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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Post-scriptum de ma vie - -Author: Victor Hugo - -Release Date: November 14, 2020 [EBook #63768] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POST-SCRIPTUM DE MA VIE *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - - - -_OEUVRES POSTHUMES DE VICTOR HUGO_ - - -POST-SCRIPTUM DE MA VIE - - - - -DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS Y COMPRIS LA SUÈDE ET LA NORVÈGE - - - - - VICTOR HUGO - - Post-scriptum - de ma vie - - - PARIS - CALMANN LÉVY, ÉDITEUR - 3, rue Auber, 3 - - 1901 - - - - -Des manuscrits inédits laissés par Victor Hugo, il ne reste à publier -que deux volumes, le présent livre de prose et un volume de vers. - -Les derniers manuscrits de prose se composent d'assez forts cahiers de -grand format et de nombreuses feuilles volantes. - -Les cahiers portent ce titre mélancolique: POST-SCRIPTUM DE MA VIE. Ils -datent de l'exil, et des années où la santé de Victor Hugo subissait une -crise assez grave. Il y a deux parts à faire de ces pages, la part -littéraire et la part philosophique: dans la première, les idées sur -l'art, la poésie et les poëtes; dans la seconde, les hautes méditations -sur l'âme et la destinée, sur la création et Dieu. - -Les feuilles volantes portent ce titre modeste: TAS DE PIERRES. Ces -pierres, ce sont des pensées; des pensées mêlées et variées sur toutes -sortes de matières: morale, histoire, politique, les sentiments, -l'amour, les femmes, etc., etc. A ce tas de pensées l'auteur avait déjà -puisé pour beaucoup de ses livres, mais il en restait un bon nombre, et -des meilleures. Pour ménager l'attention du lecteur, on les a espacées, -selon les sujets, entre les morceaux plus développés. - -L'ensemble donne ainsi une sorte de testament de la pensée du poëte, la -somme de son expérience et de sa sagesse, le dernier mot de sa critique -littéraire et de sa philosophie religieuse. - - -Le volume de poésie paraîtra en février 1902, au moment du Centenaire de -Victor Hugo, sous le titre: DERNIÈRE GERBE. - - - - -L'Esprit - - - - -Tas de pierres - -I - - -O écrivains, mes contemporains, vous nés avec le siècle, et vous plus -jeunes, avenir vivant de la France, je vous salue et je vous aime. - -Les écrivains et les poëtes de ce siècle ont cet avantage étonnant -qu'ils ne procèdent d'aucune école antique, d'aucune seconde main, -d'aucun modèle. Ils n'ont pas d'ancêtres, et ils ne relèvent pas plus de -Dante que d'Homère, pas plus de Shakespeare que d'Eschyle. Les poëtes du -dix-neuvième siècle, les écrivains du dix-neuvième siècle, sont les fils -de la Révolution française. - -Ce volcan a deux cratères, 89 et 93. De là deux courants de lave. Ce -double courant, on le retrouve aussi dans les idées. - -Tout l'art contemporain résulte directement et sans intermédiaire de -cette genèse formidable. Aucun poète antérieur au dix-neuvième siècle, -si grand qu'il soit, n'est le générateur du dix-neuvième siècle. Nous -n'avons pas un homme dans nos racines, mais nous avons l'humanité. - -Si vous voulez absolument rattacher la littérature de ce siècle à des -hommes antérieurs à notre époque, cherchez ces hommes, non dans la -littérature, mais dans l'histoire, et allez droit à Danton, par exemple. -Mais ce mouvement vient de plus haut que les hommes. Il vient des idées. -Il est la Révolution même. - - * - -J'aime tous les hommes qui pensent, même ceux qui pensent autrement que -moi. Penser, c'est déjà être utile, c'est toujours et en tout cas faire -effort vers Dieu. - -Les dissentiments des penseurs sont peut-être utiles. Qui sait? au fond, -tous vont au même but, mais par des voies différentes. Il est peut-être -bon que les routes soient diverses pour que le genre humain ait plus -d'éclaireurs. A force de battre le buisson des idées, les philosophes, -même les plus lointains et les plus perdus, finissent par faire lever -des vérités. - -J'écrivais cela un jour à un rêveur, rêveur autrement que moi, qui -voulait m'entraîner dans sa croyance, et j'ajoutais:--Je vous suivrai du -regard dans votre route, mais sans quitter la mienne. - - * - -J'appartiens à Dieu comme esprit et à l'humanité comme force. Pourtant -l'excès de généralisation mène à s'abstraire en poésie, et à se -dénationaliser en politique. - -On finit par ne plus adhérer à sa vie et par ne plus tenir à sa patrie. - -Double écueil que je tâche d'éviter. Je cherche l'idéal, mais en -touchant toujours du bout du pied le réel. Je ne veux ni perdre terre -comme poëte, ni perdre France comme citoyen. - - * - -L'art existe de plein droit, aussi naturellement que la nature. - -L'art, c'est la création propre à l'homme. L'art est le produit -nécessaire et fatal d'une intelligence limitée, comme la nature est le -produit nécessaire et fatal d'une intelligence infinie. L'art est à -l'homme ce que la nature est à Dieu. - - * - -La poésie contient la philosophie comme l'âme contient la raison. - - * - -La logique est la géométrie de l'intelligence. Il faut de la logique -dans la pensée. Mais on ne fait pas plus de la pensée avec la logique -qu'on ne fait un paysage avec la géométrie. - - * - -L'intelligence est l'épouse, l'imagination est la maîtresse, la mémoire -est la servante. - - * - -Quand l'homme de guerre a fini sa besogne de héros, il rentre dans sa -maison et pend son épée au clou. Il n'en va pas de même pour les -penseurs. Les idées ne s'accrochent pas au clou comme les épées. Quand -le philosophe, quand le poëte, se repose, ses idées continuent de -combattre. Elles s'en vont en liberté, comme des folles sublimes, tout -briser dans les mauvaises âmes et remuer le monde. - - * - -L'intelligence et le coeur sont deux régions sympathiques et parallèles; -l'une ne s'élargit pas sans que l'autre s'agrandisse; l'une ne se hausse -pas sans que l'autre s'élève. - -Dans le domaine de l'art, il n'y a pas de lumière sans chaleur. - - * - -L'art a pour résultat, lors même qu'il ne l'a pas pour objet apparent, -l'amélioration de l'homme. - -Un bien immense et réel, quoiqu'il échappe souvent aux esprits -superficiels, unit le beau, d'un côté au vrai, de l'autre à l'honnête. - -Les chefs-d'oeuvre, parfois même sans que la volonté de leurs auteurs y -ait part (ô infirmité du génie!), dégagent continuellement, -mystérieusement, divinement, et répandent, pour ainsi dire, dans l'air -autour d'eux, une moralité pénétrante et saine. - -Celui qui passe auprès d'eux et qui respire leur atmosphère s'en -imprègne à son insu. Il n'a voulu que devenir plus intelligent, il -devient meilleur. - - * - -La civilisation s'exhale de l'art comme le parfum de la fleur. - - * - -Voulez-vous vous rendre compte de la puissance civilisatrice de l'art, -de l'art pur, même sans mélange d'intention humaine et sociale? Cherchez -dans les bagnes un homme qui sache ce que c'est que Mozart, Virgile et -Raphaël, qui cite Horace de mémoire, qui s'émeuve de l'_Orphée_ et du -_Freyschütz_, qui contemple un clocher de cathédrale ou une statue de -Jean Goujon, cherchez cet homme dans tous les bagnes de tous les pays -civilisés, vous ne le trouverez pas. Être sensible à l'art, c'est être -incapable de crime. - - * - -Les lettrés, les érudits, les savants, montent à des échelles; les -poètes et les artistes sont des oiseaux. - - * - -Voulez-vous voir d'un seul coup d'oeil, dans une sorte d'abrégé clair, -frappant, profond et vrai, qui donne la solution en même temps que le -problème, la figure de beaucoup de questions, et entre autres de la -question littéraire de ce siècle? regardez un chêne au printemps: tronc -séculaire, vieilles racines, vieilles branches; feuilles vertes, -fraîches et nouvelles. La tradition et la nouveauté, la tradition -produisant la nouveauté, la nouveauté surgissant de la tradition. Tout -est là. - - * - -L'homme, même le plus vulgaire et le plus _positif_, comme on dit de nos -jours, a besoin de rêverie. Ne fût-ce qu'un instant. Ne fût-ce qu'un -éclair. Il lui en faut. Mais toutes les âmes n'ont pas le don -merveilleux de rêver spontanément. Ce qui fait que la musique plaît tant -au commun des hommes, c'est que c'est de la rêverie toute faite. Les -esprits d'élite aiment la musique, mais ils aiment encore mieux faire -leur rêverie eux-mêmes. - - * - -Plus la pensée tombe de haut, plus elle est sujette à s'évaporer en -rêverie. - - * - -Une voix crie au poëte: Sois le poëte de l'avenir, sois l'homme de la -génération qui vient après la nôtre, étudie les lois et les abus et -préoccupe-toi de la société. Une autre voix lui dit: Sois le poëte du -présent pour toutes les générations futures, sois l'homme perpétuel, -contemple les arbres et les étoiles et préoccupe-toi de la nature. - -Laquelle écouter?--Toutes les deux. - -Sois le poëte de la nature, tu seras le poëte des hommes. - - * - -Fixez votre regard sur l'oeuvre des poëtes complets, voici ce que vous -trouvez: dans le détail, dans la forme, une précision sévère, et dans le -fond, une grandeur étrange et presque illimitée et qu'on ne peut -contempler sans y découvrir à chaque instant de nouveaux horizons pleins -du rayonnement mystérieux de l'infini. Cela est la vraie poésie, qui se -compose du beau et de l'idéal et qui les combine. Fusion d'éléments -presque contraires que le génie seul peut accomplir! Le beau veut des -contours; l'idéal veut de l'infini. - - - - -Utilité du Beau - - -Un homme a, par don de nature ou par développement d'éducation, le -sentiment du Beau. Supposez-le en présence d'un chef-d'oeuvre, même d'un -de ces chefs-d'oeuvre qui semblent inutiles, c'est-à-dire qui sont créés -sans souci direct de l'humain, du juste et de l'honnête, dégagés de -toute préoccupation de conscience et de faits, sans autre but que le -beau; c'est une statue, c'est un tableau, c'est une symphonie, c'est un -édifice, c'est un poëme. En apparence, cela ne sert à rien; à quoi bon -une Vénus? à quoi bon une flèche d'église? à quoi bon une ode sur le -printemps ou l'aurore? Mettez cet homme devant cette oeuvre. Que se -passe-t-il en lui? Le Beau est là. L'homme regarde, l'homme écoute; peu -à peu, il fait plus que regarder, il voit; il fait plus qu'écouter, il -entend. Le mystère de l'art commence à opérer; toute cette oeuvre d'art -est une bouche de chaleur vitale; l'homme se sent dilaté. La lueur de -l'absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose, -lueur sacrée et presque formidable à force d'être pure. L'homme -s'absorbe de plus en plus dans cette oeuvre; il la trouve belle; il la -sent s'introduire en lui. Le beau est vrai de droit. L'homme, soumis à -l'action du chef-d'oeuvre, palpite, et son coeur ressemble à l'oiseau -qui, sous la fascination, augmente son battement d'ailes. - -Qui dit belle oeuvre dit oeuvre profonde; il a le vertige de cette -merveille entr'ouverte. Les doubles fonds du Beau sont innombrables. -Sans que cet homme, soumis à l'épreuve de l'admiration, s'en rende bien -clairement compte peut-être, cette religion qui sort de toute -perfection, la quantité de révélation qui est dans le beau, l'éternel -affirmé par l'immortel, la constatation ravissante du triomphe de -l'homme dans l'art, le magnifique spectacle en face de la création -divine d'une création humaine, émulation inouïe avec la nature, l'audace -qu'a cette chose d'être un chef-d'oeuvre à côté du soleil, l'ineffable -fusion de tous les éléments de l'art, la ligne, le son, la couleur, -l'idée, en une sorte de rhythme sacré, d'accord avec le mystère musical -du ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément et accomplissent, à -son insu même, on ne sait quelle perturbation en lui. Perturbation -féconde. Une inexprimable pénétration du beau lui entre par tous les -pores. - -Il creuse et sonde de plus en plus l'oeuvre étudiée; il se déclare que -c'est une victoire pour une intelligence de comprendre cela, et que tous -peut-être n'en sont pas capables ni dignes; il y a de l'exception dans -l'admiration, une espèce de fierté améliorante le gagne; il se sent élu; -il lui semble que ce poëme l'a choisi. Il est possédé du chef-d'oeuvre. -Par degrés, lentement, à mesure qu'il contemple ou à mesure qu'il lit, -d'échelon en échelon, montant toujours, il assiste, stupéfait, à sa -croissance intérieure; il voit, il comprend, il accepte, il songe, il -pense, il s'attendrit, il veut. Il ferme les yeux pour mieux voir, il -médite ce qu'il a contemplé, il s'absorbe dans l'intuition, et tout à -coup, net, clair, incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume, -sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire, l'éblouissant spectre -solaire de l'idéal apparaît; et voilà cet homme qui a un autre coeur. - -Quelque chose en lui se redresse et quelque chose se penche; la -contemplation est devenue éblouissement, la méditation est devenue -pitié. Il semble que cet esprit ait renouvelé sa provision d'infini. Il -se sent meilleur. Il déborde de miséricorde et de mansuétude. S'il était -juge, il absoudrait; s'il était prêtre, il éteindrait l'enfer. Le -chef-d'oeuvre, inconscient, a donné à cet homme toutes sortes de -conseils sérieux et doux. Une mystérieuse impulsion dans le sens du bien -lui est venue de ce bloc de pierre, de cette mélodie qui ressemble à une -vocalise de fauvette, de cette strophe où il n'y a que des fleurs et de -la rosée. La bonté a jailli de la beauté. Il y a de ces étranges effets -de source qui tiennent à la communication des profondeurs entre elles. - -Lady Montagu, après avoir vu au Trippenhaus d'Amsterdam l'Amalthée de -Jordaëns, s'écriait: _Je voudrais avoir là un pauvre pour lui vider ma -bourse dans les mains!_ - -Être grand et inutile, cela ne se peut. L'art, dans les questions de -progrès et de civilisation, voudrait garder la neutralité, qu'il ne -pourrait. L'humanité ne peut être en travail sans être aidée par sa -force principale, la pensée. L'art contient l'idée de liberté, _arts -libéraux_; les lettres contiennent l'idée d'humanité, _humaniores -litteræ_. L'amélioration humaine et terrestre est une résultante de -l'art, inconscient parfois, plus souvent conscient. Les moeurs -s'adoucissent, les coeurs se rapprochent, les bras embrassent, les -énergies s'entresecourent, la compassion germe, la sympathie éclate, la -fraternité se révèle, parce qu'on lit, parce qu'on pense, parce qu'on -admire. Le beau entre dans nos yeux rayon et sort larme. Aimer est au -sommet de tout. - -L'art émeut. De là sa puissance civilisatrice. Les émus sont les bons, -les émus sont les grands. Tout martyr a été ému; c'est par l'émotion -qu'il est devenu impassible. Les grandes fermetés viennent des pleurs. -Le héros songe à la patrie, et ses yeux se mouillent. Caton commence par -l'attendrissement. - -Insistons sur cette vérité ignorée et surprenante: l'art, à la seule -condition d'être fidèle à sa loi, le beau, civilise les hommes par sa -puissance propre, même sans intention, même contre son intention. - - -Certes, si jamais un esprit, au milieu des misères terrestres, en face -des catastrophes et des attentats, en présence de toutes ces choses que -nous nommons droit, honneur, vérité, dévouement, devoir, a représenté la -volonté absolue d'indifférence, c'est Horace. Cette vaste rage de -Juvénal contre le mal, cette écume du lion juste, cherchez-la dans -Horace; vous trouverez le sourire. Horace, c'est le neutre; il veut -l'être du moins. Un esprit qui se veut eunuque, quel froid terrible! -S'il a une foi, elle est contraire au progrès. C'est l'indifférent -implacable. La satiété, voilà le fond de sa sérénité. Horace fait sa -digestion. Il a le contentement accablé du repu. Il a bien soupé chez -Mécène, ne lui en demandez pas plus; ou il vient de faire une partie de -paume avec Virgile, chassieux comme lui. On s'est fort diverti. Quant -aux temps présents ou passés, quant au _fas_ et au _nefas_, quant au -bien et au mal, quant au faux et au vrai, il n'en a cure. Sa philosophie -se borne à l'acceptation bienveillante du fait, quel qu'il soit. -L'iniquité qui donne de bons dîners, est son amie; il est le commensal -né du crime réussi. Prendre l'horreur publique au sérieux, fi donc! Cela -nuancerait d'une teinte foncée son style qui veut rester transparent; -son hexamètre, si libre devant la prosodie, est esclave devant César; -cette danse s'achève à plat ventre. Ses épîtres ont cette surface de -sagesse qu'a eue La Fontaine plus tard: «Le sage dit selon le temps: -Vive le roi! vive la ligue!» Ses satires n'exercent sur les lois et les -moeurs aucune surveillance; l'affreux spectacle permanent des Esquilies -obtient de lui en passant un vers insouciant. Ses odes mentionnent les -dieux, font écho presque machinalement à l'ode sacerdotale grecque, et -mettent en équilibre Jupiter et César; et quant à l'amour, le _puer_ -auquel elles s'adressent volontiers est frère du Bathylle d'Anacréon et -du Corydon de Virgile. Ajoutez, à chaque instant, l'obscénité toute -crue. Voilà le poëte. Qu'est-ce que l'homme? un poltron qui a jeté son -bouclier dans la bataille, un sophiste des appétits, n'ayant qu'un but, -la jouissance, un douteur ne croyant qu'à la possession de l'heure, un -enfant du peuple en domesticité chez le Tyran, un badin du lendemain de -la république morte, un Romain qui a derrière lui Rome tuée par Octave -et qui ne retourne même pas la tête pour regarder le cadavre sacré de sa -mère. C'est là Horace... - -Eh bien, lisez-le. Ce sceptique vous consolidera, ce lâche vous -enflammera, ce corrompu vous assainira; et de la lecture de cet homme -qui n'est pas bon, vous sortirez meilleur. - -Pourquoi? c'est qu'Horace, c'est beau. - -Et qu'à travers le mal, qui est à la surface, le beau, qui est au fond, -agit. - -_Forma_, la beauté. Le beau, c'est la forme. Preuve étrange et -inattendue que la forme, c'est le fond. Confondre forme avec surface est -absurde. La forme est essentielle et absolue; elle vient des entrailles -mêmes de l'idée. Elle est le Beau; et tout ce qui est le beau manifeste -le vrai. - -L'émotion de lire Horace est exquise. C'est une jouissance toute -littéraire, et singulièrement profonde. On s'absorbe dans ce rare -langage; chaque détail a une saveur à part. Une forte quantité de bon -sens est malheureusement conciliable avec l'abaissement moral; tout ce -bon sens-là est dans Horace. Entre les quatre murs du fait accompli, -comme il raisonne juste! Mais c'est ici qu'on apprend à distinguer -justesse de justice. Du reste, il n'est pas bon, nous venons de le dire, -mais il n'est pas méchant. Être méchant, c'est un effort; Horace ne fait -pas d'effort. - -Son style se place entre le lecteur et lui, d'abord comme un voile, puis -comme une clarté, puis comme une forme d'autre chose qui n'est plus -Horace, qui est le Beau. Une certaine disparition d'Horace se fait. Le -côté méprisable se dérobe sous le côté aimable. La turpitude atténuée -devient bagatelle: _Nescio quid meditans nugarum_. Cette philosophie -lâche dans ce style souple est douce à voir flotter comme la ceinture -défaite de Vénus; nul moyen de faire la grosse voix contre cet -enchantement. Ce vers Phryné montre sa gorge, et il n'y a plus là de -juges; il y a des hommes vaincus. Cette victoire du style sur le lecteur -est-elle malsaine? Loin de là. L'extase littéraire est essentiellement -honnête. Il est impossible de la mal prendre et de s'en mal trouver. Une -certaine chasteté se dégage de toute poésie vraie. Peu à peu le bon sens -d'Horace perd la mauvaise odeur de son origine, ce style pur le filtre, -et l'on ne sent plus que l'ascendant de cette raison. Horace est limpide -et net. Le lecteur est tout à la joie de voir si clair dans un esprit, à -travers une épaisseur de deux mille ans. Horace est un composé de raison -qui peut être divine et de sensualité qui peut être bestiale; ce -composé, espèce d'être mixte fort humain d'ailleurs, discute dans -l'épitre, rit dans la satire, chante dans l'ode, se condense dans le -vers, y produit on ne sait quelle lumière, et s'y transfigure en -sagesse. - -C'est de la sagesse d'oiseau. Boire, manger, dormir, gazouiller à -l'aube, faire le nid et l'amour. Cette sagesse, qui, avant d'être celle -d'Horace, était celle de Salomon, devient bonne dans cette poésie, tant -cette poésie est saine. Dans cette poésie il y a du parfum, il y a du -baiser, il y a du rayon. - -Toutes les révoltes contre la pédanterie sont là: prosodie disloquée, -césure dédaignée, mots coupés en deux; mais, dans cette licence, que de -science! Tel hémistiche est une joie, et l'on se récrie. Le contact de -ce vers fin et fort est tout éducation pour la pensée; c'est une volupté -de manier ces hexamètres avec les doigts de lumière de l'esprit; on -devient délicat à toucher ce divin style; et le plus barbare en sort -civilisé. Louis XVIII, philosophe relatif, disait: C'est Horace qui m'a -rendu libéral. - -On médite ces ressources infinies de légèreté et de force. Le vers, -familier, se tourne, se dresse, saute, va, vient, se fouille du bec, et -n'a qu'un souci: être beau. Quoi de plus charmant qu'un moineau-franc -tout à l'arrangement de ses plumes! Horace arrive à cette -toute-puissance qu'a la gentillesse des enfants; il s'impose indolemment -et insolemment; il a la pleine liberté de la grâce; le despotisme de -l'élégance est en lui. - -C'est le railleur, qui, à volonté, est le lyrique; et quand il lui plaît -d'être lyrique, il devient, cette aventure-là lui arrive, presque grand. -Telle de ses odes est un triomphe. Les odes d'Horace font vaguement -songer à des vases d'albâtre. Telle strophe semble portée par deux bras -blancs au-dessus d'une tête lumineuse. C'est ainsi que de certains -versets de la Bible semblent revenir de la fontaine. - -Tel est Horace. D'autres ont des dons plus augustes, le flamboiement -terrible, la foudre aux serres, la vertu fière et planante, l'offensive -aux méchants, les colères du sublime, tous les glaives qu'on peut tirer -de ce fourreau, l'indignation, les grands espaces, les grands essors, -une réverbération de Cocyte ou d'Apocalypse; Horace, lui, règne par le -charme serein. Il a ce qu'on pourrait nommer la blancheur du style. - -Chose merveilleuse, et ce sont là les étonnements croissants de l'art -contemplé, oui, l'on peut affirmer que les idées dans Horace, ce qu'on -nomme le fond, ce n'est que la surface, et que le vrai fond c'est la -forme, cette forme éternelle qui, dans le mystère insondable du Beau, se -rattache à l'absolu. - - -Voulez-vous un autre exemple? Prenez Virgile. - -Qu'y a-t-il de plus misérable comme idée que ceci: Octave-Auguste admis -parmi les astres, et les étoiles se rangeant pour lui faire place. -Jamais la flatterie fut-elle plus abjecte? C'est l'idée, c'est le fond, -n'est-ce pas? Et c'est plat et honteux. Voici la forme: - - Tuque adeo, quem mox quæ sint habitura deorum - Concilia, incertum est; urbesne invisere, Cæsar, - Terrarumque velis curam et te maximus orbis - Auctorem frugum tempestatumque potentem - Accipiat, cingens materna tempora myrto; - An deus immensi venias maris, ac tua nautæ - Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule, - Teque sibi generum Tethys emat omnibus undis; - Anne novum tardis sidus te mensibus addas, - Qua locus Erigonen inter Chelasque sequentes - Panditur: ipse tibi jam brachia contrahit ardens - Scorpius, et coeli justa plus parte relinquit: - Quidquid eris, (nam te nec sperent Tartara regem, - Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido, - Quamvis Elysios miretur Græcia campos, - Nec repetita sequi curet Proserpina matrem), - Da facilem cursum, atque audacibus annue coeptis, - Ignarosque viæ mecum miseratus agrestes, - Ingredere, et votis jam nunc assuesce vocari. - -Je lis ces vers, je subis cette forme, et quel est son premier effet? -J'oublie Auguste, j'oublie même Virgile; le lâche tyran et le chanteur -lâche s'effacent; comme Horace tout à l'heure, le poëte s'éclipse dans -sa poésie; j'entre en vision; le prodigieux ciel s'ouvre au-dessus de -moi, j'y plonge, j'y plane, je m'y précipite, je vois la région -incorruptible et inaccessible, l'immanence splendide, les mystérieux -astres, cette voie lactée, ce zodiaque amenant chaque mois au zénith un -archipel de soleils, ce scorpion qui contracte ses bras énormes, la -profondeur, l'azur; et, par l'idée, par ce que vous nommez le fond, -j'étais dans le petit, et par le style, par ce que vous nommez la forme, -me voilà dans l'immense. - -Que dites-vous de vos distinctions, forme et fond? - -Il y a deux hommes dans cet homme, un courtisan et un poëte; le poëte -esclave du courtisan, hélas! comme l'âme de la bête dans la machine -humaine. Le courtisan a eu une idée vile, il l'a confiée au poëte, -l'aigle avec un ver de terre dans le bec n'en vole pas moins au soleil, -et de l'idée basse le poëte a fait une page sublime. - -O sainteté involontaire de l'art! splendeur propre à l'esprit de -l'homme! Beauté du beau! - -Tous les développements qu'on donne à une vérité convergent, et c'est -pourquoi nous sommes ramenés ici à une observation déjà faite à propos -d'Horace: il y a dans cette page superbe une surface et un fond; la -surface, c'est ce que vous appelez l'idée première, c'est la louange -courtisane à Auguste; le fond, c'est la forme. Par la vertu du grand -style, la surface, la flatterie au maître, immonde écorce du sublime, se -brise et s'ouvre, et par la déchirure, le fond étoilé de l'art, -l'éternel beau, apparaît. - -Idéal et Beauté sont identiques; idéal correspond à idée et beauté à -forme; donc idée et fond sont congénères. - -Nous voici arrivés, la logique le voulant, à une vérité presque -dangereuse: l'art civilise par sa puissance propre. L'oeuvre, -participant de l'influence générale du beau, a une action indépendante, -au besoin, de la volonté de l'ouvrier et, même à travers le vice de -l'artiste, la vertu de l'art rayonne. La Fontaine, immoral, civilise; -Horace, impur, civilise; Aristophane, inique et cynique, civilise. - - -En réalité, si l'on veut s'élever, pour regarder l'art, à cette hauteur -qui résume tout et où les distinctions comme les collines s'effacent, en -réalité, il n'y a ni fond ni forme. Il y a, et c'est là tout, le -puissant jaillissement de la pensée apportant l'expression avec elle, le -jet du bloc complet, bronze par la fournaise, statue par le moule, -l'éruption immédiate et souveraine de l'idée armée du style. -L'expression sort comme l'idée, d'autorité; non moins essentielle que -l'idée, elle fait avec elle sa rencontre mystérieuse dans les -profondeurs, l'idée s'incarne, l'expression s'idéalise, et elles -arrivent toutes les deux si pénétrées l'une de l'autre que leur -accouplement est devenu adhérence. L'idée, c'est le style; le style, -c'est l'idée. Essayez d'arracher le mot, c'est la pensée que vous -emportez. L'expression sur la pensée est ce qu'il faut qu'elle soit, -vêtement de lumière à ce corps d'esprit. Le génie, dans cette gésine -sacrée qui est l'inspiration, pense le mot en même temps que l'idée. De -là ces profonds sens inhérents au mot; de là ce qu'on appelle le mot de -génie. - -C'est une erreur de croire qu'une idée peut être rendue de plusieurs -façons différentes. Tout en maintenant, bien entendu, au poëte -souverain, le droit magnifique de développement, cette haute faculté, -qui tient à l'habitation des sommets, de mettre en lumière autour de la -pensée centrale toutes les idées circonvoisines, tout en maintenant -cette faculté et ce droit, qui sont l'essence même de la poésie, nous -affirmons ceci: une idée n'a qu'une expression. C'est cette -expression-là que le génie trouve. Comment la trouve-t-il? d'en haut. -Par le souffle. Parfois sans savoir comment, mais toujours avec -certitude. Instinct d'aigle. - -Pour lui, créateur, l'idée avec l'expression, le fond avec la forme, -c'est l'unité. L'idée sans le mot serait une abstraction; le mot sans -l'idée serait un bruit; leur jonction est leur vie. Le poëte ne peut les -concevoir distincts. L'Alphée idée et l'Aréthuse expression; l'Arve -jaune et le Rhône bleu coulant côte à côte des lieues entières sans se -confondre; non, certes, rien de pareil. Il n'y a point, dans le miracle -de l'idée faite style, deux phénomènes, quelque chose comme un -embrassement de jumeaux, si étroit qu'il soit. Non. C'est la fusion où -la fonte n'a pas laissé de veine, c'est le mélange à sa plus haute -puissance, c'est l'amalgame à ne plus reconnaître l'un de l'autre, c'est -l'intimité élevée à l'identité. - -Ceux qui tentent de défaire brin à brin cette torsion divine, les -vivisecteurs de la critique, n'ont même pas la satisfaction que donne la -table de dissection à l'anatomiste; voir des entrailles ici, de la -cervelle là, des éclaboussures de sang, une tête dans un panier; d'un -côté le fond, de l'autre la forme. Point. Ils arrivent tout de suite, -s'ils sont de bonne foi et s'ils ont le grand sens critique, à -l'indivisible, à l'indissoluble, au congénial, à l'absolu. Ils disent: -fond et forme sont le même fait de vie. - -Le beau est un. - -Le beau est âme. - - - - -Tas de pierres - -II - - -La douleur est diverse comme l'homme. On souffre comme on peut. - - * - -On croit des autres ce qu'on ferait soi-même. - - * - -Le bonheur n'avertit de rien. - - * - -Le boeuf souffre, le char se plaint. - - * - -L'orgueil est lion, l'égoïsme est tigre, la vanité est chatte. - - * - -La vraie force est celle qui a pour devise: Rien de force. - - * - -Qui n'est pas capable d'être pauvre n'est pas capable d'être libre. - - * - -Le mal. Défiez-vous de ceux qui s'en réjouissent encore plus peut-être -que de ceux qui le font. - - * - -On dit de moi que je suis un homme bizarre et que j'ai le goût du -singulier. C'est vrai, toutes les fois que je songe à ces mots: liberté, -grandeur, dignité, honneur, je préfère le singulier au pluriel. - - * - -Dans certains cas, il y a de la grandeur à se laisser tromper et de la -honte à se défier. Jaloux, notez ceci: celui qui trompe a en remords -tout ce que celui qui est trompé a en confiance. - - * - -Je ne sais s'il ne faut pas aimer encore mieux les énormités que les -petitesses. - - * - -Beaucoup d'amis sont comme le cadran solaire: ils ne marquent que les -heures où le soleil vous luit. - - * - -L'éléphant n'est guère plus puissant contre la fourmi que la fourmi -contre l'éléphant. - - * - ---Tu vois ce mur-là? - ---Oui, mon général. - ---De quelle couleur est-il? - ---Blanc, mon général. - ---Je te dis qu'il est noir. De quelle couleur est-il? - ---Noir, mon général. - ---Tu es un bon soldat. - - * - -Delatouche disait à Charles Nodier:--En 1830, je crois avoir tué un -Suisse.--Bien, lui dit Nodier, mais croyez-vous que le Suisse croie -avoir été tué? - - * - -Eh mon Dieu! la beauté est diverse. Selon la nature et selon l'art. Si -c'est une femme, que la chair soit du marbre, si c'est une statue, que -le marbre soit de la chair. - - * - -Les méchants envient et haïssent; c'est leur manière d'admirer. - - * - -L'envie a l'éblouissement douloureux. - - * - -Il y a des gens qui font des crimes pour faire des affaires. Ils ont -l'art étrange et hideux d'extraire d'un tas de combinaisons atroces la -fortune, la bonne vie bourgeoise, tout le plat bien-être d'un Prudhomme -enrichi. Chose odieuse et bizarre! prendre des charbons dans l'enfer -pour se faire cuire une soupe aux choux! - - * - -Le savant sait qu'il ignore. - - * - -En poussant l'aiguille du cadran vous ne ferez pas avancer l'heure. - - * - -Se laisser calomnier est une des forces de l'honnête homme. - - * - -L'homme de valeur qui reste modeste, c'est l'or argenté. - - * - -L'oisiveté est le plus lourd des accablements. - - * - -Plein d'ennui, c'est-à-dire vide. - -On dit quelquefois: Il s'est tué, ennuyé qu'il était de vivre. Il -faudrait dire plutôt: Il s'est tué, ennuyé qu'il était de ne pas vivre. - - * - -Ne rien faire est le bonheur des enfants et le malheur des vieillards. - - * - -L'honnête homme cherche à se rendre utile, l'intrigant à se rendre -nécessaire. - - * - -Avant de s'agrandir au dehors, il faut s'affermir au dedans. - - * - -Pour être parfaitement heureux il ne suffit pas d'avoir le bonheur, il -faut encore le mériter. - - * - -Croire, croître. - - * - -On peut avoir des raisons de se plaindre et n'avoir pas raison de se -plaindre. - - * - -La sottise dit, la vérité fait. - - * - -L'esprit d'une bête, c'est de ne pas être un sot. - - * - -La vertu a un voile, le vice a un masque. - - * - -Ne vous donnez pas pour but d'être quelque chose, mais d'être quelqu'un. - - * - -On voit les qualités de loin et les défauts de près. - - * - -Après avoir entendu les paroles, ne creusez pas trop les consciences. -Vous trouveriez souvent au fond de la sévérité l'envie, au fond de -l'indulgence la corruption. - - * - -Il y a du prévu dans la vertu, non dans l'héroïsme. La vertu a une -espèce de prosodie; l'héroïsme est tout de création immédiate et -spontanée. - - - - -Le Goût - - -Nous n'avons, certes, nulle intention de nier ni de chagriner le goût -relatif, qui joue un rôle utile dans les rhétoriques et les prosodies; -mais, sans vouloir ôter son pain à M. Quicherat, on peut songer à -Eschyle et à Isaïe. Qu'il nous soit donc permis de le dire, il y a un -goût supérieur et absolu qui ne se rédige pas en formules, et qui est -tout à la fois la loi latente et la loi patente de l'art. Ce goût-là, le -vrai, l'unique, est peu connu de ceux qui font profession de -l'enseigner. - -Ce goût-là, c'est le grand arcane. C'est ce goût supérieur qui, à -l'inexprimable stupeur de Vitruve, augmente et diminue, selon on ne sait -quelle progression mystérieuse, dans la colonnade du Parthénon, le -diamètre des colonnes et l'espacement des entre-colonnements; grosse -faute partout ailleurs, beauté là. C'est ce goût supérieur qui, peu -soucieux d'être «sobre», consacre, à chaque instant, dans l'_Iliade_, -six, huit, dix vers à la description minutieuse d'une blessure. C'est -lui qui, effronté, fait mettre Messaline toute nue par Juvénal. C'est -lui qui, sentant que la nef va s'écrouler, faisant de nécessité vertu et -tirant une beauté d'une infirmité, ajoute aux cathédrales ces sublimes -arcs-boutants, si stupidement critiqués, lesquels semblent les arches -obliques d'un pont de la terre au ciel. C'est lui qui conseille à Rubens -d'ajouter, contrairement à toute vraisemblance, convenons-en, au -débarquement de Marie de Médicis à Marseille, ces tritons soufflant dans -des buccins et ces naïades ruisselantes qui mouillent le tableau. C'est -lui qui, dans la _Pêche miraculeuse_ du Vatican, où Jésus n'est qu'au -second plan, met sur le premier plan des oies montrant leur croupion -signées Raphaël. C'est lui qui, au milieu du _Printemps_ de Jordaëns, où -se dresse debout une Ève qui est aussi une Hébé, asseoit le satyre à -terre, dirige étrangement ce regard sauvage, et révèle par l'éclair de -l'oeil d'un faune le mystère ineffable qui est dans la chair. C'est lui -qui, dans le plafond magnifique de Jules Romain, _la Descente des -chevaux du Soleil_, fait voir Apollon par-dessous, montrant l'humanité -de la divinité. C'est lui qui, ayant à mettre Noé en bas-relief, sculpte -audacieusement le détail biblique en plein portail de Bourges. C'est lui -qui contourne de certains torses de Michel-Ange selon une ligne -impossible, arrivant à la sublimité par le tourment. C'est lui qui fait -faire à Priape aux Esquilies ce que raconte Horace et qui, dans le -désert, fait manger à Ezéchiel ce que raconte l'Écriture. - -Le calembour quand il est d'Eschyle, la grimace quand elle est de Goya, -la bosse quand Ésope la porte, le pou quand Murillo l'écrase, la puce -quand elle pique Voltaire, la mâchoire d'âne quand Samson l'empoigne, -l'hystérie quand le Cantique des Cantiques l'empourpre et l'étale, Goton -au lavoir quand il plaît à Rembrandt de la nommer Suzanne au bain, -l'oeil crevé quand c'est celui d'OEdipe, l'oeil arraché quand c'est -celui de Glocester, la femme qui aboie quand c'est Hécube, le ronflement -quand il vient des Euménides, le soufflet quand le Cid le venge, le -crachat quand Jésus le reçoit, les grossièretés quand Homère les dit, -les sauvageries quand Shakespeare les fait, l'argot quand Villon le -parle, la guenille quand Irus la traîne, les coups de bâton quand Scapin -les donne, la charogne quand le vautour et Salvator Rosa la rongent, le -ventre quand Agrippine le découvre, le lupanar quand Régnier nous y -mène, l'entremetteuse quand Plaute l'emploie, la seringue quand elle -poursuit Pourceaugnac, les latrines quand Tacite y noie Néron et quand -Rabelais en barbouille la théocratie, font partie de ce goût suprême. La -carogne de Molière, la catin de Beaumarchais et la putain de Shakespeare -en sont. - -De certaines familiarités, des tutoiements altiers, des insolences, si -vous voulez, qui ne peuvent venir que de la grandeur, ne se rencontrent -que dans les oeuvres souveraines, et en sont le signe. Une fiente -d'aigle révèle un sommet. - - -Les rhétoriques ignorent assez habituellement la valeur des mots -qu'elles prononcent. _Sel attique. Goût classique._ Cherchez le sel -attique dans Aristophane; cherchez le goût classique dans Homère. Homère -ne se fait pas attendre; dès le premier chant de l'_Iliade_, les gros -mots pleuvent. _OEil de chien! Coeur de cerf!_ C'est Achille qui parle à -Agamemnon. Quant à Aristophane, ouvrez seulement _Lysistrata_. Est-ce -donc que le goût manque à Aristophane? Est-ce donc que le goût manque à -Homère? Le goût y est partout au contraire, mais le grand goût, le goût -incorruptible, manifestation du beau. Il est dans ce qui choque, il est -dans ce qui irrite, invulnérable même dans la mêlée des mots orduriers -et obscènes, comme un dieu qu'il est. Lisez Plaute. Lisez Horace. Être -le beau, là est toute la question. Selon que la beauté, cette lumière, -est absente ou présente, les mêmes mots font Vadé ignoble et Aristophane -splendide. - -Cependant, constatons-le, ou si l'on veut, avouons-le, devant ce grand -goût, aisément admis du lecteur, le spectateur et l'auditeur se -hérissent volontiers. Être «académique», être «parlementaire», cela -plaît aux hommes réunis et enfermés. Démosthène et Aristophane étaient -souvent hués; on leur faisait la «guerre aux mots». De leur vivant, -Shakespeare, Molière et Beaumarchais étaient sifflés pour leurs reliefs -et leurs saillies. _Mauvais goût!_ disait-on. Ceci est une loi de tous -les auditoires, sénats ou théâtres. Une chose semble refusée aux hommes -assemblés, c'est l'imagination, immense don solitaire. - -Certains critiques--sont-ce des critiques?--prennent des sens qui leur -manquent pour des perfections que n'a pas autrui. Quand Stendhal (le -même qui préférait les mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr à Homère -et qui tous les matins lisait une page du Code pour s'enseigner les -secrets du style), quand Stendhal raille Chateaubriand pour cette belle -expression, d'un vague si précis: «la cime indéterminée des forêts», -l'honnête Stendhal n'a pas conscience que le sentiment de la nature lui -fait défaut, et ressemble à un sourd qui, voyant chanter la Malibran, -s'écrierait:--Qu'est-ce que cette grimace? - - -Ce goût supérieur, que nous venons, non de définir, mais de -caractériser, c'est la règle du génie, inaccessible à tout ce qui n'est -pas lui, hauteur qui embrasse tout et reste vierge, Yungfrau. - -Il y a le goût d'en bas et le goût d'en haut. Le goût selon l'abbé de -Bernis et le goût selon Pindare. L'admirable, c'est que, de rhétorique -en rhétorique, on est venu à qualifier le goût selon Bernis _bon goût_ -et le goût selon Pindare _mauvais goût_. - -Ce grand goût, le goût d'en haut, n'est autre chose que l'acception de -chaque phénomène matériel ou moral pris en soi avec ce droit d'ajouter -qui fait partie de la souveraineté intellectuelle; c'est on ne sait quel -mélange de démesuré et de proportionné qui reste exact même dans les -plus prodigieux grossissements; c'est la volonté sévère du vrai qui -conserve à l'infusoire toute sa petitesse et au condor toute son -envergure; c'est l'absolu qui exige de chaque chose qu'elle ait sa -réalité avant de l'introduire dans l'idéal, toute fécondation étant à ce -prix. - -Tout ce que nous venons d'énumérer (et bien d'autres détails que nous -pourrions rappeler) vous déplaît dans les grandes oeuvres de l'esprit -humain. Eh bien, ce qui vous choque, essayez de le retrancher, et vous -verrez. Le trou se fera. Où vous croirez avoir ôté le défaut, apparaîtra -la lacune, c'est-à-dire le défaut vrai. Vous aurez changé l'Achille -d'Homère pour l'Achille de Racine. Mystère donc que ce goût réfractaire -aux règles et aux méthodes, et respectez-le. Il n'a point de définition -possible. Il a tous les droits, ayant toutes les puissances. - -C'est lui qui, après avoir fait les dieux, sentant qu'il faut une -satisfaction de plus à l'infini, fait les monstres. C'est ce souverain -goût, omnipotent comme le génie même dont il est le sens, qui partage -l'orient en deux, donnant à la moitié caucasienne pour point de départ -l'Idéal et à la moitié thibétaine pour point de départ le Chimérique. De -là deux poésies immenses. Ici Apollon, là le Dragon. Le groupe du -Pythien, ce symbole de la création même, jette dans l'esprit humain deux -ombres, chacune à l'image de l'une de ces deux figures, et, de cette -ombre double qui se bifurque, naissent dans l'art deux mondes. Ces deux -mondes appartiennent au goût suprême, et marquent ses deux pôles. A -l'une des extrémités de ce goût il y a la Grèce, à l'autre la Chine. - -Ayons présente à l'esprit cette vaste variété une de l'art, rendons-nous -compte des tempéraments mêlés aux génies, des climats mêlés aux -tempéraments, et des siècles mêlés aux climats, et en présence des -grandes oeuvres, réfléchissons, et ne voyons pas étourdiment un défaut -là où il y a souvent une marque inattendue de puissance. Je conviens que -de certaines beautés font ombre et étonnent; mais est-ce que le nuage -n'est pas beau quelquefois? Quand il étudie un génie, le penseur, à -l'arrivée d'un détail flottant, étrange et épars, ne s'effare pas plus -que d'un passage de fumée sur le ciel. - - -Quand donc comprendra-t-on que les poëtes sont des entités, que leurs -facultés, combinées selon un logarithme spécial pour chaque esprit, sont -des concordances, qu'au fond de tous ces êtres on sent le même être, -l'Inconnu, qu'il y a dans ces hommes de l'élément, que ce qu'ils font -ils ont à le faire, _bien rugi, lion!_ qu'ils sont nécessaires et -climatériques, qu'il vente, pleut et tonne dans leur oeuvre comme dans -la nature, et qu'à de certains moments la terre tremble dans leur génie? - - -Certaines oeuvres sont ce qu'on pourrait appeler les excès du beau. -Elles font plus qu'éclairer, elles foudroient. Étant données les -paresses et les lâchetés de l'esprit humain, cette foudre est bonne. - -En ce sens, la littérature antique proteste contre la «littérature -classique» et, pour pratiquer le grand art libre, les anciens sont -d'accord avec les nouveaux. - -Un jour, Béranger, ce français coupé de gaulois, ne sachant ni le latin -ni le grec, le plus littéraire des illettrés, vit un Homère sur la table -de Jouffroy. C'était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement -compliqué de résistance. Béranger, rencontrant Homère, fut curieux. Un -chansonnier, qui voit passer un colosse, n'est pas fâché de lui taper -sur l'épaule.--Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger à Jouffroy. -Jouffroy contait qu'alors il ouvrit l'_Iliade_ au hasard, et se mit à -lire à voix haute, traduisant littéralement du grec en français. -Béranger écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et -s'écria:--Mais il n'y a pas ça!--Si fait, répondit Jouffroy. Je traduis -à la lettre. Jouffroy était précisément tombé sur ces insultes d'Achille -à Agamemnon que nous citions tout à l'heure. Quand le passage fut fini, -Béranger, avec son sourire à deux tranchants dont la moquerie restait -indécise, dit: «Homère est romantique!» - -Béranger croyait faire une niche; une niche à tout le monde, et -particulièrement à Homère. Il disait une vérité. _Romantique_, traduisez -_primitif_. - -Ce que Béranger disait d'Homère, on peut le dire d'Ezéchiel, on peut le -dire de Plaute, on peut le dire de Tertullien, on peut le dire du -_Romancero_, on peut le dire des _Niebelungen_. - -Ajoutons ceci: un génie primitif, ce n'est pas nécessairement un esprit -de ce que nous appelons à tort les _temps primitifs_. C'est un esprit -qui, en quelque siècle que ce soit et à quelque civilisation qu'il -appartienne, jaillit directement de la nature et de l'humanité. -Quiconque boit à la grande source, est primitif; quiconque vous y fait -boire est primitif. Quiconque a l'âme et la donne est primitif. -Beaumarchais est primitif autant qu'Aristophane. Diderot est primitif -autant qu'Hésiode. Figaro et le Neveu de Rameau sortent tout de suite et -sans transition du vaste fond humain. Il n'y a là aucun reflet; ce sont -des créations immédiates; c'est de la vie prise dans la vie. - - -Cet aspect de la nature qu'on nomme société inspire tout aussi bien les -créations primitives que cet autre aspect de la nature appelé barbarie. -Don Quichotte est aussi primitif qu'Ajax. L'un défie les dieux, l'autre -les moulins; tous deux sont hommes. Nature, humanité, voilà les eaux -vives. L'époque n'y fait rien. On peut être un esprit primitif à une -époque secondaire comme le seizième siècle, témoin Rabelais, et à une -époque tertiaire comme le dix-septième, témoin Molière. - -_Primitif_ a la même portée qu'_original_, avec une nuance de plus. Le -poëte primitif, en communication intime avec l'homme et la nature, ne -relève de personne. A quoi bon copier des livres, à quoi bon copier des -poëtes, à quoi bon copier des choses faites, quand on est riche de -l'énorme richesse du possible, quand tout l'imaginable vous est livré, -quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos des types, et qu'on -se sent dans la poitrine la voix qui peut crier _Fiat lux!_ - - -Le poëte primitif a des devanciers, mais pas de guides. Ne vous laissez -pas prendre aux illusions d'optique, Virgile n'est point le guide de -Dante; c'est Dante qui entraîne Virgile; et où le mène-t-il? chez Satan. -C'est à peine si Virgile tout seul est capable d'aller chez Pluton. - -Le poëte original est distinct du poëte primitif, en ce qu'il peut -avoir, lui, des guides et des modèles. Le poëte original imite -quelquefois; le poëte primitif jamais. La Fontaine est original, -Cervantes est primitif. A l'originalité, de certaines qualités de style -suffisent; c'est l'idée mère qui fait l'écrivain primitif. Hamilton est -original, Apulée est primitif. Tous les esprits primitifs sont -originaux; les esprits originaux ne sont pas tous primitifs. Selon -l'occasion, le même poëte peut être tantôt original, tantôt primitif. -Molière, primitif dans le _Misanthrope_, n'est qu'original dans -_Amphitryon_. - -L'originalité a d'ailleurs, elle aussi, tous les droits; même le droit à -une certaine petitesse, même le droit à une certaine fausseté. Marivaux -existe. Il ne s'agit que de s'entendre, et nous n'excluons, certes, -aucun possible. La draperie est un goût, le chiffon en est un autre. - -Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de l'art? Non, dans -les vaudevilles de Scribe. Oui, dans les figurines de Clodion. Où la -langue manque, Boileau a raison, tout manque. Or la langue de l'art, que -Scribe ignore, Clodion la sait. Le bonnet de Mimi Rosette peut avoir du -style. Quand Coustou chiffonne une faille sur la tête d'un sphinx qui -est une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la chimère et -vaut la tunique aux mille plis de la Cythérée Anadyomène. En vérité, il -n'y a point de règles. Rien étant donné, pétrissez-y l'art, et voici une -ode d'Horace ou d'Anacréon. - -Une manière d'écrire qu'on a tout seul, un certain pli magistralement -imprimé à tout le style, une façon à soi de toucher et de manier une -idée, il n'en faut pas plus pour faire des artistes souverains; témoin -Horace. - -Cependant, insistons-y, le poëte qui voit dans l'art plus que l'art, le -poëte qui dans la poésie voit l'homme, le poëte qui civilise à bon -escient, le poëte, maître parce qu'il est serviteur, c'est celui-là que -nous saluons. En toute chose, nous préférons celui qui peut s'écrier: -j'ai voulu! - - -Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance virtuelle et -intrinsèque de la beauté, même indifférente. - -Si d'aussi chétifs détails valaient la peine d'être notés, ce serait -peut-être ici le lieu de rappeler, chemin faisant, les aberrations et -les puérilités malsaines d'une école de critique contemporaine, morte -aujourd'hui, et dont il ne reste plus un seul représentant, le propre du -faux étant de ne se point recruter. Ce fut la mode dans cette école, qui -a fleuri un moment, d'attaquer ce que, dans un argot bizarre, elle -nommait «la forme». La forme, _forma_, la beauté. Quel étrange mot -d'ordre! Plus tard, ce fut l'attaque à la grandeur. «Faire grand» devint -un défaut! Quand le beau est un tort, c'est le signe des époques -bourgeoises; quand le grand est un crime, c'est le signe des règnes -petits. - -La logomachie était curieuse. Cette école avait rendu ce décret: «Le -style exclut la pensée. L'image tue l'idée. Le beau est stérile. -L'organe de la conception, de la fécondation lui manque. Vénus ne peut -faire d'enfants.» - -Or, c'est le contraire qui est vrai. La beauté, étant l'harmonie, est -par cela même la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles -que la chair et le sang. Le sang, c'est de la chair coulante; la forme, -c'est le fond fluide, entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas -de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S'il n'y a point de -fond, de quoi la forme est-elle la forme? - -Nous objectera-t-on que nous avons dit tout à l'heure: _Rien_ étant -donné, etc...; mais _Rien_ n'avait là qu'un sens relatif, et une -bagatelle d'Horace, c'est quelquefois le fond même de la vie humaine. - -Le beau est l'épanouissement du vrai (_la splendeur_, a dit Platon). -Fouillez les étymologies, arrivez à la racine des vocables, _image_ et -_idée_ sont le même mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce que -vous nommez fond identité absolue, l'une étant l'extérieur de l'autre, -la forme étant le fond, rendu visible. - -Si cette école du passé avait raison, si l'image excluait l'idée, -Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, qui ne parlent que par images, -seraient vides. La Bible qui, comme Bossuet le constate, est toute en -figures, serait creuse. Ces chefs-d'oeuvre de l'esprit humain seraient -«de la forme». De pensée point. Voilà où mène un faux point de départ. - - -De loi en loi, de déduction en déduction, nous arrivons à ceci: Carte -blanche, coudées franches, câbles coupés, portes toutes grandes -ouvertes, allez. Qu'est-ce que l'Océan? C'est une permission. - -Permission redoutable, sans nul doute. Permission de se noyer, mais -permission de découvrir un monde. - -Aucun rumb de vent, aucune puissance, aucune souveraineté, aucune -latitude, aucune aventure, aucune réussite, ne sont refusés au génie. La -mer donne permission à la nage, à la rame, à la voile, à la vapeur, à -l'aube, à l'hélice. L'atmosphère donne permission aux ailes et aux -aéroscaphes, aux condors et aux hippogriffes. Le génie, c'est -l'omni-faculté. - -En poésie, il procède par une continuité prodigieuse d'Iliades, sans -qu'on puisse imaginer où s'arrêtera cette série d'Homères dont Rabelais -et Shakespeare font partie. En architecture, tantôt il lui plaît de -sublimer la cabane, et il fait le temple; tantôt il lui plaît -d'humaniser la montagne, et, s'il la veut simple, il fait la pyramide, -et, s'il la veut touffue, il fait la cathédrale; aussi riche avec la -ligne droite qu'avec les mille angles brisés de la forêt, également -maître de la symétrie à laquelle il ajoute l'immensité, et du chaos -auquel il impose l'équilibre. - -Quant au mystère, il en dispose. A un certain moment sacré de l'année, -prolongez vers le zénith la ligne de Chéops, et vous arriverez, -stupéfait, à l'étoile du dragon; regardez les flèches de Chartres, -d'Anvers, de Strasbourg, les portails d'Amiens et de Reims, la nef de -Cologne, et vous sentirez l'abîme. Les initiés seuls, et les forts, -savent quelle algèbre il y a sous la musique; le génie sait tout, et ce -qu'il ne sait pas, il le devine, et ce qu'il ne devine pas, il -l'invente, et ce qu'il n'invente pas, il le crée; et il invente vrai, et -il crée viable. Il possède à fond la mathématique de l'art; il est à -l'aise dans des confusions d'astres et de ciels; le nombre n'a rien à -lui enseigner; il en extrait, avec la même facilité, le binôme pour le -calcul et le rhythme pour l'imagination; il a, dans sa boîte d'outils, -employant le fer où les autres n'ont que le plomb, et l'acier où les -autres n'ont que le fer, et le diamant où les autres n'ont que l'acier, -et l'étoile où les autres n'ont que le diamant, il a la grande -correction, la grande régularité, la grande syntaxe, la grande méthode, -et nul comme lui n'a la manière de s'en servir. Et il complique toute -cette sagesse d'on ne sait quelle folie divine, et c'est là le génie. - - -C'est une chose profonde que la critique, et défendue aux médiocres. Le -grand critique est un grand philosophe; les enthousiasmes de l'art -étudié ne sont donnés qu'aux intelligences supérieures; savoir admirer -est une haute puissance. - -Quiconque a le fécond souci des questions littéraires, si inépuisables, -puisqu'elles touchent au logos même, quiconque creuse la métaphysique de -l'art, quiconque vit en familiarité avec les phénomènes de l'esprit, est -invinciblement amené à se faire cette question surprenante qui -entr'ouvre le plus profond arcane de la poésie: - -Pourquoi les «parfaits» ne sont-ils pas les grands? - -Pourquoi Virgile est-il inférieur à Homère? Pourquoi Anacréon est-il -inférieur à Pindare? Pourquoi Ménandre est-il inférieur à Aristophane? -Pourquoi Sophocle est-il inférieur à Eschyle? Pourquoi Lysippe est-il -inférieur à Phidias? Pourquoi David est-il inférieur à Isaïe? Pourquoi -Thucydide est-il inférieur à Hérodote? Pourquoi Cicéron est-il inférieur -à Démosthène? Pourquoi Tite-Live est-il inférieur à Tacite? Pourquoi -Térence est-il inférieur à Plaute? Pourquoi Pétrarque est-il inférieur à -Dante? Pourquoi Vignole est-il inférieur à Piranèse? Pourquoi Van Dyck -est-il inférieur à Rembrandt? Pourquoi Boileau est-il inférieur à -Régnier? Pourquoi Racine est-il inférieur à Corneille? Pourquoi Raphaël -est-il inférieur à Michel-Ange? - -Ceci, nous le répétons, est une question profonde. - -Pourquoi tout le côté du dix-neuvième siècle qu'admirent les rhétoriques -n'est-il que néant devant Molière? Pourquoi toute l'école puriste -anglaise, Pope, Dryden, Addison, etc., acharnée sur Shakespeare, ne -fait-elle que l'effet d'une mêlée de vermines dans la crinière du lion? - -Pourquoi? - -C'est qu'il n'y a point de parfaits. La perfection est affirmée, mais -non prouvée. La perfection n'est pas humaine. - -Il y a des grands. - -L'homme peut être grand. - -Si les grands ont l'excès, les parfaits ont le défaut. _Deest aliquid._ - -Or le défaut supprime la perfection et l'excès ne supprime pas la -grandeur. Loin de là, il la constate. Le ciel est trop. - - -Racine, Boileau, Pope, Raphaël, Pétrarque, Térence, Tite-Live, Cicéron, -Thucydide, Anacréon, Virgile représentent ce qu'on est convenu d'appeler -le goût. - -Quant à ceux-ci: Shakespeare, Molière, Corneille, Michel-Ange, Dante, -Tacite, Plaute, Aristophane, Démosthène, Pindare, Isaïe, Eschyle, -Homère, si pour résumer tous ces noms, on cherche un mot, on n'en trouve -qu'un: Génie. - -Du reste, disons-le en passant, être employés à la formation d'un goût -scholastique purement local, se prétendant catholique, c'est-à-dire -universel, avec autant de raison que le dogme romain, être choisis, -épluchés, expurgés et dépouillés pour la composition d'une règle -d'école, d'un procédé classique promulgué une fois pour toutes, d'un -code mathématique de la poésie, d'un cahier d'expressions, d'une formule -d'inspiration ayant la mine bourrue d'une pénalité, c'est là, certes, -une injure que ne méritaient pas d'illustres esprits tels qu'Anacréon, -Virgile, Horace, Térence, Cicéron et Pétrarque, très originaux, en -définitive. - - -L'antagonisme supposé du goût et du génie est une des niaiseries de -l'école. Pas d'invention plus grotesque que celle prise aux cheveux de -la muse par la muse. Uranie et Calliope en viennent aux coiffes. Non, -rien de tel dans l'art. Tout y est harmonie, même la dissonance. - -Le goût, comme le génie, est essentiellement divin. Le génie, c'est la -conquête; le goût, c'est le choix. La griffe toute-puissante commence -par tout prendre, puis l'oeil flamboyant fait le triage. Ce triage dans -la proie, c'est le goût. Chaque génie le fait à sa guise. Les épiques -mêmes diffèrent entre eux d'humeur. Le triage d'Homère n'est pas le -triage de Rabelais. Quelquefois, ce que l'un rejette, l'autre le garde. -Ils savent tous les deux ce qu'ils font, mais ils ne peuvent jurer de -rien ni l'un ni l'autre, l'idéal qui est l'infini est au-dessus d'eux, -et il pourra fort bien arriver un jour, si l'éclair héroïque et la -foudre cynique se mêlent, qu'un mot de Rabelais devienne un mot -d'Homère, et alors ce sera Cambronne qui le prononcera. - -L'art a, comme la flamme, une puissance de sublimation. Jetez dans -l'art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les -oxydes, l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à -travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres -splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau. - -Chose surprenante et ravissante à affirmer, le mal entrera dans le beau -et s'y transfigurera. Car le beau n'est autre chose que la sainte -lumière du bon. - -Dans le goût, comme dans le génie, il y a de l'infini. Le goût, ce -pourquoi mystérieux, cette raison de chaque mot employé, cette -préférence obscure et souveraine, qui, au fond du cerveau, rend des lois -propres à chaque esprit, cette seconde conscience, donnée aux seuls -poëtes, et aussi lumineuse que l'autre, cette intuition impérieuse de la -limite invisible, fait partie, comme l'inspiration même, de la -redoutable puissance inconnue. Tous les souffles viennent de la bouche -unique. - -Le génie et le goût ont une unité qui est l'absolu, et une rencontre qui -est la beauté. - - - - -Tas de pierres - -III - - -Désormais, ceux de nos poëtes qui auront le pressentiment de l'avenir -réservé à notre langue, à notre civilisation, à notre initiative, ne -consulteront plus seulement le génie français, mais le génie européen. - - * - -Le style, c'est le fond du sujet sans cesse appelé à la surface. - - * - -La nature procède par contrastes. - -C'est par les oppositions qu'elle fait saillir les objets. C'est par -leurs contraires qu'elle fait sentir les choses, le jour par la nuit, le -chaud par le froid, etc.; toute clarté fait ombre. De là le relief, le -contour, la proportion, le rapport, la réalité. La création, la vie, le -destin, ne sont pour l'homme qu'un immense clair-obscur. - -Le poëte, ce philosophe du concret et ce peintre de l'abstrait, le -poëte, ce penseur suprême, doit faire comme la nature. Procéder par -contrastes. Soit qu'il peigne l'âme humaine, soit qu'il peigne le monde -extérieur, il doit opposer partout l'ombre à la lumière, le vrai -invisible au réel visible, l'esprit à la matière, la matière à l'esprit; -rendre le tout, qui est la création, sensible à la partie, qui est -l'homme, aussi bien par le choc brusque des différences que par la -rencontre harmonieuse des nuances. Cette confrontation perpétuelle des -choses avec leurs contraires, pour la poésie comme pour la création, -c'est la vie. - - * - -Quand nous disons: c'est de la poésie, vous dites: ce n'est que de la -couleur. Pauvres gens! le soleil aussi n'est qu'un coloriste. - - * - -Il y a un rapport intime entre les langues et les climats. Le soleil -produit les voyelles comme il produit les fleurs; le nord se hérisse de -consonnes comme de glaces et de rochers. L'équilibre des consonnes et -des voyelles s'établit dans les langues intermédiaires, lesquelles -naissent des climats tempérés. - -C'est là une des causes de la domination de l'idiome français. Un idiome -du Nord, l'allemand, par exemple, ne pourrait devenir la langue -universelle; il contient trop de consonnes que ne pourraient mâcher les -molles bouches du Midi. Un idiome méridional, l'italien, je suppose, ne -pourrait non plus s'adapter à toutes les nations; ses nombreuses -voyelles, à peine soutenues dans l'intérieur des mots, s'évanouiraient -dans les rudes prononciations du Nord. Le français, au contraire, appuyé -sur les consonnes sans en être hérissé, adouci par les voyelles sans en -être affadi, est composé de telle sorte que toutes les langues humaines -peuvent l'admettre. Aussi ai-je pu dire, et puis-je répéter ici, que ce -n'est pas seulement la France qui parle français, c'est la civilisation. - - -En examinant la langue au point de vue musical, et en réfléchissant à -ces mystérieuses raisons des choses que contiennent les étymologies des -mots, on arrive à ceci que chaque mot, pris en lui-même, est comme un -petit orchestre dans lequel la voyelle est la voix, _vox_, et la -consonne l'instrument, l'accompagnement, _sonat cum_. - -Détail frappant et qui montre de quelle façon vive une vérité une fois -trouvée fait sortir de l'ombre toutes les autres, la musique -instrumentale est propre aux pays à consonnes, c'est-à-dire au Nord, et -la musique vocale aux pays à voyelles, c'est-à-dire au Midi. -L'Allemagne, terre de l'harmonie, a des symphonistes; l'Italie, terre de -la mélodie, a des chanteurs. Ainsi, le Nord, la consonne, l'instrument, -l'harmonie; quatre faits qui s'engendrent logiquement et nécessairement -l'un l'autre, et auxquels répondent quatre autres faits parallèles: le -Midi, la voyelle, le chant, la mélodie. - -Que sort-il de la mer, de la forêt, de l'ouragan? une harmonie. Et de -l'oiseau? une mélodie. - - * - -On n'est jamais trop concis. La concision est de la moëlle. Il y a dans -Tacite de l'obscurité sacrée. - - * - -Concision dans le style, précision dans la pensée, décision dans la vie. - - * - -Accepter dans l'occasion le mot cru, rejeter le mot sale. Éviter ces -deux écueils: le mot impropre, le mot malpropre. - - * - -_Ruisselant de pierreries_, cette métaphore que j'ai mise dans les -_Orientales_ a été immédiatement adoptée. Aujourd'hui elle fait partie -du style courant et banal, à tel point que je suis tenté de l'effacer -des _Orientales_. Je me rappelle l'effet qu'elle fit sur les peintres. -Louis Boulanger, à qui je lus _Lazzara_, en fit sur-le-champ un tableau. - -Cette vulgarisation immédiate est propre à toutes les métaphores -énergiques. Toutes les images vraies et vives deviennent populaires en -entrant dans la circulation universelle. Ainsi: courir _ventre à terre_, -être _enflammé_ de colère, rire à _ventre déboutonné_, tirer _à boulet -rouge_ (médire), _être à couteaux tirés_, _pendre ses jambes à son cou_, -etc.; autant d'admirables métaphores autrefois; autant de lieux communs -aujourd'hui. - - * - -16 avril 1863. - -Je n'ai lu qu'aujourd'hui le travail de Lamartine sur _les Misérables_. -Cela pourrait s'appeler: _Essai de morsure par un cygne_. - - ----- - -La prose et le vers ne sont que des matières dont se sert le poëte, -fondeur et ciseleur, pour faire les figures de ses idées. Le vers, c'est -le marbre; la prose, c'est l'airain. - -Matières admirables, cire pour l'artiste créateur, granit pour la -postérité; aussi précieuses d'ailleurs l'une que l'autre devant la -pensée; le métal de Corinthe vaut la pierre de Carrare. Tacite vaut -Virgile. - -Cependant le vers a plus de chance de durée que la prose, parce qu'il se -vulgarise plus difficilement et qu'il ne se dissout jamais en monnaie. -On ne peut faire des sous avec une figure de marbre; on en peut faire -avec une statue de bronze. - -Il y a des sujets qui peuvent être indifféremment traités en prose ou en -vers, taillés dans le bloc ou coulés dans la fournaise. Ce sont ceux où -se mélangent dans une proportion quelconque l'humain et le divin, -l'idéal et le réel. Il y a d'autres idées qui exigent impérieusement le -marbre blanc, transparent et rêveur du vers. La beauté pure veut le -vers. Une Vénus en bronze serait une négresse. - -La poésie dramatique admet la prose; la poésie lyrique l'exclut. - - ----- - -Le théâtre est le point frontière de la civilisation et de l'art; c'est -le lieu d'intersection de la société des hommes avec ses vices, ses -préjugés, ses aveuglements, ses tendances, ses instincts, son autorité, -ses lois et ses moeurs, et de la pensée humaine avec ses libertés, ses -fantaisies, ses aspirations, son magnétisme, ses entraînements et ses -enseignements. - -Au théâtre, le poëte et la multitude se regardent; quelquefois ils se -touchent, quelquefois ils s'affrontent, quelquefois ils se mêlent: -mélange fécond. D'un côté une foule, de l'autre un esprit. Ce quelque -chose de la foule qui entre dans un esprit, ce quelque chose d'un esprit -qui entre dans la foule, c'est l'art dramatique tout entier. - - * - -Génie lyrique: être soi. Génie dramatique: être les autres. - - * - -Poëtes dramatiques, mettez plutôt les hommes historiques que les faits -historiques sur la scène. Vous êtes souvent forcés de faire les -événements faux, vous pouvez toujours faire les hommes vrais. Écrivez le -drame, non suivant, mais selon l'histoire. - - * - -De braves gens vomissent sur Shakespeare. On vomit bien sur l'Océan. Au -fait, le haut drame est comme la haute mer: il fait frissonner de joie -les uns et soulève la nausée des autres; il a l'odeur et le roulis de -l'abîme; il vous donne le mal de mer. Qu'est-ce que cela prouve contre -le drame et contre l'Océan? - - * - -Il n'y a pas de monologue dans le rôle de Tartuffe; Iago est tout en -monologues. Et puis, faites des théories! - - * - -Scénario de _Bérénice_: - - ACTE I - - _Titus._ - - ACTE II - - _Reginam Berenicem._ - - ACTE III - - _Invitus._ - - ACTE IV - - _Invitam._ - - ACTE V - - _Dimisit._ - - * - -Il y a toujours dans les oeuvres de l'esprit, surtout dans celles qui -exigent un certain arrangement et une certaine construction, les poëmes -dramatiques par exemple, des parties qui sont destinées à vieillir et -qui vieillissent. Ce sont ces formes, toujours passagères et -nécessairement un peu convenues, qui tiennent plus particulièrement au -goût régnant, à la mode du jour, à l'esprit du temps, influences utiles -qui datent une oeuvre, et auxquelles le vrai génie ne peut, ni ne doit, -ni ne veut se dérober entièrement. - -On peut donc dire de toutes les productions de l'esprit humain, même des -plus sublimes, qu'elles _vieillissent_. Seulement, quand il n'y a dans -un ouvrage ni style, ni pensée, cela devient vieux; quand il y a poésie, -philosophie, beau langage, observation de l'homme, étude de la nature, -inspiration et grandeur, cela devient antique. - - * - -Le théâtre n'est pas le pays du réel: il y a des arbres de carton, des -palais de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de l'or -clinquant, du fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui -sort de dessous terre. - -Le théâtre est le pays du vrai: il y a des coeurs humains sur la scène, -des coeurs humains dans la coulisse, des coeurs humains dans la salle. - - - - -Les grands hommes - - - - -I - -Le jubilé de Shakespeare - ---AVRIL 1864-- - - -La tombe finit toujours par avoir raison. Tout récemment, une occasion -s'est offerte de prononcer sur Shakespeare le verdict suprême et de -liquider le passé: la date illustre de la naissance du poëte de -Stratford, le 23 avril, est revenue pour la trois centième fois. - -Au bout de trois cents ans, le genre humain a quelque chose à dire à un -esprit longtemps insulté. Il a semblé que Shakespeare se présentait au -seuil de la France; Paris s'est levé, les poëtes, les artistes, les -historiens ont tendu la main à ce fantôme, autour duquel les poëtes -apercevaient Hamlet, les artistes Prospero, et les historiens Jules -César; le sauvage ivre, l'arlequin barbare, le Gilles Shakespeare est -apparu, et l'on n'a vu que de la lumière; la moquerie de deux siècles -s'est achevée en éblouissement, et la France a dit: Sois le bien venu, -génie! La gloire a pris acte. - -On a senti dans l'ombre quelque chose comme l'adhésion de nos morts -augustes; on a cru voir Molière sourire, on a cru voir Corneille saluer. -Des vieilles haines, des vieilles injustices, rien, pas une -protestation, pas un murmure, enthousiasme unanime; et, à cette heure, -les appréciateurs définitifs du fond des choses, ceux qui doublent leur -aversion des despotes d'amour pour les intelligences, ceux qui, voulant -que justice soit faite, veulent aussi que justice soit rendue, les -contemplateurs, les solitaires pensifs occupés de l'idéal, les songeurs, -admirent, émus, l'apaisement qui s'est fait autour de cette majestueuse -entrée. - - ----- - -Shakespeare, c'est le sauvage ivre? Oui, sauvage! c'est l'habitant de la -forêt vierge; oui, ivre! c'est le buveur d'idéal. C'est le géant sous -les branchages immenses; c'est celui qui tient la grande coupe d'or et -qui a dans les yeux la flamme de toute cette lumière qu'il boit. -Shakespeare, comme Eschyle, comme Job, comme Isaïe, est un de ces -omnipotents de la pensée et de la poésie, qui, adéquats, pour ainsi -dire, au Tout mystérieux, ont la profondeur même de la création, et qui, -comme la création, traduisent et trahissent extérieurement cette -profondeur par une profusion de formes et d'images, jetant au dehors les -ténèbres en fleurs, en feuillages et en sources vives. - - ----- - -Ces hommes ont l'originalité, c'est-à-dire l'immense don du point de -départ personnel. De là leur toute-puissance. - -Virgile part d'Homère; observez la dégradation croissante des reflets: -Racine part de Virgile, Voltaire part de Racine, Chénier (Marie-Joseph) -part de Voltaire, Luce de Lancival part de Chénier, Zéro part de Luce de -Lancival. De lune en lune on arrive à l'effacement. La progression -décroissante est le plus dangereux des engrenages. Qui s'y engage est -perdu. Nul laminoir ne produit un tel aplatissement. - -Exemple: regardez Hector à son point de départ dans Homère, et voyez-le, -dans Luce de Lancival, à son point d'arrivée. - -La progression décroissante a été nommée en France école classique. - -De là une littérature aux pâles couleurs. - -Vers 1804, la poésie toussait. - -Au commencement de ce siècle, sous l'empire qui a fini à Waterloo, cette -littérature a dit son dernier mot. A cette époque elle est arrivée à sa -perfection. Nos pères ont vu son apogée, c'est-à-dire son agonie. - - ----- - -Les esprits originaux, les poëtes directs et immédiats, n'ont jamais de -ces chloroses; la pâleur maladive de l'imitation leur est inconnue. Ils -n'ont pas dans les veines la poésie d'autrui. Leur sang est à eux. Pour -eux, produire est un mode de vivre. Ils créent parce qu'ils sont. Ils -respirent, et voilà un chef-d'oeuvre. - -L'identité de leur style avec eux-mêmes est entière. Pour le vrai -critique, qui est un chimiste, leur total se condense dans le moindre -détail. Ce mot, c'est Eschyle; ce mot, c'est Juvénal; ce mot, c'est -Dante. _Unsex_... toute lady Macbeth est dans ce mot, propre à -Shakespeare. Pas une idée dans le poëte, comme pas une feuille dans -l'arbre qui n'ait en lui sa racine. On ne voit pas l'origine; cela est -sous terre, mais cela est. L'idée sort du cerveau exprimée, c'est-à-dire -amalgamée avec le verbe, analysable, mais concrète, mélangée du siècle -et du poëte, simple en apparence, composite en réalité. Sortie ainsi de -la source profonde, chaque idée du poëte, une avec le mot, résume dans -son microcosme l'élément entier du poëte. Une goutte, c'est toute l'eau. -De sorte que chaque détail de style, chaque terme, chaque vocable, -chaque acception, chaque extension, chaque construction, chaque -tournure, souvent la ponctuation même, est métaphysique. - - ----- - -Le mot, nous l'avons dit ailleurs, est la chair de l'idée, mais cette -chair vit. Si, comme la vieille école de critique qui séparait le fond -de la forme, vous séparez le mot de l'idée, c'est de la mort que vous -faites. Comme dans la mort, l'idée, c'est-à-dire l'âme, disparaît. Votre -guerre au mot est l'attaque à l'idée. Le style indivisible caractérise -l'écrivain suprême. L'écrivain comme Tacite, le poëte comme Shakespeare, -met son organisation, son intuition, sa passion, son acquis, sa -souffrance, son illusion, sa destinée, son entité, dans chaque ligne de -son livre, dans chaque soupir de son poëme, dans chaque cri de son -drame. Le parti-pris impérieux de la conscience et on ne sait quoi -d'absolu qui ressemble au devoir, se manifeste dans le style. Écrire, -c'est faire; l'écrivain commet une action. L'idée exprimée est une -responsabilité acceptée. C'est pourquoi l'écrivain est intime avec le -style. Il ne livre rien au hasard. Responsabilité entraîne solidarité. - -Le détail s'ajuste à l'ensemble et est lui-même un ensemble. Tout est -compréhensif. Tel mot est une larme, tel mot est une fleur, tel mot est -un éclair, tel mot est une ordure. Et la larme brûle, et la fleur songe, -et l'éclair rit, et l'ordure illumine. Fumier et sublimité s'accouplent; -tout un poëme le prouve: Job. - - ----- - -Les chefs-d'oeuvre sont des formations mystérieuses; l'infini s'y -sécrète çà et là; telle expression qui vous étonne est au milieu de -toutes ces émotions humaines, de toutes ces palpitations réelles, de -tout ce pathétique vivant, un brusque épanouissement de l'inconnu. Le -style a quelque chose de préexistant. Il reste toujours de son espèce. -Il jaillit de tout l'écrivain, de la racine de ses cheveux aussi bien -que des profondeurs de son intelligence. Tout le génie, son côté -terrestre comme son côté cosmique, son humanité comme sa divinité, le -poëte comme le prophète, sont dans le style. Le style est âme et sang; -il provient de ce lieu profond de l'homme où l'organisme aime; le style -est entrailles. - -Il est incontestablement fatal, et en même temps rien n'est plus libre. -C'est là son prodige. Aucune entrave, aucune gêne, aucune frontière. Il -est impossible de ne pas sourire quand on entend parler, par exemple, -des difficultés de la rime; pourquoi pas aussi des empêchements de la -syntaxe? Ces prétendues difficultés sont les formes nécessaires du -langage, soit en vers, soit en prose, s'engendrant d'elles-mêmes, et -sans combinaison préalable. Elles ont leurs analogues dans les faits -extérieurs; l'écho est la rime de la nature. - -Nous connaissons un poëte qui de sa vie n'a ouvert Richelet, qui, -enfant, a composé des vers, d'abord informes, puis de moins en moins -inexacts, puis enfin corrects, qui a trouvé, pas à pas, tout seul, l'une -après l'autre, toutes les lois, la césure, la rime féminine alternée, -etc., et duquel la prosodie est sortie toute faite, instinctivement. - - ----- - -Le style a une chaîne, l'idiosyncrasie, ce cordon ombilical dont nous -parlions tout à l'heure, qui le rattache à l'écrivain. A cette attache -près, qui est sa source de vie, il est libre. Il traverse en pleine -liberté tous les alambics de la grammaire. Il est essentiel; son -principe, qui est l'écrivain même, lui est incorporé, et il n'en perd -pas un atome dans tous les appareils de filtrage d'où il sort phrase -pour la prose ou vers pour la poésie. - -Dans l'intérieur même du rhythme général, qu'il accepte, il a son -rhythme à lui, qu'il impose. De là, au point de vue absolu, cette -surprenante élasticité du style, pouvant tout enserrer, depuis le subtil -chaste jusqu'à l'obscène sublime, depuis Pétrarque jusqu'à Rabelais. - -Quelquefois Pétrarque et Rabelais sont dans le même homme, la gamme du -style va de Roméo à Falstaff; l'univers tient dans l'intervalle, les -hommes, les anges, les fées; la fosse apparaît ayant à l'une de ses -extrémités son travailleur et à l'autre son habitant, le fossoyeur et le -spectre; la nuit, cynique, montre autre chose que sa face, _buttock of -the night_; la sorcière se dresse, euménide canaille, caricature -dessinée sur la vague muraille du rêve avec le charbon de l'enfer, et, -penché sur ce monde voulu par lui, contemplant sa préméditation, le -vaste poëte regarde, écoute, ajoute, sanglote, ricane, aime et songe. - - ----- - -Shakespeare, comme Eschyle, a la prodigalité de l'insondable. -L'insondable, c'est l'inépuisable. Plus la pensée est profonde, plus -l'expression est vivante. La couleur sort de la noirceur. La vie de -l'abîme est inouïe; le feu central fait le volcan, le volcan produit la -lave, la lave engendre l'oxyde, l'oxyde cherche, rencontre et féconde la -racine, la racine crée la fleur; de sorte que la rose vient de la -flamme. De même l'image vient de l'idée. Le travail de l'abîme se fait -dans le cerveau du génie. L'idée, abstraction dans le poëte, est -éblouissement et réalité dans le poëme. Quelle ombre que le dedans de la -terre! Quel fourmillement que la surface! Sans cette ombre, vous -n'auriez pas ce fourmillement. Cette végétation d'images et de formes a -des racines dans tous les mystères. Ces fleurs prouvent la profondeur. - - ----- - -Shakespeare, comme tous les poëtes de cet ordre, a la personnalité -absolue. Il a une façon à lui d'imaginer, une façon à lui de créer, une -façon à lui de produire. Imagination, création, production, trois -phénomènes concentriques amalgamés dans le génie. Le génie est la sphère -de ces rayonnements. L'imagination invente, la création organise, la -production réalise. La production, c'est l'entrée de la matière dans -l'idée, lui donnant corps, la rendant palpable et visible, la dotant de -la forme, du son et de la couleur, lui fabriquant une bouche pour -parler, des pieds pour marcher et des ailes pour s'envoler, en un mot, -faisant l'idée extérieure au poëte en même temps qu'elle lui reste -intérieure et adhérente par l'idiosyncrasie, ce cordon ombilical qui -rattache les créations au créateur. - -Chez tous les grands poëtes, le phénomène de l'inspiration est le même, -mais la diversité des appareils cérébraux le varie à l'infini. - -L'idée jaillit du cerveau: conception; l'idée se fait type: gestation; -le type se fait homme: enfantement; l'homme se fait passion et action: -oeuvre. - -L'idée dans le type, le type dans l'homme, l'homme dans l'action, tel -est, chez Shakespeare, comme chez Eschyle, comme chez Plaute, comme chez -Cervantes, le phénomène, lequel se résume en cette concrétion: la vie -dans le drame. - -Tout est voulu dans le chef-d'oeuvre. Shakespeare veut son sujet, -celui-là et pas un autre, Shakespeare veut son développement, -Shakespeare veut ses personnages, Shakespeare veut ses passions, -Shakespeare veut sa philosophie, Shakespeare veut son action, -Shakespeare veut son style, Shakespeare veut son humanité. Il la crée -ressemblante à l'humanité--et à lui. De face, c'est l'Homme; de profil, -c'est Shakespeare. Changez le nom, mettez Aristophane, mettez Molière, -mettez Beaumarchais, la formule reste vraie. - - - - -II - -La Fontaine - - -La Fontaine vit de la vie contemplative et visionnaire jusqu'à s'oublier -lui-même et se perdre dans le grand tout. On peut presque dire qu'il -végète plutôt qu'il ne vit. Il est là, dans le taillis, dans la -clairière, le pied dans les mousses, la tête sous les feuilles, l'esprit -dans le mystère, absorbé dans l'ensemble de ce qui est, identifié à la -solitude. Il rêve, il regarde, il écoute, il scrute le nid d'oiseau, il -observe le brin d'herbe, il épie le trou de taupes, il entend les -langages inconnus du loup, du renard, de la belette, de la fourmi, du -moucheron. Il n'existe plus pour lui-même; il n'a plus conscience de son -être à part, son moi s'efface. Il était là ce matin, il sera là ce soir; -comme ce frêne, comme ce bouleau. Un nuage passe, il ne le voit pas; une -pluie tombe, il ne la sent pas. Ses pieds ont pris racine parmi les -racines de la forêt; la grande sève universelle les traverse et lui -monte au cerveau, et presque à son insu y devient pensée comme elle -devient gland dans le chêne et mûre dans la ronce. Il la sent monter; il -se sent vivre de cette grande vie égale et forte; il entre en -communication avec la nature; il est en équilibre avec la création. Et -que fait-il? Il travaille. Il travaille comme la création même, du -travail direct de Dieu. Il fait sa fleur et son fruit, fable et -moralité, poésie et philosophie; poésie étrange composée de tous les -sens que la nature présente au rêveur, étrange philosophie qui sort des -choses pour aller aux hommes. - -La Fontaine, c'est un arbre de plus dans le bois, le fablier. - - - - -III - -Voltaire - - -Voltaire n'est précisément ni un grand poëte, ni un grand philosophe. -C'est un grand représentant de tout. - -Voltaire a fait dans son temps la fonction de toutes les tribunes et de -toutes les presses du nôtre. Il a été le journaliste, l'avocat et le -député perpétuel de son époque. Sa grandeur est d'avoir été le magasin -d'idées de tout un siècle. - -Toutes les fois qu'un homme est dans des conditions d'intelligence -telles que tous ses contemporains viennent à lui comme à un réservoir, -comme à une source, les grands et les petits, les princes et les -goujats, l'un avec son amphore, l'autre avec sa cruche, l'autre avec sa -marmite, chacun avec le cerveau qu'il a, cet homme est grand. Critiquez, -analysez, blâmez, raillez à votre aise, indignez-vous, déclarez chose -trouble, mêlée et impure ce dont il a rempli tous ces vases, toutes ces -têtes, n'importe, cet homme est grand. Vous pourrez avoir raison contre -lui dans le détail; à coup sûr il a raison contre vous dans l'ensemble. - - - - -IV - -Beaumarchais - - -Une des choses qui me charment et m'étonnent le plus dans Beaumarchais, -c'est que son esprit ait conservé tant de grâce en étalant tant -d'impudeur. J'avoue, quant à moi, qu'il m'agrée plutôt par la grâce que -par l'impudeur, quoique cette impudeur, mêlée aux premières hardiesses -d'une révolution commençante, ressemble parfois à l'effronterie -magistrale et formidable du génie. Au point de vue historique, -Beaumarchais est cynique comme Mirabeau; au point de vue littéraire, il -est cynique comme Aristophane. - -Mais, je le répète, quoi qu'il y ait de puissance, et même de beauté, -dans l'impudeur de Beaumarchais, je préfère sa grâce. En d'autres -termes, j'admire Figaro, mais j'aime Suzanne. - -Et d'abord Suzanne, quel nom spirituel! quel nom bien trouvé! quel nom -bien choisi! J'ai toujours su particulièrement gré à Beaumarchais de -l'invention de ce nom. Et je me sers à dessein de ce mot, _invention_. -On ne remarque pas assez que le poëte de génie seul sait superposer à -ses créations des noms qui leur ressemblent et qui les expriment. Un nom -doit être une figure. Le poëte qui ne sait pas cela ne sait rien. - -Suzanne donc, Suzanne me plaît. Voyez comme ce nom se décompose bien. Il -a trois aspects: Suzanne, Suzette, Suzon. - -Suzanne, c'est la belle au cou de cygne, aux bras nus, aux dents -étincelantes, peut-être fille, peut-être femme, on ne sait pas au juste, -un peu soubrette, un peu maîtresse, ravissante créature encore arrêtée -au seuil de la vie, tantôt hardie, tantôt timide, qui fait rougir un -comte et qu'un page fait rougir. Suzette, c'est la jolie espiègle qui -va, qui vient, qui rêve, qui écoute, qui attend, qui hoche sa tête comme -l'oiseau, qui ouvre sa pensée comme la fleur son calice, la fiancée à la -guimpe blanche, l'ingénue pleine d'esprit, l'innocente pleine de -curiosité. Suzon, c'est la bonne enfant, le franc regard, la franche -parole, le beau front insolent, la belle gorge découverte, qui ne craint -pas un vieillard, qui ne craint pas un homme, qui ne craint pas même un -adolescent, qui est si gaie qu'on devine qu'elle a souffert, qui est si -indifférente qu'on devine qu'elle a aimé. Suzette n'a pas d'amant, -Suzanne en a un, Suzon en a deux. Qui sait? trois peut-être. Suzette -soupire, Suzanne sourit, Suzon rit aux éclats. Suzette est charmante, -Suzanne est séduisante, Suzon est appétissante. Suzette est tout près de -l'ange, Suzon est tout près du diable; Suzanne est entre les deux. - -Que cela est beau! que cela est joli! que cela est profond! Dans cette -femme il y a trois femmes et dans ces trois femmes il y a toute la -femme. Suzanne est plus qu'un personnage, c'est une trilogie. - -Quand Beaumarchais le poëte a besoin d'éveiller l'une des trois idées -qui sont dans sa création, il emploie un de ces trois noms, et, selon -qu'on l'appelle Suzette, Suzanne ou Suzon, la belle fille que les -spectateurs ont sous les yeux se modifie à l'instant même comme sous la -baguette d'un magicien, comme sous un rayon de lumière inattendu, et lui -apparaît colorée ainsi que l'a voulu le poëte. - -Voilà ce que c'est qu'un nom bien choisi. - - - - -V - -Du génie - - -Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un -livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme -vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille -d'affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu -bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne -plus être à vous, votre distraction s'est dissipée, une sorte -d'absorption, presque une sujétion, lui succède, vous n'êtes plus maître -de vous lever et de vous en aller. Quelqu'un vous tient. Qui donc? ce -livre. - -Un livre est quelqu'un. Ne vous y fiez pas. - -Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du -papier blanc; ce sont des forces; elles se combinent, se composent, se -décomposent, entrent l'une dans l'autre, pivotent l'une sur l'autre, se -dévident, se nouent, s'accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle -ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les -idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous -lâchera qu'après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les -lecteurs sortent du livre tout à fait transformés. Homère et la Bible -font de ces miracles. Les plus fiers esprits, et les plus fins, et les -plus délicats, et les plus simples, et les plus grands subissent ce -charme. Shakespeare était grisé par Belleforest. La Fontaine allait -partout criant: Avez-vous lu Baruch? Corneille, plus grand que Lucain, -est fasciné par Lucain. Dante est ébloui de Virgile, moindre que lui. - - -Entre tous, les grands livres sont irrésistibles. On peut ne pas se -laisser faire par eux, on peut lire le Koran sans devenir musulman, on -peut lire les Védas sans devenir fakir, on peut lire Zadig sans devenir -voltairien, mais on ne peut point ne pas les admirer. Là est leur force. -_Je te salue et je te combats, parce que tu es roi_, disait un grec à -Xercès. - -On admire près de soi. L'admiration des médiocres caractérise les -envieux. L'admiration des grands poëtes est le signe des grands -critiques. Pour découvrir au delà de tous les horizons les hauteurs -absolues, il faut être soi-même sur une hauteur. - -Ce que nous disons là est tellement vrai qu'il est impossible d'admirer -un chef-d'oeuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi. -On se sait gré de comprendre cela. Il y a dans l'admiration on ne sait -quoi de fortifiant qui dignifie et grandit l'intelligence. -L'enthousiasme est un cordial. Comprendre c'est approcher. Ouvrir un -beau livre, s'y plaire, s'y plonger, s'y perdre, y croire, quelle fête! -On a toutes les surprises de l'inattendu dans le vrai. Des révélations -d'idéal se succèdent coup sur coup. - - -Mais qu'est-ce donc que le beau? - -Ne définissez pas, ne discutez pas, ne raisonnez pas, ne coupez pas un -fil en quatre, ne cherchez pas midi à quatorze heures, ne soyez pas -votre propre ennemi à force d'hésitation, de raideur et de scrupule. -Quoi de plus bête qu'un pédant? Allez devant vous, dites-vous que Dieu -est inépuisable, dites-vous que l'art est illimité, dites-vous que la -poésie ne tient dans aucun art poétique, pas plus que la mer dans aucun -vase, cruche ou amphore; soyez tout bonnement un honnête homme ayant la -grandeur d'admirer, laissez-vous prendre par le poëte, ne chicanez pas -la coupe sur l'ivresse, buvez, acceptez, sentez, comprenez, voyez, -vivez, croissez! - - -L'éclair de l'immense, quelque chose qui resplendit et qui est -brusquement surhumain, voilà le génie. De certains coups d'aile -suprêmes. Vous tenez le livre, vous l'avez sous les yeux, tout à coup il -semble que la page se déchire du haut en bas comme le voile du temple. -Par ce trou, l'infini apparaît. Une strophe suffit, un vers suffit, un -mot suffit. Le sommet est atteint. Tout est dit. Lisez Ugolin, Françoise -dans le tourbillon, Achille insultant Agamemnon, Prométhée enchaîné, les -Sept chefs devant Thèbes, Hamlet dans le cimetière, Job sur son fumier. -Fermez le livre maintenant. Songez. Vous avez vu les étoiles. - - -Il y a de certains hommes mystérieux qui ne peuvent faire autrement que -d'être grands. Les bons badauds qui composent la grosse foule et le -petit public, et qu'il faut se garder de confondre avec le peuple, leur -en veulent presque à cause de cela. Les nains blâment le colosse. Sa -grandeur c'est sa faute. Qu'est-ce qu'il a donc, celui-là, à être grand? -S'appeler Michel Cervantes, François Rabelais ou Pierre Corneille, ne -pas être le premier grimaud venu, exister à part, jeter toute cette -ombre et tenir toute cette place; que tel mandarin, que tel doctrinaire -fameux, grand personnage pourtant, ne vous vienne pas à la hanche, -qu'est-ce que cela veut dire? Cela ne se fait pas. C'est insupportable. - -Pourquoi ces hommes sont-ils grands en effet? ils ne le savent point -eux-mêmes. Celui-là le sait qui les a envoyés. Leur stature fait partie -de leur fonction. - -Ils ont dans la prunelle quelque vision redoutable qu'ils emportent sous -leur sourcil. Ils ont vu l'Océan comme Homère, le Caucase comme Eschyle, -la douleur comme Job, Babylone comme Jérémie, Rome comme Juvénal, -l'enfer comme Dante, le paradis comme Milton, l'homme comme Shakespeare, -Pan comme Lucrèce, Jehovah comme Isaïe. Ils ont, ivres de rêve et -d'intuition, dans leur marche presque inconsciente sur les eaux de -l'abîme, traversé le rayon étrange de l'idéal, et ils en sont à jamais -pénétrés. Cette lueur se dégage de leurs visages, sombres pourtant comme -tout ce qui est plein d'inconnu. Ils ont sur la face une pâle sueur de -lumière. L'âme leur sort par les pores. Quelle âme? Dieu. - -Remplis qu'ils sont de ce jour divin, par moments missionnaires de -civilisation, prophètes de progrès, ils entr'ouvrent leur coeur, et ils -répandent une vaste clarté humaine. Cette clarté est de la parole, car -le verbe, c'est le jour.