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-The Project Gutenberg EBook of Post-scriptum de ma vie, by Victor Hugo
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Post-scriptum de ma vie
-
-Author: Victor Hugo
-
-Release Date: November 14, 2020 [EBook #63768]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POST-SCRIPTUM DE MA VIE ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by The
-Internet Archive/Canadian Libraries)
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-
-_OEUVRES POSTHUMES DE VICTOR HUGO_
-
-
-POST-SCRIPTUM DE MA VIE
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-
-DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS Y COMPRIS LA SUÈDE ET LA NORVÈGE
-
-
-
-
- VICTOR HUGO
-
- Post-scriptum
- de ma vie
-
-
- PARIS
- CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
- 3, rue Auber, 3
-
- 1901
-
-
-
-
-Des manuscrits inédits laissés par Victor Hugo, il ne reste à publier
-que deux volumes, le présent livre de prose et un volume de vers.
-
-Les derniers manuscrits de prose se composent d'assez forts cahiers de
-grand format et de nombreuses feuilles volantes.
-
-Les cahiers portent ce titre mélancolique: POST-SCRIPTUM DE MA VIE. Ils
-datent de l'exil, et des années où la santé de Victor Hugo subissait une
-crise assez grave. Il y a deux parts à faire de ces pages, la part
-littéraire et la part philosophique: dans la première, les idées sur
-l'art, la poésie et les poëtes; dans la seconde, les hautes méditations
-sur l'âme et la destinée, sur la création et Dieu.
-
-Les feuilles volantes portent ce titre modeste: TAS DE PIERRES. Ces
-pierres, ce sont des pensées; des pensées mêlées et variées sur toutes
-sortes de matières: morale, histoire, politique, les sentiments,
-l'amour, les femmes, etc., etc. A ce tas de pensées l'auteur avait déjà
-puisé pour beaucoup de ses livres, mais il en restait un bon nombre, et
-des meilleures. Pour ménager l'attention du lecteur, on les a espacées,
-selon les sujets, entre les morceaux plus développés.
-
-L'ensemble donne ainsi une sorte de testament de la pensée du poëte, la
-somme de son expérience et de sa sagesse, le dernier mot de sa critique
-littéraire et de sa philosophie religieuse.
-
-
-Le volume de poésie paraîtra en février 1902, au moment du Centenaire de
-Victor Hugo, sous le titre: DERNIÈRE GERBE.
-
-
-
-
-L'Esprit
-
-
-
-
-Tas de pierres
-
-I
-
-
-O écrivains, mes contemporains, vous nés avec le siècle, et vous plus
-jeunes, avenir vivant de la France, je vous salue et je vous aime.
-
-Les écrivains et les poëtes de ce siècle ont cet avantage étonnant
-qu'ils ne procèdent d'aucune école antique, d'aucune seconde main,
-d'aucun modèle. Ils n'ont pas d'ancêtres, et ils ne relèvent pas plus de
-Dante que d'Homère, pas plus de Shakespeare que d'Eschyle. Les poëtes du
-dix-neuvième siècle, les écrivains du dix-neuvième siècle, sont les fils
-de la Révolution française.
-
-Ce volcan a deux cratères, 89 et 93. De là deux courants de lave. Ce
-double courant, on le retrouve aussi dans les idées.
-
-Tout l'art contemporain résulte directement et sans intermédiaire de
-cette genèse formidable. Aucun poète antérieur au dix-neuvième siècle,
-si grand qu'il soit, n'est le générateur du dix-neuvième siècle. Nous
-n'avons pas un homme dans nos racines, mais nous avons l'humanité.
-
-Si vous voulez absolument rattacher la littérature de ce siècle à des
-hommes antérieurs à notre époque, cherchez ces hommes, non dans la
-littérature, mais dans l'histoire, et allez droit à Danton, par exemple.
-Mais ce mouvement vient de plus haut que les hommes. Il vient des idées.
-Il est la Révolution même.
-
- *
-
-J'aime tous les hommes qui pensent, même ceux qui pensent autrement que
-moi. Penser, c'est déjà être utile, c'est toujours et en tout cas faire
-effort vers Dieu.
-
-Les dissentiments des penseurs sont peut-être utiles. Qui sait? au fond,
-tous vont au même but, mais par des voies différentes. Il est peut-être
-bon que les routes soient diverses pour que le genre humain ait plus
-d'éclaireurs. A force de battre le buisson des idées, les philosophes,
-même les plus lointains et les plus perdus, finissent par faire lever
-des vérités.
-
-J'écrivais cela un jour à un rêveur, rêveur autrement que moi, qui
-voulait m'entraîner dans sa croyance, et j'ajoutais:--Je vous suivrai du
-regard dans votre route, mais sans quitter la mienne.
-
- *
-
-J'appartiens à Dieu comme esprit et à l'humanité comme force. Pourtant
-l'excès de généralisation mène à s'abstraire en poésie, et à se
-dénationaliser en politique.
-
-On finit par ne plus adhérer à sa vie et par ne plus tenir à sa patrie.
-
-Double écueil que je tâche d'éviter. Je cherche l'idéal, mais en
-touchant toujours du bout du pied le réel. Je ne veux ni perdre terre
-comme poëte, ni perdre France comme citoyen.
-
- *
-
-L'art existe de plein droit, aussi naturellement que la nature.
-
-L'art, c'est la création propre à l'homme. L'art est le produit
-nécessaire et fatal d'une intelligence limitée, comme la nature est le
-produit nécessaire et fatal d'une intelligence infinie. L'art est à
-l'homme ce que la nature est à Dieu.
-
- *
-
-La poésie contient la philosophie comme l'âme contient la raison.
-
- *
-
-La logique est la géométrie de l'intelligence. Il faut de la logique
-dans la pensée. Mais on ne fait pas plus de la pensée avec la logique
-qu'on ne fait un paysage avec la géométrie.
-
- *
-
-L'intelligence est l'épouse, l'imagination est la maîtresse, la mémoire
-est la servante.
-
- *
-
-Quand l'homme de guerre a fini sa besogne de héros, il rentre dans sa
-maison et pend son épée au clou. Il n'en va pas de même pour les
-penseurs. Les idées ne s'accrochent pas au clou comme les épées. Quand
-le philosophe, quand le poëte, se repose, ses idées continuent de
-combattre. Elles s'en vont en liberté, comme des folles sublimes, tout
-briser dans les mauvaises âmes et remuer le monde.
-
- *
-
-L'intelligence et le coeur sont deux régions sympathiques et parallèles;
-l'une ne s'élargit pas sans que l'autre s'agrandisse; l'une ne se hausse
-pas sans que l'autre s'élève.
-
-Dans le domaine de l'art, il n'y a pas de lumière sans chaleur.
-
- *
-
-L'art a pour résultat, lors même qu'il ne l'a pas pour objet apparent,
-l'amélioration de l'homme.
-
-Un bien immense et réel, quoiqu'il échappe souvent aux esprits
-superficiels, unit le beau, d'un côté au vrai, de l'autre à l'honnête.
-
-Les chefs-d'oeuvre, parfois même sans que la volonté de leurs auteurs y
-ait part (ô infirmité du génie!), dégagent continuellement,
-mystérieusement, divinement, et répandent, pour ainsi dire, dans l'air
-autour d'eux, une moralité pénétrante et saine.
-
-Celui qui passe auprès d'eux et qui respire leur atmosphère s'en
-imprègne à son insu. Il n'a voulu que devenir plus intelligent, il
-devient meilleur.
-
- *
-
-La civilisation s'exhale de l'art comme le parfum de la fleur.
-
- *
-
-Voulez-vous vous rendre compte de la puissance civilisatrice de l'art,
-de l'art pur, même sans mélange d'intention humaine et sociale? Cherchez
-dans les bagnes un homme qui sache ce que c'est que Mozart, Virgile et
-Raphaël, qui cite Horace de mémoire, qui s'émeuve de l'_Orphée_ et du
-_Freyschütz_, qui contemple un clocher de cathédrale ou une statue de
-Jean Goujon, cherchez cet homme dans tous les bagnes de tous les pays
-civilisés, vous ne le trouverez pas. Être sensible à l'art, c'est être
-incapable de crime.
-
- *
-
-Les lettrés, les érudits, les savants, montent à des échelles; les
-poètes et les artistes sont des oiseaux.
-
- *
-
-Voulez-vous voir d'un seul coup d'oeil, dans une sorte d'abrégé clair,
-frappant, profond et vrai, qui donne la solution en même temps que le
-problème, la figure de beaucoup de questions, et entre autres de la
-question littéraire de ce siècle? regardez un chêne au printemps: tronc
-séculaire, vieilles racines, vieilles branches; feuilles vertes,
-fraîches et nouvelles. La tradition et la nouveauté, la tradition
-produisant la nouveauté, la nouveauté surgissant de la tradition. Tout
-est là.
-
- *
-
-L'homme, même le plus vulgaire et le plus _positif_, comme on dit de nos
-jours, a besoin de rêverie. Ne fût-ce qu'un instant. Ne fût-ce qu'un
-éclair. Il lui en faut. Mais toutes les âmes n'ont pas le don
-merveilleux de rêver spontanément. Ce qui fait que la musique plaît tant
-au commun des hommes, c'est que c'est de la rêverie toute faite. Les
-esprits d'élite aiment la musique, mais ils aiment encore mieux faire
-leur rêverie eux-mêmes.
-
- *
-
-Plus la pensée tombe de haut, plus elle est sujette à s'évaporer en
-rêverie.
-
- *
-
-Une voix crie au poëte: Sois le poëte de l'avenir, sois l'homme de la
-génération qui vient après la nôtre, étudie les lois et les abus et
-préoccupe-toi de la société. Une autre voix lui dit: Sois le poëte du
-présent pour toutes les générations futures, sois l'homme perpétuel,
-contemple les arbres et les étoiles et préoccupe-toi de la nature.
-
-Laquelle écouter?--Toutes les deux.
-
-Sois le poëte de la nature, tu seras le poëte des hommes.
-
- *
-
-Fixez votre regard sur l'oeuvre des poëtes complets, voici ce que vous
-trouvez: dans le détail, dans la forme, une précision sévère, et dans le
-fond, une grandeur étrange et presque illimitée et qu'on ne peut
-contempler sans y découvrir à chaque instant de nouveaux horizons pleins
-du rayonnement mystérieux de l'infini. Cela est la vraie poésie, qui se
-compose du beau et de l'idéal et qui les combine. Fusion d'éléments
-presque contraires que le génie seul peut accomplir! Le beau veut des
-contours; l'idéal veut de l'infini.
-
-
-
-
-Utilité du Beau
-
-
-Un homme a, par don de nature ou par développement d'éducation, le
-sentiment du Beau. Supposez-le en présence d'un chef-d'oeuvre, même d'un
-de ces chefs-d'oeuvre qui semblent inutiles, c'est-à-dire qui sont créés
-sans souci direct de l'humain, du juste et de l'honnête, dégagés de
-toute préoccupation de conscience et de faits, sans autre but que le
-beau; c'est une statue, c'est un tableau, c'est une symphonie, c'est un
-édifice, c'est un poëme. En apparence, cela ne sert à rien; à quoi bon
-une Vénus? à quoi bon une flèche d'église? à quoi bon une ode sur le
-printemps ou l'aurore? Mettez cet homme devant cette oeuvre. Que se
-passe-t-il en lui? Le Beau est là. L'homme regarde, l'homme écoute; peu
-à peu, il fait plus que regarder, il voit; il fait plus qu'écouter, il
-entend. Le mystère de l'art commence à opérer; toute cette oeuvre d'art
-est une bouche de chaleur vitale; l'homme se sent dilaté. La lueur de
-l'absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose,
-lueur sacrée et presque formidable à force d'être pure. L'homme
-s'absorbe de plus en plus dans cette oeuvre; il la trouve belle; il la
-sent s'introduire en lui. Le beau est vrai de droit. L'homme, soumis à
-l'action du chef-d'oeuvre, palpite, et son coeur ressemble à l'oiseau
-qui, sous la fascination, augmente son battement d'ailes.
-
-Qui dit belle oeuvre dit oeuvre profonde; il a le vertige de cette
-merveille entr'ouverte. Les doubles fonds du Beau sont innombrables.
-Sans que cet homme, soumis à l'épreuve de l'admiration, s'en rende bien
-clairement compte peut-être, cette religion qui sort de toute
-perfection, la quantité de révélation qui est dans le beau, l'éternel
-affirmé par l'immortel, la constatation ravissante du triomphe de
-l'homme dans l'art, le magnifique spectacle en face de la création
-divine d'une création humaine, émulation inouïe avec la nature, l'audace
-qu'a cette chose d'être un chef-d'oeuvre à côté du soleil, l'ineffable
-fusion de tous les éléments de l'art, la ligne, le son, la couleur,
-l'idée, en une sorte de rhythme sacré, d'accord avec le mystère musical
-du ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément et accomplissent, à
-son insu même, on ne sait quelle perturbation en lui. Perturbation
-féconde. Une inexprimable pénétration du beau lui entre par tous les
-pores.
-
-Il creuse et sonde de plus en plus l'oeuvre étudiée; il se déclare que
-c'est une victoire pour une intelligence de comprendre cela, et que tous
-peut-être n'en sont pas capables ni dignes; il y a de l'exception dans
-l'admiration, une espèce de fierté améliorante le gagne; il se sent élu;
-il lui semble que ce poëme l'a choisi. Il est possédé du chef-d'oeuvre.
-Par degrés, lentement, à mesure qu'il contemple ou à mesure qu'il lit,
-d'échelon en échelon, montant toujours, il assiste, stupéfait, à sa
-croissance intérieure; il voit, il comprend, il accepte, il songe, il
-pense, il s'attendrit, il veut. Il ferme les yeux pour mieux voir, il
-médite ce qu'il a contemplé, il s'absorbe dans l'intuition, et tout à
-coup, net, clair, incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume,
-sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire, l'éblouissant spectre
-solaire de l'idéal apparaît; et voilà cet homme qui a un autre coeur.
-
-Quelque chose en lui se redresse et quelque chose se penche; la
-contemplation est devenue éblouissement, la méditation est devenue
-pitié. Il semble que cet esprit ait renouvelé sa provision d'infini. Il
-se sent meilleur. Il déborde de miséricorde et de mansuétude. S'il était
-juge, il absoudrait; s'il était prêtre, il éteindrait l'enfer. Le
-chef-d'oeuvre, inconscient, a donné à cet homme toutes sortes de
-conseils sérieux et doux. Une mystérieuse impulsion dans le sens du bien
-lui est venue de ce bloc de pierre, de cette mélodie qui ressemble à une
-vocalise de fauvette, de cette strophe où il n'y a que des fleurs et de
-la rosée. La bonté a jailli de la beauté. Il y a de ces étranges effets
-de source qui tiennent à la communication des profondeurs entre elles.
-
-Lady Montagu, après avoir vu au Trippenhaus d'Amsterdam l'Amalthée de
-Jordaëns, s'écriait: _Je voudrais avoir là un pauvre pour lui vider ma
-bourse dans les mains!_
-
-Être grand et inutile, cela ne se peut. L'art, dans les questions de
-progrès et de civilisation, voudrait garder la neutralité, qu'il ne
-pourrait. L'humanité ne peut être en travail sans être aidée par sa
-force principale, la pensée. L'art contient l'idée de liberté, _arts
-libéraux_; les lettres contiennent l'idée d'humanité, _humaniores
-litteræ_. L'amélioration humaine et terrestre est une résultante de
-l'art, inconscient parfois, plus souvent conscient. Les moeurs
-s'adoucissent, les coeurs se rapprochent, les bras embrassent, les
-énergies s'entresecourent, la compassion germe, la sympathie éclate, la
-fraternité se révèle, parce qu'on lit, parce qu'on pense, parce qu'on
-admire. Le beau entre dans nos yeux rayon et sort larme. Aimer est au
-sommet de tout.
-
-L'art émeut. De là sa puissance civilisatrice. Les émus sont les bons,
-les émus sont les grands. Tout martyr a été ému; c'est par l'émotion
-qu'il est devenu impassible. Les grandes fermetés viennent des pleurs.
-Le héros songe à la patrie, et ses yeux se mouillent. Caton commence par
-l'attendrissement.
-
-Insistons sur cette vérité ignorée et surprenante: l'art, à la seule
-condition d'être fidèle à sa loi, le beau, civilise les hommes par sa
-puissance propre, même sans intention, même contre son intention.
-
-
-Certes, si jamais un esprit, au milieu des misères terrestres, en face
-des catastrophes et des attentats, en présence de toutes ces choses que
-nous nommons droit, honneur, vérité, dévouement, devoir, a représenté la
-volonté absolue d'indifférence, c'est Horace. Cette vaste rage de
-Juvénal contre le mal, cette écume du lion juste, cherchez-la dans
-Horace; vous trouverez le sourire. Horace, c'est le neutre; il veut
-l'être du moins. Un esprit qui se veut eunuque, quel froid terrible!
-S'il a une foi, elle est contraire au progrès. C'est l'indifférent
-implacable. La satiété, voilà le fond de sa sérénité. Horace fait sa
-digestion. Il a le contentement accablé du repu. Il a bien soupé chez
-Mécène, ne lui en demandez pas plus; ou il vient de faire une partie de
-paume avec Virgile, chassieux comme lui. On s'est fort diverti. Quant
-aux temps présents ou passés, quant au _fas_ et au _nefas_, quant au
-bien et au mal, quant au faux et au vrai, il n'en a cure. Sa philosophie
-se borne à l'acceptation bienveillante du fait, quel qu'il soit.
-L'iniquité qui donne de bons dîners, est son amie; il est le commensal
-né du crime réussi. Prendre l'horreur publique au sérieux, fi donc! Cela
-nuancerait d'une teinte foncée son style qui veut rester transparent;
-son hexamètre, si libre devant la prosodie, est esclave devant César;
-cette danse s'achève à plat ventre. Ses épîtres ont cette surface de
-sagesse qu'a eue La Fontaine plus tard: «Le sage dit selon le temps:
-Vive le roi! vive la ligue!» Ses satires n'exercent sur les lois et les
-moeurs aucune surveillance; l'affreux spectacle permanent des Esquilies
-obtient de lui en passant un vers insouciant. Ses odes mentionnent les
-dieux, font écho presque machinalement à l'ode sacerdotale grecque, et
-mettent en équilibre Jupiter et César; et quant à l'amour, le _puer_
-auquel elles s'adressent volontiers est frère du Bathylle d'Anacréon et
-du Corydon de Virgile. Ajoutez, à chaque instant, l'obscénité toute
-crue. Voilà le poëte. Qu'est-ce que l'homme? un poltron qui a jeté son
-bouclier dans la bataille, un sophiste des appétits, n'ayant qu'un but,
-la jouissance, un douteur ne croyant qu'à la possession de l'heure, un
-enfant du peuple en domesticité chez le Tyran, un badin du lendemain de
-la république morte, un Romain qui a derrière lui Rome tuée par Octave
-et qui ne retourne même pas la tête pour regarder le cadavre sacré de sa
-mère. C'est là Horace...
-
-Eh bien, lisez-le. Ce sceptique vous consolidera, ce lâche vous
-enflammera, ce corrompu vous assainira; et de la lecture de cet homme
-qui n'est pas bon, vous sortirez meilleur.
-
-Pourquoi? c'est qu'Horace, c'est beau.
-
-Et qu'à travers le mal, qui est à la surface, le beau, qui est au fond,
-agit.
-
-_Forma_, la beauté. Le beau, c'est la forme. Preuve étrange et
-inattendue que la forme, c'est le fond. Confondre forme avec surface est
-absurde. La forme est essentielle et absolue; elle vient des entrailles
-mêmes de l'idée. Elle est le Beau; et tout ce qui est le beau manifeste
-le vrai.
-
-L'émotion de lire Horace est exquise. C'est une jouissance toute
-littéraire, et singulièrement profonde. On s'absorbe dans ce rare
-langage; chaque détail a une saveur à part. Une forte quantité de bon
-sens est malheureusement conciliable avec l'abaissement moral; tout ce
-bon sens-là est dans Horace. Entre les quatre murs du fait accompli,
-comme il raisonne juste! Mais c'est ici qu'on apprend à distinguer
-justesse de justice. Du reste, il n'est pas bon, nous venons de le dire,
-mais il n'est pas méchant. Être méchant, c'est un effort; Horace ne fait
-pas d'effort.
-
-Son style se place entre le lecteur et lui, d'abord comme un voile, puis
-comme une clarté, puis comme une forme d'autre chose qui n'est plus
-Horace, qui est le Beau. Une certaine disparition d'Horace se fait. Le
-côté méprisable se dérobe sous le côté aimable. La turpitude atténuée
-devient bagatelle: _Nescio quid meditans nugarum_. Cette philosophie
-lâche dans ce style souple est douce à voir flotter comme la ceinture
-défaite de Vénus; nul moyen de faire la grosse voix contre cet
-enchantement. Ce vers Phryné montre sa gorge, et il n'y a plus là de
-juges; il y a des hommes vaincus. Cette victoire du style sur le lecteur
-est-elle malsaine? Loin de là. L'extase littéraire est essentiellement
-honnête. Il est impossible de la mal prendre et de s'en mal trouver. Une
-certaine chasteté se dégage de toute poésie vraie. Peu à peu le bon sens
-d'Horace perd la mauvaise odeur de son origine, ce style pur le filtre,
-et l'on ne sent plus que l'ascendant de cette raison. Horace est limpide
-et net. Le lecteur est tout à la joie de voir si clair dans un esprit, à
-travers une épaisseur de deux mille ans. Horace est un composé de raison
-qui peut être divine et de sensualité qui peut être bestiale; ce
-composé, espèce d'être mixte fort humain d'ailleurs, discute dans
-l'épitre, rit dans la satire, chante dans l'ode, se condense dans le
-vers, y produit on ne sait quelle lumière, et s'y transfigure en
-sagesse.
-
-C'est de la sagesse d'oiseau. Boire, manger, dormir, gazouiller à
-l'aube, faire le nid et l'amour. Cette sagesse, qui, avant d'être celle
-d'Horace, était celle de Salomon, devient bonne dans cette poésie, tant
-cette poésie est saine. Dans cette poésie il y a du parfum, il y a du
-baiser, il y a du rayon.
-
-Toutes les révoltes contre la pédanterie sont là: prosodie disloquée,
-césure dédaignée, mots coupés en deux; mais, dans cette licence, que de
-science! Tel hémistiche est une joie, et l'on se récrie. Le contact de
-ce vers fin et fort est tout éducation pour la pensée; c'est une volupté
-de manier ces hexamètres avec les doigts de lumière de l'esprit; on
-devient délicat à toucher ce divin style; et le plus barbare en sort
-civilisé. Louis XVIII, philosophe relatif, disait: C'est Horace qui m'a
-rendu libéral.
-
-On médite ces ressources infinies de légèreté et de force. Le vers,
-familier, se tourne, se dresse, saute, va, vient, se fouille du bec, et
-n'a qu'un souci: être beau. Quoi de plus charmant qu'un moineau-franc
-tout à l'arrangement de ses plumes! Horace arrive à cette
-toute-puissance qu'a la gentillesse des enfants; il s'impose indolemment
-et insolemment; il a la pleine liberté de la grâce; le despotisme de
-l'élégance est en lui.
-
-C'est le railleur, qui, à volonté, est le lyrique; et quand il lui plaît
-d'être lyrique, il devient, cette aventure-là lui arrive, presque grand.
-Telle de ses odes est un triomphe. Les odes d'Horace font vaguement
-songer à des vases d'albâtre. Telle strophe semble portée par deux bras
-blancs au-dessus d'une tête lumineuse. C'est ainsi que de certains
-versets de la Bible semblent revenir de la fontaine.
-
-Tel est Horace. D'autres ont des dons plus augustes, le flamboiement
-terrible, la foudre aux serres, la vertu fière et planante, l'offensive
-aux méchants, les colères du sublime, tous les glaives qu'on peut tirer
-de ce fourreau, l'indignation, les grands espaces, les grands essors,
-une réverbération de Cocyte ou d'Apocalypse; Horace, lui, règne par le
-charme serein. Il a ce qu'on pourrait nommer la blancheur du style.
-
-Chose merveilleuse, et ce sont là les étonnements croissants de l'art
-contemplé, oui, l'on peut affirmer que les idées dans Horace, ce qu'on
-nomme le fond, ce n'est que la surface, et que le vrai fond c'est la
-forme, cette forme éternelle qui, dans le mystère insondable du Beau, se
-rattache à l'absolu.
-
-
-Voulez-vous un autre exemple? Prenez Virgile.
-
-Qu'y a-t-il de plus misérable comme idée que ceci: Octave-Auguste admis
-parmi les astres, et les étoiles se rangeant pour lui faire place.
-Jamais la flatterie fut-elle plus abjecte? C'est l'idée, c'est le fond,
-n'est-ce pas? Et c'est plat et honteux. Voici la forme:
-
- Tuque adeo, quem mox quæ sint habitura deorum
- Concilia, incertum est; urbesne invisere, Cæsar,
- Terrarumque velis curam et te maximus orbis
- Auctorem frugum tempestatumque potentem
- Accipiat, cingens materna tempora myrto;
- An deus immensi venias maris, ac tua nautæ
- Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule,
- Teque sibi generum Tethys emat omnibus undis;
- Anne novum tardis sidus te mensibus addas,
- Qua locus Erigonen inter Chelasque sequentes
- Panditur: ipse tibi jam brachia contrahit ardens
- Scorpius, et coeli justa plus parte relinquit:
- Quidquid eris, (nam te nec sperent Tartara regem,
- Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido,
- Quamvis Elysios miretur Græcia campos,
- Nec repetita sequi curet Proserpina matrem),
- Da facilem cursum, atque audacibus annue coeptis,
- Ignarosque viæ mecum miseratus agrestes,
- Ingredere, et votis jam nunc assuesce vocari.
-
-Je lis ces vers, je subis cette forme, et quel est son premier effet?
-J'oublie Auguste, j'oublie même Virgile; le lâche tyran et le chanteur
-lâche s'effacent; comme Horace tout à l'heure, le poëte s'éclipse dans
-sa poésie; j'entre en vision; le prodigieux ciel s'ouvre au-dessus de
-moi, j'y plonge, j'y plane, je m'y précipite, je vois la région
-incorruptible et inaccessible, l'immanence splendide, les mystérieux
-astres, cette voie lactée, ce zodiaque amenant chaque mois au zénith un
-archipel de soleils, ce scorpion qui contracte ses bras énormes, la
-profondeur, l'azur; et, par l'idée, par ce que vous nommez le fond,
-j'étais dans le petit, et par le style, par ce que vous nommez la forme,
-me voilà dans l'immense.
-
-Que dites-vous de vos distinctions, forme et fond?
-
-Il y a deux hommes dans cet homme, un courtisan et un poëte; le poëte
-esclave du courtisan, hélas! comme l'âme de la bête dans la machine
-humaine. Le courtisan a eu une idée vile, il l'a confiée au poëte,
-l'aigle avec un ver de terre dans le bec n'en vole pas moins au soleil,
-et de l'idée basse le poëte a fait une page sublime.
-
-O sainteté involontaire de l'art! splendeur propre à l'esprit de
-l'homme! Beauté du beau!
-
-Tous les développements qu'on donne à une vérité convergent, et c'est
-pourquoi nous sommes ramenés ici à une observation déjà faite à propos
-d'Horace: il y a dans cette page superbe une surface et un fond; la
-surface, c'est ce que vous appelez l'idée première, c'est la louange
-courtisane à Auguste; le fond, c'est la forme. Par la vertu du grand
-style, la surface, la flatterie au maître, immonde écorce du sublime, se
-brise et s'ouvre, et par la déchirure, le fond étoilé de l'art,
-l'éternel beau, apparaît.
-
-Idéal et Beauté sont identiques; idéal correspond à idée et beauté à
-forme; donc idée et fond sont congénères.
-
-Nous voici arrivés, la logique le voulant, à une vérité presque
-dangereuse: l'art civilise par sa puissance propre. L'oeuvre,
-participant de l'influence générale du beau, a une action indépendante,
-au besoin, de la volonté de l'ouvrier et, même à travers le vice de
-l'artiste, la vertu de l'art rayonne. La Fontaine, immoral, civilise;
-Horace, impur, civilise; Aristophane, inique et cynique, civilise.
-
-
-En réalité, si l'on veut s'élever, pour regarder l'art, à cette hauteur
-qui résume tout et où les distinctions comme les collines s'effacent, en
-réalité, il n'y a ni fond ni forme. Il y a, et c'est là tout, le
-puissant jaillissement de la pensée apportant l'expression avec elle, le
-jet du bloc complet, bronze par la fournaise, statue par le moule,
-l'éruption immédiate et souveraine de l'idée armée du style.
-L'expression sort comme l'idée, d'autorité; non moins essentielle que
-l'idée, elle fait avec elle sa rencontre mystérieuse dans les
-profondeurs, l'idée s'incarne, l'expression s'idéalise, et elles
-arrivent toutes les deux si pénétrées l'une de l'autre que leur
-accouplement est devenu adhérence. L'idée, c'est le style; le style,
-c'est l'idée. Essayez d'arracher le mot, c'est la pensée que vous
-emportez. L'expression sur la pensée est ce qu'il faut qu'elle soit,
-vêtement de lumière à ce corps d'esprit. Le génie, dans cette gésine
-sacrée qui est l'inspiration, pense le mot en même temps que l'idée. De
-là ces profonds sens inhérents au mot; de là ce qu'on appelle le mot de
-génie.
-
-C'est une erreur de croire qu'une idée peut être rendue de plusieurs
-façons différentes. Tout en maintenant, bien entendu, au poëte
-souverain, le droit magnifique de développement, cette haute faculté,
-qui tient à l'habitation des sommets, de mettre en lumière autour de la
-pensée centrale toutes les idées circonvoisines, tout en maintenant
-cette faculté et ce droit, qui sont l'essence même de la poésie, nous
-affirmons ceci: une idée n'a qu'une expression. C'est cette
-expression-là que le génie trouve. Comment la trouve-t-il? d'en haut.
-Par le souffle. Parfois sans savoir comment, mais toujours avec
-certitude. Instinct d'aigle.
-
-Pour lui, créateur, l'idée avec l'expression, le fond avec la forme,
-c'est l'unité. L'idée sans le mot serait une abstraction; le mot sans
-l'idée serait un bruit; leur jonction est leur vie. Le poëte ne peut les
-concevoir distincts. L'Alphée idée et l'Aréthuse expression; l'Arve
-jaune et le Rhône bleu coulant côte à côte des lieues entières sans se
-confondre; non, certes, rien de pareil. Il n'y a point, dans le miracle
-de l'idée faite style, deux phénomènes, quelque chose comme un
-embrassement de jumeaux, si étroit qu'il soit. Non. C'est la fusion où
-la fonte n'a pas laissé de veine, c'est le mélange à sa plus haute
-puissance, c'est l'amalgame à ne plus reconnaître l'un de l'autre, c'est
-l'intimité élevée à l'identité.
-
-Ceux qui tentent de défaire brin à brin cette torsion divine, les
-vivisecteurs de la critique, n'ont même pas la satisfaction que donne la
-table de dissection à l'anatomiste; voir des entrailles ici, de la
-cervelle là, des éclaboussures de sang, une tête dans un panier; d'un
-côté le fond, de l'autre la forme. Point. Ils arrivent tout de suite,
-s'ils sont de bonne foi et s'ils ont le grand sens critique, à
-l'indivisible, à l'indissoluble, au congénial, à l'absolu. Ils disent:
-fond et forme sont le même fait de vie.
-
-Le beau est un.
-
-Le beau est âme.
-
-
-
-
-Tas de pierres
-
-II
-
-
-La douleur est diverse comme l'homme. On souffre comme on peut.
-
- *
-
-On croit des autres ce qu'on ferait soi-même.
-
- *
-
-Le bonheur n'avertit de rien.
-
- *
-
-Le boeuf souffre, le char se plaint.
-
- *
-
-L'orgueil est lion, l'égoïsme est tigre, la vanité est chatte.
-
- *
-
-La vraie force est celle qui a pour devise: Rien de force.
-
- *
-
-Qui n'est pas capable d'être pauvre n'est pas capable d'être libre.
-
- *
-
-Le mal. Défiez-vous de ceux qui s'en réjouissent encore plus peut-être
-que de ceux qui le font.
-
- *
-
-On dit de moi que je suis un homme bizarre et que j'ai le goût du
-singulier. C'est vrai, toutes les fois que je songe à ces mots: liberté,
-grandeur, dignité, honneur, je préfère le singulier au pluriel.
-
- *
-
-Dans certains cas, il y a de la grandeur à se laisser tromper et de la
-honte à se défier. Jaloux, notez ceci: celui qui trompe a en remords
-tout ce que celui qui est trompé a en confiance.
-
- *
-
-Je ne sais s'il ne faut pas aimer encore mieux les énormités que les
-petitesses.
-
- *
-
-Beaucoup d'amis sont comme le cadran solaire: ils ne marquent que les
-heures où le soleil vous luit.
-
- *
-
-L'éléphant n'est guère plus puissant contre la fourmi que la fourmi
-contre l'éléphant.
-
- *
-
---Tu vois ce mur-là?
-
---Oui, mon général.
-
---De quelle couleur est-il?
-
---Blanc, mon général.
-
---Je te dis qu'il est noir. De quelle couleur est-il?
-
---Noir, mon général.
-
---Tu es un bon soldat.
-
- *
-
-Delatouche disait à Charles Nodier:--En 1830, je crois avoir tué un
-Suisse.--Bien, lui dit Nodier, mais croyez-vous que le Suisse croie
-avoir été tué?
-
- *
-
-Eh mon Dieu! la beauté est diverse. Selon la nature et selon l'art. Si
-c'est une femme, que la chair soit du marbre, si c'est une statue, que
-le marbre soit de la chair.
-
- *
-
-Les méchants envient et haïssent; c'est leur manière d'admirer.
-
- *
-
-L'envie a l'éblouissement douloureux.
-
- *
-
-Il y a des gens qui font des crimes pour faire des affaires. Ils ont
-l'art étrange et hideux d'extraire d'un tas de combinaisons atroces la
-fortune, la bonne vie bourgeoise, tout le plat bien-être d'un Prudhomme
-enrichi. Chose odieuse et bizarre! prendre des charbons dans l'enfer
-pour se faire cuire une soupe aux choux!
-
- *
-
-Le savant sait qu'il ignore.
-
- *
-
-En poussant l'aiguille du cadran vous ne ferez pas avancer l'heure.
-
- *
-
-Se laisser calomnier est une des forces de l'honnête homme.
-
- *
-
-L'homme de valeur qui reste modeste, c'est l'or argenté.
-
- *
-
-L'oisiveté est le plus lourd des accablements.
-
- *
-
-Plein d'ennui, c'est-à-dire vide.
-
-On dit quelquefois: Il s'est tué, ennuyé qu'il était de vivre. Il
-faudrait dire plutôt: Il s'est tué, ennuyé qu'il était de ne pas vivre.
-
- *
-
-Ne rien faire est le bonheur des enfants et le malheur des vieillards.
-
- *
-
-L'honnête homme cherche à se rendre utile, l'intrigant à se rendre
-nécessaire.
-
- *
-
-Avant de s'agrandir au dehors, il faut s'affermir au dedans.
-
- *
-
-Pour être parfaitement heureux il ne suffit pas d'avoir le bonheur, il
-faut encore le mériter.
-
- *
-
-Croire, croître.
-
- *
-
-On peut avoir des raisons de se plaindre et n'avoir pas raison de se
-plaindre.
-
- *
-
-La sottise dit, la vérité fait.
-
- *
-
-L'esprit d'une bête, c'est de ne pas être un sot.
-
- *
-
-La vertu a un voile, le vice a un masque.
-
- *
-
-Ne vous donnez pas pour but d'être quelque chose, mais d'être quelqu'un.
-
- *
-
-On voit les qualités de loin et les défauts de près.
-
- *
-
-Après avoir entendu les paroles, ne creusez pas trop les consciences.
-Vous trouveriez souvent au fond de la sévérité l'envie, au fond de
-l'indulgence la corruption.
-
- *
-
-Il y a du prévu dans la vertu, non dans l'héroïsme. La vertu a une
-espèce de prosodie; l'héroïsme est tout de création immédiate et
-spontanée.
-
-
-
-
-Le Goût
-
-
-Nous n'avons, certes, nulle intention de nier ni de chagriner le goût
-relatif, qui joue un rôle utile dans les rhétoriques et les prosodies;
-mais, sans vouloir ôter son pain à M. Quicherat, on peut songer à
-Eschyle et à Isaïe. Qu'il nous soit donc permis de le dire, il y a un
-goût supérieur et absolu qui ne se rédige pas en formules, et qui est
-tout à la fois la loi latente et la loi patente de l'art. Ce goût-là, le
-vrai, l'unique, est peu connu de ceux qui font profession de
-l'enseigner.
-
-Ce goût-là, c'est le grand arcane. C'est ce goût supérieur qui, à
-l'inexprimable stupeur de Vitruve, augmente et diminue, selon on ne sait
-quelle progression mystérieuse, dans la colonnade du Parthénon, le
-diamètre des colonnes et l'espacement des entre-colonnements; grosse
-faute partout ailleurs, beauté là. C'est ce goût supérieur qui, peu
-soucieux d'être «sobre», consacre, à chaque instant, dans l'_Iliade_,
-six, huit, dix vers à la description minutieuse d'une blessure. C'est
-lui qui, effronté, fait mettre Messaline toute nue par Juvénal. C'est
-lui qui, sentant que la nef va s'écrouler, faisant de nécessité vertu et
-tirant une beauté d'une infirmité, ajoute aux cathédrales ces sublimes
-arcs-boutants, si stupidement critiqués, lesquels semblent les arches
-obliques d'un pont de la terre au ciel. C'est lui qui conseille à Rubens
-d'ajouter, contrairement à toute vraisemblance, convenons-en, au
-débarquement de Marie de Médicis à Marseille, ces tritons soufflant dans
-des buccins et ces naïades ruisselantes qui mouillent le tableau. C'est
-lui qui, dans la _Pêche miraculeuse_ du Vatican, où Jésus n'est qu'au
-second plan, met sur le premier plan des oies montrant leur croupion
-signées Raphaël. C'est lui qui, au milieu du _Printemps_ de Jordaëns, où
-se dresse debout une Ève qui est aussi une Hébé, asseoit le satyre à
-terre, dirige étrangement ce regard sauvage, et révèle par l'éclair de
-l'oeil d'un faune le mystère ineffable qui est dans la chair. C'est lui
-qui, dans le plafond magnifique de Jules Romain, _la Descente des
-chevaux du Soleil_, fait voir Apollon par-dessous, montrant l'humanité
-de la divinité. C'est lui qui, ayant à mettre Noé en bas-relief, sculpte
-audacieusement le détail biblique en plein portail de Bourges. C'est lui
-qui contourne de certains torses de Michel-Ange selon une ligne
-impossible, arrivant à la sublimité par le tourment. C'est lui qui fait
-faire à Priape aux Esquilies ce que raconte Horace et qui, dans le
-désert, fait manger à Ezéchiel ce que raconte l'Écriture.
-
-Le calembour quand il est d'Eschyle, la grimace quand elle est de Goya,
-la bosse quand Ésope la porte, le pou quand Murillo l'écrase, la puce
-quand elle pique Voltaire, la mâchoire d'âne quand Samson l'empoigne,
-l'hystérie quand le Cantique des Cantiques l'empourpre et l'étale, Goton
-au lavoir quand il plaît à Rembrandt de la nommer Suzanne au bain,
-l'oeil crevé quand c'est celui d'OEdipe, l'oeil arraché quand c'est
-celui de Glocester, la femme qui aboie quand c'est Hécube, le ronflement
-quand il vient des Euménides, le soufflet quand le Cid le venge, le
-crachat quand Jésus le reçoit, les grossièretés quand Homère les dit,
-les sauvageries quand Shakespeare les fait, l'argot quand Villon le
-parle, la guenille quand Irus la traîne, les coups de bâton quand Scapin
-les donne, la charogne quand le vautour et Salvator Rosa la rongent, le
-ventre quand Agrippine le découvre, le lupanar quand Régnier nous y
-mène, l'entremetteuse quand Plaute l'emploie, la seringue quand elle
-poursuit Pourceaugnac, les latrines quand Tacite y noie Néron et quand
-Rabelais en barbouille la théocratie, font partie de ce goût suprême. La
-carogne de Molière, la catin de Beaumarchais et la putain de Shakespeare
-en sont.
-
-De certaines familiarités, des tutoiements altiers, des insolences, si
-vous voulez, qui ne peuvent venir que de la grandeur, ne se rencontrent
-que dans les oeuvres souveraines, et en sont le signe. Une fiente
-d'aigle révèle un sommet.
-
-
-Les rhétoriques ignorent assez habituellement la valeur des mots
-qu'elles prononcent. _Sel attique. Goût classique._ Cherchez le sel
-attique dans Aristophane; cherchez le goût classique dans Homère. Homère
-ne se fait pas attendre; dès le premier chant de l'_Iliade_, les gros
-mots pleuvent. _OEil de chien! Coeur de cerf!_ C'est Achille qui parle à
-Agamemnon. Quant à Aristophane, ouvrez seulement _Lysistrata_. Est-ce
-donc que le goût manque à Aristophane? Est-ce donc que le goût manque à
-Homère? Le goût y est partout au contraire, mais le grand goût, le goût
-incorruptible, manifestation du beau. Il est dans ce qui choque, il est
-dans ce qui irrite, invulnérable même dans la mêlée des mots orduriers
-et obscènes, comme un dieu qu'il est. Lisez Plaute. Lisez Horace. Être
-le beau, là est toute la question. Selon que la beauté, cette lumière,
-est absente ou présente, les mêmes mots font Vadé ignoble et Aristophane
-splendide.
-
-Cependant, constatons-le, ou si l'on veut, avouons-le, devant ce grand
-goût, aisément admis du lecteur, le spectateur et l'auditeur se
-hérissent volontiers. Être «académique», être «parlementaire», cela
-plaît aux hommes réunis et enfermés. Démosthène et Aristophane étaient
-souvent hués; on leur faisait la «guerre aux mots». De leur vivant,
-Shakespeare, Molière et Beaumarchais étaient sifflés pour leurs reliefs
-et leurs saillies. _Mauvais goût!_ disait-on. Ceci est une loi de tous
-les auditoires, sénats ou théâtres. Une chose semble refusée aux hommes
-assemblés, c'est l'imagination, immense don solitaire.
-
-Certains critiques--sont-ce des critiques?--prennent des sens qui leur
-manquent pour des perfections que n'a pas autrui. Quand Stendhal (le
-même qui préférait les mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr à Homère
-et qui tous les matins lisait une page du Code pour s'enseigner les
-secrets du style), quand Stendhal raille Chateaubriand pour cette belle
-expression, d'un vague si précis: «la cime indéterminée des forêts»,
-l'honnête Stendhal n'a pas conscience que le sentiment de la nature lui
-fait défaut, et ressemble à un sourd qui, voyant chanter la Malibran,
-s'écrierait:--Qu'est-ce que cette grimace?
-
-
-Ce goût supérieur, que nous venons, non de définir, mais de
-caractériser, c'est la règle du génie, inaccessible à tout ce qui n'est
-pas lui, hauteur qui embrasse tout et reste vierge, Yungfrau.
-
-Il y a le goût d'en bas et le goût d'en haut. Le goût selon l'abbé de
-Bernis et le goût selon Pindare. L'admirable, c'est que, de rhétorique
-en rhétorique, on est venu à qualifier le goût selon Bernis _bon goût_
-et le goût selon Pindare _mauvais goût_.
-
-Ce grand goût, le goût d'en haut, n'est autre chose que l'acception de
-chaque phénomène matériel ou moral pris en soi avec ce droit d'ajouter
-qui fait partie de la souveraineté intellectuelle; c'est on ne sait quel
-mélange de démesuré et de proportionné qui reste exact même dans les
-plus prodigieux grossissements; c'est la volonté sévère du vrai qui
-conserve à l'infusoire toute sa petitesse et au condor toute son
-envergure; c'est l'absolu qui exige de chaque chose qu'elle ait sa
-réalité avant de l'introduire dans l'idéal, toute fécondation étant à ce
-prix.
-
-Tout ce que nous venons d'énumérer (et bien d'autres détails que nous
-pourrions rappeler) vous déplaît dans les grandes oeuvres de l'esprit
-humain. Eh bien, ce qui vous choque, essayez de le retrancher, et vous
-verrez. Le trou se fera. Où vous croirez avoir ôté le défaut, apparaîtra
-la lacune, c'est-à-dire le défaut vrai. Vous aurez changé l'Achille
-d'Homère pour l'Achille de Racine. Mystère donc que ce goût réfractaire
-aux règles et aux méthodes, et respectez-le. Il n'a point de définition
-possible. Il a tous les droits, ayant toutes les puissances.
-
-C'est lui qui, après avoir fait les dieux, sentant qu'il faut une
-satisfaction de plus à l'infini, fait les monstres. C'est ce souverain
-goût, omnipotent comme le génie même dont il est le sens, qui partage
-l'orient en deux, donnant à la moitié caucasienne pour point de départ
-l'Idéal et à la moitié thibétaine pour point de départ le Chimérique. De
-là deux poésies immenses. Ici Apollon, là le Dragon. Le groupe du
-Pythien, ce symbole de la création même, jette dans l'esprit humain deux
-ombres, chacune à l'image de l'une de ces deux figures, et, de cette
-ombre double qui se bifurque, naissent dans l'art deux mondes. Ces deux
-mondes appartiennent au goût suprême, et marquent ses deux pôles. A
-l'une des extrémités de ce goût il y a la Grèce, à l'autre la Chine.
-
-Ayons présente à l'esprit cette vaste variété une de l'art, rendons-nous
-compte des tempéraments mêlés aux génies, des climats mêlés aux
-tempéraments, et des siècles mêlés aux climats, et en présence des
-grandes oeuvres, réfléchissons, et ne voyons pas étourdiment un défaut
-là où il y a souvent une marque inattendue de puissance. Je conviens que
-de certaines beautés font ombre et étonnent; mais est-ce que le nuage
-n'est pas beau quelquefois? Quand il étudie un génie, le penseur, à
-l'arrivée d'un détail flottant, étrange et épars, ne s'effare pas plus
-que d'un passage de fumée sur le ciel.
-
-
-Quand donc comprendra-t-on que les poëtes sont des entités, que leurs
-facultés, combinées selon un logarithme spécial pour chaque esprit, sont
-des concordances, qu'au fond de tous ces êtres on sent le même être,
-l'Inconnu, qu'il y a dans ces hommes de l'élément, que ce qu'ils font
-ils ont à le faire, _bien rugi, lion!_ qu'ils sont nécessaires et
-climatériques, qu'il vente, pleut et tonne dans leur oeuvre comme dans
-la nature, et qu'à de certains moments la terre tremble dans leur génie?
-
-
-Certaines oeuvres sont ce qu'on pourrait appeler les excès du beau.
-Elles font plus qu'éclairer, elles foudroient. Étant données les
-paresses et les lâchetés de l'esprit humain, cette foudre est bonne.
-
-En ce sens, la littérature antique proteste contre la «littérature
-classique» et, pour pratiquer le grand art libre, les anciens sont
-d'accord avec les nouveaux.
-
-Un jour, Béranger, ce français coupé de gaulois, ne sachant ni le latin
-ni le grec, le plus littéraire des illettrés, vit un Homère sur la table
-de Jouffroy. C'était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement
-compliqué de résistance. Béranger, rencontrant Homère, fut curieux. Un
-chansonnier, qui voit passer un colosse, n'est pas fâché de lui taper
-sur l'épaule.--Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger à Jouffroy.
-Jouffroy contait qu'alors il ouvrit l'_Iliade_ au hasard, et se mit à
-lire à voix haute, traduisant littéralement du grec en français.
-Béranger écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et
-s'écria:--Mais il n'y a pas ça!--Si fait, répondit Jouffroy. Je traduis
-à la lettre. Jouffroy était précisément tombé sur ces insultes d'Achille
-à Agamemnon que nous citions tout à l'heure. Quand le passage fut fini,
-Béranger, avec son sourire à deux tranchants dont la moquerie restait
-indécise, dit: «Homère est romantique!»
-
-Béranger croyait faire une niche; une niche à tout le monde, et
-particulièrement à Homère. Il disait une vérité. _Romantique_, traduisez
-_primitif_.
-
-Ce que Béranger disait d'Homère, on peut le dire d'Ezéchiel, on peut le
-dire de Plaute, on peut le dire de Tertullien, on peut le dire du
-_Romancero_, on peut le dire des _Niebelungen_.
-
-Ajoutons ceci: un génie primitif, ce n'est pas nécessairement un esprit
-de ce que nous appelons à tort les _temps primitifs_. C'est un esprit
-qui, en quelque siècle que ce soit et à quelque civilisation qu'il
-appartienne, jaillit directement de la nature et de l'humanité.
-Quiconque boit à la grande source, est primitif; quiconque vous y fait
-boire est primitif. Quiconque a l'âme et la donne est primitif.
-Beaumarchais est primitif autant qu'Aristophane. Diderot est primitif
-autant qu'Hésiode. Figaro et le Neveu de Rameau sortent tout de suite et
-sans transition du vaste fond humain. Il n'y a là aucun reflet; ce sont
-des créations immédiates; c'est de la vie prise dans la vie.
-
-
-Cet aspect de la nature qu'on nomme société inspire tout aussi bien les
-créations primitives que cet autre aspect de la nature appelé barbarie.
-Don Quichotte est aussi primitif qu'Ajax. L'un défie les dieux, l'autre
-les moulins; tous deux sont hommes. Nature, humanité, voilà les eaux
-vives. L'époque n'y fait rien. On peut être un esprit primitif à une
-époque secondaire comme le seizième siècle, témoin Rabelais, et à une
-époque tertiaire comme le dix-septième, témoin Molière.
-
-_Primitif_ a la même portée qu'_original_, avec une nuance de plus. Le
-poëte primitif, en communication intime avec l'homme et la nature, ne
-relève de personne. A quoi bon copier des livres, à quoi bon copier des
-poëtes, à quoi bon copier des choses faites, quand on est riche de
-l'énorme richesse du possible, quand tout l'imaginable vous est livré,
-quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos des types, et qu'on
-se sent dans la poitrine la voix qui peut crier _Fiat lux!_
-
-
-Le poëte primitif a des devanciers, mais pas de guides. Ne vous laissez
-pas prendre aux illusions d'optique, Virgile n'est point le guide de
-Dante; c'est Dante qui entraîne Virgile; et où le mène-t-il? chez Satan.
-C'est à peine si Virgile tout seul est capable d'aller chez Pluton.
-
-Le poëte original est distinct du poëte primitif, en ce qu'il peut
-avoir, lui, des guides et des modèles. Le poëte original imite
-quelquefois; le poëte primitif jamais. La Fontaine est original,
-Cervantes est primitif. A l'originalité, de certaines qualités de style
-suffisent; c'est l'idée mère qui fait l'écrivain primitif. Hamilton est
-original, Apulée est primitif. Tous les esprits primitifs sont
-originaux; les esprits originaux ne sont pas tous primitifs. Selon
-l'occasion, le même poëte peut être tantôt original, tantôt primitif.
-Molière, primitif dans le _Misanthrope_, n'est qu'original dans
-_Amphitryon_.
-
-L'originalité a d'ailleurs, elle aussi, tous les droits; même le droit à
-une certaine petitesse, même le droit à une certaine fausseté. Marivaux
-existe. Il ne s'agit que de s'entendre, et nous n'excluons, certes,
-aucun possible. La draperie est un goût, le chiffon en est un autre.
-
-Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de l'art? Non, dans
-les vaudevilles de Scribe. Oui, dans les figurines de Clodion. Où la
-langue manque, Boileau a raison, tout manque. Or la langue de l'art, que
-Scribe ignore, Clodion la sait. Le bonnet de Mimi Rosette peut avoir du
-style. Quand Coustou chiffonne une faille sur la tête d'un sphinx qui
-est une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la chimère et
-vaut la tunique aux mille plis de la Cythérée Anadyomène. En vérité, il
-n'y a point de règles. Rien étant donné, pétrissez-y l'art, et voici une
-ode d'Horace ou d'Anacréon.
-
-Une manière d'écrire qu'on a tout seul, un certain pli magistralement
-imprimé à tout le style, une façon à soi de toucher et de manier une
-idée, il n'en faut pas plus pour faire des artistes souverains; témoin
-Horace.
-
-Cependant, insistons-y, le poëte qui voit dans l'art plus que l'art, le
-poëte qui dans la poésie voit l'homme, le poëte qui civilise à bon
-escient, le poëte, maître parce qu'il est serviteur, c'est celui-là que
-nous saluons. En toute chose, nous préférons celui qui peut s'écrier:
-j'ai voulu!
-
-
-Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance virtuelle et
-intrinsèque de la beauté, même indifférente.
-
-Si d'aussi chétifs détails valaient la peine d'être notés, ce serait
-peut-être ici le lieu de rappeler, chemin faisant, les aberrations et
-les puérilités malsaines d'une école de critique contemporaine, morte
-aujourd'hui, et dont il ne reste plus un seul représentant, le propre du
-faux étant de ne se point recruter. Ce fut la mode dans cette école, qui
-a fleuri un moment, d'attaquer ce que, dans un argot bizarre, elle
-nommait «la forme». La forme, _forma_, la beauté. Quel étrange mot
-d'ordre! Plus tard, ce fut l'attaque à la grandeur. «Faire grand» devint
-un défaut! Quand le beau est un tort, c'est le signe des époques
-bourgeoises; quand le grand est un crime, c'est le signe des règnes
-petits.
-
-La logomachie était curieuse. Cette école avait rendu ce décret: «Le
-style exclut la pensée. L'image tue l'idée. Le beau est stérile.
-L'organe de la conception, de la fécondation lui manque. Vénus ne peut
-faire d'enfants.»
-
-Or, c'est le contraire qui est vrai. La beauté, étant l'harmonie, est
-par cela même la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles
-que la chair et le sang. Le sang, c'est de la chair coulante; la forme,
-c'est le fond fluide, entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas
-de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S'il n'y a point de
-fond, de quoi la forme est-elle la forme?
-
-Nous objectera-t-on que nous avons dit tout à l'heure: _Rien_ étant
-donné, etc...; mais _Rien_ n'avait là qu'un sens relatif, et une
-bagatelle d'Horace, c'est quelquefois le fond même de la vie humaine.
-
-Le beau est l'épanouissement du vrai (_la splendeur_, a dit Platon).
-Fouillez les étymologies, arrivez à la racine des vocables, _image_ et
-_idée_ sont le même mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce que
-vous nommez fond identité absolue, l'une étant l'extérieur de l'autre,
-la forme étant le fond, rendu visible.
-
-Si cette école du passé avait raison, si l'image excluait l'idée,
-Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, qui ne parlent que par images,
-seraient vides. La Bible qui, comme Bossuet le constate, est toute en
-figures, serait creuse. Ces chefs-d'oeuvre de l'esprit humain seraient
-«de la forme». De pensée point. Voilà où mène un faux point de départ.
-
-
-De loi en loi, de déduction en déduction, nous arrivons à ceci: Carte
-blanche, coudées franches, câbles coupés, portes toutes grandes
-ouvertes, allez. Qu'est-ce que l'Océan? C'est une permission.
-
-Permission redoutable, sans nul doute. Permission de se noyer, mais
-permission de découvrir un monde.
-
-Aucun rumb de vent, aucune puissance, aucune souveraineté, aucune
-latitude, aucune aventure, aucune réussite, ne sont refusés au génie. La
-mer donne permission à la nage, à la rame, à la voile, à la vapeur, à
-l'aube, à l'hélice. L'atmosphère donne permission aux ailes et aux
-aéroscaphes, aux condors et aux hippogriffes. Le génie, c'est
-l'omni-faculté.
-
-En poésie, il procède par une continuité prodigieuse d'Iliades, sans
-qu'on puisse imaginer où s'arrêtera cette série d'Homères dont Rabelais
-et Shakespeare font partie. En architecture, tantôt il lui plaît de
-sublimer la cabane, et il fait le temple; tantôt il lui plaît
-d'humaniser la montagne, et, s'il la veut simple, il fait la pyramide,
-et, s'il la veut touffue, il fait la cathédrale; aussi riche avec la
-ligne droite qu'avec les mille angles brisés de la forêt, également
-maître de la symétrie à laquelle il ajoute l'immensité, et du chaos
-auquel il impose l'équilibre.
-
-Quant au mystère, il en dispose. A un certain moment sacré de l'année,
-prolongez vers le zénith la ligne de Chéops, et vous arriverez,
-stupéfait, à l'étoile du dragon; regardez les flèches de Chartres,
-d'Anvers, de Strasbourg, les portails d'Amiens et de Reims, la nef de
-Cologne, et vous sentirez l'abîme. Les initiés seuls, et les forts,
-savent quelle algèbre il y a sous la musique; le génie sait tout, et ce
-qu'il ne sait pas, il le devine, et ce qu'il ne devine pas, il
-l'invente, et ce qu'il n'invente pas, il le crée; et il invente vrai, et
-il crée viable. Il possède à fond la mathématique de l'art; il est à
-l'aise dans des confusions d'astres et de ciels; le nombre n'a rien à
-lui enseigner; il en extrait, avec la même facilité, le binôme pour le
-calcul et le rhythme pour l'imagination; il a, dans sa boîte d'outils,
-employant le fer où les autres n'ont que le plomb, et l'acier où les
-autres n'ont que le fer, et le diamant où les autres n'ont que l'acier,
-et l'étoile où les autres n'ont que le diamant, il a la grande
-correction, la grande régularité, la grande syntaxe, la grande méthode,
-et nul comme lui n'a la manière de s'en servir. Et il complique toute
-cette sagesse d'on ne sait quelle folie divine, et c'est là le génie.
-
-
-C'est une chose profonde que la critique, et défendue aux médiocres. Le
-grand critique est un grand philosophe; les enthousiasmes de l'art
-étudié ne sont donnés qu'aux intelligences supérieures; savoir admirer
-est une haute puissance.
-
-Quiconque a le fécond souci des questions littéraires, si inépuisables,
-puisqu'elles touchent au logos même, quiconque creuse la métaphysique de
-l'art, quiconque vit en familiarité avec les phénomènes de l'esprit, est
-invinciblement amené à se faire cette question surprenante qui
-entr'ouvre le plus profond arcane de la poésie:
-
-Pourquoi les «parfaits» ne sont-ils pas les grands?
-
-Pourquoi Virgile est-il inférieur à Homère? Pourquoi Anacréon est-il
-inférieur à Pindare? Pourquoi Ménandre est-il inférieur à Aristophane?
-Pourquoi Sophocle est-il inférieur à Eschyle? Pourquoi Lysippe est-il
-inférieur à Phidias? Pourquoi David est-il inférieur à Isaïe? Pourquoi
-Thucydide est-il inférieur à Hérodote? Pourquoi Cicéron est-il inférieur
-à Démosthène? Pourquoi Tite-Live est-il inférieur à Tacite? Pourquoi
-Térence est-il inférieur à Plaute? Pourquoi Pétrarque est-il inférieur à
-Dante? Pourquoi Vignole est-il inférieur à Piranèse? Pourquoi Van Dyck
-est-il inférieur à Rembrandt? Pourquoi Boileau est-il inférieur à
-Régnier? Pourquoi Racine est-il inférieur à Corneille? Pourquoi Raphaël
-est-il inférieur à Michel-Ange?
-
-Ceci, nous le répétons, est une question profonde.
-
-Pourquoi tout le côté du dix-neuvième siècle qu'admirent les rhétoriques
-n'est-il que néant devant Molière? Pourquoi toute l'école puriste
-anglaise, Pope, Dryden, Addison, etc., acharnée sur Shakespeare, ne
-fait-elle que l'effet d'une mêlée de vermines dans la crinière du lion?
-
-Pourquoi?
-
-C'est qu'il n'y a point de parfaits. La perfection est affirmée, mais
-non prouvée. La perfection n'est pas humaine.
-
-Il y a des grands.
-
-L'homme peut être grand.
-
-Si les grands ont l'excès, les parfaits ont le défaut. _Deest aliquid._
-
-Or le défaut supprime la perfection et l'excès ne supprime pas la
-grandeur. Loin de là, il la constate. Le ciel est trop.
-
-
-Racine, Boileau, Pope, Raphaël, Pétrarque, Térence, Tite-Live, Cicéron,
-Thucydide, Anacréon, Virgile représentent ce qu'on est convenu d'appeler
-le goût.
-
-Quant à ceux-ci: Shakespeare, Molière, Corneille, Michel-Ange, Dante,
-Tacite, Plaute, Aristophane, Démosthène, Pindare, Isaïe, Eschyle,
-Homère, si pour résumer tous ces noms, on cherche un mot, on n'en trouve
-qu'un: Génie.
-
-Du reste, disons-le en passant, être employés à la formation d'un goût
-scholastique purement local, se prétendant catholique, c'est-à-dire
-universel, avec autant de raison que le dogme romain, être choisis,
-épluchés, expurgés et dépouillés pour la composition d'une règle
-d'école, d'un procédé classique promulgué une fois pour toutes, d'un
-code mathématique de la poésie, d'un cahier d'expressions, d'une formule
-d'inspiration ayant la mine bourrue d'une pénalité, c'est là, certes,
-une injure que ne méritaient pas d'illustres esprits tels qu'Anacréon,
-Virgile, Horace, Térence, Cicéron et Pétrarque, très originaux, en
-définitive.
-
-
-L'antagonisme supposé du goût et du génie est une des niaiseries de
-l'école. Pas d'invention plus grotesque que celle prise aux cheveux de
-la muse par la muse. Uranie et Calliope en viennent aux coiffes. Non,
-rien de tel dans l'art. Tout y est harmonie, même la dissonance.
-
-Le goût, comme le génie, est essentiellement divin. Le génie, c'est la
-conquête; le goût, c'est le choix. La griffe toute-puissante commence
-par tout prendre, puis l'oeil flamboyant fait le triage. Ce triage dans
-la proie, c'est le goût. Chaque génie le fait à sa guise. Les épiques
-mêmes diffèrent entre eux d'humeur. Le triage d'Homère n'est pas le
-triage de Rabelais. Quelquefois, ce que l'un rejette, l'autre le garde.
-Ils savent tous les deux ce qu'ils font, mais ils ne peuvent jurer de
-rien ni l'un ni l'autre, l'idéal qui est l'infini est au-dessus d'eux,
-et il pourra fort bien arriver un jour, si l'éclair héroïque et la
-foudre cynique se mêlent, qu'un mot de Rabelais devienne un mot
-d'Homère, et alors ce sera Cambronne qui le prononcera.
-
-L'art a, comme la flamme, une puissance de sublimation. Jetez dans
-l'art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les
-oxydes, l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à
-travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres
-splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau.
-
-Chose surprenante et ravissante à affirmer, le mal entrera dans le beau
-et s'y transfigurera. Car le beau n'est autre chose que la sainte
-lumière du bon.
-
-Dans le goût, comme dans le génie, il y a de l'infini. Le goût, ce
-pourquoi mystérieux, cette raison de chaque mot employé, cette
-préférence obscure et souveraine, qui, au fond du cerveau, rend des lois
-propres à chaque esprit, cette seconde conscience, donnée aux seuls
-poëtes, et aussi lumineuse que l'autre, cette intuition impérieuse de la
-limite invisible, fait partie, comme l'inspiration même, de la
-redoutable puissance inconnue. Tous les souffles viennent de la bouche
-unique.
-
-Le génie et le goût ont une unité qui est l'absolu, et une rencontre qui
-est la beauté.
-
-
-
-
-Tas de pierres
-
-III
-
-
-Désormais, ceux de nos poëtes qui auront le pressentiment de l'avenir
-réservé à notre langue, à notre civilisation, à notre initiative, ne
-consulteront plus seulement le génie français, mais le génie européen.
-
- *
-
-Le style, c'est le fond du sujet sans cesse appelé à la surface.
-
- *
-
-La nature procède par contrastes.
-
-C'est par les oppositions qu'elle fait saillir les objets. C'est par
-leurs contraires qu'elle fait sentir les choses, le jour par la nuit, le
-chaud par le froid, etc.; toute clarté fait ombre. De là le relief, le
-contour, la proportion, le rapport, la réalité. La création, la vie, le
-destin, ne sont pour l'homme qu'un immense clair-obscur.
-
-Le poëte, ce philosophe du concret et ce peintre de l'abstrait, le
-poëte, ce penseur suprême, doit faire comme la nature. Procéder par
-contrastes. Soit qu'il peigne l'âme humaine, soit qu'il peigne le monde
-extérieur, il doit opposer partout l'ombre à la lumière, le vrai
-invisible au réel visible, l'esprit à la matière, la matière à l'esprit;
-rendre le tout, qui est la création, sensible à la partie, qui est
-l'homme, aussi bien par le choc brusque des différences que par la
-rencontre harmonieuse des nuances. Cette confrontation perpétuelle des
-choses avec leurs contraires, pour la poésie comme pour la création,
-c'est la vie.
-
- *
-
-Quand nous disons: c'est de la poésie, vous dites: ce n'est que de la
-couleur. Pauvres gens! le soleil aussi n'est qu'un coloriste.
-
- *
-
-Il y a un rapport intime entre les langues et les climats. Le soleil
-produit les voyelles comme il produit les fleurs; le nord se hérisse de
-consonnes comme de glaces et de rochers. L'équilibre des consonnes et
-des voyelles s'établit dans les langues intermédiaires, lesquelles
-naissent des climats tempérés.
-
-C'est là une des causes de la domination de l'idiome français. Un idiome
-du Nord, l'allemand, par exemple, ne pourrait devenir la langue
-universelle; il contient trop de consonnes que ne pourraient mâcher les
-molles bouches du Midi. Un idiome méridional, l'italien, je suppose, ne
-pourrait non plus s'adapter à toutes les nations; ses nombreuses
-voyelles, à peine soutenues dans l'intérieur des mots, s'évanouiraient
-dans les rudes prononciations du Nord. Le français, au contraire, appuyé
-sur les consonnes sans en être hérissé, adouci par les voyelles sans en
-être affadi, est composé de telle sorte que toutes les langues humaines
-peuvent l'admettre. Aussi ai-je pu dire, et puis-je répéter ici, que ce
-n'est pas seulement la France qui parle français, c'est la civilisation.
-
-
-En examinant la langue au point de vue musical, et en réfléchissant à
-ces mystérieuses raisons des choses que contiennent les étymologies des
-mots, on arrive à ceci que chaque mot, pris en lui-même, est comme un
-petit orchestre dans lequel la voyelle est la voix, _vox_, et la
-consonne l'instrument, l'accompagnement, _sonat cum_.
-
-Détail frappant et qui montre de quelle façon vive une vérité une fois
-trouvée fait sortir de l'ombre toutes les autres, la musique
-instrumentale est propre aux pays à consonnes, c'est-à-dire au Nord, et
-la musique vocale aux pays à voyelles, c'est-à-dire au Midi.
-L'Allemagne, terre de l'harmonie, a des symphonistes; l'Italie, terre de
-la mélodie, a des chanteurs. Ainsi, le Nord, la consonne, l'instrument,
-l'harmonie; quatre faits qui s'engendrent logiquement et nécessairement
-l'un l'autre, et auxquels répondent quatre autres faits parallèles: le
-Midi, la voyelle, le chant, la mélodie.
-
-Que sort-il de la mer, de la forêt, de l'ouragan? une harmonie. Et de
-l'oiseau? une mélodie.
-
- *
-
-On n'est jamais trop concis. La concision est de la moëlle. Il y a dans
-Tacite de l'obscurité sacrée.
-
- *
-
-Concision dans le style, précision dans la pensée, décision dans la vie.
-
- *
-
-Accepter dans l'occasion le mot cru, rejeter le mot sale. Éviter ces
-deux écueils: le mot impropre, le mot malpropre.
-
- *
-
-_Ruisselant de pierreries_, cette métaphore que j'ai mise dans les
-_Orientales_ a été immédiatement adoptée. Aujourd'hui elle fait partie
-du style courant et banal, à tel point que je suis tenté de l'effacer
-des _Orientales_. Je me rappelle l'effet qu'elle fit sur les peintres.
-Louis Boulanger, à qui je lus _Lazzara_, en fit sur-le-champ un tableau.
-
-Cette vulgarisation immédiate est propre à toutes les métaphores
-énergiques. Toutes les images vraies et vives deviennent populaires en
-entrant dans la circulation universelle. Ainsi: courir _ventre à terre_,
-être _enflammé_ de colère, rire à _ventre déboutonné_, tirer _à boulet
-rouge_ (médire), _être à couteaux tirés_, _pendre ses jambes à son cou_,
-etc.; autant d'admirables métaphores autrefois; autant de lieux communs
-aujourd'hui.
-
- *
-
-16 avril 1863.
-
-Je n'ai lu qu'aujourd'hui le travail de Lamartine sur _les Misérables_.
-Cela pourrait s'appeler: _Essai de morsure par un cygne_.
-
- -----
-
-La prose et le vers ne sont que des matières dont se sert le poëte,
-fondeur et ciseleur, pour faire les figures de ses idées. Le vers, c'est
-le marbre; la prose, c'est l'airain.
-
-Matières admirables, cire pour l'artiste créateur, granit pour la
-postérité; aussi précieuses d'ailleurs l'une que l'autre devant la
-pensée; le métal de Corinthe vaut la pierre de Carrare. Tacite vaut
-Virgile.
-
-Cependant le vers a plus de chance de durée que la prose, parce qu'il se
-vulgarise plus difficilement et qu'il ne se dissout jamais en monnaie.
-On ne peut faire des sous avec une figure de marbre; on en peut faire
-avec une statue de bronze.
-
-Il y a des sujets qui peuvent être indifféremment traités en prose ou en
-vers, taillés dans le bloc ou coulés dans la fournaise. Ce sont ceux où
-se mélangent dans une proportion quelconque l'humain et le divin,
-l'idéal et le réel. Il y a d'autres idées qui exigent impérieusement le
-marbre blanc, transparent et rêveur du vers. La beauté pure veut le
-vers. Une Vénus en bronze serait une négresse.
-
-La poésie dramatique admet la prose; la poésie lyrique l'exclut.
-
- -----
-
-Le théâtre est le point frontière de la civilisation et de l'art; c'est
-le lieu d'intersection de la société des hommes avec ses vices, ses
-préjugés, ses aveuglements, ses tendances, ses instincts, son autorité,
-ses lois et ses moeurs, et de la pensée humaine avec ses libertés, ses
-fantaisies, ses aspirations, son magnétisme, ses entraînements et ses
-enseignements.
-
-Au théâtre, le poëte et la multitude se regardent; quelquefois ils se
-touchent, quelquefois ils s'affrontent, quelquefois ils se mêlent:
-mélange fécond. D'un côté une foule, de l'autre un esprit. Ce quelque
-chose de la foule qui entre dans un esprit, ce quelque chose d'un esprit
-qui entre dans la foule, c'est l'art dramatique tout entier.
-
- *
-
-Génie lyrique: être soi. Génie dramatique: être les autres.
-
- *
-
-Poëtes dramatiques, mettez plutôt les hommes historiques que les faits
-historiques sur la scène. Vous êtes souvent forcés de faire les
-événements faux, vous pouvez toujours faire les hommes vrais. Écrivez le
-drame, non suivant, mais selon l'histoire.
-
- *
-
-De braves gens vomissent sur Shakespeare. On vomit bien sur l'Océan. Au
-fait, le haut drame est comme la haute mer: il fait frissonner de joie
-les uns et soulève la nausée des autres; il a l'odeur et le roulis de
-l'abîme; il vous donne le mal de mer. Qu'est-ce que cela prouve contre
-le drame et contre l'Océan?
-
- *
-
-Il n'y a pas de monologue dans le rôle de Tartuffe; Iago est tout en
-monologues. Et puis, faites des théories!
-
- *
-
-Scénario de _Bérénice_:
-
- ACTE I
-
- _Titus._
-
- ACTE II
-
- _Reginam Berenicem._
-
- ACTE III
-
- _Invitus._
-
- ACTE IV
-
- _Invitam._
-
- ACTE V
-
- _Dimisit._
-
- *
-
-Il y a toujours dans les oeuvres de l'esprit, surtout dans celles qui
-exigent un certain arrangement et une certaine construction, les poëmes
-dramatiques par exemple, des parties qui sont destinées à vieillir et
-qui vieillissent. Ce sont ces formes, toujours passagères et
-nécessairement un peu convenues, qui tiennent plus particulièrement au
-goût régnant, à la mode du jour, à l'esprit du temps, influences utiles
-qui datent une oeuvre, et auxquelles le vrai génie ne peut, ni ne doit,
-ni ne veut se dérober entièrement.
-
-On peut donc dire de toutes les productions de l'esprit humain, même des
-plus sublimes, qu'elles _vieillissent_. Seulement, quand il n'y a dans
-un ouvrage ni style, ni pensée, cela devient vieux; quand il y a poésie,
-philosophie, beau langage, observation de l'homme, étude de la nature,
-inspiration et grandeur, cela devient antique.
-
- *
-
-Le théâtre n'est pas le pays du réel: il y a des arbres de carton, des
-palais de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de l'or
-clinquant, du fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui
-sort de dessous terre.
-
-Le théâtre est le pays du vrai: il y a des coeurs humains sur la scène,
-des coeurs humains dans la coulisse, des coeurs humains dans la salle.
-
-
-
-
-Les grands hommes
-
-
-
-
-I
-
-Le jubilé de Shakespeare
-
---AVRIL 1864--
-
-
-La tombe finit toujours par avoir raison. Tout récemment, une occasion
-s'est offerte de prononcer sur Shakespeare le verdict suprême et de
-liquider le passé: la date illustre de la naissance du poëte de
-Stratford, le 23 avril, est revenue pour la trois centième fois.
-
-Au bout de trois cents ans, le genre humain a quelque chose à dire à un
-esprit longtemps insulté. Il a semblé que Shakespeare se présentait au
-seuil de la France; Paris s'est levé, les poëtes, les artistes, les
-historiens ont tendu la main à ce fantôme, autour duquel les poëtes
-apercevaient Hamlet, les artistes Prospero, et les historiens Jules
-César; le sauvage ivre, l'arlequin barbare, le Gilles Shakespeare est
-apparu, et l'on n'a vu que de la lumière; la moquerie de deux siècles
-s'est achevée en éblouissement, et la France a dit: Sois le bien venu,
-génie! La gloire a pris acte.
-
-On a senti dans l'ombre quelque chose comme l'adhésion de nos morts
-augustes; on a cru voir Molière sourire, on a cru voir Corneille saluer.
-Des vieilles haines, des vieilles injustices, rien, pas une
-protestation, pas un murmure, enthousiasme unanime; et, à cette heure,
-les appréciateurs définitifs du fond des choses, ceux qui doublent leur
-aversion des despotes d'amour pour les intelligences, ceux qui, voulant
-que justice soit faite, veulent aussi que justice soit rendue, les
-contemplateurs, les solitaires pensifs occupés de l'idéal, les songeurs,
-admirent, émus, l'apaisement qui s'est fait autour de cette majestueuse
-entrée.
-
- -----
-
-Shakespeare, c'est le sauvage ivre? Oui, sauvage! c'est l'habitant de la
-forêt vierge; oui, ivre! c'est le buveur d'idéal. C'est le géant sous
-les branchages immenses; c'est celui qui tient la grande coupe d'or et
-qui a dans les yeux la flamme de toute cette lumière qu'il boit.
-Shakespeare, comme Eschyle, comme Job, comme Isaïe, est un de ces
-omnipotents de la pensée et de la poésie, qui, adéquats, pour ainsi
-dire, au Tout mystérieux, ont la profondeur même de la création, et qui,
-comme la création, traduisent et trahissent extérieurement cette
-profondeur par une profusion de formes et d'images, jetant au dehors les
-ténèbres en fleurs, en feuillages et en sources vives.
-
- -----
-
-Ces hommes ont l'originalité, c'est-à-dire l'immense don du point de
-départ personnel. De là leur toute-puissance.
-
-Virgile part d'Homère; observez la dégradation croissante des reflets:
-Racine part de Virgile, Voltaire part de Racine, Chénier (Marie-Joseph)
-part de Voltaire, Luce de Lancival part de Chénier, Zéro part de Luce de
-Lancival. De lune en lune on arrive à l'effacement. La progression
-décroissante est le plus dangereux des engrenages. Qui s'y engage est
-perdu. Nul laminoir ne produit un tel aplatissement.
-
-Exemple: regardez Hector à son point de départ dans Homère, et voyez-le,
-dans Luce de Lancival, à son point d'arrivée.
-
-La progression décroissante a été nommée en France école classique.
-
-De là une littérature aux pâles couleurs.
-
-Vers 1804, la poésie toussait.
-
-Au commencement de ce siècle, sous l'empire qui a fini à Waterloo, cette
-littérature a dit son dernier mot. A cette époque elle est arrivée à sa
-perfection. Nos pères ont vu son apogée, c'est-à-dire son agonie.
-
- -----
-
-Les esprits originaux, les poëtes directs et immédiats, n'ont jamais de
-ces chloroses; la pâleur maladive de l'imitation leur est inconnue. Ils
-n'ont pas dans les veines la poésie d'autrui. Leur sang est à eux. Pour
-eux, produire est un mode de vivre. Ils créent parce qu'ils sont. Ils
-respirent, et voilà un chef-d'oeuvre.
-
-L'identité de leur style avec eux-mêmes est entière. Pour le vrai
-critique, qui est un chimiste, leur total se condense dans le moindre
-détail. Ce mot, c'est Eschyle; ce mot, c'est Juvénal; ce mot, c'est
-Dante. _Unsex_... toute lady Macbeth est dans ce mot, propre à
-Shakespeare. Pas une idée dans le poëte, comme pas une feuille dans
-l'arbre qui n'ait en lui sa racine. On ne voit pas l'origine; cela est
-sous terre, mais cela est. L'idée sort du cerveau exprimée, c'est-à-dire
-amalgamée avec le verbe, analysable, mais concrète, mélangée du siècle
-et du poëte, simple en apparence, composite en réalité. Sortie ainsi de
-la source profonde, chaque idée du poëte, une avec le mot, résume dans
-son microcosme l'élément entier du poëte. Une goutte, c'est toute l'eau.
-De sorte que chaque détail de style, chaque terme, chaque vocable,
-chaque acception, chaque extension, chaque construction, chaque
-tournure, souvent la ponctuation même, est métaphysique.
-
- -----
-
-Le mot, nous l'avons dit ailleurs, est la chair de l'idée, mais cette
-chair vit. Si, comme la vieille école de critique qui séparait le fond
-de la forme, vous séparez le mot de l'idée, c'est de la mort que vous
-faites. Comme dans la mort, l'idée, c'est-à-dire l'âme, disparaît. Votre
-guerre au mot est l'attaque à l'idée. Le style indivisible caractérise
-l'écrivain suprême. L'écrivain comme Tacite, le poëte comme Shakespeare,
-met son organisation, son intuition, sa passion, son acquis, sa
-souffrance, son illusion, sa destinée, son entité, dans chaque ligne de
-son livre, dans chaque soupir de son poëme, dans chaque cri de son
-drame. Le parti-pris impérieux de la conscience et on ne sait quoi
-d'absolu qui ressemble au devoir, se manifeste dans le style. Écrire,
-c'est faire; l'écrivain commet une action. L'idée exprimée est une
-responsabilité acceptée. C'est pourquoi l'écrivain est intime avec le
-style. Il ne livre rien au hasard. Responsabilité entraîne solidarité.
-
-Le détail s'ajuste à l'ensemble et est lui-même un ensemble. Tout est
-compréhensif. Tel mot est une larme, tel mot est une fleur, tel mot est
-un éclair, tel mot est une ordure. Et la larme brûle, et la fleur songe,
-et l'éclair rit, et l'ordure illumine. Fumier et sublimité s'accouplent;
-tout un poëme le prouve: Job.
-
- -----
-
-Les chefs-d'oeuvre sont des formations mystérieuses; l'infini s'y
-sécrète çà et là; telle expression qui vous étonne est au milieu de
-toutes ces émotions humaines, de toutes ces palpitations réelles, de
-tout ce pathétique vivant, un brusque épanouissement de l'inconnu. Le
-style a quelque chose de préexistant. Il reste toujours de son espèce.
-Il jaillit de tout l'écrivain, de la racine de ses cheveux aussi bien
-que des profondeurs de son intelligence. Tout le génie, son côté
-terrestre comme son côté cosmique, son humanité comme sa divinité, le
-poëte comme le prophète, sont dans le style. Le style est âme et sang;
-il provient de ce lieu profond de l'homme où l'organisme aime; le style
-est entrailles.
-
-Il est incontestablement fatal, et en même temps rien n'est plus libre.
-C'est là son prodige. Aucune entrave, aucune gêne, aucune frontière. Il
-est impossible de ne pas sourire quand on entend parler, par exemple,
-des difficultés de la rime; pourquoi pas aussi des empêchements de la
-syntaxe? Ces prétendues difficultés sont les formes nécessaires du
-langage, soit en vers, soit en prose, s'engendrant d'elles-mêmes, et
-sans combinaison préalable. Elles ont leurs analogues dans les faits
-extérieurs; l'écho est la rime de la nature.
-
-Nous connaissons un poëte qui de sa vie n'a ouvert Richelet, qui,
-enfant, a composé des vers, d'abord informes, puis de moins en moins
-inexacts, puis enfin corrects, qui a trouvé, pas à pas, tout seul, l'une
-après l'autre, toutes les lois, la césure, la rime féminine alternée,
-etc., et duquel la prosodie est sortie toute faite, instinctivement.
-
- -----
-
-Le style a une chaîne, l'idiosyncrasie, ce cordon ombilical dont nous
-parlions tout à l'heure, qui le rattache à l'écrivain. A cette attache
-près, qui est sa source de vie, il est libre. Il traverse en pleine
-liberté tous les alambics de la grammaire. Il est essentiel; son
-principe, qui est l'écrivain même, lui est incorporé, et il n'en perd
-pas un atome dans tous les appareils de filtrage d'où il sort phrase
-pour la prose ou vers pour la poésie.
-
-Dans l'intérieur même du rhythme général, qu'il accepte, il a son
-rhythme à lui, qu'il impose. De là, au point de vue absolu, cette
-surprenante élasticité du style, pouvant tout enserrer, depuis le subtil
-chaste jusqu'à l'obscène sublime, depuis Pétrarque jusqu'à Rabelais.
-
-Quelquefois Pétrarque et Rabelais sont dans le même homme, la gamme du
-style va de Roméo à Falstaff; l'univers tient dans l'intervalle, les
-hommes, les anges, les fées; la fosse apparaît ayant à l'une de ses
-extrémités son travailleur et à l'autre son habitant, le fossoyeur et le
-spectre; la nuit, cynique, montre autre chose que sa face, _buttock of
-the night_; la sorcière se dresse, euménide canaille, caricature
-dessinée sur la vague muraille du rêve avec le charbon de l'enfer, et,
-penché sur ce monde voulu par lui, contemplant sa préméditation, le
-vaste poëte regarde, écoute, ajoute, sanglote, ricane, aime et songe.
-
- -----
-
-Shakespeare, comme Eschyle, a la prodigalité de l'insondable.
-L'insondable, c'est l'inépuisable. Plus la pensée est profonde, plus
-l'expression est vivante. La couleur sort de la noirceur. La vie de
-l'abîme est inouïe; le feu central fait le volcan, le volcan produit la
-lave, la lave engendre l'oxyde, l'oxyde cherche, rencontre et féconde la
-racine, la racine crée la fleur; de sorte que la rose vient de la
-flamme. De même l'image vient de l'idée. Le travail de l'abîme se fait
-dans le cerveau du génie. L'idée, abstraction dans le poëte, est
-éblouissement et réalité dans le poëme. Quelle ombre que le dedans de la
-terre! Quel fourmillement que la surface! Sans cette ombre, vous
-n'auriez pas ce fourmillement. Cette végétation d'images et de formes a
-des racines dans tous les mystères. Ces fleurs prouvent la profondeur.
-
- -----
-
-Shakespeare, comme tous les poëtes de cet ordre, a la personnalité
-absolue. Il a une façon à lui d'imaginer, une façon à lui de créer, une
-façon à lui de produire. Imagination, création, production, trois
-phénomènes concentriques amalgamés dans le génie. Le génie est la sphère
-de ces rayonnements. L'imagination invente, la création organise, la
-production réalise. La production, c'est l'entrée de la matière dans
-l'idée, lui donnant corps, la rendant palpable et visible, la dotant de
-la forme, du son et de la couleur, lui fabriquant une bouche pour
-parler, des pieds pour marcher et des ailes pour s'envoler, en un mot,
-faisant l'idée extérieure au poëte en même temps qu'elle lui reste
-intérieure et adhérente par l'idiosyncrasie, ce cordon ombilical qui
-rattache les créations au créateur.
-
-Chez tous les grands poëtes, le phénomène de l'inspiration est le même,
-mais la diversité des appareils cérébraux le varie à l'infini.
-
-L'idée jaillit du cerveau: conception; l'idée se fait type: gestation;
-le type se fait homme: enfantement; l'homme se fait passion et action:
-oeuvre.
-
-L'idée dans le type, le type dans l'homme, l'homme dans l'action, tel
-est, chez Shakespeare, comme chez Eschyle, comme chez Plaute, comme chez
-Cervantes, le phénomène, lequel se résume en cette concrétion: la vie
-dans le drame.
-
-Tout est voulu dans le chef-d'oeuvre. Shakespeare veut son sujet,
-celui-là et pas un autre, Shakespeare veut son développement,
-Shakespeare veut ses personnages, Shakespeare veut ses passions,
-Shakespeare veut sa philosophie, Shakespeare veut son action,
-Shakespeare veut son style, Shakespeare veut son humanité. Il la crée
-ressemblante à l'humanité--et à lui. De face, c'est l'Homme; de profil,
-c'est Shakespeare. Changez le nom, mettez Aristophane, mettez Molière,
-mettez Beaumarchais, la formule reste vraie.
