était séparé depuis plus -d'une année, et se mettait en mesure de remplir une mission -importante. Napoléon lui apprit ce qu'il avait à y faire<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="smaller">[15]</span></a>. Il -devait <span class="pagenum"><a id="page529" name="page529"></a>(p. 529)</span> d'abord prendre le commandement non-seulement du -royaume de Lombardie, mais du Piémont et de la Toscane, sous le -rapport militaire bien entendu, et employer tout l'été à organiser une -belle armée d'Italie. Les éléments nécessaires se trouvaient sur les -lieux, soit en cadres, soit en conscrits déjà instruits. -<span class="sidenote" title="En marge">Éléments pour la composition de cette armée.</span> -Les cadres du -4<sup>e</sup> corps, avec lequel le prince Eugène avait fait la campagne de -Russie, venaient de rentrer en Italie, et pouvaient fournir -vingt-quatre bataillons. L'armée italienne pouvait en fournir -vingt-quatre au moins. Les régiments du Piémont, qui avaient recouvré -les bataillons envoyés en Espagne, revenus vides mais plus aguerris -que jamais, permettraient de porter à quatre-vingts bataillons -peut-être l'armée de la haute Italie. L'artillerie abondait dans cette -contrée, et au mois de juillet on devait y avoir facilement cent -cinquante bouches à feu attelées. La cavalerie qui aurait dû être -prête pour le général Bertrand, et qui ne l'avait pas été pour lui, le -serait pour le prince Eugène. Il était donc facile d'avoir là une -armée de quatre-vingt mille hommes dans deux ou trois mois, et -beaucoup mieux organisée que l'armée avec laquelle on venait de -vaincre les coalisés en Saxe, parce qu'on aurait du temps et du repos -pour la pourvoir du matériel nécessaire. Enfin Napoléon destinait au -prince Eugène des lieutenants du premier mérite, le général Grenier, -qui avait reçu récemment une blessure, mais qui allait retourner en -Italie pour s'y guérir, et enfin l'illustre Miollis, à la fois savant, -homme d'esprit, spartiate et soldat héroïque.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation de Murat en Italie.</span> -Restait Murat. Ce malheureux prince perdait <span class="pagenum"><a id="page530" name="page530"></a>(p. 530)</span> presque la tête -sous la couronne que Napoléon y avait posée. Profondément atteint dans -son orgueil par les paroles insérées au <cite>Moniteur</cite> après son départ de -l'armée, craignant d'avoir encouru pour toujours la disgrâce de -Napoléon, d'être réservé dès lors avec son royaume de Naples à quelque -compensation, à quelque arrangement de paix, ayant prêté l'oreille aux -ouvertures que l'Autriche adressait à tous ceux qui avaient envie -d'abandonner la France sans l'oser, ayant peur à chaque pas de faire -trop ou trop peu, il était dans l'état du roi de Bavière, du roi de -Saxe, de tous ces alliés enfin, qui trop honnêtes pour nous trahir ne -l'étaient pas assez pour n'y point penser, et avec bien plus de -remords qu'eux, car il devait tout à Napoléon, dont il avait épousé la -sœur, sœur dont il se défiait même, bien qu'elle n'eût pas moins -envie que lui de conserver ce royaume tant aimé, ce royaume cause de -leurs fautes et de leurs malheurs! -<span class="sidenote" title="En marge">Ses soucis et ses agitations.</span> -Dans cette situation il y avait des -moments où il semblait tomber en délire. Sa santé s'altérait -visiblement, et ce héros, si beau à voir sur le champ de bataille de -la Moskowa, devenu un faible roi, tourmenté de soucis, perdait à la -fois sa beauté, sa sérénité, son courage. Son peuple auquel il avait -su plaire, en était saisi de compassion, et comme pour le consoler, le -couvrait d'applaudissements, quand il le voyait. Quelquefois ce pauvre -Murat songeait à venir se jeter aux pieds de Napoléon, et à lui offrir -de commander les restes de sa cavalerie; quelquefois il voulait se -donner à l'Autriche, et il avait dépêché à celle-ci un prince Cariati, -dont la conduite était devenue à Vienne un tel <span class="pagenum"><a id="page531" name="page531"></a>(p. 531)</span> scandale, que -M. de Narbonne avait été obligé de la signaler à Napoléon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon appelle Murat à l'armée, et lui enjoint d'envoyer -une partie de ses troupes au prince Eugène.</span> -Tout cela chez Napoléon excitait la pitié, mais une pitié sans -bienveillance, et il était décidé à y mettre fin. Il ne doutait pas -que sur un ordre formel de sa part, appuyé d'une menace positive, -menace plus facile à réaliser à l'égard de Naples qu'à l'égard de la -Suède, Murat n'accourût à ses pieds, et il résolut d'abord de -l'appeler à l'armée, et ensuite d'exiger ses troupes pour les joindre -à celles du prince Eugène. Murat avait employé tout son temps, depuis -1808, à créer une armée napolitaine, et il était le seul homme capable -d'y réussir, car, outre sa renommée, il avait pour charmer les -Napolitains sa belle et gracieuse figure. Environ dix mille soldats de -cette armée avaient été dispersés çà et là dans l'immensité des -troupes envoyées en Russie, et de ces 10 mille soldats on en avait -sauvé 3 à 4 mille. Mais Murat avait encore sous les armes près de 40 -mille hommes parfaitement organisés, et Napoléon imagina d'en prendre -20 mille pour les adjoindre à Eugène. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, après avoir donné ses instructions au prince -Eugène sur la composition de l'armée d'Italie, le fait partir pour -Milan.</span> -Quand l'Autriche verra cent -mille combattants sur l'Adige, dit-il au vice-roi, elle sentira que -c'est à elle à compter avec nous, et non pas nous avec elle.—Ces -instructions données verbalement au prince Eugène, puis consignées par -écrit en plusieurs dépêches, Napoléon lui serra la main avec une -affection dont il ne s'était jamais départi envers ce prince, bien -qu'il s'en défiât quelquefois, comme de tout ce qui lui était le plus -cher, et il le fit partir le jour même.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nouveaux soins donnés aux deux armées de réserve qui -s'organisent sur le Rhin et sur l'Elbe.</span> -On a vu quelles dispositions il avait prises pour <span class="pagenum"><a id="page532" name="page532"></a>(p. 532)</span> rassembler -une armée à Mayence, avec les cadres revenus d'Espagne. La -consommation des hommes, incessante dans la Péninsule, permettant de -comprendre ce qui restait dans des cadres toujours moins nombreux, -Napoléon comptait sur soixante cadres de bataillons à Mayence, -lesquels devaient se remplir chaque jour de conscrits des anciennes -classes. Il espérait y joindre aussi les cadres de soixante escadrons -de cavalerie, recrutés avec les cavaliers formés dans les dépôts, et -montés avec les chevaux tirés de France. En Westphalie, la -réorganisation des corps du maréchal Davout et du duc de Bellune -devait fournir, comme on a vu, cent douze bataillons, c'est-à-dire au -moins 90 mille hommes d'infanterie. Déjà les vingt-huit seconds -bataillons réorganisés à Erfurt étaient réunis sous le duc de Bellune, -qui, outre les douze qui lui appartenaient, avait les seize du -maréchal Davout. Vingt-huit venaient d'arriver à Brême sous le général -Vandamme. Les autres devaient bientôt suivre ceux-là. Lorsqu'ils -seraient tous formés, on se proposait, comme nous l'avons déjà dit, de -mettre ensemble les quatre bataillons de chaque régiment, de -recomposer ainsi les vingt-huit anciens régiments, d'en donner seize -au maréchal Davout, douze au maréchal Victor, et de créer une armée de -120 mille hommes, avec une nombreuse artillerie tirée de Hollande et -des départements anséatiques, avec le reste de la cavalerie remontée -par le général Bourcier. Si le Danemark, objet en ce moment des -caresses de l'Angleterre et de la Russie, qui tâchaient de lui -arracher, moyennant indemnité, le sacrifice volontaire de la Norvége, -nous revenait comme tout <span class="pagenum"><a id="page533" name="page533"></a>(p. 533)</span> le faisait espérer, on pouvait se -promettre douze à quinze mille Danois, excellents soldats, ce qui -devait porter à 130 mille hommes au moins l'armée du bas Elbe. -C'étaient donc trois armées, une à Milan, une à Mayence, une à -Hambourg, que Napoléon préparait, indépendamment de ce qu'il avait -déjà sous la main, et dont l'organisation avançait à chaque heure, -surtout depuis qu'il était à Dresde. Il comptait sur 100 mille hommes -en Italie, sur 70 mille à Mayence, sur 130 mille entre Magdebourg et -Hambourg, c'est-à-dire sur 600 mille combattants, en comprenant ce -qu'il avait en Saxe, force énorme, bien propre à altérer, il faut le -reconnaître, la rectitude de son jugement, en lui inspirant une -confiance sans bornes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Davout envoyé à Hambourg.</span> -Il adressa au maréchal Davout les instructions les plus précises pour -ces diverses organisations, dont une partie devait se faire sous la -forte et savante main de ce maréchal. Il lui annonça qu'on lui -rendrait bientôt les bataillons qu'on lui avait empruntés pour les -prêter au duc de Bellune; il lui prescrivit de rentrer le plus tôt -possible dans Hambourg, de profiter pour cela du mouvement projeté sur -Berlin, d'exercer partout, et notamment à Hambourg, une justice -rigoureuse. Napoléon était exaspéré contre les villes anséatiques, qui -venaient d'expulser les douaniers, les percepteurs des impôts, les -officiers de police français, et en plusieurs endroits de les -assassiner, qui avaient accueilli les Cosaques avec transport, et qui -semblaient le but des efforts militaires et diplomatiques de la -coalition. Il voulait ramener ces villes sous son autorité par la -force et par la terreur, <span class="pagenum"><a id="page534" name="page534"></a>(p. 534)</span> et s'il fallait les rendre, les -rendre ruinées à l'Allemagne. -<span class="sidenote" title="En marge">Ordres terribles donnés à ce maréchal.</span> -Il ordonna au maréchal Davout de faire -fusiller les membres de l'ancien sénat qui s'étaient remis en -possession de leur pouvoir, les principaux meneurs qui avaient excité -l'insurrection, quelques-uns des officiers de la légion anséatique -qu'on avait levée contre nous; il ordonna d'arrêter et de priver de -leurs biens les cinq cents principaux négociants, qui passaient pour -ennemis de la France; enfin, de saisir partout, sans examen, les -denrées coloniales et les marchandises anglaises, qui depuis -l'insurrection de Hambourg avaient pénétré par l'Elbe avec abondance. -Il y aurait là, disait-il, de quoi payer la guerre dont les négociants -de ces pays étaient en partie la cause. Ne se cachant jamais lâchement -derrière ses agents, quand il prescrivait des mesures rigoureuses, il -voulut que le maréchal Davout, en exécutant ces instructions -formidables, déclarât qu'il agissait d'après les ordres formels de -l'Empereur, et il comptait, ajoutait-il, sur son inflexibilité connue, -pour qu'aucune partie de ces ordres ne restât inexécutée. Heureusement -qu'il comptait aussi, sans le dire, sur l'honnêteté et la sagesse de -ce maréchal, qui, tout rigoureux qu'il était, saurait attendre pour -agir que la colère de son maître se fût évaporée en paroles -effrayantes. De tous ces ordres la principale partie devait rester -sans exécution, et il ne devait en résulter que de grosses -contributions, dont l'armée vivrait pendant plus de six mois, depuis -Hambourg jusqu'à Dresde.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Travaux ordonnés sur l'Elbe, pour la sûreté de cette -ligne.</span> -Napoléon, passant à cheval le temps qu'il n'employait pas à -travailler dans son cabinet, avait parcouru <span class="pagenum"><a id="page535" name="page535"></a>(p. 535)</span> les bords de -l'Elbe, reconnu Kœnigstein et Pirna, ainsi que tout le pays -au-dessus et au-dessous de Dresde, ordonné l'établissement de deux -ponts, un en charpente à Dresde même, pour raccorder les parties -subsistantes du pont de pierre, et un de radeaux à Priesnitz, où -l'armée avait opéré un passage de vive force. Il avait fait construire -de fortes têtes de pont embrassant l'une et l'autre rive, pour le cas -où il serait obligé de se replier sur la ligne de l'Elbe à la suite -d'une bataille perdue, et avait veillé lui-même à la création de -vastes hôpitaux et de vastes manutentions de vivres, situés sur la -rive gauche, afin que rien ne fût exposé aux entreprises de l'ennemi. -Tous ces travaux il les faisait exécuter à prix d'argent tiré de son -trésor secret, afin d'attirer à lui le peuple de Dresde, qu'il voulait -en même temps intimider et satisfaire. Les détachements de cavalerie -amenés des dépôts par le duc de Plaisance ayant rejoint, il les avait -fondus dans le corps du général Latour-Maubourg, de manière à remettre -ensemble les escadrons de chaque régiment. Ce corps était monté ainsi -à huit mille beaux cavaliers, et avec trois mille cavaliers saxons qui -allaient revenir, avec mille ou deux mille cavaliers bavarois et -wurtembergeois qui étaient attendus, devait sous quelques jours -s'élever à 12 mille hommes à cheval. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon commence à se procurer une cavalerie assez -nombreuse.</span> -Quatre mille hommes de la garde -devaient porter à 16 mille le total de notre cavalerie, ce qui -composait déjà une force respectable, et indépendante des troupes -légères de cette arme que chaque corps avait pour s'éclairer. Des -détachements venus des dépôts sous le duc de Plaisance, il restait au -moins trois mille <span class="pagenum"><a id="page536" name="page536"></a>(p. 536)</span> cavaliers, destinés au général Sébastiani, -pour compléter ses régiments lorsqu'il serait arrivé à Wittenberg. -L'armée aurait alors 25 mille hommes à cheval capables de charger en -ligne. C'était huit ou dix jours encore à attendre pour passer d'un -état presque nul en fait de cavalerie à un état assez imposant. De -plus le général Barrois avait amené une seconde division d'infanterie -de la jeune garde, et il s'en préparait une troisième en Franconie -sous le général Delaborde. Ainsi se complétaient, pendant ces quelques -jours de repos à Dresde, les 300 mille hommes qui formaient le premier -armement de Napoléon, et qui suffiraient peut-être à dicter des lois à -l'Europe coalisée. C'est dans ce repos si actif qu'il attendait le roi -de Saxe, sommé de se rendre à Dresde, et le comte de Bubna, annoncé de -Vienne avec tant d'appareil.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée du roi de Saxe à Dresde.</span> -Le roi de Saxe en effet n'avait pas perdu une heure pour déférer à la -sommation de son redoutable allié. Il avait quitté Prague, demandant, -comme nous l'avons dit, et promettant le secret à l'Autriche sur tout -ce qui s'était passé. Le 12 mai, le vieux roi, entouré de sa famille, -de sa belle cavalerie, tant de fois réclamée en vain, arriva par la -route de Péterswalde aux portes de Dresde. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon sort de Dresde pour aller à la rencontre du roi -Frédéric-Auguste.</span> -Napoléon, qui avait résolu -de jouer une sorte de comédie, mais grande comme il lui convenait, -était sorti de la ville à la tête de sa garde, pour recevoir le -monarque saxon, auquel il était heureux, disait-il, de restituer ses -États reconquis par les armes de la France. L'armée française était -sur pied; le temps était superbe, et tout se prêtait à une scène -imposante. Napoléon arrivé <span class="pagenum"><a id="page537" name="page537"></a>(p. 537)</span> près du vieux roi, descendit de -cheval et l'embrassa affectueusement, comme un prince qui pour le -rejoindre se serait arraché aux mains d'ennemis dangereux, et non -comme un prince repentant qui revenait à lui ramené par la crainte. -Frédéric-Auguste ne put se défendre d'une vive émotion, car s'il avait -peur de Napoléon, il l'aimait, n'en ayant reçu que du bien, bien -chimérique et écrasant pour sa faiblesse, puisque c'était la lourde -couronne de Pologne, mais bien enfin, et en le retrouvant si puissant, -si amical, il fut saisi d'un sentiment de reconnaissance. Napoléon -l'accueillit avec autant de respect que de dignité, en présence des -habitants de Dresde accourus en foule pour assister à cette entrevue, -et, du reste, les peuples sont si enfants, que, frappés de ce -spectacle, les Saxons furent émus eux-mêmes, et pour ainsi dire -apaisés par la vue des deux monarques réconciliés. Il faut ajouter que -les Russes s'étaient comportés en Saxe de manière à diminuer beaucoup -la haine qu'inspiraient les Français.</p> - -<p>Napoléon conduisit Frédéric-Auguste à son palais, qu'il affecta de lui -rendre, et dîna le jour même à sa table en très-grande pompe. Il -s'était logé provisoirement au palais du roi, mais avec le projet -publiquement annoncé de se choisir une demeure plus militaire, moins -gênante, et dans l'intention aussi de laisser à son hôte l'apparence -d'un prince tout à fait maître chez lui. On cherchait pour Napoléon -une maison de campagne aux portes de Dresde, où il pourrait jouir de -la plénitude de son temps et de la beauté de la saison, et aurait -l'air, qui lui allait si bien, de camper.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page538" name="page538"></a>(p. 538)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Complète réconciliation du roi de Saxe avec -Napoléon.</span> -Après ces démonstrations vinrent les épanchements et les explications -entre Napoléon et le vieux roi. Ce prince agité fit-il à Napoléon les -aveux dont on l'accusa depuis, pour justifier la spoliation d'une -partie de ses États? On l'a prétendu en effet, mais tout, dans les -documents existants, prouve le contraire. -<span class="sidenote" title="En marge">Il n'est point vrai que ce roi trahit la confiance de -l'Autriche.</span> -Il est probable que les vues -de l'Autriche durent, sans qu'il fût infidèle, se découvrir -d'elles-mêmes dans ses récits, et que s'il les révéla, ce fut sans le -vouloir, car elles étaient fort claires par elles-mêmes, et peu -coupables après tout, bien que Napoléon les prît dans le moment en -fort mauvaise part. Il est certain que les révélations qui avaient -complétement changé les dispositions de Napoléon à l'égard de -l'Autriche, lui étaient parvenues avant le 12 mai, jour de l'entrée du -roi Frédéric-Auguste à Dresde, et qu'il avait tout appris soit par M. -de Narbonne, soit par les dépêches interceptées, et rien par le roi de -Saxe, encore absent de sa capitale.</p> - -<p>Napoléon dans cet entretien rassura Frédéric-Auguste sur les suites de -la guerre, lui fit partager sa confiance, et lui rendit autant de -calme que ce prince pouvait en éprouver au milieu du tumulte des -armes, pour lesquelles il était si peu fait. L'union était redevenue -entière, et Napoléon voulut surtout qu'elle parût telle, car il lui -convenait de se montrer en parfaite intimité avec ses alliés, dont on -le disait aussi craint que haï, ce qui était vrai assurément des -peuples allemands, mais beaucoup moins de leurs souverains.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Adjonction des troupes saxonnes à l'armée française.</span> -Le premier avantage que Napoléon tira de la présence du roi à Dresde, -fut de mettre la main sur ses <span class="pagenum"><a id="page539" name="page539"></a>(p. 539)</span> troupes. La cavalerie saxonne -était superbe. En la complétant avec quelques recrues, elle devait -monter à environ trois mille cavaliers, séduits déjà comme leur roi -par les habiles caresses de Napoléon. On la confia le jour même au -brave Latour-Maubourg. Quant à l'infanterie enfermée dans Torgau, elle -fut exposée à une épreuve assez dangereuse. Le général Thielmann, l'un -des patriotes allemands les plus ardents et les plus sincères, s'était -fort compromis par sa conduite. Il était allé visiter à Dresde -l'empereur Alexandre, lui avait témoigné son dévouement à la cause des -coalisés, mais, en sujet soumis, n'avait pas osé lui livrer Torgau, -ayant l'ordre de son roi de n'ouvrir cette place qu'aux Autrichiens. -Revenu à Torgau, il avait été désespéré de voir, après la bataille de -Lutzen, son roi retombé dans les mains des Français, et de plus il -avait conçu pour son propre compte des craintes assez vives. Cédant au -double stimulant du patriotisme et des inquiétudes personnelles, il -avait alors essayé d'ébranler la fidélité de ses troupes, et de les -amener à passer du côté des Russes, en se fondant sur ce que le roi -n'était pas libre, et ne donnait que des ordres arrachés par la force. -Bien que ses accents patriotiques retentissent au cœur de ses -officiers, il ne put les entraîner, et tous avec leurs soldats -demeurèrent fidèles à l'autorité de leur souverain. Il s'enfuit après -cette tentative infructueuse au camp d'Alexandre, abandonnant son -infanterie, qui dès ce moment rentra sans difficulté sous le -commandement du général Reynier, pour les talents et le caractère -duquel elle avait conçu une estime méritée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page540" name="page540"></a>(p. 540)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Marche du maréchal Ney sur Torgau.</span> -Pendant ce temps, le maréchal Ney se conformant aux instructions qu'il -avait reçues, avait traversé Leipzig, et s'était transporté à Torgau, -où il avait recueilli les Saxons. Un peu à gauche, à Wittenberg, ce -maréchal avait le duc de Bellune avec ses bataillons réorganisés, à -droite le général Lauriston établi avec son corps à Meissen. Le -général Sébastiani amenant la cavalerie remontée en Hanovre, et la -division Puthod (celle du corps de Lauriston qui était restée en -arrière), n'était pas encore arrivé. Néanmoins avec Reynier, Victor, -Lauriston, le maréchal Ney avait assez de forces pour marcher sur -Berlin, et il en attendait l'ordre avec impatience.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Avant de porter le maréchal Ney plus loin, Napoléon veut -connaître les nouveaux projets des coalisés.</span> -Napoléon, avant de le lui expédier, voulait avoir des renseignements -précis sur les desseins des coalisés. Déjà il avait porté au delà de -l'Elbe le corps du prince Eugène, qui depuis le départ de ce prince -avait passé sous le commandement du maréchal Macdonald, et l'avait -dirigé sur Bischoffswerda, où ce corps était entré en écrasant une -arrière-garde ennemie, et en passant au milieu des flammes. On -accusait en ce moment les Russes de vouloir se conduire en Allemagne -comme en Russie, c'est-à-dire de brûler les pays qu'ils évacuaient. Il -est certain que la malheureuse petite ville de Bischoffswerda venait -d'être incendiée, peut-être par les obus, et sans qu'il y eût de la -faute de personne. De Bischoffswerda, le maréchal Macdonald s'était -dirigé sur Bautzen. Là les rapports étaient devenus plus précis, et -les Russes unis aux Prussiens avaient paru résolus à livrer une -seconde bataille. -<span class="sidenote" title="En marge">Résolution des coalisés de livrer une seconde bataille à -Bautzen, sur la Sprée.