--_O Dieu_, criait Jérôme dans le désert, _je -vous écoute autant des yeux que des oreilles!_--Un enseignement, un -conseil, un point d'appui moral, une espérance, voilà leur don; puis -leur flanc béant et saignant se referme, cette plaie qui s'est faite -bouche et qui a parlé rapproche ses lèvres et rentre dans le silence, et -ce qui s'ouvre maintenant, c'est leur aile. - -Plus de pitié, plus de larmes. Éblouissement. Ils laissent l'humanité -derrière eux. Voir les autres horizons, approfondir cette aventure qu'on -appelle l'espace, faire une excursion dans l'inconnu, aller à la -découverte du côté de l'idéal, il leur faut cela. Ils partent. Que leur -fait l'azur? que leur importe les ténèbres? Ils s'en vont, ils tournent -aux choses terrestres leur dos formidable, ils développent brusquement -leur envergure démesurée, ils deviennent on ne sait quels monstres, -spectres peut-être, peut-être archanges, et ils s'enfoncent dans -l'infini terrible, avec un immense bruit d'aigles envolés. - -Puis tout à coup ils reparaissent. Les voici. Ils consolent et sourient. -Ce sont des hommes. - - -Ces apparitions et ces disparitions, ces départs et ces retours, ces -occultations brusques et ces subites présences éblouissantes, le -lecteur, absorbé, illuminé et aveuglé par le livre, les sent plus qu'il -ne les voit. Il est au pouvoir d'un poëte, possession troublante, il a -vaguement conscience du va-et-vient énorme de ce génie; il le sent -tantôt loin, tantôt près de lui; et ces alternatives, qui font -successivement pour lui lecteur l'obscurité et la lumière, se marquent -dans son esprit par ces mots:--Je ne comprends plus.--Je comprends. - -Quand Dante, quittant l'enfer, entre et monte dans le paradis, le -refroidissement qu'éprouvent les lecteurs n'est pas autre chose que -l'augmentation de distance entre Dante et eux. C'est la comète qui -s'éloigne. La chaleur diminue. Dante est plus haut, plus avant, plus au -fond, plus loin de l'homme, plus près de l'absolu. - - -Schlegel, un jour, considérant tous ces génies, a posé cette question -qui chez lui n'est qu'un élan d'enthousiasme et qui, chez Fourier ou -Saint-Simon, serait le cri d'un système:--_Sont-ce vraiment des hommes, -ces hommes-ci?_ - -Oui, ce sont des hommes; c'est leur misère et c'est leur gloire. Ils ont -faim et soif; ils sont sujets du sang, du climat, du tempérament, de la -fièvre, de la femme, de la souffrance, du plaisir; ils ont, comme tous -les hommes, des penchants, des entraînements, des chutes, des -assouvissements, des passions, des pièges; ils ont, comme tous les -hommes, la chair avec ses maladies, et avec ses attraits, qui sont aussi -des maladies. Ils ont leur bête. - -La matière pèse sur eux, et eux aussi ils gravitent. Pendant que leur -esprit tourne autour de l'absolu, leur corps tourne autour du besoin, de -l'appétit, de la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses -convoitises, ses prétentions au bien-être; c'est une sorte de personne -inférieure qui tire de son côté, fait ses affaires dans son coin, a son -moi à part dans la maison, pourvoit à ses caprices ou à ses nécessités, -parfois comme une voleuse, et à la grande confusion de l'esprit auquel -elle dérobe ce qui est à lui. L'âme de Corneille fait _Cinna_; la bête -de Corneille dédie _Cinna_ au financier Montauron. - -Chez de certains, sans rien leur ôter de leur grandeur, l'humanité -s'affirme par l'infirmité. Le rayon archangélesque est dans le cerveau; -la nuit brutale est dans la prunelle. Homère est aveugle; Milton est -aveugle. Camoëns borgne semble une insulte. Beethoven sourd est une -ironie. Ésope bossu a l'air d'un Voltaire dont Dieu a fait l'esprit en -laissant Fréron faire le corps. L'infirmité ou la difformité infligée à -ces bien-aimés augustes de la pensée fait l'effet d'un contrepoids -sinistre, d'une compensation peu avouable là-haut, d'une concession -faite aux jalousies, dont il semble que le Créateur doit avoir honte. -C'est peut-être avec on ne sait quel triomphe envieux que, du fond de -ses ténèbres, la matière regarde Tyrtée et Byron planer comme génies et -boiter comme hommes. - - - - -Tas de pierres - -IV - - -La Providence s'écrit souvent en toutes lettres dans la destinée des -grands hommes. - - * - -Génie: le surhumain de l'homme. - - * - -Les grands poëtes et les grands philosophes ont, comme les esprits -vulgaires, leurs parties confuses, douteuses, et en apparence -inexplicables. Seulement, chez les esprits médiocres, les parties vagues -ne sont en effet que brume, ombre et obscurité, tandis que, chez les -grands penseurs, ce sont des amas de choses resplendissantes et sublimes -trop lointaines et trop entassées. C'est la différence d'une nuée à une -nébuleuse. - - * - -Ronces, épines, pierres, cailloux, escarpements, fondrières, -inconvénients et conditions des grandes renommées. - -Ce qui ferait la laideur d'un jardin fait la beauté d'une montagne. - - * - -Qui a le génie a tous les talents. Pour savoir faire quelque chose, il -faut savoir faire tout. Les qualités sont l'envers l'une de l'autre: la -grâce est l'autre côté de la force; l'ombre est le côté opposé de la -lumière. - -Pas de génie s'il n'a les deux pôles; on n'est sphère qu'à cette -condition; on n'est astre que si l'on est sphère. - - * - -Un grand artiste, c'est un grand homme dans un grand enfant. - - * - -Les petitesses d'un grand homme paraissent plus petites par leur -disproportion avec le reste. - - * - -Donner de l'ombrage. Mot qui s'applique également aux grands arbres et -aux grands hommes. - - * - -Qui gloire a guerre a. - - * - -La haine, en tourmentant les grands hommes, fait la même chose que le -vent qui tourmente les drapeaux, elle les déploie. - - * - -Conditions du génie: attaquable, inexpugnable. - - * - -Les hommes de génie n'ont jamais que le lendemain, mais ils l'ont -toujours. - -Perdre la partie et gagner la revanche, en d'autres termes, avoir tort -le premier jour et raison le second, voilà l'histoire de tous les grands -apporteurs de vérité. - - * - -Il arrive souvent que les hommes de génie ont, en dehors des religions -formulées, une religion à eux, laquelle même semble parfois la négation -des autres. - -Les grands esprits, comme les mondes, paraissent se soutenir et se -mouvoir dans le vide; mais en réalité ils subissent, selon des courbes -immenses, selon les données mêmes de l'infini, une loi de gravitation -mystérieuse autour du centre des centres. C'est même sur ces -majestueuses exceptions, soleils et génies, qu'on peut étudier à nu la -grande loi d'équilibre universel qui régit aussi bien le monde moral que -le monde physique. - - * - -Un puits profond réfléchissait les cieux constellés et les splendeurs de -l'espace infini. Un enfant passe, se penche et jette une pierre dans le -puits. Cette pierre brise le miroir et y efface les étoiles. - -Tel est le penseur. Il lui suffit du souci le plus vulgaire de la vie, -ramassé à terre et jeté dans son esprit par le premier passant venu, -pour le troubler dans la contemplation des choses éternelles. Mais ce -trouble n'est que d'un moment, la pierre tombe au fond du puits, le -souci tombe au fond de l'âme, et le mystérieux miroir se remet à -refléter le ciel. - - ----- - -La France et le monde viennent d'avoir, sans compter le dix-neuvième -siècle, trois cycles successifs de lumière, et quant à moi, je n'ai -jamais accepté cette appellation de «grand siècle» donnée au moindre des -trois. - - * - -Luther, après avoir sapé à sa base la grande unité catholique, essaya -vainement de fonder à son tour et de laisser après lui une unité -religieuse. - -Calvin règne à Genève, Zwingle à Zurich dans les montagnes de l'Albis, -le frère Martin à Marbourg, Bucer à Strasbourg, Acolampade au pied du -Hauenstein de Bâle, Mélanchton à l'université de Wittenberg. - -Ce phénomène, au reste, se reproduit, presque avec les mêmes -circonstances, dans l'histoire de toutes les philosophies et de toutes -les religions. Il vient un moment où la pensée mère, l'auguste pièce -d'or marquée à la royale face du maître, disparaît. Un tas de petites -idées de cuivre ou de plomb, frappées à l'effigie d'une foule de petits -hommes, se mettent à circuler parmi la multitude. On avait une -philosophie, on a des systèmes; on avait un sequin d'or, on a de la -monnaie. - -Est-ce un bien? Est-ce un mal? Faut-il nous plaindre de ce que le faux -se mêle ainsi fatalement toujours au vrai dans une certaine proportion? -Le mensonge est-il nécessaire à la vérité, pour le rendre propre aux -usages humains, comme l'alliage au métal? - -Je pose ces questions. Les résolve qui pourra. - - * - -Trois est le nombre parfait. - -L'unité est au nombre trois ce que le diamètre est au cercle. Trois est -parmi les nombres ce que le cercle est parmi les figures. - -Le nombre trois est le seul qui ait un centre. Les autres nombres sont -des ellipses et ont deux foyers. - -De cette perfection du nombre trois naît la curieuse loi que voici, -applicable au seul nombre trois:--Additionnez les chiffres composant un -multiple quelconque du nombre trois, le total sera toujours divisible -par trois. - - * - -La force des peuples barbares tient à leur jeunesse et disparaît avec -elle. - -La force des peuples civilisés tient à leur intelligence, et se -développe avec elle. - -Il n'y a pas d'exemple d'un peuple barbare à la fois vieux et puissant. -Il se civilise ou il meurt. - -Dans le premier cas, il est la Russie; dans le second cas, il est la -Turquie. - - * - -On gâte l'Orient. Il n'y a plus de Grand-Turc. Le sérail est en acajou. -L'idéal des pachas est de ressembler à nos caporaux. Le mufti s'écourte -et devient bonasse. Abd-el-Kader, qui écrivait comme Job, écrit comme -Prudhomme. La pelisse fait place au paletot. Alger va avoir une rue de -Rivoli, Delhi a un Strand; l'Afrique se francise, l'Inde s'anglaise. -Vous verrez que, de proche en proche, sous prétexte de civilisation, -l'Europe finira par casser la Chine. - - * - -Une république comme les États-Unis d'Amérique, faite d'un seul -principe, accepte avec calme les luttes et les chocs de la pensée sous -toutes ses formes les plus grandioses et les plus farouches. Toutes les -libertés de l'esprit humain peuvent sans péril y faire leurs bonds -formidables. Les taureaux sont vastes, les éléphants sont énormes, les -lions sont gigantesques, mais le cirque est de granit. - - * - -John Brown. - -Le despotisme qui tue un libérateur, se défend; la liberté qui tue un -libérateur, se suicide. - - * - -Ce siècle accomplit l'office de cantonnier pour les sociétés futures. -Nous faisons la route, d'autres feront le voyage. - - * - -Nous voyons le temps passé au télescope et le temps présent au -microscope. De là les énormités apparentes du temps présent. - - * - -1850. - -Dans ce temps où l'on ne fait que changer d'abîme, voici toute ma -politique: je m'attelle en avant dans les montées et en arrière dans les -descentes. - -Cela fait dire aux esprits superficiels que je varie. - - * - -1850. - -Le penseur militant ne doit pas plus s'ébahir d'être tour à tour -populaire et impopulaire que le marin d'être tour à tour sec et mouillé. - -Avoir le vrai pour étoile, le droit pour boussole, faire le voyage, -sauver le vaisseau, entrer au port, arriver au but, voilà l'unique -question. - - * - -1850. - -J'aime être populaire, c'est le bonheur; mais je veux être utile, c'est -le devoir. - -Inutile et populaire ou impopulaire et utile? mon choix serait vite -fait. Souffre, mais sers. - - * - -1852. - -Je n'écris que d'une main, mais je combats des deux. - - * - -1860. - -L'exil commence par être un pêle-mêle et finit par être un choix. Qui y -reste est meilleur. L'exil tamise. - - * - -Guernesey. 1861. - -Quand j'étais pair de France sous la monarchie ou représentant du peuple -sous la république, si quelqu'un m'eût prédit qu'un jour viendrait, où, -moi Victor Hugo, je serais frappé par un statut de la chambre étoilée du -temps de Charles Ier, et qu'un autre jour viendrait où je paierais, -comme tenancier féodal, le droit de poulage à la reine d'Angleterre, -j'eusse souri de ces rêves. Ces rêves sont arrivés. L'impossible n'est -pas. Les petites comme les grandes destinées doivent s'attendre à tout. -Prévoyez l'imprévu. - - * - -1862. - -Les révolutions comme les volcans ont leurs journées de flamme et leurs -années de fumée. - -Nous sommes maintenant dans la fumée. - - * - -1862. - -Oh! ces hommes de tous les régimes, de toutes les intrigues, de toutes -les servitudes, de tous les despotismes! Ils ont une tache, ces hommes, -partout où la patrie a une cicatrice! - - * - -1863. - -_Gaudet equis canibusque._ Horace le disait il y a deux mille ans, de -tout temps la jeunesse a aimé les chevaux. Seulement la façon a changé. -Nos pères, les jeunes gens d'autrefois, aimaient les chevaux comme des -chevaliers. Les jeunes gens d'aujourd'hui aiment les chevaux comme des -palefreniers. - - * - -1869. - -Le despotisme est un crime long. - - - - -_Promontorium Somnii_ - - -I - -Ce promontoire du Songe! il est dans Shakespeare. Il est dans tous les -grands poëtes. - -Dans le monde mystérieux de l'art, il y a la cime du rêve. A cette cime -du rêve est appuyée l'échelle de Jacob. Jacob couché au pied de -l'échelle, c'est le poëte, ce dormeur qui a les yeux de l'âme ouverts. -En haut, ce firmament, c'est l'idéal. Les formes blanches ou -ténébreuses, ailées ou comme enlevées par une étoile qu'elles ont au -front, qui gravissent l'échelle, ce sont les propres créations du poëte -qu'il voit dans la pénombre de son cerveau faisant leur ascension vers -la lumière. - -Cette cime du rêve est un des sommets qui dominent l'horizon de l'art. -Toute une poésie singulière et spéciale en découle. D'un côté le -fantastique; de l'autre le fantasque, qui n'est autre chose que le -fantastique riant. C'est de cette cime que s'envolent les océanides -d'Eschyle, les chérubins de Jérémie, les ménades d'Horace, les larves de -Dante, les andryades de Cervantes, les démons de Milton et les matassins -de Molière. - -Ce promontoire du Songe quelquefois submerge de son ombre tout un génie, -Apulée jadis, Hoffmann de nos jours. Il emplit une oeuvre entière, et -alors cela est redoutable, c'est l'Apocalypse. Les vertiges habitent -cette hauteur. Elle a un précipice, la folie. Un des versants est -farouche, l'autre est radieux. Sur l'un est Jean de Patmos, sur l'autre -Rabelais. Car il y a la tragédie rêve et il y a la comédie songe. - -Melpomène, aux sourcils rapprochés, a beau pleurer et rugir sur les -rois; Thalie, grâce autant que muse, a beau bafouer le peuple; elles ont -beau, l'une et l'autre, sembler humaines et être humaines: la clarté du -surhumain apparaît dans les yeux stellaires de ces deux masques. - -De là dans la poésie une sorte de monde à part. C'est le monde qui n'est -pas et qui est. Niez donc la réalité de Caliban. Contestez donc -l'existence du petit Poucet. Tâchez donc, à moins que vous ne soyez -Boileau en personne, le vrai Boileau, Nicolas, fils de Gilles, tâchez -donc de ne pas vous intéresser à l'_Homme sans ombre_. Dites à Titania: -Tu n'es pas! Si vous lui donnez ce soufflet, elle vous le rendra. Car -c'est vous, bourgeois, qui n'êtes pas. - -Tout songeur a en lui ce monde imaginaire. Cette cime du rêve est sous -le crâne de tout poëte comme la montagne sous le ciel. C'est un vague -royaume plein du mouvement inexprimable de la chimère. Là on vit de la -vie étrange de la nuée. Il y a dans tout de l'errant et du flottant. La -forme dénouée ondule mêlée à l'idée. L'âme est presque chair, le corps -est presque esprit. On pousse la réalité jusqu'à dire, le cas échéant, -le mot de Cambronne, et l'on s'y appelle crûment Bottom; un fantôme crie -à l'autre: «Tais-toi, fils de putain!» Et l'on est impalpable au point -de fondre comme Ariel dans le parfum d'une fleur. - -C'est l'impossible qui se dresse et qui dit: Présent. L'être commencé -homme s'achève abstraction. Tout à l'heure il avait du sang dans les -veines; maintenant il a de la lumière, maintenant il a de la nuit, -maintenant il se dissipe. Saisissez-le, essayez, il a rejoint le nuage. -Du réel rongé et disparaissant sort un fantôme comme du tison une fumée. - -Tel est ce monde, autant lunaire que terrestre, éclairé d'un crépuscule. - -Quant à la quantité de comédie qui peut se mêler au rêve, qui ne l'a -éprouvé? on rit endormi. - - -L'assoupissement du corps est-il un réveil des facultés inconnues, et -nous met-il en relation avec les êtres doués de ces facultés, lesquels -ne sont point perceptibles à notre organisme quand la bête le complique, -c'est-à-dire quand nous sommes debout, allant et venant en pleine vie -terrestre? Les phénomènes du sommeil mettent-ils la partie invisible de -l'homme en communication avec la partie invisible de la nature? Dans cet -état, les êtres, dits intermédiaires, dialoguent-ils avec nous? -jouent-ils avec nous? jouent-ils de nous? Ce n'est pas ici le lieu -d'aborder ces questions, plus scientifiques que ne le croit l'ignorance -d'une certaine science. Nous nous bornons à dire que ceux qui observent -sur eux-mêmes la surprenante vie du sommeil font beaucoup de remarques. - -Le problème de la chair au repos a de tout temps sollicité et tourmenté -les métaphysiciens sérieux. L'assoupissement a des parties -transparentes; une vague étude est possible dans ce nuage, et la fouille -du sommeil tente les chercheurs. C'est une sorte de pêche aux perles -dans l'océan inconnu. Ce qu'on peut extraire du sommeil étudié -préoccupait particulièrement un grave et sagace esprit contemporain, -Jouffroy. Béranger, son ami, riait et lui disait: «Vous voulez saisir -l'insaisissable». En effet, on ne peut rien fixer, et par conséquent -rien affirmer, dans ces mirages obscurs. Mais de certaines apparences -persistantes finissent par se coordonner, et frappent, à travers la -brume de l'assoupissement, l'attention des observateurs du sommeil. Tout -demeure hypothèse, mais pourtant, sans perdre absolument leur caractère -conjectural, quelques faits se condensent. Un de ces faits a on ne sait -quoi de formidable; le voici: il existe une hilarité des ténèbres. Un -rire nocturne flotte. Il y a des spectres gais. - -«Le Malin est dans la nuit,» disait la crédulité naïve du moyen âge, -donnant à ce mot «malin» son double sens. - - -L'art s'empare de cette gaîté sépulcrale. Toute la comédie italienne est -un cauchemar qui éclate de rire. Cassandre, Trivelin, Tartaglia, -Pantalon, Scaramouche, sont des bêtes vaguement incorporées à des -hommes; la guitare de Sganarelle est faite du même bois que la bière du -Commandeur; l'enfer se déguise en farce; Polichinelle, c'est le vice -deux fois difforme, _peccatum bigibbosum_, comme parle le bas latin de -Glaber Radulphus; le spectre blanc coud des manches à son suaire et -devient Pierrot; le démon écaillé, à face noire, devient Arlequin; -l'âme, c'est Colombine. - -L'homme danse volontiers la danse macabre, et, ce qui est bizarre, il la -danse sans le savoir. C'est à l'heure où il est le plus gai qu'il est le -plus funèbre. Un bal en carnaval, c'est une fête aux fantômes. Le domino -est peu distinct du linceul. Quoi de plus lugubre que le masque, face -morte promenée dans les joies! L'homme rit sous cette mort. La ronde du -sabbat semble s'être abattue à l'Opéra, et l'archet de Musard pourrait -être fait d'un tibia. Nul choix possible entre le masque et la larve. -_Stryga vel masca._ C'est peut-être Rigolboche, c'est peut-être Canidie. -Des brucolaques et des lycanthropes se perdraient dans cette foule. Ces -voiles blancs et noirs traverseraient un cimetière sans le troubler. Un -débardeur tutoie peut-être un vampire. Qui sait si cette cohue obscène -n'a pas, en venant ici, laissé derrière elle des fosses vides? Il n'est -pas bien sûr que ce sergent de ville qui passe ne mène pas un squelette -au poste. Sont-ce des ivrognes? Sont-ce des ombres? Le mardi gras -descend de la Courtille, à moins qu'il ne revienne de Josaphat. - - -Ce somnambulisme est humain. Une certaine disposition d'esprit, -momentanément ou partiellement déraisonnable, n'est point un fait rare, -ni chez les individus, ni chez les nations. - -Il est certain, par exemple, que tout autocrate est dans une situation -cérébrale particulière. Le pouvoir absolu enivre comme le génie, mais il -a cela de redoutable qu'il enivre sans contrepoids. L'homme de génie et -le tyran sont l'un et l'autre pleins d'un démon; ils sont tous deux -souverains; mais, dans l'homme de génie, la raison étant égale à la -puissance, l'esprit reste en équilibre. - -Dans le tyran, l'omnipotence étant habituellement accompagnée de la -toute-bêtise, et d'ailleurs purement matérielle, la cervelle misérable -bascule à chaque instant. Alors vous avez de ces spectacles-ci: Louis XV -enseignant le catéchisme aux petites filles du Parc-aux-Cerfs. - -Souvent l'état de rêve gagne les hommes graves, les savants, les -théologiens, les remueurs d'in-folios. Je ne sais plus quel bonhomme -docte, savantissime, fort farouche sur toute chose, dont parle Claude -Binet, racontait ses rendez-vous d'amour avec une princesse du sang -royal morte depuis cent cinquante ans. David Parens, oracle de la -Sapience à Heidelberg, rêve qu'un chat lui égratigne le visage, et le -mentionne dans son journal du 26 décembre 1617, avec cette note: -_Somnium sine dubio ominosum_. Et il part de là pour dire: A quoi bon -fortifier Heidelberg? Jurieu croyait avoir de la cavalerie se battant -dans son ventre. Pomponace était devenu chimérique au point de ne -presque plus savoir comment on s'y prend pour dormir, boire, manger et -cracher; il disait lui-même de lui-même: _insomnis et insanus_. -Scioppius n'était évidemment pas sain d'esprit quand, par crainte des -jésuites, il prenait un faux nez à chaque livre qu'il écrivait, -s'appelant successivement Vargas, Sotelo, Hay, Krigsoeder, Denius, A -Fano Sancti Benedicti, Junipère d'Ancône, Grosippe et Grobinius. - -Les institutions graves ne sont pas plus exemptes d'insanité que les -hommes graves. L'Église damne les sauterelles. On conserve dans les -pouilles de la cathédrale de Laon un mandement de l'évêque de 1120 -contre les charançons. En 1516, l'official de Troyes rend cet arrêt: -«Parties ouïes, faisant droit sur la requeste des habitants de -Villenoxe, admonestons les chenilles de se retirer dans six jours, et, à -défaut de ce faire, les déclarons maudites et excommuniées.» Le -Parlement de Paris, faisant pendre une truie sorcière, rêve et -extravague. La Sorbonne, faisant défense et inhibition de guérir les -maladies au quinquina, «écorce scélérate», est complètement folle. - -Les multitudes, ainsi que nous venons de l'indiquer, ne sont point -exemptes de ces contagions. Les peuples, même libres, ont leurs tics -comme les despotes ont leurs lubies. Le peuple anglais, en masse, -copiant le noeud de cravate de Brummel, n'est-il pas en état de rêve -tout autant que Charles-Quint montant des pendules, ou Domitien -décapitant des mouches? Est-il un rêve plus absurde que celui d'Origène? -Celui-là, certes, ne semble pas contagieux. Il l'est. La religion des -eunuques volontaires existe. Allez en Russie, vous l'y trouverez. Les -origénistes s'appellent _Skopzi_; ils sont trente mille; et, en -attendant le jour où le feu czar Pierre III, leur messie, viendra mettre -en branle la grosse cloche du Kremlin à Moscou, ils se mutilent -stoïquement, somnambules au point de n'être plus hommes. - -Une science tout entière peut tomber en somnambulisme. La médecine est -particulièrement sujette à cet accident. Le moyen âge a été pour elle -une longue éclipse, et l'on pourrait presque dire que jusqu'au -dix-huitième siècle la médecine a rêvé. Le bol d'Arménie, la thériaque, -l'électuaire de Sennert contre les maladies du coeur, forgé de -trente-deux substances, parmi lesquelles l'or, le corail, l'ambre, le -saphir, l'émeraude et la perle, la fameuse poudre panacée faite avec des -nombrils de singes du golfe Persique, tous ces remèdes semblent des -cauchemars. De réalité, point. On damne, de par la Bible, Harvey, le -_circulator_ du sang, comme Galilée, le _circulator_ des planètes. -L'hygiène était formidable. En une seule année, Bouvart, médecin de -Louis XIII, faisait traverser le roi par deux cent quinze médecines et -deux cent douze clystères. Les facultés guerroyaient; le diagnostic -combattait la drogue; saint Côme attaquait saint Luc; les médecins se -déclaraient homériques et les apothicaires bibliques; les premiers se -disaient descendants de Machaon et de Poladire, et les seconds -entendaient remonter jusqu'au prophète qui inventa pour Ezéchias le -cataplasme de figues sèches; Fleurant prenait pour ancêtre Isaïe. Le -tournoi médical pour et contre l'antimoine rendait fous furieux -Renaudot, Guénaut, et Guy-Patin, et Courtaud, champion de Montpellier, -et Guillemeaut, champion de Paris. Cependant mourait qui voulait. Les -malades avaient la fièvre et les médecins le délire. - -Quelquefois une époque est maniaque. La Renaissance a donné à l'Europe -pendant trois siècles la folie païenne. Théagène et Chariclée et les -pastorales de Longus créèrent une sorte de civilisation mythologique, -galante et bergère. La Fontaine écrit: - - Depuis que la cour d'Amathonte - S'est enfuie à Bois-le-Vicomte... - -Apollon gardeur de moutons était le type auquel le cardinal de Richelieu -s'efforçait de ressembler. En France, il y avait une sorte d'Olympe -gaulois. Les dieux rencontraient les druides dans les oseraies fleuries -du Lignon. On poussait la bergerie jusqu'à la bergerade. On n'était plus -en France, mais en Arcadie. On écrivait _le Berger extravagant_. -Ronsard, épris d'une femme de la cour, changeait Estrée en Astrée. Les -tritons et les néréides, Rubens l'atteste, débarquaient Marie de Médicis -à Marseille, et Mercure assistait à son sacre dans l'église de -Saint-Denis. Wolfgang Guillaume, duc de Neubourg, avait bâti un mont Ida -dans son jardin, s'y accroupissait sur un aigle empaillé et faisait -tirer le canon pour se croire Jupiter. Louis XIV se déguisait de bonne -foi en soleil. Le maréchal de Saxe à Chambord avait un régiment de -uhlans exquis et fantasque; habits couleur limace, culottes vertes, -bottes hongroises, turbans à crinières, piques à banderoles, avec une -compagnie colonelle de nègres vêtus de blanc sur des chevaux blancs, et -en queue une batterie de longs canons de cuivre dans des boîtes de sapin -sur de petits chariots, et en tête une musique chinoise; le comte de -Saxe passait la revue de ce régiment joujou, en grand costume de -maréchal-général, et suivi d'une pleine gondole de déesses à peu près -nues, Junons, Minerves, Hébés, Vénus, Flores, etc., qui étaient des -filles entretenues par lui dans son château des Pipes, près Créteil, et -dans sa petite maison de la rue du Battoir. Élisabeth d'Angleterre, -avant eux, avait eu son Parnasse et son Olympe. Cette pédante était -digne d'être payenne. Elle habillait ses femmes en dryades et ses valets -de pied en satyres; à Hampton-Court, elle faisait danser autour d'elle -les Jeux et les Ris, qui étaient ses pages. Elle ne se faisait point -sacrer par Mercure, n'étant pas catholique comme Marie de Médicis, mais -elle ne haïssait pas d'être conduite à sa chambre à coucher par ce dieu -orné du caducée et des talonnières d'ailes. A Norwich, un beau jour, les -aldermen lui servirent sur un plat d'argent un Cupidon qui offrit une -flèche d'or aux cinquante ans de Sa Majesté. Leicester lui donna une -fête à Kenilworth. Il y avait un étang; occasion de mythologie. Laneham -et sir Nicholas Lestrange étaient là et le racontent. Arion sur le dos -d'un dauphin et Triton ayant la figure d'une sirène, sortirent des -roseaux et chantèrent à Élisabeth des vers de Leicester. Tout à coup, -Arion, troublé par la reine ou enroué par l'étang, s'arrêta court, -déchira son habit mythologique et cria: «Je ne suis pas Arion, je suis -l'honnête Henry Goldingham.» Élisabeth, déesse, rit. Elle redevenait -réelle, et femme et reine pour de bon, quand il s'agissait de couper la -tête à Marie Stuart, plus belle qu'elle. - -Un écrivain tellement mystérieux qu'il est presque sinistre, positif -cependant et pratique jusqu'à l'horreur, poussant l'obéissance à la -réalité jusqu'à l'acceptation du crime, une sorte de pontife effrayant -du fait accompli, Machiavel, qui le croirait? est, ou semble être, lui -aussi, en proie au rêve. Les lignes qu'on va lire sont de lui: - -«Je ne saurois en donner la raison, mais c'est un fait attesté par toute -l'histoire ancienne et moderne que jamais il n'est arrivé de grand -malheur dans une ville ou dans une province qui n'ait été prédit par -quelques devins ou annoncé par des révélations, des prodiges ou autres -signes célestes. Il seroit fort à désirer que la cause en fût discutée -par des hommes instruits dans les choses naturelles et surnaturelles, -avantage que je n'ai point. Il peut se faire que, notre atmosphère -étant, comme l'ont cru certains philosophes, habitée par une foule -d'esprits qui prévoient les choses futures par les lois mêmes de leur -nature, ces intelligences, qui ont pitié des hommes, les avertissent par -ces sortes de signes, afin qu'ils puissent se tenir sur leurs gardes. -Quoi qu'il en soit, le fait est certain, et toujours après ces annonces -on voit arriver des choses nouvelles et extraordinaires.» (Machiavel, -_Discours sur Tite-Live_, 1, 56.) - -Ainsi le machiavélisme se complique de la foi aux présages. Machiavel, -devin, eût rencontré sans rire Machiavel, augure. - - -Cette tendance de l'homme à verser dans l'impossible et l'imaginaire est -la source du _Credo quia absurdum_. Elle crée dans la religion -l'idolâtrie et dans la poésie la chimère. L'idolâtrie est mauvaise. La -chimère peut être belle. - -Tout un art complet, la musique, admirable en Italie et plus admirable -encore en Allemagne, appartient au rêve. La musique est belle en Italie; -en Allemagne, elle est sublime. Cela tient à ce que l'Italie rêve la -volupté et l'Allemagne l'amour. De là le sourire de Cimarosa et le -sanglot immense de Glück. L'Allemagne a cette gloire d'avoir jusqu'ici à -elle seule la suprématie absolue d'un art, toutes les autres nations -étant forcées au partage des autres arts. Le grand poëte n'est pas grec, -car s'il y a Eschyle, il y a Isaïe; il n'est pas hébreu, car s'il y a -Isaïe, il y a Juvénal; il n'est pas latin, car s'il y a Juvénal, il y a -Dante; il n'est pas italien, car s'il y a Dante, il y a Shakespeare; il -n'est pas anglais, car s'il y a Shakespeare, il y a Cervantes; il n'est -pas espagnol, car s'il y a Cervantes, il y a Molière; il n'est pas -français, car s'il y a Molière, il y a tous ceux que nous venons -d'énumérer. Le grand musicien est allemand. - -Le grand allemand moderne, ce n'est pas Goethe, c'est Beethoven. - - -Nous venons de nommer Molière. Si quelque chose pouvait démontrer la -puissance du rêve dans l'art, ce serait de le voir envahir Molière. - -Le prophète, le jour où les montagnes se mirent à sauter comme des -béliers, résista à l'effarement du prodige jusqu'à l'instant où il vit -le mont Ararat lui-même entrer en danse. Eh bien, Molière aussi, de même -que tous les autres poëtes, entre en rêve. - -Molière est Poquelin, comme Voltaire est Arouet; Molière est le produit -du pilier des Halles, il est élève de Gassendi, il est l'essayeur d'une -traduction de Lucrèce, il est sceptique, il est le critique perpétuel de -son propre enthousiasme; il est Alceste, mais il est Philinte; Molière -est le grand raisonneur qui, heureusement, n'a pas, comme Voltaire, -poussé le raisonnement jusqu'au point où le raisonnement fait évanouir -la comédie; Molière est homme de génie valet de chambre tapissier... -N'importe, ce désillusionné, ce philosophe qui fait le lit d'un roi, -est, à ses heures, chimérique. «La lune, comme dit Othello, vient de -passer trop près de la terre.» C'est fait, Molière est atteint, comme un -simple Shakespeare. Brusquement, tout à coup, Molière est ivre. Il est -ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie à l'abattoir et -la comédie au tréteau. Abattoir sublime; tréteau splendide. Molière, -subitement éperdu, chancelle du trop plein de la coupe divine, et, comme -Horace, il dit: Ohée! _Dicit Horatius: Ohe!_ Ce sage devient fou; et -voilà le fantasque qui arrive, et le grotesque, et le bouffon, et la -parodie, et la caricature, et l'excentrique, et l'excessif; Boileau, -glacé d'horreur, «ne reconnaît plus» Molière; les intermèdes font -irruption, la farce fait éclater la comédie; la bouche du mascaron -Thalie s'ouvre jusqu'aux oreilles et vomit les satyres dansants, les -sauvages dansants, les cyclopes dansants, les furies dansantes, les -procureurs dansants, les importuns dansants, les espagnols chantants, -les turcs bâtonnants, les lutins faisant des sauts périlleux, le muphti -et le dervis, les matamores parlant patois, et l'ours, et Moron sur -l'arbre, et Scapin avec son sac, et Jupiter dans son nuage, et Mercure -dans Sosie, et Sbrigani, et Pourceaugnac, et Diafoirus, et Desfonandrès; -le bourgeois gentilhomme et le malade imaginaire donnent la réplique aux -révérences ironiques, Argan se coiffe d'un pot de chambre idéal, le -latin sorbonesque fait rage, le mamamouchi baragouine, les tiares de -chandelles s'allument, les seringues tourbillonnent, l'apothéose des -apothicaires flamboie; et toute cette folie, ô Molière, ajoute à ta -sagesse! - -Si cela arrive à Molière, cela arrivera à tous. - -Le poëte est le fils de la Muse; il en est aussi l'enfant. Mais cette -enfance ressemble à celle du Nazaréen au temple. Elle enseigne. Les -docteurs l'écoutent; elle a le doigt levé. - -Une signification sérieuse et forte se dégage de ces lupercales de -l'art. C'est le vice accentué, c'est le ridicule barbouillé de lui-même, -c'est la lie au front de l'ivrogne. Le laid devient grotesque. La -grimace souligne la figure. C'est la physionomie poussée au noir. Qui -n'était que poltron est lâche, qui n'était que pédant est idiot, qui -n'était que bête est sot, qui n'était que vil est abject. Toute une -philosophie sort de la bouffonnerie. C'est le défaut marqué par l'excès. -Il semble que la farce délie Molière. Ses cris les plus hardis, c'est là -qu'il les jette; ses conseils les plus profonds, c'est là peut-être -qu'il les donne. Cela n'empêche pas le duc de Saint-Aignan de s'indigner -du _Bourgeois gentilhomme_, et de profiter du silence du roi pour crier: -«Molière baisse. Molière n'y est plus. _Balachon_, _Balaba_, que veut -dire cela? Molière est en délire!» - -Soit dit en passant, le duc de Saint-Aignan, si difficile en fait de bon -sens, était le même qui, en 1664, aux fêtes de Versailles, maréchal de -camp, armé à la grecque, coiffé d'un casque à plumes incarnates avec -dragon, vêtu d'une cuirasse de toile d'argent à petites écailles d'or, -bas de soie pareils, représentait Guidon le sauvage. - - -Oui, loin d'être un défaut, comme le croient les critiques de surface, -cette quantité de rêve inhérente au poëte est un don suprême. Il faut -qu'il y ait dans le poëte un philosophe, et autre chose. Qui n'a pas -cette quantité céleste de songe n'est qu'un philosophe. - -Ce _quid divinum_, Voltaire l'a eu dans ses Contes; Là seulement il est -poëte. Remarque frappante, dans ses Contes Voltaire rêve, il pense -d'autant plus. Il sort du réel et entre dans le vrai. Cette gorgée de -chimère, bue par sa raison, la transfigure, et cette raison devient -divination. Voltaire dans ses Contes entrevoit presque, et entrevoit -avec amour, la conclusion, disons plus, la catastrophe finale du -dix-huitième siècle; catastrophe qui, historien, l'épouvanterait. Il -invente, il imagine, il se laisse aller aux conjectures, il perd pied; -il s'envole. Le voilà en plein azur de suppositions et d'hypothèses. La -pensée étoilée était jusque-là restée fermée. C'est l'ouverture de la -déesse. _Patuit dea._ - -Dans toutes les autres oeuvres de ce grand Arouet, l'inquiétude du -maître lui tire la manche, la nécessité de plaire aux puissances crée un -contre-courant à la bonne volonté; _Trajan est-il content?_ Cette -courbette revient sans cesse. Le courtisan encombre le penseur. Le valet -déconseille le titan. A Versailles, il est gentilhomme ordinaire; à -Potsdam, il a sa clef derrière le dos. De là force platitudes en -présence du fait. La sphère imaginaire rend ses coudées franches à cet -esprit. Candide est sincère; Micromégas prend ses aises. Quand d'une -enjambée on est dans Sirius, on est libre. Voltaire dans l'histoire -n'est qu'à peu près un philosophe; dans le conte, c'est presque un -apôtre. - - -Poëtes, voici la loi mystérieuse: Aller au delà. Laissez les sots la -traduire par _extravagare_. Allez au delà, extravaguez, soit, comme -Homère, comme Ezéchiel, comme Pindare, comme Salomon, comme Archiloque, -comme Horace, comme saint Paul, comme saint Jean, comme saint Jérôme, -comme Tertullien, comme Pétrarque, comme Alighieri, comme Cervantes, -comme Rabelais, comme Shakespeare, comme Milton, comme Mathurin Régnier, -comme Agrippa d'Aubigné, comme Molière, comme Voltaire. Extravaguez avec -ces doctes, extravaguez avec ces justes, extravaguez avec ces sages. -_Quos vult AUGERE Juppiter dementat_. - -Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles déraison, les -ignorants hallucination, ce qui s'appelait jadis fureur sacrée, ce qui -s'appelle aujourd'hui, selon que c'est l'un ou l'autre versant du rêve, -mélancolie ou fantaisie, cet état singulier de l'esprit qui, persistant -chez tous les poëtes, a maintenu, comme des réalités, des abstractions -symboliques, la lyre, la muse, le trépied, sans cesse invoquées ou -évoquées, cette ouverture étrange aux souffles inconnus, est nécessaire -à la vie profonde de l'art. L'art respire volontiers l'air irrespirable. -Supprimer cela, c'est fermer la communication avec l'infini. La pensée -du poëte doit être de plain-pied avec l'horizon extra-humain. - -Silène, au dire d'Épicure, était un sage tellement pensif qu'il semblait -éperdu. Il s'abrutissait d'infini. Il méditait si avant dans les choses -qu'il allait hors de la vie et qu'on l'eût dit pris de vin. Ce vin était -la rêverie terrible. - -Le poëte complet se compose de ces trois visions: Humanité, Nature, -Surnaturalisme. Pour l'Humanité et la Nature, la Vision est observation; -pour le Surnaturalisme, la Vision est intuition. - -Une précaution est nécessaire: s'emplir de science humaine. Soyez homme -avant tout et surtout. Ne craignez pas de vous surcharger d'humanité. -Lestez votre raison de réalité, et jetez-vous à la mer ensuite. - -La mer, c'est l'inspiration. - -A proprement parler, toute la haute puissance intellectuelle vient de ce -souffle, l'inconnu. Souffle qui est une volonté. _Flat ubi vult._ - -Ce sont là les grands effluves. Les divers ordres de faits qui se -rattachent à l'inspiration débordent de toute part la région du rêve et -les créations de la poésie imaginaire. Ce majestueux phénomène -psychique, l'inspiration, gouverne l'art tout entier, la tragédie comme -la comédie, la chanson comme l'ode, le psaume comme la satire, l'épopée -comme le drame. Mais, pour le moment, nous ne regardons qu'un détail de -ce vaste ensemble. - - -Donc songez, poëtes; songez, artistes; songez, philosophes; penseurs, -soyez rêveurs. Rêverie, c'est fécondation. L'inhérence du rêve à l'homme -explique tout un côté de l'histoire et crée tout un côté de l'art. -Platon rêve l'Atlantide, Dante le Paradis, Milton l'Éden, Thomas Morus -la Cité Utopia, Campanella la Cité du Soleil, Hall le Mundus Alter, -Cervantes Barataria, Fénelon Salente. - -Seulement n'oubliez pas ceci: il faut que le songeur soit plus fort que -le songe. Autrement danger. Tout rêve est une lutte. Le possible -n'aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère. Un -cerveau peut être rongé par une chimère. - -Qui n'a vu dans les hautes herbes du printemps un drame horrible? Le -hanneton de mai, pauvre larve informe, a volé, voleté, bourdonné; il a -fait des rencontres, il s'est heurté aux murs, aux arbres, aux hommes, -il a brouté à toutes les branches où il a trouvé de la verdure, il a -cogné à toutes les vitres où il a vu de la lumière, il n'a pas été la -vie, il a été le tâtonnement essayant de vivre. Un beau soir il tombe, -il a huit jours, il est centenaire. Il se traînait dans l'air, il se -traîne à terre; il rampe épuisé dans les touffes et dans les mousses, -les cailloux l'arrêtent, un grain de sable l'empêtre, le moindre épillet -de graminée lui fait obstacle. Tout à coup, au détour d'un brin d'herbe, -un monstre fond sur lui. C'est une bête qui était là embusquée, un -nécrophore, la jardinière, un scarabée splendide et agile, vert, -pourpre, flamme et or, une pierrerie armée qui court et qui a des -griffes. C'est un insecte de guerre casqué, cuirassé, éperonné, -caparaçonné; le chevalier brigand de l'herbe. Rien n'est formidable -comme de le voir sortir de l'ombre, brusque, inattendu, extraordinaire. -Il se précipite sur ce passant. Ce vieillard n'a plus de force, ses -ailes sont mortes, il ne peut échapper. Alors c'est terrible. Le -scarabée féroce lui ouvre le ventre, y plonge sa tête, puis son corselet -de cuivre, fouille et creuse, disparaît plus qu'à mi-corps dans ce -misérable être et le dévore sur place, vivant. La proie s'agite, se -débat, s'efforce avec désespoir, s'accroche aux herbes, tire, tâche de -fuir, et traîne le monstre qui la mange. - -Ainsi est l'homme pris par une démence. Il y a des songeurs qui sont ce -pauvre insecte qui n'a point su voler et qui ne peut pas marcher; le -rêve, éblouissant et épouvantable, se jette sur eux et les vide et les -dévore et les détruit. - -La rêverie est un creusement. Abandonner la surface, soit pour monter, -soit pour descendre, est toujours une aventure. La descente surtout est -un acte grave. Pindare plane, Lucrèce plonge. Lucrèce est le plus -risqué. L'asphyxie est plus redoutable que la chute. De là plus -d'inquiétude parmi les lyriques qui creusent le moi que parmi les -lyriques qui sondent le ciel. Le moi, c'est là la spirale vertigineuse. -Y pénétrer trop avant effare le songeur. - -Du reste toutes les régions du rêve veulent être abordées avec -précaution. Ces empiétements sur l'ombre ne sont pas sans danger. La -rêverie a ses morts, les fous. On rencontre çà et là dans ces obscurités -des cadavres d'intelligences, Tasse, Pascal, Swedenborg. Ces fouilleurs -de l'âme humaine sont des mineurs très exposés. Des sinistres arrivent -dans ces profondeurs. Il y a des coups de feu grisou. - - -II - -Ce promontoire du songe, dont nous montrons l'ombre projetée sur -l'esprit humain, l'Olympe antique l'avait fait presque visible. Dans -l'Olympe, la cime du rêve apparaît. La chimère propre à la pensée de -l'homme n'a jamais été plastique à ce point. Le songe mythologique est -presque palpable par la détermination de la forme. - -L'empreinte laissée par l'Olympe au cerveau humain est telle, -qu'aujourd'hui encore, après deux mille ans d'empiétement chrétien sur -les imaginations, nous avons, grâce à l'utile éducation classique -grecque et latine, peu d'effort à faire pour apercevoir distinctement au -fond du ciel l'éternelle montagne ayant à son sommet la fête de la -toute-puissance. Là sourient en plein azur les douze passions de -l'homme, déesses. - -Un excès de fréquentation de la mythologie en a fait la surface banale; -toutefois, pour peu que l'on creuse, le grand sens énigmatique se -révèle. La foule s'amuse tant de la fable qu'il n'y a plus de place dans -son attention pour le mythe; mais ce mythe multiple n'en est pas moins -une puissante création de la sagacité humaine, et quiconque a médité sur -l'unité intime des religions prendra toujours fort au sérieux ce -symbolisme payen auquel ont travaillé, selon le compte d'Hermodore dans -ses _Disciplines_, tous les mages d'Asie pendant cinq mille ans, et plus -tard tous les penseurs grecs depuis Eumolpe, père de Musée, jusqu'à -Posidonius, maître de Cicéron. - -Les fictions sont des couvertures de faits. L'allégorie extravague, -attentivement écoutée par la logique. La mythologie, insensée et -délirante en apparence, est un récipient de réalité. Histoire, -géographie, géométrie, mathématique, nautique, astronomie, physique, -morale, tout est dans ce réservoir, et toute cette science est visible à -travers l'eau trouble des fables. Rien n'est admirable, je dirais -presque, rien n'est pathétique, comme de voir de cette Source où fume et -bruit le bouillonnement des rêves, sortir ces deux grands courants de -raison humaine, la philosophie ionienne, la philosophie italique; Thalès -aboutissant à Théophraste, Pythagore aboutissant à Épicure. - -Le christianisme est plus humain dans un sens, et moins dans l'autre, -que le paganisme. Le mérite du christianisme, c'est d'être humain du -beau côté. Le paganisme ne choisit pas; il s'approprie étroitement à -l'humanité, à l'humanité toute, et telle qu'elle est. C'est là la -qualité et le défaut du symbolisme payen. Grattez le dieu, vous trouvez -l'homme. - -Quoi qu'il en soit, pour qui étudie curieusement la mythologie -polythéiste dans les poëtes et les philosophes, il y a la sensation -d'une découverte; cette chose réputée banale reprend vie et fraîcheur; -l'approfondissement la renouvelle. Le sens religieux est partout -saisissant, le détail légendaire est souvent imprévu. - -Nous avons perdu la familiarité de tous ces dieux-là. Mais on peut se -rendre compte par la pensée de ce qu'était la superposition de la -théogonie payenne à la civilisation antique. Une lumière étrange tombait -de l'Olympe sur l'homme, sur la bête, sur l'arbre, sur la chose, sur la -vie, sur la destinée. Cette apothéose était au-dessus de toutes les -têtes. Elle était ravissante et inquiétante, jetant parfois un rayon -tragique. - - -Soyez payen et tâchez de vivre tranquille; impossible. L'ubiquité divine -vous harcèle. Elle accable le panthéiste par l'immanence; elle obsède le -polythéiste par l'apparition et la disparition. Elle se masque, se -démasque, se remasque; c'est une perpétuelle poursuite à faire, et rien -n'est troublant comme ce va-et-vient imperturbable du surnaturel dans la -nature. Pour le payen, Dieu est fourmillement. Toute sa religion est -protée. - -Le payen vit haletant. Qu'est ceci? c'est une prairie; non, c'est une -napée. Qu'est ceci? c'est une colline; non, c'est une oréade. Qu'est -ceci? c'est une pierre; non, c'est le dieu Lapis qui peut vous changer -en tortue ou en crapaud. Qu'est ceci? c'est un arbre; non, c'est Priape. -Qu'est ceci? c'est de l'eau; non, c'est une femme. Prenez garde à l'eau. -Elle est perfide comme Vénus. L'océan a la néréide et l'étang a la -limniade. Si vous naviguez, Poséidon vous guette; méfiez-vous du -Brise-Vaisseaux. Egéon est sous l'écume. Redoutez de rencontrer les sept -îles Vulcaines; vous ne sortiriez pas de leurs détroits. Vous n'auriez -d'autre ressource que de vous couper la main droite pour Mulciber et la -main gauche pour Tardipes, qui sont le même dieu, Vulcain. Ce boiteux -vous veut manchot. Évitez aussi les îles Echinades; c'est là que Neptune -Ypéus cache les filles qu'il enlève, et il n'aime point les curieux. -Vous devinerez la bonne route et, chemin faisant, le sens des présages -qu'on rencontre si, par aventure, vous avez dans votre équipage un -matelot telmessien, car à Telmesse tout le monde naît devin. - -Un port s'ouvre, n'y entrez point, la tempête vaut mieux; il est gardé -par le dieu Palémon qui tient une clef dans sa main droite. Attention: -je crois que ce paquet d'algues à vau-l'eau est un Glaucus; les Glaucus -sont trois, et fort méchants. Faites un sacrifice à Elpis, la déesse -Espérance, et aux Muses couronnées des ailes hideuses arrachées aux -sirènes; craignez les érynnides, soeurs aînées des euménides; et le soir -ne vous endormez pas dans votre hamac fait d'une voile sans avoir adoré -les sept étoiles, couronne de Clotho, la parque qui file, moins mauvaise -que Lachesis qui tourne et qu'Atropos qui coupe. Tremblez d'apercevoir à -travers la brume marine le feu de Lyncée sur la tour de Lyrcos et le feu -d'Hypermnestre sur la tour de Larissa. Les phares sont des spectres. Ne -touchez pas à cette outre; elle contient peut-être un géant. Une outre -crevée donne passage à un ouragan. Surtout ne confondez pas Téthys avec -Thétis, vous seriez perdu. Ne vous brouillez pas avec l'aurore, mère des -Vents. Tâchez d'être en bons termes avec Busiris, dieu des pirates et -roi d'Espagne. Il est utile aussi quelquefois d'invoquer Eudémonia, la -déesse de Lucullus. Si Démogorgon, le vieillard du centre de la terre, -est pris d'un accès de toux, cela fera sauter les flots, et vous pourrez -bien naufrager. Brûlez de la rognure d'ongles en l'honneur des deux -soeurs farouches Pephredo et Enyo qui vinrent au monde avec des cheveux -blancs. L'une est la lame, l'autre est la houle. Je ne parle pas des -syrtes, des acrocéraunes, des écueils, des dogues aboyant sous l'onde. -Autant de vagues, autant de gueules. Chantez un hymne à Bonus Eventus, -le mari de l'Eau, et à Rubigus, le mari de Flore. Bonus Eventus -obtiendra peut-être de l'Eau qu'elle vous lâche et Rubigus obtiendra de -Flore qu'elle vous reçoive. Flore c'est la terre. Si la terre est de -bonne humeur, si la Nuit ne lui a pas trop durement écrasé sa torche sur -la tête, si vous lui faites une libation avec une pleine jarre de ces -bons vins du mont Tmolus, si vous êtes assez riche pour avoir dans votre -navire une statue de Jupiter et une statue d'Esculape, toutes deux en or -et en ivoire, et celle d'Esculape plus petite de moitié que celle de -Jupiter, si vous êtes dévot à la Gorgone et prêt à baiser son bras de -chair pour éviter sa main d'airain, si toute votre vie vous avez -timidement salué, en passant, les autels dédiés aux dieux d'en haut et -les fosses dédiées aux dieux d'en bas, si enfin vous n'avez jamais -insulté les junons des femmes, vous avez chance de débarquer. Vous êtes -à terre. - -Bon. Une question: avez-vous, en abordant le rivage, pensé aux six -couples des dieux Consentes? Non? je vous plains. Le mouchard Ascalaphe -vous aura probablement dénoncé. Cérès sera furieuse. Elle ameutera les -Atlantes contre vous. Attendez-vous à des malheurs. Vous allez entendre -bourdonner à vos oreilles Mellona, la déesse abeille. C'est fait. Elle -vous a piqué. Furoncle. Ménédème en est mort. Bubona, la déesse -bouvière, vous donnera quelque coup de corne. Le dieu Domiducas refusera -de vous ramener chez vous; le dieu Jugatinus vous fera cocu. Tirez-vous -d'affaire comme vous pourrez, saluez à haute voix Ops, Idea, -Bérecynthia, Dindymène, Vesta Prisca et Vesta Tellus, offrez de la -marjolaine et un voile de pourpre jaune à Hymenéus, battez du tambour en -l'honneur des dix Dactyles; vous pouvez être un peu rassuré maintenant. -Cependant ne vous asseyez pas sur cette herbe; elle vous ferait poisson. -Vous avez une captive avec vous, alors abstenez-vous de ce temple, c'est -le temple de Leucothoë; il est fermé aux femmes esclaves; abstenez-vous -aussi de celui-ci et passez vite, c'est un temple Opertum, les hommes -n'y entrent point. Détournez-vous de ce taillis, il est sacré, il y a là -des Ménades, vous pourriez être mordu par leur lynx. Ayez peur de ces -feuilles où il y a de la clarté, c'est le corymbe de Dionée. Tiens, -votre cheval rue et vous renverse à terre, je le crois bien, et c'est -tout simple, vous avez oublié que Neptune s'appelle Hippius, et vous -n'avez jeté aucune touffe de poil dans la mer. Que cette leçon vous -profite. Pressez la mamelle de la première nourrice que vous -rencontrerez et faites-en tomber une goutte de lait en l'honneur de -chaque ville où il est né un dieu. Car les dieux sont d'un pays. Priape -est de Lampsaque, Saron est de Corinthe, Protée est de Tentyris en -Égypte; vous savez, pour peu que vous ayez lu Pindare, que Silène est de -Malée, et, pour peu que vous ayez lu Hérodote, vous n'ignorez pas que -Neptune est Libyen. A propos, avant de partir pour ce voyage, avez-vous -confié votre patrimoine au Jupiter Horius de l'Hellade et au Jupiter -Terminalis du Latium? c'est que vous pourriez bien ne plus retrouver -votre champ. Mercure a si bien volé au roi Othréus la montagne Phrygos -qu'on n'a jamais pu remettre la main dessus. Il y avait quatre -Anticyres; il n'y en a plus que trois; Mercure en a dérobé une. Et la -conséquence de cela, c'est qu'on ne peut plus guérir qu'une folie sur -quatre. C'est Mercure qui a escamoté le grand chemin qui menait à -Testudopolis, si bien qu'on ne retrouve plus cette ville. Marchez avec -prudence. Que rencontrez-vous là? un paysan qui fume sa terre et un -paysan qui moud son blé. Point. Ce sont deux génies. L'un est Pilumnus, -dieu du sillon, et l'autre est Picumnus, dieu de la meule. Tenez-vous -sur vos gardes, la déesse Anna Perinna est debout derrière ces pâtres -qui purifient leurs troupeaux avec de la fumée de soufre. Vénérez ce tas -de fumier, c'est peut-être Saturne. Saturne se nomme Sterculius. - -Votre chien jappe; vous voici devant votre maison. La porte est fermée. -Avez-vous la clef? Espérons que la gâche et le pêne n'ont pas été -brouillés par la hargneuse cousine d'Apollon, Clathra, la déesse -serrurière des étrusques. La clef joue, la porte tourne; à merveille, -entrez. N'embrassez personne, courez d'abord au pénate. En a-t-on eu -bien soin? Il faut qu'il soit dans un coin, mais pas dans un trou. Il -aime l'ombre, mais abhorre la poussière. Lui a-t-on bien pendu au cou la -bulla du petit enfant? C'est votre tuteur domestique. Soyez-lui pieux -plus qu'à votre père. Il y a pour chaque homme le dieu lare dans la -maison et le dieu mane dans le sépulcre. Malheur à qui néglige ces deux -amis! ils deviennent ennemis. Craignez les Superi, redoutez les Inferi. -Ayez présent à l'esprit Pluton, le Riche Triste qui pousse et qui lave. -_Dis_, _Adès_, _Orcus_, _Februus_; quatre noms inquiétants. Le lieu -inférieur est entr'ouvert sous tous les pas de l'homme. Là est -l'horreur. Caron signifie Colère. Il y a, dans cette obscurité, -l'Achéron, c'est-à-dire l'angoisse, le Cocyte, c'est-à-dire la larme, le -Styx, c'est-à-dire le silence, le Léthé, c'est-à-dire l'oubli. Les -olympiens sont sévères. Aristandre de Telmesse a visité l'enfer et y a -vu l'âme d'Hésiode liée à un poteau de bronze et grinçant des dents, et -l'âme d'Homère pendue à un arbre. Homère et Hésiode sont là pour avoir -dit trop de choses des dieux. Le cinquième des sept Xénophons, l'auteur -du Livre des Prodiges, a fait aussi la visite de l'enfer; il a constaté -les supplices infligés aux hommes qui n'ont pas rempli le devoir viril -vis-à-vis des femmes, et ce récit a rendu ce philosophe respectable chez -les Crotoniates. - -Maintenant embrassez votre femme. Informez-vous si, en votre absence, -elle a bien suivi les recommandations du pénate, qui sont:--«Ne nettoyez -pas votre chaise avec de l'huile.--N'ayez point d'image gravée sur votre -anneau.--Ne vous asseyez pas sur le boisseau.--Enfouissez les traces de -la marmite dans les cendres.--Ayez toujours vos couvertures -pliées.--Gardez-vous de lâcher de l'eau le visage tourné vers le -soleil.»--A cette heure, saluez votre voisin; il faut le ménager, il a -peut-être un lare plus puissant que le vôtre. Les démons attachés à -chaque homme sont de force inégale; le génie d'Antoine craignait celui -d'Auguste. En parlant à ce voisin, efforcez-vous de pénétrer sa pensée, -et invoquez tout bas Momus, le dieu qui tâche de faire une fenêtre au -coeur de l'homme. Faites votre promenade ensuite. Ah! les hamadryades -sont à considérer. Préoccupez-vous de Lucas, dieu des branchages; c'est -une personne étrange et bizarre. Les bois sont aux buveurs et aux -voleurs; n'y allez pas sans vous recommander à la nymphe Nicéa, amie de -Bacchus, et à la nymphe Yptimé, maîtresse de Mercure. Qu'Yptimé ou Nicéa -ne vous fassent pas oublier Calisto, celle de Jupiter; et, quant à Écho, -ne lui parlez point de Pan, vous rendriez jalouse Pythis. Ces -précautions prises, vous pouvez vous promener dans un bois. Surtout, le -soir, en rentrant chez vous, évitez le marais d'à côté, et n'écoutez pas -les bavardages des roseaux sur le roi Midas. Cet âne est dieu. - -Cet à-peu-près donne quelque idée de la vie fort essoufflée du payen. Le -polythéisme, c'est le rêve éveillé poursuivant l'homme. - - -Croyait-on donc à tout cela? Sans nul doute. Onomacrite fut chassé -d'Athènes pour avoir été surpris comme il employait les incantations de -Musée à tâcher de faire engloutir par la mer les îles voisines de -Lemnos. Il se réfugia en Perse et se vengea de son expulsion en -déchaînant Xercès sur la Grèce. De là l'attaque de l'Asie à l'Europe. - -Ainsi, c'est de la foi aux chimères qu'est venue cette vaste catastrophe -où la civilisation grecque a failli sombrer, et voyez l'enchaînement, -sans ce traître fou, Onomacrite, vous n'auriez pas ce héros, Léonidas. - -Ah! ces chimères, vous n'y croyez pas! Savez-vous qui s'étonne de votre -étonnement? c'est Horace. - - Somnia, terrores magicos, miracula, sagas, - Nocturnos lemures, portentaque Thessala rides? - -Et Virgile ajoute: _Non temnere divos_. - -Les grands olympiens, suppliés à propos, venaient volontiers en aide aux -petits peuples; ces forts secouraient ces faibles; c'est grâce à -Belus-Apollon que les éthiopiens battirent Cambyse, et c'est grâce à -Mégalé, qui n'est autre que Junon, que les Massagètes battirent Cyrus. - -Toutefois les dieux haïssent d'être importunés. «Il est dangereux, dit -Hérodote, de souhaiter beaucoup de choses.» On est pour ou contre ces -dieux, mais on les affirme. Personne n'en doute. Eschyle est ennemi de -Jupiter par dévotion à Saturne. Ce même Eschyle ne parle pas sans -anxiété des trois Phorcydes, lesquelles n'ont qu'un seul oeil et qu'une -seule dent, dont elles se servent l'une après l'autre. Le magicien -Aceratos épouvante Alexandre en lui offrant de remplacer Bucéphale par -Pégase, cheval qui désarçonne les bellérophons, et qui d'une ruade va -aux astres, seule écurie digne de lui. Tout voyageur prudent qui -traverse la Libye se botte très haut de peur des serpents, et se met son -manteau sur la tête à cause des gouttes de sang qui tombent de la tête -coupée de Méduse, laquelle va et vient dans ce ciel. _De terra anguis, -de coelo sanguis._ Euryloque, ce philosophe si colère qu'il poursuivait -son cuisinier dans la rue, une broche fumante et chargée de viandes à la -main, cet Euryloque, tout disciple de Pyrrhon qu'il était, priait le -dieu Orphée Thesprote de venir tirer les verrous de sa prison. Pyrrhon -lui-même, au dire de Stobée et de Sextus Empiricus, croyait fort à tous -ces dieux-là; il était grand-prêtre, mais cela ne prouve rien. - -Apollodore le Calculateur raconte que Pythagore immola une hécatombe le -jour où il découvrit le carré de l'hypothénuse. Démocrite, voyant son -agonie coïncider avec des jours fériés, se faisait approcher un pain -chaud des narines, afin de ne pas expirer pendant les fêtes de Cérès. -Socrate n'osait pas mourir sans sacrifier un coq à Esculape. - -Toute cette chimère est pleine de contre-coups. Il faut prendre garde, -en heurtant un de ces dieux, d'en fâcher plusieurs. Il y a des parentés -dans ce cauchemar; ces monstres vivent en famille dans ces ténèbres. Les -gorgones sont tantes de Polyphème et soeurs du serpent des Hespérides. -Et que de sens mystérieux à ces allégories! Ce mot, nymphe, vient-il du -grec _lymphè_, eau, ou du phénicien _néphas_, âme? Le mystère est -contagieux. On s'y englue, on s'y enlise. Qui l'étudie s'y amalgame. Les -philosophes en viennent à participer de la vie mythologique. Hercule -ordonne en songe aux rois de Sparte de croire Phérécyde. Pythagore, -s'étant un jour déshabillé par hasard devant ses trois cents disciples -qui gouvernaient avec lui les Italiotes, tous voient qu'il a une cuisse -d'or. Une autre fois, comme il traverse le fleuve Nessus, le fleuve -l'appelle à haute voix par son nom: Pythagore! Cratès l'Ouvreur de -portes met un doigt sur sa bouche chaque fois qu'il aperçoit un trou -dans la terre, fût-ce le trou d'un ver, et à qui l'interroge, il dit: -_Ils sont là!_ Pausanias, en sortant de l'antre de Trophonius, a l'air -d'un homme ivre. On n'ose pas, seul dans un lieu désert, parler à voix -haute de peur que quelqu'un ne vous réponde. Toute chose est effrayante -à cause de la présence possible d'un dieu. L'horreur panique est telle -qu'on prend la fuite dans les bois. - - -On le voit, derrière la mythologie, lieu commun des rhétoriques de -Demoustier et de Chompré, il y en a une autre, à peu près inédite. Elle -est çà et là, dans Apulée, dans Strabon, dans Aulu-Gelle, dans -Philostrate, dans Longus, dans Hésychius, dans le _Lexicon Græcum -Iliadis et Odysseæ_, d'Apollonius d'Alexandrie, dans la _Théogonie_ et -le _Bouclier d'Hercule_ d'Hésiode, dans Étienne de Bysance, tout mutilé -qu'il est, même dans Suidas, lu d'une certaine façon, enfin dans -Lactance, qui en réfutant le paganisme le raconte, l'explique et -l'approfondit. Nous venons de soulever un peu ce rideau des fables. - -Toute cette fantasmagorie du polythéisme, étudiée aux origines mêmes, -reprend sa figure réelle. Ces dieux si connus et si usés semblent -autres. Ainsi, c'est dans Lactance seulement que la Circé vulgaire des -opéras et des cantates devient cette étrange magicienne des marins, -Marica, femme de Faune. Ainsi, tout le monde connaît les Teleboes, ces -peuples qui occupèrent ce guerroyeur malavisé d'Amphitryon pendant que -Jupiter faisait chez lui Hercule, et qui plus tard colonisèrent Caprée -destinée à Tibère; mais pour avoir quelque idée du demi-dieu Taphius, -qui donna son nom à leur île Taphos, et de sa mère Hippothoë, concubine -de Neptune, il faut lire le scholiaste d'Apollonius. Ainsi, la hache -proverbiale de Ténedos consacrée dans le temple de Delphes et insigne -bizarre d'Apollon, ne s'explique que dans Suidas par les écrevisses du -ruisseau Asserina dont l'écaille était en fer de hache. Ainsi encore, si -l'on poursuit les déesses jusque dans les _Alexipharmaques_ de Nicandre, -une Vénus assez inattendue se révèle. Vénus, là, se dispute avec le lys; -cette querelle entre deux blancheurs finit mal, et c'est Vénus qui, -jalouse, met au beau milieu du lys ce qu'on y voit encore, et ce que -Nicolas Richelet appelle «la vergogne d'un âne.» _Virgam asini._ Une -vague esquisse de Titania et de Bottom semble apparaître ici. - - -III - -L'Homme a besoin du rêve. - -A la chimère antique a succédé la chimère gothique. - -Coup de sifflet du machiniste invisible. Le gigantesque décor de -l'impossible change. Les bandes de ciel et de nuages ne sont plus les -mêmes. On tombe d'un chimérique dans l'autre. Les têtes ailées qui -étaient Cupidons sont chérubins. - -Il y a toujours à l'horizon, sur la terre et en même temps hors de la -terre, un mont; c'était l'Olympe, c'est le Golgotha. L'allongement d'une -immense ombre de montagne sur un fond mystérieux, rien n'est plus -sinistre. Comme ce sommet est une idée, ce n'est pas seulement une -hauteur, c'est une domination. - -Les sépulcres qui sont au pied du mont et qui ont laissé sortir leurs -fantômes, sont restés ouverts. Des clartés à forme humaine errent. Les -apparences crépusculaires abondent. Les superstitions prennent corps. La -diablerie commence. On voit, sur les premiers plans, des abbayes, des -châteaux, des villes aiguës, des collines contrefaites, des rochers avec -anachorètes, des rivières en serpents, des prairies, d'énormes roses. La -mandragore semble un oeil éveillé. Des paons font la roue regardés par -des femmes nues qui sont peut-être des âmes. Le cerf qui a le crucifix -entre les cornes boit dans un lac, à l'écart. L'ange du jugement est -debout sur une cime avec une trompette. Des vieilles filent devant des -portes. L'oiseau bleu perche dans les arbres. Le paysage est difforme et -charmant. On entend les fleurs chanter. - -Entrent en scène les psylles, les nages, les alungles, les -démonocéphales, les dives, les solipèdes, les aspioles, les monocles, -les vampires, les hirudes, les diacogynes, les stryges, les masques, les -salamandres, les ungulèques, les serpentes, les garoux, les voultes, les -troglodytes, tout le peuple hagard des noctambules, les uns sautant sur -un seul pied, les autres voyant d'un seul oeil, les autres, hommes à -sabot de cheval, les autres, couleuvres autant que femmes; et les -phalles, invoqués des vierges stériles, et les tarasques toutes -couvertes de conferves, et les drées, dents grinçantes dans une -phosphorescence. La Wili, délicate, fluide et féroce, arrête le -chevalier qui passe, et lui promet «une chemise blanchie avec du clair -du lune». Salomon, qui a adoré Chamos, idole des Amorrhéens, est salué -par Satebos, dieu cornu des Patagons. Les éwaïpoma rôdent; ce sont des -hommes qui ont la tête dans la poitrine et les yeux sous les clavicules. -Au fond, dans le ciel livide, on aperçoit des comètes. - -Qu'on nous permette ce mot: _chimérisme_. Il pourrait servir de nom -commun à toutes les théogonies. Les diverses théogonies sont, sans -exception, idolâtrie par un coin et philosophie par l'autre. Toute leur -philosophie, qui contient leur vérité, peut se résumer par le mot -Religion; et toute leur idolâtrie qui contient leur politique, peut se -résumer par le mot Chimérisme. - -Cela dit, continuons. - -Dans le chimérisme gothique, l'homme se bestialise. La bête, dont il se -rapproche, fait un pas de son côté; elle prend quelque chose d'humain -qui inquiète. Le loup est le sire Isengrin, le hibou est le docteur -Sapiens. - -La tarentule est une rencontre lugubre. Elle abonde sur le mont -Reventon. Elle est là dans son repaire caché par les folles avoines. -Elle a une tourelle sur sa forteresse comme un baron, une tenture de -soie à son mur comme une courtisane et une lueur dans la prunelle comme -un tigre. Elle a une porte qu'elle ferme avec un verrou. Le soir, elle -ouvre sa porte et attend, tapie au premier coude de sa caverne -tubulaire. Malheur à qui passe! Ceux qu'elle a piqués se cherchent, se -trouvent, se prennent par la main et se mettent à danser la ronde qui ne -s'arrête pas; les pieds s'y usent; les pieds usés, on danse sur les -tibias; les tibias s'usent, on danse sur les genoux; les genoux s'usent, -on danse sur les fémurs; les fémurs s'usent, on danse sur le torse -devenu moignon; le torse s'use, et les danseurs finissent par n'être -plus que des têtes sautelant et se tenant par les mains, avec des -tronçons de côtes autour du cou imitant des pattes, et l'on dirait -d'énormes tarentules; de sorte que l'araignée les a faits araignées. - -Cette ronde de têtes use la terre, y creuse un cercle horrible, et -disparaît. Dans les Pyrénées, ces cercles s'appellent oules (_olla_, -marmite). Il y a l'oule de Héas. Gavarnie est une oule. - -Dieu ne gagne pas grand'chose à la fantasmagorie gothique. L'homme ne -sera adulte que le jour où son cerveau pourra contenir dans sa plénitude -et dans sa simplicité la notion divine. Le Dieu morcelé de l'antiquité -est encore le seul que puisse comprendre le moyen-âge. Le Christ a fait -à peine diversion au fétichisme. Un paganisme chrétien pullule sur -l'Évangile. La défroque olympique est utilisée. Saint-Michel prend à -Apollon sa pique. Python est baptisé Satan. La troisième vertu -théologale, la Charité, hérite des six mamelles de Cybèle. Je soupçonne -l'honnête dieu Bonus Eventus de se perpétuer sournoisement sous le nom -de saint Bonaventure. La providence, jadis éparpillée en lares et en -pénates, s'émiette de nouveau, et la voilà encore une fois toute petite. -Elle est fée du logis, follet de l'alcôve, grillon du foyer. Elle -descend du tonnerre au cri-cri. Elle se fait chat de la maison, et elle -guette et prend sous les pieds des hommes cette espèce de souris, les -diables. Le paganisme est amoindri, mais persiste. L'agape devient -church-ale; la bacchanale devient chienlit. Le dieu est tombé démon, le -faune est passé lutin, le cyclope est raccourci gnôme. - -Le propre de la superstition, c'est qu'elle reprend de bouture. -L'idolâtrie engendre l'idolâtrie; un fétiche se greffe sur l'autre. Le -fond commun de l'erreur humaine ne se laisse point épuiser par une -première chimère. Le Jupiter Capitolin sert deux fois, une première fois -comme Jupiter, une deuxième fois comme saint Pierre. Allez le voir, il -est encore à cette heure dans la grande basilique de Michel-Ange; les -bonnes femmes catholiques lui ont usé son orteil d'airain avec des -baisers. On lui a seulement changé sa foudre en trousseau de clefs. - -J'étais tout enfant quand ma mère, visitant Rome, me le montra. Un -grenadier de l'armée d'alors, en faction, gardait la statue; armée -goguenarde et voltairienne celle-là, et qui ne gagnait point de petites -batailles. En voyant l'homme de bronze assis et barbu, je demandai: -«Qu'est-ce que c'est que ça?--C'est un saint, répondit ma mère.