-
-
-
-
-II
-
-La Fontaine
-
-
-La Fontaine vit de la vie contemplative et visionnaire jusqu'à s'oublier
-lui-même et se perdre dans le grand tout. On peut presque dire qu'il
-végète plutôt qu'il ne vit. Il est là, dans le taillis, dans la
-clairière, le pied dans les mousses, la tête sous les feuilles, l'esprit
-dans le mystère, absorbé dans l'ensemble de ce qui est, identifié à la
-solitude. Il rêve, il regarde, il écoute, il scrute le nid d'oiseau, il
-observe le brin d'herbe, il épie le trou de taupes, il entend les
-langages inconnus du loup, du renard, de la belette, de la fourmi, du
-moucheron. Il n'existe plus pour lui-même; il n'a plus conscience de son
-être à part, son moi s'efface. Il était là ce matin, il sera là ce soir;
-comme ce frêne, comme ce bouleau. Un nuage passe, il ne le voit pas; une
-pluie tombe, il ne la sent pas. Ses pieds ont pris racine parmi les
-racines de la forêt; la grande sève universelle les traverse et lui
-monte au cerveau, et presque à son insu y devient pensée comme elle
-devient gland dans le chêne et mûre dans la ronce. Il la sent monter; il
-se sent vivre de cette grande vie égale et forte; il entre en
-communication avec la nature; il est en équilibre avec la création. Et
-que fait-il? Il travaille. Il travaille comme la création même, du
-travail direct de Dieu. Il fait sa fleur et son fruit, fable et
-moralité, poésie et philosophie; poésie étrange composée de tous les
-sens que la nature présente au rêveur, étrange philosophie qui sort des
-choses pour aller aux hommes.
-
-La Fontaine, c'est un arbre de plus dans le bois, le fablier.
-
-
-
-
-III
-
-Voltaire
-
-
-Voltaire n'est précisément ni un grand poëte, ni un grand philosophe.
-C'est un grand représentant de tout.
-
-Voltaire a fait dans son temps la fonction de toutes les tribunes et de
-toutes les presses du nôtre. Il a été le journaliste, l'avocat et le
-député perpétuel de son époque. Sa grandeur est d'avoir été le magasin
-d'idées de tout un siècle.
-
-Toutes les fois qu'un homme est dans des conditions d'intelligence
-telles que tous ses contemporains viennent à lui comme à un réservoir,
-comme à une source, les grands et les petits, les princes et les
-goujats, l'un avec son amphore, l'autre avec sa cruche, l'autre avec sa
-marmite, chacun avec le cerveau qu'il a, cet homme est grand. Critiquez,
-analysez, blâmez, raillez à votre aise, indignez-vous, déclarez chose
-trouble, mêlée et impure ce dont il a rempli tous ces vases, toutes ces
-têtes, n'importe, cet homme est grand. Vous pourrez avoir raison contre
-lui dans le détail; à coup sûr il a raison contre vous dans l'ensemble.
-
-
-
-
-IV
-
-Beaumarchais
-
-
-Une des choses qui me charment et m'étonnent le plus dans Beaumarchais,
-c'est que son esprit ait conservé tant de grâce en étalant tant
-d'impudeur. J'avoue, quant à moi, qu'il m'agrée plutôt par la grâce que
-par l'impudeur, quoique cette impudeur, mêlée aux premières hardiesses
-d'une révolution commençante, ressemble parfois à l'effronterie
-magistrale et formidable du génie. Au point de vue historique,
-Beaumarchais est cynique comme Mirabeau; au point de vue littéraire, il
-est cynique comme Aristophane.
-
-Mais, je le répète, quoi qu'il y ait de puissance, et même de beauté,
-dans l'impudeur de Beaumarchais, je préfère sa grâce. En d'autres
-termes, j'admire Figaro, mais j'aime Suzanne.
-
-Et d'abord Suzanne, quel nom spirituel! quel nom bien trouvé! quel nom
-bien choisi! J'ai toujours su particulièrement gré à Beaumarchais de
-l'invention de ce nom. Et je me sers à dessein de ce mot, _invention_.
-On ne remarque pas assez que le poëte de génie seul sait superposer à
-ses créations des noms qui leur ressemblent et qui les expriment. Un nom
-doit être une figure. Le poëte qui ne sait pas cela ne sait rien.
-
-Suzanne donc, Suzanne me plaît. Voyez comme ce nom se décompose bien. Il
-a trois aspects: Suzanne, Suzette, Suzon.
-
-Suzanne, c'est la belle au cou de cygne, aux bras nus, aux dents
-étincelantes, peut-être fille, peut-être femme, on ne sait pas au juste,
-un peu soubrette, un peu maîtresse, ravissante créature encore arrêtée
-au seuil de la vie, tantôt hardie, tantôt timide, qui fait rougir un
-comte et qu'un page fait rougir. Suzette, c'est la jolie espiègle qui
-va, qui vient, qui rêve, qui écoute, qui attend, qui hoche sa tête comme
-l'oiseau, qui ouvre sa pensée comme la fleur son calice, la fiancée à la
-guimpe blanche, l'ingénue pleine d'esprit, l'innocente pleine de
-curiosité. Suzon, c'est la bonne enfant, le franc regard, la franche
-parole, le beau front insolent, la belle gorge découverte, qui ne craint
-pas un vieillard, qui ne craint pas un homme, qui ne craint pas même un
-adolescent, qui est si gaie qu'on devine qu'elle a souffert, qui est si
-indifférente qu'on devine qu'elle a aimé. Suzette n'a pas d'amant,
-Suzanne en a un, Suzon en a deux. Qui sait? trois peut-être. Suzette
-soupire, Suzanne sourit, Suzon rit aux éclats. Suzette est charmante,
-Suzanne est séduisante, Suzon est appétissante. Suzette est tout près de
-l'ange, Suzon est tout près du diable; Suzanne est entre les deux.
-
-Que cela est beau! que cela est joli! que cela est profond! Dans cette
-femme il y a trois femmes et dans ces trois femmes il y a toute la
-femme. Suzanne est plus qu'un personnage, c'est une trilogie.
-
-Quand Beaumarchais le poëte a besoin d'éveiller l'une des trois idées
-qui sont dans sa création, il emploie un de ces trois noms, et, selon
-qu'on l'appelle Suzette, Suzanne ou Suzon, la belle fille que les
-spectateurs ont sous les yeux se modifie à l'instant même comme sous la
-baguette d'un magicien, comme sous un rayon de lumière inattendu, et lui
-apparaît colorée ainsi que l'a voulu le poëte.
-
-Voilà ce que c'est qu'un nom bien choisi.
-
-
-
-
-V
-
-Du génie
-
-
-Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un
-livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme
-vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille
-d'affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu
-bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne
-plus être à vous, votre distraction s'est dissipée, une sorte
-d'absorption, presque une sujétion, lui succède, vous n'êtes plus maître
-de vous lever et de vous en aller. Quelqu'un vous tient. Qui donc? ce
-livre.
-
-Un livre est quelqu'un. Ne vous y fiez pas.
-
-Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du
-papier blanc; ce sont des forces; elles se combinent, se composent, se
-décomposent, entrent l'une dans l'autre, pivotent l'une sur l'autre, se
-dévident, se nouent, s'accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle
-ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les
-idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous
-lâchera qu'après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les
-lecteurs sortent du livre tout à fait transformés. Homère et la Bible
-font de ces miracles. Les plus fiers esprits, et les plus fins, et les
-plus délicats, et les plus simples, et les plus grands subissent ce
-charme. Shakespeare était grisé par Belleforest. La Fontaine allait
-partout criant: Avez-vous lu Baruch? Corneille, plus grand que Lucain,
-est fasciné par Lucain. Dante est ébloui de Virgile, moindre que lui.
-
-
-Entre tous, les grands livres sont irrésistibles. On peut ne pas se
-laisser faire par eux, on peut lire le Koran sans devenir musulman, on
-peut lire les Védas sans devenir fakir, on peut lire Zadig sans devenir
-voltairien, mais on ne peut point ne pas les admirer. Là est leur force.
-_Je te salue et je te combats, parce que tu es roi_, disait un grec à
-Xercès.
-
-On admire près de soi. L'admiration des médiocres caractérise les
-envieux. L'admiration des grands poëtes est le signe des grands
-critiques. Pour découvrir au delà de tous les horizons les hauteurs
-absolues, il faut être soi-même sur une hauteur.
-
-Ce que nous disons là est tellement vrai qu'il est impossible d'admirer
-un chef-d'oeuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi.
-On se sait gré de comprendre cela. Il y a dans l'admiration on ne sait
-quoi de fortifiant qui dignifie et grandit l'intelligence.
-L'enthousiasme est un cordial. Comprendre c'est approcher. Ouvrir un
-beau livre, s'y plaire, s'y plonger, s'y perdre, y croire, quelle fête!
-On a toutes les surprises de l'inattendu dans le vrai. Des révélations
-d'idéal se succèdent coup sur coup.
-
-
-Mais qu'est-ce donc que le beau?
-
-Ne définissez pas, ne discutez pas, ne raisonnez pas, ne coupez pas un
-fil en quatre, ne cherchez pas midi à quatorze heures, ne soyez pas
-votre propre ennemi à force d'hésitation, de raideur et de scrupule.
-Quoi de plus bête qu'un pédant? Allez devant vous, dites-vous que Dieu
-est inépuisable, dites-vous que l'art est illimité, dites-vous que la
-poésie ne tient dans aucun art poétique, pas plus que la mer dans aucun
-vase, cruche ou amphore; soyez tout bonnement un honnête homme ayant la
-grandeur d'admirer, laissez-vous prendre par le poëte, ne chicanez pas
-la coupe sur l'ivresse, buvez, acceptez, sentez, comprenez, voyez,
-vivez, croissez!
-
-
-L'éclair de l'immense, quelque chose qui resplendit et qui est
-brusquement surhumain, voilà le génie. De certains coups d'aile
-suprêmes. Vous tenez le livre, vous l'avez sous les yeux, tout à coup il
-semble que la page se déchire du haut en bas comme le voile du temple.
-Par ce trou, l'infini apparaît. Une strophe suffit, un vers suffit, un
-mot suffit. Le sommet est atteint. Tout est dit. Lisez Ugolin, Françoise
-dans le tourbillon, Achille insultant Agamemnon, Prométhée enchaîné, les
-Sept chefs devant Thèbes, Hamlet dans le cimetière, Job sur son fumier.
-Fermez le livre maintenant. Songez. Vous avez vu les étoiles.
-
-
-Il y a de certains hommes mystérieux qui ne peuvent faire autrement que
-d'être grands. Les bons badauds qui composent la grosse foule et le
-petit public, et qu'il faut se garder de confondre avec le peuple, leur
-en veulent presque à cause de cela. Les nains blâment le colosse. Sa
-grandeur c'est sa faute. Qu'est-ce qu'il a donc, celui-là, à être grand?
-S'appeler Michel Cervantes, François Rabelais ou Pierre Corneille, ne
-pas être le premier grimaud venu, exister à part, jeter toute cette
-ombre et tenir toute cette place; que tel mandarin, que tel doctrinaire
-fameux, grand personnage pourtant, ne vous vienne pas à la hanche,
-qu'est-ce que cela veut dire? Cela ne se fait pas. C'est insupportable.
-
-Pourquoi ces hommes sont-ils grands en effet? ils ne le savent point
-eux-mêmes. Celui-là le sait qui les a envoyés. Leur stature fait partie
-de leur fonction.
-
-Ils ont dans la prunelle quelque vision redoutable qu'ils emportent sous
-leur sourcil. Ils ont vu l'Océan comme Homère, le Caucase comme Eschyle,
-la douleur comme Job, Babylone comme Jérémie, Rome comme Juvénal,
-l'enfer comme Dante, le paradis comme Milton, l'homme comme Shakespeare,
-Pan comme Lucrèce, Jehovah comme Isaïe. Ils ont, ivres de rêve et
-d'intuition, dans leur marche presque inconsciente sur les eaux de
-l'abîme, traversé le rayon étrange de l'idéal, et ils en sont à jamais
-pénétrés. Cette lueur se dégage de leurs visages, sombres pourtant comme
-tout ce qui est plein d'inconnu. Ils ont sur la face une pâle sueur de
-lumière. L'âme leur sort par les pores. Quelle âme? Dieu.
-
-Remplis qu'ils sont de ce jour divin, par moments missionnaires de
-civilisation, prophètes de progrès, ils entr'ouvrent leur coeur, et ils
-répandent une vaste clarté humaine. Cette clarté est de la parole, car
-le verbe, c'est le jour.--_O Dieu_, criait Jérôme dans le désert, _je
-vous écoute autant des yeux que des oreilles!_--Un enseignement, un
-conseil, un point d'appui moral, une espérance, voilà leur don; puis
-leur flanc béant et saignant se referme, cette plaie qui s'est faite
-bouche et qui a parlé rapproche ses lèvres et rentre dans le silence, et
-ce qui s'ouvre maintenant, c'est leur aile.
-
-Plus de pitié, plus de larmes. Éblouissement. Ils laissent l'humanité
-derrière eux. Voir les autres horizons, approfondir cette aventure qu'on
-appelle l'espace, faire une excursion dans l'inconnu, aller à la
-découverte du côté de l'idéal, il leur faut cela. Ils partent. Que leur
-fait l'azur? que leur importe les ténèbres? Ils s'en vont, ils tournent
-aux choses terrestres leur dos formidable, ils développent brusquement
-leur envergure démesurée, ils deviennent on ne sait quels monstres,
-spectres peut-être, peut-être archanges, et ils s'enfoncent dans
-l'infini terrible, avec un immense bruit d'aigles envolés.
-
-Puis tout à coup ils reparaissent. Les voici. Ils consolent et sourient.
-Ce sont des hommes.
-
-
-Ces apparitions et ces disparitions, ces départs et ces retours, ces
-occultations brusques et ces subites présences éblouissantes, le
-lecteur, absorbé, illuminé et aveuglé par le livre, les sent plus qu'il
-ne les voit. Il est au pouvoir d'un poëte, possession troublante, il a
-vaguement conscience du va-et-vient énorme de ce génie; il le sent
-tantôt loin, tantôt près de lui; et ces alternatives, qui font
-successivement pour lui lecteur l'obscurité et la lumière, se marquent
-dans son esprit par ces mots:--Je ne comprends plus.--Je comprends.
-
-Quand Dante, quittant l'enfer, entre et monte dans le paradis, le
-refroidissement qu'éprouvent les lecteurs n'est pas autre chose que
-l'augmentation de distance entre Dante et eux. C'est la comète qui
-s'éloigne. La chaleur diminue. Dante est plus haut, plus avant, plus au
-fond, plus loin de l'homme, plus près de l'absolu.
-
-
-Schlegel, un jour, considérant tous ces génies, a posé cette question
-qui chez lui n'est qu'un élan d'enthousiasme et qui, chez Fourier ou
-Saint-Simon, serait le cri d'un système:--_Sont-ce vraiment des hommes,
-ces hommes-ci?_
-
-Oui, ce sont des hommes; c'est leur misère et c'est leur gloire. Ils ont
-faim et soif; ils sont sujets du sang, du climat, du tempérament, de la
-fièvre, de la femme, de la souffrance, du plaisir; ils ont, comme tous
-les hommes, des penchants, des entraînements, des chutes, des
-assouvissements, des passions, des pièges; ils ont, comme tous les
-hommes, la chair avec ses maladies, et avec ses attraits, qui sont aussi
-des maladies. Ils ont leur bête.
-
-La matière pèse sur eux, et eux aussi ils gravitent. Pendant que leur
-esprit tourne autour de l'absolu, leur corps tourne autour du besoin, de
-l'appétit, de la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses
-convoitises, ses prétentions au bien-être; c'est une sorte de personne
-inférieure qui tire de son côté, fait ses affaires dans son coin, a son
-moi à part dans la maison, pourvoit à ses caprices ou à ses nécessités,
-parfois comme une voleuse, et à la grande confusion de l'esprit auquel
-elle dérobe ce qui est à lui. L'âme de Corneille fait _Cinna_; la bête
-de Corneille dédie _Cinna_ au financier Montauron.
-
-Chez de certains, sans rien leur ôter de leur grandeur, l'humanité
-s'affirme par l'infirmité. Le rayon archangélesque est dans le cerveau;
-la nuit brutale est dans la prunelle. Homère est aveugle; Milton est
-aveugle. Camoëns borgne semble une insulte. Beethoven sourd est une
-ironie. Ésope bossu a l'air d'un Voltaire dont Dieu a fait l'esprit en
-laissant Fréron faire le corps. L'infirmité ou la difformité infligée à
-ces bien-aimés augustes de la pensée fait l'effet d'un contrepoids
-sinistre, d'une compensation peu avouable là-haut, d'une concession
-faite aux jalousies, dont il semble que le Créateur doit avoir honte.
-C'est peut-être avec on ne sait quel triomphe envieux que, du fond de
-ses ténèbres, la matière regarde Tyrtée et Byron planer comme génies et
-boiter comme hommes.
-
-
-
-
-Tas de pierres
-
-IV
-
-
-La Providence s'écrit souvent en toutes lettres dans la destinée des
-grands hommes.
-
- *
-
-Génie: le surhumain de l'homme.
-
- *
-
-Les grands poëtes et les grands philosophes ont, comme les esprits
-vulgaires, leurs parties confuses, douteuses, et en apparence
-inexplicables. Seulement, chez les esprits médiocres, les parties vagues
-ne sont en effet que brume, ombre et obscurité, tandis que, chez les
-grands penseurs, ce sont des amas de choses resplendissantes et sublimes
-trop lointaines et trop entassées. C'est la différence d'une nuée à une
-nébuleuse.
-
- *
-
-Ronces, épines, pierres, cailloux, escarpements, fondrières,
-inconvénients et conditions des grandes renommées.
-
-Ce qui ferait la laideur d'un jardin fait la beauté d'une montagne.
-
- *
-
-Qui a le génie a tous les talents. Pour savoir faire quelque chose, il
-faut savoir faire tout. Les qualités sont l'envers l'une de l'autre: la
-grâce est l'autre côté de la force; l'ombre est le côté opposé de la
-lumière.
-
-Pas de génie s'il n'a les deux pôles; on n'est sphère qu'à cette
-condition; on n'est astre que si l'on est sphère.
-
- *
-
-Un grand artiste, c'est un grand homme dans un grand enfant.
-
- *
-
-Les petitesses d'un grand homme paraissent plus petites par leur
-disproportion avec le reste.
-
- *
-
-Donner de l'ombrage. Mot qui s'applique également aux grands arbres et
-aux grands hommes.
-
- *
-
-Qui gloire a guerre a.
-
- *
-
-La haine, en tourmentant les grands hommes, fait la même chose que le
-vent qui tourmente les drapeaux, elle les déploie.
-
- *
-
-Conditions du génie: attaquable, inexpugnable.
-
- *
-
-Les hommes de génie n'ont jamais que le lendemain, mais ils l'ont
-toujours.
-
-Perdre la partie et gagner la revanche, en d'autres termes, avoir tort
-le premier jour et raison le second, voilà l'histoire de tous les grands
-apporteurs de vérité.
-
- *
-
-Il arrive souvent que les hommes de génie ont, en dehors des religions
-formulées, une religion à eux, laquelle même semble parfois la négation
-des autres.
-
-Les grands esprits, comme les mondes, paraissent se soutenir et se
-mouvoir dans le vide; mais en réalité ils subissent, selon des courbes
-immenses, selon les données mêmes de l'infini, une loi de gravitation
-mystérieuse autour du centre des centres. C'est même sur ces
-majestueuses exceptions, soleils et génies, qu'on peut étudier à nu la
-grande loi d'équilibre universel qui régit aussi bien le monde moral que
-le monde physique.
-
- *
-
-Un puits profond réfléchissait les cieux constellés et les splendeurs de
-l'espace infini. Un enfant passe, se penche et jette une pierre dans le
-puits. Cette pierre brise le miroir et y efface les étoiles.
-
-Tel est le penseur. Il lui suffit du souci le plus vulgaire de la vie,
-ramassé à terre et jeté dans son esprit par le premier passant venu,
-pour le troubler dans la contemplation des choses éternelles. Mais ce
-trouble n'est que d'un moment, la pierre tombe au fond du puits, le
-souci tombe au fond de l'âme, et le mystérieux miroir se remet à
-refléter le ciel.
-
- -----
-
-La France et le monde viennent d'avoir, sans compter le dix-neuvième
-siècle, trois cycles successifs de lumière, et quant à moi, je n'ai
-jamais accepté cette appellation de «grand siècle» donnée au moindre des
-trois.
-
- *
-
-Luther, après avoir sapé à sa base la grande unité catholique, essaya
-vainement de fonder à son tour et de laisser après lui une unité
-religieuse.
-
-Calvin règne à Genève, Zwingle à Zurich dans les montagnes de l'Albis,
-le frère Martin à Marbourg, Bucer à Strasbourg, Acolampade au pied du
-Hauenstein de Bâle, Mélanchton à l'université de Wittenberg.
-
-Ce phénomène, au reste, se reproduit, presque avec les mêmes
-circonstances, dans l'histoire de toutes les philosophies et de toutes
-les religions. Il vient un moment où la pensée mère, l'auguste pièce
-d'or marquée à la royale face du maître, disparaît. Un tas de petites
-idées de cuivre ou de plomb, frappées à l'effigie d'une foule de petits
-hommes, se mettent à circuler parmi la multitude. On avait une
-philosophie, on a des systèmes; on avait un sequin d'or, on a de la
-monnaie.
-
-Est-ce un bien? Est-ce un mal? Faut-il nous plaindre de ce que le faux
-se mêle ainsi fatalement toujours au vrai dans une certaine proportion?
-Le mensonge est-il nécessaire à la vérité, pour le rendre propre aux
-usages humains, comme l'alliage au métal?
-
-Je pose ces questions. Les résolve qui pourra.
-
- *
-
-Trois est le nombre parfait.
-
-L'unité est au nombre trois ce que le diamètre est au cercle. Trois est
-parmi les nombres ce que le cercle est parmi les figures.
-
-Le nombre trois est le seul qui ait un centre. Les autres nombres sont
-des ellipses et ont deux foyers.
-
-De cette perfection du nombre trois naît la curieuse loi que voici,
-applicable au seul nombre trois:--Additionnez les chiffres composant un
-multiple quelconque du nombre trois, le total sera toujours divisible
-par trois.
-
- *
-
-La force des peuples barbares tient à leur jeunesse et disparaît avec
-elle.
-
-La force des peuples civilisés tient à leur intelligence, et se
-développe avec elle.
-
-Il n'y a pas d'exemple d'un peuple barbare à la fois vieux et puissant.
-Il se civilise ou il meurt.
-
-Dans le premier cas, il est la Russie; dans le second cas, il est la
-Turquie.
-
- *
-
-On gâte l'Orient. Il n'y a plus de Grand-Turc. Le sérail est en acajou.
-L'idéal des pachas est de ressembler à nos caporaux. Le mufti s'écourte
-et devient bonasse. Abd-el-Kader, qui écrivait comme Job, écrit comme
-Prudhomme. La pelisse fait place au paletot. Alger va avoir une rue de
-Rivoli, Delhi a un Strand; l'Afrique se francise, l'Inde s'anglaise.
-Vous verrez que, de proche en proche, sous prétexte de civilisation,
-l'Europe finira par casser la Chine.
-
- *
-
-Une république comme les États-Unis d'Amérique, faite d'un seul
-principe, accepte avec calme les luttes et les chocs de la pensée sous
-toutes ses formes les plus grandioses et les plus farouches. Toutes les
-libertés de l'esprit humain peuvent sans péril y faire leurs bonds
-formidables. Les taureaux sont vastes, les éléphants sont énormes, les
-lions sont gigantesques, mais le cirque est de granit.
-
- *
-
-John Brown.
-
-Le despotisme qui tue un libérateur, se défend; la liberté qui tue un
-libérateur, se suicide.
-
- *
-
-Ce siècle accomplit l'office de cantonnier pour les sociétés futures.
-Nous faisons la route, d'autres feront le voyage.
-
- *
-
-Nous voyons le temps passé au télescope et le temps présent au
-microscope. De là les énormités apparentes du temps présent.
-
- *
-
-1850.
-
-Dans ce temps où l'on ne fait que changer d'abîme, voici toute ma
-politique: je m'attelle en avant dans les montées et en arrière dans les
-descentes.
-
-Cela fait dire aux esprits superficiels que je varie.
-
- *
-
-1850.
-
-Le penseur militant ne doit pas plus s'ébahir d'être tour à tour
-populaire et impopulaire que le marin d'être tour à tour sec et mouillé.
-
-Avoir le vrai pour étoile, le droit pour boussole, faire le voyage,
-sauver le vaisseau, entrer au port, arriver au but, voilà l'unique
-question.
-
- *
-
-1850.
-
-J'aime être populaire, c'est le bonheur; mais je veux être utile, c'est
-le devoir.
-
-Inutile et populaire ou impopulaire et utile? mon choix serait vite
-fait. Souffre, mais sers.
-
- *
-
-1852.
-
-Je n'écris que d'une main, mais je combats des deux.
-
- *
-
-1860.
-
-L'exil commence par être un pêle-mêle et finit par être un choix. Qui y
-reste est meilleur. L'exil tamise.
-
- *
-
-Guernesey. 1861.
-
-Quand j'étais pair de France sous la monarchie ou représentant du peuple
-sous la république, si quelqu'un m'eût prédit qu'un jour viendrait, où,
-moi Victor Hugo, je serais frappé par un statut de la chambre étoilée du
-temps de Charles Ier, et qu'un autre jour viendrait où je paierais,
-comme tenancier féodal, le droit de poulage à la reine d'Angleterre,
-j'eusse souri de ces rêves. Ces rêves sont arrivés. L'impossible n'est
-pas. Les petites comme les grandes destinées doivent s'attendre à tout.
-Prévoyez l'imprévu.
-
- *
-
-1862.
-
-Les révolutions comme les volcans ont leurs journées de flamme et leurs
-années de fumée.
-
-Nous sommes maintenant dans la fumée.
-
- *
-
-1862.
-
-Oh! ces hommes de tous les régimes, de toutes les intrigues, de toutes
-les servitudes, de tous les despotismes! Ils ont une tache, ces hommes,
-partout où la patrie a une cicatrice!
-
- *
-
-1863.
-
-_Gaudet equis canibusque._ Horace le disait il y a deux mille ans, de
-tout temps la jeunesse a aimé les chevaux. Seulement la façon a changé.
-Nos pères, les jeunes gens d'autrefois, aimaient les chevaux comme des
-chevaliers. Les jeunes gens d'aujourd'hui aiment les chevaux comme des
-palefreniers.
-
- *
-
-1869.
-
-Le despotisme est un crime long.
-
-
-
-
-_Promontorium Somnii_
-
-
-I
-
-Ce promontoire du Songe! il est dans Shakespeare. Il est dans tous les
-grands poëtes.
-
-Dans le monde mystérieux de l'art, il y a la cime du rêve. A cette cime
-du rêve est appuyée l'échelle de Jacob. Jacob couché au pied de
-l'échelle, c'est le poëte, ce dormeur qui a les yeux de l'âme ouverts.
-En haut, ce firmament, c'est l'idéal. Les formes blanches ou
-ténébreuses, ailées ou comme enlevées par une étoile qu'elles ont au
-front, qui gravissent l'échelle, ce sont les propres créations du poëte
-qu'il voit dans la pénombre de son cerveau faisant leur ascension vers
-la lumière.
-
-Cette cime du rêve est un des sommets qui dominent l'horizon de l'art.
-Toute une poésie singulière et spéciale en découle. D'un côté le
-fantastique; de l'autre le fantasque, qui n'est autre chose que le
-fantastique riant. C'est de cette cime que s'envolent les océanides
-d'Eschyle, les chérubins de Jérémie, les ménades d'Horace, les larves de
-Dante, les andryades de Cervantes, les démons de Milton et les matassins
-de Molière.
-
-Ce promontoire du Songe quelquefois submerge de son ombre tout un génie,
-Apulée jadis, Hoffmann de nos jours. Il emplit une oeuvre entière, et
-alors cela est redoutable, c'est l'Apocalypse. Les vertiges habitent
-cette hauteur. Elle a un précipice, la folie. Un des versants est
-farouche, l'autre est radieux. Sur l'un est Jean de Patmos, sur l'autre
-Rabelais. Car il y a la tragédie rêve et il y a la comédie songe.
-
-Melpomène, aux sourcils rapprochés, a beau pleurer et rugir sur les
-rois; Thalie, grâce autant que muse, a beau bafouer le peuple; elles ont
-beau, l'une et l'autre, sembler humaines et être humaines: la clarté du
-surhumain apparaît dans les yeux stellaires de ces deux masques.
-
-De là dans la poésie une sorte de monde à part. C'est le monde qui n'est
-pas et qui est. Niez donc la réalité de Caliban. Contestez donc
-l'existence du petit Poucet. Tâchez donc, à moins que vous ne soyez
-Boileau en personne, le vrai Boileau, Nicolas, fils de Gilles, tâchez
-donc de ne pas vous intéresser à l'_Homme sans ombre_. Dites à Titania:
-Tu n'es pas! Si vous lui donnez ce soufflet, elle vous le rendra. Car
-c'est vous, bourgeois, qui n'êtes pas.
-
-Tout songeur a en lui ce monde imaginaire. Cette cime du rêve est sous
-le crâne de tout poëte comme la montagne sous le ciel. C'est un vague
-royaume plein du mouvement inexprimable de la chimère. Là on vit de la
-vie étrange de la nuée. Il y a dans tout de l'errant et du flottant. La
-forme dénouée ondule mêlée à l'idée. L'âme est presque chair, le corps
-est presque esprit. On pousse la réalité jusqu'à dire, le cas échéant,
-le mot de Cambronne, et l'on s'y appelle crûment Bottom; un fantôme crie
-à l'autre: «Tais-toi, fils de putain!» Et l'on est impalpable au point
-de fondre comme Ariel dans le parfum d'une fleur.
-
-C'est l'impossible qui se dresse et qui dit: Présent. L'être commencé
-homme s'achève abstraction. Tout à l'heure il avait du sang dans les
-veines; maintenant il a de la lumière, maintenant il a de la nuit,
-maintenant il se dissipe. Saisissez-le, essayez, il a rejoint le nuage.
-Du réel rongé et disparaissant sort un fantôme comme du tison une fumée.
-
-Tel est ce monde, autant lunaire que terrestre, éclairé d'un crépuscule.
-
-Quant à la quantité de comédie qui peut se mêler au rêve, qui ne l'a
-éprouvé? on rit endormi.
-
-
-L'assoupissement du corps est-il un réveil des facultés inconnues, et
-nous met-il en relation avec les êtres doués de ces facultés, lesquels
-ne sont point perceptibles à notre organisme quand la bête le complique,
-c'est-à-dire quand nous sommes debout, allant et venant en pleine vie
-terrestre? Les phénomènes du sommeil mettent-ils la partie invisible de
-l'homme en communication avec la partie invisible de la nature? Dans cet
-état, les êtres, dits intermédiaires, dialoguent-ils avec nous?
-jouent-ils avec nous? jouent-ils de nous? Ce n'est pas ici le lieu
-d'aborder ces questions, plus scientifiques que ne le croit l'ignorance
-d'une certaine science. Nous nous bornons à dire que ceux qui observent
-sur eux-mêmes la surprenante vie du sommeil font beaucoup de remarques.
-
-Le problème de la chair au repos a de tout temps sollicité et tourmenté
-les métaphysiciens sérieux. L'assoupissement a des parties
-transparentes; une vague étude est possible dans ce nuage, et la fouille
-du sommeil tente les chercheurs. C'est une sorte de pêche aux perles
-dans l'océan inconnu. Ce qu'on peut extraire du sommeil étudié
-préoccupait particulièrement un grave et sagace esprit contemporain,
-Jouffroy. Béranger, son ami, riait et lui disait: «Vous voulez saisir
-l'insaisissable». En effet, on ne peut rien fixer, et par conséquent
-rien affirmer, dans ces mirages obscurs. Mais de certaines apparences
-persistantes finissent par se coordonner, et frappent, à travers la
-brume de l'assoupissement, l'attention des observateurs du sommeil. Tout
-demeure hypothèse, mais pourtant, sans perdre absolument leur caractère
-conjectural, quelques faits se condensent. Un de ces faits a on ne sait
-quoi de formidable; le voici: il existe une hilarité des ténèbres. Un
-rire nocturne flotte. Il y a des spectres gais.
-
-«Le Malin est dans la nuit,» disait la crédulité naïve du moyen âge,
-donnant à ce mot «malin» son double sens.
-
-
-L'art s'empare de cette gaîté sépulcrale. Toute la comédie italienne est
-un cauchemar qui éclate de rire. Cassandre, Trivelin, Tartaglia,
-Pantalon, Scaramouche, sont des bêtes vaguement incorporées à des
-hommes; la guitare de Sganarelle est faite du même bois que la bière du
-Commandeur; l'enfer se déguise en farce; Polichinelle, c'est le vice
-deux fois difforme, _peccatum bigibbosum_, comme parle le bas latin de
-Glaber Radulphus; le spectre blanc coud des manches à son suaire et
-devient Pierrot; le démon écaillé, à face noire, devient Arlequin;
-l'âme, c'est Colombine.
-
-L'homme danse volontiers la danse macabre, et, ce qui est bizarre, il la
-danse sans le savoir. C'est à l'heure où il est le plus gai qu'il est le
-plus funèbre. Un bal en carnaval, c'est une fête aux fantômes. Le domino
-est peu distinct du linceul. Quoi de plus lugubre que le masque, face
-morte promenée dans les joies! L'homme rit sous cette mort. La ronde du
-sabbat semble s'être abattue à l'Opéra, et l'archet de Musard pourrait
-être fait d'un tibia. Nul choix possible entre le masque et la larve.
-_Stryga vel masca._ C'est peut-être Rigolboche, c'est peut-être Canidie.
-Des brucolaques et des lycanthropes se perdraient dans cette foule. Ces
-voiles blancs et noirs traverseraient un cimetière sans le troubler. Un
-débardeur tutoie peut-être un vampire. Qui sait si cette cohue obscène
-n'a pas, en venant ici, laissé derrière elle des fosses vides? Il n'est
-pas bien sûr que ce sergent de ville qui passe ne mène pas un squelette
-au poste. Sont-ce des ivrognes? Sont-ce des ombres? Le mardi gras
-descend de la Courtille, à moins qu'il ne revienne de Josaphat.
-
-
-Ce somnambulisme est humain. Une certaine disposition d'esprit,
-momentanément ou partiellement déraisonnable, n'est point un fait rare,
-ni chez les individus, ni chez les nations.
-
-Il est certain, par exemple, que tout autocrate est dans une situation
-cérébrale particulière. Le pouvoir absolu enivre comme le génie, mais il
-a cela de redoutable qu'il enivre sans contrepoids. L'homme de génie et
-le tyran sont l'un et l'autre pleins d'un démon; ils sont tous deux
-souverains; mais, dans l'homme de génie, la raison étant égale à la
-puissance, l'esprit reste en équilibre.
-
-Dans le tyran, l'omnipotence étant habituellement accompagnée de la
-toute-bêtise, et d'ailleurs purement matérielle, la cervelle misérable
-bascule à chaque instant. Alors vous avez de ces spectacles-ci: Louis XV
-enseignant le catéchisme aux petites filles du Parc-aux-Cerfs.
-
-Souvent l'état de rêve gagne les hommes graves, les savants, les
-théologiens, les remueurs d'in-folios. Je ne sais plus quel bonhomme
-docte, savantissime, fort farouche sur toute chose, dont parle Claude
-Binet, racontait ses rendez-vous d'amour avec une princesse du sang
-royal morte depuis cent cinquante ans. David Parens, oracle de la
-Sapience à Heidelberg, rêve qu'un chat lui égratigne le visage, et le
-mentionne dans son journal du 26 décembre 1617, avec cette note:
-_Somnium sine dubio ominosum_. Et il part de là pour dire: A quoi bon
-fortifier Heidelberg? Jurieu croyait avoir de la cavalerie se battant
-dans son ventre. Pomponace était devenu chimérique au point de ne
-presque plus savoir comment on s'y prend pour dormir, boire, manger et
-cracher; il disait lui-même de lui-même: _insomnis et insanus_.
-Scioppius n'était évidemment pas sain d'esprit quand, par crainte des
-jésuites, il prenait un faux nez à chaque livre qu'il écrivait,
-s'appelant successivement Vargas, Sotelo, Hay, Krigsoeder, Denius, A
-Fano Sancti Benedicti, Junipère d'Ancône, Grosippe et Grobinius.
-
-Les institutions graves ne sont pas plus exemptes d'insanité que les
-hommes graves. L'Église damne les sauterelles. On conserve dans les
-pouilles de la cathédrale de Laon un mandement de l'évêque de 1120
-contre les charançons. En 1516, l'official de Troyes rend cet arrêt:
-«Parties ouïes, faisant droit sur la requeste des habitants de
-Villenoxe, admonestons les chenilles de se retirer dans six jours, et, à
-défaut de ce faire, les déclarons maudites et excommuniées.» Le
-Parlement de Paris, faisant pendre une truie sorcière, rêve et
-extravague. La Sorbonne, faisant défense et inhibition de guérir les
-maladies au quinquina, «écorce scélérate», est complètement folle.
-
-Les multitudes, ainsi que nous venons de l'indiquer, ne sont point
-exemptes de ces contagions. Les peuples, même libres, ont leurs tics
-comme les despotes ont leurs lubies. Le peuple anglais, en masse,
-copiant le noeud de cravate de Brummel, n'est-il pas en état de rêve
-tout autant que Charles-Quint montant des pendules, ou Domitien
-décapitant des mouches? Est-il un rêve plus absurde que celui d'Origène?
-Celui-là, certes, ne semble pas contagieux. Il l'est. La religion des
-eunuques volontaires existe. Allez en Russie, vous l'y trouverez. Les
-origénistes s'appellent _Skopzi_; ils sont trente mille; et, en
-attendant le jour où le feu czar Pierre III, leur messie, viendra mettre
-en branle la grosse cloche du Kremlin à Moscou, ils se mutilent
-stoïquement, somnambules au point de n'être plus hommes.
-
-Une science tout entière peut tomber en somnambulisme. La médecine est
-particulièrement sujette à cet accident. Le moyen âge a été pour elle
-une longue éclipse, et l'on pourrait presque dire que jusqu'au
-dix-huitième siècle la médecine a rêvé. Le bol d'Arménie, la thériaque,
-l'électuaire de Sennert contre les maladies du coeur, forgé de
-trente-deux substances, parmi lesquelles l'or, le corail, l'ambre, le
-saphir, l'émeraude et la perle, la fameuse poudre panacée faite avec des
-nombrils de singes du golfe Persique, tous ces remèdes semblent des
-cauchemars. De réalité, point. On damne, de par la Bible, Harvey, le
-_circulator_ du sang, comme Galilée, le _circulator_ des planètes.
-L'hygiène était formidable. En une seule année, Bouvart, médecin de
-Louis XIII, faisait traverser le roi par deux cent quinze médecines et
-deux cent douze clystères. Les facultés guerroyaient; le diagnostic
-combattait la drogue; saint Côme attaquait saint Luc; les médecins se
-déclaraient homériques et les apothicaires bibliques; les premiers se
-disaient descendants de Machaon et de Poladire, et les seconds
-entendaient remonter jusqu'au prophète qui inventa pour Ezéchias le
-cataplasme de figues sèches; Fleurant prenait pour ancêtre Isaïe. Le
-tournoi médical pour et contre l'antimoine rendait fous furieux
-Renaudot, Guénaut, et Guy-Patin, et Courtaud, champion de Montpellier,
-et Guillemeaut, champion de Paris. Cependant mourait qui voulait. Les
-malades avaient la fièvre et les médecins le délire.
-
-Quelquefois une époque est maniaque. La Renaissance a donné à l'Europe
-pendant trois siècles la folie païenne. Théagène et Chariclée et les
-pastorales de Longus créèrent une sorte de civilisation mythologique,
-galante et bergère. La Fontaine écrit:
-
- Depuis que la cour d'Amathonte
- S'est enfuie à Bois-le-Vicomte...
-
-Apollon gardeur de moutons était le type auquel le cardinal de Richelieu
-s'efforçait de ressembler. En France, il y avait une sorte d'Olympe
-gaulois. Les dieux rencontraient les druides dans les oseraies fleuries
-du Lignon. On poussait la bergerie jusqu'à la bergerade. On n'était plus
-en France, mais en Arcadie. On écrivait _le Berger extravagant_.
-Ronsard, épris d'une femme de la cour, changeait Estrée en Astrée. Les
-tritons et les néréides, Rubens l'atteste, débarquaient Marie de Médicis
-à Marseille, et Mercure assistait à son sacre dans l'église de
-Saint-Denis. Wolfgang Guillaume, duc de Neubourg, avait bâti un mont Ida
-dans son jardin, s'y accroupissait sur un aigle empaillé et faisait
-tirer le canon pour se croire Jupiter. Louis XIV se déguisait de bonne
-foi en soleil. Le maréchal de Saxe à Chambord avait un régiment de
-uhlans exquis et fantasque; habits couleur limace, culottes vertes,
-bottes hongroises, turbans à crinières, piques à banderoles, avec une
-compagnie colonelle de nègres vêtus de blanc sur des chevaux blancs, et
-en queue une batterie de longs canons de cuivre dans des boîtes de sapin
-sur de petits chariots, et en tête une musique chinoise; le comte de
-Saxe passait la revue de ce régiment joujou, en grand costume de
-maréchal-général, et suivi d'une pleine gondole de déesses à peu près
-nues, Junons, Minerves, Hébés, Vénus, Flores, etc., qui étaient des
-filles entretenues par lui dans son château des Pipes, près Créteil, et
-dans sa petite maison de la rue du Battoir. Élisabeth d'Angleterre,
-avant eux, avait eu son Parnasse et son Olympe. Cette pédante était
-digne d'être payenne. Elle habillait ses femmes en dryades et ses valets
-de pied en satyres; à Hampton-Court, elle faisait danser autour d'elle
-les Jeux et les Ris, qui étaient ses pages. Elle ne se faisait point
-sacrer par Mercure, n'étant pas catholique comme Marie de Médicis, mais
-elle ne haïssait pas d'être conduite à sa chambre à coucher par ce dieu
-orné du caducée et des talonnières d'ailes. A Norwich, un beau jour, les
-aldermen lui servirent sur un plat d'argent un Cupidon qui offrit une
-flèche d'or aux cinquante ans de Sa Majesté. Leicester lui donna une
-fête à Kenilworth. Il y avait un étang; occasion de mythologie. Laneham
-et sir Nicholas Lestrange étaient là et le racontent. Arion sur le dos
-d'un dauphin et Triton ayant la figure d'une sirène, sortirent des
-roseaux et chantèrent à Élisabeth des vers de Leicester. Tout à coup,
-Arion, troublé par la reine ou enroué par l'étang, s'arrêta court,
-déchira son habit mythologique et cria: «Je ne suis pas Arion, je suis
-l'honnête Henry Goldingham.» Élisabeth, déesse, rit. Elle redevenait
-réelle, et femme et reine pour de bon, quand il s'agissait de couper la
-tête à Marie Stuart, plus belle qu'elle.
-
-Un écrivain tellement mystérieux qu'il est presque sinistre, positif
-cependant et pratique jusqu'à l'horreur, poussant l'obéissance à la
-réalité jusqu'à l'acceptation du crime, une sorte de pontife effrayant
-du fait accompli, Machiavel, qui le croirait? est, ou semble être, lui
-aussi, en proie au rêve. Les lignes qu'on va lire sont de lui:
-
-«Je ne saurois en donner la raison, mais c'est un fait attesté par toute
-l'histoire ancienne et moderne que jamais il n'est arrivé de grand
-malheur dans une ville ou dans une province qui n'ait été prédit par
-quelques devins ou annoncé par des révélations, des prodiges ou autres
-signes célestes. Il seroit fort à désirer que la cause en fût discutée
-par des hommes instruits dans les choses naturelles et surnaturelles,
-avantage que je n'ai point. Il peut se faire que, notre atmosphère
-étant, comme l'ont cru certains philosophes, habitée par une foule
-d'esprits qui prévoient les choses futures par les lois mêmes de leur
-nature, ces intelligences, qui ont pitié des hommes, les avertissent par
-ces sortes de signes, afin qu'ils puissent se tenir sur leurs gardes.
-Quoi qu'il en soit, le fait est certain, et toujours après ces annonces
-on voit arriver des choses nouvelles et extraordinaires.» (Machiavel,
-_Discours sur Tite-Live_, 1, 56.)
-
-Ainsi le machiavélisme se complique de la foi aux présages. Machiavel,
-devin, eût rencontré sans rire Machiavel, augure.
-
-
-Cette tendance de l'homme à verser dans l'impossible et l'imaginaire est
-la source du _Credo quia absurdum_. Elle crée dans la religion
-l'idolâtrie et dans la poésie la chimère. L'idolâtrie est mauvaise. La
-chimère peut être belle.
-
-Tout un art complet, la musique, admirable en Italie et plus admirable
-encore en Allemagne, appartient au rêve. La musique est belle en Italie;
-en Allemagne, elle est sublime. Cela tient à ce que l'Italie rêve la
-volupté et l'Allemagne l'amour. De là le sourire de Cimarosa et le
-sanglot immense de Glück. L'Allemagne a cette gloire d'avoir jusqu'ici à
-elle seule la suprématie absolue d'un art, toutes les autres nations
-étant forcées au partage des autres arts. Le grand poëte n'est pas grec,
-car s'il y a Eschyle, il y a Isaïe; il n'est pas hébreu, car s'il y a
-Isaïe, il y a Juvénal; il n'est pas latin, car s'il y a Juvénal, il y a
-Dante; il n'est pas italien, car s'il y a Dante, il y a Shakespeare; il
-n'est pas anglais, car s'il y a Shakespeare, il y a Cervantes; il n'est
-pas espagnol, car s'il y a Cervantes, il y a Molière; il n'est pas
-français, car s'il y a Molière, il y a tous ceux que nous venons
-d'énumérer. Le grand musicien est allemand.
-
-Le grand allemand moderne, ce n'est pas Goethe, c'est Beethoven.
-
-
-Nous venons de nommer Molière. Si quelque chose pouvait démontrer la
-puissance du rêve dans l'art, ce serait de le voir envahir Molière.
-
-Le prophète, le jour où les montagnes se mirent à sauter comme des
-béliers, résista à l'effarement du prodige jusqu'à l'instant où il vit
-le mont Ararat lui-même entrer en danse. Eh bien, Molière aussi, de même
-que tous les autres poëtes, entre en rêve.
-
-Molière est Poquelin, comme Voltaire est Arouet; Molière est le produit
-du pilier des Halles, il est élève de Gassendi, il est l'essayeur d'une
-traduction de Lucrèce, il est sceptique, il est le critique perpétuel de
-son propre enthousiasme; il est Alceste, mais il est Philinte; Molière
-est le grand raisonneur qui, heureusement, n'a pas, comme Voltaire,
-poussé le raisonnement jusqu'au point où le raisonnement fait évanouir
-la comédie; Molière est homme de génie valet de chambre tapissier...
-N'importe, ce désillusionné, ce philosophe qui fait le lit d'un roi,
-est, à ses heures, chimérique. «La lune, comme dit Othello, vient de
-passer trop près de la terre.» C'est fait, Molière est atteint, comme un
-simple Shakespeare. Brusquement, tout à coup, Molière est ivre. Il est
-ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie à l'abattoir et
-la comédie au tréteau. Abattoir sublime; tréteau splendide. Molière,
-subitement éperdu, chancelle du trop plein de la coupe divine, et, comme
-Horace, il dit: Ohée! _Dicit Horatius: Ohe!_ Ce sage devient fou; et
-voilà le fantasque qui arrive, et le grotesque, et le bouffon, et la
-parodie, et la caricature, et l'excentrique, et l'excessif; Boileau,
-glacé d'horreur, «ne reconnaît plus» Molière; les intermèdes font
-irruption, la farce fait éclater la comédie; la bouche du mascaron
-Thalie s'ouvre jusqu'aux oreilles et vomit les satyres dansants, les
-sauvages dansants, les cyclopes dansants, les furies dansantes, les
-procureurs dansants, les importuns dansants, les espagnols chantants,
-les turcs bâtonnants, les lutins faisant des sauts périlleux, le muphti
-et le dervis, les matamores parlant patois, et l'ours, et Moron sur
-l'arbre, et Scapin avec son sac, et Jupiter dans son nuage, et Mercure
-dans Sosie, et Sbrigani, et Pourceaugnac, et Diafoirus, et Desfonandrès;
-le bourgeois gentilhomme et le malade imaginaire donnent la réplique aux
-révérences ironiques, Argan se coiffe d'un pot de chambre idéal, le
-latin sorbonesque fait rage, le mamamouchi baragouine, les tiares de
-chandelles s'allument, les seringues tourbillonnent, l'apothéose des
-apothicaires flamboie; et toute cette folie, ô Molière, ajoute à ta
-sagesse!
-
-Si cela arrive à Molière, cela arrivera à tous.
-
-Le poëte est le fils de la Muse; il en est aussi l'enfant. Mais cette
-enfance ressemble à celle du Nazaréen au temple. Elle enseigne. Les
-docteurs l'écoutent; elle a le doigt levé.
-
-Une signification sérieuse et forte se dégage de ces lupercales de
-l'art. C'est le vice accentué, c'est le ridicule barbouillé de lui-même,
-c'est la lie au front de l'ivrogne. Le laid devient grotesque. La
-grimace souligne la figure. C'est la physionomie poussée au noir. Qui
-n'était que poltron est lâche, qui n'était que pédant est idiot, qui
-n'était que bête est sot, qui n'était que vil est abject. Toute une
-philosophie sort de la bouffonnerie. C'est le défaut marqué par l'excès.
-Il semble que la farce délie Molière. Ses cris les plus hardis, c'est là
-qu'il les jette; ses conseils les plus profonds, c'est là peut-être
-qu'il les donne. Cela n'empêche pas le duc de Saint-Aignan de s'indigner
-du _Bourgeois gentilhomme_, et de profiter du silence du roi pour crier:
-«Molière baisse. Molière n'y est plus. _Balachon_, _Balaba_, que veut
-dire cela? Molière est en délire!»
-
-Soit dit en passant, le duc de Saint-Aignan, si difficile en fait de bon
-sens, était le même qui, en 1664, aux fêtes de Versailles, maréchal de
-camp, armé à la grecque, coiffé d'un casque à plumes incarnates avec
-dragon, vêtu d'une cuirasse de toile d'argent à petites écailles d'or,
-bas de soie pareils, représentait Guidon le sauvage.
-
-
-Oui, loin d'être un défaut, comme le croient les critiques de surface,
-cette quantité de rêve inhérente au poëte est un don suprême. Il faut
-qu'il y ait dans le poëte un philosophe, et autre chose. Qui n'a pas
-cette quantité céleste de songe n'est qu'un philosophe.
-
-Ce _quid divinum_, Voltaire l'a eu dans ses Contes; Là seulement il est
-poëte. Remarque frappante, dans ses Contes Voltaire rêve, il pense
-d'autant plus. Il sort du réel et entre dans le vrai. Cette gorgée de
-chimère, bue par sa raison, la transfigure, et cette raison devient
-divination. Voltaire dans ses Contes entrevoit presque, et entrevoit
-avec amour, la conclusion, disons plus, la catastrophe finale du
-dix-huitième siècle; catastrophe qui, historien, l'épouvanterait. Il
-invente, il imagine, il se laisse aller aux conjectures, il perd pied;
-il s'envole. Le voilà en plein azur de suppositions et d'hypothèses. La
-pensée étoilée était jusque-là restée fermée. C'est l'ouverture de la
-déesse. _Patuit dea._
-
-Dans toutes les autres oeuvres de ce grand Arouet, l'inquiétude du
-maître lui tire la manche, la nécessité de plaire aux puissances crée un
-contre-courant à la bonne volonté; _Trajan est-il content?_ Cette
-courbette revient sans cesse. Le courtisan encombre le penseur. Le valet
-déconseille le titan. A Versailles, il est gentilhomme ordinaire; à
-Potsdam, il a sa clef derrière le dos. De là force platitudes en
-présence du fait. La sphère imaginaire rend ses coudées franches à cet
-esprit. Candide est sincère; Micromégas prend ses aises. Quand d'une
-enjambée on est dans Sirius, on est libre. Voltaire dans l'histoire
-n'est qu'à peu près un philosophe; dans le conte, c'est presque un
-apôtre.
-
-
-Poëtes, voici la loi mystérieuse: Aller au delà. Laissez les sots la
-traduire par _extravagare_. Allez au delà, extravaguez, soit, comme
-Homère, comme Ezéchiel, comme Pindare, comme Salomon, comme Archiloque,
-comme Horace, comme saint Paul, comme saint Jean, comme saint Jérôme,
-comme Tertullien, comme Pétrarque, comme Alighieri, comme Cervantes,
-comme Rabelais, comme Shakespeare, comme Milton, comme Mathurin Régnier,
-comme Agrippa d'Aubigné, comme Molière, comme Voltaire. Extravaguez avec
-ces doctes, extravaguez avec ces justes, extravaguez avec ces sages.
-_Quos vult AUGERE Juppiter dementat_.
-
-Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles déraison, les
-ignorants hallucination, ce qui s'appelait jadis fureur sacrée, ce qui
-s'appelle aujourd'hui, selon que c'est l'un ou l'autre versant du rêve,
-mélancolie ou fantaisie, cet état singulier de l'esprit qui, persistant
-chez tous les poëtes, a maintenu, comme des réalités, des abstractions
-symboliques, la lyre, la muse, le trépied, sans cesse invoquées ou
-évoquées, cette ouverture étrange aux souffles inconnus, est nécessaire
-à la vie profonde de l'art. L'art respire volontiers l'air irrespirable.
-Supprimer cela, c'est fermer la communication avec l'infini. La pensée
-du poëte doit être de plain-pied avec l'horizon extra-humain.
-
-Silène, au dire d'Épicure, était un sage tellement pensif qu'il semblait
-éperdu. Il s'abrutissait d'infini. Il méditait si avant dans les choses
-qu'il allait hors de la vie et qu'on l'eût dit pris de vin. Ce vin était
-la rêverie terrible.
-
-Le poëte complet se compose de ces trois visions: Humanité, Nature,
-Surnaturalisme. Pour l'Humanité et la Nature, la Vision est observation;
-pour le Surnaturalisme, la Vision est intuition.
-
-Une précaution est nécessaire: s'emplir de science humaine. Soyez homme
-avant tout et surtout. Ne craignez pas de vous surcharger d'humanité.
-Lestez votre raison de réalité, et jetez-vous à la mer ensuite.
-
-La mer, c'est l'inspiration.
-
-A proprement parler, toute la haute puissance intellectuelle vient de ce
-souffle, l'inconnu. Souffle qui est une volonté. _Flat ubi vult._
-
-Ce sont là les grands effluves. Les divers ordres de faits qui se
-rattachent à l'inspiration débordent de toute part la région du rêve et
-les créations de la poésie imaginaire. Ce majestueux phénomène
-psychique, l'inspiration, gouverne l'art tout entier, la tragédie comme
-la comédie, la chanson comme l'ode, le psaume comme la satire, l'épopée
-comme le drame. Mais, pour le moment, nous ne regardons qu'un détail de
-ce vaste ensemble.
-
-
-Donc songez, poëtes; songez, artistes; songez, philosophes; penseurs,
-soyez rêveurs. Rêverie, c'est fécondation. L'inhérence du rêve à l'homme
-explique tout un côté de l'histoire et crée tout un côté de l'art.
-Platon rêve l'Atlantide, Dante le Paradis, Milton l'Éden, Thomas Morus
-la Cité Utopia, Campanella la Cité du Soleil, Hall le Mundus Alter,
-Cervantes Barataria, Fénelon Salente.
-
-Seulement n'oubliez pas ceci: il faut que le songeur soit plus fort que
-le songe. Autrement danger. Tout rêve est une lutte. Le possible
-n'aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère. Un
-cerveau peut être rongé par une chimère.
-
-Qui n'a vu dans les hautes herbes du printemps un drame horrible? Le
-hanneton de mai, pauvre larve informe, a volé, voleté, bourdonné; il a
-fait des rencontres, il s'est heurté aux murs, aux arbres, aux hommes,
-il a brouté à toutes les branches où il a trouvé de la verdure, il a
-cogné à toutes les vitres où il a vu de la lumière, il n'a pas été la
-vie, il a été le tâtonnement essayant de vivre. Un beau soir il tombe,
-il a huit jours, il est centenaire. Il se traînait dans l'air, il se
-traîne à terre; il rampe épuisé dans les touffes et dans les mousses,
-les cailloux l'arrêtent, un grain de sable l'empêtre, le moindre épillet
-de graminée lui fait obstacle. Tout à coup, au détour d'un brin d'herbe,
-un monstre fond sur lui. C'est une bête qui était là embusquée, un
-nécrophore, la jardinière, un scarabée splendide et agile, vert,
-pourpre, flamme et or, une pierrerie armée qui court et qui a des
-griffes. C'est un insecte de guerre casqué, cuirassé, éperonné,
-caparaçonné; le chevalier brigand de l'herbe. Rien n'est formidable
-comme de le voir sortir de l'ombre, brusque, inattendu, extraordinaire.
-Il se précipite sur ce passant. Ce vieillard n'a plus de force, ses
-ailes sont mortes, il ne peut échapper. Alors c'est terrible. Le
-scarabée féroce lui ouvre le ventre, y plonge sa tête, puis son corselet
-de cuivre, fouille et creuse, disparaît plus qu'à mi-corps dans ce
-misérable être et le dévore sur place, vivant. La proie s'agite, se
-débat, s'efforce avec désespoir, s'accroche aux herbes, tire, tâche de
-fuir, et traîne le monstre qui la mange.
-
-Ainsi est l'homme pris par une démence. Il y a des songeurs qui sont ce
-pauvre insecte qui n'a point su voler et qui ne peut pas marcher; le
-rêve, éblouissant et épouvantable, se jette sur eux et les vide et les
-dévore et les détruit.
-
-La rêverie est un creusement. Abandonner la surface, soit pour monter,
-soit pour descendre, est toujours une aventure. La descente surtout est
-un acte grave. Pindare plane, Lucrèce plonge. Lucrèce est le plus
-risqué. L'asphyxie est plus redoutable que la chute. De là plus
-d'inquiétude parmi les lyriques qui creusent le moi que parmi les
-lyriques qui sondent le ciel. Le moi, c'est là la spirale vertigineuse.
-Y pénétrer trop avant effare le songeur.
-
-Du reste toutes les régions du rêve veulent être abordées avec
-précaution. Ces empiétements sur l'ombre ne sont pas sans danger. La
-rêverie a ses morts, les fous. On rencontre çà et là dans ces obscurités
-des cadavres d'intelligences, Tasse, Pascal, Swedenborg. Ces fouilleurs
-de l'âme humaine sont des mineurs très exposés. Des sinistres arrivent
-dans ces profondeurs. Il y a des coups de feu grisou.
-
-
-II
-
-Ce promontoire du songe, dont nous montrons l'ombre projetée sur
-l'esprit humain, l'Olympe antique l'avait fait presque visible. Dans
-l'Olympe, la cime du rêve apparaît. La chimère propre à la pensée de
-l'homme n'a jamais été plastique à ce point. Le songe mythologique est
-presque palpable par la détermination de la forme.
-
-L'empreinte laissée par l'Olympe au cerveau humain est telle,
-qu'aujourd'hui encore, après deux mille ans d'empiétement chrétien sur
-les imaginations, nous avons, grâce à l'utile éducation classique
-grecque et latine, peu d'effort à faire pour apercevoir distinctement au
-fond du ciel l'éternelle montagne ayant à son sommet la fête de la
-toute-puissance. Là sourient en plein azur les douze passions de
-l'homme, déesses.
-
-Un excès de fréquentation de la mythologie en a fait la surface banale;
-toutefois, pour peu que l'on creuse, le grand sens énigmatique se
-révèle. La foule s'amuse tant de la fable qu'il n'y a plus de place dans
-son attention pour le mythe; mais ce mythe multiple n'en est pas moins
-une puissante création de la sagacité humaine, et quiconque a médité sur
-l'unité intime des religions prendra toujours fort au sérieux ce
-symbolisme payen auquel ont travaillé, selon le compte d'Hermodore dans
-ses _Disciplines_, tous les mages d'Asie pendant cinq mille ans, et plus
-tard tous les penseurs grecs depuis Eumolpe, père de Musée, jusqu'à
-Posidonius, maître de Cicéron.
-
-Les fictions sont des couvertures de faits. L'allégorie extravague,
-attentivement écoutée par la logique. La mythologie, insensée et
-délirante en apparence, est un récipient de réalité. Histoire,
-géographie, géométrie, mathématique, nautique, astronomie, physique,
-morale, tout est dans ce réservoir, et toute cette science est visible à
-travers l'eau trouble des fables. Rien n'est admirable, je dirais
-presque, rien n'est pathétique, comme de voir de cette Source où fume et
-bruit le bouillonnement des rêves, sortir ces deux grands courants de
-raison humaine, la philosophie ionienne, la philosophie italique; Thalès
-aboutissant à Théophraste, Pythagore aboutissant à Épicure.
-
-Le christianisme est plus humain dans un sens, et moins dans l'autre,
-que le paganisme. Le mérite du christianisme, c'est d'être humain du
-beau côté. Le paganisme ne choisit pas; il s'approprie étroitement à
-l'humanité, à l'humanité toute, et telle qu'elle est. C'est là la
-qualité et le défaut du symbolisme payen. Grattez le dieu, vous trouvez
-l'homme.
-
-Quoi qu'il en soit, pour qui étudie curieusement la mythologie
-polythéiste dans les poëtes et les philosophes, il y a la sensation
-d'une découverte; cette chose réputée banale reprend vie et fraîcheur;
-l'approfondissement la renouvelle. Le sens religieux est partout
-saisissant, le détail légendaire est souvent imprévu.
-
-Nous avons perdu la familiarité de tous ces dieux-là. Mais on peut se
-rendre compte par la pensée de ce qu'était la superposition de la
-théogonie payenne à la civilisation antique. Une lumière étrange tombait
-de l'Olympe sur l'homme, sur la bête, sur l'arbre, sur la chose, sur la
-vie, sur la destinée. Cette apothéose était au-dessus de toutes les
-têtes. Elle était ravissante et inquiétante, jetant parfois un rayon
-tragique.
-
-
-Soyez payen et tâchez de vivre tranquille; impossible. L'ubiquité divine
-vous harcèle. Elle accable le panthéiste par l'immanence; elle obsède le
-polythéiste par l'apparition et la disparition. Elle se masque, se
-démasque, se remasque; c'est une perpétuelle poursuite à faire, et rien
-n'est troublant comme ce va-et-vient imperturbable du surnaturel dans la
-nature. Pour le payen, Dieu est fourmillement. Toute sa religion est
-protée.
-
-Le payen vit haletant. Qu'est ceci? c'est une prairie; non, c'est une
-napée. Qu'est ceci? c'est une colline; non, c'est une oréade. Qu'est
-ceci? c'est une pierre; non, c'est le dieu Lapis qui peut vous changer
-en tortue ou en crapaud. Qu'est ceci? c'est un arbre; non, c'est Priape.
-Qu'est ceci? c'est de l'eau; non, c'est une femme. Prenez garde à l'eau.
-Elle est perfide comme Vénus. L'océan a la néréide et l'étang a la
-limniade. Si vous naviguez, Poséidon vous guette; méfiez-vous du
-Brise-Vaisseaux. Egéon est sous l'écume. Redoutez de rencontrer les sept
-îles Vulcaines; vous ne sortiriez pas de leurs détroits. Vous n'auriez
-d'autre ressource que de vous couper la main droite pour Mulciber et la
-main gauche pour Tardipes, qui sont le même dieu, Vulcain. Ce boiteux
-vous veut manchot. Évitez aussi les îles Echinades; c'est là que Neptune
-Ypéus cache les filles qu'il enlève, et il n'aime point les curieux.
-Vous devinerez la bonne route et, chemin faisant, le sens des présages
-qu'on rencontre si, par aventure, vous avez dans votre équipage un
-matelot telmessien, car à Telmesse tout le monde naît devin.
-
-Un port s'ouvre, n'y entrez point, la tempête vaut mieux; il est gardé
-par le dieu Palémon qui tient une clef dans sa main droite. Attention:
-je crois que ce paquet d'algues à vau-l'eau est un Glaucus; les Glaucus
-sont trois, et fort méchants. Faites un sacrifice à Elpis, la déesse
-Espérance, et aux Muses couronnées des ailes hideuses arrachées aux
-sirènes; craignez les érynnides, soeurs aînées des euménides; et le soir
-ne vous endormez pas dans votre hamac fait d'une voile sans avoir adoré
-les sept étoiles, couronne de Clotho, la parque qui file, moins mauvaise
-que Lachesis qui tourne et qu'Atropos qui coupe. Tremblez d'apercevoir à
-travers la brume marine le feu de Lyncée sur la tour de Lyrcos et le feu
-d'Hypermnestre sur la tour de Larissa. Les phares sont des spectres. Ne
-touchez pas à cette outre; elle contient peut-être un géant. Une outre
-crevée donne passage à un ouragan. Surtout ne confondez pas Téthys avec
-Thétis, vous seriez perdu. Ne vous brouillez pas avec l'aurore, mère des
-Vents. Tâchez d'être en bons termes avec Busiris, dieu des pirates et
-roi d'Espagne. Il est utile aussi quelquefois d'invoquer Eudémonia, la
-déesse de Lucullus. Si Démogorgon, le vieillard du centre de la terre,
-est pris d'un accès de toux, cela fera sauter les flots, et vous pourrez
-bien naufrager. Brûlez de la rognure d'ongles en l'honneur des deux
-soeurs farouches Pephredo et Enyo qui vinrent au monde avec des cheveux
-blancs. L'une est la lame, l'autre est la houle. Je ne parle pas des
-syrtes, des acrocéraunes, des écueils, des dogues aboyant sous l'onde.
-Autant de vagues, autant de gueules. Chantez un hymne à Bonus Eventus,
-le mari de l'Eau, et à Rubigus, le mari de Flore. Bonus Eventus
-obtiendra peut-être de l'Eau qu'elle vous lâche et Rubigus obtiendra de
-Flore qu'elle vous reçoive. Flore c'est la terre. Si la terre est de
-bonne humeur, si la Nuit ne lui a pas trop durement écrasé sa torche sur
-la tête, si vous lui faites une libation avec une pleine jarre de ces
-bons vins du mont Tmolus, si vous êtes assez riche pour avoir dans votre
-navire une statue de Jupiter et une statue d'Esculape, toutes deux en or
-et en ivoire, et celle d'Esculape plus petite de moitié que celle de
-Jupiter, si vous êtes dévot à la Gorgone et prêt à baiser son bras de
-chair pour éviter sa main d'airain, si toute votre vie vous avez
-timidement salué, en passant, les autels dédiés aux dieux d'en haut et
-les fosses dédiées aux dieux d'en bas, si enfin vous n'avez jamais
-insulté les junons des femmes, vous avez chance de débarquer. Vous êtes
-à terre.
-
-Bon. Une question: avez-vous, en abordant le rivage, pensé aux six
-couples des dieux Consentes? Non? je vous plains. Le mouchard Ascalaphe
-vous aura probablement dénoncé. Cérès sera furieuse. Elle ameutera les
-Atlantes contre vous. Attendez-vous à des malheurs. Vous allez entendre
-bourdonner à vos oreilles Mellona, la déesse abeille. C'est fait. Elle
-vous a piqué. Furoncle. Ménédème en est mort. Bubona, la déesse
-bouvière, vous donnera quelque coup de corne. Le dieu Domiducas refusera
-de vous ramener chez vous; le dieu Jugatinus vous fera cocu. Tirez-vous
-d'affaire comme vous pourrez, saluez à haute voix Ops, Idea,
-Bérecynthia, Dindymène, Vesta Prisca et Vesta Tellus, offrez de la
-marjolaine et un voile de pourpre jaune à Hymenéus, battez du tambour en
-l'honneur des dix Dactyles; vous pouvez être un peu rassuré maintenant.
-Cependant ne vous asseyez pas sur cette herbe; elle vous ferait poisson.
-Vous avez une captive avec vous, alors abstenez-vous de ce temple, c'est
-le temple de Leucothoë; il est fermé aux femmes esclaves; abstenez-vous
-aussi de celui-ci et passez vite, c'est un temple Opertum, les hommes
-n'y entrent point. Détournez-vous de ce taillis, il est sacré, il y a là
-des Ménades, vous pourriez être mordu par leur lynx. Ayez peur de ces
-feuilles où il y a de la clarté, c'est le corymbe de Dionée. Tiens,
-votre cheval rue et vous renverse à terre, je le crois bien, et c'est
-tout simple, vous avez oublié que Neptune s'appelle Hippius, et vous
-n'avez jeté aucune touffe de poil dans la mer. Que cette leçon vous
-profite. Pressez la mamelle de la première nourrice que vous
-rencontrerez et faites-en tomber une goutte de lait en l'honneur de
-chaque ville où il est né un dieu. Car les dieux sont d'un pays. Priape
-est de Lampsaque, Saron est de Corinthe, Protée est de Tentyris en
-Égypte; vous savez, pour peu que vous ayez lu Pindare, que Silène est de
-Malée, et, pour peu que vous ayez lu Hérodote, vous n'ignorez pas que
-Neptune est Libyen. A propos, avant de partir pour ce voyage, avez-vous
-confié votre patrimoine au Jupiter Horius de l'Hellade et au Jupiter
-Terminalis du Latium? c'est que vous pourriez bien ne plus retrouver
-votre champ. Mercure a si bien volé au roi Othréus la montagne Phrygos
-qu'on n'a jamais pu remettre la main dessus. Il y avait quatre
-Anticyres; il n'y en a plus que trois; Mercure en a dérobé une. Et la
-conséquence de cela, c'est qu'on ne peut plus guérir qu'une folie sur
-quatre. C'est Mercure qui a escamoté le grand chemin qui menait à
-Testudopolis, si bien qu'on ne retrouve plus cette ville. Marchez avec
-prudence. Que rencontrez-vous là? un paysan qui fume sa terre et un
-paysan qui moud son blé. Point. Ce sont deux génies. L'un est Pilumnus,
-dieu du sillon, et l'autre est Picumnus, dieu de la meule. Tenez-vous
-sur vos gardes, la déesse Anna Perinna est debout derrière ces pâtres
-qui purifient leurs troupeaux avec de la fumée de soufre. Vénérez ce tas
-de fumier, c'est peut-être Saturne. Saturne se nomme Sterculius.
-
-Votre chien jappe; vous voici devant votre maison. La porte est fermée.
-Avez-vous la clef? Espérons que la gâche et le pêne n'ont pas été
-brouillés par la hargneuse cousine d'Apollon, Clathra, la déesse
-serrurière des étrusques. La clef joue, la porte tourne; à merveille,
-entrez. N'embrassez personne, courez d'abord au pénate. En a-t-on eu
-bien soin? Il faut qu'il soit dans un coin, mais pas dans un trou. Il
-aime l'ombre, mais abhorre la poussière. Lui a-t-on bien pendu au cou la
-bulla du petit enfant? C'est votre tuteur domestique. Soyez-lui pieux
-plus qu'à votre père. Il y a pour chaque homme le dieu lare dans la
-maison et le dieu mane dans le sépulcre. Malheur à qui néglige ces deux
-amis! ils deviennent ennemis. Craignez les Superi, redoutez les Inferi.
-Ayez présent à l'esprit Pluton, le Riche Triste qui pousse et qui lave.
-_Dis_, _Adès_, _Orcus_, _Februus_; quatre noms inquiétants. Le lieu
-inférieur est entr'ouvert sous tous les pas de l'homme. Là est
-l'horreur. Caron signifie Colère. Il y a, dans cette obscurité,
-l'Achéron, c'est-à-dire l'angoisse, le Cocyte, c'est-à-dire la larme, le
-Styx, c'est-à-dire le silence, le Léthé, c'est-à-dire l'oubli. Les
-olympiens sont sévères. Aristandre de Telmesse a visité l'enfer et y a
-vu l'âme d'Hésiode liée à un poteau de bronze et grinçant des dents, et
-l'âme d'Homère pendue à un arbre. Homère et Hésiode sont là pour avoir
-dit trop de choses des dieux. Le cinquième des sept Xénophons, l'auteur
-du Livre des Prodiges, a fait aussi la visite de l'enfer; il a constaté
-les supplices infligés aux hommes qui n'ont pas rempli le devoir viril
-vis-à-vis des femmes, et ce récit a rendu ce philosophe respectable chez
-les Crotoniates.
-
-Maintenant embrassez votre femme. Informez-vous si, en votre absence,
-elle a bien suivi les recommandations du pénate, qui sont:--«Ne nettoyez
-pas votre chaise avec de l'huile.--N'ayez point d'image gravée sur votre
-anneau.--Ne vous asseyez pas sur le boisseau.--Enfouissez les traces de
-la marmite dans les cendres.--Ayez toujours vos couvertures
-pliées.--Gardez-vous de lâcher de l'eau le visage tourné vers le
-soleil.»--A cette heure, saluez votre voisin; il faut le ménager, il a
-peut-être un lare plus puissant que le vôtre. Les démons attachés à
-chaque homme sont de force inégale; le génie d'Antoine craignait celui
-d'Auguste. En parlant à ce voisin, efforcez-vous de pénétrer sa pensée,
-et invoquez tout bas Momus, le dieu qui tâche de faire une fenêtre au
-coeur de l'homme. Faites votre promenade ensuite. Ah! les hamadryades
-sont à considérer. Préoccupez-vous de Lucas, dieu des branchages; c'est
-une personne étrange et bizarre. Les bois sont aux buveurs et aux
-voleurs; n'y allez pas sans vous recommander à la nymphe Nicéa, amie de
-Bacchus, et à la nymphe Yptimé, maîtresse de Mercure. Qu'Yptimé ou Nicéa
-ne vous fassent pas oublier Calisto, celle de Jupiter; et, quant à Écho,
-ne lui parlez point de Pan, vous rendriez jalouse Pythis. Ces
-précautions prises, vous pouvez vous promener dans un bois. Surtout, le
-soir, en rentrant chez vous, évitez le marais d'à côté, et n'écoutez pas
-les bavardages des roseaux sur le roi Midas. Cet âne est dieu.
-
-Cet à-peu-près donne quelque idée de la vie fort essoufflée du payen. Le
-polythéisme, c'est le rêve éveillé poursuivant l'homme.
-
-
-Croyait-on donc à tout cela? Sans nul doute. Onomacrite fut chassé
-d'Athènes pour avoir été surpris comme il employait les incantations de
-Musée à tâcher de faire engloutir par la mer les îles voisines de
-Lemnos. Il se réfugia en Perse et se vengea de son expulsion en
-déchaînant Xercès sur la Grèce. De là l'attaque de l'Asie à l'Europe.
-
-Ainsi, c'est de la foi aux chimères qu'est venue cette vaste catastrophe
-où la civilisation grecque a failli sombrer, et voyez l'enchaînement,
-sans ce traître fou, Onomacrite, vous n'auriez pas ce héros, Léonidas.
-
-Ah! ces chimères, vous n'y croyez pas! Savez-vous qui s'étonne de votre
-étonnement? c'est Horace.
-
- Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
- Nocturnos lemures, portentaque Thessala rides?
-
-Et Virgile ajoute: _Non temnere divos_.
-
-Les grands olympiens, suppliés à propos, venaient volontiers en aide aux
-petits peuples; ces forts secouraient ces faibles; c'est grâce à
-Belus-Apollon que les éthiopiens battirent Cambyse, et c'est grâce à
-Mégalé, qui n'est autre que Junon, que les Massagètes battirent Cyrus.
-
-Toutefois les dieux haïssent d'être importunés. «Il est dangereux, dit
-Hérodote, de souhaiter beaucoup de choses.» On est pour ou contre ces
-dieux, mais on les affirme. Personne n'en doute. Eschyle est ennemi de
-Jupiter par dévotion à Saturne. Ce même Eschyle ne parle pas sans
-anxiété des trois Phorcydes, lesquelles n'ont qu'un seul oeil et qu'une
-seule dent, dont elles se servent l'une après l'autre. Le magicien
-Aceratos épouvante Alexandre en lui offrant de remplacer Bucéphale par
-Pégase, cheval qui désarçonne les bellérophons, et qui d'une ruade va
-aux astres, seule écurie digne de lui. Tout voyageur prudent qui
-traverse la Libye se botte très haut de peur des serpents, et se met son
-manteau sur la tête à cause des gouttes de sang qui tombent de la tête
-coupée de Méduse, laquelle va et vient dans ce ciel. _De terra anguis,
-de coelo sanguis._ Euryloque, ce philosophe si colère qu'il poursuivait
-son cuisinier dans la rue, une broche fumante et chargée de viandes à la
-main, cet Euryloque, tout disciple de Pyrrhon qu'il était, priait le
-dieu Orphée Thesprote de venir tirer les verrous de sa prison. Pyrrhon
-lui-même, au dire de Stobée et de Sextus Empiricus, croyait fort à tous
-ces dieux-là; il était grand-prêtre, mais cela ne prouve rien.
-
-Apollodore le Calculateur raconte que Pythagore immola une hécatombe le
-jour où il découvrit le carré de l'hypothénuse. Démocrite, voyant son
-agonie coïncider avec des jours fériés, se faisait approcher un pain
-chaud des narines, afin de ne pas expirer pendant les fêtes de Cérès.
-Socrate n'osait pas mourir sans sacrifier un coq à Esculape.
-
-Toute cette chimère est pleine de contre-coups. Il faut prendre garde,
-en heurtant un de ces dieux, d'en fâcher plusieurs. Il y a des parentés
-dans ce cauchemar; ces monstres vivent en famille dans ces ténèbres. Les
-gorgones sont tantes de Polyphème et soeurs du serpent des Hespérides.
-Et que de sens mystérieux à ces allégories! Ce mot, nymphe, vient-il du
-grec _lymphè_, eau, ou du phénicien _néphas_, âme? Le mystère est
-contagieux. On s'y englue, on s'y enlise. Qui l'étudie s'y amalgame. Les
-philosophes en viennent à participer de la vie mythologique. Hercule
-ordonne en songe aux rois de Sparte de croire Phérécyde. Pythagore,
-s'étant un jour déshabillé par hasard devant ses trois cents disciples
-qui gouvernaient avec lui les Italiotes, tous voient qu'il a une cuisse
-d'or. Une autre fois, comme il traverse le fleuve Nessus, le fleuve
-l'appelle à haute voix par son nom: Pythagore! Cratès l'Ouvreur de
-portes met un doigt sur sa bouche chaque fois qu'il aperçoit un trou
-dans la terre, fût-ce le trou d'un ver, et à qui l'interroge, il dit:
-_Ils sont là!_ Pausanias, en sortant de l'antre de Trophonius, a l'air
-d'un homme ivre. On n'ose pas, seul dans un lieu désert, parler à voix
-haute de peur que quelqu'un ne vous réponde. Toute chose est effrayante
-à cause de la présence possible d'un dieu. L'horreur panique est telle
-qu'on prend la fuite dans les bois.
-
-
-On le voit, derrière la mythologie, lieu commun des rhétoriques de
-Demoustier et de Chompré, il y en a une autre, à peu près inédite. Elle
-est çà et là, dans Apulée, dans Strabon, dans Aulu-Gelle, dans
-Philostrate, dans Longus, dans Hésychius, dans le _Lexicon Græcum
-Iliadis et Odysseæ_, d'Apollonius d'Alexandrie, dans la _Théogonie_ et
-le _Bouclier d'Hercule_ d'Hésiode, dans Étienne de Bysance, tout mutilé
-qu'il est, même dans Suidas, lu d'une certaine façon, enfin dans
-Lactance, qui en réfutant le paganisme le raconte, l'explique et
-l'approfondit. Nous venons de soulever un peu ce rideau des fables.
-
-Toute cette fantasmagorie du polythéisme, étudiée aux origines mêmes,
-reprend sa figure réelle. Ces dieux si connus et si usés semblent
-autres. Ainsi, c'est dans Lactance seulement que la Circé vulgaire des
-opéras et des cantates devient cette étrange magicienne des marins,
-Marica, femme de Faune. Ainsi, tout le monde connaît les Teleboes, ces
-peuples qui occupèrent ce guerroyeur malavisé d'Amphitryon pendant que
-Jupiter faisait chez lui Hercule, et qui plus tard colonisèrent Caprée
-destinée à Tibère; mais pour avoir quelque idée du demi-dieu Taphius,
-qui donna son nom à leur île Taphos, et de sa mère Hippothoë, concubine
-de Neptune, il faut lire le scholiaste d'Apollonius. Ainsi, la hache
-proverbiale de Ténedos consacrée dans le temple de Delphes et insigne
-bizarre d'Apollon, ne s'explique que dans Suidas par les écrevisses du
-ruisseau Asserina dont l'écaille était en fer de hache. Ainsi encore, si
-l'on poursuit les déesses jusque dans les _Alexipharmaques_ de Nicandre,
-une Vénus assez inattendue se révèle. Vénus, là, se dispute avec le lys;
-cette querelle entre deux blancheurs finit mal, et c'est Vénus qui,
-jalouse, met au beau milieu du lys ce qu'on y voit encore, et ce que
-Nicolas Richelet appelle «la vergogne d'un âne.» _Virgam asini._ Une
-vague esquisse de Titania et de Bottom semble apparaître ici.
-
-
-III
-
-L'Homme a besoin du rêve.
-
-A la chimère antique a succédé la chimère gothique.
-
-Coup de sifflet du machiniste invisible. Le gigantesque décor de
-l'impossible change. Les bandes de ciel et de nuages ne sont plus les
-mêmes. On tombe d'un chimérique dans l'autre. Les têtes ailées qui
-étaient Cupidons sont chérubins.
-
-Il y a toujours à l'horizon, sur la terre et en même temps hors de la
-terre, un mont; c'était l'Olympe, c'est le Golgotha. L'allongement d'une
-immense ombre de montagne sur un fond mystérieux, rien n'est plus
-sinistre. Comme ce sommet est une idée, ce n'est pas seulement une
-hauteur, c'est une domination.
-
-Les sépulcres qui sont au pied du mont et qui ont laissé sortir leurs
-fantômes, sont restés ouverts. Des clartés à forme humaine errent. Les
-apparences crépusculaires abondent. Les superstitions prennent corps. La
-diablerie commence. On voit, sur les premiers plans, des abbayes, des
-châteaux, des villes aiguës, des collines contrefaites, des rochers avec
-anachorètes, des rivières en serpents, des prairies, d'énormes roses. La
-mandragore semble un oeil éveillé. Des paons font la roue regardés par
-des femmes nues qui sont peut-être des âmes. Le cerf qui a le crucifix
-entre les cornes boit dans un lac, à l'écart. L'ange du jugement est
-debout sur une cime avec une trompette. Des vieilles filent devant des
-portes. L'oiseau bleu perche dans les arbres. Le paysage est difforme et
-charmant. On entend les fleurs chanter.
-
-Entrent en scène les psylles, les nages, les alungles, les
-démonocéphales, les dives, les solipèdes, les aspioles, les monocles,
-les vampires, les hirudes, les diacogynes, les stryges, les masques, les
-salamandres, les ungulèques, les serpentes, les garoux, les voultes, les
-troglodytes, tout le peuple hagard des noctambules, les uns sautant sur
-un seul pied, les autres voyant d'un seul oeil, les autres, hommes à
-sabot de cheval, les autres, couleuvres autant que femmes; et les
-phalles, invoqués des vierges stériles, et les tarasques toutes
-couvertes de conferves, et les drées, dents grinçantes dans une
-phosphorescence. La Wili, délicate, fluide et féroce, arrête le
-chevalier qui passe, et lui promet «une chemise blanchie avec du clair
-du lune». Salomon, qui a adoré Chamos, idole des Amorrhéens, est salué
-par Satebos, dieu cornu des Patagons. Les éwaïpoma rôdent; ce sont des
-hommes qui ont la tête dans la poitrine et les yeux sous les clavicules.
-Au fond, dans le ciel livide, on aperçoit des comètes.
-
-Qu'on nous permette ce mot: _chimérisme_. Il pourrait servir de nom
-commun à toutes les théogonies. Les diverses théogonies sont, sans
-exception, idolâtrie par un coin et philosophie par l'autre. Toute leur
-philosophie, qui contient leur vérité, peut se résumer par le mot
-Religion; et toute leur idolâtrie qui contient leur politique, peut se
-résumer par le mot Chimérisme.
-
-Cela dit, continuons.
-
-Dans le chimérisme gothique, l'homme se bestialise. La bête, dont il se
-rapproche, fait un pas de son côté; elle prend quelque chose d'humain
-qui inquiète. Le loup est le sire Isengrin, le hibou est le docteur
-Sapiens.
-
-La tarentule est une rencontre lugubre. Elle abonde sur le mont
-Reventon. Elle est là dans son repaire caché par les folles avoines.
-Elle a une tourelle sur sa forteresse comme un baron, une tenture de
-soie à son mur comme une courtisane et une lueur dans la prunelle comme
-un tigre. Elle a une porte qu'elle ferme avec un verrou. Le soir, elle
-ouvre sa porte et attend, tapie au premier coude de sa caverne
-tubulaire. Malheur à qui passe! Ceux qu'elle a piqués se cherchent, se
-trouvent, se prennent par la main et se mettent à danser la ronde qui ne
-s'arrête pas; les pieds s'y usent; les pieds usés, on danse sur les
-tibias; les tibias s'usent, on danse sur les genoux; les genoux s'usent,
-on danse sur les fémurs; les fémurs s'usent, on danse sur le torse
-devenu moignon; le torse s'use, et les danseurs finissent par n'être
-plus que des têtes sautelant et se tenant par les mains, avec des
-tronçons de côtes autour du cou imitant des pattes, et l'on dirait
-d'énormes tarentules; de sorte que l'araignée les a faits araignées.
-
-Cette ronde de têtes use la terre, y creuse un cercle horrible, et
-disparaît. Dans les Pyrénées, ces cercles s'appellent oules (_olla_,
-marmite). Il y a l'oule de Héas. Gavarnie est une oule.
-
-Dieu ne gagne pas grand'chose à la fantasmagorie gothique. L'homme ne
-sera adulte que le jour où son cerveau pourra contenir dans sa plénitude
-et dans sa simplicité la notion divine. Le Dieu morcelé de l'antiquité
-est encore le seul que puisse comprendre le moyen-âge. Le Christ a fait
-à peine diversion au fétichisme. Un paganisme chrétien pullule sur
-l'Évangile. La défroque olympique est utilisée. Saint-Michel prend à
-Apollon sa pique. Python est baptisé Satan. La troisième vertu
-théologale, la Charité, hérite des six mamelles de Cybèle. Je soupçonne
-l'honnête dieu Bonus Eventus de se perpétuer sournoisement sous le nom
-de saint Bonaventure. La providence, jadis éparpillée en lares et en
-pénates, s'émiette de nouveau, et la voilà encore une fois toute petite.
-Elle est fée du logis, follet de l'alcôve, grillon du foyer. Elle
-descend du tonnerre au cri-cri. Elle se fait chat de la maison, et elle
-guette et prend sous les pieds des hommes cette espèce de souris, les
-diables. Le paganisme est amoindri, mais persiste. L'agape devient
-church-ale; la bacchanale devient chienlit. Le dieu est tombé démon, le
-faune est passé lutin, le cyclope est raccourci gnôme.
-
-Le propre de la superstition, c'est qu'elle reprend de bouture.