</span> -Leur résolution était en effet conforme aux -apparences. Malgré <span class="pagenum"><a id="page541" name="page541"></a>(p. 541)</span> les pertes qu'ils avaient essuyées, malgré -le danger d'une nouvelle défaite, la nécessité de combattre encore une -fois entre l'Elbe et l'Oder n'avait parmi eux fait doute pour -personne. Reculer davantage, c'était abandonner les trois quarts de la -monarchie prussienne, et surtout Berlin qu'on n'avait pas pu défendre -directement par l'envoi d'un corps détaché, mais qu'une forte position -conservée en Lusace protégeait jusqu'à un certain point. C'était -avouer à l'Allemagne, à l'Europe qu'on s'était impudemment vanté après -Lutzen, que dans cette journée on avait été tellement battu, qu'il n'y -avait plus moyen de s'arrêter nulle part, ni derrière l'Elbe, ni même -derrière l'Oder; c'était donner congé aux patriotes allemands auxquels -on avait donné rendez-vous sur tous les champs de bataille de la Saxe, -c'était donner congé à l'Autriche, qu'on ne retenait qu'à force de -promesses, de vanteries, d'exagérations, et surtout à force de -voisinage, en restant en quelque façon physiquement attaché à elle. Il -fallait donc vaincre ou périr, plutôt que de se laisser arracher des -montagnes de la Bohême, au pied desquelles on s'était arrêté en -quittant Dresde, et profiter pour s'y défendre de l'un des nombreux -cours d'eau qui descendent du <i>Riesen-Gebirge</i> à travers la Lusace, et -divisent l'espace compris entre l'Elbe et l'Oder. -<span class="sidenote" title="En marge">Choix de la position de Bautzen.</span> -À Bautzen notamment, -où passe la Sprée, se trouvait une forte position, double en quelque -sorte, car elle offre deux champs de bataille, l'un en avant de la -Sprée, l'autre en arrière, position rendue célèbre par le grand -Frédéric pendant la guerre de sept ans<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="smaller">[16]</span></a>, sur laquelle <span class="pagenum"><a id="page542" name="page542"></a>(p. 542)</span> on -pouvait recevoir une et même deux batailles défensives, la gauche aux -montagnes de la Bohême, la droite à de vastes marécages. Moitié -renommée, moitié avantage du site, on s'était décidé pour cette -position de Bautzen, et on était résolu à y combattre avec -acharnement. Des 92 mille hommes qu'on avait pu réunir le 2 mai dans -les plaines de Lutzen, 20 mille à peu près avaient été perdus ou par -le feu ou par la marche, mais on les avait remplacés par 30 mille -autres, les uns trouvés en Silésie, au moyen des réserves que la -Prusse avait préparées dans cette riche province, les autres tirés du -corps qui bloquait les places de la Vistule. Ce corps était celui de -Barclay de Tolly, fort de 15 mille Russes, qui venait d'enlever Thorn -à une garnison en grande partie bavaroise, dévorée de maladies, et -logée dans des ouvrages à peine défensifs. C'était la seule des -garnisons de l'Oder et de la Vistule qui eût succombé, et il avait -paru aux coalisés beaucoup plus utile de gagner une grande bataille -que de bloquer des places, qu'on avait peu de chances de prendre, et -qui, situées au milieu de populations extrêmement hostiles, ne -pouvaient exercer aucune action au delà de leurs murs. -<span class="sidenote" title="En marge">Nouvelle composition et force de l'armée coalisée.</span> -On avait donc -rassemblé en avant et en arrière de Bautzen, le long de la Sprée, sous -la protection de vastes abatis et de nombreuses redoutes, environ cent -mille Prussiens et Russes, très-animés, très-difficiles à forcer dans -cet asile, et on était prêt à livrer là une bataille décisive. On -avait confié aux généraux prussiens Bulow et Borstell le soin de -couvrir comme ils pourraient Berlin et le Brandebourg, aux coureurs -de Czernicheff et de Tettenborn <span class="pagenum"><a id="page543" name="page543"></a>(p. 543)</span> la tâche de se maintenir sur -le bas Elbe, en mangeant, buvant, brûlant, aux dépens des Allemands -qu'ils venaient délivrer, et on s'était proposé de résoudre soi-même -la grande question européenne sous les yeux de l'Autriche, au pied -même de ses montagnes. On avait adressé à celle-ci les plus belles -descriptions de la position prise, des forces réunies, et on l'avait -suppliée de ne se laisser ni intimider ni séduire par le tyran de -l'Europe, qui allait bientôt, disait-on, être réduit aux abois.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon prend le parti d'aller livrer une seconde bataille -aux coalisés.</span> -Tels étaient les détails que nos espions et nos reconnaissances, -poussées maintenant plus loin depuis l'augmentation de notre -cavalerie, avaient rapportés de tous côtés. N'ayant passé à Dresde que -sept jours, temps strictement nécessaire pour réinstaller le roi de -Saxe dans ses États, pour réunir un peu de cavalerie, et pour porter -ses corps en ligne, Napoléon prit le parti de marcher tout de suite en -avant, et d'aller dissiper une nouvelle fois les fumées dont -s'enivrait l'orgueil des coalisés. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Macdonald envoyé devant Bautzen avec les -troupes du prince Eugène.</span> -Déjà le maréchal Macdonald était en -vue de Bautzen; il le fit appuyer à droite et le long des montagnes -par le maréchal Oudinot, avec deux divisions françaises et une -bavaroise, à gauche par le maréchal Marmont avec ses trois divisions, -dont deux françaises et une allemande, plus à gauche encore par le -général Bertrand, avec une division française, une italienne et une -wurtembergeoise. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Oudinot, le général Bertrand, le maréchal -Marmont, envoyés à l'appui du maréchal Macdonald.</span> -Il avait en même temps tenu le maréchal Ney et le -général Lauriston en avant de l'Elbe, en mesure de se porter ou à -droite vers la grande armée, ou à gauche sur Berlin. -<span class="sidenote" title="En marge">Ney dirigé sur le flanc de la position de Bautzen.</span> -Le maréchal Ney -était à Luckau, le général Lauriston à Dobriluch, ce <span class="pagenum"><a id="page544" name="page544"></a>(p. 544)</span> dernier -liant le maréchal Ney avec la grande armée. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) -Napoléon leur enjoignit le 15 mai, jour où il reçut les renseignements -certains qu'il avait attendus, de se diriger sans délai sur -Hoyerswerda, de manière à déboucher sur le flanc et les derrières de -la position de Bautzen, laquelle deviendrait difficile à conserver -lorsque soixante mille hommes seraient en marche pour la tourner. -Voulant utiliser toutes les forces dont il n'avait pas ailleurs un -besoin indispensable, Napoléon enjoignit au général Reynier de suivre -Ney et Lauriston. Il laissa le maréchal Victor, duc de Bellune, en -avant de Wittenberg, comme une menace permanente contre Berlin, menace -qui se réaliserait plus tard selon les événements, et il s'apprêta -lui-même à partir aussitôt que les mouvements prescrits seraient assez -avancés vers le but indiqué, pour que sa présence sur les lieux devînt -nécessaire. -<span class="sidenote" title="En marge">Départ de la garde impériale.</span> -Déjà la garde elle-même avait été acheminée sur Bautzen, -où tendaient en ce moment toutes nos forces, et où allait les suivre -l'attention de l'Europe. Ayant 160 ou 170 mille hommes à opposer à 100 -mille, quelque forte que fût la position de ceux-ci, Napoléon ne -devait guère avoir d'inquiétude sur le résultat. La manœuvre -ordonnée au maréchal Ney valait toutes les positions du monde, et -l'armée française pour vaincre, aurait pu se passer, même dans son -état actuel, de sa supériorité numérique.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de M. de Bubna à Dresde, au moment où Napoléon -allait en partir.</span> -Napoléon allait quitter Dresde, lorsque parut enfin M. de Bubna, le 16 -mai au soir, venant de Vienne le plus vite qu'il avait pu, afin de -regagner le temps qu'on lui avait fait perdre à remanier ses -instructions <span class="pagenum"><a id="page545" name="page545"></a>(p. 545)</span> au fur et à mesure des nouvelles qui arrivaient -des deux quartiers généraux. -<span class="sidenote" title="En marge">Première impression de Napoléon en recevant les -communications de M. de Bubna.</span> -Napoléon lui donna audience sur-le-champ, -et bien qu'il eût résolu de dissimuler à l'égard de l'Autriche, bien -qu'il eût beaucoup de bienveillance personnelle pour M. de Bubna, il -lui fit au premier instant un accueil un peu rude. Loin des hommes, il -calculait froidement, avec toute l'exactitude de son esprit; quand il -les avait devant lui, sa nature ardente recevait de leur présence un -stimulant presque irrésistible. Il ne sut pas contenir l'irritation -que lui inspiraient les efforts de l'Autriche pour lui faire la loi, à -lui gendre et allié, et surtout les prétendues duplicités de M. de -Metternich, dont il croyait avoir la preuve. Il s'emporta contre ce -dernier, et fit à son sujet des menaces qui, rapportées par un témoin -malveillant, auraient pu avoir de funestes conséquences. -<span class="sidenote" title="En marge">Efforts de M. de Bubna pour apaiser Napoléon.</span> -Heureusement -M. de Bubna avait beaucoup d'esprit, par suite beaucoup de penchant -pour son glorieux interlocuteur, beaucoup de désir de la paix, et -n'était homme à abuser d'aucun des emportements dont il était témoin. -Il ne se troubla point, et tira d'abord de son portefeuille une lettre -de l'empereur François pour Napoléon. -<span class="sidenote" title="En marge">Lettre de l'empereur François à son gendre.</span> -Cette lettre était d'un père et -d'un honnête homme, et renfermait l'entière vérité. Tout à la fois -affectueuse et sincère, elle montrait à Napoléon la gravité décisive -de cette situation, le danger de déterminations irréfléchies, lui -traçait clairement la limite qui séparait les devoirs du père de ceux -du souverain, et le suppliait avec dignité, mais avec instance, -d'écouter pour son propre intérêt et pour celui du monde les -ouvertures que M. de Bubna était <span class="pagenum"><a id="page546" name="page546"></a>(p. 546)</span> chargé de lui faire. -<span class="sidenote" title="En marge">L'irritation de Napoléon un peu adoucie.</span> -Cette -lettre était propre à émouvoir une nature vive comme celle de -Napoléon, et elle produisit effectivement une impression favorable. -L'empereur François, plus réservé que M. de Metternich, ayant en outre -moins à parler et à agir, avait pu garder plus aisément sa position, -avait été moins obligé de caresser alternativement les uns et les -autres, n'avait donc pas encouru les mêmes reproches de duplicité, et -quand il alléguait d'ailleurs la double qualité de père et de -souverain pour expliquer sa double conduite, avait bien raison après -tout, car s'il avait accordé à Napoléon sa fille qu'il aimait, et s'il -tenait compte de ce lien, il ne devait pas oublier cependant l'intérêt -de sa monarchie qui avait de grands dommages à réparer, l'intérêt de -l'Allemagne sans laquelle l'Autriche ne pouvait exister, et s'il -cherchait à concilier ces intérêts divers, il était certes dans -l'exact accomplissement de tous ses devoirs à la fois.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon écoute avec plus de calme les conditions de paix -imaginées par l'Autriche, et laisse voir que l'orgueil est le -principal motif de sa résistance à ces conditions.</span> -Napoléon, quoique fort irrité, le sentait bien au fond, et cette -lettre l'adoucit visiblement, sans apporter néanmoins beaucoup de -changements à ses résolutions. Il écouta les propositions que M. de -Bubna avait à lui faire, non pas à titre de conditions, car toutes les -formes étaient soigneusement observées envers lui, mais à titre de -conjectures sur ce qu'il était possible d'obtenir des puissances -belligérantes, à titre de propositions que l'Autriche serait décidée à -appuyer comme raisonnables. Ces diverses propositions étaient déjà -connues de Napoléon, et s'il n'était pas converti, il était du moins -un peu calmé à leur égard. Il les écouta <span class="pagenum"><a id="page547" name="page547"></a>(p. 547)</span> avec attention, -feignant de les entendre énoncer pour la première fois, demeura -tranquille pendant qu'on les lui exposait, mais peu à peu laissa voir -la vraie raison de ses refus, et cette raison, c'était l'orgueil, -l'orgueil qui souffrait en lui d'abandonner ou des titres qu'il avait -pris avec un grand appareil, ou des territoires qu'il avait annexés -solennellement à l'Empire. Le grand-duché de Varsovie était perdu, il -avait péri à Moscou. Sous ce rapport tout le désagrément était subi. -D'ailleurs, la grandeur de la catastrophe avait quelque chose qui -était digne de la destinée de Napoléon. Son parti était donc arrêté à -ce sujet, et au surplus il ne s'agissait pas là de son empire, il -s'agissait d'une vaste combinaison politique, le rétablissement de la -Pologne, qu'il avait tentée, disait-il, dans l'intérêt de l'Europe -elle-même, et à laquelle il n'était pas tenu de se sacrifier, les -hommes et la Providence n'ayant pas voulu l'y aider. Sur un autre -sujet, plus grave peut-être, l'Espagne, Napoléon (ce qui étonna -profondément M. de Bubna) ne se montrait plus aussi absolu, bien qu'il -évitât de s'expliquer. Il ne disait pas ce qu'il céderait relativement -à cette question, mais il paraissait décidé à céder quelque chose, et, -quant à présent, afin d'amener l'Angleterre à négocier, il se -déclarait prêt à admettre les insurgés espagnols aux conférences. Ici -se révélait, sans que M. de Bubna pût la pénétrer, la nouvelle -disposition de Napoléon à se montrer plus facile pour la Russie et -l'Angleterre que pour les puissances allemandes. M. de Bubna, qui -n'espérait pas tant à l'égard de la question espagnole, fut surpris -et enchanté. Mais <span class="pagenum"><a id="page548" name="page548"></a>(p. 548)</span> les points mêmes auxquels l'Autriche tenait -le plus étaient justement ceux qui faisaient éprouver à Napoléon les -plus pénibles émotions. -<span class="sidenote" title="En marge">Reconstituer la Prusse, abandonner les villes anséatiques -et le titre de protecteur de la Confédération du Rhin, est ce qui -coûte le plus à Napoléon.</span> -Récompenser la Prusse de sa défection en la -reconstituant, lui était singulièrement antipathique. Pourtant comme -il était à la fois violent et prompt à pardonner, sur ce point on -pouvait l'adoucir encore. Mais renoncer au titre de protecteur de la -Confédération du Rhin lui semblait une humiliation qu'on voulait lui -imposer. L'abandon des départements anséatiques, réunis -constitutionnellement à l'Empire, lui semblait une autre humiliation -tout aussi difficile à dévorer. M. de Bubna avait beau dire que le -titre de protecteur de la Confédération du Rhin était un vain titre, -sans aucune utilité pour la France, Napoléon s'armait de cette raison -même pour répondre que l'inutilité du titre rendant la chose de nulle -valeur, le désir de l'humilier en devenait plus évident. Relativement -aux territoires anséatiques, le négociateur autrichien affirmait que -ce serait déjà une difficile concession à arracher aux puissances -belligérantes que celle de la réunion de la Hollande à la France, mais -que, pour les territoires anséatiques, l'Angleterre à cause de la mer, -la Prusse à cause du voisinage, la Russie à cause du duché -d'Oldenbourg, ne consentiraient jamais à nous les accorder. Napoléon -avait à leur sujet une raison, qui n'était pas tout à fait d'orgueil, -mais de politique, et devant laquelle M. de Bubna était moins armé de -bonnes réponses, c'est que la France avait besoin de ces territoires, -comme moyen d'échange pour se faire restituer ses colonies par -l'Angleterre. M. de Metternich lui-même s'était <span class="pagenum"><a id="page549" name="page549"></a>(p. 549)</span> placé à ce -point de vue dans plus d'un entretien sur cette question. Ici M. de -Bubna répondait qu'il n'apportait que des propositions préalables, qui -n'avaient rien de définitif, qu'on pourrait débattre plus tard, et -modifier au gré de tous; que l'Angleterre étant présente, on pourrait -mettre Lubeck, Hambourg, Brême en balance avec la Guadeloupe, l'Île de -France, le Cap, et ne céder les unes que contre les autres; et il -faisait de vives instances pour qu'on se réunît au moins dans un -congrès, à Prague, par exemple, où l'empereur François se rendrait -lui-même, pour être plus près des puissances belligérantes, et pouvoir -employer plus efficacement ses bons offices.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon, quoique à peu près décidé à rejeter les -conditions de l'Autriche, feint de négocier pour gagner du temps et -pouvoir achever la seconde partie de ses armements.</span> -Cette entrevue avait duré plusieurs heures. Napoléon paraissait -adouci, sans donner à penser toutefois qu'il fût ébranlé, et on -convint qu'il reverrait le lendemain M. de Bubna, avant de partir pour -rejoindre l'armée. Bien qu'il fût décidé à ne pas subir les conditions -qu'on cherchait à lui faire agréer, surtout à ne pas les subir de la -part de l'Autriche, bien qu'il se crût en mesure d'imposer d'autres -conditions moyennant qu'il eût deux ou trois mois pour achever ses -derniers armements, il était cependant frappé de l'utilité d'un -congrès, d'abord pour montrer à ses alliés allemands, à la France et à -l'Europe des dispositions pacifiques, secondement, pour se ménager ces -deux ou trois mois dont il avait besoin afin de compléter ses forces, -troisièmement enfin, pour saisir l'occasion de renouer des relations -directes avec la Russie et avec l'Angleterre, relations dont il -espérait profiter pour s'entendre avec celles-ci <span class="pagenum"><a id="page550" name="page550"></a>(p. 550)</span> sans -l'intervention des puissances allemandes, et à leur détriment. Il -rendrait ainsi à l'Autriche ce qu'elle lui avait fait. -<span class="sidenote" title="En marge">Il veut profiter aussi de l'occasion des nouvelles -négociations pour s'aboucher directement avec la Russie et -l'Angleterre, et faire la paix sans l'intermédiaire de l'Autriche.</span> -Elle s'était -servie en quelque sorte de lui pour devenir médiatrice, et devenue -médiatrice par lui, elle se servait de la médiation pour lui dicter la -paix qu'elle voulait. À finesse, finesse plus grande. Après s'être -servi de l'Autriche pour s'aboucher dans un congrès avec les -puissances en apparence les plus hostiles, il se passerait d'elle pour -traiter, traiterait sans elle, et jusqu'à un certain point contre -elle. Les succès diplomatiques étaient autant de son goût que les -succès militaires, et il était aussi fier de gagner à un jeu qu'à -l'autre, sans compter d'ailleurs que si l'Autriche, ayant égard à ses -observations, comme le promettait M. de Bubna, pesait assez fortement -sur les puissances coalisées pour leur arracher des conditions plus -satisfaisantes, la paix, alors, obtenue et acceptée des mains de son -beau-père serait aussi séante que de la main de tout autre. Par ces -motifs, Napoléon prit le parti de dissimuler avec l'Autriche, de se -montrer touché de ses raisons, d'agréer un congrès à Prague ou autre -part, non-seulement un congrès, mais un armistice que des négociateurs -envoyés aux avant-postes stipuleraient à la vue des deux armées. -<span class="sidenote" title="En marge">Dans cette vue, Napoléon adopte volontiers l'idée d'un -armistice.</span> -Avant -que cet armistice fût conclu il espérait gagner encore une bataille, -ce qui améliorerait fort sa situation dans le futur congrès, et cet -armistice en tout cas lui procurerait le temps de terminer les vastes -préparatifs au moyen desquels il croyait pouvoir dicter ses conditions -à l'Europe, loin de recevoir les siennes, et lui fournirait de plus -l'occasion d'ouvrir des communications <span class="pagenum"><a id="page551" name="page551"></a>(p. 551)</span> avec l'empereur -Alexandre, soin dont il était préoccupé au moins autant que de tout -autre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se montre plus disposé à céder qu'il ne l'est, et -se prête à ce qu'une proposition parte de Dresde même, au nom de -l'Autriche, pour la réunion d'un congrès et la conclusion d'un -armistice.</span> -Il revit donc le lendemain 17 mai M. de Bubna, et paraissant se rendre -à une partie de ses raisons, tout en persistant à affirmer qu'il -mourrait les armes à la main, et en ferait mourir bien d'autres avant -de consentir à certaines des conditions proposées, il déclara qu'il -était prêt à accepter à la fois un congrès et un armistice, et à -admettre dans ce congrès les représentants des insurgés espagnols, ce -qui avait toujours été pour l'Angleterre la condition essentielle et -préalable de toute négociation. M. de Bubna, étonné et ravi d'avoir -obtenu tant de choses, surtout la dernière qui était tout à fait -inespérée, offrit d'écrire sur-le-champ à M. de Stadion, qui s'était -transporté au quartier général russe pour y faire ce que lui M. de -Bubna faisait au quartier général français, et de l'informer de -l'acquiescement formel que l'empereur Napoléon donnait à la réunion -d'un congrès et à la conclusion d'un armistice. -<span class="sidenote" title="En marge">Lettre de M. de Bubna à M. de Stadion, concertée avec -Napoléon.</span> -La lettre de M. de -Bubna pour M. de Stadion, rédigée à l'instant, et corrigée de la main -de Napoléon lui-même, disait en substance que nullement enorgueilli -par le succès récent de ses armes, l'empereur des Français, impatient -de mettre un terme aux maux de l'Europe, consentait à la réunion -immédiate d'un congrès à Prague, que même, pour faire cesser plus tôt -l'effusion du sang, il était prêt à envoyer des commissaires aux -avant-postes afin de négocier une suspension d'armes. Cette dernière -condition, que M. de Bubna était si enchanté d'avoir obtenue, était -justement celle à laquelle Napoléon tenait le plus, <span class="pagenum"><a id="page552" name="page552"></a>(p. 552)</span> par les -raisons que nous venons d'exposer. M. de Bubna fit donc partir la -lettre par un courrier qui devait la porter en toute hâte au quartier -général russe, pour qu'elle fût remise sans perte de temps à M. de -Stadion. Il demanda ensuite à retourner à Vienne, afin d'aller y -réjouir l'empereur François et M. de Metternich par l'annonce des -excellentes dispositions dans lesquelles il avait trouvé Napoléon, et -surtout afin de les préparer à modifier quelques-unes des conditions -proposées. -<span class="sidenote" title="En marge">Retour de M. de Bubna à Vienne, avec une réponse amicale de -Napoléon pour son beau-père.</span> -Napoléon approuva fort cette nouvelle course de M. de Bubna -à Vienne, lui dit avec sincérité que ces modifications pourraient -seules donner la paix, et la donneraient certainement si elles étaient -suffisantes. Il lui confia en même temps une lettre pour son -beau-père. Dans cette lettre affectueuse et filiale, autant que celle -de l'empereur François avait été amicale et paternelle, Napoléon -laissait voir la véritable plaie qui chez lui était saignante; il -disait qu'il était prêt à la paix, mais qu'étant devenu gendre de -l'empereur François, il remettait son honneur dans les mains de son -beau-père, qu'il y tenait plus qu'à la puissance, plus qu'à la vie, et -qu'il était résolu à mourir les armes à la main, avec tout ce que la -France comptait d'hommes généreux, plutôt que de devenir la risée de -ses ennemis, en acceptant des conditions humiliantes. Il expédia -ensuite M. de Bubna, après l'avoir comblé des marques de sa faveur.