--_Non_, -dit le soldat, _c'est Jupin-Jupiter-Tremblement, le bon Dieu du -diable_.» - -La disparition de réalité n'est pas moindre au moyen-âge que dans -l'antiquité. Le christianisme, à force de saints, est un polythéisme. -Nulle copie pourtant du passé; nulle servilité; à peine une vague -ressemblance çà et là. Dans ces logarithmes de l'imagination, un terme -de plus suffit pour tout changer. C'est un nouveau monde inouï. De ces -mondes inouïs, il y en a autant qu'il y a de sortes de crédulité -humaine. Aucun ne dépasse la légende gothique. En haut le mirage, en bas -le vertige. Tous les zigzags de la bizarrerie compliquent pêle-mêle -l'horizon, la terre où il faudrait la mer, la mer où il faudrait la -terre. C'est la géographie du cauchemar. L'histoire ne s'y superpose -qu'en se déformant. Londres s'appelle Troynevant. Tamerlan devient -Tamburlaine. Saint-Magloire est le même que Saint-Malo qui est le même -que Saint-Maclou qui est le même que Macclean qui est le même que -Meg-Lin qui est le même que Linus. L'Angleterre est fille d'Iule -petit-fils d'Ascagne. Il y a un lord Ucalégon né dans ce palais de Troie -qui, brûlant tout près, a fait hâter le pas à Énée. - -Passent, glissent, flottent et chevauchent des êtres indistincts faits -de la substance du songe, un peu nuage, un peu coeur, Robin-Goodfellow, -la dame blanche, la dame noire et la dame rouge; Famo, roi des Vendes; -Will o' the Wisp le Hobby-Horse, Adonis et Amadis; le moine-bourru, le -lord de Misrule, Palmerin d'Olive, et toutes ces vierges-lys, et toutes -ces femmes-tulipes, Yolande, Yseult, Yanthe, Griselidis, Viviane, et la -belle Glynire pensant au duc Cavreuse, et la belle Esclarmonde pensant à -Huon de Guyenne, et la belle Maguelonne pensant à Pierre de Provence, et -la belle Raymonde pensant au beau Raymond, et la belle Marianne pensant -à je ne sais plus qui. Au fond, il y a Gaudisse, amiral de Babylone. En -face de Gaudisse est Galafre, amiral d'Anfalerne; Ivoirin, autre amiral, -va et vient. Tous Sarrasins. - -Sur la lisière de la forêt voisine, l'écureuil, menuisier de la reine -Mab, cause avec le ciron, carrossier des fées. Dans le ravin chemine, -traîné par trente jougs de boeufs, l'arbre de mai, tout chargé de -fleurs, monstrueux panache du printemps. La fanfare du cor de Huon de -Bordeaux s'entend jusque dans le royaume des génies, non moins puissante -que la trompe de Triton qui mettait en fuite les géants. Sainte Marthe a -le pied sur la dragonne. Le loup Urian fait des siennes à -Aix-la-Chapelle. La fée Vaucluse, vêtue d'eau claire, donne des -distractions à saint Trophime bâtissant l'église d'Arles. Quatre -guerrières combattent l'idole Borvo-Tomona qui a donné son nom à la -maison de Bourbon. Sous un porche de houx, on entrevoit la Tête -templière qui, tour à tour, comme ces sources alternativement froides et -chaudes, rend des oracles et crache des blasphèmes. Le fadet crie: Ho! -ho! Tronc-le-Nain rôde autour de la Table-ronde, où s'accoude Isaïe le -Triste, fils de Tristan et d'Yseult. Le Vice dit: Je me nomme -Ambidexter. - -Deux nuits magiques, la Midsummer et la Christmas, flamboient aux deux -extrémités de l'année. Qui veut livrer bataille aux esprits n'a qu'à -aller ramasser, passé minuit, à la Midsummer, la graine de fougère qui -rend invisible. Cette graine sort de terre à l'heure même où est né -saint Jean. Toute paysanne qui va à la fontaine broyant du lupin de la -Noël entre ses dents, revient avec un manteau de pierreries. Les jeunes -filles errent dans les champs arrachant tous les plantains qu'elles -rencontrent afin de trouver dans la racine le morceau de charbon qui, -mis le soir sous l'oreiller, leur fera voir en rêve le mari futur. - -Des épées fameuses, Durandal, Joyeuse, Courtain, Excalibur, mêlent à -tout cela leur cliquetis. Le duc de Guyenne fait son entrée à Babylone. -Charlemagne désire les quatre grosses dents machelières de l'amiral -Gaudisse. Le roi d'Hyrcanie donne un souper à quelques soudans de ses -amis. Agrapardo, prince et géant de Nubie, tâche d'effaroucher les anges -qui apportent la maison de la sainte Vierge à Lorette. Pendant ce -temps-là, Astolphe va dans la lune. - -La lune elle-même, telle qu'elle est, et si étrange, et si -invraisemblable, et si inquiétante qu'elle a troublé bien des sages -depuis Platon jusqu'à Fourier, elle ne leur suffit pas, à ces -visionnaires de la vision gothique. La lune n'est pas seulement Diane, -elle est Titania. Le clair de lune est féerie. Allez à jeun sous le -porche d'une église, au clair de lune de la Midsummer, vous verrez les -esprits de ceux qui doivent mourir dans l'année traverser le cimetière. -Les disputes nocturnes des démons lunaires troublent les rêves des -hommes endormis. - -Tenez-vous à avoir de longues oreilles? frottez-vous le crâne au lever -de la lune avec de la semence d'ânon, _cum semine aselli_, et vous -obtiendrez le succès voulu, vous aurez une tête d'âne. - -La lune, pour Chaucer, c'est «Cinthya aux pieds noirs et aux cornes -blanches.» Tout le monde sait qu'on voit dans la lune un homme suivi -d'un chien et portant un fagot. Qui ne voit pas cet homme sera changé en -loup-garou. Pourquoi? C'est que cet homme est Caïn. Dante ne dit pas: la -lune décline; il dit (_Enfer, chant XX_): _Déjà Caïn avec son fardeau -d'épines touche la mer sous Séville._ - - -Ce sont là les songes. _Promontorium somnii._ - -Songes debout. Car, insistons-y, dormir n'est pas une formalité -nécessaire. _Les bestions qu'on voit pendant le sommeil_, pour employer -l'expression d'un vieux livre, l'homme les voit volontiers hors du -sommeil. Le satyre est naturel au bois payen et le farfadet au marais -chrétien. Berbiguier de Terreneuve du Thym passait son temps à prendre -des démons entre deux brosses qu'il appliquait l'une contre l'autre -brusquement. - -Pas un échalier fermant un champ qui, à minuit, ne soit enfourché par un -esprit. Le sabbat danse en rond sous les étoiles dans les vergers, et le -matin les vachères se montrent des cheveux de corrigans accrochés aux -branches basses des pommiers. Le vent du crépuscule ploie et courbe dans -les nénuphars les femmes déhanchées et ondoyantes des étangs. Il y a des -prés fées broutés des chèvres le jour et des capricornes la nuit. Les -landes et les bruyères ne sont pas bien sûres de n'avoir pas vu souvent, -au bruit lointain d'une cloche de matines, se lever et marcher, pour -aller boire aux sources voisines, ces dolmens, ces menhirs, ces -cromlechs, blocs monstrueux où s'adosse dès l'aube le pâtre pensif qui -regarde en l'air, comme si ses idées cherchaient des vêtements dans les -casaques décousues des nuages. - - -Hélas, le moyen âge est lugubre. Ce pauvre paysan féodal, ne lui -marchandez pas son rêve. C'est à peu près tout ce qu'il possède. Son -champ n'est pas à lui, son toit n'est pas à lui, sa vache n'est pas à -lui, sa famille n'est pas à lui, son souffle n'est pas à lui, son âme -n'est pas à lui. Le seigneur a la carcasse, le prêtre a l'âme. Le serf -végète entre eux deux, une moitié dans un enfer, une moitié dans -l'autre. Il a sous ses pieds nus la fatalité qui pour lui s'appelle la -glèbe. Il est forcé de marcher dessus et elle s'attache à ses talons, -tantôt boue, tantôt cendre. Il est terre à demi. Il rampe, traîne, -pousse, porte, geint, obéit, pleure. Il est vêtu d'une loque; il a une -corde autour des reins qui, à la moindre infraction, lui monte au cou; -son maître ne le rencontre qu'à coups de bâton; ses enfants sont des -petits, sa femme, hideuse d'infortune, est à peine une femelle; il vit -dans le dénûment, dans le silence, dans la stagnation, dans la fièvre, -dans la fétidité, dans l'abjection, dans le fumier; il est, dans son -bouge, compagnon d'intelligence des poules, et d'ordure, du porc; il est -mouillé de pluie l'hiver et de sueur l'été; il fait du pain blanc et -mange du pain noir; il doit aux seigneurs tout ce que les seigneurs -peuvent vouloir, le respect, la corvée, la dîme, sa femme. Si sa femme -est vieille ou trop horrible, on prend sa fille. Tout arbre est gibet -possible. Il a plus de joug sur la tête que le boeuf; s'il cueille, il -est maraudeur; s'il chasse, il est braconnier; s'il respire, il est -hardi; s'il regarde, il est insolent; s'il parie, estrapadez-moi ce -coquin! Il a chaud, il a froid, il a faim, il a peur. Son travail est le -matin travail et le soir accablement. Il rentre enfin à la nuit tombée, -las, triste, humble, et il se couche. Quel est son lit? un peu de -paille. Quel est son oreiller? une bûche. Une bonne bûche ronde, dit -Harrison. A _good round log_. Le voilà qui dort, ce ver de terre. C'est -bien le moins qu'il ait la visite de l'infini. - - -Quels dômes! Quels portiques! Quelles colonnes! Que d'étoiles! Ce palais -de l'impossible, les hommes voudront toujours l'habiter. Il est -splendide, haut, profond, prodigieux, magnifique, colossal, fragile. Il -s'écroule le plus souvent avant qu'on y aborde, quelquefois à l'instant -où l'on y arrive et sur celui qui entre, quelquefois après qu'on s'y est -installé, et qu'on y a vécu, bu, mangé, chanté, ri, fait l'amour, et -qu'on y a passé plusieurs nuits. Ces évanouissements successifs de tous -les songes ne déconcertent aucune espérance. Nous vivons de questions -faites au monde imaginaire. Notre destinée entière est une réponse -attendue. Tous les matins chacun fait son paquet de rêveries et part -pour la Californie des songes. Allez donc lui dire: Vous rêvez! C'est -vous qui seriez le fou. Tous ont foi, personne ne doute. - -Qui que nous soyons, nous sommes les aventuriers de notre idée. Nul -passant sur cette terre qui n'ait sa fantaisie, son caprice, sa passion, -sa témérité, son enjeu, son risque pour gloire, vertu ou bénéfice, son -ascension ou sa descente, sa loterie intérieure. Celui-là fait sa -fouille obscure. Celui-ci bâtit sa bâtisse secrète. Tous suivent une -piste. Jamais d'hésitation. Confiance absolue. Rien n'est comparable à -l'aplomb de l'illusion. Toutes ces vaines ombres humaines, eux, vous et -moi, nous tous, tout cela chemine, chaque fantôme portant son ambition -en équilibre sur son front. César reconstruisant la royauté à Rome, -Napoléon échafaudant le système continental, Alexandre de Russie -combinant la Sainte-Alliance, sont des Perrettes qui ont sur la tête -leur pot au lait, la couronne du monde. L'histoire en ramasse les -morceaux cassés, ici au pied de la statue de Pompée, là à Sainte-Hélène, -là à Taganrog. Ces calculs terrestres avortent à cause de la -complication inconnue. Parfois l'idée préméditée n'éclôt pas, mais autre -chose naît, meilleur ou pire. Ce Jules-César, qui rêve les rois, produit -les empereurs plus énormes que les rois. On couve un épervier, la coque -du songe se brise, un vautour sort. Parfois, sur deux espérances -contraires, une est viable. Annibal rêve Rome anéantie, Caton rêve -Carthage détruite; duel sombre de deux idées dans le mystère; le rêve -romain combat le rêve punique, et le tue. - -L'homme est aux petites-maisons dans les chimères. Chacun fait sa -campagne de Russie. Il y a toujours un Rostopchine inattendu. Moscou -brûlera, mon pauvre garçon. N'importe. On va en avant. Bonaparte ne -devine pas plus Rostopchine que César n'a deviné Casca, et l'un passe le -Niémen comme l'autre a passé le Rubicon. Ayez pitié d'eux, et de vous -aussi. Vous êtes eux. - -Le bras de l'homme croît et grandit dans le rêve. Une chose qu'on n'a -jamais mesurée, c'est la longueur de l'espérance. Laquelle des deux -mains est la plus étrange à voir s'étendre, et laquelle des deux -chimères est la plus inouïe: l'empereur du haut de son trône aux -Tuileries saisissant Moscou, ou Mallet du fond d'une prison saisissant -l'empereur? - -L'impraticable appelle l'inaccessible, c'est là qu'on veut aller; la -Yungfrau, c'est l'épouse qu'il nous faut; le fer rouge, c'est là qu'on -veut mordre, pour peu qu'on soit Thrasybule, Jean Huss ou Christophe -Colomb. La populace des songeurs et des ambitieux se contente du fruit -défendu. Mais la morsure au fer rouge, quelle âcre volupté pour les -grands coeurs! _Vitam impendere vero._ Il y a d'ailleurs des -récompenses. On cherchait le Cathay, on trouve l'Amérique. - -Quant aux catastrophes, elles plaisent. On envie l'aérolithe. D'où -tombes-tu, morceau de l'inconnu? Qui t'a formé? Qui t'a brûlé? Quelle -rencontre as-tu faite? Quel est ton secret? Où allais-tu? Tomber de -là-haut, quel admirable sort! Tu n'étais qu'une pierre, tu es un -prodige. Être précipité du zénith, c'est la gloire. Les chutes du ciel -mettent en appétit les audaces, Phaéton est un encouragement, et si -Icare n'existait pas, Pilate des Rosiers l'inventerait. - -Regardez les grands voyageurs. De quel côté se dirigent-ils le plus -volontiers? Vers l'Afrique. L'Afrique, quel rêve énorme! Les sources du -Nil, le lac Nagaïn, les montagnes de la Lune, le grand désert, Darfour, -Dahomey, les tigres, les lions, les serpents, les mammons, les monstres, -le squelette de Carthage au premier plan, le fantôme de Tombouctou au -fond, _Africa Portentosa_. Ce songe les attire l'un après l'autre. Tous -y meurent, et tous y vont. Aller là d'où personne n'est revenu, quelle -tentation et quel enthousiasme! Ces curiosités d'abîmes sont un des -éléments du progrès. Les fiers esprits les ont toujours eues. La -prudence déconseille les penseurs, mais ils se défient de la quantité de -lâcheté qui est dans la prudence. Les Grecs ont beau créer une Minerve -aptère et faire dominer Athènes par la sagesse sans ailes, cela -n'empêche pas Socrate, inattentif au bras fatal qui lui tend dans -l'ombre la ciguë, de rêver le Dieu inconnu. - - -Rêves, rêves, rêves. Les uns grands, les autres chétifs. L'habitation du -songe est une faculté de l'homme. L'empyrée, l'élysée, l'éden, le -portique ouvert là-haut sur les profonds astres du rêve, les statues de -lumière debout sur les entablements d'azur, le surnaturel, le surhumain, -c'est là la contemplation préférée. L'homme est chez lui dans les nuées. -Il trouve tout simple d'aller et venir dans le bleu et d'avoir des -constellations sous ses pieds. Il décroche tranquillement et manie l'une -après l'autre toutes les pourpres de l'idéal, et se choisit des habits -dans ce vestiaire. Être bas situé n'ôte rien à la hardiesse du songe. -Peau d'âne veut une robe de soleil. - -Du reste, les idéals sont divers. L'idéal peut être imbécile. Il y a des -êtres pour rêver un paradis de soupe au lard. Votre idéal n'est autre -chose que votre proportion. - -Non, personne n'est hors du rêve. De là, son immensité. Qui que nous -soyons, nous avons ce plafond sur notre tête. Ce plafond est fait de -tout, de chaume, de plâtras, de marbre, de fumée, de ruine, de forêt, -d'étoiles. C'est à travers ce plafond, le songe, que nous voyons cette -réalité, l'infini. Selon son plus ou moins de hauteur, il nous fait -penser le bien ou le mal. Mais qu'on ne s'y trompe pas, point de -fatalité, ici; sa pression sur nous dépend de nous, car c'est nous qui -le faisons. A âme basse, ciel bas. Comme on fait son rêve, on fait sa -vie. Notre conscience est l'architecte de notre songe. - -Le grand songe s'appelle devoir. Il est aussi la grande vérité. - -Les hommes, presque tous un peu pareils au bourgeois Jourdain, de -Molière, font du rêve sans le savoir. L'agent de change ne se doute -guère qu'il est un escompteur de songes. Son carnet plein de chiffres -est un enregistrement de fantasmagories; prime-fin-report est grimoire -tout comme l'Etteila; le grand Albert pourrait être coulissier, et les -femmes qui jouent à la bourse sont les mêmes qui tirent les cartes. -Allez le soir chez elles; leur bordereau reçu, elles font une réussite. -Dépendre de la nouvelle du jour, attacher sa fortune au fil du -télégraphe électrique, se faire le pantin de la hausse et de la baisse, -c'est être en plein somnambulisme; pour savoir si l'on sera opulent ou -indigent demain, lire le _Moniteur_ ou consulter la dame de pique, c'est -la même chose. - -Pas de vivant qui n'ait son compartiment dans le casier de l'imaginaire. -Pas de cervelle qui ne puisse être étiquetée d'un songe; celle-ci -ambition, celle-ci richesse, celle-ci gloire, celle-ci jouissance, -celle-ci vanité, toutes bonheur. Le bon dîner indéfini est un rêve que -le porte-monnaie refuse au pauvre et l'estomac au riche. Vénus à jamais, -fait mauvais ménage avec la colonne vertébrale. Les méchantes ailes de -Cupidon sont des faiseuses de culs-de-jatte; voyez Henri Heine. Toutes -les mains tendues, aucun lot saisi. - -L'espérance étant conforme à l'intelligence, la forme du bonheur rêvé, -varie. Pour l'usurier, c'est une bonne balance fausse; pour le chasseur, -c'est un piège à loups bien recouvert; pour le jureur de serments, c'est -un auditeur naïf. L'envieux habite en espérance l'Eldorado du mal -d'autrui. Et, j'y insiste, de réalisation, peu ou point. Fussiez-vous -avoué ou notaire, vous ne vous déroberez point à ceci qui est la loi: -les jours de l'homme sont une série de proies lâchées pour l'ombre. Les -religions, du haut de leurs chaires, s'accusent, les unes les autres, de -faux paradis. Tu radotes, Brahma! Tu en as menti, Mahomet! Tu escroques -les âmes, Luther! Foule de cerveaux, cohue de chimères. - -Le philosophe regarde en souriant ces songeurs, tous logés dans une -vision, le joueur dans la martingale, l'avare dans des piles d'or sans -fin, le soldat dans la croix d'honneur, la vieille fille dans un mari, -le thaumaturge dans le miracle, le prêtre dans la tiare, le savant dans -un creuset, l'ignorant dans la superstition. - -Et où es-tu toi-même, philosophe? dans l'utopie. - - -Puisqu'il n'est donné à qui que ce soit d'échapper au rêve, -acceptons-le. Tâchons seulement d'avoir le bon. Les hommes haïssent, -brutalisent, frappent, mentent; regardez la première civilisation venue, -l'antique comme la moderne, regardez quelque siècle que ce soit, le -vôtre comme les autres, vous ne voyez qu'imposteurs, batailleurs, -conquérants, brigands, tueurs, bourreaux, méchants, hypocrites; tout -cela somnambule. Laissez-leur leurs acharnements et leurs -assouvissements dans leur nuée sanglante. Laissez aux choses violentes -et aux forces aveugles leur inutile furie d'ouragan. Les passions de -l'homme en tempête, quelle pitié! et pour quel but! Des simulacres -poursuivant des chimères! - -Laissez-leur leur rêve, à ces fantômes. Vous, partagez votre pain avec -les petits enfants, regardez si personne ne va pieds nus autour de vous, -souriez aux mères nourrices sur le seuil des chaumières, promenez-vous -sans malveillance dans la nature, n'écrasez point sans savoir pourquoi -la fleur de l'herbe, faites grâce aux nids d'oiseaux, penchez-vous de -loin sur les peuples et de près sur les pauvres. Levez-vous pour le -travail, couchez-vous dans la prière, endormez-vous du côté de -l'inconnu, ayez pour oreiller l'infini, aimez, croyez, espérez, vivez, -soyez comme celui qui a un arrosoir à la main; seulement que votre -arrosoir soit de bonnes oeuvres et de bonnes paroles; ne vous découragez -jamais, soyez mage et soyez père, et si vous avez des champs, -cultivez-les, et si vous avez des fils, élevez-les, et si vous avez des -ennemis, bénissez-les, avec cette douce autorité secrète que donne à -l'âme la patiente attente des aurores éternelles. - - - - -Tas de pierres - -V - - -Changez vos opinions, gardez vos principes; changez vos feuilles, gardez -vos racines. - - * - -Il y a deux façons de n'être d'aucun parti: comme les femmes et les -enfants, parce qu'on n'en a examiné aucun; comme les penseurs et les -sages, parce qu'on les a examinés tous. - - * - -Une réaction: barque qui remonte le courant, mais qui n'empêche pas le -fleuve de descendre. - - * - -Les vrais grands ministres sont ceux qui travaillent aux événements de -leur siècle en hommes qui sauraient au besoin travailler à ses idées. - - * - -La stagnation, qui est identique à la mort et à la nuit, ne se méprend -pas sur les ennemis qu'elle a. Elle dénonce, persécute et, si elle le -peut, étouffe tout mouvement, car tout mouvement est vie et toute vie -est lumière. Les hommes de l'ombre et de l'immobilité appelaient par -haine et dérision Harvey _circulator_, ce qui est la même chose que -révolutionnaire. - -Harvey n'avait pas plus inventé la circulation du sang que Luther -n'avait inventé la liberté de la conscience. Harvey est un Luther. -Luther est un Harvey. Ils ont constaté la réalité, voilà tout. Les -hommes sont ainsi faits, ou défaits, que quiconque parmi eux constate la -loi de Dieu est un novateur et que quiconque l'applique est un -révolutionnaire. - - * - -Avec l'âge et d'année en année, on dépouille le vieil homme, -c'est-à-dire le jeune homme; certains aspects se modifient, ce qu'il y a -de transitoire dans les opinions s'écroule avec ce qu'il y a de passager -dans les événements, et la surface de l'esprit change comme la surface -du visage; l'existence humaine est faite de dépouillements successifs et -les choses de la vie, comme les ondes de l'océan, se composent et se -décomposent sans cesse. Mais, au milieu de ces changements et de ces -altérations inévitables, il faut que l'essentiel demeure; il est bien -que le fond de l'homme se maintienne, il sied qu'une certaine identité -ne se démente jamais. Quelque chose peut flotter et quelque chose doit -persister. Devenir autre en restant le même; tout le problème est là. - - * - -La jeunesse a de belles vertus; elle est sincère, fidèle, honnête, pure, -croyante, dévouée, loyale, généreuse, reconnaissante. Efforcez-vous de -garder en prenant de l'âge les vertus de la jeunesse, lors même que vous -en aurez perdu les illusions; devenez hommes et restez jeunes. - -C'est selon cette loi que se développent les bonnes natures et que se -forment les grands coeurs. L'enthousiasme est le fond de la vraie -sagesse. - -L'homme sage mûrit et ne vieillit pas. - - * - -Un abîme est là, tout près de nous. - -Nous, poëtes, nous rêvons au bord. Soit. Vous, hommes d'État, vous y -dormez. - - * - -La vraie formule socialiste: - -Rendre l'homme moral meilleur, l'homme intellectuel plus grand, l'homme -matériel plus heureux. - -Bonté d'abord, grandeur ensuite, enfin bonheur. - - * - -La logique d'une idée vraie est tellement puissante que, dès qu'elle -s'introduit dans les affaires humaines, dans la religion, dans la -politique, dans la législation, elle réduit tous les événements à n'être -plus que des syllogismes chargés, les uns de la démontrer, les autres de -la compléter. - - ----- - -Le penseur, quand bon lui semble, peut se déployer orateur. - - * - -L'éloquence qui convient aux assemblées ne doit se composer que de -moyennes. Une éloquence composée d'extrêmes peut remuer une foule ou un -individu, ce qui, dans beaucoup de cas, est la même chose. Cette sorte -d'éloquence pourra agir une fois sur une assemblée comme chose nouvelle, -étrange et de haut goût, ou momentanément propre à une circonstance -donnée; mais, la seconde fois, elle fatiguera; la troisième fois, elle -paraîtra ridicule. - -Pour dominer habituellement une grande assemblée, il faut un calcul mêlé -à l'inspiration; il faut prendre, chaque fois qu'on parle, la résultante -d'une des fractions de l'assemblée et constituer sa parole sur cette -résultante, et alors on s'appuie, non sur sa seule force isolée, mais -sur toutes les forces de cette fraction; ou, mieux encore, ce qui est -plus difficile, prendre la résultante de toute l'assemblée, parler dans -la moyenne de la pensée de chacun, et alors on a pour levier toute la -force de l'assemblée elle-même. On remue quelque chose dans chaque -esprit. Par moments, on touche le fond de tous. - -Ce fond, on peut le toucher également, mais par occasion et non à -volonté, avec la seule puissance du sentiment individuel et de la -conscience convaincue, mais alors on n'est pas un orateur, on est un -homme; ce qui est plus rare d'ailleurs. - -C'est du reste une erreur... généreuse de croire qu'on peut dominer une -assemblée avec les idées du dehors. On ne remue une assemblée qu'avec ce -qui est dans l'assemblée. Il est pourtant, quelquefois, beau d'essayer. - - ----- - -La Révolution, c'est le changement d'âge du genre humain. Dites-en ce -que vous voudrez, du bien ou du mal, le fait vous domine. C'est la -grande crise de la virilité universelle. - - * - -La Révolution est le couteau avec lequel la civilisation a coupé son -lien. - - * - -Dans la Révolution tout le monde est victime et personne n'est coupable. - - * - -Robespierre fut l'effrayant correcteur d'épreuves de la Révolution. Il y -mit son _deleatur_. Cet immense exemplaire du progrès, revu par lui, -garde encore la lueur de sa prunelle sinistre. - - * - -Voltaire, c'est la mine; Mirabeau, c'est l'explosion. - - * - -Les révolutions, formidables liquidations de l'histoire; créations -génésiques de lois, de codes, de faits, de moeurs, de progrès, de -prodiges; énormes mouvements de peuples et d'idées qui mêlent tous les -hommes dans une même convulsion joyeuse, qui dégagent la liberté -électrique, qui font trembler les deux mondes du même tremblement, qui -tirent d'un seul éclair deux coups de tonnerre, l'un en Europe, l'autre -en Amérique; qui, en renversant la monarchie en France, jettent bas la -tyrannie dans l'univers; qui éclairent, illuminent, chauffent, brûlent, -foudroient, qui font sortir d'un seul gigantesque écroulement le radieux -avènement du genre humain, qui font naître l'aurore du sépulcre, -accouplent les extrêmes stupéfaits, agonisent et vagissent, maudissent -et chantent, haïssent et adorent, résolvent tout en héroïsme, en joie et -en amour, envoient expirer tous les grincements de la vieille serrure du -despotisme dans l'humble cabinet de travail de Mount-Vernon, et -finissent par faire de la clef de la Bastille le presse-papier de -Washington. - - * - -Soit, la Révolution s'appelle la Terreur. Louis XV s'appelle l'Horreur. - - * - -Pas un nuage, le ciel est pur, le soleil rayonne, le paysage n'est que -lumière; ils pavoisent leurs barques, ils chantent, ils se laissent -gaiement aller au courant de l'eau; le fleuve, magnifique et -inépuisable, s'élargit de plus en plus; il est grand comme une mer, il -est calme comme un lac, il charrie des îles de fleurs, il réfléchit le -ciel où il n'y a pas une ombre. Où vont-ils? Ils ne le savent pas; mais -tout est beau, superbe et charmant. - -Ils entendent au loin, devant eux, dans les profondeurs de l'horizon -inconnu, un bruit sourd et profond. - -Où vont-ils? Qu'importe! Ils vont où va le fleuve. Ils savent bien -qu'ils aborderont quelque part. Ils dérivent. Ils s'enivrent du chant -des oiseaux, du parfum des fleurs qu'ils voient partout et qu'ils -cueillent en passant, de la rapidité de l'eau, de la splendeur du ciel, -de leur propre joie. - -Le bruit qui est à l'horizon se rapproche; il y a quelques heures, les -souffles du vent le couvraient parfois; maintenant, on l'entend -toujours. - -Par moments le courant se ralentit, alors ils rament afin d'aller plus -vite. C'est si charmant d'aller vite! Passer comme des ombres devant des -ombres, cela leur paraît être toute la vie. Ils sont si heureux qu'ils -oublient qu'il y a une nuit. - -Le bruit se rapproche de moment en moment; il ressemble au roulement -d'un chariot. Ils commencent à se dire entre eux: Quel est ce bruit? - -Le fleuve est plein de détours. Cependant un coin du ciel devient -brumeux. Quelque chose qu'on prendrait pour une fumée se dégage d'un -point de l'horizon et fait une grande nuée. Cette nuée, qui semble -monter de la terre, est tantôt à droite, tantôt à gauche. Est-ce elle -qui change de place ou est-ce le fleuve qui a tourné? Ils ne savent, -mais ils admirent. C'est un spectacle de plus parmi tant de spectacles. - -Le bruit est maintenant comme un tonnerre. Il se déplace avec la nuée -qu'ils voient. Où est la nuée, là est le bruit. - -Ils dérivent, ils chantent, ils rient; ils ont une grande attente, mais -dans cette attente il n'y a que de l'espérance. Il y a parmi eux des -savants, des rêveurs, des penseurs, des hommes riches de toutes les -richesses, des philosophes, des sages. - -Tout à coup, ciel! le fleuve a tourné; la nuée est devant eux, le bruit -est devant eux. La nuée est formidable; ce n'est plus une nuée, c'est le -tourbillon de vingt trombes mêlées et tordues par l'ouragan, c'est la -fumée d'un volcan qui aurait deux lieues de cratère. Le bruit est -effrayant; le tonnerre ressemble à ce bruit comme l'aboiement d'un chien -ressemble au mugissement d'un lion. Le courant est rapide et furieux, la -surface du fleuve se courbe comme un arc vers le dedans de la terre. -Qu'y a-t-il donc là, devant eux, à quelques pas? Un gouffre. - -Un gouffre! ils rament en arrière, ils veulent remonter. Il est trop -tard. Ce courant-là ne se remonte pas. Alors ils reconnaissent que le -fleuve lui-même est vivant; qu'ils se sont trompés; que ce qu'ils -prenaient pour un fleuve, c'était un peuple; que ce qu'ils prenaient -pour des flots, c'étaient des hommes; qu'ils ont cru voguer sur une eau -inerte, écumant à peine sous la rame, et qu'ils voguaient sur des âmes, -âmes profondes, obscures, violentes, froissées, tumultueuses, pleines de -haine et de colère. Il est trop tard! il est trop tard! Le précipice est -là. Ces flots, ce fleuve, ces hommes, ces âmes, ce peuple, arbres -déracinés, granits séculaires, rochers arrachés à la rive, navires -dorés, chaloupes pavoisées, îles de fleurs, tout se hâte, tout penche, -tout se heurte et se mêle, tout s'écroule. - -Personne n'a jamais vu, personne ne verra jamais rien qui soit plus -grand et plus terrible. Toute une humanité qui s'engloutit à la fois le -même jour, à la même heure, dans le même abîme! Toute une société avec -ses lois, ses moeurs, sa religion, ses croyances, ses préjugés, ses -arts, son luxe, son passé, son histoire, qui rencontre une rupture du -sol et qui sombre comme une barque de pêcheur! Ce sont là de ces choses -voulues par Dieu. Ce prodigieux ensemble d'hommes, de faits et -d'évènements, cette masse énorme venue de si loin et avec tant de calme, -arrive au bord du gouffre, s'y courbe majestueusement et y disparaît. Ce -n'est plus ni un fleuve ni un gouffre, ni un peuple, ni une catastrophe; -c'est le chaos. C'est l'ombre, l'horreur, le fracas, l'écume, un éternel -et lamentable gémissement. Tous les dogues de l'abîme hurlent dans les -ténèbres. Cependant le soleil brille, la vérité ne se décourage pas et -rayonne toujours, et cette effrayante nuée, pleine de clameurs et de -tempête, lui est bonne pour faire resplendir son arc-en-ciel. - -Quelque chose survit-il à cela? Une telle calamité, un pareil -écroulement, un si monstrueux naufrage, n'est-ce pas la mort d'un -peuple? n'est-ce pas la fin d'un continent? - -Non. - -Tout a sombré, rien ne s'est perdu. - -Tout s'est englouti, rien n'a péri. - -Tout s'est abîmé, rien n'est mort. - -Tout a disparu, tout reparaît. - -Faites quelques pas, vivez quelques années, regardez: Voici le fleuve -plus large, voici le peuple plus grand. - -Le bruit formidable qui avertit et qui conseille, on l'entend toujours; -mais il n'est plus devant, il est derrière. Il y a cent ans on -l'entendait dans l'avenir; aujourd'hui, on l'entend dans le passé. - -Et les générations en marche reviennent parfois sur leurs pas pour voir -ce que c'est que ce bruit; et les siècles se penchent rêveurs sur cette -chute d'une société et d'une monarchie, sur cette immense cataracte de -la civilisation qu'on appelle la Révolution Française. - - 17 février 1844. - - - - -L'âme - - - - -Tas de pierres - -VI - - -Les instincts sont les yeux mystérieux de l'âme. - - * - -L'âme a des illusions comme l'oiseau a des ailes; c'est ce qui la -soutient. - - * - -Dans la question de l'immortalité de l'âme on voit le pourquoi, on ne -voit pas le comment. - - * - -Le penseur demande au nouveau-né: D'où viens-tu?--et au moribond: Où -vas-tu? - -Tout ce qu'il sait, c'est que le nouveau-né pleure et que le moribond -tremble. - - * - -Le monde matériel repose sur l'équilibre, le monde moral sur l'équité. - - * - -L'équilibre est la loi suprême et mystérieuse du grand Tout. - -Le monde matériel en est la démonstration visible. - -De toute nécessité, le monde moral en est la confirmation invisible. - -Sans quoi, ces deux mondes mêmes, ces deux mondes dont la réunion -embrasse tout, ne seraient pas en équilibre. - - * - -Le squelette de l'animal n'est pas beaucoup plus signifiant que la -première pierre venue; le squelette de l'homme est effrayant. - -C'est que la réflexion horrible, ce n'est pas: ceci a vécu, mais: ceci a -pensé. - - * - -Ce que l'animal sait, il ignore qu'il le sait. L'homme sait qu'il -ignore. - - * - -Quand le sentiment de l'infini entre à haute dose dans un homme, il en -fait un dieu ou un monstre, Jésus-Christ ou Torquemada. - - * - -La conscience, c'est Dieu présent dans l'homme. - - * - -La prière est un auguste aveu d'ignorance. - - * - -Ma prière: - -Dieu! accordez-moi en lumière et en amour tout le possible de votre -infini! - - ----- - -Quelle est la plus haute faculté de l'âme? - -Est-ce que ce n'est pas le génie? - -Non, c'est la bonté. - - * - -La raison du meilleur est toujours la plus forte. - - * - -Quand il n'y a rien sous la mamelle gauche, il ne peut y avoir rien de -complet dans la tête. Le génie, c'est un grand coeur. - - * - -Fils, frère, père, amant, ami. Il y a place pour toutes les affections -dans le coeur comme pour toutes les étoiles dans le ciel. - - * - -Il y a une chose qu'il faut n'aimer ni à faire ni à donner, c'est de la -peine. - - * - -Ne rire jamais de ceux qui souffrent; souffrir quelquefois de ceux qui -rient. - - * - -On dit: C'est un vieillard; il s'est éteint. Et l'on trouve tout simple -qu'il soit parti. Demandez à ses enfants si c'est tout simple. Ce grand -âge, qui semble aux indifférents une sorte de circonstance atténuante à -la mort, fait à ceux qui aiment l'effet contraire. La longueur de la -possession leur paraît créer presque un droit; et la vie n'a plus pour -nous sa figure vraie quand elle perd ces êtres qui en ont toujours été à -nos yeux la lumière. - - * - -Toutes les fois qu'au fond de sa conscience, on se sent le droit de -pardonner, c'est qu'on en a le devoir. - - * - -Je sais quelque chose de plus beau peut-être que l'innocence, c'est -l'indulgence. - - * - -Est-ce que je n'ai pas tout le premier besoin d'indulgence, moi qui -parle? Tenez, toutes les fautes que l'amour peut faire commettre, -excepté les fautes déshonorantes, je les ai commises. - - ----- - -On aime de la grandeur de son coeur. - - * - -L'amour est un immense égoïsme qui a tous les désintéressements. - - * - -O mon ange, pourvu que tu aies tout, le reste me suffit. - - * - -Ils disent qu'aimer, c'est l'aveuglement du coeur; moi je dis que ne pas -aimer, c'en est la cécité. - - ----- - -Chose étrange, après dix-huit siècles de progrès, la liberté de l'esprit -est proclamée; la liberté du coeur ne l'est pas. - -Pourtant aimer n'est pas un moins grand droit de l'homme que penser. - -L'adultère n'est autre chose qu'une hérésie. Si la liberté de conscience -a droit d'exister, c'est en amour. - - * - -A l'heure qu'il est, au point où en sont les lois et les moeurs de -l'occident, le mariage porte à faux. Il a généralement pour base -l'intérêt, et non l'amour. - -C'est le plus souvent un contrat, ce n'est pas un mystère; c'est une -prostitution, ce n'est pas une célébration; c'est un esclavage, ce n'est -pas un épanouissement. - -De là cette révolte de l'amour qu'on qualifie adultère. - -Aujourd'hui, quel qu'ait été le travail des idées sociales depuis toutes -nos révolutions, tout cet ensemble de faits qui s'enchaînent et se -commandent, mariage, adultère, prostitution, est encore vu à faux jour. - -On voit le mariage où il n'est pas, on voit l'adultère où il n'est pas, -on voit la prostitution où elle n'est pas. - -Dans nombre de cas, ce qu'on appelle mariage est l'adultère et ce qu'on -appelle adultère est le mariage. - -Faites le mariage vrai, faites-le sortir de la nature et du coeur, et -ces deux faits, adultère et prostitution, qui sont, l'un la protestation -du coeur, l'autre la protestation de la nature, s'évanouissent. - -Dans l'état actuel, l'union irrésistible de deux coeurs est persécutée -par la loi; or qu'est-ce que cette union, sinon le mariage? tandis que -la loi protège la livraison d'une femme à un homme moyennant vente -légale et intérêts combinés; or qu'est-ce que la consommation de cette -vente, sinon l'adultère et la prostitution? - - * - -Le poëme de la femme traverse l'histoire de l'homme. Il a çà et là des -espèces de chants sublimes. Les deux plus beaux de ces chants, c'est -Marie, mère de Dieu, et Jeanne d'Arc, mère du Peuple. Deux vierges qui -enfantent, l'une le Christ, l'autre la France. - - * - -Tous les poëtes ont une femme qui a fait, à leur insu, la moitié de -leurs ouvrages. Molière heureux n'eût pas écrit _le Misanthrope_. -Molière a fait Célimène, la Béjart a fait Alceste. - - * - -La femme nue, c'est le ciel bleu. Nuages et vêtements font obstacle à la -contemplation. La beauté et l'infini veulent être regardés sans voiles. - -Au fond, c'est la même extase: l'idée de l'infini se dégage du beau -comme l'idée du beau se dégage de l'infini. La beauté, ce n'est pas -autre chose que l'infini contenu dans un contour. - - * - -Aucune grâce extérieure n'est complète si la beauté intérieure ne la -vivifie. La beauté de l'âme se répand comme une lumière mystérieuse sur -la beauté du corps. - - * - -On aime une femme comme on découvre un monde, en y pensant toujours. - - * - -La nature a fait un caillou et une femelle. Le lapidaire fait le diamant -et l'amant fait la femme. - - * - -Dans notre société comme elle est faite, la femme doit tenir l'homme -attaché à elle par un fil; mais il faut que le fil soit long, qu'il se -dévide presque indéfiniment entre les doigts intelligents de la femme, -et que l'homme ne le sente jamais. Il le casserait. Il arrive parfois -que l'homme, allant et venant un peu au hasard, mêle à son insu le fil -aux événements compliqués de la vie et l'y embrouille. La femme alors -vient sans bruit derrière lui, et, sans qu'il s'en aperçoive, détache -délicatement le fil de la broussaille. Mystérieuse et difficile -opération que les femmes seules savent faire et qui s'appelle sauver le -bonheur. - - * - -Dans une femme complète il doit y avoir une reine et une servante. - - * - -Le coeur de la femme s'attache par ce qu'il donne; le coeur de l'homme -se détache par ce qu'il reçoit. - - * - -La femme est ainsi faite qu'on devine déjà la jeune mère dans la petite -fille et qu'on sent encore la petite fille dans la jeune mère. Le -premier enfant continue la dernière poupée. - - * - -Sans la vanité, sans la coquetterie, sans la curiosité, sans la chute en -un mot, la femme n'est pas la femme. Il y a dans sa grâce beaucoup de sa -faiblesse. - - * - -Quand une femme vous parle, regardez ce que disent ses yeux. - - * - -On pourrait mettre sur beaucoup de femmes mariées l'inscription connue: -«Il y a des pièges dans cette propriété.» - - * - -Il y a une foule de sottises que l'homme fait par paresse et une foule -de folies que la femme fait par désoeuvrement. - - * - -Trop souvent l'histoire des faiblesses des femmes est aussi l'histoire -des lâchetés des hommes. - - * - -Pas d'injures à ces malheureuses que vous coudoyez le soir dans la rue. -Souvenez-vous que la plupart ont été livrées à la prostitution par la -faim et se sont laissées tomber dans le ruisseau pour ne pas se jeter à -la rivière. - - * - -Il faut savoir souvent obéir à la femme pour avoir le droit de lui -commander quelquefois. - - * - -Pour qu'une femme soit complètement prise, il faudrait presque -l'impossible, il faudrait ces trois choses: être un homme, un grand -homme et un gentilhomme; satisfaire sa dignité, contenter son orgueil, -flatter sa vanité! - - * - -Il y a dans George Sand une chose rare et charmante, la bonhomie de la -femme. - - * - -La femme a une puissance singulière qui se compose de la réalité de la -force et de l'apparence de la faiblesse. - - * - -O femmes! êtres composés de toutes nos douleurs, de toutes nos joies, de -ce qu'il y a de plus tressaillant en nous! Èves véritablement faites de -nos flancs! c'est pour nous rendre fous, heureux, désespérés, c'est pour -faire sortir la flamme de nos paroles, les vers de notre coeur, la -démence de nos actions, que Dieu a versé sur vos beaux profils l'ombre -des cils et le feu des prunelles! - - - - -De la Vie et de la Mort - - -Qu'est la mort pour l'homme? - -Est-ce seulement la fin de quelque chose? Est-ce la fin de tout? - -Deux questions que le penseur se pose sans cesse; car de leur solution -dépendent les autres questions morales. - - -Si la mort est la fin de tout, il en faudra tirer cette conclusion: Il y -a de la lumière dans le monde matériel, il n'y en a pas dans le monde -moral. Le soleil, en se levant chaque matin, nous dit: Je suis un -symbole; je suis la figure d'un autre soleil qui, de même que j'éclaire -aujourd'hui vos visages, éclairera un jour vos âmes.--Eh bien, le soleil -ment! il faut accepter comme vraie cette chose horrible devant laquelle -l'antiquité a reculé: _solem falsum_. - - ----- - -L'homme est une créature profondément distincte de la brute, en ceci que -la brute est toujours et fatalement innocente, tandis que l'homme peut -faire le mal et le bien. La brute est passive, l'homme est libre. - -Qu'est-ce qui le fait libre? C'est l'âme. - -Donc l'âme est. - -Tous ces mots: amour, loyauté, pudeur, dévouement, foi, devoir, -conscience, probité, honneur, vertu, ne sont plus des mots, ce sont les -faits propres à l'âme; ce sont les facultés qui résultent de sa liberté. -Aux facultés rayonnantes répondent les facultés ténébreuses: haine, -vice, lâcheté, turpitude, égoïsme, méchanceté, mensonge, cruauté, crime. -Entre le mal et le bien, l'homme peut choisir; il est libre. - -Or, qui dit libre, dit responsable. - -Responsable en cette vie? Évidemment non; car rien de plus démontré que -la prospérité possible et fréquente des méchants et l'infortune -imméritée des bons pendant leur passage sur la terre. Combien d'hommes -justes n'ont eu que misère et angoisse jusqu'à leur dernier jour! -combien d'hommes criminels ont vécu jusqu'à la plus extrême vieillesse -dans la jouissance paisible et sereine de tous les biens de ce monde, y -compris la considération et le respect de tous. - -L'homme alors est-il responsable après la vie? Évidemment oui, puisqu'il -ne l'est pas dans la vie. - -Donc quelque chose de lui survit pour subir cette responsabilité: l'âme. - -La liberté de l'âme implique son immortalité. - -Donc la mort n'est pas la fin de tout. Elle n'est que la fin d'une chose -et le commencement d'une autre. A la mort, l'homme finit, l'âme -commence. - - ----- - -J'en atteste quiconque a regardé le visage mort d'un être aimé avec -cette anxiété étrange qu'est l'espérance mêlée au désespoir; je vous -atteste, vous tous qui avez traversé cette heure funèbre, la dernière de -la joie, la première du deuil, n'est-ce pas qu'on sent bien qu'il y a -encore là quelqu'un? que tout n'est pas fini? que quelque chose est -possible encore? - -On sent autour de cette tête le frémissement des ailes qui viennent de -se déployer. Une palpitation confuse et inouïe flotte dans l'air autour -de ce coeur qui ne bat plus. Cette bouche ouverte semble appeler ce qui -vient de s'en aller, et on dirait qu'elle laisse tomber des paroles -obscures dans le monde invisible. - -Cette stupeur, ce n'est pas le contact du néant, c'est la secousse que -donne le choc de cette vie contre l'autre. - - ----- - -Je suis une âme. Je sens bien que ce que je rendrai à la tombe, ce n'est -pas moi. Ce qui est moi ira ailleurs. - -Terre, tu n'es pas mon abîme! - - ----- - -Plus j'y songe, plus cette vérité m'apparaît: l'homme n'est autre chose -qu'un captif. - -Le prisonnier escalade péniblement les murs de son cachot, grimpe de -saillie en saillie, met le pied partout où une pierre manque, et monte -jusqu'au soupirail. Là, il regarde, il distingue au loin la campagne, la -forêt, les blés, les collines, les maisons, les villes, les êtres -vivants, les routes où il a déjà marché et où il marchera sans doute -encore; il aspire l'air libre, il voit la lumière. - -De même l'homme. - -L'astronomie, la chimie, la géologie, la mesure des temps, la mesure des -soleils, toutes ces découvertes, toutes ces échappées sur l'extérieur, -toutes ces surprises faites à l'éternité, cette constatation de l'infini -qui existe, qui est là, dehors, éblouissant l'intelligence de son -rayonnement prodigieux, toutes ces choses dont il semble que nous -n'ayons pas le sens, art, science, poésie, rêverie, calcul, algèbre, -c'est le regard à travers les barreaux de la prison. - -Le prisonnier ne doute pas de retrouver, le jour où les portes -s'ouvriront, les champs, les bois, les plaines, la terre où est sa vraie -vie, la liberté. Il voit tout cela, il sait bien que cela est là. - -Comment l'homme peut-il douter de retrouver l'éternité à sa sortie! - - ----- - -Certains penseurs repoussent ces questions:--Aurons-nous un corps dans -l'autre vie? mangera-t-on? dormira-t-on?--Ces questions n'ont rien qui -me répugne. Pourquoi n'aurait-on pas un corps, corps subtil et -éthéré, dont notre corps humain ne serait qu'une ébauche -grossière?--Mangera-t-on? pourquoi ne vivrait-on pas, par exemple, de la -vie des fleurs, qui n'ont pas d'heures pour manger, mais qui -acquièrent et perdent sans cesse, double travail qui constitue la -vie?--Dormira-t-on? notre existence, composée d'heures de connaissance -coupées par des heures de sommeil, n'est qu'une ombre informe de cette -existence supérieure où la rêverie reposerait de la pensée, où l'extase -reposerait de la contemplation. - -Qui empêche de se figurer cette vie céleste? - - ----- - -L'âme a soif de l'absolu, mais c'est là une soif de l'âme qui ne doit -pas être une soif de l'homme. L'homme dans le temps et dans l'espace, -c'est-à-dire vivant de cette vie momentanée qui n'est que le fantôme de -la vie, l'homme appartient au relatif. Qui dit limite, dit rapport et -proportion. Contentons-nous donc du relatif, puisque nous sommes -limités. Ne cherchons pas l'absolu ici-bas. Nous le trouverons ailleurs. -L'absolu n'est pas de ce monde. Il est trop lourd pour cette terre; il -la ferait sortir de son orbite si jamais il venait à peser sur elle. - - ----- - -Il y a deux lois, la loi des globes et la loi de l'espace. La loi des -globes, c'est la mort; la limite exige la destruction. La loi de -l'espace, c'est l'éternité, l'infini permet l'expansion. - -Entre les deux mondes, entre les deux lois, il y a un pont, la -transformation. - -Échapper à la gravitation, c'est échapper à la limite; échapper à la -limite, c'est échapper à la mort. - -L'ambition du vivant des globes doit donc être de devenir un vivant de -l'espace. - - ----- - -L'homme est une frontière. Être double, il marque la limite des deux -mondes. En deçà de lui est la création matérielle; au delà de lui le -mystère. - -Naître, c'est entrer dans le monde visible; mourir, c'est entrer dans le -monde invisible. - -Oh! de ces deux mondes, lequel est l'ombre? lequel est la lumière? - -Chose étrange à dire, le monde lumineux, c'est le monde invisible; le -monde lumineux, c'est celui que nous ne voyons pas. Nos yeux de chair ne -voient que la nuit. - -Oui, la matière, c'est la nuit. - -Fixons du moins les yeux de l'âme sur cet immense mystère qui nous -attend. - -L'homme est sur le bord d'un abîme. Vous tremblez pour le somnambule qui -se promène sans le savoir sur la crête d'un toit; et vous ne tremblez -pas pour l'homme qui marche, en pensant à autre chose, le long de la -mort! - -Malheur à qui vit l'oeil ouvert sur le monde matériel et le dos tourné -au monde inconnu! - - ----- - -La mort est un changement de vêtements. - -Ame! vous étiez vêtue d'ombre, vous allez être vêtue de lumière! - -Catholiques, vous voudriez emporter votre corps dans l'autre vie! C'est -comme si vous souhaitiez aller dans une fête avec un vieil habit taché. - - ----- - -Une montagne des Andes résume en zones distinctes, sur sa pente de -quelques lieues, tous les climats de la terre, depuis le tropique -jusqu'au pôle; de même une nation comme la France résume dans son -histoire, comme sur un versant immense, échelon par échelon, couche par -couche, nuance par nuance, tous les âges de la vie de l'humanité, depuis -Teutatès qui est le sauvagisme jusqu'à Voltaire qui est la civilisation. - -Qu'y a-t-il au-dessus du pôle? qu'y a-t-il au-dessus du sommet? le ciel. - -Qu'y a-t-il au-dessus de la civilisation? L'harmonie. - -Le bleu. La mort. - -C'est dans le tombeau que l'homme fait le dernier progrès. - - ----- - -A mesure que l'homme avance dans la vie, il arrive à une sorte de -possession des idées et des objets qui n'est autre chose qu'une profonde -habitude de vivre. Il devient à lui-même sa propre tradition; il -s'attache étroitement par la mémoire à ce qu'il a vu, à ce qu'il a fait, -à ce qu'il a senti, à ce qu'il a souffert, aux temps où il était enfant, -aux temps où il était jeune, aux temps où il était homme, à ses jeux, à -ses amours, à ses travaux; il se tourne avec charme vers tout ce qui -compose son unité, vers les illusions, vers les affections, vers les -passions, vers les joies, vers les douleurs surtout. Chaque jour qu'il a -traversé est un chaînon, et pour lui, homme, vivre, c'est être toute la -chaîne. Il sent qu'il y a en lui de l'indivisible. Être, c'est être la -somme de tout ce qu'il a été, voilà ce qu'il comprend par-dessus tout. -Prenez-le, et faites-lui une offre quelconque de vie nouvelle et de -jeunesse, à la condition de ne plus connaître ce qu'il a connu et de ne -plus aimer ce qu'il a aimé, il préférera mourir. Il est plus facile de -renoncer à l'avenir qu'au passé. - -Être, pour la créature intelligente, c'est comparer perpétuellement ce -qu'on a été avec ce qu'on est. - -De là, la puissance indomptable du moi. - -L'homme ne comprend et n'accepte l'immortalité qu'à la condition de se -souvenir. - - ----- - -Si la vie n'est pas indéfinie, distincte et adhérente, emmaillée dans -une sorte de chaîne sans fin qui traverse sans se rompre le phénomène -mort, relie l'être à l'être et crée l'unité dans le multiple; si cette -persistance du moi à travers les milieux inconnus de l'existence n'est -pas, il n'y a point de solidarité, et le premier des principes -démocratiques s'évanouit. - -La brièveté du moi supprime tout lien, extérieur, supérieur, antérieur -et ultérieur. - -Matérialisme, c'est, logiquement et fatalement, égoïsme. - - ----- - -Sur chaque globe il y a un être qui le déborde et qui est son point de -jonction, son trait d'union, son pont avec les autres sphères. L'homme -est cet être sur la terre. - -A la mort, l'homme devient sidéral. - - ----- - -La mort, c'est la revanche de l'âme. - -La vie, c'est la puissance qu'a le corps de maintenir l'âme sur la terre -par l'alourdissement; la mort, c'est la puissance qu'a l'âme d'enlever -le corps hors de la terre par l'élimination. Dans la vie terrestre, -l'âme perd ce qui rayonne; dans la vie extra-terrestre, le corps perd ce -qui pèse. - - ----- - -S'il n'y avait pas une autre vie, Dieu ne serait pas un honnête homme. - - ----- - -La mort, désolation du coeur, est le triomphe de l'âme. - -Notre vie rêve l'utopie, notre mort obtient l'idéal. - -La mort n'est pas injuste. Elle est une continuation. - -Habituons-nous à regarder sans épouvante ce mystérieux prolongement de -l'homme dans l'éternité. Tâchons de l'apercevoir le plus loin que nous -pouvons dans le sépulcre. - -Penchons-nous au bord de la vie et contemplons cette obscurité sacrée. -Nous en serons meilleurs. La mort est sainte, et elle est saine. Tout ce -qu'on peut en voir est de bon conseil. - -Mon regard plonge le plus possible dans cette ombre, où je vois, à une -profondeur qui serait effrayante si elle n'était sublime, blanchir -l'immense point du jour éternel. - - ----- - -Où sont les abîmes? où sont les escarpements? Pourquoi nous -contentons-nous des aspects plats de cette terre et de cette vie? Il -doit y avoir quelque part des trous effrayants, déchirures de l'infini, -avec d'énormes étoiles au fond, et des lueurs inouïes. - - ----- - -La contemplation nous révèle l'infini; la méditation nous révèle -l'éternité. - -La notion de l'infini nous arrive du monde extérieur; la notion de -l'éternité se dégage pour nous du monde intérieur. - -Or, infini et éternel ce sont là les deux aspects de Dieu. - -Pour voir Dieu sous le premier aspect, nous regardons dans la création. -Pour le voir sous le deuxième aspect, nous regardons dans notre âme. - - ----- - -Dieu est éternel. L'âme est immortelle. - -Ne confondez pas l'éternité avec l'immortalité. Expliquez-vous ce que -c'est que l'immortalité. - -La création est une ascension perpétuelle, de la brute vers l'homme, de -l'homme vers Dieu. Dépouiller de plus en plus la matière, revêtir de -plus en plus l'esprit, telle est la loi. A chaque fois qu'on meurt, on -gagne plus de vie. - -Les âmes passent d'une sphère à l'autre, deviennent de plus en plus -lumière, se rapprochent sans cesse de Dieu. - -Quoi! les âmes se rapprochent de Dieu sans cesse, toujours, par une -série non interrompue de transformations, d'un mouvement perpétuel et -continu? Mais alors il viendra un jour, une heure, où à force de se -rapprocher de Dieu, elles l'atteindront et se fondront en lui; alors -elles perdront leur moi, en d'autres termes, elles mourront. - -Écoutez: - -Le jour où l'asymptote rencontrera l'hyperbole, l'âme rencontrera Dieu. - -Le point de jonction est dans l'infini. - -Se rapprocher toujours, n'atteindre jamais, c'est la loi de l'asymptote, -c'est la loi de l'âme. - -C'est cette ascension sans fin, c'est cette perpétuelle poursuite de -Dieu, qui pour l'âme est son immortalité. - - ----- - -Il n'est pas un être humain marchant sous la lumière du soleil que ne -trouve et n'atteigne son rayon. - -Dans l'immensité de la création infinie, il n'est pas un être humain -auquel n'aboutisse un rayon de Dieu. - -Par ce rayon toute âme partielle est en communication directe avec l'âme -centrale. - -De là l'efficacité de cette invocation, la prière. - - ----- - -Un homme dort. Il fait un rêve. Il rêve qu'il est bête fauve, lion, -loup, et il lui arrive toutes les aventures des bois. A son réveil, il -se retrouve. Le rêve s'est évanoui. Il est après ce qu'il était avant. -Il est homme et non lion. - -Le lendemain il fait un autre rêve. Il est oiseau ou serpent. Il -s'éveille et se retrouve homme. - -Ainsi de la vie. Ainsi de toutes les vies terrestres que nous pourrons -être condamnés à traverser. Les vies planétaires sont des sommeils. Les -vies peuvent n'avoir aucun lien entre elles, pas plus que les rêves de -nos nuits. - -Le moi qui persiste après le réveil, c'est le moi antérieur et extérieur -au rêve. Le moi qui persiste après la mort, c'est le moi antérieur et -extérieur à la vie. - -Le dormeur qui s'éveille se retrouve homme. Le vivant qui meurt se -retrouve esprit. - - ----- - -Une idée m'a traversé l'esprit. Serait-ce une lueur? - -Deux hommes parlent de la vie future. L'un l'affirme, l'autre la nie. -L'un dit:--La mort n'est pas; mon moi persistera: je sens en moi -l'immortalité; je m'appelle âme. L'autre dit:--Il n'y a rien après la -mort; mon moi sera mangé des vers; je mourrai tout entier; je ne sens -pas en moi de lendemain; je m'appelle cendre.--Au nom de quoi parlent -ces deux hommes? Au nom du sens intime. L'affirmation de l'un et la -négation de l'autre n'ont d'autre source que l'intuition. Le sens -intime, l'innéité même, la grande voix sacrée, qui chuchote -mystérieusement à l'oreille de toute âme. Dans le cas présent, cette -voix se contredit; à l'oreille de l'un elle dit: _immortalité_; à -l'oreille de l'autre, elle dit: _néant_; elle révèle à la première -conscience le contraire de ce qu'elle déclare à la seconde. Serait-il -possible que ces hommes disent vrai tous les deux? - -Dante vient d'écrire deux vers. Pendant qu'il songe accoudé, le premier -vers dit au second: Sais-tu, frère? nous sommes immortels! je sens en -moi la durée éternelle; nous venons d'éclore pour la gloire; j'ai la -conscience que je traverserai les siècles.--Le deuxième répond: Quel -rêve! je sens que je ne traverserai pas un jour; j'ai en moi la mort; je -ne suis pas. - -En ce moment, Dante sort de sa rêverie, prend sa plume, relit ses deux -vers, et efface le second. - -Tous les deux avaient raison. - -Y aurait-il des ébauches d'âme qui se sentent ébauches, des embryons de -moi destinés à la refonte, des êtres essayés, qui disparaîtront dans le -néant et qui en ont conscience? - -Y aurait-il des hommes que Dieu rature? - - ----- - -Quoi! vous affirmez carrément que ce que vous ne voyez pas n'est pas! -Ainsi, l'oeil humain, voilà la certitude; ainsi, hors de la chambre -optique qui clignote sous le crâne de l'homme, rien n'est prouvé! La -logique est la très humble servante de la prunelle! Défense à -l'intuition de concevoir ou d'admettre quoi que ce soit qui n'est pas -déclaré par les sens! A ce compte, un sourd-muet aveugle et paralytique -qui ébaucherait dans ses ténèbres ce bégaiement: Rien n'existe! aurait -raison! - -De votre infirmité vous faites le vide; vous prenez votre limite pour la -limite de la création; vous appliquez votre brièveté à l'univers! - -Mais cette création invisible, qui vous dit qu'un jour vous ne la verrez -pas? - -Si vous aviez un autre organisme, est-ce que vous n'auriez pas d'autres -perceptions? Si vous aviez seulement un sens de plus, croyez-vous qu'un -nouvel aspect de la vie universelle ne vous serait pas révélé? Les -organismes inconnus des existences ultérieures vous attendent et -pourront vous faire toucher l'impalpable et voir l'incompréhensible. - -Il y a une chose qui vous arrive tous les jours; vous ne direz pas que -vous n'êtes point familier avec ce fait-là. Vous avez dormi, c'est le -matin, vous ouvrez les yeux, vos contrevents fermés laissent pénétrer -une clarté crépusculaire dans votre alcôve, vous ne voyez rien autour de -vous que vos quatre murs et l'atmosphère vide. Tout à coup un rayon du -soleil levant passe aux fentes du volet, et vous apercevez un monde. -Vous distinguez, dans cette blancheur subitement survenue, des myriades -d'objets en suspension, allant et venant, tournoyant, montant, -descendant, entrant dans la lueur, plongeant dans l'obscurité, et dont -vous ne soupçonniez pas l'existence; vous voyez l'immensité des grains -de poussière; cet air que vous croyiez vide était peuplé. Voilà de -l'invisible devenu visible. - -Un jour, vous vous réveillerez dans un autre lit, vous vivrez de cette -grande vie qu'on appelle la mort, vous regarderez, et vous verrez -l'ombre; et tout à coup le soleil levant de l'infini apparaîtra -splendide au-dessus de l'horizon, et un rayon de lumière, de la vraie -lumière, traversera de part en part à perte de vue les profondeurs; -alors vous serez stupéfait, vous verrez dans cette bande de clarté, tout -à la fois, brusquement, pêle-mêle, ensemble, volant, tourbillonnant, -fuyant, planant, des millions d'êtres inconnus, les uns célestes, les -autres infernaux, ces invisibles que vous niez aujourd'hui, et vous -sentirez des ailes s'ouvrir à vos épaules, et vous serez un de ces êtres -vous-même. - - - - -Rêveries sur Dieu - - -Dieu s'enferme; mais le penseur écoute aux portes. - - ----- - -Quiconque a la notion du devoir, quiconque a le sentiment du droit, -quiconque a la perception du juste et de l'injuste, quiconque a un but -désintéressé, quiconque s'oublie en vivant et fait passer avant lui ce -qui n'est pas lui, quiconque veut pour le genre humain, quiconque a dans -son coeur les battements du coeur même de l'humanité, quiconque se sent -frère du pauvre, du petit, du mineur, du faible, de l'infirme, du -souffrant, de l'ignorant, du déshérité, de l'esclave, du serf, du nègre, -du forçat, du damné, quiconque souhaite la lumière à l'aveugle et la -pensée à l'opprimé, quiconque est misérable des misères d'autrui, -quiconque travaille au mieux des autres et pleure de leurs larmes et -saigne de leur plaie, quiconque préfère son propre sacrifice au -sacrifice de son semblable, quiconque a la vision du vrai, quiconque a -l'éblouissement du beau, quiconque écoute une harmonie, quiconque -contemple une fleur, une blancheur, une candeur, une clarté, une femme, -quiconque admire un génie, quiconque s'émeut d'une étoile, quiconque dit -en soi-même: ceci est bien, ceci est mal, quiconque n'écrase pas une -mouche inutilement, quiconque aime et sent de l'infini dans son amour, -quiconque reconnaît qu'il y a un chemin tortueux et une ligne droite, -quiconque agit en conscience, quiconque a un idéal et s'y dévoue, -celui-là, quel qu'il soit, qu'il y consente ou non, croit en Dieu. - -Quiconque dit: conscience, vertu, bonté, amour, raison, lumière, -justice, vérité, aperçoit, qu'il le sache ou non, un des mystérieux -profils de cette face sublime: Dieu. - -Ceci ne se concevrait point: voir le rayon et nier le soleil. L'athée -est identique à l'aveugle. - ---Mais, dit l'athée, je vois le soleil et je ne vois pas Dieu. - -C'est que vous ouvrez l'oeil de chair et que vous n'ouvrez pas l'oeil -d'esprit. - -Une âme peut être opérée de l'athéisme comme une prunelle de la -cataracte. Il y a de puissants athées intelligents et justes; c'est avec -la notion de l'idéal qu'on peut les guérir, et, quoi qu'ils disent, au -fond ils ne demandent pas mieux. L'athéisme est sans joie. Nul n'est -dans la nuit volontairement. - - ----- - -La nature m'a déclaré que Dieu existe. - - ----- - -Quoi! l'homme, cet atome, ce grain de poussière, cette chose périssable, -chétive, infirme et vile, l'homme aurait ce qui manquerait à cet immense -et profond univers où l'infini rayonne dans tous les sens! la créature -pleine de misères serait mieux partagée que la création pleine de -soleils! nous aurions une âme et le monde n'en aurait pas! - -L'homme serait un oeil ouvert au milieu de l'univers aveugle! le seul -oeil ouvert! - -Et pour voir quoi? le néant! - - ----- - -On ne peut pas dire:--Dieu est honnête, Dieu est vertueux, Dieu est -chaste, Dieu est sincère. - -Mais on peut dire:--Dieu est juste, Dieu est bon, Dieu est grand, Dieu -est vrai. - -Pourquoi? - -Parce que: honnêteté, vertu, chasteté, sincérité, c'est le relatif. - -Et que: justice, bonté, grandeur, vérité, c'est l'absolu. - -Pourquoi ne peut-on pas dire de Dieu qu'il est vertueux? - -Parce qu'il est parfait. - -Un être qui ne peut avoir aucune qualité relative et qui a toutes les -qualités intrinsèques existe nécessairement. - -Dieu se démontre par son absolu. - - ----- - -La création est mue par deux espèces de moteurs, tous deux invisibles: -les âmes et les forces. - -Les forces sont mathématiques, les âmes sont libres. Les forces, étant -algébriques, ne peuvent avoir d'écart; l'aberration des âmes est -possible. Il y a été pourvu; la liberté a un régulateur, la conscience. - -La conscience n'est autre chose qu'une sorte d'intuition de la géométrie -mystérieuse de l'ordre moral. - -Quant à l'être qu'on nomme Dieu, et qu'on peut aussi appeler Centre, il -participe des deux natures dont il est le point d'intersection. - -Il est l'Ame-Force. - - ----- - -L'idée de Dieu, c'est de la lumière solaire. Le judaïsme, le sabéisme, -le bouddhisme, le polythéisme, le manichéisme, le mahométisme, le -christianisme, sont de la lumière lunaire. Moïse, Bouddha, Zoroastre, -Orphée, Confucius, Manès, Mahomet, Jésus, sont des espèces de planètes -tournant autour de l'astre et réfléchissant sa lueur. - -Les religions, lunes de Dieu, éclairent l'homme dans la nuit; de là ces -fantômes, ces illusions, ces mensonges d'optique, ces terreurs, ces -apparences, ces visions, qui remplissent l'horizon des peuples chez -lesquels il ne fait que clair de religion. - -Le spectre qui sort de cette douteuse clarté s'appelle superstition. - -Tout rayon qui vient directement du soleil porte à son extrémité la -figure du soleil, et, quelle que soit la forme de l'ouverture par -laquelle il arrive jusqu'à nous, que cette ouverture soit carrée, -polygone ou triangulaire, il n'accepte pas cette forme et imprime -invariablement sur la surface où il s'arrête une image circulaire. Ainsi -toute lumière qui vient directement de Dieu imprime à notre esprit, -quelque forme qu'ait notre cerveau, l'idée exacte de Dieu, et lui en -laisse l'empreinte vraie. - -En même temps, de même que les rayons de lune perdent la figure du -soleil et ne nous apportent, au lieu de son image, que l'aspect -quelconque de l'ouverture par laquelle ils passent, l'idée de Dieu, -réfléchie par les religions et venant d'elles, perd, pour ainsi parler, -la forme de Dieu et prend toutes les configurations plus ou moins -misérables du cerveau humain. - - ----- - -En politique, au-dessus des partis, je mets la patrie; en religion, -au-dessus des dogmes, je mets Dieu. Si j'étais sûr que cette grave -parole sera gravement écoutée et gravement comprise, je dirais que je -suis de toutes les religions comme je suis de tous les partis. Ici -_comme_ signifie _de même manière_. Je crois au Dieu de tous les hommes, -je crois à l'amour de tous les coeurs, je crois à la vérité de toutes -les âmes. - -Penseurs, songez-y, voilà la foi, la grande foi, la vraie foi, la foi -qui seule aujourd'hui peut civiliser les générations révolutionnaires. - -Ce rayon-là ne s'aperçoit que des hauteurs. Vous êtes faits pour -atteindre aux hauteurs et pour contempler le rayon. Vous avez des ailes, -puisque vous rêvez; vous avez des yeux, puisque vous pensez. - - ----- - -Je crois à Dieu direct. - -La foule a les yeux faibles, c'est son affaire. Les dogmes et les -pratiques sont des lunettes qui font voir l'étoile aux vues courtes. -Moi, je vois Dieu à l'oeil nu. Distinctement. Je laisse le dogme, la -pratique et le symbole aux intelligences myopes. La lunette est -précieuse, l'oeil est plus précieux encore. La foi à travers le dogme -est bonne; la foi immédiate est meilleure. - -Je respecte la messe du dimanche à ma paroisse, j'y assiste rarement; -c'est que j'assiste sans cesse, religieux, rêveur et attentif, à cette -autre messe éternelle que Dieu célèbre nuit et jour pour l'homme dans la -nature, sa grande église. - - ----- - -Une religion est une traduction. - -Ces hommes qu'on appelle les révélateurs fixent leur regard sur quelque -chose d'inconnu qui est en dehors de l'homme. - -Il y a là-haut une lumière, ils la voient. - -Ils dirigent un miroir de ce côté. Ce miroir est plus ou moins trouble, -plus ou moins poli, plus ou moins chromatique, plus ou moins nettoyé. - -Ce miroir est la conscience même des révélateurs. - -Les événements, les despotismes, les rois, les capitaines, les maîtres, -font quelquefois beaucoup de poussière dessus. - -Ce révélateur est un voyant. Cette conscience, qui vient apporter un -enseignement au milieu ambiant, en sait plus long que ce milieu humain; -mais elle participe de ce milieu. Elle en a la transparence ou -l'opacité, elle en a la pureté ou la rudesse, elle en a la sauvagerie ou -le raffinement. Elle a, dans une certaine mesure, la même couleur et la -même densité. De là, selon la surface propre à chaque milieu et à chaque -miroir, une image plus ou moins nette de l'astre, parfois lueur vague, -comme pour Socrate, parfois ombre, comme pour Spinoza, parfois spectre, -comme pour Torquemada. - -De là, chez tant de peuples, toutes ces réverbérations farouches de -Dieu, les idolâtries. De là, tout ce faux projeté par le vrai. - -Quelquefois le cerveau du révélateur est prisme autant que miroir, et il -irise de superstitions et de fables le contour de Dieu. Quelquefois ce -cerveau est ténèbres, et il réfléchit l'Être sur fond noir; alors vous -avez la pagode de Jaghernaut, et il y a sur la terre un lieu, une -région, un point donné, où Dieu se reflète Démon. Le contre-sens du -traducteur va jusque-là. - -Le strabisme d'une âme peut créer des religions terribles. Plus d'un -temple louche vers Satan. - -Qui accuser? L'objet révélé? Non. Il s'offre. Le révélateur? Non. Il -tâche. - -Accusons l'impuissance terrestre, l'insuffisance humaine, le milieu -régnant, le moment donné. Tel siècle, telle erreur. Telle société, tel -mensonge. La chimère est proportionnelle à l'ignorance. De mauvaise foi, -point. Nous parlons des fondateurs de religions, et non des exploiteurs. -Mahomet qui a réussi, Swedenborg qui a avorté, étaient des visionnaires -très convaincus. Il n'y a point d'imposteurs. Il y a des tâtonnements -modelant la vérité, des essayeurs souvent sans pierre de touche, des -guetteurs plus ou moins lointains, des bouches obscures parlant aux -multitudes troubles, des songe-creux endoctrinant les ignorants, des -crépuscules blanchissant les brouillards, des myopes conduisant les -aveugles. - -En somme, toutes les religions sont mauvaises et toutes sont bonnes. - -Cassez-les toutes; dans la mise en poussière de cet immense miroir -brisé, dans ces innombrables morceaux balayés en tas, vous verrez -resplendir l'étoile unique. De tous ces portraits de la Vérité, -difformes jusqu'au mensonge, une fois que vous les aurez jetés à terre, -l'image auguste se dégagera. De toutes les religions détruites sort -l'indestructible. C'est que, nous l'avons dit, toutes les religions sont -des versions. Sous toutes leurs épaisseurs, il y a le texte. - -Toutes les bibles pilées égouttent l'infini. - -L'idole mise au creuset donne Dieu. Jupiter est une traduction, Brahma -est une traduction, Vitziliputli est une traduction, Fô est une -traduction, Odin est une traduction, Allah est une traduction, Élohim -est une traduction. - -Un jour la Révolution, fille du dix-huitième siècle et mère du -dix-neuvième, indignée, rejette tous ces noms, abat tous ces autels, -extermine tous ces symboles, anéantit Dieu sous toutes ces formes, puis -se recueille, cherche ce qu'il y a au fond de l'ombre, relève la tête, -et dit: l'Être suprême. - -Les religions sont des à-peu-près de l'absolu. Une religion est un -masque. Mais que prouve le masque? le visage. Le masque peut être hideux -autant que le visage est sublime; il n'en est pas moins fait dessus. Les -révélateurs travaillent sur l'éternité vive. Ils tâchent de l'extraire à -votre usage; ils vous en donnent toute la quantité qu'ils peuvent. -Prenez-vous en à vous-même s'ils ne vous la donnent pas plus pure et -plus abondante. Une religion est une traduction de Dieu mesurée à la -quantité d'âme qui est en vous. - - ----- - -Vous n'avez pas la force d'être religieux? Allons, soyez dévot! - - ----- - -Les religions font une chose utile: rapetisser Dieu jusqu'à l'homme. La -philosophie réplique par une chose nécessaire: grandir l'homme jusqu'à -Dieu. - -La vraie philosophie détourne des religions et pousse à la religion. - -Est-ce que la nature ne vous fournit pas assez de mystère que vous en -faites de votre côté avec le dogme? - -En fait d'incompréhensible, contentez-vous du nécessaire. - - ----- - -Toute lumière directe porte, je l'ai dit, à son extrémité la forme du -foyer dont elle émane; au bout du rayon solaire il y a l'image du -soleil; au bout du rayon divin il y a l'image de Dieu. - -Le rayon solaire, en traversant le prisme, se décompose en trois -couleurs: le bleu, le jaune, le rouge. Le rayon divin, en traversant la -chambre obscure du cerveau, se décompose en trois notions: le juste, le -vrai, le beau. - -C'est ce spectre lumineux de la triple notion divine, toujours rayonnant -sous le crâne humain, qu'on appelle la conscience. - -On appelle le rayon solaire la lumière blanche; on peut donner le même -nom à la conscience. - -Donc la conscience, c'est le spectre solaire intérieur. Le soleil -éclaire le corps, Dieu éclaire l'esprit. - -Au fond de tout cerveau humain il y a comme une lune de Dieu. - -Être le bout du rayon dont l'idéal est l'autre bout; chanter à voix -basse à la vie présente le chant mystérieux de la vie future; faire -effort pour introduire l'esprit dans la chair, la vertu dans la parole, -Dieu dans l'homme, tel est le sublime office de cette splendeur ailée, -la conscience. - - -Le travail de l'homme, la fonction divine de sa liberté, le but de sa -vie, c'est de construire sur la terre à l'état d'oeuvres réelles, les -trois notions idéales, c'est de faire chair le vrai, le beau et le -juste, c'est en un mot de laisser après sa mort debout derrière lui sa -conscience faite action. Le progrès humain vit de cette triple -manifestation sans cesse renouvelée. Celui qui emploie sa conscience, -dépense son âme et épuise sa vie pour bâtir le vrai s'appelle Voltaire; -celui qui bâtit le beau s'appelle Shakespeare; celui qui bâtit le juste -s'appelle Jésus. - -Il n'est pas un génie qui n'ait travaillé, il n'est pas un grand homme -qui n'ait apporté sa conscience, son âme, sa pierre, à l'un de ces trois -piliers du fronton infini qu'on nomme Vérité, Beauté, Justice. -Quelques-uns ont travaillé à deux. Celui qui travaillerait aux trois, -celui-là approcherait de Dieu. - -Mettre sa conscience hors de soi, la transformer lentement et jour à -jour en réalités extérieures, actions ou travaux; naître avec les idées, -mourir avec les oeuvres; en un mot bâtir l'idéal, le construire dans -l'art et être le poëte, le construire dans la science et être le -philosophe, le construire dans la vie et être le juste, tel est le but -de la destinée humaine. - - - - -Un athée - - -Au commencement de 1852, j'étais à Bruxelles. Un jour, quelqu'un poussa -ma porte et entra. C'était un homme jeune, au sourire franc, à l'oeil -sincère et vif, vêtu avec une certaine recherche élégante, montrant -beaucoup de linge très blanc, ayant un gilet de velours à boutons -ciselés, des gants paille, une fleur à la boutonnière, et un jonc à la -main. A la question que je lui adressai, il me répondit:--Je suis -prêtre. - ---Ou plutôt, reprit-il, je l'ai été. Je ne le suis plus. J'ai quitté le -faux pour le vrai. Aujourd'hui, monsieur, je suis ce que vous êtes, un -proscrit. - -Je priai ce proscrit de s'asseoir. - ---Je me nomme Anatole Leray, me dit-il. - -Nous causâmes. Il me raconta sa vie. On l'avait élevé de telle sorte, -qu'un matin, à vingt-cinq ans, il s'était trouvé prêtre. Cela l'avait -réveillé. Le songe d'une longue éducation mystique s'était comme dissipé -pour Anatole Leray le jour où il avait vu, brusquement, en pleine -jeunesse, un mur, un mur infranchissable, un mur d'ombre et de granit, -la prêtrise, se dresser entre la nature et lui. Sa première messe lui -avait fait l'effet de sa dernière heure. En descendant de l'autel, il -s'était apparu à lui-même comme un spectre. Il était resté béant, l'oeil -fixé sur la terreur de la vie impossible. - -Il avait vingt-cinq ans; il sentait toute la création dans ses veines; -il était, de par la volonté de la réalité, plein de la sève universelle; -et il était forcé de se déclarer que, pour lui désormais, cette -fermentation des instincts n'était plus qu'un bouillonnement de fautes. -Bref, il n'avait pas la vocation; et il s'effrayait de le reconnaître si -tard. - -Cette résistance du prêtre au sacerdoce s'accrut silencieusement en lui -pendant plusieurs années; il combattit, il se roidit, il se meurtrit le -coeur à ce qu'on lui avait imposé comme devoir; il fut sévère, fidèle et -honnête envers l'autel; enfin, après bien des souffrances, il sortit de -la lutte vaincu. C'est-à-dire vainqueur. L'homme triompha du prêtre. -Anatole Leray céda à la jeunesse, à la vie, à la sainte et irrésistible -nature. Ce sont là les expressions même dont il se servait en expliquant -le fait. Et, loyalement, aimant mieux être appelé apostat par Rome -qu'hypocrite par sa conscience, il se retira de l'église. - -A qui sort de ce lieu sévère, une seule porte est ouverte, la -démocratie. Sa pente naturelle l'y conduisait d'ailleurs. Avant d'être -homme d'église, il était enfant du peuple. Anatole Leray était d'une -pauvre famille paysanne de Bretagne. Il était donc rentré dans le peuple -tout naturellement comme une goutte d'eau dans l'océan. Il s'y trouvait -bien. - -Il racontait tout cela simplement, avec une sorte de naïveté éloquente -et forte. Sa retombée dans le peuple l'avait mûri. Il y avait en lui un -penseur politique. Il avait écrit dans plusieurs journaux. C'était un -révolutionnaire tout frémissant de conviction. - -De l'exposé de sa vie, il passa au récit de ses idées. Je l'écoutais. - -A un certain moment, il lui vint quelque chose qui ressemblait à une -explosion. - -Ce qu'on va lire est une reproduction de ses idées, sans doute en -d'autres termes; mais, à cela près, rigoureusement exacte; peut-être non -littérale, mais, à coup sûr, fidèle. - ---Tenez, monsieur, s'écria-t-il, que tout ceci serve au moins de leçon. -Désormais la démocratie doit aviser. Il faut refaire l'homme, et -recommencer le peuple dans les enfants. C'est dans l'éducation qu'il -faut montrer la logique de la Révolution. - ---Je suis de cet avis, lui dis-je. - -Il s'anima. - ---Pour moi, monsieur, l'éducation entière est dans ceci: extirper de -l'esprit humain toute espèce de surnaturel. - ---Qu'entendez-vous par là? lui demandai-je. - ---J'entends par là que l'homme est perdu par ces fantasmagories -religieuses. Les superstitions sont l'étouffement de l'avenir. Tant que -les nations respireront sur la terre un fanatisme ambiant, ne comptez -pas sur la raison humaine. Monsieur, ce vieil esprit humain sombre sous -voiles et se noie dans les chimères sacrées et fait eau de toutes parts. -Cramponnons-nous aux réalités immédiates. Deux et deux font quatre; pas -de salut hors de là. Établissons la philosophie sur le fait. Que rien ne -soit admis qui ne soit humainement vérifiable. N'acceptons que le -visible et le tangible. Je veux que toute ma croyance tienne dans mes -dix doigts. Guerre au merveilleux! Que le peuple ne croie à rien qu'à -lui-même. Mettons dans le berceau ce qu'on y voit, le germe; mettons -dans le tombeau ce qui y est, le néant. Chassons tous ces songes d'êtres -en deçà de la terre, et de vie au delà de la vie. Supprimons le ciel. Il -n'y a pas de ciel. Nous sommes dans le ciel. Notre terre y roule. Le -ciel, c'est ça. Raisonnons net et ferme. Mort aux rêves! Qui ne veut pas -du fruit coupe l'arbre. Otons tout prétexte aux religions. - ---Quelles sont donc vos opinions religieuses? lui dis-je. - -Il me répondit: - ---J'ai été élevé au séminaire. - ---Eh bien? - ---Je suis athée. - ---Si c'est une conséquence que vous prétendez tirer, observai-je, je ne -saurais l'admettre. Pour avoir gardé des chèvres on n'est pas Giotto; un -collège de jésuites n'a pas pour produit nécessaire Voltaire. Du reste, -je vous écoute. Continuez. - ---Mais, reprit-il, j'ai tout dit. Se dégager des hypothèses. Sortir de -la prison des chimères et en faire évader le genre humain, ce vieux -captif que toutes les religions tiennent sous clef. Voilà. - ---Je ne veux pas plus que vous, lui dis-je, des hypothèses qui -deviennent superstitions et des chimères où l'on voudrait murer la -raison humaine. Il semblerait donc que nous avons, vous et moi, la même -pensée. Pourtant je ne crois pas que nous soyons d'accord. Précisez. - ---Eh bien, répondit-il, suppression complète de ce que les -spiritualistes appellent l'idéal. L'idéal est du surnaturalisme. Otons -le surnaturalisme du monde, c'est-à-dire chassons Dieu; ôtons le -surnaturalisme de l'homme, c'est-à-dire chassons l'âme. Pas d'éternel et -pas d'immortel. Donnons ces vérités pour fondement à l'éducation. Tout -est là. J'ai fini. - ---Vous avez à peine commencé, repris-je. A votre sens donc, qu'est-ce -que le monde? - ---Pure matière. - ---Et l'homme? - ---Pure matière. - ---Distinguez-vous, lui dis-je, entre la matière et la matière? - ---Je serais insensé. La matière est égale à la matière. C'est là la -grande base de l'égalité. - ---Mais, répliquai-je, les organismes?... - ---Les organismes ne sont que des modes. Ces modes de la substance, -fatals et aveugles en eux-mêmes, engendrent ces mirages qui font une -sorte d'escalier de nuages, et que vous nommez d'abord intelligence, -puis conscience, puis âme, échelons de l'échelle qui monte à Dieu. Cette -échelle est appliquée à l'échafaudage de toutes les religions. Il s'agit -de la jeter bas. Il faut en briser tous les échelons, l'échelon Dieu, -l'échelon âme, l'échelon conscience, l'échelon intelligence. Et même -l'échelon organisme. A bas l'organisme s'il devient le merveilleux, -c'est-à-dire si l'on prétend conclure des diversités de l'organisme une -supériorité quelconque d'une forme de la matière sur l'autre! A bas -l'aristocratie des organismes! Des modes qui s'évanouissent ne sont -autre chose que les figures de Rien. Tout redevient l'atome; l'atome -indivisible et inconscient. Un atome qui serait supérieur aux autres, -serait Dieu. Qui dit matière dit égalité. La matière est adéquate à -elle-même. - -Je le regardai fixement. - ---Ainsi le moucheron qui vole, le chardon qui pousse, le caillou qui -roule, sont les égaux de l'homme? - -Il eut un moment d'hésitation, puis répondit avec une loyauté qui -semblait en lui plus forte que sa volonté même: - ---Vous êtes dur; mais le syllogisme est vrai. - ---Monsieur, lui dis-je, les logiciens rectilignes sont rares. Vous -raisonnez droit devant vous, et avec une inflexible bonne foi. Je ne -dois pas en abuser. Je renonce donc à ces duretés du syllogisme extrême. -Restons dans l'homme; suivons-y vos prémisses: point d'âme, point de -Dieu, point de surnaturalisme, point d'idéal; la matière égale à -elle-même. Et je vous déclare que je vais me borner à l'un des -innombrables côtés de la question. - ---Je vous écoute, reprit-il à son tour. - -Et je lui demandai: - ---Quel est, à votre sens, le but de l'homme sur la terre? - ---Le bonheur. - ---Pour moi, lui dis-je, c'est le devoir. Mais ce n'est pas de ma pensée -qu'il s'agit, c'est de la vôtre. J'écarte toutes les raisons -sentimentales.--Dans la balance de l'égalité de la matière, de combien -le bonheur d'un homme dépasse-t-il, en poids et en valeur, le bonheur -d'un autre homme? - ---De zéro. - ---Avant d'aller plus loin, me concédez-vous ceci qu'en logique, à toute -action il faut une raison déterminante? - ---Cela est incontestable. - ---Je reprends. Donc, si une occasion se présente où le bonheur d'un -homme pourra être immolé au bonheur d'un autre homme, quelle sera, dans -les plateaux où se pèseront les deux bonheurs, la quantité de pesanteur -excédante qui pourra déterminer le sacrifice de l'un à l'autre? - ---Zéro. - ---Donc, repartis-je, en logique, et en restant dans le fait matériel, -qui est, selon vous, la seule sagesse, un homme n'a jamais aucune raison -pour se sacrifier à un autre homme? - -Toute oscillation paraissait avoir cessé dans son esprit. Il me répondit -avec calme: - ---Aucune. - ---Et par conséquent, répliquai-je, aucune pour sacrifier son bonheur au -bonheur du genre humain? - -Ici Anatole Leray eut un tressaillement. - ---Ah! s'écria-t-il, s'il s'agit du genre humain, c'est différent. - ---Pourquoi? lui dis-je. Le total d'une addition de zéros, c'est zéro. - -Il garda un moment le silence, puis me jeta avec quelque effort cette -adhésion: - ---Au fait, la vérité est la vérité. Vous êtes toujours dur; mais votre -syllogisme est juste. - -Je poursuivis: - ---Je ne juge pas votre principe; je déduis seulement ce qu'il contient. -Et c'est par vous que je fais faire, pas à pas, cette déduction. Vous -êtes bon logicien, cela me suffit. Donc l'homme est matière; il sort du -néant, il rentre dans le néant; il a un jour et pas de lendemain. Ce -jour-là seulement est à lui; toute sa raison, tout son bon sens, toute -sa philosophie, ce doit être d'en user et de le faire durer le plus -possible. L'unique morale, c'est l'hygiène. Le but de la vie, c'est le -bonheur. Le but de la vie, c'est de jouir. Le but de la vie, c'est de -vivre. Il y a à ceci des corollaires sans nombre; je ne veux pas les -tirer en ce moment. Je me borne à vous demander si c'est bien là votre -pensée. - ---C'est bien là ma pensée. - ---Et à ce compte, et à votre sens, un homme jeune et bien portant qui -donne sa vie pour un ou plusieurs autres hommes, ses égaux, ses -semblables, ses identiques, atomes et matière comme lui, qu'est-ce que -cet homme? - ---Une dupe. - - -Nous nous quittâmes froidement. - - -Anatole Leray partit de Bruxelles, passa en Angleterre, puis s'embarqua -pour l'Australie. La traversée dura cinq mois. Le jour où le paquebot -arriva en vue de la terre, une tempête s'éleva. Le navire fit côte. Les -passagers et les hommes de l'équipage purent atterrir presque tous dans -les embarcations ou à la nage; Anatole Leray était de ceux qui avaient -réussi à se sauver. Cependant, dans ce tumulte lugubre d'un naufrage où -le pêle-mêle des épouvantes répond au chaos des vagues et où chacun ne -pense qu'à soi, une barque à moitié brisée était restée dans la -tourmente, paraissant et disparaissant sous les flots, et trois femmes -s'y cramponnaient désespérément. La mer était encore furieuse; aucun -nageur, même parmi les plus hardis matelots, n'osait se risquer. Tous en -avaient assez de regarder le redoutable ruissellement de l'océan couler -de leurs habits et s'égoutter à terre autour d'eux. Anatole Leray se -jeta dans cette écume. Il lutta, et eut le bonheur de ramener une femme -au rivage. Il se jeta une seconde fois, et en ramena une autre. Il était -épuisé de fatigue, déchiré, sanglant. On lui criait: Assez! -assez!--Comment! dit-il, il y en a encore une.