-L'idolâtrie engendre l'idolâtrie; un fétiche se greffe sur l'autre. Le
-fond commun de l'erreur humaine ne se laisse point épuiser par une
-première chimère. Le Jupiter Capitolin sert deux fois, une première fois
-comme Jupiter, une deuxième fois comme saint Pierre. Allez le voir, il
-est encore à cette heure dans la grande basilique de Michel-Ange; les
-bonnes femmes catholiques lui ont usé son orteil d'airain avec des
-baisers. On lui a seulement changé sa foudre en trousseau de clefs.
-
-J'étais tout enfant quand ma mère, visitant Rome, me le montra. Un
-grenadier de l'armée d'alors, en faction, gardait la statue; armée
-goguenarde et voltairienne celle-là, et qui ne gagnait point de petites
-batailles. En voyant l'homme de bronze assis et barbu, je demandai:
-«Qu'est-ce que c'est que ça?--C'est un saint, répondit ma mère.--_Non_,
-dit le soldat, _c'est Jupin-Jupiter-Tremblement, le bon Dieu du
-diable_.»
-
-La disparition de réalité n'est pas moindre au moyen-âge que dans
-l'antiquité. Le christianisme, à force de saints, est un polythéisme.
-Nulle copie pourtant du passé; nulle servilité; à peine une vague
-ressemblance çà et là. Dans ces logarithmes de l'imagination, un terme
-de plus suffit pour tout changer. C'est un nouveau monde inouï. De ces
-mondes inouïs, il y en a autant qu'il y a de sortes de crédulité
-humaine. Aucun ne dépasse la légende gothique. En haut le mirage, en bas
-le vertige. Tous les zigzags de la bizarrerie compliquent pêle-mêle
-l'horizon, la terre où il faudrait la mer, la mer où il faudrait la
-terre. C'est la géographie du cauchemar. L'histoire ne s'y superpose
-qu'en se déformant. Londres s'appelle Troynevant. Tamerlan devient
-Tamburlaine. Saint-Magloire est le même que Saint-Malo qui est le même
-que Saint-Maclou qui est le même que Macclean qui est le même que
-Meg-Lin qui est le même que Linus. L'Angleterre est fille d'Iule
-petit-fils d'Ascagne. Il y a un lord Ucalégon né dans ce palais de Troie
-qui, brûlant tout près, a fait hâter le pas à Énée.
-
-Passent, glissent, flottent et chevauchent des êtres indistincts faits
-de la substance du songe, un peu nuage, un peu coeur, Robin-Goodfellow,
-la dame blanche, la dame noire et la dame rouge; Famo, roi des Vendes;
-Will o' the Wisp le Hobby-Horse, Adonis et Amadis; le moine-bourru, le
-lord de Misrule, Palmerin d'Olive, et toutes ces vierges-lys, et toutes
-ces femmes-tulipes, Yolande, Yseult, Yanthe, Griselidis, Viviane, et la
-belle Glynire pensant au duc Cavreuse, et la belle Esclarmonde pensant à
-Huon de Guyenne, et la belle Maguelonne pensant à Pierre de Provence, et
-la belle Raymonde pensant au beau Raymond, et la belle Marianne pensant
-à je ne sais plus qui. Au fond, il y a Gaudisse, amiral de Babylone. En
-face de Gaudisse est Galafre, amiral d'Anfalerne; Ivoirin, autre amiral,
-va et vient. Tous Sarrasins.
-
-Sur la lisière de la forêt voisine, l'écureuil, menuisier de la reine
-Mab, cause avec le ciron, carrossier des fées. Dans le ravin chemine,
-traîné par trente jougs de boeufs, l'arbre de mai, tout chargé de
-fleurs, monstrueux panache du printemps. La fanfare du cor de Huon de
-Bordeaux s'entend jusque dans le royaume des génies, non moins puissante
-que la trompe de Triton qui mettait en fuite les géants. Sainte Marthe a
-le pied sur la dragonne. Le loup Urian fait des siennes à
-Aix-la-Chapelle. La fée Vaucluse, vêtue d'eau claire, donne des
-distractions à saint Trophime bâtissant l'église d'Arles. Quatre
-guerrières combattent l'idole Borvo-Tomona qui a donné son nom à la
-maison de Bourbon. Sous un porche de houx, on entrevoit la Tête
-templière qui, tour à tour, comme ces sources alternativement froides et
-chaudes, rend des oracles et crache des blasphèmes. Le fadet crie: Ho!
-ho! Tronc-le-Nain rôde autour de la Table-ronde, où s'accoude Isaïe le
-Triste, fils de Tristan et d'Yseult. Le Vice dit: Je me nomme
-Ambidexter.
-
-Deux nuits magiques, la Midsummer et la Christmas, flamboient aux deux
-extrémités de l'année. Qui veut livrer bataille aux esprits n'a qu'à
-aller ramasser, passé minuit, à la Midsummer, la graine de fougère qui
-rend invisible. Cette graine sort de terre à l'heure même où est né
-saint Jean. Toute paysanne qui va à la fontaine broyant du lupin de la
-Noël entre ses dents, revient avec un manteau de pierreries. Les jeunes
-filles errent dans les champs arrachant tous les plantains qu'elles
-rencontrent afin de trouver dans la racine le morceau de charbon qui,
-mis le soir sous l'oreiller, leur fera voir en rêve le mari futur.
-
-Des épées fameuses, Durandal, Joyeuse, Courtain, Excalibur, mêlent à
-tout cela leur cliquetis. Le duc de Guyenne fait son entrée à Babylone.
-Charlemagne désire les quatre grosses dents machelières de l'amiral
-Gaudisse. Le roi d'Hyrcanie donne un souper à quelques soudans de ses
-amis. Agrapardo, prince et géant de Nubie, tâche d'effaroucher les anges
-qui apportent la maison de la sainte Vierge à Lorette. Pendant ce
-temps-là, Astolphe va dans la lune.
-
-La lune elle-même, telle qu'elle est, et si étrange, et si
-invraisemblable, et si inquiétante qu'elle a troublé bien des sages
-depuis Platon jusqu'à Fourier, elle ne leur suffit pas, à ces
-visionnaires de la vision gothique. La lune n'est pas seulement Diane,
-elle est Titania. Le clair de lune est féerie. Allez à jeun sous le
-porche d'une église, au clair de lune de la Midsummer, vous verrez les
-esprits de ceux qui doivent mourir dans l'année traverser le cimetière.
-Les disputes nocturnes des démons lunaires troublent les rêves des
-hommes endormis.
-
-Tenez-vous à avoir de longues oreilles? frottez-vous le crâne au lever
-de la lune avec de la semence d'ânon, _cum semine aselli_, et vous
-obtiendrez le succès voulu, vous aurez une tête d'âne.
-
-La lune, pour Chaucer, c'est «Cinthya aux pieds noirs et aux cornes
-blanches.» Tout le monde sait qu'on voit dans la lune un homme suivi
-d'un chien et portant un fagot. Qui ne voit pas cet homme sera changé en
-loup-garou. Pourquoi? C'est que cet homme est Caïn. Dante ne dit pas: la
-lune décline; il dit (_Enfer, chant XX_): _Déjà Caïn avec son fardeau
-d'épines touche la mer sous Séville._
-
-
-Ce sont là les songes. _Promontorium somnii._
-
-Songes debout. Car, insistons-y, dormir n'est pas une formalité
-nécessaire. _Les bestions qu'on voit pendant le sommeil_, pour employer
-l'expression d'un vieux livre, l'homme les voit volontiers hors du
-sommeil. Le satyre est naturel au bois payen et le farfadet au marais
-chrétien. Berbiguier de Terreneuve du Thym passait son temps à prendre
-des démons entre deux brosses qu'il appliquait l'une contre l'autre
-brusquement.
-
-Pas un échalier fermant un champ qui, à minuit, ne soit enfourché par un
-esprit. Le sabbat danse en rond sous les étoiles dans les vergers, et le
-matin les vachères se montrent des cheveux de corrigans accrochés aux
-branches basses des pommiers. Le vent du crépuscule ploie et courbe dans
-les nénuphars les femmes déhanchées et ondoyantes des étangs. Il y a des
-prés fées broutés des chèvres le jour et des capricornes la nuit. Les
-landes et les bruyères ne sont pas bien sûres de n'avoir pas vu souvent,
-au bruit lointain d'une cloche de matines, se lever et marcher, pour
-aller boire aux sources voisines, ces dolmens, ces menhirs, ces
-cromlechs, blocs monstrueux où s'adosse dès l'aube le pâtre pensif qui
-regarde en l'air, comme si ses idées cherchaient des vêtements dans les
-casaques décousues des nuages.
-
-
-Hélas, le moyen âge est lugubre. Ce pauvre paysan féodal, ne lui
-marchandez pas son rêve. C'est à peu près tout ce qu'il possède. Son
-champ n'est pas à lui, son toit n'est pas à lui, sa vache n'est pas à
-lui, sa famille n'est pas à lui, son souffle n'est pas à lui, son âme
-n'est pas à lui. Le seigneur a la carcasse, le prêtre a l'âme. Le serf
-végète entre eux deux, une moitié dans un enfer, une moitié dans
-l'autre. Il a sous ses pieds nus la fatalité qui pour lui s'appelle la
-glèbe. Il est forcé de marcher dessus et elle s'attache à ses talons,
-tantôt boue, tantôt cendre. Il est terre à demi. Il rampe, traîne,
-pousse, porte, geint, obéit, pleure. Il est vêtu d'une loque; il a une
-corde autour des reins qui, à la moindre infraction, lui monte au cou;
-son maître ne le rencontre qu'à coups de bâton; ses enfants sont des
-petits, sa femme, hideuse d'infortune, est à peine une femelle; il vit
-dans le dénûment, dans le silence, dans la stagnation, dans la fièvre,
-dans la fétidité, dans l'abjection, dans le fumier; il est, dans son
-bouge, compagnon d'intelligence des poules, et d'ordure, du porc; il est
-mouillé de pluie l'hiver et de sueur l'été; il fait du pain blanc et
-mange du pain noir; il doit aux seigneurs tout ce que les seigneurs
-peuvent vouloir, le respect, la corvée, la dîme, sa femme. Si sa femme
-est vieille ou trop horrible, on prend sa fille. Tout arbre est gibet
-possible. Il a plus de joug sur la tête que le boeuf; s'il cueille, il
-est maraudeur; s'il chasse, il est braconnier; s'il respire, il est
-hardi; s'il regarde, il est insolent; s'il parie, estrapadez-moi ce
-coquin! Il a chaud, il a froid, il a faim, il a peur. Son travail est le
-matin travail et le soir accablement. Il rentre enfin à la nuit tombée,
-las, triste, humble, et il se couche. Quel est son lit? un peu de
-paille. Quel est son oreiller? une bûche. Une bonne bûche ronde, dit
-Harrison. A _good round log_. Le voilà qui dort, ce ver de terre. C'est
-bien le moins qu'il ait la visite de l'infini.
-
-
-Quels dômes! Quels portiques! Quelles colonnes! Que d'étoiles! Ce palais
-de l'impossible, les hommes voudront toujours l'habiter. Il est
-splendide, haut, profond, prodigieux, magnifique, colossal, fragile. Il
-s'écroule le plus souvent avant qu'on y aborde, quelquefois à l'instant
-où l'on y arrive et sur celui qui entre, quelquefois après qu'on s'y est
-installé, et qu'on y a vécu, bu, mangé, chanté, ri, fait l'amour, et
-qu'on y a passé plusieurs nuits. Ces évanouissements successifs de tous
-les songes ne déconcertent aucune espérance. Nous vivons de questions
-faites au monde imaginaire. Notre destinée entière est une réponse
-attendue. Tous les matins chacun fait son paquet de rêveries et part
-pour la Californie des songes. Allez donc lui dire: Vous rêvez! C'est
-vous qui seriez le fou. Tous ont foi, personne ne doute.
-
-Qui que nous soyons, nous sommes les aventuriers de notre idée. Nul
-passant sur cette terre qui n'ait sa fantaisie, son caprice, sa passion,
-sa témérité, son enjeu, son risque pour gloire, vertu ou bénéfice, son
-ascension ou sa descente, sa loterie intérieure. Celui-là fait sa
-fouille obscure. Celui-ci bâtit sa bâtisse secrète. Tous suivent une
-piste. Jamais d'hésitation. Confiance absolue. Rien n'est comparable à
-l'aplomb de l'illusion. Toutes ces vaines ombres humaines, eux, vous et
-moi, nous tous, tout cela chemine, chaque fantôme portant son ambition
-en équilibre sur son front. César reconstruisant la royauté à Rome,
-Napoléon échafaudant le système continental, Alexandre de Russie
-combinant la Sainte-Alliance, sont des Perrettes qui ont sur la tête
-leur pot au lait, la couronne du monde. L'histoire en ramasse les
-morceaux cassés, ici au pied de la statue de Pompée, là à Sainte-Hélène,
-là à Taganrog. Ces calculs terrestres avortent à cause de la
-complication inconnue. Parfois l'idée préméditée n'éclôt pas, mais autre
-chose naît, meilleur ou pire. Ce Jules-César, qui rêve les rois, produit
-les empereurs plus énormes que les rois. On couve un épervier, la coque
-du songe se brise, un vautour sort. Parfois, sur deux espérances
-contraires, une est viable. Annibal rêve Rome anéantie, Caton rêve
-Carthage détruite; duel sombre de deux idées dans le mystère; le rêve
-romain combat le rêve punique, et le tue.
-
-L'homme est aux petites-maisons dans les chimères. Chacun fait sa
-campagne de Russie. Il y a toujours un Rostopchine inattendu. Moscou
-brûlera, mon pauvre garçon. N'importe. On va en avant. Bonaparte ne
-devine pas plus Rostopchine que César n'a deviné Casca, et l'un passe le
-Niémen comme l'autre a passé le Rubicon. Ayez pitié d'eux, et de vous
-aussi. Vous êtes eux.
-
-Le bras de l'homme croît et grandit dans le rêve. Une chose qu'on n'a
-jamais mesurée, c'est la longueur de l'espérance. Laquelle des deux
-mains est la plus étrange à voir s'étendre, et laquelle des deux
-chimères est la plus inouïe: l'empereur du haut de son trône aux
-Tuileries saisissant Moscou, ou Mallet du fond d'une prison saisissant
-l'empereur?
-
-L'impraticable appelle l'inaccessible, c'est là qu'on veut aller; la
-Yungfrau, c'est l'épouse qu'il nous faut; le fer rouge, c'est là qu'on
-veut mordre, pour peu qu'on soit Thrasybule, Jean Huss ou Christophe
-Colomb. La populace des songeurs et des ambitieux se contente du fruit
-défendu. Mais la morsure au fer rouge, quelle âcre volupté pour les
-grands coeurs! _Vitam impendere vero._ Il y a d'ailleurs des
-récompenses. On cherchait le Cathay, on trouve l'Amérique.
-
-Quant aux catastrophes, elles plaisent. On envie l'aérolithe. D'où
-tombes-tu, morceau de l'inconnu? Qui t'a formé? Qui t'a brûlé? Quelle
-rencontre as-tu faite? Quel est ton secret? Où allais-tu? Tomber de
-là-haut, quel admirable sort! Tu n'étais qu'une pierre, tu es un
-prodige. Être précipité du zénith, c'est la gloire. Les chutes du ciel
-mettent en appétit les audaces, Phaéton est un encouragement, et si
-Icare n'existait pas, Pilate des Rosiers l'inventerait.
-
-Regardez les grands voyageurs. De quel côté se dirigent-ils le plus
-volontiers? Vers l'Afrique. L'Afrique, quel rêve énorme! Les sources du
-Nil, le lac Nagaïn, les montagnes de la Lune, le grand désert, Darfour,
-Dahomey, les tigres, les lions, les serpents, les mammons, les monstres,
-le squelette de Carthage au premier plan, le fantôme de Tombouctou au
-fond, _Africa Portentosa_. Ce songe les attire l'un après l'autre. Tous
-y meurent, et tous y vont. Aller là d'où personne n'est revenu, quelle
-tentation et quel enthousiasme! Ces curiosités d'abîmes sont un des
-éléments du progrès. Les fiers esprits les ont toujours eues. La
-prudence déconseille les penseurs, mais ils se défient de la quantité de
-lâcheté qui est dans la prudence. Les Grecs ont beau créer une Minerve
-aptère et faire dominer Athènes par la sagesse sans ailes, cela
-n'empêche pas Socrate, inattentif au bras fatal qui lui tend dans
-l'ombre la ciguë, de rêver le Dieu inconnu.
-
-
-Rêves, rêves, rêves. Les uns grands, les autres chétifs. L'habitation du
-songe est une faculté de l'homme. L'empyrée, l'élysée, l'éden, le
-portique ouvert là-haut sur les profonds astres du rêve, les statues de
-lumière debout sur les entablements d'azur, le surnaturel, le surhumain,
-c'est là la contemplation préférée. L'homme est chez lui dans les nuées.
-Il trouve tout simple d'aller et venir dans le bleu et d'avoir des
-constellations sous ses pieds. Il décroche tranquillement et manie l'une
-après l'autre toutes les pourpres de l'idéal, et se choisit des habits
-dans ce vestiaire. Être bas situé n'ôte rien à la hardiesse du songe.
-Peau d'âne veut une robe de soleil.
-
-Du reste, les idéals sont divers. L'idéal peut être imbécile. Il y a des
-êtres pour rêver un paradis de soupe au lard. Votre idéal n'est autre
-chose que votre proportion.
-
-Non, personne n'est hors du rêve. De là, son immensité. Qui que nous
-soyons, nous avons ce plafond sur notre tête. Ce plafond est fait de
-tout, de chaume, de plâtras, de marbre, de fumée, de ruine, de forêt,
-d'étoiles. C'est à travers ce plafond, le songe, que nous voyons cette
-réalité, l'infini. Selon son plus ou moins de hauteur, il nous fait
-penser le bien ou le mal. Mais qu'on ne s'y trompe pas, point de
-fatalité, ici; sa pression sur nous dépend de nous, car c'est nous qui
-le faisons. A âme basse, ciel bas. Comme on fait son rêve, on fait sa
-vie. Notre conscience est l'architecte de notre songe.
-
-Le grand songe s'appelle devoir. Il est aussi la grande vérité.
-
-Les hommes, presque tous un peu pareils au bourgeois Jourdain, de
-Molière, font du rêve sans le savoir. L'agent de change ne se doute
-guère qu'il est un escompteur de songes. Son carnet plein de chiffres
-est un enregistrement de fantasmagories; prime-fin-report est grimoire
-tout comme l'Etteila; le grand Albert pourrait être coulissier, et les
-femmes qui jouent à la bourse sont les mêmes qui tirent les cartes.
-Allez le soir chez elles; leur bordereau reçu, elles font une réussite.
-Dépendre de la nouvelle du jour, attacher sa fortune au fil du
-télégraphe électrique, se faire le pantin de la hausse et de la baisse,
-c'est être en plein somnambulisme; pour savoir si l'on sera opulent ou
-indigent demain, lire le _Moniteur_ ou consulter la dame de pique, c'est
-la même chose.
-
-Pas de vivant qui n'ait son compartiment dans le casier de l'imaginaire.
-Pas de cervelle qui ne puisse être étiquetée d'un songe; celle-ci
-ambition, celle-ci richesse, celle-ci gloire, celle-ci jouissance,
-celle-ci vanité, toutes bonheur. Le bon dîner indéfini est un rêve que
-le porte-monnaie refuse au pauvre et l'estomac au riche. Vénus à jamais,
-fait mauvais ménage avec la colonne vertébrale. Les méchantes ailes de
-Cupidon sont des faiseuses de culs-de-jatte; voyez Henri Heine. Toutes
-les mains tendues, aucun lot saisi.
-
-L'espérance étant conforme à l'intelligence, la forme du bonheur rêvé,
-varie. Pour l'usurier, c'est une bonne balance fausse; pour le chasseur,
-c'est un piège à loups bien recouvert; pour le jureur de serments, c'est
-un auditeur naïf. L'envieux habite en espérance l'Eldorado du mal
-d'autrui. Et, j'y insiste, de réalisation, peu ou point. Fussiez-vous
-avoué ou notaire, vous ne vous déroberez point à ceci qui est la loi:
-les jours de l'homme sont une série de proies lâchées pour l'ombre. Les
-religions, du haut de leurs chaires, s'accusent, les unes les autres, de
-faux paradis. Tu radotes, Brahma! Tu en as menti, Mahomet! Tu escroques
-les âmes, Luther! Foule de cerveaux, cohue de chimères.
-
-Le philosophe regarde en souriant ces songeurs, tous logés dans une
-vision, le joueur dans la martingale, l'avare dans des piles d'or sans
-fin, le soldat dans la croix d'honneur, la vieille fille dans un mari,
-le thaumaturge dans le miracle, le prêtre dans la tiare, le savant dans
-un creuset, l'ignorant dans la superstition.
-
-Et où es-tu toi-même, philosophe? dans l'utopie.
-
-
-Puisqu'il n'est donné à qui que ce soit d'échapper au rêve,
-acceptons-le. Tâchons seulement d'avoir le bon. Les hommes haïssent,
-brutalisent, frappent, mentent; regardez la première civilisation venue,
-l'antique comme la moderne, regardez quelque siècle que ce soit, le
-vôtre comme les autres, vous ne voyez qu'imposteurs, batailleurs,
-conquérants, brigands, tueurs, bourreaux, méchants, hypocrites; tout
-cela somnambule. Laissez-leur leurs acharnements et leurs
-assouvissements dans leur nuée sanglante. Laissez aux choses violentes
-et aux forces aveugles leur inutile furie d'ouragan. Les passions de
-l'homme en tempête, quelle pitié! et pour quel but! Des simulacres
-poursuivant des chimères!
-
-Laissez-leur leur rêve, à ces fantômes. Vous, partagez votre pain avec
-les petits enfants, regardez si personne ne va pieds nus autour de vous,
-souriez aux mères nourrices sur le seuil des chaumières, promenez-vous
-sans malveillance dans la nature, n'écrasez point sans savoir pourquoi
-la fleur de l'herbe, faites grâce aux nids d'oiseaux, penchez-vous de
-loin sur les peuples et de près sur les pauvres. Levez-vous pour le
-travail, couchez-vous dans la prière, endormez-vous du côté de
-l'inconnu, ayez pour oreiller l'infini, aimez, croyez, espérez, vivez,
-soyez comme celui qui a un arrosoir à la main; seulement que votre
-arrosoir soit de bonnes oeuvres et de bonnes paroles; ne vous découragez
-jamais, soyez mage et soyez père, et si vous avez des champs,
-cultivez-les, et si vous avez des fils, élevez-les, et si vous avez des
-ennemis, bénissez-les, avec cette douce autorité secrète que donne à
-l'âme la patiente attente des aurores éternelles.
-
-
-
-
-Tas de pierres
-
-V
-
-
-Changez vos opinions, gardez vos principes; changez vos feuilles, gardez
-vos racines.
-
- *
-
-Il y a deux façons de n'être d'aucun parti: comme les femmes et les
-enfants, parce qu'on n'en a examiné aucun; comme les penseurs et les
-sages, parce qu'on les a examinés tous.
-
- *
-
-Une réaction: barque qui remonte le courant, mais qui n'empêche pas le
-fleuve de descendre.
-
- *
-
-Les vrais grands ministres sont ceux qui travaillent aux événements de
-leur siècle en hommes qui sauraient au besoin travailler à ses idées.
-
- *
-
-La stagnation, qui est identique à la mort et à la nuit, ne se méprend
-pas sur les ennemis qu'elle a. Elle dénonce, persécute et, si elle le
-peut, étouffe tout mouvement, car tout mouvement est vie et toute vie
-est lumière. Les hommes de l'ombre et de l'immobilité appelaient par
-haine et dérision Harvey _circulator_, ce qui est la même chose que
-révolutionnaire.
-
-Harvey n'avait pas plus inventé la circulation du sang que Luther
-n'avait inventé la liberté de la conscience. Harvey est un Luther.
-Luther est un Harvey. Ils ont constaté la réalité, voilà tout. Les
-hommes sont ainsi faits, ou défaits, que quiconque parmi eux constate la
-loi de Dieu est un novateur et que quiconque l'applique est un
-révolutionnaire.
-
- *
-
-Avec l'âge et d'année en année, on dépouille le vieil homme,
-c'est-à-dire le jeune homme; certains aspects se modifient, ce qu'il y a
-de transitoire dans les opinions s'écroule avec ce qu'il y a de passager
-dans les événements, et la surface de l'esprit change comme la surface
-du visage; l'existence humaine est faite de dépouillements successifs et
-les choses de la vie, comme les ondes de l'océan, se composent et se
-décomposent sans cesse. Mais, au milieu de ces changements et de ces
-altérations inévitables, il faut que l'essentiel demeure; il est bien
-que le fond de l'homme se maintienne, il sied qu'une certaine identité
-ne se démente jamais. Quelque chose peut flotter et quelque chose doit
-persister. Devenir autre en restant le même; tout le problème est là.
-
- *
-
-La jeunesse a de belles vertus; elle est sincère, fidèle, honnête, pure,
-croyante, dévouée, loyale, généreuse, reconnaissante. Efforcez-vous de
-garder en prenant de l'âge les vertus de la jeunesse, lors même que vous
-en aurez perdu les illusions; devenez hommes et restez jeunes.
-
-C'est selon cette loi que se développent les bonnes natures et que se
-forment les grands coeurs. L'enthousiasme est le fond de la vraie
-sagesse.
-
-L'homme sage mûrit et ne vieillit pas.
-
- *
-
-Un abîme est là, tout près de nous.
-
-Nous, poëtes, nous rêvons au bord. Soit. Vous, hommes d'État, vous y
-dormez.
-
- *
-
-La vraie formule socialiste:
-
-Rendre l'homme moral meilleur, l'homme intellectuel plus grand, l'homme
-matériel plus heureux.
-
-Bonté d'abord, grandeur ensuite, enfin bonheur.
-
- *
-
-La logique d'une idée vraie est tellement puissante que, dès qu'elle
-s'introduit dans les affaires humaines, dans la religion, dans la
-politique, dans la législation, elle réduit tous les événements à n'être
-plus que des syllogismes chargés, les uns de la démontrer, les autres de
-la compléter.
-
- -----
-
-Le penseur, quand bon lui semble, peut se déployer orateur.
-
- *
-
-L'éloquence qui convient aux assemblées ne doit se composer que de
-moyennes. Une éloquence composée d'extrêmes peut remuer une foule ou un
-individu, ce qui, dans beaucoup de cas, est la même chose. Cette sorte
-d'éloquence pourra agir une fois sur une assemblée comme chose nouvelle,
-étrange et de haut goût, ou momentanément propre à une circonstance
-donnée; mais, la seconde fois, elle fatiguera; la troisième fois, elle
-paraîtra ridicule.
-
-Pour dominer habituellement une grande assemblée, il faut un calcul mêlé
-à l'inspiration; il faut prendre, chaque fois qu'on parle, la résultante
-d'une des fractions de l'assemblée et constituer sa parole sur cette
-résultante, et alors on s'appuie, non sur sa seule force isolée, mais
-sur toutes les forces de cette fraction; ou, mieux encore, ce qui est
-plus difficile, prendre la résultante de toute l'assemblée, parler dans
-la moyenne de la pensée de chacun, et alors on a pour levier toute la
-force de l'assemblée elle-même. On remue quelque chose dans chaque
-esprit. Par moments, on touche le fond de tous.
-
-Ce fond, on peut le toucher également, mais par occasion et non à
-volonté, avec la seule puissance du sentiment individuel et de la
-conscience convaincue, mais alors on n'est pas un orateur, on est un
-homme; ce qui est plus rare d'ailleurs.
-
-C'est du reste une erreur... généreuse de croire qu'on peut dominer une
-assemblée avec les idées du dehors. On ne remue une assemblée qu'avec ce
-qui est dans l'assemblée. Il est pourtant, quelquefois, beau d'essayer.
-
- -----
-
-La Révolution, c'est le changement d'âge du genre humain. Dites-en ce
-que vous voudrez, du bien ou du mal, le fait vous domine. C'est la
-grande crise de la virilité universelle.
-
- *
-
-La Révolution est le couteau avec lequel la civilisation a coupé son
-lien.
-
- *
-
-Dans la Révolution tout le monde est victime et personne n'est coupable.
-
- *
-
-Robespierre fut l'effrayant correcteur d'épreuves de la Révolution. Il y
-mit son _deleatur_. Cet immense exemplaire du progrès, revu par lui,
-garde encore la lueur de sa prunelle sinistre.
-
- *
-
-Voltaire, c'est la mine; Mirabeau, c'est l'explosion.
-
- *
-
-Les révolutions, formidables liquidations de l'histoire; créations
-génésiques de lois, de codes, de faits, de moeurs, de progrès, de
-prodiges; énormes mouvements de peuples et d'idées qui mêlent tous les
-hommes dans une même convulsion joyeuse, qui dégagent la liberté
-électrique, qui font trembler les deux mondes du même tremblement, qui
-tirent d'un seul éclair deux coups de tonnerre, l'un en Europe, l'autre
-en Amérique; qui, en renversant la monarchie en France, jettent bas la
-tyrannie dans l'univers; qui éclairent, illuminent, chauffent, brûlent,
-foudroient, qui font sortir d'un seul gigantesque écroulement le radieux
-avènement du genre humain, qui font naître l'aurore du sépulcre,
-accouplent les extrêmes stupéfaits, agonisent et vagissent, maudissent
-et chantent, haïssent et adorent, résolvent tout en héroïsme, en joie et
-en amour, envoient expirer tous les grincements de la vieille serrure du
-despotisme dans l'humble cabinet de travail de Mount-Vernon, et
-finissent par faire de la clef de la Bastille le presse-papier de
-Washington.
-
- *
-
-Soit, la Révolution s'appelle la Terreur. Louis XV s'appelle l'Horreur.
-
- *
-
-Pas un nuage, le ciel est pur, le soleil rayonne, le paysage n'est que
-lumière; ils pavoisent leurs barques, ils chantent, ils se laissent
-gaiement aller au courant de l'eau; le fleuve, magnifique et
-inépuisable, s'élargit de plus en plus; il est grand comme une mer, il
-est calme comme un lac, il charrie des îles de fleurs, il réfléchit le
-ciel où il n'y a pas une ombre. Où vont-ils? Ils ne le savent pas; mais
-tout est beau, superbe et charmant.
-
-Ils entendent au loin, devant eux, dans les profondeurs de l'horizon
-inconnu, un bruit sourd et profond.
-
-Où vont-ils? Qu'importe! Ils vont où va le fleuve. Ils savent bien
-qu'ils aborderont quelque part. Ils dérivent. Ils s'enivrent du chant
-des oiseaux, du parfum des fleurs qu'ils voient partout et qu'ils
-cueillent en passant, de la rapidité de l'eau, de la splendeur du ciel,
-de leur propre joie.
-
-Le bruit qui est à l'horizon se rapproche; il y a quelques heures, les
-souffles du vent le couvraient parfois; maintenant, on l'entend
-toujours.
-
-Par moments le courant se ralentit, alors ils rament afin d'aller plus
-vite. C'est si charmant d'aller vite! Passer comme des ombres devant des
-ombres, cela leur paraît être toute la vie. Ils sont si heureux qu'ils
-oublient qu'il y a une nuit.
-
-Le bruit se rapproche de moment en moment; il ressemble au roulement
-d'un chariot. Ils commencent à se dire entre eux: Quel est ce bruit?
-
-Le fleuve est plein de détours. Cependant un coin du ciel devient
-brumeux. Quelque chose qu'on prendrait pour une fumée se dégage d'un
-point de l'horizon et fait une grande nuée. Cette nuée, qui semble
-monter de la terre, est tantôt à droite, tantôt à gauche. Est-ce elle
-qui change de place ou est-ce le fleuve qui a tourné? Ils ne savent,
-mais ils admirent. C'est un spectacle de plus parmi tant de spectacles.
-
-Le bruit est maintenant comme un tonnerre. Il se déplace avec la nuée
-qu'ils voient. Où est la nuée, là est le bruit.
-
-Ils dérivent, ils chantent, ils rient; ils ont une grande attente, mais
-dans cette attente il n'y a que de l'espérance. Il y a parmi eux des
-savants, des rêveurs, des penseurs, des hommes riches de toutes les
-richesses, des philosophes, des sages.
-
-Tout à coup, ciel! le fleuve a tourné; la nuée est devant eux, le bruit
-est devant eux. La nuée est formidable; ce n'est plus une nuée, c'est le
-tourbillon de vingt trombes mêlées et tordues par l'ouragan, c'est la
-fumée d'un volcan qui aurait deux lieues de cratère. Le bruit est
-effrayant; le tonnerre ressemble à ce bruit comme l'aboiement d'un chien
-ressemble au mugissement d'un lion. Le courant est rapide et furieux, la
-surface du fleuve se courbe comme un arc vers le dedans de la terre.
-Qu'y a-t-il donc là, devant eux, à quelques pas? Un gouffre.
-
-Un gouffre! ils rament en arrière, ils veulent remonter. Il est trop
-tard. Ce courant-là ne se remonte pas. Alors ils reconnaissent que le
-fleuve lui-même est vivant; qu'ils se sont trompés; que ce qu'ils
-prenaient pour un fleuve, c'était un peuple; que ce qu'ils prenaient
-pour des flots, c'étaient des hommes; qu'ils ont cru voguer sur une eau
-inerte, écumant à peine sous la rame, et qu'ils voguaient sur des âmes,
-âmes profondes, obscures, violentes, froissées, tumultueuses, pleines de
-haine et de colère. Il est trop tard! il est trop tard! Le précipice est
-là. Ces flots, ce fleuve, ces hommes, ces âmes, ce peuple, arbres
-déracinés, granits séculaires, rochers arrachés à la rive, navires
-dorés, chaloupes pavoisées, îles de fleurs, tout se hâte, tout penche,
-tout se heurte et se mêle, tout s'écroule.
-
-Personne n'a jamais vu, personne ne verra jamais rien qui soit plus
-grand et plus terrible. Toute une humanité qui s'engloutit à la fois le
-même jour, à la même heure, dans le même abîme! Toute une société avec
-ses lois, ses moeurs, sa religion, ses croyances, ses préjugés, ses
-arts, son luxe, son passé, son histoire, qui rencontre une rupture du
-sol et qui sombre comme une barque de pêcheur! Ce sont là de ces choses
-voulues par Dieu. Ce prodigieux ensemble d'hommes, de faits et
-d'évènements, cette masse énorme venue de si loin et avec tant de calme,
-arrive au bord du gouffre, s'y courbe majestueusement et y disparaît. Ce
-n'est plus ni un fleuve ni un gouffre, ni un peuple, ni une catastrophe;
-c'est le chaos. C'est l'ombre, l'horreur, le fracas, l'écume, un éternel
-et lamentable gémissement. Tous les dogues de l'abîme hurlent dans les
-ténèbres. Cependant le soleil brille, la vérité ne se décourage pas et
-rayonne toujours, et cette effrayante nuée, pleine de clameurs et de
-tempête, lui est bonne pour faire resplendir son arc-en-ciel.
-
-Quelque chose survit-il à cela? Une telle calamité, un pareil
-écroulement, un si monstrueux naufrage, n'est-ce pas la mort d'un
-peuple? n'est-ce pas la fin d'un continent?
-
-Non.
-
-Tout a sombré, rien ne s'est perdu.
-
-Tout s'est englouti, rien n'a péri.
-
-Tout s'est abîmé, rien n'est mort.
-
-Tout a disparu, tout reparaît.
-
-Faites quelques pas, vivez quelques années, regardez: Voici le fleuve
-plus large, voici le peuple plus grand.
-
-Le bruit formidable qui avertit et qui conseille, on l'entend toujours;
-mais il n'est plus devant, il est derrière. Il y a cent ans on
-l'entendait dans l'avenir; aujourd'hui, on l'entend dans le passé.
-
-Et les générations en marche reviennent parfois sur leurs pas pour voir
-ce que c'est que ce bruit; et les siècles se penchent rêveurs sur cette
-chute d'une société et d'une monarchie, sur cette immense cataracte de
-la civilisation qu'on appelle la Révolution Française.
-
- 17 février 1844.
-
-
-
-
-L'âme
-
-
-
-
-Tas de pierres
-
-VI
-
-
-Les instincts sont les yeux mystérieux de l'âme.
-
- *
-
-L'âme a des illusions comme l'oiseau a des ailes; c'est ce qui la
-soutient.
-
- *
-
-Dans la question de l'immortalité de l'âme on voit le pourquoi, on ne
-voit pas le comment.
-
- *
-
-Le penseur demande au nouveau-né: D'où viens-tu?--et au moribond: Où
-vas-tu?
-
-Tout ce qu'il sait, c'est que le nouveau-né pleure et que le moribond
-tremble.
-
- *
-
-Le monde matériel repose sur l'équilibre, le monde moral sur l'équité.
-
- *
-
-L'équilibre est la loi suprême et mystérieuse du grand Tout.
-
-Le monde matériel en est la démonstration visible.
-
-De toute nécessité, le monde moral en est la confirmation invisible.
-
-Sans quoi, ces deux mondes mêmes, ces deux mondes dont la réunion
-embrasse tout, ne seraient pas en équilibre.
-
- *
-
-Le squelette de l'animal n'est pas beaucoup plus signifiant que la
-première pierre venue; le squelette de l'homme est effrayant.
-
-C'est que la réflexion horrible, ce n'est pas: ceci a vécu, mais: ceci a
-pensé.
-
- *
-
-Ce que l'animal sait, il ignore qu'il le sait. L'homme sait qu'il
-ignore.
-
- *
-
-Quand le sentiment de l'infini entre à haute dose dans un homme, il en
-fait un dieu ou un monstre, Jésus-Christ ou Torquemada.
-
- *
-
-La conscience, c'est Dieu présent dans l'homme.
-
- *
-
-La prière est un auguste aveu d'ignorance.
-
- *
-
-Ma prière:
-
-Dieu! accordez-moi en lumière et en amour tout le possible de votre
-infini!
-
- -----
-
-Quelle est la plus haute faculté de l'âme?
-
-Est-ce que ce n'est pas le génie?
-
-Non, c'est la bonté.
-
- *
-
-La raison du meilleur est toujours la plus forte.
-
- *
-
-Quand il n'y a rien sous la mamelle gauche, il ne peut y avoir rien de
-complet dans la tête. Le génie, c'est un grand coeur.
-
- *
-
-Fils, frère, père, amant, ami. Il y a place pour toutes les affections
-dans le coeur comme pour toutes les étoiles dans le ciel.
-
- *
-
-Il y a une chose qu'il faut n'aimer ni à faire ni à donner, c'est de la
-peine.
-
- *
-
-Ne rire jamais de ceux qui souffrent; souffrir quelquefois de ceux qui
-rient.
-
- *
-
-On dit: C'est un vieillard; il s'est éteint. Et l'on trouve tout simple
-qu'il soit parti. Demandez à ses enfants si c'est tout simple. Ce grand
-âge, qui semble aux indifférents une sorte de circonstance atténuante à
-la mort, fait à ceux qui aiment l'effet contraire. La longueur de la
-possession leur paraît créer presque un droit; et la vie n'a plus pour
-nous sa figure vraie quand elle perd ces êtres qui en ont toujours été à
-nos yeux la lumière.
-
- *
-
-Toutes les fois qu'au fond de sa conscience, on se sent le droit de
-pardonner, c'est qu'on en a le devoir.
-
- *
-
-Je sais quelque chose de plus beau peut-être que l'innocence, c'est
-l'indulgence.
-
- *
-
-Est-ce que je n'ai pas tout le premier besoin d'indulgence, moi qui
-parle? Tenez, toutes les fautes que l'amour peut faire commettre,
-excepté les fautes déshonorantes, je les ai commises.
-
- -----
-
-On aime de la grandeur de son coeur.
-
- *
-
-L'amour est un immense égoïsme qui a tous les désintéressements.
-
- *
-
-O mon ange, pourvu que tu aies tout, le reste me suffit.
-
- *
-
-Ils disent qu'aimer, c'est l'aveuglement du coeur; moi je dis que ne pas
-aimer, c'en est la cécité.
-
- -----
-
-Chose étrange, après dix-huit siècles de progrès, la liberté de l'esprit
-est proclamée; la liberté du coeur ne l'est pas.
-
-Pourtant aimer n'est pas un moins grand droit de l'homme que penser.
-
-L'adultère n'est autre chose qu'une hérésie. Si la liberté de conscience
-a droit d'exister, c'est en amour.
-
- *
-
-A l'heure qu'il est, au point où en sont les lois et les moeurs de
-l'occident, le mariage porte à faux. Il a généralement pour base
-l'intérêt, et non l'amour.
-
-C'est le plus souvent un contrat, ce n'est pas un mystère; c'est une
-prostitution, ce n'est pas une célébration; c'est un esclavage, ce n'est
-pas un épanouissement.
-
-De là cette révolte de l'amour qu'on qualifie adultère.
-
-Aujourd'hui, quel qu'ait été le travail des idées sociales depuis toutes
-nos révolutions, tout cet ensemble de faits qui s'enchaînent et se
-commandent, mariage, adultère, prostitution, est encore vu à faux jour.
-
-On voit le mariage où il n'est pas, on voit l'adultère où il n'est pas,
-on voit la prostitution où elle n'est pas.
-
-Dans nombre de cas, ce qu'on appelle mariage est l'adultère et ce qu'on
-appelle adultère est le mariage.
-
-Faites le mariage vrai, faites-le sortir de la nature et du coeur, et
-ces deux faits, adultère et prostitution, qui sont, l'un la protestation
-du coeur, l'autre la protestation de la nature, s'évanouissent.
-
-Dans l'état actuel, l'union irrésistible de deux coeurs est persécutée
-par la loi; or qu'est-ce que cette union, sinon le mariage? tandis que
-la loi protège la livraison d'une femme à un homme moyennant vente
-légale et intérêts combinés; or qu'est-ce que la consommation de cette
-vente, sinon l'adultère et la prostitution?
-
- *
-
-Le poëme de la femme traverse l'histoire de l'homme. Il a çà et là des
-espèces de chants sublimes. Les deux plus beaux de ces chants, c'est
-Marie, mère de Dieu, et Jeanne d'Arc, mère du Peuple. Deux vierges qui
-enfantent, l'une le Christ, l'autre la France.
-
- *
-
-Tous les poëtes ont une femme qui a fait, à leur insu, la moitié de
-leurs ouvrages. Molière heureux n'eût pas écrit _le Misanthrope_.
-Molière a fait Célimène, la Béjart a fait Alceste.
-
- *
-
-La femme nue, c'est le ciel bleu. Nuages et vêtements font obstacle à la
-contemplation. La beauté et l'infini veulent être regardés sans voiles.
-
-Au fond, c'est la même extase: l'idée de l'infini se dégage du beau
-comme l'idée du beau se dégage de l'infini. La beauté, ce n'est pas
-autre chose que l'infini contenu dans un contour.
-
- *
-
-Aucune grâce extérieure n'est complète si la beauté intérieure ne la
-vivifie. La beauté de l'âme se répand comme une lumière mystérieuse sur
-la beauté du corps.
-
- *
-
-On aime une femme comme on découvre un monde, en y pensant toujours.
-
- *
-
-La nature a fait un caillou et une femelle. Le lapidaire fait le diamant
-et l'amant fait la femme.
-
- *
-
-Dans notre société comme elle est faite, la femme doit tenir l'homme
-attaché à elle par un fil; mais il faut que le fil soit long, qu'il se
-dévide presque indéfiniment entre les doigts intelligents de la femme,
-et que l'homme ne le sente jamais. Il le casserait. Il arrive parfois
-que l'homme, allant et venant un peu au hasard, mêle à son insu le fil
-aux événements compliqués de la vie et l'y embrouille. La femme alors
-vient sans bruit derrière lui, et, sans qu'il s'en aperçoive, détache
-délicatement le fil de la broussaille. Mystérieuse et difficile
-opération que les femmes seules savent faire et qui s'appelle sauver le
-bonheur.
-
- *
-
-Dans une femme complète il doit y avoir une reine et une servante.
-
- *
-
-Le coeur de la femme s'attache par ce qu'il donne; le coeur de l'homme
-se détache par ce qu'il reçoit.
-
- *
-
-La femme est ainsi faite qu'on devine déjà la jeune mère dans la petite
-fille et qu'on sent encore la petite fille dans la jeune mère. Le
-premier enfant continue la dernière poupée.
-
- *
-
-Sans la vanité, sans la coquetterie, sans la curiosité, sans la chute en
-un mot, la femme n'est pas la femme. Il y a dans sa grâce beaucoup de sa
-faiblesse.
-
- *
-
-Quand une femme vous parle, regardez ce que disent ses yeux.
-
- *
-
-On pourrait mettre sur beaucoup de femmes mariées l'inscription connue:
-«Il y a des pièges dans cette propriété.»
-
- *
-
-Il y a une foule de sottises que l'homme fait par paresse et une foule
-de folies que la femme fait par désoeuvrement.
-
- *
-
-Trop souvent l'histoire des faiblesses des femmes est aussi l'histoire
-des lâchetés des hommes.
-
- *
-
-Pas d'injures à ces malheureuses que vous coudoyez le soir dans la rue.
-Souvenez-vous que la plupart ont été livrées à la prostitution par la
-faim et se sont laissées tomber dans le ruisseau pour ne pas se jeter à
-la rivière.
-
- *
-
-Il faut savoir souvent obéir à la femme pour avoir le droit de lui
-commander quelquefois.
-
- *
-
-Pour qu'une femme soit complètement prise, il faudrait presque
-l'impossible, il faudrait ces trois choses: être un homme, un grand
-homme et un gentilhomme; satisfaire sa dignité, contenter son orgueil,
-flatter sa vanité!
-
- *
-
-Il y a dans George Sand une chose rare et charmante, la bonhomie de la
-femme.
-
- *
-
-La femme a une puissance singulière qui se compose de la réalité de la
-force et de l'apparence de la faiblesse.
-
- *
-
-O femmes! êtres composés de toutes nos douleurs, de toutes nos joies, de
-ce qu'il y a de plus tressaillant en nous! Èves véritablement faites de
-nos flancs! c'est pour nous rendre fous, heureux, désespérés, c'est pour
-faire sortir la flamme de nos paroles, les vers de notre coeur, la
-démence de nos actions, que Dieu a versé sur vos beaux profils l'ombre
-des cils et le feu des prunelles!
-
-
-
-
-De la Vie et de la Mort
-
-
-Qu'est la mort pour l'homme?
-
-Est-ce seulement la fin de quelque chose? Est-ce la fin de tout?
-
-Deux questions que le penseur se pose sans cesse; car de leur solution
-dépendent les autres questions morales.
-
-
-Si la mort est la fin de tout, il en faudra tirer cette conclusion: Il y
-a de la lumière dans le monde matériel, il n'y en a pas dans le monde
-moral. Le soleil, en se levant chaque matin, nous dit: Je suis un
-symbole; je suis la figure d'un autre soleil qui, de même que j'éclaire
-aujourd'hui vos visages, éclairera un jour vos âmes.--Eh bien, le soleil
-ment! il faut accepter comme vraie cette chose horrible devant laquelle
-l'antiquité a reculé: _solem falsum_.
-
- -----
-
-L'homme est une créature profondément distincte de la brute, en ceci que
-la brute est toujours et fatalement innocente, tandis que l'homme peut
-faire le mal et le bien. La brute est passive, l'homme est libre.
-
-Qu'est-ce qui le fait libre? C'est l'âme.
-
-Donc l'âme est.
-
-Tous ces mots: amour, loyauté, pudeur, dévouement, foi, devoir,
-conscience, probité, honneur, vertu, ne sont plus des mots, ce sont les
-faits propres à l'âme; ce sont les facultés qui résultent de sa liberté.
-Aux facultés rayonnantes répondent les facultés ténébreuses: haine,
-vice, lâcheté, turpitude, égoïsme, méchanceté, mensonge, cruauté, crime.
-Entre le mal et le bien, l'homme peut choisir; il est libre.
-
-Or, qui dit libre, dit responsable.
-
-Responsable en cette vie? Évidemment non; car rien de plus démontré que
-la prospérité possible et fréquente des méchants et l'infortune
-imméritée des bons pendant leur passage sur la terre. Combien d'hommes
-justes n'ont eu que misère et angoisse jusqu'à leur dernier jour!
-combien d'hommes criminels ont vécu jusqu'à la plus extrême vieillesse
-dans la jouissance paisible et sereine de tous les biens de ce monde, y
-compris la considération et le respect de tous.
-
-L'homme alors est-il responsable après la vie? Évidemment oui, puisqu'il
-ne l'est pas dans la vie.
-
-Donc quelque chose de lui survit pour subir cette responsabilité: l'âme.
-
-La liberté de l'âme implique son immortalité.
-
-Donc la mort n'est pas la fin de tout. Elle n'est que la fin d'une chose
-et le commencement d'une autre. A la mort, l'homme finit, l'âme
-commence.
-
- -----
-
-J'en atteste quiconque a regardé le visage mort d'un être aimé avec
-cette anxiété étrange qu'est l'espérance mêlée au désespoir; je vous
-atteste, vous tous qui avez traversé cette heure funèbre, la dernière de
-la joie, la première du deuil, n'est-ce pas qu'on sent bien qu'il y a
-encore là quelqu'un? que tout n'est pas fini? que quelque chose est
-possible encore?
-
-On sent autour de cette tête le frémissement des ailes qui viennent de
-se déployer. Une palpitation confuse et inouïe flotte dans l'air autour
-de ce coeur qui ne bat plus. Cette bouche ouverte semble appeler ce qui
-vient de s'en aller, et on dirait qu'elle laisse tomber des paroles
-obscures dans le monde invisible.
-
-Cette stupeur, ce n'est pas le contact du néant, c'est la secousse que
-donne le choc de cette vie contre l'autre.
-
- -----
-
-Je suis une âme. Je sens bien que ce que je rendrai à la tombe, ce n'est
-pas moi. Ce qui est moi ira ailleurs.
-
-Terre, tu n'es pas mon abîme!
-
- -----
-
-Plus j'y songe, plus cette vérité m'apparaît: l'homme n'est autre chose
-qu'un captif.
-
-Le prisonnier escalade péniblement les murs de son cachot, grimpe de
-saillie en saillie, met le pied partout où une pierre manque, et monte
-jusqu'au soupirail. Là, il regarde, il distingue au loin la campagne, la
-forêt, les blés, les collines, les maisons, les villes, les êtres
-vivants, les routes où il a déjà marché et où il marchera sans doute
-encore; il aspire l'air libre, il voit la lumière.
-
-De même l'homme.
-
-L'astronomie, la chimie, la géologie, la mesure des temps, la mesure des
-soleils, toutes ces découvertes, toutes ces échappées sur l'extérieur,
-toutes ces surprises faites à l'éternité, cette constatation de l'infini
-qui existe, qui est là, dehors, éblouissant l'intelligence de son
-rayonnement prodigieux, toutes ces choses dont il semble que nous
-n'ayons pas le sens, art, science, poésie, rêverie, calcul, algèbre,
-c'est le regard à travers les barreaux de la prison.
-
-Le prisonnier ne doute pas de retrouver, le jour où les portes
-s'ouvriront, les champs, les bois, les plaines, la terre où est sa vraie
-vie, la liberté. Il voit tout cela, il sait bien que cela est là.
-
-Comment l'homme peut-il douter de retrouver l'éternité à sa sortie!
-
- -----
-
-Certains penseurs repoussent ces questions:--Aurons-nous un corps dans
-l'autre vie? mangera-t-on? dormira-t-on?--Ces questions n'ont rien qui
-me répugne. Pourquoi n'aurait-on pas un corps, corps subtil et
-éthéré, dont notre corps humain ne serait qu'une ébauche
-grossière?--Mangera-t-on? pourquoi ne vivrait-on pas, par exemple, de la
-vie des fleurs, qui n'ont pas d'heures pour manger, mais qui
-acquièrent et perdent sans cesse, double travail qui constitue la
-vie?--Dormira-t-on? notre existence, composée d'heures de connaissance
-coupées par des heures de sommeil, n'est qu'une ombre informe de cette
-existence supérieure où la rêverie reposerait de la pensée, où l'extase
-reposerait de la contemplation.
-
-Qui empêche de se figurer cette vie céleste?
-
- -----
-
-L'âme a soif de l'absolu, mais c'est là une soif de l'âme qui ne doit
-pas être une soif de l'homme. L'homme dans le temps et dans l'espace,
-c'est-à-dire vivant de cette vie momentanée qui n'est que le fantôme de
-la vie, l'homme appartient au relatif. Qui dit limite, dit rapport et
-proportion. Contentons-nous donc du relatif, puisque nous sommes
-limités. Ne cherchons pas l'absolu ici-bas. Nous le trouverons ailleurs.
-L'absolu n'est pas de ce monde. Il est trop lourd pour cette terre; il
-la ferait sortir de son orbite si jamais il venait à peser sur elle.
-
- -----
-
-Il y a deux lois, la loi des globes et la loi de l'espace. La loi des
-globes, c'est la mort; la limite exige la destruction. La loi de
-l'espace, c'est l'éternité, l'infini permet l'expansion.
-
-Entre les deux mondes, entre les deux lois, il y a un pont, la
-transformation.
-
-Échapper à la gravitation, c'est échapper à la limite; échapper à la
-limite, c'est échapper à la mort.
-
-L'ambition du vivant des globes doit donc être de devenir un vivant de
-l'espace.
-
- -----
-
-L'homme est une frontière. Être double, il marque la limite des deux
-mondes. En deçà de lui est la création matérielle; au delà de lui le
-mystère.
-
-Naître, c'est entrer dans le monde visible; mourir, c'est entrer dans le
-monde invisible.
-
-Oh! de ces deux mondes, lequel est l'ombre? lequel est la lumière?
-
-Chose étrange à dire, le monde lumineux, c'est le monde invisible; le
-monde lumineux, c'est celui que nous ne voyons pas. Nos yeux de chair ne
-voient que la nuit.
-
-Oui, la matière, c'est la nuit.
-
-Fixons du moins les yeux de l'âme sur cet immense mystère qui nous
-attend.
-
-L'homme est sur le bord d'un abîme. Vous tremblez pour le somnambule qui
-se promène sans le savoir sur la crête d'un toit; et vous ne tremblez
-pas pour l'homme qui marche, en pensant à autre chose, le long de la
-mort!
-
-Malheur à qui vit l'oeil ouvert sur le monde matériel et le dos tourné
-au monde inconnu!
-
- -----
-
-La mort est un changement de vêtements.
-
-Ame! vous étiez vêtue d'ombre, vous allez être vêtue de lumière!
-
-Catholiques, vous voudriez emporter votre corps dans l'autre vie! C'est
-comme si vous souhaitiez aller dans une fête avec un vieil habit taché.
-
- -----
-
-Une montagne des Andes résume en zones distinctes, sur sa pente de
-quelques lieues, tous les climats de la terre, depuis le tropique
-jusqu'au pôle; de même une nation comme la France résume dans son
-histoire, comme sur un versant immense, échelon par échelon, couche par
-couche, nuance par nuance, tous les âges de la vie de l'humanité, depuis
-Teutatès qui est le sauvagisme jusqu'à Voltaire qui est la civilisation.
-
-Qu'y a-t-il au-dessus du pôle? qu'y a-t-il au-dessus du sommet? le ciel.
-
-Qu'y a-t-il au-dessus de la civilisation? L'harmonie.
-
-Le bleu. La mort.
-
-C'est dans le tombeau que l'homme fait le dernier progrès.
-
- -----
-
-A mesure que l'homme avance dans la vie, il arrive à une sorte de
-possession des idées et des objets qui n'est autre chose qu'une profonde
-habitude de vivre. Il devient à lui-même sa propre tradition; il
-s'attache étroitement par la mémoire à ce qu'il a vu, à ce qu'il a fait,
-à ce qu'il a senti, à ce qu'il a souffert, aux temps où il était enfant,
-aux temps où il était jeune, aux temps où il était homme, à ses jeux, à
-ses amours, à ses travaux; il se tourne avec charme vers tout ce qui
-compose son unité, vers les illusions, vers les affections, vers les
-passions, vers les joies, vers les douleurs surtout. Chaque jour qu'il a
-traversé est un chaînon, et pour lui, homme, vivre, c'est être toute la
-chaîne. Il sent qu'il y a en lui de l'indivisible. Être, c'est être la
-somme de tout ce qu'il a été, voilà ce qu'il comprend par-dessus tout.
-Prenez-le, et faites-lui une offre quelconque de vie nouvelle et de
-jeunesse, à la condition de ne plus connaître ce qu'il a connu et de ne
-plus aimer ce qu'il a aimé, il préférera mourir. Il est plus facile de
-renoncer à l'avenir qu'au passé.
-
-Être, pour la créature intelligente, c'est comparer perpétuellement ce
-qu'on a été avec ce qu'on est.
-
-De là, la puissance indomptable du moi.
-
-L'homme ne comprend et n'accepte l'immortalité qu'à la condition de se
-souvenir.
-
- -----
-
-Si la vie n'est pas indéfinie, distincte et adhérente, emmaillée dans
-une sorte de chaîne sans fin qui traverse sans se rompre le phénomène
-mort, relie l'être à l'être et crée l'unité dans le multiple; si cette
-persistance du moi à travers les milieux inconnus de l'existence n'est
-pas, il n'y a point de solidarité, et le premier des principes
-démocratiques s'évanouit.
-
-La brièveté du moi supprime tout lien, extérieur, supérieur, antérieur
-et ultérieur.
-
-Matérialisme, c'est, logiquement et fatalement, égoïsme.
-
- -----
-
-Sur chaque globe il y a un être qui le déborde et qui est son point de
-jonction, son trait d'union, son pont avec les autres sphères. L'homme
-est cet être sur la terre.
-
-A la mort, l'homme devient sidéral.
-
- -----
-
-La mort, c'est la revanche de l'âme.
-
-La vie, c'est la puissance qu'a le corps de maintenir l'âme sur la terre
-par l'alourdissement; la mort, c'est la puissance qu'a l'âme d'enlever
-le corps hors de la terre par l'élimination. Dans la vie terrestre,
-l'âme perd ce qui rayonne; dans la vie extra-terrestre, le corps perd ce
-qui pèse.
-
- -----
-
-S'il n'y avait pas une autre vie, Dieu ne serait pas un honnête homme.
-
- -----
-
-La mort, désolation du coeur, est le triomphe de l'âme.
-
-Notre vie rêve l'utopie, notre mort obtient l'idéal.
-
-La mort n'est pas injuste. Elle est une continuation.
-
-Habituons-nous à regarder sans épouvante ce mystérieux prolongement de
-l'homme dans l'éternité. Tâchons de l'apercevoir le plus loin que nous
-pouvons dans le sépulcre.
-
-Penchons-nous au bord de la vie et contemplons cette obscurité sacrée.
-Nous en serons meilleurs. La mort est sainte, et elle est saine. Tout ce
-qu'on peut en voir est de bon conseil.
-
-Mon regard plonge le plus possible dans cette ombre, où je vois, à une
-profondeur qui serait effrayante si elle n'était sublime, blanchir
-l'immense point du jour éternel.
-
- -----
-
-Où sont les abîmes? où sont les escarpements? Pourquoi nous
-contentons-nous des aspects plats de cette terre et de cette vie? Il
-doit y avoir quelque part des trous effrayants, déchirures de l'infini,
-avec d'énormes étoiles au fond, et des lueurs inouïes.
-
- -----
-
-La contemplation nous révèle l'infini; la méditation nous révèle
-l'éternité.
-
-La notion de l'infini nous arrive du monde extérieur; la notion de
-l'éternité se dégage pour nous du monde intérieur.
-
-Or, infini et éternel ce sont là les deux aspects de Dieu.
-
-Pour voir Dieu sous le premier aspect, nous regardons dans la création.
-Pour le voir sous le deuxième aspect, nous regardons dans notre âme.
-
- -----
-
-Dieu est éternel. L'âme est immortelle.
-
-Ne confondez pas l'éternité avec l'immortalité. Expliquez-vous ce que
-c'est que l'immortalité.
-
-La création est une ascension perpétuelle, de la brute vers l'homme, de
-l'homme vers Dieu. Dépouiller de plus en plus la matière, revêtir de
-plus en plus l'esprit, telle est la loi. A chaque fois qu'on meurt, on
-gagne plus de vie.
-
-Les âmes passent d'une sphère à l'autre, deviennent de plus en plus
-lumière, se rapprochent sans cesse de Dieu.
-
-Quoi! les âmes se rapprochent de Dieu sans cesse, toujours, par une
-série non interrompue de transformations, d'un mouvement perpétuel et
-continu? Mais alors il viendra un jour, une heure, où à force de se
-rapprocher de Dieu, elles l'atteindront et se fondront en lui; alors
-elles perdront leur moi, en d'autres termes, elles mourront.
-
-Écoutez:
-
-Le jour où l'asymptote rencontrera l'hyperbole, l'âme rencontrera Dieu.
-
-Le point de jonction est dans l'infini.
-
-Se rapprocher toujours, n'atteindre jamais, c'est la loi de l'asymptote,
-c'est la loi de l'âme.
-
-C'est cette ascension sans fin, c'est cette perpétuelle poursuite de
-Dieu, qui pour l'âme est son immortalité.
-
- -----
-
-Il n'est pas un être humain marchant sous la lumière du soleil que ne
-trouve et n'atteigne son rayon.
-
-Dans l'immensité de la création infinie, il n'est pas un être humain
-auquel n'aboutisse un rayon de Dieu.
-
-Par ce rayon toute âme partielle est en communication directe avec l'âme
-centrale.
-
-De là l'efficacité de cette invocation, la prière.
-
- -----
-
-Un homme dort. Il fait un rêve. Il rêve qu'il est bête fauve, lion,
-loup, et il lui arrive toutes les aventures des bois. A son réveil, il
-se retrouve. Le rêve s'est évanoui. Il est après ce qu'il était avant.
-Il est homme et non lion.
-
-Le lendemain il fait un autre rêve. Il est oiseau ou serpent. Il
-s'éveille et se retrouve homme.
-
-Ainsi de la vie. Ainsi de toutes les vies terrestres que nous pourrons
-être condamnés à traverser. Les vies planétaires sont des sommeils. Les
-vies peuvent n'avoir aucun lien entre elles, pas plus que les rêves de
-nos nuits.
-
-Le moi qui persiste après le réveil, c'est le moi antérieur et extérieur
-au rêve. Le moi qui persiste après la mort, c'est le moi antérieur et
-extérieur à la vie.
-
-Le dormeur qui s'éveille se retrouve homme. Le vivant qui meurt se
-retrouve esprit.
-
- -----
-
-Une idée m'a traversé l'esprit. Serait-ce une lueur?
-
-Deux hommes parlent de la vie future. L'un l'affirme, l'autre la nie.
-L'un dit:--La mort n'est pas; mon moi persistera: je sens en moi
-l'immortalité; je m'appelle âme. L'autre dit:--Il n'y a rien après la
-mort; mon moi sera mangé des vers; je mourrai tout entier; je ne sens
-pas en moi de lendemain; je m'appelle cendre.--Au nom de quoi parlent
-ces deux hommes? Au nom du sens intime. L'affirmation de l'un et la
-négation de l'autre n'ont d'autre source que l'intuition. Le sens
-intime, l'innéité même, la grande voix sacrée, qui chuchote
-mystérieusement à l'oreille de toute âme. Dans le cas présent, cette
-voix se contredit; à l'oreille de l'un elle dit: _immortalité_; à
-l'oreille de l'autre, elle dit: _néant_; elle révèle à la première
-conscience le contraire de ce qu'elle déclare à la seconde. Serait-il
-possible que ces hommes disent vrai tous les deux?
-
-Dante vient d'écrire deux vers. Pendant qu'il songe accoudé, le premier
-vers dit au second: Sais-tu, frère? nous sommes immortels! je sens en
-moi la durée éternelle; nous venons d'éclore pour la gloire; j'ai la
-conscience que je traverserai les siècles.--Le deuxième répond: Quel
-rêve! je sens que je ne traverserai pas un jour; j'ai en moi la mort; je
-ne suis pas.
-
-En ce moment, Dante sort de sa rêverie, prend sa plume, relit ses deux
-vers, et efface le second.
-
-Tous les deux avaient raison.
-
-Y aurait-il des ébauches d'âme qui se sentent ébauches, des embryons de
-moi destinés à la refonte, des êtres essayés, qui disparaîtront dans le
-néant et qui en ont conscience?
-
-Y aurait-il des hommes que Dieu rature?
-
- -----
-
-Quoi! vous affirmez carrément que ce que vous ne voyez pas n'est pas!
-Ainsi, l'oeil humain, voilà la certitude; ainsi, hors de la chambre
-optique qui clignote sous le crâne de l'homme, rien n'est prouvé! La
-logique est la très humble servante de la prunelle! Défense à
-l'intuition de concevoir ou d'admettre quoi que ce soit qui n'est pas
-déclaré par les sens! A ce compte, un sourd-muet aveugle et paralytique
-qui ébaucherait dans ses ténèbres ce bégaiement: Rien n'existe! aurait
-raison!
-
-De votre infirmité vous faites le vide; vous prenez votre limite pour la
-limite de la création; vous appliquez votre brièveté à l'univers!
-
-Mais cette création invisible, qui vous dit qu'un jour vous ne la verrez
-pas?
-
-Si vous aviez un autre organisme, est-ce que vous n'auriez pas d'autres
-perceptions? Si vous aviez seulement un sens de plus, croyez-vous qu'un
-nouvel aspect de la vie universelle ne vous serait pas révélé? Les
-organismes inconnus des existences ultérieures vous attendent et
-pourront vous faire toucher l'impalpable et voir l'incompréhensible.
-
-Il y a une chose qui vous arrive tous les jours; vous ne direz pas que
-vous n'êtes point familier avec ce fait-là. Vous avez dormi, c'est le
-matin, vous ouvrez les yeux, vos contrevents fermés laissent pénétrer
-une clarté crépusculaire dans votre alcôve, vous ne voyez rien autour de
-vous que vos quatre murs et l'atmosphère vide. Tout à coup un rayon du
-soleil levant passe aux fentes du volet, et vous apercevez un monde.
-Vous distinguez, dans cette blancheur subitement survenue, des myriades
-d'objets en suspension, allant et venant, tournoyant, montant,
-descendant, entrant dans la lueur, plongeant dans l'obscurité, et dont
-vous ne soupçonniez pas l'existence; vous voyez l'immensité des grains
-de poussière; cet air que vous croyiez vide était peuplé. Voilà de
-l'invisible devenu visible.
-
-Un jour, vous vous réveillerez dans un autre lit, vous vivrez de cette
-grande vie qu'on appelle la mort, vous regarderez, et vous verrez
-l'ombre; et tout à coup le soleil levant de l'infini apparaîtra
-splendide au-dessus de l'horizon, et un rayon de lumière, de la vraie
-lumière, traversera de part en part à perte de vue les profondeurs;
-alors vous serez stupéfait, vous verrez dans cette bande de clarté, tout
-à la fois, brusquement, pêle-mêle, ensemble, volant, tourbillonnant,
-fuyant, planant, des millions d'êtres inconnus, les uns célestes, les
-autres infernaux, ces invisibles que vous niez aujourd'hui, et vous
-sentirez des ailes s'ouvrir à vos épaules, et vous serez un de ces êtres
-vous-même.
-
-
-
-
-Rêveries sur Dieu
-
-
-Dieu s'enferme; mais le penseur écoute aux portes.
-
- -----
-
-Quiconque a la notion du devoir, quiconque a le sentiment du droit,
-quiconque a la perception du juste et de l'injuste, quiconque a un but
-désintéressé, quiconque s'oublie en vivant et fait passer avant lui ce
-qui n'est pas lui, quiconque veut pour le genre humain, quiconque a dans
-son coeur les battements du coeur même de l'humanité, quiconque se sent
-frère du pauvre, du petit, du mineur, du faible, de l'infirme, du
-souffrant, de l'ignorant, du déshérité, de l'esclave, du serf, du nègre,
-du forçat, du damné, quiconque souhaite la lumière à l'aveugle et la
-pensée à l'opprimé, quiconque est misérable des misères d'autrui,
-quiconque travaille au mieux des autres et pleure de leurs larmes et
-saigne de leur plaie, quiconque préfère son propre sacrifice au
-sacrifice de son semblable, quiconque a la vision du vrai, quiconque a
-l'éblouissement du beau, quiconque écoute une harmonie, quiconque
-contemple une fleur, une blancheur, une candeur, une clarté, une femme,
-quiconque admire un génie, quiconque s'émeut d'une étoile, quiconque dit
-en soi-même: ceci est bien, ceci est mal, quiconque n'écrase pas une
-mouche inutilement, quiconque aime et sent de l'infini dans son amour,
-quiconque reconnaît qu'il y a un chemin tortueux et une ligne droite,
-quiconque agit en conscience, quiconque a un idéal et s'y dévoue,
-celui-là, quel qu'il soit, qu'il y consente ou non, croit en Dieu.
-
-Quiconque dit: conscience, vertu, bonté, amour, raison, lumière,
-justice, vérité, aperçoit, qu'il le sache ou non, un des mystérieux
-profils de cette face sublime: Dieu.
-
-Ceci ne se concevrait point: voir le rayon et nier le soleil. L'athée
-est identique à l'aveugle.
-
---Mais, dit l'athée, je vois le soleil et je ne vois pas Dieu.
-
-C'est que vous ouvrez l'oeil de chair et que vous n'ouvrez pas l'oeil
-d'esprit.
-
-Une âme peut être opérée de l'athéisme comme une prunelle de la
-cataracte. Il y a de puissants athées intelligents et justes; c'est avec
-la notion de l'idéal qu'on peut les guérir, et, quoi qu'ils disent, au
-fond ils ne demandent pas mieux. L'athéisme est sans joie. Nul n'est
-dans la nuit volontairement.
-
- -----
-
-La nature m'a déclaré que Dieu existe.
-
- -----
-
-Quoi! l'homme, cet atome, ce grain de poussière, cette chose périssable,
-chétive, infirme et vile, l'homme aurait ce qui manquerait à cet immense
-et profond univers où l'infini rayonne dans tous les sens! la créature
-pleine de misères serait mieux partagée que la création pleine de
-soleils! nous aurions une âme et le monde n'en aurait pas!
-
-L'homme serait un oeil ouvert au milieu de l'univers aveugle! le seul
-oeil ouvert!
-
-Et pour voir quoi? le néant!
-
- -----
-
-On ne peut pas dire:--Dieu est honnête, Dieu est vertueux, Dieu est
-chaste, Dieu est sincère.
-
-Mais on peut dire:--Dieu est juste, Dieu est bon, Dieu est grand, Dieu
-est vrai.
-
-Pourquoi?
-
-Parce que: honnêteté, vertu, chasteté, sincérité, c'est le relatif.
-
-Et que: justice, bonté, grandeur, vérité, c'est l'absolu.
-
-Pourquoi ne peut-on pas dire de Dieu qu'il est vertueux?
-
-Parce qu'il est parfait.
-
-Un être qui ne peut avoir aucune qualité relative et qui a toutes les
-qualités intrinsèques existe nécessairement.
-
-Dieu se démontre par son absolu.
-
- -----
-
-La création est mue par deux espèces de moteurs, tous deux invisibles:
-les âmes et les forces.
-
-Les forces sont mathématiques, les âmes sont libres. Les forces, étant
-algébriques, ne peuvent avoir d'écart; l'aberration des âmes est
-possible. Il y a été pourvu; la liberté a un régulateur, la conscience.
-
-La conscience n'est autre chose qu'une sorte d'intuition de la géométrie
-mystérieuse de l'ordre moral.
-
-Quant à l'être qu'on nomme Dieu, et qu'on peut aussi appeler Centre, il
-participe des deux natures dont il est le point d'intersection.
-
-Il est l'Ame-Force.
-
- -----
-
-L'idée de Dieu, c'est de la lumière solaire. Le judaïsme, le sabéisme,
-le bouddhisme, le polythéisme, le manichéisme, le mahométisme, le
-christianisme, sont de la lumière lunaire. Moïse, Bouddha, Zoroastre,
-Orphée, Confucius, Manès, Mahomet, Jésus, sont des espèces de planètes
-tournant autour de l'astre et réfléchissant sa lueur.
-
-Les religions, lunes de Dieu, éclairent l'homme dans la nuit; de là ces
-fantômes, ces illusions, ces mensonges d'optique, ces terreurs, ces
-apparences, ces visions, qui remplissent l'horizon des peuples chez
-lesquels il ne fait que clair de religion.
-
-Le spectre qui sort de cette douteuse clarté s'appelle superstition.
-
-Tout rayon qui vient directement du soleil porte à son extrémité la
-figure du soleil, et, quelle que soit la forme de l'ouverture par
-laquelle il arrive jusqu'à nous, que cette ouverture soit carrée,
-polygone ou triangulaire, il n'accepte pas cette forme et imprime
-invariablement sur la surface où il s'arrête une image circulaire. Ainsi
-toute lumière qui vient directement de Dieu imprime à notre esprit,
-quelque forme qu'ait notre cerveau, l'idée exacte de Dieu, et lui en
-laisse l'empreinte vraie.
-
-En même temps, de même que les rayons de lune perdent la figure du
-soleil et ne nous apportent, au lieu de son image, que l'aspect
-quelconque de l'ouverture par laquelle ils passent, l'idée de Dieu,
-réfléchie par les religions et venant d'elles, perd, pour ainsi parler,
-la forme de Dieu et prend toutes les configurations plus ou moins
-misérables du cerveau humain.
-
- -----
-
-En politique, au-dessus des partis, je mets la patrie; en religion,
-au-dessus des dogmes, je mets Dieu. Si j'étais sûr que cette grave
-parole sera gravement écoutée et gravement comprise, je dirais que je
-suis de toutes les religions comme je suis de tous les partis. Ici
-_comme_ signifie _de même manière_. Je crois au Dieu de tous les hommes,
-je crois à l'amour de tous les coeurs, je crois à la vérité de toutes
-les âmes.
-
-Penseurs, songez-y, voilà la foi, la grande foi, la vraie foi, la foi
-qui seule aujourd'hui peut civiliser les générations révolutionnaires.
-
-Ce rayon-là ne s'aperçoit que des hauteurs. Vous êtes faits pour
-atteindre aux hauteurs et pour contempler le rayon. Vous avez des ailes,
-puisque vous rêvez; vous avez des yeux, puisque vous pensez.
-
- -----
-
-Je crois à Dieu direct.
-
-La foule a les yeux faibles, c'est son affaire. Les dogmes et les
-pratiques sont des lunettes qui font voir l'étoile aux vues courtes.
-Moi, je vois Dieu à l'oeil nu. Distinctement. Je laisse le dogme, la
-pratique et le symbole aux intelligences myopes. La lunette est
-précieuse, l'oeil est plus précieux encore. La foi à travers le dogme
-est bonne; la foi immédiate est meilleure.
-
-Je respecte la messe du dimanche à ma paroisse, j'y assiste rarement;
-c'est que j'assiste sans cesse, religieux, rêveur et attentif, à cette
-autre messe éternelle que Dieu célèbre nuit et jour pour l'homme dans la
-nature, sa grande église.
-
- -----
-
-Une religion est une traduction.
-
-Ces hommes qu'on appelle les révélateurs fixent leur regard sur quelque
-chose d'inconnu qui est en dehors de l'homme.
-
-Il y a là-haut une lumière, ils la voient.
-
-Ils dirigent un miroir de ce côté. Ce miroir est plus ou moins trouble,
-plus ou moins poli, plus ou moins chromatique, plus ou moins nettoyé.
-
-Ce miroir est la conscience même des révélateurs.
-
-Les événements, les despotismes, les rois, les capitaines, les maîtres,
-font quelquefois beaucoup de poussière dessus.
-
-Ce révélateur est un voyant. Cette conscience, qui vient apporter un
-enseignement au milieu ambiant, en sait plus long que ce milieu humain;
-mais elle participe de ce milieu. Elle en a la transparence ou
-l'opacité, elle en a la pureté ou la rudesse, elle en a la sauvagerie ou
-le raffinement. Elle a, dans une certaine mesure, la même couleur et la
-même densité. De là, selon la surface propre à chaque milieu et à chaque
-miroir, une image plus ou moins nette de l'astre, parfois lueur vague,
-comme pour Socrate, parfois ombre, comme pour Spinoza, parfois spectre,
-comme pour Torquemada.
-
-De là, chez tant de peuples, toutes ces réverbérations farouches de
-Dieu, les idolâtries. De là, tout ce faux projeté par le vrai.
-
-Quelquefois le cerveau du révélateur est prisme autant que miroir, et il
-irise de superstitions et de fables le contour de Dieu. Quelquefois ce
-cerveau est ténèbres, et il réfléchit l'Être sur fond noir; alors vous
-avez la pagode de Jaghernaut, et il y a sur la terre un lieu, une
-région, un point donné, où Dieu se reflète Démon. Le contre-sens du
-traducteur va jusque-là.
-
-Le strabisme d'une âme peut créer des religions terribles. Plus d'un
-temple louche vers Satan.
-
-Qui accuser? L'objet révélé? Non. Il s'offre. Le révélateur? Non. Il
-tâche.
-
-Accusons l'impuissance terrestre, l'insuffisance humaine, le milieu
-régnant, le moment donné. Tel siècle, telle erreur. Telle société, tel
-mensonge. La chimère est proportionnelle à l'ignorance. De mauvaise foi,
-point. Nous parlons des fondateurs de religions, et non des exploiteurs.
-Mahomet qui a réussi, Swedenborg qui a avorté, étaient des visionnaires
-très convaincus. Il n'y a point d'imposteurs. Il y a des tâtonnements
-modelant la vérité, des essayeurs souvent sans pierre de touche, des
-guetteurs plus ou moins lointains, des bouches obscures parlant aux
-multitudes troubles, des songe-creux endoctrinant les ignorants, des
-crépuscules blanchissant les brouillards, des myopes conduisant les
-aveugles.
-
-En somme, toutes les religions sont mauvaises et toutes sont bonnes.
-
-Cassez-les toutes; dans la mise en poussière de cet immense miroir
-brisé, dans ces innombrables morceaux balayés en tas, vous verrez
-resplendir l'étoile unique. De tous ces portraits de la Vérité,
-difformes jusqu'au mensonge, une fois que vous les aurez jetés à terre,
-l'image auguste se dégagera. De toutes les religions détruites sort
-l'indestructible. C'est que, nous l'avons dit, toutes les religions sont
-des versions. Sous toutes leurs épaisseurs, il y a le texte.
-
-Toutes les bibles pilées égouttent l'infini.
-
-L'idole mise au creuset donne Dieu. Jupiter est une traduction, Brahma
-est une traduction, Vitziliputli est une traduction, Fô est une
-traduction, Odin est une traduction, Allah est une traduction, Élohim
-est une traduction.
-
-Un jour la Révolution, fille du dix-huitième siècle et mère du
-dix-neuvième, indignée, rejette tous ces noms, abat tous ces autels,
-extermine tous ces symboles, anéantit Dieu sous toutes ces formes, puis
-se recueille, cherche ce qu'il y a au fond de l'ombre, relève la tête,
-et dit: l'Être suprême.
-
-Les religions sont des à-peu-près de l'absolu. Une religion est un
-masque. Mais que prouve le masque? le visage. Le masque peut être hideux
-autant que le visage est sublime; il n'en est pas moins fait dessus. Les
-révélateurs travaillent sur l'éternité vive. Ils tâchent de l'extraire à
-votre usage; ils vous en donnent toute la quantité qu'ils peuvent.
-Prenez-vous en à vous-même s'ils ne vous la donnent pas plus pure et
-plus abondante. Une religion est une traduction de Dieu mesurée à la
-quantité d'âme qui est en vous.
-
- -----
-
-Vous n'avez pas la force d'être religieux? Allons, soyez dévot!
-
- -----
-
-Les religions font une chose utile: rapetisser Dieu jusqu'à l'homme. La
-philosophie réplique par une chose nécessaire: grandir l'homme jusqu'à
-Dieu.
-
-La vraie philosophie détourne des religions et pousse à la religion.
-
-Est-ce que la nature ne vous fournit pas assez de mystère que vous en
-faites de votre côté avec le dogme?
-
-En fait d'incompréhensible, contentez-vous du nécessaire.
-
- -----
-
-Toute lumière directe porte, je l'ai dit, à son extrémité la forme du
-foyer dont elle émane; au bout du rayon solaire il y a l'image du
-soleil; au bout du rayon divin il y a l'image de Dieu.
-
-Le rayon solaire, en traversant le prisme, se décompose en trois
-couleurs: le bleu, le jaune, le rouge. Le rayon divin, en traversant la
-chambre obscure du cerveau, se décompose en trois notions: le juste, le
-vrai, le beau.
-
-C'est ce spectre lumineux de la triple notion divine, toujours rayonnant
-sous le crâne humain, qu'on appelle la conscience.
-
-On appelle le rayon solaire la lumière blanche; on peut donner le même
-nom à la conscience.
-
-Donc la conscience, c'est le spectre solaire intérieur. Le soleil
-éclaire le corps, Dieu éclaire l'esprit.
-
-Au fond de tout cerveau humain il y a comme une lune de Dieu.
-
-Être le bout du rayon dont l'idéal est l'autre bout; chanter à voix
-basse à la vie présente le chant mystérieux de la vie future; faire
-effort pour introduire l'esprit dans la chair, la vertu dans la parole,
-Dieu dans l'homme, tel est le sublime office de cette splendeur ailée,
-la conscience.
-
-
-Le travail de l'homme, la fonction divine de sa liberté, le but de sa
-vie, c'est de construire sur la terre à l'état d'oeuvres réelles, les
-trois notions idéales, c'est de faire chair le vrai, le beau et le
-juste, c'est en un mot de laisser après sa mort debout derrière lui sa
-conscience faite action. Le progrès humain vit de cette triple
-manifestation sans cesse renouvelée. Celui qui emploie sa conscience,
-dépense son âme et épuise sa vie pour bâtir le vrai s'appelle Voltaire;
-celui qui bâtit le beau s'appelle Shakespeare; celui qui bâtit le juste
-s'appelle Jésus.
-
-Il n'est pas un génie qui n'ait travaillé, il n'est pas un grand homme
-qui n'ait apporté sa conscience, son âme, sa pierre, à l'un de ces trois
-piliers du fronton infini qu'on nomme Vérité, Beauté, Justice.
-Quelques-uns ont travaillé à deux. Celui qui travaillerait aux trois,
-celui-là approcherait de Dieu.
-
-Mettre sa conscience hors de soi, la transformer lentement et jour à
-jour en réalités extérieures, actions ou travaux; naître avec les idées,
-mourir avec les oeuvres; en un mot bâtir l'idéal, le construire dans
-l'art et être le poëte, le construire dans la science et être le
-philosophe, le construire dans la vie et être le juste, tel est le but
-de la destinée humaine.
-
-
-
-
-Un athée
-
-
-Au commencement de 1852, j'étais à Bruxelles. Un jour, quelqu'un poussa
-ma porte et entra. C'était un homme jeune, au sourire franc, à l'oeil
-sincère et vif, vêtu avec une certaine recherche élégante, montrant
-beaucoup de linge très blanc, ayant un gilet de velours à boutons
-ciselés, des gants paille, une fleur à la boutonnière, et un jonc à la
-main. A la question que je lui adressai, il me répondit:--Je suis
-prêtre.
-
---Ou plutôt, reprit-il, je l'ai été. Je ne le suis plus. J'ai quitté le
-faux pour le vrai. Aujourd'hui, monsieur, je suis ce que vous êtes, un
-proscrit.
-
-Je priai ce proscrit de s'asseoir.
-
---Je me nomme Anatole Leray, me dit-il.
-
-Nous causâmes. Il me raconta sa vie. On l'avait élevé de telle sorte,
-qu'un matin, à vingt-cinq ans, il s'était trouvé prêtre. Cela l'avait
-réveillé. Le songe d'une longue éducation mystique s'était comme dissipé
-pour Anatole Leray le jour où il avait vu, brusquement, en pleine
-jeunesse, un mur, un mur infranchissable, un mur d'ombre et de granit,
-la prêtrise, se dresser entre la nature et lui. Sa première messe lui
-avait fait l'effet de sa dernière heure. En descendant de l'autel, il
-s'était apparu à lui-même comme un spectre. Il était resté béant, l'oeil
-fixé sur la terreur de la vie impossible.
-
-Il avait vingt-cinq ans; il sentait toute la création dans ses veines;
-il était, de par la volonté de la réalité, plein de la sève universelle;
-et il était forcé de se déclarer que, pour lui désormais, cette
-fermentation des instincts n'était plus qu'un bouillonnement de fautes.
-Bref, il n'avait pas la vocation; et il s'effrayait de le reconnaître si
-tard.
-
-Cette résistance du prêtre au sacerdoce s'accrut silencieusement en lui
-pendant plusieurs années; il combattit, il se roidit, il se meurtrit le
-coeur à ce qu'on lui avait imposé comme devoir; il fut sévère, fidèle et
-honnête envers l'autel; enfin, après bien des souffrances, il sortit de
-la lutte vaincu. C'est-à-dire vainqueur. L'homme triompha du prêtre.
-Anatole Leray céda à la jeunesse, à la vie, à la sainte et irrésistible
-nature. Ce sont là les expressions même dont il se servait en expliquant
-le fait. Et, loyalement, aimant mieux être appelé apostat par Rome
-qu'hypocrite par sa conscience, il se retira de l'église.
-
-A qui sort de ce lieu sévère, une seule porte est ouverte, la
-démocratie. Sa pente naturelle l'y conduisait d'ailleurs. Avant d'être
-homme d'église, il était enfant du peuple. Anatole Leray était d'une
-pauvre famille paysanne de Bretagne. Il était donc rentré dans le peuple
-tout naturellement comme une goutte d'eau dans l'océan. Il s'y trouvait
-bien.
-
-Il racontait tout cela simplement, avec une sorte de naïveté éloquente
-et forte. Sa retombée dans le peuple l'avait mûri. Il y avait en lui un
-penseur politique. Il avait écrit dans plusieurs journaux. C'était un
-révolutionnaire tout frémissant de conviction.
-
-De l'exposé de sa vie, il passa au récit de ses idées. Je l'écoutais.
-
-A un certain moment, il lui vint quelque chose qui ressemblait à une
-explosion.
-
-Ce qu'on va lire est une reproduction de ses idées, sans doute en
-d'autres termes; mais, à cela près, rigoureusement exacte; peut-être non
-littérale, mais, à coup sûr, fidèle.
-
---Tenez, monsieur, s'écria-t-il, que tout ceci serve au moins de leçon.
-Désormais la démocratie doit aviser. Il faut refaire l'homme, et
-recommencer le peuple dans les enfants. C'est dans l'éducation qu'il
-faut montrer la logique de la Révolution.
-
---Je suis de cet avis, lui dis-je.
-
-Il s'anima.