</p> - -<p>Ainsi fut ouverte cette négociation, en partie sincère, en partie -simulée de la part de Napoléon, mais entreprise avec une complète -bonne foi et un grand zèle par le représentant de l'Autriche, qui se -<span class="pagenum"><a id="page553" name="page553"></a>(p. 553)</span> flattait d'avoir rapproché par son savoir-faire les plus -redoutables puissances de l'univers prêtes à s'entrechoquer de -nouveau. Immédiatement après avoir expédié M. de Bubna, Napoléon fit -lui-même ses préparatifs de départ, mais avant de quitter Dresde il -voulut tirer de ces négociations entamées le principal résultat qu'il -en espérait, et qui consistait à s'aboucher directement avec Alexandre -pour échapper à l'influence de l'Autriche. -<span class="sidenote" title="En marge">Napoléon fait choix de M. de Caulaincourt pour aller aux -avant-postes s'aboucher avec les représentants des puissances -coalisées.</span> -Sous le prétexte de -l'armistice, qui devait se négocier tout de suite et à la vue des deux -armées si on tenait à prévenir une nouvelle et sanglante bataille, il -imagina d'envoyer aux avant-postes M. de Caulaincourt, l'homme désigné -entre tous pour un semblable rapprochement, car il avait joui -non-seulement de l'estime, mais de toute la faveur d'Alexandre, de sa -familiarité la plus intime et la plus journalière. -<span class="sidenote" title="En marge">Avantages et inconvénients de ce choix.</span> -M. de Caulaincourt -était même désigné à ce point qu'on pouvait dire qu'il l'était trop, -et qu'à son aspect l'intention de Napoléon éclaterait d'une manière -frappante, alarmerait la Prusse, mettrait l'Autriche en éveil, -peut-être précipiterait les résolutions les plus fatales. Calculant -peu quand il désirait, Napoléon était si pressé d'essayer un -rapprochement direct avec la Russie, qu'il ne tint aucun compte des -inconvénients que nous venons de signaler, et qu'en partant de Dresde -il fit partir M. de Caulaincourt avec une lettre pour M. de -Nesselrode, datée du 18 mai comme celle de M. de Bubna pour M. de -Stadion. Il était dit dans cette lettre qu'en conséquence de ce qui -avait été convenu avec M. de Bubna, l'empereur Napoléon se hâtait -d'envoyer un commissaire aux avant-postes <span class="pagenum"><a id="page554" name="page554"></a>(p. 554)</span> pour négocier un -armistice, ce qui lui semblait urgent vu le voisinage des armées, et -qu'il avait choisi parmi ses grands officiers le personnage jugé le -plus agréable à l'empereur Alexandre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Toutes ses dispositions prises pour l'ouverture des -négociations, Napoléon quitte Dresde le 18 mai, afin d'aller se mettre -à la tête de son armée, et livrer une nouvelle bataille.</span> -Cela fait, tous les ordres nécessaires ayant été donnés au général -Durosnel pour que les têtes de pont de l'Elbe fussent bien armées, -pour que les hôpitaux fussent prêts à recevoir beaucoup de blessés, -pour que les vivres abondassent en cas de retraite, pour que la -population fût fortement contenue pendant les redoutables scènes -auxquelles il fallait s'attendre, pour que le faible et bon roi de -Saxe, resté tremblant dans son palais, fût rassuré tous les jours -contre les faux bruits, Napoléon partit le 18, et s'achemina vers -Bautzen, confiant, serein, plein d'espérance, vivant au milieu des -périls et du sang, des souffrances d'autrui et des siennes, comme -d'autres vivent au milieu des distractions et des plaisirs.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Bienfaisance de Napoléon envers la petite ville de -Bischoffswerda, qui venait d'être incendiée.</span> -Sur sa route il trouva ruinée, brûlant encore, et veuve de ses -habitants presque tous réfugiés dans les bois, la pauvre ville de -Bischoffswerda. Le désastre de cette petite cité, bien étrangère aux -querelles des potentats qui l'avaient ainsi traitée, toucha la vive et -impressionnable nature de Napoléon. Elle le toucha comme vous touche -un pauvre animal qu'on a blessé sans le vouloir, et qu'on voit -gémissant à ses pieds. Il prescrivit qu'une somme fût prise sur son -trésor particulier pour contribuer à la reconstruire, disposition -très-sérieusement ordonnée, et qui, privée plus tard d'exécution, ne -le fut point par la faute de Napoléon. Il continua ensuite son voyage, -et alla coucher à mi-chemin de Dresde à Bautzen.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page555" name="page555"></a>(p. 555)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de Napoléon devant Bautzen.</span> -Le lendemain 19 mai, il fut rendu de très-bonne heure devant Bautzen, -où sa garde venait d'arriver, et où ses troupes l'attendaient avec -impatience, comptant sur un nouveau triomphe. Il monta aussitôt à -cheval, pour faire, suivant sa coutume, la reconnaissance des lieux où -il s'apprêtait à livrer bataille. Voici quelle était la position sur -laquelle nous allions nous rencontrer encore une fois avec l'Europe -coalisée afin de rétablir le prestige de nos armes. (Voir la carte n<sup>o</sup> -59.)</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Description de la position de Bautzen.</span> -Ainsi que nous l'avons déjà dit, cette position était adossée aux plus -hautes montagnes de la Bohême, au <i>Riesen-Gebirge</i>, terrain neutre, -contre lequel les uns et les autres pouvaient s'appuyer avec sécurité, -car aucun des belligérants ne devait être tenté de s'aliéner -l'Autriche en violant son territoire. À notre droite on voyait donc -s'élever ces montagnes couvertes de noirs sapins, puis la Sprée sortir -de leur flanc, couler dans un lit profondément encaissé, et passer -autour de la petite ville de Bautzen, sous un pont de pierre fortement -barricadé. Tout à fait devant soi on découvrait la ville de Bautzen, -qu'entourait un vieux mur crénelé, flanqué de tours et armé de canons, -puis à gauche la Sprée, qui après avoir circulé à travers des hauteurs -boisées, fort inférieures aux montagnes de droite, allait tout à coup -se répandre dans un lit ouvert, au milieu de prairies verdoyantes, -entremêlées d'étangs, et s'étendant à perte de vue.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Distribution de l'armée coalisée sur la première position, -celle de la Sprée.</span> -Telle était la première ligne, celle de la Sprée, qui n'était pas -facile à emporter. À droite, sur les hautes montagnes et sur leur -penchant, on apercevait <span class="pagenum"><a id="page556" name="page556"></a>(p. 556)</span> des abatis de bois, et derrière -beaucoup de canons, de baïonnettes et d'uniformes russes. Au centre, -au-dessus et au-dessous de Bautzen, on découvrait aussi un grand -nombre de troupes russes, et à gauche, sur les mamelons boisés à -travers lesquels la Sprée s'ouvrait un chemin pour s'échapper dans la -plaine, on discernait également des masses d'infanterie et de -cavalerie, les unes déployées en ligne, les autres postées derrière -des ouvrages de campagne, et toutes dénotant par leur équipement -qu'elles appartenaient à l'armée prussienne.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se décide à enlever la première position de -l'ennemi, dans la journée du 20 mai.</span> -Napoléon résolut de forcer dès le lendemain 20 mai cette ligne de la -Sprée, que défendaient des troupes nombreuses et bien postées. Ce -devait être l'occasion d'une première bataille. Puis il se proposait -d'en livrer une autre pour forcer la seconde ligne, qui s'apercevait -derrière la première, et qui paraissait plus redoutable encore. -<span class="sidenote" title="En marge">Dispositions prescrites par Napoléon.</span> -Il décida que le lendemain le maréchal Oudinot à droite passerait la -Sprée vers les montagnes, soit à gué, soit sur un pont de chevalets, -et chercherait à rejeter l'ennemi sur sa seconde position; qu'au -centre le maréchal Macdonald enlèverait le pont de pierre construit -sur la Sprée en face de Bautzen, et tâcherait d'emporter cette ville -d'assaut; qu'un peu au-dessous du centre le maréchal Marmont -franchirait la Sprée sur des pontons, entre Bautzen et le village de -Nimschütz, et s'établirait dans une bonne position qui se trouve au -delà; qu'à gauche enfin le général Bertrand, opérant son passage à -Nieder-Gurck, vis-à-vis des derniers mamelons dont la Sprée baigne le -pied avant de se répandre dans les prairies, s'efforcerait <span class="pagenum"><a id="page557" name="page557"></a>(p. 557)</span> -d'enlever ces mamelons, ou du moins de s'établir dans le voisinage. -Telle devait être l'œuvre de la première journée. Pendant ce temps -le maréchal Ney, achevant son mouvement sur Hoyerswerda avec une masse -d'environ soixante mille hommes, arriverait sur la basse Sprée, à -Klix, quatre lieues au-dessous de Bautzen. Il pourrait le lendemain, -en forçant le passage à Klix même, attaquer par le flanc la seconde -position que Napoléon attaquerait de front. Il n'y avait pas de -redoutes ni d'opiniâtreté qui pussent tenir devant cet ensemble de -combinaisons.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Combat dans la soirée du 19, entre une division de Bertrand -et les troupes de Barclay de Tolly.</span> -Dans la journée, et vers le soir du 19, on avait entendu au loin sur -la gauche une canonnade assez vive, laquelle, sans inspirer des -inquiétudes pour le maréchal Ney, bien capable de se suffire avec ses -soixante mille hommes, avait cependant donné lieu de penser que -l'ennemi tentait un effort pour empêcher la jonction des deux parties -de notre armée. Des aides de camp vinrent dans la soirée apprendre ce -qui s'était passé.</p> - -<p>Les coalisés prêtant à Napoléon des fautes qu'il n'était pas dans -l'habitude de commettre, avaient supposé que le maréchal Ney -s'avançait avec son corps seulement, fort suivant eux de vingt-cinq -mille hommes tout au plus, après les pertes qu'il avait essuyées à la -bataille de Lutzen. Ils avaient détaché Barclay de Tolly, qui depuis -son arrivée de Thorn formait en quelque sorte un corps isolé sur les -ailes de l'armée principale, et lui avaient adjoint le général d'York -avec 8 mille hommes, ce qui portait à 23 ou 24 mille combattants la -force de ce détachement. <span class="pagenum"><a id="page558" name="page558"></a>(p. 558)</span> On imaginait que ce serait assez -pour causer un grand dommage au maréchal Ney, grâce à la surprise -qu'il éprouverait, à son ignorance des lieux qu'il traversait pour la -première fois, et que, sans le détruire, on le mettrait au moins hors -de cause pour le jour de la bataille décisive. En conséquence les -généraux Barclay de Tolly et d'York s'étaient acheminés de Klix sur -Hoyerswerda, l'un tenant la gauche, l'autre la droite.</p> - -<p>En ce moment la division italienne Peyri, la seconde du corps de -Bertrand, avait été détachée dans la direction de Hoyerswerda, pour -tendre la main à Ney qui s'approchait. C'est Napoléon qui en avait -donné l'ordre, afin de tenir toujours ses corps en communication. -Malheureusement le général Peyri n'avait pas exécuté cette commission -délicate avec les précautions convenables. Il ne s'était éclairé ni -sur sa droite, par laquelle il pouvait se trouver en contact avec -l'armée ennemie, ni devant lui, sur la route où il devait rencontrer -Ney. Il tomba donc à l'improviste aux environs de Kœnigswarta avec -les sept ou huit mille jeunes Italiens de sa division, au milieu des -quinze mille soldats aguerris de Barclay de Tolly, fut assailli, -enveloppé, se défendit bravement, mais aurait succombé, si le général -Kellermann (le fils du vieux duc de Valmy), arrivant sur la route de -Hoyerswerda avec la cavalerie de Ney, ne l'eût dégagé en chargeant les -Russes impétueusement. Le général Peyri perdit néanmoins près de deux -mille hommes en morts, blessés ou prisonniers, et trois pièces de -canon.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Combat dans la même soirée entre Lauriston et les troupes -du général d'York.</span> -Au même instant le général prussien d'York, <span class="pagenum"><a id="page559" name="page559"></a>(p. 559)</span> placé à la -droite de Barclay de Tolly, cherchait le corps de Ney, et venait se -heurter non pas à Ney lui-même, mais à son lieutenant Lauriston qui -s'avançait avec vingt mille hommes. C'est aux environs du village de -Weissig qu'il fit cette fâcheuse rencontre. Il se trouva en présence -de la première division de Lauriston, soutint contre elle un combat -acharné, mais y laissa plus de deux mille hommes, et fut contraint à -se retirer sur la Sprée, où il rejoignit le soir du 19 le corps russe -de Barclay de Tolly. La perte était peu de chose pour nous à cause de -notre supériorité numérique; elle avait de l'importance pour les -coalisés, car elle affaiblissait singulièrement un corps dont ils -avaient grand besoin pour la défense des positions qu'il s'agissait de -nous disputer.</p> - -<p>Le soir du 19 chacun était revenu à son poste. Barclay de Tolly -s'était reporté vers l'extrême droite des coalisés; le général d'York, -réduit de 8 mille hommes à 6 mille très-fatigués, était retourné au -centre; Ney n'était plus qu'à quelques lieues du village de Klix, où -il devait franchir la Sprée; la division Peyri, ramassant ses débris, -s'était ralliée autour du général Bertrand du mieux qu'elle avait pu. -Ces combats, qui autrefois eussent été considérés comme des batailles, -n'étaient plus que les escarmouches de ces luttes gigantesques. Le -lendemain, 20 mai, Napoléon mesurant ce qu'il lui fallait de temps -pour forcer la première ligne, ne voulut commencer l'action qu'à midi, -afin que la nuit fût une limite obligée entre la première opération et -la seconde. On employa la matinée à préparer les ponts de chevalets, -et les bateaux nécessaires aux divers passages de la Sprée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page560" name="page560"></a>(p. 560)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Première bataille de Bautzen, dans la journée du -20 mai.</span> -À midi, placé de sa personne en face de Bautzen, Napoléon donna le -signal, et l'action commença par un feu général de nos tirailleurs qui -s'étaient dispersés le long de la Sprée, pour éloigner de ses bords -les tirailleurs de l'ennemi. À droite le maréchal Oudinot, se -conformant aux ordres qu'il avait reçus, s'approcha de la Sprée vers -le village de Sinkwitz avec la division Pactod. Deux colonnes -d'infanterie, descendant presque sans être aperçues dans le lit fort -encaissé de la rivière, passèrent l'une à gué, l'autre sur un pont de -chevalets, et cachées par l'escarpement de la rive droite, -débouchèrent sur cette rive avant que l'ennemi eût pu remarquer leur -présence. Mais arrivées de l'autre côté de la Sprée, elles se -trouvèrent en face des troupes russes, formant l'aile gauche des -coalisés. Cette aile gauche, placée sous les ordres de Miloradovitch, -se composait de l'ancien corps de Miloradovitch, de celui de -Wittgenstein, et de la division du prince Eugène de Wurtemberg. Les -deux brigades du général Pactod furent chargées immédiatement par -plusieurs colonnes d'infanterie, mais tinrent ferme, donnèrent le -temps à la division française Lorencez, la seconde du maréchal -Oudinot, de venir se placer sur leur droite, et finirent par rester -maîtresses du terrain qu'elles avaient envahi. -<span class="sidenote" title="En marge">Le maréchal Oudinot force à droite le passage de la Sprée.</span> -Le maréchal Oudinot fit -passer à leur suite la division bavaroise, et avec ces trois divisions -réunies s'avança jusqu'au pied des montagnes de notre droite, surtout -de la principale, dite le Tronberg, et entreprit de la gravir sous le -feu de l'ennemi, la gauche au village de Jessnitz, la droite dans la -direction de Klein-Kunitz.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page561" name="page561"></a>(p. 561)</span> <span class="sidenote" title="En marge">Macdonald force ce passage au centre, et attaque -Bautzen.</span> -Pendant que ces événements avaient lieu à notre droite, au centre le -maréchal Macdonald avec ses trois divisions abordait de front la ville -de Bautzen, en débutant par l'attaque du pont de pierre qui était -fortement barricadé, et gardé par de l'infanterie. Afin d'ébranler le -courage des défenseurs de ce pont, il fit descendre dans le lit de la -Sprée une colonne qui franchit la rivière sur quelques chevalets. Le -maréchal alors se jeta sur le pont de pierre, l'enleva sans -difficulté, et courut sur la ville qu'il enveloppa avec deux de ses -divisions. Avec sa troisième, celle du général Gérard, il prit soin -d'éloigner la division du prince Eugène de Wurtemberg qui paraissait -vouloir se porter au secours de Bautzen. En même temps il fit attaquer -les portes de la ville à coups de canon afin de les abattre, et de -pénétrer dans l'intérieur baïonnette baissée.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marmont franchit la Sprée au-dessous de Bautzen.</span> -Un peu au-dessous de Bautzen, vis-à-vis de Nimschütz, le maréchal -Marmont avait également franchi la Sprée avec ses trois divisions, et -s'était porté sur le terrain qui lui était assigné, entre le centre et -la gauche de la position générale. Mais pour s'y établir il fallait -enlever le village de Burk, défendu par le général prussien Kleist, -officier aussi habile que vigoureux. Le maréchal Marmont, avec les -divisions Bonnet et Compans, aborda le village de Burk, et l'emporta -non sans peine. Au delà commençait la seconde position des coalisés. -Un ruisseau fangeux, profond, bordé d'arbres, en formait la première -défense. Trois villages, celui de Nadelwitz à droite, celui de -Nieder-Kayne au centre, celui de Bazankwitz à gauche, occupaient le -bord de ce <span class="pagenum"><a id="page562" name="page562"></a>(p. 562)</span> ruisseau. Le général Kleist s'était replié sur ces -villages, et y avait appelé le général d'York à son secours. Outre ces -deux corps prussiens, le maréchal Marmont avait à sa gauche, sur -quelques mamelons boisés, Blucher lui-même avec 20 mille hommes, et en -arrière à droite la ville de Bautzen, qui n'était pas encore prise. Il -ne songeait donc pas à entamer la seconde position des coalisés, et -tout ce qu'il désirait c'était de se maintenir sur le terrain qu'il -avait conquis. Il fit bonne contenance, et admirablement secondé par -ses troupes, il résista à toutes les attaques des Prussiens. Le -général Kleist sortit de Bazankwitz sur sa gauche pour l'aborder à la -baïonnette, mais le général Bonnet avec les marins supporta la charge, -et la repoussa victorieusement. Au même instant la cavalerie de -Blucher fondit sur cette brave troupe qui était déjà aux prises avec -l'infanterie prussienne. Le 37<sup>e</sup> léger et le 4<sup>e</sup> de marins la reçurent -en carré, avec une fermeté imperturbable. Tandis qu'il se maintenait -de la sorte, le maréchal Marmont pour ne pas avoir à dos la ville de -Bautzen, qui était attaquée mais point enlevée, détacha la division -Compans sur sa droite, laquelle trouvant une partie des murs de la -ville de Bautzen plus accessible, les escalada, et en facilita -l'entrée aux troupes du maréchal Macdonald. -<span class="sidenote" title="En marge">Bertrand franchit également la Sprée, mais est obligé de -remettre au lendemain son établissement sur les terrains élevés de la -rive droite.</span> -Sur ces entrefaites le -général Bertrand, au-dessous du maréchal Marmont, franchissait la -Sprée à Nieder-Gurck, au pied des mamelons où était campé Blucher. Il -avait d'abord réussi à traverser la Sprée, qui dans cet endroit se -divise en plusieurs bras marécageux, mais quand il lui avait fallu -gravir la berge élevée de la <span class="pagenum"><a id="page563" name="page563"></a>(p. 563)</span> rive droite, et déboucher en -présence du corps de Blucher, il avait dû s'arrêter, car il se -trouvait devant une position extrêmement forte, défendue par tout ce -que l'armée prussienne renfermait de plus énergique. Toutefois il -avait lui-même occupé un mamelon sur la rive droite de la Sprée, et y -avait logé un régiment, le 23<sup>e</sup>, qui devait y être protégé par toute -l'artillerie que nous avions sur la rive gauche. -<span class="sidenote" title="En marge">À la chute du jour du 20 mai, toutes les positions de -l'ennemi sont enlevées, et la premiers bataille est complétement -gagnée.</span> -Il était six heures -du soir, et la première ligne de l'ennemi était tout entière tombée -dans nos mains. À droite, le maréchal Oudinot avait franchi la Sprée -et enlevé aux Russes la montagne dite le Tronberg; au centre le -maréchal Macdonald avait enlevé le pont de pierre de Bautzen, ainsi -que la ville elle-même, et le maréchal Marmont après avoir franchi la -Sprée, avait pris pied au bord du ruisseau où commençait la seconde -ligne de l'ennemi; à gauche enfin le général Bertrand s'était assuré -un débouché au delà de la Sprée, en face des mamelons occupés par -Blucher, et formant le point le plus important de la seconde position. -Le résultat auquel nous aspirions était donc obtenu, et sans de trop, -grandes pertes. Certainement, si l'ennemi eût moins compté sur sa -seconde ligne, il eût pu nous disputer la première avec encore plus de -vigueur. Il l'avait néanmoins vaillamment défendue, et nous avions -glorieusement surmonté sa résistance. Ce premier acte était terminé -selon nos désirs, et le maréchal Ney arrivant au même instant à Klix, -tout promettait un égal succès pour le lendemain, bien que la journée -s'annonçât comme plus difficile, par cela seul qu'elle devait être -décisive.</p> - -<p><span class="pagenum"><a id="page564" name="page564"></a>(p. 564)</span> Napoléon entra dans Bautzen à huit heures du soir, rassura -les habitants épouvantés, et vint camper en dehors, au milieu de sa -garde formée en plusieurs carrés. Il disposa tout pour l'attaque du -lendemain 21.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Description de la seconde position.</span> -Du terrain qu'on avait conquis en passant la Sprée, on pouvait se -faire une idée plus exacte de la seconde position qui restait à -emporter. (Voir la carte n<sup>o</sup> 59.) Le ruisseau qui en formait le -principal linéament, appelé le Bloesaer-Wasser<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Lien vers la note 17"><span class="smaller">[17]</span></a>, du nom de l'un des -villages qu'il traversait, sortait des sombres montagnes de la droite, -et après s'être fait jour à travers leurs contours abruptes, longeait -le plateau sur lequel s'élevait Bautzen, en baignait le pied, coulait -parmi des saules et des peupliers en contre-bas de Nadelwitz, de -Nieder-Kayne, de Bazankwitz, villages en face desquels s'était placé -la veille le maréchal Marmont, puis, arrivé à notre gauche, à la -hauteur du village de Kreckwitz, tournait en arrière des mamelons -boisés sur lesquels Blucher avait pris position, suivait leur revers -en rétrogradant jusqu'à Klein-Bautzen, passait ainsi derrière ces -mamelons tandis que la Sprée passait par devant, les quittait à un -village appelé Preititz, et s'en allait enfin se confondre avec la -Sprée à travers la vaste plaine mêlée de prairies et d'étangs dont -nous avons parlé.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Distribution de l'armée coalisée sur la seconde position.