--Et il se précipita une -troisième fois dans la mer. - -Il ne reparut pas. - - - - -Choses de l'Infini - - -1864. - -I - -«Les âmes passent l'éternité à parcourir l'immensité.» - -Voilà ce que disaient, il y a deux mille ans, les Druides. Avaient-ils -déjà une sorte de divination de la pluralité des mondes? Ils levaient la -tête, ils contemplaient les étoiles, et ils faisaient ce prodigieux -rêve. De ces étoiles cependant ils ne connaissaient alors que ce que -voyaient leurs yeux. Aujourd'hui nous avons un peu plus écarté le voile -d'Isis, et notre imagination peut entrevoir, avec un peu moins -d'obscurité et beaucoup plus d'épouvante, ce que serait, à travers les -mondes, le vertigineux voyage sans fin. - - ----- - -A deux cents millions de lieues de nous, dans cette ombre, il y a un -globe. Ce globe est quinze cents fois plus gros que la Terre, et, pour -traîner la Terre, il faudrait dix milliards d'attelages chacun de dix -milliards de chevaux. Ce globe, c'est Jupiter. Nous le voyons, il ne -nous voit pas; notre globe est trop petit. Jupiter est couvert de -nuages; notre crépuscule est son plein midi. Il a une année de douze -ans, un jour de cinq heures, une nuit de cinq heures, une seule saison, -son axe étant à peine incliné, et quatre satellites. Ces satellites sont -parfois tous les quatre sur son horizon; quand l'un est croissant, -l'autre est pleine lune. La prodigieuse vitesse de sa rotation use -rapidement la vie. Évolution trop précipitée des organismes sur -eux-mêmes, répétition trop fréquente des actes vitaux, frottement -fatigant du mécanisme, sommeils courts; on meurt vite dans Jupiter. A -partir de Jupiter, et pour toutes les régions au delà, les étoiles sont -visibles le jour. - -Cent soixante millions de lieues plus loin, il y a un autre être énorme. -Celui-là est seulement huit cents fois plus grand que la Terre. Ce -vivant des ténèbres est au carcan dans un cercle de feu. Le cercle est -double. Le premier cercle, le grand, a soixante et onze mille lieues de -diamètre; le deuxième cercle, le petit, n'a que soixante mille lieues. -Ce monstre est un monde. Nous l'appelons Saturne. Sa vitesse de rotation -est telle qu'elle a aplati ses pôles d'un dixième. Pour les habitants -des anneaux de Saturne l'année dure trente années et est alternativement -blanche et noire, c'est-à-dire qu'à un jour de trente ans succède une -nuit de trente ans. L'être qui, sur l'anneau de Saturne, a vu un jour et -une nuit serait sur la Terre un vieillard. Saturne a huit lunes. Ici, -l'obscurité va s'épaississant. Le crépuscule de Jupiter est le plein -midi de Saturne. Saturne, dans l'espace livide où il roule, encombre de -son globe, de ses anneaux, et des huit orbites de ses huit planètes, -deux mille six cents milliards de lieues carrées. - -Quatre cents millions de lieues plus loin, il y a un autre globe. Après -le monde de Saturne, le monde d'Uranus. Uranus, comme Saturne, a huit -lunes. Ces huit lunes, au rebours de toutes les planètes connues, se -meuvent d'orient en occident. L'obscurité grandit. La lumière, -vingt-deux fois moindre dans Jupiter que sur la Terre, est dix-sept fois -moindre dans Uranus que dans Jupiter. Uranus a quatorze mille lieues de -diamètre. Notre siècle est son année. - -Cinq cents millions de lieues plus loin, il y a un autre globe, Oceanus. -L'obscurité devient terrible. Oceanus a neuf cents fois moins de lumière -et de chaleur que la Terre. Impossible de se figurer cette glace et -cette ombre. Doublez la grosseur de l'étoile du soir, vous aurez le -Soleil vu d'Oceanus. Oceanus est trente fois plus loin du Soleil que -nous. Or notre distance du Soleil est ceci: la section d'un cheveu -représente le diamètre de la Terre vue du centre du Soleil. Oceanus est -grand cent fois comme la Terre. Il a une seule lune. Son année dure cent -soixante-quatre ans; ses saisons durent quarante ans. Oceanus fait -autour de l'étoile que nous appelons Soleil un cercle de sept milliards -de lieues. - - ----- - -Est-ce fini? - -Fini! quel est ce mot? - -Améliorez votre télescope, et vous verrez! - -Ces effrayantes planètes obscures, échelonnées, au delà d'Oceanus, les -unes derrière les autres, dans les profondeurs impossibles, vous les -rêvez? vous les constaterez. - -D'ailleurs qu'importent les planètes? Pourquoi y perdre le temps? N'y -a-t-il pas autre chose? A côté de la planète, point lumineux mouvant, -n'y a-t-il pas un point lumineux immobile? C'est l'étoile. Allez-y. - -Quelle est la plus proche? - -C'est l'étoile Alpha du Centaure. - -Allez à celle-là. - -Si l'ouragan des Indes, qui emporte des forêts et rase des villes, -doublait sa vitesse, laquelle est d'une lieue par minute, il lui -faudrait, à raison de cent vingt lieues par heure, trente jours pour -aller de la terre à la lune. La lumière vient de la lune en une seconde. -Il faut à la lumière, qui fait quatre millions deux cent mille lieues -par minute, trois ans et huit mois pour venir de l'étoile Alpha du -Centaure. Il lui faut vingt-deux ans pour venir de Sirius, notre autre -voisin. - -Tels sont ces précipices que nous appelons l'espace. - - ----- - -Qu'est-ce qu'une étoile? - -C'est un lieu de précipitation. L'infini y jette sans cesse on ne sait -quel combustible inconnu. La matière subtile tombe de toutes parts à ce -foyer, creuset des forces. - -Autant d'étoiles, autant d'aimants. Ces attractions terribles se -partagent l'abîme. - -Tout centre appelle. Une fois saisis par ces aimants, les mondes restent -à jamais leurs prisonniers. - -Notre étoile, le Soleil, a pris Vénus, Mercure, la Terre, Mars, Jupiter, -Saturne, Uranus, Oceanus. - -Chaque étoile est ainsi un soleil. Autour de chaque soleil il y a une -création. Notre monde solaire, avec toutes ses planètes, est -imperceptible dans le monde stellaire. Notre Soleil, treize cent -soixante mille fois plus gros que la Terre, n'est qu'une étoile atome. - - ----- - -Imagine-t-on des fleuves de planètes? Cela existe. Ces fleuves tournent -autour de l'étoile dite Soleil. Le plus remarquable, c'est le grand -courant d'astres situé à moitié chemin entre Mars et Jupiter. Le premier -de ces astres, Cérès, fut découvert en janvier 1801; le dernier, -Alcmène, en novembre 1864. Il y en a aujourd'hui quatre-vingt-deux. Leur -nombre est probablement illimité. - -Ces ruissellements circulaires de mondes télescopiques sont de -véritables anneaux, entrant peut-être les uns dans les autres et faisant -dans les étendues on ne sait quelle surprenante chaîne cosmique. - - -Une autre chaîne se composerait des gigantesques orbites elliptiques des -comètes. - -Veut-on se figurer quelle serait cette chaîne? - -La comète de 1680, une des préoccupations de Newton, ne revient qu'au -bout de quatre-vingt-huit siècles; elle plonge dans l'espace à -trente-deux milliards de lieues. - -Cette ellipse longue de trente-deux milliards de lieues ne serait qu'un -chaînon de la chaîne cométaire. - -Ces prodigieux fils relieraient dans l'espace incommensurable les -créations. - -La plupart des comètes semblent être, et sont probablement, des nuages -ignés de matière cosmique. Quelques-unes pourtant ont évidemment des -noyaux solides. Ainsi, entre autres, la comète à six chevelures de 1744, -observée par Chezeau; ainsi la comète de 1680. Newton calcula que le -globe flamboyant, noyau de cette comète, mettrait cinq cents siècles à -se refroidir. - -Pas plus que la science d'hier, la science d'aujourd'hui n'a dit sur les -comètes le dernier mot. - -La science dit le premier mot sur tout, le dernier mot sur rien. - -L'astronomie, cette micrographie d'en haut, est la plus magnifique des -sciences parce qu'elle se complique d'une certaine quantité de -divination. L'hypothèse est un de ses devoirs. - -Dans toutes les sciences, auprès de la partie éclairée, il y a le coin -ténébreux. L'astronomie seule n'a pas d'ombre, ou, pour mieux dire, -l'ombre qu'elle a est éblouissante. Chez elle, le prouvé est évident, le -conjectural est splendide. L'astronomie a son côté clair et son côté -lumineux; par le côté clair elle trempe dans l'algèbre, par le côté -lumineux dans la poésie. - - ----- - -Essayer d'entrevoir l'invisible, d'exprimer l'inexprimable? quelle -tentation! quelle chimère! - -Autour de l'homme chétivement limité rayonnent, nous ne disons pas -quatre infinis,--l'infini ne se scinde pas,--mais quatre aspects de -l'infini: deux dans la durée, l'éternité future et l'éternité passée; -deux dans l'espace, l'infiniment grand et l'infiniment petit. - -Mais «l'éternité passée,» quel mot! L'absurde et l'évident, l'impossible -et le réel, amalgamés et indivisiblement mêlés pour composer -l'inconcevable! - - -Et sous quelle forme l'imaginer, ce monstrueux ensemble universel? - -Tout ce qu'on peut dire, c'est que la forme sphérique paraît être celle -des mondes et que la forme sphérique est, en effet, celle qui n'a ni -commencement ni fin. - - -II - -Nous avons parlé d'étoiles immobiles, c'est une erreur. L'immobilité -n'est pas. Toute cette profondeur remue. On croit y voir étinceler la -fixité, on se trompe. Cette fixité bouge. Cette immuabilité change. - -Il est certain que, fixe pour nous, notre soleil, avec son groupe de -planètes, doit faire quelque tour immense autour de quelque autre -immense soleil. - -Puis, des étoiles s'enflamment ou pâlissent. Sirius, blanc aujourd'hui, -était rouge autrefois. - -Arcturus, Procyon, Véga, Sirius, Altaïr, ont des mouvements propres, -constatés. Mira avance et recule, Algol avance et recule. Une étoile du -Bélier recule, une du Dragon avance, une du Cygne approche et s'éloigne. -La neuvième et la dixième du Taureau s'en sont allées. - -D'autres étoiles ont apparu et disparu. Hipparque en a vu une, Adrien en -a vu une, Honorius en a vu une, Albumazar, qui écrivait au neuvième -siècle le livre _De la Révolution des années_, en a vu une; Charles IX a -eu la sienne en 1572; Philippe III a eu la sienne en 1604. Une étoile -dans le Renard a eu plusieurs allées et venues et, après une longue -hésitation, est partie. Le Nord lui-même n'est pas imperturbable. Il -change de flambeau. L'astre régulateur est relevé comme un soldat de -garde. L'étoile polaire d'Homère n'est pas la nôtre. - -Il existe des étoiles doubles, des étoiles triples, des étoiles -quadruples. Trois soleils, un vert, un jaune et un rouge, tournant l'un -sur l'autre et se poursuivant avec une vitesse de quatre-vingts millions -de lieues par seconde, voilà Aldebaran. - -Comment font-ils pour subsister, ces globes animés de vitesses -désagrégeantes? Quelle est leur adhésion moléculaire? Comment une telle -force centrifuge peut-elle être vaincue? La lumière est lente à côté de -ces emportements terribles. - -Ces gigantesques mouvements d'astres s'accomplissent au fond d'un tel -abîme et sont à tel point annulés pour nous par la distance qu'ils sont -masqués souvent par l'épaisseur du fil de platine traversant le champ de -la lunette, fil mille fois plus fin qu'un fil d'araignée. - - -L'ombre apparaît comme l'unité. - -Dans cette unité qu'y a-t-il? - -L'homme a sondé, d'abord avec la prunelle, puis avec le télescope, puis -avec l'esprit. - -Cette unité, qu'est-ce? - -C'est la noirceur, c'est la simplicité épouvantable, c'est l'immanence -morte du gouffre, c'est le désert, c'est l'absence... Non. C'est la -fourmilière des prodiges. C'est la Présence. - -Chacune des trois sondes de l'homme a rapporté quelque chose. L'oeil a -vu six mille étoiles, le télescope a vu cent millions de soleils, -l'esprit a vu Dieu. - -Qui, Dieu? - -Dieu. - -Au Dieu Inconnu de saint Paul, l'Aréopage opposait le Dieu -Inconnaissable. - -Le Dieu inconnaissable est le Dieu incontestable. - - ----- - -Représentez-vous des millions de soleils comme le nôtre, avec toutes -leurs légions de planètes, enfoncés au-dessus de nos têtes à une -distance telle que ce n'est plus qu'une vague blancheur, un blêmissement -indistinct, on ne sait quel inexprimable écrasement d'étoiles; nous -nommons cela la Voie lactée. - -Nous, et tous les astres que nous voyons, et toutes les constellations -du zodiaque, et tous les univers du zénith et du nadir, nous faisons -partie d'un prodigieux disque d'étoiles dont la voie lactée est le bord. -Il y a là un épaississement de soleils qui fait une grande tache livide -dans l'infini. - -Et après la planète, et après l'étoile, et après la voie lactée, qu'y -a-t-il? - -Il y a la nébuleuse. - -Qu'est-ce que la nébuleuse? - -On voit çà et là dans le ciel des pâleurs, des taches presque -insaisissables, quelque chose qui est de la lumière sans cesser d'être -de l'ombre, d'indicibles apparences où il y a du spectre. Ce sont les -nébuleuses. - -Le soleil, c'est nous; les planètes, c'est nous; les constellations, -c'est nous; l'étoile polaire, qui est à soixante-seize millions de -lieues, c'est nous; la voie lactée, c'est nous. - -La nébuleuse, ce n'est plus nous. - -Telle étoile, dont la lumière ne nous parvient qu'en cent mille années, -est notre compatriote céleste. Elle habite le même firmament que nous; -elle est mêlée à notre disque stellaire; elle est de la maison. - -La nébuleuse, c'est l'étrangère. Nos comètes ne vont pas là. Elles -seraient inquiètes à cette distance et craindraient de ne plus savoir où -retrouver nos soleils. - -Notre lumière y va; car la lumière sacrée, c'est le lien universel. - -Peut-être aussi y a-t-il, pour faire le service de ces monstrueux -espaces, des relais de comètes «transatlantiques» ignorées. - -La nébuleuse est un autre disque stellaire, composé, lui aussi, de ses -milliards de soleils, et faisant une voie lactée dans un firmament -inconnu. - -Herschel a compté plus de deux mille nébuleuses. - -Notre voie lactée est la cabane; les nébuleuses sont la ville. - -Au delà du monde des planètes, il y a le monde des étoiles; au delà du -monde des étoiles, il y a le monde des nébuleuses. - -Les lunes sont les satellites d'une planète; les planètes sont les -satellites d'une étoile; les étoiles sont les satellites d'une -nébuleuse; les nébuleuses sont les satellites du Centre Ignoré. - -Autant la distance d'une étoile à l'autre surpasse la distance des -planètes entre elles, autant la distance d'une nébuleuse à l'autre -dépasse la distance des étoiles entre elles. Pour exprimer en chiffres -la distance des planètes, on prend pour unité la lieue de quatre mille -mètres; pour exprimer la distance des étoiles, on prend pour unité notre -rayon solaire de trente-huit millions de lieues; pour exprimer la -distance des nébuleuses, il faut prendre pour unité le rayon stellaire, -c'est-à-dire au minimum sept mille milliards de lieues. La distance du -soleil à la nébuleuse la plus voisine est à la distance de la terre au -soleil dans la proportion de sept mille milliards de lieues à une lieue. -Plus d'angles à calculer, plus de parallaxe à rêver; ici la géométrie -arrive à l'épouvante. - -On sent l'accablement de la création inconnue. - -Disons-le, même à cette profondeur, le télescope a pu saisir des formes. -Messier, du haut de la logette de l'hôtel de Cluny, a constaté dans la -vingt-septième nébuleuse deux cercles lumineux occupant les deux foyers -d'une ellipse. La nébuleuse d'Hercule figure une éponge dont chaque trou -serait une étoile. La nébuleuse des Chiens de chasse, espèce de -chevelure de flamme, tourne en spirale autour d'un noyau éblouissant. -L'éternité d'un ouragan semble pouvoir seule expliquer cette torsion -effrayante. - -Qui sait où l'observation humaine s'arrêtera? De Francoeur à Flammarion, -le télescope a monté de soixante-quinze millions d'étoiles à cent -millions. - -Parce que, dans la voie lactée proprement dite, nous n'avons encore -compté que dix-huit millions de soleils, ce n'est pas une raison pour -nous décourager. - - ----- - -Le jour où nos lunettes auraient reçu un suprême perfectionnement qui -n'a rien d'impossible, la profondeur incommensurable étant partout -peuplée d'astres à des éloignements divers, tous ces points lumineux, -devant le regard du télescope, se serreraient sans interstice les uns -contre les autres, boucheraient tous les trous, deviendraient surface, -et le ciel de la nuit nous apparaîtrait comme un immense plafond d'or. - - ----- - -Le ciel offre cet effrayant phénomène: toujours la lumière, jamais la -certitude. - -Les distances démesurées des astres font que le ciel, à parler -rigoureusement, est toujours à l'état d'illusion. Le ciel que nous -voyons n'est pas présent, il est passé. L'Aujourd'hui du ciel nous est -inconnu; nous n'avons devant les yeux qu'Hier, et un Hier qui pour -certains astres recule à des milliers d'années. La Chèvre, que nous -admirons tous les soirs, était peut-être éteinte sept cents ans avant la -bataille de Marengo; les étoiles que le télescope de trois mètres -aperçoit maintenant n'existaient peut-être plus au temps de Charlemagne, -et les étoiles que le télescope de six mètres observe en ce moment, -étaient peut-être déjà évanouies au moment de la guerre de Troie. A -l'heure où nous sommes, qui peut certifier qu'il y ait encore une seule -étoile dans le ciel? - -Les dernières étoiles étant situées à la distance infinie, et la -distance infinie ne s'épuisant pas, leur lumière, même après que l'astre -aurait disparu, nous arrivera toujours, et s'il advenait que toutes les -étoiles s'éteignissent dans le ciel, nous ne le saurions jamais. Nous -verrions pendant l'éternité ces profondes étoiles mortes. - - ----- - -Est-ce tout? - -Jamais. - -Quel véhicule voulez-vous? - -La locomotive fait quinze lieues à l'heure. L'ouragan fait soixante -lieues à l'heure. Le boulet de canon fait sept cents lieues à l'heure. - -La locomotive se traîne. L'ouragan boite. Le boulet de canon est une -tortue. - -Enfourchez le rayon de lumière. - -C'est une monture quatre mille fois plus rapide que le boulet de canon, -quatre millions deux cent mille fois plus rapide que l'ouragan et -dix-sept millions de fois plus rapide que la locomotive. - -Elle fait, vous le savez, soixante-dix mille lieues par seconde. - -Partez. - -Allez, sur le rayon de lumière, en huit minutes de la Terre au Soleil, -allez en quatre heures du Soleil à Oceanus, allez en trois ans et huit -mois d'Oceanus au Centaure, allez en vingt-huit ans du Centaure à -l'Étoile polaire, allez en seize mille huit cents ans de l'Étoile -polaire à la Voie lactée, allez en cinq millions d'années de la Voie -lactée à la nébuleuse des Chiens de chasse, vous n'aurez point encore -fait un pas. - -Les apparitions d'univers recommenceront. - -L'insondable restera devant vous, tout entier. - -Au delà du visible l'invisible, au delà de l'invisible l'inconnu. - -Partout, partout, partout, au zénith, au nadir, en avant, en arrière, -au-dessus, au-dessous, en haut, en bas, le formidable Infini noir. - - ----- - -Et tout ceci ne serait encore qu'un des deux aspects de la vision -sublime. - -A côté de l'infini de l'espace, il y a l'infini de la durée. - -Songe-t-on qu'avec des existences probables de milliards et de milliards -de siècles, ces myriades d'étoiles et de soleils, soumises pourtant aux -lois universelles de la naissance et de la mort, ont sans doute un -commencement et une fin, mais se transforment, se remplacent et se -renouvellent sans cesse, sans trêve, sans terme, toujours, toujours, -toujours... - - ----- - -De ces prodigieuses hauteurs, oserons-nous maintenant faire un retour -sur nous-mêmes? - -Imperceptibles sur notre imperceptible globe pendant la seconde qui est -notre vie, ne sommes-nous pas, en présence de cet écrasant Infini, bien -infimes et bien misérables? - -Non, puisque nous le comprenons. - - -III - -Oui, savant, j'entrevois l'incompréhensible; ignorant, je le sens, ce -qui est plus formidable encore. Devant cette énormité, devant ce -précipice de merveilles, que voulez-vous que je fasse? Ignorant, j'y -tombe; savant, je m'y écroule. - -Il ne faut pas s'imaginer que l'infini puisse peser sur le cerveau de -l'homme sans s'y imprimer. Entre le croyant et l'athée, il n'y a pas -d'autre différence que celle de l'impression en relief à l'impression en -creux. L'athée croit plus qu'il ne l'imagine. Nier est, au fond, une -forme irritée de l'affirmation. La brèche prouve le mur. - -Dans tous les cas, nier n'est pas détruire. Les brèches que l'athéisme -fait à l'infini ressemblent aux blessures qu'une bombe ferait à la mer. -Tout se referme et continue. L'immanent persiste. - -Et c'est de l'immanent, toujours présent, toujours tangible, toujours -inexplicable, toujours inconcevable, toujours incontestable, que sort -l'agenouillement humain. Un frémissement vertigineux est mêlé à -l'univers. De telles choses que nous venons de dire ne peuvent pas -exister sans dégager une sorte d'horreur sacrée, visible à l'esprit -humain, et qui est comme l'ombre de la réalité redoutable. L'homme -devant l'immanent sent sa petitesse, et sa brièveté, et sa nuit, et le -tremblement misérable de son rayon visuel. - -Qu'y a-t-il donc là derrière? - -Rien, dites-vous. - -Rien? - -Quoi! moi, ver de terre, j'ai une intelligence, et cette immensité n'en -a pas! Oh! pardonne-leur, Gouffre! - -Mais, qui que vous soyez, regardez donc au-dessus de vous, regardez -au-dessous de vous, regardez cette chose, ce fait, cet escarpement, ce -vertige, cette obsession, cette urgence, l'infini! - -Plus de mesure possible; le même fourmillement et la même genèse -partout, dans la sphère céleste et dans la bulle d'eau; les trois mille -espèces d'éphémères, pour un seul rosier, constatées par Bonnet de -Genève, l'anneau de Saturne qui a soixante-sept mille cinq cents lieues -de diamètre, les dix-sept mille facettes de l'oeil de la mouche, les -trois astres versicolores d'Aldebaran qui tournent concentriquement à -raison de cent millions de lieues par minute, les fourmis qui viennent -sur les jasmins traire les pucerons, le calcul des parallaxes, cette -échelle sidérale inutilement appliquée aux astres fixes, le diamètre de -notre orbite, soixante-dix millions de lieues, insuffisant à créer un -écart qui puisse troubler la parallèle des étoiles et servir de base à -leur triangulation, le bolide et la comète, le volvoce et le vibrion, -Vénus, le soir, au-dessus des solitudes de la mer, cet inconcevable -bruit pareil au frôlement de la soie qui, au pôle, accompagne les -aurores boréales, les nébuleuses, ces nuées de l'abîme, les moisissures, -ces forêts de l'atome, les ouragans de Jupiter, les volcans de Mars, les -hydres nageant dans les globules du sang, l'infiniment grand de -Campanella, l'infiniment petit de Swammerdam, l'éternelle vie à jamais -visible en haut et en bas...--ôtez-moi de là-dessous si vous ne voulez -pas que je prie! - - ----- - -Que voulez-vous que je réponde à l'affirmation mystérieuse qui sort de -ces éblouissements? que voulez-vous que je devienne, moi l'homme, cela -étant sur moi? - -La nuit est immense. Pourquoi le monde est-il ainsi? Nous l'ignorons. Il -y a des lumières dans cette nuit; qu'est-ce que ces lumières font là? -Elles disent l'indicible. Elles illuminent l'invisible. Elles éclairent, -car elles ressemblent à des flambeaux; elles regardent, car elles -ressemblent à des prunelles. Elles sont terribles et charmantes. C'est -de la lueur éparse dans l'inconnu. Nous appelons cela les astres. - -L'ensemble de ces choses est inouï de chimère et écrasant de réalité. Un -fou ne le rêverait pas, un génie ne l'imaginerait pas. Tout cela est une -unité. C'est l'unité. Et je sens que j'en suis. - -Comment puis-je me tirer de là? que puis-je répondre à ces énormes -levers de constellations? - -Toute lumière a une bouche, et parle; et ce qu'elle dit, je le vois. Et -le ciel est plein de lumières. Les forces s'accouplent et se fécondent; -tout est à la fois levier et point d'appui, les désagrégations sont des -germinations, les dissonances sont des harmonies, les contraires se -baisent, ce qui a l'air d'un rêve est de la géométrie, les prodiges -convergent, la loi qui régit les planètes et leurs satellites se -retrouve parmi les molécules infinitésimales, le soleil se confronte -avec l'infusoire et l'un fait la preuve de l'autre; c'était hier, ce -sera demain. Tout cela est absolu. Est-ce que je sais, moi? - -Et vous voulez que, sous la pression de tous ces gouffres concentriques -au fond desquels je suis, bah! je me recroqueville et me pelotonne dans -mon moi! Dans quel moi? Dans mon moi matériel! Dans le moi de ma chair, -dans le moi qui mange, dans le moi de mon appareil digestif, dans le moi -de ma fange! Vous voulez que je dise à tout cela qui est: Je n'en suis -pas! Vous voulez que je refuse mon adhésion à l'indivisible! Vous voulez -que je refuse ma chute à la gravitation! Vous voulez que je ne regarde -pas, que je n'interroge pas, que je ne conjecture pas! Vous voulez que -de la prodigieuse inquiétude cosmique je ne tire que ma propre -pétrification! Vous voulez que, sous le souffle des souffles, je ne -remue point! Vous voulez que mon petit tas de cendre intérieur ne -tourbillonne pas quand de toutes parts, de la terre et de la mer, du -zénith et du nadir, du télescope et du microscope, de la constellation -et de l'acarus, l'infini fait irruption en moi! Vous voulez que je me -contente de ces deux certitudes: je suis né et je mourrai! certitudes -qui sont elles-mêmes deux gouffres. - -Non, cela ne se peut. Le pancréas n'est pas l'unique affaire. La manière -dont mon chyle et ma bile et ma lymphe se comportent, cela ne peut pas -être le point d'arrivée de ma philosophie. Il y a moi, mais il y a autre -chose. La manifestation universelle et sidérale est là. - -De là l'effarement. De là les mains tendues vers l'énigme. De là l'oeil -hagard des ascètes. Le genre humain ne peut s'empêcher d'adresser des -questions à l'obscurité et d'en attendre des réponses. Quelle est la -destinée? Dans quelle proportion l'homme fait-il partie du monde? -Qu'est-ce que la vie? Qu'y a-t-il avant? qu'y a-t-il après? Qu'est-ce -que le monde? De quelle nature est le prodigieux être en qui se réalise -au fond de l'absolu l'identité inouïe de la nécessité et de la volonté? - -Toutes ces questions se résolvent en prosternement, et les plus forts -esprits chancellent sous la pression des hypothèses. - -Simples, tâchez de penser; penseurs, tâchez de prier. - - - - -Contemplation suprême - - -I - -Comme l'antique Jupiter d'Égine à trois yeux, le poëte a un triple -regard, l'observation, l'imagination, l'intuition. L'observation -s'applique plus spécialement à l'humanité, l'imagination à la nature, -l'intuition au surnaturalisme. - -Par l'observation, le poëte est philosophe, et peut être législateur; -par l'imagination, il est mage, et créateur; par l'intuition, il est -prêtre, et peut être révélateur. - -Révélateur de faits, il est prophète; révélateur d'idées, il est apôtre. -Dans le premier cas, Isaïe; dans le second cas, saint Paul. - - -Cette triple puissance inhérente au génie, c'est-à-dire à l'intelligence -humaine sublimée, l'homme, par la plus naturelle des illusions -d'optique, l'a transférée à Dieu. De là la trimourti, qui a précédé le -triagme, qui a précédé la triade, qui a précédé la trinité. De là -l'immémorial et universel triangle mystique adoré à Delphes, à Saropta, -à Teglath-Phalazar, gravé dans la grande syringe, sculpté il y a quatre -mille ans au fond de l'Inde dans ces effrayants dedans de montagnes -creusés en pagodes, et qu'on retrouve à Palanquè après l'avoir constaté -à Bénarès. Mais les fondateurs de religions ont erré, l'analogie n'est -pas toujours la logique, le génie peut être trinité sans que Dieu ait à -subir cette limitation. Bossuet se trompe, l'homme seul est grand; Dieu -n'est pas grand, il est infini. Le grand suppose une mesure possible. -Dieu est sans mesure. Trinité, à quel propos? L'infini n'est pas trois. -Premier, second, troisième, l'illimité ne connaît pas cela. L'absolu -n'est pas plus borné par le nombre que par l'étendue. Intelligence, -puissance, amour; intuition, imagination, observation; ce n'est pas -Dieu, c'est l'homme. Dieu est cela et le reste. Dieu a une quantité -infinie de facultés infinies. Vous êtes étrange de compter Dieu sur vos -doigts. - -Philosophiquement et scientifiquement, on peut dire que qui croit à la -Trinité ne croit pas en Dieu. - -Quelle idée pensez-vous que se fasse de Dieu, quelle notion voulez-vous -que puisse avoir de Dieu l'homme, le prêtre, qui, comme le jésuite -Sollier, par exemple, écrit: «Il n'y a au-dessus d'Ignace de Loyola que -les papes comme saint Pierre, les impératrices comme Marie mère de -Jésus, et quelques monarques comme Dieu le Père et Dieu le Fils!» - - -Chose inouïe, c'est au dedans de soi qu'il faut regarder le dehors. Le -profond miroir sombre est au fond de l'homme. Là est le clair-obscur -terrible. La chose réfléchie par l'âme est plus vertigineuse que vue -directement. C'est plus que l'image, c'est le simulacre, et dans le -simulacre il y a du spectre. Ce reflet compliqué de l'Ombre, c'est pour -le réel une augmentation. En nous penchant sur ce puits, notre esprit, -nous y apercevons à une distance d'abîme, dans un cercle étroit, le -monde immense. Le monde ainsi vu est surnaturel en même temps qu'humain, -vrai en même temps que divin. Notre conscience semble apostée dans cette -obscurité pour donner l'explication. - -C'est là ce qu'on nomme l'intuition. - - -Humanité, Nature, Surnaturalisme. A proprement parler, ces trois ordres -de faits sont trois aspects divers du même phénomène. L'humanité dont -nous sommes, la nature qui nous enveloppe, le surnaturalisme qui nous -enferme en attendant qu'il nous délivre, sont trois sphères -concentriques ayant la même âme, Dieu. - -Ces trois sphères, car c'est là le vaste amalgame, se pénètrent et se -confondent, et sont l'unité. Un prodige entre dans l'autre. Une de ces -sphères n'a pas un rayon qui ne soit la tige ou le prolongement du rayon -de l'autre sphère. Nous les distinguons, parce que notre compréhension, -étant successive, a besoin de division. Tout à la fois ne nous est pas -possible. L'incommensurable synthèse cosmique nous surcharge et nous -accable. - -Les plus hauts génies, les intelligences encyclopédiques aussi bien que -les esprits épiques, Aristote aussi bien qu'Homère, Bacon aussi bien que -Shakespeare, détaillent l'ensemble pour le faire comprendre, et ont -recours aux oppositions, aux contrastes et aux antinomies. Ceci est -d'ailleurs le procédé même de la nature, qui emploie la nuit à nous -faire mieux sentir le jour. Hobbes disait: La dissection fait le -chirurgien, l'analyse fait le philosophe; l'antithèse est le grand -organe de la synthèse; c'est l'antithèse qui fait la lumière. - -De là notre distinction entre humanité, nature et surnaturalisme; mais, -en réalité, ce sont trois identités, et ce qui est de l'une est de -l'autre. Qu'est-ce que l'humanité? C'est la partie de la nature insérée -dans notre organisme. Et qu'est-ce que le surnaturalisme? C'est la -partie de la nature qui échappe à nos organes. Le surnaturalisme, c'est -la nature trop loin. - -Entre l'observation qui regarde l'homme et l'intuition qui regarde le -surnaturalisme, il y a la même différence qu'entre scruter et sonder. - -Mais expliquer la nature, ce n'est point la limiter; classification et -négation, c'est deux. Il ne faut ni trop de Oui ni trop de Non. -L'idolâtrie est la force centripète; le nihilisme est la force -centrifuge. L'équilibre entre ces deux forces, c'est la philosophie. - -Chose bizarre, l'idolâtrie et le nihilisme s'entendent sur un point, la -limitation de la nature. - - -Les religions, à l'époque peu avancée du genre humain où nous sommes, -sont encore en bas âge. Qu'on ne s'y trompe pas, croire est une science -en même temps qu'une soif. On croit d'instinct, puis on croit de -logique. Les religions faisant partie de la civilisation, il y a pour -les religions, comme pour tout le reste, l'enfance de l'art. Et ce mot -est pris ici en bonne part. A l'heure où nous sommes, les religions -ignorent. Elles ont créé Dieu. Ne leur apportez pas de lumière nouvelle; -leur Dieu est bâclé. Elles n'en veulent pas d'autre. Toute religion est -l'abbé Vertot. C'est trop tard, mon Dieu est fait. - -De là, un résultat singulier. Dans les religions ce qui fait défaut, -c'est l'essence même de la foi, c'est le sentiment de l'infini. Ce qui -manque aux religions, c'est la religion. L'illimité est toute la -religion. La foi, c'est l'indéfini dans l'infini. Or, insistons-y, dans -l'humanité telle qu'elle est encore, le caractère des religions, c'est -l'absence d'infini. - -Elles parlent du ciel, mais elles en font un temple, un palais, une -cité. Il s'appelle Olympe, il s'appelle Sion. Le ciel a des tours, le -ciel a des dômes, le ciel a des jardins, le ciel a des escaliers, le -ciel a une porte et un portier. Le trousseau de clefs est confié par -Brâhma à Bhâwany, par Allah à Aboubekre, et par Jéhovah à saint Pierre. -Démogorgon prend sur les volcans Acrocéraunes une poignée de boue -enflammée et la jette en l'air; cela fait les astres. Le ciel est une -montagne, le ciel est en cristal; la terre est le centre de l'univers; -Josué arrête le soleil, Circé fait reculer la lune; la Voie lactée est -une tache de gouttes de lait; les étoiles tomberont. - -Quant à cet être, l'Éternel, l'Incréé, le Parfait, le Puissant, -l'Immanent, le Permanent, l'Absolu, il est vieux avec une barbe blanche, -il est jeune avec un nimbe; il est père, il est fils, il est homme, il -est animal; boeuf chez les uns, agneau chez les autres, ailleurs -colombe, ailleurs éléphant. Il a une bouche, des yeux, des oreilles; on -a vu sa face. Quant aux facultés, on les lui concède infinies, mais, -comme nous venons de le rappeler, on ne lui en donne que trois, -reprenant dans le chiffre l'infinitude qu'on accorde dans l'étendue, et -sans s'apercevoir que si l'être absolu a un nom, ce n'est pas Trinité, -c'est Infinité. Cet être est irritable, il est passionné, il est jaloux, -il se venge, il se fatigue, il se repose, il lui faut son dimanche; il -habite un lieu, il est ici et non là. Il est le Dieu des armées; il est -le Dieu des Anglais, et non des Français; il est le Dieu des Français et -non des Autrichiens. Il a une mère. Il existe des rois qui promettent à -Notre-Dame d'Embrun une tiare en vermeil de peur qu'elle ne soit en -colère de la robe de brocart d'or qu'ils ont offerte à Notre-Dame de -Tours. Il a une forme; on le sculpte, on le peint, on le dore, on -l'enrichit de diamants. On l'avale et on le boit. On l'entoure d'une -frontière de dogmes. Chaque culte le met dans un livre; défense à lui -d'être ailleurs. Le Talmud est sa gaine, le Zend-Avesta est son étui, le -Koran est son fourreau, la Bible est sa boîte. Il a des fermoirs. Les -prêtres le gardent sous enveloppe. Ils ont seuls droit d'y toucher. De -temps en temps, ils le prennent dans leurs mains et le font voir. - -Voilà où en est l'illimité. Toutes les religions, anciennes ou -actuelles, s'efforcent de finir Dieu. - -Pourquoi? - -C'est qu'un Dieu fini, c'est un dieu commode. Le rayonnant en tous sens -n'est point facile à manier. Mettez donc le soleil dans un ostensoir. - -Dieu, incompréhensible au savant, est inintelligible à l'ignorant. -L'infini ayant un moi, voilà qui n'est pas peu de chose à imaginer. Il y -a dans cette notion métaphysique excès de pesanteur pour l'intelligence -humaine. Faciliter la foi, c'est le travail des religions; cela -s'obtient aux dépens de l'idéal. Administrer Dieu, tel est le problème à -résoudre. Le paganisme divise Dieu en déités, le christianisme le divise -en sacrements. Les religions, c'est Dieu donné à l'homme par bouchées. - -L'Ame-Univers, faites donc comprendre cette abstraction prodigieuse à la -grosse foule ignorante, et ignorante utilement pour vous. Un Jupiter de -marbre ou un Sabaoth de bronze, cela se voit. Or, on ne croit que ce -qu'on voit. (Fausse vérité qui est à la fois le point de départ de -l'idolâtrie et le point de départ de l'athéisme.) Fabriquez donc une -statue quelconque; une fois la statue faite idole, une fois le piédestal -fait autel, donnez l'exemple, prosternez-vous. Il ne vous reste plus -qu'un travail à exécuter et qu'un progrès à accomplir, c'est de -persuader à cette honnête masse d'hommes que cette pierre ou ce cuivre, -c'est l'Éternel et l'Infini. Petite affaire. Pour persuader la foule, il -suffit de l'effarer; un miracle ou deux font la besogne. - -Rien donc hors du Veda, rien hors du Toldos-Jeschut, rien hors du Koran, -rien hors de la Genèse, rien hors des docteurs, rien hors des prophètes, -rien hors des évangélistes; et, si Dieu déborde, on le rognera. - -C'est au nom de Moïse que Bellarmin foudroyait Galilée, et ce grand -vulgarisateur du grand chercheur Copernic, Galilée, le vieillard de la -vérité, le mage du ciel, était réduit à répéter à genoux, mot à mot, -après l'inquisiteur, cette formule de honte: «_Corde sincero et fide non -ficta, abjuro, maledico et detestor supradictos errores et hereses._» Le -mensonge mettait à la science le bonnet d'âne. - -Galilée se courba devant l'orthodoxie; Campanella non. L'inquisition mit -Campanella en prison pendant vingt-sept ans et l'appliqua à la question -sept fois, et chaque fois la torture dura vingt-quatre heures. Quel -était son attentat? Avoir affirmé que le nombre des étoiles est infini. -Ainsi les religions en viennent à ceci que, devant elles, l'infini est -un crime. - -Aux yeux du nihilisme, l'infini n'est pas criminel; il est ridicule. On -a entendu tout récemment en pleine Académie savante, cette parole -caractéristique: «Arrêtons-nous, car nous tomberions dans les puérilités -de l'infini.» Et cette autre: «Ceci n'est pas sérieux, c'est de la -religion.» - - -Donc, voilà la science, du moins une certaine science académique et -officielle, aussi myope que l'idolâtrie. La science d'état donne la -réplique à la religion d'état. Elle recule, elle aussi, devant l'infini. -Ces rapetissements n'ont rien qui déplaise au maître. Là où il y a des -sénats, cette science en est. Faire l'univers substance et bloc, faire -du grand Tout une simple aggrégation de molécules sans mélange d'aucun -ingrédient moral, et par conséquent aboutir à ceci que la force est le -droit, ce qui entraîne cette autre conséquence que la jouissance est le -devoir, raccourcir l'homme à la bête, le diminuer de toute la hauteur de -l'âme retranchée, en faire une chose comme une autre, cela supprime net -bien des déclamations sur la dignité humaine, la liberté humaine, -l'inviolabilité humaine, l'esprit humain, etc., et rend tout ce tas de -matière plus maniable. L'autorité d'en bas, la fausse, gagne tout ce que -perd l'autorité d'en haut, la vraie. Plus d'infini, partant plus -d'idéal; plus d'idéal, partant plus de progrès; plus de progrès, partant -plus de mouvement. Immobilité donc. Statu quo, étang; c'est là l'ordre. - -Il y a de la putréfaction dans cet ordre-là. - -L'homme veut être eau courante. Chose merveilleuse, la liberté, c'est la -santé. Un ruissellement, un murmure, une pente, un parcours, un but, une -volonté, pas de vie sans cela. Sinon une prompte pourriture. Vous serez -fétides, et vous donnerez aux autres votre peste. Le despotisme est -miasmatique. Se délivrer, c'est se désinfecter. Aller en avant est un -assainissement. Il n'y en a pas moins des gens qui poussent le goût de -la tranquillité jusqu'à admirer une civilisation à surface de marais. - -L'âme dans l'homme est une inquiétude. - -L'infini hors de l'homme est un appel. - -L'infini s'ouvre, l'âme entre. Entrer, c'est marcher; entrer, c'est -voler; entrer, c'est planer. Qu'est cela? C'est du désordre. Demandez à -la cage ce qu'elle pense de l'aile. La cage répondra: l'aile, c'est la -rébellion. - -Oter l'âme, c'est couper l'aile. Oter l'infini, c'est supprimer le -champ. La tranquillité est rétablie. - -S'il n'y a pas dans l'homme autre chose que dans la bête, prononcez donc -sans rire ces mots: Droits de l'homme et du citoyen. Ces mots: Droit du -boeuf, droit de l'âne, droit de l'huître, rendront le même son. - -C'est un peu ce que souhaitent les despotes. - -La science académique, la science d'état, leur rend ce service, et le -leur rend de bonne foi, nous le pensons. Elle ne trompe pas, elle se -trompe. C'est bassesse de vue, non de coeur. Aussi essayons-nous de -l'éclairer. - - -Cette science prend la petitesse pour l'exactitude. Elle est de -tempérament timide, elle a l'effroi facile, elle ne va pas volontiers à -la découverte. L'infini, quel voyage à entreprendre! Dès que le 8 se -renverse elle s'arrête court. Passe pour l'algèbre, mais la science -entière n'est pas l'algèbre. Toute question veut être sondée. Pourquoi -refuser l'examen? - -Un jour, en 1827, à l'époque où l'on parlait beaucoup de «l'homme -fossile de la forêt de Fontainebleau», étant chez Cuvier au Jardin des -plantes, il y eut entre lui et moi ce dialogue: - ---Monsieur Cuvier, que pensez-vous de l'homme fossile? - ---Qu'il n'existe pas. - ---Êtes-vous allé le voir? - ---Non. - ---Irez-vous? - ---Non. - ---Pourquoi? - ---Parce qu'il n'existe pas. - ---Mais si, par hasard, il existait? - ---Il ne peut exister. - -Ce qu'on appelait en 1827 «l'homme fossile», n'était en effet qu'un grès -bizarrement contourné en forme humaine. Cuvier semblait avoir raison. Il -avait tort. L'homme fossile existe. Trente-six ans après ma conversation -avec Cuvier, en 1863, dans la carrière du Moulin-Quignon, près -Abbeville, à trente mètres au-dessus du niveau de la mer, sur un plateau -qui domine la vallée de la Somme, de l'épaisseur d'un banc de sable noir -argileux du diluvium inférieur, reposant immédiatement sur la craie -blanche, à quatre mètres trente-deux centimètres de la surface du sol, -tout près de la craie, on a extrait un os fossile de mâchoire humaine -portant encore une dent, obliquement implantée d'avant en arrière, ce -qui caractérise le prognatisme des races inférieures, et ce qui fait à -la Genèse le déplaisir de confirmer l'hypothèse de plusieurs Adams. -L'homme fossile est aujourd'hui sorti de l'ombre, quoique cela lui fût -défendu par l'autorité compétente. Le déluge a eu la fantaisie d'être -désagréable à M. Cuvier, conseiller d'État. Je plains les affirmateurs -contre l'inconnu. Il leur arrive de ces aventures. - - -C'est la science académique et officielle qui, pour avoir plus tôt fait, -pour rejeter en bloc toute la partie de la nature qui ne tombe pas sous -nos sens et qui, par conséquent, déconcerte l'observation, a inventé le -mot _surnaturalisme_. - -Ce mot, nous l'adoptons, nous. Il est utile pour distinguer. Nous nous -en sommes déjà servi et nous nous en servirons encore; mais, à -proprement parler et dans la rigueur du langage, disons-le une fois pour -toutes, ce mot est vide. - -Il n'y a pas de surnaturalisme. Il n'y a que la nature. - -La nature existe seule et contient tout. Tout Est. Il y a la partie de -la nature que nous percevons, et il y a la partie de la nature que nous -ne percevons pas. Pan a un côté visible et un côté invisible. Parce que -sur ce côté invisible, vous jetterez dédaigneusement ce mot -_surnaturalisme_, cet invisible existera-t-il moins? _X_ reste _X_. -L'Inconnu est à l'épreuve de votre vocabulaire. Nier n'est pas détruire. -Le surnaturalisme est immanent. Ce que nous apercevons de la nature est -infinitésimal. Le prodigieux être multiple se dérobe presque tout de -suite au court regard terrestre; mais pourquoi ne pas le poursuivre un -peu? - -Toutes ces choses, spiritisme, somnambulisme, catalepsie, -convulsionnaires, seconde vue, tables tournantes ou parlantes, -invisibles frappeurs, enterrés de l'Inde, mangeurs de feu, charmeurs de -serpents, etc., si faciles à railler, veulent être examinées au point de -vue de la réalité. Il y a là peut-être une certaine quantité de -phénomène entrevu. - - -Si vous abandonnez ces faits, prenez garde, les charlatans s'y logeront, -et les imbéciles aussi. Pas de milieu: la science, ou l'ignorance. Si la -science ne veut pas de ces faits, l'ignorance les prendra. Vous avez -refusé d'agrandir l'esprit humain, vous augmentez la bêtise humaine. Où -Laplace se récuse, Cagliostro paraît. - -De quel droit, d'ailleurs, dites-vous à un fait: Va-t'en. De quel droit -chassez-vous un phénomène? De quel droit dites-vous à l'inattendu: je ne -t'examinerai pas? De quel droit raturez-vous une des données du -problème? De quel droit mettez-vous la nature à la porte? _Huc usque -recurret._ La science peut commettre des iniquités. Fermer les yeux -c'est une mauvaise action. Le télescope a une fonction; le microscope a -des devoirs. L'alambic doit être intègre, le creuset chauffe pour tout -le monde. Il faut que le chiffre soit honnête homme. Un déni -d'expérimentation est un déni de justice. - -Et savez-vous ce qui arrive? L'absurde se greffe sur le vrai, c'est -votre faute; vous avez manqué à vos deux lois, bienveillance et -surveillance; vous créez l'empirisme. Ce qui eût été astronomie sera -astrologie; ce qui eût été chimie sera alchimie. Sur Lavoisier qui se -rapetisse, Hermès grandit. - -Vous riez de Cardan quand il dit: «Une comète près de Saturne annonce la -peste, près de Jupiter la mort du pape, près de Mars la guerre, près de -la lune l'inondation, près de Vénus la mort du roi.» Eh bien, c'est vous -qui avez fait Cardan chimérique. Sans les persécutions de ce Scaliger -que David Pareus appelle _Eriticus superciliosissimus_, sans -l'emprisonnement de Bologne, Cardan, qui a incontestablement créé la -théorie des équations du troisième degré, Cardan qui a trouvé la loi du -cube, Cardan, égal au moins à Tartaglia et dont les dix tomes in-folio -sont plus gros encore de vérité que d'illusion, serait peut-être le plus -grand des astronomes et des géomètres. - -Thaumaturgie, pierre philosophale, transmutation, or potable, baquet de -Mesmer, toute cette fausse science ne demandait pas mieux peut-être que -d'être la vraie. Vous n'avez pas voulu voir le visage de l'Inconnu; vous -verrez son masque. Magie noire et blanche, sorcellerie, chiromancie, -cartomancie, nécromancie, tout cela n'est pas autre chose que de la -science dévoyée, tombée en chimère par défaut de responsabilité. Ce -qu'on rejette injustement hors de la pensée se réfugie dans le rêve. - - -De ce qu'un fait vous semble étrange, vous concluez qu'il n'est pas. -C'est hardi: les mandarins seuls ont de ces vaillances-là. Mais toute la -science commence par être étrange. La science est successive. Elle va -d'une merveille à l'autre. Elle monte à l'échelle. La science -d'aujourd'hui semblerait extravagante à la science d'autrefois. Ptolomée -croirait Newton fou. Je me figure le micrographe de Delft, venant conter -au philosophe de Stagyre les vingt-sept mille facettes de l'oeil de la -mouche; voyez-vous la mine qu'Aristote ferait à Leuwenhoëck. - -On a vite fait de dire: c'est puéril; ce n'est pas sérieux. Ce qui est -puéril, c'est de se figurer qu'en se bandant les yeux devant l'Inconnu, -on supprime l'Inconnu. - -Ce qui n'est pas sérieux, c'est la science ricanant de l'infini. On en -est venu à vouloir tout voir et tout palper, comme l'idolâtrie; nous -avons déjà noté cette coïncidence singulière. On tient pour suspectes -l'induction et l'intuition; l'induction, le grand organe de la logique; -l'intuition, le grand organe de la conscience. N'admettre que le -palpable et le visible, cela se qualifie observation. C'est élimination, -et rien autre chose. Et, qui sait? élimination du réel? - - -Peines perdues d'ailleurs. Vous avez beau épaissir sur la science -possible l'ignorance volontaire, la force des choses, ce travail sublime -du troisième dessous, pousse la connaissance humaine en avant. Le -hasard, ce doigt indicateur de la Providence, s'en mêle. Une pomme tombe -devant Newton, une marmite bout devant Papin, une feuille de papier en -flamme s'envole devant Montgolfier. Par intervalles, une découverte -éclate, comme un coup de mine dans les profondeurs de la science, et -tout un pan de préjugés et d'illusions s'écroule, et le roc vif de la -vérité est brusquement mis à nu. - -Surnaturalisme! Et l'on croit avoir tout dit. Il est curieux de se -retourner et de jeter un regard en arrière. L'électricité a longtemps -fait partie du surnaturalisme. Il a fallu les expériences multipliées de -Clairaut pour la faire admettre et inscrire sur les registres de -l'état-civil de la science correcte. L'électricité a aujourd'hui pignon -sur rue et rente des professeurs. Le galvanisme a fait le même stage; il -a été tout d'abord bafoué et traité d'_enfantillage_, comme le -constatent les cinq mémoires adressés par Galvani à Spallanzani; il -n'est admis que depuis peu. La pile de Volta a été fort raillée. Le -magnétisme n'est encore qu'à demi entré; une moitié est dans la science -officielle, et l'autre dans le surnaturalisme. Le bateau à vapeur était -«puéril» en 1816. Le télégraphe électrique a commencé par n'être pas -«sérieux». - -Disons-le,--car nulle faveur dans ces pages sincères et nous ne sommes -au service que de la vérité,--de nos jours, un certain esprit -scientifique n'est pas moins étroit que l'esprit religieux. L'erreur -fait peau neuve, mais reste l'erreur; elle était fétichisme, elle -devient idolâtrie; elle était athéisme, elle devient nihilisme. Que de -progrès encore à accomplir! Les deux ornières, l'ornière erreur et -l'ornière imposture, sont d'accord pour faire verser la vérité. - -Somme toute, qu'on le sache, science et religion sont deux mots -identiques; les savants ne s'en doutent pas, les religieux non plus. Ces -deux mots expriment les deux versants du même fait, qui est l'infini. La -Religion-Science, c'est l'avenir de l'âme humaine. - -Une des routes pour y arriver est l'intuition. - -Nous ne développons pas. Le temps nous manque dans ces pages rapides. -Notre but actuel est littéraire, et non scientifique. Passons. - - -II - -Premier degré, deuxième degré, troisième degré. Observation, -imagination, intuition. Humanité, nature, surnaturalisme. Ce sont là les -trois horizons. L'un complète et corrige l'autre; leur coordination est -l'ensemble cosmique. Qui les voit tous les trois est au sommet. Il est -l'esprit cubique. Il est le génie. - -L'observation donne Sedaine. L'observation, plus l'imagination, donne -Molière. L'observation, plus l'imagination, plus l'intuition, donne -Shakespeare. Pour monter sur la plate-forme d'Elseneur et pour voir le -fantôme, il faut l'intuition. - -Ces trois facultés s'augmentent en se combinant. L'observation de -Molière est plus profonde que l'observation de Sedaine, parce que -Molière a, de plus que Sedaine, l'imagination. L'observation et -l'imagination de Shakespeare creusent plus avant et montent plus haut -que l'observation et l'imagination de Molière, parce que Shakespeare a, -de plus que Molière, l'intuition. - -Comparez Shakespeare et Molière par leurs créations analogues, comparez -Shylock à Harpagon et Richard III à Tartuffe, et voyez quelle -philosophie plus haute et plus générale! C'est que Shakespeare vit la -vie tout entière. Il est au zénith. Rien n'échappe à cet oeil culminant. -Il est en haut par la prunelle et en bas par le regard. Il est tragédie -en même temps que comédie. Ses larmes foudroient. Son rire saigne. - -Essayez une autre confrontation plus saisissante encore. Mettez la -statue du commandeur en présence du spectre de Hamlet. Molière ne croit -pas à sa statue, Shakespeare croit à son spectre. Shakespeare a -l'intuition qui manque à Molière. La statue du commandeur, ce -chef-d'oeuvre de la terreur espagnole, est une création bien autrement -neuve et sinistre que le fantôme d'Elseneur; elle s'évanouit dans -Molière. Derrière l'effrayant soupeur de marbre, on voit le sourire de -Poquelin; le poëte, ironique à son prodige, le vide et le détruit; -c'était un spectre, c'est un mannequin. Une des plus formidables -inventions tragiques qui soient au théâtre, avorte, et il y a à cette -table du Festin de Pierre, si peu d'horreur et si peu d'enfer qu'on -prendrait volontiers un tabouret entre Don Juan et la statue. - -Shakespeare, avec moins, fait beaucoup plus. Pourquoi? parce qu'il ne -ment pas; parce qu'il est tout le premier saisi par sa création. Il est -son propre prisonnier. Il frissonne de son fantôme et il vous en fait -frissonner. Elle existe, elle est vraie, elle est incontestable, cette -figure noire qui est là debout avec son bâton de commandement. Ce -spectre est de chair et d'os; chair de nuit et os de sépulcre. Toute la -nature est convaincue, est terrible autour de lui. La lune, face pâle à -demi cachée sous l'horizon, ose à peine le regarder. - -Mettez au contraire Shakespeare à côté d'Eschyle, l'approche est -redoutable, même pour Shakespeare. C'est lion contre lion. Vous -confrontez deux égaux. Oreste n'a pas moins de vie funèbre que Hamlet. -Et si Shakespeare essaye de terrifier Eschyle avec les sorcières, -Eschyle lui montre du doigt les Euménides. - - -Chose admirable, pour que le génie soit complet, il faut qu'il soit de -bonne foi. Virgile ne croit pas un mot de l'Énéide; sa Vénus est copiée -sur Livie, son Olympe est de seconde main, il est dépaysé dans son enfer -machiné par un autre que lui, il est bien plus sûr de César que de -Jupiter; Auguste, Mécène, Marcellus, voilà les vrais et solides -Apollons; il entend malice aux déifications profitables; sa muse -s'appelle Dix-mille-Sesterces. Aussi Virgile est-il par moments tout -près d'avoir beaucoup d'esprit comme Ovide, lequel du reste n'en est pas -moins chassé de la cour. - -Homère, lui, est naïf; la beauté de ses poëmes, c'est la certitude. Ils -en sont pleins; ils en débordent. Homère croit aux héros, aux monstres, -à la pomme, aux carquois de rayons lançant la peste, au partage des -dieux à cause de Troie, à Vénus qui est pour, à Pallas qui est contre; -tout ce fabuleux Empyrée qui est en lui le fascine et le subjugue. Il en -radote. Il en rabâche. Cela fait sourire Horace. _Bonus Homerus._ Homère -est dupe de l'Iliade. De là sa grandeur. - -Cette bonne foi sublime, l'intuition la donne. Intuition, invention. -L'intuition ne domine pas moins le géomètre inventeur que le poëte. -L'intuition, c'est la puissance. Elle fait l'homme d'airain. C'était par -intuition, et non par observation, que Campanella affirmait le nombre -infini des étoiles. L'église, qui hait les astres, gênants pour les -dogmes, voulut l'en faire démordre. En vain. L'intuition fut plus forte -que la torture. - - -Aux trois facultés signalées plus haut, et dont nous avons indiqué -d'abord l'accouplement, puis le groupe, correspondent trois familles -d'esprits: les moralistes, limités à l'homme; les philosophes, qui -combinent l'homme avec le monde sensible; les génies, qui voient tout. - -Pour comprendre ce qui manque à Molière, il faut lire Shakespeare. Pour -comprendre ce qui manque à Sedaine, à l'abbé Prévost, à Marivaux, à -Lesage, à La Bruyère, il faut lire Molière. - -En art comme en toute chose, une certaine nuance--un abîme--sépare -l'excellence de la grandeur. A la Trippenhausen d'Amsterdam, vous voyez -en entrant un vaste tableau d'un maître dont le nom m'échappe, c'est -excellent. Vous applaudissez. Tournez-vous, voici la Ronde de nuit, -c'est Rembrandt. Vous poussez un cri. Le grand est là. L'excellent -s'évanouit. Vous ne pouvez même plus regarder l'autre peinture. Le grand -dans les arts ne s'obtient qu'au prix d'une certaine aventure. L'idéal -conquis est un prix d'audace. Qui ne risque rien n'a rien. Le génie est -un héros. - -En avant! c'était le mot de Jason et de Colomb. _Arcana naturæ detecta_, -c'était le cri de ce profond chercheur Leuwenhoëck accusé par ses -contemporains de _manquer de goût dans ses découvertes_. Leuwenhoëck -cherchait le germe dans l'ordre visible comme nous cherchons la cause -dans l'ordre invisible. Il allongeait le microscope avec l'hypothèse, -croyant à l'observation, croyant aussi à l'intuition. De là ses -trouvailles, de là aussi ses ennemis. La supposition, c'est-à-dire -l'ascension à l'étage invisible, tente les grands esprits calculateurs -comme les grands esprits lyriques. Le levier de la conjecture peut seul -remuer cet incommensurable monde, le possible. A la condition, il est -vrai, d'avoir ce point d'appui, le fait. Kepler disait: _l'hypothèse est -mon bras droit_. - -Sans l'intuition, ni haute science, ni haute poésie. Uranie, la muse -double, voit en même temps l'exact et l'idéal. Elle a une main sur -Archimède et l'autre sur Homère. - -Les vues partielles n'ont qu'une exactitude de petitesse. Le microscope -est grand parce qu'il cherche le germe. Le télescope est grand parce -qu'il cherche le centre. Tout ce qui n'est pas cela est nomenclature, -curiosité vaine, art chétif, science naine, poussière. Tendons toujours -à la synthèse. - -Pour bien voir l'homme, il faut regarder la nature; pour bien voir la -nature et l'homme, il faut contempler l'infini. Rien n'est le détail, -tout est l'ensemble. A qui n'interroge pas tout, rien ne se révèle. - - -III - -Précisons encore; et en même temps, donnons aux idées esquissées ici -leur extension complète. - -L'idée de Nature résume tout. Du plus ou moins de densité de cette idée -démesurée résulte la philosophie entière. - -Serrez cette idée au plus près, faites-la immédiate et palpable, -réduisez-la au moindre volume possible en lui conservant d'ailleurs tout -ce qui la compose, aménagez-la, en un mot, à l'état concret, vous avez -l'homme; dilatez-la, vous percevez Dieu. L'humanité étant un microcosme, -on conçoit l'erreur de ceux qui, comme Fichte, s'en contentent, et qui -voient le monde en elle. L'homme est Dieu en petit format. - -Mais prendre pour Dieu l'homme, c'est la même méprise que prendre pour -univers la terre. Vous mettez le grain de cendre si près de votre -prunelle qu'il vous éclipse l'infini. - -Les choses sont les pores par où sort Dieu. L'univers le transpire. -Toutes les profondeurs le font paraître à toutes les surfaces. Quiconque -médite voit le créateur perler sur la création. La religion est la -mystérieuse sueur de l'infini. La nature sécrète la notion de Dieu. -Contempler est une révélation; souffrir en est une autre. Dieu tombe -goutte à goutte du ciel, et larme à larme de nos yeux. - -A quoi bon Tout s'Il n'était pas là comme fin? - -Fin, c'est-à-dire but. - -On croit que fin signifie mort. Erreur. Fin signifie vie. - -L'existence terrestre n'est autre chose que la lente croissance de -l'être humain vers cet épanouissement de l'âme que nous appelons la -mort. C'est dans le sépulcre que la fleur de la vie s'ouvre. - - -La destinée est une résultante évidente de la nature. Maintenant comment -cela se fait-il? par quelle combinaison? par quel va-et-vient, par -quelle décomposition de forces, par quel mélange d'effluves, par quelle -alchimie énorme? Comment l'événement fuse-t-il à travers l'élément? -Comment l'harmonie universelle peut-elle avoir des contre-coups, et -qu'est-ce que ce contre-coup, le sort? Une providence est visible; elle -a pour manifestation l'équilibre, que le philosophe appelle d'un plus -grand nom: Équité. Une fatalité aussi est visible; elle a pour -manifestation la nécessité. Équité et Nécessité; ce sont les deux -mystérieux visages de l'inconnu. - -Mais qu'est-ce que cette chose qu'on nomme le hasard? Le hasard n'est -point providence, car il semble rompre l'équilibre; il n'est point -fatalité, car il n'est pas empreint de nécessité. Qu'est-il donc? Est-il -l'une et l'autre? est-il le remous de l'une et de l'autre? Nul ne -pourrait le dire. - -Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a qu'une loi. La nature n'est pas -une chose et la destinée n'en est pas une autre. Il n'y a pas une loi -extérieure et une loi intérieure. Le phénomène universel se réfracte -d'un milieu dans l'autre. De là les apparences diverses; de là les -différents systèmes de faits, tous concordants dans le relatif, tous -identiques dans l'absolu. L'unité d'essence entraîne l'unité de -substance, l'unité de substance entraîne l'unité de loi. Voici le vrai -nom de l'Être: Tout Un. - - -Le labyrinthe de l'immanence universelle a un réseau double, l'abstrait, -le concret; mais ce réseau double est en perpétuelle transfusion; -l'abstraction se concrète, la réalité s'abstrait, le palpable devient -invisible, l'invisible devient palpable, ce qu'on ne peut que penser -naît de ce qu'on touche et de ce qu'on voit, ce qui végète se complique -de ce qui arrive, l'incident s'enchevêtre au permanent; il y a de la -destinée dans l'arbre, il y a de la sève dans la passion; il est -possible que la lumière pense. Le monde est une pile de Volta et en même -temps est un esprit; le Nil et l'Ens s'abordent et s'accouplent; de -l'immatériel au matériel la fécondation est possible; ce sont les deux -sexes de l'infini; il n'y a pas de frontières; tout s'amalgame et -s'aime; flux et reflux du prodige dans le prodige; mystère, énormité, -vie. - -O destinée! ô création! - - -La mère pleure, l'enfant crie, la bête fauve gémit ou rugit, ce qui est -gémir, l'arbre frissonne, l'herbe frémit, la nuée gronde, le mont -tressaille, la forêt murmure, le vent se lamente, la source larmoie, la -mer sanglote, l'oiseau chante. On naît, c'est pour souffrir; on vit, -c'est pour souffrir; on aime, c'est pour souffrir; on travaille, c'est -pour souffrir; on est beau, c'est pour souffrir; on est juste, c'est -pour souffrir; on est grand, c'est pour souffrir. La volonté aboutit à -un ajournement, l'utopie; la science aboutit à un doute, l'hypothèse. On -gravit ce qu'on ne franchira pas, on commence ce qu'on n'achèvera pas, -on croit ce qu'on ne prouvera pas, on bâtit ce qu'on n'habitera pas; on -plante de l'ombrage pour autrui. Le progrès est une série de Chanaans -toujours entrevus, jamais conquis, par qui les rêve; ceux qui les ont -niés y entrent. De jouissance, point, et pour personne. La tyrannie est -lourde aux tyrans; la bonté est amère aux bons. L'ingratitude, quel fond -de calice! Aucune chose ne s'ajuste à nous; on n'entre jamais tout à -fait dans la place où l'on est; on ne reconnaît son moule dans aucun des -creux de la vie; on a toujours du trop ou du moins; toute patrie est un -exil, tout exil est une patrie; Ailleurs semble toujours préférable à -Ici; nos plus grandes plénitudes sont le vide. - -Une seule sérénité est possible, celle de la conscience. Il y a du nuage -sur tout le reste. Obscurité majestueuse! - -Et pourquoi s'étonner et se plaindre, et que demandez-vous, mourir étant -dû à l'homme! - -Qu'est-ce qu'il vous faut donc? - - -Ce qui est certain,--et quelle espérance qu'une telle certitude!--ce qui -est certain, c'est qu'un phénomène grandiose, la liberté, commence dans -l'homme sur la terre. Pour parler le langage rigoureux de la philosophie -et pour réserver les possibilités obscures, disons que c'est dans -l'homme seulement que ce phénomène commence à être visible. L'homme seul -sur la terre apparaît libre. Tout ce qui n'est pas l'homme, que ce soit -la chose ou la bête, est fatal. Ceci est du moins l'apparence -incontestable. - -Ouvrons une parenthèse: - -(La pénétration d'une autre loi, située plus avant dans les profondeurs -et expliquant l'apparence fatale de la bête et de la chose, n'est donnée -qu'à l'intuition. Cette loi, à laquelle du reste personnellement nous -croyons, est si peu entrevue que pas un de ses linéaments n'est -scientifiquement fixé. Le nom d'hypothèse est un commencement -d'acceptation que la science ne consent même pas à lui donner, tant -cette loi est encore engagée dans la chimère. Existe-t-elle? question. -Les plus hardis se bornent à dire: il y a quelque chose là.) - -Nous fermons la parenthèse, nous ne voulons pas que notre raisonnement -perde pied un seul instant, et nous déclarons nous en tenir ici aux -faits perceptibles à tous; nous raisonnons sur le palpable et le -visible; nous restons dans les données de l'expérimentation -philosophique universellement admise. - -Cela posé, qu'est-ce que l'homme sur la terre a de plus que les autres -êtres? - -La faculté de faire le bien ou le mal. - -A lui commence cette faculté, et par conséquent, cette notion: le bien -et le mal. - -Le bien et le mal, quelle ouverture sur l'inconnu! - -Révélation de la loi morale. - -Pouvoir faire le bien ou le mal, qu'est-ce? C'est la liberté. Et -qu'est-ce encore? C'est la responsabilité. Liberté ici, responsabilité -ailleurs, ô découverte splendide! - -La liberté, c'est l'âme! - -Liberté implique résurrection; car résurrection, c'est responsabilité. -Pour accomplir sa loi, c'est-à-dire pour devenir de liberté -responsabilité, il faut absolument qu'après la vie ce phénomène, qui est -l'homme même, persiste. Donc, et irrésistiblement, voilà la survivance -de l'âme au corps démontrée. - -Ce sont là les ténèbres sacrées. - -La loi morale est le fil trouvé dans le labyrinthe. - -Je sens de la chaleur, j'avance, c'est le bien; je sens du froid, je -recule, c'est le mal. L'affinité de Dieu avec mon âme se manifeste par -une ineffable caresse obscure quand je m'approche de lui. Je pense, je -le sens près de moi; je crée, je le sens plus près; j'aime, je le sens -plus près; je me dévoue, je le sens plus près encore. - -Ceci n'est ni de l'observation, car je ne vois ni ne touche rien; ni de -l'imagination, car la vertu serait imaginaire alors; c'est de -l'intuition. - -Toutes les racines de la loi morale sont dans ce que j'ai appelé le -surnaturalisme. Nier le surnaturalisme, ce n'est pas seulement fermer -les yeux à l'infini, c'est couper toutes les vertus de l'homme par le -pied. L'héroïsme est une affirmation religieuse. Quiconque se dévoue -prouve l'éternité. Aucune chose finie n'a en elle l'explication du -sacrifice. - -Celui qui écrit ces lignes l'a déjà dit quelque part, l'idéal sur la -terre, l'infini hors de la terre, c'est là le double but qui est en même -temps le but unique, car l'un mène l'homme au progrès et l'autre mène -l'âme à Dieu. - - -On peut, à coup sûr, être un esprit ironique et tranquille, ne croire à -rien, et quitter cette vie d'une façon fière. Pétrone, homme de plaisir, -fait tout ce qu'il peut pour mourir voluptueusement. Il se met dans un -bain tiède, relit l'ordre de Néron, récite quelques vers d'amour, puis -prend un couteau et se coupe les quatre veines; cela fait, il regarde -son sang couler, écarte la coupure d'une veine avec ses doigts, puis -l'autre, les bouche, les rouvre, tantôt c'est le bras droit, tantôt -c'est le bras gauche, et il dit en riant à ses amis: _Amant alterna -camænæ_. Certes, c'est là une attitude superbe devant l'ombre; mais -c'est plutôt bien faire sa sortie que bien mourir. - -Bien mourir, c'est mourir comme Léonidas pour la patrie, comme Socrate -pour la raison, comme Jésus pour la fraternité. Socrate meurt par -intelligence et Jésus par amour; il n'est rien de plus grand et de plus -doux. Heureux entre tous ceux dont la mort est belle! L'âme, -momentanément arrêtée ici-bas dans l'homme, mais consciente d'une -destinée solidaire avec l'univers, leur doit ce contentement de pouvoir -associer l'idée de beauté à l'idée de mort, vague preuve d'avenir qui -satisfait l'âme confusément. - - -Que ces méditations-là soient abstruses, qui le nie? Mais pas de noble -esprit qui n'en soit tenté. Ce qu'il y a d'abîme en nous est appelé par -ce qu'il y a d'abîme hors de nous. Ces épaisseurs plaisent à -l'intelligence; selon que l'esprit qui songe est plus ou moins grand, le -rayon visuel de la pensée s'y enfonce à des profondeurs diverses. -L'essai de comprendre, c'est là toute la philosophie. La création est un -palimpseste à travers lequel on déchiffre Dieu. Le grand obscur se -dérobe, mais veut être poursuivi. L'énigme, cette Galathée formidable, -fuit sous les prodigieux branchages de la vie universelle, mais elle -vous regarde et désire être vue. - -Ce sublime désir de l'impénétrable: être pénétré, fait éclore en vous la -prière. - -Peu à peu l'horizon s'élève, et la méditation devient contemplation; -puis il se trouble, et la contemplation devient vision. On ne sait quel -tourbillon d'hypothétique et de réel, ce qui peut être compliquant ce -qui est, notre invention du possible nous faisant à nous-même illusion, -nos propres conceptions mêlées à l'obscurité, nos conjectures, nos rêves -et nos aspirations prenant forme, tout cela chimérique sans doute, tout -cela vrai peut-être, des apparitions d'âmes dans des éclairs, des -passages rapides de linceuls, de doux visages aimés s'ébauchant dans des -transparences inexprimables, de fuyants sourires dans la nuit, le -prodigieux songe de l'immanence entrevue, quel vertige! Les apocalypses -viennent de là. - -Vous pouvez retrancher ceci au philosophe, mais vous ne le retrancherez -pas au poëte. Depuis Job jusqu'à Voltaire, tout poëte a sa part de -vision. Une certaine grandeur sidérale est attachée à cette folie. Dans -cette démence auguste, il y a de la révélation. Être ce visionnaire -possible, et cependant rester le sage, c'est à cette faculté surhumaine -qu'on reconnaît les suprêmes esprits. - -Nous ne sommes, certes, pas de ceux qui veulent absolument retrouver le -poëte en personne dans les types de ses drames et qui le rendent -responsable de tout ce que disent ses personnages; ce qui serait réduire -à un moi lyrique et monocorde le moi multiple et indéfini de l'auteur -dramatique; mais, sans faire le poëte solidaire de ses créations, -ivrogne à cause de Falstaff, hypocrite à cause de Tartuffe, intrigant à -cause de Figaro, fratricide à cause de Caïn, sans canoniser Corneille à -cause de Polyeucte, sans idéaliser Schiller à cause de Posa et sans -caricaturer Homère à cause de Thersite, tout en rejetant cette façon -commode et puérile de prendre un homme en flagrant délit dans son -oeuvre, nous pensons qu'on peut parfois voir, par échappées, dans de -certaines figures préférées, des lueurs de l'âme même du poëte. On peut -à de certains moments dire: Ceci est une étincelle de Plaute; ceci est -un éclair d'Eschyle. L'auteur s'incarne un peu plus dans tel personnage -que dans tous les autres. Il est évident, par exemple, que Hamlet est -une prédilection pour Shakespeare de même qu'Alceste est une -prédilection pour Molière; et l'on peut affirmer que c'est Shakespeare -qui parle quand Hamlet dit:--«Horatio, il y a sur la terre et dans le -ciel plus de choses que votre philosophie n'en a rêvé.» - -La vaste anxiété de ce qui peut être, telle est la perpétuelle obsession -du poëte. Ce qui peut être dans la nature, ce qui peut être dans la -destinée; prodigieuse nuit. - -Le soir, au crépuscule, du haut d'une falaise, à l'approche -refroidissante de la marée qui monte, l'oeil égaré dans tous ces plis de -l'obéissance au vent, en bas l'onde, en haut la nuée, le fouet de -l'écume dans le visage, pendant que les goëlands effarouchés par les -ouvertures des vagues battent de l'aile, pendant que les flots accourent -pleins du hurlement étouffé des naufrages, regarder l'océan, qu'est-ce -auprès de ceci: regarder le possible! - - -Je pense par instants avec une joie profonde qu'avant douze ou quinze -ans d'ici, au plus tard, je saurai ce que c'est que cette ombre, le -tombeau, et j'ai une sorte de certitude que mon espoir de clarté ne sera -pas trompé. - -O vous que j'aime, ne vous affligez pas de ce cri que je pousse vers -l'attente suprême, ne vous attristez pas de cette impatience, car j'ai -la foi que c'est dans l'infini qu'est le grand rendez-vous. Je vous y -retrouverai sublimes et vous m'y reverrez meilleur. Et nous nous y -aimerons comme sur la terre, et en même temps comme au ciel, avec le -redoublement mystérieux de l'immensité. - -La vie n'est qu'une occasion de rencontre; c'est après la vie qu'est la -jonction. Les corps n'ont que l'embrassement, les âmes ont l'étreinte. -Vous figurez-vous, ô mes bien-aimés, ce divin baiser de l'azur quand il -n'y a plus dans le moi que de la lumière! La manière dont s'aiment les -transfigurés fait partie de ce que nous appelons ici le jour. Leur -accouplement est rayon. Qui sait si tous nos échauffements célestes pour -le devoir et la vertu ne nous viennent pas ineffablement de leur clarté, -s'ils ne nous rendent pas ce service de nous faire bons en étant -heureux, et s'ils n'ont pas pour loi sublime d'être utiles parce qu'ils -sont aimés? - -Tâchons d'être un jour parmi eux. Et ici-bas, jusqu'à ce que la grande -heure sonne, vous et moi, moi surtout, qui suis si entravé -d'imperfections et qui ai tant à faire pour arriver à la bonté, ne nous -reposons pas, travaillons, veillons sur nous et sur les autres, -dépensons-nous pour la probité, prodiguons-nous pour la justice, -ruinons-nous pour la vérité, sans compter ce que nous perdons, car ce -que nous perdons, nous le gagnons. Point de relâche. Faisons selon nos -forces, et au delà de nos forces. Où y a-t-il un devoir? où y a-t-il une -lutte? où y a-t-il un exil? où y a-t-il une douleur? Courons-y. Aimer, -c'est donner; aimons. Soyons de profondes bonnes volontés. Songeons à -cet immense bien qui nous attend, la mort. - - - - -Table - - - Pages. - -L'ESPRIT - - Tas de pierres.--I. 5 - Utilité du beau 13 - Tas de pierres.--II. 27 - Le Goût 35 - Tas de pierres.--III. 53 - - Les grands hommes: - I. Shakespeare 63 - II. La Fontaine 73 - III. Voltaire 75 - IV. Beaumarchais 76 - V. Du génie 79 - - Tas de pierres.--IV. 87 - _Promontorium somnii_ 97 - Tas de pierres.--V. 149 - -L'AME - - Tas de pierres.--VI. 163 - De la vie et de la mort 175 - Rêveries sur Dieu 191 - Un athée 203 - Choses de l'infini 213 - Contemplation suprême 235 - - - - -4767.--Lib.-Imp. réunies, MOTTEROZ, Dr, 7, rue Saint-Benoît, Paris. - - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Post-scriptum de ma vie, by Victor Hugo - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POST-SCRIPTUM DE MA VIE *** - -***** This file should be named 63768-8.txt or 63768-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/7/6/63768/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Post-scriptum de ma vie - -Author: Victor Hugo - -Release Date: November 14, 2020 [EBook #63768] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POST-SCRIPTUM DE MA VIE *** - - - - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><i class="small">ŒUVRES POSTHUMES DE VICTOR HUGO</i></p> - - -<p class="c large gap">POST-SCRIPTUM DE MA VIE</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em small">DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS<br /> -Y COMPRIS LA SUÈDE ET LA NORVÈGE</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c large top4em">VICTOR HUGO</p> - -<h1>Post-scriptum<br /> -de ma vie</h1> - - -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br /> -CALMANN LÉVY, ÉDITEUR<br /> -3, <span class="sc">rue Auber</span>, 3</p> - -<p class="c">1901</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="top4em">Des manuscrits inédits laissés par Victor Hugo, il ne -reste à publier que deux volumes, le présent livre de -prose et un volume de vers.</p> - -<p>Les derniers manuscrits de prose se composent d'assez -forts cahiers de grand format et de nombreuses feuilles -volantes.</p> - -<p>Les cahiers portent ce titre mélancolique : <span class="sc">Post-scriptum -de ma vie</span>. Ils datent de l'exil, et des années -où la santé de Victor Hugo subissait une crise assez -grave. Il y a deux parts à faire de ces pages, la part -littéraire et la part philosophique : dans la première, les -idées sur l'art, la poésie et les poëtes ; dans la seconde, -les hautes méditations sur l'âme et la destinée, sur la -création et Dieu.</p> - -<p>Les feuilles volantes portent ce titre modeste : <span class="sc">Tas de -pierres</span>. Ces pierres, ce sont des pensées ; des pensées -mêlées et variées sur toutes sortes de matières : morale, -histoire, politique, les sentiments, l'amour, les -femmes, etc., etc. A ce tas de pensées l'auteur avait déjà -puisé pour beaucoup de ses livres, mais il en restait un -bon nombre, et des meilleures. Pour ménager l'attention -du lecteur, on les a espacées, selon les sujets, entre les -morceaux plus développés.</p> - -<p>L'ensemble donne ainsi une sorte de testament de la -pensée du poëte, la somme de son expérience et de sa -sagesse, le dernier mot de sa critique littéraire et de sa -philosophie religieuse.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Le volume de poésie paraîtra en février 1902, au -moment du Centenaire de Victor Hugo, sous le titre : -<span class="sc">Dernière gerbe</span>.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">L'Esprit</h2> - -<div class="break"></div> - -<h3 class="tom4em" id="ch1">Tas de pierres<br /> -I</h3> - - -<p>O écrivains, mes contemporains, vous nés avec le -siècle, et vous plus jeunes, avenir vivant de la France, -je vous salue et je vous aime.</p> - -<p>Les écrivains et les poëtes de ce siècle ont cet -avantage étonnant qu'ils ne procèdent d'aucune école -antique, d'aucune seconde main, d'aucun modèle. -Ils n'ont pas d'ancêtres, et ils ne relèvent pas plus -de Dante que d'Homère, pas plus de Shakespeare -que d'Eschyle. Les poëtes du dix-neuvième siècle, -les écrivains du dix-neuvième siècle, sont les fils de -la Révolution française.</p> - -<p>Ce volcan a deux cratères, 89 et 93. De là deux -courants de lave. Ce double courant, on le retrouve -aussi dans les idées.</p> - -<p>Tout l'art contemporain résulte directement et -sans intermédiaire de cette genèse formidable. Aucun -poète antérieur au dix-neuvième siècle, si grand -qu'il soit, n'est le générateur du dix-neuvième siècle. -Nous n'avons pas un homme dans nos racines, mais -nous avons l'humanité.</p> - -<p>Si vous voulez absolument rattacher la littérature -de ce siècle à des hommes antérieurs à notre époque, -cherchez ces hommes, non dans la littérature, mais -dans l'histoire, et allez droit à Danton, par exemple. -Mais ce mouvement vient de plus haut que les -hommes. Il vient des idées. Il est la Révolution -même.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>J'aime tous les hommes qui pensent, même ceux -qui pensent autrement que moi. Penser, c'est déjà -être utile, c'est toujours et en tout cas faire effort -vers Dieu.</p> - -<p>Les dissentiments des penseurs sont peut-être -utiles. Qui sait? au fond, tous vont au même but, -mais par des voies différentes. Il est peut-être bon -que les routes soient diverses pour que le genre -humain ait plus d'éclaireurs. A force de battre le -buisson des idées, les philosophes, même les plus -lointains et les plus perdus, finissent par faire lever -des vérités.</p> - -<p>J'écrivais cela un jour à un rêveur, rêveur autrement -que moi, qui voulait m'entraîner dans sa -croyance, et j'ajoutais : — Je vous suivrai du regard -dans votre route, mais sans quitter la mienne.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>J'appartiens à Dieu comme esprit et à l'humanité -comme force. Pourtant l'excès de généralisation -mène à s'abstraire en poésie, et à se dénationaliser -en politique.</p> - -<p>On finit par ne plus adhérer à sa vie et par ne -plus tenir à sa patrie.</p> - -<p>Double écueil que je tâche d'éviter. Je cherche -l'idéal, mais en touchant toujours du bout du pied le -réel. Je ne veux ni perdre terre comme poëte, ni -perdre France comme citoyen.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'art existe de plein droit, aussi naturellement -que la nature.</p> - -<p>L'art, c'est la création propre à l'homme. L'art -est le produit nécessaire et fatal d'une intelligence -limitée, comme la nature est le produit nécessaire et -fatal d'une intelligence infinie. L'art est à l'homme -ce que la nature est à Dieu.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La poésie contient la philosophie comme l'âme -contient la raison.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La logique est la géométrie de l'intelligence. Il -faut de la logique dans la pensée. Mais on ne fait -pas plus de la pensée avec la logique qu'on ne fait -un paysage avec la géométrie.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'intelligence est l'épouse, l'imagination est la -maîtresse, la mémoire est la servante.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Quand l'homme de guerre a fini sa besogne de -héros, il rentre dans sa maison et pend son épée au -clou. Il n'en va pas de même pour les penseurs. Les -idées ne s'accrochent pas au clou comme les épées. -Quand le philosophe, quand le poëte, se repose, ses -idées continuent de combattre. Elles s'en vont en -liberté, comme des folles sublimes, tout briser dans -les mauvaises âmes et remuer le monde.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'intelligence et le cœur sont deux régions sympathiques -et parallèles ; l'une ne s'élargit pas sans -que l'autre s'agrandisse ; l'une ne se hausse pas sans -que l'autre s'élève.</p> - -<p>Dans le domaine de l'art, il n'y a pas de lumière -sans chaleur.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'art a pour résultat, lors même qu'il ne l'a pas -pour objet apparent, l'amélioration de l'homme.</p> - -<p>Un bien immense et réel, quoiqu'il échappe souvent -aux esprits superficiels, unit le beau, d'un côté -au vrai, de l'autre à l'honnête.</p> - -<p>Les chefs-d'œuvre, parfois même sans que la -volonté de leurs auteurs y ait part (ô infirmité du -génie!), dégagent continuellement, mystérieusement, -divinement, et répandent, pour ainsi dire, dans l'air -autour d'eux, une moralité pénétrante et saine.</p> - -<p>Celui qui passe auprès d'eux et qui respire leur -atmosphère s'en imprègne à son insu. Il n'a voulu -que devenir plus intelligent, il devient meilleur.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La civilisation s'exhale de l'art comme le parfum -de la fleur.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Voulez-vous vous rendre compte de la puissance -civilisatrice de l'art, de l'art pur, même sans mélange -d'intention humaine et sociale? Cherchez dans les -bagnes un homme qui sache ce que c'est que Mozart, -Virgile et Raphaël, qui cite Horace de mémoire, qui -s'émeuve de l'<i>Orphée</i> et du <i>Freyschütz</i>, qui contemple -un clocher de cathédrale ou une statue de -Jean Goujon, cherchez cet homme dans tous les -bagnes de tous les pays civilisés, vous ne le trouverez -pas. Être sensible à l'art, c'est être incapable de -crime.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Les lettrés, les érudits, les savants, montent à -des échelles ; les poètes et les artistes sont des -oiseaux.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Voulez-vous voir d'un seul coup d'œil, dans une -sorte d'abrégé clair, frappant, profond et vrai, qui -donne la solution en même temps que le problème, -la figure de beaucoup de questions, et entre autres -de la question littéraire de ce siècle? regardez un -chêne au printemps : tronc séculaire, vieilles racines, -vieilles branches ; feuilles vertes, fraîches et -nouvelles. La tradition et la nouveauté, la tradition -produisant la nouveauté, la nouveauté surgissant de -la tradition. Tout est là.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'homme, même le plus vulgaire et le plus -<i>positif</i>, comme on dit de nos jours, a besoin de -rêverie. Ne fût-ce qu'un instant. Ne fût-ce qu'un -éclair. Il lui en faut. Mais toutes les âmes n'ont pas -le don merveilleux de rêver spontanément. Ce qui -fait que la musique plaît tant au commun des -hommes, c'est que c'est de la rêverie toute faite. -Les esprits d'élite aiment la musique, mais ils aiment -encore mieux faire leur rêverie eux-mêmes.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Plus la pensée tombe de haut, plus elle est sujette -à s'évaporer en rêverie.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Une voix crie au poëte : Sois le poëte de l'avenir, -sois l'homme de la génération qui vient après la -nôtre, étudie les lois et les abus et préoccupe-toi de -la société. Une autre voix lui dit : Sois le poëte du -présent pour toutes les générations futures, sois -l'homme perpétuel, contemple les arbres et les -étoiles et préoccupe-toi de la nature.</p> - -<p>Laquelle écouter? — Toutes les deux.</p> - -<p>Sois le poëte de la nature, tu seras le poëte des -hommes.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Fixez votre regard sur l'œuvre des poëtes complets, -voici ce que vous trouvez : dans le détail, -dans la forme, une précision sévère, et dans le fond, -une grandeur étrange et presque illimitée et qu'on -ne peut contempler sans y découvrir à chaque instant -de nouveaux horizons pleins du rayonnement mystérieux -de l'infini. Cela est la vraie poésie, qui se -compose du beau et de l'idéal et qui les combine. -Fusion d'éléments presque contraires que le génie -seul peut accomplir! Le beau veut des contours ; -l'idéal veut de l'infini.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch2">Utilité du Beau</h3> - - -<p>Un homme a, par don de nature ou par développement -d'éducation, le sentiment du Beau. Supposez-le -en présence d'un chef-d'œuvre, même d'un -de ces chefs-d'œuvre qui semblent inutiles, c'est-à-dire -qui sont créés sans souci direct de l'humain, du -juste et de l'honnête, dégagés de toute préoccupation -de conscience et de faits, sans autre but que le beau ; -c'est une statue, c'est un tableau, c'est une symphonie, -c'est un édifice, c'est un poëme. En apparence, -cela ne sert à rien ; à quoi bon une Vénus? à quoi -bon une flèche d'église? à quoi bon une ode sur le -printemps ou l'aurore? Mettez cet homme devant cette -œuvre. Que se passe-t-il en lui? Le Beau est là. -L'homme regarde, l'homme écoute ; peu à peu, il fait -plus que regarder, il voit ; il fait plus qu'écouter, il -entend. Le mystère de l'art commence à opérer ; -toute cette œuvre d'art est une bouche de chaleur -vitale ; l'homme se sent dilaté. La lueur de l'absolu, -si prodigieusement lointaine, rayonne à travers -cette chose, lueur sacrée et presque formidable à -force d'être pure. L'homme s'absorbe de plus en -plus dans cette œuvre ; il la trouve belle ; il la -sent s'introduire en lui. Le beau est vrai de droit. -L'homme, soumis à l'action du chef-d'œuvre, palpite, -et son cœur ressemble à l'oiseau qui, sous la -fascination, augmente son battement d'ailes.</p> - -<p>Qui dit belle œuvre dit œuvre profonde ; il a le -vertige de cette merveille entr'ouverte. Les doubles -fonds du Beau sont innombrables. Sans que cet -homme, soumis à l'épreuve de l'admiration, s'en -rende bien clairement compte peut-être, cette religion -qui sort de toute perfection, la quantité de révélation -qui est dans le beau, l'éternel affirmé par -l'immortel, la constatation ravissante du triomphe -de l'homme dans l'art, le magnifique spectacle en -face de la création divine d'une création humaine, -émulation inouïe avec la nature, l'audace qu'a -cette chose d'être un chef-d'œuvre à côté du soleil, -l'ineffable fusion de tous les éléments de l'art, -la ligne, le son, la couleur, l'idée, en une sorte -de rhythme sacré, d'accord avec le mystère musical du -ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément -et accomplissent, à son insu même, on ne sait quelle -perturbation en lui. Perturbation féconde. Une -inexprimable pénétration du beau lui entre par tous -les pores.</p> - -<p>Il creuse et sonde de plus en plus l'œuvre étudiée ; -il se déclare que c'est une victoire pour une -intelligence de comprendre cela, et que tous peut-être -n'en sont pas capables ni dignes ; il y a de l'exception -dans l'admiration, une espèce de fierté -améliorante le gagne ; il se sent élu ; il lui semble -que ce poëme l'a choisi. Il est possédé du chef-d'œuvre. -Par degrés, lentement, à mesure qu'il contemple -ou à mesure qu'il lit, d'échelon en échelon, -montant toujours, il assiste, stupéfait, à sa croissance -intérieure ; il voit, il comprend, il accepte, il songe, -il pense, il s'attendrit, il veut. Il ferme les yeux pour -mieux voir, il médite ce qu'il a contemplé, il s'absorbe -dans l'intuition, et tout à coup, net, clair, -incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume, -sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire, -l'éblouissant spectre solaire de l'idéal apparaît ; et -voilà cet homme qui a un autre cœur.