-
---Pour moi, monsieur, l'éducation entière est dans ceci: extirper de
-l'esprit humain toute espèce de surnaturel.
-
---Qu'entendez-vous par là? lui demandai-je.
-
---J'entends par là que l'homme est perdu par ces fantasmagories
-religieuses. Les superstitions sont l'étouffement de l'avenir. Tant que
-les nations respireront sur la terre un fanatisme ambiant, ne comptez
-pas sur la raison humaine. Monsieur, ce vieil esprit humain sombre sous
-voiles et se noie dans les chimères sacrées et fait eau de toutes parts.
-Cramponnons-nous aux réalités immédiates. Deux et deux font quatre; pas
-de salut hors de là. Établissons la philosophie sur le fait. Que rien ne
-soit admis qui ne soit humainement vérifiable. N'acceptons que le
-visible et le tangible. Je veux que toute ma croyance tienne dans mes
-dix doigts. Guerre au merveilleux! Que le peuple ne croie à rien qu'à
-lui-même. Mettons dans le berceau ce qu'on y voit, le germe; mettons
-dans le tombeau ce qui y est, le néant. Chassons tous ces songes d'êtres
-en deçà de la terre, et de vie au delà de la vie. Supprimons le ciel. Il
-n'y a pas de ciel. Nous sommes dans le ciel. Notre terre y roule. Le
-ciel, c'est ça. Raisonnons net et ferme. Mort aux rêves! Qui ne veut pas
-du fruit coupe l'arbre. Otons tout prétexte aux religions.
-
---Quelles sont donc vos opinions religieuses? lui dis-je.
-
-Il me répondit:
-
---J'ai été élevé au séminaire.
-
---Eh bien?
-
---Je suis athée.
-
---Si c'est une conséquence que vous prétendez tirer, observai-je, je ne
-saurais l'admettre. Pour avoir gardé des chèvres on n'est pas Giotto; un
-collège de jésuites n'a pas pour produit nécessaire Voltaire. Du reste,
-je vous écoute. Continuez.
-
---Mais, reprit-il, j'ai tout dit. Se dégager des hypothèses. Sortir de
-la prison des chimères et en faire évader le genre humain, ce vieux
-captif que toutes les religions tiennent sous clef. Voilà.
-
---Je ne veux pas plus que vous, lui dis-je, des hypothèses qui
-deviennent superstitions et des chimères où l'on voudrait murer la
-raison humaine. Il semblerait donc que nous avons, vous et moi, la même
-pensée. Pourtant je ne crois pas que nous soyons d'accord. Précisez.
-
---Eh bien, répondit-il, suppression complète de ce que les
-spiritualistes appellent l'idéal. L'idéal est du surnaturalisme. Otons
-le surnaturalisme du monde, c'est-à-dire chassons Dieu; ôtons le
-surnaturalisme de l'homme, c'est-à-dire chassons l'âme. Pas d'éternel et
-pas d'immortel. Donnons ces vérités pour fondement à l'éducation. Tout
-est là. J'ai fini.
-
---Vous avez à peine commencé, repris-je. A votre sens donc, qu'est-ce
-que le monde?
-
---Pure matière.
-
---Et l'homme?
-
---Pure matière.
-
---Distinguez-vous, lui dis-je, entre la matière et la matière?
-
---Je serais insensé. La matière est égale à la matière. C'est là la
-grande base de l'égalité.
-
---Mais, répliquai-je, les organismes?...
-
---Les organismes ne sont que des modes. Ces modes de la substance,
-fatals et aveugles en eux-mêmes, engendrent ces mirages qui font une
-sorte d'escalier de nuages, et que vous nommez d'abord intelligence,
-puis conscience, puis âme, échelons de l'échelle qui monte à Dieu. Cette
-échelle est appliquée à l'échafaudage de toutes les religions. Il s'agit
-de la jeter bas. Il faut en briser tous les échelons, l'échelon Dieu,
-l'échelon âme, l'échelon conscience, l'échelon intelligence. Et même
-l'échelon organisme. A bas l'organisme s'il devient le merveilleux,
-c'est-à-dire si l'on prétend conclure des diversités de l'organisme une
-supériorité quelconque d'une forme de la matière sur l'autre! A bas
-l'aristocratie des organismes! Des modes qui s'évanouissent ne sont
-autre chose que les figures de Rien. Tout redevient l'atome; l'atome
-indivisible et inconscient. Un atome qui serait supérieur aux autres,
-serait Dieu. Qui dit matière dit égalité. La matière est adéquate à
-elle-même.
-
-Je le regardai fixement.
-
---Ainsi le moucheron qui vole, le chardon qui pousse, le caillou qui
-roule, sont les égaux de l'homme?
-
-Il eut un moment d'hésitation, puis répondit avec une loyauté qui
-semblait en lui plus forte que sa volonté même:
-
---Vous êtes dur; mais le syllogisme est vrai.
-
---Monsieur, lui dis-je, les logiciens rectilignes sont rares. Vous
-raisonnez droit devant vous, et avec une inflexible bonne foi. Je ne
-dois pas en abuser. Je renonce donc à ces duretés du syllogisme extrême.
-Restons dans l'homme; suivons-y vos prémisses: point d'âme, point de
-Dieu, point de surnaturalisme, point d'idéal; la matière égale à
-elle-même. Et je vous déclare que je vais me borner à l'un des
-innombrables côtés de la question.
-
---Je vous écoute, reprit-il à son tour.
-
-Et je lui demandai:
-
---Quel est, à votre sens, le but de l'homme sur la terre?
-
---Le bonheur.
-
---Pour moi, lui dis-je, c'est le devoir. Mais ce n'est pas de ma pensée
-qu'il s'agit, c'est de la vôtre. J'écarte toutes les raisons
-sentimentales.--Dans la balance de l'égalité de la matière, de combien
-le bonheur d'un homme dépasse-t-il, en poids et en valeur, le bonheur
-d'un autre homme?
-
---De zéro.
-
---Avant d'aller plus loin, me concédez-vous ceci qu'en logique, à toute
-action il faut une raison déterminante?
-
---Cela est incontestable.
-
---Je reprends. Donc, si une occasion se présente où le bonheur d'un
-homme pourra être immolé au bonheur d'un autre homme, quelle sera, dans
-les plateaux où se pèseront les deux bonheurs, la quantité de pesanteur
-excédante qui pourra déterminer le sacrifice de l'un à l'autre?
-
---Zéro.
-
---Donc, repartis-je, en logique, et en restant dans le fait matériel,
-qui est, selon vous, la seule sagesse, un homme n'a jamais aucune raison
-pour se sacrifier à un autre homme?
-
-Toute oscillation paraissait avoir cessé dans son esprit. Il me répondit
-avec calme:
-
---Aucune.
-
---Et par conséquent, répliquai-je, aucune pour sacrifier son bonheur au
-bonheur du genre humain?
-
-Ici Anatole Leray eut un tressaillement.
-
---Ah! s'écria-t-il, s'il s'agit du genre humain, c'est différent.
-
---Pourquoi? lui dis-je. Le total d'une addition de zéros, c'est zéro.
-
-Il garda un moment le silence, puis me jeta avec quelque effort cette
-adhésion:
-
---Au fait, la vérité est la vérité. Vous êtes toujours dur; mais votre
-syllogisme est juste.
-
-Je poursuivis:
-
---Je ne juge pas votre principe; je déduis seulement ce qu'il contient.
-Et c'est par vous que je fais faire, pas à pas, cette déduction. Vous
-êtes bon logicien, cela me suffit. Donc l'homme est matière; il sort du
-néant, il rentre dans le néant; il a un jour et pas de lendemain. Ce
-jour-là seulement est à lui; toute sa raison, tout son bon sens, toute
-sa philosophie, ce doit être d'en user et de le faire durer le plus
-possible. L'unique morale, c'est l'hygiène. Le but de la vie, c'est le
-bonheur. Le but de la vie, c'est de jouir. Le but de la vie, c'est de
-vivre. Il y a à ceci des corollaires sans nombre; je ne veux pas les
-tirer en ce moment. Je me borne à vous demander si c'est bien là votre
-pensée.
-
---C'est bien là ma pensée.
-
---Et à ce compte, et à votre sens, un homme jeune et bien portant qui
-donne sa vie pour un ou plusieurs autres hommes, ses égaux, ses
-semblables, ses identiques, atomes et matière comme lui, qu'est-ce que
-cet homme?
-
---Une dupe.
-
-
-Nous nous quittâmes froidement.
-
-
-Anatole Leray partit de Bruxelles, passa en Angleterre, puis s'embarqua
-pour l'Australie. La traversée dura cinq mois. Le jour où le paquebot
-arriva en vue de la terre, une tempête s'éleva. Le navire fit côte. Les
-passagers et les hommes de l'équipage purent atterrir presque tous dans
-les embarcations ou à la nage; Anatole Leray était de ceux qui avaient
-réussi à se sauver. Cependant, dans ce tumulte lugubre d'un naufrage où
-le pêle-mêle des épouvantes répond au chaos des vagues et où chacun ne
-pense qu'à soi, une barque à moitié brisée était restée dans la
-tourmente, paraissant et disparaissant sous les flots, et trois femmes
-s'y cramponnaient désespérément. La mer était encore furieuse; aucun
-nageur, même parmi les plus hardis matelots, n'osait se risquer. Tous en
-avaient assez de regarder le redoutable ruissellement de l'océan couler
-de leurs habits et s'égoutter à terre autour d'eux. Anatole Leray se
-jeta dans cette écume. Il lutta, et eut le bonheur de ramener une femme
-au rivage. Il se jeta une seconde fois, et en ramena une autre. Il était
-épuisé de fatigue, déchiré, sanglant. On lui criait: Assez!
-assez!--Comment! dit-il, il y en a encore une.--Et il se précipita une
-troisième fois dans la mer.
-
-Il ne reparut pas.
-
-
-
-
-Choses de l'Infini
-
-
-1864.
-
-I
-
-«Les âmes passent l'éternité à parcourir l'immensité.»
-
-Voilà ce que disaient, il y a deux mille ans, les Druides. Avaient-ils
-déjà une sorte de divination de la pluralité des mondes? Ils levaient la
-tête, ils contemplaient les étoiles, et ils faisaient ce prodigieux
-rêve. De ces étoiles cependant ils ne connaissaient alors que ce que
-voyaient leurs yeux. Aujourd'hui nous avons un peu plus écarté le voile
-d'Isis, et notre imagination peut entrevoir, avec un peu moins
-d'obscurité et beaucoup plus d'épouvante, ce que serait, à travers les
-mondes, le vertigineux voyage sans fin.
-
- -----
-
-A deux cents millions de lieues de nous, dans cette ombre, il y a un
-globe. Ce globe est quinze cents fois plus gros que la Terre, et, pour
-traîner la Terre, il faudrait dix milliards d'attelages chacun de dix
-milliards de chevaux. Ce globe, c'est Jupiter. Nous le voyons, il ne
-nous voit pas; notre globe est trop petit. Jupiter est couvert de
-nuages; notre crépuscule est son plein midi. Il a une année de douze
-ans, un jour de cinq heures, une nuit de cinq heures, une seule saison,
-son axe étant à peine incliné, et quatre satellites. Ces satellites sont
-parfois tous les quatre sur son horizon; quand l'un est croissant,
-l'autre est pleine lune. La prodigieuse vitesse de sa rotation use
-rapidement la vie. Évolution trop précipitée des organismes sur
-eux-mêmes, répétition trop fréquente des actes vitaux, frottement
-fatigant du mécanisme, sommeils courts; on meurt vite dans Jupiter. A
-partir de Jupiter, et pour toutes les régions au delà, les étoiles sont
-visibles le jour.
-
-Cent soixante millions de lieues plus loin, il y a un autre être énorme.
-Celui-là est seulement huit cents fois plus grand que la Terre. Ce
-vivant des ténèbres est au carcan dans un cercle de feu. Le cercle est
-double. Le premier cercle, le grand, a soixante et onze mille lieues de
-diamètre; le deuxième cercle, le petit, n'a que soixante mille lieues.
-Ce monstre est un monde. Nous l'appelons Saturne. Sa vitesse de rotation
-est telle qu'elle a aplati ses pôles d'un dixième. Pour les habitants
-des anneaux de Saturne l'année dure trente années et est alternativement
-blanche et noire, c'est-à-dire qu'à un jour de trente ans succède une
-nuit de trente ans. L'être qui, sur l'anneau de Saturne, a vu un jour et
-une nuit serait sur la Terre un vieillard. Saturne a huit lunes. Ici,
-l'obscurité va s'épaississant. Le crépuscule de Jupiter est le plein
-midi de Saturne. Saturne, dans l'espace livide où il roule, encombre de
-son globe, de ses anneaux, et des huit orbites de ses huit planètes,
-deux mille six cents milliards de lieues carrées.
-
-Quatre cents millions de lieues plus loin, il y a un autre globe. Après
-le monde de Saturne, le monde d'Uranus. Uranus, comme Saturne, a huit
-lunes. Ces huit lunes, au rebours de toutes les planètes connues, se
-meuvent d'orient en occident. L'obscurité grandit. La lumière,
-vingt-deux fois moindre dans Jupiter que sur la Terre, est dix-sept fois
-moindre dans Uranus que dans Jupiter. Uranus a quatorze mille lieues de
-diamètre. Notre siècle est son année.
-
-Cinq cents millions de lieues plus loin, il y a un autre globe, Oceanus.
-L'obscurité devient terrible. Oceanus a neuf cents fois moins de lumière
-et de chaleur que la Terre. Impossible de se figurer cette glace et
-cette ombre. Doublez la grosseur de l'étoile du soir, vous aurez le
-Soleil vu d'Oceanus. Oceanus est trente fois plus loin du Soleil que
-nous. Or notre distance du Soleil est ceci: la section d'un cheveu
-représente le diamètre de la Terre vue du centre du Soleil. Oceanus est
-grand cent fois comme la Terre. Il a une seule lune. Son année dure cent
-soixante-quatre ans; ses saisons durent quarante ans. Oceanus fait
-autour de l'étoile que nous appelons Soleil un cercle de sept milliards
-de lieues.
-
- -----
-
-Est-ce fini?
-
-Fini! quel est ce mot?
-
-Améliorez votre télescope, et vous verrez!
-
-Ces effrayantes planètes obscures, échelonnées, au delà d'Oceanus, les
-unes derrière les autres, dans les profondeurs impossibles, vous les
-rêvez? vous les constaterez.
-
-D'ailleurs qu'importent les planètes? Pourquoi y perdre le temps? N'y
-a-t-il pas autre chose? A côté de la planète, point lumineux mouvant,
-n'y a-t-il pas un point lumineux immobile? C'est l'étoile. Allez-y.
-
-Quelle est la plus proche?
-
-C'est l'étoile Alpha du Centaure.
-
-Allez à celle-là.
-
-Si l'ouragan des Indes, qui emporte des forêts et rase des villes,
-doublait sa vitesse, laquelle est d'une lieue par minute, il lui
-faudrait, à raison de cent vingt lieues par heure, trente jours pour
-aller de la terre à la lune. La lumière vient de la lune en une seconde.
-Il faut à la lumière, qui fait quatre millions deux cent mille lieues
-par minute, trois ans et huit mois pour venir de l'étoile Alpha du
-Centaure. Il lui faut vingt-deux ans pour venir de Sirius, notre autre
-voisin.
-
-Tels sont ces précipices que nous appelons l'espace.
-
- -----
-
-Qu'est-ce qu'une étoile?
-
-C'est un lieu de précipitation. L'infini y jette sans cesse on ne sait
-quel combustible inconnu. La matière subtile tombe de toutes parts à ce
-foyer, creuset des forces.
-
-Autant d'étoiles, autant d'aimants. Ces attractions terribles se
-partagent l'abîme.
-
-Tout centre appelle. Une fois saisis par ces aimants, les mondes restent
-à jamais leurs prisonniers.
-
-Notre étoile, le Soleil, a pris Vénus, Mercure, la Terre, Mars, Jupiter,
-Saturne, Uranus, Oceanus.
-
-Chaque étoile est ainsi un soleil. Autour de chaque soleil il y a une
-création. Notre monde solaire, avec toutes ses planètes, est
-imperceptible dans le monde stellaire. Notre Soleil, treize cent
-soixante mille fois plus gros que la Terre, n'est qu'une étoile atome.
-
- -----
-
-Imagine-t-on des fleuves de planètes? Cela existe. Ces fleuves tournent
-autour de l'étoile dite Soleil. Le plus remarquable, c'est le grand
-courant d'astres situé à moitié chemin entre Mars et Jupiter. Le premier
-de ces astres, Cérès, fut découvert en janvier 1801; le dernier,
-Alcmène, en novembre 1864. Il y en a aujourd'hui quatre-vingt-deux. Leur
-nombre est probablement illimité.
-
-Ces ruissellements circulaires de mondes télescopiques sont de
-véritables anneaux, entrant peut-être les uns dans les autres et faisant
-dans les étendues on ne sait quelle surprenante chaîne cosmique.
-
-
-Une autre chaîne se composerait des gigantesques orbites elliptiques des
-comètes.
-
-Veut-on se figurer quelle serait cette chaîne?
-
-La comète de 1680, une des préoccupations de Newton, ne revient qu'au
-bout de quatre-vingt-huit siècles; elle plonge dans l'espace à
-trente-deux milliards de lieues.
-
-Cette ellipse longue de trente-deux milliards de lieues ne serait qu'un
-chaînon de la chaîne cométaire.
-
-Ces prodigieux fils relieraient dans l'espace incommensurable les
-créations.
-
-La plupart des comètes semblent être, et sont probablement, des nuages
-ignés de matière cosmique. Quelques-unes pourtant ont évidemment des
-noyaux solides. Ainsi, entre autres, la comète à six chevelures de 1744,
-observée par Chezeau; ainsi la comète de 1680. Newton calcula que le
-globe flamboyant, noyau de cette comète, mettrait cinq cents siècles à
-se refroidir.
-
-Pas plus que la science d'hier, la science d'aujourd'hui n'a dit sur les
-comètes le dernier mot.
-
-La science dit le premier mot sur tout, le dernier mot sur rien.
-
-L'astronomie, cette micrographie d'en haut, est la plus magnifique des
-sciences parce qu'elle se complique d'une certaine quantité de
-divination. L'hypothèse est un de ses devoirs.
-
-Dans toutes les sciences, auprès de la partie éclairée, il y a le coin
-ténébreux. L'astronomie seule n'a pas d'ombre, ou, pour mieux dire,
-l'ombre qu'elle a est éblouissante. Chez elle, le prouvé est évident, le
-conjectural est splendide. L'astronomie a son côté clair et son côté
-lumineux; par le côté clair elle trempe dans l'algèbre, par le côté
-lumineux dans la poésie.
-
- -----
-
-Essayer d'entrevoir l'invisible, d'exprimer l'inexprimable? quelle
-tentation! quelle chimère!
-
-Autour de l'homme chétivement limité rayonnent, nous ne disons pas
-quatre infinis,--l'infini ne se scinde pas,--mais quatre aspects de
-l'infini: deux dans la durée, l'éternité future et l'éternité passée;
-deux dans l'espace, l'infiniment grand et l'infiniment petit.
-
-Mais «l'éternité passée,» quel mot! L'absurde et l'évident, l'impossible
-et le réel, amalgamés et indivisiblement mêlés pour composer
-l'inconcevable!
-
-
-Et sous quelle forme l'imaginer, ce monstrueux ensemble universel?
-
-Tout ce qu'on peut dire, c'est que la forme sphérique paraît être celle
-des mondes et que la forme sphérique est, en effet, celle qui n'a ni
-commencement ni fin.
-
-
-II
-
-Nous avons parlé d'étoiles immobiles, c'est une erreur. L'immobilité
-n'est pas. Toute cette profondeur remue. On croit y voir étinceler la
-fixité, on se trompe. Cette fixité bouge. Cette immuabilité change.
-
-Il est certain que, fixe pour nous, notre soleil, avec son groupe de
-planètes, doit faire quelque tour immense autour de quelque autre
-immense soleil.
-
-Puis, des étoiles s'enflamment ou pâlissent. Sirius, blanc aujourd'hui,
-était rouge autrefois.
-
-Arcturus, Procyon, Véga, Sirius, Altaïr, ont des mouvements propres,
-constatés. Mira avance et recule, Algol avance et recule. Une étoile du
-Bélier recule, une du Dragon avance, une du Cygne approche et s'éloigne.
-La neuvième et la dixième du Taureau s'en sont allées.
-
-D'autres étoiles ont apparu et disparu. Hipparque en a vu une, Adrien en
-a vu une, Honorius en a vu une, Albumazar, qui écrivait au neuvième
-siècle le livre _De la Révolution des années_, en a vu une; Charles IX a
-eu la sienne en 1572; Philippe III a eu la sienne en 1604. Une étoile
-dans le Renard a eu plusieurs allées et venues et, après une longue
-hésitation, est partie. Le Nord lui-même n'est pas imperturbable. Il
-change de flambeau. L'astre régulateur est relevé comme un soldat de
-garde. L'étoile polaire d'Homère n'est pas la nôtre.
-
-Il existe des étoiles doubles, des étoiles triples, des étoiles
-quadruples. Trois soleils, un vert, un jaune et un rouge, tournant l'un
-sur l'autre et se poursuivant avec une vitesse de quatre-vingts millions
-de lieues par seconde, voilà Aldebaran.
-
-Comment font-ils pour subsister, ces globes animés de vitesses
-désagrégeantes? Quelle est leur adhésion moléculaire? Comment une telle
-force centrifuge peut-elle être vaincue? La lumière est lente à côté de
-ces emportements terribles.
-
-Ces gigantesques mouvements d'astres s'accomplissent au fond d'un tel
-abîme et sont à tel point annulés pour nous par la distance qu'ils sont
-masqués souvent par l'épaisseur du fil de platine traversant le champ de
-la lunette, fil mille fois plus fin qu'un fil d'araignée.
-
-
-L'ombre apparaît comme l'unité.
-
-Dans cette unité qu'y a-t-il?
-
-L'homme a sondé, d'abord avec la prunelle, puis avec le télescope, puis
-avec l'esprit.
-
-Cette unité, qu'est-ce?
-
-C'est la noirceur, c'est la simplicité épouvantable, c'est l'immanence
-morte du gouffre, c'est le désert, c'est l'absence... Non. C'est la
-fourmilière des prodiges. C'est la Présence.
-
-Chacune des trois sondes de l'homme a rapporté quelque chose. L'oeil a
-vu six mille étoiles, le télescope a vu cent millions de soleils,
-l'esprit a vu Dieu.
-
-Qui, Dieu?
-
-Dieu.
-
-Au Dieu Inconnu de saint Paul, l'Aréopage opposait le Dieu
-Inconnaissable.
-
-Le Dieu inconnaissable est le Dieu incontestable.
-
- -----
-
-Représentez-vous des millions de soleils comme le nôtre, avec toutes
-leurs légions de planètes, enfoncés au-dessus de nos têtes à une
-distance telle que ce n'est plus qu'une vague blancheur, un blêmissement
-indistinct, on ne sait quel inexprimable écrasement d'étoiles; nous
-nommons cela la Voie lactée.
-
-Nous, et tous les astres que nous voyons, et toutes les constellations
-du zodiaque, et tous les univers du zénith et du nadir, nous faisons
-partie d'un prodigieux disque d'étoiles dont la voie lactée est le bord.
-Il y a là un épaississement de soleils qui fait une grande tache livide
-dans l'infini.
-
-Et après la planète, et après l'étoile, et après la voie lactée, qu'y
-a-t-il?
-
-Il y a la nébuleuse.
-
-Qu'est-ce que la nébuleuse?
-
-On voit çà et là dans le ciel des pâleurs, des taches presque
-insaisissables, quelque chose qui est de la lumière sans cesser d'être
-de l'ombre, d'indicibles apparences où il y a du spectre. Ce sont les
-nébuleuses.
-
-Le soleil, c'est nous; les planètes, c'est nous; les constellations,
-c'est nous; l'étoile polaire, qui est à soixante-seize millions de
-lieues, c'est nous; la voie lactée, c'est nous.
-
-La nébuleuse, ce n'est plus nous.
-
-Telle étoile, dont la lumière ne nous parvient qu'en cent mille années,
-est notre compatriote céleste. Elle habite le même firmament que nous;
-elle est mêlée à notre disque stellaire; elle est de la maison.
-
-La nébuleuse, c'est l'étrangère. Nos comètes ne vont pas là. Elles
-seraient inquiètes à cette distance et craindraient de ne plus savoir où
-retrouver nos soleils.
-
-Notre lumière y va; car la lumière sacrée, c'est le lien universel.
-
-Peut-être aussi y a-t-il, pour faire le service de ces monstrueux
-espaces, des relais de comètes «transatlantiques» ignorées.
-
-La nébuleuse est un autre disque stellaire, composé, lui aussi, de ses
-milliards de soleils, et faisant une voie lactée dans un firmament
-inconnu.
-
-Herschel a compté plus de deux mille nébuleuses.
-
-Notre voie lactée est la cabane; les nébuleuses sont la ville.
-
-Au delà du monde des planètes, il y a le monde des étoiles; au delà du
-monde des étoiles, il y a le monde des nébuleuses.
-
-Les lunes sont les satellites d'une planète; les planètes sont les
-satellites d'une étoile; les étoiles sont les satellites d'une
-nébuleuse; les nébuleuses sont les satellites du Centre Ignoré.
-
-Autant la distance d'une étoile à l'autre surpasse la distance des
-planètes entre elles, autant la distance d'une nébuleuse à l'autre
-dépasse la distance des étoiles entre elles. Pour exprimer en chiffres
-la distance des planètes, on prend pour unité la lieue de quatre mille
-mètres; pour exprimer la distance des étoiles, on prend pour unité notre
-rayon solaire de trente-huit millions de lieues; pour exprimer la
-distance des nébuleuses, il faut prendre pour unité le rayon stellaire,
-c'est-à-dire au minimum sept mille milliards de lieues. La distance du
-soleil à la nébuleuse la plus voisine est à la distance de la terre au
-soleil dans la proportion de sept mille milliards de lieues à une lieue.
-Plus d'angles à calculer, plus de parallaxe à rêver; ici la géométrie
-arrive à l'épouvante.
-
-On sent l'accablement de la création inconnue.
-
-Disons-le, même à cette profondeur, le télescope a pu saisir des formes.
-Messier, du haut de la logette de l'hôtel de Cluny, a constaté dans la
-vingt-septième nébuleuse deux cercles lumineux occupant les deux foyers
-d'une ellipse. La nébuleuse d'Hercule figure une éponge dont chaque trou
-serait une étoile. La nébuleuse des Chiens de chasse, espèce de
-chevelure de flamme, tourne en spirale autour d'un noyau éblouissant.
-L'éternité d'un ouragan semble pouvoir seule expliquer cette torsion
-effrayante.
-
-Qui sait où l'observation humaine s'arrêtera? De Francoeur à Flammarion,
-le télescope a monté de soixante-quinze millions d'étoiles à cent
-millions.
-
-Parce que, dans la voie lactée proprement dite, nous n'avons encore
-compté que dix-huit millions de soleils, ce n'est pas une raison pour
-nous décourager.
-
- -----
-
-Le jour où nos lunettes auraient reçu un suprême perfectionnement qui
-n'a rien d'impossible, la profondeur incommensurable étant partout
-peuplée d'astres à des éloignements divers, tous ces points lumineux,
-devant le regard du télescope, se serreraient sans interstice les uns
-contre les autres, boucheraient tous les trous, deviendraient surface,
-et le ciel de la nuit nous apparaîtrait comme un immense plafond d'or.
-
- -----
-
-Le ciel offre cet effrayant phénomène: toujours la lumière, jamais la
-certitude.
-
-Les distances démesurées des astres font que le ciel, à parler
-rigoureusement, est toujours à l'état d'illusion. Le ciel que nous
-voyons n'est pas présent, il est passé. L'Aujourd'hui du ciel nous est
-inconnu; nous n'avons devant les yeux qu'Hier, et un Hier qui pour
-certains astres recule à des milliers d'années. La Chèvre, que nous
-admirons tous les soirs, était peut-être éteinte sept cents ans avant la
-bataille de Marengo; les étoiles que le télescope de trois mètres
-aperçoit maintenant n'existaient peut-être plus au temps de Charlemagne,
-et les étoiles que le télescope de six mètres observe en ce moment,
-étaient peut-être déjà évanouies au moment de la guerre de Troie. A
-l'heure où nous sommes, qui peut certifier qu'il y ait encore une seule
-étoile dans le ciel?
-
-Les dernières étoiles étant situées à la distance infinie, et la
-distance infinie ne s'épuisant pas, leur lumière, même après que l'astre
-aurait disparu, nous arrivera toujours, et s'il advenait que toutes les
-étoiles s'éteignissent dans le ciel, nous ne le saurions jamais. Nous
-verrions pendant l'éternité ces profondes étoiles mortes.
-
- -----
-
-Est-ce tout?
-
-Jamais.
-
-Quel véhicule voulez-vous?
-
-La locomotive fait quinze lieues à l'heure. L'ouragan fait soixante
-lieues à l'heure. Le boulet de canon fait sept cents lieues à l'heure.
-
-La locomotive se traîne. L'ouragan boite. Le boulet de canon est une
-tortue.
-
-Enfourchez le rayon de lumière.
-
-C'est une monture quatre mille fois plus rapide que le boulet de canon,
-quatre millions deux cent mille fois plus rapide que l'ouragan et
-dix-sept millions de fois plus rapide que la locomotive.
-
-Elle fait, vous le savez, soixante-dix mille lieues par seconde.
-
-Partez.
-
-Allez, sur le rayon de lumière, en huit minutes de la Terre au Soleil,
-allez en quatre heures du Soleil à Oceanus, allez en trois ans et huit
-mois d'Oceanus au Centaure, allez en vingt-huit ans du Centaure à
-l'Étoile polaire, allez en seize mille huit cents ans de l'Étoile
-polaire à la Voie lactée, allez en cinq millions d'années de la Voie
-lactée à la nébuleuse des Chiens de chasse, vous n'aurez point encore
-fait un pas.
-
-Les apparitions d'univers recommenceront.
-
-L'insondable restera devant vous, tout entier.
-
-Au delà du visible l'invisible, au delà de l'invisible l'inconnu.
-
-Partout, partout, partout, au zénith, au nadir, en avant, en arrière,
-au-dessus, au-dessous, en haut, en bas, le formidable Infini noir.
-
- -----
-
-Et tout ceci ne serait encore qu'un des deux aspects de la vision
-sublime.
-
-A côté de l'infini de l'espace, il y a l'infini de la durée.
-
-Songe-t-on qu'avec des existences probables de milliards et de milliards
-de siècles, ces myriades d'étoiles et de soleils, soumises pourtant aux
-lois universelles de la naissance et de la mort, ont sans doute un
-commencement et une fin, mais se transforment, se remplacent et se
-renouvellent sans cesse, sans trêve, sans terme, toujours, toujours,
-toujours...
-
- -----
-
-De ces prodigieuses hauteurs, oserons-nous maintenant faire un retour
-sur nous-mêmes?
-
-Imperceptibles sur notre imperceptible globe pendant la seconde qui est
-notre vie, ne sommes-nous pas, en présence de cet écrasant Infini, bien
-infimes et bien misérables?
-
-Non, puisque nous le comprenons.
-
-
-III
-
-Oui, savant, j'entrevois l'incompréhensible; ignorant, je le sens, ce
-qui est plus formidable encore. Devant cette énormité, devant ce
-précipice de merveilles, que voulez-vous que je fasse? Ignorant, j'y
-tombe; savant, je m'y écroule.
-
-Il ne faut pas s'imaginer que l'infini puisse peser sur le cerveau de
-l'homme sans s'y imprimer. Entre le croyant et l'athée, il n'y a pas
-d'autre différence que celle de l'impression en relief à l'impression en
-creux. L'athée croit plus qu'il ne l'imagine. Nier est, au fond, une
-forme irritée de l'affirmation. La brèche prouve le mur.
-
-Dans tous les cas, nier n'est pas détruire. Les brèches que l'athéisme
-fait à l'infini ressemblent aux blessures qu'une bombe ferait à la mer.
-Tout se referme et continue. L'immanent persiste.
-
-Et c'est de l'immanent, toujours présent, toujours tangible, toujours
-inexplicable, toujours inconcevable, toujours incontestable, que sort
-l'agenouillement humain. Un frémissement vertigineux est mêlé à
-l'univers. De telles choses que nous venons de dire ne peuvent pas
-exister sans dégager une sorte d'horreur sacrée, visible à l'esprit
-humain, et qui est comme l'ombre de la réalité redoutable. L'homme
-devant l'immanent sent sa petitesse, et sa brièveté, et sa nuit, et le
-tremblement misérable de son rayon visuel.
-
-Qu'y a-t-il donc là derrière?
-
-Rien, dites-vous.
-
-Rien?
-
-Quoi! moi, ver de terre, j'ai une intelligence, et cette immensité n'en
-a pas! Oh! pardonne-leur, Gouffre!
-
-Mais, qui que vous soyez, regardez donc au-dessus de vous, regardez
-au-dessous de vous, regardez cette chose, ce fait, cet escarpement, ce
-vertige, cette obsession, cette urgence, l'infini!
-
-Plus de mesure possible; le même fourmillement et la même genèse
-partout, dans la sphère céleste et dans la bulle d'eau; les trois mille
-espèces d'éphémères, pour un seul rosier, constatées par Bonnet de
-Genève, l'anneau de Saturne qui a soixante-sept mille cinq cents lieues
-de diamètre, les dix-sept mille facettes de l'oeil de la mouche, les
-trois astres versicolores d'Aldebaran qui tournent concentriquement à
-raison de cent millions de lieues par minute, les fourmis qui viennent
-sur les jasmins traire les pucerons, le calcul des parallaxes, cette
-échelle sidérale inutilement appliquée aux astres fixes, le diamètre de
-notre orbite, soixante-dix millions de lieues, insuffisant à créer un
-écart qui puisse troubler la parallèle des étoiles et servir de base à
-leur triangulation, le bolide et la comète, le volvoce et le vibrion,
-Vénus, le soir, au-dessus des solitudes de la mer, cet inconcevable
-bruit pareil au frôlement de la soie qui, au pôle, accompagne les
-aurores boréales, les nébuleuses, ces nuées de l'abîme, les moisissures,
-ces forêts de l'atome, les ouragans de Jupiter, les volcans de Mars, les
-hydres nageant dans les globules du sang, l'infiniment grand de
-Campanella, l'infiniment petit de Swammerdam, l'éternelle vie à jamais
-visible en haut et en bas...--ôtez-moi de là-dessous si vous ne voulez
-pas que je prie!
-
- -----
-
-Que voulez-vous que je réponde à l'affirmation mystérieuse qui sort de
-ces éblouissements? que voulez-vous que je devienne, moi l'homme, cela
-étant sur moi?
-
-La nuit est immense. Pourquoi le monde est-il ainsi? Nous l'ignorons. Il
-y a des lumières dans cette nuit; qu'est-ce que ces lumières font là?
-Elles disent l'indicible. Elles illuminent l'invisible. Elles éclairent,
-car elles ressemblent à des flambeaux; elles regardent, car elles
-ressemblent à des prunelles. Elles sont terribles et charmantes. C'est
-de la lueur éparse dans l'inconnu. Nous appelons cela les astres.
-
-L'ensemble de ces choses est inouï de chimère et écrasant de réalité. Un
-fou ne le rêverait pas, un génie ne l'imaginerait pas. Tout cela est une
-unité. C'est l'unité. Et je sens que j'en suis.
-
-Comment puis-je me tirer de là? que puis-je répondre à ces énormes
-levers de constellations?
-
-Toute lumière a une bouche, et parle; et ce qu'elle dit, je le vois. Et
-le ciel est plein de lumières. Les forces s'accouplent et se fécondent;
-tout est à la fois levier et point d'appui, les désagrégations sont des
-germinations, les dissonances sont des harmonies, les contraires se
-baisent, ce qui a l'air d'un rêve est de la géométrie, les prodiges
-convergent, la loi qui régit les planètes et leurs satellites se
-retrouve parmi les molécules infinitésimales, le soleil se confronte
-avec l'infusoire et l'un fait la preuve de l'autre; c'était hier, ce
-sera demain. Tout cela est absolu. Est-ce que je sais, moi?
-
-Et vous voulez que, sous la pression de tous ces gouffres concentriques
-au fond desquels je suis, bah! je me recroqueville et me pelotonne dans
-mon moi! Dans quel moi? Dans mon moi matériel! Dans le moi de ma chair,
-dans le moi qui mange, dans le moi de mon appareil digestif, dans le moi
-de ma fange! Vous voulez que je dise à tout cela qui est: Je n'en suis
-pas! Vous voulez que je refuse mon adhésion à l'indivisible! Vous voulez
-que je refuse ma chute à la gravitation! Vous voulez que je ne regarde
-pas, que je n'interroge pas, que je ne conjecture pas! Vous voulez que
-de la prodigieuse inquiétude cosmique je ne tire que ma propre
-pétrification! Vous voulez que, sous le souffle des souffles, je ne
-remue point! Vous voulez que mon petit tas de cendre intérieur ne
-tourbillonne pas quand de toutes parts, de la terre et de la mer, du
-zénith et du nadir, du télescope et du microscope, de la constellation
-et de l'acarus, l'infini fait irruption en moi! Vous voulez que je me
-contente de ces deux certitudes: je suis né et je mourrai! certitudes
-qui sont elles-mêmes deux gouffres.
-
-Non, cela ne se peut. Le pancréas n'est pas l'unique affaire. La manière
-dont mon chyle et ma bile et ma lymphe se comportent, cela ne peut pas
-être le point d'arrivée de ma philosophie. Il y a moi, mais il y a autre
-chose. La manifestation universelle et sidérale est là.
-
-De là l'effarement. De là les mains tendues vers l'énigme. De là l'oeil
-hagard des ascètes. Le genre humain ne peut s'empêcher d'adresser des
-questions à l'obscurité et d'en attendre des réponses. Quelle est la
-destinée? Dans quelle proportion l'homme fait-il partie du monde?
-Qu'est-ce que la vie? Qu'y a-t-il avant? qu'y a-t-il après? Qu'est-ce
-que le monde? De quelle nature est le prodigieux être en qui se réalise
-au fond de l'absolu l'identité inouïe de la nécessité et de la volonté?
-
-Toutes ces questions se résolvent en prosternement, et les plus forts
-esprits chancellent sous la pression des hypothèses.
-
-Simples, tâchez de penser; penseurs, tâchez de prier.
-
-
-
-
-Contemplation suprême
-
-
-I
-
-Comme l'antique Jupiter d'Égine à trois yeux, le poëte a un triple
-regard, l'observation, l'imagination, l'intuition. L'observation
-s'applique plus spécialement à l'humanité, l'imagination à la nature,
-l'intuition au surnaturalisme.
-
-Par l'observation, le poëte est philosophe, et peut être législateur;
-par l'imagination, il est mage, et créateur; par l'intuition, il est
-prêtre, et peut être révélateur.
-
-Révélateur de faits, il est prophète; révélateur d'idées, il est apôtre.
-Dans le premier cas, Isaïe; dans le second cas, saint Paul.
-
-
-Cette triple puissance inhérente au génie, c'est-à-dire à l'intelligence
-humaine sublimée, l'homme, par la plus naturelle des illusions
-d'optique, l'a transférée à Dieu. De là la trimourti, qui a précédé le
-triagme, qui a précédé la triade, qui a précédé la trinité. De là
-l'immémorial et universel triangle mystique adoré à Delphes, à Saropta,
-à Teglath-Phalazar, gravé dans la grande syringe, sculpté il y a quatre
-mille ans au fond de l'Inde dans ces effrayants dedans de montagnes
-creusés en pagodes, et qu'on retrouve à Palanquè après l'avoir constaté
-à Bénarès. Mais les fondateurs de religions ont erré, l'analogie n'est
-pas toujours la logique, le génie peut être trinité sans que Dieu ait à
-subir cette limitation. Bossuet se trompe, l'homme seul est grand; Dieu
-n'est pas grand, il est infini. Le grand suppose une mesure possible.
-Dieu est sans mesure. Trinité, à quel propos? L'infini n'est pas trois.
-Premier, second, troisième, l'illimité ne connaît pas cela. L'absolu
-n'est pas plus borné par le nombre que par l'étendue. Intelligence,
-puissance, amour; intuition, imagination, observation; ce n'est pas
-Dieu, c'est l'homme. Dieu est cela et le reste. Dieu a une quantité
-infinie de facultés infinies. Vous êtes étrange de compter Dieu sur vos
-doigts.
-
-Philosophiquement et scientifiquement, on peut dire que qui croit à la
-Trinité ne croit pas en Dieu.
-
-Quelle idée pensez-vous que se fasse de Dieu, quelle notion voulez-vous
-que puisse avoir de Dieu l'homme, le prêtre, qui, comme le jésuite
-Sollier, par exemple, écrit: «Il n'y a au-dessus d'Ignace de Loyola que
-les papes comme saint Pierre, les impératrices comme Marie mère de
-Jésus, et quelques monarques comme Dieu le Père et Dieu le Fils!»
-
-
-Chose inouïe, c'est au dedans de soi qu'il faut regarder le dehors. Le
-profond miroir sombre est au fond de l'homme. Là est le clair-obscur
-terrible. La chose réfléchie par l'âme est plus vertigineuse que vue
-directement. C'est plus que l'image, c'est le simulacre, et dans le
-simulacre il y a du spectre. Ce reflet compliqué de l'Ombre, c'est pour
-le réel une augmentation. En nous penchant sur ce puits, notre esprit,
-nous y apercevons à une distance d'abîme, dans un cercle étroit, le
-monde immense. Le monde ainsi vu est surnaturel en même temps qu'humain,
-vrai en même temps que divin. Notre conscience semble apostée dans cette
-obscurité pour donner l'explication.
-
-C'est là ce qu'on nomme l'intuition.
-
-
-Humanité, Nature, Surnaturalisme. A proprement parler, ces trois ordres
-de faits sont trois aspects divers du même phénomène. L'humanité dont
-nous sommes, la nature qui nous enveloppe, le surnaturalisme qui nous
-enferme en attendant qu'il nous délivre, sont trois sphères
-concentriques ayant la même âme, Dieu.
-
-Ces trois sphères, car c'est là le vaste amalgame, se pénètrent et se
-confondent, et sont l'unité. Un prodige entre dans l'autre. Une de ces
-sphères n'a pas un rayon qui ne soit la tige ou le prolongement du rayon
-de l'autre sphère. Nous les distinguons, parce que notre compréhension,
-étant successive, a besoin de division. Tout à la fois ne nous est pas
-possible. L'incommensurable synthèse cosmique nous surcharge et nous
-accable.
-
-Les plus hauts génies, les intelligences encyclopédiques aussi bien que
-les esprits épiques, Aristote aussi bien qu'Homère, Bacon aussi bien que
-Shakespeare, détaillent l'ensemble pour le faire comprendre, et ont
-recours aux oppositions, aux contrastes et aux antinomies. Ceci est
-d'ailleurs le procédé même de la nature, qui emploie la nuit à nous
-faire mieux sentir le jour. Hobbes disait: La dissection fait le
-chirurgien, l'analyse fait le philosophe; l'antithèse est le grand
-organe de la synthèse; c'est l'antithèse qui fait la lumière.
-
-De là notre distinction entre humanité, nature et surnaturalisme; mais,
-en réalité, ce sont trois identités, et ce qui est de l'une est de
-l'autre. Qu'est-ce que l'humanité? C'est la partie de la nature insérée
-dans notre organisme. Et qu'est-ce que le surnaturalisme? C'est la
-partie de la nature qui échappe à nos organes. Le surnaturalisme, c'est
-la nature trop loin.
-
-Entre l'observation qui regarde l'homme et l'intuition qui regarde le
-surnaturalisme, il y a la même différence qu'entre scruter et sonder.
-
-Mais expliquer la nature, ce n'est point la limiter; classification et
-négation, c'est deux. Il ne faut ni trop de Oui ni trop de Non.
-L'idolâtrie est la force centripète; le nihilisme est la force
-centrifuge. L'équilibre entre ces deux forces, c'est la philosophie.
-
-Chose bizarre, l'idolâtrie et le nihilisme s'entendent sur un point, la
-limitation de la nature.
-
-
-Les religions, à l'époque peu avancée du genre humain où nous sommes,
-sont encore en bas âge. Qu'on ne s'y trompe pas, croire est une science
-en même temps qu'une soif. On croit d'instinct, puis on croit de
-logique. Les religions faisant partie de la civilisation, il y a pour
-les religions, comme pour tout le reste, l'enfance de l'art. Et ce mot
-est pris ici en bonne part. A l'heure où nous sommes, les religions
-ignorent. Elles ont créé Dieu. Ne leur apportez pas de lumière nouvelle;
-leur Dieu est bâclé. Elles n'en veulent pas d'autre. Toute religion est
-l'abbé Vertot. C'est trop tard, mon Dieu est fait.
-
-De là, un résultat singulier. Dans les religions ce qui fait défaut,
-c'est l'essence même de la foi, c'est le sentiment de l'infini. Ce qui
-manque aux religions, c'est la religion. L'illimité est toute la
-religion. La foi, c'est l'indéfini dans l'infini. Or, insistons-y, dans
-l'humanité telle qu'elle est encore, le caractère des religions, c'est
-l'absence d'infini.
-
-Elles parlent du ciel, mais elles en font un temple, un palais, une
-cité. Il s'appelle Olympe, il s'appelle Sion. Le ciel a des tours, le
-ciel a des dômes, le ciel a des jardins, le ciel a des escaliers, le
-ciel a une porte et un portier. Le trousseau de clefs est confié par
-Brâhma à Bhâwany, par Allah à Aboubekre, et par Jéhovah à saint Pierre.
-Démogorgon prend sur les volcans Acrocéraunes une poignée de boue
-enflammée et la jette en l'air; cela fait les astres. Le ciel est une
-montagne, le ciel est en cristal; la terre est le centre de l'univers;
-Josué arrête le soleil, Circé fait reculer la lune; la Voie lactée est
-une tache de gouttes de lait; les étoiles tomberont.
-
-Quant à cet être, l'Éternel, l'Incréé, le Parfait, le Puissant,
-l'Immanent, le Permanent, l'Absolu, il est vieux avec une barbe blanche,
-il est jeune avec un nimbe; il est père, il est fils, il est homme, il
-est animal; boeuf chez les uns, agneau chez les autres, ailleurs
-colombe, ailleurs éléphant. Il a une bouche, des yeux, des oreilles; on
-a vu sa face. Quant aux facultés, on les lui concède infinies, mais,
-comme nous venons de le rappeler, on ne lui en donne que trois,
-reprenant dans le chiffre l'infinitude qu'on accorde dans l'étendue, et
-sans s'apercevoir que si l'être absolu a un nom, ce n'est pas Trinité,
-c'est Infinité. Cet être est irritable, il est passionné, il est jaloux,
-il se venge, il se fatigue, il se repose, il lui faut son dimanche; il
-habite un lieu, il est ici et non là. Il est le Dieu des armées; il est
-le Dieu des Anglais, et non des Français; il est le Dieu des Français et
-non des Autrichiens. Il a une mère. Il existe des rois qui promettent à
-Notre-Dame d'Embrun une tiare en vermeil de peur qu'elle ne soit en
-colère de la robe de brocart d'or qu'ils ont offerte à Notre-Dame de
-Tours. Il a une forme; on le sculpte, on le peint, on le dore, on
-l'enrichit de diamants. On l'avale et on le boit. On l'entoure d'une
-frontière de dogmes. Chaque culte le met dans un livre; défense à lui
-d'être ailleurs. Le Talmud est sa gaine, le Zend-Avesta est son étui, le
-Koran est son fourreau, la Bible est sa boîte. Il a des fermoirs. Les
-prêtres le gardent sous enveloppe. Ils ont seuls droit d'y toucher. De
-temps en temps, ils le prennent dans leurs mains et le font voir.
-
-Voilà où en est l'illimité. Toutes les religions, anciennes ou
-actuelles, s'efforcent de finir Dieu.
-
-Pourquoi?
-
-C'est qu'un Dieu fini, c'est un dieu commode. Le rayonnant en tous sens
-n'est point facile à manier. Mettez donc le soleil dans un ostensoir.
-
-Dieu, incompréhensible au savant, est inintelligible à l'ignorant.
-L'infini ayant un moi, voilà qui n'est pas peu de chose à imaginer. Il y
-a dans cette notion métaphysique excès de pesanteur pour l'intelligence
-humaine. Faciliter la foi, c'est le travail des religions; cela
-s'obtient aux dépens de l'idéal. Administrer Dieu, tel est le problème à
-résoudre. Le paganisme divise Dieu en déités, le christianisme le divise
-en sacrements. Les religions, c'est Dieu donné à l'homme par bouchées.
-
-L'Ame-Univers, faites donc comprendre cette abstraction prodigieuse à la
-grosse foule ignorante, et ignorante utilement pour vous. Un Jupiter de
-marbre ou un Sabaoth de bronze, cela se voit. Or, on ne croit que ce
-qu'on voit. (Fausse vérité qui est à la fois le point de départ de
-l'idolâtrie et le point de départ de l'athéisme.) Fabriquez donc une
-statue quelconque; une fois la statue faite idole, une fois le piédestal
-fait autel, donnez l'exemple, prosternez-vous. Il ne vous reste plus
-qu'un travail à exécuter et qu'un progrès à accomplir, c'est de
-persuader à cette honnête masse d'hommes que cette pierre ou ce cuivre,
-c'est l'Éternel et l'Infini. Petite affaire. Pour persuader la foule, il
-suffit de l'effarer; un miracle ou deux font la besogne.
-
-Rien donc hors du Veda, rien hors du Toldos-Jeschut, rien hors du Koran,
-rien hors de la Genèse, rien hors des docteurs, rien hors des prophètes,
-rien hors des évangélistes; et, si Dieu déborde, on le rognera.
-
-C'est au nom de Moïse que Bellarmin foudroyait Galilée, et ce grand
-vulgarisateur du grand chercheur Copernic, Galilée, le vieillard de la
-vérité, le mage du ciel, était réduit à répéter à genoux, mot à mot,
-après l'inquisiteur, cette formule de honte: «_Corde sincero et fide non
-ficta, abjuro, maledico et detestor supradictos errores et hereses._» Le
-mensonge mettait à la science le bonnet d'âne.
-
-Galilée se courba devant l'orthodoxie; Campanella non. L'inquisition mit
-Campanella en prison pendant vingt-sept ans et l'appliqua à la question
-sept fois, et chaque fois la torture dura vingt-quatre heures. Quel
-était son attentat? Avoir affirmé que le nombre des étoiles est infini.
-Ainsi les religions en viennent à ceci que, devant elles, l'infini est
-un crime.
-
-Aux yeux du nihilisme, l'infini n'est pas criminel; il est ridicule. On
-a entendu tout récemment en pleine Académie savante, cette parole
-caractéristique: «Arrêtons-nous, car nous tomberions dans les puérilités
-de l'infini.» Et cette autre: «Ceci n'est pas sérieux, c'est de la
-religion.»
-
-
-Donc, voilà la science, du moins une certaine science académique et
-officielle, aussi myope que l'idolâtrie. La science d'état donne la
-réplique à la religion d'état. Elle recule, elle aussi, devant l'infini.
-Ces rapetissements n'ont rien qui déplaise au maître. Là où il y a des
-sénats, cette science en est. Faire l'univers substance et bloc, faire
-du grand Tout une simple aggrégation de molécules sans mélange d'aucun
-ingrédient moral, et par conséquent aboutir à ceci que la force est le
-droit, ce qui entraîne cette autre conséquence que la jouissance est le
-devoir, raccourcir l'homme à la bête, le diminuer de toute la hauteur de
-l'âme retranchée, en faire une chose comme une autre, cela supprime net
-bien des déclamations sur la dignité humaine, la liberté humaine,
-l'inviolabilité humaine, l'esprit humain, etc., et rend tout ce tas de
-matière plus maniable. L'autorité d'en bas, la fausse, gagne tout ce que
-perd l'autorité d'en haut, la vraie. Plus d'infini, partant plus
-d'idéal; plus d'idéal, partant plus de progrès; plus de progrès, partant
-plus de mouvement. Immobilité donc. Statu quo, étang; c'est là l'ordre.
-
-Il y a de la putréfaction dans cet ordre-là.
-
-L'homme veut être eau courante. Chose merveilleuse, la liberté, c'est la
-santé. Un ruissellement, un murmure, une pente, un parcours, un but, une
-volonté, pas de vie sans cela. Sinon une prompte pourriture. Vous serez
-fétides, et vous donnerez aux autres votre peste. Le despotisme est
-miasmatique. Se délivrer, c'est se désinfecter. Aller en avant est un
-assainissement. Il n'y en a pas moins des gens qui poussent le goût de
-la tranquillité jusqu'à admirer une civilisation à surface de marais.
-
-L'âme dans l'homme est une inquiétude.
-
-L'infini hors de l'homme est un appel.
-
-L'infini s'ouvre, l'âme entre. Entrer, c'est marcher; entrer, c'est
-voler; entrer, c'est planer. Qu'est cela? C'est du désordre. Demandez à
-la cage ce qu'elle pense de l'aile. La cage répondra: l'aile, c'est la
-rébellion.
-
-Oter l'âme, c'est couper l'aile. Oter l'infini, c'est supprimer le
-champ. La tranquillité est rétablie.
-
-S'il n'y a pas dans l'homme autre chose que dans la bête, prononcez donc
-sans rire ces mots: Droits de l'homme et du citoyen. Ces mots: Droit du
-boeuf, droit de l'âne, droit de l'huître, rendront le même son.
-
-C'est un peu ce que souhaitent les despotes.
-
-La science académique, la science d'état, leur rend ce service, et le
-leur rend de bonne foi, nous le pensons. Elle ne trompe pas, elle se
-trompe. C'est bassesse de vue, non de coeur. Aussi essayons-nous de
-l'éclairer.
-
-
-Cette science prend la petitesse pour l'exactitude. Elle est de
-tempérament timide, elle a l'effroi facile, elle ne va pas volontiers à
-la découverte. L'infini, quel voyage à entreprendre! Dès que le 8 se
-renverse elle s'arrête court. Passe pour l'algèbre, mais la science
-entière n'est pas l'algèbre. Toute question veut être sondée. Pourquoi
-refuser l'examen?
-
-Un jour, en 1827, à l'époque où l'on parlait beaucoup de «l'homme
-fossile de la forêt de Fontainebleau», étant chez Cuvier au Jardin des
-plantes, il y eut entre lui et moi ce dialogue:
-
---Monsieur Cuvier, que pensez-vous de l'homme fossile?
-
---Qu'il n'existe pas.
-
---Êtes-vous allé le voir?
-
---Non.
-
---Irez-vous?
-
---Non.
-
---Pourquoi?
-
---Parce qu'il n'existe pas.
-
---Mais si, par hasard, il existait?
-
---Il ne peut exister.
-
-Ce qu'on appelait en 1827 «l'homme fossile», n'était en effet qu'un grès
-bizarrement contourné en forme humaine. Cuvier semblait avoir raison. Il
-avait tort. L'homme fossile existe. Trente-six ans après ma conversation
-avec Cuvier, en 1863, dans la carrière du Moulin-Quignon, près
-Abbeville, à trente mètres au-dessus du niveau de la mer, sur un plateau
-qui domine la vallée de la Somme, de l'épaisseur d'un banc de sable noir
-argileux du diluvium inférieur, reposant immédiatement sur la craie
-blanche, à quatre mètres trente-deux centimètres de la surface du sol,
-tout près de la craie, on a extrait un os fossile de mâchoire humaine
-portant encore une dent, obliquement implantée d'avant en arrière, ce
-qui caractérise le prognatisme des races inférieures, et ce qui fait à
-la Genèse le déplaisir de confirmer l'hypothèse de plusieurs Adams.
-L'homme fossile est aujourd'hui sorti de l'ombre, quoique cela lui fût
-défendu par l'autorité compétente. Le déluge a eu la fantaisie d'être
-désagréable à M. Cuvier, conseiller d'État. Je plains les affirmateurs
-contre l'inconnu. Il leur arrive de ces aventures.
-
-
-C'est la science académique et officielle qui, pour avoir plus tôt fait,
-pour rejeter en bloc toute la partie de la nature qui ne tombe pas sous
-nos sens et qui, par conséquent, déconcerte l'observation, a inventé le
-mot _surnaturalisme_.
-
-Ce mot, nous l'adoptons, nous. Il est utile pour distinguer. Nous nous
-en sommes déjà servi et nous nous en servirons encore; mais, à
-proprement parler et dans la rigueur du langage, disons-le une fois pour
-toutes, ce mot est vide.
-
-Il n'y a pas de surnaturalisme. Il n'y a que la nature.
-
-La nature existe seule et contient tout. Tout Est. Il y a la partie de
-la nature que nous percevons, et il y a la partie de la nature que nous
-ne percevons pas. Pan a un côté visible et un côté invisible. Parce que
-sur ce côté invisible, vous jetterez dédaigneusement ce mot
-_surnaturalisme_, cet invisible existera-t-il moins? _X_ reste _X_.
-L'Inconnu est à l'épreuve de votre vocabulaire. Nier n'est pas détruire.
-Le surnaturalisme est immanent. Ce que nous apercevons de la nature est
-infinitésimal. Le prodigieux être multiple se dérobe presque tout de
-suite au court regard terrestre; mais pourquoi ne pas le poursuivre un
-peu?
-
-Toutes ces choses, spiritisme, somnambulisme, catalepsie,
-convulsionnaires, seconde vue, tables tournantes ou parlantes,
-invisibles frappeurs, enterrés de l'Inde, mangeurs de feu, charmeurs de
-serpents, etc., si faciles à railler, veulent être examinées au point de
-vue de la réalité. Il y a là peut-être une certaine quantité de
-phénomène entrevu.
-
-
-Si vous abandonnez ces faits, prenez garde, les charlatans s'y logeront,
-et les imbéciles aussi. Pas de milieu: la science, ou l'ignorance. Si la
-science ne veut pas de ces faits, l'ignorance les prendra. Vous avez
-refusé d'agrandir l'esprit humain, vous augmentez la bêtise humaine. Où
-Laplace se récuse, Cagliostro paraît.
-
-De quel droit, d'ailleurs, dites-vous à un fait: Va-t'en. De quel droit
-chassez-vous un phénomène? De quel droit dites-vous à l'inattendu: je ne
-t'examinerai pas? De quel droit raturez-vous une des données du
-problème? De quel droit mettez-vous la nature à la porte? _Huc usque
-recurret._ La science peut commettre des iniquités. Fermer les yeux
-c'est une mauvaise action. Le télescope a une fonction; le microscope a
-des devoirs. L'alambic doit être intègre, le creuset chauffe pour tout
-le monde. Il faut que le chiffre soit honnête homme. Un déni
-d'expérimentation est un déni de justice.
-
-Et savez-vous ce qui arrive? L'absurde se greffe sur le vrai, c'est
-votre faute; vous avez manqué à vos deux lois, bienveillance et
-surveillance; vous créez l'empirisme. Ce qui eût été astronomie sera
-astrologie; ce qui eût été chimie sera alchimie. Sur Lavoisier qui se
-rapetisse, Hermès grandit.
-
-Vous riez de Cardan quand il dit: «Une comète près de Saturne annonce la
-peste, près de Jupiter la mort du pape, près de Mars la guerre, près de
-la lune l'inondation, près de Vénus la mort du roi.» Eh bien, c'est vous
-qui avez fait Cardan chimérique. Sans les persécutions de ce Scaliger
-que David Pareus appelle _Eriticus superciliosissimus_, sans
-l'emprisonnement de Bologne, Cardan, qui a incontestablement créé la
-théorie des équations du troisième degré, Cardan qui a trouvé la loi du
-cube, Cardan, égal au moins à Tartaglia et dont les dix tomes in-folio
-sont plus gros encore de vérité que d'illusion, serait peut-être le plus
-grand des astronomes et des géomètres.
-
-Thaumaturgie, pierre philosophale, transmutation, or potable, baquet de
-Mesmer, toute cette fausse science ne demandait pas mieux peut-être que
-d'être la vraie. Vous n'avez pas voulu voir le visage de l'Inconnu; vous
-verrez son masque. Magie noire et blanche, sorcellerie, chiromancie,
-cartomancie, nécromancie, tout cela n'est pas autre chose que de la
-science dévoyée, tombée en chimère par défaut de responsabilité. Ce
-qu'on rejette injustement hors de la pensée se réfugie dans le rêve.
-
-
-De ce qu'un fait vous semble étrange, vous concluez qu'il n'est pas.
-C'est hardi: les mandarins seuls ont de ces vaillances-là. Mais toute la
-science commence par être étrange. La science est successive. Elle va
-d'une merveille à l'autre. Elle monte à l'échelle. La science
-d'aujourd'hui semblerait extravagante à la science d'autrefois. Ptolomée
-croirait Newton fou. Je me figure le micrographe de Delft, venant conter
-au philosophe de Stagyre les vingt-sept mille facettes de l'oeil de la
-mouche; voyez-vous la mine qu'Aristote ferait à Leuwenhoëck.
-
-On a vite fait de dire: c'est puéril; ce n'est pas sérieux. Ce qui est
-puéril, c'est de se figurer qu'en se bandant les yeux devant l'Inconnu,
-on supprime l'Inconnu.
-
-Ce qui n'est pas sérieux, c'est la science ricanant de l'infini. On en
-est venu à vouloir tout voir et tout palper, comme l'idolâtrie; nous
-avons déjà noté cette coïncidence singulière. On tient pour suspectes
-l'induction et l'intuition; l'induction, le grand organe de la logique;
-l'intuition, le grand organe de la conscience. N'admettre que le
-palpable et le visible, cela se qualifie observation. C'est élimination,
-et rien autre chose. Et, qui sait? élimination du réel?
-
-
-Peines perdues d'ailleurs. Vous avez beau épaissir sur la science
-possible l'ignorance volontaire, la force des choses, ce travail sublime
-du troisième dessous, pousse la connaissance humaine en avant. Le
-hasard, ce doigt indicateur de la Providence, s'en mêle. Une pomme tombe
-devant Newton, une marmite bout devant Papin, une feuille de papier en
-flamme s'envole devant Montgolfier. Par intervalles, une découverte
-éclate, comme un coup de mine dans les profondeurs de la science, et
-tout un pan de préjugés et d'illusions s'écroule, et le roc vif de la
-vérité est brusquement mis à nu.
-
-Surnaturalisme! Et l'on croit avoir tout dit. Il est curieux de se
-retourner et de jeter un regard en arrière. L'électricité a longtemps
-fait partie du surnaturalisme. Il a fallu les expériences multipliées de
-Clairaut pour la faire admettre et inscrire sur les registres de
-l'état-civil de la science correcte. L'électricité a aujourd'hui pignon
-sur rue et rente des professeurs. Le galvanisme a fait le même stage; il
-a été tout d'abord bafoué et traité d'_enfantillage_, comme le
-constatent les cinq mémoires adressés par Galvani à Spallanzani; il
-n'est admis que depuis peu. La pile de Volta a été fort raillée. Le
-magnétisme n'est encore qu'à demi entré; une moitié est dans la science
-officielle, et l'autre dans le surnaturalisme. Le bateau à vapeur était
-«puéril» en 1816. Le télégraphe électrique a commencé par n'être pas
-«sérieux».
-
-Disons-le,--car nulle faveur dans ces pages sincères et nous ne sommes
-au service que de la vérité,--de nos jours, un certain esprit
-scientifique n'est pas moins étroit que l'esprit religieux. L'erreur
-fait peau neuve, mais reste l'erreur; elle était fétichisme, elle
-devient idolâtrie; elle était athéisme, elle devient nihilisme. Que de
-progrès encore à accomplir! Les deux ornières, l'ornière erreur et
-l'ornière imposture, sont d'accord pour faire verser la vérité.
-
-Somme toute, qu'on le sache, science et religion sont deux mots
-identiques; les savants ne s'en doutent pas, les religieux non plus. Ces
-deux mots expriment les deux versants du même fait, qui est l'infini. La
-Religion-Science, c'est l'avenir de l'âme humaine.
-
-Une des routes pour y arriver est l'intuition.
-
-Nous ne développons pas. Le temps nous manque dans ces pages rapides.
-Notre but actuel est littéraire, et non scientifique. Passons.
-
-
-II
-
-Premier degré, deuxième degré, troisième degré. Observation,
-imagination, intuition. Humanité, nature, surnaturalisme. Ce sont là les
-trois horizons. L'un complète et corrige l'autre; leur coordination est
-l'ensemble cosmique. Qui les voit tous les trois est au sommet. Il est
-l'esprit cubique. Il est le génie.
-
-L'observation donne Sedaine. L'observation, plus l'imagination, donne
-Molière. L'observation, plus l'imagination, plus l'intuition, donne
-Shakespeare. Pour monter sur la plate-forme d'Elseneur et pour voir le
-fantôme, il faut l'intuition.
-
-Ces trois facultés s'augmentent en se combinant. L'observation de
-Molière est plus profonde que l'observation de Sedaine, parce que
-Molière a, de plus que Sedaine, l'imagination. L'observation et
-l'imagination de Shakespeare creusent plus avant et montent plus haut
-que l'observation et l'imagination de Molière, parce que Shakespeare a,
-de plus que Molière, l'intuition.
-
-Comparez Shakespeare et Molière par leurs créations analogues, comparez
-Shylock à Harpagon et Richard III à Tartuffe, et voyez quelle
-philosophie plus haute et plus générale! C'est que Shakespeare vit la
-vie tout entière. Il est au zénith. Rien n'échappe à cet oeil culminant.
-Il est en haut par la prunelle et en bas par le regard. Il est tragédie
-en même temps que comédie. Ses larmes foudroient. Son rire saigne.
-
-Essayez une autre confrontation plus saisissante encore. Mettez la
-statue du commandeur en présence du spectre de Hamlet. Molière ne croit
-pas à sa statue, Shakespeare croit à son spectre. Shakespeare a
-l'intuition qui manque à Molière. La statue du commandeur, ce
-chef-d'oeuvre de la terreur espagnole, est une création bien autrement
-neuve et sinistre que le fantôme d'Elseneur; elle s'évanouit dans
-Molière. Derrière l'effrayant soupeur de marbre, on voit le sourire de
-Poquelin; le poëte, ironique à son prodige, le vide et le détruit;
-c'était un spectre, c'est un mannequin. Une des plus formidables
-inventions tragiques qui soient au théâtre, avorte, et il y a à cette
-table du Festin de Pierre, si peu d'horreur et si peu d'enfer qu'on
-prendrait volontiers un tabouret entre Don Juan et la statue.
-
-Shakespeare, avec moins, fait beaucoup plus. Pourquoi? parce qu'il ne
-ment pas; parce qu'il est tout le premier saisi par sa création. Il est
-son propre prisonnier. Il frissonne de son fantôme et il vous en fait
-frissonner. Elle existe, elle est vraie, elle est incontestable, cette
-figure noire qui est là debout avec son bâton de commandement. Ce
-spectre est de chair et d'os; chair de nuit et os de sépulcre. Toute la
-nature est convaincue, est terrible autour de lui. La lune, face pâle à
-demi cachée sous l'horizon, ose à peine le regarder.
-
-Mettez au contraire Shakespeare à côté d'Eschyle, l'approche est
-redoutable, même pour Shakespeare. C'est lion contre lion. Vous
-confrontez deux égaux. Oreste n'a pas moins de vie funèbre que Hamlet.
-Et si Shakespeare essaye de terrifier Eschyle avec les sorcières,
-Eschyle lui montre du doigt les Euménides.
-
-
-Chose admirable, pour que le génie soit complet, il faut qu'il soit de
-bonne foi. Virgile ne croit pas un mot de l'Énéide; sa Vénus est copiée
-sur Livie, son Olympe est de seconde main, il est dépaysé dans son enfer
-machiné par un autre que lui, il est bien plus sûr de César que de
-Jupiter; Auguste, Mécène, Marcellus, voilà les vrais et solides
-Apollons; il entend malice aux déifications profitables; sa muse
-s'appelle Dix-mille-Sesterces. Aussi Virgile est-il par moments tout
-près d'avoir beaucoup d'esprit comme Ovide, lequel du reste n'en est pas
-moins chassé de la cour.
-
-Homère, lui, est naïf; la beauté de ses poëmes, c'est la certitude. Ils
-en sont pleins; ils en débordent. Homère croit aux héros, aux monstres,
-à la pomme, aux carquois de rayons lançant la peste, au partage des
-dieux à cause de Troie, à Vénus qui est pour, à Pallas qui est contre;
-tout ce fabuleux Empyrée qui est en lui le fascine et le subjugue. Il en
-radote. Il en rabâche. Cela fait sourire Horace. _Bonus Homerus._ Homère
-est dupe de l'Iliade. De là sa grandeur.
-
-Cette bonne foi sublime, l'intuition la donne. Intuition, invention.
-L'intuition ne domine pas moins le géomètre inventeur que le poëte.
-L'intuition, c'est la puissance. Elle fait l'homme d'airain. C'était par
-intuition, et non par observation, que Campanella affirmait le nombre
-infini des étoiles. L'église, qui hait les astres, gênants pour les
-dogmes, voulut l'en faire démordre. En vain. L'intuition fut plus forte
-que la torture.
-
-
-Aux trois facultés signalées plus haut, et dont nous avons indiqué
-d'abord l'accouplement, puis le groupe, correspondent trois familles
-d'esprits: les moralistes, limités à l'homme; les philosophes, qui
-combinent l'homme avec le monde sensible; les génies, qui voient tout.
-
-Pour comprendre ce qui manque à Molière, il faut lire Shakespeare. Pour
-comprendre ce qui manque à Sedaine, à l'abbé Prévost, à Marivaux, à
-Lesage, à La Bruyère, il faut lire Molière.
-
-En art comme en toute chose, une certaine nuance--un abîme--sépare
-l'excellence de la grandeur. A la Trippenhausen d'Amsterdam, vous voyez
-en entrant un vaste tableau d'un maître dont le nom m'échappe, c'est
-excellent. Vous applaudissez. Tournez-vous, voici la Ronde de nuit,
-c'est Rembrandt. Vous poussez un cri. Le grand est là. L'excellent
-s'évanouit. Vous ne pouvez même plus regarder l'autre peinture. Le grand
-dans les arts ne s'obtient qu'au prix d'une certaine aventure. L'idéal
-conquis est un prix d'audace. Qui ne risque rien n'a rien. Le génie est
-un héros.
-
-En avant! c'était le mot de Jason et de Colomb. _Arcana naturæ detecta_,
-c'était le cri de ce profond chercheur Leuwenhoëck accusé par ses
-contemporains de _manquer de goût dans ses découvertes_. Leuwenhoëck
-cherchait le germe dans l'ordre visible comme nous cherchons la cause
-dans l'ordre invisible. Il allongeait le microscope avec l'hypothèse,
-croyant à l'observation, croyant aussi à l'intuition. De là ses
-trouvailles, de là aussi ses ennemis. La supposition, c'est-à-dire
-l'ascension à l'étage invisible, tente les grands esprits calculateurs
-comme les grands esprits lyriques. Le levier de la conjecture peut seul
-remuer cet incommensurable monde, le possible. A la condition, il est
-vrai, d'avoir ce point d'appui, le fait. Kepler disait: _l'hypothèse est
-mon bras droit_.
-
-Sans l'intuition, ni haute science, ni haute poésie. Uranie, la muse
-double, voit en même temps l'exact et l'idéal. Elle a une main sur
-Archimède et l'autre sur Homère.
-
-Les vues partielles n'ont qu'une exactitude de petitesse. Le microscope
-est grand parce qu'il cherche le germe. Le télescope est grand parce
-qu'il cherche le centre. Tout ce qui n'est pas cela est nomenclature,
-curiosité vaine, art chétif, science naine, poussière. Tendons toujours
-à la synthèse.
-
-Pour bien voir l'homme, il faut regarder la nature; pour bien voir la
-nature et l'homme, il faut contempler l'infini. Rien n'est le détail,
-tout est l'ensemble. A qui n'interroge pas tout, rien ne se révèle.
-
-
-III
-
-Précisons encore; et en même temps, donnons aux idées esquissées ici
-leur extension complète.
-
-L'idée de Nature résume tout. Du plus ou moins de densité de cette idée
-démesurée résulte la philosophie entière.
-
-Serrez cette idée au plus près, faites-la immédiate et palpable,
-réduisez-la au moindre volume possible en lui conservant d'ailleurs tout
-ce qui la compose, aménagez-la, en un mot, à l'état concret, vous avez
-l'homme; dilatez-la, vous percevez Dieu. L'humanité étant un microcosme,
-on conçoit l'erreur de ceux qui, comme Fichte, s'en contentent, et qui
-voient le monde en elle. L'homme est Dieu en petit format.
-
-Mais prendre pour Dieu l'homme, c'est la même méprise que prendre pour
-univers la terre. Vous mettez le grain de cendre si près de votre
-prunelle qu'il vous éclipse l'infini.
-
-Les choses sont les pores par où sort Dieu. L'univers le transpire.
-Toutes les profondeurs le font paraître à toutes les surfaces. Quiconque
-médite voit le créateur perler sur la création. La religion est la
-mystérieuse sueur de l'infini. La nature sécrète la notion de Dieu.
-Contempler est une révélation; souffrir en est une autre. Dieu tombe
-goutte à goutte du ciel, et larme à larme de nos yeux.
-
-A quoi bon Tout s'Il n'était pas là comme fin?
-
-Fin, c'est-à-dire but.
-
-On croit que fin signifie mort. Erreur. Fin signifie vie.
-
-L'existence terrestre n'est autre chose que la lente croissance de
-l'être humain vers cet épanouissement de l'âme que nous appelons la
-mort. C'est dans le sépulcre que la fleur de la vie s'ouvre.
-
-
-La destinée est une résultante évidente de la nature. Maintenant comment
-cela se fait-il? par quelle combinaison? par quel va-et-vient, par
-quelle décomposition de forces, par quel mélange d'effluves, par quelle
-alchimie énorme? Comment l'événement fuse-t-il à travers l'élément?
-Comment l'harmonie universelle peut-elle avoir des contre-coups, et
-qu'est-ce que ce contre-coup, le sort? Une providence est visible; elle
-a pour manifestation l'équilibre, que le philosophe appelle d'un plus
-grand nom: Équité. Une fatalité aussi est visible; elle a pour
-manifestation la nécessité. Équité et Nécessité; ce sont les deux
-mystérieux visages de l'inconnu.
-
-Mais qu'est-ce que cette chose qu'on nomme le hasard? Le hasard n'est
-point providence, car il semble rompre l'équilibre; il n'est point
-fatalité, car il n'est pas empreint de nécessité. Qu'est-il donc? Est-il
-l'une et l'autre? est-il le remous de l'une et de l'autre? Nul ne
-pourrait le dire.
-
-Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a qu'une loi. La nature n'est pas
-une chose et la destinée n'en est pas une autre. Il n'y a pas une loi
-extérieure et une loi intérieure. Le phénomène universel se réfracte
-d'un milieu dans l'autre. De là les apparences diverses; de là les
-différents systèmes de faits, tous concordants dans le relatif, tous
-identiques dans l'absolu. L'unité d'essence entraîne l'unité de
-substance, l'unité de substance entraîne l'unité de loi. Voici le vrai
-nom de l'Être: Tout Un.
-
-
-Le labyrinthe de l'immanence universelle a un réseau double, l'abstrait,
-le concret; mais ce réseau double est en perpétuelle transfusion;
-l'abstraction se concrète, la réalité s'abstrait, le palpable devient
-invisible, l'invisible devient palpable, ce qu'on ne peut que penser
-naît de ce qu'on touche et de ce qu'on voit, ce qui végète se complique
-de ce qui arrive, l'incident s'enchevêtre au permanent; il y a de la
-destinée dans l'arbre, il y a de la sève dans la passion; il est
-possible que la lumière pense. Le monde est une pile de Volta et en même
-temps est un esprit; le Nil et l'Ens s'abordent et s'accouplent; de
-l'immatériel au matériel la fécondation est possible; ce sont les deux
-sexes de l'infini; il n'y a pas de frontières; tout s'amalgame et
-s'aime; flux et reflux du prodige dans le prodige; mystère, énormité,
-vie.
-
-O destinée! ô création!
-
-
-La mère pleure, l'enfant crie, la bête fauve gémit ou rugit, ce qui est
-gémir, l'arbre frissonne, l'herbe frémit, la nuée gronde, le mont
-tressaille, la forêt murmure, le vent se lamente, la source larmoie, la
-mer sanglote, l'oiseau chante. On naît, c'est pour souffrir; on vit,
-c'est pour souffrir; on aime, c'est pour souffrir; on travaille, c'est
-pour souffrir; on est beau, c'est pour souffrir; on est juste, c'est
-pour souffrir; on est grand, c'est pour souffrir. La volonté aboutit à
-un ajournement, l'utopie; la science aboutit à un doute, l'hypothèse. On
-gravit ce qu'on ne franchira pas, on commence ce qu'on n'achèvera pas,
-on croit ce qu'on ne prouvera pas, on bâtit ce qu'on n'habitera pas; on
-plante de l'ombrage pour autrui. Le progrès est une série de Chanaans
-toujours entrevus, jamais conquis, par qui les rêve; ceux qui les ont
-niés y entrent. De jouissance, point, et pour personne. La tyrannie est
-lourde aux tyrans; la bonté est amère aux bons. L'ingratitude, quel fond
-de calice! Aucune chose ne s'ajuste à nous; on n'entre jamais tout à
-fait dans la place où l'on est; on ne reconnaît son moule dans aucun des
-creux de la vie; on a toujours du trop ou du moins; toute patrie est un
-exil, tout exil est une patrie; Ailleurs semble toujours préférable à
-Ici; nos plus grandes plénitudes sont le vide.
-
-Une seule sérénité est possible, celle de la conscience. Il y a du nuage
-sur tout le reste. Obscurité majestueuse!
-
-Et pourquoi s'étonner et se plaindre, et que demandez-vous, mourir étant
-dû à l'homme!
-
-Qu'est-ce qu'il vous faut donc?
-
-
-Ce qui est certain,--et quelle espérance qu'une telle certitude!--ce qui
-est certain, c'est qu'un phénomène grandiose, la liberté, commence dans
-l'homme sur la terre. Pour parler le langage rigoureux de la philosophie
-et pour réserver les possibilités obscures, disons que c'est dans
-l'homme seulement que ce phénomène commence à être visible. L'homme seul
-sur la terre apparaît libre. Tout ce qui n'est pas l'homme, que ce soit
-la chose ou la bête, est fatal. Ceci est du moins l'apparence
-incontestable.
-
-Ouvrons une parenthèse:
-
-(La pénétration d'une autre loi, située plus avant dans les profondeurs
-et expliquant l'apparence fatale de la bête et de la chose, n'est donnée
-qu'à l'intuition. Cette loi, à laquelle du reste personnellement nous
-croyons, est si peu entrevue que pas un de ses linéaments n'est
-scientifiquement fixé. Le nom d'hypothèse est un commencement
-d'acceptation que la science ne consent même pas à lui donner, tant
-cette loi est encore engagée dans la chimère. Existe-t-elle? question.
-Les plus hardis se bornent à dire: il y a quelque chose là.)
-
-Nous fermons la parenthèse, nous ne voulons pas que notre raisonnement
-perde pied un seul instant, et nous déclarons nous en tenir ici aux
-faits perceptibles à tous; nous raisonnons sur le palpable et le
-visible; nous restons dans les données de l'expérimentation
-philosophique universellement admise.
-
-Cela posé, qu'est-ce que l'homme sur la terre a de plus que les autres
-êtres?
-
-La faculté de faire le bien ou le mal.
-
-A lui commence cette faculté, et par conséquent, cette notion: le bien
-et le mal.
-
-Le bien et le mal, quelle ouverture sur l'inconnu!
-
-Révélation de la loi morale.
-
-Pouvoir faire le bien ou le mal, qu'est-ce? C'est la liberté. Et
-qu'est-ce encore? C'est la responsabilité. Liberté ici, responsabilité
-ailleurs, ô découverte splendide!
-
-La liberté, c'est l'âme!
-
-Liberté implique résurrection; car résurrection, c'est responsabilité.
-Pour accomplir sa loi, c'est-à-dire pour devenir de liberté
-responsabilité, il faut absolument qu'après la vie ce phénomène, qui est
-l'homme même, persiste. Donc, et irrésistiblement, voilà la survivance
-de l'âme au corps démontrée.
-
-Ce sont là les ténèbres sacrées.
-
-La loi morale est le fil trouvé dans le labyrinthe.
-
-Je sens de la chaleur, j'avance, c'est le bien; je sens du froid, je
-recule, c'est le mal. L'affinité de Dieu avec mon âme se manifeste par
-une ineffable caresse obscure quand je m'approche de lui. Je pense, je
-le sens près de moi; je crée, je le sens plus près; j'aime, je le sens
-plus près; je me dévoue, je le sens plus près encore.
-
-Ceci n'est ni de l'observation, car je ne vois ni ne touche rien; ni de
-l'imagination, car la vertu serait imaginaire alors; c'est de
-l'intuition.
-
-Toutes les racines de la loi morale sont dans ce que j'ai appelé le
-surnaturalisme. Nier le surnaturalisme, ce n'est pas seulement fermer
-les yeux à l'infini, c'est couper toutes les vertus de l'homme par le
-pied. L'héroïsme est une affirmation religieuse. Quiconque se dévoue
-prouve l'éternité. Aucune chose finie n'a en elle l'explication du
-sacrifice.
-
-Celui qui écrit ces lignes l'a déjà dit quelque part, l'idéal sur la
-terre, l'infini hors de la terre, c'est là le double but qui est en même
-temps le but unique, car l'un mène l'homme au progrès et l'autre mène
-l'âme à Dieu.
-
-
-On peut, à coup sûr, être un esprit ironique et tranquille, ne croire à
-rien, et quitter cette vie d'une façon fière. Pétrone, homme de plaisir,
-fait tout ce qu'il peut pour mourir voluptueusement. Il se met dans un
-bain tiède, relit l'ordre de Néron, récite quelques vers d'amour, puis
-prend un couteau et se coupe les quatre veines; cela fait, il regarde
-son sang couler, écarte la coupure d'une veine avec ses doigts, puis
-l'autre, les bouche, les rouvre, tantôt c'est le bras droit, tantôt
-c'est le bras gauche, et il dit en riant à ses amis: _Amant alterna
-camænæ_. Certes, c'est là une attitude superbe devant l'ombre; mais
-c'est plutôt bien faire sa sortie que bien mourir.
-
-Bien mourir, c'est mourir comme Léonidas pour la patrie, comme Socrate
-pour la raison, comme Jésus pour la fraternité. Socrate meurt par
-intelligence et Jésus par amour; il n'est rien de plus grand et de plus
-doux. Heureux entre tous ceux dont la mort est belle! L'âme,
-momentanément arrêtée ici-bas dans l'homme, mais consciente d'une
-destinée solidaire avec l'univers, leur doit ce contentement de pouvoir
-associer l'idée de beauté à l'idée de mort, vague preuve d'avenir qui
-satisfait l'âme confusément.
-
-
-Que ces méditations-là soient abstruses, qui le nie? Mais pas de noble
-esprit qui n'en soit tenté. Ce qu'il y a d'abîme en nous est appelé par
-ce qu'il y a d'abîme hors de nous. Ces épaisseurs plaisent à
-l'intelligence; selon que l'esprit qui songe est plus ou moins grand, le
-rayon visuel de la pensée s'y enfonce à des profondeurs diverses.
-L'essai de comprendre, c'est là toute la philosophie. La création est un
-palimpseste à travers lequel on déchiffre Dieu. Le grand obscur se
-dérobe, mais veut être poursuivi. L'énigme, cette Galathée formidable,
-fuit sous les prodigieux branchages de la vie universelle, mais elle
-vous regarde et désire être vue.
-
-Ce sublime désir de l'impénétrable: être pénétré, fait éclore en vous la
-prière.
-
-Peu à peu l'horizon s'élève, et la méditation devient contemplation;
-puis il se trouble, et la contemplation devient vision. On ne sait quel
-tourbillon d'hypothétique et de réel, ce qui peut être compliquant ce
-qui est, notre invention du possible nous faisant à nous-même illusion,
-nos propres conceptions mêlées à l'obscurité, nos conjectures, nos rêves
-et nos aspirations prenant forme, tout cela chimérique sans doute, tout
-cela vrai peut-être, des apparitions d'âmes dans des éclairs, des
-passages rapides de linceuls, de doux visages aimés s'ébauchant dans des
-transparences inexprimables, de fuyants sourires dans la nuit, le
-prodigieux songe de l'immanence entrevue, quel vertige! Les apocalypses
-viennent de là.
-
-Vous pouvez retrancher ceci au philosophe, mais vous ne le retrancherez
-pas au poëte. Depuis Job jusqu'à Voltaire, tout poëte a sa part de
-vision. Une certaine grandeur sidérale est attachée à cette folie. Dans
-cette démence auguste, il y a de la révélation. Être ce visionnaire
-possible, et cependant rester le sage, c'est à cette faculté surhumaine
-qu'on reconnaît les suprêmes esprits.
-
-Nous ne sommes, certes, pas de ceux qui veulent absolument retrouver le
-poëte en personne dans les types de ses drames et qui le rendent
-responsable de tout ce que disent ses personnages; ce qui serait réduire
-à un moi lyrique et monocorde le moi multiple et indéfini de l'auteur
-dramatique; mais, sans faire le poëte solidaire de ses créations,
-ivrogne à cause de Falstaff, hypocrite à cause de Tartuffe, intrigant à
-cause de Figaro, fratricide à cause de Caïn, sans canoniser Corneille à
-cause de Polyeucte, sans idéaliser Schiller à cause de Posa et sans
-caricaturer Homère à cause de Thersite, tout en rejetant cette façon
-commode et puérile de prendre un homme en flagrant délit dans son
-oeuvre, nous pensons qu'on peut parfois voir, par échappées, dans de
-certaines figures préférées, des lueurs de l'âme même du poëte. On peut
-à de certains moments dire: Ceci est une étincelle de Plaute; ceci est
-un éclair d'Eschyle. L'auteur s'incarne un peu plus dans tel personnage
-que dans tous les autres. Il est évident, par exemple, que Hamlet est
-une prédilection pour Shakespeare de même qu'Alceste est une
-prédilection pour Molière; et l'on peut affirmer que c'est Shakespeare
-qui parle quand Hamlet dit:--«Horatio, il y a sur la terre et dans le
-ciel plus de choses que votre philosophie n'en a rêvé.»
-
-La vaste anxiété de ce qui peut être, telle est la perpétuelle obsession
-du poëte. Ce qui peut être dans la nature, ce qui peut être dans la
-destinée; prodigieuse nuit.