</span> -La gauche des Russes, composée des anciens <span class="pagenum"><a id="page565" name="page565"></a>(p. 565)</span> corps de -Miloradovitch, de Wittgenstein et de la division du prince Eugène de -Wurtemberg, s'était repliée sur l'une des montagnes élevées où le -ruisseau du Bloesaer-Wasser prenait sa source entre Jenkwitz et -Pilitz, et devait la défendre à outrance contre notre droite établie -sur le Tronberg. Le centre, composé des gardes et des réserves russes, -chargé de défendre le milieu de la position, s'était placé en arrière -du Bloesaer-Wasser, c'est-à-dire à Baschütz, sur un relèvement du -terrain qui se trouvait en face de Nadelwitz et de Nieder-Kayne, et -s'y était établi sous la protection de plusieurs redoutes et d'une -forte artillerie. Le centre des coalisés présentait ainsi un -amphithéâtre hérissé de canons, et si, pour l'attaquer, Marmont, la -garde et Macdonald, formant le centre de l'armée française, -descendaient du plateau de Bautzen, franchissaient le Bloesaer-Wasser -à Nieder-Kayne, ou à Bazankwitz, il leur fallait traverser une prairie -marécageuse sous un feu plongeant épouvantable, puis enlever à -découvert la hauteur de Baschütz garnie de redoutes.</p> - -<p>Vers leur droite, c'est-à-dire vers notre gauche, les coalisés au lieu -de s'établir en arrière du Bloesaer-Wasser, s'étaient postés en avant. -Attachant avec raison une grande importance à ces mamelons boisés que -la Sprée perçait pour déboucher en plaine, et derrière lesquels -coulait le Bloesaer-Wasser, ils y avaient laissé Blucher pour les -disputer avec sa vigueur accoutumée, de manière que leur ligne, à son -extrémité, au lieu de rétrograder comme le Bloesaer-Wasser, présentait -une espèce de promontoire avancé. Blucher était là avec vingt mille -hommes, <span class="pagenum"><a id="page566" name="page566"></a>(p. 566)</span> attendant que le général Bertrand voulût sortir du -pied-à-terre qu'il s'était assuré la veille en passant la Sprée à -Nieder-Gurck. Blucher avait à sa gauche, le long du Bloesaer-Wasser, -c'est-à-dire à Kreckwitz, les restes très-fatigués de Kleistet d'York, -puis, au revers des mamelons, la cavalerie prussienne et une partie de -la cavalerie russe pour couvrir ses derrières. Enfin, dans la plaine -humide et verdoyante qui s'étendait au delà de ces mamelons, et au -milieu de laquelle la Sprée et le Bloesaer-Wasser allaient se -confondre, se trouvait sur une légère éminence, marquée par un moulin -à vent, Barclay de Tolly avec ses quinze mille Russes. Il était là -pour résister aux tentatives du maréchal Ney, dont les coalisés ne -pouvaient pas encore apprécier toute l'importance.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Difficultés de cette seconde journée.</span> -C'était donc un ensemble formidable de positions à enlever, car notre -droite, sous le maréchal Oudinot, devait se maintenir sur le Tronberg -qu'elle avait conquis, le dépasser même, s'il était possible; notre -centre sous Macdonald et Marmont, appuyé par la garde, devait -descendre au bord du Bloesaer-Wasser, le franchir, traverser la -prairie au delà sous le feu des redoutes russes de Baschütz, et -emporter ces redoutes. Notre gauche enfin, sous le général Bertrand, -avait la difficile tâche de s'élever sur les mamelons défendus par -Blucher, et de les lui arracher. On aurait bien pu succomber à cette -triple tâche, devant des obstacles de terrain aussi nombreux, derrière -lesquels étaient rangés près de cent mille Russes et Prussiens -déterminés, si on n'avait eu contre eux que la ressource d'une -attaque de <span class="pagenum"><a id="page567" name="page567"></a>(p. 567)</span> front. Mais Ney, arrivé dans la soirée même à Klix -avec 60 mille hommes, devait y passer la Sprée, traverser la vaste -plaine entremêlée de prairies et d'étangs qui était à notre extrême -gauche, et à l'extrême droite des coalisés forcer tous les obstacles -qui seraient sur son chemin, défiler par derrière les mamelons occupés -par Blucher, et se diriger sur le clocher de Hochkirch, qu'on -apercevait au fond même de ce champ de bataille, recouvert d'un cuivre -verdâtre et brillant. De tous côtés on voyait ce clocher, et Napoléon -l'avait indiqué au maréchal Ney comme but frappant de ses efforts. -<span class="sidenote" title="En marge">Mouvement de flanc du maréchal Ney, tendant à faire tomber -la position de l'ennemi.</span> -Le maréchal avait ordre de se mettre en mouvement dès le matin, de -franchir la Sprée à Klix coûte que coûte, de déboucher ensuite sur les -derrières de l'ennemi, et de faire le plus tôt possible entendre son -canon vers Preititz et Klein-Bautzen, sur la route de Hochkirch. C'est -ce moment que Napoléon attendait pour faire attaquer Blucher, de front -par Bertrand, de flanc par Marmont, pour franchir ensuite le ruisseau -du Bloesaer-Wasser, et aller assaillir les redoutes du centre -défendues par la garde russe. Il était possible que si Ney avait paru -à temps à Klein-Bautzen, Blucher fût non-seulement repoussé, mais pris -tout entier. Il était certain au moins que sa retraite devait -déterminer celle de toute l'armée ennemie.</p> - -<p>Telles étaient les savantes dispositions de Napoléon pour la journée -du lendemain 21, lesquelles, ordonnées d'un peu loin, surtout pour Ney -qui cheminait à grande distance, laissaient un peu plus à faire que de -coutume à l'intelligence de ses lieutenants. Chacun coucha au bivouac -sur le terrain qu'il <span class="pagenum"><a id="page568" name="page568"></a>(p. 568)</span> avait conquis, par un très-beau temps, -et avec pleine confiance dans le résultat de la prochaine journée. -Napoléon bivouaqua au milieu des carrés de sa garde, sur le plateau de -Bautzen, apercevant du point où il était toutes les positions de -l'ennemi, mais non le terrain que Ney devait parcourir, et que lui -cachaient les mamelons occupés par l'armée prussienne. En ce moment il -se demandait si cette nouvelle bataille ne serait pas prévenue par la -réponse à sa lettre du 18, dans laquelle il adhérait au principe d'un -armistice proposé par l'Autriche, et annonçait l'envoi de M. de -Caulaincourt pour le négocier. Mais le 20 au soir cette réponse ne lui -était point parvenue, soit qu'on ne voulût point recevoir M. de -Caulaincourt et lui permettre d'approcher l'empereur Alexandre, soit -qu'on préférât tenter encore une fois le sort des armes. De ces deux -suppositions, la seconde était celle qui convenait le mieux à -Napoléon, car il était sûr que la nouvelle bataille provoquerait de -sages réflexions chez les plus récalcitrants de ses ennemis. Quoi -qu'il en pût être, il se livra à son repos accoutumé la veille des -grandes batailles.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Situation des souverains alliés. Leurs délibérations dans -la nuit du 20 au 21 mai.</span> -Vis-à-vis de lui, dans une position qui correspondait assez exactement -à la sienne, à la maison de poste de Neu-Burschwitz, les souverains -alliés, agités comme le sont toujours les gens inexpérimentés en -présence des situations graves, étaient engagés dans une délibération -triste et laborieuse, qui dura toute la nuit. Quant à braver les -chances d'une seconde bataille, ils y étaient fermement décidés. Ils -avaient reçu la lettre relative à l'armistice et à la mission de M. -de Caulaincourt, et leur parti à cet égard avait <span class="pagenum"><a id="page569" name="page569"></a>(p. 569)</span> été arrêté -sur-le-champ. Ils s'étaient dit que s'ils admettaient auprès d'eux M. -de Caulaincourt, l'Autriche concevrait à l'instant les plus grands -ombrages, et ne manquerait pas de voir dans cette admission la -probabilité d'un arrangement direct entre la France et la Russie. Ils -avaient donc pris la détermination de renvoyer très-poliment M. de -Caulaincourt à M. de Stadion, comme au représentant de la puissance -médiatrice chargée de tous les pourparlers, même de ceux qui étaient -relatifs à l'armistice, et de différer en outre cette réponse -jusqu'après le résultat de la bataille, car le parti des patriotes -allemands, qui menait directement l'armée prussienne, et indirectement -l'armée russe, aurait jeté les hauts cris, si on avait accepté un -armistice avant d'y être contraint par la nécessité la plus -impérieuse. Résolus à la bataille, les souverains alliés s'étaient mis -à en discuter les chances. Le roi de Prusse se flattait peu, -l'empereur de Russie beaucoup. Celui-ci était rempli d'un beau feu de -guerre qui ne lui laissait pas de repos. Il s'était pour ainsi dire -emparé du commandement suprême, et, pour l'exercer plus à son aise, -l'avait conféré nominalement au comte de Wittgenstein, qui avait pour -inspirateur le général Diebitch. Le commandement réel aurait dû -appartenir à Barclay de Tolly, à cause de ses antécédents et de son -rang, mais on s'était débarrassé de son inflexibilité en lui assignant -une espèce de rôle isolé à l'extrême droite des coalisés, dans les -terrains inondés entre le Bloesaer-Wasser et la Sprée, à la position -dite du moulin à vent. La discussion entre Alexandre et les nombreux -officiers russes et prussiens, qui lui apportaient <span class="pagenum"><a id="page570" name="page570"></a>(p. 570)</span> tour à -tour leur avis, et le lui faisaient successivement adopter, roula -précisément sur la position de Barclay de Tolly. On avait -singulièrement renforcé la gauche sous Miloradovitch; le centre était -couvert par les fortes redoutes de Baschütz, et défendu par la garde -impériale russe. La droite sur les mamelons était invincible, suivant -Blucher, et les Prussiens juraient que ces mamelons deviendraient -grâce à eux les Thermopyles de l'Allemagne. Mais Barclay de Tolly -pourrait-il résister à Ney, qui semblait se diriger vers lui? Telle -était la vraie question. Alexandre, dont le coup d'œil n'était pas -encore très-exercé, s'était persuadé que Napoléon voulait lui arracher -l'appui des montagnes, et par ce motif il n'entendait affaiblir ce -côté au profit d'aucun autre. M. de Muffling, officier d'état-major -distingué, qui avait soigneusement reconnu le terrain, insistait sur -le danger qui menaçait Barclay de Tolly, et finit par se faire écouter -d'Alexandre, porté du reste à écouter tous les donneurs d'avis par -bienveillance de caractère et désir honnête de tout comprendre. Mais, -sur la réponse du comte de Wittgenstein que Barclay de Tolly avait 15 -mille hommes, Alexandre parut rassuré, et tout l'état-major avec lui, -excepté M. de Muffling. Puis le jour commençant à paraître il fallut -bien terminer la délibération, et courir chacun à son poste.</p> - -<p>Napoléon, en effet, y appelait tout le monde, et était au sien de -grand matin. De la position où se trouvaient les souverains, on le -voyait, sur le plateau de Bautzen, à cheval, donnant des ordres, et -tout à fait à portée du canon ennemi. Lord Cathcart, <span class="pagenum"><a id="page571" name="page571"></a>(p. 571)</span> -l'ambassadeur britannique, ayant une excellente lunette anglaise avec -laquelle on apercevait tous les mouvements de Napoléon, chacun -l'empruntait pour voir ce terrible adversaire, et aurait voulu deviner -ce qui se passait dans son esprit, comme on discernait ce qui se -passait autour de sa personne. Un uniforme jaune et galonné qu'on -découvrait à côté de lui, était le sujet d'une extrême curiosité. On -se demandait si celui qui était revêtu de cet uniforme ne serait pas -Murat, dont le costume était toujours singulier, et si par hasard ce -ne serait pas une preuve que la cavalerie française, réorganisée, -était enfin arrivée sur le champ de bataille. Bientôt après on sut que -cet uniforme jaune était celui d'un postillon saxon, dont Napoléon se -servait pour se faire indiquer l'emplacement des villages dont les -noms étaient inscrits sur sa carte.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Seconde bataille de Bautzen, livrée le 21 mai.</span> -Mais déjà une effroyable canonnade remplissait de ses retentissements -la vaste étendue de ce champ de bataille. Le maréchal Oudinot à notre -droite était sur les hauteurs du Tronberg, qu'il avait conquises la -veille, et les disputait aux Russes de Miloradovitch qui s'efforçaient -de les lui reprendre. Au centre, Macdonald, Marmont, immobiles, ayant -entre eux les carrés de la garde, et derrière eux la cavalerie de -Latour-Maubourg, attendaient les ordres de Napoléon, qui lui-même -attendait le succès de la manœuvre confiée au maréchal Ney. Le -général Bertrand à gauche, achevant le passage de la Sprée commencé la -veille, gravissait avec ses trois divisions l'escarpement de la rive -droite, protégé par l'artillerie de la rive gauche. Mais c'était à -deux <span class="pagenum"><a id="page572" name="page572"></a>(p. 572)</span> lieues au-dessous, c'est-à-dire à Klix, que se passait -l'événement décisif de la journée. Le maréchal Ney venait -effectivement de franchir la Sprée sur ce point, et de refouler les -avant-postes de Barclay de Tolly.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Marche du maréchal Ney sur le flanc de l'ennemi.</span> -Arrivé au delà de la Sprée, il avait à sa droite le revers des -mamelons occupés par Blucher, et les étangs qui longeaient le pied de -ces mamelons, devant lui le moulin à vent où était établi Barclay de -Tolly, et à gauche les bords marécageux du Bloesaer-Wasser. Il marcha -directement et résolûment sur le moulin à vent. À droite il détacha -vers Pliskowitz l'une des trois divisions du corps de Lauriston, celle -que commandait le général Maison, pour essayer de gravir les mamelons -qui étaient couverts d'artillerie et d'uniformes prussiens. À gauche -il dirigea les deux autres divisions du général Lauriston sous ce -général lui-même, pour passer le Bloesaer-Wasser au-dessous de Gleine, -et déborder ainsi la position de l'ennemi.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ce maréchal attaque et enlève la position de Barclay de -Tolly au moulin à vent.</span> -En mouvement dès le matin, ayant passé la Sprée à Klix de très-bonne -heure, il aborda également de très-bonne heure la position occupée par -Barclay de Tolly. Ce dernier lui lança force boulets, car il avait -plus de canons que de soldats. Obligé en effet de garder une ligne -fort étendue, du pied des mamelons où était Blucher jusque vers les -vastes prairies que traversait le Bloesaer-Wasser, il n'avait au -moulin même que cinq à six mille hommes. Mais des boulets n'arrêtaient -pas le maréchal Ney. Il continua de s'avancer sur le moulin à vent, et -tout énergique qu'était Barclay de Tolly, parvint à le culbuter. -Barclay avait en ce moment à ses côtés M. de Muffling, <span class="pagenum"><a id="page573" name="page573"></a>(p. 573)</span> qui -avait tant insisté pour attirer sur cette partie de la position -l'attention d'Alexandre, et, après l'avoir rendu témoin de sa -résistance et de ses périls, il le dépêcha auprès de Blucher pour -demander du secours. Craignant, s'il s'obstinait en avant du -Bloesaer-Wasser, d'y être refoulé en désordre, il le repassa à Gleine, -et alla s'établir sur le penchant des hauteurs qui remplissaient le -fond du champ de bataille, pour disputer aux Français les routes de -Würschen et de Hochkirch, que toute l'armée coalisée devait suivre en -se retirant. Il y rencontra les troupes de Lauriston qui vinrent le -harceler, mais contre lesquelles l'avantage des lieux lui permettait -de se défendre.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Ney emporte le village de Preititz sur les derrières de -Blucher.</span> -Ney après avoir enlevé le moulin à vent, remonta un peu à droite pour -prendre à revers les mamelons où il avait aperçu la masse des troupes -prussiennes, et se trouva devant le village de Preititz, qui était -situé sur le Bloesaer-Wasser, juste au point où ce ruisseau, après -avoir tourné derrière la position de Blucher, se redressait pour -déboucher dans la plaine. Il fit emporter ce village par la division -Souham, et, une fois là, commença de concevoir quelques doutes sur ce -qui lui restait à faire. -<span class="sidenote" title="En marge">Il s'arrête après s'être rendu maître de ce village.</span> -Il apercevait bien dans le fond le clocher de -Hochkirch, but assigné à ses efforts; mais ayant devant lui des masses -profondes de cavalerie, auxquelles il n'avait qu'un peu de cavalerie -légère à opposer, ayant à gauche Barclay de Tolly dans une position -avantageuse, à droite les mamelons occupés par Blucher, séparé de -Napoléon par une distance de trois lieues, et par des collines -boisées, ce héros, qui éprouvait quelquefois, <span class="pagenum"><a id="page574" name="page574"></a>(p. 574)</span> comme nous -avons eu déjà l'occasion de le dire, des hésitations d'esprit, jamais -de cœur, s'arrêta pour écouter le canon du reste de l'armée, et ne -pas s'engager trop vite.</p> - -<p>Pendant ce temps arrivait le secours destiné à Barclay de Tolly, que -M. de Muffling avait eu beaucoup de peine à obtenir de l'incrédulité -de Blucher et de Gneisenau. Ces deux derniers en effet, lorsque M. de -Muffling parvint auprès d'eux, étaient occupés à débiter des harangues -patriotiques aux troupes prussiennes, à leur parler de ces Thermopyles -germaniques où l'on devait mourir, et ne voulaient pas croire qu'ils -fussent menacés d'être pris à revers. Pourtant sur les instances de M. -de Muffling, Blucher ordonna à quelques bataillons de Kleist, et à -deux de la garde royale de quitter ses derrières, et d'aller reprendre -Preititz.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les Prussiens recouvrent un moment le village de Preititz, -mais Ney le reprend aussitôt.</span> -Effectivement ces bataillons rebroussèrent chemin, donnèrent tête -baissée sur Preititz, y trouvèrent la division Souham qui n'était pas -sur ses gardes, et lui enlevèrent ce village ainsi que le pont du -Bloesaer-Wasser. Ney, surpris de cette brusque attaque, revint à la -charge avec sa seconde division, passa à son tour sur le corps des -bataillons prussiens, et rentra dans le village de Preititz. Ce -village reconquis, il fallait marcher devant soi, rallier Lauriston -par la gauche, et suivi de Reynier tourner la position de Blucher, -recevoir en carré comme on l'avait fait tant de fois les masses de la -cavalerie prussienne, puis gravir les pentes que défendait Barclay de -Tolly, et aller couper les routes de Würschen et de Hochkirch, qui -devaient servir de retraite <span class="pagenum"><a id="page575" name="page575"></a>(p. 575)</span> à l'aile droite des coalisés. On -eût pris là 25 mille Prussiens et 200 bouches à feu, et dissous la -coalition. -<span class="sidenote" title="En marge">Beaux résultats qu'eût obtenus le maréchal Ney en marchant -sur Hochkirch.</span> -Le général Jomini, chef d'état-major du corps de Ney, -adressa de vives instances à l'illustre maréchal pour qu'il en agît -ainsi, mais celui-ci voulut attendre que les détonations de -l'artillerie, qui venaient seulement de se faire entendre sur sa -droite, fussent plus prononcées et plus proches, et qu'il fût moins -isolé sur ce champ de bataille si vaste, si compliqué, dont il n'avait -aucune connaissance.</p> - -<p>Cependant il en avait fait assez pour rendre intenable la position de -l'ennemi. Napoléon, impatient de commencer l'attaque, mais ne cédant -jamais à ses impatiences sur le champ de bataille, n'avait ordonné le -feu de son côté que lorsqu'il avait jugé l'événement mûr. -<span class="sidenote" title="En marge">Événements au centre.</span> -En effet le -général Bertrand, protégé par l'artillerie de la rive gauche de la -Sprée, avait gravi les escarpements de la rive droite, et était -parvenu à déboucher en face de Blucher. Celui-ci, adossé aux mamelons -boisés dont nous avons parlé, avait sa droite à ces mamelons, sa -gauche au Bloesaer-Wasser et au village de Kreckwitz, son infanterie à -ses deux ailes, sa cavalerie au milieu, et une longue ligne -d'artillerie sur son front. Le général Bertrand était venu se déployer -devant lui, la division Morand à gauche, la division wurtembergeoise à -droite, la division italienne en réserve. Entre la position du général -Bertrand et la ville de Bautzen se trouvaient Marmont, la garde et -Macdonald, souhaitant avec ardeur l'ordre d'entrer en action.</p> - -<p>À peine le canon de Ney avait-il retenti sur les derrières de -Blucher, que Napoléon s'était empressé <span class="pagenum"><a id="page576" name="page576"></a>(p. 576)</span> de donner le signal. -Marmont ayant outre son artillerie toute celle de la garde, avait -ouvert un feu effroyable sur les redoutes du centre qui étaient devant -lui, puis avait dirigé une partie de ce feu un peu obliquement sur -Kreckwitz et le flanc de Blucher, dont la position était ainsi devenue -fort difficile.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Attaque directe du général Bertrand contre la position de -Blucher.</span> -Après quelques instants de cette canonnade, Bertrand se mettait en -mouvement pour aborder la ligne de Blucher, lorsqu'il vit la cavalerie -prussienne fondre sur lui au galop. Mais la division Morand la reçut -en carré, sans en être ébranlée, la repoussa à coups de fusil, puis se -porta en colonnes d'attaques sur Blucher. Pendant ce temps la division -wurtembergeoise s'avançait sur Kreckwitz qui était dans le coude du -Bloesaer-Wasser, sur le flanc des mamelons boisés. Le canon de Marmont -avait tellement ébranlé les troupes qui gardaient Kreckwitz, qu'un -bataillon wurtembergeois s'y élançant avec vigueur parvint à s'en -emparer. Blucher voyant son front menacé, attira à lui sa seconde -division, celle de Ziethen, et la porta en ligne pour l'opposer au -corps de Bertrand. Cette division trouva Morand très-ferme à son poste -et ne le fit point reculer, mais elle gagna du terrain sur la division -wurtembergeoise, et dépassant Kreckwitz enleva le bataillon qui -s'était emparé de ce village. Marmont alors redoubla son feu oblique -sur Kreckwitz, tandis que Morand, de la défensive passant à l'attaque, -fit plier la division Ziethen, et la poussa sur les mamelons qui -servaient d'appui à Blucher. -<span class="sidenote" title="En marge">Blucher, ne pouvant appeler à lui toutes les forces qui -étaient nécessaires sur ses derrières, est obligé de battre en -retraite.</span> -Il aurait fallu en ce moment que Blucher -pût attirer à lui toute la garde royale prussienne, le corps de -Kleist et une partie des forces <span class="pagenum"><a id="page577" name="page577"></a>(p. 577)</span> russes. Mais à toutes ses -demandes de secours on répondit que ces troupes étaient occupées à -disputer Preititz sur ses derrières, qu'elles l'avaient même perdu, et -que s'il ne se retirait bien vite, loin de s'obstiner à défendre la -position que tout à l'heure il appelait les Thermopyles de -l'Allemagne, il allait être pris avec son corps d'armée par le -maréchal Ney. Devant l'évidence de ce danger, que M. de Muffling eut -quelque peine à lui faire comprendre, il se décida, le désespoir au -cœur, à battre en retraite, ayant bonne envie de se plaindre de -Barclay de Tolly, qui, disait-il, n'avait pas protégé ses derrières, -mais ne l'osant pas, et s'en dédommageant par mille invectives contre -l'état-major russe, qui avait inutilement accumulé dans les montagnes -des forces dont on aurait eu grand besoin sur la droite des alliés. -Blucher se retira donc, et passa en vue de Preititz, tout près de Ney -qui en était resté maître. Par un bonheur inouï pour lui, tandis qu'il -descendait de ces mamelons, où il avait promis de résister à tous les -efforts des Français, et en descendait par Klein-Bautzen, Ney croyant -plus prudent de les faire évacuer avant de se porter sur Hochkirch, -les gravissait par Preititz, de sorte que Ney y montait d'un côté -pendant que Blucher en descendait de l'autre. Blucher put donc opérer -sa retraite sans fâcheuse rencontre, traversa les lignes de la -cavalerie russe et prussienne, qui était demeurée en bataille derrière -lui pour le recevoir, et dont le long déploiement avait tant imposé au -maréchal Ney.