</p> - -<p>Quelque chose en lui se redresse et quelque -chose se penche ; la contemplation est devenue -éblouissement, la méditation est devenue pitié. Il -semble que cet esprit ait renouvelé sa provision d'infini. -Il se sent meilleur. Il déborde de miséricorde -et de mansuétude. S'il était juge, il absoudrait ; s'il -était prêtre, il éteindrait l'enfer. Le chef-d'œuvre, -inconscient, a donné à cet homme toutes sortes de -conseils sérieux et doux. Une mystérieuse impulsion -dans le sens du bien lui est venue de ce bloc -de pierre, de cette mélodie qui ressemble à une vocalise -de fauvette, de cette strophe où il n'y a que -des fleurs et de la rosée. La bonté a jailli de la -beauté. Il y a de ces étranges effets de source qui -tiennent à la communication des profondeurs entre -elles.</p> - -<p>Lady Montagu, après avoir vu au <span lang="de" xml:lang="de">Trippenhaus</span> -d'Amsterdam l'Amalthée de Jordaëns, s'écriait : <i>Je -voudrais avoir là un pauvre pour lui vider ma bourse -dans les mains!</i></p> - -<p>Être grand et inutile, cela ne se peut. L'art, dans -les questions de progrès et de civilisation, voudrait -garder la neutralité, qu'il ne pourrait. L'humanité -ne peut être en travail sans être aidée par sa force -principale, la pensée. L'art contient l'idée de liberté, -<i>arts libéraux</i> ; les lettres contiennent l'idée d'humanité, -<i lang="la" xml:lang="la">humaniores litteræ</i>. L'amélioration humaine -et terrestre est une résultante de l'art, inconscient -parfois, plus souvent conscient. Les mœurs s'adoucissent, -les cœurs se rapprochent, les bras embrassent, -les énergies s'entresecourent, la compassion germe, -la sympathie éclate, la fraternité se révèle, parce -qu'on lit, parce qu'on pense, parce qu'on admire. -Le beau entre dans nos yeux rayon et sort larme. -Aimer est au sommet de tout.</p> - -<p>L'art émeut. De là sa puissance civilisatrice. Les -émus sont les bons, les émus sont les grands. Tout -martyr a été ému ; c'est par l'émotion qu'il est devenu -impassible. Les grandes fermetés viennent des pleurs. -Le héros songe à la patrie, et ses yeux se mouillent. -Caton commence par l'attendrissement.</p> - -<p>Insistons sur cette vérité ignorée et surprenante : -l'art, à la seule condition d'être fidèle à sa loi, le -beau, civilise les hommes par sa puissance propre, -même sans intention, même contre son intention.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Certes, si jamais un esprit, au milieu des misères -terrestres, en face des catastrophes et des -attentats, en présence de toutes ces choses que nous -nommons droit, honneur, vérité, dévouement, devoir, -a représenté la volonté absolue d'indifférence, c'est -Horace. Cette vaste rage de Juvénal contre le mal, -cette écume du lion juste, cherchez-la dans Horace ; -vous trouverez le sourire. Horace, c'est le neutre ; -il veut l'être du moins. Un esprit qui se veut -eunuque, quel froid terrible! S'il a une foi, -elle est contraire au progrès. C'est l'indifférent implacable. -La satiété, voilà le fond de sa sérénité. -Horace fait sa digestion. Il a le contentement accablé -du repu. Il a bien soupé chez Mécène, ne lui -en demandez pas plus ; ou il vient de faire une partie -de paume avec Virgile, chassieux comme lui. On -s'est fort diverti. Quant aux temps présents ou -passés, quant au <i lang="la" xml:lang="la">fas</i> et au <i lang="la" xml:lang="la">nefas</i>, quant au bien et -au mal, quant au faux et au vrai, il n'en a cure. Sa -philosophie se borne à l'acceptation bienveillante du -fait, quel qu'il soit. L'iniquité qui donne de bons -dîners, est son amie ; il est le commensal né du crime -réussi. Prendre l'horreur publique au sérieux, fi donc! -Cela nuancerait d'une teinte foncée son style qui veut -rester transparent ; son hexamètre, si libre devant la -prosodie, est esclave devant César ; cette danse s'achève -à plat ventre. Ses épîtres ont cette surface de -sagesse qu'a eue La Fontaine plus tard : «Le sage dit -selon le temps : Vive le roi! vive la ligue!» Ses -satires n'exercent sur les lois et les mœurs aucune -surveillance ; l'affreux spectacle permanent des Esquilies -obtient de lui en passant un vers insouciant. Ses -odes mentionnent les dieux, font écho presque machinalement -à l'ode sacerdotale grecque, et mettent -en équilibre Jupiter et César ; et quant à l'amour, le -<i lang="la" xml:lang="la">puer</i> auquel elles s'adressent volontiers est frère du -Bathylle d'Anacréon et du Corydon de Virgile. Ajoutez, -à chaque instant, l'obscénité toute crue. Voilà le -poëte. Qu'est-ce que l'homme? un poltron qui a jeté -son bouclier dans la bataille, un sophiste des appétits, -n'ayant qu'un but, la jouissance, un douteur -ne croyant qu'à la possession de l'heure, un enfant -du peuple en domesticité chez le Tyran, un badin -du lendemain de la république morte, un Romain qui -a derrière lui Rome tuée par Octave et qui ne retourne -même pas la tête pour regarder le cadavre -sacré de sa mère. C'est là Horace…</p> - -<p>Eh bien, lisez-le. Ce sceptique vous consolidera, -ce lâche vous enflammera, ce corrompu vous assainira ; -et de la lecture de cet homme qui n'est pas -bon, vous sortirez meilleur.</p> - -<p>Pourquoi? c'est qu'Horace, c'est beau.</p> - -<p>Et qu'à travers le mal, qui est à la surface, le -beau, qui est au fond, agit.</p> - -<p><i lang="la" xml:lang="la">Forma</i>, la beauté. Le beau, c'est la forme. Preuve -étrange et inattendue que la forme, c'est le fond. -Confondre forme avec surface est absurde. La forme -est essentielle et absolue ; elle vient des entrailles -mêmes de l'idée. Elle est le Beau ; et tout ce qui est -le beau manifeste le vrai.</p> - -<p>L'émotion de lire Horace est exquise. C'est une -jouissance toute littéraire, et singulièrement profonde. -On s'absorbe dans ce rare langage ; chaque détail a -une saveur à part. Une forte quantité de bon sens -est malheureusement conciliable avec l'abaissement -moral ; tout ce bon sens-là est dans Horace. Entre -les quatre murs du fait accompli, comme il raisonne -juste! Mais c'est ici qu'on apprend à distinguer -justesse de justice. Du reste, il n'est pas bon, nous -venons de le dire, mais il n'est pas méchant. Être -méchant, c'est un effort ; Horace ne fait pas d'effort.</p> - -<p>Son style se place entre le lecteur et lui, d'abord -comme un voile, puis comme une clarté, puis comme -une forme d'autre chose qui n'est plus Horace, qui -est le Beau. Une certaine disparition d'Horace se -fait. Le côté méprisable se dérobe sous le côté -aimable. La turpitude atténuée devient bagatelle : -<i lang="la" xml:lang="la">Nescio quid meditans nugarum</i>. Cette philosophie -lâche dans ce style souple est douce à voir flotter -comme la ceinture défaite de Vénus ; nul moyen de -faire la grosse voix contre cet enchantement. Ce vers -Phryné montre sa gorge, et il n'y a plus là de juges ; -il y a des hommes vaincus. Cette victoire du style -sur le lecteur est-elle malsaine? Loin de là. L'extase -littéraire est essentiellement honnête. Il est impossible -de la mal prendre et de s'en mal trouver. Une -certaine chasteté se dégage de toute poésie vraie. Peu -à peu le bon sens d'Horace perd la mauvaise odeur -de son origine, ce style pur le filtre, et l'on ne sent -plus que l'ascendant de cette raison. Horace est limpide -et net. Le lecteur est tout à la joie de voir si -clair dans un esprit, à travers une épaisseur de deux -mille ans. Horace est un composé de raison qui peut -être divine et de sensualité qui peut être bestiale ; -ce composé, espèce d'être mixte fort humain d'ailleurs, -discute dans l'épitre, rit dans la satire, chante -dans l'ode, se condense dans le vers, y produit on ne -sait quelle lumière, et s'y transfigure en sagesse.</p> - -<p>C'est de la sagesse d'oiseau. Boire, manger, -dormir, gazouiller à l'aube, faire le nid et l'amour. -Cette sagesse, qui, avant d'être celle d'Horace, était -celle de Salomon, devient bonne dans cette poésie, -tant cette poésie est saine. Dans cette poésie il y a -du parfum, il y a du baiser, il y a du rayon.</p> - -<p>Toutes les révoltes contre la pédanterie sont là : -prosodie disloquée, césure dédaignée, mots coupés -en deux ; mais, dans cette licence, que de science! -Tel hémistiche est une joie, et l'on se récrie. Le -contact de ce vers fin et fort est tout éducation -pour la pensée ; c'est une volupté de manier ces -hexamètres avec les doigts de lumière de l'esprit ; -on devient délicat à toucher ce divin style ; et le -plus barbare en sort civilisé. Louis XVIII, philosophe -relatif, disait : C'est Horace qui m'a rendu libéral.</p> - -<p>On médite ces ressources infinies de légèreté -et de force. Le vers, familier, se tourne, se dresse, -saute, va, vient, se fouille du bec, et n'a qu'un souci : -être beau. Quoi de plus charmant qu'un moineau-franc -tout à l'arrangement de ses plumes! Horace -arrive à cette toute-puissance qu'a la gentillesse des -enfants ; il s'impose indolemment et insolemment ; -il a la pleine liberté de la grâce ; le despotisme de -l'élégance est en lui.</p> - -<p>C'est le railleur, qui, à volonté, est le lyrique ; -et quand il lui plaît d'être lyrique, il devient, cette -aventure-là lui arrive, presque grand. Telle de ses -odes est un triomphe. Les odes d'Horace font vaguement -songer à des vases d'albâtre. Telle strophe -semble portée par deux bras blancs au-dessus d'une -tête lumineuse. C'est ainsi que de certains versets de -la Bible semblent revenir de la fontaine.</p> - -<p>Tel est Horace. D'autres ont des dons plus -augustes, le flamboiement terrible, la foudre aux -serres, la vertu fière et planante, l'offensive aux méchants, -les colères du sublime, tous les glaives qu'on -peut tirer de ce fourreau, l'indignation, les grands -espaces, les grands essors, une réverbération de -Cocyte ou d'Apocalypse ; Horace, lui, règne par le -charme serein. Il a ce qu'on pourrait nommer la -blancheur du style.</p> - -<p>Chose merveilleuse, et ce sont là les étonnements -croissants de l'art contemplé, oui, l'on peut affirmer -que les idées dans Horace, ce qu'on nomme le fond, -ce n'est que la surface, et que le vrai fond c'est la -forme, cette forme éternelle qui, dans le mystère -insondable du Beau, se rattache à l'absolu.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Voulez-vous un autre exemple? Prenez Virgile.</p> - -<p>Qu'y a-t-il de plus misérable comme idée que -ceci : Octave-Auguste admis parmi les astres, et les -étoiles se rangeant pour lui faire place. Jamais la -flatterie fut-elle plus abjecte? C'est l'idée, c'est le -fond, n'est-ce pas? Et c'est plat et honteux. Voici la -forme :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Tuque adeo, quem mox quæ sint habitura deorum</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Concilia, incertum est ; urbesne invisere, Cæsar,</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Terrarumque velis curam et te maximus orbis</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Auctorem frugum tempestatumque potentem</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Accipiat, cingens materna tempora myrto ;</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">An deus immensi venias maris, ac tua nautæ</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule,</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Teque sibi generum Tethys emat omnibus undis ;</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Anne novum tardis sidus te mensibus addas,</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Qua locus Erigonen inter Chelasque sequentes</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Panditur : ipse tibi jam brachia contrahit ardens</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Scorpius, et cœli justa plus parte relinquit :</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Quidquid eris, (nam te nec sperent Tartara regem,</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido,</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Quamvis Elysios miretur Græcia campos,</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Nec repetita sequi curet Proserpina matrem),</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Da facilem cursum, atque audacibus annue cœptis,</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ignarosque viæ mecum miseratus agrestes,</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ingredere, et votis jam nunc assuesce vocari.</div> -</div> - -<p>Je lis ces vers, je subis cette forme, et quel est -son premier effet? J'oublie Auguste, j'oublie même -Virgile ; le lâche tyran et le chanteur lâche s'effacent ; -comme Horace tout à l'heure, le poëte -s'éclipse dans sa poésie ; j'entre en vision ; le prodigieux -ciel s'ouvre au-dessus de moi, j'y plonge, j'y -plane, je m'y précipite, je vois la région incorruptible -et inaccessible, l'immanence splendide, les -mystérieux astres, cette voie lactée, ce zodiaque amenant -chaque mois au zénith un archipel de soleils, -ce scorpion qui contracte ses bras énormes, la profondeur, -l'azur ; et, par l'idée, par ce que vous nommez -le fond, j'étais dans le petit, et par le style, -par ce que vous nommez la forme, me voilà dans -l'immense.</p> - -<p>Que dites-vous de vos distinctions, forme et fond?</p> - -<p>Il y a deux hommes dans cet homme, un courtisan -et un poëte ; le poëte esclave du courtisan, -hélas! comme l'âme de la bête dans la machine -humaine. Le courtisan a eu une idée vile, il l'a confiée -au poëte, l'aigle avec un ver de terre dans le bec -n'en vole pas moins au soleil, et de l'idée basse le -poëte a fait une page sublime.</p> - -<p>O sainteté involontaire de l'art! splendeur propre -à l'esprit de l'homme! Beauté du beau!</p> - -<p>Tous les développements qu'on donne à une -vérité convergent, et c'est pourquoi nous sommes -ramenés ici à une observation déjà faite à propos -d'Horace : il y a dans cette page superbe une surface -et un fond ; la surface, c'est ce que vous appelez -l'idée première, c'est la louange courtisane à -Auguste ; le fond, c'est la forme. Par la vertu du -grand style, la surface, la flatterie au maître, -immonde écorce du sublime, se brise et s'ouvre, et -par la déchirure, le fond étoilé de l'art, l'éternel -beau, apparaît.</p> - -<p>Idéal et Beauté sont identiques ; idéal correspond -à idée et beauté à forme ; donc idée et fond sont -congénères.</p> - -<p>Nous voici arrivés, la logique le voulant, à une -vérité presque dangereuse : l'art civilise par sa puissance -propre. L'œuvre, participant de l'influence -générale du beau, a une action indépendante, au -besoin, de la volonté de l'ouvrier et, même à travers -le vice de l'artiste, la vertu de l'art rayonne. La -Fontaine, immoral, civilise ; Horace, impur, civilise ; -Aristophane, inique et cynique, civilise.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>En réalité, si l'on veut s'élever, pour regarder -l'art, à cette hauteur qui résume tout et où les distinctions -comme les collines s'effacent, en réalité, il -n'y a ni fond ni forme. Il y a, et c'est là tout, le puissant -jaillissement de la pensée apportant l'expression -avec elle, le jet du bloc complet, bronze par la fournaise, -statue par le moule, l'éruption immédiate et -souveraine de l'idée armée du style. L'expression -sort comme l'idée, d'autorité ; non moins essentielle -que l'idée, elle fait avec elle sa rencontre mystérieuse -dans les profondeurs, l'idée s'incarne, l'expression -s'idéalise, et elles arrivent toutes les deux si pénétrées -l'une de l'autre que leur accouplement est -devenu adhérence. L'idée, c'est le style ; le style, -c'est l'idée. Essayez d'arracher le mot, c'est la pensée -que vous emportez. L'expression sur la pensée est -ce qu'il faut qu'elle soit, vêtement de lumière à ce -corps d'esprit. Le génie, dans cette gésine sacrée qui -est l'inspiration, pense le mot en même temps que -l'idée. De là ces profonds sens inhérents au mot ; de -là ce qu'on appelle le mot de génie.</p> - -<p>C'est une erreur de croire qu'une idée peut être -rendue de plusieurs façons différentes. Tout en maintenant, -bien entendu, au poëte souverain, le droit -magnifique de développement, cette haute faculté, qui -tient à l'habitation des sommets, de mettre en lumière -autour de la pensée centrale toutes les idées circonvoisines, -tout en maintenant cette faculté et ce droit, -qui sont l'essence même de la poésie, nous affirmons -ceci : une idée n'a qu'une expression. C'est cette -expression-là que le génie trouve. Comment la trouve-t-il? -d'en haut. Par le souffle. Parfois sans savoir -comment, mais toujours avec certitude. Instinct -d'aigle.</p> - -<p>Pour lui, créateur, l'idée avec l'expression, le fond -avec la forme, c'est l'unité. L'idée sans le mot serait -une abstraction ; le mot sans l'idée serait un bruit ; -leur jonction est leur vie. Le poëte ne peut les concevoir -distincts. L'Alphée idée et l'Aréthuse expression ; -l'Arve jaune et le Rhône bleu coulant côte à -côte des lieues entières sans se confondre ; non, certes, -rien de pareil. Il n'y a point, dans le miracle de -l'idée faite style, deux phénomènes, quelque chose -comme un embrassement de jumeaux, si étroit qu'il -soit. Non. C'est la fusion où la fonte n'a pas laissé -de veine, c'est le mélange à sa plus haute puissance, -c'est l'amalgame à ne plus reconnaître l'un de l'autre, -c'est l'intimité élevée à l'identité.</p> - -<p>Ceux qui tentent de défaire brin à brin cette torsion -divine, les vivisecteurs de la critique, n'ont même -pas la satisfaction que donne la table de dissection à -l'anatomiste ; voir des entrailles ici, de la cervelle là, -des éclaboussures de sang, une tête dans un panier ; -d'un côté le fond, de l'autre la forme. Point. Ils -arrivent tout de suite, s'ils sont de bonne foi et s'ils -ont le grand sens critique, à l'indivisible, à l'indissoluble, -au congénial, à l'absolu. Ils disent : fond et -forme sont le même fait de vie.</p> - -<p>Le beau est un.</p> - -<p>Le beau est âme.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch3">Tas de pierres<br /> -II</h3> - - -<p>La douleur est diverse comme l'homme. On -souffre comme on peut.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>On croit des autres ce qu'on ferait soi-même.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le bonheur n'avertit de rien.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le bœuf souffre, le char se plaint.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'orgueil est lion, l'égoïsme est tigre, la vanité -est chatte.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La vraie force est celle qui a pour devise : Rien -de force.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Qui n'est pas capable d'être pauvre n'est pas -capable d'être libre.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le mal. Défiez-vous de ceux qui s'en réjouissent -encore plus peut-être que de ceux qui le font.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>On dit de moi que je suis un homme bizarre et -que j'ai le goût du singulier. C'est vrai, toutes les -fois que je songe à ces mots : liberté, grandeur, -dignité, honneur, je préfère le singulier au pluriel.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Dans certains cas, il y a de la grandeur à se -laisser tromper et de la honte à se défier. Jaloux, -notez ceci : celui qui trompe a en remords tout ce -que celui qui est trompé a en confiance.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Je ne sais s'il ne faut pas aimer encore mieux -les énormités que les petitesses.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Beaucoup d'amis sont comme le cadran solaire : -ils ne marquent que les heures où le soleil vous -luit.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'éléphant n'est guère plus puissant contre la -fourmi que la fourmi contre l'éléphant.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>— Tu vois ce mur-là?</p> - -<p>— Oui, mon général.</p> - -<p>— De quelle couleur est-il?</p> - -<p>— Blanc, mon général.</p> - -<p>— Je te dis qu'il est noir. De quelle couleur est-il?</p> - -<p>— Noir, mon général.</p> - -<p>— Tu es un bon soldat.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Delatouche disait à Charles Nodier : — En 1830, -je crois avoir tué un Suisse. — Bien, lui dit Nodier, -mais croyez-vous que le Suisse croie avoir été tué?</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Eh mon Dieu! la beauté est diverse. Selon la -nature et selon l'art. Si c'est une femme, que la -chair soit du marbre, si c'est une statue, que le -marbre soit de la chair.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Les méchants envient et haïssent ; c'est leur manière -d'admirer.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'envie a l'éblouissement douloureux.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il y a des gens qui font des crimes pour faire -des affaires. Ils ont l'art étrange et hideux d'extraire -d'un tas de combinaisons atroces la fortune, la -bonne vie bourgeoise, tout le plat bien-être d'un -Prudhomme enrichi. Chose odieuse et bizarre! -prendre des charbons dans l'enfer pour se faire -cuire une soupe aux choux!</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le savant sait qu'il ignore.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>En poussant l'aiguille du cadran vous ne ferez -pas avancer l'heure.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Se laisser calomnier est une des forces de l'honnête -homme.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'homme de valeur qui reste modeste, c'est l'or -argenté.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'oisiveté est le plus lourd des accablements.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Plein d'ennui, c'est-à-dire vide.</p> - -<p>On dit quelquefois : Il s'est tué, ennuyé qu'il -était de vivre. Il faudrait dire plutôt : Il s'est tué, -ennuyé qu'il était de ne pas vivre.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Ne rien faire est le bonheur des enfants et le -malheur des vieillards.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'honnête homme cherche à se rendre utile, -l'intrigant à se rendre nécessaire.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Avant de s'agrandir au dehors, il faut s'affermir -au dedans.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Pour être parfaitement heureux il ne suffit pas -d'avoir le bonheur, il faut encore le mériter.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Croire, croître.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>On peut avoir des raisons de se plaindre et n'avoir -pas raison de se plaindre.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La sottise dit, la vérité fait.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'esprit d'une bête, c'est de ne pas être un sot.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La vertu a un voile, le vice a un masque.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Ne vous donnez pas pour but d'être quelque -chose, mais d'être quelqu'un.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>On voit les qualités de loin et les défauts de près.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Après avoir entendu les paroles, ne creusez pas -trop les consciences. Vous trouveriez souvent au -fond de la sévérité l'envie, au fond de l'indulgence -la corruption.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il y a du prévu dans la vertu, non dans l'héroïsme. -La vertu a une espèce de prosodie ; l'héroïsme est -tout de création immédiate et spontanée.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch4">Le Goût</h3> - - -<p>Nous n'avons, certes, nulle intention de nier ni -de chagriner le goût relatif, qui joue un rôle utile -dans les rhétoriques et les prosodies ; mais, sans -vouloir ôter son pain à M. Quicherat, on peut songer -à Eschyle et à Isaïe. Qu'il nous soit donc permis de -le dire, il y a un goût supérieur et absolu qui ne se -rédige pas en formules, et qui est tout à la fois la -loi latente et la loi patente de l'art. Ce goût-là, le -vrai, l'unique, est peu connu de ceux qui font profession -de l'enseigner.</p> - -<p>Ce goût-là, c'est le grand arcane. C'est ce goût -supérieur qui, à l'inexprimable stupeur de Vitruve, -augmente et diminue, selon on ne sait quelle progression -mystérieuse, dans la colonnade du Parthénon, -le diamètre des colonnes et l'espacement des -entre-colonnements ; grosse faute partout ailleurs, -beauté là. C'est ce goût supérieur qui, peu soucieux -d'être «sobre», consacre, à chaque instant, dans -l'<i>Iliade</i>, six, huit, dix vers à la description minutieuse -d'une blessure. C'est lui qui, effronté, fait mettre -Messaline toute nue par Juvénal. C'est lui qui, sentant -que la nef va s'écrouler, faisant de nécessité -vertu et tirant une beauté d'une infirmité, ajoute -aux cathédrales ces sublimes arcs-boutants, si stupidement -critiqués, lesquels semblent les arches -obliques d'un pont de la terre au ciel. C'est lui qui -conseille à Rubens d'ajouter, contrairement à toute -vraisemblance, convenons-en, au débarquement de -Marie de Médicis à Marseille, ces tritons soufflant -dans des buccins et ces naïades ruisselantes qui -mouillent le tableau. C'est lui qui, dans la <i>Pêche -miraculeuse</i> du Vatican, où Jésus n'est qu'au second -plan, met sur le premier plan des oies montrant -leur croupion signées Raphaël. C'est lui qui, au -milieu du <i>Printemps</i> de Jordaëns, où se dresse -debout une Ève qui est aussi une Hébé, asseoit le -satyre à terre, dirige étrangement ce regard sauvage, -et révèle par l'éclair de l'œil d'un faune le mystère -ineffable qui est dans la chair. C'est lui qui, dans le -plafond magnifique de Jules Romain, <i>la Descente -des chevaux du Soleil</i>, fait voir Apollon par-dessous, -montrant l'humanité de la divinité. C'est lui qui, -ayant à mettre Noé en bas-relief, sculpte audacieusement -le détail biblique en plein portail de Bourges. -C'est lui qui contourne de certains torses de Michel-Ange -selon une ligne impossible, arrivant à la sublimité -par le tourment. C'est lui qui fait faire à Priape -aux Esquilies ce que raconte Horace et qui, dans le -désert, fait manger à Ezéchiel ce que raconte l'Écriture.</p> - -<p>Le calembour quand il est d'Eschyle, la grimace -quand elle est de Goya, la bosse quand Ésope la -porte, le pou quand Murillo l'écrase, la puce quand -elle pique Voltaire, la mâchoire d'âne quand Samson -l'empoigne, l'hystérie quand le Cantique des Cantiques -l'empourpre et l'étale, Goton au lavoir quand -il plaît à Rembrandt de la nommer Suzanne au bain, -l'œil crevé quand c'est celui d'Œdipe, l'œil arraché -quand c'est celui de Glocester, la femme qui aboie -quand c'est Hécube, le ronflement quand il vient des -Euménides, le soufflet quand le Cid le venge, le crachat -quand Jésus le reçoit, les grossièretés quand -Homère les dit, les sauvageries quand Shakespeare les -fait, l'argot quand Villon le parle, la guenille quand -Irus la traîne, les coups de bâton quand Scapin les -donne, la charogne quand le vautour et Salvator -Rosa la rongent, le ventre quand Agrippine le -découvre, le lupanar quand Régnier nous y mène, -l'entremetteuse quand Plaute l'emploie, la seringue -quand elle poursuit Pourceaugnac, les latrines quand -Tacite y noie Néron et quand Rabelais en barbouille -la théocratie, font partie de ce goût suprême. La -carogne de Molière, la catin de Beaumarchais et la -putain de Shakespeare en sont.</p> - -<p>De certaines familiarités, des tutoiements altiers, -des insolences, si vous voulez, qui ne peuvent venir -que de la grandeur, ne se rencontrent que dans les -œuvres souveraines, et en sont le signe. Une fiente -d'aigle révèle un sommet.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Les rhétoriques ignorent assez habituellement la -valeur des mots qu'elles prononcent. <i>Sel attique. -Goût classique.</i> Cherchez le sel attique dans Aristophane ; -cherchez le goût classique dans Homère. -Homère ne se fait pas attendre ; dès le premier chant -de l'<i>Iliade</i>, les gros mots pleuvent. <i>Œil de chien! -Cœur de cerf!</i> C'est Achille qui parle à Agamemnon. -Quant à Aristophane, ouvrez seulement <i>Lysistrata</i>. -Est-ce donc que le goût manque à Aristophane? -Est-ce donc que le goût manque à Homère? -Le goût y est partout au contraire, mais le grand -goût, le goût incorruptible, manifestation du beau. -Il est dans ce qui choque, il est dans ce qui irrite, -invulnérable même dans la mêlée des mots orduriers -et obscènes, comme un dieu qu'il est. Lisez Plaute. -Lisez Horace. Être le beau, là est toute la question. -Selon que la beauté, cette lumière, est absente ou -présente, les mêmes mots font Vadé ignoble et Aristophane -splendide.</p> - -<p>Cependant, constatons-le, ou si l'on veut, avouons-le, -devant ce grand goût, aisément admis du lecteur, le -spectateur et l'auditeur se hérissent volontiers. Être -«académique», être «parlementaire», cela plaît -aux hommes réunis et enfermés. Démosthène et -Aristophane étaient souvent hués ; on leur faisait la -«guerre aux mots». De leur vivant, Shakespeare, -Molière et Beaumarchais étaient sifflés pour leurs -reliefs et leurs saillies. <i>Mauvais goût!</i> disait-on. Ceci -est une loi de tous les auditoires, sénats ou théâtres. -Une chose semble refusée aux hommes assemblés, -c'est l'imagination, immense don solitaire.</p> - -<p>Certains critiques — sont-ce des critiques? — prennent -des sens qui leur manquent pour des perfections -que n'a pas autrui. Quand Stendhal (le même -qui préférait les mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr -à Homère et qui tous les matins lisait une -page du Code pour s'enseigner les secrets du style), -quand Stendhal raille Chateaubriand pour cette belle -expression, d'un vague si précis : «la cime indéterminée -des forêts», l'honnête Stendhal n'a pas -conscience que le sentiment de la nature lui fait -défaut, et ressemble à un sourd qui, voyant chanter -la Malibran, s'écrierait : — Qu'est-ce que cette grimace?</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Ce goût supérieur, que nous venons, non de -définir, mais de caractériser, c'est la règle du génie, -inaccessible à tout ce qui n'est pas lui, hauteur qui -embrasse tout et reste vierge, Yungfrau.</p> - -<p>Il y a le goût d'en bas et le goût d'en haut. Le -goût selon l'abbé de Bernis et le goût selon Pindare. -L'admirable, c'est que, de rhétorique en rhétorique, -on est venu à qualifier le goût selon Bernis <i>bon goût</i> -et le goût selon Pindare <i>mauvais goût</i>.</p> - -<p>Ce grand goût, le goût d'en haut, n'est autre -chose que l'acception de chaque phénomène matériel -ou moral pris en soi avec ce droit d'ajouter qui fait -partie de la souveraineté intellectuelle ; c'est on ne -sait quel mélange de démesuré et de proportionné -qui reste exact même dans les plus prodigieux grossissements ; -c'est la volonté sévère du vrai qui conserve -à l'infusoire toute sa petitesse et au condor -toute son envergure ; c'est l'absolu qui exige de -chaque chose qu'elle ait sa réalité avant de l'introduire -dans l'idéal, toute fécondation étant à ce prix.</p> - -<p>Tout ce que nous venons d'énumérer (et bien -d'autres détails que nous pourrions rappeler) vous -déplaît dans les grandes œuvres de l'esprit humain. -Eh bien, ce qui vous choque, essayez de le retrancher, -et vous verrez. Le trou se fera. Où vous croirez -avoir ôté le défaut, apparaîtra la lacune, c'est-à-dire -le défaut vrai. Vous aurez changé l'Achille d'Homère -pour l'Achille de Racine. Mystère donc que ce goût -réfractaire aux règles et aux méthodes, et respectez-le. -Il n'a point de définition possible. Il a tous -les droits, ayant toutes les puissances.</p> - -<p>C'est lui qui, après avoir fait les dieux, sentant -qu'il faut une satisfaction de plus à l'infini, fait les -monstres. C'est ce souverain goût, omnipotent comme -le génie même dont il est le sens, qui partage l'orient -en deux, donnant à la moitié caucasienne pour -point de départ l'Idéal et à la moitié thibétaine pour -point de départ le Chimérique. De là deux poésies -immenses. Ici Apollon, là le Dragon. Le groupe du -Pythien, ce symbole de la création même, jette dans -l'esprit humain deux ombres, chacune à l'image de -l'une de ces deux figures, et, de cette ombre double -qui se bifurque, naissent dans l'art deux mondes. -Ces deux mondes appartiennent au goût suprême, et -marquent ses deux pôles. A l'une des extrémités de -ce goût il y a la Grèce, à l'autre la Chine.</p> - -<p>Ayons présente à l'esprit cette vaste variété une -de l'art, rendons-nous compte des tempéraments -mêlés aux génies, des climats mêlés aux tempéraments, -et des siècles mêlés aux climats, et en présence -des grandes œuvres, réfléchissons, et ne -voyons pas étourdiment un défaut là où il y a -souvent une marque inattendue de puissance. Je -conviens que de certaines beautés font ombre et -étonnent ; mais est-ce que le nuage n'est pas beau -quelquefois? Quand il étudie un génie, le penseur, -à l'arrivée d'un détail flottant, étrange et épars, -ne s'effare pas plus que d'un passage de fumée sur -le ciel.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Quand donc comprendra-t-on que les poëtes sont -des entités, que leurs facultés, combinées selon un -logarithme spécial pour chaque esprit, sont des -concordances, qu'au fond de tous ces êtres on sent -le même être, l'Inconnu, qu'il y a dans ces hommes -de l'élément, que ce qu'ils font ils ont à le faire, -<i>bien rugi, lion!</i> qu'ils sont nécessaires et climatériques, -qu'il vente, pleut et tonne dans leur œuvre -comme dans la nature, et qu'à de certains moments -la terre tremble dans leur génie?</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Certaines œuvres sont ce qu'on pourrait appeler -les excès du beau. Elles font plus qu'éclairer, elles -foudroient. Étant données les paresses et les lâchetés -de l'esprit humain, cette foudre est bonne.</p> - -<p>En ce sens, la littérature antique proteste contre -la «littérature classique» et, pour pratiquer le grand -art libre, les anciens sont d'accord avec les nouveaux.</p> - -<p>Un jour, Béranger, ce français coupé de gaulois, -ne sachant ni le latin ni le grec, le plus littéraire -des illettrés, vit un Homère sur la table de Jouffroy. -C'était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement -compliqué de résistance. Béranger, rencontrant -Homère, fut curieux. Un chansonnier, qui voit -passer un colosse, n'est pas fâché de lui taper sur -l'épaule. — Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger -à Jouffroy. Jouffroy contait qu'alors il ouvrit -l'<i>Iliade</i> au hasard, et se mit à lire à voix haute, traduisant -littéralement du grec en français. Béranger -écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et -s'écria : — Mais il n'y a pas ça! — Si fait, répondit -Jouffroy. Je traduis à la lettre. Jouffroy était précisément -tombé sur ces insultes d'Achille à Agamemnon -que nous citions tout à l'heure. Quand le -passage fut fini, Béranger, avec son sourire à deux -tranchants dont la moquerie restait indécise, dit : -«Homère est romantique!»</p> - -<p>Béranger croyait faire une niche ; une niche à -tout le monde, et particulièrement à Homère. Il -disait une vérité. <i>Romantique</i>, traduisez <i>primitif</i>.</p> - -<p>Ce que Béranger disait d'Homère, on peut le dire -d'Ezéchiel, on peut le dire de Plaute, on peut le dire -de Tertullien, on peut le dire du <i lang="es" xml:lang="es">Romancero</i>, on -peut le dire des <i lang="de" xml:lang="de">Niebelungen</i>.</p> - -<p>Ajoutons ceci : un génie primitif, ce n'est pas nécessairement -un esprit de ce que nous appelons à -tort les <i>temps primitifs</i>. C'est un esprit qui, en -quelque siècle que ce soit et à quelque civilisation -qu'il appartienne, jaillit directement de la nature -et de l'humanité. Quiconque boit à la grande -source, est primitif ; quiconque vous y fait boire est -primitif. Quiconque a l'âme et la donne est primitif. -Beaumarchais est primitif autant qu'Aristophane. -Diderot est primitif autant qu'Hésiode. -Figaro et le Neveu de Rameau sortent tout de suite -et sans transition du vaste fond humain. Il n'y a là -aucun reflet ; ce sont des créations immédiates ; c'est -de la vie prise dans la vie.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Cet aspect de la nature qu'on nomme société -inspire tout aussi bien les créations primitives -que cet autre aspect de la nature appelé barbarie. -Don Quichotte est aussi primitif qu'Ajax. L'un -défie les dieux, l'autre les moulins ; tous deux sont -hommes. Nature, humanité, voilà les eaux vives. -L'époque n'y fait rien. On peut être un esprit primitif -à une époque secondaire comme le seizième siècle, -témoin Rabelais, et à une époque tertiaire comme le -dix-septième, témoin Molière.</p> - -<p><i>Primitif</i> a la même portée qu'<i>original</i>, avec une -nuance de plus. Le poëte primitif, en communication -intime avec l'homme et la nature, ne relève de -personne. A quoi bon copier des livres, à quoi bon -copier des poëtes, à quoi bon copier des choses -faites, quand on est riche de l'énorme richesse du -possible, quand tout l'imaginable vous est livré, -quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos -des types, et qu'on se sent dans la poitrine la voix -qui peut crier <i lang="la" xml:lang="la">Fiat lux!</i></p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Le poëte primitif a des devanciers, mais pas de -guides. Ne vous laissez pas prendre aux illusions -d'optique, Virgile n'est point le guide de Dante ; -c'est Dante qui entraîne Virgile ; et où le mène-t-il? -chez Satan. C'est à peine si Virgile tout seul est capable -d'aller chez Pluton.</p> - -<p>Le poëte original est distinct du poëte primitif, en -ce qu'il peut avoir, lui, des guides et des modèles. -Le poëte original imite quelquefois ; le poëte primitif -jamais. La Fontaine est original, Cervantes est -primitif. A l'originalité, de certaines qualités de -style suffisent ; c'est l'idée mère qui fait l'écrivain -primitif. Hamilton est original, Apulée est primitif. -Tous les esprits primitifs sont originaux ; les esprits -originaux ne sont pas tous primitifs. Selon l'occasion, -le même poëte peut être tantôt original, tantôt -primitif. Molière, primitif dans le <i>Misanthrope</i>, n'est -qu'original dans <i>Amphitryon</i>.</p> - -<p>L'originalité a d'ailleurs, elle aussi, tous les -droits ; même le droit à une certaine petitesse, même -le droit à une certaine fausseté. Marivaux existe. -Il ne s'agit que de s'entendre, et nous n'excluons, -certes, aucun possible. La draperie est un goût, le -chiffon en est un autre.</p> - -<p>Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de -l'art? Non, dans les vaudevilles de Scribe. Oui, dans -les figurines de Clodion. Où la langue manque, Boileau -a raison, tout manque. Or la langue de l'art, -que Scribe ignore, Clodion la sait. Le bonnet de -Mimi Rosette peut avoir du style. Quand Coustou -chiffonne une faille sur la tête d'un sphinx qui est -une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la -chimère et vaut la tunique aux mille plis de la Cythérée -Anadyomène. En vérité, il n'y a point de -règles. Rien étant donné, pétrissez-y l'art, et voici -une ode d'Horace ou d'Anacréon.</p> - -<p>Une manière d'écrire qu'on a tout seul, un certain -pli magistralement imprimé à tout le style, une -façon à soi de toucher et de manier une idée, il n'en -faut pas plus pour faire des artistes souverains ; -témoin Horace.</p> - -<p>Cependant, insistons-y, le poëte qui voit dans -l'art plus que l'art, le poëte qui dans la poésie voit -l'homme, le poëte qui civilise à bon escient, le -poëte, maître parce qu'il est serviteur, c'est celui-là -que nous saluons. En toute chose, nous préférons -celui qui peut s'écrier : j'ai voulu!</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance -virtuelle et intrinsèque de la beauté, -même indifférente.</p> - -<p>Si d'aussi chétifs détails valaient la peine d'être -notés, ce serait peut-être ici le lieu de rappeler, -chemin faisant, les aberrations et les puérilités malsaines -d'une école de critique contemporaine, morte -aujourd'hui, et dont il ne reste plus un seul représentant, -le propre du faux étant de ne se point -recruter. Ce fut la mode dans cette école, qui a fleuri -un moment, d'attaquer ce que, dans un argot bizarre, -elle nommait «la forme». La forme, <i lang="la" xml:lang="la">forma</i>, la -beauté. Quel étrange mot d'ordre! Plus tard, ce fut -l'attaque à la grandeur. «Faire grand» devint un -défaut! Quand le beau est un tort, c'est le signe des -époques bourgeoises ; quand le grand est un crime, -c'est le signe des règnes petits.</p> - -<p>La logomachie était curieuse. Cette école avait -rendu ce décret : «Le style exclut la pensée. L'image -tue l'idée. Le beau est stérile. L'organe de la conception, -de la fécondation lui manque. Vénus ne peut -faire d'enfants.»</p> - -<p>Or, c'est le contraire qui est vrai. La beauté, -étant l'harmonie, est par cela même la fécondité. -La forme et le fond sont aussi indivisibles que la -chair et le sang. Le sang, c'est de la chair coulante ; -la forme, c'est le fond fluide, entrant dans tous les -mots et les empourprant. Pas de fond, pas de -forme. La forme est la résultante. S'il n'y a point de -fond, de quoi la forme est-elle la forme?</p> - -<p>Nous objectera-t-on que nous avons dit tout à -l'heure : <i>Rien</i> étant donné, etc… ; mais <i>Rien</i> n'avait -là qu'un sens relatif, et une bagatelle d'Horace, c'est -quelquefois le fond même de la vie humaine.</p> - -<p>Le beau est l'épanouissement du vrai (<i>la splendeur</i>, -a dit Platon). Fouillez les étymologies, arrivez -à la racine des vocables, <i>image</i> et <i>idée</i> sont le même -mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce -que vous nommez fond identité absolue, l'une étant -l'extérieur de l'autre, la forme étant le fond, rendu -visible.</p> - -<p>Si cette école du passé avait raison, si l'image -excluait l'idée, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, -qui ne parlent que par images, seraient vides. La -Bible qui, comme Bossuet le constate, est toute en -figures, serait creuse. Ces chefs-d'œuvre de l'esprit -humain seraient «de la forme». De pensée point. -Voilà où mène un faux point de départ.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>De loi en loi, de déduction en déduction, nous -arrivons à ceci : Carte blanche, coudées franches, -câbles coupés, portes toutes grandes ouvertes, allez. -Qu'est-ce que l'Océan? C'est une permission.</p> - -<p>Permission redoutable, sans nul doute. Permission -de se noyer, mais permission de découvrir un -monde.</p> - -<p>Aucun rumb de vent, aucune puissance, aucune -souveraineté, aucune latitude, aucune aventure, -aucune réussite, ne sont refusés au génie. La mer -donne permission à la nage, à la rame, à la voile, -à la vapeur, à l'aube, à l'hélice. L'atmosphère donne -permission aux ailes et aux aéroscaphes, aux condors -et aux hippogriffes. Le génie, c'est l'omni-faculté.</p> - -<p>En poésie, il procède par une continuité prodigieuse -d'Iliades, sans qu'on puisse imaginer où -s'arrêtera cette série d'Homères dont Rabelais et -Shakespeare font partie. En architecture, tantôt il -lui plaît de sublimer la cabane, et il fait le temple ; -tantôt il lui plaît d'humaniser la montagne, et, s'il -la veut simple, il fait la pyramide, et, s'il la veut -touffue, il fait la cathédrale ; aussi riche avec la -ligne droite qu'avec les mille angles brisés de la -forêt, également maître de la symétrie à laquelle il -ajoute l'immensité, et du chaos auquel il impose -l'équilibre.</p> - -<p>Quant au mystère, il en dispose. A un certain -moment sacré de l'année, prolongez vers le zénith -la ligne de Chéops, et vous arriverez, stupéfait, à -l'étoile du dragon ; regardez les flèches de Chartres, -d'Anvers, de Strasbourg, les portails d'Amiens et de -Reims, la nef de Cologne, et vous sentirez l'abîme. -Les initiés seuls, et les forts, savent quelle algèbre il -y a sous la musique ; le génie sait tout, et ce qu'il ne -sait pas, il le devine, et ce qu'il ne devine pas, il -l'invente, et ce qu'il n'invente pas, il le crée ; et il -invente vrai, et il crée viable. Il possède à fond la -mathématique de l'art ; il est à l'aise dans des confusions -d'astres et de ciels ; le nombre n'a rien à lui -enseigner ; il en extrait, avec la même facilité, le -binôme pour le calcul et le rhythme pour l'imagination ; -il a, dans sa boîte d'outils, employant le fer -où les autres n'ont que le plomb, et l'acier où les -autres n'ont que le fer, et le diamant où les autres -n'ont que l'acier, et l'étoile où les autres n'ont que -le diamant, il a la grande correction, la grande -régularité, la grande syntaxe, la grande méthode, et -nul comme lui n'a la manière de s'en servir. Et il -complique toute cette sagesse d'on ne sait quelle -folie divine, et c'est là le génie.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>C'est une chose profonde que la critique, et -défendue aux médiocres. Le grand critique est un -grand philosophe ; les enthousiasmes de l'art étudié -ne sont donnés qu'aux intelligences supérieures ; -savoir admirer est une haute puissance.</p> - -<p>Quiconque a le fécond souci des questions littéraires, -si inépuisables, puisqu'elles touchent au -logos même, quiconque creuse la métaphysique de -l'art, quiconque vit en familiarité avec les phénomènes -de l'esprit, est invinciblement amené à se -faire cette question surprenante qui entr'ouvre le -plus profond arcane de la poésie :</p> - -<p>Pourquoi les «parfaits» ne sont-ils pas les grands?</p> - -<p>Pourquoi Virgile est-il inférieur à Homère? -Pourquoi Anacréon est-il inférieur à Pindare? Pourquoi -Ménandre est-il inférieur à Aristophane? Pourquoi -Sophocle est-il inférieur à Eschyle? Pourquoi -Lysippe est-il inférieur à Phidias? Pourquoi David -est-il inférieur à Isaïe? Pourquoi Thucydide est-il -inférieur à Hérodote? Pourquoi Cicéron est-il inférieur -à Démosthène? Pourquoi Tite-Live est-il inférieur -à Tacite? Pourquoi Térence est-il inférieur à -Plaute? Pourquoi Pétrarque est-il inférieur à Dante? -Pourquoi Vignole est-il inférieur à Piranèse? Pourquoi -Van Dyck est-il inférieur à Rembrandt? Pourquoi -Boileau est-il inférieur à Régnier? Pourquoi -Racine est-il inférieur à Corneille? Pourquoi Raphaël -est-il inférieur à Michel-Ange?</p> - -<p>Ceci, nous le répétons, est une question profonde.</p> - -<p>Pourquoi tout le côté du dix-neuvième siècle -qu'admirent les rhétoriques n'est-il que néant devant -Molière? Pourquoi toute l'école puriste anglaise, -Pope, Dryden, Addison, etc., acharnée sur Shakespeare, -ne fait-elle que l'effet d'une mêlée de vermines -dans la crinière du lion?</p> - -<p>Pourquoi?</p> - -<p>C'est qu'il n'y a point de parfaits. La perfection -est affirmée, mais non prouvée. La perfection n'est -pas humaine.</p> - -<p>Il y a des grands.</p> - -<p>L'homme peut être grand.</p> - -<p>Si les grands ont l'excès, les parfaits ont le -défaut. <i lang="la" xml:lang="la">Deest aliquid.</i></p> - -<p>Or le défaut supprime la perfection et l'excès ne -supprime pas la grandeur. Loin de là, il la constate. -Le ciel est trop.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Racine, Boileau, Pope, Raphaël, Pétrarque, -Térence, Tite-Live, Cicéron, Thucydide, Anacréon, -Virgile représentent ce qu'on est convenu d'appeler -le goût.</p> - -<p>Quant à ceux-ci : Shakespeare, Molière, Corneille, -Michel-Ange, Dante, Tacite, Plaute, Aristophane, -Démosthène, Pindare, Isaïe, Eschyle, Homère, si -pour résumer tous ces noms, on cherche un mot, on -n'en trouve qu'un : Génie.</p> - -<p>Du reste, disons-le en passant, être employés à la -formation d'un goût scholastique purement local, se -prétendant catholique, c'est-à-dire universel, avec -autant de raison que le dogme romain, être choisis, -épluchés, expurgés et dépouillés pour la composition -d'une règle d'école, d'un procédé classique promulgué -une fois pour toutes, d'un code mathématique -de la poésie, d'un cahier d'expressions, d'une -formule d'inspiration ayant la mine bourrue d'une -pénalité, c'est là, certes, une injure que ne méritaient -pas d'illustres esprits tels qu'Anacréon, Virgile, -Horace, Térence, Cicéron et Pétrarque, très originaux, -en définitive.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>L'antagonisme supposé du goût et du génie est -une des niaiseries de l'école. Pas d'invention plus -grotesque que celle prise aux cheveux de la muse -par la muse. Uranie et Calliope en viennent aux -coiffes. Non, rien de tel dans l'art. Tout y est harmonie, -même la dissonance.</p> - -<p>Le goût, comme le génie, est essentiellement -divin. Le génie, c'est la conquête ; le goût, c'est le -choix. La griffe toute-puissante commence par tout -prendre, puis l'œil flamboyant fait le triage. Ce -triage dans la proie, c'est le goût. Chaque génie le -fait à sa guise. Les épiques mêmes diffèrent entre -eux d'humeur. Le triage d'Homère n'est pas le triage -de Rabelais. Quelquefois, ce que l'un rejette, l'autre -le garde. Ils savent tous les deux ce qu'ils font, mais -ils ne peuvent jurer de rien ni l'un ni l'autre, l'idéal -qui est l'infini est au-dessus d'eux, et il pourra fort -bien arriver un jour, si l'éclair héroïque et la -foudre cynique se mêlent, qu'un mot de Rabelais -devienne un mot d'Homère, et alors ce sera Cambronne -qui le prononcera.</p> - -<p>L'art a, comme la flamme, une puissance de -sublimation. Jetez dans l'art, comme dans la flamme, -les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, -l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences -à travers le prisme ou à travers la poésie, -vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra -le grand, et le mal deviendra le beau.</p> - -<p>Chose surprenante et ravissante à affirmer, le -mal entrera dans le beau et s'y transfigurera. Car le -beau n'est autre chose que la sainte lumière du bon.</p> - -<p>Dans le goût, comme dans le génie, il y a de -l'infini. Le goût, ce pourquoi mystérieux, cette raison -de chaque mot employé, cette préférence obscure et -souveraine, qui, au fond du cerveau, rend des lois -propres à chaque esprit, cette seconde conscience, -donnée aux seuls poëtes, et aussi lumineuse que -l'autre, cette intuition impérieuse de la limite invisible, -fait partie, comme l'inspiration même, de la -redoutable puissance inconnue. Tous les souffles -viennent de la bouche unique.</p> - -<p>Le génie et le goût ont une unité qui est l'absolu, -et une rencontre qui est la beauté.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch5">Tas de pierres<br /> -III</h3> - - -<p>Désormais, ceux de nos poëtes qui auront le -pressentiment de l'avenir réservé à notre langue, à -notre civilisation, à notre initiative, ne consulteront -plus seulement le génie français, mais le génie -européen.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le style, c'est le fond du sujet sans cesse appelé à -la surface.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La nature procède par contrastes.</p> - -<p>C'est par les oppositions qu'elle fait saillir les -objets. C'est par leurs contraires qu'elle fait sentir -les choses, le jour par la nuit, le chaud par le -froid, etc. ; toute clarté fait ombre. De là le relief, le -contour, la proportion, le rapport, la réalité. La -création, la vie, le destin, ne sont pour l'homme -qu'un immense clair-obscur.</p> - -<p>Le poëte, ce philosophe du concret et ce peintre -de l'abstrait, le poëte, ce penseur suprême, doit -faire comme la nature. Procéder par contrastes. Soit -qu'il peigne l'âme humaine, soit qu'il peigne le -monde extérieur, il doit opposer partout l'ombre à -la lumière, le vrai invisible au réel visible, l'esprit à -la matière, la matière à l'esprit ; rendre le tout, qui -est la création, sensible à la partie, qui est l'homme, -aussi bien par le choc brusque des différences que -par la rencontre harmonieuse des nuances. Cette -confrontation perpétuelle des choses avec leurs -contraires, pour la poésie comme pour la création, -c'est la vie.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Quand nous disons : c'est de la poésie, vous -dites : ce n'est que de la couleur. Pauvres gens! le -soleil aussi n'est qu'un coloriste.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il y a un rapport intime entre les langues et les -climats. Le soleil produit les voyelles comme il produit -les fleurs ; le nord se hérisse de consonnes -comme de glaces et de rochers. L'équilibre des -consonnes et des voyelles s'établit dans les langues -intermédiaires, lesquelles naissent des climats tempérés.</p> - -<p>C'est là une des causes de la domination de -l'idiome français. Un idiome du Nord, l'allemand, -par exemple, ne pourrait devenir la langue universelle ; -il contient trop de consonnes que ne pourraient -mâcher les molles bouches du Midi. Un idiome -méridional, l'italien, je suppose, ne pourrait non -plus s'adapter à toutes les nations ; ses nombreuses -voyelles, à peine soutenues dans l'intérieur des mots, -s'évanouiraient dans les rudes prononciations du -Nord. Le français, au contraire, appuyé sur les -consonnes sans en être hérissé, adouci par les -voyelles sans en être affadi, est composé de telle -sorte que toutes les langues humaines peuvent l'admettre. -Aussi ai-je pu dire, et puis-je répéter ici, -que ce n'est pas seulement la France qui parle français, -c'est la civilisation.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>En examinant la langue au point de vue musical, -et en réfléchissant à ces mystérieuses raisons des -choses que contiennent les étymologies des mots, on -arrive à ceci que chaque mot, pris en lui-même, est -comme un petit orchestre dans lequel la voyelle est -la voix, <i lang="la" xml:lang="la">vox</i>, et la consonne l'instrument, l'accompagnement, -<i lang="la" xml:lang="la">sonat cum</i>.</p> - -<p>Détail frappant et qui montre de quelle façon -vive une vérité une fois trouvée fait sortir de -l'ombre toutes les autres, la musique instrumentale -est propre aux pays à consonnes, c'est-à-dire au -Nord, et la musique vocale aux pays à voyelles, -c'est-à-dire au Midi. L'Allemagne, terre de l'harmonie, -a des symphonistes ; l'Italie, terre de la mélodie, -a des chanteurs. Ainsi, le Nord, la consonne, l'instrument, -l'harmonie ; quatre faits qui s'engendrent -logiquement et nécessairement l'un l'autre, et -auxquels répondent quatre autres faits parallèles : le -Midi, la voyelle, le chant, la mélodie.</p> - -<p>Que sort-il de la mer, de la forêt, de l'ouragan? -une harmonie. Et de l'oiseau? une mélodie.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>On n'est jamais trop concis. La concision est de -la moëlle. Il y a dans Tacite de l'obscurité sacrée.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Concision dans le style, précision dans la pensée, -décision dans la vie.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Accepter dans l'occasion le mot cru, rejeter le -mot sale. Éviter ces deux écueils : le mot impropre, -le mot malpropre.</p> - -<div class="star">*</div> -<p><i>Ruisselant de pierreries</i>, cette métaphore que j'ai -mise dans les <i>Orientales</i> a été immédiatement -adoptée. Aujourd'hui elle fait partie du style courant -et banal, à tel point que je suis tenté de l'effacer -des <i>Orientales</i>. Je me rappelle l'effet qu'elle fit sur -les peintres. Louis Boulanger, à qui je lus <i>Lazzara</i>, -en fit sur-le-champ un tableau.</p> - -<p>Cette vulgarisation immédiate est propre à toutes -les métaphores énergiques. Toutes les images vraies -et vives deviennent populaires en entrant dans la circulation -universelle. Ainsi : courir <i>ventre à terre</i>, -être <i>enflammé</i> de colère, rire à <i>ventre déboutonné</i>, -tirer <i>à boulet rouge</i> (médire), <i>être à couteaux tirés</i>, -<i>pendre ses jambes à son cou</i>, etc. ; autant d'admirables -métaphores autrefois ; autant de lieux communs -aujourd'hui.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">16 avril 1863.</p> - -<p>Je n'ai lu qu'aujourd'hui le travail de Lamartine -sur <i>les Misérables</i>. Cela pourrait s'appeler : <i>Essai -de morsure par un cygne</i>.</p> - -<hr class="big" /> -<p>La prose et le vers ne sont que des matières dont -se sert le poëte, fondeur et ciseleur, pour faire les -figures de ses idées. Le vers, c'est le marbre ; la -prose, c'est l'airain.</p> - -<p>Matières admirables, cire pour l'artiste créateur, -granit pour la postérité ; aussi précieuses d'ailleurs -l'une que l'autre devant la pensée ; le métal de -Corinthe vaut la pierre de Carrare. Tacite vaut -Virgile.</p> - -<p>Cependant le vers a plus de chance de durée que -la prose, parce qu'il se vulgarise plus difficilement et -qu'il ne se dissout jamais en monnaie. On ne peut -faire des sous avec une figure de marbre ; on en peut -faire avec une statue de bronze.</p> - -<p>Il y a des sujets qui peuvent être indifféremment -traités en prose ou en vers, taillés dans le bloc ou -coulés dans la fournaise. Ce sont ceux où se mélangent -dans une proportion quelconque l'humain et le divin, -l'idéal et le réel. Il y a d'autres idées qui exigent -impérieusement le marbre blanc, transparent et -rêveur du vers. La beauté pure veut le vers. Une -Vénus en bronze serait une négresse.</p> - -<p>La poésie dramatique admet la prose ; la poésie -lyrique l'exclut.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Le théâtre est le point frontière de la civilisation -et de l'art ; c'est le lieu d'intersection de la société -des hommes avec ses vices, ses préjugés, ses aveuglements, -ses tendances, ses instincts, son autorité, -ses lois et ses mœurs, et de la pensée humaine avec -ses libertés, ses fantaisies, ses aspirations, son magnétisme, -ses entraînements et ses enseignements.</p> - -<p>Au théâtre, le poëte et la multitude se regardent ; -quelquefois ils se touchent, quelquefois ils s'affrontent, -quelquefois ils se mêlent : mélange fécond. D'un -côté une foule, de l'autre un esprit. Ce quelque chose -de la foule qui entre dans un esprit, ce quelque chose -d'un esprit qui entre dans la foule, c'est l'art dramatique -tout entier.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Génie lyrique : être soi. Génie dramatique : être -les autres.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Poëtes dramatiques, mettez plutôt les hommes -historiques que les faits historiques sur la scène. -Vous êtes souvent forcés de faire les événements -faux, vous pouvez toujours faire les hommes vrais. -Écrivez le drame, non suivant, mais selon l'histoire.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>De braves gens vomissent sur Shakespeare. On -vomit bien sur l'Océan. Au fait, le haut drame est -comme la haute mer : il fait frissonner de joie les -uns et soulève la nausée des autres ; il a l'odeur et -le roulis de l'abîme ; il vous donne le mal de mer. -Qu'est-ce que cela prouve contre le drame et contre -l'Océan?</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il n'y a pas de monologue dans le rôle de Tartuffe ; -Iago est tout en monologues. Et puis, faites -des théories!</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Scénario de <i>Bérénice</i> :</p> - - -<p class="cc small">ACTE I</p> - -<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Titus.</i></p> - -<p class="cc small">ACTE II</p> - -<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Reginam Berenicem.</i></p> - -<p class="cc small">ACTE III</p> - -<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Invitus.</i></p> - -<p class="cc small">ACTE IV</p> - -<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Invitam.</i></p> - -<p class="cc small">ACTE V</p> - -<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Dimisit.</i></p> - - -<div class="star">*</div> -<p>Il y a toujours dans les œuvres de l'esprit, surtout -dans celles qui exigent un certain arrangement -et une certaine construction, les poëmes dramatiques -par exemple, des parties qui sont destinées à vieillir -et qui vieillissent. Ce sont ces formes, toujours passagères -et nécessairement un peu convenues, qui -tiennent plus particulièrement au goût régnant, à la -mode du jour, à l'esprit du temps, influences utiles -qui datent une œuvre, et auxquelles le vrai génie ne -peut, ni ne doit, ni ne veut se dérober entièrement.</p> - -<p>On peut donc dire de toutes les productions de -l'esprit humain, même des plus sublimes, qu'elles -<i>vieillissent</i>. Seulement, quand il n'y a dans un -ouvrage ni style, ni pensée, cela devient vieux ; -quand il y a poésie, philosophie, beau langage, -observation de l'homme, étude de la nature, inspiration -et grandeur, cela devient antique.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le théâtre n'est pas le pays du réel : il y a des -arbres de carton, des palais de toile, un ciel de haillons, -des diamants de verre, de l'or clinquant, du -fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil -qui sort de dessous terre.</p> - -<p>Le théâtre est le pays du vrai : il y a des cœurs -humains sur la scène, des cœurs humains dans la -coulisse, des cœurs humains dans la salle.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch6">Les grands hommes</h3> - - - - -<h4 id="ch6p1">I<br /> -Le jubilé de Shakespeare</h4> - -<p class="c small"> — AVRIL 1864 —</p> - - -<p>La tombe finit toujours par avoir raison. Tout -récemment, une occasion s'est offerte de prononcer -sur Shakespeare le verdict suprême et de liquider le -passé : la date illustre de la naissance du poëte de -Stratford, le 23 avril, est revenue pour la trois centième -fois.</p> - -<p>Au bout de trois cents ans, le genre humain a -quelque chose à dire à un esprit longtemps insulté. -Il a semblé que Shakespeare se présentait au seuil -de la France ; Paris s'est levé, les poëtes, les artistes, -les historiens ont tendu la main à ce fantôme, autour -duquel les poëtes apercevaient Hamlet, les artistes -Prospero, et les historiens Jules César ; le sauvage -ivre, l'arlequin barbare, le Gilles Shakespeare est -apparu, et l'on n'a vu que de la lumière ; la moquerie -de deux siècles s'est achevée en éblouissement, et -la France a dit : Sois le bien venu, génie! La gloire -a pris acte.</p> - -<p>On a senti dans l'ombre quelque chose comme -l'adhésion de nos morts augustes ; on a cru voir -Molière sourire, on a cru voir Corneille saluer. Des -vieilles haines, des vieilles injustices, rien, pas une -protestation, pas un murmure, enthousiasme unanime ; -et, à cette heure, les appréciateurs définitifs -du fond des choses, ceux qui doublent leur aversion -des despotes d'amour pour les intelligences, -ceux qui, voulant que justice soit faite, veulent aussi -que justice soit rendue, les contemplateurs, les -solitaires pensifs occupés de l'idéal, les songeurs, -admirent, émus, l'apaisement qui s'est fait autour de -cette majestueuse entrée.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Shakespeare, c'est le sauvage ivre? Oui, sauvage! -c'est l'habitant de la forêt vierge ; oui, ivre! c'est le -buveur d'idéal. C'est le géant sous les branchages -immenses ; c'est celui qui tient la grande coupe d'or -et qui a dans les yeux la flamme de toute cette lumière -qu'il boit. Shakespeare, comme Eschyle, comme Job, -comme Isaïe, est un de ces omnipotents de la pensée -et de la poésie, qui, adéquats, pour ainsi dire, au -Tout mystérieux, ont la profondeur même de la -création, et qui, comme la création, traduisent et -trahissent extérieurement cette profondeur par une -profusion de formes et d'images, jetant au dehors les -ténèbres en fleurs, en feuillages et en sources vives.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Ces hommes ont l'originalité, c'est-à-dire l'immense -don du point de départ personnel. De là leur -toute-puissance.</p> - -<p>Virgile part d'Homère ; observez la dégradation -croissante des reflets : Racine part de Virgile, Voltaire -part de Racine, Chénier (Marie-Joseph) part de -Voltaire, Luce de Lancival part de Chénier, Zéro part -de Luce de Lancival. De lune en lune on arrive à -l'effacement. La progression décroissante est le plus -dangereux des engrenages. Qui s'y engage est perdu. -Nul laminoir ne produit un tel aplatissement.</p> - -<p>Exemple : regardez Hector à son point de départ -dans Homère, et voyez-le, dans Luce de Lancival, à -son point d'arrivée.</p> - -<p>La progression décroissante a été nommée en -France école classique.</p> - -<p>De là une littérature aux pâles couleurs.</p> - -<p>Vers 1804, la poésie toussait.</p> - -<p>Au commencement de ce siècle, sous l'empire -qui a fini à Waterloo, cette littérature a dit son dernier -mot. A cette époque elle est arrivée à sa perfection. -Nos pères ont vu son apogée, c'est-à-dire son -agonie.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Les esprits originaux, les poëtes directs et immédiats, -n'ont jamais de ces chloroses ; la pâleur -maladive de l'imitation leur est inconnue. Ils n'ont -pas dans les veines la poésie d'autrui. Leur sang est -à eux. Pour eux, produire est un mode de vivre. Ils -créent parce qu'ils sont. Ils respirent, et voilà un -chef-d'œuvre.</p> - -<p>L'identité de leur style avec eux-mêmes est entière. -Pour le vrai critique, qui est un chimiste, leur -total se condense dans le moindre détail. Ce mot, -c'est Eschyle ; ce mot, c'est Juvénal ; ce mot, c'est -Dante. <i lang="en" xml:lang="en">Unsex</i>… toute lady Macbeth est dans ce mot, -propre à Shakespeare. Pas une idée dans le poëte, -comme pas une feuille dans l'arbre qui n'ait en lui -sa racine. On ne voit pas l'origine ; cela est sous -terre, mais cela est. L'idée sort du cerveau exprimée, -c'est-à-dire amalgamée avec le verbe, analysable, -mais concrète, mélangée du siècle et du poëte, -simple en apparence, composite en réalité. Sortie -ainsi de la source profonde, chaque idée du poëte, une -avec le mot, résume dans son microcosme l'élément -entier du poëte. Une goutte, c'est toute l'eau. De -sorte que chaque détail de style, chaque terme, -chaque vocable, chaque acception, chaque extension, -chaque construction, chaque tournure, souvent la -ponctuation même, est métaphysique.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Le mot, nous l'avons dit ailleurs, est la chair -de l'idée, mais cette chair vit. Si, comme la vieille -école de critique qui séparait le fond de la forme, -vous séparez le mot de l'idée, c'est de la mort que -vous faites. Comme dans la mort, l'idée, c'est-à-dire -l'âme, disparaît. Votre guerre au mot est l'attaque à -l'idée. Le style indivisible caractérise l'écrivain suprême. -L'écrivain comme Tacite, le poëte comme -Shakespeare, met son organisation, son intuition, sa -passion, son acquis, sa souffrance, son illusion, sa -destinée, son entité, dans chaque ligne de son livre, -dans chaque soupir de son poëme, dans chaque cri -de son drame. Le parti-pris impérieux de la conscience -et on ne sait quoi d'absolu qui ressemble au -devoir, se manifeste dans le style. Écrire, c'est faire ; -l'écrivain commet une action. L'idée exprimée est -une responsabilité acceptée. C'est pourquoi l'écrivain -est intime avec le style. Il ne livre rien au -hasard. Responsabilité entraîne solidarité.</p> - -<p>Le détail s'ajuste à l'ensemble et est lui-même -un ensemble. Tout est compréhensif. Tel mot est -une larme, tel mot est une fleur, tel mot est un -éclair, tel mot est une ordure. Et la larme brûle, et -la fleur songe, et l'éclair rit, et l'ordure illumine. -Fumier et sublimité s'accouplent ; tout un poëme -le prouve : Job.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Les chefs-d'œuvre sont des formations mystérieuses ; -l'infini s'y sécrète çà et là ; telle expression -qui vous étonne est au milieu de toutes ces émotions -humaines, de toutes ces palpitations réelles, de tout -ce pathétique vivant, un brusque épanouissement -de l'inconnu. Le style a quelque chose de préexistant. -Il reste toujours de son espèce. Il jaillit de tout -l'écrivain, de la racine de ses cheveux aussi bien -que des profondeurs de son intelligence. Tout le -génie, son côté terrestre comme son côté cosmique, -son humanité comme sa divinité, le poëte comme -le prophète, sont dans le style. Le style est âme -et sang ; il provient de ce lieu profond de l'homme -où l'organisme aime ; le style est entrailles.</p> - -<p>Il est incontestablement fatal, et en même temps -rien n'est plus libre. C'est là son prodige. Aucune -entrave, aucune gêne, aucune frontière. Il est impossible -de ne pas sourire quand on entend parler, par -exemple, des difficultés de la rime ; pourquoi pas -aussi des empêchements de la syntaxe? Ces prétendues -difficultés sont les formes nécessaires du langage, soit -en vers, soit en prose, s'engendrant d'elles-mêmes, -et sans combinaison préalable. Elles ont leurs analogues -dans les faits extérieurs ; l'écho est la rime de -la nature.</p> - -<p>Nous connaissons un poëte qui de sa vie n'a ouvert -Richelet, qui, enfant, a composé des vers, d'abord -informes, puis de moins en moins inexacts, puis -enfin corrects, qui a trouvé, pas à pas, tout seul, -l'une après l'autre, toutes les lois, la césure, la rime -féminine alternée, etc., et duquel la prosodie est -sortie toute faite, instinctivement.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Le style a une chaîne, l'idiosyncrasie, ce cordon -ombilical dont nous parlions tout à l'heure, qui le -rattache à l'écrivain. A cette attache près, qui est sa -source de vie, il est libre. Il traverse en pleine liberté -tous les alambics de la grammaire. Il est essentiel ; -son principe, qui est l'écrivain même, lui est -incorporé, et il n'en perd pas un atome dans tous les -appareils de filtrage d'où il sort phrase pour la prose -ou vers pour la poésie.</p> - -<p>Dans l'intérieur même du rhythme général, qu'il -accepte, il a son rhythme à lui, qu'il impose. De -là, au point de vue absolu, cette surprenante élasticité -du style, pouvant tout enserrer, depuis le -subtil chaste jusqu'à l'obscène sublime, depuis Pétrarque -jusqu'à Rabelais.</p> - -<p>Quelquefois Pétrarque et Rabelais sont dans le -même homme, la gamme du style va de Roméo à -Falstaff ; l'univers tient dans l'intervalle, les hommes, -les anges, les fées ; la fosse apparaît ayant à l'une -de ses extrémités son travailleur et à l'autre son -habitant, le fossoyeur et le spectre ; la nuit, cynique, -montre autre chose que sa face, <i lang="en" xml:lang="en">buttock of the night</i> ; -la sorcière se dresse, euménide canaille, caricature -dessinée sur la vague muraille du rêve avec le -charbon de l'enfer, et, penché sur ce monde voulu -par lui, contemplant sa préméditation, le vaste poëte -regarde, écoute, ajoute, sanglote, ricane, aime et -songe.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Shakespeare, comme Eschyle, a la prodigalité de -l'insondable. L'insondable, c'est l'inépuisable. Plus -la pensée est profonde, plus l'expression est vivante. -La couleur sort de la noirceur. La vie de l'abîme est -inouïe ; le feu central fait le volcan, le volcan produit -la lave, la lave engendre l'oxyde, l'oxyde cherche, -rencontre et féconde la racine, la racine crée la -fleur ; de sorte que la rose vient de la flamme. De -même l'image vient de l'idée. Le travail de l'abîme -se fait dans le cerveau du génie. L'idée, abstraction -dans le poëte, est éblouissement et réalité dans le -poëme. Quelle ombre que le dedans de la terre! Quel -fourmillement que la surface! Sans cette ombre, -vous n'auriez pas ce fourmillement. Cette végétation -d'images et de formes a des racines dans tous les -mystères. Ces fleurs prouvent la profondeur.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Shakespeare, comme tous les poëtes de cet ordre, -a la personnalité absolue. Il a une façon à lui d'imaginer, -une façon à lui de créer, une façon à lui de -produire. Imagination, création, production, trois -phénomènes concentriques amalgamés dans le génie. -Le génie est la sphère de ces rayonnements. L'imagination -invente, la création organise, la production -réalise. La production, c'est l'entrée de la matière -dans l'idée, lui donnant corps, la rendant palpable et -visible, la dotant de la forme, du son et de la couleur, -lui fabriquant une bouche pour parler, des -pieds pour marcher et des ailes pour s'envoler, en -un mot, faisant l'idée extérieure au poëte en même -temps qu'elle lui reste intérieure et adhérente par -l'idiosyncrasie, ce cordon ombilical qui rattache les -créations au créateur.</p> - -<p>Chez tous les grands poëtes, le phénomène de -l'inspiration est le même, mais la diversité des appareils -cérébraux le varie à l'infini.</p> - -<p>L'idée jaillit du cerveau : conception ; l'idée se -fait type : gestation ; le type se fait homme : enfantement ; -l'homme se fait passion et action : œuvre.</p> - -<p>L'idée dans le type, le type dans l'homme, -l'homme dans l'action, tel est, chez Shakespeare, -comme chez Eschyle, comme chez Plaute, comme -chez Cervantes, le phénomène, lequel se résume en -cette concrétion : la vie dans le drame.</p> - -<p>Tout est voulu dans le chef-d'œuvre. Shakespeare -veut son sujet, celui-là et pas un autre, Shakespeare -veut son développement, Shakespeare veut ses personnages, -Shakespeare veut ses passions, Shakespeare -veut sa philosophie, Shakespeare veut son -action, Shakespeare veut son style, Shakespeare veut -son humanité. Il la crée ressemblante à l'humanité — et -à lui. De face, c'est l'Homme ; de profil, c'est Shakespeare. -Changez le nom, mettez Aristophane, mettez -Molière, mettez Beaumarchais, la formule reste vraie.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h4 id="ch6p2">II<br /> -La Fontaine</h4> - - -<p>La Fontaine vit de la vie contemplative et visionnaire -jusqu'à s'oublier lui-même et se perdre dans -le grand tout. On peut presque dire qu'il végète -plutôt qu'il ne vit. Il est là, dans le taillis, dans la -clairière, le pied dans les mousses, la tête sous les -feuilles, l'esprit dans le mystère, absorbé dans l'ensemble -de ce qui est, identifié à la solitude. Il rêve, -il regarde, il écoute, il scrute le nid d'oiseau, il -observe le brin d'herbe, il épie le trou de taupes, il -entend les langages inconnus du loup, du renard, de -la belette, de la fourmi, du moucheron. Il n'existe -plus pour lui-même ; il n'a plus conscience de son -être à part, son moi s'efface. Il était là ce matin, il -sera là ce soir ; comme ce frêne, comme ce bouleau. -Un nuage passe, il ne le voit pas ; une pluie tombe, -il ne la sent pas. Ses pieds ont pris racine parmi les -racines de la forêt ; la grande sève universelle les -traverse et lui monte au cerveau, et presque à son -insu y devient pensée comme elle devient gland dans -le chêne et mûre dans la ronce. Il la sent monter ; il -se sent vivre de cette grande vie égale et forte ; il -entre en communication avec la nature ; il est en -équilibre avec la création. Et que fait-il? Il travaille. -Il travaille comme la création même, du travail direct -de Dieu. Il fait sa fleur et son fruit, fable et moralité, -poésie et philosophie ; poésie étrange composée de -tous les sens que la nature présente au rêveur, -étrange philosophie qui sort des choses pour aller -aux hommes.</p> - -<p>La Fontaine, c'est un arbre de plus dans le bois, -le fablier.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h4 id="ch6p3">III<br /> -Voltaire</h4> - - -<p>Voltaire n'est précisément ni un grand poëte, ni -un grand philosophe. C'est un grand représentant -de tout.</p> - -<p>Voltaire a fait dans son temps la fonction de -toutes les tribunes et de toutes les presses du nôtre. -Il a été le journaliste, l'avocat et le député perpétuel -de son époque. Sa grandeur est d'avoir été le magasin -d'idées de tout un siècle.</p> - -<p>Toutes les fois qu'un homme est dans des conditions -d'intelligence telles que tous ses contemporains -viennent à lui comme à un réservoir, comme à une -source, les grands et les petits, les princes et les -goujats, l'un avec son amphore, l'autre avec sa -cruche, l'autre avec sa marmite, chacun avec le cerveau -qu'il a, cet homme est grand. Critiquez, analysez, -blâmez, raillez à votre aise, indignez-vous, -déclarez chose trouble, mêlée et impure ce dont il a -rempli tous ces vases, toutes ces têtes, n'importe, -cet homme est grand. Vous pourrez avoir raison -contre lui dans le détail ; à coup sûr il a raison -contre vous dans l'ensemble.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h4 id="ch6p4">IV<br /> -Beaumarchais</h4> - - -<p>Une des choses qui me charment et m'étonnent -le plus dans Beaumarchais, c'est que son esprit ait -conservé tant de grâce en étalant tant d'impudeur. -J'avoue, quant à moi, qu'il m'agrée plutôt par la -grâce que par l'impudeur, quoique cette impudeur, -mêlée aux premières hardiesses d'une révolution -commençante, ressemble parfois à l'effronterie magistrale -et formidable du génie. Au point de vue -historique, Beaumarchais est cynique comme Mirabeau ; -au point de vue littéraire, il est cynique -comme Aristophane.</p> - -<p>Mais, je le répète, quoi qu'il y ait de puissance, -et même de beauté, dans l'impudeur de Beaumarchais, -je préfère sa grâce. En d'autres termes, j'admire -Figaro, mais j'aime Suzanne.</p> - -<p>Et d'abord Suzanne, quel nom spirituel! quel -nom bien trouvé! quel nom bien choisi! J'ai -toujours su particulièrement gré à Beaumarchais de -l'invention de ce nom. Et je me sers à dessein de -ce mot, <i>invention</i>. On ne remarque pas assez que -le poëte de génie seul sait superposer à ses créations -des noms qui leur ressemblent et qui les expriment. -Un nom doit être une figure. Le poëte qui ne sait -pas cela ne sait rien.</p> - -<p>Suzanne donc, Suzanne me plaît. Voyez comme -ce nom se décompose bien. Il a trois aspects : Suzanne, -Suzette, Suzon.</p> - -<p>Suzanne, c'est la belle au cou de cygne, aux bras -nus, aux dents étincelantes, peut-être fille, peut-être -femme, on ne sait pas au juste, un peu soubrette, -un peu maîtresse, ravissante créature encore arrêtée -au seuil de la vie, tantôt hardie, tantôt timide, qui -fait rougir un comte et qu'un page fait rougir. -Suzette, c'est la jolie espiègle qui va, qui vient, qui -rêve, qui écoute, qui attend, qui hoche sa tête -comme l'oiseau, qui ouvre sa pensée comme la fleur -son calice, la fiancée à la guimpe blanche, l'ingénue -pleine d'esprit, l'innocente pleine de curiosité. Suzon, -c'est la bonne enfant, le franc regard, la franche -parole, le beau front insolent, la belle gorge -découverte, qui ne craint pas un vieillard, qui -ne craint pas un homme, qui ne craint pas même -un adolescent, qui est si gaie qu'on devine qu'elle a -souffert, qui est si indifférente qu'on devine qu'elle -a aimé. Suzette n'a pas d'amant, Suzanne en a un, -Suzon en a deux. Qui sait? trois peut-être. Suzette -soupire, Suzanne sourit, Suzon rit aux éclats. Suzette -est charmante, Suzanne est séduisante, Suzon est -appétissante. Suzette est tout près de l'ange, Suzon -est tout près du diable ; Suzanne est entre les deux.</p> - -<p>Que cela est beau! que cela est joli! que cela -est profond! Dans cette femme il y a trois femmes -et dans ces trois femmes il y a toute la femme. -Suzanne est plus qu'un personnage, c'est une trilogie.</p> - -<p>Quand Beaumarchais le poëte a besoin d'éveiller -l'une des trois idées qui sont dans sa création, il -emploie un de ces trois noms, et, selon qu'on l'appelle -Suzette, Suzanne ou Suzon, la belle fille que -les spectateurs ont sous les yeux se modifie à l'instant -même comme sous la baguette d'un magicien, -comme sous un rayon de lumière inattendu, et lui -apparaît colorée ainsi que l'a voulu le poëte.</p> - -<p>Voilà ce que c'est qu'un nom bien choisi.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h4 id="ch6p5">V<br /> -Du génie</h4> - - -<p>Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le -temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, -vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le -journal officiel de la préfecture ou la feuille d'affiches -du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu -bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre -pensée semble ne plus être à vous, votre distraction -s'est dissipée, une sorte d'absorption, presque une -sujétion, lui succède, vous n'êtes plus maître de -vous lever et de vous en aller. Quelqu'un vous tient. -Qui donc? ce livre.</p> - -<p>Un livre est quelqu'un. Ne vous y fiez pas.</p> - -<p>Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces -lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; -elles se combinent, se composent, se décomposent, -entrent l'une dans l'autre, pivotent l'une sur l'autre, -se dévident, se nouent, s'accouplent, travaillent. -Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle -ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont -un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne -vous lâchera qu'après avoir donné une façon à votre -esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout -à fait transformés. Homère et la Bible font de ces -miracles. Les plus fiers esprits, et les plus fins, et -les plus délicats, et les plus simples, et les plus -grands subissent ce charme. Shakespeare était grisé -par Belleforest. La Fontaine allait partout criant : -Avez-vous lu Baruch? Corneille, plus grand que -Lucain, est fasciné par Lucain. Dante est ébloui de -Virgile, moindre que lui.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Entre tous, les grands livres sont irrésistibles. On -peut ne pas se laisser faire par eux, on peut lire le -Koran sans devenir musulman, on peut lire les Védas -sans devenir fakir, on peut lire Zadig sans devenir -voltairien, mais on ne peut point ne pas les admirer. -Là est leur force. <i>Je te salue et je te combats, parce -que tu es roi</i>, disait un grec à Xercès.</p> - -<p>On admire près de soi. L'admiration des médiocres -caractérise les envieux. L'admiration des grands -poëtes est le signe des grands critiques. Pour découvrir -au delà de tous les horizons les hauteurs absolues, -il faut être soi-même sur une hauteur.</p> - -<p>Ce que nous disons là est tellement vrai qu'il est -impossible d'admirer un chef-d'œuvre sans éprouver -en même temps une certaine estime de soi. On se -sait gré de comprendre cela. Il y a dans l'admiration -on ne sait quoi de fortifiant qui dignifie et -grandit l'intelligence. L'enthousiasme est un cordial. -Comprendre c'est approcher. Ouvrir un beau livre, -s'y plaire, s'y plonger, s'y perdre, y croire, quelle -fête! On a toutes les surprises de l'inattendu dans -le vrai. Des révélations d'idéal se succèdent coup -sur coup.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Mais qu'est-ce donc que le beau?</p> - -<p>Ne définissez pas, ne discutez pas, ne raisonnez -pas, ne coupez pas un fil en quatre, ne cherchez pas -midi à quatorze heures, ne soyez pas votre propre -ennemi à force d'hésitation, de raideur et de scrupule. -Quoi de plus bête qu'un pédant? Allez devant -vous, dites-vous que Dieu est inépuisable, dites-vous -que l'art est illimité, dites-vous que la poésie -ne tient dans aucun art poétique, pas plus que la -mer dans aucun vase, cruche ou amphore ; soyez tout -bonnement un honnête homme ayant la grandeur -d'admirer, laissez-vous prendre par le poëte, ne -chicanez pas la coupe sur l'ivresse, buvez, acceptez, -sentez, comprenez, voyez, vivez, croissez!