-
-Le soir, au crépuscule, du haut d'une falaise, à l'approche
-refroidissante de la marée qui monte, l'oeil égaré dans tous ces plis de
-l'obéissance au vent, en bas l'onde, en haut la nuée, le fouet de
-l'écume dans le visage, pendant que les goëlands effarouchés par les
-ouvertures des vagues battent de l'aile, pendant que les flots accourent
-pleins du hurlement étouffé des naufrages, regarder l'océan, qu'est-ce
-auprès de ceci: regarder le possible!
-
-
-Je pense par instants avec une joie profonde qu'avant douze ou quinze
-ans d'ici, au plus tard, je saurai ce que c'est que cette ombre, le
-tombeau, et j'ai une sorte de certitude que mon espoir de clarté ne sera
-pas trompé.
-
-O vous que j'aime, ne vous affligez pas de ce cri que je pousse vers
-l'attente suprême, ne vous attristez pas de cette impatience, car j'ai
-la foi que c'est dans l'infini qu'est le grand rendez-vous. Je vous y
-retrouverai sublimes et vous m'y reverrez meilleur. Et nous nous y
-aimerons comme sur la terre, et en même temps comme au ciel, avec le
-redoublement mystérieux de l'immensité.
-
-La vie n'est qu'une occasion de rencontre; c'est après la vie qu'est la
-jonction. Les corps n'ont que l'embrassement, les âmes ont l'étreinte.
-Vous figurez-vous, ô mes bien-aimés, ce divin baiser de l'azur quand il
-n'y a plus dans le moi que de la lumière! La manière dont s'aiment les
-transfigurés fait partie de ce que nous appelons ici le jour. Leur
-accouplement est rayon. Qui sait si tous nos échauffements célestes pour
-le devoir et la vertu ne nous viennent pas ineffablement de leur clarté,
-s'ils ne nous rendent pas ce service de nous faire bons en étant
-heureux, et s'ils n'ont pas pour loi sublime d'être utiles parce qu'ils
-sont aimés?
-
-Tâchons d'être un jour parmi eux. Et ici-bas, jusqu'à ce que la grande
-heure sonne, vous et moi, moi surtout, qui suis si entravé
-d'imperfections et qui ai tant à faire pour arriver à la bonté, ne nous
-reposons pas, travaillons, veillons sur nous et sur les autres,
-dépensons-nous pour la probité, prodiguons-nous pour la justice,
-ruinons-nous pour la vérité, sans compter ce que nous perdons, car ce
-que nous perdons, nous le gagnons. Point de relâche. Faisons selon nos
-forces, et au delà de nos forces. Où y a-t-il un devoir? où y a-t-il une
-lutte? où y a-t-il un exil? où y a-t-il une douleur? Courons-y. Aimer,
-c'est donner; aimons. Soyons de profondes bonnes volontés. Songeons à
-cet immense bien qui nous attend, la mort.
-
-
-
-
-Table
-
-
- Pages.
-
-L'ESPRIT
-
- Tas de pierres.--I. 5
- Utilité du beau 13
- Tas de pierres.--II. 27
- Le Goût 35
- Tas de pierres.--III. 53
-
- Les grands hommes:
- I. Shakespeare 63
- II. La Fontaine 73
- III. Voltaire 75
- IV. Beaumarchais 76
- V. Du génie 79
-
- Tas de pierres.--IV. 87
- _Promontorium somnii_ 97
- Tas de pierres.--V. 149
-
-L'AME
-
- Tas de pierres.--VI. 163
- De la vie et de la mort 175
- Rêveries sur Dieu 191
- Un athée 203
- Choses de l'infini 213
- Contemplation suprême 235
-
-
-
-
-4767.--Lib.-Imp. réunies, MOTTEROZ, Dr, 7, rue Saint-Benoît, Paris.
-
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Post-scriptum de ma vie, by Victor Hugo
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POST-SCRIPTUM DE MA VIE ***
-
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- The Project Gutenberg eBook of Post-Scriptum de ma vie, by Victor Hugo.
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-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Post-scriptum de ma vie, by Victor Hugo
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-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Post-scriptum de ma vie
-
-Author: Victor Hugo
-
-Release Date: November 14, 2020 [EBook #63768]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POST-SCRIPTUM DE MA VIE ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
-Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
-produced from images generously made available by The
-Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em"><i class="small">&OElig;UVRES POSTHUMES DE VICTOR HUGO</i></p>
-
-
-<p class="c large gap">POST-SCRIPTUM DE MA VIE</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em small">DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS<br />
-Y COMPRIS LA SUÈDE ET LA NORVÈGE</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c large top4em">VICTOR HUGO</p>
-
-<h1>Post-scriptum<br />
-de ma vie</h1>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-CALMANN LÉVY, ÉDITEUR<br />
-3, <span class="sc">rue Auber</span>, 3</p>
-
-<p class="c">1901</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="top4em">Des manuscrits inédits laissés par Victor Hugo, il ne
-reste à publier que deux volumes, le présent livre de
-prose et un volume de vers.</p>
-
-<p>Les derniers manuscrits de prose se composent d'assez
-forts cahiers de grand format et de nombreuses feuilles
-volantes.</p>
-
-<p>Les cahiers portent ce titre mélancolique : <span class="sc">Post-scriptum
-de ma vie</span>. Ils datent de l'exil, et des années
-où la santé de Victor Hugo subissait une crise assez
-grave. Il y a deux parts à faire de ces pages, la part
-littéraire et la part philosophique : dans la première, les
-idées sur l'art, la poésie et les poëtes ; dans la seconde,
-les hautes méditations sur l'âme et la destinée, sur la
-création et Dieu.</p>
-
-<p>Les feuilles volantes portent ce titre modeste : <span class="sc">Tas de
-pierres</span>. Ces pierres, ce sont des pensées ; des pensées
-mêlées et variées sur toutes sortes de matières : morale,
-histoire, politique, les sentiments, l'amour, les
-femmes, etc., etc. A ce tas de pensées l'auteur avait déjà
-puisé pour beaucoup de ses livres, mais il en restait un
-bon nombre, et des meilleures. Pour ménager l'attention
-du lecteur, on les a espacées, selon les sujets, entre les
-morceaux plus développés.</p>
-
-<p>L'ensemble donne ainsi une sorte de testament de la
-pensée du poëte, la somme de son expérience et de sa
-sagesse, le dernier mot de sa critique littéraire et de sa
-philosophie religieuse.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Le volume de poésie paraîtra en février 1902, au
-moment du Centenaire de Victor Hugo, sous le titre :
-<span class="sc">Dernière gerbe</span>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">L'Esprit</h2>
-
-<div class="break"></div>
-
-<h3 class="tom4em" id="ch1">Tas de pierres<br />
-I</h3>
-
-
-<p>O écrivains, mes contemporains, vous nés avec le
-siècle, et vous plus jeunes, avenir vivant de la France,
-je vous salue et je vous aime.</p>
-
-<p>Les écrivains et les poëtes de ce siècle ont cet
-avantage étonnant qu'ils ne procèdent d'aucune école
-antique, d'aucune seconde main, d'aucun modèle.
-Ils n'ont pas d'ancêtres, et ils ne relèvent pas plus
-de Dante que d'Homère, pas plus de Shakespeare
-que d'Eschyle. Les poëtes du dix-neuvième siècle,
-les écrivains du dix-neuvième siècle, sont les fils de
-la Révolution française.</p>
-
-<p>Ce volcan a deux cratères, 89 et 93. De là deux
-courants de lave. Ce double courant, on le retrouve
-aussi dans les idées.</p>
-
-<p>Tout l'art contemporain résulte directement et
-sans intermédiaire de cette genèse formidable. Aucun
-poète antérieur au dix-neuvième siècle, si grand
-qu'il soit, n'est le générateur du dix-neuvième siècle.
-Nous n'avons pas un homme dans nos racines, mais
-nous avons l'humanité.</p>
-
-<p>Si vous voulez absolument rattacher la littérature
-de ce siècle à des hommes antérieurs à notre époque,
-cherchez ces hommes, non dans la littérature, mais
-dans l'histoire, et allez droit à Danton, par exemple.
-Mais ce mouvement vient de plus haut que les
-hommes. Il vient des idées. Il est la Révolution
-même.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>J'aime tous les hommes qui pensent, même ceux
-qui pensent autrement que moi. Penser, c'est déjà
-être utile, c'est toujours et en tout cas faire effort
-vers Dieu.</p>
-
-<p>Les dissentiments des penseurs sont peut-être
-utiles. Qui sait? au fond, tous vont au même but,
-mais par des voies différentes. Il est peut-être bon
-que les routes soient diverses pour que le genre
-humain ait plus d'éclaireurs. A force de battre le
-buisson des idées, les philosophes, même les plus
-lointains et les plus perdus, finissent par faire lever
-des vérités.</p>
-
-<p>J'écrivais cela un jour à un rêveur, rêveur autrement
-que moi, qui voulait m'entraîner dans sa
-croyance, et j'ajoutais : &mdash; Je vous suivrai du regard
-dans votre route, mais sans quitter la mienne.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>J'appartiens à Dieu comme esprit et à l'humanité
-comme force. Pourtant l'excès de généralisation
-mène à s'abstraire en poésie, et à se dénationaliser
-en politique.</p>
-
-<p>On finit par ne plus adhérer à sa vie et par ne
-plus tenir à sa patrie.</p>
-
-<p>Double écueil que je tâche d'éviter. Je cherche
-l'idéal, mais en touchant toujours du bout du pied le
-réel. Je ne veux ni perdre terre comme poëte, ni
-perdre France comme citoyen.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'art existe de plein droit, aussi naturellement
-que la nature.</p>
-
-<p>L'art, c'est la création propre à l'homme. L'art
-est le produit nécessaire et fatal d'une intelligence
-limitée, comme la nature est le produit nécessaire et
-fatal d'une intelligence infinie. L'art est à l'homme
-ce que la nature est à Dieu.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La poésie contient la philosophie comme l'âme
-contient la raison.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La logique est la géométrie de l'intelligence. Il
-faut de la logique dans la pensée. Mais on ne fait
-pas plus de la pensée avec la logique qu'on ne fait
-un paysage avec la géométrie.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'intelligence est l'épouse, l'imagination est la
-maîtresse, la mémoire est la servante.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Quand l'homme de guerre a fini sa besogne de
-héros, il rentre dans sa maison et pend son épée au
-clou. Il n'en va pas de même pour les penseurs. Les
-idées ne s'accrochent pas au clou comme les épées.
-Quand le philosophe, quand le poëte, se repose, ses
-idées continuent de combattre. Elles s'en vont en
-liberté, comme des folles sublimes, tout briser dans
-les mauvaises âmes et remuer le monde.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'intelligence et le c&oelig;ur sont deux régions sympathiques
-et parallèles ; l'une ne s'élargit pas sans
-que l'autre s'agrandisse ; l'une ne se hausse pas sans
-que l'autre s'élève.</p>
-
-<p>Dans le domaine de l'art, il n'y a pas de lumière
-sans chaleur.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'art a pour résultat, lors même qu'il ne l'a pas
-pour objet apparent, l'amélioration de l'homme.</p>
-
-<p>Un bien immense et réel, quoiqu'il échappe souvent
-aux esprits superficiels, unit le beau, d'un côté
-au vrai, de l'autre à l'honnête.</p>
-
-<p>Les chefs-d'&oelig;uvre, parfois même sans que la
-volonté de leurs auteurs y ait part (ô infirmité du
-génie!), dégagent continuellement, mystérieusement,
-divinement, et répandent, pour ainsi dire, dans l'air
-autour d'eux, une moralité pénétrante et saine.</p>
-
-<p>Celui qui passe auprès d'eux et qui respire leur
-atmosphère s'en imprègne à son insu. Il n'a voulu
-que devenir plus intelligent, il devient meilleur.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La civilisation s'exhale de l'art comme le parfum
-de la fleur.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Voulez-vous vous rendre compte de la puissance
-civilisatrice de l'art, de l'art pur, même sans mélange
-d'intention humaine et sociale? Cherchez dans les
-bagnes un homme qui sache ce que c'est que Mozart,
-Virgile et Raphaël, qui cite Horace de mémoire, qui
-s'émeuve de l'<i>Orphée</i> et du <i>Freyschütz</i>, qui contemple
-un clocher de cathédrale ou une statue de
-Jean Goujon, cherchez cet homme dans tous les
-bagnes de tous les pays civilisés, vous ne le trouverez
-pas. Être sensible à l'art, c'est être incapable de
-crime.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Les lettrés, les érudits, les savants, montent à
-des échelles ; les poètes et les artistes sont des
-oiseaux.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Voulez-vous voir d'un seul coup d'&oelig;il, dans une
-sorte d'abrégé clair, frappant, profond et vrai, qui
-donne la solution en même temps que le problème,
-la figure de beaucoup de questions, et entre autres
-de la question littéraire de ce siècle? regardez un
-chêne au printemps : tronc séculaire, vieilles racines,
-vieilles branches ; feuilles vertes, fraîches et
-nouvelles. La tradition et la nouveauté, la tradition
-produisant la nouveauté, la nouveauté surgissant de
-la tradition. Tout est là.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'homme, même le plus vulgaire et le plus
-<i>positif</i>, comme on dit de nos jours, a besoin de
-rêverie. Ne fût-ce qu'un instant. Ne fût-ce qu'un
-éclair. Il lui en faut. Mais toutes les âmes n'ont pas
-le don merveilleux de rêver spontanément. Ce qui
-fait que la musique plaît tant au commun des
-hommes, c'est que c'est de la rêverie toute faite.
-Les esprits d'élite aiment la musique, mais ils aiment
-encore mieux faire leur rêverie eux-mêmes.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Plus la pensée tombe de haut, plus elle est sujette
-à s'évaporer en rêverie.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Une voix crie au poëte : Sois le poëte de l'avenir,
-sois l'homme de la génération qui vient après la
-nôtre, étudie les lois et les abus et préoccupe-toi de
-la société. Une autre voix lui dit : Sois le poëte du
-présent pour toutes les générations futures, sois
-l'homme perpétuel, contemple les arbres et les
-étoiles et préoccupe-toi de la nature.</p>
-
-<p>Laquelle écouter? &mdash; Toutes les deux.</p>
-
-<p>Sois le poëte de la nature, tu seras le poëte des
-hommes.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Fixez votre regard sur l'&oelig;uvre des poëtes complets,
-voici ce que vous trouvez : dans le détail,
-dans la forme, une précision sévère, et dans le fond,
-une grandeur étrange et presque illimitée et qu'on
-ne peut contempler sans y découvrir à chaque instant
-de nouveaux horizons pleins du rayonnement mystérieux
-de l'infini. Cela est la vraie poésie, qui se
-compose du beau et de l'idéal et qui les combine.
-Fusion d'éléments presque contraires que le génie
-seul peut accomplir! Le beau veut des contours ;
-l'idéal veut de l'infini.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch2">Utilité du Beau</h3>
-
-
-<p>Un homme a, par don de nature ou par développement
-d'éducation, le sentiment du Beau. Supposez-le
-en présence d'un chef-d'&oelig;uvre, même d'un
-de ces chefs-d'&oelig;uvre qui semblent inutiles, c'est-à-dire
-qui sont créés sans souci direct de l'humain, du
-juste et de l'honnête, dégagés de toute préoccupation
-de conscience et de faits, sans autre but que le beau ;
-c'est une statue, c'est un tableau, c'est une symphonie,
-c'est un édifice, c'est un poëme. En apparence,
-cela ne sert à rien ; à quoi bon une Vénus? à quoi
-bon une flèche d'église? à quoi bon une ode sur le
-printemps ou l'aurore? Mettez cet homme devant cette
-&oelig;uvre. Que se passe-t-il en lui? Le Beau est là.
-L'homme regarde, l'homme écoute ; peu à peu, il fait
-plus que regarder, il voit ; il fait plus qu'écouter, il
-entend. Le mystère de l'art commence à opérer ;
-toute cette &oelig;uvre d'art est une bouche de chaleur
-vitale ; l'homme se sent dilaté. La lueur de l'absolu,
-si prodigieusement lointaine, rayonne à travers
-cette chose, lueur sacrée et presque formidable à
-force d'être pure. L'homme s'absorbe de plus en
-plus dans cette &oelig;uvre ; il la trouve belle ; il la
-sent s'introduire en lui. Le beau est vrai de droit.
-L'homme, soumis à l'action du chef-d'&oelig;uvre, palpite,
-et son c&oelig;ur ressemble à l'oiseau qui, sous la
-fascination, augmente son battement d'ailes.</p>
-
-<p>Qui dit belle &oelig;uvre dit &oelig;uvre profonde ; il a le
-vertige de cette merveille entr'ouverte. Les doubles
-fonds du Beau sont innombrables. Sans que cet
-homme, soumis à l'épreuve de l'admiration, s'en
-rende bien clairement compte peut-être, cette religion
-qui sort de toute perfection, la quantité de révélation
-qui est dans le beau, l'éternel affirmé par
-l'immortel, la constatation ravissante du triomphe
-de l'homme dans l'art, le magnifique spectacle en
-face de la création divine d'une création humaine,
-émulation inouïe avec la nature, l'audace qu'a
-cette chose d'être un chef-d'&oelig;uvre à côté du soleil,
-l'ineffable fusion de tous les éléments de l'art,
-la ligne, le son, la couleur, l'idée, en une sorte
-de rhythme sacré, d'accord avec le mystère musical du
-ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément
-et accomplissent, à son insu même, on ne sait quelle
-perturbation en lui. Perturbation féconde. Une
-inexprimable pénétration du beau lui entre par tous
-les pores.</p>
-
-<p>Il creuse et sonde de plus en plus l'&oelig;uvre étudiée ;
-il se déclare que c'est une victoire pour une
-intelligence de comprendre cela, et que tous peut-être
-n'en sont pas capables ni dignes ; il y a de l'exception
-dans l'admiration, une espèce de fierté
-améliorante le gagne ; il se sent élu ; il lui semble
-que ce poëme l'a choisi. Il est possédé du chef-d'&oelig;uvre.
-Par degrés, lentement, à mesure qu'il contemple
-ou à mesure qu'il lit, d'échelon en échelon,
-montant toujours, il assiste, stupéfait, à sa croissance
-intérieure ; il voit, il comprend, il accepte, il songe,
-il pense, il s'attendrit, il veut. Il ferme les yeux pour
-mieux voir, il médite ce qu'il a contemplé, il s'absorbe
-dans l'intuition, et tout à coup, net, clair,
-incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume,
-sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire,
-l'éblouissant spectre solaire de l'idéal apparaît ; et
-voilà cet homme qui a un autre c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Quelque chose en lui se redresse et quelque
-chose se penche ; la contemplation est devenue
-éblouissement, la méditation est devenue pitié. Il
-semble que cet esprit ait renouvelé sa provision d'infini.
-Il se sent meilleur. Il déborde de miséricorde
-et de mansuétude. S'il était juge, il absoudrait ; s'il
-était prêtre, il éteindrait l'enfer. Le chef-d'&oelig;uvre,
-inconscient, a donné à cet homme toutes sortes de
-conseils sérieux et doux. Une mystérieuse impulsion
-dans le sens du bien lui est venue de ce bloc
-de pierre, de cette mélodie qui ressemble à une vocalise
-de fauvette, de cette strophe où il n'y a que
-des fleurs et de la rosée. La bonté a jailli de la
-beauté. Il y a de ces étranges effets de source qui
-tiennent à la communication des profondeurs entre
-elles.</p>
-
-<p>Lady Montagu, après avoir vu au <span lang="de" xml:lang="de">Trippenhaus</span>
-d'Amsterdam l'Amalthée de Jordaëns, s'écriait : <i>Je
-voudrais avoir là un pauvre pour lui vider ma bourse
-dans les mains!</i></p>
-
-<p>Être grand et inutile, cela ne se peut. L'art, dans
-les questions de progrès et de civilisation, voudrait
-garder la neutralité, qu'il ne pourrait. L'humanité
-ne peut être en travail sans être aidée par sa force
-principale, la pensée. L'art contient l'idée de liberté,
-<i>arts libéraux</i> ; les lettres contiennent l'idée d'humanité,
-<i lang="la" xml:lang="la">humaniores litteræ</i>. L'amélioration humaine
-et terrestre est une résultante de l'art, inconscient
-parfois, plus souvent conscient. Les m&oelig;urs s'adoucissent,
-les c&oelig;urs se rapprochent, les bras embrassent,
-les énergies s'entresecourent, la compassion germe,
-la sympathie éclate, la fraternité se révèle, parce
-qu'on lit, parce qu'on pense, parce qu'on admire.
-Le beau entre dans nos yeux rayon et sort larme.
-Aimer est au sommet de tout.</p>
-
-<p>L'art émeut. De là sa puissance civilisatrice. Les
-émus sont les bons, les émus sont les grands. Tout
-martyr a été ému ; c'est par l'émotion qu'il est devenu
-impassible. Les grandes fermetés viennent des pleurs.
-Le héros songe à la patrie, et ses yeux se mouillent.
-Caton commence par l'attendrissement.</p>
-
-<p>Insistons sur cette vérité ignorée et surprenante :
-l'art, à la seule condition d'être fidèle à sa loi, le
-beau, civilise les hommes par sa puissance propre,
-même sans intention, même contre son intention.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Certes, si jamais un esprit, au milieu des misères
-terrestres, en face des catastrophes et des
-attentats, en présence de toutes ces choses que nous
-nommons droit, honneur, vérité, dévouement, devoir,
-a représenté la volonté absolue d'indifférence, c'est
-Horace. Cette vaste rage de Juvénal contre le mal,
-cette écume du lion juste, cherchez-la dans Horace ;
-vous trouverez le sourire. Horace, c'est le neutre ;
-il veut l'être du moins. Un esprit qui se veut
-eunuque, quel froid terrible! S'il a une foi,
-elle est contraire au progrès. C'est l'indifférent implacable.
-La satiété, voilà le fond de sa sérénité.
-Horace fait sa digestion. Il a le contentement accablé
-du repu. Il a bien soupé chez Mécène, ne lui
-en demandez pas plus ; ou il vient de faire une partie
-de paume avec Virgile, chassieux comme lui. On
-s'est fort diverti. Quant aux temps présents ou
-passés, quant au <i lang="la" xml:lang="la">fas</i> et au <i lang="la" xml:lang="la">nefas</i>, quant au bien et
-au mal, quant au faux et au vrai, il n'en a cure. Sa
-philosophie se borne à l'acceptation bienveillante du
-fait, quel qu'il soit. L'iniquité qui donne de bons
-dîners, est son amie ; il est le commensal né du crime
-réussi. Prendre l'horreur publique au sérieux, fi donc!
-Cela nuancerait d'une teinte foncée son style qui veut
-rester transparent ; son hexamètre, si libre devant la
-prosodie, est esclave devant César ; cette danse s'achève
-à plat ventre. Ses épîtres ont cette surface de
-sagesse qu'a eue La Fontaine plus tard : «Le sage dit
-selon le temps : Vive le roi! vive la ligue!» Ses
-satires n'exercent sur les lois et les m&oelig;urs aucune
-surveillance ; l'affreux spectacle permanent des Esquilies
-obtient de lui en passant un vers insouciant. Ses
-odes mentionnent les dieux, font écho presque machinalement
-à l'ode sacerdotale grecque, et mettent
-en équilibre Jupiter et César ; et quant à l'amour, le
-<i lang="la" xml:lang="la">puer</i> auquel elles s'adressent volontiers est frère du
-Bathylle d'Anacréon et du Corydon de Virgile. Ajoutez,
-à chaque instant, l'obscénité toute crue. Voilà le
-poëte. Qu'est-ce que l'homme? un poltron qui a jeté
-son bouclier dans la bataille, un sophiste des appétits,
-n'ayant qu'un but, la jouissance, un douteur
-ne croyant qu'à la possession de l'heure, un enfant
-du peuple en domesticité chez le Tyran, un badin
-du lendemain de la république morte, un Romain qui
-a derrière lui Rome tuée par Octave et qui ne retourne
-même pas la tête pour regarder le cadavre
-sacré de sa mère. C'est là Horace&hellip;</p>
-
-<p>Eh bien, lisez-le. Ce sceptique vous consolidera,
-ce lâche vous enflammera, ce corrompu vous assainira ;
-et de la lecture de cet homme qui n'est pas
-bon, vous sortirez meilleur.</p>
-
-<p>Pourquoi? c'est qu'Horace, c'est beau.</p>
-
-<p>Et qu'à travers le mal, qui est à la surface, le
-beau, qui est au fond, agit.</p>
-
-<p><i lang="la" xml:lang="la">Forma</i>, la beauté. Le beau, c'est la forme. Preuve
-étrange et inattendue que la forme, c'est le fond.
-Confondre forme avec surface est absurde. La forme
-est essentielle et absolue ; elle vient des entrailles
-mêmes de l'idée. Elle est le Beau ; et tout ce qui est
-le beau manifeste le vrai.</p>
-
-<p>L'émotion de lire Horace est exquise. C'est une
-jouissance toute littéraire, et singulièrement profonde.
-On s'absorbe dans ce rare langage ; chaque détail a
-une saveur à part. Une forte quantité de bon sens
-est malheureusement conciliable avec l'abaissement
-moral ; tout ce bon sens-là est dans Horace. Entre
-les quatre murs du fait accompli, comme il raisonne
-juste! Mais c'est ici qu'on apprend à distinguer
-justesse de justice. Du reste, il n'est pas bon, nous
-venons de le dire, mais il n'est pas méchant. Être
-méchant, c'est un effort ; Horace ne fait pas d'effort.</p>
-
-<p>Son style se place entre le lecteur et lui, d'abord
-comme un voile, puis comme une clarté, puis comme
-une forme d'autre chose qui n'est plus Horace, qui
-est le Beau. Une certaine disparition d'Horace se
-fait. Le côté méprisable se dérobe sous le côté
-aimable. La turpitude atténuée devient bagatelle :
-<i lang="la" xml:lang="la">Nescio quid meditans nugarum</i>. Cette philosophie
-lâche dans ce style souple est douce à voir flotter
-comme la ceinture défaite de Vénus ; nul moyen de
-faire la grosse voix contre cet enchantement. Ce vers
-Phryné montre sa gorge, et il n'y a plus là de juges ;
-il y a des hommes vaincus. Cette victoire du style
-sur le lecteur est-elle malsaine? Loin de là. L'extase
-littéraire est essentiellement honnête. Il est impossible
-de la mal prendre et de s'en mal trouver. Une
-certaine chasteté se dégage de toute poésie vraie. Peu
-à peu le bon sens d'Horace perd la mauvaise odeur
-de son origine, ce style pur le filtre, et l'on ne sent
-plus que l'ascendant de cette raison. Horace est limpide
-et net. Le lecteur est tout à la joie de voir si
-clair dans un esprit, à travers une épaisseur de deux
-mille ans. Horace est un composé de raison qui peut
-être divine et de sensualité qui peut être bestiale ;
-ce composé, espèce d'être mixte fort humain d'ailleurs,
-discute dans l'épitre, rit dans la satire, chante
-dans l'ode, se condense dans le vers, y produit on ne
-sait quelle lumière, et s'y transfigure en sagesse.</p>
-
-<p>C'est de la sagesse d'oiseau. Boire, manger,
-dormir, gazouiller à l'aube, faire le nid et l'amour.
-Cette sagesse, qui, avant d'être celle d'Horace, était
-celle de Salomon, devient bonne dans cette poésie,
-tant cette poésie est saine. Dans cette poésie il y a
-du parfum, il y a du baiser, il y a du rayon.</p>
-
-<p>Toutes les révoltes contre la pédanterie sont là :
-prosodie disloquée, césure dédaignée, mots coupés
-en deux ; mais, dans cette licence, que de science!
-Tel hémistiche est une joie, et l'on se récrie. Le
-contact de ce vers fin et fort est tout éducation
-pour la pensée ; c'est une volupté de manier ces
-hexamètres avec les doigts de lumière de l'esprit ;
-on devient délicat à toucher ce divin style ; et le
-plus barbare en sort civilisé. Louis XVIII, philosophe
-relatif, disait : C'est Horace qui m'a rendu libéral.</p>
-
-<p>On médite ces ressources infinies de légèreté
-et de force. Le vers, familier, se tourne, se dresse,
-saute, va, vient, se fouille du bec, et n'a qu'un souci :
-être beau. Quoi de plus charmant qu'un moineau-franc
-tout à l'arrangement de ses plumes! Horace
-arrive à cette toute-puissance qu'a la gentillesse des
-enfants ; il s'impose indolemment et insolemment ;
-il a la pleine liberté de la grâce ; le despotisme de
-l'élégance est en lui.</p>
-
-<p>C'est le railleur, qui, à volonté, est le lyrique ;
-et quand il lui plaît d'être lyrique, il devient, cette
-aventure-là lui arrive, presque grand. Telle de ses
-odes est un triomphe. Les odes d'Horace font vaguement
-songer à des vases d'albâtre. Telle strophe
-semble portée par deux bras blancs au-dessus d'une
-tête lumineuse. C'est ainsi que de certains versets de
-la Bible semblent revenir de la fontaine.</p>
-
-<p>Tel est Horace. D'autres ont des dons plus
-augustes, le flamboiement terrible, la foudre aux
-serres, la vertu fière et planante, l'offensive aux méchants,
-les colères du sublime, tous les glaives qu'on
-peut tirer de ce fourreau, l'indignation, les grands
-espaces, les grands essors, une réverbération de
-Cocyte ou d'Apocalypse ; Horace, lui, règne par le
-charme serein. Il a ce qu'on pourrait nommer la
-blancheur du style.</p>
-
-<p>Chose merveilleuse, et ce sont là les étonnements
-croissants de l'art contemplé, oui, l'on peut affirmer
-que les idées dans Horace, ce qu'on nomme le fond,
-ce n'est que la surface, et que le vrai fond c'est la
-forme, cette forme éternelle qui, dans le mystère
-insondable du Beau, se rattache à l'absolu.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Voulez-vous un autre exemple? Prenez Virgile.</p>
-
-<p>Qu'y a-t-il de plus misérable comme idée que
-ceci : Octave-Auguste admis parmi les astres, et les
-étoiles se rangeant pour lui faire place. Jamais la
-flatterie fut-elle plus abjecte? C'est l'idée, c'est le
-fond, n'est-ce pas? Et c'est plat et honteux. Voici la
-forme :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Tuque adeo, quem mox quæ sint habitura deorum</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Concilia, incertum est ; urbesne invisere, Cæsar,</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Terrarumque velis curam et te maximus orbis</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Auctorem frugum tempestatumque potentem</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Accipiat, cingens materna tempora myrto ;</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">An deus immensi venias maris, ac tua nautæ</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule,</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Teque sibi generum Tethys emat omnibus undis ;</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Anne novum tardis sidus te mensibus addas,</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Qua locus Erigonen inter Chelasque sequentes</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Panditur : ipse tibi jam brachia contrahit ardens</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Scorpius, et c&oelig;li justa plus parte relinquit :</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Quidquid eris, (nam te nec sperent Tartara regem,</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido,</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Quamvis Elysios miretur Græcia campos,</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Nec repetita sequi curet Proserpina matrem),</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Da facilem cursum, atque audacibus annue c&oelig;ptis,</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ignarosque viæ mecum miseratus agrestes,</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ingredere, et votis jam nunc assuesce vocari.</div>
-</div>
-
-<p>Je lis ces vers, je subis cette forme, et quel est
-son premier effet? J'oublie Auguste, j'oublie même
-Virgile ; le lâche tyran et le chanteur lâche s'effacent ;
-comme Horace tout à l'heure, le poëte
-s'éclipse dans sa poésie ; j'entre en vision ; le prodigieux
-ciel s'ouvre au-dessus de moi, j'y plonge, j'y
-plane, je m'y précipite, je vois la région incorruptible
-et inaccessible, l'immanence splendide, les
-mystérieux astres, cette voie lactée, ce zodiaque amenant
-chaque mois au zénith un archipel de soleils,
-ce scorpion qui contracte ses bras énormes, la profondeur,
-l'azur ; et, par l'idée, par ce que vous nommez
-le fond, j'étais dans le petit, et par le style,
-par ce que vous nommez la forme, me voilà dans
-l'immense.</p>
-
-<p>Que dites-vous de vos distinctions, forme et fond?</p>
-
-<p>Il y a deux hommes dans cet homme, un courtisan
-et un poëte ; le poëte esclave du courtisan,
-hélas! comme l'âme de la bête dans la machine
-humaine. Le courtisan a eu une idée vile, il l'a confiée
-au poëte, l'aigle avec un ver de terre dans le bec
-n'en vole pas moins au soleil, et de l'idée basse le
-poëte a fait une page sublime.</p>
-
-<p>O sainteté involontaire de l'art! splendeur propre
-à l'esprit de l'homme! Beauté du beau!</p>
-
-<p>Tous les développements qu'on donne à une
-vérité convergent, et c'est pourquoi nous sommes
-ramenés ici à une observation déjà faite à propos
-d'Horace : il y a dans cette page superbe une surface
-et un fond ; la surface, c'est ce que vous appelez
-l'idée première, c'est la louange courtisane à
-Auguste ; le fond, c'est la forme. Par la vertu du
-grand style, la surface, la flatterie au maître,
-immonde écorce du sublime, se brise et s'ouvre, et
-par la déchirure, le fond étoilé de l'art, l'éternel
-beau, apparaît.</p>
-
-<p>Idéal et Beauté sont identiques ; idéal correspond
-à idée et beauté à forme ; donc idée et fond sont
-congénères.</p>
-
-<p>Nous voici arrivés, la logique le voulant, à une
-vérité presque dangereuse : l'art civilise par sa puissance
-propre. L'&oelig;uvre, participant de l'influence
-générale du beau, a une action indépendante, au
-besoin, de la volonté de l'ouvrier et, même à travers
-le vice de l'artiste, la vertu de l'art rayonne. La
-Fontaine, immoral, civilise ; Horace, impur, civilise ;
-Aristophane, inique et cynique, civilise.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>En réalité, si l'on veut s'élever, pour regarder
-l'art, à cette hauteur qui résume tout et où les distinctions
-comme les collines s'effacent, en réalité, il
-n'y a ni fond ni forme. Il y a, et c'est là tout, le puissant
-jaillissement de la pensée apportant l'expression
-avec elle, le jet du bloc complet, bronze par la fournaise,
-statue par le moule, l'éruption immédiate et
-souveraine de l'idée armée du style. L'expression
-sort comme l'idée, d'autorité ; non moins essentielle
-que l'idée, elle fait avec elle sa rencontre mystérieuse
-dans les profondeurs, l'idée s'incarne, l'expression
-s'idéalise, et elles arrivent toutes les deux si pénétrées
-l'une de l'autre que leur accouplement est
-devenu adhérence. L'idée, c'est le style ; le style,
-c'est l'idée. Essayez d'arracher le mot, c'est la pensée
-que vous emportez. L'expression sur la pensée est
-ce qu'il faut qu'elle soit, vêtement de lumière à ce
-corps d'esprit. Le génie, dans cette gésine sacrée qui
-est l'inspiration, pense le mot en même temps que
-l'idée. De là ces profonds sens inhérents au mot ; de
-là ce qu'on appelle le mot de génie.</p>
-
-<p>C'est une erreur de croire qu'une idée peut être
-rendue de plusieurs façons différentes. Tout en maintenant,
-bien entendu, au poëte souverain, le droit
-magnifique de développement, cette haute faculté, qui
-tient à l'habitation des sommets, de mettre en lumière
-autour de la pensée centrale toutes les idées circonvoisines,
-tout en maintenant cette faculté et ce droit,
-qui sont l'essence même de la poésie, nous affirmons
-ceci : une idée n'a qu'une expression. C'est cette
-expression-là que le génie trouve. Comment la trouve-t-il?
-d'en haut. Par le souffle. Parfois sans savoir
-comment, mais toujours avec certitude. Instinct
-d'aigle.</p>
-
-<p>Pour lui, créateur, l'idée avec l'expression, le fond
-avec la forme, c'est l'unité. L'idée sans le mot serait
-une abstraction ; le mot sans l'idée serait un bruit ;
-leur jonction est leur vie. Le poëte ne peut les concevoir
-distincts. L'Alphée idée et l'Aréthuse expression ;
-l'Arve jaune et le Rhône bleu coulant côte à
-côte des lieues entières sans se confondre ; non, certes,
-rien de pareil. Il n'y a point, dans le miracle de
-l'idée faite style, deux phénomènes, quelque chose
-comme un embrassement de jumeaux, si étroit qu'il
-soit. Non. C'est la fusion où la fonte n'a pas laissé
-de veine, c'est le mélange à sa plus haute puissance,
-c'est l'amalgame à ne plus reconnaître l'un de l'autre,
-c'est l'intimité élevée à l'identité.</p>
-
-<p>Ceux qui tentent de défaire brin à brin cette torsion
-divine, les vivisecteurs de la critique, n'ont même
-pas la satisfaction que donne la table de dissection à
-l'anatomiste ; voir des entrailles ici, de la cervelle là,
-des éclaboussures de sang, une tête dans un panier ;
-d'un côté le fond, de l'autre la forme. Point. Ils
-arrivent tout de suite, s'ils sont de bonne foi et s'ils
-ont le grand sens critique, à l'indivisible, à l'indissoluble,
-au congénial, à l'absolu. Ils disent : fond et
-forme sont le même fait de vie.</p>
-
-<p>Le beau est un.</p>
-
-<p>Le beau est âme.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch3">Tas de pierres<br />
-II</h3>
-
-
-<p>La douleur est diverse comme l'homme. On
-souffre comme on peut.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>On croit des autres ce qu'on ferait soi-même.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le bonheur n'avertit de rien.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le b&oelig;uf souffre, le char se plaint.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'orgueil est lion, l'égoïsme est tigre, la vanité
-est chatte.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La vraie force est celle qui a pour devise : Rien
-de force.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Qui n'est pas capable d'être pauvre n'est pas
-capable d'être libre.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le mal. Défiez-vous de ceux qui s'en réjouissent
-encore plus peut-être que de ceux qui le font.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>On dit de moi que je suis un homme bizarre et
-que j'ai le goût du singulier. C'est vrai, toutes les
-fois que je songe à ces mots : liberté, grandeur,
-dignité, honneur, je préfère le singulier au pluriel.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Dans certains cas, il y a de la grandeur à se
-laisser tromper et de la honte à se défier. Jaloux,
-notez ceci : celui qui trompe a en remords tout ce
-que celui qui est trompé a en confiance.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Je ne sais s'il ne faut pas aimer encore mieux
-les énormités que les petitesses.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Beaucoup d'amis sont comme le cadran solaire :
-ils ne marquent que les heures où le soleil vous
-luit.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'éléphant n'est guère plus puissant contre la
-fourmi que la fourmi contre l'éléphant.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>&mdash; Tu vois ce mur-là?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mon général.</p>
-
-<p>&mdash; De quelle couleur est-il?</p>
-
-<p>&mdash; Blanc, mon général.</p>
-
-<p>&mdash; Je te dis qu'il est noir. De quelle couleur est-il?</p>
-
-<p>&mdash; Noir, mon général.</p>
-
-<p>&mdash; Tu es un bon soldat.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Delatouche disait à Charles Nodier : &mdash; En 1830,
-je crois avoir tué un Suisse. &mdash; Bien, lui dit Nodier,
-mais croyez-vous que le Suisse croie avoir été tué?</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Eh mon Dieu! la beauté est diverse. Selon la
-nature et selon l'art. Si c'est une femme, que la
-chair soit du marbre, si c'est une statue, que le
-marbre soit de la chair.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Les méchants envient et haïssent ; c'est leur manière
-d'admirer.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'envie a l'éblouissement douloureux.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il y a des gens qui font des crimes pour faire
-des affaires. Ils ont l'art étrange et hideux d'extraire
-d'un tas de combinaisons atroces la fortune, la
-bonne vie bourgeoise, tout le plat bien-être d'un
-Prudhomme enrichi. Chose odieuse et bizarre!
-prendre des charbons dans l'enfer pour se faire
-cuire une soupe aux choux!</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le savant sait qu'il ignore.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>En poussant l'aiguille du cadran vous ne ferez
-pas avancer l'heure.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Se laisser calomnier est une des forces de l'honnête
-homme.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'homme de valeur qui reste modeste, c'est l'or
-argenté.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'oisiveté est le plus lourd des accablements.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Plein d'ennui, c'est-à-dire vide.</p>
-
-<p>On dit quelquefois : Il s'est tué, ennuyé qu'il
-était de vivre. Il faudrait dire plutôt : Il s'est tué,
-ennuyé qu'il était de ne pas vivre.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Ne rien faire est le bonheur des enfants et le
-malheur des vieillards.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'honnête homme cherche à se rendre utile,
-l'intrigant à se rendre nécessaire.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Avant de s'agrandir au dehors, il faut s'affermir
-au dedans.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Pour être parfaitement heureux il ne suffit pas
-d'avoir le bonheur, il faut encore le mériter.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Croire, croître.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>On peut avoir des raisons de se plaindre et n'avoir
-pas raison de se plaindre.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La sottise dit, la vérité fait.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'esprit d'une bête, c'est de ne pas être un sot.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La vertu a un voile, le vice a un masque.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Ne vous donnez pas pour but d'être quelque
-chose, mais d'être quelqu'un.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>On voit les qualités de loin et les défauts de près.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Après avoir entendu les paroles, ne creusez pas
-trop les consciences. Vous trouveriez souvent au
-fond de la sévérité l'envie, au fond de l'indulgence
-la corruption.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il y a du prévu dans la vertu, non dans l'héroïsme.
-La vertu a une espèce de prosodie ; l'héroïsme est
-tout de création immédiate et spontanée.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch4">Le Goût</h3>
-
-
-<p>Nous n'avons, certes, nulle intention de nier ni
-de chagriner le goût relatif, qui joue un rôle utile
-dans les rhétoriques et les prosodies ; mais, sans
-vouloir ôter son pain à M. Quicherat, on peut songer
-à Eschyle et à Isaïe. Qu'il nous soit donc permis de
-le dire, il y a un goût supérieur et absolu qui ne se
-rédige pas en formules, et qui est tout à la fois la
-loi latente et la loi patente de l'art. Ce goût-là, le
-vrai, l'unique, est peu connu de ceux qui font profession
-de l'enseigner.</p>
-
-<p>Ce goût-là, c'est le grand arcane. C'est ce goût
-supérieur qui, à l'inexprimable stupeur de Vitruve,
-augmente et diminue, selon on ne sait quelle progression
-mystérieuse, dans la colonnade du Parthénon,
-le diamètre des colonnes et l'espacement des
-entre-colonnements ; grosse faute partout ailleurs,
-beauté là. C'est ce goût supérieur qui, peu soucieux
-d'être «sobre», consacre, à chaque instant, dans
-l'<i>Iliade</i>, six, huit, dix vers à la description minutieuse
-d'une blessure. C'est lui qui, effronté, fait mettre
-Messaline toute nue par Juvénal. C'est lui qui, sentant
-que la nef va s'écrouler, faisant de nécessité
-vertu et tirant une beauté d'une infirmité, ajoute
-aux cathédrales ces sublimes arcs-boutants, si stupidement
-critiqués, lesquels semblent les arches
-obliques d'un pont de la terre au ciel. C'est lui qui
-conseille à Rubens d'ajouter, contrairement à toute
-vraisemblance, convenons-en, au débarquement de
-Marie de Médicis à Marseille, ces tritons soufflant
-dans des buccins et ces naïades ruisselantes qui
-mouillent le tableau. C'est lui qui, dans la <i>Pêche
-miraculeuse</i> du Vatican, où Jésus n'est qu'au second
-plan, met sur le premier plan des oies montrant
-leur croupion signées Raphaël. C'est lui qui, au
-milieu du <i>Printemps</i> de Jordaëns, où se dresse
-debout une Ève qui est aussi une Hébé, asseoit le
-satyre à terre, dirige étrangement ce regard sauvage,
-et révèle par l'éclair de l'&oelig;il d'un faune le mystère
-ineffable qui est dans la chair. C'est lui qui, dans le
-plafond magnifique de Jules Romain, <i>la Descente
-des chevaux du Soleil</i>, fait voir Apollon par-dessous,
-montrant l'humanité de la divinité. C'est lui qui,
-ayant à mettre Noé en bas-relief, sculpte audacieusement
-le détail biblique en plein portail de Bourges.
-C'est lui qui contourne de certains torses de Michel-Ange
-selon une ligne impossible, arrivant à la sublimité
-par le tourment. C'est lui qui fait faire à Priape
-aux Esquilies ce que raconte Horace et qui, dans le
-désert, fait manger à Ezéchiel ce que raconte l'Écriture.</p>
-
-<p>Le calembour quand il est d'Eschyle, la grimace
-quand elle est de Goya, la bosse quand Ésope la
-porte, le pou quand Murillo l'écrase, la puce quand
-elle pique Voltaire, la mâchoire d'âne quand Samson
-l'empoigne, l'hystérie quand le Cantique des Cantiques
-l'empourpre et l'étale, Goton au lavoir quand
-il plaît à Rembrandt de la nommer Suzanne au bain,
-l'&oelig;il crevé quand c'est celui d'&OElig;dipe, l'&oelig;il arraché
-quand c'est celui de Glocester, la femme qui aboie
-quand c'est Hécube, le ronflement quand il vient des
-Euménides, le soufflet quand le Cid le venge, le crachat
-quand Jésus le reçoit, les grossièretés quand
-Homère les dit, les sauvageries quand Shakespeare les
-fait, l'argot quand Villon le parle, la guenille quand
-Irus la traîne, les coups de bâton quand Scapin les
-donne, la charogne quand le vautour et Salvator
-Rosa la rongent, le ventre quand Agrippine le
-découvre, le lupanar quand Régnier nous y mène,
-l'entremetteuse quand Plaute l'emploie, la seringue
-quand elle poursuit Pourceaugnac, les latrines quand
-Tacite y noie Néron et quand Rabelais en barbouille
-la théocratie, font partie de ce goût suprême. La
-carogne de Molière, la catin de Beaumarchais et la
-putain de Shakespeare en sont.</p>
-
-<p>De certaines familiarités, des tutoiements altiers,
-des insolences, si vous voulez, qui ne peuvent venir
-que de la grandeur, ne se rencontrent que dans les
-&oelig;uvres souveraines, et en sont le signe. Une fiente
-d'aigle révèle un sommet.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Les rhétoriques ignorent assez habituellement la
-valeur des mots qu'elles prononcent. <i>Sel attique.
-Goût classique.</i> Cherchez le sel attique dans Aristophane ;
-cherchez le goût classique dans Homère.
-Homère ne se fait pas attendre ; dès le premier chant
-de l'<i>Iliade</i>, les gros mots pleuvent. <i>&OElig;il de chien!
-C&oelig;ur de cerf!</i> C'est Achille qui parle à Agamemnon.
-Quant à Aristophane, ouvrez seulement <i>Lysistrata</i>.
-Est-ce donc que le goût manque à Aristophane?
-Est-ce donc que le goût manque à Homère?
-Le goût y est partout au contraire, mais le grand
-goût, le goût incorruptible, manifestation du beau.
-Il est dans ce qui choque, il est dans ce qui irrite,
-invulnérable même dans la mêlée des mots orduriers
-et obscènes, comme un dieu qu'il est. Lisez Plaute.
-Lisez Horace. Être le beau, là est toute la question.
-Selon que la beauté, cette lumière, est absente ou
-présente, les mêmes mots font Vadé ignoble et Aristophane
-splendide.</p>
-
-<p>Cependant, constatons-le, ou si l'on veut, avouons-le,
-devant ce grand goût, aisément admis du lecteur, le
-spectateur et l'auditeur se hérissent volontiers. Être
-«académique», être «parlementaire», cela plaît
-aux hommes réunis et enfermés. Démosthène et
-Aristophane étaient souvent hués ; on leur faisait la
-«guerre aux mots». De leur vivant, Shakespeare,
-Molière et Beaumarchais étaient sifflés pour leurs
-reliefs et leurs saillies. <i>Mauvais goût!</i> disait-on. Ceci
-est une loi de tous les auditoires, sénats ou théâtres.
-Une chose semble refusée aux hommes assemblés,
-c'est l'imagination, immense don solitaire.</p>
-
-<p>Certains critiques &mdash; sont-ce des critiques? &mdash; prennent
-des sens qui leur manquent pour des perfections
-que n'a pas autrui. Quand Stendhal (le même
-qui préférait les mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr
-à Homère et qui tous les matins lisait une
-page du Code pour s'enseigner les secrets du style),
-quand Stendhal raille Chateaubriand pour cette belle
-expression, d'un vague si précis : «la cime indéterminée
-des forêts», l'honnête Stendhal n'a pas
-conscience que le sentiment de la nature lui fait
-défaut, et ressemble à un sourd qui, voyant chanter
-la Malibran, s'écrierait : &mdash; Qu'est-ce que cette grimace?</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Ce goût supérieur, que nous venons, non de
-définir, mais de caractériser, c'est la règle du génie,
-inaccessible à tout ce qui n'est pas lui, hauteur qui
-embrasse tout et reste vierge, Yungfrau.</p>
-
-<p>Il y a le goût d'en bas et le goût d'en haut. Le
-goût selon l'abbé de Bernis et le goût selon Pindare.
-L'admirable, c'est que, de rhétorique en rhétorique,
-on est venu à qualifier le goût selon Bernis <i>bon goût</i>
-et le goût selon Pindare <i>mauvais goût</i>.</p>
-
-<p>Ce grand goût, le goût d'en haut, n'est autre
-chose que l'acception de chaque phénomène matériel
-ou moral pris en soi avec ce droit d'ajouter qui fait
-partie de la souveraineté intellectuelle ; c'est on ne
-sait quel mélange de démesuré et de proportionné
-qui reste exact même dans les plus prodigieux grossissements ;
-c'est la volonté sévère du vrai qui conserve
-à l'infusoire toute sa petitesse et au condor
-toute son envergure ; c'est l'absolu qui exige de
-chaque chose qu'elle ait sa réalité avant de l'introduire
-dans l'idéal, toute fécondation étant à ce prix.</p>
-
-<p>Tout ce que nous venons d'énumérer (et bien
-d'autres détails que nous pourrions rappeler) vous
-déplaît dans les grandes &oelig;uvres de l'esprit humain.
-Eh bien, ce qui vous choque, essayez de le retrancher,
-et vous verrez. Le trou se fera. Où vous croirez
-avoir ôté le défaut, apparaîtra la lacune, c'est-à-dire
-le défaut vrai. Vous aurez changé l'Achille d'Homère
-pour l'Achille de Racine. Mystère donc que ce goût
-réfractaire aux règles et aux méthodes, et respectez-le.
-Il n'a point de définition possible. Il a tous
-les droits, ayant toutes les puissances.</p>
-
-<p>C'est lui qui, après avoir fait les dieux, sentant
-qu'il faut une satisfaction de plus à l'infini, fait les
-monstres. C'est ce souverain goût, omnipotent comme
-le génie même dont il est le sens, qui partage l'orient
-en deux, donnant à la moitié caucasienne pour
-point de départ l'Idéal et à la moitié thibétaine pour
-point de départ le Chimérique. De là deux poésies
-immenses. Ici Apollon, là le Dragon. Le groupe du
-Pythien, ce symbole de la création même, jette dans
-l'esprit humain deux ombres, chacune à l'image de
-l'une de ces deux figures, et, de cette ombre double
-qui se bifurque, naissent dans l'art deux mondes.
-Ces deux mondes appartiennent au goût suprême, et
-marquent ses deux pôles. A l'une des extrémités de
-ce goût il y a la Grèce, à l'autre la Chine.</p>
-
-<p>Ayons présente à l'esprit cette vaste variété une
-de l'art, rendons-nous compte des tempéraments
-mêlés aux génies, des climats mêlés aux tempéraments,
-et des siècles mêlés aux climats, et en présence
-des grandes &oelig;uvres, réfléchissons, et ne
-voyons pas étourdiment un défaut là où il y a
-souvent une marque inattendue de puissance. Je
-conviens que de certaines beautés font ombre et
-étonnent ; mais est-ce que le nuage n'est pas beau
-quelquefois? Quand il étudie un génie, le penseur,
-à l'arrivée d'un détail flottant, étrange et épars,
-ne s'effare pas plus que d'un passage de fumée sur
-le ciel.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Quand donc comprendra-t-on que les poëtes sont
-des entités, que leurs facultés, combinées selon un
-logarithme spécial pour chaque esprit, sont des
-concordances, qu'au fond de tous ces êtres on sent
-le même être, l'Inconnu, qu'il y a dans ces hommes
-de l'élément, que ce qu'ils font ils ont à le faire,
-<i>bien rugi, lion!</i> qu'ils sont nécessaires et climatériques,
-qu'il vente, pleut et tonne dans leur &oelig;uvre
-comme dans la nature, et qu'à de certains moments
-la terre tremble dans leur génie?</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Certaines &oelig;uvres sont ce qu'on pourrait appeler
-les excès du beau. Elles font plus qu'éclairer, elles
-foudroient. Étant données les paresses et les lâchetés
-de l'esprit humain, cette foudre est bonne.</p>
-
-<p>En ce sens, la littérature antique proteste contre
-la «littérature classique» et, pour pratiquer le grand
-art libre, les anciens sont d'accord avec les nouveaux.</p>
-
-<p>Un jour, Béranger, ce français coupé de gaulois,
-ne sachant ni le latin ni le grec, le plus littéraire
-des illettrés, vit un Homère sur la table de Jouffroy.
-C'était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement
-compliqué de résistance. Béranger, rencontrant
-Homère, fut curieux. Un chansonnier, qui voit
-passer un colosse, n'est pas fâché de lui taper sur
-l'épaule. &mdash; Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger
-à Jouffroy. Jouffroy contait qu'alors il ouvrit
-l'<i>Iliade</i> au hasard, et se mit à lire à voix haute, traduisant
-littéralement du grec en français. Béranger
-écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et
-s'écria : &mdash; Mais il n'y a pas ça! &mdash; Si fait, répondit
-Jouffroy. Je traduis à la lettre. Jouffroy était précisément
-tombé sur ces insultes d'Achille à Agamemnon
-que nous citions tout à l'heure. Quand le
-passage fut fini, Béranger, avec son sourire à deux
-tranchants dont la moquerie restait indécise, dit :
-«Homère est romantique!»</p>
-
-<p>Béranger croyait faire une niche ; une niche à
-tout le monde, et particulièrement à Homère. Il
-disait une vérité. <i>Romantique</i>, traduisez <i>primitif</i>.</p>
-
-<p>Ce que Béranger disait d'Homère, on peut le dire
-d'Ezéchiel, on peut le dire de Plaute, on peut le dire
-de Tertullien, on peut le dire du <i lang="es" xml:lang="es">Romancero</i>, on
-peut le dire des <i lang="de" xml:lang="de">Niebelungen</i>.</p>
-
-<p>Ajoutons ceci : un génie primitif, ce n'est pas nécessairement
-un esprit de ce que nous appelons à
-tort les <i>temps primitifs</i>. C'est un esprit qui, en
-quelque siècle que ce soit et à quelque civilisation
-qu'il appartienne, jaillit directement de la nature
-et de l'humanité. Quiconque boit à la grande
-source, est primitif ; quiconque vous y fait boire est
-primitif. Quiconque a l'âme et la donne est primitif.
-Beaumarchais est primitif autant qu'Aristophane.
-Diderot est primitif autant qu'Hésiode.
-Figaro et le Neveu de Rameau sortent tout de suite
-et sans transition du vaste fond humain. Il n'y a là
-aucun reflet ; ce sont des créations immédiates ; c'est
-de la vie prise dans la vie.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Cet aspect de la nature qu'on nomme société
-inspire tout aussi bien les créations primitives
-que cet autre aspect de la nature appelé barbarie.
-Don Quichotte est aussi primitif qu'Ajax. L'un
-défie les dieux, l'autre les moulins ; tous deux sont
-hommes. Nature, humanité, voilà les eaux vives.
-L'époque n'y fait rien. On peut être un esprit primitif
-à une époque secondaire comme le seizième siècle,
-témoin Rabelais, et à une époque tertiaire comme le
-dix-septième, témoin Molière.</p>
-
-<p><i>Primitif</i> a la même portée qu'<i>original</i>, avec une
-nuance de plus. Le poëte primitif, en communication
-intime avec l'homme et la nature, ne relève de
-personne. A quoi bon copier des livres, à quoi bon
-copier des poëtes, à quoi bon copier des choses
-faites, quand on est riche de l'énorme richesse du
-possible, quand tout l'imaginable vous est livré,
-quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos
-des types, et qu'on se sent dans la poitrine la voix
-qui peut crier <i lang="la" xml:lang="la">Fiat lux!</i></p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Le poëte primitif a des devanciers, mais pas de
-guides. Ne vous laissez pas prendre aux illusions
-d'optique, Virgile n'est point le guide de Dante ;
-c'est Dante qui entraîne Virgile ; et où le mène-t-il?
-chez Satan. C'est à peine si Virgile tout seul est capable
-d'aller chez Pluton.</p>
-
-<p>Le poëte original est distinct du poëte primitif, en
-ce qu'il peut avoir, lui, des guides et des modèles.
-Le poëte original imite quelquefois ; le poëte primitif
-jamais. La Fontaine est original, Cervantes est
-primitif. A l'originalité, de certaines qualités de
-style suffisent ; c'est l'idée mère qui fait l'écrivain
-primitif. Hamilton est original, Apulée est primitif.
-Tous les esprits primitifs sont originaux ; les esprits
-originaux ne sont pas tous primitifs. Selon l'occasion,
-le même poëte peut être tantôt original, tantôt
-primitif. Molière, primitif dans le <i>Misanthrope</i>, n'est
-qu'original dans <i>Amphitryon</i>.</p>
-
-<p>L'originalité a d'ailleurs, elle aussi, tous les
-droits ; même le droit à une certaine petitesse, même
-le droit à une certaine fausseté. Marivaux existe.
-Il ne s'agit que de s'entendre, et nous n'excluons,
-certes, aucun possible. La draperie est un goût, le
-chiffon en est un autre.</p>
-
-<p>Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de
-l'art? Non, dans les vaudevilles de Scribe. Oui, dans
-les figurines de Clodion. Où la langue manque, Boileau
-a raison, tout manque. Or la langue de l'art,
-que Scribe ignore, Clodion la sait. Le bonnet de
-Mimi Rosette peut avoir du style. Quand Coustou
-chiffonne une faille sur la tête d'un sphinx qui est
-une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la
-chimère et vaut la tunique aux mille plis de la Cythérée
-Anadyomène. En vérité, il n'y a point de
-règles. Rien étant donné, pétrissez-y l'art, et voici
-une ode d'Horace ou d'Anacréon.</p>
-
-<p>Une manière d'écrire qu'on a tout seul, un certain
-pli magistralement imprimé à tout le style, une
-façon à soi de toucher et de manier une idée, il n'en
-faut pas plus pour faire des artistes souverains ;
-témoin Horace.</p>
-
-<p>Cependant, insistons-y, le poëte qui voit dans
-l'art plus que l'art, le poëte qui dans la poésie voit
-l'homme, le poëte qui civilise à bon escient, le
-poëte, maître parce qu'il est serviteur, c'est celui-là
-que nous saluons. En toute chose, nous préférons
-celui qui peut s'écrier : j'ai voulu!</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance
-virtuelle et intrinsèque de la beauté,
-même indifférente.</p>
-
-<p>Si d'aussi chétifs détails valaient la peine d'être
-notés, ce serait peut-être ici le lieu de rappeler,
-chemin faisant, les aberrations et les puérilités malsaines
-d'une école de critique contemporaine, morte
-aujourd'hui, et dont il ne reste plus un seul représentant,
-le propre du faux étant de ne se point
-recruter. Ce fut la mode dans cette école, qui a fleuri
-un moment, d'attaquer ce que, dans un argot bizarre,
-elle nommait «la forme». La forme, <i lang="la" xml:lang="la">forma</i>, la
-beauté. Quel étrange mot d'ordre! Plus tard, ce fut
-l'attaque à la grandeur. «Faire grand» devint un
-défaut! Quand le beau est un tort, c'est le signe des
-époques bourgeoises ; quand le grand est un crime,
-c'est le signe des règnes petits.</p>
-
-<p>La logomachie était curieuse. Cette école avait
-rendu ce décret : «Le style exclut la pensée. L'image
-tue l'idée. Le beau est stérile. L'organe de la conception,
-de la fécondation lui manque. Vénus ne peut
-faire d'enfants.»</p>
-
-<p>Or, c'est le contraire qui est vrai. La beauté,
-étant l'harmonie, est par cela même la fécondité.
-La forme et le fond sont aussi indivisibles que la
-chair et le sang. Le sang, c'est de la chair coulante ;
-la forme, c'est le fond fluide, entrant dans tous les
-mots et les empourprant. Pas de fond, pas de
-forme. La forme est la résultante. S'il n'y a point de
-fond, de quoi la forme est-elle la forme?</p>
-
-<p>Nous objectera-t-on que nous avons dit tout à
-l'heure : <i>Rien</i> étant donné, etc&hellip; ; mais <i>Rien</i> n'avait
-là qu'un sens relatif, et une bagatelle d'Horace, c'est
-quelquefois le fond même de la vie humaine.</p>
-
-<p>Le beau est l'épanouissement du vrai (<i>la splendeur</i>,
-a dit Platon). Fouillez les étymologies, arrivez
-à la racine des vocables, <i>image</i> et <i>idée</i> sont le même
-mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce
-que vous nommez fond identité absolue, l'une étant
-l'extérieur de l'autre, la forme étant le fond, rendu
-visible.</p>
-
-<p>Si cette école du passé avait raison, si l'image
-excluait l'idée, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare,
-qui ne parlent que par images, seraient vides. La
-Bible qui, comme Bossuet le constate, est toute en
-figures, serait creuse. Ces chefs-d'&oelig;uvre de l'esprit
-humain seraient «de la forme». De pensée point.
-Voilà où mène un faux point de départ.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>De loi en loi, de déduction en déduction, nous
-arrivons à ceci : Carte blanche, coudées franches,
-câbles coupés, portes toutes grandes ouvertes, allez.
-Qu'est-ce que l'Océan? C'est une permission.</p>
-
-<p>Permission redoutable, sans nul doute. Permission
-de se noyer, mais permission de découvrir un
-monde.</p>
-
-<p>Aucun rumb de vent, aucune puissance, aucune
-souveraineté, aucune latitude, aucune aventure,
-aucune réussite, ne sont refusés au génie. La mer
-donne permission à la nage, à la rame, à la voile,
-à la vapeur, à l'aube, à l'hélice. L'atmosphère donne
-permission aux ailes et aux aéroscaphes, aux condors
-et aux hippogriffes. Le génie, c'est l'omni-faculté.</p>
-
-<p>En poésie, il procède par une continuité prodigieuse
-d'Iliades, sans qu'on puisse imaginer où
-s'arrêtera cette série d'Homères dont Rabelais et
-Shakespeare font partie. En architecture, tantôt il
-lui plaît de sublimer la cabane, et il fait le temple ;
-tantôt il lui plaît d'humaniser la montagne, et, s'il
-la veut simple, il fait la pyramide, et, s'il la veut
-touffue, il fait la cathédrale ; aussi riche avec la
-ligne droite qu'avec les mille angles brisés de la
-forêt, également maître de la symétrie à laquelle il
-ajoute l'immensité, et du chaos auquel il impose
-l'équilibre.</p>
-
-<p>Quant au mystère, il en dispose. A un certain
-moment sacré de l'année, prolongez vers le zénith
-la ligne de Chéops, et vous arriverez, stupéfait, à
-l'étoile du dragon ; regardez les flèches de Chartres,
-d'Anvers, de Strasbourg, les portails d'Amiens et de
-Reims, la nef de Cologne, et vous sentirez l'abîme.
-Les initiés seuls, et les forts, savent quelle algèbre il
-y a sous la musique ; le génie sait tout, et ce qu'il ne
-sait pas, il le devine, et ce qu'il ne devine pas, il
-l'invente, et ce qu'il n'invente pas, il le crée ; et il
-invente vrai, et il crée viable. Il possède à fond la
-mathématique de l'art ; il est à l'aise dans des confusions
-d'astres et de ciels ; le nombre n'a rien à lui
-enseigner ; il en extrait, avec la même facilité, le
-binôme pour le calcul et le rhythme pour l'imagination ;
-il a, dans sa boîte d'outils, employant le fer
-où les autres n'ont que le plomb, et l'acier où les
-autres n'ont que le fer, et le diamant où les autres
-n'ont que l'acier, et l'étoile où les autres n'ont que
-le diamant, il a la grande correction, la grande
-régularité, la grande syntaxe, la grande méthode, et
-nul comme lui n'a la manière de s'en servir. Et il
-complique toute cette sagesse d'on ne sait quelle
-folie divine, et c'est là le génie.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>C'est une chose profonde que la critique, et
-défendue aux médiocres. Le grand critique est un
-grand philosophe ; les enthousiasmes de l'art étudié
-ne sont donnés qu'aux intelligences supérieures ;
-savoir admirer est une haute puissance.</p>
-
-<p>Quiconque a le fécond souci des questions littéraires,
-si inépuisables, puisqu'elles touchent au
-logos même, quiconque creuse la métaphysique de
-l'art, quiconque vit en familiarité avec les phénomènes
-de l'esprit, est invinciblement amené à se
-faire cette question surprenante qui entr'ouvre le
-plus profond arcane de la poésie :</p>
-
-<p>Pourquoi les «parfaits» ne sont-ils pas les grands?</p>
-
-<p>Pourquoi Virgile est-il inférieur à Homère?
-Pourquoi Anacréon est-il inférieur à Pindare? Pourquoi
-Ménandre est-il inférieur à Aristophane? Pourquoi
-Sophocle est-il inférieur à Eschyle? Pourquoi
-Lysippe est-il inférieur à Phidias? Pourquoi David
-est-il inférieur à Isaïe? Pourquoi Thucydide est-il
-inférieur à Hérodote? Pourquoi Cicéron est-il inférieur
-à Démosthène? Pourquoi Tite-Live est-il inférieur
-à Tacite? Pourquoi Térence est-il inférieur à
-Plaute? Pourquoi Pétrarque est-il inférieur à Dante?
-Pourquoi Vignole est-il inférieur à Piranèse? Pourquoi
-Van Dyck est-il inférieur à Rembrandt? Pourquoi
-Boileau est-il inférieur à Régnier? Pourquoi
-Racine est-il inférieur à Corneille? Pourquoi Raphaël
-est-il inférieur à Michel-Ange?</p>
-
-<p>Ceci, nous le répétons, est une question profonde.</p>
-
-<p>Pourquoi tout le côté du dix-neuvième siècle
-qu'admirent les rhétoriques n'est-il que néant devant
-Molière? Pourquoi toute l'école puriste anglaise,
-Pope, Dryden, Addison, etc., acharnée sur Shakespeare,
-ne fait-elle que l'effet d'une mêlée de vermines
-dans la crinière du lion?</p>
-
-<p>Pourquoi?</p>
-
-<p>C'est qu'il n'y a point de parfaits. La perfection
-est affirmée, mais non prouvée. La perfection n'est
-pas humaine.</p>
-
-<p>Il y a des grands.</p>
-
-<p>L'homme peut être grand.</p>
-
-<p>Si les grands ont l'excès, les parfaits ont le
-défaut. <i lang="la" xml:lang="la">Deest aliquid.</i></p>
-
-<p>Or le défaut supprime la perfection et l'excès ne
-supprime pas la grandeur. Loin de là, il la constate.
-Le ciel est trop.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Racine, Boileau, Pope, Raphaël, Pétrarque,
-Térence, Tite-Live, Cicéron, Thucydide, Anacréon,
-Virgile représentent ce qu'on est convenu d'appeler
-le goût.</p>
-
-<p>Quant à ceux-ci : Shakespeare, Molière, Corneille,
-Michel-Ange, Dante, Tacite, Plaute, Aristophane,
-Démosthène, Pindare, Isaïe, Eschyle, Homère, si
-pour résumer tous ces noms, on cherche un mot, on
-n'en trouve qu'un : Génie.</p>
-
-<p>Du reste, disons-le en passant, être employés à la
-formation d'un goût scholastique purement local, se
-prétendant catholique, c'est-à-dire universel, avec
-autant de raison que le dogme romain, être choisis,
-épluchés, expurgés et dépouillés pour la composition
-d'une règle d'école, d'un procédé classique promulgué
-une fois pour toutes, d'un code mathématique
-de la poésie, d'un cahier d'expressions, d'une
-formule d'inspiration ayant la mine bourrue d'une
-pénalité, c'est là, certes, une injure que ne méritaient
-pas d'illustres esprits tels qu'Anacréon, Virgile,
-Horace, Térence, Cicéron et Pétrarque, très originaux,
-en définitive.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>L'antagonisme supposé du goût et du génie est
-une des niaiseries de l'école. Pas d'invention plus
-grotesque que celle prise aux cheveux de la muse
-par la muse. Uranie et Calliope en viennent aux
-coiffes. Non, rien de tel dans l'art. Tout y est harmonie,
-même la dissonance.</p>
-
-<p>Le goût, comme le génie, est essentiellement
-divin. Le génie, c'est la conquête ; le goût, c'est le
-choix. La griffe toute-puissante commence par tout
-prendre, puis l'&oelig;il flamboyant fait le triage. Ce
-triage dans la proie, c'est le goût. Chaque génie le
-fait à sa guise. Les épiques mêmes diffèrent entre
-eux d'humeur. Le triage d'Homère n'est pas le triage
-de Rabelais. Quelquefois, ce que l'un rejette, l'autre
-le garde. Ils savent tous les deux ce qu'ils font, mais
-ils ne peuvent jurer de rien ni l'un ni l'autre, l'idéal
-qui est l'infini est au-dessus d'eux, et il pourra fort
-bien arriver un jour, si l'éclair héroïque et la
-foudre cynique se mêlent, qu'un mot de Rabelais
-devienne un mot d'Homère, et alors ce sera Cambronne
-qui le prononcera.</p>
-
-<p>L'art a, comme la flamme, une puissance de
-sublimation. Jetez dans l'art, comme dans la flamme,
-les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes,
-l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences
-à travers le prisme ou à travers la poésie,
-vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra
-le grand, et le mal deviendra le beau.</p>
-
-<p>Chose surprenante et ravissante à affirmer, le
-mal entrera dans le beau et s'y transfigurera. Car le
-beau n'est autre chose que la sainte lumière du bon.</p>
-
-<p>Dans le goût, comme dans le génie, il y a de
-l'infini. Le goût, ce pourquoi mystérieux, cette raison
-de chaque mot employé, cette préférence obscure et
-souveraine, qui, au fond du cerveau, rend des lois
-propres à chaque esprit, cette seconde conscience,
-donnée aux seuls poëtes, et aussi lumineuse que
-l'autre, cette intuition impérieuse de la limite invisible,
-fait partie, comme l'inspiration même, de la
-redoutable puissance inconnue. Tous les souffles
-viennent de la bouche unique.</p>
-
-<p>Le génie et le goût ont une unité qui est l'absolu,
-et une rencontre qui est la beauté.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch5">Tas de pierres<br />
-III</h3>
-
-
-<p>Désormais, ceux de nos poëtes qui auront le
-pressentiment de l'avenir réservé à notre langue, à
-notre civilisation, à notre initiative, ne consulteront
-plus seulement le génie français, mais le génie
-européen.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le style, c'est le fond du sujet sans cesse appelé à
-la surface.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La nature procède par contrastes.</p>
-
-<p>C'est par les oppositions qu'elle fait saillir les
-objets. C'est par leurs contraires qu'elle fait sentir
-les choses, le jour par la nuit, le chaud par le
-froid, etc. ; toute clarté fait ombre. De là le relief, le
-contour, la proportion, le rapport, la réalité. La
-création, la vie, le destin, ne sont pour l'homme
-qu'un immense clair-obscur.</p>
-
-<p>Le poëte, ce philosophe du concret et ce peintre
-de l'abstrait, le poëte, ce penseur suprême, doit
-faire comme la nature. Procéder par contrastes. Soit
-qu'il peigne l'âme humaine, soit qu'il peigne le
-monde extérieur, il doit opposer partout l'ombre à
-la lumière, le vrai invisible au réel visible, l'esprit à
-la matière, la matière à l'esprit ; rendre le tout, qui
-est la création, sensible à la partie, qui est l'homme,
-aussi bien par le choc brusque des différences que
-par la rencontre harmonieuse des nuances. Cette
-confrontation perpétuelle des choses avec leurs
-contraires, pour la poésie comme pour la création,
-c'est la vie.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Quand nous disons : c'est de la poésie, vous
-dites : ce n'est que de la couleur. Pauvres gens! le
-soleil aussi n'est qu'un coloriste.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il y a un rapport intime entre les langues et les
-climats. Le soleil produit les voyelles comme il produit
-les fleurs ; le nord se hérisse de consonnes
-comme de glaces et de rochers. L'équilibre des
-consonnes et des voyelles s'établit dans les langues
-intermédiaires, lesquelles naissent des climats tempérés.</p>
-
-<p>C'est là une des causes de la domination de
-l'idiome français. Un idiome du Nord, l'allemand,
-par exemple, ne pourrait devenir la langue universelle ;
-il contient trop de consonnes que ne pourraient
-mâcher les molles bouches du Midi. Un idiome
-méridional, l'italien, je suppose, ne pourrait non
-plus s'adapter à toutes les nations ; ses nombreuses
-voyelles, à peine soutenues dans l'intérieur des mots,
-s'évanouiraient dans les rudes prononciations du
-Nord. Le français, au contraire, appuyé sur les
-consonnes sans en être hérissé, adouci par les
-voyelles sans en être affadi, est composé de telle
-sorte que toutes les langues humaines peuvent l'admettre.
-Aussi ai-je pu dire, et puis-je répéter ici,
-que ce n'est pas seulement la France qui parle français,
-c'est la civilisation.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>En examinant la langue au point de vue musical,
-et en réfléchissant à ces mystérieuses raisons des
-choses que contiennent les étymologies des mots, on
-arrive à ceci que chaque mot, pris en lui-même, est
-comme un petit orchestre dans lequel la voyelle est
-la voix, <i lang="la" xml:lang="la">vox</i>, et la consonne l'instrument, l'accompagnement,
-<i lang="la" xml:lang="la">sonat cum</i>.</p>
-
-<p>Détail frappant et qui montre de quelle façon
-vive une vérité une fois trouvée fait sortir de
-l'ombre toutes les autres, la musique instrumentale
-est propre aux pays à consonnes, c'est-à-dire au
-Nord, et la musique vocale aux pays à voyelles,
-c'est-à-dire au Midi. L'Allemagne, terre de l'harmonie,
-a des symphonistes ; l'Italie, terre de la mélodie,
-a des chanteurs. Ainsi, le Nord, la consonne, l'instrument,
-l'harmonie ; quatre faits qui s'engendrent
-logiquement et nécessairement l'un l'autre, et
-auxquels répondent quatre autres faits parallèles : le
-Midi, la voyelle, le chant, la mélodie.</p>
-
-<p>Que sort-il de la mer, de la forêt, de l'ouragan?
-une harmonie. Et de l'oiseau? une mélodie.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>On n'est jamais trop concis. La concision est de
-la moëlle. Il y a dans Tacite de l'obscurité sacrée.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Concision dans le style, précision dans la pensée,
-décision dans la vie.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Accepter dans l'occasion le mot cru, rejeter le
-mot sale. Éviter ces deux écueils : le mot impropre,
-le mot malpropre.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p><i>Ruisselant de pierreries</i>, cette métaphore que j'ai
-mise dans les <i>Orientales</i> a été immédiatement
-adoptée. Aujourd'hui elle fait partie du style courant
-et banal, à tel point que je suis tenté de l'effacer
-des <i>Orientales</i>. Je me rappelle l'effet qu'elle fit sur
-les peintres. Louis Boulanger, à qui je lus <i>Lazzara</i>,
-en fit sur-le-champ un tableau.</p>
-
-<p>Cette vulgarisation immédiate est propre à toutes
-les métaphores énergiques. Toutes les images vraies
-et vives deviennent populaires en entrant dans la circulation
-universelle. Ainsi : courir <i>ventre à terre</i>,
-être <i>enflammé</i> de colère, rire à <i>ventre déboutonné</i>,
-tirer <i>à boulet rouge</i> (médire), <i>être à couteaux tirés</i>,
-<i>pendre ses jambes à son cou</i>, etc. ; autant d'admirables
-métaphores autrefois ; autant de lieux communs
-aujourd'hui.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">16 avril 1863.</p>
-
-<p>Je n'ai lu qu'aujourd'hui le travail de Lamartine
-sur <i>les Misérables</i>. Cela pourrait s'appeler : <i>Essai
-de morsure par un cygne</i>.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>La prose et le vers ne sont que des matières dont
-se sert le poëte, fondeur et ciseleur, pour faire les
-figures de ses idées. Le vers, c'est le marbre ; la
-prose, c'est l'airain.</p>
-
-<p>Matières admirables, cire pour l'artiste créateur,
-granit pour la postérité ; aussi précieuses d'ailleurs
-l'une que l'autre devant la pensée ; le métal de
-Corinthe vaut la pierre de Carrare. Tacite vaut
-Virgile.</p>
-
-<p>Cependant le vers a plus de chance de durée que
-la prose, parce qu'il se vulgarise plus difficilement et
-qu'il ne se dissout jamais en monnaie. On ne peut
-faire des sous avec une figure de marbre ; on en peut
-faire avec une statue de bronze.</p>
-
-<p>Il y a des sujets qui peuvent être indifféremment
-traités en prose ou en vers, taillés dans le bloc ou
-coulés dans la fournaise. Ce sont ceux où se mélangent
-dans une proportion quelconque l'humain et le divin,
-l'idéal et le réel. Il y a d'autres idées qui exigent
-impérieusement le marbre blanc, transparent et
-rêveur du vers. La beauté pure veut le vers. Une
-Vénus en bronze serait une négresse.</p>
-
-<p>La poésie dramatique admet la prose ; la poésie
-lyrique l'exclut.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Le théâtre est le point frontière de la civilisation
-et de l'art ; c'est le lieu d'intersection de la société
-des hommes avec ses vices, ses préjugés, ses aveuglements,
-ses tendances, ses instincts, son autorité,
-ses lois et ses m&oelig;urs, et de la pensée humaine avec
-ses libertés, ses fantaisies, ses aspirations, son magnétisme,
-ses entraînements et ses enseignements.</p>
-
-<p>Au théâtre, le poëte et la multitude se regardent ;
-quelquefois ils se touchent, quelquefois ils s'affrontent,
-quelquefois ils se mêlent : mélange fécond. D'un
-côté une foule, de l'autre un esprit. Ce quelque chose
-de la foule qui entre dans un esprit, ce quelque chose
-d'un esprit qui entre dans la foule, c'est l'art dramatique
-tout entier.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Génie lyrique : être soi. Génie dramatique : être
-les autres.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Poëtes dramatiques, mettez plutôt les hommes
-historiques que les faits historiques sur la scène.
-Vous êtes souvent forcés de faire les événements
-faux, vous pouvez toujours faire les hommes vrais.
-Écrivez le drame, non suivant, mais selon l'histoire.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>De braves gens vomissent sur Shakespeare. On
-vomit bien sur l'Océan. Au fait, le haut drame est
-comme la haute mer : il fait frissonner de joie les
-uns et soulève la nausée des autres ; il a l'odeur et
-le roulis de l'abîme ; il vous donne le mal de mer.
-Qu'est-ce que cela prouve contre le drame et contre
-l'Océan?</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il n'y a pas de monologue dans le rôle de Tartuffe ;
-Iago est tout en monologues. Et puis, faites
-des théories!</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Scénario de <i>Bérénice</i> :</p>
-
-
-<p class="cc small">ACTE I</p>
-
-<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Titus.</i></p>
-
-<p class="cc small">ACTE II</p>
-
-<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Reginam Berenicem.</i></p>
-
-<p class="cc small">ACTE III</p>
-
-<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Invitus.</i></p>
-
-<p class="cc small">ACTE IV</p>
-
-<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Invitam.</i></p>
-
-<p class="cc small">ACTE V</p>
-
-<p class="cc"><i lang="la" xml:lang="la">Dimisit.</i></p>
-
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il y a toujours dans les &oelig;uvres de l'esprit, surtout
-dans celles qui exigent un certain arrangement
-et une certaine construction, les poëmes dramatiques
-par exemple, des parties qui sont destinées à vieillir
-et qui vieillissent. Ce sont ces formes, toujours passagères
-et nécessairement un peu convenues, qui
-tiennent plus particulièrement au goût régnant, à la
-mode du jour, à l'esprit du temps, influences utiles
-qui datent une &oelig;uvre, et auxquelles le vrai génie ne
-peut, ni ne doit, ni ne veut se dérober entièrement.</p>
-
-<p>On peut donc dire de toutes les productions de
-l'esprit humain, même des plus sublimes, qu'elles
-<i>vieillissent</i>. Seulement, quand il n'y a dans un
-ouvrage ni style, ni pensée, cela devient vieux ;
-quand il y a poésie, philosophie, beau langage,
-observation de l'homme, étude de la nature, inspiration
-et grandeur, cela devient antique.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le théâtre n'est pas le pays du réel : il y a des
-arbres de carton, des palais de toile, un ciel de haillons,
-des diamants de verre, de l'or clinquant, du
-fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil
-qui sort de dessous terre.</p>
-
-<p>Le théâtre est le pays du vrai : il y a des c&oelig;urs
-humains sur la scène, des c&oelig;urs humains dans la
-coulisse, des c&oelig;urs humains dans la salle.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch6">Les grands hommes</h3>
-
-
-
-
-<h4 id="ch6p1">I<br />
-Le jubilé de Shakespeare</h4>
-
-<p class="c small"> &mdash; AVRIL 1864 &mdash;</p>
-
-
-<p>La tombe finit toujours par avoir raison. Tout
-récemment, une occasion s'est offerte de prononcer
-sur Shakespeare le verdict suprême et de liquider le
-passé : la date illustre de la naissance du poëte de
-Stratford, le 23 avril, est revenue pour la trois centième
-fois.</p>
-
-<p>Au bout de trois cents ans, le genre humain a
-quelque chose à dire à un esprit longtemps insulté.
-Il a semblé que Shakespeare se présentait au seuil
-de la France ; Paris s'est levé, les poëtes, les artistes,
-les historiens ont tendu la main à ce fantôme, autour
-duquel les poëtes apercevaient Hamlet, les artistes
-Prospero, et les historiens Jules César ; le sauvage
-ivre, l'arlequin barbare, le Gilles Shakespeare est
-apparu, et l'on n'a vu que de la lumière ; la moquerie
-de deux siècles s'est achevée en éblouissement, et
-la France a dit : Sois le bien venu, génie! La gloire
-a pris acte.</p>
-
-<p>On a senti dans l'ombre quelque chose comme
-l'adhésion de nos morts augustes ; on a cru voir
-Molière sourire, on a cru voir Corneille saluer. Des
-vieilles haines, des vieilles injustices, rien, pas une
-protestation, pas un murmure, enthousiasme unanime ;
-et, à cette heure, les appréciateurs définitifs
-du fond des choses, ceux qui doublent leur aversion
-des despotes d'amour pour les intelligences,
-ceux qui, voulant que justice soit faite, veulent aussi
-que justice soit rendue, les contemplateurs, les
-solitaires pensifs occupés de l'idéal, les songeurs,
-admirent, émus, l'apaisement qui s'est fait autour de
-cette majestueuse entrée.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Shakespeare, c'est le sauvage ivre? Oui, sauvage!
-c'est l'habitant de la forêt vierge ; oui, ivre! c'est le
-buveur d'idéal. C'est le géant sous les branchages
-immenses ; c'est celui qui tient la grande coupe d'or
-et qui a dans les yeux la flamme de toute cette lumière
-qu'il boit. Shakespeare, comme Eschyle, comme Job,
-comme Isaïe, est un de ces omnipotents de la pensée
-et de la poésie, qui, adéquats, pour ainsi dire, au
-Tout mystérieux, ont la profondeur même de la
-création, et qui, comme la création, traduisent et
-trahissent extérieurement cette profondeur par une
-profusion de formes et d'images, jetant au dehors les
-ténèbres en fleurs, en feuillages et en sources vives.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Ces hommes ont l'originalité, c'est-à-dire l'immense
-don du point de départ personnel. De là leur
-toute-puissance.</p>
-
-<p>Virgile part d'Homère ; observez la dégradation
-croissante des reflets : Racine part de Virgile, Voltaire
-part de Racine, Chénier (Marie-Joseph) part de
-Voltaire, Luce de Lancival part de Chénier, Zéro part
-de Luce de Lancival. De lune en lune on arrive à
-l'effacement. La progression décroissante est le plus
-dangereux des engrenages. Qui s'y engage est perdu.
-Nul laminoir ne produit un tel aplatissement.</p>
-
-<p>Exemple : regardez Hector à son point de départ
-dans Homère, et voyez-le, dans Luce de Lancival, à
-son point d'arrivée.</p>
-
-<p>La progression décroissante a été nommée en
-France école classique.</p>
-
-<p>De là une littérature aux pâles couleurs.</p>
-
-<p>Vers 1804, la poésie toussait.</p>
-
-<p>Au commencement de ce siècle, sous l'empire
-qui a fini à Waterloo, cette littérature a dit son dernier
-mot. A cette époque elle est arrivée à sa perfection.
-Nos pères ont vu son apogée, c'est-à-dire son
-agonie.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Les esprits originaux, les poëtes directs et immédiats,
-n'ont jamais de ces chloroses ; la pâleur
-maladive de l'imitation leur est inconnue. Ils n'ont
-pas dans les veines la poésie d'autrui. Leur sang est
-à eux. Pour eux, produire est un mode de vivre. Ils
-créent parce qu'ils sont. Ils respirent, et voilà un
-chef-d'&oelig;uvre.</p>
-
-<p>L'identité de leur style avec eux-mêmes est entière.
-Pour le vrai critique, qui est un chimiste, leur
-total se condense dans le moindre détail. Ce mot,
-c'est Eschyle ; ce mot, c'est Juvénal ; ce mot, c'est
-Dante. <i lang="en" xml:lang="en">Unsex</i>&hellip; toute lady Macbeth est dans ce mot,
-propre à Shakespeare. Pas une idée dans le poëte,
-comme pas une feuille dans l'arbre qui n'ait en lui
-sa racine. On ne voit pas l'origine ; cela est sous
-terre, mais cela est. L'idée sort du cerveau exprimée,
-c'est-à-dire amalgamée avec le verbe, analysable,
-mais concrète, mélangée du siècle et du poëte,
-simple en apparence, composite en réalité. Sortie
-ainsi de la source profonde, chaque idée du poëte, une
-avec le mot, résume dans son microcosme l'élément
-entier du poëte. Une goutte, c'est toute l'eau. De
-sorte que chaque détail de style, chaque terme,
-chaque vocable, chaque acception, chaque extension,
-chaque construction, chaque tournure, souvent la
-ponctuation même, est métaphysique.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Le mot, nous l'avons dit ailleurs, est la chair
-de l'idée, mais cette chair vit. Si, comme la vieille
-école de critique qui séparait le fond de la forme,
-vous séparez le mot de l'idée, c'est de la mort que
-vous faites. Comme dans la mort, l'idée, c'est-à-dire
-l'âme, disparaît. Votre guerre au mot est l'attaque à
-l'idée. Le style indivisible caractérise l'écrivain suprême.