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Les redoutes du centre enlevées par le corps de Marmont et -par la garde.</span> -Mais la victoire n'en était pas moins assurée. Bertrand suivit Blucher -en retraite; Marmont avec son corps, Mortier avec la jeune garde, -voyant le mouvement <span class="pagenum"><a id="page578" name="page578"></a>(p. 578)</span> rétrograde de l'ennemi, descendirent sur -le bord du Bloesaer-Wasser, le franchirent, et traversèrent la prairie -inondée qui s'étendait au pied des redoutes de Baschütz. La jeune -garde les escalada sans grand dommage, car le mouvement de retraite -imprimé à la droite des coalisés s'était communiqué au reste de leur -armée. Ce mouvement général vint à propos dégager Oudinot, qui, à -notre droite, assailli sur le Tronberg par toutes les forces de -Miloradovitch, avait été contraint de se replier et de prendre -position en arrière, la gauche à Rabitz, la droite à Grubtitz, où il -avait trouvé l'appui de l'intrépide Gérard, commandant la droite de -Macdonald. -<span class="sidenote" title="En marge">Oudinot un moment repoussé reprend l'offensive.</span> -Au bruit de la victoire remportée sur toute cette immense -ligne, Oudinot reprit l'offensive contre les Russes qui se retiraient, -et les poussa vivement. Sur une étendue de trois lieues on se mit à -poursuivre les coalisés, mais faute d'un terrain propre à la -cavalerie, faute aussi d'en avoir assez, on ne put recueillir en fait -de prisonniers et de canons que les blessés et les pièces démontées, -dont le nombre au surplus était considérable, et suffisait pour donner -un grand éclat à cette victoire. -<span class="sidenote" title="En marge">Gain définitif de la bataille.</span> -Certes, si le maréchal Ney eût été -cette fois aussi téméraire qu'il était intrépide, et il faut -reconnaître que sa position, à la distance où il se trouvait de -Napoléon, avait dû lui inspirer de l'inquiétude, si l'heureuse audace -des temps passés l'avait animé, on aurait ramassé dans cette journée -plus de trophées qu'à Austerlitz, à Iéna ou à Friedland, car on aurait -pris toute la droite de l'armée ennemie, et notamment Blucher, notre -adversaire le plus ardent. Telle quelle, la victoire <span class="pagenum"><a id="page579" name="page579"></a>(p. 579)</span> était -des plus brillantes; elle faisait tomber une position formidable, -défendue par près de cent mille hommes, et la dernière illusion des -alliés, du moins pour cette partie de la campagne. Ils ne pouvaient -plus se flatter de nous fermer le chemin de l'Oder; ils ne pouvaient -plus surtout, à moins d'un armistice immédiat, rester attachés au -territoire de l'Autriche, et par son territoire à sa politique.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Résultats de la victoire de Bautzen.</span> -Quant aux pertes, bien qu'en aient dit depuis les écrivains allemands, -elles étaient moindres de notre côté que du côté des coalisés. Ceux-ci -ont avoué pour les deux journées une perte d'environ 15 mille hommes -en morts et blessés, et elle fut beaucoup plus considérable. La nôtre -ne pouvait pas, en s'en rapportant à des états fort précis, être -évaluée à plus de 13 mille hommes, en morts ou blessés, bien que nous -fussions les assaillants, et que notre tâche fût de beaucoup la plus -laborieuse. La situation des combattants explique cette différence. Le -maréchal Oudinot, le 21 au matin, occupait une position dominante que -les Russes avaient été obligés de lui enlever. Au centre les maréchaux -Macdonald et Marmont n'avaient eu, dans cette même journée du 21, qu'à -tirer du canon, sans être exposés à souffrir de la canonnade de -l'ennemi. Dans l'engagement du général Bertrand contre Blucher, la -situation était également difficile pour les deux adversaires, et le -général Blucher avait essuyé une horrible canonnade de flanc de la -part du maréchal Marmont. Enfin, du côté du maréchal Ney, l'action la -plus vive s'était passée au village de Preititz, qu'on s'était pris et -repris dans des conditions également meurtrières <span class="pagenum"><a id="page580" name="page580"></a>(p. 580)</span> pour les -deux partis. Ce qui donna lieu à tous les faux bruits que répandirent -les coalisés, suivant leur usage, sur les pertes que nous avions -éprouvées, c'est qu'abandonnant le champ de bataille, ils nous -laissèrent leurs blessés, et que les habitants de la Lusace, touchés -du malheur de tant de victimes la plupart allemandes, se mirent à les -ramasser sur le champ de bataille, et à les porter les unes et les -autres dans de petites voitures de paysans, quelquefois dans de -simples brouettes, soit aux villes les plus prochaines, soit même -jusqu'à Dresde. Or, dans ces nombreuses victimes, il y avait autant de -blessés des coalisés que des nôtres. Sous un rapport seulement nous -eûmes à regretter quelques pertes que ne firent pas les coalisés, ce -fut sous le rapport des égarés. C'est le titre qu'on donne à ceux qui -ne se retrouvent ni parmi les blessés ni parmi les morts, et qui la -plupart du temps sont des déserteurs. Il y eut dans la division -italienne Peyri et dans les trois divisions allemandes qui servaient -dans les corps d'Oudinot, de Ney et de Bertrand, deux à trois mille -déserteurs, qui ayant à leur portée les montagnes de la Bohême, -allèrent s'y soustraire aux dangers d'une guerre qu'ils faisaient à -contre-cœur.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon se décide à poursuivre l'ennemi l'épée dans les -reins.</span> -Au surplus la victoire, ici comme à Lutzen, allait se juger par ses -conséquences, sinon par ses trophées. Dès le lendemain matin 22 mai, -Napoléon voulut poursuivre l'ennemi l'épée dans les reins, le rejeter -au delà de l'Oder, et entrer en même temps dans cette ville de -Breslau, où s'était célébrée l'alliance de la Russie et de la Prusse, -et dans cette ville de Berlin, vraie capitale de ce qu'on appelait la -patrie <span class="pagenum"><a id="page581" name="page581"></a>(p. 581)</span> germanique, où fermentaient les passions les plus -violentes. -<span class="sidenote" title="En marge">Oudinot détaché sur Berlin.</span> -Tandis qu'il allait marcher en personne à la suite des -souverains battus, il se crut suffisamment fort pour se séparer de -l'un de ses corps, celui du maréchal Oudinot, qui avait le plus -souffert dans les journées des 20 et 21, qui avait besoin de trois ou -quatre jours pour se refaire, et qui était assez aguerri, assez -vigoureusement conduit pour qu'on le hasardât sur Berlin. Napoléon lui -adjoignit huit bataillons qui tenaient garnison à Magdebourg, et -devaient y être remplacés par la division Teste (celle des divisions -de Marmont qui était demeurée en Hesse); il y ajouta un millier de -chevaux laissés à Dresde, ce qui allait reporter ce corps à 23 ou 24 -mille hommes, force suffisante pour battre le général Bulow chargé de -couvrir Berlin. Le maréchal Oudinot devait aborder vivement le général -Bulow, le rejeter sur l'Oder, et s'avancer ensuite sur Berlin, tandis -que Napoléon avec la grande armée elle-même pousserait les coalisés -sur Breslau.</p> - -<p>Après un repos de quelques heures, Napoléon, le 22 mai au matin, donna -ses ordres, puis se porta en avant, se faisant précéder par les -généraux Reynier et Lauriston, qui n'avaient presque pas combattu la -veille, et par le maréchal Ney, qui marchait après eux. Il suivait -avec la garde, et avait derrière lui Marmont, Bertrand et Macdonald. -Il lui restait après les pertes des deux journées, après la séparation -du maréchal Oudinot, une force totale d'au moins 135 mille hommes, que -l'approche du duc de Bellune, arrivant avec ses bataillons -réorganisés, devait reporter à 150 mille. C'était plus qu'il <span class="pagenum"><a id="page582" name="page582"></a>(p. 582)</span> -n'en fallait contre un ennemi qui ne comptait pas plus de 80 mille -combattants. Il partit donc le 22 au matin, et voulut assister de sa -personne à la poursuite, afin d'essayer lui-même sa cavalerie -réorganisée tout récemment. Les alliés se retiraient par la route de -Bautzen à Gorlitz. On fit route toute la journée par un temps beau, -mais extrêmement chaud, à travers un pays très-accidenté, ainsi qu'il -fallait s'y attendre en longeant le pied des plus hautes montagnes de -la Bohême. (Voir la carte n<sup>o</sup> 58.) Napoléon, faisant la guerre aux -avant-postes comme à vingt ans, dirigeait en personne les manœuvres -de détail, avec une précision, une justesse de coup d'œil -qu'admiraient tous ceux qui l'accompagnaient, et même des témoins -assez peu bienveillants, tels que les officiers d'état-major étrangers -obligés de le suivre en qualité d'alliés<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Lien vers la note 18"><span class="smaller">[18]</span></a>. Arrivé près de -Reichenbach, on aperçut au fond d'un bassin assez ouvert une ligne de -hauteurs, sur laquelle l'infanterie ennemie opéra sa retraite, en -laissant derrière elle pour la protéger un rideau de cavalerie. -<span class="sidenote" title="En marge">Combat de cavalerie dans les plaines de Reichenbach.</span> -Le hardi Lefebvre-Desnoettes, à la tête des lanciers polonais et des -lanciers rouges de la garde, fondit sur la cavalerie ennemie avec sa -vigueur et sa dextérité accoutumées. Il la repoussa vivement, mais -bientôt il attira sur lui une masse de beaucoup supérieure à la -sienne. Napoléon, qui avait sous la main les douze mille cavaliers de -Latour-Maubourg, les lança sur l'ennemi, et la plaine de Reichenbach -nous resta, couverte d'un assez <span class="pagenum"><a id="page583" name="page583"></a>(p. 583)</span> bon nombre de Russes et de -Prussiens. Malheureusement nous avions perdu un excellent officier de -cavalerie, le général Bruyère, vieux soldat d'Italie, dont un boulet -avait fracassé la cuisse. Malgré l'avantage de cette rencontre, -Napoléon put s'apercevoir que sa cavalerie, quoique mêlée d'anciens -cavaliers revenus de Russie, était réorganisée depuis trop peu de -temps pour valoir autant qu'autrefois. La plupart des chevaux étaient -en effet blessés ou fatigués. Il put voir aussi que des ennemis animés -de sentiments énergiques étaient plus difficiles à entamer dans une -retraite, que des ennemis démoralisés faisant la guerre sans passion, -comme ceux qu'il poursuivait après Austerlitz ou après Iéna. Néanmoins -il avait mené les coalisés fort vite depuis le matin, car vers la -chute du jour on avait déjà fait huit lieues au moins. Après le combat -de cavalerie livré dans la plaine, le général Reynier avec -l'infanterie saxonne occupa les hauteurs de Reichenbach, et on pouvait -le soir même aller encore coucher à Gorlitz. Mais à Gorlitz il aurait -fallu engager un combat d'arrière-garde, et Napoléon, jugeant que -c'était assez, résolut de terminer là les peines de cette journée, et -ordonna qu'on dressât sa tente sur le terrain qu'on occupait. Il -descendait de cheval, lorsque l'on entendit tout à coup pousser un -cri: Kirgener est mort!— -<span class="sidenote" title="En marge">Mort de Duroc.</span> -En entendant ces mots Napoléon s'écria: La -fortune nous en veut bien aujourd'hui!—Mais au premier cri en succéda -bientôt un second: Duroc est mort!—Ce n'est pas possible, répondit -Napoléon, je viens de lui parler.—C'était non-seulement possible, -c'était vrai. Un boulet qui venait de frapper un <span class="pagenum"><a id="page584" name="page584"></a>(p. 584)</span> arbre près -de Napoléon, avait en ricochant tué successivement le général -Kirgener, excellent officier du génie, puis Duroc lui-même, le grand -maréchal du palais.—Duroc, quelques minutes auparavant, atteint d'une -tristesse singulière, tristesse d'honnête homme, qui lui était assez -ordinaire, mais plus marquée ce jour-là, avait dit à M. de -Caulaincourt: Mon ami, observez-vous l'Empereur?... Il vient d'avoir -des victoires après des revers, et ce serait le cas de profiter de la -leçon du malheur ... Mais, vous le voyez, il n'est pas changé ... il -est insatiable de combats ... La fin de tout ceci ne saurait être -heureuse!—À peine M. de Caulaincourt avait-il par un signe de tête -approbatif exprimé la communauté de ses sentiments avec Duroc, que ce -dernier avait rencontré cette fin malheureuse qu'il prévoyait. La -blessure de Duroc était des plus douloureuses. Le boulet avait déchiré -ses entrailles, et on les avait enveloppées dans des compresses -imbibées d'opium, pour rendre ses derniers moments moins cruels, car -on ne conservait aucune espérance de le sauver.—Napoléon accourut, -lui prit les mains, l'appela son ami, lui parla d'une autre vie, où -ils trouveraient le terme de leurs travaux, et prononça ces paroles -avec une sorte de remords qu'il n'avouait pas, mais qu'il sentait au -fond de son cœur.—Duroc, avec émotion, le remercia de ces -témoignages, lui confia le sort de sa fille unique, lui souhaita de -vivre, de vaincre les ennemis de la France, et de se reposer ensuite -dans une paix nécessaire.—Quant à moi, lui dit-il, j'ai vécu en -honnête homme, je meurs en soldat, je ne me reproche rien ... je vous -recommande <span class="pagenum"><a id="page585" name="page585"></a>(p. 585)</span> encore une fois ma fille.—Puis, Napoléon restant -auprès de son lit, lui tenant les mains, et demeurant comme plongé -dans des réflexions profondes, Duroc ajouta: Partez, Sire, partez ... -Ce spectacle est trop pénible pour vous.—Napoléon sortit en lui -disant: Adieu, mon ami, nous nous reverrons ... peut-être -bientôt!...—</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Noble caractère du grand maréchal.</span> -On a prétendu que ces mots de Duroc: <cite>Je ne me reproche rien</cite>, -faisaient allusion à quelques injustes reproches de Napoléon, qui dans -ses mouvements de vivacité n'épargnait pas même les hommes qu'il -estimait le plus. Mais il rendait pleine justice à son grand maréchal. -Duroc, né en Auvergne, d'une famille de gentilshommes militaires et -pauvres, avait été élevé dans les écoles de l'ancienne artillerie, et -avait les mœurs sévères, l'esprit arrêté de cette arme. Triste par -nature, sensé, discret, peu ambitieux, se défiant des prospérités -éblouissantes de l'Empire, il regrettait presque d'être attaché à un -char courant au travers des précipices, mais il n'avait pu s'empêcher -de le suivre, attiré par le génie de Napoléon, flatté de sa confiance, -comblé de ses bienfaits. Un homme sage, même en se défiant de la -fortune, ne sait pas toujours la repousser. Grand maréchal du palais, -ayant en quelque sorte l'inspection de toutes choses et de tout le -monde, Duroc ne manqua jamais d'informer Napoléon de ce qu'il fallait -qu'il sût, sans toutefois desservir ni calomnier personne, parce qu'il -voulait uniquement être utile, et jamais satisfaire ses antipathies ou -ses préférences. Il était le second ami sûr et vraiment dévoué que -Napoléon perdait dans l'espace de vingt <span class="pagenum"><a id="page586" name="page586"></a>(p. 586)</span> jours. Aussi Napoléon -était-il profondément ému de cette perte. -<span class="sidenote" title="En marge">Douleur de Napoléon.</span> -Sorti de la chaumière où -l'on avait placé Duroc mourant, il alla s'asseoir sur des fascines, -assez près des avant-postes. Il était là pensif, les mains étendues -sur ses genoux, les yeux humides, entendant à peine les coups de fusil -des tirailleurs, et ne sentant pas les caresses d'un chien appartenant -à un régiment de la garde, qui galopait souvent à côté de son cheval, -et qui en ce moment s'était posé devant lui pour lécher ses mains. Un -écuyer étant venu l'arracher à cette rêverie, il se leva brusquement, -et cacha ses larmes, pour n'être pas surpris dans cet état d'émotion. -Telle est la nature humaine, changeante, insaisissable dans ses -aspects divers, et ne pouvant être jugée avec sûreté que par Dieu -seul! Cet homme attendri sur le sort d'un blessé, avait fait mutiler -plus de quatre-vingt mille hommes depuis un mois, plus de deux -millions depuis dix-huit ans, et allait en faire déchirer encore par -les boulets quelques centaines de mille!</p> - -<p>Napoléon ordonna sur-le-champ une cérémonie publique, où seraient -prononcés solennellement les éloges funèbres des maréchaux Bessières -et Duroc, par MM. Villemain et Victorin Fabre.—Je ne veux pas de -prêtres, écrivit-il le jour même à l'archichancelier Cambacérès, sans -doute sous l'influence de ses dernières querelles avec le clergé.—Il -transporta à la fille de Duroc le duché de Frioul, ainsi que tous les -dons qu'il avait accordés au père, et désigna M. le comte Molé pour -son tuteur.</p> - -<p>Mais telle est la guerre! On s'émeut un instant, puis, entraîné par -le torrent des événements, on <span class="pagenum"><a id="page587" name="page587"></a>(p. 587)</span> court des funérailles de la -veille à celles du lendemain, s'excusant par l'oubli de soi-même de -l'oubli d'autrui. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée le 25 mai sur le Bober.</span> -Le lendemain 23 mai on entra à Gorlitz, et on -franchit la Neiss. Le 24 on franchit la Queiss, et le 25, le Bober. -Les coalisés s'étaient séparés en deux colonnes, l'une à notre droite, -composée des troupes de Miloradovitch et de la garde russe, l'autre à -notre gauche, composée des Prussiens et de Barclay de Tolly, -distribution correspondant à celle qu'ils présentaient sur le champ de -bataille de Bautzen. Napoléon les suivit toutes deux. Une colonne -formée des corps de Bertrand et de Marmont marcha sur la droite par -Gorlitz, Lauban, Goldberg, Schweidnitz, en suivant le pied des -montagnes. Une autre comprenant les corps de Reynier, de Lauriston, de -Ney, la garde, et le quartier impérial, marcha au centre par Gorlitz, -Bunzlau, Haynau, Liegnitz, Breslau. Sur notre gauche, le duc de -Bellune, précédé de la cavalerie du général Sébastiani, se dirigea -vers l'Oder pour débloquer Glogau. Nous étions en pleine Silésie, dans -de riches campagnes, sur le territoire du roi de Prusse, que nous -n'avions d'autre raison de ménager que celle d'économiser pour -nous-mêmes les ressources du pays. Napoléon ordonna la plus sévère -discipline, par prévoyance d'abord, et ensuite pour faire avec les -Russes un contraste qui fût de nature à frapper les Allemands.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">La division Maison est surprise à Haynau.</span> -À Haynau la division Maison, la meilleure du corps de Lauriston, -essuya une surprise fâcheuse, et même assez meurtrière. Les coalisés -se sentant vivement poursuivis, et voulant nous rendre moins -pressants, imaginèrent de nous tendre un piége qui nous <span class="pagenum"><a id="page588" name="page588"></a>(p. 588)</span> -coûtât un peu cher, et le combinèrent avec beaucoup d'art. Dans la -plaine de Haynau, où il y avait place pour une nombreuse cavalerie, et -où l'on pénétrait après avoir traversé un village, on cacha sur le -côté, et hors de vue, cinq ou six régiments de grosse cavalerie, puis -on nous montra sur la route directe une espèce d'arrière-garde qui se -retirait négligemment. Le général Maison ayant conçu quelques craintes -s'avançait avec précaution; mais le maréchal Ney, stimulé par les -reproches de Napoléon, qui se plaignait sans cesse de ne pas faire de -prisonniers, poussa le général Maison en avant, et se mettant à ses -côtés, voulut déboucher vivement dans la plaine. Ils n'avaient pas -plutôt franchi le défilé du village, qu'on vit sur la droite un moulin -en flammes, et à ce signal (convenu par les ennemis) une innombrable -cavalerie fondit sur notre infanterie avant qu'elle eût le temps de se -former en carré. La déroute fut grande, malgré tous les efforts du -maréchal Ney et du général Maison. On perdit trois ou quatre pièces de -canon, et un millier d'hommes sabrés ou dispersés. Le maréchal Ney ne -parvint que très-difficilement à dégager sa personne, et le général -Maison, après des efforts inouïs, réussit enfin à rallier sa division, -mais l'âme dévorée de chagrin, et consentant avec peine à survivre à -un accident qui était quant à lui parfaitement immérité. Les Prussiens -payèrent cette aventure, bonne pour eux, de la mort du colonel de -Dolffs, le meilleur de leurs officiers de cavalerie après Blucher, et -commandant chez eux la réserve de cette arme.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Le général Sébastiani venge à Sprottau l'échec de la -division Maison.</span> -Le lendemain le général Sébastiani, qui marchait <span class="pagenum"><a id="page589" name="page589"></a>(p. 589)</span> en tête du -corps du duc de Bellune vers Glogau, vengea dans les environs de -Sprottau l'échec du général Maison, en prenant un immense parc -d'artillerie et 500 prisonniers. Ce sont là les alternatives -quotidiennes de la guerre; mais ces sortes d'escarmouches étaient en -ce moment de peu de conséquence. -<span class="sidenote" title="En marge">Arrivée de l'armée française sur l'Oder, et déblocus de -Glogau.</span> -On arriva le 27 sur la Katzbach, à -Liegnitz, et notre corps de gauche, parvenu sur l'Oder, débloqua -Glogau. Notre garnison, investie depuis cinq mois, se jeta pleine de -joie dans les bras de ses libérateurs. Le général Lauriston ayant de -son côté joint l'Oder, arrêta soixante bateaux de vivres et de -munitions qui devaient servir au siége de la place, et qui lui furent -envoyés pour la ravitailler. Le maréchal Ney n'avait plus qu'une -marche à exécuter pour entrer à Breslau.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Suite donnée à la proposition d'armistice.</span> -On s'étonnera sans doute qu'il ne fût plus question d'armistice après -la lettre du général de Bubna à M. de Stadion, et après celle de M. de -Caulaincourt à M. de Nesselrode, l'une annonçant le projet -d'armistice, et l'autre offrant les moyens de le négocier -immédiatement. Mais, ainsi que nous l'avons déjà dit, on n'avait pas -voulu admettre M. de Caulaincourt, afin de ne donner d'ombrage ni aux -alliés qu'on avait déjà, c'est-à-dire aux Prussiens, ni à ceux qu'on -espérait, c'est-à-dire aux Autrichiens. On avait donc répondu que la -médiation de l'Autriche ayant été acceptée, M. de Caulaincourt devait -s'adresser à M. de Stadion, représentant de la puissance médiatrice. -<span class="sidenote" title="En marge">Lettre de M. de Stadion.</span> -Cette réponse, signée de M. de Nesselrode, et accompagnée d'ailleurs -des témoignages les plus flatteurs pour M. de Caulaincourt, <span class="pagenum"><a id="page590" name="page590"></a>(p. 590)</span> -fut renfermée dans une lettre de M. de Stadion au prince Berthier, et -expédiée à ce dernier. Elle disait que d'après le renvoi qui venait de -lui être fait, M. de Stadion était prêt à s'aboucher avec M. de -Caulaincourt, et avec des commissaires tant russes que prussiens, pour -procéder sur-le-champ à la conclusion d'un armistice.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon reçoit froidement cette lettre.