</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>L'éclair de l'immense, quelque chose qui resplendit -et qui est brusquement surhumain, voilà le -génie. De certains coups d'aile suprêmes. Vous tenez -le livre, vous l'avez sous les yeux, tout à coup il -semble que la page se déchire du haut en bas comme -le voile du temple. Par ce trou, l'infini apparaît. Une -strophe suffit, un vers suffit, un mot suffit. Le sommet -est atteint. Tout est dit. Lisez Ugolin, Françoise -dans le tourbillon, Achille insultant Agamemnon, -Prométhée enchaîné, les Sept chefs devant Thèbes, -Hamlet dans le cimetière, Job sur son fumier. Fermez -le livre maintenant. Songez. Vous avez vu les étoiles.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Il y a de certains hommes mystérieux qui ne -peuvent faire autrement que d'être grands. Les bons -badauds qui composent la grosse foule et le petit -public, et qu'il faut se garder de confondre avec le -peuple, leur en veulent presque à cause de cela. -Les nains blâment le colosse. Sa grandeur c'est sa -faute. Qu'est-ce qu'il a donc, celui-là, à être grand? -S'appeler Michel Cervantes, François Rabelais ou -Pierre Corneille, ne pas être le premier grimaud -venu, exister à part, jeter toute cette ombre et tenir -toute cette place ; que tel mandarin, que tel doctrinaire -fameux, grand personnage pourtant, ne vous -vienne pas à la hanche, qu'est-ce que cela veut dire? -Cela ne se fait pas. C'est insupportable.</p> - -<p>Pourquoi ces hommes sont-ils grands en effet? -ils ne le savent point eux-mêmes. Celui-là le sait qui -les a envoyés. Leur stature fait partie de leur fonction.</p> - -<p>Ils ont dans la prunelle quelque vision redoutable -qu'ils emportent sous leur sourcil. Ils ont vu -l'Océan comme Homère, le Caucase comme Eschyle, -la douleur comme Job, Babylone comme Jérémie, -Rome comme Juvénal, l'enfer comme Dante, le paradis -comme Milton, l'homme comme Shakespeare, -Pan comme Lucrèce, Jehovah comme Isaïe. Ils ont, -ivres de rêve et d'intuition, dans leur marche presque -inconsciente sur les eaux de l'abîme, traversé le -rayon étrange de l'idéal, et ils en sont à jamais pénétrés. -Cette lueur se dégage de leurs visages, sombres -pourtant comme tout ce qui est plein d'inconnu. -Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L'âme -leur sort par les pores. Quelle âme? Dieu.</p> - -<p>Remplis qu'ils sont de ce jour divin, par moments -missionnaires de civilisation, prophètes de -progrès, ils entr'ouvrent leur cœur, et ils répandent -une vaste clarté humaine. Cette clarté est de la -parole, car le verbe, c'est le jour. — <i>O Dieu</i>, criait -Jérôme dans le désert, <i>je vous écoute autant des yeux -que des oreilles!</i> — Un enseignement, un conseil, un -point d'appui moral, une espérance, voilà leur don ; -puis leur flanc béant et saignant se referme, cette -plaie qui s'est faite bouche et qui a parlé rapproche -ses lèvres et rentre dans le silence, et ce qui s'ouvre -maintenant, c'est leur aile.</p> - -<p>Plus de pitié, plus de larmes. Éblouissement. Ils -laissent l'humanité derrière eux. Voir les autres -horizons, approfondir cette aventure qu'on appelle -l'espace, faire une excursion dans l'inconnu, aller à -la découverte du côté de l'idéal, il leur faut cela. -Ils partent. Que leur fait l'azur? que leur importe les -ténèbres? Ils s'en vont, ils tournent aux choses terrestres -leur dos formidable, ils développent brusquement -leur envergure démesurée, ils deviennent -on ne sait quels monstres, spectres peut-être, peut-être -archanges, et ils s'enfoncent dans l'infini terrible, -avec un immense bruit d'aigles envolés.</p> - -<p>Puis tout à coup ils reparaissent. Les voici. Ils -consolent et sourient. Ce sont des hommes.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Ces apparitions et ces disparitions, ces départs et -ces retours, ces occultations brusques et ces subites -présences éblouissantes, le lecteur, absorbé, illuminé -et aveuglé par le livre, les sent plus qu'il ne les voit. -Il est au pouvoir d'un poëte, possession troublante, -il a vaguement conscience du va-et-vient énorme de -ce génie ; il le sent tantôt loin, tantôt près de lui ; et -ces alternatives, qui font successivement pour lui -lecteur l'obscurité et la lumière, se marquent dans -son esprit par ces mots : — Je ne comprends plus. — Je -comprends.</p> - -<p>Quand Dante, quittant l'enfer, entre et monte -dans le paradis, le refroidissement qu'éprouvent les -lecteurs n'est pas autre chose que l'augmentation de -distance entre Dante et eux. C'est la comète qui s'éloigne. -La chaleur diminue. Dante est plus haut, plus -avant, plus au fond, plus loin de l'homme, plus près -de l'absolu.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Schlegel, un jour, considérant tous ces génies, a -posé cette question qui chez lui n'est qu'un élan -d'enthousiasme et qui, chez Fourier ou Saint-Simon, -serait le cri d'un système : — <i>Sont-ce vraiment des -hommes, ces hommes-ci?</i></p> - -<p>Oui, ce sont des hommes ; c'est leur misère et -c'est leur gloire. Ils ont faim et soif ; ils sont sujets -du sang, du climat, du tempérament, de la fièvre, -de la femme, de la souffrance, du plaisir ; ils ont, -comme tous les hommes, des penchants, des entraînements, -des chutes, des assouvissements, des passions, -des pièges ; ils ont, comme tous les hommes, -la chair avec ses maladies, et avec ses attraits, qui -sont aussi des maladies. Ils ont leur bête.</p> - -<p>La matière pèse sur eux, et eux aussi ils gravitent. -Pendant que leur esprit tourne autour de l'absolu, -leur corps tourne autour du besoin, de l'appétit, de -la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses -convoitises, ses prétentions au bien-être ; c'est une -sorte de personne inférieure qui tire de son côté, -fait ses affaires dans son coin, a son moi à part dans -la maison, pourvoit à ses caprices ou à ses nécessités, -parfois comme une voleuse, et à la grande confusion -de l'esprit auquel elle dérobe ce qui est à lui. L'âme -de Corneille fait <i>Cinna</i> ; la bête de Corneille dédie -<i>Cinna</i> au financier Montauron.</p> - -<p>Chez de certains, sans rien leur ôter de leur -grandeur, l'humanité s'affirme par l'infirmité. Le -rayon archangélesque est dans le cerveau ; la nuit brutale -est dans la prunelle. Homère est aveugle ; Milton -est aveugle. Camoëns borgne semble une insulte. -Beethoven sourd est une ironie. Ésope bossu a l'air -d'un Voltaire dont Dieu a fait l'esprit en laissant -Fréron faire le corps. L'infirmité ou la difformité -infligée à ces bien-aimés augustes de la pensée fait -l'effet d'un contrepoids sinistre, d'une compensation -peu avouable là-haut, d'une concession faite aux -jalousies, dont il semble que le Créateur doit avoir -honte. C'est peut-être avec on ne sait quel triomphe -envieux que, du fond de ses ténèbres, la matière regarde -Tyrtée et Byron planer comme génies et boiter -comme hommes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch7">Tas de pierres<br /> -IV</h3> - - -<p>La Providence s'écrit souvent en toutes lettres -dans la destinée des grands hommes.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Génie : le surhumain de l'homme.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Les grands poëtes et les grands philosophes ont, -comme les esprits vulgaires, leurs parties confuses, -douteuses, et en apparence inexplicables. Seulement, -chez les esprits médiocres, les parties vagues ne -sont en effet que brume, ombre et obscurité, tandis -que, chez les grands penseurs, ce sont des amas de -choses resplendissantes et sublimes trop lointaines et -trop entassées. C'est la différence d'une nuée à une -nébuleuse.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Ronces, épines, pierres, cailloux, escarpements, -fondrières, inconvénients et conditions des grandes -renommées.</p> - -<p>Ce qui ferait la laideur d'un jardin fait la beauté -d'une montagne.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Qui a le génie a tous les talents. Pour savoir -faire quelque chose, il faut savoir faire tout. Les -qualités sont l'envers l'une de l'autre : la grâce est -l'autre côté de la force ; l'ombre est le côté opposé -de la lumière.</p> - -<p>Pas de génie s'il n'a les deux pôles ; on n'est -sphère qu'à cette condition ; on n'est astre que si -l'on est sphère.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Un grand artiste, c'est un grand homme dans un -grand enfant.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Les petitesses d'un grand homme paraissent plus -petites par leur disproportion avec le reste.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Donner de l'ombrage. Mot qui s'applique également -aux grands arbres et aux grands hommes.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Qui gloire a guerre a.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La haine, en tourmentant les grands hommes, -fait la même chose que le vent qui tourmente les drapeaux, -elle les déploie.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Conditions du génie : attaquable, inexpugnable.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Les hommes de génie n'ont jamais que le lendemain, -mais ils l'ont toujours.</p> - -<p>Perdre la partie et gagner la revanche, en -d'autres termes, avoir tort le premier jour et raison -le second, voilà l'histoire de tous les grands apporteurs -de vérité.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il arrive souvent que les hommes de génie ont, -en dehors des religions formulées, une religion à -eux, laquelle même semble parfois la négation des -autres.</p> - -<p>Les grands esprits, comme les mondes, paraissent -se soutenir et se mouvoir dans le vide ; mais en -réalité ils subissent, selon des courbes immenses, -selon les données mêmes de l'infini, une loi de gravitation -mystérieuse autour du centre des centres. -C'est même sur ces majestueuses exceptions, soleils -et génies, qu'on peut étudier à nu la grande loi -d'équilibre universel qui régit aussi bien le monde -moral que le monde physique.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Un puits profond réfléchissait les cieux constellés -et les splendeurs de l'espace infini. Un enfant passe, -se penche et jette une pierre dans le puits. Cette -pierre brise le miroir et y efface les étoiles.</p> - -<p>Tel est le penseur. Il lui suffit du souci le plus -vulgaire de la vie, ramassé à terre et jeté dans son -esprit par le premier passant venu, pour le troubler -dans la contemplation des choses éternelles. -Mais ce trouble n'est que d'un moment, la pierre -tombe au fond du puits, le souci tombe au fond de -l'âme, et le mystérieux miroir se remet à refléter -le ciel.</p> - -<hr class="big" /> -<p>La France et le monde viennent d'avoir, sans -compter le dix-neuvième siècle, trois cycles successifs -de lumière, et quant à moi, je n'ai jamais -accepté cette appellation de «grand siècle» donnée -au moindre des trois.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Luther, après avoir sapé à sa base la grande -unité catholique, essaya vainement de fonder à son -tour et de laisser après lui une unité religieuse.</p> - -<p>Calvin règne à Genève, Zwingle à Zurich dans -les montagnes de l'Albis, le frère Martin à Marbourg, -Bucer à Strasbourg, Acolampade au pied du -Hauenstein de Bâle, Mélanchton à l'université de -Wittenberg.</p> - -<p>Ce phénomène, au reste, se reproduit, presque -avec les mêmes circonstances, dans l'histoire de -toutes les philosophies et de toutes les religions. Il -vient un moment où la pensée mère, l'auguste pièce -d'or marquée à la royale face du maître, disparaît. -Un tas de petites idées de cuivre ou de plomb, frappées -à l'effigie d'une foule de petits hommes, se -mettent à circuler parmi la multitude. On avait une -philosophie, on a des systèmes ; on avait un sequin -d'or, on a de la monnaie.</p> - -<p>Est-ce un bien? Est-ce un mal? Faut-il nous -plaindre de ce que le faux se mêle ainsi fatalement -toujours au vrai dans une certaine proportion? Le -mensonge est-il nécessaire à la vérité, pour le rendre -propre aux usages humains, comme l'alliage au -métal?</p> - -<p>Je pose ces questions. Les résolve qui pourra.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Trois est le nombre parfait.</p> - -<p>L'unité est au nombre trois ce que le diamètre -est au cercle. Trois est parmi les nombres ce que le -cercle est parmi les figures.</p> - -<p>Le nombre trois est le seul qui ait un centre. Les -autres nombres sont des ellipses et ont deux foyers.</p> - -<p>De cette perfection du nombre trois naît la -curieuse loi que voici, applicable au seul nombre -trois : — Additionnez les chiffres composant un -multiple quelconque du nombre trois, le total sera -toujours divisible par trois.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La force des peuples barbares tient à leur jeunesse -et disparaît avec elle.</p> - -<p>La force des peuples civilisés tient à leur intelligence, -et se développe avec elle.</p> - -<p>Il n'y a pas d'exemple d'un peuple barbare à la -fois vieux et puissant. Il se civilise ou il meurt.</p> - -<p>Dans le premier cas, il est la Russie ; dans le -second cas, il est la Turquie.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>On gâte l'Orient. Il n'y a plus de Grand-Turc. -Le sérail est en acajou. L'idéal des pachas est de ressembler -à nos caporaux. Le mufti s'écourte et devient -bonasse. Abd-el-Kader, qui écrivait comme Job, -écrit comme Prudhomme. La pelisse fait place au -paletot. Alger va avoir une rue de Rivoli, Delhi a -un Strand ; l'Afrique se francise, l'Inde s'anglaise. -Vous verrez que, de proche en proche, sous prétexte -de civilisation, l'Europe finira par casser la -Chine.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Une république comme les États-Unis d'Amérique, -faite d'un seul principe, accepte avec calme -les luttes et les chocs de la pensée sous toutes ses -formes les plus grandioses et les plus farouches. -Toutes les libertés de l'esprit humain peuvent sans -péril y faire leurs bonds formidables. Les taureaux -sont vastes, les éléphants sont énormes, les lions -sont gigantesques, mais le cirque est de granit.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>John Brown.</p> - -<p>Le despotisme qui tue un libérateur, se défend ; -la liberté qui tue un libérateur, se suicide.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Ce siècle accomplit l'office de cantonnier pour -les sociétés futures. Nous faisons la route, d'autres -feront le voyage.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Nous voyons le temps passé au télescope et le -temps présent au microscope. De là les énormités -apparentes du temps présent.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">1850.</p> - -<p>Dans ce temps où l'on ne fait que changer d'abîme, -voici toute ma politique : je m'attelle en avant dans -les montées et en arrière dans les descentes.</p> - -<p>Cela fait dire aux esprits superficiels que je varie.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">1850.</p> - -<p>Le penseur militant ne doit pas plus s'ébahir d'être -tour à tour populaire et impopulaire que le marin -d'être tour à tour sec et mouillé.</p> - -<p>Avoir le vrai pour étoile, le droit pour boussole, -faire le voyage, sauver le vaisseau, entrer au port, -arriver au but, voilà l'unique question.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">1850.</p> - -<p>J'aime être populaire, c'est le bonheur ; mais je -veux être utile, c'est le devoir.</p> - -<p>Inutile et populaire ou impopulaire et utile? mon -choix serait vite fait. Souffre, mais sers.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">1852.</p> - -<p>Je n'écris que d'une main, mais je combats des -deux.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">1860.</p> - -<p>L'exil commence par être un pêle-mêle et finit par -être un choix. Qui y reste est meilleur. L'exil tamise.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">Guernesey. 1861.</p> - -<p>Quand j'étais pair de France sous la monarchie -ou représentant du peuple sous la république, si -quelqu'un m'eût prédit qu'un jour viendrait, où, -moi Victor Hugo, je serais frappé par un statut de la -chambre étoilée du temps de Charles I<sup>er</sup>, et qu'un -autre jour viendrait où je paierais, comme tenancier -féodal, le droit de poulage à la reine d'Angleterre, -j'eusse souri de ces rêves. Ces rêves sont arrivés. -L'impossible n'est pas. Les petites comme les grandes -destinées doivent s'attendre à tout. Prévoyez l'imprévu.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">1862.</p> - -<p>Les révolutions comme les volcans ont leurs journées -de flamme et leurs années de fumée.</p> - -<p>Nous sommes maintenant dans la fumée.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">1862.</p> - -<p>Oh! ces hommes de tous les régimes, de toutes -les intrigues, de toutes les servitudes, de tous les -despotismes! Ils ont une tache, ces hommes, partout -où la patrie a une cicatrice!</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">1863.</p> - -<p><i lang="la" xml:lang="la">Gaudet equis canibusque.</i> Horace le disait il y a -deux mille ans, de tout temps la jeunesse a aimé -les chevaux. Seulement la façon a changé. Nos -pères, les jeunes gens d'autrefois, aimaient les chevaux -comme des chevaliers. Les jeunes gens d'aujourd'hui -aiment les chevaux comme des palefreniers.</p> - -<div class="star">*</div> -<p class="date">1869.</p> - -<p>Le despotisme est un crime long.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch8"><i lang="la" xml:lang="la">Promontorium Somnii</i></h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>Ce promontoire du Songe! il est dans Shakespeare. -Il est dans tous les grands poëtes.</p> - -<p>Dans le monde mystérieux de l'art, il y a la cime -du rêve. A cette cime du rêve est appuyée l'échelle -de Jacob. Jacob couché au pied de l'échelle, c'est le -poëte, ce dormeur qui a les yeux de l'âme ouverts. -En haut, ce firmament, c'est l'idéal. Les formes -blanches ou ténébreuses, ailées ou comme enlevées -par une étoile qu'elles ont au front, qui gravissent -l'échelle, ce sont les propres créations du poëte qu'il -voit dans la pénombre de son cerveau faisant leur -ascension vers la lumière.</p> - -<p>Cette cime du rêve est un des sommets qui dominent -l'horizon de l'art. Toute une poésie singulière -et spéciale en découle. D'un côté le fantastique ; -de l'autre le fantasque, qui n'est autre chose que le -fantastique riant. C'est de cette cime que s'envolent -les océanides d'Eschyle, les chérubins de Jérémie, les -ménades d'Horace, les larves de Dante, les andryades -de Cervantes, les démons de Milton et les matassins -de Molière.</p> - -<p>Ce promontoire du Songe quelquefois submerge -de son ombre tout un génie, Apulée jadis, Hoffmann -de nos jours. Il emplit une œuvre entière, et -alors cela est redoutable, c'est l'Apocalypse. Les vertiges -habitent cette hauteur. Elle a un précipice, la -folie. Un des versants est farouche, l'autre est radieux. -Sur l'un est Jean de Patmos, sur l'autre Rabelais. Car -il y a la tragédie rêve et il y a la comédie songe.</p> - -<p>Melpomène, aux sourcils rapprochés, a beau -pleurer et rugir sur les rois ; Thalie, grâce autant -que muse, a beau bafouer le peuple ; elles ont beau, -l'une et l'autre, sembler humaines et être humaines : -la clarté du surhumain apparaît dans les yeux stellaires -de ces deux masques.</p> - -<p>De là dans la poésie une sorte de monde à part. -C'est le monde qui n'est pas et qui est. Niez donc la -réalité de Caliban. Contestez donc l'existence du -petit Poucet. Tâchez donc, à moins que vous ne -soyez Boileau en personne, le vrai Boileau, Nicolas, -fils de Gilles, tâchez donc de ne pas vous intéresser -à l'<i>Homme sans ombre</i>. Dites à Titania : Tu n'es pas! -Si vous lui donnez ce soufflet, elle vous le rendra. Car -c'est vous, bourgeois, qui n'êtes pas.</p> - -<p>Tout songeur a en lui ce monde imaginaire. Cette -cime du rêve est sous le crâne de tout poëte comme -la montagne sous le ciel. C'est un vague royaume -plein du mouvement inexprimable de la chimère. Là -on vit de la vie étrange de la nuée. Il y a dans tout -de l'errant et du flottant. La forme dénouée ondule -mêlée à l'idée. L'âme est presque chair, le corps est -presque esprit. On pousse la réalité jusqu'à dire, le -cas échéant, le mot de Cambronne, et l'on s'y appelle -crûment Bottom ; un fantôme crie à l'autre : «Tais-toi, -fils de putain!» Et l'on est impalpable au point -de fondre comme Ariel dans le parfum d'une fleur.</p> - -<p>C'est l'impossible qui se dresse et qui dit : Présent. -L'être commencé homme s'achève abstraction. -Tout à l'heure il avait du sang dans les veines ; -maintenant il a de la lumière, maintenant il a de la -nuit, maintenant il se dissipe. Saisissez-le, essayez, il -a rejoint le nuage. Du réel rongé et disparaissant sort -un fantôme comme du tison une fumée.</p> - -<p>Tel est ce monde, autant lunaire que terrestre, -éclairé d'un crépuscule.</p> - -<p>Quant à la quantité de comédie qui peut se mêler -au rêve, qui ne l'a éprouvé? on rit endormi.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>L'assoupissement du corps est-il un réveil des facultés -inconnues, et nous met-il en relation avec les -êtres doués de ces facultés, lesquels ne sont point -perceptibles à notre organisme quand la bête le -complique, c'est-à-dire quand nous sommes debout, -allant et venant en pleine vie terrestre? Les phénomènes -du sommeil mettent-ils la partie invisible de -l'homme en communication avec la partie invisible de -la nature? Dans cet état, les êtres, dits intermédiaires, -dialoguent-ils avec nous? jouent-ils avec nous? jouent-ils -de nous? Ce n'est pas ici le lieu d'aborder ces questions, -plus scientifiques que ne le croit l'ignorance -d'une certaine science. Nous nous bornons à dire que -ceux qui observent sur eux-mêmes la surprenante -vie du sommeil font beaucoup de remarques.</p> - -<p>Le problème de la chair au repos a de tout temps -sollicité et tourmenté les métaphysiciens sérieux. -L'assoupissement a des parties transparentes ; une -vague étude est possible dans ce nuage, et la fouille -du sommeil tente les chercheurs. C'est une sorte de -pêche aux perles dans l'océan inconnu. Ce qu'on peut -extraire du sommeil étudié préoccupait particulièrement -un grave et sagace esprit contemporain, Jouffroy. -Béranger, son ami, riait et lui disait : «Vous -voulez saisir l'insaisissable». En effet, on ne peut rien -fixer, et par conséquent rien affirmer, dans ces mirages -obscurs. Mais de certaines apparences persistantes -finissent par se coordonner, et frappent, à -travers la brume de l'assoupissement, l'attention des -observateurs du sommeil. Tout demeure hypothèse, -mais pourtant, sans perdre absolument leur caractère -conjectural, quelques faits se condensent. Un de -ces faits a on ne sait quoi de formidable ; le voici : -il existe une hilarité des ténèbres. Un rire nocturne -flotte. Il y a des spectres gais.</p> - -<p>«Le Malin est dans la nuit,» disait la crédulité -naïve du moyen âge, donnant à ce mot «malin» son -double sens.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>L'art s'empare de cette gaîté sépulcrale. Toute la -comédie italienne est un cauchemar qui éclate de -rire. Cassandre, Trivelin, Tartaglia, Pantalon, Scaramouche, -sont des bêtes vaguement incorporées à des -hommes ; la guitare de Sganarelle est faite du même -bois que la bière du Commandeur ; l'enfer se déguise -en farce ; Polichinelle, c'est le vice deux fois difforme, -<i lang="la" xml:lang="la">peccatum bigibbosum</i>, comme parle le bas latin de -Glaber Radulphus ; le spectre blanc coud des manches -à son suaire et devient Pierrot ; le démon écaillé, à -face noire, devient Arlequin ; l'âme, c'est Colombine.</p> - -<p>L'homme danse volontiers la danse macabre, et, -ce qui est bizarre, il la danse sans le savoir. C'est à -l'heure où il est le plus gai qu'il est le plus funèbre. -Un bal en carnaval, c'est une fête aux fantômes. Le -domino est peu distinct du linceul. Quoi de plus lugubre -que le masque, face morte promenée dans les -joies! L'homme rit sous cette mort. La ronde du -sabbat semble s'être abattue à l'Opéra, et l'archet de -Musard pourrait être fait d'un tibia. Nul choix possible -entre le masque et la larve. <i lang="la" xml:lang="la">Stryga vel masca.</i> -C'est peut-être Rigolboche, c'est peut-être Canidie. -Des brucolaques et des lycanthropes se perdraient -dans cette foule. Ces voiles blancs et noirs traverseraient -un cimetière sans le troubler. Un débardeur -tutoie peut-être un vampire. Qui sait si cette cohue -obscène n'a pas, en venant ici, laissé derrière elle des -fosses vides? Il n'est pas bien sûr que ce sergent de -ville qui passe ne mène pas un squelette au poste. -Sont-ce des ivrognes? Sont-ce des ombres? Le mardi -gras descend de la Courtille, à moins qu'il ne revienne -de Josaphat.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Ce somnambulisme est humain. Une certaine disposition -d'esprit, momentanément ou partiellement -déraisonnable, n'est point un fait rare, ni chez les -individus, ni chez les nations.</p> - -<p>Il est certain, par exemple, que tout autocrate est -dans une situation cérébrale particulière. Le pouvoir -absolu enivre comme le génie, mais il a cela de -redoutable qu'il enivre sans contrepoids. L'homme -de génie et le tyran sont l'un et l'autre pleins d'un -démon ; ils sont tous deux souverains ; mais, dans -l'homme de génie, la raison étant égale à la puissance, -l'esprit reste en équilibre.</p> - -<p>Dans le tyran, l'omnipotence étant habituellement -accompagnée de la toute-bêtise, et d'ailleurs purement -matérielle, la cervelle misérable bascule à -chaque instant. Alors vous avez de ces spectacles-ci : -Louis XV enseignant le catéchisme aux petites filles -du Parc-aux-Cerfs.</p> - -<p>Souvent l'état de rêve gagne les hommes graves, -les savants, les théologiens, les remueurs d'in-folios. -Je ne sais plus quel bonhomme docte, savantissime, -fort farouche sur toute chose, dont parle Claude Binet, -racontait ses rendez-vous d'amour avec une princesse -du sang royal morte depuis cent cinquante ans. -David Parens, oracle de la Sapience à Heidelberg, -rêve qu'un chat lui égratigne le visage, et le mentionne -dans son journal du 26 décembre 1617, avec cette -note : <i lang="la" xml:lang="la">Somnium sine dubio ominosum</i>. Et il part de -là pour dire : A quoi bon fortifier Heidelberg? Jurieu -croyait avoir de la cavalerie se battant dans son -ventre. Pomponace était devenu chimérique au -point de ne presque plus savoir comment on s'y -prend pour dormir, boire, manger et cracher ; il -disait lui-même de lui-même : <i lang="la" xml:lang="la">insomnis et insanus</i>. -Scioppius n'était évidemment pas sain d'esprit quand, -par crainte des jésuites, il prenait un faux nez à -chaque livre qu'il écrivait, s'appelant successivement -Vargas, Sotelo, Hay, Krigsoeder, Denius, <span lang="la" xml:lang="la">A Fano -Sancti Benedicti</span>, Junipère d'Ancône, Grosippe et -Grobinius.</p> - -<p>Les institutions graves ne sont pas plus exemptes -d'insanité que les hommes graves. L'Église damne -les sauterelles. On conserve dans les pouilles de la -cathédrale de Laon un mandement de l'évêque de -1120 contre les charançons. En 1516, l'official de -Troyes rend cet arrêt : «Parties ouïes, faisant droit -sur la requeste des habitants de Villenoxe, admonestons -les chenilles de se retirer dans six jours, et, à -défaut de ce faire, les déclarons maudites et excommuniées.» -Le Parlement de Paris, faisant pendre une -truie sorcière, rêve et extravague. La Sorbonne, faisant -défense et inhibition de guérir les maladies au -quinquina, «écorce scélérate», est complètement -folle.</p> - -<p>Les multitudes, ainsi que nous venons de l'indiquer, -ne sont point exemptes de ces contagions. Les -peuples, même libres, ont leurs tics comme les despotes -ont leurs lubies. Le peuple anglais, en masse, -copiant le nœud de cravate de Brummel, n'est-il pas -en état de rêve tout autant que Charles-Quint montant -des pendules, ou Domitien décapitant des -mouches? Est-il un rêve plus absurde que celui -d'Origène? Celui-là, certes, ne semble pas contagieux. -Il l'est. La religion des eunuques volontaires -existe. Allez en Russie, vous l'y trouverez. Les origénistes -s'appellent <i>Skopzi</i> ; ils sont trente mille ; et, -en attendant le jour où le feu czar Pierre III, leur -messie, viendra mettre en branle la grosse cloche du -Kremlin à Moscou, ils se mutilent stoïquement, -somnambules au point de n'être plus hommes.</p> - -<p>Une science tout entière peut tomber en somnambulisme. -La médecine est particulièrement sujette -à cet accident. Le moyen âge a été pour elle -une longue éclipse, et l'on pourrait presque dire -que jusqu'au dix-huitième siècle la médecine a rêvé. -Le bol d'Arménie, la thériaque, l'électuaire de -Sennert contre les maladies du cœur, forgé de -trente-deux substances, parmi lesquelles l'or, le -corail, l'ambre, le saphir, l'émeraude et la perle, la -fameuse poudre panacée faite avec des nombrils de -singes du golfe Persique, tous ces remèdes semblent -des cauchemars. De réalité, point. On damne, de -par la Bible, Harvey, le <i lang="la" xml:lang="la">circulator</i> du sang, comme -Galilée, le <i lang="la" xml:lang="la">circulator</i> des planètes. L'hygiène était -formidable. En une seule année, Bouvart, médecin -de Louis XIII, faisait traverser le roi par deux cent -quinze médecines et deux cent douze clystères. Les -facultés guerroyaient ; le diagnostic combattait la -drogue ; saint Côme attaquait saint Luc ; les médecins -se déclaraient homériques et les apothicaires -bibliques ; les premiers se disaient descendants de -Machaon et de Poladire, et les seconds entendaient -remonter jusqu'au prophète qui inventa pour Ezéchias -le cataplasme de figues sèches ; Fleurant prenait -pour ancêtre Isaïe. Le tournoi médical pour et -contre l'antimoine rendait fous furieux Renaudot, -Guénaut, et Guy-Patin, et Courtaud, champion de -Montpellier, et Guillemeaut, champion de Paris. Cependant -mourait qui voulait. Les malades avaient la -fièvre et les médecins le délire.</p> - -<p>Quelquefois une époque est maniaque. La Renaissance -a donné à l'Europe pendant trois siècles la -folie païenne. Théagène et Chariclée et les pastorales -de Longus créèrent une sorte de civilisation -mythologique, galante et bergère. La Fontaine écrit :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Depuis que la cour d'Amathonte</div> -<div class="verse">S'est enfuie à Bois-le-Vicomte…</div> -</div> - -<p>Apollon gardeur de moutons était le type auquel -le cardinal de Richelieu s'efforçait de ressembler. -En France, il y avait une sorte d'Olympe gaulois. -Les dieux rencontraient les druides dans les -oseraies fleuries du Lignon. On poussait la bergerie -jusqu'à la bergerade. On n'était plus en France, -mais en Arcadie. On écrivait <i>le Berger extravagant</i>. -Ronsard, épris d'une femme de la cour, changeait -Estrée en Astrée. Les tritons et les néréides, Rubens -l'atteste, débarquaient Marie de Médicis à Marseille, -et Mercure assistait à son sacre dans l'église de -Saint-Denis. Wolfgang Guillaume, duc de Neubourg, -avait bâti un mont Ida dans son jardin, s'y accroupissait -sur un aigle empaillé et faisait tirer le canon -pour se croire Jupiter. Louis XIV se déguisait de -bonne foi en soleil. Le maréchal de Saxe à Chambord -avait un régiment de uhlans exquis et fantasque ; -habits couleur limace, culottes vertes, bottes -hongroises, turbans à crinières, piques à banderoles, -avec une compagnie colonelle de nègres vêtus -de blanc sur des chevaux blancs, et en queue une -batterie de longs canons de cuivre dans des boîtes -de sapin sur de petits chariots, et en tête une musique -chinoise ; le comte de Saxe passait la revue de -ce régiment joujou, en grand costume de maréchal-général, -et suivi d'une pleine gondole de déesses à -peu près nues, Junons, Minerves, Hébés, Vénus, -Flores, etc., qui étaient des filles entretenues par lui -dans son château des Pipes, près Créteil, et dans sa -petite maison de la rue du Battoir. Élisabeth d'Angleterre, -avant eux, avait eu son Parnasse et son -Olympe. Cette pédante était digne d'être payenne. -Elle habillait ses femmes en dryades et ses valets de -pied en satyres ; à Hampton-Court, elle faisait danser -autour d'elle les Jeux et les Ris, qui étaient ses -pages. Elle ne se faisait point sacrer par Mercure, -n'étant pas catholique comme Marie de Médicis, mais -elle ne haïssait pas d'être conduite à sa chambre à -coucher par ce dieu orné du caducée et des talonnières -d'ailes. A Norwich, un beau jour, les aldermen -lui servirent sur un plat d'argent un Cupidon -qui offrit une flèche d'or aux cinquante ans de Sa -Majesté. Leicester lui donna une fête à Kenilworth. Il -y avait un étang ; occasion de mythologie. Laneham -et sir Nicholas Lestrange étaient là et le racontent. -Arion sur le dos d'un dauphin et Triton ayant la -figure d'une sirène, sortirent des roseaux et chantèrent -à Élisabeth des vers de Leicester. Tout à coup, -Arion, troublé par la reine ou enroué par l'étang, -s'arrêta court, déchira son habit mythologique et -cria : «Je ne suis pas Arion, je suis l'honnête Henry -Goldingham.» Élisabeth, déesse, rit. Elle redevenait -réelle, et femme et reine pour de bon, quand -il s'agissait de couper la tête à Marie Stuart, plus -belle qu'elle.</p> - -<p>Un écrivain tellement mystérieux qu'il est presque -sinistre, positif cependant et pratique jusqu'à l'horreur, -poussant l'obéissance à la réalité jusqu'à l'acceptation -du crime, une sorte de pontife effrayant -du fait accompli, Machiavel, qui le croirait? est, ou -semble être, lui aussi, en proie au rêve. Les lignes -qu'on va lire sont de lui :</p> - -<p>«Je ne saurois en donner la raison, mais c'est un -fait attesté par toute l'histoire ancienne et moderne -que jamais il n'est arrivé de grand malheur dans une -ville ou dans une province qui n'ait été prédit par quelques -devins ou annoncé par des révélations, des prodiges -ou autres signes célestes. Il seroit fort à désirer -que la cause en fût discutée par des hommes instruits -dans les choses naturelles et surnaturelles, avantage -que je n'ai point. Il peut se faire que, notre atmosphère -étant, comme l'ont cru certains philosophes, -habitée par une foule d'esprits qui prévoient les -choses futures par les lois mêmes de leur nature, ces -intelligences, qui ont pitié des hommes, les avertissent -par ces sortes de signes, afin qu'ils puissent se tenir -sur leurs gardes. Quoi qu'il en soit, le fait est certain, -et toujours après ces annonces on voit arriver -des choses nouvelles et extraordinaires.» (Machiavel, -<i>Discours sur Tite-Live</i>, 1, 56.)</p> - -<p>Ainsi le machiavélisme se complique de la foi aux -présages. Machiavel, devin, eût rencontré sans rire -Machiavel, augure.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Cette tendance de l'homme à verser dans l'impossible -et l'imaginaire est la source du <i lang="la" xml:lang="la">Credo quia -absurdum</i>. Elle crée dans la religion l'idolâtrie et -dans la poésie la chimère. L'idolâtrie est mauvaise. -La chimère peut être belle.</p> - -<p>Tout un art complet, la musique, admirable en -Italie et plus admirable encore en Allemagne, appartient -au rêve. La musique est belle en Italie ; en Allemagne, -elle est sublime. Cela tient à ce que l'Italie rêve -la volupté et l'Allemagne l'amour. De là le sourire de -Cimarosa et le sanglot immense de Glück. L'Allemagne -a cette gloire d'avoir jusqu'ici à elle seule la -suprématie absolue d'un art, toutes les autres nations -étant forcées au partage des autres arts. Le grand -poëte n'est pas grec, car s'il y a Eschyle, il y a Isaïe ; -il n'est pas hébreu, car s'il y a Isaïe, il y a Juvénal ; -il n'est pas latin, car s'il y a Juvénal, il y a Dante ; il -n'est pas italien, car s'il y a Dante, il y a Shakespeare ; -il n'est pas anglais, car s'il y a Shakespeare, il y a -Cervantes ; il n'est pas espagnol, car s'il y a Cervantes, -il y a Molière ; il n'est pas français, car s'il y a Molière, -il y a tous ceux que nous venons d'énumérer. Le -grand musicien est allemand.</p> - -<p>Le grand allemand moderne, ce n'est pas Gœthe, -c'est Beethoven.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Nous venons de nommer Molière. Si quelque -chose pouvait démontrer la puissance du rêve dans -l'art, ce serait de le voir envahir Molière.</p> - -<p>Le prophète, le jour où les montagnes se mirent -à sauter comme des béliers, résista à l'effarement -du prodige jusqu'à l'instant où il vit le mont Ararat -lui-même entrer en danse. Eh bien, Molière -aussi, de même que tous les autres poëtes, entre -en rêve.</p> - -<p>Molière est Poquelin, comme Voltaire est Arouet ; -Molière est le produit du pilier des Halles, il est élève -de Gassendi, il est l'essayeur d'une traduction de -Lucrèce, il est sceptique, il est le critique perpétuel -de son propre enthousiasme ; il est Alceste, mais il -est Philinte ; Molière est le grand raisonneur qui, -heureusement, n'a pas, comme Voltaire, poussé le -raisonnement jusqu'au point où le raisonnement fait -évanouir la comédie ; Molière est homme de génie -valet de chambre tapissier… N'importe, ce désillusionné, -ce philosophe qui fait le lit d'un roi, est, à -ses heures, chimérique. «La lune, comme dit Othello, -vient de passer trop près de la terre.» C'est fait, -Molière est atteint, comme un simple Shakespeare. -Brusquement, tout à coup, Molière est ivre. Il est -ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie -à l'abattoir et la comédie au tréteau. Abattoir -sublime ; tréteau splendide. Molière, subitement -éperdu, chancelle du trop plein de la coupe divine, -et, comme Horace, il dit : Ohée! <i lang="la" xml:lang="la">Dicit Horatius : -Ohe!</i> Ce sage devient fou ; et voilà le fantasque qui -arrive, et le grotesque, et le bouffon, et la parodie, -et la caricature, et l'excentrique, et l'excessif ; Boileau, -glacé d'horreur, «ne reconnaît plus» Molière ; -les intermèdes font irruption, la farce fait éclater la -comédie ; la bouche du mascaron Thalie s'ouvre -jusqu'aux oreilles et vomit les satyres dansants, les -sauvages dansants, les cyclopes dansants, les furies -dansantes, les procureurs dansants, les importuns -dansants, les espagnols chantants, les turcs bâtonnants, -les lutins faisant des sauts périlleux, le muphti -et le dervis, les matamores parlant patois, et l'ours, -et Moron sur l'arbre, et Scapin avec son sac, et Jupiter -dans son nuage, et Mercure dans Sosie, et -Sbrigani, et Pourceaugnac, et Diafoirus, et Desfonandrès ; -le bourgeois gentilhomme et le malade imaginaire -donnent la réplique aux révérences ironiques, -Argan se coiffe d'un pot de chambre idéal, le latin -sorbonesque fait rage, le mamamouchi baragouine, -les tiares de chandelles s'allument, les seringues -tourbillonnent, l'apothéose des apothicaires flamboie ; -et toute cette folie, ô Molière, ajoute à ta sagesse!</p> - -<p>Si cela arrive à Molière, cela arrivera à tous.</p> - -<p>Le poëte est le fils de la Muse ; il en est aussi -l'enfant. Mais cette enfance ressemble à celle du -Nazaréen au temple. Elle enseigne. Les docteurs -l'écoutent ; elle a le doigt levé.</p> - -<p>Une signification sérieuse et forte se dégage de -ces lupercales de l'art. C'est le vice accentué, c'est le -ridicule barbouillé de lui-même, c'est la lie au front -de l'ivrogne. Le laid devient grotesque. La grimace -souligne la figure. C'est la physionomie poussée au -noir. Qui n'était que poltron est lâche, qui n'était -que pédant est idiot, qui n'était que bête est sot, -qui n'était que vil est abject. Toute une philosophie -sort de la bouffonnerie. C'est le défaut marqué par -l'excès. Il semble que la farce délie Molière. Ses -cris les plus hardis, c'est là qu'il les jette ; ses conseils -les plus profonds, c'est là peut-être qu'il les -donne. Cela n'empêche pas le duc de Saint-Aignan -de s'indigner du <i>Bourgeois gentilhomme</i>, et de profiter -du silence du roi pour crier : «Molière baisse. -Molière n'y est plus. <i>Balachon</i>, <i>Balaba</i>, que veut -dire cela? Molière est en délire!»</p> - -<p>Soit dit en passant, le duc de Saint-Aignan, si -difficile en fait de bon sens, était le même qui, -en 1664, aux fêtes de Versailles, maréchal de camp, -armé à la grecque, coiffé d'un casque à plumes -incarnates avec dragon, vêtu d'une cuirasse de toile -d'argent à petites écailles d'or, bas de soie pareils, -représentait Guidon le sauvage.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Oui, loin d'être un défaut, comme le croient les -critiques de surface, cette quantité de rêve inhérente -au poëte est un don suprême. Il faut qu'il y ait dans -le poëte un philosophe, et autre chose. Qui n'a pas -cette quantité céleste de songe n'est qu'un philosophe.</p> - -<p>Ce <i lang="la" xml:lang="la">quid divinum</i>, Voltaire l'a eu dans ses Contes ; -Là seulement il est poëte. Remarque frappante, -dans ses Contes Voltaire rêve, il pense d'autant plus. -Il sort du réel et entre dans le vrai. Cette gorgée de -chimère, bue par sa raison, la transfigure, et cette -raison devient divination. Voltaire dans ses Contes -entrevoit presque, et entrevoit avec amour, la conclusion, -disons plus, la catastrophe finale du dix-huitième -siècle ; catastrophe qui, historien, l'épouvanterait. -Il invente, il imagine, il se laisse aller aux -conjectures, il perd pied ; il s'envole. Le voilà en -plein azur de suppositions et d'hypothèses. La pensée -étoilée était jusque-là restée fermée. C'est l'ouverture -de la déesse. <i lang="la" xml:lang="la">Patuit dea.</i></p> - -<p>Dans toutes les autres œuvres de ce grand Arouet, -l'inquiétude du maître lui tire la manche, la nécessité -de plaire aux puissances crée un contre-courant -à la bonne volonté ; <i>Trajan est-il content?</i> Cette courbette -revient sans cesse. Le courtisan encombre le -penseur. Le valet déconseille le titan. A Versailles, -il est gentilhomme ordinaire ; à Potsdam, il a sa -clef derrière le dos. De là force platitudes en présence -du fait. La sphère imaginaire rend ses coudées -franches à cet esprit. Candide est sincère ; Micromégas -prend ses aises. Quand d'une enjambée on -est dans Sirius, on est libre. Voltaire dans l'histoire -n'est qu'à peu près un philosophe ; dans le conte, -c'est presque un apôtre.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Poëtes, voici la loi mystérieuse : Aller au delà. -Laissez les sots la traduire par <i lang="la" xml:lang="la">extravagare</i>. Allez -au delà, extravaguez, soit, comme Homère, comme -Ezéchiel, comme Pindare, comme Salomon, comme -Archiloque, comme Horace, comme saint Paul, comme -saint Jean, comme saint Jérôme, comme Tertullien, -comme Pétrarque, comme Alighieri, comme Cervantes, -comme Rabelais, comme Shakespeare, comme -Milton, comme Mathurin Régnier, comme Agrippa -d'Aubigné, comme Molière, comme Voltaire. Extravaguez -avec ces doctes, extravaguez avec ces justes, -extravaguez avec ces sages. <i lang="la" xml:lang="la">Quos vult <span class="small roman">AUGERE</span> -Juppiter dementat</i>.</p> - -<p>Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles -déraison, les ignorants hallucination, ce qui -s'appelait jadis fureur sacrée, ce qui s'appelle aujourd'hui, -selon que c'est l'un ou l'autre versant du -rêve, mélancolie ou fantaisie, cet état singulier de -l'esprit qui, persistant chez tous les poëtes, a maintenu, -comme des réalités, des abstractions symboliques, -la lyre, la muse, le trépied, sans cesse -invoquées ou évoquées, cette ouverture étrange aux -souffles inconnus, est nécessaire à la vie profonde -de l'art. L'art respire volontiers l'air irrespirable. -Supprimer cela, c'est fermer la communication avec -l'infini. La pensée du poëte doit être de plain-pied -avec l'horizon extra-humain.</p> - -<p>Silène, au dire d'Épicure, était un sage tellement -pensif qu'il semblait éperdu. Il s'abrutissait d'infini. -Il méditait si avant dans les choses qu'il allait hors -de la vie et qu'on l'eût dit pris de vin. Ce vin était -la rêverie terrible.</p> - -<p>Le poëte complet se compose de ces trois visions : -Humanité, Nature, Surnaturalisme. Pour l'Humanité -et la Nature, la Vision est observation ; pour le -Surnaturalisme, la Vision est intuition.</p> - -<p>Une précaution est nécessaire : s'emplir de -science humaine. Soyez homme avant tout et surtout. -Ne craignez pas de vous surcharger d'humanité. -Lestez votre raison de réalité, et jetez-vous à -la mer ensuite.</p> - -<p>La mer, c'est l'inspiration.</p> - -<p>A proprement parler, toute la haute puissance -intellectuelle vient de ce souffle, l'inconnu. Souffle -qui est une volonté. <i lang="la" xml:lang="la">Flat ubi vult.</i></p> - -<p>Ce sont là les grands effluves. Les divers ordres de -faits qui se rattachent à l'inspiration débordent de -toute part la région du rêve et les créations de la -poésie imaginaire. Ce majestueux phénomène psychique, -l'inspiration, gouverne l'art tout entier, la -tragédie comme la comédie, la chanson comme l'ode, -le psaume comme la satire, l'épopée comme le drame. -Mais, pour le moment, nous ne regardons qu'un -détail de ce vaste ensemble.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Donc songez, poëtes ; songez, artistes ; songez, -philosophes ; penseurs, soyez rêveurs. Rêverie, c'est -fécondation. L'inhérence du rêve à l'homme explique -tout un côté de l'histoire et crée tout un côté de l'art. -Platon rêve l'Atlantide, Dante le Paradis, Milton -l'Éden, Thomas Morus la Cité Utopia, Campanella -la Cité du Soleil, Hall le <span lang="la" xml:lang="la">Mundus Alter</span>, Cervantes -Barataria, Fénelon Salente.</p> - -<p>Seulement n'oubliez pas ceci : il faut que le songeur -soit plus fort que le songe. Autrement danger. -Tout rêve est une lutte. Le possible n'aborde pas le -réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère. Un -cerveau peut être rongé par une chimère.</p> - -<p>Qui n'a vu dans les hautes herbes du printemps -un drame horrible? Le hanneton de mai, pauvre -larve informe, a volé, voleté, bourdonné ; il a fait des -rencontres, il s'est heurté aux murs, aux arbres, aux -hommes, il a brouté à toutes les branches où il a -trouvé de la verdure, il a cogné à toutes les vitres où -il a vu de la lumière, il n'a pas été la vie, il a été le tâtonnement -essayant de vivre. Un beau soir il tombe, -il a huit jours, il est centenaire. Il se traînait dans -l'air, il se traîne à terre ; il rampe épuisé dans les -touffes et dans les mousses, les cailloux l'arrêtent, un -grain de sable l'empêtre, le moindre épillet de graminée -lui fait obstacle. Tout à coup, au détour d'un -brin d'herbe, un monstre fond sur lui. C'est une bête -qui était là embusquée, un nécrophore, la jardinière, -un scarabée splendide et agile, vert, pourpre, flamme -et or, une pierrerie armée qui court et qui a des -griffes. C'est un insecte de guerre casqué, cuirassé, -éperonné, caparaçonné ; le chevalier brigand de -l'herbe. Rien n'est formidable comme de le voir sortir -de l'ombre, brusque, inattendu, extraordinaire. Il se -précipite sur ce passant. Ce vieillard n'a plus de force, -ses ailes sont mortes, il ne peut échapper. Alors c'est -terrible. Le scarabée féroce lui ouvre le ventre, y -plonge sa tête, puis son corselet de cuivre, fouille et -creuse, disparaît plus qu'à mi-corps dans ce misérable -être et le dévore sur place, vivant. La proie -s'agite, se débat, s'efforce avec désespoir, s'accroche -aux herbes, tire, tâche de fuir, et traîne le monstre -qui la mange.</p> - -<p>Ainsi est l'homme pris par une démence. Il y a -des songeurs qui sont ce pauvre insecte qui n'a point -su voler et qui ne peut pas marcher ; le rêve, éblouissant -et épouvantable, se jette sur eux et les vide et -les dévore et les détruit.</p> - -<p>La rêverie est un creusement. Abandonner la surface, -soit pour monter, soit pour descendre, est toujours -une aventure. La descente surtout est un acte -grave. Pindare plane, Lucrèce plonge. Lucrèce est le -plus risqué. L'asphyxie est plus redoutable que la -chute. De là plus d'inquiétude parmi les lyriques qui -creusent le moi que parmi les lyriques qui sondent -le ciel. Le moi, c'est là la spirale vertigineuse. Y -pénétrer trop avant effare le songeur.</p> - -<p>Du reste toutes les régions du rêve veulent être -abordées avec précaution. Ces empiétements sur -l'ombre ne sont pas sans danger. La rêverie a ses -morts, les fous. On rencontre çà et là dans ces -obscurités des cadavres d'intelligences, Tasse, Pascal, -Swedenborg. Ces fouilleurs de l'âme humaine sont -des mineurs très exposés. Des sinistres arrivent dans -ces profondeurs. Il y a des coups de feu grisou.</p> - -<div class="section"></div> -<h4>II</h4> - -<p>Ce promontoire du songe, dont nous montrons -l'ombre projetée sur l'esprit humain, l'Olympe antique -l'avait fait presque visible. Dans l'Olympe, la -cime du rêve apparaît. La chimère propre à la pensée -de l'homme n'a jamais été plastique à ce point. -Le songe mythologique est presque palpable par la -détermination de la forme.</p> - -<p>L'empreinte laissée par l'Olympe au cerveau humain -est telle, qu'aujourd'hui encore, après deux -mille ans d'empiétement chrétien sur les imaginations, -nous avons, grâce à l'utile éducation classique -grecque et latine, peu d'effort à faire pour apercevoir -distinctement au fond du ciel l'éternelle montagne -ayant à son sommet la fête de la toute-puissance. Là -sourient en plein azur les douze passions de l'homme, -déesses.</p> - -<p>Un excès de fréquentation de la mythologie en a -fait la surface banale ; toutefois, pour peu que l'on -creuse, le grand sens énigmatique se révèle. La foule -s'amuse tant de la fable qu'il n'y a plus de place -dans son attention pour le mythe ; mais ce mythe -multiple n'en est pas moins une puissante création -de la sagacité humaine, et quiconque a médité sur -l'unité intime des religions prendra toujours fort au -sérieux ce symbolisme payen auquel ont travaillé, -selon le compte d'Hermodore dans ses <i>Disciplines</i>, -tous les mages d'Asie pendant cinq mille ans, et -plus tard tous les penseurs grecs depuis Eumolpe, -père de Musée, jusqu'à Posidonius, maître de Cicéron.</p> - -<p>Les fictions sont des couvertures de faits. L'allégorie -extravague, attentivement écoutée par la -logique. La mythologie, insensée et délirante en -apparence, est un récipient de réalité. Histoire, géographie, -géométrie, mathématique, nautique, astronomie, -physique, morale, tout est dans ce réservoir, -et toute cette science est visible à travers l'eau -trouble des fables. Rien n'est admirable, je dirais -presque, rien n'est pathétique, comme de voir de -cette Source où fume et bruit le bouillonnement des -rêves, sortir ces deux grands courants de raison -humaine, la philosophie ionienne, la philosophie -italique ; Thalès aboutissant à Théophraste, Pythagore -aboutissant à Épicure.</p> - -<p>Le christianisme est plus humain dans un sens, -et moins dans l'autre, que le paganisme. Le mérite -du christianisme, c'est d'être humain du beau côté. -Le paganisme ne choisit pas ; il s'approprie étroitement -à l'humanité, à l'humanité toute, et telle -qu'elle est. C'est là la qualité et le défaut du symbolisme -payen. Grattez le dieu, vous trouvez -l'homme.</p> - -<p>Quoi qu'il en soit, pour qui étudie curieusement -la mythologie polythéiste dans les poëtes et les philosophes, -il y a la sensation d'une découverte ; cette -chose réputée banale reprend vie et fraîcheur ; l'approfondissement -la renouvelle. Le sens religieux est -partout saisissant, le détail légendaire est souvent -imprévu.</p> - -<p>Nous avons perdu la familiarité de tous ces -dieux-là. Mais on peut se rendre compte par la -pensée de ce qu'était la superposition de la théogonie -payenne à la civilisation antique. Une lumière -étrange tombait de l'Olympe sur l'homme, sur la -bête, sur l'arbre, sur la chose, sur la vie, sur la -destinée. Cette apothéose était au-dessus de toutes -les têtes. Elle était ravissante et inquiétante, jetant -parfois un rayon tragique.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Soyez payen et tâchez de vivre tranquille ; impossible. -L'ubiquité divine vous harcèle. Elle accable le -panthéiste par l'immanence ; elle obsède le polythéiste -par l'apparition et la disparition. Elle se masque, se -démasque, se remasque ; c'est une perpétuelle poursuite -à faire, et rien n'est troublant comme ce va-et-vient -imperturbable du surnaturel dans la nature. -Pour le payen, Dieu est fourmillement. Toute sa religion -est protée.</p> - -<p>Le payen vit haletant. Qu'est ceci? c'est une -prairie ; non, c'est une napée. Qu'est ceci? c'est une -colline ; non, c'est une oréade. Qu'est ceci? c'est une -pierre ; non, c'est le dieu Lapis qui peut vous changer -en tortue ou en crapaud. Qu'est ceci? c'est un arbre ; -non, c'est Priape. Qu'est ceci? c'est de l'eau ; non, -c'est une femme. Prenez garde à l'eau. Elle est perfide -comme Vénus. L'océan a la néréide et l'étang a -la limniade. Si vous naviguez, Poséidon vous guette ; -méfiez-vous du Brise-Vaisseaux. Egéon est sous l'écume. -Redoutez de rencontrer les sept îles Vulcaines ; -vous ne sortiriez pas de leurs détroits. Vous n'auriez -d'autre ressource que de vous couper la main droite -pour Mulciber et la main gauche pour Tardipes, qui -sont le même dieu, Vulcain. Ce boiteux vous veut -manchot. Évitez aussi les îles Echinades ; c'est là que -Neptune Ypéus cache les filles qu'il enlève, et il n'aime -point les curieux. Vous devinerez la bonne route et, -chemin faisant, le sens des présages qu'on rencontre -si, par aventure, vous avez dans votre équipage un -matelot telmessien, car à Telmesse tout le monde -naît devin.</p> - -<p>Un port s'ouvre, n'y entrez point, la tempête vaut -mieux ; il est gardé par le dieu Palémon qui tient une -clef dans sa main droite. Attention : je crois que ce -paquet d'algues à vau-l'eau est un Glaucus ; les Glaucus -sont trois, et fort méchants. Faites un sacrifice à -Elpis, la déesse Espérance, et aux Muses couronnées -des ailes hideuses arrachées aux sirènes ; craignez les -érynnides, sœurs aînées des euménides ; et le soir ne -vous endormez pas dans votre hamac fait d'une voile -sans avoir adoré les sept étoiles, couronne de Clotho, -la parque qui file, moins mauvaise que Lachesis qui -tourne et qu'Atropos qui coupe. Tremblez d'apercevoir -à travers la brume marine le feu de Lyncée sur -la tour de Lyrcos et le feu d'Hypermnestre sur la -tour de Larissa. Les phares sont des spectres. Ne -touchez pas à cette outre ; elle contient peut-être -un géant. Une outre crevée donne passage à un -ouragan. Surtout ne confondez pas Téthys avec -Thétis, vous seriez perdu. Ne vous brouillez pas -avec l'aurore, mère des Vents. Tâchez d'être en -bons termes avec Busiris, dieu des pirates et roi -d'Espagne. Il est utile aussi quelquefois d'invoquer -Eudémonia, la déesse de Lucullus. Si Démogorgon, -le vieillard du centre de la terre, est pris -d'un accès de toux, cela fera sauter les flots, et vous -pourrez bien naufrager. Brûlez de la rognure d'ongles -en l'honneur des deux sœurs farouches Pephredo et -Enyo qui vinrent au monde avec des cheveux blancs. -L'une est la lame, l'autre est la houle. Je ne parle pas -des syrtes, des acrocéraunes, des écueils, des dogues -aboyant sous l'onde. Autant de vagues, autant de -gueules. Chantez un hymne à <span lang="la" xml:lang="la">Bonus Eventus</span>, le mari -de l'Eau, et à <span lang="la" xml:lang="la">Rubigus</span>, le mari de Flore. <span lang="la" xml:lang="la">Bonus -Eventus</span> obtiendra peut-être de l'Eau qu'elle vous -lâche et <span lang="la" xml:lang="la">Rubigus</span> obtiendra de Flore qu'elle vous -reçoive. Flore c'est la terre. Si la terre est de bonne -humeur, si la Nuit ne lui a pas trop durement écrasé -sa torche sur la tête, si vous lui faites une libation -avec une pleine jarre de ces bons vins du mont -Tmolus, si vous êtes assez riche pour avoir dans votre -navire une statue de Jupiter et une statue d'Esculape, -toutes deux en or et en ivoire, et celle d'Esculape plus -petite de moitié que celle de Jupiter, si vous êtes dévot -à la Gorgone et prêt à baiser son bras de chair -pour éviter sa main d'airain, si toute votre vie vous -avez timidement salué, en passant, les autels dédiés -aux dieux d'en haut et les fosses dédiées aux dieux -d'en bas, si enfin vous n'avez jamais insulté les junons -des femmes, vous avez chance de débarquer. -Vous êtes à terre.</p> - -<p>Bon. Une question : avez-vous, en abordant le rivage, -pensé aux six couples des dieux <span lang="la" xml:lang="la">Consentes</span>? -Non? je vous plains. Le mouchard Ascalaphe vous -aura probablement dénoncé. Cérès sera furieuse. -Elle ameutera les Atlantes contre vous. Attendez-vous -à des malheurs. Vous allez entendre bourdonner -à vos oreilles Mellona, la déesse abeille. C'est -fait. Elle vous a piqué. Furoncle. Ménédème en est -mort. Bubona, la déesse bouvière, vous donnera -quelque coup de corne. Le dieu Domiducas refusera -de vous ramener chez vous ; le dieu Jugatinus vous -fera cocu. Tirez-vous d'affaire comme vous pourrez, -saluez à haute voix Ops, Idea, Bérecynthia, Dindymène, -Vesta Prisca et Vesta Tellus, offrez de la -marjolaine et un voile de pourpre jaune à Hymenéus, -battez du tambour en l'honneur des dix Dactyles ; -vous pouvez être un peu rassuré maintenant. -Cependant ne vous asseyez pas sur cette herbe ; -elle vous ferait poisson. Vous avez une captive avec -vous, alors abstenez-vous de ce temple, c'est le -temple de Leucothoë ; il est fermé aux femmes esclaves ; -abstenez-vous aussi de celui-ci et passez vite, -c'est un temple <span lang="la" xml:lang="la">Opertum</span>, les hommes n'y entrent -point. Détournez-vous de ce taillis, il est sacré, il y -a là des Ménades, vous pourriez être mordu par -leur lynx. Ayez peur de ces feuilles où il y a de la -clarté, c'est le corymbe de Dionée. Tiens, votre -cheval rue et vous renverse à terre, je le crois bien, -et c'est tout simple, vous avez oublié que Neptune -s'appelle Hippius, et vous n'avez jeté aucune touffe -de poil dans la mer. Que cette leçon vous profite. -Pressez la mamelle de la première nourrice que -vous rencontrerez et faites-en tomber une goutte de -lait en l'honneur de chaque ville où il est né un -dieu. Car les dieux sont d'un pays. Priape est de -Lampsaque, Saron est de Corinthe, Protée est de -Tentyris en Égypte ; vous savez, pour peu que vous -ayez lu Pindare, que Silène est de Malée, et, pour -peu que vous ayez lu Hérodote, vous n'ignorez pas -que Neptune est Libyen. A propos, avant de partir -pour ce voyage, avez-vous confié votre patrimoine -au Jupiter Horius de l'Hellade et au Jupiter Terminalis -du Latium? c'est que vous pourriez bien ne -plus retrouver votre champ. Mercure a si bien volé -au roi Othréus la montagne Phrygos qu'on n'a jamais -pu remettre la main dessus. Il y avait quatre Anticyres ; -il n'y en a plus que trois ; Mercure en a dérobé -une. Et la conséquence de cela, c'est qu'on ne -peut plus guérir qu'une folie sur quatre. C'est Mercure -qui a escamoté le grand chemin qui menait à -Testudopolis, si bien qu'on ne retrouve plus cette -ville. Marchez avec prudence. Que rencontrez-vous -là? un paysan qui fume sa terre et un paysan qui -moud son blé. Point. Ce sont deux génies. L'un est -Pilumnus, dieu du sillon, et l'autre est Picumnus, -dieu de la meule. Tenez-vous sur vos gardes, la -déesse Anna Perinna est debout derrière ces pâtres qui -purifient leurs troupeaux avec de la fumée de soufre. -Vénérez ce tas de fumier, c'est peut-être Saturne. -Saturne se nomme Sterculius.</p> - -<p>Votre chien jappe ; vous voici devant votre -maison. La porte est fermée. Avez-vous la clef? -Espérons que la gâche et le pêne n'ont pas été -brouillés par la hargneuse cousine d'Apollon, -Clathra, la déesse serrurière des étrusques. La clef -joue, la porte tourne ; à merveille, entrez. N'embrassez -personne, courez d'abord au pénate. En a-t-on -eu bien soin? Il faut qu'il soit dans un coin, mais -pas dans un trou. Il aime l'ombre, mais abhorre -la poussière. Lui a-t-on bien pendu au cou la bulla -du petit enfant? C'est votre tuteur domestique. -Soyez-lui pieux plus qu'à votre père. Il y a pour -chaque homme le dieu lare dans la maison et le dieu -mane dans le sépulcre. Malheur à qui néglige ces -deux amis! ils deviennent ennemis. Craignez les <span lang="la" xml:lang="la">Superi</span>, -redoutez les <span lang="la" xml:lang="la">Inferi</span>. Ayez présent à l'esprit -Pluton, le Riche Triste qui pousse et qui lave. <i lang="la" xml:lang="la">Dis</i>, -<i>Adès</i>, <i lang="la" xml:lang="la">Orcus</i>, <i lang="la" xml:lang="la">Februus</i> ; quatre noms inquiétants. Le -lieu inférieur est entr'ouvert sous tous les pas de -l'homme. Là est l'horreur. Caron signifie Colère. Il y -a, dans cette obscurité, l'Achéron, c'est-à-dire l'angoisse, -le Cocyte, c'est-à-dire la larme, le Styx, c'est-à-dire -le silence, le Léthé, c'est-à-dire l'oubli. Les -olympiens sont sévères. Aristandre de Telmesse a -visité l'enfer et y a vu l'âme d'Hésiode liée à un poteau -de bronze et grinçant des dents, et l'âme -d'Homère pendue à un arbre. Homère et Hésiode -sont là pour avoir dit trop de choses des dieux. Le -cinquième des sept Xénophons, l'auteur du Livre des -Prodiges, a fait aussi la visite de l'enfer ; il a constaté -les supplices infligés aux hommes qui n'ont pas rempli -le devoir viril vis-à-vis des femmes, et ce récit -a rendu ce philosophe respectable chez les Crotoniates.</p> - -<p>Maintenant embrassez votre femme. Informez-vous -si, en votre absence, elle a bien suivi les recommandations -du pénate, qui sont : — «Ne nettoyez pas -votre chaise avec de l'huile. — N'ayez point d'image -gravée sur votre anneau. — Ne vous asseyez pas sur -le boisseau. — Enfouissez les traces de la marmite -dans les cendres. — Ayez toujours vos couvertures -pliées. — Gardez-vous de lâcher de l'eau le visage -tourné vers le soleil.» — A cette heure, saluez votre -voisin ; il faut le ménager, il a peut-être un lare plus -puissant que le vôtre. Les démons attachés à chaque -homme sont de force inégale ; le génie d'Antoine -craignait celui d'Auguste. En parlant à ce voisin, -efforcez-vous de pénétrer sa pensée, et invoquez tout -bas Momus, le dieu qui tâche de faire une fenêtre -au cœur de l'homme. Faites votre promenade ensuite. -Ah! les hamadryades sont à considérer. Préoccupez-vous -de Lucas, dieu des branchages ; c'est une -personne étrange et bizarre. Les bois sont aux -buveurs et aux voleurs ; n'y allez pas sans vous -recommander à la nymphe Nicéa, amie de Bacchus, -et à la nymphe Yptimé, maîtresse de Mercure. -Qu'Yptimé ou Nicéa ne vous fassent pas oublier -Calisto, celle de Jupiter ; et, quant à Écho, ne lui -parlez point de Pan, vous rendriez jalouse Pythis. -Ces précautions prises, vous pouvez vous promener -dans un bois. Surtout, le soir, en rentrant chez -vous, évitez le marais d'à côté, et n'écoutez pas les -bavardages des roseaux sur le roi Midas. Cet âne est -dieu.</p> - -<p>Cet à-peu-près donne quelque idée de la vie fort -essoufflée du payen. Le polythéisme, c'est le rêve -éveillé poursuivant l'homme.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Croyait-on donc à tout cela? Sans nul doute. -Onomacrite fut chassé d'Athènes pour avoir été surpris -comme il employait les incantations de Musée à -tâcher de faire engloutir par la mer les îles voisines -de Lemnos. Il se réfugia en Perse et se vengea de son -expulsion en déchaînant Xercès sur la Grèce. De là -l'attaque de l'Asie à l'Europe.</p> - -<p>Ainsi, c'est de la foi aux chimères qu'est venue -cette vaste catastrophe où la civilisation grecque a -failli sombrer, et voyez l'enchaînement, sans ce -traître fou, Onomacrite, vous n'auriez pas ce héros, -Léonidas.</p> - -<p>Ah! ces chimères, vous n'y croyez pas! Savez-vous -qui s'étonne de votre étonnement? c'est Horace.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,</div> -<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Nocturnos lemures, portentaque Thessala rides?</div> -</div> - -<p>Et Virgile ajoute : <i lang="la" xml:lang="la">Non temnere divos</i>.</p> - -<p>Les grands olympiens, suppliés à propos, venaient -volontiers en aide aux petits peuples ; ces forts secouraient -ces faibles ; c'est grâce à Belus-Apollon que -les éthiopiens battirent Cambyse, et c'est grâce à Mégalé, -qui n'est autre que Junon, que les Massagètes -battirent Cyrus.</p> - -<p>Toutefois les dieux haïssent d'être importunés. -«Il est dangereux, dit Hérodote, de souhaiter beaucoup -de choses.» On est pour ou contre ces dieux, -mais on les affirme. Personne n'en doute. Eschyle -est ennemi de Jupiter par dévotion à Saturne. Ce -même Eschyle ne parle pas sans anxiété des trois -Phorcydes, lesquelles n'ont qu'un seul œil et qu'une -seule dent, dont elles se servent l'une après l'autre. -Le magicien Aceratos épouvante Alexandre en lui -offrant de remplacer Bucéphale par Pégase, cheval -qui désarçonne les bellérophons, et qui d'une ruade -va aux astres, seule écurie digne de lui. Tout voyageur -prudent qui traverse la Libye se botte très haut -de peur des serpents, et se met son manteau sur la -tête à cause des gouttes de sang qui tombent de la -tête coupée de Méduse, laquelle va et vient dans ce -ciel. <i lang="la" xml:lang="la">De terra anguis, de cœlo sanguis.</i> Euryloque, -ce philosophe si colère qu'il poursuivait son cuisinier -dans la rue, une broche fumante et chargée de -viandes à la main, cet Euryloque, tout disciple de -Pyrrhon qu'il était, priait le dieu Orphée Thesprote -de venir tirer les verrous de sa prison. Pyrrhon lui-même, -au dire de Stobée et de Sextus Empiricus, -croyait fort à tous ces dieux-là ; il était grand-prêtre, -mais cela ne prouve rien.</p> - -<p>Apollodore le Calculateur raconte que Pythagore -immola une hécatombe le jour où il découvrit le -carré de l'hypothénuse. Démocrite, voyant son agonie -coïncider avec des jours fériés, se faisait approcher -un pain chaud des narines, afin de ne pas expirer -pendant les fêtes de Cérès. Socrate n'osait pas mourir -sans sacrifier un coq à Esculape.</p> - -<p>Toute cette chimère est pleine de contre-coups. -Il faut prendre garde, en heurtant un de ces dieux, -d'en fâcher plusieurs. Il y a des parentés dans ce -cauchemar ; ces monstres vivent en famille dans ces -ténèbres. Les gorgones sont tantes de Polyphème et -sœurs du serpent des Hespérides. Et que de sens -mystérieux à ces allégories! Ce mot, nymphe, vient-il -du grec <i>lymphè</i>, eau, ou du phénicien <i>néphas</i>, -âme? Le mystère est contagieux. On s'y englue, on -s'y enlise. Qui l'étudie s'y amalgame. Les philosophes -en viennent à participer de la vie mythologique. -Hercule ordonne en songe aux rois de Sparte de -croire Phérécyde. Pythagore, s'étant un jour déshabillé -par hasard devant ses trois cents disciples qui -gouvernaient avec lui les Italiotes, tous voient qu'il a -une cuisse d'or. Une autre fois, comme il traverse le -fleuve Nessus, le fleuve l'appelle à haute voix par son -nom : Pythagore! Cratès l'Ouvreur de portes met un -doigt sur sa bouche chaque fois qu'il aperçoit un -trou dans la terre, fût-ce le trou d'un ver, et à qui -l'interroge, il dit : <i>Ils sont là!</i> Pausanias, en sortant -de l'antre de Trophonius, a l'air d'un homme ivre. -On n'ose pas, seul dans un lieu désert, parler à voix -haute de peur que quelqu'un ne vous réponde. Toute -chose est effrayante à cause de la présence possible -d'un dieu. L'horreur panique est telle qu'on prend la -fuite dans les bois.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>On le voit, derrière la mythologie, lieu commun -des rhétoriques de Demoustier et de Chompré, il y en -a une autre, à peu près inédite. Elle est çà et là, dans -Apulée, dans Strabon, dans Aulu-Gelle, dans Philostrate, -dans Longus, dans Hésychius, dans le <i lang="la" xml:lang="la">Lexicon -Græcum Iliadis et Odysseæ</i>, d'Apollonius d'Alexandrie, -dans la <i>Théogonie</i> et le <i>Bouclier d'Hercule</i> -d'Hésiode, dans Étienne de Bysance, tout mutilé -qu'il est, même dans Suidas, lu d'une certaine façon, -enfin dans Lactance, qui en réfutant le paganisme -le raconte, l'explique et l'approfondit. Nous venons -de soulever un peu ce rideau des fables.</p> - -<p>Toute cette fantasmagorie du polythéisme, étudiée -aux origines mêmes, reprend sa figure réelle. -Ces dieux si connus et si usés semblent autres. -Ainsi, c'est dans Lactance seulement que la Circé -vulgaire des opéras et des cantates devient cette -étrange magicienne des marins, Marica, femme de -Faune. Ainsi, tout le monde connaît les Teleboes, -ces peuples qui occupèrent ce guerroyeur malavisé -d'Amphitryon pendant que Jupiter faisait chez lui -Hercule, et qui plus tard colonisèrent Caprée destinée -à Tibère ; mais pour avoir quelque idée du -demi-dieu Taphius, qui donna son nom à leur île -Taphos, et de sa mère Hippothoë, concubine de -Neptune, il faut lire le scholiaste d'Apollonius. -Ainsi, la hache proverbiale de Ténedos consacrée -dans le temple de Delphes et insigne bizarre -d'Apollon, ne s'explique que dans Suidas par les -écrevisses du ruisseau Asserina dont l'écaille était en -fer de hache. Ainsi encore, si l'on poursuit les -déesses jusque dans les <i>Alexipharmaques</i> de Nicandre, -une Vénus assez inattendue se révèle. Vénus, là, se -dispute avec le lys ; cette querelle entre deux blancheurs -finit mal, et c'est Vénus qui, jalouse, met -au beau milieu du lys ce qu'on y voit encore, et ce -que Nicolas Richelet appelle «la vergogne d'un -âne.» <i lang="la" xml:lang="la">Virgam asini.</i> Une vague esquisse de Titania -et de Bottom semble apparaître ici.</p> - -<div class="section"></div> -<h4>III</h4> - -<p>L'Homme a besoin du rêve.</p> - -<p>A la chimère antique a succédé la chimère -gothique.</p> - -<p>Coup de sifflet du machiniste invisible. Le gigantesque -décor de l'impossible change. Les bandes de -ciel et de nuages ne sont plus les mêmes. On tombe -d'un chimérique dans l'autre. Les têtes ailées qui -étaient Cupidons sont chérubins.</p> - -<p>Il y a toujours à l'horizon, sur la terre et en même -temps hors de la terre, un mont ; c'était l'Olympe, -c'est le Golgotha. L'allongement d'une immense -ombre de montagne sur un fond mystérieux, rien -n'est plus sinistre. Comme ce sommet est une idée, -ce n'est pas seulement une hauteur, c'est une domination.</p> - -<p>Les sépulcres qui sont au pied du mont et qui -ont laissé sortir leurs fantômes, sont restés ouverts. -Des clartés à forme humaine errent. Les apparences -crépusculaires abondent. Les superstitions prennent -corps. La diablerie commence. On voit, sur les premiers -plans, des abbayes, des châteaux, des villes -aiguës, des collines contrefaites, des rochers avec -anachorètes, des rivières en serpents, des prairies, -d'énormes roses. La mandragore semble un œil -éveillé. Des paons font la roue regardés par des femmes -nues qui sont peut-être des âmes. Le cerf qui a le -crucifix entre les cornes boit dans un lac, à l'écart. -L'ange du jugement est debout sur une cime avec -une trompette. Des vieilles filent devant des portes. -L'oiseau bleu perche dans les arbres. Le paysage est -difforme et charmant. On entend les fleurs chanter.</p> - -<p>Entrent en scène les psylles, les nages, les alungles, -les démonocéphales, les dives, les solipèdes, les -aspioles, les monocles, les vampires, les hirudes, les -diacogynes, les stryges, les masques, les salamandres, -les ungulèques, les serpentes, les garoux, les voultes, -les troglodytes, tout le peuple hagard des noctambules, -les uns sautant sur un seul pied, les autres -voyant d'un seul œil, les autres, hommes à sabot de -cheval, les autres, couleuvres autant que femmes ; -et les phalles, invoqués des vierges stériles, et les -tarasques toutes couvertes de conferves, et les drées, -dents grinçantes dans une phosphorescence. La -Wili, délicate, fluide et féroce, arrête le chevalier -qui passe, et lui promet «une chemise blanchie avec -du clair du lune». Salomon, qui a adoré Chamos, -idole des Amorrhéens, est salué par Satebos, dieu -cornu des Patagons. Les éwaïpoma rôdent ; ce sont -des hommes qui ont la tête dans la poitrine et les -yeux sous les clavicules. Au fond, dans le ciel livide, -on aperçoit des comètes.</p> - -<p>Qu'on nous permette ce mot : <i>chimérisme</i>. Il -pourrait servir de nom commun à toutes les théogonies. -Les diverses théogonies sont, sans exception, -idolâtrie par un coin et philosophie par l'autre. Toute -leur philosophie, qui contient leur vérité, peut se -résumer par le mot Religion ; et toute leur idolâtrie -qui contient leur politique, peut se résumer par le -mot Chimérisme.</p> - -<p>Cela dit, continuons.</p> - -<p>Dans le chimérisme gothique, l'homme se bestialise. -La bête, dont il se rapproche, fait un pas -de son côté ; elle prend quelque chose d'humain qui -inquiète. Le loup est le sire Isengrin, le hibou est -le docteur <span lang="la" xml:lang="la">Sapiens</span>.</p> - -<p>La tarentule est une rencontre lugubre. Elle -abonde sur le mont Reventon. Elle est là dans son -repaire caché par les folles avoines. Elle a une tourelle -sur sa forteresse comme un baron, une tenture -de soie à son mur comme une courtisane et une lueur -dans la prunelle comme un tigre. Elle a une porte -qu'elle ferme avec un verrou. Le soir, elle ouvre sa -porte et attend, tapie au premier coude de sa caverne -tubulaire. Malheur à qui passe! Ceux qu'elle a piqués -se cherchent, se trouvent, se prennent par la main et -se mettent à danser la ronde qui ne s'arrête pas ; les -pieds s'y usent ; les pieds usés, on danse sur les -tibias ; les tibias s'usent, on danse sur les genoux ; les -genoux s'usent, on danse sur les fémurs ; les fémurs -s'usent, on danse sur le torse devenu moignon ; le -torse s'use, et les danseurs finissent par n'être plus -que des têtes sautelant et se tenant par les mains, avec -des tronçons de côtes autour du cou imitant des -pattes, et l'on dirait d'énormes tarentules ; de sorte -que l'araignée les a faits araignées.</p> - -<p>Cette ronde de têtes use la terre, y creuse un cercle -horrible, et disparaît. Dans les Pyrénées, ces cercles -s'appellent oules (<i lang="la" xml:lang="la">olla</i>, marmite). Il y a l'oule de -Héas. Gavarnie est une oule.</p> - -<p>Dieu ne gagne pas grand'chose à la fantasmagorie -gothique. L'homme ne sera adulte que le jour où son -cerveau pourra contenir dans sa plénitude et dans sa -simplicité la notion divine. Le Dieu morcelé de l'antiquité -est encore le seul que puisse comprendre le -moyen-âge. Le Christ a fait à peine diversion au fétichisme. -Un paganisme chrétien pullule sur l'Évangile. -La défroque olympique est utilisée. Saint-Michel -prend à Apollon sa pique. Python est baptisé -Satan. La troisième vertu théologale, la Charité, hérite -des six mamelles de Cybèle. Je soupçonne l'honnête -dieu Bonus Eventus de se perpétuer sournoisement -sous le nom de saint Bonaventure. La providence, -jadis éparpillée en lares et en pénates, s'émiette -de nouveau, et la voilà encore une fois toute petite. -Elle est fée du logis, follet de l'alcôve, grillon du -foyer. Elle descend du tonnerre au cri-cri. Elle se fait -chat de la maison, et elle guette et prend sous les -pieds des hommes cette espèce de souris, les diables. -Le paganisme est amoindri, mais persiste. L'agape -devient <span lang="en" xml:lang="en">church-ale</span> ; la bacchanale devient chienlit. Le -dieu est tombé démon, le faune est passé lutin, le -cyclope est raccourci gnôme.</p> - -<p>Le propre de la superstition, c'est qu'elle reprend -de bouture. L'idolâtrie engendre l'idolâtrie ; un -fétiche se greffe sur l'autre. Le fond commun de -l'erreur humaine ne se laisse point épuiser par une -première chimère. Le Jupiter Capitolin sert deux -fois, une première fois comme Jupiter, une deuxième -fois comme saint Pierre. Allez le voir, il est encore à -cette heure dans la grande basilique de Michel-Ange ; -les bonnes femmes catholiques lui ont usé son orteil -d'airain avec des baisers. On lui a seulement changé -sa foudre en trousseau de clefs.</p> - -<p>J'étais tout enfant quand ma mère, visitant Rome, -me le montra. Un grenadier de l'armée d'alors, en -faction, gardait la statue ; armée goguenarde et voltairienne -celle-là, et qui ne gagnait point de petites -batailles. En voyant l'homme de bronze assis et barbu, -je demandai : «Qu'est-ce que c'est que ça? — C'est un -saint, répondit ma mère. — <i>Non</i>, dit le soldat, -<i>c'est Jupin-Jupiter-Tremblement, le bon Dieu du -diable</i>.»</p> - -<p>La disparition de réalité n'est pas moindre au -moyen-âge que dans l'antiquité. Le christianisme, -à force de saints, est un polythéisme. Nulle copie -pourtant du passé ; nulle servilité ; à peine une vague -ressemblance çà et là. Dans ces logarithmes de l'imagination, -un terme de plus suffit pour tout changer. -C'est un nouveau monde inouï. De ces mondes inouïs, -il y en a autant qu'il y a de sortes de crédulité -humaine. Aucun ne dépasse la légende gothique. -En haut le mirage, en bas le vertige. Tous les zigzags -de la bizarrerie compliquent pêle-mêle l'horizon, -la terre où il faudrait la mer, la mer où il faudrait -la terre. C'est la géographie du cauchemar. L'histoire -ne s'y superpose qu'en se déformant. Londres s'appelle -Troynevant. Tamerlan devient Tamburlaine. -Saint-Magloire est le même que Saint-Malo qui est -le même que Saint-Maclou qui est le même que Macclean -qui est le même que Meg-Lin qui est le même -que Linus. L'Angleterre est fille d'Iule petit-fils d'Ascagne. -Il y a un lord Ucalégon né dans ce palais de -Troie qui, brûlant tout près, a fait hâter le pas à -Énée.</p> - -<p>Passent, glissent, flottent et chevauchent des êtres -indistincts faits de la substance du songe, un peu nuage, -un peu cœur, <span lang="en" xml:lang="en">Robin-Goodfellow</span>, la dame blanche, la -dame noire et la dame rouge ; Famo, roi des Vendes ; -<span lang="en" xml:lang="en">Will o' the Wisp</span> le <span lang="en" xml:lang="en">Hobby-Horse</span>, Adonis et Amadis ; -le moine-bourru, le lord de Misrule, Palmerin d'Olive, -et toutes ces vierges-lys, et toutes ces femmes-tulipes, -Yolande, Yseult, Yanthe, Griselidis, Viviane, et la -belle Glynire pensant au duc Cavreuse, et la belle -Esclarmonde pensant à Huon de Guyenne, et la belle -Maguelonne pensant à Pierre de Provence, et la belle -Raymonde pensant au beau Raymond, et la belle -Marianne pensant à je ne sais plus qui. Au fond, il y -a Gaudisse, amiral de Babylone. En face de Gaudisse -est Galafre, amiral d'Anfalerne ; Ivoirin, autre amiral, -va et vient. Tous Sarrasins.</p> - -<p>Sur la lisière de la forêt voisine, l'écureuil, menuisier -de la reine Mab, cause avec le ciron, carrossier -des fées. Dans le ravin chemine, traîné par trente -jougs de bœufs, l'arbre de mai, tout chargé de fleurs, -monstrueux panache du printemps. La fanfare du -cor de Huon de Bordeaux s'entend jusque dans le -royaume des génies, non moins puissante que la -trompe de Triton qui mettait en fuite les géants. -Sainte Marthe a le pied sur la dragonne. Le loup -Urian fait des siennes à Aix-la-Chapelle. La fée -Vaucluse, vêtue d'eau claire, donne des distractions -à saint Trophime bâtissant l'église d'Arles. Quatre -guerrières combattent l'idole Borvo-Tomona qui a -donné son nom à la maison de Bourbon. Sous un -porche de houx, on entrevoit la Tête templière qui, -tour à tour, comme ces sources alternativement -froides et chaudes, rend des oracles et crache des -blasphèmes. Le fadet crie : Ho! ho! Tronc-le-Nain -rôde autour de la Table-ronde, où s'accoude Isaïe le -Triste, fils de Tristan et d'Yseult. Le Vice dit : Je me -nomme Ambidexter.</p> - -<p>Deux nuits magiques, la <span lang="en" xml:lang="en">Midsummer</span> et la -<span lang="en" xml:lang="en">Christmas</span>, flamboient aux deux extrémités de l'année. -Qui veut livrer bataille aux esprits n'a qu'à aller ramasser, -passé minuit, à la <span lang="en" xml:lang="en">Midsummer</span>, la graine de -fougère qui rend invisible. Cette graine sort de terre -à l'heure même où est né saint Jean. Toute paysanne -qui va à la fontaine broyant du lupin de la Noël entre -ses dents, revient avec un manteau de pierreries. Les -jeunes filles errent dans les champs arrachant tous -les plantains qu'elles rencontrent afin de trouver -dans la racine le morceau de charbon qui, mis le soir -sous l'oreiller, leur fera voir en rêve le mari futur.</p> - -<p>Des épées fameuses, Durandal, Joyeuse, Courtain, -Excalibur, mêlent à tout cela leur cliquetis. Le duc -de Guyenne fait son entrée à Babylone. Charlemagne -désire les quatre grosses dents machelières de l'amiral -Gaudisse. Le roi d'Hyrcanie donne un souper à -quelques soudans de ses amis. Agrapardo, prince et -géant de Nubie, tâche d'effaroucher les anges qui -apportent la maison de la sainte Vierge à Lorette. -Pendant ce temps-là, Astolphe va dans la lune.</p> - -<p>La lune elle-même, telle qu'elle est, et si étrange, -et si invraisemblable, et si inquiétante qu'elle a troublé -bien des sages depuis Platon jusqu'à Fourier, -elle ne leur suffit pas, à ces visionnaires de la vision -gothique. La lune n'est pas seulement Diane, elle est -Titania. Le clair de lune est féerie. Allez à jeun sous -le porche d'une église, au clair de lune de la <span lang="en" xml:lang="en">Midsummer</span>, -vous verrez les esprits de ceux qui doivent mourir -dans l'année traverser le cimetière. Les disputes -nocturnes des démons lunaires troublent les rêves -des hommes endormis.</p> - -<p>Tenez-vous à avoir de longues oreilles? frottez-vous -le crâne au lever de la lune avec de la semence -d'ânon, <i lang="la" xml:lang="la">cum semine aselli</i>, et vous obtiendrez le -succès voulu, vous aurez une tête d'âne.</p> - -<p>La lune, pour Chaucer, c'est «Cinthya aux pieds -noirs et aux cornes blanches.» Tout le monde sait -qu'on voit dans la lune un homme suivi d'un chien -et portant un fagot. Qui ne voit pas cet homme sera -changé en loup-garou. Pourquoi? C'est que cet -homme est Caïn. Dante ne dit pas : la lune décline ; -il dit (<i>Enfer, chant XX</i>) : <i>Déjà Caïn avec son fardeau -d'épines touche la mer sous Séville.</i></p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Ce sont là les songes. <i lang="la" xml:lang="la">Promontorium somnii.</i></p> - -<p>Songes debout. Car, insistons-y, dormir n'est pas -une formalité nécessaire. <i>Les bestions qu'on voit -pendant le sommeil</i>, pour employer l'expression d'un -vieux livre, l'homme les voit volontiers hors du -sommeil. Le satyre est naturel au bois payen et le -farfadet au marais chrétien. Berbiguier de Terreneuve -du Thym passait son temps à prendre des démons -entre deux brosses qu'il appliquait l'une contre l'autre -brusquement.</p> - -<p>Pas un échalier fermant un champ qui, à minuit, -ne soit enfourché par un esprit. Le sabbat -danse en rond sous les étoiles dans les vergers, et le -matin les vachères se montrent des cheveux de corrigans -accrochés aux branches basses des pommiers. -Le vent du crépuscule ploie et courbe dans les nénuphars -les femmes déhanchées et ondoyantes des -étangs. Il y a des prés fées broutés des chèvres le -jour et des capricornes la nuit. Les landes et les -bruyères ne sont pas bien sûres de n'avoir pas vu -souvent, au bruit lointain d'une cloche de matines, -se lever et marcher, pour aller boire aux sources -voisines, ces dolmens, ces menhirs, ces cromlechs, -blocs monstrueux où s'adosse dès l'aube le pâtre -pensif qui regarde en l'air, comme si ses idées cherchaient -des vêtements dans les casaques décousues -des nuages.