-L'écrivain comme Tacite, le poëte comme
-Shakespeare, met son organisation, son intuition, sa
-passion, son acquis, sa souffrance, son illusion, sa
-destinée, son entité, dans chaque ligne de son livre,
-dans chaque soupir de son poëme, dans chaque cri
-de son drame. Le parti-pris impérieux de la conscience
-et on ne sait quoi d'absolu qui ressemble au
-devoir, se manifeste dans le style. Écrire, c'est faire ;
-l'écrivain commet une action. L'idée exprimée est
-une responsabilité acceptée. C'est pourquoi l'écrivain
-est intime avec le style. Il ne livre rien au
-hasard. Responsabilité entraîne solidarité.</p>
-
-<p>Le détail s'ajuste à l'ensemble et est lui-même
-un ensemble. Tout est compréhensif. Tel mot est
-une larme, tel mot est une fleur, tel mot est un
-éclair, tel mot est une ordure. Et la larme brûle, et
-la fleur songe, et l'éclair rit, et l'ordure illumine.
-Fumier et sublimité s'accouplent ; tout un poëme
-le prouve : Job.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Les chefs-d'&oelig;uvre sont des formations mystérieuses ;
-l'infini s'y sécrète çà et là ; telle expression
-qui vous étonne est au milieu de toutes ces émotions
-humaines, de toutes ces palpitations réelles, de tout
-ce pathétique vivant, un brusque épanouissement
-de l'inconnu. Le style a quelque chose de préexistant.
-Il reste toujours de son espèce. Il jaillit de tout
-l'écrivain, de la racine de ses cheveux aussi bien
-que des profondeurs de son intelligence. Tout le
-génie, son côté terrestre comme son côté cosmique,
-son humanité comme sa divinité, le poëte comme
-le prophète, sont dans le style. Le style est âme
-et sang ; il provient de ce lieu profond de l'homme
-où l'organisme aime ; le style est entrailles.</p>
-
-<p>Il est incontestablement fatal, et en même temps
-rien n'est plus libre. C'est là son prodige. Aucune
-entrave, aucune gêne, aucune frontière. Il est impossible
-de ne pas sourire quand on entend parler, par
-exemple, des difficultés de la rime ; pourquoi pas
-aussi des empêchements de la syntaxe? Ces prétendues
-difficultés sont les formes nécessaires du langage, soit
-en vers, soit en prose, s'engendrant d'elles-mêmes,
-et sans combinaison préalable. Elles ont leurs analogues
-dans les faits extérieurs ; l'écho est la rime de
-la nature.</p>
-
-<p>Nous connaissons un poëte qui de sa vie n'a ouvert
-Richelet, qui, enfant, a composé des vers, d'abord
-informes, puis de moins en moins inexacts, puis
-enfin corrects, qui a trouvé, pas à pas, tout seul,
-l'une après l'autre, toutes les lois, la césure, la rime
-féminine alternée, etc., et duquel la prosodie est
-sortie toute faite, instinctivement.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Le style a une chaîne, l'idiosyncrasie, ce cordon
-ombilical dont nous parlions tout à l'heure, qui le
-rattache à l'écrivain. A cette attache près, qui est sa
-source de vie, il est libre. Il traverse en pleine liberté
-tous les alambics de la grammaire. Il est essentiel ;
-son principe, qui est l'écrivain même, lui est
-incorporé, et il n'en perd pas un atome dans tous les
-appareils de filtrage d'où il sort phrase pour la prose
-ou vers pour la poésie.</p>
-
-<p>Dans l'intérieur même du rhythme général, qu'il
-accepte, il a son rhythme à lui, qu'il impose. De
-là, au point de vue absolu, cette surprenante élasticité
-du style, pouvant tout enserrer, depuis le
-subtil chaste jusqu'à l'obscène sublime, depuis Pétrarque
-jusqu'à Rabelais.</p>
-
-<p>Quelquefois Pétrarque et Rabelais sont dans le
-même homme, la gamme du style va de Roméo à
-Falstaff ; l'univers tient dans l'intervalle, les hommes,
-les anges, les fées ; la fosse apparaît ayant à l'une
-de ses extrémités son travailleur et à l'autre son
-habitant, le fossoyeur et le spectre ; la nuit, cynique,
-montre autre chose que sa face, <i lang="en" xml:lang="en">buttock of the night</i> ;
-la sorcière se dresse, euménide canaille, caricature
-dessinée sur la vague muraille du rêve avec le
-charbon de l'enfer, et, penché sur ce monde voulu
-par lui, contemplant sa préméditation, le vaste poëte
-regarde, écoute, ajoute, sanglote, ricane, aime et
-songe.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Shakespeare, comme Eschyle, a la prodigalité de
-l'insondable. L'insondable, c'est l'inépuisable. Plus
-la pensée est profonde, plus l'expression est vivante.
-La couleur sort de la noirceur. La vie de l'abîme est
-inouïe ; le feu central fait le volcan, le volcan produit
-la lave, la lave engendre l'oxyde, l'oxyde cherche,
-rencontre et féconde la racine, la racine crée la
-fleur ; de sorte que la rose vient de la flamme. De
-même l'image vient de l'idée. Le travail de l'abîme
-se fait dans le cerveau du génie. L'idée, abstraction
-dans le poëte, est éblouissement et réalité dans le
-poëme. Quelle ombre que le dedans de la terre! Quel
-fourmillement que la surface! Sans cette ombre,
-vous n'auriez pas ce fourmillement. Cette végétation
-d'images et de formes a des racines dans tous les
-mystères. Ces fleurs prouvent la profondeur.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Shakespeare, comme tous les poëtes de cet ordre,
-a la personnalité absolue. Il a une façon à lui d'imaginer,
-une façon à lui de créer, une façon à lui de
-produire. Imagination, création, production, trois
-phénomènes concentriques amalgamés dans le génie.
-Le génie est la sphère de ces rayonnements. L'imagination
-invente, la création organise, la production
-réalise. La production, c'est l'entrée de la matière
-dans l'idée, lui donnant corps, la rendant palpable et
-visible, la dotant de la forme, du son et de la couleur,
-lui fabriquant une bouche pour parler, des
-pieds pour marcher et des ailes pour s'envoler, en
-un mot, faisant l'idée extérieure au poëte en même
-temps qu'elle lui reste intérieure et adhérente par
-l'idiosyncrasie, ce cordon ombilical qui rattache les
-créations au créateur.</p>
-
-<p>Chez tous les grands poëtes, le phénomène de
-l'inspiration est le même, mais la diversité des appareils
-cérébraux le varie à l'infini.</p>
-
-<p>L'idée jaillit du cerveau : conception ; l'idée se
-fait type : gestation ; le type se fait homme : enfantement ;
-l'homme se fait passion et action : &oelig;uvre.</p>
-
-<p>L'idée dans le type, le type dans l'homme,
-l'homme dans l'action, tel est, chez Shakespeare,
-comme chez Eschyle, comme chez Plaute, comme
-chez Cervantes, le phénomène, lequel se résume en
-cette concrétion : la vie dans le drame.</p>
-
-<p>Tout est voulu dans le chef-d'&oelig;uvre. Shakespeare
-veut son sujet, celui-là et pas un autre, Shakespeare
-veut son développement, Shakespeare veut ses personnages,
-Shakespeare veut ses passions, Shakespeare
-veut sa philosophie, Shakespeare veut son
-action, Shakespeare veut son style, Shakespeare veut
-son humanité. Il la crée ressemblante à l'humanité &mdash; et
-à lui. De face, c'est l'Homme ; de profil, c'est Shakespeare.
-Changez le nom, mettez Aristophane, mettez
-Molière, mettez Beaumarchais, la formule reste vraie.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h4 id="ch6p2">II<br />
-La Fontaine</h4>
-
-
-<p>La Fontaine vit de la vie contemplative et visionnaire
-jusqu'à s'oublier lui-même et se perdre dans
-le grand tout. On peut presque dire qu'il végète
-plutôt qu'il ne vit. Il est là, dans le taillis, dans la
-clairière, le pied dans les mousses, la tête sous les
-feuilles, l'esprit dans le mystère, absorbé dans l'ensemble
-de ce qui est, identifié à la solitude. Il rêve,
-il regarde, il écoute, il scrute le nid d'oiseau, il
-observe le brin d'herbe, il épie le trou de taupes, il
-entend les langages inconnus du loup, du renard, de
-la belette, de la fourmi, du moucheron. Il n'existe
-plus pour lui-même ; il n'a plus conscience de son
-être à part, son moi s'efface. Il était là ce matin, il
-sera là ce soir ; comme ce frêne, comme ce bouleau.
-Un nuage passe, il ne le voit pas ; une pluie tombe,
-il ne la sent pas. Ses pieds ont pris racine parmi les
-racines de la forêt ; la grande sève universelle les
-traverse et lui monte au cerveau, et presque à son
-insu y devient pensée comme elle devient gland dans
-le chêne et mûre dans la ronce. Il la sent monter ; il
-se sent vivre de cette grande vie égale et forte ; il
-entre en communication avec la nature ; il est en
-équilibre avec la création. Et que fait-il? Il travaille.
-Il travaille comme la création même, du travail direct
-de Dieu. Il fait sa fleur et son fruit, fable et moralité,
-poésie et philosophie ; poésie étrange composée de
-tous les sens que la nature présente au rêveur,
-étrange philosophie qui sort des choses pour aller
-aux hommes.</p>
-
-<p>La Fontaine, c'est un arbre de plus dans le bois,
-le fablier.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h4 id="ch6p3">III<br />
-Voltaire</h4>
-
-
-<p>Voltaire n'est précisément ni un grand poëte, ni
-un grand philosophe. C'est un grand représentant
-de tout.</p>
-
-<p>Voltaire a fait dans son temps la fonction de
-toutes les tribunes et de toutes les presses du nôtre.
-Il a été le journaliste, l'avocat et le député perpétuel
-de son époque. Sa grandeur est d'avoir été le magasin
-d'idées de tout un siècle.</p>
-
-<p>Toutes les fois qu'un homme est dans des conditions
-d'intelligence telles que tous ses contemporains
-viennent à lui comme à un réservoir, comme à une
-source, les grands et les petits, les princes et les
-goujats, l'un avec son amphore, l'autre avec sa
-cruche, l'autre avec sa marmite, chacun avec le cerveau
-qu'il a, cet homme est grand. Critiquez, analysez,
-blâmez, raillez à votre aise, indignez-vous,
-déclarez chose trouble, mêlée et impure ce dont il a
-rempli tous ces vases, toutes ces têtes, n'importe,
-cet homme est grand. Vous pourrez avoir raison
-contre lui dans le détail ; à coup sûr il a raison
-contre vous dans l'ensemble.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h4 id="ch6p4">IV<br />
-Beaumarchais</h4>
-
-
-<p>Une des choses qui me charment et m'étonnent
-le plus dans Beaumarchais, c'est que son esprit ait
-conservé tant de grâce en étalant tant d'impudeur.
-J'avoue, quant à moi, qu'il m'agrée plutôt par la
-grâce que par l'impudeur, quoique cette impudeur,
-mêlée aux premières hardiesses d'une révolution
-commençante, ressemble parfois à l'effronterie magistrale
-et formidable du génie. Au point de vue
-historique, Beaumarchais est cynique comme Mirabeau ;
-au point de vue littéraire, il est cynique
-comme Aristophane.</p>
-
-<p>Mais, je le répète, quoi qu'il y ait de puissance,
-et même de beauté, dans l'impudeur de Beaumarchais,
-je préfère sa grâce. En d'autres termes, j'admire
-Figaro, mais j'aime Suzanne.</p>
-
-<p>Et d'abord Suzanne, quel nom spirituel! quel
-nom bien trouvé! quel nom bien choisi! J'ai
-toujours su particulièrement gré à Beaumarchais de
-l'invention de ce nom. Et je me sers à dessein de
-ce mot, <i>invention</i>. On ne remarque pas assez que
-le poëte de génie seul sait superposer à ses créations
-des noms qui leur ressemblent et qui les expriment.
-Un nom doit être une figure. Le poëte qui ne sait
-pas cela ne sait rien.</p>
-
-<p>Suzanne donc, Suzanne me plaît. Voyez comme
-ce nom se décompose bien. Il a trois aspects : Suzanne,
-Suzette, Suzon.</p>
-
-<p>Suzanne, c'est la belle au cou de cygne, aux bras
-nus, aux dents étincelantes, peut-être fille, peut-être
-femme, on ne sait pas au juste, un peu soubrette,
-un peu maîtresse, ravissante créature encore arrêtée
-au seuil de la vie, tantôt hardie, tantôt timide, qui
-fait rougir un comte et qu'un page fait rougir.
-Suzette, c'est la jolie espiègle qui va, qui vient, qui
-rêve, qui écoute, qui attend, qui hoche sa tête
-comme l'oiseau, qui ouvre sa pensée comme la fleur
-son calice, la fiancée à la guimpe blanche, l'ingénue
-pleine d'esprit, l'innocente pleine de curiosité. Suzon,
-c'est la bonne enfant, le franc regard, la franche
-parole, le beau front insolent, la belle gorge
-découverte, qui ne craint pas un vieillard, qui
-ne craint pas un homme, qui ne craint pas même
-un adolescent, qui est si gaie qu'on devine qu'elle a
-souffert, qui est si indifférente qu'on devine qu'elle
-a aimé. Suzette n'a pas d'amant, Suzanne en a un,
-Suzon en a deux. Qui sait? trois peut-être. Suzette
-soupire, Suzanne sourit, Suzon rit aux éclats. Suzette
-est charmante, Suzanne est séduisante, Suzon est
-appétissante. Suzette est tout près de l'ange, Suzon
-est tout près du diable ; Suzanne est entre les deux.</p>
-
-<p>Que cela est beau! que cela est joli! que cela
-est profond! Dans cette femme il y a trois femmes
-et dans ces trois femmes il y a toute la femme.
-Suzanne est plus qu'un personnage, c'est une trilogie.</p>
-
-<p>Quand Beaumarchais le poëte a besoin d'éveiller
-l'une des trois idées qui sont dans sa création, il
-emploie un de ces trois noms, et, selon qu'on l'appelle
-Suzette, Suzanne ou Suzon, la belle fille que
-les spectateurs ont sous les yeux se modifie à l'instant
-même comme sous la baguette d'un magicien,
-comme sous un rayon de lumière inattendu, et lui
-apparaît colorée ainsi que l'a voulu le poëte.</p>
-
-<p>Voilà ce que c'est qu'un nom bien choisi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h4 id="ch6p5">V<br />
-Du génie</h4>
-
-
-<p>Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le
-temps, vous prenez un livre, le premier livre venu,
-vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le
-journal officiel de la préfecture ou la feuille d'affiches
-du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu
-bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre
-pensée semble ne plus être à vous, votre distraction
-s'est dissipée, une sorte d'absorption, presque une
-sujétion, lui succède, vous n'êtes plus maître de
-vous lever et de vous en aller. Quelqu'un vous tient.
-Qui donc? ce livre.</p>
-
-<p>Un livre est quelqu'un. Ne vous y fiez pas.</p>
-
-<p>Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces
-lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ;
-elles se combinent, se composent, se décomposent,
-entrent l'une dans l'autre, pivotent l'une sur l'autre,
-se dévident, se nouent, s'accouplent, travaillent.
-Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle
-ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont
-un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne
-vous lâchera qu'après avoir donné une façon à votre
-esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout
-à fait transformés. Homère et la Bible font de ces
-miracles. Les plus fiers esprits, et les plus fins, et
-les plus délicats, et les plus simples, et les plus
-grands subissent ce charme. Shakespeare était grisé
-par Belleforest. La Fontaine allait partout criant :
-Avez-vous lu Baruch? Corneille, plus grand que
-Lucain, est fasciné par Lucain. Dante est ébloui de
-Virgile, moindre que lui.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Entre tous, les grands livres sont irrésistibles. On
-peut ne pas se laisser faire par eux, on peut lire le
-Koran sans devenir musulman, on peut lire les Védas
-sans devenir fakir, on peut lire Zadig sans devenir
-voltairien, mais on ne peut point ne pas les admirer.
-Là est leur force. <i>Je te salue et je te combats, parce
-que tu es roi</i>, disait un grec à Xercès.</p>
-
-<p>On admire près de soi. L'admiration des médiocres
-caractérise les envieux. L'admiration des grands
-poëtes est le signe des grands critiques. Pour découvrir
-au delà de tous les horizons les hauteurs absolues,
-il faut être soi-même sur une hauteur.</p>
-
-<p>Ce que nous disons là est tellement vrai qu'il est
-impossible d'admirer un chef-d'&oelig;uvre sans éprouver
-en même temps une certaine estime de soi. On se
-sait gré de comprendre cela. Il y a dans l'admiration
-on ne sait quoi de fortifiant qui dignifie et
-grandit l'intelligence. L'enthousiasme est un cordial.
-Comprendre c'est approcher. Ouvrir un beau livre,
-s'y plaire, s'y plonger, s'y perdre, y croire, quelle
-fête! On a toutes les surprises de l'inattendu dans
-le vrai. Des révélations d'idéal se succèdent coup
-sur coup.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Mais qu'est-ce donc que le beau?</p>
-
-<p>Ne définissez pas, ne discutez pas, ne raisonnez
-pas, ne coupez pas un fil en quatre, ne cherchez pas
-midi à quatorze heures, ne soyez pas votre propre
-ennemi à force d'hésitation, de raideur et de scrupule.
-Quoi de plus bête qu'un pédant? Allez devant
-vous, dites-vous que Dieu est inépuisable, dites-vous
-que l'art est illimité, dites-vous que la poésie
-ne tient dans aucun art poétique, pas plus que la
-mer dans aucun vase, cruche ou amphore ; soyez tout
-bonnement un honnête homme ayant la grandeur
-d'admirer, laissez-vous prendre par le poëte, ne
-chicanez pas la coupe sur l'ivresse, buvez, acceptez,
-sentez, comprenez, voyez, vivez, croissez!</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>L'éclair de l'immense, quelque chose qui resplendit
-et qui est brusquement surhumain, voilà le
-génie. De certains coups d'aile suprêmes. Vous tenez
-le livre, vous l'avez sous les yeux, tout à coup il
-semble que la page se déchire du haut en bas comme
-le voile du temple. Par ce trou, l'infini apparaît. Une
-strophe suffit, un vers suffit, un mot suffit. Le sommet
-est atteint. Tout est dit. Lisez Ugolin, Françoise
-dans le tourbillon, Achille insultant Agamemnon,
-Prométhée enchaîné, les Sept chefs devant Thèbes,
-Hamlet dans le cimetière, Job sur son fumier. Fermez
-le livre maintenant. Songez. Vous avez vu les étoiles.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Il y a de certains hommes mystérieux qui ne
-peuvent faire autrement que d'être grands. Les bons
-badauds qui composent la grosse foule et le petit
-public, et qu'il faut se garder de confondre avec le
-peuple, leur en veulent presque à cause de cela.
-Les nains blâment le colosse. Sa grandeur c'est sa
-faute. Qu'est-ce qu'il a donc, celui-là, à être grand?
-S'appeler Michel Cervantes, François Rabelais ou
-Pierre Corneille, ne pas être le premier grimaud
-venu, exister à part, jeter toute cette ombre et tenir
-toute cette place ; que tel mandarin, que tel doctrinaire
-fameux, grand personnage pourtant, ne vous
-vienne pas à la hanche, qu'est-ce que cela veut dire?
-Cela ne se fait pas. C'est insupportable.</p>
-
-<p>Pourquoi ces hommes sont-ils grands en effet?
-ils ne le savent point eux-mêmes. Celui-là le sait qui
-les a envoyés. Leur stature fait partie de leur fonction.</p>
-
-<p>Ils ont dans la prunelle quelque vision redoutable
-qu'ils emportent sous leur sourcil. Ils ont vu
-l'Océan comme Homère, le Caucase comme Eschyle,
-la douleur comme Job, Babylone comme Jérémie,
-Rome comme Juvénal, l'enfer comme Dante, le paradis
-comme Milton, l'homme comme Shakespeare,
-Pan comme Lucrèce, Jehovah comme Isaïe. Ils ont,
-ivres de rêve et d'intuition, dans leur marche presque
-inconsciente sur les eaux de l'abîme, traversé le
-rayon étrange de l'idéal, et ils en sont à jamais pénétrés.
-Cette lueur se dégage de leurs visages, sombres
-pourtant comme tout ce qui est plein d'inconnu.
-Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L'âme
-leur sort par les pores. Quelle âme? Dieu.</p>
-
-<p>Remplis qu'ils sont de ce jour divin, par moments
-missionnaires de civilisation, prophètes de
-progrès, ils entr'ouvrent leur c&oelig;ur, et ils répandent
-une vaste clarté humaine. Cette clarté est de la
-parole, car le verbe, c'est le jour. &mdash; <i>O Dieu</i>, criait
-Jérôme dans le désert, <i>je vous écoute autant des yeux
-que des oreilles!</i> &mdash; Un enseignement, un conseil, un
-point d'appui moral, une espérance, voilà leur don ;
-puis leur flanc béant et saignant se referme, cette
-plaie qui s'est faite bouche et qui a parlé rapproche
-ses lèvres et rentre dans le silence, et ce qui s'ouvre
-maintenant, c'est leur aile.</p>
-
-<p>Plus de pitié, plus de larmes. Éblouissement. Ils
-laissent l'humanité derrière eux. Voir les autres
-horizons, approfondir cette aventure qu'on appelle
-l'espace, faire une excursion dans l'inconnu, aller à
-la découverte du côté de l'idéal, il leur faut cela.
-Ils partent. Que leur fait l'azur? que leur importe les
-ténèbres? Ils s'en vont, ils tournent aux choses terrestres
-leur dos formidable, ils développent brusquement
-leur envergure démesurée, ils deviennent
-on ne sait quels monstres, spectres peut-être, peut-être
-archanges, et ils s'enfoncent dans l'infini terrible,
-avec un immense bruit d'aigles envolés.</p>
-
-<p>Puis tout à coup ils reparaissent. Les voici. Ils
-consolent et sourient. Ce sont des hommes.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Ces apparitions et ces disparitions, ces départs et
-ces retours, ces occultations brusques et ces subites
-présences éblouissantes, le lecteur, absorbé, illuminé
-et aveuglé par le livre, les sent plus qu'il ne les voit.
-Il est au pouvoir d'un poëte, possession troublante,
-il a vaguement conscience du va-et-vient énorme de
-ce génie ; il le sent tantôt loin, tantôt près de lui ; et
-ces alternatives, qui font successivement pour lui
-lecteur l'obscurité et la lumière, se marquent dans
-son esprit par ces mots : &mdash; Je ne comprends plus. &mdash; Je
-comprends.</p>
-
-<p>Quand Dante, quittant l'enfer, entre et monte
-dans le paradis, le refroidissement qu'éprouvent les
-lecteurs n'est pas autre chose que l'augmentation de
-distance entre Dante et eux. C'est la comète qui s'éloigne.
-La chaleur diminue. Dante est plus haut, plus
-avant, plus au fond, plus loin de l'homme, plus près
-de l'absolu.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Schlegel, un jour, considérant tous ces génies, a
-posé cette question qui chez lui n'est qu'un élan
-d'enthousiasme et qui, chez Fourier ou Saint-Simon,
-serait le cri d'un système : &mdash; <i>Sont-ce vraiment des
-hommes, ces hommes-ci?</i></p>
-
-<p>Oui, ce sont des hommes ; c'est leur misère et
-c'est leur gloire. Ils ont faim et soif ; ils sont sujets
-du sang, du climat, du tempérament, de la fièvre,
-de la femme, de la souffrance, du plaisir ; ils ont,
-comme tous les hommes, des penchants, des entraînements,
-des chutes, des assouvissements, des passions,
-des pièges ; ils ont, comme tous les hommes,
-la chair avec ses maladies, et avec ses attraits, qui
-sont aussi des maladies. Ils ont leur bête.</p>
-
-<p>La matière pèse sur eux, et eux aussi ils gravitent.
-Pendant que leur esprit tourne autour de l'absolu,
-leur corps tourne autour du besoin, de l'appétit, de
-la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses
-convoitises, ses prétentions au bien-être ; c'est une
-sorte de personne inférieure qui tire de son côté,
-fait ses affaires dans son coin, a son moi à part dans
-la maison, pourvoit à ses caprices ou à ses nécessités,
-parfois comme une voleuse, et à la grande confusion
-de l'esprit auquel elle dérobe ce qui est à lui. L'âme
-de Corneille fait <i>Cinna</i> ; la bête de Corneille dédie
-<i>Cinna</i> au financier Montauron.</p>
-
-<p>Chez de certains, sans rien leur ôter de leur
-grandeur, l'humanité s'affirme par l'infirmité. Le
-rayon archangélesque est dans le cerveau ; la nuit brutale
-est dans la prunelle. Homère est aveugle ; Milton
-est aveugle. Camoëns borgne semble une insulte.
-Beethoven sourd est une ironie. Ésope bossu a l'air
-d'un Voltaire dont Dieu a fait l'esprit en laissant
-Fréron faire le corps. L'infirmité ou la difformité
-infligée à ces bien-aimés augustes de la pensée fait
-l'effet d'un contrepoids sinistre, d'une compensation
-peu avouable là-haut, d'une concession faite aux
-jalousies, dont il semble que le Créateur doit avoir
-honte. C'est peut-être avec on ne sait quel triomphe
-envieux que, du fond de ses ténèbres, la matière regarde
-Tyrtée et Byron planer comme génies et boiter
-comme hommes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch7">Tas de pierres<br />
-IV</h3>
-
-
-<p>La Providence s'écrit souvent en toutes lettres
-dans la destinée des grands hommes.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Génie : le surhumain de l'homme.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Les grands poëtes et les grands philosophes ont,
-comme les esprits vulgaires, leurs parties confuses,
-douteuses, et en apparence inexplicables. Seulement,
-chez les esprits médiocres, les parties vagues ne
-sont en effet que brume, ombre et obscurité, tandis
-que, chez les grands penseurs, ce sont des amas de
-choses resplendissantes et sublimes trop lointaines et
-trop entassées. C'est la différence d'une nuée à une
-nébuleuse.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Ronces, épines, pierres, cailloux, escarpements,
-fondrières, inconvénients et conditions des grandes
-renommées.</p>
-
-<p>Ce qui ferait la laideur d'un jardin fait la beauté
-d'une montagne.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Qui a le génie a tous les talents. Pour savoir
-faire quelque chose, il faut savoir faire tout. Les
-qualités sont l'envers l'une de l'autre : la grâce est
-l'autre côté de la force ; l'ombre est le côté opposé
-de la lumière.</p>
-
-<p>Pas de génie s'il n'a les deux pôles ; on n'est
-sphère qu'à cette condition ; on n'est astre que si
-l'on est sphère.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Un grand artiste, c'est un grand homme dans un
-grand enfant.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Les petitesses d'un grand homme paraissent plus
-petites par leur disproportion avec le reste.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Donner de l'ombrage. Mot qui s'applique également
-aux grands arbres et aux grands hommes.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Qui gloire a guerre a.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La haine, en tourmentant les grands hommes,
-fait la même chose que le vent qui tourmente les drapeaux,
-elle les déploie.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Conditions du génie : attaquable, inexpugnable.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Les hommes de génie n'ont jamais que le lendemain,
-mais ils l'ont toujours.</p>
-
-<p>Perdre la partie et gagner la revanche, en
-d'autres termes, avoir tort le premier jour et raison
-le second, voilà l'histoire de tous les grands apporteurs
-de vérité.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il arrive souvent que les hommes de génie ont,
-en dehors des religions formulées, une religion à
-eux, laquelle même semble parfois la négation des
-autres.</p>
-
-<p>Les grands esprits, comme les mondes, paraissent
-se soutenir et se mouvoir dans le vide ; mais en
-réalité ils subissent, selon des courbes immenses,
-selon les données mêmes de l'infini, une loi de gravitation
-mystérieuse autour du centre des centres.
-C'est même sur ces majestueuses exceptions, soleils
-et génies, qu'on peut étudier à nu la grande loi
-d'équilibre universel qui régit aussi bien le monde
-moral que le monde physique.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Un puits profond réfléchissait les cieux constellés
-et les splendeurs de l'espace infini. Un enfant passe,
-se penche et jette une pierre dans le puits. Cette
-pierre brise le miroir et y efface les étoiles.</p>
-
-<p>Tel est le penseur. Il lui suffit du souci le plus
-vulgaire de la vie, ramassé à terre et jeté dans son
-esprit par le premier passant venu, pour le troubler
-dans la contemplation des choses éternelles.
-Mais ce trouble n'est que d'un moment, la pierre
-tombe au fond du puits, le souci tombe au fond de
-l'âme, et le mystérieux miroir se remet à refléter
-le ciel.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>La France et le monde viennent d'avoir, sans
-compter le dix-neuvième siècle, trois cycles successifs
-de lumière, et quant à moi, je n'ai jamais
-accepté cette appellation de «grand siècle» donnée
-au moindre des trois.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Luther, après avoir sapé à sa base la grande
-unité catholique, essaya vainement de fonder à son
-tour et de laisser après lui une unité religieuse.</p>
-
-<p>Calvin règne à Genève, Zwingle à Zurich dans
-les montagnes de l'Albis, le frère Martin à Marbourg,
-Bucer à Strasbourg, Acolampade au pied du
-Hauenstein de Bâle, Mélanchton à l'université de
-Wittenberg.</p>
-
-<p>Ce phénomène, au reste, se reproduit, presque
-avec les mêmes circonstances, dans l'histoire de
-toutes les philosophies et de toutes les religions. Il
-vient un moment où la pensée mère, l'auguste pièce
-d'or marquée à la royale face du maître, disparaît.
-Un tas de petites idées de cuivre ou de plomb, frappées
-à l'effigie d'une foule de petits hommes, se
-mettent à circuler parmi la multitude. On avait une
-philosophie, on a des systèmes ; on avait un sequin
-d'or, on a de la monnaie.</p>
-
-<p>Est-ce un bien? Est-ce un mal? Faut-il nous
-plaindre de ce que le faux se mêle ainsi fatalement
-toujours au vrai dans une certaine proportion? Le
-mensonge est-il nécessaire à la vérité, pour le rendre
-propre aux usages humains, comme l'alliage au
-métal?</p>
-
-<p>Je pose ces questions. Les résolve qui pourra.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Trois est le nombre parfait.</p>
-
-<p>L'unité est au nombre trois ce que le diamètre
-est au cercle. Trois est parmi les nombres ce que le
-cercle est parmi les figures.</p>
-
-<p>Le nombre trois est le seul qui ait un centre. Les
-autres nombres sont des ellipses et ont deux foyers.</p>
-
-<p>De cette perfection du nombre trois naît la
-curieuse loi que voici, applicable au seul nombre
-trois : &mdash; Additionnez les chiffres composant un
-multiple quelconque du nombre trois, le total sera
-toujours divisible par trois.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La force des peuples barbares tient à leur jeunesse
-et disparaît avec elle.</p>
-
-<p>La force des peuples civilisés tient à leur intelligence,
-et se développe avec elle.</p>
-
-<p>Il n'y a pas d'exemple d'un peuple barbare à la
-fois vieux et puissant. Il se civilise ou il meurt.</p>
-
-<p>Dans le premier cas, il est la Russie ; dans le
-second cas, il est la Turquie.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>On gâte l'Orient. Il n'y a plus de Grand-Turc.
-Le sérail est en acajou. L'idéal des pachas est de ressembler
-à nos caporaux. Le mufti s'écourte et devient
-bonasse. Abd-el-Kader, qui écrivait comme Job,
-écrit comme Prudhomme. La pelisse fait place au
-paletot. Alger va avoir une rue de Rivoli, Delhi a
-un Strand ; l'Afrique se francise, l'Inde s'anglaise.
-Vous verrez que, de proche en proche, sous prétexte
-de civilisation, l'Europe finira par casser la
-Chine.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Une république comme les États-Unis d'Amérique,
-faite d'un seul principe, accepte avec calme
-les luttes et les chocs de la pensée sous toutes ses
-formes les plus grandioses et les plus farouches.
-Toutes les libertés de l'esprit humain peuvent sans
-péril y faire leurs bonds formidables. Les taureaux
-sont vastes, les éléphants sont énormes, les lions
-sont gigantesques, mais le cirque est de granit.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>John Brown.</p>
-
-<p>Le despotisme qui tue un libérateur, se défend ;
-la liberté qui tue un libérateur, se suicide.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Ce siècle accomplit l'office de cantonnier pour
-les sociétés futures. Nous faisons la route, d'autres
-feront le voyage.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Nous voyons le temps passé au télescope et le
-temps présent au microscope. De là les énormités
-apparentes du temps présent.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">1850.</p>
-
-<p>Dans ce temps où l'on ne fait que changer d'abîme,
-voici toute ma politique : je m'attelle en avant dans
-les montées et en arrière dans les descentes.</p>
-
-<p>Cela fait dire aux esprits superficiels que je varie.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">1850.</p>
-
-<p>Le penseur militant ne doit pas plus s'ébahir d'être
-tour à tour populaire et impopulaire que le marin
-d'être tour à tour sec et mouillé.</p>
-
-<p>Avoir le vrai pour étoile, le droit pour boussole,
-faire le voyage, sauver le vaisseau, entrer au port,
-arriver au but, voilà l'unique question.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">1850.</p>
-
-<p>J'aime être populaire, c'est le bonheur ; mais je
-veux être utile, c'est le devoir.</p>
-
-<p>Inutile et populaire ou impopulaire et utile? mon
-choix serait vite fait. Souffre, mais sers.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">1852.</p>
-
-<p>Je n'écris que d'une main, mais je combats des
-deux.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">1860.</p>
-
-<p>L'exil commence par être un pêle-mêle et finit par
-être un choix. Qui y reste est meilleur. L'exil tamise.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">Guernesey. 1861.</p>
-
-<p>Quand j'étais pair de France sous la monarchie
-ou représentant du peuple sous la république, si
-quelqu'un m'eût prédit qu'un jour viendrait, où,
-moi Victor Hugo, je serais frappé par un statut de la
-chambre étoilée du temps de Charles I<sup>er</sup>, et qu'un
-autre jour viendrait où je paierais, comme tenancier
-féodal, le droit de poulage à la reine d'Angleterre,
-j'eusse souri de ces rêves. Ces rêves sont arrivés.
-L'impossible n'est pas. Les petites comme les grandes
-destinées doivent s'attendre à tout. Prévoyez l'imprévu.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">1862.</p>
-
-<p>Les révolutions comme les volcans ont leurs journées
-de flamme et leurs années de fumée.</p>
-
-<p>Nous sommes maintenant dans la fumée.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">1862.</p>
-
-<p>Oh! ces hommes de tous les régimes, de toutes
-les intrigues, de toutes les servitudes, de tous les
-despotismes! Ils ont une tache, ces hommes, partout
-où la patrie a une cicatrice!</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">1863.</p>
-
-<p><i lang="la" xml:lang="la">Gaudet equis canibusque.</i> Horace le disait il y a
-deux mille ans, de tout temps la jeunesse a aimé
-les chevaux. Seulement la façon a changé. Nos
-pères, les jeunes gens d'autrefois, aimaient les chevaux
-comme des chevaliers. Les jeunes gens d'aujourd'hui
-aiment les chevaux comme des palefreniers.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p class="date">1869.</p>
-
-<p>Le despotisme est un crime long.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch8"><i lang="la" xml:lang="la">Promontorium Somnii</i></h3>
-
-
-<h4>I</h4>
-
-<p>Ce promontoire du Songe! il est dans Shakespeare.
-Il est dans tous les grands poëtes.</p>
-
-<p>Dans le monde mystérieux de l'art, il y a la cime
-du rêve. A cette cime du rêve est appuyée l'échelle
-de Jacob. Jacob couché au pied de l'échelle, c'est le
-poëte, ce dormeur qui a les yeux de l'âme ouverts.
-En haut, ce firmament, c'est l'idéal. Les formes
-blanches ou ténébreuses, ailées ou comme enlevées
-par une étoile qu'elles ont au front, qui gravissent
-l'échelle, ce sont les propres créations du poëte qu'il
-voit dans la pénombre de son cerveau faisant leur
-ascension vers la lumière.</p>
-
-<p>Cette cime du rêve est un des sommets qui dominent
-l'horizon de l'art. Toute une poésie singulière
-et spéciale en découle. D'un côté le fantastique ;
-de l'autre le fantasque, qui n'est autre chose que le
-fantastique riant. C'est de cette cime que s'envolent
-les océanides d'Eschyle, les chérubins de Jérémie, les
-ménades d'Horace, les larves de Dante, les andryades
-de Cervantes, les démons de Milton et les matassins
-de Molière.</p>
-
-<p>Ce promontoire du Songe quelquefois submerge
-de son ombre tout un génie, Apulée jadis, Hoffmann
-de nos jours. Il emplit une &oelig;uvre entière, et
-alors cela est redoutable, c'est l'Apocalypse. Les vertiges
-habitent cette hauteur. Elle a un précipice, la
-folie. Un des versants est farouche, l'autre est radieux.
-Sur l'un est Jean de Patmos, sur l'autre Rabelais. Car
-il y a la tragédie rêve et il y a la comédie songe.</p>
-
-<p>Melpomène, aux sourcils rapprochés, a beau
-pleurer et rugir sur les rois ; Thalie, grâce autant
-que muse, a beau bafouer le peuple ; elles ont beau,
-l'une et l'autre, sembler humaines et être humaines :
-la clarté du surhumain apparaît dans les yeux stellaires
-de ces deux masques.</p>
-
-<p>De là dans la poésie une sorte de monde à part.
-C'est le monde qui n'est pas et qui est. Niez donc la
-réalité de Caliban. Contestez donc l'existence du
-petit Poucet. Tâchez donc, à moins que vous ne
-soyez Boileau en personne, le vrai Boileau, Nicolas,
-fils de Gilles, tâchez donc de ne pas vous intéresser
-à l'<i>Homme sans ombre</i>. Dites à Titania : Tu n'es pas!
-Si vous lui donnez ce soufflet, elle vous le rendra. Car
-c'est vous, bourgeois, qui n'êtes pas.</p>
-
-<p>Tout songeur a en lui ce monde imaginaire. Cette
-cime du rêve est sous le crâne de tout poëte comme
-la montagne sous le ciel. C'est un vague royaume
-plein du mouvement inexprimable de la chimère. Là
-on vit de la vie étrange de la nuée. Il y a dans tout
-de l'errant et du flottant. La forme dénouée ondule
-mêlée à l'idée. L'âme est presque chair, le corps est
-presque esprit. On pousse la réalité jusqu'à dire, le
-cas échéant, le mot de Cambronne, et l'on s'y appelle
-crûment Bottom ; un fantôme crie à l'autre : «Tais-toi,
-fils de putain!» Et l'on est impalpable au point
-de fondre comme Ariel dans le parfum d'une fleur.</p>
-
-<p>C'est l'impossible qui se dresse et qui dit : Présent.
-L'être commencé homme s'achève abstraction.
-Tout à l'heure il avait du sang dans les veines ;
-maintenant il a de la lumière, maintenant il a de la
-nuit, maintenant il se dissipe. Saisissez-le, essayez, il
-a rejoint le nuage. Du réel rongé et disparaissant sort
-un fantôme comme du tison une fumée.</p>
-
-<p>Tel est ce monde, autant lunaire que terrestre,
-éclairé d'un crépuscule.</p>
-
-<p>Quant à la quantité de comédie qui peut se mêler
-au rêve, qui ne l'a éprouvé? on rit endormi.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>L'assoupissement du corps est-il un réveil des facultés
-inconnues, et nous met-il en relation avec les
-êtres doués de ces facultés, lesquels ne sont point
-perceptibles à notre organisme quand la bête le
-complique, c'est-à-dire quand nous sommes debout,
-allant et venant en pleine vie terrestre? Les phénomènes
-du sommeil mettent-ils la partie invisible de
-l'homme en communication avec la partie invisible de
-la nature? Dans cet état, les êtres, dits intermédiaires,
-dialoguent-ils avec nous? jouent-ils avec nous? jouent-ils
-de nous? Ce n'est pas ici le lieu d'aborder ces questions,
-plus scientifiques que ne le croit l'ignorance
-d'une certaine science. Nous nous bornons à dire que
-ceux qui observent sur eux-mêmes la surprenante
-vie du sommeil font beaucoup de remarques.</p>
-
-<p>Le problème de la chair au repos a de tout temps
-sollicité et tourmenté les métaphysiciens sérieux.
-L'assoupissement a des parties transparentes ; une
-vague étude est possible dans ce nuage, et la fouille
-du sommeil tente les chercheurs. C'est une sorte de
-pêche aux perles dans l'océan inconnu. Ce qu'on peut
-extraire du sommeil étudié préoccupait particulièrement
-un grave et sagace esprit contemporain, Jouffroy.
-Béranger, son ami, riait et lui disait : «Vous
-voulez saisir l'insaisissable». En effet, on ne peut rien
-fixer, et par conséquent rien affirmer, dans ces mirages
-obscurs. Mais de certaines apparences persistantes
-finissent par se coordonner, et frappent, à
-travers la brume de l'assoupissement, l'attention des
-observateurs du sommeil. Tout demeure hypothèse,
-mais pourtant, sans perdre absolument leur caractère
-conjectural, quelques faits se condensent. Un de
-ces faits a on ne sait quoi de formidable ; le voici :
-il existe une hilarité des ténèbres. Un rire nocturne
-flotte. Il y a des spectres gais.</p>
-
-<p>«Le Malin est dans la nuit,» disait la crédulité
-naïve du moyen âge, donnant à ce mot «malin» son
-double sens.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>L'art s'empare de cette gaîté sépulcrale. Toute la
-comédie italienne est un cauchemar qui éclate de
-rire. Cassandre, Trivelin, Tartaglia, Pantalon, Scaramouche,
-sont des bêtes vaguement incorporées à des
-hommes ; la guitare de Sganarelle est faite du même
-bois que la bière du Commandeur ; l'enfer se déguise
-en farce ; Polichinelle, c'est le vice deux fois difforme,
-<i lang="la" xml:lang="la">peccatum bigibbosum</i>, comme parle le bas latin de
-Glaber Radulphus ; le spectre blanc coud des manches
-à son suaire et devient Pierrot ; le démon écaillé, à
-face noire, devient Arlequin ; l'âme, c'est Colombine.</p>
-
-<p>L'homme danse volontiers la danse macabre, et,
-ce qui est bizarre, il la danse sans le savoir. C'est à
-l'heure où il est le plus gai qu'il est le plus funèbre.
-Un bal en carnaval, c'est une fête aux fantômes. Le
-domino est peu distinct du linceul. Quoi de plus lugubre
-que le masque, face morte promenée dans les
-joies! L'homme rit sous cette mort. La ronde du
-sabbat semble s'être abattue à l'Opéra, et l'archet de
-Musard pourrait être fait d'un tibia. Nul choix possible
-entre le masque et la larve. <i lang="la" xml:lang="la">Stryga vel masca.</i>
-C'est peut-être Rigolboche, c'est peut-être Canidie.
-Des brucolaques et des lycanthropes se perdraient
-dans cette foule. Ces voiles blancs et noirs traverseraient
-un cimetière sans le troubler. Un débardeur
-tutoie peut-être un vampire. Qui sait si cette cohue
-obscène n'a pas, en venant ici, laissé derrière elle des
-fosses vides? Il n'est pas bien sûr que ce sergent de
-ville qui passe ne mène pas un squelette au poste.
-Sont-ce des ivrognes? Sont-ce des ombres? Le mardi
-gras descend de la Courtille, à moins qu'il ne revienne
-de Josaphat.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Ce somnambulisme est humain. Une certaine disposition
-d'esprit, momentanément ou partiellement
-déraisonnable, n'est point un fait rare, ni chez les
-individus, ni chez les nations.</p>
-
-<p>Il est certain, par exemple, que tout autocrate est
-dans une situation cérébrale particulière. Le pouvoir
-absolu enivre comme le génie, mais il a cela de
-redoutable qu'il enivre sans contrepoids. L'homme
-de génie et le tyran sont l'un et l'autre pleins d'un
-démon ; ils sont tous deux souverains ; mais, dans
-l'homme de génie, la raison étant égale à la puissance,
-l'esprit reste en équilibre.</p>
-
-<p>Dans le tyran, l'omnipotence étant habituellement
-accompagnée de la toute-bêtise, et d'ailleurs purement
-matérielle, la cervelle misérable bascule à
-chaque instant. Alors vous avez de ces spectacles-ci :
-Louis XV enseignant le catéchisme aux petites filles
-du Parc-aux-Cerfs.</p>
-
-<p>Souvent l'état de rêve gagne les hommes graves,
-les savants, les théologiens, les remueurs d'in-folios.
-Je ne sais plus quel bonhomme docte, savantissime,
-fort farouche sur toute chose, dont parle Claude Binet,
-racontait ses rendez-vous d'amour avec une princesse
-du sang royal morte depuis cent cinquante ans.
-David Parens, oracle de la Sapience à Heidelberg,
-rêve qu'un chat lui égratigne le visage, et le mentionne
-dans son journal du 26 décembre 1617, avec cette
-note : <i lang="la" xml:lang="la">Somnium sine dubio ominosum</i>. Et il part de
-là pour dire : A quoi bon fortifier Heidelberg? Jurieu
-croyait avoir de la cavalerie se battant dans son
-ventre. Pomponace était devenu chimérique au
-point de ne presque plus savoir comment on s'y
-prend pour dormir, boire, manger et cracher ; il
-disait lui-même de lui-même : <i lang="la" xml:lang="la">insomnis et insanus</i>.
-Scioppius n'était évidemment pas sain d'esprit quand,
-par crainte des jésuites, il prenait un faux nez à
-chaque livre qu'il écrivait, s'appelant successivement
-Vargas, Sotelo, Hay, Krigsoeder, Denius, <span lang="la" xml:lang="la">A Fano
-Sancti Benedicti</span>, Junipère d'Ancône, Grosippe et
-Grobinius.</p>
-
-<p>Les institutions graves ne sont pas plus exemptes
-d'insanité que les hommes graves. L'Église damne
-les sauterelles. On conserve dans les pouilles de la
-cathédrale de Laon un mandement de l'évêque de
-1120 contre les charançons. En 1516, l'official de
-Troyes rend cet arrêt : «Parties ouïes, faisant droit
-sur la requeste des habitants de Villenoxe, admonestons
-les chenilles de se retirer dans six jours, et, à
-défaut de ce faire, les déclarons maudites et excommuniées.»
-Le Parlement de Paris, faisant pendre une
-truie sorcière, rêve et extravague. La Sorbonne, faisant
-défense et inhibition de guérir les maladies au
-quinquina, «écorce scélérate», est complètement
-folle.</p>
-
-<p>Les multitudes, ainsi que nous venons de l'indiquer,
-ne sont point exemptes de ces contagions. Les
-peuples, même libres, ont leurs tics comme les despotes
-ont leurs lubies. Le peuple anglais, en masse,
-copiant le n&oelig;ud de cravate de Brummel, n'est-il pas
-en état de rêve tout autant que Charles-Quint montant
-des pendules, ou Domitien décapitant des
-mouches? Est-il un rêve plus absurde que celui
-d'Origène? Celui-là, certes, ne semble pas contagieux.
-Il l'est. La religion des eunuques volontaires
-existe. Allez en Russie, vous l'y trouverez. Les origénistes
-s'appellent <i>Skopzi</i> ; ils sont trente mille ; et,
-en attendant le jour où le feu czar Pierre III, leur
-messie, viendra mettre en branle la grosse cloche du
-Kremlin à Moscou, ils se mutilent stoïquement,
-somnambules au point de n'être plus hommes.</p>
-
-<p>Une science tout entière peut tomber en somnambulisme.
-La médecine est particulièrement sujette
-à cet accident. Le moyen âge a été pour elle
-une longue éclipse, et l'on pourrait presque dire
-que jusqu'au dix-huitième siècle la médecine a rêvé.
-Le bol d'Arménie, la thériaque, l'électuaire de
-Sennert contre les maladies du c&oelig;ur, forgé de
-trente-deux substances, parmi lesquelles l'or, le
-corail, l'ambre, le saphir, l'émeraude et la perle, la
-fameuse poudre panacée faite avec des nombrils de
-singes du golfe Persique, tous ces remèdes semblent
-des cauchemars. De réalité, point. On damne, de
-par la Bible, Harvey, le <i lang="la" xml:lang="la">circulator</i> du sang, comme
-Galilée, le <i lang="la" xml:lang="la">circulator</i> des planètes. L'hygiène était
-formidable. En une seule année, Bouvart, médecin
-de Louis XIII, faisait traverser le roi par deux cent
-quinze médecines et deux cent douze clystères. Les
-facultés guerroyaient ; le diagnostic combattait la
-drogue ; saint Côme attaquait saint Luc ; les médecins
-se déclaraient homériques et les apothicaires
-bibliques ; les premiers se disaient descendants de
-Machaon et de Poladire, et les seconds entendaient
-remonter jusqu'au prophète qui inventa pour Ezéchias
-le cataplasme de figues sèches ; Fleurant prenait
-pour ancêtre Isaïe. Le tournoi médical pour et
-contre l'antimoine rendait fous furieux Renaudot,
-Guénaut, et Guy-Patin, et Courtaud, champion de
-Montpellier, et Guillemeaut, champion de Paris. Cependant
-mourait qui voulait. Les malades avaient la
-fièvre et les médecins le délire.</p>
-
-<p>Quelquefois une époque est maniaque. La Renaissance
-a donné à l'Europe pendant trois siècles la
-folie païenne. Théagène et Chariclée et les pastorales
-de Longus créèrent une sorte de civilisation
-mythologique, galante et bergère. La Fontaine écrit :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Depuis que la cour d'Amathonte</div>
-<div class="verse">S'est enfuie à Bois-le-Vicomte&hellip;</div>
-</div>
-
-<p>Apollon gardeur de moutons était le type auquel
-le cardinal de Richelieu s'efforçait de ressembler.
-En France, il y avait une sorte d'Olympe gaulois.
-Les dieux rencontraient les druides dans les
-oseraies fleuries du Lignon. On poussait la bergerie
-jusqu'à la bergerade. On n'était plus en France,
-mais en Arcadie. On écrivait <i>le Berger extravagant</i>.
-Ronsard, épris d'une femme de la cour, changeait
-Estrée en Astrée. Les tritons et les néréides, Rubens
-l'atteste, débarquaient Marie de Médicis à Marseille,
-et Mercure assistait à son sacre dans l'église de
-Saint-Denis. Wolfgang Guillaume, duc de Neubourg,
-avait bâti un mont Ida dans son jardin, s'y accroupissait
-sur un aigle empaillé et faisait tirer le canon
-pour se croire Jupiter. Louis XIV se déguisait de
-bonne foi en soleil. Le maréchal de Saxe à Chambord
-avait un régiment de uhlans exquis et fantasque ;
-habits couleur limace, culottes vertes, bottes
-hongroises, turbans à crinières, piques à banderoles,
-avec une compagnie colonelle de nègres vêtus
-de blanc sur des chevaux blancs, et en queue une
-batterie de longs canons de cuivre dans des boîtes
-de sapin sur de petits chariots, et en tête une musique
-chinoise ; le comte de Saxe passait la revue de
-ce régiment joujou, en grand costume de maréchal-général,
-et suivi d'une pleine gondole de déesses à
-peu près nues, Junons, Minerves, Hébés, Vénus,
-Flores, etc., qui étaient des filles entretenues par lui
-dans son château des Pipes, près Créteil, et dans sa
-petite maison de la rue du Battoir. Élisabeth d'Angleterre,
-avant eux, avait eu son Parnasse et son
-Olympe. Cette pédante était digne d'être payenne.
-Elle habillait ses femmes en dryades et ses valets de
-pied en satyres ; à Hampton-Court, elle faisait danser
-autour d'elle les Jeux et les Ris, qui étaient ses
-pages. Elle ne se faisait point sacrer par Mercure,
-n'étant pas catholique comme Marie de Médicis, mais
-elle ne haïssait pas d'être conduite à sa chambre à
-coucher par ce dieu orné du caducée et des talonnières
-d'ailes. A Norwich, un beau jour, les aldermen
-lui servirent sur un plat d'argent un Cupidon
-qui offrit une flèche d'or aux cinquante ans de Sa
-Majesté. Leicester lui donna une fête à Kenilworth. Il
-y avait un étang ; occasion de mythologie. Laneham
-et sir Nicholas Lestrange étaient là et le racontent.
-Arion sur le dos d'un dauphin et Triton ayant la
-figure d'une sirène, sortirent des roseaux et chantèrent
-à Élisabeth des vers de Leicester. Tout à coup,
-Arion, troublé par la reine ou enroué par l'étang,
-s'arrêta court, déchira son habit mythologique et
-cria : «Je ne suis pas Arion, je suis l'honnête Henry
-Goldingham.» Élisabeth, déesse, rit. Elle redevenait
-réelle, et femme et reine pour de bon, quand
-il s'agissait de couper la tête à Marie Stuart, plus
-belle qu'elle.</p>
-
-<p>Un écrivain tellement mystérieux qu'il est presque
-sinistre, positif cependant et pratique jusqu'à l'horreur,
-poussant l'obéissance à la réalité jusqu'à l'acceptation
-du crime, une sorte de pontife effrayant
-du fait accompli, Machiavel, qui le croirait? est, ou
-semble être, lui aussi, en proie au rêve. Les lignes
-qu'on va lire sont de lui :</p>
-
-<p>«Je ne saurois en donner la raison, mais c'est un
-fait attesté par toute l'histoire ancienne et moderne
-que jamais il n'est arrivé de grand malheur dans une
-ville ou dans une province qui n'ait été prédit par quelques
-devins ou annoncé par des révélations, des prodiges
-ou autres signes célestes. Il seroit fort à désirer
-que la cause en fût discutée par des hommes instruits
-dans les choses naturelles et surnaturelles, avantage
-que je n'ai point. Il peut se faire que, notre atmosphère
-étant, comme l'ont cru certains philosophes,
-habitée par une foule d'esprits qui prévoient les
-choses futures par les lois mêmes de leur nature, ces
-intelligences, qui ont pitié des hommes, les avertissent
-par ces sortes de signes, afin qu'ils puissent se tenir
-sur leurs gardes. Quoi qu'il en soit, le fait est certain,
-et toujours après ces annonces on voit arriver
-des choses nouvelles et extraordinaires.» (Machiavel,
-<i>Discours sur Tite-Live</i>, 1, 56.)</p>
-
-<p>Ainsi le machiavélisme se complique de la foi aux
-présages. Machiavel, devin, eût rencontré sans rire
-Machiavel, augure.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Cette tendance de l'homme à verser dans l'impossible
-et l'imaginaire est la source du <i lang="la" xml:lang="la">Credo quia
-absurdum</i>. Elle crée dans la religion l'idolâtrie et
-dans la poésie la chimère. L'idolâtrie est mauvaise.
-La chimère peut être belle.</p>
-
-<p>Tout un art complet, la musique, admirable en
-Italie et plus admirable encore en Allemagne, appartient
-au rêve. La musique est belle en Italie ; en Allemagne,
-elle est sublime. Cela tient à ce que l'Italie rêve
-la volupté et l'Allemagne l'amour. De là le sourire de
-Cimarosa et le sanglot immense de Glück. L'Allemagne
-a cette gloire d'avoir jusqu'ici à elle seule la
-suprématie absolue d'un art, toutes les autres nations
-étant forcées au partage des autres arts. Le grand
-poëte n'est pas grec, car s'il y a Eschyle, il y a Isaïe ;
-il n'est pas hébreu, car s'il y a Isaïe, il y a Juvénal ;
-il n'est pas latin, car s'il y a Juvénal, il y a Dante ; il
-n'est pas italien, car s'il y a Dante, il y a Shakespeare ;
-il n'est pas anglais, car s'il y a Shakespeare, il y a
-Cervantes ; il n'est pas espagnol, car s'il y a Cervantes,
-il y a Molière ; il n'est pas français, car s'il y a Molière,
-il y a tous ceux que nous venons d'énumérer. Le
-grand musicien est allemand.</p>
-
-<p>Le grand allemand moderne, ce n'est pas G&oelig;the,
-c'est Beethoven.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Nous venons de nommer Molière. Si quelque
-chose pouvait démontrer la puissance du rêve dans
-l'art, ce serait de le voir envahir Molière.</p>
-
-<p>Le prophète, le jour où les montagnes se mirent
-à sauter comme des béliers, résista à l'effarement
-du prodige jusqu'à l'instant où il vit le mont Ararat
-lui-même entrer en danse. Eh bien, Molière
-aussi, de même que tous les autres poëtes, entre
-en rêve.</p>
-
-<p>Molière est Poquelin, comme Voltaire est Arouet ;
-Molière est le produit du pilier des Halles, il est élève
-de Gassendi, il est l'essayeur d'une traduction de
-Lucrèce, il est sceptique, il est le critique perpétuel
-de son propre enthousiasme ; il est Alceste, mais il
-est Philinte ; Molière est le grand raisonneur qui,
-heureusement, n'a pas, comme Voltaire, poussé le
-raisonnement jusqu'au point où le raisonnement fait
-évanouir la comédie ; Molière est homme de génie
-valet de chambre tapissier&hellip; N'importe, ce désillusionné,
-ce philosophe qui fait le lit d'un roi, est, à
-ses heures, chimérique. «La lune, comme dit Othello,
-vient de passer trop près de la terre.» C'est fait,
-Molière est atteint, comme un simple Shakespeare.
-Brusquement, tout à coup, Molière est ivre. Il est
-ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie
-à l'abattoir et la comédie au tréteau. Abattoir
-sublime ; tréteau splendide. Molière, subitement
-éperdu, chancelle du trop plein de la coupe divine,
-et, comme Horace, il dit : Ohée! <i lang="la" xml:lang="la">Dicit Horatius :
-Ohe!</i> Ce sage devient fou ; et voilà le fantasque qui
-arrive, et le grotesque, et le bouffon, et la parodie,
-et la caricature, et l'excentrique, et l'excessif ; Boileau,
-glacé d'horreur, «ne reconnaît plus» Molière ;
-les intermèdes font irruption, la farce fait éclater la
-comédie ; la bouche du mascaron Thalie s'ouvre
-jusqu'aux oreilles et vomit les satyres dansants, les
-sauvages dansants, les cyclopes dansants, les furies
-dansantes, les procureurs dansants, les importuns
-dansants, les espagnols chantants, les turcs bâtonnants,
-les lutins faisant des sauts périlleux, le muphti
-et le dervis, les matamores parlant patois, et l'ours,
-et Moron sur l'arbre, et Scapin avec son sac, et Jupiter
-dans son nuage, et Mercure dans Sosie, et
-Sbrigani, et Pourceaugnac, et Diafoirus, et Desfonandrès ;
-le bourgeois gentilhomme et le malade imaginaire
-donnent la réplique aux révérences ironiques,
-Argan se coiffe d'un pot de chambre idéal, le latin
-sorbonesque fait rage, le mamamouchi baragouine,
-les tiares de chandelles s'allument, les seringues
-tourbillonnent, l'apothéose des apothicaires flamboie ;
-et toute cette folie, ô Molière, ajoute à ta sagesse!</p>
-
-<p>Si cela arrive à Molière, cela arrivera à tous.</p>
-
-<p>Le poëte est le fils de la Muse ; il en est aussi
-l'enfant. Mais cette enfance ressemble à celle du
-Nazaréen au temple. Elle enseigne. Les docteurs
-l'écoutent ; elle a le doigt levé.</p>
-
-<p>Une signification sérieuse et forte se dégage de
-ces lupercales de l'art. C'est le vice accentué, c'est le
-ridicule barbouillé de lui-même, c'est la lie au front
-de l'ivrogne. Le laid devient grotesque. La grimace
-souligne la figure. C'est la physionomie poussée au
-noir. Qui n'était que poltron est lâche, qui n'était
-que pédant est idiot, qui n'était que bête est sot,
-qui n'était que vil est abject. Toute une philosophie
-sort de la bouffonnerie. C'est le défaut marqué par
-l'excès. Il semble que la farce délie Molière. Ses
-cris les plus hardis, c'est là qu'il les jette ; ses conseils
-les plus profonds, c'est là peut-être qu'il les
-donne. Cela n'empêche pas le duc de Saint-Aignan
-de s'indigner du <i>Bourgeois gentilhomme</i>, et de profiter
-du silence du roi pour crier : «Molière baisse.
-Molière n'y est plus. <i>Balachon</i>, <i>Balaba</i>, que veut
-dire cela? Molière est en délire!»</p>
-
-<p>Soit dit en passant, le duc de Saint-Aignan, si
-difficile en fait de bon sens, était le même qui,
-en 1664, aux fêtes de Versailles, maréchal de camp,
-armé à la grecque, coiffé d'un casque à plumes
-incarnates avec dragon, vêtu d'une cuirasse de toile
-d'argent à petites écailles d'or, bas de soie pareils,
-représentait Guidon le sauvage.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Oui, loin d'être un défaut, comme le croient les
-critiques de surface, cette quantité de rêve inhérente
-au poëte est un don suprême. Il faut qu'il y ait dans
-le poëte un philosophe, et autre chose. Qui n'a pas
-cette quantité céleste de songe n'est qu'un philosophe.</p>
-
-<p>Ce <i lang="la" xml:lang="la">quid divinum</i>, Voltaire l'a eu dans ses Contes ;
-Là seulement il est poëte. Remarque frappante,
-dans ses Contes Voltaire rêve, il pense d'autant plus.
-Il sort du réel et entre dans le vrai. Cette gorgée de
-chimère, bue par sa raison, la transfigure, et cette
-raison devient divination. Voltaire dans ses Contes
-entrevoit presque, et entrevoit avec amour, la conclusion,
-disons plus, la catastrophe finale du dix-huitième
-siècle ; catastrophe qui, historien, l'épouvanterait.
-Il invente, il imagine, il se laisse aller aux
-conjectures, il perd pied ; il s'envole. Le voilà en
-plein azur de suppositions et d'hypothèses. La pensée
-étoilée était jusque-là restée fermée. C'est l'ouverture
-de la déesse. <i lang="la" xml:lang="la">Patuit dea.</i></p>
-
-<p>Dans toutes les autres &oelig;uvres de ce grand Arouet,
-l'inquiétude du maître lui tire la manche, la nécessité
-de plaire aux puissances crée un contre-courant
-à la bonne volonté ; <i>Trajan est-il content?</i> Cette courbette
-revient sans cesse. Le courtisan encombre le
-penseur. Le valet déconseille le titan. A Versailles,
-il est gentilhomme ordinaire ; à Potsdam, il a sa
-clef derrière le dos. De là force platitudes en présence
-du fait. La sphère imaginaire rend ses coudées
-franches à cet esprit. Candide est sincère ; Micromégas
-prend ses aises. Quand d'une enjambée on
-est dans Sirius, on est libre. Voltaire dans l'histoire
-n'est qu'à peu près un philosophe ; dans le conte,
-c'est presque un apôtre.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Poëtes, voici la loi mystérieuse : Aller au delà.
-Laissez les sots la traduire par <i lang="la" xml:lang="la">extravagare</i>. Allez
-au delà, extravaguez, soit, comme Homère, comme
-Ezéchiel, comme Pindare, comme Salomon, comme
-Archiloque, comme Horace, comme saint Paul, comme
-saint Jean, comme saint Jérôme, comme Tertullien,
-comme Pétrarque, comme Alighieri, comme Cervantes,
-comme Rabelais, comme Shakespeare, comme
-Milton, comme Mathurin Régnier, comme Agrippa
-d'Aubigné, comme Molière, comme Voltaire. Extravaguez
-avec ces doctes, extravaguez avec ces justes,
-extravaguez avec ces sages. <i lang="la" xml:lang="la">Quos vult <span class="small roman">AUGERE</span>
-Juppiter dementat</i>.</p>
-
-<p>Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles
-déraison, les ignorants hallucination, ce qui
-s'appelait jadis fureur sacrée, ce qui s'appelle aujourd'hui,
-selon que c'est l'un ou l'autre versant du
-rêve, mélancolie ou fantaisie, cet état singulier de
-l'esprit qui, persistant chez tous les poëtes, a maintenu,
-comme des réalités, des abstractions symboliques,
-la lyre, la muse, le trépied, sans cesse
-invoquées ou évoquées, cette ouverture étrange aux
-souffles inconnus, est nécessaire à la vie profonde
-de l'art. L'art respire volontiers l'air irrespirable.
-Supprimer cela, c'est fermer la communication avec
-l'infini. La pensée du poëte doit être de plain-pied
-avec l'horizon extra-humain.</p>
-
-<p>Silène, au dire d'Épicure, était un sage tellement
-pensif qu'il semblait éperdu. Il s'abrutissait d'infini.
-Il méditait si avant dans les choses qu'il allait hors
-de la vie et qu'on l'eût dit pris de vin. Ce vin était
-la rêverie terrible.</p>
-
-<p>Le poëte complet se compose de ces trois visions :
-Humanité, Nature, Surnaturalisme. Pour l'Humanité
-et la Nature, la Vision est observation ; pour le
-Surnaturalisme, la Vision est intuition.</p>
-
-<p>Une précaution est nécessaire : s'emplir de
-science humaine. Soyez homme avant tout et surtout.
-Ne craignez pas de vous surcharger d'humanité.
-Lestez votre raison de réalité, et jetez-vous à
-la mer ensuite.</p>
-
-<p>La mer, c'est l'inspiration.</p>
-
-<p>A proprement parler, toute la haute puissance
-intellectuelle vient de ce souffle, l'inconnu. Souffle
-qui est une volonté. <i lang="la" xml:lang="la">Flat ubi vult.</i></p>
-
-<p>Ce sont là les grands effluves. Les divers ordres de
-faits qui se rattachent à l'inspiration débordent de
-toute part la région du rêve et les créations de la
-poésie imaginaire. Ce majestueux phénomène psychique,
-l'inspiration, gouverne l'art tout entier, la
-tragédie comme la comédie, la chanson comme l'ode,
-le psaume comme la satire, l'épopée comme le drame.
-Mais, pour le moment, nous ne regardons qu'un
-détail de ce vaste ensemble.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Donc songez, poëtes ; songez, artistes ; songez,
-philosophes ; penseurs, soyez rêveurs. Rêverie, c'est
-fécondation. L'inhérence du rêve à l'homme explique
-tout un côté de l'histoire et crée tout un côté de l'art.
-Platon rêve l'Atlantide, Dante le Paradis, Milton
-l'Éden, Thomas Morus la Cité Utopia, Campanella
-la Cité du Soleil, Hall le <span lang="la" xml:lang="la">Mundus Alter</span>, Cervantes
-Barataria, Fénelon Salente.</p>
-
-<p>Seulement n'oubliez pas ceci : il faut que le songeur
-soit plus fort que le songe. Autrement danger.
-Tout rêve est une lutte. Le possible n'aborde pas le
-réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère. Un
-cerveau peut être rongé par une chimère.</p>
-
-<p>Qui n'a vu dans les hautes herbes du printemps
-un drame horrible? Le hanneton de mai, pauvre
-larve informe, a volé, voleté, bourdonné ; il a fait des
-rencontres, il s'est heurté aux murs, aux arbres, aux
-hommes, il a brouté à toutes les branches où il a
-trouvé de la verdure, il a cogné à toutes les vitres où
-il a vu de la lumière, il n'a pas été la vie, il a été le tâtonnement
-essayant de vivre. Un beau soir il tombe,
-il a huit jours, il est centenaire. Il se traînait dans
-l'air, il se traîne à terre ; il rampe épuisé dans les
-touffes et dans les mousses, les cailloux l'arrêtent, un
-grain de sable l'empêtre, le moindre épillet de graminée
-lui fait obstacle. Tout à coup, au détour d'un
-brin d'herbe, un monstre fond sur lui. C'est une bête
-qui était là embusquée, un nécrophore, la jardinière,
-un scarabée splendide et agile, vert, pourpre, flamme
-et or, une pierrerie armée qui court et qui a des
-griffes. C'est un insecte de guerre casqué, cuirassé,
-éperonné, caparaçonné ; le chevalier brigand de
-l'herbe. Rien n'est formidable comme de le voir sortir
-de l'ombre, brusque, inattendu, extraordinaire. Il se
-précipite sur ce passant. Ce vieillard n'a plus de force,
-ses ailes sont mortes, il ne peut échapper. Alors c'est
-terrible. Le scarabée féroce lui ouvre le ventre, y
-plonge sa tête, puis son corselet de cuivre, fouille et
-creuse, disparaît plus qu'à mi-corps dans ce misérable
-être et le dévore sur place, vivant. La proie
-s'agite, se débat, s'efforce avec désespoir, s'accroche
-aux herbes, tire, tâche de fuir, et traîne le monstre
-qui la mange.</p>
-
-<p>Ainsi est l'homme pris par une démence. Il y a
-des songeurs qui sont ce pauvre insecte qui n'a point
-su voler et qui ne peut pas marcher ; le rêve, éblouissant
-et épouvantable, se jette sur eux et les vide et
-les dévore et les détruit.</p>
-
-<p>La rêverie est un creusement. Abandonner la surface,
-soit pour monter, soit pour descendre, est toujours
-une aventure. La descente surtout est un acte
-grave. Pindare plane, Lucrèce plonge. Lucrèce est le
-plus risqué. L'asphyxie est plus redoutable que la
-chute. De là plus d'inquiétude parmi les lyriques qui
-creusent le moi que parmi les lyriques qui sondent
-le ciel. Le moi, c'est là la spirale vertigineuse. Y
-pénétrer trop avant effare le songeur.</p>
-
-<p>Du reste toutes les régions du rêve veulent être
-abordées avec précaution. Ces empiétements sur
-l'ombre ne sont pas sans danger. La rêverie a ses
-morts, les fous. On rencontre çà et là dans ces
-obscurités des cadavres d'intelligences, Tasse, Pascal,
-Swedenborg. Ces fouilleurs de l'âme humaine sont
-des mineurs très exposés. Des sinistres arrivent dans
-ces profondeurs. Il y a des coups de feu grisou.</p>
-
-<div class="section"></div>
-<h4>II</h4>
-
-<p>Ce promontoire du songe, dont nous montrons
-l'ombre projetée sur l'esprit humain, l'Olympe antique
-l'avait fait presque visible. Dans l'Olympe, la
-cime du rêve apparaît. La chimère propre à la pensée
-de l'homme n'a jamais été plastique à ce point.
-Le songe mythologique est presque palpable par la
-détermination de la forme.</p>
-
-<p>L'empreinte laissée par l'Olympe au cerveau humain
-est telle, qu'aujourd'hui encore, après deux
-mille ans d'empiétement chrétien sur les imaginations,
-nous avons, grâce à l'utile éducation classique
-grecque et latine, peu d'effort à faire pour apercevoir
-distinctement au fond du ciel l'éternelle montagne
-ayant à son sommet la fête de la toute-puissance. Là
-sourient en plein azur les douze passions de l'homme,
-déesses.</p>
-
-<p>Un excès de fréquentation de la mythologie en a
-fait la surface banale ; toutefois, pour peu que l'on
-creuse, le grand sens énigmatique se révèle. La foule
-s'amuse tant de la fable qu'il n'y a plus de place
-dans son attention pour le mythe ; mais ce mythe
-multiple n'en est pas moins une puissante création
-de la sagacité humaine, et quiconque a médité sur
-l'unité intime des religions prendra toujours fort au
-sérieux ce symbolisme payen auquel ont travaillé,
-selon le compte d'Hermodore dans ses <i>Disciplines</i>,
-tous les mages d'Asie pendant cinq mille ans, et
-plus tard tous les penseurs grecs depuis Eumolpe,
-père de Musée, jusqu'à Posidonius, maître de Cicéron.</p>
-
-<p>Les fictions sont des couvertures de faits. L'allégorie
-extravague, attentivement écoutée par la
-logique. La mythologie, insensée et délirante en
-apparence, est un récipient de réalité. Histoire, géographie,
-géométrie, mathématique, nautique, astronomie,
-physique, morale, tout est dans ce réservoir,
-et toute cette science est visible à travers l'eau
-trouble des fables. Rien n'est admirable, je dirais
-presque, rien n'est pathétique, comme de voir de
-cette Source où fume et bruit le bouillonnement des
-rêves, sortir ces deux grands courants de raison
-humaine, la philosophie ionienne, la philosophie
-italique ; Thalès aboutissant à Théophraste, Pythagore
-aboutissant à Épicure.</p>
-
-<p>Le christianisme est plus humain dans un sens,
-et moins dans l'autre, que le paganisme. Le mérite
-du christianisme, c'est d'être humain du beau côté.
-Le paganisme ne choisit pas ; il s'approprie étroitement
-à l'humanité, à l'humanité toute, et telle
-qu'elle est. C'est là la qualité et le défaut du symbolisme
-payen. Grattez le dieu, vous trouvez
-l'homme.</p>
-
-<p>Quoi qu'il en soit, pour qui étudie curieusement
-la mythologie polythéiste dans les poëtes et les philosophes,
-il y a la sensation d'une découverte ; cette
-chose réputée banale reprend vie et fraîcheur ; l'approfondissement
-la renouvelle. Le sens religieux est
-partout saisissant, le détail légendaire est souvent
-imprévu.</p>
-
-<p>Nous avons perdu la familiarité de tous ces
-dieux-là. Mais on peut se rendre compte par la
-pensée de ce qu'était la superposition de la théogonie
-payenne à la civilisation antique. Une lumière
-étrange tombait de l'Olympe sur l'homme, sur la
-bête, sur l'arbre, sur la chose, sur la vie, sur la
-destinée. Cette apothéose était au-dessus de toutes
-les têtes. Elle était ravissante et inquiétante, jetant
-parfois un rayon tragique.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Soyez payen et tâchez de vivre tranquille ; impossible.
-L'ubiquité divine vous harcèle. Elle accable le
-panthéiste par l'immanence ; elle obsède le polythéiste
-par l'apparition et la disparition. Elle se masque, se
-démasque, se remasque ; c'est une perpétuelle poursuite
-à faire, et rien n'est troublant comme ce va-et-vient
-imperturbable du surnaturel dans la nature.
-Pour le payen, Dieu est fourmillement. Toute sa religion
-est protée.</p>
-
-<p>Le payen vit haletant. Qu'est ceci? c'est une
-prairie ; non, c'est une napée. Qu'est ceci? c'est une
-colline ; non, c'est une oréade. Qu'est ceci? c'est une
-pierre ; non, c'est le dieu Lapis qui peut vous changer
-en tortue ou en crapaud. Qu'est ceci? c'est un arbre ;
-non, c'est Priape. Qu'est ceci? c'est de l'eau ; non,
-c'est une femme. Prenez garde à l'eau. Elle est perfide
-comme Vénus. L'océan a la néréide et l'étang a
-la limniade. Si vous naviguez, Poséidon vous guette ;
-méfiez-vous du Brise-Vaisseaux. Egéon est sous l'écume.
-Redoutez de rencontrer les sept îles Vulcaines ;
-vous ne sortiriez pas de leurs détroits. Vous n'auriez
-d'autre ressource que de vous couper la main droite
-pour Mulciber et la main gauche pour Tardipes, qui
-sont le même dieu, Vulcain. Ce boiteux vous veut
-manchot. Évitez aussi les îles Echinades ; c'est là que
-Neptune Ypéus cache les filles qu'il enlève, et il n'aime
-point les curieux. Vous devinerez la bonne route et,
-chemin faisant, le sens des présages qu'on rencontre
-si, par aventure, vous avez dans votre équipage un
-matelot telmessien, car à Telmesse tout le monde
-naît devin.</p>
-
-<p>Un port s'ouvre, n'y entrez point, la tempête vaut
-mieux ; il est gardé par le dieu Palémon qui tient une
-clef dans sa main droite. Attention : je crois que ce
-paquet d'algues à vau-l'eau est un Glaucus ; les Glaucus
-sont trois, et fort méchants. Faites un sacrifice à
-Elpis, la déesse Espérance, et aux Muses couronnées
-des ailes hideuses arrachées aux sirènes ; craignez les
-érynnides, s&oelig;urs aînées des euménides ; et le soir ne
-vous endormez pas dans votre hamac fait d'une voile
-sans avoir adoré les sept étoiles, couronne de Clotho,
-la parque qui file, moins mauvaise que Lachesis qui
-tourne et qu'Atropos qui coupe. Tremblez d'apercevoir
-à travers la brume marine le feu de Lyncée sur
-la tour de Lyrcos et le feu d'Hypermnestre sur la
-tour de Larissa. Les phares sont des spectres. Ne
-touchez pas à cette outre ; elle contient peut-être
-un géant. Une outre crevée donne passage à un
-ouragan. Surtout ne confondez pas Téthys avec
-Thétis, vous seriez perdu. Ne vous brouillez pas
-avec l'aurore, mère des Vents. Tâchez d'être en
-bons termes avec Busiris, dieu des pirates et roi
-d'Espagne. Il est utile aussi quelquefois d'invoquer
-Eudémonia, la déesse de Lucullus. Si Démogorgon,
-le vieillard du centre de la terre, est pris
-d'un accès de toux, cela fera sauter les flots, et vous
-pourrez bien naufrager. Brûlez de la rognure d'ongles
-en l'honneur des deux s&oelig;urs farouches Pephredo et
-Enyo qui vinrent au monde avec des cheveux blancs.
-L'une est la lame, l'autre est la houle. Je ne parle pas
-des syrtes, des acrocéraunes, des écueils, des dogues
-aboyant sous l'onde. Autant de vagues, autant de
-gueules. Chantez un hymne à <span lang="la" xml:lang="la">Bonus Eventus</span>, le mari
-de l'Eau, et à <span lang="la" xml:lang="la">Rubigus</span>, le mari de Flore. <span lang="la" xml:lang="la">Bonus
-Eventus</span> obtiendra peut-être de l'Eau qu'elle vous
-lâche et <span lang="la" xml:lang="la">Rubigus</span> obtiendra de Flore qu'elle vous
-reçoive. Flore c'est la terre. Si la terre est de bonne
-humeur, si la Nuit ne lui a pas trop durement écrasé
-sa torche sur la tête, si vous lui faites une libation
-avec une pleine jarre de ces bons vins du mont
-Tmolus, si vous êtes assez riche pour avoir dans votre
-navire une statue de Jupiter et une statue d'Esculape,
-toutes deux en or et en ivoire, et celle d'Esculape plus
-petite de moitié que celle de Jupiter, si vous êtes dévot
-à la Gorgone et prêt à baiser son bras de chair
-pour éviter sa main d'airain, si toute votre vie vous
-avez timidement salué, en passant, les autels dédiés
-aux dieux d'en haut et les fosses dédiées aux dieux
-d'en bas, si enfin vous n'avez jamais insulté les junons
-des femmes, vous avez chance de débarquer.
-Vous êtes à terre.</p>
-
-<p>Bon. Une question : avez-vous, en abordant le rivage,
-pensé aux six couples des dieux <span lang="la" xml:lang="la">Consentes</span>?
-Non? je vous plains. Le mouchard Ascalaphe vous
-aura probablement dénoncé. Cérès sera furieuse.
-Elle ameutera les Atlantes contre vous. Attendez-vous
-à des malheurs. Vous allez entendre bourdonner
-à vos oreilles Mellona, la déesse abeille. C'est
-fait. Elle vous a piqué. Furoncle. Ménédème en est
-mort. Bubona, la déesse bouvière, vous donnera
-quelque coup de corne. Le dieu Domiducas refusera
-de vous ramener chez vous ; le dieu Jugatinus vous
-fera cocu. Tirez-vous d'affaire comme vous pourrez,
-saluez à haute voix Ops, Idea, Bérecynthia, Dindymène,
-Vesta Prisca et Vesta Tellus, offrez de la
-marjolaine et un voile de pourpre jaune à Hymenéus,
-battez du tambour en l'honneur des dix Dactyles ;
-vous pouvez être un peu rassuré maintenant.
-Cependant ne vous asseyez pas sur cette herbe ;
-elle vous ferait poisson. Vous avez une captive avec
-vous, alors abstenez-vous de ce temple, c'est le
-temple de Leucothoë ; il est fermé aux femmes esclaves ;
-abstenez-vous aussi de celui-ci et passez vite,
-c'est un temple <span lang="la" xml:lang="la">Opertum</span>, les hommes n'y entrent
-point. Détournez-vous de ce taillis, il est sacré, il y
-a là des Ménades, vous pourriez être mordu par
-leur lynx. Ayez peur de ces feuilles où il y a de la
-clarté, c'est le corymbe de Dionée. Tiens, votre
-cheval rue et vous renverse à terre, je le crois bien,
-et c'est tout simple, vous avez oublié que Neptune
-s'appelle Hippius, et vous n'avez jeté aucune touffe
-de poil dans la mer. Que cette leçon vous profite.
-Pressez la mamelle de la première nourrice que
-vous rencontrerez et faites-en tomber une goutte de
-lait en l'honneur de chaque ville où il est né un
-dieu. Car les dieux sont d'un pays. Priape est de
-Lampsaque, Saron est de Corinthe, Protée est de
-Tentyris en Égypte ; vous savez, pour peu que vous
-ayez lu Pindare, que Silène est de Malée, et, pour
-peu que vous ayez lu Hérodote, vous n'ignorez pas
-que Neptune est Libyen. A propos, avant de partir
-pour ce voyage, avez-vous confié votre patrimoine
-au Jupiter Horius de l'Hellade et au Jupiter Terminalis
-du Latium? c'est que vous pourriez bien ne
-plus retrouver votre champ. Mercure a si bien volé
-au roi Othréus la montagne Phrygos qu'on n'a jamais
-pu remettre la main dessus. Il y avait quatre Anticyres ;
-il n'y en a plus que trois ; Mercure en a dérobé
-une. Et la conséquence de cela, c'est qu'on ne
-peut plus guérir qu'une folie sur quatre. C'est Mercure
-qui a escamoté le grand chemin qui menait à
-Testudopolis, si bien qu'on ne retrouve plus cette
-ville. Marchez avec prudence. Que rencontrez-vous
-là? un paysan qui fume sa terre et un paysan qui
-moud son blé. Point. Ce sont deux génies. L'un est
-Pilumnus, dieu du sillon, et l'autre est Picumnus,
-dieu de la meule. Tenez-vous sur vos gardes, la
-déesse Anna Perinna est debout derrière ces pâtres qui
-purifient leurs troupeaux avec de la fumée de soufre.
-Vénérez ce tas de fumier, c'est peut-être Saturne.
-Saturne se nomme Sterculius.</p>
-
-<p>Votre chien jappe ; vous voici devant votre
-maison. La porte est fermée. Avez-vous la clef?
-Espérons que la gâche et le pêne n'ont pas été
-brouillés par la hargneuse cousine d'Apollon,
-Clathra, la déesse serrurière des étrusques. La clef
-joue, la porte tourne ; à merveille, entrez. N'embrassez
-personne, courez d'abord au pénate. En a-t-on
-eu bien soin? Il faut qu'il soit dans un coin, mais
-pas dans un trou. Il aime l'ombre, mais abhorre
-la poussière. Lui a-t-on bien pendu au cou la bulla
-du petit enfant? C'est votre tuteur domestique.
-Soyez-lui pieux plus qu'à votre père. Il y a pour
-chaque homme le dieu lare dans la maison et le dieu
-mane dans le sépulcre. Malheur à qui néglige ces
-deux amis! ils deviennent ennemis. Craignez les <span lang="la" xml:lang="la">Superi</span>,
-redoutez les <span lang="la" xml:lang="la">Inferi</span>. Ayez présent à l'esprit
-Pluton, le Riche Triste qui pousse et qui lave. <i lang="la" xml:lang="la">Dis</i>,
-<i>Adès</i>, <i lang="la" xml:lang="la">Orcus</i>, <i lang="la" xml:lang="la">Februus</i> ; quatre noms inquiétants. Le
-lieu inférieur est entr'ouvert sous tous les pas de
-l'homme. Là est l'horreur. Caron signifie Colère. Il y
-a, dans cette obscurité, l'Achéron, c'est-à-dire l'angoisse,
-le Cocyte, c'est-à-dire la larme, le Styx, c'est-à-dire
-le silence, le Léthé, c'est-à-dire l'oubli. Les
-olympiens sont sévères. Aristandre de Telmesse a
-visité l'enfer et y a vu l'âme d'Hésiode liée à un poteau
-de bronze et grinçant des dents, et l'âme
-d'Homère pendue à un arbre. Homère et Hésiode
-sont là pour avoir dit trop de choses des dieux. Le
-cinquième des sept Xénophons, l'auteur du Livre des
-Prodiges, a fait aussi la visite de l'enfer ; il a constaté
-les supplices infligés aux hommes qui n'ont pas rempli
-le devoir viril vis-à-vis des femmes, et ce récit
-a rendu ce philosophe respectable chez les Crotoniates.</p>
-
-<p>Maintenant embrassez votre femme. Informez-vous
-si, en votre absence, elle a bien suivi les recommandations
-du pénate, qui sont : &mdash; «Ne nettoyez pas
-votre chaise avec de l'huile. &mdash; N'ayez point d'image
-gravée sur votre anneau. &mdash; Ne vous asseyez pas sur
-le boisseau. &mdash; Enfouissez les traces de la marmite
-dans les cendres. &mdash; Ayez toujours vos couvertures
-pliées. &mdash; Gardez-vous de lâcher de l'eau le visage
-tourné vers le soleil.» &mdash; A cette heure, saluez votre
-voisin ; il faut le ménager, il a peut-être un lare plus
-puissant que le vôtre. Les démons attachés à chaque
-homme sont de force inégale ; le génie d'Antoine
-craignait celui d'Auguste. En parlant à ce voisin,
-efforcez-vous de pénétrer sa pensée, et invoquez tout
-bas Momus, le dieu qui tâche de faire une fenêtre
-au c&oelig;ur de l'homme. Faites votre promenade ensuite.
-Ah! les hamadryades sont à considérer. Préoccupez-vous
-de Lucas, dieu des branchages ; c'est une
-personne étrange et bizarre. Les bois sont aux
-buveurs et aux voleurs ; n'y allez pas sans vous
-recommander à la nymphe Nicéa, amie de Bacchus,
-et à la nymphe Yptimé, maîtresse de Mercure.
-Qu'Yptimé ou Nicéa ne vous fassent pas oublier
-Calisto, celle de Jupiter ; et, quant à Écho, ne lui
-parlez point de Pan, vous rendriez jalouse Pythis.