</span> -Cette double réponse, différée jusqu'au lendemain de la bataille, fut -envoyée le 22 mai, et remise aux avant-postes français. Napoléon -l'ayant reçue, et voyant quel accueil on faisait à ses ouvertures, -n'avait pas cru devoir se presser avec des gens qui se montraient si -fiers, et répondit que lorsque les commissaires se présenteraient aux -avant-postes on les admettrait. Il avait ensuite continué sa marche, -et il était, comme on vient de le voir, arrivé à Liegnitz, à une ou -deux marches de Breslau.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Agitation au camp des coalisés.</span> -Dans ce moment une vive agitation régnait parmi les coalisés. Malgré -un fol orgueil, provenant chez eux de ce qu'ils nous résistaient un -peu mieux qu'autrefois, ils commençaient à sentir les conséquences de -deux grandes défaites. Les officiers prussiens, presque tous membres -du <i>Tugend-Bund</i>, avaient une ardeur de sectaires, sectaires -d'ailleurs de la plus noble des causes, celle de leur patrie; mais les -troupes, dans lesquelles les jeunes soldats se trouvaient en assez -forte proportion, se ressentaient des batailles perdues et des -retraites rapides. Les Russes étaient beaucoup plus ébranlés que les -Prussiens. La guerre, de patriotique qu'elle avait été pour eux, étant -devenue purement politique depuis qu'ils avaient franchi la Pologne, -ils en supportaient les <span class="pagenum"><a id="page591" name="page591"></a>(p. 591)</span> souffrances avec impatience. -<span class="sidenote" title="En marge">Barclay de Tolly, devenu général en chef, veut se retirer -en Pologne.</span> -En outre -l'empereur Alexandre n'ayant pu refuser plus longtemps le commandement -à Barclay de Tolly, seul homme capable de l'exercer quoique -impopulaire parmi les soldats, celui-ci, avec l'ordinaire exactitude -de son esprit, avait cherché à remettre l'ordre dans son armée, et n'y -avait guère réussi au milieu de la confusion d'une retraite. Il -pensait et disait avec sa rudesse accoutumée, que l'armée russe allait -se dissoudre si on ne la ramenait en Pologne pour s'y refaire pendant -deux mois derrière la Vistule, et non-seulement il le disait, mais il -voulait agir en conséquence. Aussi avait-il fallu la volonté -formellement exprimée d'Alexandre pour lui faire abandonner la route -de Breslau, celle qui menait directement en Pologne, et l'obliger à -prendre celle de Schweidnitz. C'est là qu'on espérait s'arrêter, dans -le fameux camp de Bunzelwitz, si longtemps occupé par Frédéric le -Grand, et dans le voisinage de l'Autriche, voisinage toujours -fortement recommandé par les diplomates de la coalition. Barclay de -Tolly avait obéi, en déclarant toutefois cette conduite politique -peut-être, mais très-peu militaire, et laissant craindre une -opposition, opiniâtre à des ordres de la même nature, fussent-ils -donnés par l'empereur.</p> - -<p>Les Allemands, et Alexandre lui-même, toujours infatué de son rôle de -libérateur de l'Europe, avaient envoyé à Barclay de Tolly M. de -Muffling, qui avait quelques titres à ses yeux, pour avoir défendu sa -conduite dans la journée du 21 mai et mis en grande évidence ses -dangers et ses services. -<span class="sidenote" title="En marge">Efforts qu'on fait pour retenir Barclay de Tolly.</span> -M. de Muffling avait tâché de l'ébranler -dans ses résolutions, mais <span class="pagenum"><a id="page592" name="page592"></a>(p. 592)</span> n'avait rien gagné sur -l'inflexibilité de son caractère, et pour réussir à le convaincre -l'avait conduit au camp de Bunzelwitz, afin de lui en montrer les -avantages. Mais on avait trouvé la place de Schweidnitz, qui était -l'appui de ce camp, détruite par les Français en 1807, et point -relevée encore par les Prussiens en 1813, en outre la position de -Bunzelwitz insignifiante comparativement aux moyens dont disposaient -les armées modernes. Barclay de Tolly avait soutenu, et avec raison, -que les armées coalisées ne tiendraient pas quelques heures dans une -position pareille, et qu'elles sortiraient presque anéanties d'une -nouvelle rencontre avec Napoléon. Cette visite n'avait donc eu d'autre -résultat que de confirmer le général russe dans sa résolution de -laisser les Prussiens en Silésie, et d'aller refaire son armée en -Pologne, sauf à revenir dans deux mois sur l'Oder. Mais pendant ce -temps la coalition pouvait être dissoute.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Nécessité pour les coalisés de consentir à un armistice.</span> -On reconnut bientôt après toutes ces conférences qu'il n'y avait -d'autre ressource que de donner suite à l'idée d'un armistice, déjà -mise en avant par la diplomatie des puissances belligérantes. On se -réunit chez les deux monarques alliés à Schweidnitz, et on tomba -d'accord sur la nécessité d'une suspension d'armes, comme unique moyen -d'échapper aux difficultés de la situation. Par malheur pour les -coalisés, les meneurs prussiens n'en voulaient pas. Le général -Gneisenau, membre du <i>Tugend-Bund</i>, homme de cœur et d'esprit, mais -ardent et irréfléchi, rempli des passions de ses compatriotes, -successeur du général Scharnhorst dans les fonctions <span class="pagenum"><a id="page593" name="page593"></a>(p. 593)</span> de chef -d'état-major de Blucher, tenait tout haut contre le projet d'un -armistice un langage des plus violents, et qui pouvait être dangereux -avec des têtes aussi vives que celles des officiers prussiens. -<span class="sidenote" title="En marge">Envoi de commissaires aux avant-postes français.</span> -Pourtant la nécessité de suspendre les hostilités était impérieuse, et -l'on convint d'envoyer des commissaires au quartier général français, -afin de négocier un armistice. En même temps on essaya d'agir sur les -esprits les plus exaltés, en leur promettant de ne poser les armes que -pour les reprendre bientôt, et lorsqu'on les aurait reprises, de ne -plus les quitter qu'après la destruction de l'ennemi commun. On ne -s'en tint pas à l'envoi des commissaires au quartier général. -<span class="sidenote" title="En marge">Voyage de M. de Nesselrode à Vienne pour décider -l'Autriche.</span> -On fit -partir M. de Nesselrode pour Vienne. Il devait y exposer les dangers -que couraient les puissances belligérantes, l'impossibilité pour elles -de se tenir plus longtemps attachées à la Bohême, et, si le cabinet de -Vienne ne prenait immédiatement son parti, la vraisemblance d'une -retraite forcée en Pologne, laquelle entraînerait infailliblement la -dissolution de la coalition, et la perte pour l'Autriche d'une -occasion unique de sauver l'Europe et elle-même. Il était armé d'un -stimulant puissant, c'était la menace d'un arrangement direct de la -Russie avec la France, arrangement direct que l'empereur Alexandre -avait repoussé noblement, mais qu'il dépendait de lui de négocier en -quelques heures, car il n'avait pour cela qu'à laisser pénétrer M. de -Caulaincourt jusqu'à lui. Du reste la seule apparition de ce noble -personnage aux avant-postes avait agi déjà sur le cabinet autrichien, -et M. de Nesselrode en arrivant à Vienne devait <span class="pagenum"><a id="page594" name="page594"></a>(p. 594)</span> trouver tout -produit l'effet qu'on attendait de cet argument. Pour seconder M. de -Nesselrode, M. de Stadion avait écrit de son côté, les Prussiens du -leur, et tous s'étaient servis de M. de Caulaincourt comme d'un -épouvantail qui devait amener le cabinet de Vienne à se décider tout -de suite.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Arrivée des commissaires russe et prussien aux avant-postes -français.</span> -M. de Nesselrode partit donc pour la capitale de l'Autriche, tandis -que le général Kleist au nom des Prussiens, le général comte de -Schouvaloff au nom des Russes, se rendaient aux avant-postes français. -Ils y arrivèrent le 29 mai à dix heures du matin. Ils furent reçus par -le prince Berthier, qui en référa sur-le-champ à l'Empereur.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Motifs de Napoléon pour accepter un armistice.</span> -Celui-ci était engagé par les réponses qu'il avait faites, et ne -pouvait pas refuser de négocier, bien qu'il eût intérêt à battre une -dernière fois les coalisés, et à les pousser en désordre sur la -Vistule, loin de l'Autriche, qui ne deviendrait certainement pas leur -alliée, s'ils étaient rejetés si loin d'elle. Pourtant l'état de sa -cavalerie, le désir d'avoir achevé la seconde série de ses armements, -afin de tenir tête même à l'Autriche, et de ne conclure que la paix -qu'il voudrait, l'espérance d'être prêt en deux mois, et de reprendre -alors ses opérations victorieuses après avoir échappé aux grandes -chaleurs de l'été, le disposaient assez à une suspension d'armes. Il -consentit donc au principe d'un armistice, parce qu'il était lié en -quelque sorte, parce que le refus aurait eu une signification trop peu -pacifique, et surtout parce qu'il se flattait d'avoir le temps de -redevenir par ses armements le maître des conditions de la paix. Mais -il entendait garder par les arrangements temporaires <span class="pagenum"><a id="page595" name="page595"></a>(p. 595)</span> dont on -allait convenir la Silésie jusqu'à Breslau, et la basse Allemagne -jusqu'à l'Elbe, Hambourg et Lubeck compris, que ces villes fussent ou -ne fussent pas reconquises par les troupes françaises. De plus, il -voulait que l'interruption des opérations militaires durât deux mois -au moins, et que pendant toute la durée de cette interruption les -garnisons de ses places de l'Oder et de la Vistule ne mangeassent pas -leurs vivres, mais fussent ravitaillées à prix d'argent. -<span class="sidenote" title="En marge">M. de Caulaincourt chargé de négocier l'armistice.</span> -M. de -Caulaincourt, l'épouvantail de l'Autriche, fut envoyé à Gebersdorf le -30 mai, entre les deux armées, afin de traiter sur les bases que nous -venons d'indiquer.</p> - -<p>Il trouva les commissaires prussien et russe fort animés, affectant de -l'être encore plus qu'ils ne l'étaient, beaucoup trop orgueilleux pour -leur situation, fort polis toutefois envers l'ancien ambassadeur de -France en Russie. M. de Caulaincourt put voir aussi que le sentiment -d'une cause juste était d'un grand secours dans les défaites, et que -Napoléon aurait une violente lutte à soutenir, s'il persistait à ne -rien céder à l'Europe. Les commissaires se montrèrent presque fixés -sur les trois points qui suivent. Ils ne voulaient pas abandonner -pendant l'armistice Breslau, devenu la seconde capitale des Prussiens; -ils ne voulaient pas davantage nous concéder l'occupation de Hambourg, -car c'était établir d'avance un préjugé en faveur de la réunion -définitive des villes anséatiques à la France, et enfin ils -entendaient ne donner qu'une durée d'un mois à l'armistice. M. de -Caulaincourt eut sur ces trois points une conférence qui dura dix -heures, et parut n'avoir rien gagné <span class="pagenum"><a id="page596" name="page596"></a>(p. 596)</span> après une discussion -aussi longue. Il en référa à l'Empereur, qui était à Neumarkt, aux -portes de Breslau, et avait eu la prudence, trop rare chez lui, de ne -pas entrer dans cette ville, afin de ne pas s'ôter la possibilité de -la céder, s'il en fallait faire le sacrifice. Il s'était contenté d'y -envoyer un détachement des troupes du maréchal Ney.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Points contestés de l'armistice.</span> -Le ton, les exigences des commissaires alliés l'irritèrent -singulièrement<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Lien vers la note 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Il leur fit répondre que l'armistice ne lui était -pas nécessaire, tandis que pour eux il était indispensable; que si on -voulait donner à cette suspension d'armes le caractère d'une -capitulation, il allait marcher en avant et les rejeter au delà de la -Vistule, qu'ils seraient battus une troisième fois, une quatrième, -aussi souvent, en un mot, qu'ils s'exposeraient à rencontrer l'armée -française; que si, avec une pareille conviction, il consentait à -s'arrêter, c'était pour rendre à l'Europe des espérances de paix dont -elle avait besoin, et n'être pas accusé d'avoir fait évanouir ces -espérances; qu'il voulait la moitié de la Silésie au moins, qu'il -n'abandonnerait pas Hambourg, et que quant à Breslau, s'il y -renonçait, ce serait pure complaisance de sa part, car il en était -maître. Toutefois il évita de s'expliquer d'une manière absolue à cet -égard, laissant entrevoir que Breslau serait l'équivalent de Hambourg. -Mais il fut péremptoire relativement à la durée de l'armistice, disant -que stipuler un mois pour traiter tant de matières si difficiles, -c'était tracer <span class="pagenum"><a id="page597" name="page597"></a>(p. 597)</span> autour de lui le cercle de Popilius, qu'il -était habitué à y enfermer les autres, et pas du tout à y être enfermé -lui-même, et que voulant sérieusement d'un congrès, il demandait le -temps de le tenir, et de le faire aboutir à un résultat.—Par malheur -il ne le voulait pas franchement, et cherchait à se procurer le temps -d'armer, non celui de négocier.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Longues discussions.</span> -Les commissaires se revirent, et se mirent à disputer sur ces divers -thèmes, au village de Pleiswitz, après avoir pris la précaution de -stipuler une suspension d'armes provisoire pendant la durée de ces -pourparlers. Les commissaires alliés tenaient toujours à leurs -prétentions, sans néanmoins se montrer invincibles, car ils avaient de -l'armistice un besoin impérieux. -<span class="sidenote" title="En marge">Circonstance nouvelle qui influe sur la détermination de -Napoléon.</span> -De son côté Napoléon venait -d'apprendre une nouvelle qui le disposait à être un peu plus -accommodant. M. de Bassano, récemment arrivé de Paris à Dresde, -s'était transporté à Liegnitz pour y reprendre ses fonctions -diplomatiques à la suite du quartier général, et à peine à Liegnitz il -y avait été rejoint par M. de Bubna revenant de Vienne, et apportant -des explications détaillées sur tous les points que Napoléon avait -traités avec lui à Dresde les 17 et 18 mai dernier. Voici ce que M. de -Bubna racontait de son voyage et de ses négociations.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Retour de M. de Bubna au quartier général français avec les -propositions de l'Autriche modifiées.</span> -De retour à Vienne, il avait peint Napoléon comme plus débonnaire -encore qu'il ne l'avait trouvé, bien que Napoléon eût feint de se -montrer à lui plus accommodant qu'il ne voulait l'être. Il avait -surtout fait valoir sa disposition à recevoir les insurgés espagnols -dans un congrès, comme une concession inespérée, et mis un grand soin -à taire ses emportements contre <span class="pagenum"><a id="page598" name="page598"></a>(p. 598)</span> M. de Metternich. Il n'avait -parlé de ces emportements qu'à M. de Narbonne. Ce rapport très-adroit -avait infiniment satisfait l'empereur François, et M. de Metternich, -qui désiraient l'un et l'autre sortir de cette situation sans la -guerre. De plus ils avaient été fort contents des lettres de Napoléon, -et avaient tenu un certain compte des répugnances qu'il avait -manifestées à l'égard de quelques-unes des conditions proposées. Sur -la dissolution du grand-duché de Varsovie, sur son démembrement au -profit de la Prusse, de la Russie, de l'Autriche, sur l'abandon de -l'Illyrie à cette dernière, ils avaient considéré Napoléon comme -rendu, quoiqu'il ne l'eût pas formellement dit à M. de Bubna. Mais -puisque M. de Bubna l'avait trouvé plus tenace sur la renonciation au -protectorat de la Confédération du Rhin, et sur la restitution des -villes anséatiques, l'empereur François et M. de Metternich s'étaient -décidés sur ces deux points à admettre quelques modifications, et ils -avaient imaginé les suivantes, qui étaient de nature à sauver ce que -Napoléon appelait son honneur. Les provinces anséatiques ne seraient -restituées pour reconstituer les villes libres de Lubeck, Brême et -Hambourg, qu'à la paix avec l'Angleterre. De plus la question de la -Confédération du Rhin serait renvoyée également à la paix générale, à -celle qui comprendrait toutes les puissances de l'univers, même -l'Amérique. Si on ne traitait dans le moment qu'avec la Russie, la -Prusse et l'Autriche, on ajournerait ces deux points. Si au contraire -on traitait avec tout le monde, Napoléon pourrait bien faire à la paix -universelle, qui comprenait la paix maritime et devait <span class="pagenum"><a id="page599" name="page599"></a>(p. 599)</span> lui -procurer tant d'avantages et tant de lustre, le sacrifice des deux -points contestés.</p> - -<p>On avait donc réexpédié sur-le-champ M. de Bubna pour le quartier -général français, avec ces deux modifications, qui étaient en effet -fort importantes, et l'empereur François avait adressé une nouvelle -lettre à Napoléon, dans laquelle, répondant à la prière que celui-ci -lui avait faite de soigner son honneur, il disait ces mots: Le jour où -je vous ai donné ma fille, votre honneur est devenu le mien. Ayez -confiance en moi, et je ne vous demanderai rien dont votre gloire ait -à souffrir.—À tous ces témoignages, M. de Bubna devait ajouter la -déclaration formelle que l'Autriche n'était encore engagée avec -personne, et que si Napoléon acceptait les conditions de paix ainsi -modifiées, elle était prête à se lier avec lui par de nouveaux -articles joints au traité d'alliance du 14 mars 1812.</p> - -<p><span class="sidedate" title="En marge">Juin 1813.</span> -Telles étaient les dispositions de la cour de Vienne lorsque M. de -Bubna s'était remis en route, et elles étaient sincères, car à ce -moment l'Autriche n'avait pas encore entendu parler d'arrangement -direct entre la Russie et la France, elle n'avait donc ni -mécontentement, ni raison particulière de se hâter, et elle offrait -ces conditions parce qu'elle était assurée de les faire agréer à la -Russie et à la Prusse par la seule menace de s'unir à Napoléon. M. de -Bubna ayant fait diligence, était arrivé le 30 mai à Liegnitz, auprès -de M. de Bassano, et avait longuement exposé les propositions qu'on -l'avait chargé de faire. Malgré la froideur de M. de Bassano, il les -avait exposées avec bonne foi, et avec la chaleur <span class="pagenum"><a id="page600" name="page600"></a>(p. 600)</span> d'un homme -qui désirait réussir, pour son pays d'abord, et aussi pour sa gloire -personnelle. M. de Bassano rendit compte sur-le-champ, et par écrit, -de cette conférence à Napoléon, sans dire un seul mot pour appuyer ou -combattre des propositions dont le rejet est le plus grand malheur qui -soit jamais advenu à la France.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Napoléon obligé de se prononcer sur les propositions de -l'Autriche, se résout à l'armistice, pour gagner deux mois, et se -mettre en mesure par ses derniers préparatifs de ne subir aucune -condition.</span> -Certes une pareille nouvelle aurait dû sembler bien bonne à Napoléon, -car il dépendait de lui de terminer sa longue lutte avec l'Europe, et -de la terminer en obtenant un empire magnifique, en obtenant surtout -la paix maritime, qui par l'effet qu'elle devait produire aurait -couvert bien suffisamment le sacrifice de Hambourg et de la -Confédération du Rhin. Malheureusement cette communication l'irrita au -lieu de le satisfaire. Il y vit la résolution de l'Autriche -d'intervenir immédiatement, ce qui était vrai, et de ne pas laisser -prolonger les hostilités sans imposer son arbitrage. Or il fallait, ou -qu'il consentît à des conditions dont il ne voulait à aucun prix, même -modifiées, ou qu'il courût la chance d'avoir à l'instant même -l'Autriche sur les bras, et il ne pouvait être en mesure de faire face -à ce nouvel ennemi que sous deux mois. Ce fut donc le coup d'éperon -qui le décida à céder sur quelques points contestés de l'armistice. Au -lieu d'être accommodant avec l'Autriche qui lui demandait des -sacrifices définitifs, il le devint avec la Prusse et la Russie qui -n'exigeaient que des sacrifices provisoires. Il écrivit à M. de -Bassano en chiffres: Gagnez du temps, ne vous expliquez pas avec M. de -Bubna, emmenez-le avec vous à Dresde, et retardez le moment où nous -<span class="pagenum"><a id="page601" name="page601"></a>(p. 601)</span> serons obligés d'accepter ou de refuser les propositions -autrichiennes. Je vais conclure l'armistice, et alors le temps dont -j'ai besoin sera tout gagné. Si pourtant on persiste à exiger pour la -conclusion de cet armistice des conditions qui ne me conviennent pas, -je vous fournirai des thèmes pour prolonger les pourparlers avec M. de -Bubna, et pour me ménager les quelques jours qu'il me faudrait pour -rejeter les coalisés loin du territoire de l'Autriche.—</p> - -<p>Dans le moment, pour son malheur et le nôtre, Napoléon venait de -recevoir la nouvelle que le maréchal Davout était aux portes de -Hambourg, et serait certainement entré dans cette ville le 1<sup>er</sup> -juin. On était au 3; il imagina donc de résoudre la difficulté de -Hambourg, en disant dans l'armistice que relativement aux provinces -anséatiques, on accepterait ce que le sort des armes aurait décidé le -8 juin à minuit. Quant à Breslau, il accorda qu'on laisserait entre -les deux armées un terrain neutre d'une dizaine de lieues, lequel -comprendrait Breslau, et quant à la durée de l'armistice, qu'elle -s'étendrait jusqu'au 20 juillet, avec six jours de délai entre la -dénonciation de l'armistice et la reprise des hostilités, ce qui -conduirait jusqu'au 26 juillet, et ferait près de deux mois. Il envoya -ces conditions, avec injonction de rompre à l'instant même si elles -n'étaient pas admises.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Signature de l'armistice de Pleiswitz le 4 juin.</span> -M. de Caulaincourt les ayant présentées le 4 juin, les commissaires, -qui avaient ordre de céder si Breslau ne restait pas dans les mains de -Napoléon, cédèrent en effet, et cet armistice funeste, qui a été l'un -des plus grands malheurs de Napoléon, fut <span class="pagenum"><a id="page602" name="page602"></a>(p. 602)</span> signé le 4 juin. Il -fut convenu qu'on adopterait pour ligne de démarcation entre les deux -armées la Katzbach, afin de laisser Breslau en dehors comme neutre; -qu'après la Katzbach on prendrait l'Oder, ce qui nous assurait la -basse Silésie pour y stationner et y vivre; après l'Oder, l'ancienne -frontière qui avait toujours séparé la Saxe de la Prusse, ce qui -laissait en notre possession tous les États de la Saxe; enfin la ligne -de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à la mer, sauf ce qui serait advenu -des villes anséatiques. Il fut stipulé en outre que les garnisons -bloquées de la Vistule et de l'Oder seraient successivement -approvisionnées à prix d'argent. On apprit le jour même que Hambourg -et les villes anséatiques étaient rentrées dans les mains du maréchal -Davout, ce qui nous en assurait l'occupation pendant la suspension -d'armes.</p> - -<p><span class="sidenote" title="En marge">Caractère de ce funeste armistice.