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Hélas, le moyen âge est lugubre. Ce pauvre -paysan féodal, ne lui marchandez pas son rêve. C'est -à peu près tout ce qu'il possède. Son champ n'est -pas à lui, son toit n'est pas à lui, sa vache n'est pas -à lui, sa famille n'est pas à lui, son souffle n'est pas -à lui, son âme n'est pas à lui. Le seigneur a la carcasse, -le prêtre a l'âme. Le serf végète entre eux -deux, une moitié dans un enfer, une moitié dans -l'autre. Il a sous ses pieds nus la fatalité qui pour -lui s'appelle la glèbe. Il est forcé de marcher dessus -et elle s'attache à ses talons, tantôt boue, tantôt -cendre. Il est terre à demi. Il rampe, traîne, pousse, -porte, geint, obéit, pleure. Il est vêtu d'une loque ; -il a une corde autour des reins qui, à la moindre -infraction, lui monte au cou ; son maître ne le rencontre -qu'à coups de bâton ; ses enfants sont des -petits, sa femme, hideuse d'infortune, est à peine -une femelle ; il vit dans le dénûment, dans le silence, -dans la stagnation, dans la fièvre, dans la fétidité, -dans l'abjection, dans le fumier ; il est, dans son -bouge, compagnon d'intelligence des poules, et -d'ordure, du porc ; il est mouillé de pluie l'hiver et -de sueur l'été ; il fait du pain blanc et mange du -pain noir ; il doit aux seigneurs tout ce que les seigneurs -peuvent vouloir, le respect, la corvée, la dîme, -sa femme. Si sa femme est vieille ou trop horrible, -on prend sa fille. Tout arbre est gibet possible. Il a -plus de joug sur la tête que le bœuf ; s'il cueille, il -est maraudeur ; s'il chasse, il est braconnier ; s'il -respire, il est hardi ; s'il regarde, il est insolent ; s'il -parie, estrapadez-moi ce coquin! Il a chaud, il a -froid, il a faim, il a peur. Son travail est le matin travail -et le soir accablement. Il rentre enfin à la nuit -tombée, las, triste, humble, et il se couche. Quel est -son lit? un peu de paille. Quel est son oreiller? une -bûche. Une bonne bûche ronde, dit Harrison. A -<i lang="en" xml:lang="en">good round log</i>. Le voilà qui dort, ce ver de terre. -C'est bien le moins qu'il ait la visite de l'infini.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Quels dômes! Quels portiques! Quelles colonnes! -Que d'étoiles! Ce palais de l'impossible, les hommes -voudront toujours l'habiter. Il est splendide, haut, -profond, prodigieux, magnifique, colossal, fragile. Il -s'écroule le plus souvent avant qu'on y aborde, quelquefois -à l'instant où l'on y arrive et sur celui qui -entre, quelquefois après qu'on s'y est installé, et qu'on -y a vécu, bu, mangé, chanté, ri, fait l'amour, et qu'on -y a passé plusieurs nuits. Ces évanouissements successifs -de tous les songes ne déconcertent aucune -espérance. Nous vivons de questions faites au monde -imaginaire. Notre destinée entière est une réponse -attendue. Tous les matins chacun fait son paquet de -rêveries et part pour la Californie des songes. Allez -donc lui dire : Vous rêvez! C'est vous qui seriez le -fou. Tous ont foi, personne ne doute.</p> - -<p>Qui que nous soyons, nous sommes les aventuriers -de notre idée. Nul passant sur cette terre qui -n'ait sa fantaisie, son caprice, sa passion, sa témérité, -son enjeu, son risque pour gloire, vertu ou bénéfice, -son ascension ou sa descente, sa loterie intérieure. -Celui-là fait sa fouille obscure. Celui-ci bâtit sa bâtisse -secrète. Tous suivent une piste. Jamais d'hésitation. -Confiance absolue. Rien n'est comparable à -l'aplomb de l'illusion. Toutes ces vaines ombres humaines, -eux, vous et moi, nous tous, tout cela chemine, -chaque fantôme portant son ambition en équilibre -sur son front. César reconstruisant la royauté à -Rome, Napoléon échafaudant le système continental, -Alexandre de Russie combinant la Sainte-Alliance, -sont des Perrettes qui ont sur la tête leur pot au lait, -la couronne du monde. L'histoire en ramasse les morceaux -cassés, ici au pied de la statue de Pompée, là -à Sainte-Hélène, là à Taganrog. Ces calculs terrestres -avortent à cause de la complication inconnue. Parfois -l'idée préméditée n'éclôt pas, mais autre chose naît, -meilleur ou pire. Ce Jules-César, qui rêve les rois, -produit les empereurs plus énormes que les rois. On -couve un épervier, la coque du songe se brise, un -vautour sort. Parfois, sur deux espérances contraires, -une est viable. Annibal rêve Rome anéantie, Caton -rêve Carthage détruite ; duel sombre de deux idées -dans le mystère ; le rêve romain combat le rêve punique, -et le tue.</p> - -<p>L'homme est aux petites-maisons dans les chimères. -Chacun fait sa campagne de Russie. Il y a toujours -un Rostopchine inattendu. Moscou brûlera, -mon pauvre garçon. N'importe. On va en avant. Bonaparte -ne devine pas plus Rostopchine que César n'a -deviné Casca, et l'un passe le Niémen comme l'autre -a passé le Rubicon. Ayez pitié d'eux, et de vous aussi. -Vous êtes eux.</p> - -<p>Le bras de l'homme croît et grandit dans le rêve. -Une chose qu'on n'a jamais mesurée, c'est la longueur -de l'espérance. Laquelle des deux mains est la -plus étrange à voir s'étendre, et laquelle des deux -chimères est la plus inouïe : l'empereur du haut de -son trône aux Tuileries saisissant Moscou, ou Mallet -du fond d'une prison saisissant l'empereur?</p> - -<p>L'impraticable appelle l'inaccessible, c'est là qu'on -veut aller ; la Yungfrau, c'est l'épouse qu'il nous faut ; -le fer rouge, c'est là qu'on veut mordre, pour peu -qu'on soit Thrasybule, Jean Huss ou Christophe -Colomb. La populace des songeurs et des ambitieux -se contente du fruit défendu. Mais la morsure au fer -rouge, quelle âcre volupté pour les grands cœurs! -<i lang="la" xml:lang="la">Vitam impendere vero.</i> Il y a d'ailleurs des récompenses. -On cherchait le Cathay, on trouve l'Amérique.</p> - -<p>Quant aux catastrophes, elles plaisent. On envie -l'aérolithe. D'où tombes-tu, morceau de l'inconnu? -Qui t'a formé? Qui t'a brûlé? Quelle rencontre as-tu -faite? Quel est ton secret? Où allais-tu? Tomber de -là-haut, quel admirable sort! Tu n'étais qu'une -pierre, tu es un prodige. Être précipité du zénith, -c'est la gloire. Les chutes du ciel mettent en appétit -les audaces, Phaéton est un encouragement, et si Icare -n'existait pas, Pilate des Rosiers l'inventerait.</p> - -<p>Regardez les grands voyageurs. De quel côté se -dirigent-ils le plus volontiers? Vers l'Afrique. -L'Afrique, quel rêve énorme! Les sources du Nil, le -lac Nagaïn, les montagnes de la Lune, le grand désert, -Darfour, Dahomey, les tigres, les lions, les serpents, -les mammons, les monstres, le squelette de Carthage -au premier plan, le fantôme de Tombouctou au fond, -<i lang="la" xml:lang="la">Africa Portentosa</i>. Ce songe les attire l'un après -l'autre. Tous y meurent, et tous y vont. Aller là d'où -personne n'est revenu, quelle tentation et quel enthousiasme! -Ces curiosités d'abîmes sont un des éléments -du progrès. Les fiers esprits les ont toujours -eues. La prudence déconseille les penseurs, mais ils -se défient de la quantité de lâcheté qui est dans la -prudence. Les Grecs ont beau créer une Minerve -aptère et faire dominer Athènes par la sagesse sans -ailes, cela n'empêche pas Socrate, inattentif au bras -fatal qui lui tend dans l'ombre la ciguë, de rêver le -Dieu inconnu.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Rêves, rêves, rêves. Les uns grands, les autres -chétifs. L'habitation du songe est une faculté de -l'homme. L'empyrée, l'élysée, l'éden, le portique ouvert -là-haut sur les profonds astres du rêve, les statues -de lumière debout sur les entablements d'azur, -le surnaturel, le surhumain, c'est là la contemplation -préférée. L'homme est chez lui dans les nuées. -Il trouve tout simple d'aller et venir dans le bleu et -d'avoir des constellations sous ses pieds. Il décroche -tranquillement et manie l'une après l'autre toutes -les pourpres de l'idéal, et se choisit des habits dans -ce vestiaire. Être bas situé n'ôte rien à la hardiesse -du songe. Peau d'âne veut une robe de soleil.</p> - -<p>Du reste, les idéals sont divers. L'idéal peut être -imbécile. Il y a des êtres pour rêver un paradis de -soupe au lard. Votre idéal n'est autre chose que -votre proportion.</p> - -<p>Non, personne n'est hors du rêve. De là, son -immensité. Qui que nous soyons, nous avons ce plafond -sur notre tête. Ce plafond est fait de tout, de -chaume, de plâtras, de marbre, de fumée, de ruine, -de forêt, d'étoiles. C'est à travers ce plafond, le -songe, que nous voyons cette réalité, l'infini. Selon -son plus ou moins de hauteur, il nous fait penser -le bien ou le mal. Mais qu'on ne s'y trompe pas, -point de fatalité, ici ; sa pression sur nous dépend -de nous, car c'est nous qui le faisons. A âme basse, -ciel bas. Comme on fait son rêve, on fait sa vie. -Notre conscience est l'architecte de notre songe.</p> - -<p>Le grand songe s'appelle devoir. Il est aussi la -grande vérité.</p> - -<p>Les hommes, presque tous un peu pareils au -bourgeois Jourdain, de Molière, font du rêve sans -le savoir. L'agent de change ne se doute guère qu'il -est un escompteur de songes. Son carnet plein de -chiffres est un enregistrement de fantasmagories ; -prime-fin-report est grimoire tout comme l'Etteila ; -le grand Albert pourrait être coulissier, et les -femmes qui jouent à la bourse sont les mêmes qui -tirent les cartes. Allez le soir chez elles ; leur bordereau -reçu, elles font une réussite. Dépendre de la -nouvelle du jour, attacher sa fortune au fil du télégraphe -électrique, se faire le pantin de la hausse et -de la baisse, c'est être en plein somnambulisme ; pour -savoir si l'on sera opulent ou indigent demain, lire -le <i>Moniteur</i> ou consulter la dame de pique, c'est la -même chose.</p> - -<p>Pas de vivant qui n'ait son compartiment dans le -casier de l'imaginaire. Pas de cervelle qui ne puisse -être étiquetée d'un songe ; celle-ci ambition, celle-ci -richesse, celle-ci gloire, celle-ci jouissance, celle-ci -vanité, toutes bonheur. Le bon dîner indéfini est un -rêve que le porte-monnaie refuse au pauvre et l'estomac -au riche. Vénus à jamais, fait mauvais ménage -avec la colonne vertébrale. Les méchantes ailes de -Cupidon sont des faiseuses de culs-de-jatte ; voyez -Henri Heine. Toutes les mains tendues, aucun lot -saisi.</p> - -<p>L'espérance étant conforme à l'intelligence, la -forme du bonheur rêvé, varie. Pour l'usurier, c'est -une bonne balance fausse ; pour le chasseur, c'est un -piège à loups bien recouvert ; pour le jureur de serments, -c'est un auditeur naïf. L'envieux habite en -espérance l'Eldorado du mal d'autrui. Et, j'y insiste, -de réalisation, peu ou point. Fussiez-vous avoué ou -notaire, vous ne vous déroberez point à ceci qui est -la loi : les jours de l'homme sont une série de proies -lâchées pour l'ombre. Les religions, du haut de leurs -chaires, s'accusent, les unes les autres, de faux paradis. -Tu radotes, Brahma! Tu en as menti, Mahomet! -Tu escroques les âmes, Luther! Foule de -cerveaux, cohue de chimères.</p> - -<p>Le philosophe regarde en souriant ces songeurs, -tous logés dans une vision, le joueur dans la martingale, -l'avare dans des piles d'or sans fin, le soldat -dans la croix d'honneur, la vieille fille dans un mari, -le thaumaturge dans le miracle, le prêtre dans la -tiare, le savant dans un creuset, l'ignorant dans la -superstition.</p> - -<p>Et où es-tu toi-même, philosophe? dans l'utopie.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Puisqu'il n'est donné à qui que ce soit d'échapper -au rêve, acceptons-le. Tâchons seulement d'avoir le -bon. Les hommes haïssent, brutalisent, frappent, -mentent ; regardez la première civilisation venue, -l'antique comme la moderne, regardez quelque -siècle que ce soit, le vôtre comme les autres, vous -ne voyez qu'imposteurs, batailleurs, conquérants, -brigands, tueurs, bourreaux, méchants, hypocrites ; -tout cela somnambule. Laissez-leur leurs acharnements -et leurs assouvissements dans leur nuée sanglante. -Laissez aux choses violentes et aux forces -aveugles leur inutile furie d'ouragan. Les passions de -l'homme en tempête, quelle pitié! et pour quel -but! Des simulacres poursuivant des chimères!</p> - -<p>Laissez-leur leur rêve, à ces fantômes. Vous, partagez -votre pain avec les petits enfants, regardez si -personne ne va pieds nus autour de vous, souriez aux -mères nourrices sur le seuil des chaumières, promenez-vous -sans malveillance dans la nature, n'écrasez -point sans savoir pourquoi la fleur de l'herbe, faites -grâce aux nids d'oiseaux, penchez-vous de loin sur -les peuples et de près sur les pauvres. Levez-vous -pour le travail, couchez-vous dans la prière, endormez-vous -du côté de l'inconnu, ayez pour oreiller -l'infini, aimez, croyez, espérez, vivez, soyez comme -celui qui a un arrosoir à la main ; seulement que votre -arrosoir soit de bonnes œuvres et de bonnes paroles ; -ne vous découragez jamais, soyez mage et soyez père, -et si vous avez des champs, cultivez-les, et si vous -avez des fils, élevez-les, et si vous avez des ennemis, -bénissez-les, avec cette douce autorité secrète que -donne à l'âme la patiente attente des aurores éternelles.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch9">Tas de pierres<br /> -V</h3> - - -<p>Changez vos opinions, gardez vos principes ; changez -vos feuilles, gardez vos racines.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il y a deux façons de n'être d'aucun parti : comme -les femmes et les enfants, parce qu'on n'en a examiné -aucun ; comme les penseurs et les sages, parce qu'on -les a examinés tous.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Une réaction : barque qui remonte le courant, -mais qui n'empêche pas le fleuve de descendre.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Les vrais grands ministres sont ceux qui travaillent -aux événements de leur siècle en hommes qui -sauraient au besoin travailler à ses idées.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La stagnation, qui est identique à la mort et à la -nuit, ne se méprend pas sur les ennemis qu'elle a. -Elle dénonce, persécute et, si elle le peut, étouffe tout -mouvement, car tout mouvement est vie et toute vie -est lumière. Les hommes de l'ombre et de l'immobilité -appelaient par haine et dérision Harvey <i lang="la" xml:lang="la">circulator</i>, -ce qui est la même chose que révolutionnaire.</p> - -<p>Harvey n'avait pas plus inventé la circulation du -sang que Luther n'avait inventé la liberté de la conscience. -Harvey est un Luther. Luther est un Harvey. -Ils ont constaté la réalité, voilà tout. Les hommes -sont ainsi faits, ou défaits, que quiconque parmi -eux constate la loi de Dieu est un novateur et que -quiconque l'applique est un révolutionnaire.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Avec l'âge et d'année en année, on dépouille le -vieil homme, c'est-à-dire le jeune homme ; certains -aspects se modifient, ce qu'il y a de transitoire dans -les opinions s'écroule avec ce qu'il y a de passager -dans les événements, et la surface de l'esprit change -comme la surface du visage ; l'existence humaine est -faite de dépouillements successifs et les choses de la -vie, comme les ondes de l'océan, se composent et se -décomposent sans cesse. Mais, au milieu de ces changements -et de ces altérations inévitables, il faut que -l'essentiel demeure ; il est bien que le fond de l'homme -se maintienne, il sied qu'une certaine identité ne se -démente jamais. Quelque chose peut flotter et quelque -chose doit persister. Devenir autre en restant le même ; -tout le problème est là.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La jeunesse a de belles vertus ; elle est sincère, -fidèle, honnête, pure, croyante, dévouée, loyale, généreuse, -reconnaissante. Efforcez-vous de garder en -prenant de l'âge les vertus de la jeunesse, lors même -que vous en aurez perdu les illusions ; devenez hommes -et restez jeunes.</p> - -<p>C'est selon cette loi que se développent les bonnes -natures et que se forment les grands cœurs. L'enthousiasme -est le fond de la vraie sagesse.</p> - -<p>L'homme sage mûrit et ne vieillit pas.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Un abîme est là, tout près de nous.</p> - -<p>Nous, poëtes, nous rêvons au bord. Soit. Vous, -hommes d'État, vous y dormez.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La vraie formule socialiste :</p> - -<p>Rendre l'homme moral meilleur, l'homme intellectuel -plus grand, l'homme matériel plus heureux.</p> - -<p>Bonté d'abord, grandeur ensuite, enfin bonheur.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La logique d'une idée vraie est tellement puissante -que, dès qu'elle s'introduit dans les affaires -humaines, dans la religion, dans la politique, dans -la législation, elle réduit tous les événements à -n'être plus que des syllogismes chargés, les uns de -la démontrer, les autres de la compléter.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Le penseur, quand bon lui semble, peut se -déployer orateur.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'éloquence qui convient aux assemblées ne doit -se composer que de moyennes. Une éloquence composée -d'extrêmes peut remuer une foule ou un individu, -ce qui, dans beaucoup de cas, est la même -chose. Cette sorte d'éloquence pourra agir une fois -sur une assemblée comme chose nouvelle, étrange -et de haut goût, ou momentanément propre à une -circonstance donnée ; mais, la seconde fois, elle fatiguera ; -la troisième fois, elle paraîtra ridicule.</p> - -<p>Pour dominer habituellement une grande assemblée, -il faut un calcul mêlé à l'inspiration ; il faut -prendre, chaque fois qu'on parle, la résultante d'une -des fractions de l'assemblée et constituer sa parole -sur cette résultante, et alors on s'appuie, non sur sa -seule force isolée, mais sur toutes les forces de cette -fraction ; ou, mieux encore, ce qui est plus difficile, -prendre la résultante de toute l'assemblée, parler -dans la moyenne de la pensée de chacun, et alors -on a pour levier toute la force de l'assemblée elle-même. -On remue quelque chose dans chaque esprit. -Par moments, on touche le fond de tous.</p> - -<p>Ce fond, on peut le toucher également, mais par -occasion et non à volonté, avec la seule puissance du -sentiment individuel et de la conscience convaincue, -mais alors on n'est pas un orateur, on est un homme ; -ce qui est plus rare d'ailleurs.</p> - -<p>C'est du reste une erreur… généreuse de croire -qu'on peut dominer une assemblée avec les idées du -dehors. On ne remue une assemblée qu'avec ce qui -est dans l'assemblée. Il est pourtant, quelquefois, -beau d'essayer.</p> - -<hr class="big" /> -<p>La Révolution, c'est le changement d'âge du -genre humain. Dites-en ce que vous voudrez, du -bien ou du mal, le fait vous domine. C'est la grande -crise de la virilité universelle.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La Révolution est le couteau avec lequel la civilisation -a coupé son lien.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Dans la Révolution tout le monde est victime et -personne n'est coupable.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Robespierre fut l'effrayant correcteur d'épreuves -de la Révolution. Il y mit son <i lang="la" xml:lang="la">deleatur</i>. Cet immense -exemplaire du progrès, revu par lui, garde encore la -lueur de sa prunelle sinistre.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Voltaire, c'est la mine ; Mirabeau, c'est l'explosion.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Les révolutions, formidables liquidations de l'histoire ; -créations génésiques de lois, de codes, de faits, -de mœurs, de progrès, de prodiges ; énormes mouvements -de peuples et d'idées qui mêlent tous les -hommes dans une même convulsion joyeuse, qui -dégagent la liberté électrique, qui font trembler les -deux mondes du même tremblement, qui tirent d'un -seul éclair deux coups de tonnerre, l'un en Europe, -l'autre en Amérique ; qui, en renversant la monarchie -en France, jettent bas la tyrannie dans l'univers ; qui -éclairent, illuminent, chauffent, brûlent, foudroient, -qui font sortir d'un seul gigantesque écroulement -le radieux avènement du genre humain, qui font -naître l'aurore du sépulcre, accouplent les extrêmes -stupéfaits, agonisent et vagissent, maudissent et -chantent, haïssent et adorent, résolvent tout en -héroïsme, en joie et en amour, envoient expirer tous -les grincements de la vieille serrure du despotisme -dans l'humble cabinet de travail de Mount-Vernon, -et finissent par faire de la clef de la Bastille le -presse-papier de Washington.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Soit, la Révolution s'appelle la Terreur. Louis XV -s'appelle l'Horreur.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Pas un nuage, le ciel est pur, le soleil rayonne, -le paysage n'est que lumière ; ils pavoisent leurs -barques, ils chantent, ils se laissent gaiement aller -au courant de l'eau ; le fleuve, magnifique et inépuisable, -s'élargit de plus en plus ; il est grand comme -une mer, il est calme comme un lac, il charrie des -îles de fleurs, il réfléchit le ciel où il n'y a pas une -ombre. Où vont-ils? Ils ne le savent pas ; mais tout -est beau, superbe et charmant.</p> - -<p>Ils entendent au loin, devant eux, dans les profondeurs -de l'horizon inconnu, un bruit sourd et -profond.</p> - -<p>Où vont-ils? Qu'importe! Ils vont où va le fleuve. -Ils savent bien qu'ils aborderont quelque part. Ils -dérivent. Ils s'enivrent du chant des oiseaux, du parfum -des fleurs qu'ils voient partout et qu'ils cueillent -en passant, de la rapidité de l'eau, de la splendeur -du ciel, de leur propre joie.</p> - -<p>Le bruit qui est à l'horizon se rapproche ; il y -a quelques heures, les souffles du vent le couvraient -parfois ; maintenant, on l'entend toujours.</p> - -<p>Par moments le courant se ralentit, alors ils rament -afin d'aller plus vite. C'est si charmant d'aller vite! -Passer comme des ombres devant des ombres, cela -leur paraît être toute la vie. Ils sont si heureux qu'ils -oublient qu'il y a une nuit.</p> - -<p>Le bruit se rapproche de moment en moment ; il -ressemble au roulement d'un chariot. Ils commencent -à se dire entre eux : Quel est ce bruit?</p> - -<p>Le fleuve est plein de détours. Cependant un coin -du ciel devient brumeux. Quelque chose qu'on prendrait -pour une fumée se dégage d'un point de l'horizon -et fait une grande nuée. Cette nuée, qui semble -monter de la terre, est tantôt à droite, tantôt à gauche. -Est-ce elle qui change de place ou est-ce le fleuve qui -a tourné? Ils ne savent, mais ils admirent. C'est un -spectacle de plus parmi tant de spectacles.</p> - -<p>Le bruit est maintenant comme un tonnerre. Il -se déplace avec la nuée qu'ils voient. Où est la nuée, -là est le bruit.</p> - -<p>Ils dérivent, ils chantent, ils rient ; ils ont une -grande attente, mais dans cette attente il n'y a que -de l'espérance. Il y a parmi eux des savants, des -rêveurs, des penseurs, des hommes riches de toutes -les richesses, des philosophes, des sages.</p> - -<p>Tout à coup, ciel! le fleuve a tourné ; la nuée est -devant eux, le bruit est devant eux. La nuée est formidable ; -ce n'est plus une nuée, c'est le tourbillon -de vingt trombes mêlées et tordues par l'ouragan, -c'est la fumée d'un volcan qui aurait deux lieues de -cratère. Le bruit est effrayant ; le tonnerre ressemble -à ce bruit comme l'aboiement d'un chien ressemble -au mugissement d'un lion. Le courant est rapide et -furieux, la surface du fleuve se courbe comme un arc -vers le dedans de la terre. Qu'y a-t-il donc là, devant -eux, à quelques pas? Un gouffre.</p> - -<p>Un gouffre! ils rament en arrière, ils veulent -remonter. Il est trop tard. Ce courant-là ne se -remonte pas. Alors ils reconnaissent que le fleuve -lui-même est vivant ; qu'ils se sont trompés ; que ce -qu'ils prenaient pour un fleuve, c'était un peuple ; -que ce qu'ils prenaient pour des flots, c'étaient des -hommes ; qu'ils ont cru voguer sur une eau inerte, -écumant à peine sous la rame, et qu'ils voguaient -sur des âmes, âmes profondes, obscures, violentes, -froissées, tumultueuses, pleines de haine et de -colère. Il est trop tard! il est trop tard! Le précipice -est là. Ces flots, ce fleuve, ces hommes, ces -âmes, ce peuple, arbres déracinés, granits séculaires, -rochers arrachés à la rive, navires dorés, chaloupes -pavoisées, îles de fleurs, tout se hâte, tout penche, -tout se heurte et se mêle, tout s'écroule.</p> - -<p>Personne n'a jamais vu, personne ne verra jamais -rien qui soit plus grand et plus terrible. Toute -une humanité qui s'engloutit à la fois le même jour, -à la même heure, dans le même abîme! Toute une -société avec ses lois, ses mœurs, sa religion, ses -croyances, ses préjugés, ses arts, son luxe, son -passé, son histoire, qui rencontre une rupture du -sol et qui sombre comme une barque de pêcheur! -Ce sont là de ces choses voulues par Dieu. Ce prodigieux -ensemble d'hommes, de faits et d'évènements, -cette masse énorme venue de si loin et avec -tant de calme, arrive au bord du gouffre, s'y courbe -majestueusement et y disparaît. Ce n'est plus ni un -fleuve ni un gouffre, ni un peuple, ni une catastrophe ; -c'est le chaos. C'est l'ombre, l'horreur, le -fracas, l'écume, un éternel et lamentable gémissement. -Tous les dogues de l'abîme hurlent dans les -ténèbres. Cependant le soleil brille, la vérité ne -se décourage pas et rayonne toujours, et cette -effrayante nuée, pleine de clameurs et de tempête, -lui est bonne pour faire resplendir son arc-en-ciel.</p> - -<p>Quelque chose survit-il à cela? Une telle calamité, -un pareil écroulement, un si monstrueux naufrage, -n'est-ce pas la mort d'un peuple? n'est-ce pas la fin -d'un continent?</p> - -<p>Non.</p> - -<p>Tout a sombré, rien ne s'est perdu.</p> - -<p>Tout s'est englouti, rien n'a péri.</p> - -<p>Tout s'est abîmé, rien n'est mort.</p> - -<p>Tout a disparu, tout reparaît.</p> - -<p>Faites quelques pas, vivez quelques années, -regardez : Voici le fleuve plus large, voici le peuple -plus grand.</p> - -<p>Le bruit formidable qui avertit et qui conseille, -on l'entend toujours ; mais il n'est plus devant, il -est derrière. Il y a cent ans on l'entendait dans -l'avenir ; aujourd'hui, on l'entend dans le passé.</p> - -<p>Et les générations en marche reviennent parfois -sur leurs pas pour voir ce que c'est que ce bruit ; -et les siècles se penchent rêveurs sur cette chute -d'une société et d'une monarchie, sur cette immense -cataracte de la civilisation qu'on appelle la Révolution -Française.</p> - - -<p class="small ind">17 février 1844.</p> - - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">L'âme</h2> - -<div class="break"></div> - -<h3 class="tom4em" id="ch10">Tas de pierres<br /> -VI</h3> - - -<p>Les instincts sont les yeux mystérieux de l'âme.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'âme a des illusions comme l'oiseau a des ailes ; -c'est ce qui la soutient.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Dans la question de l'immortalité de l'âme on -voit le pourquoi, on ne voit pas le comment.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le penseur demande au nouveau-né : D'où -viens-tu? — et au moribond : Où vas-tu?</p> - -<p>Tout ce qu'il sait, c'est que le nouveau-né pleure -et que le moribond tremble.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le monde matériel repose sur l'équilibre, le -monde moral sur l'équité.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'équilibre est la loi suprême et mystérieuse du -grand Tout.</p> - -<p>Le monde matériel en est la démonstration visible.</p> - -<p>De toute nécessité, le monde moral en est la -confirmation invisible.</p> - -<p>Sans quoi, ces deux mondes mêmes, ces deux -mondes dont la réunion embrasse tout, ne seraient -pas en équilibre.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le squelette de l'animal n'est pas beaucoup plus -signifiant que la première pierre venue ; le squelette -de l'homme est effrayant.</p> - -<p>C'est que la réflexion horrible, ce n'est pas : -ceci a vécu, mais : ceci a pensé.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Ce que l'animal sait, il ignore qu'il le sait. -L'homme sait qu'il ignore.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Quand le sentiment de l'infini entre à haute -dose dans un homme, il en fait un dieu ou un -monstre, Jésus-Christ ou Torquemada.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La conscience, c'est Dieu présent dans l'homme.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La prière est un auguste aveu d'ignorance.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Ma prière :</p> - -<p>Dieu! accordez-moi en lumière et en amour tout -le possible de votre infini!</p> - -<hr class="big" /> -<p>Quelle est la plus haute faculté de l'âme?</p> - -<p>Est-ce que ce n'est pas le génie?</p> - -<p>Non, c'est la bonté.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La raison du meilleur est toujours la plus forte.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Quand il n'y a rien sous la mamelle gauche, il -ne peut y avoir rien de complet dans la tête. Le -génie, c'est un grand cœur.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Fils, frère, père, amant, ami. Il y a place pour -toutes les affections dans le cœur comme pour toutes -les étoiles dans le ciel.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il y a une chose qu'il faut n'aimer ni à faire ni à -donner, c'est de la peine.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Ne rire jamais de ceux qui souffrent ; souffrir -quelquefois de ceux qui rient.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>On dit : C'est un vieillard ; il s'est éteint. Et l'on -trouve tout simple qu'il soit parti. Demandez à ses -enfants si c'est tout simple. Ce grand âge, qui semble -aux indifférents une sorte de circonstance atténuante -à la mort, fait à ceux qui aiment l'effet contraire. -La longueur de la possession leur paraît créer -presque un droit ; et la vie n'a plus pour nous sa -figure vraie quand elle perd ces êtres qui en ont -toujours été à nos yeux la lumière.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Toutes les fois qu'au fond de sa conscience, on se -sent le droit de pardonner, c'est qu'on en a le -devoir.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Je sais quelque chose de plus beau peut-être -que l'innocence, c'est l'indulgence.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Est-ce que je n'ai pas tout le premier besoin -d'indulgence, moi qui parle? Tenez, toutes les fautes -que l'amour peut faire commettre, excepté les fautes -déshonorantes, je les ai commises.</p> - -<hr class="big" /> -<p>On aime de la grandeur de son cœur.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>L'amour est un immense égoïsme qui a tous les -désintéressements.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>O mon ange, pourvu que tu aies tout, le reste -me suffit.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Ils disent qu'aimer, c'est l'aveuglement du cœur ; -moi je dis que ne pas aimer, c'en est la cécité.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Chose étrange, après dix-huit siècles de progrès, -la liberté de l'esprit est proclamée ; la liberté du -cœur ne l'est pas.</p> - -<p>Pourtant aimer n'est pas un moins grand droit -de l'homme que penser.</p> - -<p>L'adultère n'est autre chose qu'une hérésie. Si -la liberté de conscience a droit d'exister, c'est en -amour.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>A l'heure qu'il est, au point où en sont les lois -et les mœurs de l'occident, le mariage porte à faux. -Il a généralement pour base l'intérêt, et non l'amour.</p> - -<p>C'est le plus souvent un contrat, ce n'est pas -un mystère ; c'est une prostitution, ce n'est pas -une célébration ; c'est un esclavage, ce n'est pas un -épanouissement.</p> - -<p>De là cette révolte de l'amour qu'on qualifie -adultère.</p> - -<p>Aujourd'hui, quel qu'ait été le travail des idées -sociales depuis toutes nos révolutions, tout cet -ensemble de faits qui s'enchaînent et se commandent, -mariage, adultère, prostitution, est encore -vu à faux jour.</p> - -<p>On voit le mariage où il n'est pas, on voit -l'adultère où il n'est pas, on voit la prostitution où -elle n'est pas.</p> - -<p>Dans nombre de cas, ce qu'on appelle mariage -est l'adultère et ce qu'on appelle adultère est le -mariage.</p> - -<p>Faites le mariage vrai, faites-le sortir de la -nature et du cœur, et ces deux faits, adultère et -prostitution, qui sont, l'un la protestation du cœur, -l'autre la protestation de la nature, s'évanouissent.</p> - -<p>Dans l'état actuel, l'union irrésistible de deux -cœurs est persécutée par la loi ; or qu'est-ce que -cette union, sinon le mariage? tandis que la loi -protège la livraison d'une femme à un homme -moyennant vente légale et intérêts combinés ; or -qu'est-ce que la consommation de cette vente, sinon -l'adultère et la prostitution?</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le poëme de la femme traverse l'histoire de -l'homme. Il a çà et là des espèces de chants sublimes. -Les deux plus beaux de ces chants, c'est Marie, -mère de Dieu, et Jeanne d'Arc, mère du Peuple. -Deux vierges qui enfantent, l'une le Christ, l'autre -la France.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Tous les poëtes ont une femme qui a fait, à -leur insu, la moitié de leurs ouvrages. Molière heureux -n'eût pas écrit <i>le Misanthrope</i>. Molière a fait -Célimène, la Béjart a fait Alceste.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La femme nue, c'est le ciel bleu. Nuages et vêtements -font obstacle à la contemplation. La beauté -et l'infini veulent être regardés sans voiles.</p> - -<p>Au fond, c'est la même extase : l'idée de l'infini -se dégage du beau comme l'idée du beau se dégage -de l'infini. La beauté, ce n'est pas autre chose que -l'infini contenu dans un contour.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Aucune grâce extérieure n'est complète si la -beauté intérieure ne la vivifie. La beauté de l'âme -se répand comme une lumière mystérieuse sur la -beauté du corps.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>On aime une femme comme on découvre un -monde, en y pensant toujours.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La nature a fait un caillou et une femelle. Le -lapidaire fait le diamant et l'amant fait la femme.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Dans notre société comme elle est faite, la femme -doit tenir l'homme attaché à elle par un fil ; mais -il faut que le fil soit long, qu'il se dévide presque -indéfiniment entre les doigts intelligents de la -femme, et que l'homme ne le sente jamais. Il le -casserait. Il arrive parfois que l'homme, allant et -venant un peu au hasard, mêle à son insu le fil aux -événements compliqués de la vie et l'y embrouille. -La femme alors vient sans bruit derrière lui, et, -sans qu'il s'en aperçoive, détache délicatement le fil -de la broussaille. Mystérieuse et difficile opération -que les femmes seules savent faire et qui s'appelle -sauver le bonheur.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Dans une femme complète il doit y avoir une -reine et une servante.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Le cœur de la femme s'attache par ce qu'il -donne ; le cœur de l'homme se détache par ce qu'il -reçoit.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La femme est ainsi faite qu'on devine déjà la -jeune mère dans la petite fille et qu'on sent encore -la petite fille dans la jeune mère. Le premier enfant -continue la dernière poupée.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Sans la vanité, sans la coquetterie, sans la curiosité, -sans la chute en un mot, la femme n'est pas -la femme. Il y a dans sa grâce beaucoup de sa -faiblesse.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Quand une femme vous parle, regardez ce que -disent ses yeux.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>On pourrait mettre sur beaucoup de femmes -mariées l'inscription connue : «Il y a des pièges -dans cette propriété.»</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il y a une foule de sottises que l'homme fait par -paresse et une foule de folies que la femme fait par -désœuvrement.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Trop souvent l'histoire des faiblesses des femmes -est aussi l'histoire des lâchetés des hommes.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Pas d'injures à ces malheureuses que vous coudoyez -le soir dans la rue. Souvenez-vous que la -plupart ont été livrées à la prostitution par la faim -et se sont laissées tomber dans le ruisseau pour ne -pas se jeter à la rivière.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il faut savoir souvent obéir à la femme pour -avoir le droit de lui commander quelquefois.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Pour qu'une femme soit complètement prise, il -faudrait presque l'impossible, il faudrait ces trois -choses : être un homme, un grand homme et un -gentilhomme ; satisfaire sa dignité, contenter son -orgueil, flatter sa vanité!</p> - -<div class="star">*</div> -<p>Il y a dans George Sand une chose rare et charmante, -la bonhomie de la femme.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>La femme a une puissance singulière qui se -compose de la réalité de la force et de l'apparence -de la faiblesse.</p> - -<div class="star">*</div> -<p>O femmes! êtres composés de toutes nos douleurs, -de toutes nos joies, de ce qu'il y a de plus tressaillant -en nous! Èves véritablement faites de nos -flancs! c'est pour nous rendre fous, heureux, désespérés, -c'est pour faire sortir la flamme de nos paroles, -les vers de notre cœur, la démence de nos actions, -que Dieu a versé sur vos beaux profils l'ombre des -cils et le feu des prunelles!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch11">De la Vie et de la Mort</h3> - - -<p>Qu'est la mort pour l'homme?</p> - -<p>Est-ce seulement la fin de quelque chose? Est-ce -la fin de tout?</p> - -<p>Deux questions que le penseur se pose sans -cesse ; car de leur solution dépendent les autres -questions morales.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Si la mort est la fin de tout, il en faudra tirer -cette conclusion : Il y a de la lumière dans le -monde matériel, il n'y en a pas dans le monde -moral. Le soleil, en se levant chaque matin, nous -dit : Je suis un symbole ; je suis la figure d'un autre -soleil qui, de même que j'éclaire aujourd'hui vos -visages, éclairera un jour vos âmes. — Eh bien, le -soleil ment! il faut accepter comme vraie cette chose -horrible devant laquelle l'antiquité a reculé : <i lang="la" xml:lang="la">solem -falsum</i>.</p> - -<hr class="big" /> -<p>L'homme est une créature profondément distincte -de la brute, en ceci que la brute est toujours et -fatalement innocente, tandis que l'homme peut faire le -mal et le bien. La brute est passive, l'homme est libre.</p> - -<p>Qu'est-ce qui le fait libre? C'est l'âme.</p> - -<p>Donc l'âme est.</p> - -<p>Tous ces mots : amour, loyauté, pudeur, dévouement, -foi, devoir, conscience, probité, honneur, -vertu, ne sont plus des mots, ce sont les faits propres -à l'âme ; ce sont les facultés qui résultent de sa -liberté. Aux facultés rayonnantes répondent les -facultés ténébreuses : haine, vice, lâcheté, turpitude, -égoïsme, méchanceté, mensonge, cruauté, crime. -Entre le mal et le bien, l'homme peut choisir ; il est -libre.</p> - -<p>Or, qui dit libre, dit responsable.</p> - -<p>Responsable en cette vie? Évidemment non ; car -rien de plus démontré que la prospérité possible et -fréquente des méchants et l'infortune imméritée des -bons pendant leur passage sur la terre. Combien -d'hommes justes n'ont eu que misère et angoisse jusqu'à -leur dernier jour! combien d'hommes criminels -ont vécu jusqu'à la plus extrême vieillesse dans la -jouissance paisible et sereine de tous les biens de ce -monde, y compris la considération et le respect de -tous.</p> - -<p>L'homme alors est-il responsable après la vie? -Évidemment oui, puisqu'il ne l'est pas dans la vie.</p> - -<p>Donc quelque chose de lui survit pour subir cette -responsabilité : l'âme.</p> - -<p>La liberté de l'âme implique son immortalité.</p> - -<p>Donc la mort n'est pas la fin de tout. Elle n'est -que la fin d'une chose et le commencement d'une -autre. A la mort, l'homme finit, l'âme commence.</p> - -<hr class="big" /> -<p>J'en atteste quiconque a regardé le visage mort -d'un être aimé avec cette anxiété étrange qu'est -l'espérance mêlée au désespoir ; je vous atteste, vous -tous qui avez traversé cette heure funèbre, la dernière -de la joie, la première du deuil, n'est-ce pas -qu'on sent bien qu'il y a encore là quelqu'un? que -tout n'est pas fini? que quelque chose est possible -encore?</p> - -<p>On sent autour de cette tête le frémissement des -ailes qui viennent de se déployer. Une palpitation -confuse et inouïe flotte dans l'air autour de ce cœur -qui ne bat plus. Cette bouche ouverte semble appeler -ce qui vient de s'en aller, et on dirait qu'elle laisse -tomber des paroles obscures dans le monde invisible.</p> - -<p>Cette stupeur, ce n'est pas le contact du néant, -c'est la secousse que donne le choc de cette vie -contre l'autre.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Je suis une âme. Je sens bien que ce que je -rendrai à la tombe, ce n'est pas moi. Ce qui est moi -ira ailleurs.</p> - -<p>Terre, tu n'es pas mon abîme!</p> - -<hr class="big" /> -<p>Plus j'y songe, plus cette vérité m'apparaît : -l'homme n'est autre chose qu'un captif.</p> - -<p>Le prisonnier escalade péniblement les murs de -son cachot, grimpe de saillie en saillie, met le pied -partout où une pierre manque, et monte jusqu'au -soupirail. Là, il regarde, il distingue au loin la -campagne, la forêt, les blés, les collines, les maisons, -les villes, les êtres vivants, les routes où il a déjà -marché et où il marchera sans doute encore ; il aspire -l'air libre, il voit la lumière.</p> - -<p>De même l'homme.</p> - -<p>L'astronomie, la chimie, la géologie, la mesure -des temps, la mesure des soleils, toutes ces découvertes, -toutes ces échappées sur l'extérieur, toutes -ces surprises faites à l'éternité, cette constatation de -l'infini qui existe, qui est là, dehors, éblouissant -l'intelligence de son rayonnement prodigieux, toutes -ces choses dont il semble que nous n'ayons pas le -sens, art, science, poésie, rêverie, calcul, algèbre, -c'est le regard à travers les barreaux de la prison.</p> - -<p>Le prisonnier ne doute pas de retrouver, le jour -où les portes s'ouvriront, les champs, les bois, les -plaines, la terre où est sa vraie vie, la liberté. Il voit -tout cela, il sait bien que cela est là.</p> - -<p>Comment l'homme peut-il douter de retrouver -l'éternité à sa sortie!</p> - -<hr class="big" /> -<p>Certains penseurs repoussent ces questions : — Aurons-nous -un corps dans l'autre vie? mangera-t-on? -dormira-t-on? — Ces questions n'ont rien qui -me répugne. Pourquoi n'aurait-on pas un corps, -corps subtil et éthéré, dont notre corps humain ne -serait qu'une ébauche grossière? — Mangera-t-on? -pourquoi ne vivrait-on pas, par exemple, de la vie -des fleurs, qui n'ont pas d'heures pour manger, mais -qui acquièrent et perdent sans cesse, double travail -qui constitue la vie? — Dormira-t-on? notre existence, -composée d'heures de connaissance coupées -par des heures de sommeil, n'est qu'une ombre -informe de cette existence supérieure où la rêverie -reposerait de la pensée, où l'extase reposerait de la -contemplation.</p> - -<p>Qui empêche de se figurer cette vie céleste?</p> - -<hr class="big" /> -<p>L'âme a soif de l'absolu, mais c'est là une soif de -l'âme qui ne doit pas être une soif de l'homme. -L'homme dans le temps et dans l'espace, c'est-à-dire -vivant de cette vie momentanée qui n'est que le fantôme -de la vie, l'homme appartient au relatif. Qui dit -limite, dit rapport et proportion. Contentons-nous -donc du relatif, puisque nous sommes limités. Ne -cherchons pas l'absolu ici-bas. Nous le trouverons -ailleurs. L'absolu n'est pas de ce monde. Il est trop -lourd pour cette terre ; il la ferait sortir de son -orbite si jamais il venait à peser sur elle.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Il y a deux lois, la loi des globes et la loi de l'espace. -La loi des globes, c'est la mort ; la limite exige -la destruction. La loi de l'espace, c'est l'éternité, -l'infini permet l'expansion.</p> - -<p>Entre les deux mondes, entre les deux lois, il y a -un pont, la transformation.</p> - -<p>Échapper à la gravitation, c'est échapper à la limite ; -échapper à la limite, c'est échapper à la mort.</p> - -<p>L'ambition du vivant des globes doit donc être de -devenir un vivant de l'espace.</p> - -<hr class="big" /> -<p>L'homme est une frontière. Être double, il marque -la limite des deux mondes. En deçà de lui est la -création matérielle ; au delà de lui le mystère.</p> - -<p>Naître, c'est entrer dans le monde visible ; mourir, -c'est entrer dans le monde invisible.</p> - -<p>Oh! de ces deux mondes, lequel est l'ombre? -lequel est la lumière?</p> - -<p>Chose étrange à dire, le monde lumineux, c'est -le monde invisible ; le monde lumineux, c'est celui -que nous ne voyons pas. Nos yeux de chair ne voient -que la nuit.</p> - -<p>Oui, la matière, c'est la nuit.</p> - -<p>Fixons du moins les yeux de l'âme sur cet immense -mystère qui nous attend.</p> - -<p>L'homme est sur le bord d'un abîme. Vous tremblez -pour le somnambule qui se promène sans le -savoir sur la crête d'un toit ; et vous ne tremblez pas -pour l'homme qui marche, en pensant à autre chose, -le long de la mort!</p> - -<p>Malheur à qui vit l'œil ouvert sur le monde matériel -et le dos tourné au monde inconnu!</p> - -<hr class="big" /> -<p>La mort est un changement de vêtements.</p> - -<p>Ame! vous étiez vêtue d'ombre, vous allez être -vêtue de lumière!</p> - -<p>Catholiques, vous voudriez emporter votre corps -dans l'autre vie! C'est comme si vous souhaitiez aller -dans une fête avec un vieil habit taché.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Une montagne des Andes résume en zones -distinctes, sur sa pente de quelques lieues, tous les -climats de la terre, depuis le tropique jusqu'au pôle ; -de même une nation comme la France résume dans -son histoire, comme sur un versant immense, échelon -par échelon, couche par couche, nuance par nuance, -tous les âges de la vie de l'humanité, depuis Teutatès -qui est le sauvagisme jusqu'à Voltaire qui est la -civilisation.</p> - -<p>Qu'y a-t-il au-dessus du pôle? qu'y a-t-il au-dessus -du sommet? le ciel.</p> - -<p>Qu'y a-t-il au-dessus de la civilisation? L'harmonie.</p> - -<p>Le bleu. La mort.</p> - -<p>C'est dans le tombeau que l'homme fait le dernier -progrès.</p> - -<hr class="big" /> -<p>A mesure que l'homme avance dans la vie, il -arrive à une sorte de possession des idées et des objets -qui n'est autre chose qu'une profonde habitude -de vivre. Il devient à lui-même sa propre tradition ; -il s'attache étroitement par la mémoire à ce qu'il a -vu, à ce qu'il a fait, à ce qu'il a senti, à ce qu'il a -souffert, aux temps où il était enfant, aux temps où il -était jeune, aux temps où il était homme, à ses jeux, -à ses amours, à ses travaux ; il se tourne avec charme -vers tout ce qui compose son unité, vers les illusions, -vers les affections, vers les passions, vers les joies, -vers les douleurs surtout. Chaque jour qu'il a traversé -est un chaînon, et pour lui, homme, vivre, c'est -être toute la chaîne. Il sent qu'il y a en lui de l'indivisible. -Être, c'est être la somme de tout ce qu'il a -été, voilà ce qu'il comprend par-dessus tout. Prenez-le, -et faites-lui une offre quelconque de vie nouvelle -et de jeunesse, à la condition de ne plus connaître -ce qu'il a connu et de ne plus aimer ce qu'il -a aimé, il préférera mourir. Il est plus facile de renoncer -à l'avenir qu'au passé.</p> - -<p>Être, pour la créature intelligente, c'est comparer -perpétuellement ce qu'on a été avec ce qu'on est.</p> - -<p>De là, la puissance indomptable du moi.</p> - -<p>L'homme ne comprend et n'accepte l'immortalité -qu'à la condition de se souvenir.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Si la vie n'est pas indéfinie, distincte et adhérente, -emmaillée dans une sorte de chaîne sans fin qui traverse -sans se rompre le phénomène mort, relie l'être -à l'être et crée l'unité dans le multiple ; si cette persistance -du moi à travers les milieux inconnus de -l'existence n'est pas, il n'y a point de solidarité, et le -premier des principes démocratiques s'évanouit.</p> - -<p>La brièveté du moi supprime tout lien, extérieur, -supérieur, antérieur et ultérieur.</p> - -<p>Matérialisme, c'est, logiquement et fatalement, -égoïsme.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Sur chaque globe il y a un être qui le déborde -et qui est son point de jonction, son trait d'union, -son pont avec les autres sphères. L'homme est cet -être sur la terre.</p> - -<p>A la mort, l'homme devient sidéral.</p> - -<hr class="big" /> -<p>La mort, c'est la revanche de l'âme.</p> - -<p>La vie, c'est la puissance qu'a le corps de maintenir -l'âme sur la terre par l'alourdissement ; la -mort, c'est la puissance qu'a l'âme d'enlever le corps -hors de la terre par l'élimination. Dans la vie terrestre, -l'âme perd ce qui rayonne ; dans la vie extra-terrestre, -le corps perd ce qui pèse.</p> - -<hr class="big" /> -<p>S'il n'y avait pas une autre vie, Dieu ne serait pas -un honnête homme.</p> - -<hr class="big" /> -<p>La mort, désolation du cœur, est le triomphe de -l'âme.</p> - -<p>Notre vie rêve l'utopie, notre mort obtient l'idéal.</p> - -<p>La mort n'est pas injuste. Elle est une continuation.</p> - -<p>Habituons-nous à regarder sans épouvante ce -mystérieux prolongement de l'homme dans l'éternité. -Tâchons de l'apercevoir le plus loin que nous pouvons -dans le sépulcre.</p> - -<p>Penchons-nous au bord de la vie et contemplons -cette obscurité sacrée. Nous en serons meilleurs. La -mort est sainte, et elle est saine. Tout ce qu'on peut -en voir est de bon conseil.</p> - -<p>Mon regard plonge le plus possible dans cette -ombre, où je vois, à une profondeur qui serait -effrayante si elle n'était sublime, blanchir l'immense -point du jour éternel.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Où sont les abîmes? où sont les escarpements? -Pourquoi nous contentons-nous des aspects plats de -cette terre et de cette vie? Il doit y avoir quelque -part des trous effrayants, déchirures de l'infini, avec -d'énormes étoiles au fond, et des lueurs inouïes.</p> - -<hr class="big" /> -<p>La contemplation nous révèle l'infini ; la méditation -nous révèle l'éternité.</p> - -<p>La notion de l'infini nous arrive du monde extérieur ; -la notion de l'éternité se dégage pour nous du -monde intérieur.</p> - -<p>Or, infini et éternel ce sont là les deux aspects de -Dieu.</p> - -<p>Pour voir Dieu sous le premier aspect, nous regardons -dans la création. Pour le voir sous le deuxième -aspect, nous regardons dans notre âme.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Dieu est éternel. L'âme est immortelle.</p> - -<p>Ne confondez pas l'éternité avec l'immortalité. -Expliquez-vous ce que c'est que l'immortalité.</p> - -<p>La création est une ascension perpétuelle, de la -brute vers l'homme, de l'homme vers Dieu. Dépouiller -de plus en plus la matière, revêtir de plus -en plus l'esprit, telle est la loi. A chaque fois qu'on -meurt, on gagne plus de vie.</p> - -<p>Les âmes passent d'une sphère à l'autre, deviennent -de plus en plus lumière, se rapprochent sans -cesse de Dieu.</p> - -<p>Quoi! les âmes se rapprochent de Dieu sans cesse, -toujours, par une série non interrompue de transformations, -d'un mouvement perpétuel et continu? Mais -alors il viendra un jour, une heure, où à force de -se rapprocher de Dieu, elles l'atteindront et se fondront -en lui ; alors elles perdront leur moi, en -d'autres termes, elles mourront.</p> - -<p>Écoutez :</p> - -<p>Le jour où l'asymptote rencontrera l'hyperbole, -l'âme rencontrera Dieu.</p> - -<p>Le point de jonction est dans l'infini.</p> - -<p>Se rapprocher toujours, n'atteindre jamais, c'est -la loi de l'asymptote, c'est la loi de l'âme.</p> - -<p>C'est cette ascension sans fin, c'est cette perpétuelle -poursuite de Dieu, qui pour l'âme est son -immortalité.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Il n'est pas un être humain marchant sous la lumière -du soleil que ne trouve et n'atteigne son rayon.</p> - -<p>Dans l'immensité de la création infinie, il n'est -pas un être humain auquel n'aboutisse un rayon de -Dieu.</p> - -<p>Par ce rayon toute âme partielle est en communication -directe avec l'âme centrale.</p> - -<p>De là l'efficacité de cette invocation, la prière.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Un homme dort. Il fait un rêve. Il rêve qu'il est -bête fauve, lion, loup, et il lui arrive toutes les aventures -des bois. A son réveil, il se retrouve. Le rêve -s'est évanoui. Il est après ce qu'il était avant. Il est -homme et non lion.</p> - -<p>Le lendemain il fait un autre rêve. Il est oiseau -ou serpent. Il s'éveille et se retrouve homme.</p> - -<p>Ainsi de la vie. Ainsi de toutes les vies terrestres -que nous pourrons être condamnés à traverser. Les -vies planétaires sont des sommeils. Les vies peuvent -n'avoir aucun lien entre elles, pas plus que les rêves -de nos nuits.</p> - -<p>Le moi qui persiste après le réveil, c'est le moi -antérieur et extérieur au rêve. Le moi qui persiste -après la mort, c'est le moi antérieur et extérieur à -la vie.</p> - -<p>Le dormeur qui s'éveille se retrouve homme. Le -vivant qui meurt se retrouve esprit.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Une idée m'a traversé l'esprit. Serait-ce une -lueur?</p> - -<p>Deux hommes parlent de la vie future. L'un -l'affirme, l'autre la nie. L'un dit : — La mort n'est -pas ; mon moi persistera : je sens en moi l'immortalité ; -je m'appelle âme. L'autre dit : — Il n'y a rien -après la mort ; mon moi sera mangé des vers ; je -mourrai tout entier ; je ne sens pas en moi de lendemain ; -je m'appelle cendre. — Au nom de quoi parlent -ces deux hommes? Au nom du sens intime. -L'affirmation de l'un et la négation de l'autre n'ont -d'autre source que l'intuition. Le sens intime, l'innéité -même, la grande voix sacrée, qui chuchote -mystérieusement à l'oreille de toute âme. Dans le -cas présent, cette voix se contredit ; à l'oreille de -l'un elle dit : <i>immortalité</i> ; à l'oreille de l'autre, -elle dit : <i>néant</i> ; elle révèle à la première conscience -le contraire de ce qu'elle déclare à la seconde. -Serait-il possible que ces hommes disent vrai tous -les deux?</p> - -<p>Dante vient d'écrire deux vers. Pendant qu'il -songe accoudé, le premier vers dit au second : -Sais-tu, frère? nous sommes immortels! je sens en -moi la durée éternelle ; nous venons d'éclore pour -la gloire ; j'ai la conscience que je traverserai les -siècles. — Le deuxième répond : Quel rêve! je sens -que je ne traverserai pas un jour ; j'ai en moi la -mort ; je ne suis pas.</p> - -<p>En ce moment, Dante sort de sa rêverie, prend -sa plume, relit ses deux vers, et efface le second.</p> - -<p>Tous les deux avaient raison.</p> - -<p>Y aurait-il des ébauches d'âme qui se sentent -ébauches, des embryons de moi destinés à la refonte, -des êtres essayés, qui disparaîtront dans le néant -et qui en ont conscience?</p> - -<p>Y aurait-il des hommes que Dieu rature?</p> - -<hr class="big" /> -<p>Quoi! vous affirmez carrément que ce que vous -ne voyez pas n'est pas! Ainsi, l'œil humain, voilà la -certitude ; ainsi, hors de la chambre optique qui -clignote sous le crâne de l'homme, rien n'est -prouvé! La logique est la très humble servante de -la prunelle! Défense à l'intuition de concevoir ou -d'admettre quoi que ce soit qui n'est pas déclaré -par les sens! A ce compte, un sourd-muet aveugle -et paralytique qui ébaucherait dans ses ténèbres ce -bégaiement : Rien n'existe! aurait raison!</p> - -<p>De votre infirmité vous faites le vide ; vous prenez -votre limite pour la limite de la création ; vous -appliquez votre brièveté à l'univers!</p> - -<p>Mais cette création invisible, qui vous dit qu'un -jour vous ne la verrez pas?</p> - -<p>Si vous aviez un autre organisme, est-ce que -vous n'auriez pas d'autres perceptions? Si vous -aviez seulement un sens de plus, croyez-vous qu'un -nouvel aspect de la vie universelle ne vous serait pas -révélé? Les organismes inconnus des existences -ultérieures vous attendent et pourront vous faire -toucher l'impalpable et voir l'incompréhensible.</p> - -<p>Il y a une chose qui vous arrive tous les jours ; -vous ne direz pas que vous n'êtes point familier -avec ce fait-là. Vous avez dormi, c'est le matin, -vous ouvrez les yeux, vos contrevents fermés laissent -pénétrer une clarté crépusculaire dans votre alcôve, -vous ne voyez rien autour de vous que vos quatre -murs et l'atmosphère vide. Tout à coup un rayon -du soleil levant passe aux fentes du volet, et vous -apercevez un monde. Vous distinguez, dans cette -blancheur subitement survenue, des myriades d'objets -en suspension, allant et venant, tournoyant, montant, -descendant, entrant dans la lueur, plongeant -dans l'obscurité, et dont vous ne soupçonniez pas -l'existence ; vous voyez l'immensité des grains de -poussière ; cet air que vous croyiez vide était peuplé. -Voilà de l'invisible devenu visible.</p> - -<p>Un jour, vous vous réveillerez dans un autre lit, -vous vivrez de cette grande vie qu'on appelle la -mort, vous regarderez, et vous verrez l'ombre ; et -tout à coup le soleil levant de l'infini apparaîtra -splendide au-dessus de l'horizon, et un rayon de -lumière, de la vraie lumière, traversera de part en -part à perte de vue les profondeurs ; alors vous serez -stupéfait, vous verrez dans cette bande de clarté, -tout à la fois, brusquement, pêle-mêle, ensemble, -volant, tourbillonnant, fuyant, planant, des millions -d'êtres inconnus, les uns célestes, les autres infernaux, -ces invisibles que vous niez aujourd'hui, et -vous sentirez des ailes s'ouvrir à vos épaules, et vous -serez un de ces êtres vous-même.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch12">Rêveries sur Dieu</h3> - - -<p>Dieu s'enferme ; mais le penseur écoute aux -portes.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Quiconque a la notion du devoir, quiconque a le -sentiment du droit, quiconque a la perception du -juste et de l'injuste, quiconque a un but désintéressé, -quiconque s'oublie en vivant et fait passer avant lui -ce qui n'est pas lui, quiconque veut pour le genre -humain, quiconque a dans son cœur les battements -du cœur même de l'humanité, quiconque se sent -frère du pauvre, du petit, du mineur, du faible, de -l'infirme, du souffrant, de l'ignorant, du déshérité, -de l'esclave, du serf, du nègre, du forçat, du damné, -quiconque souhaite la lumière à l'aveugle et la pensée -à l'opprimé, quiconque est misérable des -misères d'autrui, quiconque travaille au mieux des -autres et pleure de leurs larmes et saigne de leur -plaie, quiconque préfère son propre sacrifice au -sacrifice de son semblable, quiconque a la vision du -vrai, quiconque a l'éblouissement du beau, quiconque -écoute une harmonie, quiconque contemple -une fleur, une blancheur, une candeur, une clarté, -une femme, quiconque admire un génie, quiconque -s'émeut d'une étoile, quiconque dit en soi-même : -ceci est bien, ceci est mal, quiconque n'écrase pas -une mouche inutilement, quiconque aime et sent de -l'infini dans son amour, quiconque reconnaît qu'il y -a un chemin tortueux et une ligne droite, quiconque -agit en conscience, quiconque a un idéal et s'y -dévoue, celui-là, quel qu'il soit, qu'il y consente ou -non, croit en Dieu.</p> - -<p>Quiconque dit : conscience, vertu, bonté, amour, -raison, lumière, justice, vérité, aperçoit, qu'il le -sache ou non, un des mystérieux profils de cette -face sublime : Dieu.</p> - -<p>Ceci ne se concevrait point : voir le rayon et -nier le soleil. L'athée est identique à l'aveugle.</p> - -<p>— Mais, dit l'athée, je vois le soleil et je ne vois -pas Dieu.</p> - -<p>C'est que vous ouvrez l'œil de chair et que vous -n'ouvrez pas l'œil d'esprit.</p> - -<p>Une âme peut être opérée de l'athéisme comme -une prunelle de la cataracte. Il y a de puissants -athées intelligents et justes ; c'est avec la notion de -l'idéal qu'on peut les guérir, et, quoi qu'ils disent, -au fond ils ne demandent pas mieux. L'athéisme est -sans joie. Nul n'est dans la nuit volontairement.</p> - -<hr class="big" /> -<p>La nature m'a déclaré que Dieu existe.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Quoi! l'homme, cet atome, ce grain de poussière, -cette chose périssable, chétive, infirme et vile, -l'homme aurait ce qui manquerait à cet immense et -profond univers où l'infini rayonne dans tous les -sens! la créature pleine de misères serait mieux -partagée que la création pleine de soleils! nous -aurions une âme et le monde n'en aurait pas!</p> - -<p>L'homme serait un œil ouvert au milieu de l'univers -aveugle! le seul œil ouvert!</p> - -<p>Et pour voir quoi? le néant!</p> - -<hr class="big" /> -<p>On ne peut pas dire : — Dieu est honnête, Dieu -est vertueux, Dieu est chaste, Dieu est sincère.</p> - -<p>Mais on peut dire : — Dieu est juste, Dieu est -bon, Dieu est grand, Dieu est vrai.</p> - -<p>Pourquoi?</p> - -<p>Parce que : honnêteté, vertu, chasteté, sincérité, -c'est le relatif.</p> - -<p>Et que : justice, bonté, grandeur, vérité, c'est -l'absolu.</p> - -<p>Pourquoi ne peut-on pas dire de Dieu qu'il est -vertueux?</p> - -<p>Parce qu'il est parfait.</p> - -<p>Un être qui ne peut avoir aucune qualité relative -et qui a toutes les qualités intrinsèques existe -nécessairement.</p> - -<p>Dieu se démontre par son absolu.</p> - -<hr class="big" /> -<p>La création est mue par deux espèces de moteurs, -tous deux invisibles : les âmes et les forces.</p> - -<p>Les forces sont mathématiques, les âmes sont -libres. Les forces, étant algébriques, ne peuvent avoir -d'écart ; l'aberration des âmes est possible. Il y a été -pourvu ; la liberté a un régulateur, la conscience.</p> - -<p>La conscience n'est autre chose qu'une sorte d'intuition -de la géométrie mystérieuse de l'ordre -moral.</p> - -<p>Quant à l'être qu'on nomme Dieu, et qu'on peut -aussi appeler Centre, il participe des deux natures -dont il est le point d'intersection.</p> - -<p>Il est l'Ame-Force.</p> - -<hr class="big" /> -<p>L'idée de Dieu, c'est de la lumière solaire. Le judaïsme, -le sabéisme, le bouddhisme, le polythéisme, -le manichéisme, le mahométisme, le christianisme, -sont de la lumière lunaire. Moïse, Bouddha, Zoroastre, -Orphée, Confucius, Manès, Mahomet, Jésus, -sont des espèces de planètes tournant autour de -l'astre et réfléchissant sa lueur.</p> - -<p>Les religions, lunes de Dieu, éclairent l'homme -dans la nuit ; de là ces fantômes, ces illusions, ces -mensonges d'optique, ces terreurs, ces apparences, -ces visions, qui remplissent l'horizon des peuples -chez lesquels il ne fait que clair de religion.</p> - -<p>Le spectre qui sort de cette douteuse clarté s'appelle -superstition.</p> - -<p>Tout rayon qui vient directement du soleil porte -à son extrémité la figure du soleil, et, quelle que soit -la forme de l'ouverture par laquelle il arrive jusqu'à -nous, que cette ouverture soit carrée, polygone ou -triangulaire, il n'accepte pas cette forme et imprime -invariablement sur la surface où il s'arrête une -image circulaire. Ainsi toute lumière qui vient directement -de Dieu imprime à notre esprit, quelque -forme qu'ait notre cerveau, l'idée exacte de Dieu, et -lui en laisse l'empreinte vraie.</p> - -<p>En même temps, de même que les rayons de lune -perdent la figure du soleil et ne nous apportent, au -lieu de son image, que l'aspect quelconque de l'ouverture -par laquelle ils passent, l'idée de Dieu, réfléchie -par les religions et venant d'elles, perd, pour -ainsi parler, la forme de Dieu et prend toutes les -configurations plus ou moins misérables du cerveau -humain.</p> - -<hr class="big" /> -<p>En politique, au-dessus des partis, je mets la -patrie ; en religion, au-dessus des dogmes, je mets -Dieu. Si j'étais sûr que cette grave parole sera gravement -écoutée et gravement comprise, je dirais que -je suis de toutes les religions comme je suis de tous -les partis. Ici <i>comme</i> signifie <i>de même manière</i>. Je -crois au Dieu de tous les hommes, je crois à l'amour -de tous les cœurs, je crois à la vérité de toutes les -âmes.</p> - -<p>Penseurs, songez-y, voilà la foi, la grande foi, la -vraie foi, la foi qui seule aujourd'hui peut civiliser -les générations révolutionnaires.</p> - -<p>Ce rayon-là ne s'aperçoit que des hauteurs. Vous -êtes faits pour atteindre aux hauteurs et pour contempler -le rayon. Vous avez des ailes, puisque vous -rêvez ; vous avez des yeux, puisque vous pensez.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Je crois à Dieu direct.</p> - -<p>La foule a les yeux faibles, c'est son affaire. Les -dogmes et les pratiques sont des lunettes qui font -voir l'étoile aux vues courtes. Moi, je vois Dieu à -l'œil nu. Distinctement. Je laisse le dogme, la pratique -et le symbole aux intelligences myopes. La lunette -est précieuse, l'œil est plus précieux encore. -La foi à travers le dogme est bonne ; la foi immédiate -est meilleure.</p> - -<p>Je respecte la messe du dimanche à ma paroisse, -j'y assiste rarement ; c'est que j'assiste sans cesse, -religieux, rêveur et attentif, à cette autre messe éternelle -que Dieu célèbre nuit et jour pour l'homme -dans la nature, sa grande église.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Une religion est une traduction.</p> - -<p>Ces hommes qu'on appelle les révélateurs fixent -leur regard sur quelque chose d'inconnu qui est en -dehors de l'homme.</p> - -<p>Il y a là-haut une lumière, ils la voient.</p> - -<p>Ils dirigent un miroir de ce côté. Ce miroir est -plus ou moins trouble, plus ou moins poli, plus ou -moins chromatique, plus ou moins nettoyé.</p> - -<p>Ce miroir est la conscience même des révélateurs.</p> - -<p>Les événements, les despotismes, les rois, les -capitaines, les maîtres, font quelquefois beaucoup de -poussière dessus.</p> - -<p>Ce révélateur est un voyant. Cette conscience, qui -vient apporter un enseignement au milieu ambiant, -en sait plus long que ce milieu humain ; mais elle -participe de ce milieu. Elle en a la transparence ou -l'opacité, elle en a la pureté ou la rudesse, elle en a -la sauvagerie ou le raffinement. Elle a, dans une -certaine mesure, la même couleur et la même densité. -De là, selon la surface propre à chaque milieu -et à chaque miroir, une image plus ou moins nette -de l'astre, parfois lueur vague, comme pour Socrate, -parfois ombre, comme pour Spinoza, parfois spectre, -comme pour Torquemada.</p> - -<p>De là, chez tant de peuples, toutes ces réverbérations -farouches de Dieu, les idolâtries. De là, tout ce -faux projeté par le vrai.</p> - -<p>Quelquefois le cerveau du révélateur est prisme -autant que miroir, et il irise de superstitions et de -fables le contour de Dieu. Quelquefois ce cerveau est -ténèbres, et il réfléchit l'Être sur fond noir ; alors -vous avez la pagode de Jaghernaut, et il y a sur -la terre un lieu, une région, un point donné, où -Dieu se reflète Démon. Le contre-sens du traducteur -va jusque-là.</p> - -<p>Le strabisme d'une âme peut créer des religions -terribles. Plus d'un temple louche vers Satan.</p> - -<p>Qui accuser? L'objet révélé? Non. Il s'offre. Le -révélateur? Non. Il tâche.</p> - -<p>Accusons l'impuissance terrestre, l'insuffisance -humaine, le milieu régnant, le moment donné. Tel -siècle, telle erreur. Telle société, tel mensonge. La -chimère est proportionnelle à l'ignorance. De mauvaise -foi, point. Nous parlons des fondateurs de -religions, et non des exploiteurs. Mahomet qui a -réussi, Swedenborg qui a avorté, étaient des visionnaires -très convaincus. Il n'y a point d'imposteurs. -Il y a des tâtonnements modelant la vérité, des -essayeurs souvent sans pierre de touche, des guetteurs -plus ou moins lointains, des bouches obscures -parlant aux multitudes troubles, des songe-creux -endoctrinant les ignorants, des crépuscules blanchissant -les brouillards, des myopes conduisant les -aveugles.</p> - -<p>En somme, toutes les religions sont mauvaises et -toutes sont bonnes.</p> - -<p>Cassez-les toutes ; dans la mise en poussière de -cet immense miroir brisé, dans ces innombrables -morceaux balayés en tas, vous verrez resplendir -l'étoile unique. De tous ces portraits de la Vérité, -difformes jusqu'au mensonge, une fois que vous les -aurez jetés à terre, l'image auguste se dégagera. De -toutes les religions détruites sort l'indestructible. -C'est que, nous l'avons dit, toutes les religions sont -des versions. Sous toutes leurs épaisseurs, il y a -le texte.</p> - -<p>Toutes les bibles pilées égouttent l'infini.</p> - -<p>L'idole mise au creuset donne Dieu. Jupiter est -une traduction, Brahma est une traduction, Vitziliputli -est une traduction, Fô est une traduction, Odin -est une traduction, Allah est une traduction, Élohim -est une traduction.</p> - -<p>Un jour la Révolution, fille du dix-huitième -siècle et mère du dix-neuvième, indignée, rejette -tous ces noms, abat tous ces autels, extermine tous -ces symboles, anéantit Dieu sous toutes ces formes, -puis se recueille, cherche ce qu'il y a au fond de -l'ombre, relève la tête, et dit : l'Être suprême.</p> - -<p>Les religions sont des à-peu-près de l'absolu. -Une religion est un masque. Mais que prouve le -masque? le visage. Le masque peut être hideux -autant que le visage est sublime ; il n'en est pas -moins fait dessus. Les révélateurs travaillent sur -l'éternité vive. Ils tâchent de l'extraire à votre usage ; -ils vous en donnent toute la quantité qu'ils peuvent. -Prenez-vous en à vous-même s'ils ne vous la donnent -pas plus pure et plus abondante. Une religion est -une traduction de Dieu mesurée à la quantité d'âme -qui est en vous.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Vous n'avez pas la force d'être religieux? Allons, -soyez dévot!</p> - -<hr class="big" /> -<p>Les religions font une chose utile : rapetisser -Dieu jusqu'à l'homme. La philosophie réplique par -une chose nécessaire : grandir l'homme jusqu'à Dieu.</p> - -<p>La vraie philosophie détourne des religions et -pousse à la religion.</p> - -<p>Est-ce que la nature ne vous fournit pas assez de -mystère que vous en faites de votre côté avec le -dogme?</p> - -<p>En fait d'incompréhensible, contentez-vous du -nécessaire.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Toute lumière directe porte, je l'ai dit, à son -extrémité la forme du foyer dont elle émane ; au -bout du rayon solaire il y a l'image du soleil ; au -bout du rayon divin il y a l'image de Dieu.</p> - -<p>Le rayon solaire, en traversant le prisme, se décompose -en trois couleurs : le bleu, le jaune, le -rouge. Le rayon divin, en traversant la chambre -obscure du cerveau, se décompose en trois notions : -le juste, le vrai, le beau.</p> - -<p>C'est ce spectre lumineux de la triple notion divine, -toujours rayonnant sous le crâne humain, -qu'on appelle la conscience.</p> - -<p>On appelle le rayon solaire la lumière blanche ; -on peut donner le même nom à la conscience.</p> - -<p>Donc la conscience, c'est le spectre solaire intérieur. -Le soleil éclaire le corps, Dieu éclaire l'esprit.</p> - -<p>Au fond de tout cerveau humain il y a comme -une lune de Dieu.</p> - -<p>Être le bout du rayon dont l'idéal est l'autre -bout ; chanter à voix basse à la vie présente le chant -mystérieux de la vie future ; faire effort pour introduire -l'esprit dans la chair, la vertu dans la parole, -Dieu dans l'homme, tel est le sublime office de -cette splendeur ailée, la conscience.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Le travail de l'homme, la fonction divine de sa -liberté, le but de sa vie, c'est de construire sur la -terre à l'état d'œuvres réelles, les trois notions -idéales, c'est de faire chair le vrai, le beau et le -juste, c'est en un mot de laisser après sa mort debout -derrière lui sa conscience faite action. Le progrès -humain vit de cette triple manifestation sans -cesse renouvelée. Celui qui emploie sa conscience, -dépense son âme et épuise sa vie pour bâtir le vrai -s'appelle Voltaire ; celui qui bâtit le beau s'appelle -Shakespeare ; celui qui bâtit le juste s'appelle Jésus.</p> - -<p>Il n'est pas un génie qui n'ait travaillé, il n'est -pas un grand homme qui n'ait apporté sa conscience, -son âme, sa pierre, à l'un de ces trois piliers -du fronton infini qu'on nomme Vérité, Beauté, -Justice. Quelques-uns ont travaillé à deux. Celui qui -travaillerait aux trois, celui-là approcherait de Dieu.</p> - -<p>Mettre sa conscience hors de soi, la transformer -lentement et jour à jour en réalités extérieures, actions -ou travaux ; naître avec les idées, mourir avec -les œuvres ; en un mot bâtir l'idéal, le construire -dans l'art et être le poëte, le construire dans la -science et être le philosophe, le construire dans la -vie et être le juste, tel est le but de la destinée humaine.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch13">Un athée</h3> - - -<p>Au commencement de 1852, j'étais à Bruxelles. -Un jour, quelqu'un poussa ma porte et entra. C'était -un homme jeune, au sourire franc, à l'œil sincère -et vif, vêtu avec une certaine recherche élégante, -montrant beaucoup de linge très blanc, ayant un -gilet de velours à boutons ciselés, des gants paille, -une fleur à la boutonnière, et un jonc à la main. -A la question que je lui adressai, il me répondit : — Je -suis prêtre.</p> - -<p>— Ou plutôt, reprit-il, je l'ai été. Je ne le suis -plus. J'ai quitté le faux pour le vrai. Aujourd'hui, -monsieur, je suis ce que vous êtes, un proscrit.</p> - -<p>Je priai ce proscrit de s'asseoir.</p> - -<p>— Je me nomme Anatole Leray, me dit-il.</p> - -<p>Nous causâmes. Il me raconta sa vie. On l'avait -élevé de telle sorte, qu'un matin, à vingt-cinq ans, il -s'était trouvé prêtre. Cela l'avait réveillé. Le songe -d'une longue éducation mystique s'était comme -dissipé pour Anatole Leray le jour où il avait vu, -brusquement, en pleine jeunesse, un mur, un mur -infranchissable, un mur d'ombre et de granit, la -prêtrise, se dresser entre la nature et lui. Sa première -messe lui avait fait l'effet de sa dernière heure. -En descendant de l'autel, il s'était apparu à lui-même -comme un spectre. Il était resté béant, l'œil -fixé sur la terreur de la vie impossible.</p> - -<p>Il avait vingt-cinq ans ; il sentait toute la création -dans ses veines ; il était, de par la volonté de la -réalité, plein de la sève universelle ; et il était forcé -de se déclarer que, pour lui désormais, cette fermentation -des instincts n'était plus qu'un bouillonnement -de fautes. Bref, il n'avait pas la vocation ; -et il s'effrayait de le reconnaître si tard.</p> - -<p>Cette résistance du prêtre au sacerdoce s'accrut -silencieusement en lui pendant plusieurs années ; il -combattit, il se roidit, il se meurtrit le cœur à ce -qu'on lui avait imposé comme devoir ; il fut sévère, -fidèle et honnête envers l'autel ; enfin, après bien -des souffrances, il sortit de la lutte vaincu. C'est-à-dire -vainqueur. L'homme triompha du prêtre. -Anatole Leray céda à la jeunesse, à la vie, à la sainte -et irrésistible nature. Ce sont là les expressions -même dont il se servait en expliquant le fait. Et, -loyalement, aimant mieux être appelé apostat par -Rome qu'hypocrite par sa conscience, il se retira de -l'église.</p> - -<p>A qui sort de ce lieu sévère, une seule porte est -ouverte, la démocratie. Sa pente naturelle l'y -conduisait d'ailleurs. Avant d'être homme d'église, -il était enfant du peuple. Anatole Leray était d'une -pauvre famille paysanne de Bretagne. Il était donc -rentré dans le peuple tout naturellement comme une -goutte d'eau dans l'océan. Il s'y trouvait bien.</p> - -<p>Il racontait tout cela simplement, avec une sorte -de naïveté éloquente et forte. Sa retombée dans le -peuple l'avait mûri. Il y avait en lui un penseur politique. -Il avait écrit dans plusieurs journaux. C'était -un révolutionnaire tout frémissant de conviction.</p> - -<p>De l'exposé de sa vie, il passa au récit de ses -idées. Je l'écoutais.</p> - -<p>A un certain moment, il lui vint quelque chose -qui ressemblait à une explosion.</p> - -<p>Ce qu'on va lire est une reproduction de ses -idées, sans doute en d'autres termes ; mais, à cela -près, rigoureusement exacte ; peut-être non littérale, -mais, à coup sûr, fidèle.</p> - -<p>— Tenez, monsieur, s'écria-t-il, que tout ceci -serve au moins de leçon. Désormais la démocratie -doit aviser. Il faut refaire l'homme, et recommencer -le peuple dans les enfants. C'est dans l'éducation -qu'il faut montrer la logique de la Révolution.</p> - -<p>— Je suis de cet avis, lui dis-je.</p> - -<p>Il s'anima.</p> - -<p>— Pour moi, monsieur, l'éducation entière est -dans ceci : extirper de l'esprit humain toute espèce -de surnaturel.</p> - -<p>— Qu'entendez-vous par là? lui demandai-je.</p> - -<p>— J'entends par là que l'homme est perdu par -ces fantasmagories religieuses. Les superstitions sont -l'étouffement de l'avenir. Tant que les nations respireront -sur la terre un fanatisme ambiant, ne -comptez pas sur la raison humaine. Monsieur, ce -vieil esprit humain sombre sous voiles et se noie -dans les chimères sacrées et fait eau de toutes parts. -Cramponnons-nous aux réalités immédiates. Deux -et deux font quatre ; pas de salut hors de là. Établissons -la philosophie sur le fait. Que rien ne soit -admis qui ne soit humainement vérifiable. N'acceptons -que le visible et le tangible. Je veux que toute -ma croyance tienne dans mes dix doigts. Guerre au -merveilleux! Que le peuple ne croie à rien qu'à lui-même. -Mettons dans le berceau ce qu'on y voit, le -germe ; mettons dans le tombeau ce qui y est, le -néant. Chassons tous ces songes d'êtres en deçà de -la terre, et de vie au delà de la vie. Supprimons le -ciel. Il n'y a pas de ciel. Nous sommes dans le ciel. -Notre terre y roule. Le ciel, c'est ça. Raisonnons net -et ferme. Mort aux rêves! Qui ne veut pas du fruit -coupe l'arbre. Otons tout prétexte aux religions.</p> - -<p>— Quelles sont donc vos opinions religieuses? -lui dis-je.</p> - -<p>Il me répondit :</p> - -<p>— J'ai été élevé au séminaire.</p> - -<p>— Eh bien?</p> - -<p>— Je suis athée.</p> - -<p>— Si c'est une conséquence que vous prétendez -tirer, observai-je, je ne saurais l'admettre. Pour -avoir gardé des chèvres on n'est pas Giotto ; un collège -de jésuites n'a pas pour produit nécessaire Voltaire. -Du reste, je vous écoute. Continuez.</p> - -<p>— Mais, reprit-il, j'ai tout dit. Se dégager des -hypothèses. Sortir de la prison des chimères et en -faire évader le genre humain, ce vieux captif que -toutes les religions tiennent sous clef. Voilà.</p> - -<p>— Je ne veux pas plus que vous, lui dis-je, des -hypothèses qui deviennent superstitions et des chimères -où l'on voudrait murer la raison humaine. -Il semblerait donc que nous avons, vous et moi, la -même pensée. Pourtant je ne crois pas que nous -soyons d'accord. Précisez.</p> - -<p>— Eh bien, répondit-il, suppression complète -de ce que les spiritualistes appellent l'idéal. L'idéal -est du surnaturalisme. Otons le surnaturalisme du -monde, c'est-à-dire chassons Dieu ; ôtons le surnaturalisme -de l'homme, c'est-à-dire chassons l'âme. -Pas d'éternel et pas d'immortel. Donnons ces vérités -pour fondement à l'éducation. Tout est là. J'ai fini.</p> - -<p>— Vous avez à peine commencé, repris-je. A votre -sens donc, qu'est-ce que le monde?</p> - -<p>— Pure matière.</p> - -<p>— Et l'homme?</p> - -<p>— Pure matière.</p> - -<p>— Distinguez-vous, lui dis-je, entre la matière et -la matière?</p> - -<p>— Je serais insensé. La matière est égale à la -matière. C'est là la grande base de l'égalité.</p> - -<p>— Mais, répliquai-je, les organismes?…</p> - -<p>— Les organismes ne sont que des modes. Ces -modes de la substance, fatals et aveugles en eux-mêmes, -engendrent ces mirages qui font une sorte -d'escalier de nuages, et que vous nommez d'abord -intelligence, puis conscience, puis âme, échelons de -l'échelle qui monte à Dieu. Cette échelle est appliquée -à l'échafaudage de toutes les religions. Il s'agit -de la jeter bas. Il faut en briser tous les échelons, -l'échelon Dieu, l'échelon âme, l'échelon conscience, -l'échelon intelligence. Et même l'échelon organisme. -A bas l'organisme s'il devient le merveilleux, c'est-à-dire -si l'on prétend conclure des diversités de l'organisme -une supériorité quelconque d'une forme de -la matière sur l'autre! A bas l'aristocratie des organismes! -Des modes qui s'évanouissent ne sont autre -chose que les figures de Rien. Tout redevient l'atome ; -l'atome indivisible et inconscient. Un atome qui serait -supérieur aux autres, serait Dieu. Qui dit matière -dit égalité. La matière est adéquate à elle-même.</p> - -<p>Je le regardai fixement.</p> - -<p>— Ainsi le moucheron qui vole, le chardon qui -pousse, le caillou qui roule, sont les égaux de -l'homme?</p> - -<p>Il eut un moment d'hésitation, puis répondit -avec une loyauté qui semblait en lui plus forte que -sa volonté même :</p> - -<p>— Vous êtes dur ; mais le syllogisme est vrai.</p> - -<p>— Monsieur, lui dis-je, les logiciens rectilignes -sont rares. Vous raisonnez droit devant vous, et avec -une inflexible bonne foi. Je ne dois pas en abuser. Je -renonce donc à ces duretés du syllogisme extrême. -Restons dans l'homme ; suivons-y vos prémisses : -point d'âme, point de Dieu, point de surnaturalisme, -point d'idéal ; la matière égale à elle-même. Et je -vous déclare que je vais me borner à l'un des innombrables -côtés de la question.</p> - -<p>— Je vous écoute, reprit-il à son tour.</p> - -<p>Et je lui demandai :</p> - -<p>— Quel est, à votre sens, le but de l'homme sur -la terre?</p> - -<p>— Le bonheur.</p> - -<p>— Pour moi, lui dis-je, c'est le devoir. Mais ce -n'est pas de ma pensée qu'il s'agit, c'est de la vôtre. -J'écarte toutes les raisons sentimentales. — Dans la -balance de l'égalité de la matière, de combien le -bonheur d'un homme dépasse-t-il, en poids et en -valeur, le bonheur d'un autre homme?</p> - -<p>— De zéro.</p> - -<p>— Avant d'aller plus loin, me concédez-vous -ceci qu'en logique, à toute action il faut une raison -déterminante?</p> - -<p>— Cela est incontestable.</p> - -<p>— Je reprends. Donc, si une occasion se présente -où le bonheur d'un homme pourra être immolé au -bonheur d'un autre homme, quelle sera, dans les plateaux -où se pèseront les deux bonheurs, la quantité -de pesanteur excédante qui pourra déterminer le -sacrifice de l'un à l'autre?</p> - -<p>— Zéro.</p> - -<p>— Donc, repartis-je, en logique, et en restant -dans le fait matériel, qui est, selon vous, la seule -sagesse, un homme n'a jamais aucune raison pour -se sacrifier à un autre homme?