-Ces précautions prises, vous pouvez vous promener
-dans un bois. Surtout, le soir, en rentrant chez
-vous, évitez le marais d'à côté, et n'écoutez pas les
-bavardages des roseaux sur le roi Midas. Cet âne est
-dieu.</p>
-
-<p>Cet à-peu-près donne quelque idée de la vie fort
-essoufflée du payen. Le polythéisme, c'est le rêve
-éveillé poursuivant l'homme.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Croyait-on donc à tout cela? Sans nul doute.
-Onomacrite fut chassé d'Athènes pour avoir été surpris
-comme il employait les incantations de Musée à
-tâcher de faire engloutir par la mer les îles voisines
-de Lemnos. Il se réfugia en Perse et se vengea de son
-expulsion en déchaînant Xercès sur la Grèce. De là
-l'attaque de l'Asie à l'Europe.</p>
-
-<p>Ainsi, c'est de la foi aux chimères qu'est venue
-cette vaste catastrophe où la civilisation grecque a
-failli sombrer, et voyez l'enchaînement, sans ce
-traître fou, Onomacrite, vous n'auriez pas ce héros,
-Léonidas.</p>
-
-<p>Ah! ces chimères, vous n'y croyez pas! Savez-vous
-qui s'étonne de votre étonnement? c'est Horace.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,</div>
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Nocturnos lemures, portentaque Thessala rides?</div>
-</div>
-
-<p>Et Virgile ajoute : <i lang="la" xml:lang="la">Non temnere divos</i>.</p>
-
-<p>Les grands olympiens, suppliés à propos, venaient
-volontiers en aide aux petits peuples ; ces forts secouraient
-ces faibles ; c'est grâce à Belus-Apollon que
-les éthiopiens battirent Cambyse, et c'est grâce à Mégalé,
-qui n'est autre que Junon, que les Massagètes
-battirent Cyrus.</p>
-
-<p>Toutefois les dieux haïssent d'être importunés.
-«Il est dangereux, dit Hérodote, de souhaiter beaucoup
-de choses.» On est pour ou contre ces dieux,
-mais on les affirme. Personne n'en doute. Eschyle
-est ennemi de Jupiter par dévotion à Saturne. Ce
-même Eschyle ne parle pas sans anxiété des trois
-Phorcydes, lesquelles n'ont qu'un seul &oelig;il et qu'une
-seule dent, dont elles se servent l'une après l'autre.
-Le magicien Aceratos épouvante Alexandre en lui
-offrant de remplacer Bucéphale par Pégase, cheval
-qui désarçonne les bellérophons, et qui d'une ruade
-va aux astres, seule écurie digne de lui. Tout voyageur
-prudent qui traverse la Libye se botte très haut
-de peur des serpents, et se met son manteau sur la
-tête à cause des gouttes de sang qui tombent de la
-tête coupée de Méduse, laquelle va et vient dans ce
-ciel. <i lang="la" xml:lang="la">De terra anguis, de c&oelig;lo sanguis.</i> Euryloque,
-ce philosophe si colère qu'il poursuivait son cuisinier
-dans la rue, une broche fumante et chargée de
-viandes à la main, cet Euryloque, tout disciple de
-Pyrrhon qu'il était, priait le dieu Orphée Thesprote
-de venir tirer les verrous de sa prison. Pyrrhon lui-même,
-au dire de Stobée et de Sextus Empiricus,
-croyait fort à tous ces dieux-là ; il était grand-prêtre,
-mais cela ne prouve rien.</p>
-
-<p>Apollodore le Calculateur raconte que Pythagore
-immola une hécatombe le jour où il découvrit le
-carré de l'hypothénuse. Démocrite, voyant son agonie
-coïncider avec des jours fériés, se faisait approcher
-un pain chaud des narines, afin de ne pas expirer
-pendant les fêtes de Cérès. Socrate n'osait pas mourir
-sans sacrifier un coq à Esculape.</p>
-
-<p>Toute cette chimère est pleine de contre-coups.
-Il faut prendre garde, en heurtant un de ces dieux,
-d'en fâcher plusieurs. Il y a des parentés dans ce
-cauchemar ; ces monstres vivent en famille dans ces
-ténèbres. Les gorgones sont tantes de Polyphème et
-s&oelig;urs du serpent des Hespérides. Et que de sens
-mystérieux à ces allégories! Ce mot, nymphe, vient-il
-du grec <i>lymphè</i>, eau, ou du phénicien <i>néphas</i>,
-âme? Le mystère est contagieux. On s'y englue, on
-s'y enlise. Qui l'étudie s'y amalgame. Les philosophes
-en viennent à participer de la vie mythologique.
-Hercule ordonne en songe aux rois de Sparte de
-croire Phérécyde. Pythagore, s'étant un jour déshabillé
-par hasard devant ses trois cents disciples qui
-gouvernaient avec lui les Italiotes, tous voient qu'il a
-une cuisse d'or. Une autre fois, comme il traverse le
-fleuve Nessus, le fleuve l'appelle à haute voix par son
-nom : Pythagore! Cratès l'Ouvreur de portes met un
-doigt sur sa bouche chaque fois qu'il aperçoit un
-trou dans la terre, fût-ce le trou d'un ver, et à qui
-l'interroge, il dit : <i>Ils sont là!</i> Pausanias, en sortant
-de l'antre de Trophonius, a l'air d'un homme ivre.
-On n'ose pas, seul dans un lieu désert, parler à voix
-haute de peur que quelqu'un ne vous réponde. Toute
-chose est effrayante à cause de la présence possible
-d'un dieu. L'horreur panique est telle qu'on prend la
-fuite dans les bois.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>On le voit, derrière la mythologie, lieu commun
-des rhétoriques de Demoustier et de Chompré, il y en
-a une autre, à peu près inédite. Elle est çà et là, dans
-Apulée, dans Strabon, dans Aulu-Gelle, dans Philostrate,
-dans Longus, dans Hésychius, dans le <i lang="la" xml:lang="la">Lexicon
-Græcum Iliadis et Odysseæ</i>, d'Apollonius d'Alexandrie,
-dans la <i>Théogonie</i> et le <i>Bouclier d'Hercule</i>
-d'Hésiode, dans Étienne de Bysance, tout mutilé
-qu'il est, même dans Suidas, lu d'une certaine façon,
-enfin dans Lactance, qui en réfutant le paganisme
-le raconte, l'explique et l'approfondit. Nous venons
-de soulever un peu ce rideau des fables.</p>
-
-<p>Toute cette fantasmagorie du polythéisme, étudiée
-aux origines mêmes, reprend sa figure réelle.
-Ces dieux si connus et si usés semblent autres.
-Ainsi, c'est dans Lactance seulement que la Circé
-vulgaire des opéras et des cantates devient cette
-étrange magicienne des marins, Marica, femme de
-Faune. Ainsi, tout le monde connaît les Teleboes,
-ces peuples qui occupèrent ce guerroyeur malavisé
-d'Amphitryon pendant que Jupiter faisait chez lui
-Hercule, et qui plus tard colonisèrent Caprée destinée
-à Tibère ; mais pour avoir quelque idée du
-demi-dieu Taphius, qui donna son nom à leur île
-Taphos, et de sa mère Hippothoë, concubine de
-Neptune, il faut lire le scholiaste d'Apollonius.
-Ainsi, la hache proverbiale de Ténedos consacrée
-dans le temple de Delphes et insigne bizarre
-d'Apollon, ne s'explique que dans Suidas par les
-écrevisses du ruisseau Asserina dont l'écaille était en
-fer de hache. Ainsi encore, si l'on poursuit les
-déesses jusque dans les <i>Alexipharmaques</i> de Nicandre,
-une Vénus assez inattendue se révèle. Vénus, là, se
-dispute avec le lys ; cette querelle entre deux blancheurs
-finit mal, et c'est Vénus qui, jalouse, met
-au beau milieu du lys ce qu'on y voit encore, et ce
-que Nicolas Richelet appelle «la vergogne d'un
-âne.» <i lang="la" xml:lang="la">Virgam asini.</i> Une vague esquisse de Titania
-et de Bottom semble apparaître ici.</p>
-
-<div class="section"></div>
-<h4>III</h4>
-
-<p>L'Homme a besoin du rêve.</p>
-
-<p>A la chimère antique a succédé la chimère
-gothique.</p>
-
-<p>Coup de sifflet du machiniste invisible. Le gigantesque
-décor de l'impossible change. Les bandes de
-ciel et de nuages ne sont plus les mêmes. On tombe
-d'un chimérique dans l'autre. Les têtes ailées qui
-étaient Cupidons sont chérubins.</p>
-
-<p>Il y a toujours à l'horizon, sur la terre et en même
-temps hors de la terre, un mont ; c'était l'Olympe,
-c'est le Golgotha. L'allongement d'une immense
-ombre de montagne sur un fond mystérieux, rien
-n'est plus sinistre. Comme ce sommet est une idée,
-ce n'est pas seulement une hauteur, c'est une domination.</p>
-
-<p>Les sépulcres qui sont au pied du mont et qui
-ont laissé sortir leurs fantômes, sont restés ouverts.
-Des clartés à forme humaine errent. Les apparences
-crépusculaires abondent. Les superstitions prennent
-corps. La diablerie commence. On voit, sur les premiers
-plans, des abbayes, des châteaux, des villes
-aiguës, des collines contrefaites, des rochers avec
-anachorètes, des rivières en serpents, des prairies,
-d'énormes roses. La mandragore semble un &oelig;il
-éveillé. Des paons font la roue regardés par des femmes
-nues qui sont peut-être des âmes. Le cerf qui a le
-crucifix entre les cornes boit dans un lac, à l'écart.
-L'ange du jugement est debout sur une cime avec
-une trompette. Des vieilles filent devant des portes.
-L'oiseau bleu perche dans les arbres. Le paysage est
-difforme et charmant. On entend les fleurs chanter.</p>
-
-<p>Entrent en scène les psylles, les nages, les alungles,
-les démonocéphales, les dives, les solipèdes, les
-aspioles, les monocles, les vampires, les hirudes, les
-diacogynes, les stryges, les masques, les salamandres,
-les ungulèques, les serpentes, les garoux, les voultes,
-les troglodytes, tout le peuple hagard des noctambules,
-les uns sautant sur un seul pied, les autres
-voyant d'un seul &oelig;il, les autres, hommes à sabot de
-cheval, les autres, couleuvres autant que femmes ;
-et les phalles, invoqués des vierges stériles, et les
-tarasques toutes couvertes de conferves, et les drées,
-dents grinçantes dans une phosphorescence. La
-Wili, délicate, fluide et féroce, arrête le chevalier
-qui passe, et lui promet «une chemise blanchie avec
-du clair du lune». Salomon, qui a adoré Chamos,
-idole des Amorrhéens, est salué par Satebos, dieu
-cornu des Patagons. Les éwaïpoma rôdent ; ce sont
-des hommes qui ont la tête dans la poitrine et les
-yeux sous les clavicules. Au fond, dans le ciel livide,
-on aperçoit des comètes.</p>
-
-<p>Qu'on nous permette ce mot : <i>chimérisme</i>. Il
-pourrait servir de nom commun à toutes les théogonies.
-Les diverses théogonies sont, sans exception,
-idolâtrie par un coin et philosophie par l'autre. Toute
-leur philosophie, qui contient leur vérité, peut se
-résumer par le mot Religion ; et toute leur idolâtrie
-qui contient leur politique, peut se résumer par le
-mot Chimérisme.</p>
-
-<p>Cela dit, continuons.</p>
-
-<p>Dans le chimérisme gothique, l'homme se bestialise.
-La bête, dont il se rapproche, fait un pas
-de son côté ; elle prend quelque chose d'humain qui
-inquiète. Le loup est le sire Isengrin, le hibou est
-le docteur <span lang="la" xml:lang="la">Sapiens</span>.</p>
-
-<p>La tarentule est une rencontre lugubre. Elle
-abonde sur le mont Reventon. Elle est là dans son
-repaire caché par les folles avoines. Elle a une tourelle
-sur sa forteresse comme un baron, une tenture
-de soie à son mur comme une courtisane et une lueur
-dans la prunelle comme un tigre. Elle a une porte
-qu'elle ferme avec un verrou. Le soir, elle ouvre sa
-porte et attend, tapie au premier coude de sa caverne
-tubulaire. Malheur à qui passe! Ceux qu'elle a piqués
-se cherchent, se trouvent, se prennent par la main et
-se mettent à danser la ronde qui ne s'arrête pas ; les
-pieds s'y usent ; les pieds usés, on danse sur les
-tibias ; les tibias s'usent, on danse sur les genoux ; les
-genoux s'usent, on danse sur les fémurs ; les fémurs
-s'usent, on danse sur le torse devenu moignon ; le
-torse s'use, et les danseurs finissent par n'être plus
-que des têtes sautelant et se tenant par les mains, avec
-des tronçons de côtes autour du cou imitant des
-pattes, et l'on dirait d'énormes tarentules ; de sorte
-que l'araignée les a faits araignées.</p>
-
-<p>Cette ronde de têtes use la terre, y creuse un cercle
-horrible, et disparaît. Dans les Pyrénées, ces cercles
-s'appellent oules (<i lang="la" xml:lang="la">olla</i>, marmite). Il y a l'oule de
-Héas. Gavarnie est une oule.</p>
-
-<p>Dieu ne gagne pas grand'chose à la fantasmagorie
-gothique. L'homme ne sera adulte que le jour où son
-cerveau pourra contenir dans sa plénitude et dans sa
-simplicité la notion divine. Le Dieu morcelé de l'antiquité
-est encore le seul que puisse comprendre le
-moyen-âge. Le Christ a fait à peine diversion au fétichisme.
-Un paganisme chrétien pullule sur l'Évangile.
-La défroque olympique est utilisée. Saint-Michel
-prend à Apollon sa pique. Python est baptisé
-Satan. La troisième vertu théologale, la Charité, hérite
-des six mamelles de Cybèle. Je soupçonne l'honnête
-dieu Bonus Eventus de se perpétuer sournoisement
-sous le nom de saint Bonaventure. La providence,
-jadis éparpillée en lares et en pénates, s'émiette
-de nouveau, et la voilà encore une fois toute petite.
-Elle est fée du logis, follet de l'alcôve, grillon du
-foyer. Elle descend du tonnerre au cri-cri. Elle se fait
-chat de la maison, et elle guette et prend sous les
-pieds des hommes cette espèce de souris, les diables.
-Le paganisme est amoindri, mais persiste. L'agape
-devient <span lang="en" xml:lang="en">church-ale</span> ; la bacchanale devient chienlit. Le
-dieu est tombé démon, le faune est passé lutin, le
-cyclope est raccourci gnôme.</p>
-
-<p>Le propre de la superstition, c'est qu'elle reprend
-de bouture. L'idolâtrie engendre l'idolâtrie ; un
-fétiche se greffe sur l'autre. Le fond commun de
-l'erreur humaine ne se laisse point épuiser par une
-première chimère. Le Jupiter Capitolin sert deux
-fois, une première fois comme Jupiter, une deuxième
-fois comme saint Pierre. Allez le voir, il est encore à
-cette heure dans la grande basilique de Michel-Ange ;
-les bonnes femmes catholiques lui ont usé son orteil
-d'airain avec des baisers. On lui a seulement changé
-sa foudre en trousseau de clefs.</p>
-
-<p>J'étais tout enfant quand ma mère, visitant Rome,
-me le montra. Un grenadier de l'armée d'alors, en
-faction, gardait la statue ; armée goguenarde et voltairienne
-celle-là, et qui ne gagnait point de petites
-batailles. En voyant l'homme de bronze assis et barbu,
-je demandai : «Qu'est-ce que c'est que ça? &mdash; C'est un
-saint, répondit ma mère. &mdash; <i>Non</i>, dit le soldat,
-<i>c'est Jupin-Jupiter-Tremblement, le bon Dieu du
-diable</i>.»</p>
-
-<p>La disparition de réalité n'est pas moindre au
-moyen-âge que dans l'antiquité. Le christianisme,
-à force de saints, est un polythéisme. Nulle copie
-pourtant du passé ; nulle servilité ; à peine une vague
-ressemblance çà et là. Dans ces logarithmes de l'imagination,
-un terme de plus suffit pour tout changer.
-C'est un nouveau monde inouï. De ces mondes inouïs,
-il y en a autant qu'il y a de sortes de crédulité
-humaine. Aucun ne dépasse la légende gothique.
-En haut le mirage, en bas le vertige. Tous les zigzags
-de la bizarrerie compliquent pêle-mêle l'horizon,
-la terre où il faudrait la mer, la mer où il faudrait
-la terre. C'est la géographie du cauchemar. L'histoire
-ne s'y superpose qu'en se déformant. Londres s'appelle
-Troynevant. Tamerlan devient Tamburlaine.
-Saint-Magloire est le même que Saint-Malo qui est
-le même que Saint-Maclou qui est le même que Macclean
-qui est le même que Meg-Lin qui est le même
-que Linus. L'Angleterre est fille d'Iule petit-fils d'Ascagne.
-Il y a un lord Ucalégon né dans ce palais de
-Troie qui, brûlant tout près, a fait hâter le pas à
-Énée.</p>
-
-<p>Passent, glissent, flottent et chevauchent des êtres
-indistincts faits de la substance du songe, un peu nuage,
-un peu c&oelig;ur, <span lang="en" xml:lang="en">Robin-Goodfellow</span>, la dame blanche, la
-dame noire et la dame rouge ; Famo, roi des Vendes ;
-<span lang="en" xml:lang="en">Will o' the Wisp</span> le <span lang="en" xml:lang="en">Hobby-Horse</span>, Adonis et Amadis ;
-le moine-bourru, le lord de Misrule, Palmerin d'Olive,
-et toutes ces vierges-lys, et toutes ces femmes-tulipes,
-Yolande, Yseult, Yanthe, Griselidis, Viviane, et la
-belle Glynire pensant au duc Cavreuse, et la belle
-Esclarmonde pensant à Huon de Guyenne, et la belle
-Maguelonne pensant à Pierre de Provence, et la belle
-Raymonde pensant au beau Raymond, et la belle
-Marianne pensant à je ne sais plus qui. Au fond, il y
-a Gaudisse, amiral de Babylone. En face de Gaudisse
-est Galafre, amiral d'Anfalerne ; Ivoirin, autre amiral,
-va et vient. Tous Sarrasins.</p>
-
-<p>Sur la lisière de la forêt voisine, l'écureuil, menuisier
-de la reine Mab, cause avec le ciron, carrossier
-des fées. Dans le ravin chemine, traîné par trente
-jougs de b&oelig;ufs, l'arbre de mai, tout chargé de fleurs,
-monstrueux panache du printemps. La fanfare du
-cor de Huon de Bordeaux s'entend jusque dans le
-royaume des génies, non moins puissante que la
-trompe de Triton qui mettait en fuite les géants.
-Sainte Marthe a le pied sur la dragonne. Le loup
-Urian fait des siennes à Aix-la-Chapelle. La fée
-Vaucluse, vêtue d'eau claire, donne des distractions
-à saint Trophime bâtissant l'église d'Arles. Quatre
-guerrières combattent l'idole Borvo-Tomona qui a
-donné son nom à la maison de Bourbon. Sous un
-porche de houx, on entrevoit la Tête templière qui,
-tour à tour, comme ces sources alternativement
-froides et chaudes, rend des oracles et crache des
-blasphèmes. Le fadet crie : Ho! ho! Tronc-le-Nain
-rôde autour de la Table-ronde, où s'accoude Isaïe le
-Triste, fils de Tristan et d'Yseult. Le Vice dit : Je me
-nomme Ambidexter.</p>
-
-<p>Deux nuits magiques, la <span lang="en" xml:lang="en">Midsummer</span> et la
-<span lang="en" xml:lang="en">Christmas</span>, flamboient aux deux extrémités de l'année.
-Qui veut livrer bataille aux esprits n'a qu'à aller ramasser,
-passé minuit, à la <span lang="en" xml:lang="en">Midsummer</span>, la graine de
-fougère qui rend invisible. Cette graine sort de terre
-à l'heure même où est né saint Jean. Toute paysanne
-qui va à la fontaine broyant du lupin de la Noël entre
-ses dents, revient avec un manteau de pierreries. Les
-jeunes filles errent dans les champs arrachant tous
-les plantains qu'elles rencontrent afin de trouver
-dans la racine le morceau de charbon qui, mis le soir
-sous l'oreiller, leur fera voir en rêve le mari futur.</p>
-
-<p>Des épées fameuses, Durandal, Joyeuse, Courtain,
-Excalibur, mêlent à tout cela leur cliquetis. Le duc
-de Guyenne fait son entrée à Babylone. Charlemagne
-désire les quatre grosses dents machelières de l'amiral
-Gaudisse. Le roi d'Hyrcanie donne un souper à
-quelques soudans de ses amis. Agrapardo, prince et
-géant de Nubie, tâche d'effaroucher les anges qui
-apportent la maison de la sainte Vierge à Lorette.
-Pendant ce temps-là, Astolphe va dans la lune.</p>
-
-<p>La lune elle-même, telle qu'elle est, et si étrange,
-et si invraisemblable, et si inquiétante qu'elle a troublé
-bien des sages depuis Platon jusqu'à Fourier,
-elle ne leur suffit pas, à ces visionnaires de la vision
-gothique. La lune n'est pas seulement Diane, elle est
-Titania. Le clair de lune est féerie. Allez à jeun sous
-le porche d'une église, au clair de lune de la <span lang="en" xml:lang="en">Midsummer</span>,
-vous verrez les esprits de ceux qui doivent mourir
-dans l'année traverser le cimetière. Les disputes
-nocturnes des démons lunaires troublent les rêves
-des hommes endormis.</p>
-
-<p>Tenez-vous à avoir de longues oreilles? frottez-vous
-le crâne au lever de la lune avec de la semence
-d'ânon, <i lang="la" xml:lang="la">cum semine aselli</i>, et vous obtiendrez le
-succès voulu, vous aurez une tête d'âne.</p>
-
-<p>La lune, pour Chaucer, c'est «Cinthya aux pieds
-noirs et aux cornes blanches.» Tout le monde sait
-qu'on voit dans la lune un homme suivi d'un chien
-et portant un fagot. Qui ne voit pas cet homme sera
-changé en loup-garou. Pourquoi? C'est que cet
-homme est Caïn. Dante ne dit pas : la lune décline ;
-il dit (<i>Enfer, chant XX</i>) : <i>Déjà Caïn avec son fardeau
-d'épines touche la mer sous Séville.</i></p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Ce sont là les songes. <i lang="la" xml:lang="la">Promontorium somnii.</i></p>
-
-<p>Songes debout. Car, insistons-y, dormir n'est pas
-une formalité nécessaire. <i>Les bestions qu'on voit
-pendant le sommeil</i>, pour employer l'expression d'un
-vieux livre, l'homme les voit volontiers hors du
-sommeil. Le satyre est naturel au bois payen et le
-farfadet au marais chrétien. Berbiguier de Terreneuve
-du Thym passait son temps à prendre des démons
-entre deux brosses qu'il appliquait l'une contre l'autre
-brusquement.</p>
-
-<p>Pas un échalier fermant un champ qui, à minuit,
-ne soit enfourché par un esprit. Le sabbat
-danse en rond sous les étoiles dans les vergers, et le
-matin les vachères se montrent des cheveux de corrigans
-accrochés aux branches basses des pommiers.
-Le vent du crépuscule ploie et courbe dans les nénuphars
-les femmes déhanchées et ondoyantes des
-étangs. Il y a des prés fées broutés des chèvres le
-jour et des capricornes la nuit. Les landes et les
-bruyères ne sont pas bien sûres de n'avoir pas vu
-souvent, au bruit lointain d'une cloche de matines,
-se lever et marcher, pour aller boire aux sources
-voisines, ces dolmens, ces menhirs, ces cromlechs,
-blocs monstrueux où s'adosse dès l'aube le pâtre
-pensif qui regarde en l'air, comme si ses idées cherchaient
-des vêtements dans les casaques décousues
-des nuages.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Hélas, le moyen âge est lugubre. Ce pauvre
-paysan féodal, ne lui marchandez pas son rêve. C'est
-à peu près tout ce qu'il possède. Son champ n'est
-pas à lui, son toit n'est pas à lui, sa vache n'est pas
-à lui, sa famille n'est pas à lui, son souffle n'est pas
-à lui, son âme n'est pas à lui. Le seigneur a la carcasse,
-le prêtre a l'âme. Le serf végète entre eux
-deux, une moitié dans un enfer, une moitié dans
-l'autre. Il a sous ses pieds nus la fatalité qui pour
-lui s'appelle la glèbe. Il est forcé de marcher dessus
-et elle s'attache à ses talons, tantôt boue, tantôt
-cendre. Il est terre à demi. Il rampe, traîne, pousse,
-porte, geint, obéit, pleure. Il est vêtu d'une loque ;
-il a une corde autour des reins qui, à la moindre
-infraction, lui monte au cou ; son maître ne le rencontre
-qu'à coups de bâton ; ses enfants sont des
-petits, sa femme, hideuse d'infortune, est à peine
-une femelle ; il vit dans le dénûment, dans le silence,
-dans la stagnation, dans la fièvre, dans la fétidité,
-dans l'abjection, dans le fumier ; il est, dans son
-bouge, compagnon d'intelligence des poules, et
-d'ordure, du porc ; il est mouillé de pluie l'hiver et
-de sueur l'été ; il fait du pain blanc et mange du
-pain noir ; il doit aux seigneurs tout ce que les seigneurs
-peuvent vouloir, le respect, la corvée, la dîme,
-sa femme. Si sa femme est vieille ou trop horrible,
-on prend sa fille. Tout arbre est gibet possible. Il a
-plus de joug sur la tête que le b&oelig;uf ; s'il cueille, il
-est maraudeur ; s'il chasse, il est braconnier ; s'il
-respire, il est hardi ; s'il regarde, il est insolent ; s'il
-parie, estrapadez-moi ce coquin! Il a chaud, il a
-froid, il a faim, il a peur. Son travail est le matin travail
-et le soir accablement. Il rentre enfin à la nuit
-tombée, las, triste, humble, et il se couche. Quel est
-son lit? un peu de paille. Quel est son oreiller? une
-bûche. Une bonne bûche ronde, dit Harrison. A
-<i lang="en" xml:lang="en">good round log</i>. Le voilà qui dort, ce ver de terre.
-C'est bien le moins qu'il ait la visite de l'infini.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Quels dômes! Quels portiques! Quelles colonnes!
-Que d'étoiles! Ce palais de l'impossible, les hommes
-voudront toujours l'habiter. Il est splendide, haut,
-profond, prodigieux, magnifique, colossal, fragile. Il
-s'écroule le plus souvent avant qu'on y aborde, quelquefois
-à l'instant où l'on y arrive et sur celui qui
-entre, quelquefois après qu'on s'y est installé, et qu'on
-y a vécu, bu, mangé, chanté, ri, fait l'amour, et qu'on
-y a passé plusieurs nuits. Ces évanouissements successifs
-de tous les songes ne déconcertent aucune
-espérance. Nous vivons de questions faites au monde
-imaginaire. Notre destinée entière est une réponse
-attendue. Tous les matins chacun fait son paquet de
-rêveries et part pour la Californie des songes. Allez
-donc lui dire : Vous rêvez! C'est vous qui seriez le
-fou. Tous ont foi, personne ne doute.</p>
-
-<p>Qui que nous soyons, nous sommes les aventuriers
-de notre idée. Nul passant sur cette terre qui
-n'ait sa fantaisie, son caprice, sa passion, sa témérité,
-son enjeu, son risque pour gloire, vertu ou bénéfice,
-son ascension ou sa descente, sa loterie intérieure.
-Celui-là fait sa fouille obscure. Celui-ci bâtit sa bâtisse
-secrète. Tous suivent une piste. Jamais d'hésitation.
-Confiance absolue. Rien n'est comparable à
-l'aplomb de l'illusion. Toutes ces vaines ombres humaines,
-eux, vous et moi, nous tous, tout cela chemine,
-chaque fantôme portant son ambition en équilibre
-sur son front. César reconstruisant la royauté à
-Rome, Napoléon échafaudant le système continental,
-Alexandre de Russie combinant la Sainte-Alliance,
-sont des Perrettes qui ont sur la tête leur pot au lait,
-la couronne du monde. L'histoire en ramasse les morceaux
-cassés, ici au pied de la statue de Pompée, là
-à Sainte-Hélène, là à Taganrog. Ces calculs terrestres
-avortent à cause de la complication inconnue. Parfois
-l'idée préméditée n'éclôt pas, mais autre chose naît,
-meilleur ou pire. Ce Jules-César, qui rêve les rois,
-produit les empereurs plus énormes que les rois. On
-couve un épervier, la coque du songe se brise, un
-vautour sort. Parfois, sur deux espérances contraires,
-une est viable. Annibal rêve Rome anéantie, Caton
-rêve Carthage détruite ; duel sombre de deux idées
-dans le mystère ; le rêve romain combat le rêve punique,
-et le tue.</p>
-
-<p>L'homme est aux petites-maisons dans les chimères.
-Chacun fait sa campagne de Russie. Il y a toujours
-un Rostopchine inattendu. Moscou brûlera,
-mon pauvre garçon. N'importe. On va en avant. Bonaparte
-ne devine pas plus Rostopchine que César n'a
-deviné Casca, et l'un passe le Niémen comme l'autre
-a passé le Rubicon. Ayez pitié d'eux, et de vous aussi.
-Vous êtes eux.</p>
-
-<p>Le bras de l'homme croît et grandit dans le rêve.
-Une chose qu'on n'a jamais mesurée, c'est la longueur
-de l'espérance. Laquelle des deux mains est la
-plus étrange à voir s'étendre, et laquelle des deux
-chimères est la plus inouïe : l'empereur du haut de
-son trône aux Tuileries saisissant Moscou, ou Mallet
-du fond d'une prison saisissant l'empereur?</p>
-
-<p>L'impraticable appelle l'inaccessible, c'est là qu'on
-veut aller ; la Yungfrau, c'est l'épouse qu'il nous faut ;
-le fer rouge, c'est là qu'on veut mordre, pour peu
-qu'on soit Thrasybule, Jean Huss ou Christophe
-Colomb. La populace des songeurs et des ambitieux
-se contente du fruit défendu. Mais la morsure au fer
-rouge, quelle âcre volupté pour les grands c&oelig;urs!
-<i lang="la" xml:lang="la">Vitam impendere vero.</i> Il y a d'ailleurs des récompenses.
-On cherchait le Cathay, on trouve l'Amérique.</p>
-
-<p>Quant aux catastrophes, elles plaisent. On envie
-l'aérolithe. D'où tombes-tu, morceau de l'inconnu?
-Qui t'a formé? Qui t'a brûlé? Quelle rencontre as-tu
-faite? Quel est ton secret? Où allais-tu? Tomber de
-là-haut, quel admirable sort! Tu n'étais qu'une
-pierre, tu es un prodige. Être précipité du zénith,
-c'est la gloire. Les chutes du ciel mettent en appétit
-les audaces, Phaéton est un encouragement, et si Icare
-n'existait pas, Pilate des Rosiers l'inventerait.</p>
-
-<p>Regardez les grands voyageurs. De quel côté se
-dirigent-ils le plus volontiers? Vers l'Afrique.
-L'Afrique, quel rêve énorme! Les sources du Nil, le
-lac Nagaïn, les montagnes de la Lune, le grand désert,
-Darfour, Dahomey, les tigres, les lions, les serpents,
-les mammons, les monstres, le squelette de Carthage
-au premier plan, le fantôme de Tombouctou au fond,
-<i lang="la" xml:lang="la">Africa Portentosa</i>. Ce songe les attire l'un après
-l'autre. Tous y meurent, et tous y vont. Aller là d'où
-personne n'est revenu, quelle tentation et quel enthousiasme!
-Ces curiosités d'abîmes sont un des éléments
-du progrès. Les fiers esprits les ont toujours
-eues. La prudence déconseille les penseurs, mais ils
-se défient de la quantité de lâcheté qui est dans la
-prudence. Les Grecs ont beau créer une Minerve
-aptère et faire dominer Athènes par la sagesse sans
-ailes, cela n'empêche pas Socrate, inattentif au bras
-fatal qui lui tend dans l'ombre la ciguë, de rêver le
-Dieu inconnu.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Rêves, rêves, rêves. Les uns grands, les autres
-chétifs. L'habitation du songe est une faculté de
-l'homme. L'empyrée, l'élysée, l'éden, le portique ouvert
-là-haut sur les profonds astres du rêve, les statues
-de lumière debout sur les entablements d'azur,
-le surnaturel, le surhumain, c'est là la contemplation
-préférée. L'homme est chez lui dans les nuées.
-Il trouve tout simple d'aller et venir dans le bleu et
-d'avoir des constellations sous ses pieds. Il décroche
-tranquillement et manie l'une après l'autre toutes
-les pourpres de l'idéal, et se choisit des habits dans
-ce vestiaire. Être bas situé n'ôte rien à la hardiesse
-du songe. Peau d'âne veut une robe de soleil.</p>
-
-<p>Du reste, les idéals sont divers. L'idéal peut être
-imbécile. Il y a des êtres pour rêver un paradis de
-soupe au lard. Votre idéal n'est autre chose que
-votre proportion.</p>
-
-<p>Non, personne n'est hors du rêve. De là, son
-immensité. Qui que nous soyons, nous avons ce plafond
-sur notre tête. Ce plafond est fait de tout, de
-chaume, de plâtras, de marbre, de fumée, de ruine,
-de forêt, d'étoiles. C'est à travers ce plafond, le
-songe, que nous voyons cette réalité, l'infini. Selon
-son plus ou moins de hauteur, il nous fait penser
-le bien ou le mal. Mais qu'on ne s'y trompe pas,
-point de fatalité, ici ; sa pression sur nous dépend
-de nous, car c'est nous qui le faisons. A âme basse,
-ciel bas. Comme on fait son rêve, on fait sa vie.
-Notre conscience est l'architecte de notre songe.</p>
-
-<p>Le grand songe s'appelle devoir. Il est aussi la
-grande vérité.</p>
-
-<p>Les hommes, presque tous un peu pareils au
-bourgeois Jourdain, de Molière, font du rêve sans
-le savoir. L'agent de change ne se doute guère qu'il
-est un escompteur de songes. Son carnet plein de
-chiffres est un enregistrement de fantasmagories ;
-prime-fin-report est grimoire tout comme l'Etteila ;
-le grand Albert pourrait être coulissier, et les
-femmes qui jouent à la bourse sont les mêmes qui
-tirent les cartes. Allez le soir chez elles ; leur bordereau
-reçu, elles font une réussite. Dépendre de la
-nouvelle du jour, attacher sa fortune au fil du télégraphe
-électrique, se faire le pantin de la hausse et
-de la baisse, c'est être en plein somnambulisme ; pour
-savoir si l'on sera opulent ou indigent demain, lire
-le <i>Moniteur</i> ou consulter la dame de pique, c'est la
-même chose.</p>
-
-<p>Pas de vivant qui n'ait son compartiment dans le
-casier de l'imaginaire. Pas de cervelle qui ne puisse
-être étiquetée d'un songe ; celle-ci ambition, celle-ci
-richesse, celle-ci gloire, celle-ci jouissance, celle-ci
-vanité, toutes bonheur. Le bon dîner indéfini est un
-rêve que le porte-monnaie refuse au pauvre et l'estomac
-au riche. Vénus à jamais, fait mauvais ménage
-avec la colonne vertébrale. Les méchantes ailes de
-Cupidon sont des faiseuses de culs-de-jatte ; voyez
-Henri Heine. Toutes les mains tendues, aucun lot
-saisi.</p>
-
-<p>L'espérance étant conforme à l'intelligence, la
-forme du bonheur rêvé, varie. Pour l'usurier, c'est
-une bonne balance fausse ; pour le chasseur, c'est un
-piège à loups bien recouvert ; pour le jureur de serments,
-c'est un auditeur naïf. L'envieux habite en
-espérance l'Eldorado du mal d'autrui. Et, j'y insiste,
-de réalisation, peu ou point. Fussiez-vous avoué ou
-notaire, vous ne vous déroberez point à ceci qui est
-la loi : les jours de l'homme sont une série de proies
-lâchées pour l'ombre. Les religions, du haut de leurs
-chaires, s'accusent, les unes les autres, de faux paradis.
-Tu radotes, Brahma! Tu en as menti, Mahomet!
-Tu escroques les âmes, Luther! Foule de
-cerveaux, cohue de chimères.</p>
-
-<p>Le philosophe regarde en souriant ces songeurs,
-tous logés dans une vision, le joueur dans la martingale,
-l'avare dans des piles d'or sans fin, le soldat
-dans la croix d'honneur, la vieille fille dans un mari,
-le thaumaturge dans le miracle, le prêtre dans la
-tiare, le savant dans un creuset, l'ignorant dans la
-superstition.</p>
-
-<p>Et où es-tu toi-même, philosophe? dans l'utopie.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Puisqu'il n'est donné à qui que ce soit d'échapper
-au rêve, acceptons-le. Tâchons seulement d'avoir le
-bon. Les hommes haïssent, brutalisent, frappent,
-mentent ; regardez la première civilisation venue,
-l'antique comme la moderne, regardez quelque
-siècle que ce soit, le vôtre comme les autres, vous
-ne voyez qu'imposteurs, batailleurs, conquérants,
-brigands, tueurs, bourreaux, méchants, hypocrites ;
-tout cela somnambule. Laissez-leur leurs acharnements
-et leurs assouvissements dans leur nuée sanglante.
-Laissez aux choses violentes et aux forces
-aveugles leur inutile furie d'ouragan. Les passions de
-l'homme en tempête, quelle pitié! et pour quel
-but! Des simulacres poursuivant des chimères!</p>
-
-<p>Laissez-leur leur rêve, à ces fantômes. Vous, partagez
-votre pain avec les petits enfants, regardez si
-personne ne va pieds nus autour de vous, souriez aux
-mères nourrices sur le seuil des chaumières, promenez-vous
-sans malveillance dans la nature, n'écrasez
-point sans savoir pourquoi la fleur de l'herbe, faites
-grâce aux nids d'oiseaux, penchez-vous de loin sur
-les peuples et de près sur les pauvres. Levez-vous
-pour le travail, couchez-vous dans la prière, endormez-vous
-du côté de l'inconnu, ayez pour oreiller
-l'infini, aimez, croyez, espérez, vivez, soyez comme
-celui qui a un arrosoir à la main ; seulement que votre
-arrosoir soit de bonnes &oelig;uvres et de bonnes paroles ;
-ne vous découragez jamais, soyez mage et soyez père,
-et si vous avez des champs, cultivez-les, et si vous
-avez des fils, élevez-les, et si vous avez des ennemis,
-bénissez-les, avec cette douce autorité secrète que
-donne à l'âme la patiente attente des aurores éternelles.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch9">Tas de pierres<br />
-V</h3>
-
-
-<p>Changez vos opinions, gardez vos principes ; changez
-vos feuilles, gardez vos racines.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il y a deux façons de n'être d'aucun parti : comme
-les femmes et les enfants, parce qu'on n'en a examiné
-aucun ; comme les penseurs et les sages, parce qu'on
-les a examinés tous.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Une réaction : barque qui remonte le courant,
-mais qui n'empêche pas le fleuve de descendre.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Les vrais grands ministres sont ceux qui travaillent
-aux événements de leur siècle en hommes qui
-sauraient au besoin travailler à ses idées.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La stagnation, qui est identique à la mort et à la
-nuit, ne se méprend pas sur les ennemis qu'elle a.
-Elle dénonce, persécute et, si elle le peut, étouffe tout
-mouvement, car tout mouvement est vie et toute vie
-est lumière. Les hommes de l'ombre et de l'immobilité
-appelaient par haine et dérision Harvey <i lang="la" xml:lang="la">circulator</i>,
-ce qui est la même chose que révolutionnaire.</p>
-
-<p>Harvey n'avait pas plus inventé la circulation du
-sang que Luther n'avait inventé la liberté de la conscience.
-Harvey est un Luther. Luther est un Harvey.
-Ils ont constaté la réalité, voilà tout. Les hommes
-sont ainsi faits, ou défaits, que quiconque parmi
-eux constate la loi de Dieu est un novateur et que
-quiconque l'applique est un révolutionnaire.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Avec l'âge et d'année en année, on dépouille le
-vieil homme, c'est-à-dire le jeune homme ; certains
-aspects se modifient, ce qu'il y a de transitoire dans
-les opinions s'écroule avec ce qu'il y a de passager
-dans les événements, et la surface de l'esprit change
-comme la surface du visage ; l'existence humaine est
-faite de dépouillements successifs et les choses de la
-vie, comme les ondes de l'océan, se composent et se
-décomposent sans cesse. Mais, au milieu de ces changements
-et de ces altérations inévitables, il faut que
-l'essentiel demeure ; il est bien que le fond de l'homme
-se maintienne, il sied qu'une certaine identité ne se
-démente jamais. Quelque chose peut flotter et quelque
-chose doit persister. Devenir autre en restant le même ;
-tout le problème est là.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La jeunesse a de belles vertus ; elle est sincère,
-fidèle, honnête, pure, croyante, dévouée, loyale, généreuse,
-reconnaissante. Efforcez-vous de garder en
-prenant de l'âge les vertus de la jeunesse, lors même
-que vous en aurez perdu les illusions ; devenez hommes
-et restez jeunes.</p>
-
-<p>C'est selon cette loi que se développent les bonnes
-natures et que se forment les grands c&oelig;urs. L'enthousiasme
-est le fond de la vraie sagesse.</p>
-
-<p>L'homme sage mûrit et ne vieillit pas.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Un abîme est là, tout près de nous.</p>
-
-<p>Nous, poëtes, nous rêvons au bord. Soit. Vous,
-hommes d'État, vous y dormez.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La vraie formule socialiste :</p>
-
-<p>Rendre l'homme moral meilleur, l'homme intellectuel
-plus grand, l'homme matériel plus heureux.</p>
-
-<p>Bonté d'abord, grandeur ensuite, enfin bonheur.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La logique d'une idée vraie est tellement puissante
-que, dès qu'elle s'introduit dans les affaires
-humaines, dans la religion, dans la politique, dans
-la législation, elle réduit tous les événements à
-n'être plus que des syllogismes chargés, les uns de
-la démontrer, les autres de la compléter.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Le penseur, quand bon lui semble, peut se
-déployer orateur.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'éloquence qui convient aux assemblées ne doit
-se composer que de moyennes. Une éloquence composée
-d'extrêmes peut remuer une foule ou un individu,
-ce qui, dans beaucoup de cas, est la même
-chose. Cette sorte d'éloquence pourra agir une fois
-sur une assemblée comme chose nouvelle, étrange
-et de haut goût, ou momentanément propre à une
-circonstance donnée ; mais, la seconde fois, elle fatiguera ;
-la troisième fois, elle paraîtra ridicule.</p>
-
-<p>Pour dominer habituellement une grande assemblée,
-il faut un calcul mêlé à l'inspiration ; il faut
-prendre, chaque fois qu'on parle, la résultante d'une
-des fractions de l'assemblée et constituer sa parole
-sur cette résultante, et alors on s'appuie, non sur sa
-seule force isolée, mais sur toutes les forces de cette
-fraction ; ou, mieux encore, ce qui est plus difficile,
-prendre la résultante de toute l'assemblée, parler
-dans la moyenne de la pensée de chacun, et alors
-on a pour levier toute la force de l'assemblée elle-même.
-On remue quelque chose dans chaque esprit.
-Par moments, on touche le fond de tous.</p>
-
-<p>Ce fond, on peut le toucher également, mais par
-occasion et non à volonté, avec la seule puissance du
-sentiment individuel et de la conscience convaincue,
-mais alors on n'est pas un orateur, on est un homme ;
-ce qui est plus rare d'ailleurs.</p>
-
-<p>C'est du reste une erreur&hellip; généreuse de croire
-qu'on peut dominer une assemblée avec les idées du
-dehors. On ne remue une assemblée qu'avec ce qui
-est dans l'assemblée. Il est pourtant, quelquefois,
-beau d'essayer.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>La Révolution, c'est le changement d'âge du
-genre humain. Dites-en ce que vous voudrez, du
-bien ou du mal, le fait vous domine. C'est la grande
-crise de la virilité universelle.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La Révolution est le couteau avec lequel la civilisation
-a coupé son lien.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Dans la Révolution tout le monde est victime et
-personne n'est coupable.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Robespierre fut l'effrayant correcteur d'épreuves
-de la Révolution. Il y mit son <i lang="la" xml:lang="la">deleatur</i>. Cet immense
-exemplaire du progrès, revu par lui, garde encore la
-lueur de sa prunelle sinistre.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Voltaire, c'est la mine ; Mirabeau, c'est l'explosion.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Les révolutions, formidables liquidations de l'histoire ;
-créations génésiques de lois, de codes, de faits,
-de m&oelig;urs, de progrès, de prodiges ; énormes mouvements
-de peuples et d'idées qui mêlent tous les
-hommes dans une même convulsion joyeuse, qui
-dégagent la liberté électrique, qui font trembler les
-deux mondes du même tremblement, qui tirent d'un
-seul éclair deux coups de tonnerre, l'un en Europe,
-l'autre en Amérique ; qui, en renversant la monarchie
-en France, jettent bas la tyrannie dans l'univers ; qui
-éclairent, illuminent, chauffent, brûlent, foudroient,
-qui font sortir d'un seul gigantesque écroulement
-le radieux avènement du genre humain, qui font
-naître l'aurore du sépulcre, accouplent les extrêmes
-stupéfaits, agonisent et vagissent, maudissent et
-chantent, haïssent et adorent, résolvent tout en
-héroïsme, en joie et en amour, envoient expirer tous
-les grincements de la vieille serrure du despotisme
-dans l'humble cabinet de travail de Mount-Vernon,
-et finissent par faire de la clef de la Bastille le
-presse-papier de Washington.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Soit, la Révolution s'appelle la Terreur. Louis XV
-s'appelle l'Horreur.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Pas un nuage, le ciel est pur, le soleil rayonne,
-le paysage n'est que lumière ; ils pavoisent leurs
-barques, ils chantent, ils se laissent gaiement aller
-au courant de l'eau ; le fleuve, magnifique et inépuisable,
-s'élargit de plus en plus ; il est grand comme
-une mer, il est calme comme un lac, il charrie des
-îles de fleurs, il réfléchit le ciel où il n'y a pas une
-ombre. Où vont-ils? Ils ne le savent pas ; mais tout
-est beau, superbe et charmant.</p>
-
-<p>Ils entendent au loin, devant eux, dans les profondeurs
-de l'horizon inconnu, un bruit sourd et
-profond.</p>
-
-<p>Où vont-ils? Qu'importe! Ils vont où va le fleuve.
-Ils savent bien qu'ils aborderont quelque part. Ils
-dérivent. Ils s'enivrent du chant des oiseaux, du parfum
-des fleurs qu'ils voient partout et qu'ils cueillent
-en passant, de la rapidité de l'eau, de la splendeur
-du ciel, de leur propre joie.</p>
-
-<p>Le bruit qui est à l'horizon se rapproche ; il y
-a quelques heures, les souffles du vent le couvraient
-parfois ; maintenant, on l'entend toujours.</p>
-
-<p>Par moments le courant se ralentit, alors ils rament
-afin d'aller plus vite. C'est si charmant d'aller vite!
-Passer comme des ombres devant des ombres, cela
-leur paraît être toute la vie. Ils sont si heureux qu'ils
-oublient qu'il y a une nuit.</p>
-
-<p>Le bruit se rapproche de moment en moment ; il
-ressemble au roulement d'un chariot. Ils commencent
-à se dire entre eux : Quel est ce bruit?</p>
-
-<p>Le fleuve est plein de détours. Cependant un coin
-du ciel devient brumeux. Quelque chose qu'on prendrait
-pour une fumée se dégage d'un point de l'horizon
-et fait une grande nuée. Cette nuée, qui semble
-monter de la terre, est tantôt à droite, tantôt à gauche.
-Est-ce elle qui change de place ou est-ce le fleuve qui
-a tourné? Ils ne savent, mais ils admirent. C'est un
-spectacle de plus parmi tant de spectacles.</p>
-
-<p>Le bruit est maintenant comme un tonnerre. Il
-se déplace avec la nuée qu'ils voient. Où est la nuée,
-là est le bruit.</p>
-
-<p>Ils dérivent, ils chantent, ils rient ; ils ont une
-grande attente, mais dans cette attente il n'y a que
-de l'espérance. Il y a parmi eux des savants, des
-rêveurs, des penseurs, des hommes riches de toutes
-les richesses, des philosophes, des sages.</p>
-
-<p>Tout à coup, ciel! le fleuve a tourné ; la nuée est
-devant eux, le bruit est devant eux. La nuée est formidable ;
-ce n'est plus une nuée, c'est le tourbillon
-de vingt trombes mêlées et tordues par l'ouragan,
-c'est la fumée d'un volcan qui aurait deux lieues de
-cratère. Le bruit est effrayant ; le tonnerre ressemble
-à ce bruit comme l'aboiement d'un chien ressemble
-au mugissement d'un lion. Le courant est rapide et
-furieux, la surface du fleuve se courbe comme un arc
-vers le dedans de la terre. Qu'y a-t-il donc là, devant
-eux, à quelques pas? Un gouffre.</p>
-
-<p>Un gouffre! ils rament en arrière, ils veulent
-remonter. Il est trop tard. Ce courant-là ne se
-remonte pas. Alors ils reconnaissent que le fleuve
-lui-même est vivant ; qu'ils se sont trompés ; que ce
-qu'ils prenaient pour un fleuve, c'était un peuple ;
-que ce qu'ils prenaient pour des flots, c'étaient des
-hommes ; qu'ils ont cru voguer sur une eau inerte,
-écumant à peine sous la rame, et qu'ils voguaient
-sur des âmes, âmes profondes, obscures, violentes,
-froissées, tumultueuses, pleines de haine et de
-colère. Il est trop tard! il est trop tard! Le précipice
-est là. Ces flots, ce fleuve, ces hommes, ces
-âmes, ce peuple, arbres déracinés, granits séculaires,
-rochers arrachés à la rive, navires dorés, chaloupes
-pavoisées, îles de fleurs, tout se hâte, tout penche,
-tout se heurte et se mêle, tout s'écroule.</p>
-
-<p>Personne n'a jamais vu, personne ne verra jamais
-rien qui soit plus grand et plus terrible. Toute
-une humanité qui s'engloutit à la fois le même jour,
-à la même heure, dans le même abîme! Toute une
-société avec ses lois, ses m&oelig;urs, sa religion, ses
-croyances, ses préjugés, ses arts, son luxe, son
-passé, son histoire, qui rencontre une rupture du
-sol et qui sombre comme une barque de pêcheur!
-Ce sont là de ces choses voulues par Dieu. Ce prodigieux
-ensemble d'hommes, de faits et d'évènements,
-cette masse énorme venue de si loin et avec
-tant de calme, arrive au bord du gouffre, s'y courbe
-majestueusement et y disparaît. Ce n'est plus ni un
-fleuve ni un gouffre, ni un peuple, ni une catastrophe ;
-c'est le chaos. C'est l'ombre, l'horreur, le
-fracas, l'écume, un éternel et lamentable gémissement.
-Tous les dogues de l'abîme hurlent dans les
-ténèbres. Cependant le soleil brille, la vérité ne
-se décourage pas et rayonne toujours, et cette
-effrayante nuée, pleine de clameurs et de tempête,
-lui est bonne pour faire resplendir son arc-en-ciel.</p>
-
-<p>Quelque chose survit-il à cela? Une telle calamité,
-un pareil écroulement, un si monstrueux naufrage,
-n'est-ce pas la mort d'un peuple? n'est-ce pas la fin
-d'un continent?</p>
-
-<p>Non.</p>
-
-<p>Tout a sombré, rien ne s'est perdu.</p>
-
-<p>Tout s'est englouti, rien n'a péri.</p>
-
-<p>Tout s'est abîmé, rien n'est mort.</p>
-
-<p>Tout a disparu, tout reparaît.</p>
-
-<p>Faites quelques pas, vivez quelques années,
-regardez : Voici le fleuve plus large, voici le peuple
-plus grand.</p>
-
-<p>Le bruit formidable qui avertit et qui conseille,
-on l'entend toujours ; mais il n'est plus devant, il
-est derrière. Il y a cent ans on l'entendait dans
-l'avenir ; aujourd'hui, on l'entend dans le passé.</p>
-
-<p>Et les générations en marche reviennent parfois
-sur leurs pas pour voir ce que c'est que ce bruit ;
-et les siècles se penchent rêveurs sur cette chute
-d'une société et d'une monarchie, sur cette immense
-cataracte de la civilisation qu'on appelle la Révolution
-Française.</p>
-
-
-<p class="small ind">17 février 1844.</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">L'âme</h2>
-
-<div class="break"></div>
-
-<h3 class="tom4em" id="ch10">Tas de pierres<br />
-VI</h3>
-
-
-<p>Les instincts sont les yeux mystérieux de l'âme.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'âme a des illusions comme l'oiseau a des ailes ;
-c'est ce qui la soutient.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Dans la question de l'immortalité de l'âme on
-voit le pourquoi, on ne voit pas le comment.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le penseur demande au nouveau-né : D'où
-viens-tu? &mdash; et au moribond : Où vas-tu?</p>
-
-<p>Tout ce qu'il sait, c'est que le nouveau-né pleure
-et que le moribond tremble.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le monde matériel repose sur l'équilibre, le
-monde moral sur l'équité.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'équilibre est la loi suprême et mystérieuse du
-grand Tout.</p>
-
-<p>Le monde matériel en est la démonstration visible.</p>
-
-<p>De toute nécessité, le monde moral en est la
-confirmation invisible.</p>
-
-<p>Sans quoi, ces deux mondes mêmes, ces deux
-mondes dont la réunion embrasse tout, ne seraient
-pas en équilibre.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le squelette de l'animal n'est pas beaucoup plus
-signifiant que la première pierre venue ; le squelette
-de l'homme est effrayant.</p>
-
-<p>C'est que la réflexion horrible, ce n'est pas :
-ceci a vécu, mais : ceci a pensé.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Ce que l'animal sait, il ignore qu'il le sait.
-L'homme sait qu'il ignore.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Quand le sentiment de l'infini entre à haute
-dose dans un homme, il en fait un dieu ou un
-monstre, Jésus-Christ ou Torquemada.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La conscience, c'est Dieu présent dans l'homme.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La prière est un auguste aveu d'ignorance.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Ma prière :</p>
-
-<p>Dieu! accordez-moi en lumière et en amour tout
-le possible de votre infini!</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Quelle est la plus haute faculté de l'âme?</p>
-
-<p>Est-ce que ce n'est pas le génie?</p>
-
-<p>Non, c'est la bonté.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La raison du meilleur est toujours la plus forte.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Quand il n'y a rien sous la mamelle gauche, il
-ne peut y avoir rien de complet dans la tête. Le
-génie, c'est un grand c&oelig;ur.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Fils, frère, père, amant, ami. Il y a place pour
-toutes les affections dans le c&oelig;ur comme pour toutes
-les étoiles dans le ciel.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il y a une chose qu'il faut n'aimer ni à faire ni à
-donner, c'est de la peine.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Ne rire jamais de ceux qui souffrent ; souffrir
-quelquefois de ceux qui rient.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>On dit : C'est un vieillard ; il s'est éteint. Et l'on
-trouve tout simple qu'il soit parti. Demandez à ses
-enfants si c'est tout simple. Ce grand âge, qui semble
-aux indifférents une sorte de circonstance atténuante
-à la mort, fait à ceux qui aiment l'effet contraire.
-La longueur de la possession leur paraît créer
-presque un droit ; et la vie n'a plus pour nous sa
-figure vraie quand elle perd ces êtres qui en ont
-toujours été à nos yeux la lumière.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Toutes les fois qu'au fond de sa conscience, on se
-sent le droit de pardonner, c'est qu'on en a le
-devoir.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Je sais quelque chose de plus beau peut-être
-que l'innocence, c'est l'indulgence.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Est-ce que je n'ai pas tout le premier besoin
-d'indulgence, moi qui parle? Tenez, toutes les fautes
-que l'amour peut faire commettre, excepté les fautes
-déshonorantes, je les ai commises.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>On aime de la grandeur de son c&oelig;ur.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>L'amour est un immense égoïsme qui a tous les
-désintéressements.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>O mon ange, pourvu que tu aies tout, le reste
-me suffit.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Ils disent qu'aimer, c'est l'aveuglement du c&oelig;ur ;
-moi je dis que ne pas aimer, c'en est la cécité.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Chose étrange, après dix-huit siècles de progrès,
-la liberté de l'esprit est proclamée ; la liberté du
-c&oelig;ur ne l'est pas.</p>
-
-<p>Pourtant aimer n'est pas un moins grand droit
-de l'homme que penser.</p>
-
-<p>L'adultère n'est autre chose qu'une hérésie. Si
-la liberté de conscience a droit d'exister, c'est en
-amour.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>A l'heure qu'il est, au point où en sont les lois
-et les m&oelig;urs de l'occident, le mariage porte à faux.
-Il a généralement pour base l'intérêt, et non l'amour.</p>
-
-<p>C'est le plus souvent un contrat, ce n'est pas
-un mystère ; c'est une prostitution, ce n'est pas
-une célébration ; c'est un esclavage, ce n'est pas un
-épanouissement.</p>
-
-<p>De là cette révolte de l'amour qu'on qualifie
-adultère.</p>
-
-<p>Aujourd'hui, quel qu'ait été le travail des idées
-sociales depuis toutes nos révolutions, tout cet
-ensemble de faits qui s'enchaînent et se commandent,
-mariage, adultère, prostitution, est encore
-vu à faux jour.</p>
-
-<p>On voit le mariage où il n'est pas, on voit
-l'adultère où il n'est pas, on voit la prostitution où
-elle n'est pas.</p>
-
-<p>Dans nombre de cas, ce qu'on appelle mariage
-est l'adultère et ce qu'on appelle adultère est le
-mariage.</p>
-
-<p>Faites le mariage vrai, faites-le sortir de la
-nature et du c&oelig;ur, et ces deux faits, adultère et
-prostitution, qui sont, l'un la protestation du c&oelig;ur,
-l'autre la protestation de la nature, s'évanouissent.</p>
-
-<p>Dans l'état actuel, l'union irrésistible de deux
-c&oelig;urs est persécutée par la loi ; or qu'est-ce que
-cette union, sinon le mariage? tandis que la loi
-protège la livraison d'une femme à un homme
-moyennant vente légale et intérêts combinés ; or
-qu'est-ce que la consommation de cette vente, sinon
-l'adultère et la prostitution?</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le poëme de la femme traverse l'histoire de
-l'homme. Il a çà et là des espèces de chants sublimes.
-Les deux plus beaux de ces chants, c'est Marie,
-mère de Dieu, et Jeanne d'Arc, mère du Peuple.
-Deux vierges qui enfantent, l'une le Christ, l'autre
-la France.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Tous les poëtes ont une femme qui a fait, à
-leur insu, la moitié de leurs ouvrages. Molière heureux
-n'eût pas écrit <i>le Misanthrope</i>. Molière a fait
-Célimène, la Béjart a fait Alceste.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La femme nue, c'est le ciel bleu. Nuages et vêtements
-font obstacle à la contemplation. La beauté
-et l'infini veulent être regardés sans voiles.</p>
-
-<p>Au fond, c'est la même extase : l'idée de l'infini
-se dégage du beau comme l'idée du beau se dégage
-de l'infini. La beauté, ce n'est pas autre chose que
-l'infini contenu dans un contour.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Aucune grâce extérieure n'est complète si la
-beauté intérieure ne la vivifie. La beauté de l'âme
-se répand comme une lumière mystérieuse sur la
-beauté du corps.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>On aime une femme comme on découvre un
-monde, en y pensant toujours.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La nature a fait un caillou et une femelle. Le
-lapidaire fait le diamant et l'amant fait la femme.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Dans notre société comme elle est faite, la femme
-doit tenir l'homme attaché à elle par un fil ; mais
-il faut que le fil soit long, qu'il se dévide presque
-indéfiniment entre les doigts intelligents de la
-femme, et que l'homme ne le sente jamais. Il le
-casserait. Il arrive parfois que l'homme, allant et
-venant un peu au hasard, mêle à son insu le fil aux
-événements compliqués de la vie et l'y embrouille.
-La femme alors vient sans bruit derrière lui, et,
-sans qu'il s'en aperçoive, détache délicatement le fil
-de la broussaille. Mystérieuse et difficile opération
-que les femmes seules savent faire et qui s'appelle
-sauver le bonheur.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Dans une femme complète il doit y avoir une
-reine et une servante.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Le c&oelig;ur de la femme s'attache par ce qu'il
-donne ; le c&oelig;ur de l'homme se détache par ce qu'il
-reçoit.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La femme est ainsi faite qu'on devine déjà la
-jeune mère dans la petite fille et qu'on sent encore
-la petite fille dans la jeune mère. Le premier enfant
-continue la dernière poupée.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Sans la vanité, sans la coquetterie, sans la curiosité,
-sans la chute en un mot, la femme n'est pas
-la femme. Il y a dans sa grâce beaucoup de sa
-faiblesse.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Quand une femme vous parle, regardez ce que
-disent ses yeux.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>On pourrait mettre sur beaucoup de femmes
-mariées l'inscription connue : «Il y a des pièges
-dans cette propriété.»</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il y a une foule de sottises que l'homme fait par
-paresse et une foule de folies que la femme fait par
-dés&oelig;uvrement.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Trop souvent l'histoire des faiblesses des femmes
-est aussi l'histoire des lâchetés des hommes.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Pas d'injures à ces malheureuses que vous coudoyez
-le soir dans la rue. Souvenez-vous que la
-plupart ont été livrées à la prostitution par la faim
-et se sont laissées tomber dans le ruisseau pour ne
-pas se jeter à la rivière.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il faut savoir souvent obéir à la femme pour
-avoir le droit de lui commander quelquefois.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Pour qu'une femme soit complètement prise, il
-faudrait presque l'impossible, il faudrait ces trois
-choses : être un homme, un grand homme et un
-gentilhomme ; satisfaire sa dignité, contenter son
-orgueil, flatter sa vanité!</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>Il y a dans George Sand une chose rare et charmante,
-la bonhomie de la femme.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>La femme a une puissance singulière qui se
-compose de la réalité de la force et de l'apparence
-de la faiblesse.</p>
-
-<div class="star">*</div>
-<p>O femmes! êtres composés de toutes nos douleurs,
-de toutes nos joies, de ce qu'il y a de plus tressaillant
-en nous! Èves véritablement faites de nos
-flancs! c'est pour nous rendre fous, heureux, désespérés,
-c'est pour faire sortir la flamme de nos paroles,
-les vers de notre c&oelig;ur, la démence de nos actions,
-que Dieu a versé sur vos beaux profils l'ombre des
-cils et le feu des prunelles!</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch11">De la Vie et de la Mort</h3>
-
-
-<p>Qu'est la mort pour l'homme?</p>
-
-<p>Est-ce seulement la fin de quelque chose? Est-ce
-la fin de tout?</p>
-
-<p>Deux questions que le penseur se pose sans
-cesse ; car de leur solution dépendent les autres
-questions morales.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Si la mort est la fin de tout, il en faudra tirer
-cette conclusion : Il y a de la lumière dans le
-monde matériel, il n'y en a pas dans le monde
-moral. Le soleil, en se levant chaque matin, nous
-dit : Je suis un symbole ; je suis la figure d'un autre
-soleil qui, de même que j'éclaire aujourd'hui vos
-visages, éclairera un jour vos âmes. &mdash; Eh bien, le
-soleil ment! il faut accepter comme vraie cette chose
-horrible devant laquelle l'antiquité a reculé : <i lang="la" xml:lang="la">solem
-falsum</i>.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>L'homme est une créature profondément distincte
-de la brute, en ceci que la brute est toujours et
-fatalement innocente, tandis que l'homme peut faire le
-mal et le bien. La brute est passive, l'homme est libre.</p>
-
-<p>Qu'est-ce qui le fait libre? C'est l'âme.</p>
-
-<p>Donc l'âme est.</p>
-
-<p>Tous ces mots : amour, loyauté, pudeur, dévouement,
-foi, devoir, conscience, probité, honneur,
-vertu, ne sont plus des mots, ce sont les faits propres
-à l'âme ; ce sont les facultés qui résultent de sa
-liberté. Aux facultés rayonnantes répondent les
-facultés ténébreuses : haine, vice, lâcheté, turpitude,
-égoïsme, méchanceté, mensonge, cruauté, crime.
-Entre le mal et le bien, l'homme peut choisir ; il est
-libre.</p>
-
-<p>Or, qui dit libre, dit responsable.</p>
-
-<p>Responsable en cette vie? Évidemment non ; car
-rien de plus démontré que la prospérité possible et
-fréquente des méchants et l'infortune imméritée des
-bons pendant leur passage sur la terre. Combien
-d'hommes justes n'ont eu que misère et angoisse jusqu'à
-leur dernier jour! combien d'hommes criminels
-ont vécu jusqu'à la plus extrême vieillesse dans la
-jouissance paisible et sereine de tous les biens de ce
-monde, y compris la considération et le respect de
-tous.</p>
-
-<p>L'homme alors est-il responsable après la vie?
-Évidemment oui, puisqu'il ne l'est pas dans la vie.</p>
-
-<p>Donc quelque chose de lui survit pour subir cette
-responsabilité : l'âme.</p>
-
-<p>La liberté de l'âme implique son immortalité.</p>
-
-<p>Donc la mort n'est pas la fin de tout. Elle n'est
-que la fin d'une chose et le commencement d'une
-autre. A la mort, l'homme finit, l'âme commence.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>J'en atteste quiconque a regardé le visage mort
-d'un être aimé avec cette anxiété étrange qu'est
-l'espérance mêlée au désespoir ; je vous atteste, vous
-tous qui avez traversé cette heure funèbre, la dernière
-de la joie, la première du deuil, n'est-ce pas
-qu'on sent bien qu'il y a encore là quelqu'un? que
-tout n'est pas fini? que quelque chose est possible
-encore?</p>
-
-<p>On sent autour de cette tête le frémissement des
-ailes qui viennent de se déployer. Une palpitation
-confuse et inouïe flotte dans l'air autour de ce c&oelig;ur
-qui ne bat plus. Cette bouche ouverte semble appeler
-ce qui vient de s'en aller, et on dirait qu'elle laisse
-tomber des paroles obscures dans le monde invisible.</p>
-
-<p>Cette stupeur, ce n'est pas le contact du néant,
-c'est la secousse que donne le choc de cette vie
-contre l'autre.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Je suis une âme. Je sens bien que ce que je
-rendrai à la tombe, ce n'est pas moi. Ce qui est moi
-ira ailleurs.</p>
-
-<p>Terre, tu n'es pas mon abîme!</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Plus j'y songe, plus cette vérité m'apparaît :
-l'homme n'est autre chose qu'un captif.</p>
-
-<p>Le prisonnier escalade péniblement les murs de
-son cachot, grimpe de saillie en saillie, met le pied
-partout où une pierre manque, et monte jusqu'au
-soupirail. Là, il regarde, il distingue au loin la
-campagne, la forêt, les blés, les collines, les maisons,
-les villes, les êtres vivants, les routes où il a déjà
-marché et où il marchera sans doute encore ; il aspire
-l'air libre, il voit la lumière.</p>
-
-<p>De même l'homme.</p>
-
-<p>L'astronomie, la chimie, la géologie, la mesure
-des temps, la mesure des soleils, toutes ces découvertes,
-toutes ces échappées sur l'extérieur, toutes
-ces surprises faites à l'éternité, cette constatation de
-l'infini qui existe, qui est là, dehors, éblouissant
-l'intelligence de son rayonnement prodigieux, toutes
-ces choses dont il semble que nous n'ayons pas le
-sens, art, science, poésie, rêverie, calcul, algèbre,
-c'est le regard à travers les barreaux de la prison.</p>
-
-<p>Le prisonnier ne doute pas de retrouver, le jour
-où les portes s'ouvriront, les champs, les bois, les
-plaines, la terre où est sa vraie vie, la liberté. Il voit
-tout cela, il sait bien que cela est là.</p>
-
-<p>Comment l'homme peut-il douter de retrouver
-l'éternité à sa sortie!</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Certains penseurs repoussent ces questions : &mdash; Aurons-nous
-un corps dans l'autre vie? mangera-t-on?
-dormira-t-on? &mdash; Ces questions n'ont rien qui
-me répugne. Pourquoi n'aurait-on pas un corps,
-corps subtil et éthéré, dont notre corps humain ne
-serait qu'une ébauche grossière? &mdash; Mangera-t-on?
-pourquoi ne vivrait-on pas, par exemple, de la vie
-des fleurs, qui n'ont pas d'heures pour manger, mais
-qui acquièrent et perdent sans cesse, double travail
-qui constitue la vie? &mdash; Dormira-t-on? notre existence,
-composée d'heures de connaissance coupées
-par des heures de sommeil, n'est qu'une ombre
-informe de cette existence supérieure où la rêverie
-reposerait de la pensée, où l'extase reposerait de la
-contemplation.</p>
-
-<p>Qui empêche de se figurer cette vie céleste?</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>L'âme a soif de l'absolu, mais c'est là une soif de
-l'âme qui ne doit pas être une soif de l'homme.
-L'homme dans le temps et dans l'espace, c'est-à-dire
-vivant de cette vie momentanée qui n'est que le fantôme
-de la vie, l'homme appartient au relatif. Qui dit
-limite, dit rapport et proportion. Contentons-nous
-donc du relatif, puisque nous sommes limités. Ne
-cherchons pas l'absolu ici-bas. Nous le trouverons
-ailleurs. L'absolu n'est pas de ce monde. Il est trop
-lourd pour cette terre ; il la ferait sortir de son
-orbite si jamais il venait à peser sur elle.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Il y a deux lois, la loi des globes et la loi de l'espace.
-La loi des globes, c'est la mort ; la limite exige
-la destruction. La loi de l'espace, c'est l'éternité,
-l'infini permet l'expansion.</p>
-
-<p>Entre les deux mondes, entre les deux lois, il y a
-un pont, la transformation.</p>
-
-<p>Échapper à la gravitation, c'est échapper à la limite ;
-échapper à la limite, c'est échapper à la mort.</p>
-
-<p>L'ambition du vivant des globes doit donc être de
-devenir un vivant de l'espace.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>L'homme est une frontière. Être double, il marque
-la limite des deux mondes. En deçà de lui est la
-création matérielle ; au delà de lui le mystère.</p>
-
-<p>Naître, c'est entrer dans le monde visible ; mourir,
-c'est entrer dans le monde invisible.</p>
-
-<p>Oh! de ces deux mondes, lequel est l'ombre?
-lequel est la lumière?</p>
-
-<p>Chose étrange à dire, le monde lumineux, c'est
-le monde invisible ; le monde lumineux, c'est celui
-que nous ne voyons pas. Nos yeux de chair ne voient
-que la nuit.</p>
-
-<p>Oui, la matière, c'est la nuit.</p>
-
-<p>Fixons du moins les yeux de l'âme sur cet immense
-mystère qui nous attend.</p>
-
-<p>L'homme est sur le bord d'un abîme. Vous tremblez
-pour le somnambule qui se promène sans le
-savoir sur la crête d'un toit ; et vous ne tremblez pas
-pour l'homme qui marche, en pensant à autre chose,
-le long de la mort!</p>
-
-<p>Malheur à qui vit l'&oelig;il ouvert sur le monde matériel
-et le dos tourné au monde inconnu!</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>La mort est un changement de vêtements.</p>
-
-<p>Ame! vous étiez vêtue d'ombre, vous allez être
-vêtue de lumière!</p>
-
-<p>Catholiques, vous voudriez emporter votre corps
-dans l'autre vie! C'est comme si vous souhaitiez aller
-dans une fête avec un vieil habit taché.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Une montagne des Andes résume en zones
-distinctes, sur sa pente de quelques lieues, tous les
-climats de la terre, depuis le tropique jusqu'au pôle ;
-de même une nation comme la France résume dans
-son histoire, comme sur un versant immense, échelon
-par échelon, couche par couche, nuance par nuance,
-tous les âges de la vie de l'humanité, depuis Teutatès
-qui est le sauvagisme jusqu'à Voltaire qui est la
-civilisation.</p>
-
-<p>Qu'y a-t-il au-dessus du pôle? qu'y a-t-il au-dessus
-du sommet? le ciel.</p>
-
-<p>Qu'y a-t-il au-dessus de la civilisation? L'harmonie.</p>
-
-<p>Le bleu. La mort.</p>
-
-<p>C'est dans le tombeau que l'homme fait le dernier
-progrès.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>A mesure que l'homme avance dans la vie, il
-arrive à une sorte de possession des idées et des objets
-qui n'est autre chose qu'une profonde habitude
-de vivre. Il devient à lui-même sa propre tradition ;
-il s'attache étroitement par la mémoire à ce qu'il a
-vu, à ce qu'il a fait, à ce qu'il a senti, à ce qu'il a
-souffert, aux temps où il était enfant, aux temps où il
-était jeune, aux temps où il était homme, à ses jeux,
-à ses amours, à ses travaux ; il se tourne avec charme
-vers tout ce qui compose son unité, vers les illusions,
-vers les affections, vers les passions, vers les joies,
-vers les douleurs surtout. Chaque jour qu'il a traversé
-est un chaînon, et pour lui, homme, vivre, c'est
-être toute la chaîne. Il sent qu'il y a en lui de l'indivisible.
-Être, c'est être la somme de tout ce qu'il a
-été, voilà ce qu'il comprend par-dessus tout. Prenez-le,
-et faites-lui une offre quelconque de vie nouvelle
-et de jeunesse, à la condition de ne plus connaître
-ce qu'il a connu et de ne plus aimer ce qu'il
-a aimé, il préférera mourir. Il est plus facile de renoncer
-à l'avenir qu'au passé.</p>
-
-<p>Être, pour la créature intelligente, c'est comparer
-perpétuellement ce qu'on a été avec ce qu'on est.</p>
-
-<p>De là, la puissance indomptable du moi.</p>
-
-<p>L'homme ne comprend et n'accepte l'immortalité
-qu'à la condition de se souvenir.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Si la vie n'est pas indéfinie, distincte et adhérente,
-emmaillée dans une sorte de chaîne sans fin qui traverse
-sans se rompre le phénomène mort, relie l'être
-à l'être et crée l'unité dans le multiple ; si cette persistance
-du moi à travers les milieux inconnus de
-l'existence n'est pas, il n'y a point de solidarité, et le
-premier des principes démocratiques s'évanouit.</p>
-
-<p>La brièveté du moi supprime tout lien, extérieur,
-supérieur, antérieur et ultérieur.</p>
-
-<p>Matérialisme, c'est, logiquement et fatalement,
-égoïsme.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Sur chaque globe il y a un être qui le déborde
-et qui est son point de jonction, son trait d'union,
-son pont avec les autres sphères. L'homme est cet
-être sur la terre.</p>
-
-<p>A la mort, l'homme devient sidéral.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>La mort, c'est la revanche de l'âme.</p>
-
-<p>La vie, c'est la puissance qu'a le corps de maintenir
-l'âme sur la terre par l'alourdissement ; la
-mort, c'est la puissance qu'a l'âme d'enlever le corps
-hors de la terre par l'élimination. Dans la vie terrestre,
-l'âme perd ce qui rayonne ; dans la vie extra-terrestre,
-le corps perd ce qui pèse.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>S'il n'y avait pas une autre vie, Dieu ne serait pas
-un honnête homme.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>La mort, désolation du c&oelig;ur, est le triomphe de
-l'âme.</p>
-
-<p>Notre vie rêve l'utopie, notre mort obtient l'idéal.</p>
-
-<p>La mort n'est pas injuste. Elle est une continuation.</p>
-
-<p>Habituons-nous à regarder sans épouvante ce
-mystérieux prolongement de l'homme dans l'éternité.
-Tâchons de l'apercevoir le plus loin que nous pouvons
-dans le sépulcre.</p>
-
-<p>Penchons-nous au bord de la vie et contemplons
-cette obscurité sacrée. Nous en serons meilleurs. La
-mort est sainte, et elle est saine. Tout ce qu'on peut
-en voir est de bon conseil.</p>
-
-<p>Mon regard plonge le plus possible dans cette
-ombre, où je vois, à une profondeur qui serait
-effrayante si elle n'était sublime, blanchir l'immense
-point du jour éternel.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Où sont les abîmes? où sont les escarpements?
-Pourquoi nous contentons-nous des aspects plats de
-cette terre et de cette vie? Il doit y avoir quelque
-part des trous effrayants, déchirures de l'infini, avec
-d'énormes étoiles au fond, et des lueurs inouïes.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>La contemplation nous révèle l'infini ; la méditation
-nous révèle l'éternité.</p>
-
-<p>La notion de l'infini nous arrive du monde extérieur ;
-la notion de l'éternité se dégage pour nous du
-monde intérieur.</p>
-
-<p>Or, infini et éternel ce sont là les deux aspects de
-Dieu.</p>
-
-<p>Pour voir Dieu sous le premier aspect, nous regardons
-dans la création. Pour le voir sous le deuxième
-aspect, nous regardons dans notre âme.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Dieu est éternel. L'âme est immortelle.</p>
-
-<p>Ne confondez pas l'éternité avec l'immortalité.
-Expliquez-vous ce que c'est que l'immortalité.</p>
-
-<p>La création est une ascension perpétuelle, de la
-brute vers l'homme, de l'homme vers Dieu. Dépouiller
-de plus en plus la matière, revêtir de plus
-en plus l'esprit, telle est la loi. A chaque fois qu'on
-meurt, on gagne plus de vie.</p>
-
-<p>Les âmes passent d'une sphère à l'autre, deviennent
-de plus en plus lumière, se rapprochent sans
-cesse de Dieu.</p>
-
-<p>Quoi! les âmes se rapprochent de Dieu sans cesse,
-toujours, par une série non interrompue de transformations,
-d'un mouvement perpétuel et continu? Mais
-alors il viendra un jour, une heure, où à force de
-se rapprocher de Dieu, elles l'atteindront et se fondront
-en lui ; alors elles perdront leur moi, en
-d'autres termes, elles mourront.</p>
-
-<p>Écoutez :</p>
-
-<p>Le jour où l'asymptote rencontrera l'hyperbole,
-l'âme rencontrera Dieu.</p>
-
-<p>Le point de jonction est dans l'infini.</p>
-
-<p>Se rapprocher toujours, n'atteindre jamais, c'est
-la loi de l'asymptote, c'est la loi de l'âme.</p>
-
-<p>C'est cette ascension sans fin, c'est cette perpétuelle
-poursuite de Dieu, qui pour l'âme est son
-immortalité.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Il n'est pas un être humain marchant sous la lumière
-du soleil que ne trouve et n'atteigne son rayon.</p>
-
-<p>Dans l'immensité de la création infinie, il n'est
-pas un être humain auquel n'aboutisse un rayon de
-Dieu.</p>
-
-<p>Par ce rayon toute âme partielle est en communication
-directe avec l'âme centrale.</p>
-
-<p>De là l'efficacité de cette invocation, la prière.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Un homme dort. Il fait un rêve. Il rêve qu'il est
-bête fauve, lion, loup, et il lui arrive toutes les aventures
-des bois. A son réveil, il se retrouve. Le rêve
-s'est évanoui. Il est après ce qu'il était avant. Il est
-homme et non lion.</p>
-
-<p>Le lendemain il fait un autre rêve. Il est oiseau
-ou serpent. Il s'éveille et se retrouve homme.</p>
-
-<p>Ainsi de la vie. Ainsi de toutes les vies terrestres
-que nous pourrons être condamnés à traverser. Les
-vies planétaires sont des sommeils. Les vies peuvent
-n'avoir aucun lien entre elles, pas plus que les rêves
-de nos nuits.</p>
-
-<p>Le moi qui persiste après le réveil, c'est le moi
-antérieur et extérieur au rêve. Le moi qui persiste
-après la mort, c'est le moi antérieur et extérieur à
-la vie.</p>
-
-<p>Le dormeur qui s'éveille se retrouve homme. Le
-vivant qui meurt se retrouve esprit.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Une idée m'a traversé l'esprit. Serait-ce une
-lueur?</p>
-
-<p>Deux hommes parlent de la vie future. L'un
-l'affirme, l'autre la nie. L'un dit : &mdash; La mort n'est
-pas ; mon moi persistera : je sens en moi l'immortalité ;
-je m'appelle âme. L'autre dit : &mdash; Il n'y a rien
-après la mort ; mon moi sera mangé des vers ; je
-mourrai tout entier ; je ne sens pas en moi de lendemain ;
-je m'appelle cendre. &mdash; Au nom de quoi parlent
-ces deux hommes? Au nom du sens intime.
-L'affirmation de l'un et la négation de l'autre n'ont
-d'autre source que l'intuition. Le sens intime, l'innéité
-même, la grande voix sacrée, qui chuchote
-mystérieusement à l'oreille de toute âme. Dans le
-cas présent, cette voix se contredit ; à l'oreille de
-l'un elle dit : <i>immortalité</i> ; à l'oreille de l'autre,
-elle dit : <i>néant</i> ; elle révèle à la première conscience
-le contraire de ce qu'elle déclare à la seconde.
-Serait-il possible que ces hommes disent vrai tous
-les deux?</p>
-
-<p>Dante vient d'écrire deux vers. Pendant qu'il
-songe accoudé, le premier vers dit au second :
-Sais-tu, frère? nous sommes immortels! je sens en
-moi la durée éternelle ; nous venons d'éclore pour
-la gloire ; j'ai la conscience que je traverserai les
-siècles. &mdash; Le deuxième répond : Quel rêve! je sens
-que je ne traverserai pas un jour ; j'ai en moi la
-mort ; je ne suis pas.</p>
-
-<p>En ce moment, Dante sort de sa rêverie, prend
-sa plume, relit ses deux vers, et efface le second.</p>
-
-<p>Tous les deux avaient raison.</p>
-
-<p>Y aurait-il des ébauches d'âme qui se sentent
-ébauches, des embryons de moi destinés à la refonte,
-des êtres essayés, qui disparaîtront dans le néant
-et qui en ont conscience?</p>
-
-<p>Y aurait-il des hommes que Dieu rature?</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Quoi! vous affirmez carrément que ce que vous
-ne voyez pas n'est pas! Ainsi, l'&oelig;il humain, voilà la
-certitude ; ainsi, hors de la chambre optique qui
-clignote sous le crâne de l'homme, rien n'est
-prouvé! La logique est la très humble servante de
-la prunelle! Défense à l'intuition de concevoir ou
-d'admettre quoi que ce soit qui n'est pas déclaré
-par les sens! A ce compte, un sourd-muet aveugle
-et paralytique qui ébaucherait dans ses ténèbres ce
-bégaiement : Rien n'existe! aurait raison!</p>
-
-<p>De votre infirmité vous faites le vide ; vous prenez
-votre limite pour la limite de la création ; vous
-appliquez votre brièveté à l'univers!</p>
-
-<p>Mais cette création invisible, qui vous dit qu'un
-jour vous ne la verrez pas?</p>
-
-<p>Si vous aviez un autre organisme, est-ce que
-vous n'auriez pas d'autres perceptions? Si vous
-aviez seulement un sens de plus, croyez-vous qu'un
-nouvel aspect de la vie universelle ne vous serait pas
-révélé? Les organismes inconnus des existences
-ultérieures vous attendent et pourront vous faire
-toucher l'impalpable et voir l'incompréhensible.</p>
-
-<p>Il y a une chose qui vous arrive tous les jours ;
-vous ne direz pas que vous n'êtes point familier
-avec ce fait-là. Vous avez dormi, c'est le matin,
-vous ouvrez les yeux, vos contrevents fermés laissent
-pénétrer une clarté crépusculaire dans votre alcôve,
-vous ne voyez rien autour de vous que vos quatre
-murs et l'atmosphère vide. Tout à coup un rayon
-du soleil levant passe aux fentes du volet, et vous
-apercevez un monde. Vous distinguez, dans cette
-blancheur subitement survenue, des myriades d'objets
-en suspension, allant et venant, tournoyant, montant,
-descendant, entrant dans la lueur, plongeant
-dans l'obscurité, et dont vous ne soupçonniez pas
-l'existence ; vous voyez l'immensité des grains de
-poussière ; cet air que vous croyiez vide était peuplé.