</span> -Tel fut ce déplorable armistice, qu'il fallait certainement accepter -si on voulait la paix, mais rejeter absolument si on ne la voulait -point, car il valait mieux dans ce cas achever sur-le-champ la ruine -des coalisés, et que Napoléon au contraire accepta justement parce -qu'il était opposé à cette paix, et qu'il désirait se procurer deux -mois pour achever ses armements, et être en mesure de refuser les -conditions de l'Autriche<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Lien vers la note 20"><span class="smaller">[20]</span></a>. Cette faute, qui procédait <span class="pagenum"><a id="page603" name="page603"></a>(p. 603)</span> de -toutes les autres, et les résumait à elle seule, faisait partie de -cette suite fatale de résolutions follement ambitieuses, qui devaient -précipiter la fin de son règne. Elle causa cependant, excepté chez les -Prussiens, une fausse et universelle joie dans toute l'Europe, parce -qu'elle avait une forte apparence de paix. -<span class="sidenote" title="En marge">Fin de la première campagne de Saxe, dite campagne du -printemps.</span> -Napoléon, en faisant entrer -son armée dans ses cantonnements, décréta la construction d'un -monument placé au sommet des Alpes, et qui porterait ces mots: -<span class="smcap">Napoléon au peuple français, en mémoire de ses généreux efforts contre -la coalition de 1813</span>.—Cette idée avait bien toute la grandeur de son -génie; mais, pour ce peuple français et même pour lui, il eût mieux -valu envoyer à Paris un traité de paix stipulant l'abandon de la -Confédération du Rhin, de Hambourg, de l'Illyrie, de l'Espagne, avec -ces mots: <span class="smcap">Sacrifices de Napoléon au peuple français</span>.—Napoléon fût -demeuré un personnage non pas plus poétique, mais plus véritablement -grand, et ce noble peuple n'eût pas perdu le fruit de son sang le plus -pur versé pendant vingt années.</p> - -<p class="p2 center smaller">FIN DU LIVRE QUARANTE-HUITIÈME<br /> - ET DU QUINZIÈME VOLUME.</p> -</div> - -<div class="chapter"> -<h2><span class="pagenum"><a id="page605" name="page605"></a>(p. 605)</span> TABLE DES MATIÈRES<br /> -CONTENUES<br /> -DANS LE TOME QUINZIÈME.</h2> - -<div class="toc"> -<p class="center">LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.</p> - -<p class="center">WASHINGTON ET SALAMANQUE.</p> - -<p>Événements qui se passaient en Europe pendant l'expédition de - Russie. — Situation difficile de l'Angleterre; détresse croissante - du commerce et des classes ouvrières; désir général de la - paix. — Assassinat de M. Perceval, principal membre du cabinet - britannique. — Sans la guerre de Russie, cette mort, quoique - purement accidentelle, aurait pu devenir l'occasion d'un - changement politique. — À tous les maux qui résultent pour - l'Angleterre du blocus continental s'ajoute le danger d'une - guerre imminente avec l'Union américaine. — Où en étaient restées - les questions de droit maritime entre l'Europe et - l'Amérique. — Renonciation de la part des Américains au système de - <em>non-intercourse</em>, en faveur des puissances qui leur restitueront - les légitimes droits de la neutralité. — Saisissant cette - occasion, Napoléon promet de révoquer les décrets de Berlin et de - Milan, si l'Amérique obtient le rappel des <em>ordres du conseil</em>, - ou si à défaut elle fait respecter son pavillon. — L'Amérique - accepte cette proposition avec empressement. — Négociation qui - dure plus d'une année pour obtenir de l'Angleterre la révocation - des <em>ordres du conseil</em>. — Entêtement de l'Angleterre dans son - système, et refus des propositions américaines, fondé sur ce que - la révocation des décrets de Berlin et de Milan n'est pas - sincère. — Puériles contestations de la diplomatie britannique sur - ce sujet. — Napoléon ne se bornant plus à une simple promesse de - révocation, rend le décret du 28 avril 1811, par lequel les - décrets de Berlin et de Milan sont, par rapport à l'Amérique, - révoqués purement et simplement. — L'Angleterre contestant encore - un fait devenu évident, les Américains sont disposés à lui - déclarer la guerre. — Dernières hésitations de leur part dues aux - procédés malentendus de Napoléon, et aux dispositions des divers - partis en Amérique. — État de ces partis. — Fédéralistes et - républicains. — Le président Maddisson. — La guerre résolue d'abord - pour 1811 est remise à 1812. — Les violences redoublées de - l'Angleterre, et surtout la <em>presse</em> exercée sur les matelots - américains, décident enfin le gouvernement de l'Union. — Le - président Maddisson propose une suite de mesures - militaires. — Vive agitation dans le congrès, et déclaration de - guerre à l'Angleterre. — Importance de cet événement, et - conséquences qu'il aurait pu avoir sans le désastre de Russie et - sans les événements d'Espagne. — État de la guerre dans la - Péninsule. — Dégoût croissant de Napoléon pour cette - guerre. — Situation dans laquelle il avait laissé les choses en - partant pour la Russie, et résolution qu'il avait prise de - déférer le commandement en chef au roi Joseph. — Comment ce - commandement avait été accepté dans les diverses armées qui - occupaient la Péninsule. — État des armées du Nord, de Portugal, - du Centre, d'Andalousie et d'Aragon. — Résistance à l'autorité de - Joseph dans tous les états-majors, excepté dans celui de l'armée - de Portugal, qui avait besoin de lui. — Projets de lord - Wellington, évidemment dirigés contre l'armée de - Portugal. — Joseph, éclairé par le maréchal Jourdan, son major - général, discerne parfaitement le danger dont on est menacé, et - le signale aux deux armées du Nord et d'Andalousie, qui sont - seules en mesure de secourir efficacement l'armée de - Portugal. — Refus des généraux Dorsenne et Caffarelli, qui sont - successivement appelés à commander l'armée du Nord. — Refus du - maréchal Soult, commandant en Andalousie, et ses longues - contestations avec Joseph. — Situation grave et difficile de - l'armée de Portugal, placée sous l'autorité du maréchal - Marmont. — Opérations préliminaires de lord Wellington au - printemps de 1812. — Voulant empêcher les armées d'Andalousie et - de Portugal de se porter secours l'une à l'autre, il exécute une - surprise contre les ouvrages du pont d'Almaraz sur le - Tage. — Enlèvement et destruction de ces ouvrages par le général - Hill les 18 et 19 mai. — Après ce coup hardi, lord Wellington - passe l'Aguéda dans les premiers jours de juin. — Sa marche vers - Salamanque. — Retraite du maréchal Marmont sur la Tormès. — Attaque - et prise des forts de Salamanque. — Retraite du maréchal Marmont - derrière le Douro. — Situation et force des deux armées en - présence. — Le maréchal Marmont, après avoir appelé à lui la - division des Asturies, et réuni environ quarante mille hommes, - n'attendant plus de secours ni de l'armée du Nord, ni de celle - d'Andalousie, ni même de celle du Centre, se décide à repasser le - Douro, afin de forcer les Anglais à rétrograder. — Il espère les - éloigner par ses manœuvres, sans être exposé à leur livrer - bataille. — Passage du Douro, marche heureuse sur la Tormès, et - retraite des Anglais sous Salamanque, à la position des - Arapiles. — Le maréchal Marmont essaye de manœuvrer encore - autour de la position des Arapiles, afin d'obliger lord - Wellington à rentrer en Portugal. — Au milieu de ces mouvements - hasardés, les deux armées s'abordent, et en viennent aux - mains. — Bataille de Salamanque, livrée et perdue le 22 - juillet. — Le maréchal Marmont, gravement blessé, est remplacé par - le général Clausel. — Funestes conséquences de cette - bataille. — Pendant qu'on la livrait, le roi Joseph, qui n'avait - pu décider les diverses armées à secourir celle de Portugal, - avait pris le parti de la secourir lui-même, mais sans l'en - avertir à temps. — Inutile marche de Joseph sur Salamanque à la - tête d'une force de treize à quatorze mille hommes. — Il passe - quelques jours au delà du Guadarrama, afin de ralentir les - progrès de lord Wellington, et de dégager l'armée de Portugal - vivement poursuivie. — Grâce à sa présence et à la vigueur du - général Clausel, on sauve les débris de l'armée de Portugal qu'on - recueille aux environs de Valladolid. — État moral et matériel de - cette armée, toujours malheureuse malgré sa vaillance. — Profond - chagrin de Joseph menacé d'avoir bientôt les Anglais dans sa - capitale. — N'ayant plus d'autre ressource, il ordonne, d'après le - conseil du maréchal Jourdan, l'évacuation de l'Andalousie. — Ses - ordres impératifs au maréchal Soult. — Après avoir poursuivi - quelques jours l'armée de Portugal, lord Wellington, ne résistant - pas au désir de faire à Madrid une entrée triomphale, abandonne - la poursuite de cette armée, et pénètre dans Madrid le 12 - août. — Joseph, obligé d'évacuer sa capitale, se retire vers la - Manche, et, désespérant d'être rejoint à temps par l'armée - d'Andalousie, se réfugie à Valence. — Horribles souffrances de - l'armée du Centre et des familles fugitives qu'elle traîne à sa - suite. — Elle trouve heureusement bon accueil et abondance de - toutes choses auprès du maréchal Suchet. — Le maréchal Soult, - averti par Joseph de sa retraite sur Valence, se décide enfin à - évacuer l'Andalousie, et prend la route de Murcie pour se rendre - à Valence. — Dépêches qu'il adresse à Napoléon afin d'expliquer sa - conduite. — Hasard qui fait tomber ces dépêches dans les mains de - Joseph. — Irritation de Joseph. — Son entrevue avec le maréchal - Soult à Fuente de Higuera le 3 octobre. — Conférence avec les - trois maréchaux Jourdan, Soult et Suchet sur le plan de campagne - à suivre pour reconquérir Madrid, et rejeter les Anglais en - Portugal. — Avis des trois maréchaux. — Sagesse du plan proposé par - le maréchal Jourdan, et adoption de ce plan. — Les deux armées - d'Andalousie et du Centre réunies marchent sur Madrid vers la fin - d'octobre. — Temps perdu par lord Wellington à Madrid; sa tardive - apparition devant Burgos. — Belle résistance de la garnison de - Burgos. — L'armée de Portugal renforcée oblige lord Wellington à - lever le siége de Burgos. — Alarmé de la concentration de forces - dont il est menacé, lord Wellington se retire de nouveau sous les - murs de Salamanque, et y prend position. — Pendant ce temps - Joseph, arrivé sur le Tage avec les armées du Centre et - d'Andalousie réunies, chasse devant lui le général Hill, - l'expulse de Madrid, rentre dans cette capitale le 2 novembre, et - en part immédiatement pour se mettre à la poursuite des - Anglais. — Son arrivée le 6 novembre au delà du - Guadarrama. — L'armée de Portugal, qui s'était arrêtée sur les - bords du Douro, se joint à lui. — Réunion de plus de quatre-vingt - mille Français, les meilleurs soldats de l'Europe, devant lord - Wellington à Salamanque. — Heureuse occasion de venger nos - malheurs. — Plan d'attaque, proposé par le maréchal Jourdan, - approuvé par tous les généraux et refusé par le maréchal - Soult. — Joseph, craignant qu'un plan désapprouvé par le général - de la principale armée ne soit mal exécuté, renonce au plan du - maréchal Jourdan, et laisse au maréchal Soult le choix et la - responsabilité de la conduite à tenir. — Le maréchal Soult passe - la Tormès à un autre point que celui qu'indiquait le maréchal - Jourdan, et voit s'échapper l'armée anglaise. — Lord Wellington - n'ayant que quarante mille Anglais et tout au plus vingt mille - Portugais et Espagnols, enveloppé par plus de quatre-vingt mille - Français, réussit à se retirer sain et sauf en Portugal. — Juste - mécontentement des trois armées françaises contre leurs chefs, et - leur entrée en cantonnements. — Retour de Joseph à - Madrid. — Fâcheuses conséquences de cette campagne, qui, - s'ajoutant au désastre de Moscou, aggravent la situation de la - France. — Joie en Europe, surtout en Allemagne, et soulèvement - inouï des esprits à l'aspect des malheurs imprévus de Napoléon. -<span class="ralign"><a href="#page1">1 à 150</a></span></p> - -<p class="p2 center">LIVRE QUARANTE-SEPTIÈME.</p> - -<p class="center">LES COHORTES.</p> - -<p>Rapide voyage de Napoléon. — Il ne se fait connaître qu'à Varsovie - et à Dresde, et seulement des ministres de France. — Arrivée - subite à Paris le 18 décembre à minuit. — Réception le 19 des - ministres et des grands dignitaires de l'Empire. — Napoléon prend - l'attitude d'un souverain offensé, qui a des reproches à faire au - lieu d'en mériter, et affecte d'attacher une grande importance à - la conspiration du général Malet. — Réception solennelle du Sénat - et du Conseil d'État. — Violente invective contre - l'idéologie. — Afin d'attirer l'attention publique sur l'affaire - Malet, et de la détourner des événements de Russie, on défère au - Conseil d'État M. Frochot, préfet de la Seine, accusé d'avoir - manqué de présence d'esprit le jour de la conspiration. — Ce - magistrat est condamné, et privé de ses fonctions. — Napoléon, - frappé du danger que courrait sa dynastie, s'il venait à être - tué, songe à instituer d'avance la régence de - Marie-Louise. — L'archichancelier Cambacérès chargé de préparer un - sénatus-consulte sur cet objet. — Soins plus importants qui - absorbent Napoléon. — Activité et génie administratif qu'il - déploie pour réorganiser ses forces militaires. — Ses projets pour - la levée de nouvelles troupes et pour la réorganisation des corps - presque entièrement détruits en Russie. — Il reçoit des bords de - la Vistule des nouvelles qui le détrompent sur la situation de la - grande armée, et qui lui prouvent que le mal depuis son départ a - dépassé toutes les prévisions. — Joie des Prussiens lorsqu'ils - acquièrent la connaissance entière de nos désastres. — À leur joie - succède une violence de passion inouïe contre nous. — Arrivée de - l'empereur Alexandre à Wilna, et son projet de se présenter comme - le libérateur de l'Allemagne. — Actives menées des réfugiés - allemands réunis autour de sa personne. — Efforts tentés auprès - du général d'York, commandant le corps prussien auxiliaire. — Ce - corps en retraite de Riga sur Tilsit abandonne le maréchal - Macdonald, et se livre aux Russes. — Dangers du maréchal Macdonald - resté avec quelques mille Polonais au milieu des armées - ennemies. — Il parvient à se retirer sain et sauf sur Tilsit et - Lobiau. — Le quartier général français évacue Kœnigsberg, et se - replie du Niémen sur la Vistule. — Macdonald et Ney, l'un avec la - division polonaise Grandjean, l'autre avec la division Heudelet, - couvrent comme ils peuvent cette évacuation - précipitée. — Officiers, généraux et cadres vides courant sur - Dantzig et Thorn. — Il ne reste au quartier général que neuf à dix - mille hommes de toutes nations et de toutes armes, pour résister - à la poursuite des Russes. — Murat démoralisé se retire à Posen, - et finit par quitter l'armée en laissant le commandement au - prince Eugène. — Effet que produit dans toute l'Allemagne la - défection du général d'York. — Mouvement extraordinaire d'opinion - secondé par les sociétés secrètes, et vœu unanime de se réunir - à la Russie contre la France. — Immense popularité de l'empereur - Alexandre. — Premières impressions du roi de Prusse, et son - empressement à désavouer le général d'York. — Son embarras entre - les engagements contractés envers la France, et la contrainte - qu'exerce sur lui l'opinion publique de l'Allemagne. — Il se - retire en Silésie, et prend une sorte de position intermédiaire, - d'où il propose certaines conditions à Napoléon. — Contre-coup - produit à Vienne par le mouvement général des esprits. — Situation - de l'empereur François qui a marié sa fille à Napoléon, et de M. - de Metternich qui a conseillé ce mariage. — Leur crainte de s'être - trompés en adoptant trop tard la politique d'alliance avec la - France. — Désir de modifier cette politique, et de s'entremettre - entre la France et la Russie, afin d'amener la paix, et de - profiter des circonstances pour rétablir l'indépendance de - l'Allemagne. — Sages conseils de l'empereur François et de M. de - Metternich à Napoléon, et offre de la médiation - autrichienne. — Comment Napoléon reçoit ces nouvelles arrivant - coup sur coup à Paris. — Il donne un nouveau développement à ses - plans pour la reconstitution des forces de la France. — Emploi des - cohortes. — Levée de cinq cent mille hommes. — Napoléon convoque un - conseil d'affaires étrangères pour lui soumettre ces mesures, et - le consulter sur l'attitude à prendre à l'égard de - l'Europe. — Sans repousser la paix, Napoléon veut en parler, en - laisser parler, mais ne la conclure qu'après des victoires qui - lui rendent la situation qu'il a perdue. — Diversité des opinions - qui se produisent autour de lui. — La majorité se prononce pour de - grands armements, et en même temps pour de promptes négociations - par l'entremise de l'Autriche. — Napoléon, à qui il convient de - négocier pendant qu'il se prépare à combattre, accepte la - médiation de l'Autriche, mais en indiquant des bases de - pacification qui ne sont pas de nature à lui concilier cette - puissance. — Réponse peu encourageante adressée à la - Prusse. — Immense activité administrative déployée pendant ces - négociations. — État de l'opinion publique en France. — On déplore - les fautes de Napoléon, mais on est d'avis de faire un grand et - dernier effort pour repousser l'ennemi, et de conclure ensuite la - paix. — Aux levées ordonnées se joignent des dons - volontaires. — Emploi que fait Napoléon des 500 mille hommes mis à - sa disposition. — Réorganisation des corps de l'ancienne armée - sous les maréchaux Davout et Victor. — Création, au moyen des - cohortes et des régiments provisoires, de quatre corps nouveaux, - un sur l'Elbe, sous le général Lauriston, deux sur le Rhin, sous - les maréchaux Ney et Marmont, un en Italie, sous le général - Bertrand. — Réorganisation de l'artillerie et de la - cavalerie. — Moyens financiers imaginés pour suffire à ces vastes - armements. — Napoléon, tandis qu'il s'occupe de ces préparatifs, - veut faire quelque chose pour ramener les esprits, et songe à - terminer ses démêlés avec le Pape. — Translation du Pape de Savone - à Fontainebleau. — Napoléon y envoie les cardinaux de Bayane et - Maury, l'archevêque de Tours et l'évêque de Nantes, pour préparer - Pie VII à une transaction. — Le Pape déjà d'accord avec Napoléon - sur l'institution canonique, est disposé à accepter un - établissement à Avignon, pourvu qu'on ne le force pas à résider à - Paris. — Lorsqu'on est près de s'entendre, Napoléon se transporte - à Fontainebleau, et par l'ascendant de sa présence et de ses - entretiens décide le Pape à signer le Concordat de Fontainebleau, - qui consacre l'abandon de la puissance temporelle du - Saint-Siége. — Fêtes à Fontainebleau. — Grâces prodiguées au - clergé. — Rappel des cardinaux exilés. — Les cardinaux revenus - auprès du Pape lui inspirent le regret de ce qu'il a fait, et le - disposent à ne pas exécuter le Concordat de - Fontainebleau. — Napoléon feint de ne pas s'en - apercevoir. — Content de ce qu'il a obtenu, il convoque le Corps - législatif, et lui annonce ses résolutions. — Marche des - événements en Allemagne. — Enthousiasme croissant des - Allemands. — Le roi de Prusse, dominé par ses sujets, se montre - fort irrité des refus de Napoléon, et s'éloigne de plus en plus - de notre alliance. — Les Russes, quoique partagés sur la - convenance militaire d'une nouvelle marche en avant, s'y décident - par le désir d'entraîner le roi de Prusse. — Ils s'avancent sur - l'Oder, et obligent le prince Eugène à évacuer successivement - Posen et Berlin. — Nouveau mouvement rétrograde des armées - françaises, et leur établissement définitif sur la ligne de - l'Elbe. — Le roi de Prusse séparé des Français, et entouré des - Russes, se livre à ceux-ci, et rompt son alliance avec la - France. — Traité de Kalisch. — Arrivée d'Alexandre à Breslau, et - son entrevue avec Frédéric-Guillaume. — Effet produit en Allemagne - par la défection de la Prusse. — Insurrection de - Hambourg. — Demi-défection de la cour de Saxe, et retraite de - cette cour à Ratisbonne. — Influence de ces nouvelles à - Vienne. — Le peuple autrichien fort ému commence lui-même à - demander la guerre contre la France. — La cour d'Autriche, ferme - dans sa résolution de rétablir sa situation et celle de - l'Allemagne sans s'exposer à la guerre, s'efforce de résister à - l'entraînement des esprits, et d'amener la France à une - transaction. — Conseils de M. de Metternich. — Napoléon, peu - troublé par ces événements, profite de l'occasion pour demander - de nouvelles levées. — Sa manière de répondre aux vues de - l'Autriche. — Ne tenant aucun compte des désirs de cette - puissance, il lui propose de détruire la Prusse, et d'en prendre - les dépouilles. — Choix de M. de Narbonne pour remplacer à Vienne - M. Otto, et y faire goûter la politique de Napoléon. — Napoléon - avant de quitter Paris se décide à confier la régence à - Marie-Louise, et à lui déléguer le gouvernement intérieur de la - France. — Ses entretiens avec l'archichancelier Cambacérès sur ce - sujet, et ses pensées sur sa famille et l'avenir de son - fils. — Cérémonie solennelle dans laquelle il investit - Marie-Louise du titre de régente. — Avant de partir il a le temps - de voir le prince de Schwarzenberg, dont il écoute à peine les - communications. — Confiance dont il est plein. — Chagrin de - l'Impératrice. — Départ pour l'armée. -<span class="ralign"><a href="#page151">151 à 391</a></span></p> - -<p class="p2 center">LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.</p> - -<p class="center">LUTZEN ET BAUTZEN.