</p> - -<p>Toute oscillation paraissait avoir cessé dans son -esprit. Il me répondit avec calme :</p> - -<p>— Aucune.</p> - -<p>— Et par conséquent, répliquai-je, aucune pour -sacrifier son bonheur au bonheur du genre humain?</p> - -<p>Ici Anatole Leray eut un tressaillement.</p> - -<p>— Ah! s'écria-t-il, s'il s'agit du genre humain, -c'est différent.</p> - -<p>— Pourquoi? lui dis-je. Le total d'une addition -de zéros, c'est zéro.</p> - -<p>Il garda un moment le silence, puis me jeta avec -quelque effort cette adhésion :</p> - -<p>— Au fait, la vérité est la vérité. Vous êtes toujours -dur ; mais votre syllogisme est juste.</p> - -<p>Je poursuivis :</p> - -<p>— Je ne juge pas votre principe ; je déduis seulement -ce qu'il contient. Et c'est par vous que je fais -faire, pas à pas, cette déduction. Vous êtes bon logicien, -cela me suffit. Donc l'homme est matière ; il -sort du néant, il rentre dans le néant ; il a un jour -et pas de lendemain. Ce jour-là seulement est à lui ; -toute sa raison, tout son bon sens, toute sa philosophie, -ce doit être d'en user et de le faire durer -le plus possible. L'unique morale, c'est l'hygiène. -Le but de la vie, c'est le bonheur. Le but de la vie, -c'est de jouir. Le but de la vie, c'est de vivre. Il y -a à ceci des corollaires sans nombre ; je ne veux pas -les tirer en ce moment. Je me borne à vous demander -si c'est bien là votre pensée.</p> - -<p>— C'est bien là ma pensée.</p> - -<p>— Et à ce compte, et à votre sens, un homme -jeune et bien portant qui donne sa vie pour un ou -plusieurs autres hommes, ses égaux, ses semblables, -ses identiques, atomes et matière comme lui, qu'est-ce -que cet homme?</p> - -<p>— Une dupe.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Nous nous quittâmes froidement.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p class="gap">Anatole Leray partit de Bruxelles, passa en Angleterre, -puis s'embarqua pour l'Australie. La traversée -dura cinq mois. Le jour où le paquebot arriva en -vue de la terre, une tempête s'éleva. Le navire fit -côte. Les passagers et les hommes de l'équipage -purent atterrir presque tous dans les embarcations -ou à la nage ; Anatole Leray était de ceux qui avaient -réussi à se sauver. Cependant, dans ce tumulte -lugubre d'un naufrage où le pêle-mêle des épouvantes -répond au chaos des vagues et où chacun ne -pense qu'à soi, une barque à moitié brisée était restée -dans la tourmente, paraissant et disparaissant sous -les flots, et trois femmes s'y cramponnaient désespérément. -La mer était encore furieuse ; aucun -nageur, même parmi les plus hardis matelots, -n'osait se risquer. Tous en avaient assez de regarder -le redoutable ruissellement de l'océan couler de -leurs habits et s'égoutter à terre autour d'eux. Anatole -Leray se jeta dans cette écume. Il lutta, et eut -le bonheur de ramener une femme au rivage. Il se -jeta une seconde fois, et en ramena une autre. Il -était épuisé de fatigue, déchiré, sanglant. On lui -criait : Assez! assez! — Comment! dit-il, il y en -a encore une. — Et il se précipita une troisième -fois dans la mer.</p> - -<p>Il ne reparut pas.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch14">Choses de l'Infini</h3> - - -<p class="date">1864.</p> - -<h4>I</h4> - -<p>«Les âmes passent l'éternité à parcourir l'immensité.»</p> - -<p>Voilà ce que disaient, il y a deux mille ans, les -Druides. Avaient-ils déjà une sorte de divination de la -pluralité des mondes? Ils levaient la tête, ils contemplaient -les étoiles, et ils faisaient ce prodigieux -rêve. De ces étoiles cependant ils ne connaissaient -alors que ce que voyaient leurs yeux. Aujourd'hui -nous avons un peu plus écarté le voile d'Isis, et notre -imagination peut entrevoir, avec un peu moins -d'obscurité et beaucoup plus d'épouvante, ce que -serait, à travers les mondes, le vertigineux voyage -sans fin.</p> - -<hr class="big" /> -<p>A deux cents millions de lieues de nous, dans -cette ombre, il y a un globe. Ce globe est quinze -cents fois plus gros que la Terre, et, pour traîner la -Terre, il faudrait dix milliards d'attelages chacun de -dix milliards de chevaux. Ce globe, c'est Jupiter. -Nous le voyons, il ne nous voit pas ; notre globe est -trop petit. Jupiter est couvert de nuages ; notre crépuscule -est son plein midi. Il a une année de douze -ans, un jour de cinq heures, une nuit de cinq -heures, une seule saison, son axe étant à peine incliné, -et quatre satellites. Ces satellites sont parfois -tous les quatre sur son horizon ; quand l'un est -croissant, l'autre est pleine lune. La prodigieuse vitesse -de sa rotation use rapidement la vie. Évolution -trop précipitée des organismes sur eux-mêmes, répétition -trop fréquente des actes vitaux, frottement -fatigant du mécanisme, sommeils courts ; on meurt -vite dans Jupiter. A partir de Jupiter, et pour toutes -les régions au delà, les étoiles sont visibles le jour.</p> - -<p>Cent soixante millions de lieues plus loin, il y a -un autre être énorme. Celui-là est seulement huit -cents fois plus grand que la Terre. Ce vivant des ténèbres -est au carcan dans un cercle de feu. Le cercle -est double. Le premier cercle, le grand, a soixante et -onze mille lieues de diamètre ; le deuxième cercle, le -petit, n'a que soixante mille lieues. Ce monstre est un -monde. Nous l'appelons Saturne. Sa vitesse de rotation -est telle qu'elle a aplati ses pôles d'un dixième. -Pour les habitants des anneaux de Saturne l'année -dure trente années et est alternativement blanche et -noire, c'est-à-dire qu'à un jour de trente ans succède -une nuit de trente ans. L'être qui, sur l'anneau de -Saturne, a vu un jour et une nuit serait sur la Terre -un vieillard. Saturne a huit lunes. Ici, l'obscurité va -s'épaississant. Le crépuscule de Jupiter est le plein -midi de Saturne. Saturne, dans l'espace livide où il -roule, encombre de son globe, de ses anneaux, et des -huit orbites de ses huit planètes, deux mille six -cents milliards de lieues carrées.</p> - -<p>Quatre cents millions de lieues plus loin, il y a -un autre globe. Après le monde de Saturne, le -monde d'Uranus. Uranus, comme Saturne, a huit -lunes. Ces huit lunes, au rebours de toutes les planètes -connues, se meuvent d'orient en occident. -L'obscurité grandit. La lumière, vingt-deux fois -moindre dans Jupiter que sur la Terre, est dix-sept -fois moindre dans Uranus que dans Jupiter. Uranus -a quatorze mille lieues de diamètre. Notre siècle est -son année.</p> - -<p>Cinq cents millions de lieues plus loin, il y a un -autre globe, Oceanus. L'obscurité devient terrible. -Oceanus a neuf cents fois moins de lumière et de -chaleur que la Terre. Impossible de se figurer cette -glace et cette ombre. Doublez la grosseur de l'étoile -du soir, vous aurez le Soleil vu d'Oceanus. Oceanus -est trente fois plus loin du Soleil que nous. Or -notre distance du Soleil est ceci : la section d'un cheveu -représente le diamètre de la Terre vue du centre -du Soleil. Oceanus est grand cent fois comme la -Terre. Il a une seule lune. Son année dure cent -soixante-quatre ans ; ses saisons durent quarante -ans. Oceanus fait autour de l'étoile que nous appelons -Soleil un cercle de sept milliards de lieues.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Est-ce fini?</p> - -<p>Fini! quel est ce mot?</p> - -<p>Améliorez votre télescope, et vous verrez!</p> - -<p>Ces effrayantes planètes obscures, échelonnées, -au delà d'Oceanus, les unes derrière les autres, dans -les profondeurs impossibles, vous les rêvez? vous les -constaterez.</p> - -<p>D'ailleurs qu'importent les planètes? Pourquoi y -perdre le temps? N'y a-t-il pas autre chose? A côté -de la planète, point lumineux mouvant, n'y a-t-il pas -un point lumineux immobile? C'est l'étoile. Allez-y.</p> - -<p>Quelle est la plus proche?</p> - -<p>C'est l'étoile Alpha du Centaure.</p> - -<p>Allez à celle-là.</p> - -<p>Si l'ouragan des Indes, qui emporte des forêts et -rase des villes, doublait sa vitesse, laquelle est d'une -lieue par minute, il lui faudrait, à raison de cent -vingt lieues par heure, trente jours pour aller de la -terre à la lune. La lumière vient de la lune en une -seconde. Il faut à la lumière, qui fait quatre millions -deux cent mille lieues par minute, trois ans et huit -mois pour venir de l'étoile Alpha du Centaure. Il lui -faut vingt-deux ans pour venir de Sirius, notre -autre voisin.</p> - -<p>Tels sont ces précipices que nous appelons l'espace.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Qu'est-ce qu'une étoile?</p> - -<p>C'est un lieu de précipitation. L'infini y jette -sans cesse on ne sait quel combustible inconnu. La -matière subtile tombe de toutes parts à ce foyer, -creuset des forces.</p> - -<p>Autant d'étoiles, autant d'aimants. Ces attractions -terribles se partagent l'abîme.</p> - -<p>Tout centre appelle. Une fois saisis par ces aimants, -les mondes restent à jamais leurs prisonniers.</p> - -<p>Notre étoile, le Soleil, a pris Vénus, Mercure, la -Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Oceanus.</p> - -<p>Chaque étoile est ainsi un soleil. Autour de -chaque soleil il y a une création. Notre monde solaire, -avec toutes ses planètes, est imperceptible dans le -monde stellaire. Notre Soleil, treize cent soixante -mille fois plus gros que la Terre, n'est qu'une étoile -atome.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Imagine-t-on des fleuves de planètes? Cela existe. -Ces fleuves tournent autour de l'étoile dite Soleil. Le -plus remarquable, c'est le grand courant d'astres -situé à moitié chemin entre Mars et Jupiter. Le premier -de ces astres, Cérès, fut découvert en janvier -1801 ; le dernier, Alcmène, en novembre 1864. Il y -en a aujourd'hui quatre-vingt-deux. Leur nombre est -probablement illimité.</p> - -<p>Ces ruissellements circulaires de mondes télescopiques -sont de véritables anneaux, entrant peut-être -les uns dans les autres et faisant dans les étendues on -ne sait quelle surprenante chaîne cosmique.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Une autre chaîne se composerait des gigantesques -orbites elliptiques des comètes.</p> - -<p>Veut-on se figurer quelle serait cette chaîne?</p> - -<p>La comète de 1680, une des préoccupations de -Newton, ne revient qu'au bout de quatre-vingt-huit -siècles ; elle plonge dans l'espace à trente-deux -milliards de lieues.</p> - -<p>Cette ellipse longue de trente-deux milliards de -lieues ne serait qu'un chaînon de la chaîne cométaire.</p> - -<p>Ces prodigieux fils relieraient dans l'espace incommensurable -les créations.</p> - -<p>La plupart des comètes semblent être, et sont -probablement, des nuages ignés de matière cosmique. -Quelques-unes pourtant ont évidemment des -noyaux solides. Ainsi, entre autres, la comète à six -chevelures de 1744, observée par Chezeau ; ainsi la -comète de 1680. Newton calcula que le globe flamboyant, -noyau de cette comète, mettrait cinq cents -siècles à se refroidir.</p> - -<p>Pas plus que la science d'hier, la science d'aujourd'hui -n'a dit sur les comètes le dernier mot.</p> - -<p>La science dit le premier mot sur tout, le dernier -mot sur rien.</p> - -<p>L'astronomie, cette micrographie d'en haut, est -la plus magnifique des sciences parce qu'elle se complique -d'une certaine quantité de divination. L'hypothèse -est un de ses devoirs.</p> - -<p>Dans toutes les sciences, auprès de la partie -éclairée, il y a le coin ténébreux. L'astronomie seule -n'a pas d'ombre, ou, pour mieux dire, l'ombre -qu'elle a est éblouissante. Chez elle, le prouvé est -évident, le conjectural est splendide. L'astronomie a -son côté clair et son côté lumineux ; par le côté clair -elle trempe dans l'algèbre, par le côté lumineux dans -la poésie.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Essayer d'entrevoir l'invisible, d'exprimer l'inexprimable? -quelle tentation! quelle chimère!</p> - -<p>Autour de l'homme chétivement limité rayonnent, -nous ne disons pas quatre infinis, — l'infini ne -se scinde pas, — mais quatre aspects de l'infini : deux -dans la durée, l'éternité future et l'éternité passée ; -deux dans l'espace, l'infiniment grand et l'infiniment -petit.</p> - -<p>Mais «l'éternité passée,» quel mot! L'absurde -et l'évident, l'impossible et le réel, amalgamés et indivisiblement -mêlés pour composer l'inconcevable!</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Et sous quelle forme l'imaginer, ce monstrueux -ensemble universel?</p> - -<p>Tout ce qu'on peut dire, c'est que la forme -sphérique paraît être celle des mondes et que la -forme sphérique est, en effet, celle qui n'a ni commencement -ni fin.</p> - -<div class="section"></div> -<h4>II</h4> - -<p>Nous avons parlé d'étoiles immobiles, c'est une -erreur. L'immobilité n'est pas. Toute cette profondeur -remue. On croit y voir étinceler la fixité, on se -trompe. Cette fixité bouge. Cette immuabilité change.</p> - -<p>Il est certain que, fixe pour nous, notre soleil, -avec son groupe de planètes, doit faire quelque tour -immense autour de quelque autre immense soleil.</p> - -<p>Puis, des étoiles s'enflamment ou pâlissent. Sirius, -blanc aujourd'hui, était rouge autrefois.</p> - -<p>Arcturus, Procyon, Véga, Sirius, Altaïr, ont des -mouvements propres, constatés. Mira avance et -recule, Algol avance et recule. Une étoile du Bélier -recule, une du Dragon avance, une du Cygne approche -et s'éloigne. La neuvième et la dixième du Taureau -s'en sont allées.</p> - -<p>D'autres étoiles ont apparu et disparu. Hipparque -en a vu une, Adrien en a vu une, Honorius en a vu -une, Albumazar, qui écrivait au neuvième siècle le -livre <i>De la Révolution des années</i>, en a vu une ; -Charles IX a eu la sienne en 1572 ; Philippe III a eu -la sienne en 1604. Une étoile dans le Renard a eu -plusieurs allées et venues et, après une longue hésitation, -est partie. Le Nord lui-même n'est pas imperturbable. -Il change de flambeau. L'astre régulateur -est relevé comme un soldat de garde. L'étoile polaire -d'Homère n'est pas la nôtre.</p> - -<p>Il existe des étoiles doubles, des étoiles triples, -des étoiles quadruples. Trois soleils, un vert, un -jaune et un rouge, tournant l'un sur l'autre et se -poursuivant avec une vitesse de quatre-vingts millions -de lieues par seconde, voilà Aldebaran.</p> - -<p>Comment font-ils pour subsister, ces globes animés -de vitesses désagrégeantes? Quelle est leur -adhésion moléculaire? Comment une telle force centrifuge -peut-elle être vaincue? La lumière est lente à -côté de ces emportements terribles.</p> - -<p>Ces gigantesques mouvements d'astres s'accomplissent -au fond d'un tel abîme et sont à tel point -annulés pour nous par la distance qu'ils sont masqués -souvent par l'épaisseur du fil de platine traversant -le champ de la lunette, fil mille fois plus fin -qu'un fil d'araignée.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>L'ombre apparaît comme l'unité.</p> - -<p>Dans cette unité qu'y a-t-il?</p> - -<p>L'homme a sondé, d'abord avec la prunelle, puis -avec le télescope, puis avec l'esprit.</p> - -<p>Cette unité, qu'est-ce?</p> - -<p>C'est la noirceur, c'est la simplicité épouvantable, -c'est l'immanence morte du gouffre, c'est le -désert, c'est l'absence… Non. C'est la fourmilière -des prodiges. C'est la Présence.</p> - -<p>Chacune des trois sondes de l'homme a rapporté -quelque chose. L'œil a vu six mille étoiles, le télescope -a vu cent millions de soleils, l'esprit a vu Dieu.</p> - -<p>Qui, Dieu?</p> - -<p>Dieu.</p> - -<p>Au Dieu Inconnu de saint Paul, l'Aréopage opposait -le Dieu Inconnaissable.</p> - -<p>Le Dieu inconnaissable est le Dieu incontestable.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Représentez-vous des millions de soleils comme -le nôtre, avec toutes leurs légions de planètes, enfoncés -au-dessus de nos têtes à une distance telle -que ce n'est plus qu'une vague blancheur, un blêmissement -indistinct, on ne sait quel inexprimable -écrasement d'étoiles ; nous nommons cela la Voie -lactée.</p> - -<p>Nous, et tous les astres que nous voyons, et -toutes les constellations du zodiaque, et tous les -univers du zénith et du nadir, nous faisons partie -d'un prodigieux disque d'étoiles dont la voie lactée -est le bord. Il y a là un épaississement de soleils -qui fait une grande tache livide dans l'infini.</p> - -<p>Et après la planète, et après l'étoile, et après la -voie lactée, qu'y a-t-il?</p> - -<p>Il y a la nébuleuse.</p> - -<p>Qu'est-ce que la nébuleuse?</p> - -<p>On voit çà et là dans le ciel des pâleurs, des -taches presque insaisissables, quelque chose qui est -de la lumière sans cesser d'être de l'ombre, d'indicibles -apparences où il y a du spectre. Ce sont les -nébuleuses.</p> - -<p>Le soleil, c'est nous ; les planètes, c'est nous ; -les constellations, c'est nous ; l'étoile polaire, qui est -à soixante-seize millions de lieues, c'est nous ; la -voie lactée, c'est nous.</p> - -<p>La nébuleuse, ce n'est plus nous.</p> - -<p>Telle étoile, dont la lumière ne nous parvient -qu'en cent mille années, est notre compatriote céleste. -Elle habite le même firmament que nous ; elle -est mêlée à notre disque stellaire ; elle est de la -maison.</p> - -<p>La nébuleuse, c'est l'étrangère. Nos comètes ne -vont pas là. Elles seraient inquiètes à cette distance et -craindraient de ne plus savoir où retrouver nos soleils.</p> - -<p>Notre lumière y va ; car la lumière sacrée, c'est -le lien universel.</p> - -<p>Peut-être aussi y a-t-il, pour faire le service de -ces monstrueux espaces, des relais de comètes -«transatlantiques» ignorées.</p> - -<p>La nébuleuse est un autre disque stellaire, composé, -lui aussi, de ses milliards de soleils, et faisant -une voie lactée dans un firmament inconnu.</p> - -<p>Herschel a compté plus de deux mille nébuleuses.</p> - -<p>Notre voie lactée est la cabane ; les nébuleuses -sont la ville.</p> - -<p>Au delà du monde des planètes, il y a le monde -des étoiles ; au delà du monde des étoiles, il y a le -monde des nébuleuses.</p> - -<p>Les lunes sont les satellites d'une planète ; les -planètes sont les satellites d'une étoile ; les étoiles -sont les satellites d'une nébuleuse ; les nébuleuses -sont les satellites du Centre Ignoré.</p> - -<p>Autant la distance d'une étoile à l'autre surpasse -la distance des planètes entre elles, autant la distance -d'une nébuleuse à l'autre dépasse la distance des -étoiles entre elles. Pour exprimer en chiffres la distance -des planètes, on prend pour unité la lieue de -quatre mille mètres ; pour exprimer la distance des -étoiles, on prend pour unité notre rayon solaire de -trente-huit millions de lieues ; pour exprimer la -distance des nébuleuses, il faut prendre pour unité -le rayon stellaire, c'est-à-dire au minimum sept -mille milliards de lieues. La distance du soleil à -la nébuleuse la plus voisine est à la distance de la -terre au soleil dans la proportion de sept mille milliards -de lieues à une lieue. Plus d'angles à calculer, -plus de parallaxe à rêver ; ici la géométrie arrive à -l'épouvante.</p> - -<p>On sent l'accablement de la création inconnue.</p> - -<p>Disons-le, même à cette profondeur, le télescope -a pu saisir des formes. Messier, du haut de la logette -de l'hôtel de Cluny, a constaté dans la vingt-septième -nébuleuse deux cercles lumineux occupant les deux -foyers d'une ellipse. La nébuleuse d'Hercule figure -une éponge dont chaque trou serait une étoile. -La nébuleuse des Chiens de chasse, espèce de -chevelure de flamme, tourne en spirale autour d'un -noyau éblouissant. L'éternité d'un ouragan semble -pouvoir seule expliquer cette torsion effrayante.</p> - -<p>Qui sait où l'observation humaine s'arrêtera? De -Francœur à Flammarion, le télescope a monté de -soixante-quinze millions d'étoiles à cent millions.</p> - -<p>Parce que, dans la voie lactée proprement dite, -nous n'avons encore compté que dix-huit millions -de soleils, ce n'est pas une raison pour nous décourager.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Le jour où nos lunettes auraient reçu un suprême -perfectionnement qui n'a rien d'impossible, la profondeur -incommensurable étant partout peuplée -d'astres à des éloignements divers, tous ces points -lumineux, devant le regard du télescope, se serreraient -sans interstice les uns contre les autres, boucheraient -tous les trous, deviendraient surface, et le -ciel de la nuit nous apparaîtrait comme un immense -plafond d'or.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Le ciel offre cet effrayant phénomène : toujours -la lumière, jamais la certitude.</p> - -<p>Les distances démesurées des astres font que le -ciel, à parler rigoureusement, est toujours à l'état -d'illusion. Le ciel que nous voyons n'est pas présent, -il est passé. L'Aujourd'hui du ciel nous est inconnu ; -nous n'avons devant les yeux qu'Hier, et un Hier qui -pour certains astres recule à des milliers d'années. -La Chèvre, que nous admirons tous les soirs, était -peut-être éteinte sept cents ans avant la bataille de -Marengo ; les étoiles que le télescope de trois mètres -aperçoit maintenant n'existaient peut-être plus au -temps de Charlemagne, et les étoiles que le télescope -de six mètres observe en ce moment, étaient -peut-être déjà évanouies au moment de la guerre de -Troie. A l'heure où nous sommes, qui peut certifier -qu'il y ait encore une seule étoile dans le ciel?</p> - -<p>Les dernières étoiles étant situées à la distance -infinie, et la distance infinie ne s'épuisant pas, leur -lumière, même après que l'astre aurait disparu, -nous arrivera toujours, et s'il advenait que toutes -les étoiles s'éteignissent dans le ciel, nous ne le saurions -jamais. Nous verrions pendant l'éternité ces -profondes étoiles mortes.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Est-ce tout?</p> - -<p>Jamais.</p> - -<p>Quel véhicule voulez-vous?</p> - -<p>La locomotive fait quinze lieues à l'heure. L'ouragan -fait soixante lieues à l'heure. Le boulet de -canon fait sept cents lieues à l'heure.</p> - -<p>La locomotive se traîne. L'ouragan boite. Le -boulet de canon est une tortue.</p> - -<p>Enfourchez le rayon de lumière.</p> - -<p>C'est une monture quatre mille fois plus rapide -que le boulet de canon, quatre millions deux cent -mille fois plus rapide que l'ouragan et dix-sept millions -de fois plus rapide que la locomotive.</p> - -<p>Elle fait, vous le savez, soixante-dix mille lieues -par seconde.</p> - -<p>Partez.</p> - -<p>Allez, sur le rayon de lumière, en huit minutes -de la Terre au Soleil, allez en quatre heures du -Soleil à Oceanus, allez en trois ans et huit mois -d'Oceanus au Centaure, allez en vingt-huit ans du -Centaure à l'Étoile polaire, allez en seize mille huit -cents ans de l'Étoile polaire à la Voie lactée, allez en -cinq millions d'années de la Voie lactée à la nébuleuse -des Chiens de chasse, vous n'aurez point encore -fait un pas.</p> - -<p>Les apparitions d'univers recommenceront.</p> - -<p>L'insondable restera devant vous, tout entier.</p> - -<p>Au delà du visible l'invisible, au delà de l'invisible -l'inconnu.</p> - -<p>Partout, partout, partout, au zénith, au nadir, en -avant, en arrière, au-dessus, au-dessous, en haut, en -bas, le formidable Infini noir.</p> - -<hr class="big" /> -<p>Et tout ceci ne serait encore qu'un des deux aspects -de la vision sublime.</p> - -<p>A côté de l'infini de l'espace, il y a l'infini de la -durée.</p> - -<p>Songe-t-on qu'avec des existences probables de -milliards et de milliards de siècles, ces myriades -d'étoiles et de soleils, soumises pourtant aux lois -universelles de la naissance et de la mort, ont sans -doute un commencement et une fin, mais se transforment, -se remplacent et se renouvellent sans cesse, -sans trêve, sans terme, toujours, toujours, toujours…</p> - -<hr class="big" /> -<p>De ces prodigieuses hauteurs, oserons-nous -maintenant faire un retour sur nous-mêmes?</p> - -<p>Imperceptibles sur notre imperceptible globe -pendant la seconde qui est notre vie, ne sommes-nous -pas, en présence de cet écrasant Infini, bien infimes -et bien misérables?</p> - -<p>Non, puisque nous le comprenons.</p> - -<div class="section"></div> -<h4>III</h4> - -<p>Oui, savant, j'entrevois l'incompréhensible ; ignorant, -je le sens, ce qui est plus formidable encore. -Devant cette énormité, devant ce précipice de merveilles, -que voulez-vous que je fasse? Ignorant, j'y -tombe ; savant, je m'y écroule.</p> - -<p>Il ne faut pas s'imaginer que l'infini puisse peser -sur le cerveau de l'homme sans s'y imprimer. Entre -le croyant et l'athée, il n'y a pas d'autre différence -que celle de l'impression en relief à l'impression en -creux. L'athée croit plus qu'il ne l'imagine. Nier est, -au fond, une forme irritée de l'affirmation. La brèche -prouve le mur.</p> - -<p>Dans tous les cas, nier n'est pas détruire. Les -brèches que l'athéisme fait à l'infini ressemblent aux -blessures qu'une bombe ferait à la mer. Tout se -referme et continue. L'immanent persiste.</p> - -<p>Et c'est de l'immanent, toujours présent, toujours -tangible, toujours inexplicable, toujours inconcevable, -toujours incontestable, que sort l'agenouillement -humain. Un frémissement vertigineux est -mêlé à l'univers. De telles choses que nous venons -de dire ne peuvent pas exister sans dégager une -sorte d'horreur sacrée, visible à l'esprit humain, et -qui est comme l'ombre de la réalité redoutable. -L'homme devant l'immanent sent sa petitesse, et sa -brièveté, et sa nuit, et le tremblement misérable de -son rayon visuel.</p> - -<p>Qu'y a-t-il donc là derrière?</p> - -<p>Rien, dites-vous.</p> - -<p>Rien?</p> - -<p>Quoi! moi, ver de terre, j'ai une intelligence, -et cette immensité n'en a pas! Oh! pardonne-leur, -Gouffre!</p> - -<p>Mais, qui que vous soyez, regardez donc au-dessus -de vous, regardez au-dessous de vous, regardez cette -chose, ce fait, cet escarpement, ce vertige, cette obsession, -cette urgence, l'infini!</p> - -<p>Plus de mesure possible ; le même fourmillement -et la même genèse partout, dans la sphère céleste et -dans la bulle d'eau ; les trois mille espèces d'éphémères, -pour un seul rosier, constatées par Bonnet -de Genève, l'anneau de Saturne qui a soixante-sept -mille cinq cents lieues de diamètre, les dix-sept -mille facettes de l'œil de la mouche, les trois astres -versicolores d'Aldebaran qui tournent concentriquement -à raison de cent millions de lieues par minute, -les fourmis qui viennent sur les jasmins traire les -pucerons, le calcul des parallaxes, cette échelle sidérale -inutilement appliquée aux astres fixes, le diamètre -de notre orbite, soixante-dix millions de lieues, -insuffisant à créer un écart qui puisse troubler la -parallèle des étoiles et servir de base à leur triangulation, -le bolide et la comète, le volvoce et le vibrion, -Vénus, le soir, au-dessus des solitudes de la mer, cet -inconcevable bruit pareil au frôlement de la soie -qui, au pôle, accompagne les aurores boréales, les -nébuleuses, ces nuées de l'abîme, les moisissures, ces -forêts de l'atome, les ouragans de Jupiter, les volcans -de Mars, les hydres nageant dans les globules -du sang, l'infiniment grand de Campanella, l'infiniment -petit de Swammerdam, l'éternelle vie à jamais -visible en haut et en bas… — ôtez-moi de là-dessous -si vous ne voulez pas que je prie!</p> - -<hr class="big" /> -<p>Que voulez-vous que je réponde à l'affirmation -mystérieuse qui sort de ces éblouissements? que -voulez-vous que je devienne, moi l'homme, cela -étant sur moi?</p> - -<p>La nuit est immense. Pourquoi le monde est-il -ainsi? Nous l'ignorons. Il y a des lumières dans -cette nuit ; qu'est-ce que ces lumières font là? Elles -disent l'indicible. Elles illuminent l'invisible. Elles -éclairent, car elles ressemblent à des flambeaux ; -elles regardent, car elles ressemblent à des prunelles. -Elles sont terribles et charmantes. C'est de -la lueur éparse dans l'inconnu. Nous appelons cela -les astres.</p> - -<p>L'ensemble de ces choses est inouï de chimère et -écrasant de réalité. Un fou ne le rêverait pas, un -génie ne l'imaginerait pas. Tout cela est une unité. -C'est l'unité. Et je sens que j'en suis.</p> - -<p>Comment puis-je me tirer de là? que puis-je -répondre à ces énormes levers de constellations?</p> - -<p>Toute lumière a une bouche, et parle ; et ce -qu'elle dit, je le vois. Et le ciel est plein de -lumières. Les forces s'accouplent et se fécondent ; -tout est à la fois levier et point d'appui, les désagrégations -sont des germinations, les dissonances -sont des harmonies, les contraires se baisent, ce qui -a l'air d'un rêve est de la géométrie, les prodiges -convergent, la loi qui régit les planètes et leurs satellites -se retrouve parmi les molécules infinitésimales, -le soleil se confronte avec l'infusoire et l'un -fait la preuve de l'autre ; c'était hier, ce sera demain. -Tout cela est absolu. Est-ce que je sais, moi?</p> - -<p>Et vous voulez que, sous la pression de tous ces -gouffres concentriques au fond desquels je suis, -bah! je me recroqueville et me pelotonne dans mon -moi! Dans quel moi? Dans mon moi matériel! Dans -le moi de ma chair, dans le moi qui mange, dans le -moi de mon appareil digestif, dans le moi de ma -fange! Vous voulez que je dise à tout cela qui est : -Je n'en suis pas! Vous voulez que je refuse mon -adhésion à l'indivisible! Vous voulez que je refuse -ma chute à la gravitation! Vous voulez que je ne -regarde pas, que je n'interroge pas, que je ne conjecture -pas! Vous voulez que de la prodigieuse -inquiétude cosmique je ne tire que ma propre pétrification! -Vous voulez que, sous le souffle des souffles, -je ne remue point! Vous voulez que mon petit tas -de cendre intérieur ne tourbillonne pas quand de -toutes parts, de la terre et de la mer, du zénith et -du nadir, du télescope et du microscope, de la -constellation et de l'acarus, l'infini fait irruption en -moi! Vous voulez que je me contente de ces deux -certitudes : je suis né et je mourrai! certitudes qui -sont elles-mêmes deux gouffres.</p> - -<p>Non, cela ne se peut. Le pancréas n'est pas -l'unique affaire. La manière dont mon chyle et ma -bile et ma lymphe se comportent, cela ne peut pas -être le point d'arrivée de ma philosophie. Il y a moi, -mais il y a autre chose. La manifestation universelle -et sidérale est là.</p> - -<p>De là l'effarement. De là les mains tendues vers -l'énigme. De là l'œil hagard des ascètes. Le genre -humain ne peut s'empêcher d'adresser des questions -à l'obscurité et d'en attendre des réponses. Quelle -est la destinée? Dans quelle proportion l'homme -fait-il partie du monde? Qu'est-ce que la vie? Qu'y -a-t-il avant? qu'y a-t-il après? Qu'est-ce que le -monde? De quelle nature est le prodigieux être en -qui se réalise au fond de l'absolu l'identité inouïe -de la nécessité et de la volonté?</p> - -<p>Toutes ces questions se résolvent en prosternement, -et les plus forts esprits chancellent sous la -pression des hypothèses.</p> - -<p>Simples, tâchez de penser ; penseurs, tâchez de -prier.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="ch15">Contemplation suprême</h3> - - -<h4>I</h4> - -<p>Comme l'antique Jupiter d'Égine à trois yeux, le -poëte a un triple regard, l'observation, l'imagination, -l'intuition. L'observation s'applique plus spécialement -à l'humanité, l'imagination à la nature, -l'intuition au surnaturalisme.</p> - -<p>Par l'observation, le poëte est philosophe, et -peut être législateur ; par l'imagination, il est mage, -et créateur ; par l'intuition, il est prêtre, et peut être -révélateur.</p> - -<p>Révélateur de faits, il est prophète ; révélateur -d'idées, il est apôtre. Dans le premier cas, Isaïe ; -dans le second cas, saint Paul.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Cette triple puissance inhérente au génie, c'est-à-dire -à l'intelligence humaine sublimée, l'homme, -par la plus naturelle des illusions d'optique, l'a -transférée à Dieu. De là la trimourti, qui a précédé -le triagme, qui a précédé la triade, qui a précédé -la trinité. De là l'immémorial et universel triangle -mystique adoré à Delphes, à Saropta, à Teglath-Phalazar, -gravé dans la grande syringe, sculpté il y a -quatre mille ans au fond de l'Inde dans ces effrayants -dedans de montagnes creusés en pagodes, et qu'on -retrouve à Palanquè après l'avoir constaté à Bénarès. -Mais les fondateurs de religions ont erré, l'analogie -n'est pas toujours la logique, le génie peut être trinité -sans que Dieu ait à subir cette limitation. -Bossuet se trompe, l'homme seul est grand ; Dieu -n'est pas grand, il est infini. Le grand suppose une -mesure possible. Dieu est sans mesure. Trinité, à -quel propos? L'infini n'est pas trois. Premier, second, -troisième, l'illimité ne connaît pas cela. L'absolu -n'est pas plus borné par le nombre que par -l'étendue. Intelligence, puissance, amour ; intuition, -imagination, observation ; ce n'est pas Dieu, c'est -l'homme. Dieu est cela et le reste. Dieu a une quantité -infinie de facultés infinies. Vous êtes étrange -de compter Dieu sur vos doigts.</p> - -<p>Philosophiquement et scientifiquement, on peut -dire que qui croit à la Trinité ne croit pas en Dieu.</p> - -<p>Quelle idée pensez-vous que se fasse de Dieu, -quelle notion voulez-vous que puisse avoir de Dieu -l'homme, le prêtre, qui, comme le jésuite Sollier, -par exemple, écrit : «Il n'y a au-dessus d'Ignace de -Loyola que les papes comme saint Pierre, les impératrices -comme Marie mère de Jésus, et quelques -monarques comme Dieu le Père et Dieu le Fils!»</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Chose inouïe, c'est au dedans de soi qu'il faut -regarder le dehors. Le profond miroir sombre est -au fond de l'homme. Là est le clair-obscur terrible. -La chose réfléchie par l'âme est plus vertigineuse -que vue directement. C'est plus que l'image, c'est le -simulacre, et dans le simulacre il y a du spectre. Ce -reflet compliqué de l'Ombre, c'est pour le réel une -augmentation. En nous penchant sur ce puits, notre -esprit, nous y apercevons à une distance d'abîme, -dans un cercle étroit, le monde immense. Le monde -ainsi vu est surnaturel en même temps qu'humain, -vrai en même temps que divin. Notre conscience -semble apostée dans cette obscurité pour donner -l'explication.</p> - -<p>C'est là ce qu'on nomme l'intuition.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Humanité, Nature, Surnaturalisme. A proprement -parler, ces trois ordres de faits sont trois aspects -divers du même phénomène. L'humanité dont nous -sommes, la nature qui nous enveloppe, le surnaturalisme -qui nous enferme en attendant qu'il nous -délivre, sont trois sphères concentriques ayant la -même âme, Dieu.</p> - -<p>Ces trois sphères, car c'est là le vaste amalgame, -se pénètrent et se confondent, et sont l'unité. Un -prodige entre dans l'autre. Une de ces sphères n'a -pas un rayon qui ne soit la tige ou le prolongement -du rayon de l'autre sphère. Nous les distinguons, -parce que notre compréhension, étant successive, a -besoin de division. Tout à la fois ne nous est pas -possible. L'incommensurable synthèse cosmique -nous surcharge et nous accable.</p> - -<p>Les plus hauts génies, les intelligences encyclopédiques -aussi bien que les esprits épiques, Aristote -aussi bien qu'Homère, Bacon aussi bien que Shakespeare, -détaillent l'ensemble pour le faire comprendre, -et ont recours aux oppositions, aux contrastes -et aux antinomies. Ceci est d'ailleurs le -procédé même de la nature, qui emploie la nuit à -nous faire mieux sentir le jour. Hobbes disait : La -dissection fait le chirurgien, l'analyse fait le philosophe ; -l'antithèse est le grand organe de la synthèse ; -c'est l'antithèse qui fait la lumière.</p> - -<p>De là notre distinction entre humanité, nature -et surnaturalisme ; mais, en réalité, ce sont trois -identités, et ce qui est de l'une est de l'autre. -Qu'est-ce que l'humanité? C'est la partie de la nature -insérée dans notre organisme. Et qu'est-ce que -le surnaturalisme? C'est la partie de la nature qui -échappe à nos organes. Le surnaturalisme, c'est la -nature trop loin.</p> - -<p>Entre l'observation qui regarde l'homme et l'intuition -qui regarde le surnaturalisme, il y a la -même différence qu'entre scruter et sonder.</p> - -<p>Mais expliquer la nature, ce n'est point la limiter ; -classification et négation, c'est deux. Il ne -faut ni trop de Oui ni trop de Non. L'idolâtrie est -la force centripète ; le nihilisme est la force centrifuge. -L'équilibre entre ces deux forces, c'est la philosophie.</p> - -<p>Chose bizarre, l'idolâtrie et le nihilisme s'entendent -sur un point, la limitation de la nature.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Les religions, à l'époque peu avancée du genre -humain où nous sommes, sont encore en bas âge. -Qu'on ne s'y trompe pas, croire est une science en -même temps qu'une soif. On croit d'instinct, puis -on croit de logique. Les religions faisant partie de -la civilisation, il y a pour les religions, comme pour -tout le reste, l'enfance de l'art. Et ce mot est pris -ici en bonne part. A l'heure où nous sommes, les -religions ignorent. Elles ont créé Dieu. Ne leur -apportez pas de lumière nouvelle ; leur Dieu est -bâclé. Elles n'en veulent pas d'autre. Toute religion -est l'abbé Vertot. C'est trop tard, mon Dieu est fait.</p> - -<p>De là, un résultat singulier. Dans les religions -ce qui fait défaut, c'est l'essence même de la foi, -c'est le sentiment de l'infini. Ce qui manque aux -religions, c'est la religion. L'illimité est toute la -religion. La foi, c'est l'indéfini dans l'infini. Or, -insistons-y, dans l'humanité telle qu'elle est encore, -le caractère des religions, c'est l'absence d'infini.</p> - -<p>Elles parlent du ciel, mais elles en font un -temple, un palais, une cité. Il s'appelle Olympe, il -s'appelle Sion. Le ciel a des tours, le ciel a des -dômes, le ciel a des jardins, le ciel a des escaliers, -le ciel a une porte et un portier. Le trousseau de -clefs est confié par Brâhma à Bhâwany, par Allah -à Aboubekre, et par Jéhovah à saint Pierre. Démogorgon -prend sur les volcans Acrocéraunes une -poignée de boue enflammée et la jette en l'air ; cela -fait les astres. Le ciel est une montagne, le ciel est -en cristal ; la terre est le centre de l'univers ; Josué -arrête le soleil, Circé fait reculer la lune ; la Voie -lactée est une tache de gouttes de lait ; les étoiles -tomberont.</p> - -<p>Quant à cet être, l'Éternel, l'Incréé, le Parfait, -le Puissant, l'Immanent, le Permanent, l'Absolu, il -est vieux avec une barbe blanche, il est jeune avec -un nimbe ; il est père, il est fils, il est homme, il est -animal ; bœuf chez les uns, agneau chez les autres, -ailleurs colombe, ailleurs éléphant. Il a une bouche, -des yeux, des oreilles ; on a vu sa face. Quant aux -facultés, on les lui concède infinies, mais, comme -nous venons de le rappeler, on ne lui en donne que -trois, reprenant dans le chiffre l'infinitude qu'on -accorde dans l'étendue, et sans s'apercevoir que si -l'être absolu a un nom, ce n'est pas Trinité, c'est -Infinité. Cet être est irritable, il est passionné, il est -jaloux, il se venge, il se fatigue, il se repose, il lui -faut son dimanche ; il habite un lieu, il est ici et -non là. Il est le Dieu des armées ; il est le Dieu -des Anglais, et non des Français ; il est le Dieu des -Français et non des Autrichiens. Il a une mère. Il -existe des rois qui promettent à Notre-Dame d'Embrun -une tiare en vermeil de peur qu'elle ne soit en -colère de la robe de brocart d'or qu'ils ont offerte -à Notre-Dame de Tours. Il a une forme ; on le -sculpte, on le peint, on le dore, on l'enrichit de -diamants. On l'avale et on le boit. On l'entoure d'une -frontière de dogmes. Chaque culte le met dans un -livre ; défense à lui d'être ailleurs. Le Talmud est sa -gaine, le Zend-Avesta est son étui, le Koran est son -fourreau, la Bible est sa boîte. Il a des fermoirs. Les -prêtres le gardent sous enveloppe. Ils ont seuls droit -d'y toucher. De temps en temps, ils le prennent dans -leurs mains et le font voir.</p> - -<p>Voilà où en est l'illimité. Toutes les religions, -anciennes ou actuelles, s'efforcent de finir Dieu.</p> - -<p>Pourquoi?</p> - -<p>C'est qu'un Dieu fini, c'est un dieu commode. Le -rayonnant en tous sens n'est point facile à manier. -Mettez donc le soleil dans un ostensoir.</p> - -<p>Dieu, incompréhensible au savant, est inintelligible -à l'ignorant. L'infini ayant un moi, voilà qui -n'est pas peu de chose à imaginer. Il y a dans cette -notion métaphysique excès de pesanteur pour l'intelligence -humaine. Faciliter la foi, c'est le travail -des religions ; cela s'obtient aux dépens de l'idéal. -Administrer Dieu, tel est le problème à résoudre. -Le paganisme divise Dieu en déités, le christianisme -le divise en sacrements. Les religions, c'est Dieu -donné à l'homme par bouchées.</p> - -<p>L'Ame-Univers, faites donc comprendre cette -abstraction prodigieuse à la grosse foule ignorante, -et ignorante utilement pour vous. Un Jupiter de -marbre ou un Sabaoth de bronze, cela se voit. Or, -on ne croit que ce qu'on voit. (Fausse vérité qui est -à la fois le point de départ de l'idolâtrie et le point -de départ de l'athéisme.) Fabriquez donc une statue -quelconque ; une fois la statue faite idole, une fois -le piédestal fait autel, donnez l'exemple, prosternez-vous. -Il ne vous reste plus qu'un travail à -exécuter et qu'un progrès à accomplir, c'est de persuader -à cette honnête masse d'hommes que cette -pierre ou ce cuivre, c'est l'Éternel et l'Infini. Petite -affaire. Pour persuader la foule, il suffit de l'effarer ; -un miracle ou deux font la besogne.</p> - -<p>Rien donc hors du Veda, rien hors du Toldos-Jeschut, -rien hors du Koran, rien hors de la Genèse, -rien hors des docteurs, rien hors des prophètes, -rien hors des évangélistes ; et, si Dieu déborde, on le -rognera.</p> - -<p>C'est au nom de Moïse que Bellarmin foudroyait -Galilée, et ce grand vulgarisateur du grand chercheur -Copernic, Galilée, le vieillard de la vérité, le -mage du ciel, était réduit à répéter à genoux, mot -à mot, après l'inquisiteur, cette formule de honte : -«<i lang="la" xml:lang="la">Corde sincero et fide non ficta, abjuro, maledico -et detestor supradictos errores et hereses.</i>» Le mensonge -mettait à la science le bonnet d'âne.</p> - -<p>Galilée se courba devant l'orthodoxie ; Campanella -non. L'inquisition mit Campanella en prison pendant -vingt-sept ans et l'appliqua à la question -sept fois, et chaque fois la torture dura vingt-quatre -heures. Quel était son attentat? Avoir affirmé -que le nombre des étoiles est infini. Ainsi les religions -en viennent à ceci que, devant elles, l'infini -est un crime.</p> - -<p>Aux yeux du nihilisme, l'infini n'est pas criminel ; -il est ridicule. On a entendu tout récemment -en pleine Académie savante, cette parole caractéristique : -«Arrêtons-nous, car nous tomberions dans -les puérilités de l'infini.» Et cette autre : «Ceci -n'est pas sérieux, c'est de la religion.»</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Donc, voilà la science, du moins une certaine -science académique et officielle, aussi myope que -l'idolâtrie. La science d'état donne la réplique à la -religion d'état. Elle recule, elle aussi, devant l'infini. -Ces rapetissements n'ont rien qui déplaise au maître. -Là où il y a des sénats, cette science en est. Faire -l'univers substance et bloc, faire du grand Tout une -simple aggrégation de molécules sans mélange d'aucun -ingrédient moral, et par conséquent aboutir à -ceci que la force est le droit, ce qui entraîne cette -autre conséquence que la jouissance est le devoir, -raccourcir l'homme à la bête, le diminuer de toute -la hauteur de l'âme retranchée, en faire une chose -comme une autre, cela supprime net bien des déclamations -sur la dignité humaine, la liberté humaine, -l'inviolabilité humaine, l'esprit humain, etc., et rend -tout ce tas de matière plus maniable. L'autorité -d'en bas, la fausse, gagne tout ce que perd l'autorité -d'en haut, la vraie. Plus d'infini, partant plus d'idéal ; -plus d'idéal, partant plus de progrès ; plus de progrès, -partant plus de mouvement. Immobilité donc. -<span lang="la" xml:lang="la">Statu quo</span>, étang ; c'est là l'ordre.</p> - -<p>Il y a de la putréfaction dans cet ordre-là.</p> - -<p>L'homme veut être eau courante. Chose merveilleuse, -la liberté, c'est la santé. Un ruissellement, un -murmure, une pente, un parcours, un but, une -volonté, pas de vie sans cela. Sinon une prompte -pourriture. Vous serez fétides, et vous donnerez aux -autres votre peste. Le despotisme est miasmatique. -Se délivrer, c'est se désinfecter. Aller en avant est -un assainissement. Il n'y en a pas moins des gens -qui poussent le goût de la tranquillité jusqu'à admirer -une civilisation à surface de marais.</p> - -<p>L'âme dans l'homme est une inquiétude.</p> - -<p>L'infini hors de l'homme est un appel.</p> - -<p>L'infini s'ouvre, l'âme entre. Entrer, c'est marcher ; -entrer, c'est voler ; entrer, c'est planer. Qu'est -cela? C'est du désordre. Demandez à la cage ce -qu'elle pense de l'aile. La cage répondra : l'aile, c'est -la rébellion.</p> - -<p>Oter l'âme, c'est couper l'aile. Oter l'infini, -c'est supprimer le champ. La tranquillité est rétablie.</p> - -<p>S'il n'y a pas dans l'homme autre chose que dans -la bête, prononcez donc sans rire ces mots : Droits -de l'homme et du citoyen. Ces mots : Droit du -bœuf, droit de l'âne, droit de l'huître, rendront le -même son.</p> - -<p>C'est un peu ce que souhaitent les despotes.</p> - -<p>La science académique, la science d'état, leur rend -ce service, et le leur rend de bonne foi, nous le -pensons. Elle ne trompe pas, elle se trompe. C'est -bassesse de vue, non de cœur. Aussi essayons-nous -de l'éclairer.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Cette science prend la petitesse pour l'exactitude. -Elle est de tempérament timide, elle a l'effroi facile, -elle ne va pas volontiers à la découverte. L'infini, -quel voyage à entreprendre! Dès que le 8 se renverse -elle s'arrête court. Passe pour l'algèbre, mais -la science entière n'est pas l'algèbre. Toute question -veut être sondée. Pourquoi refuser l'examen?</p> - -<p>Un jour, en 1827, à l'époque où l'on parlait -beaucoup de «l'homme fossile de la forêt de Fontainebleau», -étant chez Cuvier au Jardin des -plantes, il y eut entre lui et moi ce dialogue :</p> - -<p>— Monsieur Cuvier, que pensez-vous de l'homme -fossile?</p> - -<p>— Qu'il n'existe pas.</p> - -<p>— Êtes-vous allé le voir?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Irez-vous?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Pourquoi?</p> - -<p>— Parce qu'il n'existe pas.</p> - -<p>— Mais si, par hasard, il existait?</p> - -<p>— Il ne peut exister.</p> - -<p>Ce qu'on appelait en 1827 «l'homme fossile», -n'était en effet qu'un grès bizarrement contourné en -forme humaine. Cuvier semblait avoir raison. Il -avait tort. L'homme fossile existe. Trente-six ans -après ma conversation avec Cuvier, en 1863, dans la -carrière du Moulin-Quignon, près Abbeville, à -trente mètres au-dessus du niveau de la mer, sur un -plateau qui domine la vallée de la Somme, de l'épaisseur -d'un banc de sable noir argileux du diluvium -inférieur, reposant immédiatement sur la craie -blanche, à quatre mètres trente-deux centimètres de -la surface du sol, tout près de la craie, on a extrait -un os fossile de mâchoire humaine portant encore -une dent, obliquement implantée d'avant en arrière, -ce qui caractérise le prognatisme des races inférieures, -et ce qui fait à la Genèse le déplaisir de -confirmer l'hypothèse de plusieurs Adams. L'homme -fossile est aujourd'hui sorti de l'ombre, quoique cela -lui fût défendu par l'autorité compétente. Le déluge -a eu la fantaisie d'être désagréable à M. Cuvier, -conseiller d'État. Je plains les affirmateurs contre -l'inconnu. Il leur arrive de ces aventures.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>C'est la science académique et officielle qui, pour -avoir plus tôt fait, pour rejeter en bloc toute la -partie de la nature qui ne tombe pas sous nos sens -et qui, par conséquent, déconcerte l'observation, a -inventé le mot <i>surnaturalisme</i>.</p> - -<p>Ce mot, nous l'adoptons, nous. Il est utile pour -distinguer. Nous nous en sommes déjà servi et nous -nous en servirons encore ; mais, à proprement parler -et dans la rigueur du langage, disons-le une fois -pour toutes, ce mot est vide.</p> - -<p>Il n'y a pas de surnaturalisme. Il n'y a que la -nature.</p> - -<p>La nature existe seule et contient tout. Tout Est. -Il y a la partie de la nature que nous percevons, et -il y a la partie de la nature que nous ne percevons -pas. Pan a un côté visible et un côté invisible. Parce -que sur ce côté invisible, vous jetterez dédaigneusement -ce mot <i>surnaturalisme</i>, cet invisible existera-t-il -moins? <i>X</i> reste <i>X</i>. L'Inconnu est à l'épreuve de -votre vocabulaire. Nier n'est pas détruire. Le surnaturalisme -est immanent. Ce que nous apercevons de -la nature est infinitésimal. Le prodigieux être -multiple se dérobe presque tout de suite au court -regard terrestre ; mais pourquoi ne pas le poursuivre -un peu?</p> - -<p>Toutes ces choses, spiritisme, somnambulisme, -catalepsie, convulsionnaires, seconde vue, tables -tournantes ou parlantes, invisibles frappeurs, enterrés -de l'Inde, mangeurs de feu, charmeurs de -serpents, etc., si faciles à railler, veulent être examinées -au point de vue de la réalité. Il y a là peut-être -une certaine quantité de phénomène entrevu.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Si vous abandonnez ces faits, prenez garde, les -charlatans s'y logeront, et les imbéciles aussi. Pas -de milieu : la science, ou l'ignorance. Si la science -ne veut pas de ces faits, l'ignorance les prendra. -Vous avez refusé d'agrandir l'esprit humain, vous -augmentez la bêtise humaine. Où Laplace se récuse, -Cagliostro paraît.</p> - -<p>De quel droit, d'ailleurs, dites-vous à un fait : -Va-t'en. De quel droit chassez-vous un phénomène? -De quel droit dites-vous à l'inattendu : je ne -t'examinerai pas? De quel droit raturez-vous une -des données du problème? De quel droit mettez-vous -la nature à la porte? <i lang="la" xml:lang="la">Huc usque recurret.</i> La -science peut commettre des iniquités. Fermer les -yeux c'est une mauvaise action. Le télescope a une -fonction ; le microscope a des devoirs. L'alambic -doit être intègre, le creuset chauffe pour tout le -monde. Il faut que le chiffre soit honnête homme. -Un déni d'expérimentation est un déni de justice.</p> - -<p>Et savez-vous ce qui arrive? L'absurde se greffe -sur le vrai, c'est votre faute ; vous avez manqué à -vos deux lois, bienveillance et surveillance ; vous -créez l'empirisme. Ce qui eût été astronomie sera -astrologie ; ce qui eût été chimie sera alchimie. Sur -Lavoisier qui se rapetisse, Hermès grandit.</p> - -<p>Vous riez de Cardan quand il dit : «Une comète -près de Saturne annonce la peste, près de Jupiter -la mort du pape, près de Mars la guerre, près de la -lune l'inondation, près de Vénus la mort du roi.» -Eh bien, c'est vous qui avez fait Cardan chimérique. -Sans les persécutions de ce Scaliger que David -Pareus appelle <i lang="la" xml:lang="la">Eriticus superciliosissimus</i>, sans -l'emprisonnement de Bologne, Cardan, qui a incontestablement -créé la théorie des équations du troisième -degré, Cardan qui a trouvé la loi du cube, -Cardan, égal au moins à Tartaglia et dont les dix -tomes in-folio sont plus gros encore de vérité que -d'illusion, serait peut-être le plus grand des astronomes -et des géomètres.</p> - -<p>Thaumaturgie, pierre philosophale, transmutation, -or potable, baquet de Mesmer, toute cette -fausse science ne demandait pas mieux peut-être que -d'être la vraie. Vous n'avez pas voulu voir le visage de -l'Inconnu ; vous verrez son masque. Magie noire et -blanche, sorcellerie, chiromancie, cartomancie, nécromancie, -tout cela n'est pas autre chose que de la -science dévoyée, tombée en chimère par défaut de -responsabilité. Ce qu'on rejette injustement hors de -la pensée se réfugie dans le rêve.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>De ce qu'un fait vous semble étrange, vous concluez -qu'il n'est pas. C'est hardi : les mandarins seuls -ont de ces vaillances-là. Mais toute la science commence -par être étrange. La science est successive. -Elle va d'une merveille à l'autre. Elle monte à -l'échelle. La science d'aujourd'hui semblerait extravagante -à la science d'autrefois. Ptolomée croirait -Newton fou. Je me figure le micrographe de Delft, -venant conter au philosophe de Stagyre les vingt-sept -mille facettes de l'œil de la mouche ; voyez-vous -la mine qu'Aristote ferait à Leuwenhoëck.</p> - -<p>On a vite fait de dire : c'est puéril ; ce n'est pas sérieux. -Ce qui est puéril, c'est de se figurer qu'en se -bandant les yeux devant l'Inconnu, on supprime l'Inconnu.</p> - -<p>Ce qui n'est pas sérieux, c'est la science ricanant -de l'infini. On en est venu à vouloir tout voir et -tout palper, comme l'idolâtrie ; nous avons déjà -noté cette coïncidence singulière. On tient pour suspectes -l'induction et l'intuition ; l'induction, le grand -organe de la logique ; l'intuition, le grand organe de -la conscience. N'admettre que le palpable et le visible, -cela se qualifie observation. C'est élimination, -et rien autre chose. Et, qui sait? élimination du -réel?</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Peines perdues d'ailleurs. Vous avez beau épaissir -sur la science possible l'ignorance volontaire, la force -des choses, ce travail sublime du troisième dessous, -pousse la connaissance humaine en avant. Le hasard, -ce doigt indicateur de la Providence, s'en mêle. Une -pomme tombe devant Newton, une marmite bout devant -Papin, une feuille de papier en flamme s'envole -devant Montgolfier. Par intervalles, une découverte -éclate, comme un coup de mine dans les profondeurs -de la science, et tout un pan de préjugés et d'illusions -s'écroule, et le roc vif de la vérité est brusquement -mis à nu.</p> - -<p>Surnaturalisme! Et l'on croit avoir tout dit. Il est -curieux de se retourner et de jeter un regard en arrière. -L'électricité a longtemps fait partie du surnaturalisme. -Il a fallu les expériences multipliées de -Clairaut pour la faire admettre et inscrire sur les registres -de l'état-civil de la science correcte. L'électricité -a aujourd'hui pignon sur rue et rente des professeurs. -Le galvanisme a fait le même stage ; il a été -tout d'abord bafoué et traité d'<i>enfantillage</i>, comme -le constatent les cinq mémoires adressés par Galvani -à Spallanzani ; il n'est admis que depuis peu. La pile -de Volta a été fort raillée. Le magnétisme n'est encore -qu'à demi entré ; une moitié est dans la science officielle, -et l'autre dans le surnaturalisme. Le bateau -à vapeur était «puéril» en 1816. Le télégraphe -électrique a commencé par n'être pas «sérieux».</p> - -<p>Disons-le, — car nulle faveur dans ces pages sincères -et nous ne sommes au service que de la vérité, — de -nos jours, un certain esprit scientifique n'est -pas moins étroit que l'esprit religieux. L'erreur fait -peau neuve, mais reste l'erreur ; elle était fétichisme, -elle devient idolâtrie ; elle était athéisme, elle -devient nihilisme. Que de progrès encore à accomplir! -Les deux ornières, l'ornière erreur et l'ornière -imposture, sont d'accord pour faire verser la vérité.</p> - -<p>Somme toute, qu'on le sache, science et religion -sont deux mots identiques ; les savants ne s'en doutent -pas, les religieux non plus. Ces deux mots expriment -les deux versants du même fait, qui est l'infini. La -Religion-Science, c'est l'avenir de l'âme humaine.</p> - -<p>Une des routes pour y arriver est l'intuition.</p> - -<p>Nous ne développons pas. Le temps nous manque -dans ces pages rapides. Notre but actuel est littéraire, -et non scientifique. Passons.</p> - -<div class="section"></div> -<h4>II</h4> - -<p>Premier degré, deuxième degré, troisième degré. -Observation, imagination, intuition. Humanité, nature, -surnaturalisme. Ce sont là les trois horizons. -L'un complète et corrige l'autre ; leur coordination -est l'ensemble cosmique. Qui les voit tous les trois -est au sommet. Il est l'esprit cubique. Il est le -génie.</p> - -<p>L'observation donne Sedaine. L'observation, plus -l'imagination, donne Molière. L'observation, plus -l'imagination, plus l'intuition, donne Shakespeare. -Pour monter sur la plate-forme d'Elseneur et pour -voir le fantôme, il faut l'intuition.</p> - -<p>Ces trois facultés s'augmentent en se combinant. -L'observation de Molière est plus profonde que l'observation -de Sedaine, parce que Molière a, de plus -que Sedaine, l'imagination. L'observation et l'imagination -de Shakespeare creusent plus avant et -montent plus haut que l'observation et l'imagination -de Molière, parce que Shakespeare a, de plus que -Molière, l'intuition.</p> - -<p>Comparez Shakespeare et Molière par leurs créations -analogues, comparez Shylock à Harpagon et -Richard III à Tartuffe, et voyez quelle philosophie -plus haute et plus générale! C'est que Shakespeare -vit la vie tout entière. Il est au zénith. Rien n'échappe -à cet œil culminant. Il est en haut par la -prunelle et en bas par le regard. Il est tragédie en -même temps que comédie. Ses larmes foudroient. -Son rire saigne.</p> - -<p>Essayez une autre confrontation plus saisissante -encore. Mettez la statue du commandeur en présence -du spectre de Hamlet. Molière ne croit pas à sa -statue, Shakespeare croit à son spectre. Shakespeare -a l'intuition qui manque à Molière. La statue du -commandeur, ce chef-d'œuvre de la terreur espagnole, -est une création bien autrement neuve et -sinistre que le fantôme d'Elseneur ; elle s'évanouit -dans Molière. Derrière l'effrayant soupeur de marbre, -on voit le sourire de Poquelin ; le poëte, ironique à -son prodige, le vide et le détruit ; c'était un spectre, -c'est un mannequin. Une des plus formidables inventions -tragiques qui soient au théâtre, avorte, et -il y a à cette table du Festin de Pierre, si peu -d'horreur et si peu d'enfer qu'on prendrait volontiers -un tabouret entre Don Juan et la statue.</p> - -<p>Shakespeare, avec moins, fait beaucoup plus. -Pourquoi? parce qu'il ne ment pas ; parce qu'il est -tout le premier saisi par sa création. Il est son propre -prisonnier. Il frissonne de son fantôme et il vous -en fait frissonner. Elle existe, elle est vraie, elle est -incontestable, cette figure noire qui est là debout -avec son bâton de commandement. Ce spectre est -de chair et d'os ; chair de nuit et os de sépulcre. -Toute la nature est convaincue, est terrible autour -de lui. La lune, face pâle à demi cachée sous -l'horizon, ose à peine le regarder.</p> - -<p>Mettez au contraire Shakespeare à côté d'Eschyle, -l'approche est redoutable, même pour Shakespeare. -C'est lion contre lion. Vous confrontez deux égaux. -Oreste n'a pas moins de vie funèbre que Hamlet. Et -si Shakespeare essaye de terrifier Eschyle avec les -sorcières, Eschyle lui montre du doigt les Euménides.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Chose admirable, pour que le génie soit complet, -il faut qu'il soit de bonne foi. Virgile ne croit pas -un mot de l'Énéide ; sa Vénus est copiée sur Livie, -son Olympe est de seconde main, il est dépaysé dans -son enfer machiné par un autre que lui, il est bien -plus sûr de César que de Jupiter ; Auguste, Mécène, -Marcellus, voilà les vrais et solides Apollons ; il -entend malice aux déifications profitables ; sa muse -s'appelle Dix-mille-Sesterces. Aussi Virgile est-il -par moments tout près d'avoir beaucoup d'esprit -comme Ovide, lequel du reste n'en est pas moins -chassé de la cour.</p> - -<p>Homère, lui, est naïf ; la beauté de ses poëmes, -c'est la certitude. Ils en sont pleins ; ils en débordent. -Homère croit aux héros, aux monstres, à la pomme, -aux carquois de rayons lançant la peste, au partage -des dieux à cause de Troie, à Vénus qui est pour, à -Pallas qui est contre ; tout ce fabuleux Empyrée qui -est en lui le fascine et le subjugue. Il en radote. Il -en rabâche. Cela fait sourire Horace. <i lang="la" xml:lang="la">Bonus Homerus.</i> -Homère est dupe de l'Iliade. De là sa grandeur.</p> - -<p>Cette bonne foi sublime, l'intuition la donne. -Intuition, invention. L'intuition ne domine pas moins -le géomètre inventeur que le poëte. L'intuition, c'est -la puissance. Elle fait l'homme d'airain. C'était par -intuition, et non par observation, que Campanella -affirmait le nombre infini des étoiles. L'église, qui -hait les astres, gênants pour les dogmes, voulut l'en -faire démordre. En vain. L'intuition fut plus forte -que la torture.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Aux trois facultés signalées plus haut, et dont -nous avons indiqué d'abord l'accouplement, puis le -groupe, correspondent trois familles d'esprits : les -moralistes, limités à l'homme ; les philosophes, qui -combinent l'homme avec le monde sensible ; les génies, -qui voient tout.</p> - -<p>Pour comprendre ce qui manque à Molière, il -faut lire Shakespeare. Pour comprendre ce qui -manque à Sedaine, à l'abbé Prévost, à Marivaux, à -Lesage, à La Bruyère, il faut lire Molière.</p> - -<p>En art comme en toute chose, une certaine -nuance — un abîme — sépare l'excellence de la -grandeur. A la Trippenhausen d'Amsterdam, vous -voyez en entrant un vaste tableau d'un maître dont -le nom m'échappe, c'est excellent. Vous applaudissez. -Tournez-vous, voici la Ronde de nuit, c'est Rembrandt. -Vous poussez un cri. Le grand est là. L'excellent -s'évanouit. Vous ne pouvez même plus regarder -l'autre peinture. Le grand dans les arts ne -s'obtient qu'au prix d'une certaine aventure. L'idéal -conquis est un prix d'audace. Qui ne risque rien n'a -rien. Le génie est un héros.</p> - -<p>En avant! c'était le mot de Jason et de Colomb. -<i lang="la" xml:lang="la">Arcana naturæ detecta</i>, c'était le cri de ce profond -chercheur Leuwenhoëck accusé par ses contemporains -de <i>manquer de goût dans ses découvertes</i>. Leuwenhoëck -cherchait le germe dans l'ordre visible -comme nous cherchons la cause dans l'ordre invisible. -Il allongeait le microscope avec l'hypothèse, -croyant à l'observation, croyant aussi à l'intuition. -De là ses trouvailles, de là aussi ses ennemis. La -supposition, c'est-à-dire l'ascension à l'étage invisible, -tente les grands esprits calculateurs comme les -grands esprits lyriques. Le levier de la conjecture -peut seul remuer cet incommensurable monde, le -possible. A la condition, il est vrai, d'avoir ce point -d'appui, le fait. Kepler disait : <i>l'hypothèse est mon -bras droit</i>.</p> - -<p>Sans l'intuition, ni haute science, ni haute poésie. -Uranie, la muse double, voit en même temps l'exact -et l'idéal. Elle a une main sur Archimède et l'autre -sur Homère.</p> - -<p>Les vues partielles n'ont qu'une exactitude de -petitesse. Le microscope est grand parce qu'il -cherche le germe. Le télescope est grand parce qu'il -cherche le centre. Tout ce qui n'est pas cela est -nomenclature, curiosité vaine, art chétif, science -naine, poussière. Tendons toujours à la synthèse.</p> - -<p>Pour bien voir l'homme, il faut regarder la -nature ; pour bien voir la nature et l'homme, il faut -contempler l'infini. Rien n'est le détail, tout est -l'ensemble. A qui n'interroge pas tout, rien ne se -révèle.</p> - -<div class="section"></div> -<h4>III</h4> - -<p>Précisons encore ; et en même temps, donnons -aux idées esquissées ici leur extension complète.</p> - -<p>L'idée de Nature résume tout. Du plus ou moins -de densité de cette idée démesurée résulte la philosophie -entière.</p> - -<p>Serrez cette idée au plus près, faites-la immédiate -et palpable, réduisez-la au moindre volume -possible en lui conservant d'ailleurs tout ce qui la -compose, aménagez-la, en un mot, à l'état concret, -vous avez l'homme ; dilatez-la, vous percevez Dieu. -L'humanité étant un microcosme, on conçoit l'erreur -de ceux qui, comme Fichte, s'en contentent, et qui -voient le monde en elle. L'homme est Dieu en petit -format.</p> - -<p>Mais prendre pour Dieu l'homme, c'est la même -méprise que prendre pour univers la terre. Vous -mettez le grain de cendre si près de votre prunelle -qu'il vous éclipse l'infini.</p> - -<p>Les choses sont les pores par où sort Dieu. L'univers -le transpire. Toutes les profondeurs le font -paraître à toutes les surfaces. Quiconque médite voit -le créateur perler sur la création. La religion est -la mystérieuse sueur de l'infini. La nature sécrète la -notion de Dieu. Contempler est une révélation ; souffrir -en est une autre. Dieu tombe goutte à goutte du -ciel, et larme à larme de nos yeux.</p> - -<p>A quoi bon Tout s'Il n'était pas là comme fin?</p> - -<p>Fin, c'est-à-dire but.</p> - -<p>On croit que fin signifie mort. Erreur. Fin signifie -vie.</p> - -<p>L'existence terrestre n'est autre chose que la lente -croissance de l'être humain vers cet épanouissement -de l'âme que nous appelons la mort. C'est dans le -sépulcre que la fleur de la vie s'ouvre.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>La destinée est une résultante évidente de la nature. -Maintenant comment cela se fait-il? par quelle -combinaison? par quel va-et-vient, par quelle décomposition -de forces, par quel mélange d'effluves, par -quelle alchimie énorme? Comment l'événement fuse-t-il -à travers l'élément? Comment l'harmonie universelle -peut-elle avoir des contre-coups, et qu'est-ce -que ce contre-coup, le sort? Une providence est -visible ; elle a pour manifestation l'équilibre, que le -philosophe appelle d'un plus grand nom : Équité. -Une fatalité aussi est visible ; elle a pour manifestation -la nécessité. Équité et Nécessité ; ce sont les deux -mystérieux visages de l'inconnu.</p> - -<p>Mais qu'est-ce que cette chose qu'on nomme le hasard? -Le hasard n'est point providence, car il semble -rompre l'équilibre ; il n'est point fatalité, car il n'est -pas empreint de nécessité. Qu'est-il donc? Est-il -l'une et l'autre? est-il le remous de l'une et de -l'autre? Nul ne pourrait le dire.</p> - -<p>Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a qu'une loi. -La nature n'est pas une chose et la destinée n'en est -pas une autre. Il n'y a pas une loi extérieure et une -loi intérieure. Le phénomène universel se réfracte -d'un milieu dans l'autre. De là les apparences -diverses ; de là les différents systèmes de faits, tous -concordants dans le relatif, tous identiques dans -l'absolu. L'unité d'essence entraîne l'unité de substance, -l'unité de substance entraîne l'unité de loi. -Voici le vrai nom de l'Être : Tout Un.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Le labyrinthe de l'immanence universelle a un -réseau double, l'abstrait, le concret ; mais ce réseau -double est en perpétuelle transfusion ; l'abstraction se -concrète, la réalité s'abstrait, le palpable devient invisible, -l'invisible devient palpable, ce qu'on ne peut que -penser naît de ce qu'on touche et de ce qu'on voit, ce -qui végète se complique de ce qui arrive, l'incident -s'enchevêtre au permanent ; il y a de la destinée dans -l'arbre, il y a de la sève dans la passion ; il est -possible que la lumière pense. Le monde est une pile -de Volta et en même temps est un esprit ; le Nil et -l'Ens s'abordent et s'accouplent ; de l'immatériel au -matériel la fécondation est possible ; ce sont les deux -sexes de l'infini ; il n'y a pas de frontières ; tout -s'amalgame et s'aime ; flux et reflux du prodige -dans le prodige ; mystère, énormité, vie.</p> - -<p>O destinée! ô création!</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>La mère pleure, l'enfant crie, la bête fauve gémit -ou rugit, ce qui est gémir, l'arbre frissonne, l'herbe -frémit, la nuée gronde, le mont tressaille, la forêt -murmure, le vent se lamente, la source larmoie, la -mer sanglote, l'oiseau chante. On naît, c'est pour -souffrir ; on vit, c'est pour souffrir ; on aime, c'est -pour souffrir ; on travaille, c'est pour souffrir ; on -est beau, c'est pour souffrir ; on est juste, c'est pour -souffrir ; on est grand, c'est pour souffrir. La -volonté aboutit à un ajournement, l'utopie ; la -science aboutit à un doute, l'hypothèse. On gravit -ce qu'on ne franchira pas, on commence ce qu'on -n'achèvera pas, on croit ce qu'on ne prouvera pas, -on bâtit ce qu'on n'habitera pas ; on plante de l'ombrage -pour autrui. Le progrès est une série de -Chanaans toujours entrevus, jamais conquis, par qui -les rêve ; ceux qui les ont niés y entrent. De jouissance, -point, et pour personne. La tyrannie est -lourde aux tyrans ; la bonté est amère aux bons. -L'ingratitude, quel fond de calice! Aucune chose ne -s'ajuste à nous ; on n'entre jamais tout à fait dans la -place où l'on est ; on ne reconnaît son moule dans -aucun des creux de la vie ; on a toujours du trop -ou du moins ; toute patrie est un exil, tout exil est -une patrie ; Ailleurs semble toujours préférable à Ici ; -nos plus grandes plénitudes sont le vide.</p> - -<p>Une seule sérénité est possible, celle de la -conscience. Il y a du nuage sur tout le reste. Obscurité -majestueuse!</p> - -<p>Et pourquoi s'étonner et se plaindre, et que -demandez-vous, mourir étant dû à l'homme!</p> - -<p>Qu'est-ce qu'il vous faut donc?</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Ce qui est certain, — et quelle espérance qu'une -telle certitude! — ce qui est certain, c'est qu'un -phénomène grandiose, la liberté, commence dans -l'homme sur la terre. Pour parler le langage rigoureux -de la philosophie et pour réserver les possibilités -obscures, disons que c'est dans l'homme seulement -que ce phénomène commence à être visible. -L'homme seul sur la terre apparaît libre. Tout ce qui -n'est pas l'homme, que ce soit la chose ou la bête, -est fatal. Ceci est du moins l'apparence incontestable.</p> - -<p>Ouvrons une parenthèse :</p> - -<p>(La pénétration d'une autre loi, située plus avant -dans les profondeurs et expliquant l'apparence fatale -de la bête et de la chose, n'est donnée qu'à l'intuition. -Cette loi, à laquelle du reste personnellement -nous croyons, est si peu entrevue que pas un de ses -linéaments n'est scientifiquement fixé. Le nom d'hypothèse -est un commencement d'acceptation que la -science ne consent même pas à lui donner, tant cette -loi est encore engagée dans la chimère. Existe-t-elle? -question. Les plus hardis se bornent à dire : il y a -quelque chose là.)</p> - -<p>Nous fermons la parenthèse, nous ne voulons -pas que notre raisonnement perde pied un seul instant, -et nous déclarons nous en tenir ici aux faits -perceptibles à tous ; nous raisonnons sur le palpable -et le visible ; nous restons dans les données de l'expérimentation -philosophique universellement admise.</p> - -<p>Cela posé, qu'est-ce que l'homme sur la terre a -de plus que les autres êtres?</p> - -<p>La faculté de faire le bien ou le mal.</p> - -<p>A lui commence cette faculté, et par conséquent, -cette notion : le bien et le mal.</p> - -<p>Le bien et le mal, quelle ouverture sur l'inconnu!</p> - -<p>Révélation de la loi morale.</p> - -<p>Pouvoir faire le bien ou le mal, qu'est-ce? C'est la -liberté. Et qu'est-ce encore? C'est la responsabilité. -Liberté ici, responsabilité ailleurs, ô découverte -splendide!</p> - -<p>La liberté, c'est l'âme!</p> - -<p>Liberté implique résurrection ; car résurrection, -c'est responsabilité. Pour accomplir sa loi, c'est-à-dire -pour devenir de liberté responsabilité, il faut -absolument qu'après la vie ce phénomène, qui est -l'homme même, persiste. Donc, et irrésistiblement, -voilà la survivance de l'âme au corps démontrée.</p> - -<p>Ce sont là les ténèbres sacrées.</p> - -<p>La loi morale est le fil trouvé dans le labyrinthe.</p> - -<p>Je sens de la chaleur, j'avance, c'est le bien ; je -sens du froid, je recule, c'est le mal. L'affinité de -Dieu avec mon âme se manifeste par une ineffable -caresse obscure quand je m'approche de lui. Je -pense, je le sens près de moi ; je crée, je le sens plus -près ; j'aime, je le sens plus près ; je me dévoue, je -le sens plus près encore.</p> - -<p>Ceci n'est ni de l'observation, car je ne vois ni -ne touche rien ; ni de l'imagination, car la vertu -serait imaginaire alors ; c'est de l'intuition.</p> - -<p>Toutes les racines de la loi morale sont dans ce -que j'ai appelé le surnaturalisme. Nier le surnaturalisme, -ce n'est pas seulement fermer les yeux à l'infini, -c'est couper toutes les vertus de l'homme par le -pied. L'héroïsme est une affirmation religieuse. Quiconque -se dévoue prouve l'éternité. Aucune chose -finie n'a en elle l'explication du sacrifice.</p> - -<p>Celui qui écrit ces lignes l'a déjà dit quelque -part, l'idéal sur la terre, l'infini hors de la terre, -c'est là le double but qui est en même temps le but -unique, car l'un mène l'homme au progrès et -l'autre mène l'âme à Dieu.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>On peut, à coup sûr, être un esprit ironique et -tranquille, ne croire à rien, et quitter cette vie d'une -façon fière. Pétrone, homme de plaisir, fait tout ce -qu'il peut pour mourir voluptueusement. Il se met -dans un bain tiède, relit l'ordre de Néron, récite -quelques vers d'amour, puis prend un couteau et se -coupe les quatre veines ; cela fait, il regarde son -sang couler, écarte la coupure d'une veine avec ses -doigts, puis l'autre, les bouche, les rouvre, tantôt -c'est le bras droit, tantôt c'est le bras gauche, et il -dit en riant à ses amis : <i lang="la" xml:lang="la">Amant alterna camænæ</i>. -Certes, c'est là une attitude superbe devant l'ombre ; -mais c'est plutôt bien faire sa sortie que bien -mourir.</p> - -<p>Bien mourir, c'est mourir comme Léonidas pour -la patrie, comme Socrate pour la raison, comme -Jésus pour la fraternité. Socrate meurt par intelligence -et Jésus par amour ; il n'est rien de plus -grand et de plus doux. Heureux entre tous ceux -dont la mort est belle! L'âme, momentanément -arrêtée ici-bas dans l'homme, mais consciente d'une -destinée solidaire avec l'univers, leur doit ce contentement -de pouvoir associer l'idée de beauté à -l'idée de mort, vague preuve d'avenir qui satisfait -l'âme confusément.</p> - -<hr class="hidden" /> -<p>Que ces méditations-là soient abstruses, qui le -nie? Mais pas de noble esprit qui n'en soit tenté. Ce -qu'il y a d'abîme en nous est appelé par ce qu'il y a -d'abîme hors de nous. Ces épaisseurs plaisent à -l'intelligence ; selon que l'esprit qui songe est plus -ou moins grand, le rayon visuel de la pensée s'y -enfonce à des profondeurs diverses. L'essai de comprendre, -c'est là toute la philosophie. La création -est un palimpseste à travers lequel on déchiffre Dieu. -Le grand obscur se dérobe, mais veut être poursuivi. -L'énigme, cette Galathée formidable, fuit -sous les prodigieux branchages de la vie universelle, -mais elle vous regarde et désire être vue.</p> - -<p>Ce sublime désir de l'impénétrable : être pénétré, -fait éclore en vous la prière.</p> - -<p>Peu à peu l'horizon s'élève, et la méditation -devient contemplation ; puis il se trouble, et la contemplation -devient vision. On ne sait quel tourbillon -d'hypothétique et de réel, ce qui peut être compliquant -ce qui est, notre invention du possible -nous faisant à nous-même illusion, nos propres -conceptions mêlées à l'obscurité, nos conjectures, -nos rêves et nos aspirations prenant forme, tout -cela chimérique sans doute, tout cela vrai peut-être, -des apparitions d'âmes dans des éclairs, des passages -rapides de linceuls, de doux visages aimés -s'ébauchant dans des transparences inexprimables, -de fuyants sourires dans la nuit, le prodigieux songe -de l'immanence entrevue, quel vertige! Les apocalypses -viennent de là.</p> - -<p>Vous pouvez retrancher ceci au philosophe, mais -vous ne le retrancherez pas au poëte. Depuis Job -jusqu'à Voltaire, tout poëte a sa part de vision. Une -certaine grandeur sidérale est attachée à cette folie. -Dans cette démence auguste, il y a de la révélation. -Être ce visionnaire possible, et cependant rester le -sage, c'est à cette faculté surhumaine qu'on reconnaît -les suprêmes esprits.</p> - -<p>Nous ne sommes, certes, pas de ceux qui veulent -absolument retrouver le poëte en personne dans les -types de ses drames et qui le rendent responsable -de tout ce que disent ses personnages ; ce qui serait -réduire à un moi lyrique et monocorde le moi multiple -et indéfini de l'auteur dramatique ; mais, sans -faire le poëte solidaire de ses créations, ivrogne à -cause de Falstaff, hypocrite à cause de Tartuffe, -intrigant à cause de Figaro, fratricide à cause de -Caïn, sans canoniser Corneille à cause de Polyeucte, -sans idéaliser Schiller à cause de Posa et sans caricaturer -Homère à cause de Thersite, tout en rejetant -cette façon commode et puérile de prendre un -homme en flagrant délit dans son œuvre, nous pensons -qu'on peut parfois voir, par échappées, dans -de certaines figures préférées, des lueurs de l'âme -même du poëte. On peut à de certains moments -dire : Ceci est une étincelle de Plaute ; ceci est un -éclair d'Eschyle. L'auteur s'incarne un peu plus dans -tel personnage que dans tous les autres. Il est évident, -par exemple, que Hamlet est une prédilection pour -Shakespeare de même qu'Alceste est une prédilection -pour Molière ; et l'on peut affirmer que c'est Shakespeare -qui parle quand Hamlet dit : — «Horatio, il y a -sur la terre et dans le ciel plus de choses que votre -philosophie n'en a rêvé.»</p> - -<p>La vaste anxiété de ce qui peut être, telle est la -perpétuelle obsession du poëte. Ce qui peut être -dans la nature, ce qui peut être dans la destinée ; -prodigieuse nuit.</p> - -<p>Le soir, au crépuscule, du haut d'une falaise, à -l'approche refroidissante de la marée qui monte, -l'œil égaré dans tous ces plis de l'obéissance au vent, -en bas l'onde, en haut la nuée, le fouet de l'écume -dans le visage, pendant que les goëlands effarouchés -par les ouvertures des vagues battent de l'aile, pendant -que les flots accourent pleins du hurlement -étouffé des naufrages, regarder l'océan, qu'est-ce -auprès de ceci : regarder le possible!</p> - -<hr class="hidden" /> -<p class="gap">Je pense par instants avec une joie profonde -qu'avant douze ou quinze ans d'ici, au plus tard, je -saurai ce que c'est que cette ombre, le tombeau, et -j'ai une sorte de certitude que mon espoir de clarté -ne sera pas trompé.</p> - -<p>O vous que j'aime, ne vous affligez pas de ce -cri que je pousse vers l'attente suprême, ne vous -attristez pas de cette impatience, car j'ai la foi que -c'est dans l'infini qu'est le grand rendez-vous. Je -vous y retrouverai sublimes et vous m'y reverrez -meilleur. Et nous nous y aimerons comme sur la -terre, et en même temps comme au ciel, avec le -redoublement mystérieux de l'immensité.</p> - -<p>La vie n'est qu'une occasion de rencontre ; c'est -après la vie qu'est la jonction. Les corps n'ont que -l'embrassement, les âmes ont l'étreinte. Vous figurez-vous, -ô mes bien-aimés, ce divin baiser de l'azur -quand il n'y a plus dans le moi que de la lumière! -La manière dont s'aiment les transfigurés fait partie -de ce que nous appelons ici le jour. Leur accouplement -est rayon. Qui sait si tous nos échauffements -célestes pour le devoir et la vertu ne nous viennent -pas ineffablement de leur clarté, s'ils ne nous rendent -pas ce service de nous faire bons en étant heureux, -et s'ils n'ont pas pour loi sublime d'être utiles parce -qu'ils sont aimés?</p> - -<p>Tâchons d'être un jour parmi eux. Et ici-bas, -jusqu'à ce que la grande heure sonne, vous et moi, -moi surtout, qui suis si entravé d'imperfections et -qui ai tant à faire pour arriver à la bonté, ne nous -reposons pas, travaillons, veillons sur nous et sur les -autres, dépensons-nous pour la probité, prodiguons-nous -pour la justice, ruinons-nous pour la vérité, -sans compter ce que nous perdons, car ce que nous -perdons, nous le gagnons. Point de relâche. Faisons -selon nos forces, et au delà de nos forces. Où y a-t-il -un devoir? où y a-t-il une lutte? où y a-t-il un -exil? où y a-t-il une douleur? Courons-y. Aimer, -c'est donner ; aimons. Soyons de profondes bonnes -volontés. Songeons à cet immense bien qui nous -attend, la mort.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">Table</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="2"> </td> -<td class="small">Pages.</td></tr> -<tr><td class="c pad large" colspan="3">L'ESPRIT</td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> — I.</td> -<td class="num"><a href="#ch1">5</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Utilité du beau</span></td> -<td class="num"><a href="#ch2">13</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> — II.</td> -<td class="num"><a href="#ch3">27</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Le Goût</span></td> -<td class="num"><a href="#ch4">35</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> — III.</td> -<td class="num"><a href="#ch5">53</a></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="upad"><span class="sc">Les grands hommes</span> :</td> <td> </td></tr> -<tr><td><div class="r">I.</div></td> <td>Shakespeare</td> -<td class="num"><a href="#ch6p1">63</a></td></tr> -<tr><td><div class="r">II.</div></td> <td>La Fontaine</td> -<td class="num"><a href="#ch6p2">73</a></td></tr> -<tr><td><div class="r">III.</div></td> <td>Voltaire</td> -<td class="num"><a href="#ch6p3">75</a></td></tr> -<tr><td><div class="r">IV.</div></td> <td>Beaumarchais</td> -<td class="num"><a href="#ch6p4">76</a></td></tr> -<tr><td><div class="r">V.</div></td> <td>Du génie</td> -<td class="num"><a href="#ch6p5">79</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> — IV.</td> -<td class="num"><a href="#ch7">87</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><i lang="la" xml:lang="la"><span class="sc">Promontorium somnii</span></i></td> -<td class="num"><a href="#ch8">97</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> — V.</td> -<td class="num"><a href="#ch9">149</a></td></tr> -<tr><td class="c pad large" colspan="3">L'AME</td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> — VI.</td> -<td class="num"><a href="#ch10">163</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">De la vie et de la mort</span></td> -<td class="num"><a href="#ch11">175</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Rêveries sur Dieu</span></td> -<td class="num"><a href="#ch12">191</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Un athée</span></td> -<td class="num"><a href="#ch13">203</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Choses de l'infini</span></td> -<td class="num"><a href="#ch14">213</a></td></tr> -<tr><td colspan="2"><span class="sc">Contemplation suprême</span></td> -<td class="num"><a href="#ch15">235</a></td></tr> -</table> - - - -<p class="c gap small">4767. — Lib.-Imp. réunies, <span class="sc">Motteroz</span>, D<sup>r</sup>, 7, rue Saint-Benoît, Paris.</p> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Post-scriptum de ma vie, by Victor Hugo - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POST-SCRIPTUM DE MA VIE *** - -***** This file should be named 63768-h.htm or 63768-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/7/6/63768/ - -Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed -Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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