</p> - -<p>Suite de la mission du prince de Schwarzenberg. — Ce prince quitte - Paris après avoir essayé de dire à l'Impératrice et à M. de - Bassano ce qu'il n'a osé dire à Napoléon. — Ce qui s'est passé à - Vienne depuis la défection de la Prusse. — La cour d'Autriche - persévère plus que jamais dans son projet de médiation armée, et - veut imposer aux puissances belligérantes une paix toute - favorable à l'Allemagne. — Efforts de cette cour pour ménager des - adhérents à sa politique. — Ce qu'elle a fait auprès du roi de - Saxe, retiré à Ratisbonne, pour en obtenir la disposition des - troupes saxonnes et des places fortes de l'Elbe, et la - renonciation au grand-duché de Varsovie. — L'Autriche ayant obtenu - du roi Frédéric-Auguste la faculté de disposer de ses forces - militaires, en profite pour se débarrasser de la présence du - corps polonais à Cracovie. — Ne voulant pas rentrer en lutte avec - les Russes, elle conclut un arrangement secret avec eux, par - lequel elle doit retirer sans combattre le corps auxiliaire, et - ramener le prince Poniatowski dans les États - autrichiens. — Négociations de l'Autriche avec la Bavière. — M. de - Narbonne arrive à Vienne sur ces entrefaites. — Accueil empressé - qu'il reçoit de l'empereur et de M. de Metternich. — M. de - Metternich cherche à lui persuader qu'il faut faire la paix, et - lui laisse entendre qu'on ne pourra obtenir qu'à ce prix l'appui - sérieux de l'Autriche. — Il lui insinue de nouveau quelles - pourront être les conditions de cette paix. — M. de Narbonne ayant - reçu de Paris ses dernières instructions, transmet à la cour de - Vienne les importantes communications dont il est - chargé. — D'après ces communications, l'Autriche doit sommer la - Russie, la Prusse et l'Angleterre de poser les armes, leur offrir - ensuite la paix aux conditions indiquées par Napoléon, et si - elles s'y refusent, entrer avec cent mille hommes en Silésie, - afin d'en opérer la conquête pour elle-même. — Manière dont M. de - Metternich écoute ces propositions. — Il paraît les accepter, - déclare que l'Autriche prendra le rôle actif qu'on lui - conseille, offrira la paix aux nations belligérantes, mais à des - conditions qu'elle se réserve de fixer, et pèsera de tout son - poids sur la puissance qui refuserait d'y souscrire. — M. de - Narbonne, s'apercevant bientôt d'un sous-entendu, veut - s'expliquer avec M. de Metternich, et lui demande si, dans le cas - où la France n'accepterait pas les conditions autrichiennes, - l'Autriche tournerait ses armes contre elle. — M. de Metternich - cherche d'abord à éluder cette question, puis répond nettement - qu'on agira contre quiconque se refuserait à une paix équitable, - en ayant du reste toute partialité pour la France. — Évidence de - la faute qu'on a commise, en poussant soi-même l'Autriche à - devenir médiatrice, d'alliée qu'elle était. — Tout à coup on - apprend que le corps d'armée du prince de Schwarzenberg rentre en - Bohême, au lieu de se préparer à reprendre les hostilités, que le - corps polonais doit traverser sans armes le territoire - autrichien, que le roi de Saxe se retire de Ratisbonne à Prague - pour se jeter définitivement dans les bras de - l'Autriche. — Nouvelles réclamations de M. de Narbonne. — Il - insiste pour que le corps autrichien, conformément au traité - d'alliance, reste aux ordres de la France, et demande - formellement si ce traité existe encore. — M. de Metternich refuse - de répondre à cette question. — M. de Narbonne attend, pour - insister davantage, de nouveaux ordres de sa cour. — Surprise et - irritation de Napoléon, arrivé à Mayence, en apprenant la - retraite du corps autrichien, et surtout le projet de désarmer le - corps polonais. — Il ordonne au prince Poniatowski de ne déposer - les armes à aucun prix, et enjoint à M. de Narbonne, sans - toutefois provoquer un éclat, de faire expliquer la cour - d'Autriche, et de tâcher de pénétrer le secret de la conduite du - roi de Saxe. — Napoléon, au surplus, se promet de mettre bientôt - un terme à ces complications par sa prochaine entrée en - campagne. — Ses dispositions militaires à Mayence. — Bien qu'il ait - préparé les éléments d'une armée active de 300 mille hommes, et - d'une réserve de près de 200 mille, Napoléon n'en peut réunir que - 190 ou 200 mille au début des hostilités. — Son plan de - campagne. — Situation des coalisés. — Forces dont ils disposent - pour les premières opérations. — L'Autriche ne voulant pas se - joindre à eux avant d'avoir épuisé tous les moyens de - négociation, ils sont réduits à 100 ou 110 mille hommes pour un - jour de bataille. — Composition de leur état-major. — Mort du - prince Kutusof, le 28 avril, à Bunzlau. — Marche des coalisés sur - l'Elster, et de Napoléon sur la Saale. — Habiles combinaisons de - Napoléon pour se joindre au prince Eugène. — Arrivée de Ney à - Naumbourg, du prince Eugène à Mersebourg. — Beau combat de Ney à - Weissenfels le 29 avril, et jonction des deux armées - françaises. — Vaillante conduite de nos jeunes conscrits devant - les masses de la cavalerie russe et prussienne. — Arrivée de - Napoléon à Weissenfels, et marche sur Lutzen le 1<sup>er</sup> mai. — Mort - de Bessières, duc d'Istrie. — Projets de Napoléon en présence de - l'ennemi. — Il médite de marcher sur Leipzig, d'y passer l'Elster, - et de se rabattre ensuite dans le flanc des coalisés. — Position - assignée au maréchal Ney, près du village de Kaja, pour couvrir - l'armée pendant le mouvement sur Leipzig. — Tandis que Napoléon - veut tourner les coalisés, ceux-ci songent à exécuter contre lui - la même manœuvre, et se préparent à l'attaquer à Kaja. — Plan - de bataille proposé par le général Diebitch, et adopté par les - souverains alliés. — Le corps de Ney subitement - attaqué. — Merveilleuse promptitude de Napoléon à changer ses - dispositions, et à se rabattre sur Lutzen. — Mémorable bataille de - Lutzen. — Importance et conséquences de cette bataille. — Napoléon - poursuit les coalisés vers Dresde, et dirige Ney sur - Berlin. — Marche vers l'Elbe. — Entrée à Dresde. — Passage de - l'Elbe. — Maître de la capitale de la Saxe, Napoléon somme le roi - Frédéric-Auguste d'y revenir sous peine de déchéance. — Ce qui - s'était passé à Vienne pendant que Napoléon livrait la bataille - de Lutzen. — M. de Narbonne recevant l'ordre de faire expliquer - l'Autriche relativement au corps auxiliaire et au corps polonais, - insiste auprès de M. de Metternich, et lui remet une note - catégorique. — Prières de M. de Metternich pour détourner M. de - Narbonne de cette démarche. — M. de Narbonne ayant persisté, le - cabinet de Vienne répond que le traité d'alliance du 14 mars 1812 - n'est plus applicable aux circonstances actuelles. — On reçoit à - Vienne les nouvelles du théâtre de la guerre. — Bien que les - coalisés se vantent d'être vainqueurs, les résultats démontrent - bientôt qu'ils sont vaincus. — Satisfaction apparente de M. de - Metternich. — Empressement du cabinet de Vienne à se saisir - maintenant de son rôle de médiateur, et envoi de M. de Bubna à - Dresde pour communiquer les conditions qu'on croirait pouvoir - faire accepter aux puissances belligérantes, ou pour lesquelles - du moins on serait prêt à s'unir à la France. — Napoléon, en - apprenant ce qu'a fait M. de Narbonne, regrette qu'on ait poussé - l'Autriche aussi vivement, mais la connaissance précise des - conditions de cette puissance l'irrite au dernier point. — Il - prend la résolution de s'aboucher directement avec la Russie et - l'Angleterre, d'annuler ainsi le rôle de l'Autriche après avoir - voulu le rendre trop considérable, et de faire contre elle des - préparatifs militaires qui la réduisent à subir la loi, au lieu - de l'imposer. — En attendant, ordre à M. de Narbonne de cesser - toute insistance, et de s'enfermer dans la plus extrême - réserve. — Napoléon envoie le prince Eugène à Milan pour y - organiser l'armée d'Italie, et prépare de nouveaux armements dans - la supposition d'une guerre avec l'Europe entière. — Réception du - roi de Saxe à Dresde. — Napoléon se dispose à partir de Dresde, - afin de pousser les coalisés de l'Elbe à l'Oder, en leur livrant - une seconde bataille. — Leur plan de s'arrêter à Bautzen, et d'y - combattre à outrance étant bien connu, Napoléon, au lieu - d'envoyer le maréchal Ney sur Berlin, le dirige sur - Bautzen. — Arrivée de M. de Bubna à Dresde au moment ou Napoléon - allait en partir. — Habileté de M. de Bubna à supporter la - première irritation de Napoléon, et à l'adoucir. — Explication - qu'il donne des conditions de l'Autriche. — Modifications avec - lesquelles Napoléon les accepterait peut-être. — Napoléon feint de - se laisser adoucir, pour gagner du temps et pouvoir achever ses - nouveaux armements. — Il consent à un congrès où seront appelés - même les Espagnols, et à un armistice dont il se propose de - profiter pour s'aboucher directement avec la Russie. — Départ de - M. de Bubna avec la réponse de Napoléon pour son beau-père. — À - peine M. de Bubna est-il parti que Napoléon, conformément à ce - qui a été convenu, envoie M. de Caulaincourt au quartier général - russe, sous le prétexte de négocier un armistice. — Départ de - Napoléon pour Bautzen. — Distribution de ses corps d'armée, et - marche du maréchal Ney, avec soixante mille hommes, sur les - derrières de Bautzen. — Description de la position de Bautzen, - propre à livrer deux batailles. — Bataille du 20 mai. — Seconde - bataille du 21, dans laquelle les formidables positions des - Prussiens et des Russes sont emportées après avoir été - vaillamment défendues. — Le lendemain 22, Napoléon pousse, l'épée - dans les reins, les coalisés sur l'Oder. — Combat de Reichenbach - et mort de Duroc. — Arrivée sur les bords de l'Oder et occupation - de Breslau. — Détresse des souverains coalisés, et nécessité pour - eux de conclure un armistice. — Après avoir refusé de recevoir M. - de Caulaincourt de peur d'inspirer des défiances à l'Autriche, - ils envoient des commissaires aux avant-postes afin de négocier - un armistice. — Ces commissaires s'abouchent avec M. de - Caulaincourt. — Leurs prétentions. — Refus péremptoire de - Napoléon. — Pendant les derniers événements militaires, M. de - Bubna se rend à Vienne. — Il y fait naître une sorte de joie par - l'espérance de vaincre la résistance de Napoléon aux conditions - de paix proposées, moyennant certaines modifications auxquelles - on consent, et il revient au quartier général - français. — Napoléon, se sentant serré de près par l'Autriche, - allègue ses occupations militaires pour ne pas recevoir - immédiatement M. de Bubna, et le renvoie à M. de - Bassano. — S'apercevant toutefois qu'il sera obligé de se - prononcer sous quelques jours, et qu'il aura, s'il refuse leurs - conditions, les Autrichiens sur les bras, il consent à un - armistice qui sauve les coalisés de leur perte totale, et signe - cet armistice funeste, non dans la pensée de négocier, mais dans - celle de gagner deux mois pour achever ses armements. — Conditions - de cet armistice, et fin de la première campagne de Saxe, dite - campagne du printemps. -<span class="ralign"><a href="#page392">392 à 603</a></span></p> - -<p class="p2 center">FIN DE LA TABLE DU QUINZIÈME VOLUME.</p> -</div> -</div> - -<div class="chapter"> - -<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a> -<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Le maréchal Jourdan, toujours juste, toujours vrai dans -ses Mémoires, imprimés en entier, sauf quelques légers retranchements, -dans les Mémoires du roi Joseph, n'a point expliqué cette singulière -omission, qui fut ici un vrai malheur, car elle fut cause que le -maréchal Marmont, ne comptant pas sur l'arrivée de l'armée du Centre, -ne l'attendit point. Du reste c'est sur la lenteur des résolutions que -le maréchal Jourdan, complet dans toutes ses autres explications, a de -la peine à se justifier, parce que presque toujours en faisant agir -Joseph sagement, il le faisait agir trop lentement. Il eût fallu en -effet bien plus d'ardeur et de jeunesse que n'en avait l'illustre -maréchal, pour donner à Joseph une vivacité d'impulsion que ce prince -n'avait pas, et dont il aurait eu grand besoin. C'est le jugement que -porta Napoléon sur toute cette affaire, quand il fut apaisé à l'égard -de la bataille de Salamanque, et qu'il devint plus juste envers son -frère et envers le major général. Il approuva leurs déterminations, -mais les jugea tardives. Dans le premier moment d'irritation il se -montra beaucoup plus sévère parce qu'il ignorait les faits, qu'il ne -sut jamais complétement; un peu mieux instruit plus tard et un peu -calmé, il s'en tint au reproche de lenteur, mais il y persista.</p> - -<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a> -<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: Le maréchal Soult à Almanza, même après avoir pris à la -faible armée du Centre les 2 mille hommes qu'il réclamait depuis -longtemps, ne s'attribuait que 33 mille hommes d'infanterie, et 6 -mille de cavalerie, ce qui aurait fait en tout 39 mille, et 37 avant -l'adjonction des 2 mille pris à Joseph. Le maréchal Jourdan, pour ne -pas contester sur les chiffres, ayant à contester déjà sur le plan, -attribuait dans son mémoire 39 à 40 mille hommes au maréchal Soult, et -partait de cette base pour raisonner sur les opérations à exécuter. -Mais en étudiant les documents, on reconnaît bientôt que ce chiffre -n'était pas exact, et ne pouvait pas l'être. La force du maréchal -Soult en avril 1812 était de 56 à 57 mille hommes, les non combattants -déduits, et je ne parle pas d'après les assertions du ministre de la -guerre, qui donne toujours des chiffres supérieurs à ceux fournis par -les généraux, parce que la tendance de celui qui paye est de grossir -les nombres, et la tendance de celui qui les emploie de les diminuer; -je parle d'après le chiffre fourni par le chef d'état-major de l'armée -d'Andalousie, au 1<sup>er</sup> avril 1812, après la perte de Badajoz et de sa -garnison. Or il n'y avait eu aucune action sérieuse du mois d'avril au -mois d'août 1812 en Andalousie, et ce serait trop accuser -l'administration du maréchal Soult que d'admettre qu'à ne rien faire -il eût perdu 21 mille hommes, puisque des 58 il n'en serait resté que -37. Évidemment le chiffre de 37 mille hommes à Almanza ne peut pas -être le chiffre véritable. Le maréchal avait dû faire des pertes en -route, cela n'est pas douteux; mais quand il aurait perdu 5 ou 6 mille -hommes si l'on veut, ce qui révélerait un étrange désordre dans la -marche, il serait resté encore à expliquer la perte de 15 mille. Qu'en -évacuant on laissât des malades, des blessés dans les hôpitaux, il -n'est que trop probable que le nombre des hommes restés ainsi en -arrière dut être grand, mais il portait sur les non combattants, déjà -défalqués du calcul dont il s'agit ici. Le maréchal Soult comptait -donc plus de 37 mille hommes à Almanza. Voilà ce que le simple bon -sens indique. Mais en lisant certaines pièces qui ne se trouvent pas -dans les Mémoires du roi Joseph, on découvre bientôt la vérité. Le -maréchal Suchet, dans le mémoire présenté à Joseph, en même temps que -ceux des maréchaux Jourdan et Soult, discute la force de chacun des -corps d'après les états fournis; et le maréchal Suchet, à qui on -demandait des vivres, devait connaître cette force mieux que le -maréchal Jourdan, qui acceptait sur parole les chiffres allégués dans -la discussion. Or, on voit dans ce mémoire qu'avec les 2 mille hommes -pris à l'armée du Centre, le maréchal Soult avait 45 mille hommes -disponibles à Almanza, ce qui le ramène à 43 mille hommes, chiffre le -plus vraisemblable, et encore pour comprendre ce chiffre, qui laisse -sur les états d'avril un manquant de 14 mille hommes à expliquer, il -faut savoir que dans l'armée d'Andalousie il y avait une infinité de -soldats du génie et de la grosse artillerie employés au siége de -Cadix, qui ne pouvaient pas servir en ligne, et qu'on laissa à Valence -avec les malades et les blessés; il faut savoir aussi qu'il y avait -des vétérans peu propres à une longue marche. Mais même avec cette -défalcation il est difficile de trouver les 14 mille manquants, et il -faut supposer que pendant l'évacuation et sous l'influence des -chaleurs, même sans être poursuivi, on perdit beaucoup de monde. Le -chiffre de 45 à 46 mille hommes est donc le moindre qu'on puisse -attribuer à l'armée d'Andalousie. Nous ajouterons que les forces qu'on -eut quelque temps après à Madrid, et à la seconde rencontre devant -Salamanque, rendent l'exactitude de ce chiffre tout à fait -vraisemblable. C'est pourquoi nous l'avons admis, mais après beaucoup -de comparaisons, comme tous ceux que nous adoptons dans nos récits.</p> - -<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a> -<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Celui que nous avons connu depuis comme ambassadeur à -Paris après la mort de Ferdinand VII, et pendant la régence de la -reine Christine.</p> - -<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a> -<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: Voici la preuve de ce fait, qui serait difficile à croire -sans le document que nous citons.</p> - -<p class="center">«<i>Au vice-roi.</i></p> - -<p>»Je reçois votre lettre du 16. Je vous ai déjà fait connaître que je -vois avec plaisir le commandement de l'armée entre vos mains. Je -trouve la conduite du roi (de Naples) extravagante, et telle qu'il ne -s'en faut de rien que je ne le fasse arrêter pour l'exemple, etc....</p> - -<p class="date">»Fontainebleau, 23 janvier 1813.»</p> - -<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a> -<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Je ne trace point des tableaux de fantaisie, je ne -rapporte que ce que j'ai lu dans les bulletins de la police impériale -adressés à Napoléon.</p> - -<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a> -<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: J'emprunte ces détails à des rapports militaires mis sous -les yeux de Napoléon.</p> - -<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a> -<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Je rapporte le témoignage des autorités françaises en -Italie.</p> - -<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a> -<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Ce nombre de 36 régiments d'infanterie paraîtra peut-être -bien peu considérable, comparé au total de la grande armée, qui était, -avons-nous dit, de 612 mille hommes sans les Autrichiens. Mais il -s'expliquera facilement si on songe qu'il s'agit ici seulement de la -portion de la grande armée qui pénétra dans l'intérieur de la Russie, -que le nombre des bataillons de guerre était de cinq par régiment, ce -qui faisait 180 bataillons, c'est-à-dire 180 mille hommes d'infanterie -au départ, qu'il restait en dehors de ces 36 régiments la garde -impériale, les alliés de toute nature, Polonais, Italiens, Saxons, -Bavarois, Westphaliens, Wurtembergeois, Prussiens, etc.</p> - -<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a> -<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: C'est avec les comptes de Napoléon sous les yeux que nous -donnons ces détails.</p> - -<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a> -<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Napoléon à Sainte-Hélène a déploré le choix de M. de -Narbonne, et en rendant justice aux rares talents, au zèle de cet -ambassadeur, a dit que par ses qualités mêmes il avait été funeste, en -poussant trop tôt l'Autriche à jeter le masque. Il est bien vrai que -M. de Narbonne fut peut-être trop clairvoyant et trop entreprenant à -Vienne; mais on va voir qu'il était bien moins coupable que ses -instructions, et que la faute très-réelle, que Napoléon, débarrassé à -Sainte-Hélène de tous ses préjugés, apercevait trop tard, était celle -du gouvernement français et non pas celle de M. de Narbonne lui-même. -La suite de ce récit va bientôt éclaircir ce point d'histoire si -curieux et si triste.</p> - -<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a> -<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: La correspondance du prince Eugène, du duc de Valmy, du -général Lauriston, du maréchal Marmont, et celle des ministres -français à l'étranger, constatent le fait d'une manière certaine.</p> - -<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a> -<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Il existe sur ce sujet, et dictées par Napoléon, les -lettres les plus curieuses et les plus détaillées. Il veut qu'on -enseigne deux choses et toujours les mêmes aux conscrits: la formation -en carré, et puis le déploiement en ligne de bataille, ou le -reploiement en colonnes d'attaque sous la protection du feu de la -division du centre. Ces manœuvres devaient s'exécuter en route, de -manière à utiliser le temps des marches.</p> - -<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a> -<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Ce secret est resté un mystère; mais la lecture -attentive des papiers de Napoléon, de ses correspondances, de ses -notes, de ses ordres administratifs et militaires, ne nous a laissé -aucun doute à cet égard, et c'est pour cela que nous n'hésitons pas à -présenter comme une certitude historique le fait que nous venons de -rapporter.</p> - -<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a> -<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Voici une lettre intéressante au duc de Rovigo, qui -révèle ce genre de sollicitude.</p> - -<p class="center">«<i>Au ministre de la police.</i></p> - -<p class="date">»Erfurt, le 26 avril 1813.</p> - -<p>»Mon intention n'est pas que vous remettiez directement à -l'Impératrice vos mémoires sur les affaires de police. Ce ne peut -avoir aucun avantage, et j'y vois des inconvénients. L'Impératrice est -trop jeune pour lui gâter l'esprit ou l'inquiéter par des détails de -police. Vous ne devez donc adresser qu'à l'archichancelier la copie -des rapports que vous me remettrez. L'archichancelier ne lui remettra -que ce qu'il est bon qu'elle sache, et en traitant ces sortes -d'affaires le plus légèrement possible.»</p> - -<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a> -<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Ici encore, je ne m'en fie pas à des conjectures. Je -raconte les faits d'après des pièces authentiques, d'après des lettres -de Napoléon au prince Eugène, lettres où tous ces faits sont rappelés -ou consignés, et toujours motivés longuement.</p> - -<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a> -<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: Le grand Frédéric y avait livré la bataille dite de -Hochkirch.</p> - -<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a> -<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Sur les lieux mêmes que j'ai visités récemment encore, -ce ruisseau ne porte aucun nom que celui qu'on donne à la plupart des -ruisseaux dans tous les pays, <em>ruisseau du moulin</em>; mais, sur un plan -allemand fort détaillé et fort bien fait, dont il existe un exemplaire -au dépôt de la guerre, il porte le nom de <i>Bloesaer-Wasser</i>, que -j'emploie ici pour le désigner plus facilement dans le cours de mon -récit.</p> - -<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a> -<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Entre autres le major saxon Odeleben, qui, attaché à -Napoléon comme officier d'état-major, a rendu compte des circonstances -les plus minutieuses de la campagne de Saxe.</p> - -<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a> -<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: Nous possédons aux archives toute la correspondance de -Napoléon avec M. de Caulaincourt pendant la négociation de cet -armistice, et c'est d'après cette correspondance elle-même que j'écris -ce récit.</p> - -<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a> -<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Nous n'en sommes point réduits aux conjectures -relativement aux motifs de ce fameux armistice si justement blâmé -comme une grande faute politique et militaire, puisqu'il donna le -temps de se sauver aux coalisés réduits aux abois. Jusqu'ici on avait -prêté à Napoléon les motifs les plus ridicules, et qui n'étaient -conformes ni à son caractère ni à son génie. Mais, heureusement pour -l'histoire, il écrivit au prince Eugène, à M. de Bassano, au ministre -de la guerre, les raisons qui le décidèrent, et on y voit que, forcé -de s'expliquer avec l'Autriche sous quelques jours, et exposé dès lors -à avoir cette puissance immédiatement sur les bras, il signa -l'armistice pour gagner deux mois, temps nécessaire à la seconde série -de ses armements. Dans ce cas, on peut dire que la faute de -l'armistice ne fut autre que celle même de ne vouloir pas consentir -aux conditions de l'Autriche.</p> - -</div> - -<div class="tn"> -<h2>Notes</h2> - -<p class="center">Note au lecteur de ce fichier numérique:</p> - -<p class="tn">Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été -corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.</p> -</div> -<pre style='margin-top:6em'> -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE -(15/20) *** - -This file should be named 63575-h.htm or 63575-h.zip - -This and all associated files of various formats will be found in: -http://www.gutenberg.org/6/3/5/7/63575/ - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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