-Voilà de l'invisible devenu visible.</p>
-
-<p>Un jour, vous vous réveillerez dans un autre lit,
-vous vivrez de cette grande vie qu'on appelle la
-mort, vous regarderez, et vous verrez l'ombre ; et
-tout à coup le soleil levant de l'infini apparaîtra
-splendide au-dessus de l'horizon, et un rayon de
-lumière, de la vraie lumière, traversera de part en
-part à perte de vue les profondeurs ; alors vous serez
-stupéfait, vous verrez dans cette bande de clarté,
-tout à la fois, brusquement, pêle-mêle, ensemble,
-volant, tourbillonnant, fuyant, planant, des millions
-d'êtres inconnus, les uns célestes, les autres infernaux,
-ces invisibles que vous niez aujourd'hui, et
-vous sentirez des ailes s'ouvrir à vos épaules, et vous
-serez un de ces êtres vous-même.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch12">Rêveries sur Dieu</h3>
-
-
-<p>Dieu s'enferme ; mais le penseur écoute aux
-portes.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Quiconque a la notion du devoir, quiconque a le
-sentiment du droit, quiconque a la perception du
-juste et de l'injuste, quiconque a un but désintéressé,
-quiconque s'oublie en vivant et fait passer avant lui
-ce qui n'est pas lui, quiconque veut pour le genre
-humain, quiconque a dans son c&oelig;ur les battements
-du c&oelig;ur même de l'humanité, quiconque se sent
-frère du pauvre, du petit, du mineur, du faible, de
-l'infirme, du souffrant, de l'ignorant, du déshérité,
-de l'esclave, du serf, du nègre, du forçat, du damné,
-quiconque souhaite la lumière à l'aveugle et la pensée
-à l'opprimé, quiconque est misérable des
-misères d'autrui, quiconque travaille au mieux des
-autres et pleure de leurs larmes et saigne de leur
-plaie, quiconque préfère son propre sacrifice au
-sacrifice de son semblable, quiconque a la vision du
-vrai, quiconque a l'éblouissement du beau, quiconque
-écoute une harmonie, quiconque contemple
-une fleur, une blancheur, une candeur, une clarté,
-une femme, quiconque admire un génie, quiconque
-s'émeut d'une étoile, quiconque dit en soi-même :
-ceci est bien, ceci est mal, quiconque n'écrase pas
-une mouche inutilement, quiconque aime et sent de
-l'infini dans son amour, quiconque reconnaît qu'il y
-a un chemin tortueux et une ligne droite, quiconque
-agit en conscience, quiconque a un idéal et s'y
-dévoue, celui-là, quel qu'il soit, qu'il y consente ou
-non, croit en Dieu.</p>
-
-<p>Quiconque dit : conscience, vertu, bonté, amour,
-raison, lumière, justice, vérité, aperçoit, qu'il le
-sache ou non, un des mystérieux profils de cette
-face sublime : Dieu.</p>
-
-<p>Ceci ne se concevrait point : voir le rayon et
-nier le soleil. L'athée est identique à l'aveugle.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, dit l'athée, je vois le soleil et je ne vois
-pas Dieu.</p>
-
-<p>C'est que vous ouvrez l'&oelig;il de chair et que vous
-n'ouvrez pas l'&oelig;il d'esprit.</p>
-
-<p>Une âme peut être opérée de l'athéisme comme
-une prunelle de la cataracte. Il y a de puissants
-athées intelligents et justes ; c'est avec la notion de
-l'idéal qu'on peut les guérir, et, quoi qu'ils disent,
-au fond ils ne demandent pas mieux. L'athéisme est
-sans joie. Nul n'est dans la nuit volontairement.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>La nature m'a déclaré que Dieu existe.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Quoi! l'homme, cet atome, ce grain de poussière,
-cette chose périssable, chétive, infirme et vile,
-l'homme aurait ce qui manquerait à cet immense et
-profond univers où l'infini rayonne dans tous les
-sens! la créature pleine de misères serait mieux
-partagée que la création pleine de soleils! nous
-aurions une âme et le monde n'en aurait pas!</p>
-
-<p>L'homme serait un &oelig;il ouvert au milieu de l'univers
-aveugle! le seul &oelig;il ouvert!</p>
-
-<p>Et pour voir quoi? le néant!</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>On ne peut pas dire : &mdash; Dieu est honnête, Dieu
-est vertueux, Dieu est chaste, Dieu est sincère.</p>
-
-<p>Mais on peut dire : &mdash; Dieu est juste, Dieu est
-bon, Dieu est grand, Dieu est vrai.</p>
-
-<p>Pourquoi?</p>
-
-<p>Parce que : honnêteté, vertu, chasteté, sincérité,
-c'est le relatif.</p>
-
-<p>Et que : justice, bonté, grandeur, vérité, c'est
-l'absolu.</p>
-
-<p>Pourquoi ne peut-on pas dire de Dieu qu'il est
-vertueux?</p>
-
-<p>Parce qu'il est parfait.</p>
-
-<p>Un être qui ne peut avoir aucune qualité relative
-et qui a toutes les qualités intrinsèques existe
-nécessairement.</p>
-
-<p>Dieu se démontre par son absolu.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>La création est mue par deux espèces de moteurs,
-tous deux invisibles : les âmes et les forces.</p>
-
-<p>Les forces sont mathématiques, les âmes sont
-libres. Les forces, étant algébriques, ne peuvent avoir
-d'écart ; l'aberration des âmes est possible. Il y a été
-pourvu ; la liberté a un régulateur, la conscience.</p>
-
-<p>La conscience n'est autre chose qu'une sorte d'intuition
-de la géométrie mystérieuse de l'ordre
-moral.</p>
-
-<p>Quant à l'être qu'on nomme Dieu, et qu'on peut
-aussi appeler Centre, il participe des deux natures
-dont il est le point d'intersection.</p>
-
-<p>Il est l'Ame-Force.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>L'idée de Dieu, c'est de la lumière solaire. Le judaïsme,
-le sabéisme, le bouddhisme, le polythéisme,
-le manichéisme, le mahométisme, le christianisme,
-sont de la lumière lunaire. Moïse, Bouddha, Zoroastre,
-Orphée, Confucius, Manès, Mahomet, Jésus,
-sont des espèces de planètes tournant autour de
-l'astre et réfléchissant sa lueur.</p>
-
-<p>Les religions, lunes de Dieu, éclairent l'homme
-dans la nuit ; de là ces fantômes, ces illusions, ces
-mensonges d'optique, ces terreurs, ces apparences,
-ces visions, qui remplissent l'horizon des peuples
-chez lesquels il ne fait que clair de religion.</p>
-
-<p>Le spectre qui sort de cette douteuse clarté s'appelle
-superstition.</p>
-
-<p>Tout rayon qui vient directement du soleil porte
-à son extrémité la figure du soleil, et, quelle que soit
-la forme de l'ouverture par laquelle il arrive jusqu'à
-nous, que cette ouverture soit carrée, polygone ou
-triangulaire, il n'accepte pas cette forme et imprime
-invariablement sur la surface où il s'arrête une
-image circulaire. Ainsi toute lumière qui vient directement
-de Dieu imprime à notre esprit, quelque
-forme qu'ait notre cerveau, l'idée exacte de Dieu, et
-lui en laisse l'empreinte vraie.</p>
-
-<p>En même temps, de même que les rayons de lune
-perdent la figure du soleil et ne nous apportent, au
-lieu de son image, que l'aspect quelconque de l'ouverture
-par laquelle ils passent, l'idée de Dieu, réfléchie
-par les religions et venant d'elles, perd, pour
-ainsi parler, la forme de Dieu et prend toutes les
-configurations plus ou moins misérables du cerveau
-humain.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>En politique, au-dessus des partis, je mets la
-patrie ; en religion, au-dessus des dogmes, je mets
-Dieu. Si j'étais sûr que cette grave parole sera gravement
-écoutée et gravement comprise, je dirais que
-je suis de toutes les religions comme je suis de tous
-les partis. Ici <i>comme</i> signifie <i>de même manière</i>. Je
-crois au Dieu de tous les hommes, je crois à l'amour
-de tous les c&oelig;urs, je crois à la vérité de toutes les
-âmes.</p>
-
-<p>Penseurs, songez-y, voilà la foi, la grande foi, la
-vraie foi, la foi qui seule aujourd'hui peut civiliser
-les générations révolutionnaires.</p>
-
-<p>Ce rayon-là ne s'aperçoit que des hauteurs. Vous
-êtes faits pour atteindre aux hauteurs et pour contempler
-le rayon. Vous avez des ailes, puisque vous
-rêvez ; vous avez des yeux, puisque vous pensez.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Je crois à Dieu direct.</p>
-
-<p>La foule a les yeux faibles, c'est son affaire. Les
-dogmes et les pratiques sont des lunettes qui font
-voir l'étoile aux vues courtes. Moi, je vois Dieu à
-l'&oelig;il nu. Distinctement. Je laisse le dogme, la pratique
-et le symbole aux intelligences myopes. La lunette
-est précieuse, l'&oelig;il est plus précieux encore.
-La foi à travers le dogme est bonne ; la foi immédiate
-est meilleure.</p>
-
-<p>Je respecte la messe du dimanche à ma paroisse,
-j'y assiste rarement ; c'est que j'assiste sans cesse,
-religieux, rêveur et attentif, à cette autre messe éternelle
-que Dieu célèbre nuit et jour pour l'homme
-dans la nature, sa grande église.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Une religion est une traduction.</p>
-
-<p>Ces hommes qu'on appelle les révélateurs fixent
-leur regard sur quelque chose d'inconnu qui est en
-dehors de l'homme.</p>
-
-<p>Il y a là-haut une lumière, ils la voient.</p>
-
-<p>Ils dirigent un miroir de ce côté. Ce miroir est
-plus ou moins trouble, plus ou moins poli, plus ou
-moins chromatique, plus ou moins nettoyé.</p>
-
-<p>Ce miroir est la conscience même des révélateurs.</p>
-
-<p>Les événements, les despotismes, les rois, les
-capitaines, les maîtres, font quelquefois beaucoup de
-poussière dessus.</p>
-
-<p>Ce révélateur est un voyant. Cette conscience, qui
-vient apporter un enseignement au milieu ambiant,
-en sait plus long que ce milieu humain ; mais elle
-participe de ce milieu. Elle en a la transparence ou
-l'opacité, elle en a la pureté ou la rudesse, elle en a
-la sauvagerie ou le raffinement. Elle a, dans une
-certaine mesure, la même couleur et la même densité.
-De là, selon la surface propre à chaque milieu
-et à chaque miroir, une image plus ou moins nette
-de l'astre, parfois lueur vague, comme pour Socrate,
-parfois ombre, comme pour Spinoza, parfois spectre,
-comme pour Torquemada.</p>
-
-<p>De là, chez tant de peuples, toutes ces réverbérations
-farouches de Dieu, les idolâtries. De là, tout ce
-faux projeté par le vrai.</p>
-
-<p>Quelquefois le cerveau du révélateur est prisme
-autant que miroir, et il irise de superstitions et de
-fables le contour de Dieu. Quelquefois ce cerveau est
-ténèbres, et il réfléchit l'Être sur fond noir ; alors
-vous avez la pagode de Jaghernaut, et il y a sur
-la terre un lieu, une région, un point donné, où
-Dieu se reflète Démon. Le contre-sens du traducteur
-va jusque-là.</p>
-
-<p>Le strabisme d'une âme peut créer des religions
-terribles. Plus d'un temple louche vers Satan.</p>
-
-<p>Qui accuser? L'objet révélé? Non. Il s'offre. Le
-révélateur? Non. Il tâche.</p>
-
-<p>Accusons l'impuissance terrestre, l'insuffisance
-humaine, le milieu régnant, le moment donné. Tel
-siècle, telle erreur. Telle société, tel mensonge. La
-chimère est proportionnelle à l'ignorance. De mauvaise
-foi, point. Nous parlons des fondateurs de
-religions, et non des exploiteurs. Mahomet qui a
-réussi, Swedenborg qui a avorté, étaient des visionnaires
-très convaincus. Il n'y a point d'imposteurs.
-Il y a des tâtonnements modelant la vérité, des
-essayeurs souvent sans pierre de touche, des guetteurs
-plus ou moins lointains, des bouches obscures
-parlant aux multitudes troubles, des songe-creux
-endoctrinant les ignorants, des crépuscules blanchissant
-les brouillards, des myopes conduisant les
-aveugles.</p>
-
-<p>En somme, toutes les religions sont mauvaises et
-toutes sont bonnes.</p>
-
-<p>Cassez-les toutes ; dans la mise en poussière de
-cet immense miroir brisé, dans ces innombrables
-morceaux balayés en tas, vous verrez resplendir
-l'étoile unique. De tous ces portraits de la Vérité,
-difformes jusqu'au mensonge, une fois que vous les
-aurez jetés à terre, l'image auguste se dégagera. De
-toutes les religions détruites sort l'indestructible.
-C'est que, nous l'avons dit, toutes les religions sont
-des versions. Sous toutes leurs épaisseurs, il y a
-le texte.</p>
-
-<p>Toutes les bibles pilées égouttent l'infini.</p>
-
-<p>L'idole mise au creuset donne Dieu. Jupiter est
-une traduction, Brahma est une traduction, Vitziliputli
-est une traduction, Fô est une traduction, Odin
-est une traduction, Allah est une traduction, Élohim
-est une traduction.</p>
-
-<p>Un jour la Révolution, fille du dix-huitième
-siècle et mère du dix-neuvième, indignée, rejette
-tous ces noms, abat tous ces autels, extermine tous
-ces symboles, anéantit Dieu sous toutes ces formes,
-puis se recueille, cherche ce qu'il y a au fond de
-l'ombre, relève la tête, et dit : l'Être suprême.</p>
-
-<p>Les religions sont des à-peu-près de l'absolu.
-Une religion est un masque. Mais que prouve le
-masque? le visage. Le masque peut être hideux
-autant que le visage est sublime ; il n'en est pas
-moins fait dessus. Les révélateurs travaillent sur
-l'éternité vive. Ils tâchent de l'extraire à votre usage ;
-ils vous en donnent toute la quantité qu'ils peuvent.
-Prenez-vous en à vous-même s'ils ne vous la donnent
-pas plus pure et plus abondante. Une religion est
-une traduction de Dieu mesurée à la quantité d'âme
-qui est en vous.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Vous n'avez pas la force d'être religieux? Allons,
-soyez dévot!</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Les religions font une chose utile : rapetisser
-Dieu jusqu'à l'homme. La philosophie réplique par
-une chose nécessaire : grandir l'homme jusqu'à Dieu.</p>
-
-<p>La vraie philosophie détourne des religions et
-pousse à la religion.</p>
-
-<p>Est-ce que la nature ne vous fournit pas assez de
-mystère que vous en faites de votre côté avec le
-dogme?</p>
-
-<p>En fait d'incompréhensible, contentez-vous du
-nécessaire.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Toute lumière directe porte, je l'ai dit, à son
-extrémité la forme du foyer dont elle émane ; au
-bout du rayon solaire il y a l'image du soleil ; au
-bout du rayon divin il y a l'image de Dieu.</p>
-
-<p>Le rayon solaire, en traversant le prisme, se décompose
-en trois couleurs : le bleu, le jaune, le
-rouge. Le rayon divin, en traversant la chambre
-obscure du cerveau, se décompose en trois notions :
-le juste, le vrai, le beau.</p>
-
-<p>C'est ce spectre lumineux de la triple notion divine,
-toujours rayonnant sous le crâne humain,
-qu'on appelle la conscience.</p>
-
-<p>On appelle le rayon solaire la lumière blanche ;
-on peut donner le même nom à la conscience.</p>
-
-<p>Donc la conscience, c'est le spectre solaire intérieur.
-Le soleil éclaire le corps, Dieu éclaire l'esprit.</p>
-
-<p>Au fond de tout cerveau humain il y a comme
-une lune de Dieu.</p>
-
-<p>Être le bout du rayon dont l'idéal est l'autre
-bout ; chanter à voix basse à la vie présente le chant
-mystérieux de la vie future ; faire effort pour introduire
-l'esprit dans la chair, la vertu dans la parole,
-Dieu dans l'homme, tel est le sublime office de
-cette splendeur ailée, la conscience.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Le travail de l'homme, la fonction divine de sa
-liberté, le but de sa vie, c'est de construire sur la
-terre à l'état d'&oelig;uvres réelles, les trois notions
-idéales, c'est de faire chair le vrai, le beau et le
-juste, c'est en un mot de laisser après sa mort debout
-derrière lui sa conscience faite action. Le progrès
-humain vit de cette triple manifestation sans
-cesse renouvelée. Celui qui emploie sa conscience,
-dépense son âme et épuise sa vie pour bâtir le vrai
-s'appelle Voltaire ; celui qui bâtit le beau s'appelle
-Shakespeare ; celui qui bâtit le juste s'appelle Jésus.</p>
-
-<p>Il n'est pas un génie qui n'ait travaillé, il n'est
-pas un grand homme qui n'ait apporté sa conscience,
-son âme, sa pierre, à l'un de ces trois piliers
-du fronton infini qu'on nomme Vérité, Beauté,
-Justice. Quelques-uns ont travaillé à deux. Celui qui
-travaillerait aux trois, celui-là approcherait de Dieu.</p>
-
-<p>Mettre sa conscience hors de soi, la transformer
-lentement et jour à jour en réalités extérieures, actions
-ou travaux ; naître avec les idées, mourir avec
-les &oelig;uvres ; en un mot bâtir l'idéal, le construire
-dans l'art et être le poëte, le construire dans la
-science et être le philosophe, le construire dans la
-vie et être le juste, tel est le but de la destinée humaine.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch13">Un athée</h3>
-
-
-<p>Au commencement de 1852, j'étais à Bruxelles.
-Un jour, quelqu'un poussa ma porte et entra. C'était
-un homme jeune, au sourire franc, à l'&oelig;il sincère
-et vif, vêtu avec une certaine recherche élégante,
-montrant beaucoup de linge très blanc, ayant un
-gilet de velours à boutons ciselés, des gants paille,
-une fleur à la boutonnière, et un jonc à la main.
-A la question que je lui adressai, il me répondit : &mdash; Je
-suis prêtre.</p>
-
-<p>&mdash; Ou plutôt, reprit-il, je l'ai été. Je ne le suis
-plus. J'ai quitté le faux pour le vrai. Aujourd'hui,
-monsieur, je suis ce que vous êtes, un proscrit.</p>
-
-<p>Je priai ce proscrit de s'asseoir.</p>
-
-<p>&mdash; Je me nomme Anatole Leray, me dit-il.</p>
-
-<p>Nous causâmes. Il me raconta sa vie. On l'avait
-élevé de telle sorte, qu'un matin, à vingt-cinq ans, il
-s'était trouvé prêtre. Cela l'avait réveillé. Le songe
-d'une longue éducation mystique s'était comme
-dissipé pour Anatole Leray le jour où il avait vu,
-brusquement, en pleine jeunesse, un mur, un mur
-infranchissable, un mur d'ombre et de granit, la
-prêtrise, se dresser entre la nature et lui. Sa première
-messe lui avait fait l'effet de sa dernière heure.
-En descendant de l'autel, il s'était apparu à lui-même
-comme un spectre. Il était resté béant, l'&oelig;il
-fixé sur la terreur de la vie impossible.</p>
-
-<p>Il avait vingt-cinq ans ; il sentait toute la création
-dans ses veines ; il était, de par la volonté de la
-réalité, plein de la sève universelle ; et il était forcé
-de se déclarer que, pour lui désormais, cette fermentation
-des instincts n'était plus qu'un bouillonnement
-de fautes. Bref, il n'avait pas la vocation ;
-et il s'effrayait de le reconnaître si tard.</p>
-
-<p>Cette résistance du prêtre au sacerdoce s'accrut
-silencieusement en lui pendant plusieurs années ; il
-combattit, il se roidit, il se meurtrit le c&oelig;ur à ce
-qu'on lui avait imposé comme devoir ; il fut sévère,
-fidèle et honnête envers l'autel ; enfin, après bien
-des souffrances, il sortit de la lutte vaincu. C'est-à-dire
-vainqueur. L'homme triompha du prêtre.
-Anatole Leray céda à la jeunesse, à la vie, à la sainte
-et irrésistible nature. Ce sont là les expressions
-même dont il se servait en expliquant le fait. Et,
-loyalement, aimant mieux être appelé apostat par
-Rome qu'hypocrite par sa conscience, il se retira de
-l'église.</p>
-
-<p>A qui sort de ce lieu sévère, une seule porte est
-ouverte, la démocratie. Sa pente naturelle l'y
-conduisait d'ailleurs. Avant d'être homme d'église,
-il était enfant du peuple. Anatole Leray était d'une
-pauvre famille paysanne de Bretagne. Il était donc
-rentré dans le peuple tout naturellement comme une
-goutte d'eau dans l'océan. Il s'y trouvait bien.</p>
-
-<p>Il racontait tout cela simplement, avec une sorte
-de naïveté éloquente et forte. Sa retombée dans le
-peuple l'avait mûri. Il y avait en lui un penseur politique.
-Il avait écrit dans plusieurs journaux. C'était
-un révolutionnaire tout frémissant de conviction.</p>
-
-<p>De l'exposé de sa vie, il passa au récit de ses
-idées. Je l'écoutais.</p>
-
-<p>A un certain moment, il lui vint quelque chose
-qui ressemblait à une explosion.</p>
-
-<p>Ce qu'on va lire est une reproduction de ses
-idées, sans doute en d'autres termes ; mais, à cela
-près, rigoureusement exacte ; peut-être non littérale,
-mais, à coup sûr, fidèle.</p>
-
-<p>&mdash; Tenez, monsieur, s'écria-t-il, que tout ceci
-serve au moins de leçon. Désormais la démocratie
-doit aviser. Il faut refaire l'homme, et recommencer
-le peuple dans les enfants. C'est dans l'éducation
-qu'il faut montrer la logique de la Révolution.</p>
-
-<p>&mdash; Je suis de cet avis, lui dis-je.</p>
-
-<p>Il s'anima.</p>
-
-<p>&mdash; Pour moi, monsieur, l'éducation entière est
-dans ceci : extirper de l'esprit humain toute espèce
-de surnaturel.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'entendez-vous par là? lui demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash; J'entends par là que l'homme est perdu par
-ces fantasmagories religieuses. Les superstitions sont
-l'étouffement de l'avenir. Tant que les nations respireront
-sur la terre un fanatisme ambiant, ne
-comptez pas sur la raison humaine. Monsieur, ce
-vieil esprit humain sombre sous voiles et se noie
-dans les chimères sacrées et fait eau de toutes parts.
-Cramponnons-nous aux réalités immédiates. Deux
-et deux font quatre ; pas de salut hors de là. Établissons
-la philosophie sur le fait. Que rien ne soit
-admis qui ne soit humainement vérifiable. N'acceptons
-que le visible et le tangible. Je veux que toute
-ma croyance tienne dans mes dix doigts. Guerre au
-merveilleux! Que le peuple ne croie à rien qu'à lui-même.
-Mettons dans le berceau ce qu'on y voit, le
-germe ; mettons dans le tombeau ce qui y est, le
-néant. Chassons tous ces songes d'êtres en deçà de
-la terre, et de vie au delà de la vie. Supprimons le
-ciel. Il n'y a pas de ciel. Nous sommes dans le ciel.
-Notre terre y roule. Le ciel, c'est ça. Raisonnons net
-et ferme. Mort aux rêves! Qui ne veut pas du fruit
-coupe l'arbre. Otons tout prétexte aux religions.</p>
-
-<p>&mdash; Quelles sont donc vos opinions religieuses?
-lui dis-je.</p>
-
-<p>Il me répondit :</p>
-
-<p>&mdash; J'ai été élevé au séminaire.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien?</p>
-
-<p>&mdash; Je suis athée.</p>
-
-<p>&mdash; Si c'est une conséquence que vous prétendez
-tirer, observai-je, je ne saurais l'admettre. Pour
-avoir gardé des chèvres on n'est pas Giotto ; un collège
-de jésuites n'a pas pour produit nécessaire Voltaire.
-Du reste, je vous écoute. Continuez.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, reprit-il, j'ai tout dit. Se dégager des
-hypothèses. Sortir de la prison des chimères et en
-faire évader le genre humain, ce vieux captif que
-toutes les religions tiennent sous clef. Voilà.</p>
-
-<p>&mdash; Je ne veux pas plus que vous, lui dis-je, des
-hypothèses qui deviennent superstitions et des chimères
-où l'on voudrait murer la raison humaine.
-Il semblerait donc que nous avons, vous et moi, la
-même pensée. Pourtant je ne crois pas que nous
-soyons d'accord. Précisez.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien, répondit-il, suppression complète
-de ce que les spiritualistes appellent l'idéal. L'idéal
-est du surnaturalisme. Otons le surnaturalisme du
-monde, c'est-à-dire chassons Dieu ; ôtons le surnaturalisme
-de l'homme, c'est-à-dire chassons l'âme.
-Pas d'éternel et pas d'immortel. Donnons ces vérités
-pour fondement à l'éducation. Tout est là. J'ai fini.</p>
-
-<p>&mdash; Vous avez à peine commencé, repris-je. A votre
-sens donc, qu'est-ce que le monde?</p>
-
-<p>&mdash; Pure matière.</p>
-
-<p>&mdash; Et l'homme?</p>
-
-<p>&mdash; Pure matière.</p>
-
-<p>&mdash; Distinguez-vous, lui dis-je, entre la matière et
-la matière?</p>
-
-<p>&mdash; Je serais insensé. La matière est égale à la
-matière. C'est là la grande base de l'égalité.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, répliquai-je, les organismes?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Les organismes ne sont que des modes. Ces
-modes de la substance, fatals et aveugles en eux-mêmes,
-engendrent ces mirages qui font une sorte
-d'escalier de nuages, et que vous nommez d'abord
-intelligence, puis conscience, puis âme, échelons de
-l'échelle qui monte à Dieu. Cette échelle est appliquée
-à l'échafaudage de toutes les religions. Il s'agit
-de la jeter bas. Il faut en briser tous les échelons,
-l'échelon Dieu, l'échelon âme, l'échelon conscience,
-l'échelon intelligence. Et même l'échelon organisme.
-A bas l'organisme s'il devient le merveilleux, c'est-à-dire
-si l'on prétend conclure des diversités de l'organisme
-une supériorité quelconque d'une forme de
-la matière sur l'autre! A bas l'aristocratie des organismes!
-Des modes qui s'évanouissent ne sont autre
-chose que les figures de Rien. Tout redevient l'atome ;
-l'atome indivisible et inconscient. Un atome qui serait
-supérieur aux autres, serait Dieu. Qui dit matière
-dit égalité. La matière est adéquate à elle-même.</p>
-
-<p>Je le regardai fixement.</p>
-
-<p>&mdash; Ainsi le moucheron qui vole, le chardon qui
-pousse, le caillou qui roule, sont les égaux de
-l'homme?</p>
-
-<p>Il eut un moment d'hésitation, puis répondit
-avec une loyauté qui semblait en lui plus forte que
-sa volonté même :</p>
-
-<p>&mdash; Vous êtes dur ; mais le syllogisme est vrai.</p>
-
-<p>&mdash; Monsieur, lui dis-je, les logiciens rectilignes
-sont rares. Vous raisonnez droit devant vous, et avec
-une inflexible bonne foi. Je ne dois pas en abuser. Je
-renonce donc à ces duretés du syllogisme extrême.
-Restons dans l'homme ; suivons-y vos prémisses :
-point d'âme, point de Dieu, point de surnaturalisme,
-point d'idéal ; la matière égale à elle-même. Et je
-vous déclare que je vais me borner à l'un des innombrables
-côtés de la question.</p>
-
-<p>&mdash; Je vous écoute, reprit-il à son tour.</p>
-
-<p>Et je lui demandai :</p>
-
-<p>&mdash; Quel est, à votre sens, le but de l'homme sur
-la terre?</p>
-
-<p>&mdash; Le bonheur.</p>
-
-<p>&mdash; Pour moi, lui dis-je, c'est le devoir. Mais ce
-n'est pas de ma pensée qu'il s'agit, c'est de la vôtre.
-J'écarte toutes les raisons sentimentales. &mdash; Dans la
-balance de l'égalité de la matière, de combien le
-bonheur d'un homme dépasse-t-il, en poids et en
-valeur, le bonheur d'un autre homme?</p>
-
-<p>&mdash; De zéro.</p>
-
-<p>&mdash; Avant d'aller plus loin, me concédez-vous
-ceci qu'en logique, à toute action il faut une raison
-déterminante?</p>
-
-<p>&mdash; Cela est incontestable.</p>
-
-<p>&mdash; Je reprends. Donc, si une occasion se présente
-où le bonheur d'un homme pourra être immolé au
-bonheur d'un autre homme, quelle sera, dans les plateaux
-où se pèseront les deux bonheurs, la quantité
-de pesanteur excédante qui pourra déterminer le
-sacrifice de l'un à l'autre?</p>
-
-<p>&mdash; Zéro.</p>
-
-<p>&mdash; Donc, repartis-je, en logique, et en restant
-dans le fait matériel, qui est, selon vous, la seule
-sagesse, un homme n'a jamais aucune raison pour
-se sacrifier à un autre homme?</p>
-
-<p>Toute oscillation paraissait avoir cessé dans son
-esprit. Il me répondit avec calme :</p>
-
-<p>&mdash; Aucune.</p>
-
-<p>&mdash; Et par conséquent, répliquai-je, aucune pour
-sacrifier son bonheur au bonheur du genre humain?</p>
-
-<p>Ici Anatole Leray eut un tressaillement.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! s'écria-t-il, s'il s'agit du genre humain,
-c'est différent.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi? lui dis-je. Le total d'une addition
-de zéros, c'est zéro.</p>
-
-<p>Il garda un moment le silence, puis me jeta avec
-quelque effort cette adhésion :</p>
-
-<p>&mdash; Au fait, la vérité est la vérité. Vous êtes toujours
-dur ; mais votre syllogisme est juste.</p>
-
-<p>Je poursuivis :</p>
-
-<p>&mdash; Je ne juge pas votre principe ; je déduis seulement
-ce qu'il contient. Et c'est par vous que je fais
-faire, pas à pas, cette déduction. Vous êtes bon logicien,
-cela me suffit. Donc l'homme est matière ; il
-sort du néant, il rentre dans le néant ; il a un jour
-et pas de lendemain. Ce jour-là seulement est à lui ;
-toute sa raison, tout son bon sens, toute sa philosophie,
-ce doit être d'en user et de le faire durer
-le plus possible. L'unique morale, c'est l'hygiène.
-Le but de la vie, c'est le bonheur. Le but de la vie,
-c'est de jouir. Le but de la vie, c'est de vivre. Il y
-a à ceci des corollaires sans nombre ; je ne veux pas
-les tirer en ce moment. Je me borne à vous demander
-si c'est bien là votre pensée.</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien là ma pensée.</p>
-
-<p>&mdash; Et à ce compte, et à votre sens, un homme
-jeune et bien portant qui donne sa vie pour un ou
-plusieurs autres hommes, ses égaux, ses semblables,
-ses identiques, atomes et matière comme lui, qu'est-ce
-que cet homme?</p>
-
-<p>&mdash; Une dupe.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Nous nous quittâmes froidement.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p class="gap">Anatole Leray partit de Bruxelles, passa en Angleterre,
-puis s'embarqua pour l'Australie. La traversée
-dura cinq mois. Le jour où le paquebot arriva en
-vue de la terre, une tempête s'éleva. Le navire fit
-côte. Les passagers et les hommes de l'équipage
-purent atterrir presque tous dans les embarcations
-ou à la nage ; Anatole Leray était de ceux qui avaient
-réussi à se sauver. Cependant, dans ce tumulte
-lugubre d'un naufrage où le pêle-mêle des épouvantes
-répond au chaos des vagues et où chacun ne
-pense qu'à soi, une barque à moitié brisée était restée
-dans la tourmente, paraissant et disparaissant sous
-les flots, et trois femmes s'y cramponnaient désespérément.
-La mer était encore furieuse ; aucun
-nageur, même parmi les plus hardis matelots,
-n'osait se risquer. Tous en avaient assez de regarder
-le redoutable ruissellement de l'océan couler de
-leurs habits et s'égoutter à terre autour d'eux. Anatole
-Leray se jeta dans cette écume. Il lutta, et eut
-le bonheur de ramener une femme au rivage. Il se
-jeta une seconde fois, et en ramena une autre. Il
-était épuisé de fatigue, déchiré, sanglant. On lui
-criait : Assez! assez! &mdash; Comment! dit-il, il y en
-a encore une. &mdash; Et il se précipita une troisième
-fois dans la mer.</p>
-
-<p>Il ne reparut pas.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch14">Choses de l'Infini</h3>
-
-
-<p class="date">1864.</p>
-
-<h4>I</h4>
-
-<p>«Les âmes passent l'éternité à parcourir l'immensité.»</p>
-
-<p>Voilà ce que disaient, il y a deux mille ans, les
-Druides. Avaient-ils déjà une sorte de divination de la
-pluralité des mondes? Ils levaient la tête, ils contemplaient
-les étoiles, et ils faisaient ce prodigieux
-rêve. De ces étoiles cependant ils ne connaissaient
-alors que ce que voyaient leurs yeux. Aujourd'hui
-nous avons un peu plus écarté le voile d'Isis, et notre
-imagination peut entrevoir, avec un peu moins
-d'obscurité et beaucoup plus d'épouvante, ce que
-serait, à travers les mondes, le vertigineux voyage
-sans fin.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>A deux cents millions de lieues de nous, dans
-cette ombre, il y a un globe. Ce globe est quinze
-cents fois plus gros que la Terre, et, pour traîner la
-Terre, il faudrait dix milliards d'attelages chacun de
-dix milliards de chevaux. Ce globe, c'est Jupiter.
-Nous le voyons, il ne nous voit pas ; notre globe est
-trop petit. Jupiter est couvert de nuages ; notre crépuscule
-est son plein midi. Il a une année de douze
-ans, un jour de cinq heures, une nuit de cinq
-heures, une seule saison, son axe étant à peine incliné,
-et quatre satellites. Ces satellites sont parfois
-tous les quatre sur son horizon ; quand l'un est
-croissant, l'autre est pleine lune. La prodigieuse vitesse
-de sa rotation use rapidement la vie. Évolution
-trop précipitée des organismes sur eux-mêmes, répétition
-trop fréquente des actes vitaux, frottement
-fatigant du mécanisme, sommeils courts ; on meurt
-vite dans Jupiter. A partir de Jupiter, et pour toutes
-les régions au delà, les étoiles sont visibles le jour.</p>
-
-<p>Cent soixante millions de lieues plus loin, il y a
-un autre être énorme. Celui-là est seulement huit
-cents fois plus grand que la Terre. Ce vivant des ténèbres
-est au carcan dans un cercle de feu. Le cercle
-est double. Le premier cercle, le grand, a soixante et
-onze mille lieues de diamètre ; le deuxième cercle, le
-petit, n'a que soixante mille lieues. Ce monstre est un
-monde. Nous l'appelons Saturne. Sa vitesse de rotation
-est telle qu'elle a aplati ses pôles d'un dixième.
-Pour les habitants des anneaux de Saturne l'année
-dure trente années et est alternativement blanche et
-noire, c'est-à-dire qu'à un jour de trente ans succède
-une nuit de trente ans. L'être qui, sur l'anneau de
-Saturne, a vu un jour et une nuit serait sur la Terre
-un vieillard. Saturne a huit lunes. Ici, l'obscurité va
-s'épaississant. Le crépuscule de Jupiter est le plein
-midi de Saturne. Saturne, dans l'espace livide où il
-roule, encombre de son globe, de ses anneaux, et des
-huit orbites de ses huit planètes, deux mille six
-cents milliards de lieues carrées.</p>
-
-<p>Quatre cents millions de lieues plus loin, il y a
-un autre globe. Après le monde de Saturne, le
-monde d'Uranus. Uranus, comme Saturne, a huit
-lunes. Ces huit lunes, au rebours de toutes les planètes
-connues, se meuvent d'orient en occident.
-L'obscurité grandit. La lumière, vingt-deux fois
-moindre dans Jupiter que sur la Terre, est dix-sept
-fois moindre dans Uranus que dans Jupiter. Uranus
-a quatorze mille lieues de diamètre. Notre siècle est
-son année.</p>
-
-<p>Cinq cents millions de lieues plus loin, il y a un
-autre globe, Oceanus. L'obscurité devient terrible.
-Oceanus a neuf cents fois moins de lumière et de
-chaleur que la Terre. Impossible de se figurer cette
-glace et cette ombre. Doublez la grosseur de l'étoile
-du soir, vous aurez le Soleil vu d'Oceanus. Oceanus
-est trente fois plus loin du Soleil que nous. Or
-notre distance du Soleil est ceci : la section d'un cheveu
-représente le diamètre de la Terre vue du centre
-du Soleil. Oceanus est grand cent fois comme la
-Terre. Il a une seule lune. Son année dure cent
-soixante-quatre ans ; ses saisons durent quarante
-ans. Oceanus fait autour de l'étoile que nous appelons
-Soleil un cercle de sept milliards de lieues.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Est-ce fini?</p>
-
-<p>Fini! quel est ce mot?</p>
-
-<p>Améliorez votre télescope, et vous verrez!</p>
-
-<p>Ces effrayantes planètes obscures, échelonnées,
-au delà d'Oceanus, les unes derrière les autres, dans
-les profondeurs impossibles, vous les rêvez? vous les
-constaterez.</p>
-
-<p>D'ailleurs qu'importent les planètes? Pourquoi y
-perdre le temps? N'y a-t-il pas autre chose? A côté
-de la planète, point lumineux mouvant, n'y a-t-il pas
-un point lumineux immobile? C'est l'étoile. Allez-y.</p>
-
-<p>Quelle est la plus proche?</p>
-
-<p>C'est l'étoile Alpha du Centaure.</p>
-
-<p>Allez à celle-là.</p>
-
-<p>Si l'ouragan des Indes, qui emporte des forêts et
-rase des villes, doublait sa vitesse, laquelle est d'une
-lieue par minute, il lui faudrait, à raison de cent
-vingt lieues par heure, trente jours pour aller de la
-terre à la lune. La lumière vient de la lune en une
-seconde. Il faut à la lumière, qui fait quatre millions
-deux cent mille lieues par minute, trois ans et huit
-mois pour venir de l'étoile Alpha du Centaure. Il lui
-faut vingt-deux ans pour venir de Sirius, notre
-autre voisin.</p>
-
-<p>Tels sont ces précipices que nous appelons l'espace.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Qu'est-ce qu'une étoile?</p>
-
-<p>C'est un lieu de précipitation. L'infini y jette
-sans cesse on ne sait quel combustible inconnu. La
-matière subtile tombe de toutes parts à ce foyer,
-creuset des forces.</p>
-
-<p>Autant d'étoiles, autant d'aimants. Ces attractions
-terribles se partagent l'abîme.</p>
-
-<p>Tout centre appelle. Une fois saisis par ces aimants,
-les mondes restent à jamais leurs prisonniers.</p>
-
-<p>Notre étoile, le Soleil, a pris Vénus, Mercure, la
-Terre, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Oceanus.</p>
-
-<p>Chaque étoile est ainsi un soleil. Autour de
-chaque soleil il y a une création. Notre monde solaire,
-avec toutes ses planètes, est imperceptible dans le
-monde stellaire. Notre Soleil, treize cent soixante
-mille fois plus gros que la Terre, n'est qu'une étoile
-atome.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Imagine-t-on des fleuves de planètes? Cela existe.
-Ces fleuves tournent autour de l'étoile dite Soleil. Le
-plus remarquable, c'est le grand courant d'astres
-situé à moitié chemin entre Mars et Jupiter. Le premier
-de ces astres, Cérès, fut découvert en janvier
-1801 ; le dernier, Alcmène, en novembre 1864. Il y
-en a aujourd'hui quatre-vingt-deux. Leur nombre est
-probablement illimité.</p>
-
-<p>Ces ruissellements circulaires de mondes télescopiques
-sont de véritables anneaux, entrant peut-être
-les uns dans les autres et faisant dans les étendues on
-ne sait quelle surprenante chaîne cosmique.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Une autre chaîne se composerait des gigantesques
-orbites elliptiques des comètes.</p>
-
-<p>Veut-on se figurer quelle serait cette chaîne?</p>
-
-<p>La comète de 1680, une des préoccupations de
-Newton, ne revient qu'au bout de quatre-vingt-huit
-siècles ; elle plonge dans l'espace à trente-deux
-milliards de lieues.</p>
-
-<p>Cette ellipse longue de trente-deux milliards de
-lieues ne serait qu'un chaînon de la chaîne cométaire.</p>
-
-<p>Ces prodigieux fils relieraient dans l'espace incommensurable
-les créations.</p>
-
-<p>La plupart des comètes semblent être, et sont
-probablement, des nuages ignés de matière cosmique.
-Quelques-unes pourtant ont évidemment des
-noyaux solides. Ainsi, entre autres, la comète à six
-chevelures de 1744, observée par Chezeau ; ainsi la
-comète de 1680. Newton calcula que le globe flamboyant,
-noyau de cette comète, mettrait cinq cents
-siècles à se refroidir.</p>
-
-<p>Pas plus que la science d'hier, la science d'aujourd'hui
-n'a dit sur les comètes le dernier mot.</p>
-
-<p>La science dit le premier mot sur tout, le dernier
-mot sur rien.</p>
-
-<p>L'astronomie, cette micrographie d'en haut, est
-la plus magnifique des sciences parce qu'elle se complique
-d'une certaine quantité de divination. L'hypothèse
-est un de ses devoirs.</p>
-
-<p>Dans toutes les sciences, auprès de la partie
-éclairée, il y a le coin ténébreux. L'astronomie seule
-n'a pas d'ombre, ou, pour mieux dire, l'ombre
-qu'elle a est éblouissante. Chez elle, le prouvé est
-évident, le conjectural est splendide. L'astronomie a
-son côté clair et son côté lumineux ; par le côté clair
-elle trempe dans l'algèbre, par le côté lumineux dans
-la poésie.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Essayer d'entrevoir l'invisible, d'exprimer l'inexprimable?
-quelle tentation! quelle chimère!</p>
-
-<p>Autour de l'homme chétivement limité rayonnent,
-nous ne disons pas quatre infinis, &mdash; l'infini ne
-se scinde pas, &mdash; mais quatre aspects de l'infini : deux
-dans la durée, l'éternité future et l'éternité passée ;
-deux dans l'espace, l'infiniment grand et l'infiniment
-petit.</p>
-
-<p>Mais «l'éternité passée,» quel mot! L'absurde
-et l'évident, l'impossible et le réel, amalgamés et indivisiblement
-mêlés pour composer l'inconcevable!</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Et sous quelle forme l'imaginer, ce monstrueux
-ensemble universel?</p>
-
-<p>Tout ce qu'on peut dire, c'est que la forme
-sphérique paraît être celle des mondes et que la
-forme sphérique est, en effet, celle qui n'a ni commencement
-ni fin.</p>
-
-<div class="section"></div>
-<h4>II</h4>
-
-<p>Nous avons parlé d'étoiles immobiles, c'est une
-erreur. L'immobilité n'est pas. Toute cette profondeur
-remue. On croit y voir étinceler la fixité, on se
-trompe. Cette fixité bouge. Cette immuabilité change.</p>
-
-<p>Il est certain que, fixe pour nous, notre soleil,
-avec son groupe de planètes, doit faire quelque tour
-immense autour de quelque autre immense soleil.</p>
-
-<p>Puis, des étoiles s'enflamment ou pâlissent. Sirius,
-blanc aujourd'hui, était rouge autrefois.</p>
-
-<p>Arcturus, Procyon, Véga, Sirius, Altaïr, ont des
-mouvements propres, constatés. Mira avance et
-recule, Algol avance et recule. Une étoile du Bélier
-recule, une du Dragon avance, une du Cygne approche
-et s'éloigne. La neuvième et la dixième du Taureau
-s'en sont allées.</p>
-
-<p>D'autres étoiles ont apparu et disparu. Hipparque
-en a vu une, Adrien en a vu une, Honorius en a vu
-une, Albumazar, qui écrivait au neuvième siècle le
-livre <i>De la Révolution des années</i>, en a vu une ;
-Charles IX a eu la sienne en 1572 ; Philippe III a eu
-la sienne en 1604. Une étoile dans le Renard a eu
-plusieurs allées et venues et, après une longue hésitation,
-est partie. Le Nord lui-même n'est pas imperturbable.
-Il change de flambeau. L'astre régulateur
-est relevé comme un soldat de garde. L'étoile polaire
-d'Homère n'est pas la nôtre.</p>
-
-<p>Il existe des étoiles doubles, des étoiles triples,
-des étoiles quadruples. Trois soleils, un vert, un
-jaune et un rouge, tournant l'un sur l'autre et se
-poursuivant avec une vitesse de quatre-vingts millions
-de lieues par seconde, voilà Aldebaran.</p>
-
-<p>Comment font-ils pour subsister, ces globes animés
-de vitesses désagrégeantes? Quelle est leur
-adhésion moléculaire? Comment une telle force centrifuge
-peut-elle être vaincue? La lumière est lente à
-côté de ces emportements terribles.</p>
-
-<p>Ces gigantesques mouvements d'astres s'accomplissent
-au fond d'un tel abîme et sont à tel point
-annulés pour nous par la distance qu'ils sont masqués
-souvent par l'épaisseur du fil de platine traversant
-le champ de la lunette, fil mille fois plus fin
-qu'un fil d'araignée.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>L'ombre apparaît comme l'unité.</p>
-
-<p>Dans cette unité qu'y a-t-il?</p>
-
-<p>L'homme a sondé, d'abord avec la prunelle, puis
-avec le télescope, puis avec l'esprit.</p>
-
-<p>Cette unité, qu'est-ce?</p>
-
-<p>C'est la noirceur, c'est la simplicité épouvantable,
-c'est l'immanence morte du gouffre, c'est le
-désert, c'est l'absence&hellip; Non. C'est la fourmilière
-des prodiges. C'est la Présence.</p>
-
-<p>Chacune des trois sondes de l'homme a rapporté
-quelque chose. L'&oelig;il a vu six mille étoiles, le télescope
-a vu cent millions de soleils, l'esprit a vu Dieu.</p>
-
-<p>Qui, Dieu?</p>
-
-<p>Dieu.</p>
-
-<p>Au Dieu Inconnu de saint Paul, l'Aréopage opposait
-le Dieu Inconnaissable.</p>
-
-<p>Le Dieu inconnaissable est le Dieu incontestable.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Représentez-vous des millions de soleils comme
-le nôtre, avec toutes leurs légions de planètes, enfoncés
-au-dessus de nos têtes à une distance telle
-que ce n'est plus qu'une vague blancheur, un blêmissement
-indistinct, on ne sait quel inexprimable
-écrasement d'étoiles ; nous nommons cela la Voie
-lactée.</p>
-
-<p>Nous, et tous les astres que nous voyons, et
-toutes les constellations du zodiaque, et tous les
-univers du zénith et du nadir, nous faisons partie
-d'un prodigieux disque d'étoiles dont la voie lactée
-est le bord. Il y a là un épaississement de soleils
-qui fait une grande tache livide dans l'infini.</p>
-
-<p>Et après la planète, et après l'étoile, et après la
-voie lactée, qu'y a-t-il?</p>
-
-<p>Il y a la nébuleuse.</p>
-
-<p>Qu'est-ce que la nébuleuse?</p>
-
-<p>On voit çà et là dans le ciel des pâleurs, des
-taches presque insaisissables, quelque chose qui est
-de la lumière sans cesser d'être de l'ombre, d'indicibles
-apparences où il y a du spectre. Ce sont les
-nébuleuses.</p>
-
-<p>Le soleil, c'est nous ; les planètes, c'est nous ;
-les constellations, c'est nous ; l'étoile polaire, qui est
-à soixante-seize millions de lieues, c'est nous ; la
-voie lactée, c'est nous.</p>
-
-<p>La nébuleuse, ce n'est plus nous.</p>
-
-<p>Telle étoile, dont la lumière ne nous parvient
-qu'en cent mille années, est notre compatriote céleste.
-Elle habite le même firmament que nous ; elle
-est mêlée à notre disque stellaire ; elle est de la
-maison.</p>
-
-<p>La nébuleuse, c'est l'étrangère. Nos comètes ne
-vont pas là. Elles seraient inquiètes à cette distance et
-craindraient de ne plus savoir où retrouver nos soleils.</p>
-
-<p>Notre lumière y va ; car la lumière sacrée, c'est
-le lien universel.</p>
-
-<p>Peut-être aussi y a-t-il, pour faire le service de
-ces monstrueux espaces, des relais de comètes
-«transatlantiques» ignorées.</p>
-
-<p>La nébuleuse est un autre disque stellaire, composé,
-lui aussi, de ses milliards de soleils, et faisant
-une voie lactée dans un firmament inconnu.</p>
-
-<p>Herschel a compté plus de deux mille nébuleuses.</p>
-
-<p>Notre voie lactée est la cabane ; les nébuleuses
-sont la ville.</p>
-
-<p>Au delà du monde des planètes, il y a le monde
-des étoiles ; au delà du monde des étoiles, il y a le
-monde des nébuleuses.</p>
-
-<p>Les lunes sont les satellites d'une planète ; les
-planètes sont les satellites d'une étoile ; les étoiles
-sont les satellites d'une nébuleuse ; les nébuleuses
-sont les satellites du Centre Ignoré.</p>
-
-<p>Autant la distance d'une étoile à l'autre surpasse
-la distance des planètes entre elles, autant la distance
-d'une nébuleuse à l'autre dépasse la distance des
-étoiles entre elles. Pour exprimer en chiffres la distance
-des planètes, on prend pour unité la lieue de
-quatre mille mètres ; pour exprimer la distance des
-étoiles, on prend pour unité notre rayon solaire de
-trente-huit millions de lieues ; pour exprimer la
-distance des nébuleuses, il faut prendre pour unité
-le rayon stellaire, c'est-à-dire au minimum sept
-mille milliards de lieues. La distance du soleil à
-la nébuleuse la plus voisine est à la distance de la
-terre au soleil dans la proportion de sept mille milliards
-de lieues à une lieue. Plus d'angles à calculer,
-plus de parallaxe à rêver ; ici la géométrie arrive à
-l'épouvante.</p>
-
-<p>On sent l'accablement de la création inconnue.</p>
-
-<p>Disons-le, même à cette profondeur, le télescope
-a pu saisir des formes. Messier, du haut de la logette
-de l'hôtel de Cluny, a constaté dans la vingt-septième
-nébuleuse deux cercles lumineux occupant les deux
-foyers d'une ellipse. La nébuleuse d'Hercule figure
-une éponge dont chaque trou serait une étoile.
-La nébuleuse des Chiens de chasse, espèce de
-chevelure de flamme, tourne en spirale autour d'un
-noyau éblouissant. L'éternité d'un ouragan semble
-pouvoir seule expliquer cette torsion effrayante.</p>
-
-<p>Qui sait où l'observation humaine s'arrêtera? De
-Franc&oelig;ur à Flammarion, le télescope a monté de
-soixante-quinze millions d'étoiles à cent millions.</p>
-
-<p>Parce que, dans la voie lactée proprement dite,
-nous n'avons encore compté que dix-huit millions
-de soleils, ce n'est pas une raison pour nous décourager.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Le jour où nos lunettes auraient reçu un suprême
-perfectionnement qui n'a rien d'impossible, la profondeur
-incommensurable étant partout peuplée
-d'astres à des éloignements divers, tous ces points
-lumineux, devant le regard du télescope, se serreraient
-sans interstice les uns contre les autres, boucheraient
-tous les trous, deviendraient surface, et le
-ciel de la nuit nous apparaîtrait comme un immense
-plafond d'or.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Le ciel offre cet effrayant phénomène : toujours
-la lumière, jamais la certitude.</p>
-
-<p>Les distances démesurées des astres font que le
-ciel, à parler rigoureusement, est toujours à l'état
-d'illusion. Le ciel que nous voyons n'est pas présent,
-il est passé. L'Aujourd'hui du ciel nous est inconnu ;
-nous n'avons devant les yeux qu'Hier, et un Hier qui
-pour certains astres recule à des milliers d'années.
-La Chèvre, que nous admirons tous les soirs, était
-peut-être éteinte sept cents ans avant la bataille de
-Marengo ; les étoiles que le télescope de trois mètres
-aperçoit maintenant n'existaient peut-être plus au
-temps de Charlemagne, et les étoiles que le télescope
-de six mètres observe en ce moment, étaient
-peut-être déjà évanouies au moment de la guerre de
-Troie. A l'heure où nous sommes, qui peut certifier
-qu'il y ait encore une seule étoile dans le ciel?</p>
-
-<p>Les dernières étoiles étant situées à la distance
-infinie, et la distance infinie ne s'épuisant pas, leur
-lumière, même après que l'astre aurait disparu,
-nous arrivera toujours, et s'il advenait que toutes
-les étoiles s'éteignissent dans le ciel, nous ne le saurions
-jamais. Nous verrions pendant l'éternité ces
-profondes étoiles mortes.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Est-ce tout?</p>
-
-<p>Jamais.</p>
-
-<p>Quel véhicule voulez-vous?</p>
-
-<p>La locomotive fait quinze lieues à l'heure. L'ouragan
-fait soixante lieues à l'heure. Le boulet de
-canon fait sept cents lieues à l'heure.</p>
-
-<p>La locomotive se traîne. L'ouragan boite. Le
-boulet de canon est une tortue.</p>
-
-<p>Enfourchez le rayon de lumière.</p>
-
-<p>C'est une monture quatre mille fois plus rapide
-que le boulet de canon, quatre millions deux cent
-mille fois plus rapide que l'ouragan et dix-sept millions
-de fois plus rapide que la locomotive.</p>
-
-<p>Elle fait, vous le savez, soixante-dix mille lieues
-par seconde.</p>
-
-<p>Partez.</p>
-
-<p>Allez, sur le rayon de lumière, en huit minutes
-de la Terre au Soleil, allez en quatre heures du
-Soleil à Oceanus, allez en trois ans et huit mois
-d'Oceanus au Centaure, allez en vingt-huit ans du
-Centaure à l'Étoile polaire, allez en seize mille huit
-cents ans de l'Étoile polaire à la Voie lactée, allez en
-cinq millions d'années de la Voie lactée à la nébuleuse
-des Chiens de chasse, vous n'aurez point encore
-fait un pas.</p>
-
-<p>Les apparitions d'univers recommenceront.</p>
-
-<p>L'insondable restera devant vous, tout entier.</p>
-
-<p>Au delà du visible l'invisible, au delà de l'invisible
-l'inconnu.</p>
-
-<p>Partout, partout, partout, au zénith, au nadir, en
-avant, en arrière, au-dessus, au-dessous, en haut, en
-bas, le formidable Infini noir.</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Et tout ceci ne serait encore qu'un des deux aspects
-de la vision sublime.</p>
-
-<p>A côté de l'infini de l'espace, il y a l'infini de la
-durée.</p>
-
-<p>Songe-t-on qu'avec des existences probables de
-milliards et de milliards de siècles, ces myriades
-d'étoiles et de soleils, soumises pourtant aux lois
-universelles de la naissance et de la mort, ont sans
-doute un commencement et une fin, mais se transforment,
-se remplacent et se renouvellent sans cesse,
-sans trêve, sans terme, toujours, toujours, toujours&hellip;</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>De ces prodigieuses hauteurs, oserons-nous
-maintenant faire un retour sur nous-mêmes?</p>
-
-<p>Imperceptibles sur notre imperceptible globe
-pendant la seconde qui est notre vie, ne sommes-nous
-pas, en présence de cet écrasant Infini, bien infimes
-et bien misérables?</p>
-
-<p>Non, puisque nous le comprenons.</p>
-
-<div class="section"></div>
-<h4>III</h4>
-
-<p>Oui, savant, j'entrevois l'incompréhensible ; ignorant,
-je le sens, ce qui est plus formidable encore.
-Devant cette énormité, devant ce précipice de merveilles,
-que voulez-vous que je fasse? Ignorant, j'y
-tombe ; savant, je m'y écroule.</p>
-
-<p>Il ne faut pas s'imaginer que l'infini puisse peser
-sur le cerveau de l'homme sans s'y imprimer. Entre
-le croyant et l'athée, il n'y a pas d'autre différence
-que celle de l'impression en relief à l'impression en
-creux. L'athée croit plus qu'il ne l'imagine. Nier est,
-au fond, une forme irritée de l'affirmation. La brèche
-prouve le mur.</p>
-
-<p>Dans tous les cas, nier n'est pas détruire. Les
-brèches que l'athéisme fait à l'infini ressemblent aux
-blessures qu'une bombe ferait à la mer. Tout se
-referme et continue. L'immanent persiste.</p>
-
-<p>Et c'est de l'immanent, toujours présent, toujours
-tangible, toujours inexplicable, toujours inconcevable,
-toujours incontestable, que sort l'agenouillement
-humain. Un frémissement vertigineux est
-mêlé à l'univers. De telles choses que nous venons
-de dire ne peuvent pas exister sans dégager une
-sorte d'horreur sacrée, visible à l'esprit humain, et
-qui est comme l'ombre de la réalité redoutable.
-L'homme devant l'immanent sent sa petitesse, et sa
-brièveté, et sa nuit, et le tremblement misérable de
-son rayon visuel.</p>
-
-<p>Qu'y a-t-il donc là derrière?</p>
-
-<p>Rien, dites-vous.</p>
-
-<p>Rien?</p>
-
-<p>Quoi! moi, ver de terre, j'ai une intelligence,
-et cette immensité n'en a pas! Oh! pardonne-leur,
-Gouffre!</p>
-
-<p>Mais, qui que vous soyez, regardez donc au-dessus
-de vous, regardez au-dessous de vous, regardez cette
-chose, ce fait, cet escarpement, ce vertige, cette obsession,
-cette urgence, l'infini!</p>
-
-<p>Plus de mesure possible ; le même fourmillement
-et la même genèse partout, dans la sphère céleste et
-dans la bulle d'eau ; les trois mille espèces d'éphémères,
-pour un seul rosier, constatées par Bonnet
-de Genève, l'anneau de Saturne qui a soixante-sept
-mille cinq cents lieues de diamètre, les dix-sept
-mille facettes de l'&oelig;il de la mouche, les trois astres
-versicolores d'Aldebaran qui tournent concentriquement
-à raison de cent millions de lieues par minute,
-les fourmis qui viennent sur les jasmins traire les
-pucerons, le calcul des parallaxes, cette échelle sidérale
-inutilement appliquée aux astres fixes, le diamètre
-de notre orbite, soixante-dix millions de lieues,
-insuffisant à créer un écart qui puisse troubler la
-parallèle des étoiles et servir de base à leur triangulation,
-le bolide et la comète, le volvoce et le vibrion,
-Vénus, le soir, au-dessus des solitudes de la mer, cet
-inconcevable bruit pareil au frôlement de la soie
-qui, au pôle, accompagne les aurores boréales, les
-nébuleuses, ces nuées de l'abîme, les moisissures, ces
-forêts de l'atome, les ouragans de Jupiter, les volcans
-de Mars, les hydres nageant dans les globules
-du sang, l'infiniment grand de Campanella, l'infiniment
-petit de Swammerdam, l'éternelle vie à jamais
-visible en haut et en bas&hellip; &mdash; ôtez-moi de là-dessous
-si vous ne voulez pas que je prie!</p>
-
-<hr class="big" />
-<p>Que voulez-vous que je réponde à l'affirmation
-mystérieuse qui sort de ces éblouissements? que
-voulez-vous que je devienne, moi l'homme, cela
-étant sur moi?</p>
-
-<p>La nuit est immense. Pourquoi le monde est-il
-ainsi? Nous l'ignorons. Il y a des lumières dans
-cette nuit ; qu'est-ce que ces lumières font là? Elles
-disent l'indicible. Elles illuminent l'invisible. Elles
-éclairent, car elles ressemblent à des flambeaux ;
-elles regardent, car elles ressemblent à des prunelles.
-Elles sont terribles et charmantes. C'est de
-la lueur éparse dans l'inconnu. Nous appelons cela
-les astres.</p>
-
-<p>L'ensemble de ces choses est inouï de chimère et
-écrasant de réalité. Un fou ne le rêverait pas, un
-génie ne l'imaginerait pas. Tout cela est une unité.
-C'est l'unité. Et je sens que j'en suis.</p>
-
-<p>Comment puis-je me tirer de là? que puis-je
-répondre à ces énormes levers de constellations?</p>
-
-<p>Toute lumière a une bouche, et parle ; et ce
-qu'elle dit, je le vois. Et le ciel est plein de
-lumières. Les forces s'accouplent et se fécondent ;
-tout est à la fois levier et point d'appui, les désagrégations
-sont des germinations, les dissonances
-sont des harmonies, les contraires se baisent, ce qui
-a l'air d'un rêve est de la géométrie, les prodiges
-convergent, la loi qui régit les planètes et leurs satellites
-se retrouve parmi les molécules infinitésimales,
-le soleil se confronte avec l'infusoire et l'un
-fait la preuve de l'autre ; c'était hier, ce sera demain.
-Tout cela est absolu. Est-ce que je sais, moi?</p>
-
-<p>Et vous voulez que, sous la pression de tous ces
-gouffres concentriques au fond desquels je suis,
-bah! je me recroqueville et me pelotonne dans mon
-moi! Dans quel moi? Dans mon moi matériel! Dans
-le moi de ma chair, dans le moi qui mange, dans le
-moi de mon appareil digestif, dans le moi de ma
-fange! Vous voulez que je dise à tout cela qui est :
-Je n'en suis pas! Vous voulez que je refuse mon
-adhésion à l'indivisible! Vous voulez que je refuse
-ma chute à la gravitation! Vous voulez que je ne
-regarde pas, que je n'interroge pas, que je ne conjecture
-pas! Vous voulez que de la prodigieuse
-inquiétude cosmique je ne tire que ma propre pétrification!
-Vous voulez que, sous le souffle des souffles,
-je ne remue point! Vous voulez que mon petit tas
-de cendre intérieur ne tourbillonne pas quand de
-toutes parts, de la terre et de la mer, du zénith et
-du nadir, du télescope et du microscope, de la
-constellation et de l'acarus, l'infini fait irruption en
-moi! Vous voulez que je me contente de ces deux
-certitudes : je suis né et je mourrai! certitudes qui
-sont elles-mêmes deux gouffres.</p>
-
-<p>Non, cela ne se peut. Le pancréas n'est pas
-l'unique affaire. La manière dont mon chyle et ma
-bile et ma lymphe se comportent, cela ne peut pas
-être le point d'arrivée de ma philosophie. Il y a moi,
-mais il y a autre chose. La manifestation universelle
-et sidérale est là.</p>
-
-<p>De là l'effarement. De là les mains tendues vers
-l'énigme. De là l'&oelig;il hagard des ascètes. Le genre
-humain ne peut s'empêcher d'adresser des questions
-à l'obscurité et d'en attendre des réponses. Quelle
-est la destinée? Dans quelle proportion l'homme
-fait-il partie du monde? Qu'est-ce que la vie? Qu'y
-a-t-il avant? qu'y a-t-il après? Qu'est-ce que le
-monde? De quelle nature est le prodigieux être en
-qui se réalise au fond de l'absolu l'identité inouïe
-de la nécessité et de la volonté?</p>
-
-<p>Toutes ces questions se résolvent en prosternement,
-et les plus forts esprits chancellent sous la
-pression des hypothèses.</p>
-
-<p>Simples, tâchez de penser ; penseurs, tâchez de
-prier.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="ch15">Contemplation suprême</h3>
-
-
-<h4>I</h4>
-
-<p>Comme l'antique Jupiter d'Égine à trois yeux, le
-poëte a un triple regard, l'observation, l'imagination,
-l'intuition. L'observation s'applique plus spécialement
-à l'humanité, l'imagination à la nature,
-l'intuition au surnaturalisme.</p>
-
-<p>Par l'observation, le poëte est philosophe, et
-peut être législateur ; par l'imagination, il est mage,
-et créateur ; par l'intuition, il est prêtre, et peut être
-révélateur.</p>
-
-<p>Révélateur de faits, il est prophète ; révélateur
-d'idées, il est apôtre. Dans le premier cas, Isaïe ;
-dans le second cas, saint Paul.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Cette triple puissance inhérente au génie, c'est-à-dire
-à l'intelligence humaine sublimée, l'homme,
-par la plus naturelle des illusions d'optique, l'a
-transférée à Dieu. De là la trimourti, qui a précédé
-le triagme, qui a précédé la triade, qui a précédé
-la trinité. De là l'immémorial et universel triangle
-mystique adoré à Delphes, à Saropta, à Teglath-Phalazar,
-gravé dans la grande syringe, sculpté il y a
-quatre mille ans au fond de l'Inde dans ces effrayants
-dedans de montagnes creusés en pagodes, et qu'on
-retrouve à Palanquè après l'avoir constaté à Bénarès.
-Mais les fondateurs de religions ont erré, l'analogie
-n'est pas toujours la logique, le génie peut être trinité
-sans que Dieu ait à subir cette limitation.
-Bossuet se trompe, l'homme seul est grand ; Dieu
-n'est pas grand, il est infini. Le grand suppose une
-mesure possible. Dieu est sans mesure. Trinité, à
-quel propos? L'infini n'est pas trois. Premier, second,
-troisième, l'illimité ne connaît pas cela. L'absolu
-n'est pas plus borné par le nombre que par
-l'étendue. Intelligence, puissance, amour ; intuition,
-imagination, observation ; ce n'est pas Dieu, c'est
-l'homme. Dieu est cela et le reste. Dieu a une quantité
-infinie de facultés infinies. Vous êtes étrange
-de compter Dieu sur vos doigts.</p>
-
-<p>Philosophiquement et scientifiquement, on peut
-dire que qui croit à la Trinité ne croit pas en Dieu.</p>
-
-<p>Quelle idée pensez-vous que se fasse de Dieu,
-quelle notion voulez-vous que puisse avoir de Dieu
-l'homme, le prêtre, qui, comme le jésuite Sollier,
-par exemple, écrit : «Il n'y a au-dessus d'Ignace de
-Loyola que les papes comme saint Pierre, les impératrices
-comme Marie mère de Jésus, et quelques
-monarques comme Dieu le Père et Dieu le Fils!»</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Chose inouïe, c'est au dedans de soi qu'il faut
-regarder le dehors. Le profond miroir sombre est
-au fond de l'homme. Là est le clair-obscur terrible.
-La chose réfléchie par l'âme est plus vertigineuse
-que vue directement. C'est plus que l'image, c'est le
-simulacre, et dans le simulacre il y a du spectre. Ce
-reflet compliqué de l'Ombre, c'est pour le réel une
-augmentation. En nous penchant sur ce puits, notre
-esprit, nous y apercevons à une distance d'abîme,
-dans un cercle étroit, le monde immense. Le monde
-ainsi vu est surnaturel en même temps qu'humain,
-vrai en même temps que divin. Notre conscience
-semble apostée dans cette obscurité pour donner
-l'explication.</p>
-
-<p>C'est là ce qu'on nomme l'intuition.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Humanité, Nature, Surnaturalisme. A proprement
-parler, ces trois ordres de faits sont trois aspects
-divers du même phénomène. L'humanité dont nous
-sommes, la nature qui nous enveloppe, le surnaturalisme
-qui nous enferme en attendant qu'il nous
-délivre, sont trois sphères concentriques ayant la
-même âme, Dieu.</p>
-
-<p>Ces trois sphères, car c'est là le vaste amalgame,
-se pénètrent et se confondent, et sont l'unité. Un
-prodige entre dans l'autre. Une de ces sphères n'a
-pas un rayon qui ne soit la tige ou le prolongement
-du rayon de l'autre sphère. Nous les distinguons,
-parce que notre compréhension, étant successive, a
-besoin de division. Tout à la fois ne nous est pas
-possible. L'incommensurable synthèse cosmique
-nous surcharge et nous accable.</p>
-
-<p>Les plus hauts génies, les intelligences encyclopédiques
-aussi bien que les esprits épiques, Aristote
-aussi bien qu'Homère, Bacon aussi bien que Shakespeare,
-détaillent l'ensemble pour le faire comprendre,
-et ont recours aux oppositions, aux contrastes
-et aux antinomies. Ceci est d'ailleurs le
-procédé même de la nature, qui emploie la nuit à
-nous faire mieux sentir le jour. Hobbes disait : La
-dissection fait le chirurgien, l'analyse fait le philosophe ;
-l'antithèse est le grand organe de la synthèse ;
-c'est l'antithèse qui fait la lumière.</p>
-
-<p>De là notre distinction entre humanité, nature
-et surnaturalisme ; mais, en réalité, ce sont trois
-identités, et ce qui est de l'une est de l'autre.
-Qu'est-ce que l'humanité? C'est la partie de la nature
-insérée dans notre organisme. Et qu'est-ce que
-le surnaturalisme? C'est la partie de la nature qui
-échappe à nos organes. Le surnaturalisme, c'est la
-nature trop loin.</p>
-
-<p>Entre l'observation qui regarde l'homme et l'intuition
-qui regarde le surnaturalisme, il y a la
-même différence qu'entre scruter et sonder.</p>
-
-<p>Mais expliquer la nature, ce n'est point la limiter ;
-classification et négation, c'est deux. Il ne
-faut ni trop de Oui ni trop de Non. L'idolâtrie est
-la force centripète ; le nihilisme est la force centrifuge.
-L'équilibre entre ces deux forces, c'est la philosophie.</p>
-
-<p>Chose bizarre, l'idolâtrie et le nihilisme s'entendent
-sur un point, la limitation de la nature.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Les religions, à l'époque peu avancée du genre
-humain où nous sommes, sont encore en bas âge.
-Qu'on ne s'y trompe pas, croire est une science en
-même temps qu'une soif. On croit d'instinct, puis
-on croit de logique. Les religions faisant partie de
-la civilisation, il y a pour les religions, comme pour
-tout le reste, l'enfance de l'art. Et ce mot est pris
-ici en bonne part. A l'heure où nous sommes, les
-religions ignorent. Elles ont créé Dieu. Ne leur
-apportez pas de lumière nouvelle ; leur Dieu est
-bâclé. Elles n'en veulent pas d'autre. Toute religion
-est l'abbé Vertot. C'est trop tard, mon Dieu est fait.</p>
-
-<p>De là, un résultat singulier. Dans les religions
-ce qui fait défaut, c'est l'essence même de la foi,
-c'est le sentiment de l'infini. Ce qui manque aux
-religions, c'est la religion. L'illimité est toute la
-religion. La foi, c'est l'indéfini dans l'infini. Or,
-insistons-y, dans l'humanité telle qu'elle est encore,
-le caractère des religions, c'est l'absence d'infini.</p>
-
-<p>Elles parlent du ciel, mais elles en font un
-temple, un palais, une cité. Il s'appelle Olympe, il
-s'appelle Sion. Le ciel a des tours, le ciel a des
-dômes, le ciel a des jardins, le ciel a des escaliers,
-le ciel a une porte et un portier. Le trousseau de
-clefs est confié par Brâhma à Bhâwany, par Allah
-à Aboubekre, et par Jéhovah à saint Pierre. Démogorgon
-prend sur les volcans Acrocéraunes une
-poignée de boue enflammée et la jette en l'air ; cela
-fait les astres. Le ciel est une montagne, le ciel est
-en cristal ; la terre est le centre de l'univers ; Josué
-arrête le soleil, Circé fait reculer la lune ; la Voie
-lactée est une tache de gouttes de lait ; les étoiles
-tomberont.</p>
-
-<p>Quant à cet être, l'Éternel, l'Incréé, le Parfait,
-le Puissant, l'Immanent, le Permanent, l'Absolu, il
-est vieux avec une barbe blanche, il est jeune avec
-un nimbe ; il est père, il est fils, il est homme, il est
-animal ; b&oelig;uf chez les uns, agneau chez les autres,
-ailleurs colombe, ailleurs éléphant. Il a une bouche,
-des yeux, des oreilles ; on a vu sa face. Quant aux
-facultés, on les lui concède infinies, mais, comme
-nous venons de le rappeler, on ne lui en donne que
-trois, reprenant dans le chiffre l'infinitude qu'on
-accorde dans l'étendue, et sans s'apercevoir que si
-l'être absolu a un nom, ce n'est pas Trinité, c'est
-Infinité. Cet être est irritable, il est passionné, il est
-jaloux, il se venge, il se fatigue, il se repose, il lui
-faut son dimanche ; il habite un lieu, il est ici et
-non là. Il est le Dieu des armées ; il est le Dieu
-des Anglais, et non des Français ; il est le Dieu des
-Français et non des Autrichiens. Il a une mère. Il
-existe des rois qui promettent à Notre-Dame d'Embrun
-une tiare en vermeil de peur qu'elle ne soit en
-colère de la robe de brocart d'or qu'ils ont offerte
-à Notre-Dame de Tours. Il a une forme ; on le
-sculpte, on le peint, on le dore, on l'enrichit de
-diamants. On l'avale et on le boit. On l'entoure d'une
-frontière de dogmes. Chaque culte le met dans un
-livre ; défense à lui d'être ailleurs. Le Talmud est sa
-gaine, le Zend-Avesta est son étui, le Koran est son
-fourreau, la Bible est sa boîte. Il a des fermoirs. Les
-prêtres le gardent sous enveloppe. Ils ont seuls droit
-d'y toucher. De temps en temps, ils le prennent dans
-leurs mains et le font voir.</p>
-
-<p>Voilà où en est l'illimité. Toutes les religions,
-anciennes ou actuelles, s'efforcent de finir Dieu.</p>
-
-<p>Pourquoi?</p>
-
-<p>C'est qu'un Dieu fini, c'est un dieu commode. Le
-rayonnant en tous sens n'est point facile à manier.
-Mettez donc le soleil dans un ostensoir.</p>
-
-<p>Dieu, incompréhensible au savant, est inintelligible
-à l'ignorant. L'infini ayant un moi, voilà qui
-n'est pas peu de chose à imaginer. Il y a dans cette
-notion métaphysique excès de pesanteur pour l'intelligence
-humaine. Faciliter la foi, c'est le travail
-des religions ; cela s'obtient aux dépens de l'idéal.
-Administrer Dieu, tel est le problème à résoudre.
-Le paganisme divise Dieu en déités, le christianisme
-le divise en sacrements. Les religions, c'est Dieu
-donné à l'homme par bouchées.</p>
-
-<p>L'Ame-Univers, faites donc comprendre cette
-abstraction prodigieuse à la grosse foule ignorante,
-et ignorante utilement pour vous. Un Jupiter de
-marbre ou un Sabaoth de bronze, cela se voit. Or,
-on ne croit que ce qu'on voit. (Fausse vérité qui est
-à la fois le point de départ de l'idolâtrie et le point
-de départ de l'athéisme.) Fabriquez donc une statue
-quelconque ; une fois la statue faite idole, une fois
-le piédestal fait autel, donnez l'exemple, prosternez-vous.
-Il ne vous reste plus qu'un travail à
-exécuter et qu'un progrès à accomplir, c'est de persuader
-à cette honnête masse d'hommes que cette
-pierre ou ce cuivre, c'est l'Éternel et l'Infini. Petite
-affaire. Pour persuader la foule, il suffit de l'effarer ;
-un miracle ou deux font la besogne.</p>
-
-<p>Rien donc hors du Veda, rien hors du Toldos-Jeschut,
-rien hors du Koran, rien hors de la Genèse,
-rien hors des docteurs, rien hors des prophètes,
-rien hors des évangélistes ; et, si Dieu déborde, on le
-rognera.</p>
-
-<p>C'est au nom de Moïse que Bellarmin foudroyait
-Galilée, et ce grand vulgarisateur du grand chercheur
-Copernic, Galilée, le vieillard de la vérité, le
-mage du ciel, était réduit à répéter à genoux, mot
-à mot, après l'inquisiteur, cette formule de honte :
-«<i lang="la" xml:lang="la">Corde sincero et fide non ficta, abjuro, maledico
-et detestor supradictos errores et hereses.</i>» Le mensonge
-mettait à la science le bonnet d'âne.</p>
-
-<p>Galilée se courba devant l'orthodoxie ; Campanella
-non. L'inquisition mit Campanella en prison pendant
-vingt-sept ans et l'appliqua à la question
-sept fois, et chaque fois la torture dura vingt-quatre
-heures. Quel était son attentat? Avoir affirmé
-que le nombre des étoiles est infini. Ainsi les religions
-en viennent à ceci que, devant elles, l'infini
-est un crime.</p>
-
-<p>Aux yeux du nihilisme, l'infini n'est pas criminel ;
-il est ridicule. On a entendu tout récemment
-en pleine Académie savante, cette parole caractéristique :
-«Arrêtons-nous, car nous tomberions dans
-les puérilités de l'infini.» Et cette autre : «Ceci
-n'est pas sérieux, c'est de la religion.»</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Donc, voilà la science, du moins une certaine
-science académique et officielle, aussi myope que
-l'idolâtrie. La science d'état donne la réplique à la
-religion d'état. Elle recule, elle aussi, devant l'infini.
-Ces rapetissements n'ont rien qui déplaise au maître.
-Là où il y a des sénats, cette science en est. Faire
-l'univers substance et bloc, faire du grand Tout une
-simple aggrégation de molécules sans mélange d'aucun
-ingrédient moral, et par conséquent aboutir à
-ceci que la force est le droit, ce qui entraîne cette
-autre conséquence que la jouissance est le devoir,
-raccourcir l'homme à la bête, le diminuer de toute
-la hauteur de l'âme retranchée, en faire une chose
-comme une autre, cela supprime net bien des déclamations
-sur la dignité humaine, la liberté humaine,
-l'inviolabilité humaine, l'esprit humain, etc., et rend
-tout ce tas de matière plus maniable. L'autorité
-d'en bas, la fausse, gagne tout ce que perd l'autorité
-d'en haut, la vraie. Plus d'infini, partant plus d'idéal ;
-plus d'idéal, partant plus de progrès ; plus de progrès,
-partant plus de mouvement. Immobilité donc.
-<span lang="la" xml:lang="la">Statu quo</span>, étang ; c'est là l'ordre.</p>
-
-<p>Il y a de la putréfaction dans cet ordre-là.</p>
-
-<p>L'homme veut être eau courante. Chose merveilleuse,
-la liberté, c'est la santé. Un ruissellement, un
-murmure, une pente, un parcours, un but, une
-volonté, pas de vie sans cela. Sinon une prompte
-pourriture. Vous serez fétides, et vous donnerez aux
-autres votre peste. Le despotisme est miasmatique.
-Se délivrer, c'est se désinfecter. Aller en avant est
-un assainissement. Il n'y en a pas moins des gens
-qui poussent le goût de la tranquillité jusqu'à admirer
-une civilisation à surface de marais.</p>
-
-<p>L'âme dans l'homme est une inquiétude.</p>
-
-<p>L'infini hors de l'homme est un appel.</p>
-
-<p>L'infini s'ouvre, l'âme entre. Entrer, c'est marcher ;
-entrer, c'est voler ; entrer, c'est planer. Qu'est
-cela? C'est du désordre. Demandez à la cage ce
-qu'elle pense de l'aile. La cage répondra : l'aile, c'est
-la rébellion.</p>
-
-<p>Oter l'âme, c'est couper l'aile. Oter l'infini,
-c'est supprimer le champ. La tranquillité est rétablie.</p>
-
-<p>S'il n'y a pas dans l'homme autre chose que dans
-la bête, prononcez donc sans rire ces mots : Droits
-de l'homme et du citoyen. Ces mots : Droit du
-b&oelig;uf, droit de l'âne, droit de l'huître, rendront le
-même son.</p>
-
-<p>C'est un peu ce que souhaitent les despotes.</p>
-
-<p>La science académique, la science d'état, leur rend
-ce service, et le leur rend de bonne foi, nous le
-pensons. Elle ne trompe pas, elle se trompe. C'est
-bassesse de vue, non de c&oelig;ur. Aussi essayons-nous
-de l'éclairer.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Cette science prend la petitesse pour l'exactitude.
-Elle est de tempérament timide, elle a l'effroi facile,
-elle ne va pas volontiers à la découverte. L'infini,
-quel voyage à entreprendre! Dès que le 8 se renverse
-elle s'arrête court. Passe pour l'algèbre, mais
-la science entière n'est pas l'algèbre. Toute question
-veut être sondée. Pourquoi refuser l'examen?</p>
-
-<p>Un jour, en 1827, à l'époque où l'on parlait
-beaucoup de «l'homme fossile de la forêt de Fontainebleau»,
-étant chez Cuvier au Jardin des
-plantes, il y eut entre lui et moi ce dialogue :</p>
-
-<p>&mdash; Monsieur Cuvier, que pensez-vous de l'homme
-fossile?</p>
-
-<p>&mdash; Qu'il n'existe pas.</p>
-
-<p>&mdash; Êtes-vous allé le voir?</p>
-
-<p>&mdash; Non.</p>
-
-<p>&mdash; Irez-vous?</p>
-
-<p>&mdash; Non.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash; Parce qu'il n'existe pas.</p>
-
-<p>&mdash; Mais si, par hasard, il existait?</p>
-
-<p>&mdash; Il ne peut exister.</p>
-
-<p>Ce qu'on appelait en 1827 «l'homme fossile»,
-n'était en effet qu'un grès bizarrement contourné en
-forme humaine. Cuvier semblait avoir raison. Il
-avait tort. L'homme fossile existe. Trente-six ans
-après ma conversation avec Cuvier, en 1863, dans la
-carrière du Moulin-Quignon, près Abbeville, à
-trente mètres au-dessus du niveau de la mer, sur un
-plateau qui domine la vallée de la Somme, de l'épaisseur
-d'un banc de sable noir argileux du diluvium
-inférieur, reposant immédiatement sur la craie
-blanche, à quatre mètres trente-deux centimètres de
-la surface du sol, tout près de la craie, on a extrait
-un os fossile de mâchoire humaine portant encore
-une dent, obliquement implantée d'avant en arrière,
-ce qui caractérise le prognatisme des races inférieures,
-et ce qui fait à la Genèse le déplaisir de
-confirmer l'hypothèse de plusieurs Adams. L'homme
-fossile est aujourd'hui sorti de l'ombre, quoique cela
-lui fût défendu par l'autorité compétente. Le déluge
-a eu la fantaisie d'être désagréable à M. Cuvier,
-conseiller d'État. Je plains les affirmateurs contre
-l'inconnu. Il leur arrive de ces aventures.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>C'est la science académique et officielle qui, pour
-avoir plus tôt fait, pour rejeter en bloc toute la
-partie de la nature qui ne tombe pas sous nos sens
-et qui, par conséquent, déconcerte l'observation, a
-inventé le mot <i>surnaturalisme</i>.</p>
-
-<p>Ce mot, nous l'adoptons, nous. Il est utile pour
-distinguer. Nous nous en sommes déjà servi et nous
-nous en servirons encore ; mais, à proprement parler
-et dans la rigueur du langage, disons-le une fois
-pour toutes, ce mot est vide.</p>
-
-<p>Il n'y a pas de surnaturalisme. Il n'y a que la
-nature.</p>
-
-<p>La nature existe seule et contient tout. Tout Est.
-Il y a la partie de la nature que nous percevons, et
-il y a la partie de la nature que nous ne percevons
-pas. Pan a un côté visible et un côté invisible. Parce
-que sur ce côté invisible, vous jetterez dédaigneusement
-ce mot <i>surnaturalisme</i>, cet invisible existera-t-il
-moins? <i>X</i> reste <i>X</i>. L'Inconnu est à l'épreuve de
-votre vocabulaire. Nier n'est pas détruire. Le surnaturalisme
-est immanent. Ce que nous apercevons de
-la nature est infinitésimal. Le prodigieux être
-multiple se dérobe presque tout de suite au court
-regard terrestre ; mais pourquoi ne pas le poursuivre
-un peu?</p>
-
-<p>Toutes ces choses, spiritisme, somnambulisme,
-catalepsie, convulsionnaires, seconde vue, tables
-tournantes ou parlantes, invisibles frappeurs, enterrés
-de l'Inde, mangeurs de feu, charmeurs de
-serpents, etc., si faciles à railler, veulent être examinées
-au point de vue de la réalité. Il y a là peut-être
-une certaine quantité de phénomène entrevu.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Si vous abandonnez ces faits, prenez garde, les
-charlatans s'y logeront, et les imbéciles aussi. Pas
-de milieu : la science, ou l'ignorance. Si la science
-ne veut pas de ces faits, l'ignorance les prendra.
-Vous avez refusé d'agrandir l'esprit humain, vous
-augmentez la bêtise humaine. Où Laplace se récuse,
-Cagliostro paraît.</p>
-
-<p>De quel droit, d'ailleurs, dites-vous à un fait :
-Va-t'en. De quel droit chassez-vous un phénomène?
-De quel droit dites-vous à l'inattendu : je ne
-t'examinerai pas? De quel droit raturez-vous une
-des données du problème? De quel droit mettez-vous
-la nature à la porte? <i lang="la" xml:lang="la">Huc usque recurret.</i> La
-science peut commettre des iniquités. Fermer les
-yeux c'est une mauvaise action. Le télescope a une
-fonction ; le microscope a des devoirs. L'alambic
-doit être intègre, le creuset chauffe pour tout le
-monde. Il faut que le chiffre soit honnête homme.
-Un déni d'expérimentation est un déni de justice.</p>
-
-<p>Et savez-vous ce qui arrive? L'absurde se greffe
-sur le vrai, c'est votre faute ; vous avez manqué à
-vos deux lois, bienveillance et surveillance ; vous
-créez l'empirisme. Ce qui eût été astronomie sera
-astrologie ; ce qui eût été chimie sera alchimie. Sur
-Lavoisier qui se rapetisse, Hermès grandit.</p>
-
-<p>Vous riez de Cardan quand il dit : «Une comète
-près de Saturne annonce la peste, près de Jupiter
-la mort du pape, près de Mars la guerre, près de la
-lune l'inondation, près de Vénus la mort du roi.»
-Eh bien, c'est vous qui avez fait Cardan chimérique.
-Sans les persécutions de ce Scaliger que David
-Pareus appelle <i lang="la" xml:lang="la">Eriticus superciliosissimus</i>, sans
-l'emprisonnement de Bologne, Cardan, qui a incontestablement
-créé la théorie des équations du troisième
-degré, Cardan qui a trouvé la loi du cube,
-Cardan, égal au moins à Tartaglia et dont les dix
-tomes in-folio sont plus gros encore de vérité que
-d'illusion, serait peut-être le plus grand des astronomes
-et des géomètres.</p>
-
-<p>Thaumaturgie, pierre philosophale, transmutation,
-or potable, baquet de Mesmer, toute cette
-fausse science ne demandait pas mieux peut-être que
-d'être la vraie. Vous n'avez pas voulu voir le visage de
-l'Inconnu ; vous verrez son masque. Magie noire et
-blanche, sorcellerie, chiromancie, cartomancie, nécromancie,
-tout cela n'est pas autre chose que de la
-science dévoyée, tombée en chimère par défaut de
-responsabilité. Ce qu'on rejette injustement hors de
-la pensée se réfugie dans le rêve.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>De ce qu'un fait vous semble étrange, vous concluez
-qu'il n'est pas. C'est hardi : les mandarins seuls
-ont de ces vaillances-là. Mais toute la science commence
-par être étrange. La science est successive.
-Elle va d'une merveille à l'autre. Elle monte à
-l'échelle. La science d'aujourd'hui semblerait extravagante
-à la science d'autrefois. Ptolomée croirait
-Newton fou. Je me figure le micrographe de Delft,
-venant conter au philosophe de Stagyre les vingt-sept
-mille facettes de l'&oelig;il de la mouche ; voyez-vous
-la mine qu'Aristote ferait à Leuwenhoëck.</p>
-
-<p>On a vite fait de dire : c'est puéril ; ce n'est pas sérieux.
-Ce qui est puéril, c'est de se figurer qu'en se
-bandant les yeux devant l'Inconnu, on supprime l'Inconnu.</p>
-
-<p>Ce qui n'est pas sérieux, c'est la science ricanant
-de l'infini. On en est venu à vouloir tout voir et
-tout palper, comme l'idolâtrie ; nous avons déjà
-noté cette coïncidence singulière. On tient pour suspectes
-l'induction et l'intuition ; l'induction, le grand
-organe de la logique ; l'intuition, le grand organe de
-la conscience. N'admettre que le palpable et le visible,
-cela se qualifie observation. C'est élimination,
-et rien autre chose. Et, qui sait? élimination du
-réel?</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Peines perdues d'ailleurs. Vous avez beau épaissir
-sur la science possible l'ignorance volontaire, la force
-des choses, ce travail sublime du troisième dessous,
-pousse la connaissance humaine en avant. Le hasard,
-ce doigt indicateur de la Providence, s'en mêle. Une
-pomme tombe devant Newton, une marmite bout devant
-Papin, une feuille de papier en flamme s'envole
-devant Montgolfier. Par intervalles, une découverte
-éclate, comme un coup de mine dans les profondeurs
-de la science, et tout un pan de préjugés et d'illusions
-s'écroule, et le roc vif de la vérité est brusquement
-mis à nu.</p>
-
-<p>Surnaturalisme! Et l'on croit avoir tout dit. Il est
-curieux de se retourner et de jeter un regard en arrière.
-L'électricité a longtemps fait partie du surnaturalisme.
-Il a fallu les expériences multipliées de
-Clairaut pour la faire admettre et inscrire sur les registres
-de l'état-civil de la science correcte. L'électricité
-a aujourd'hui pignon sur rue et rente des professeurs.
-Le galvanisme a fait le même stage ; il a été
-tout d'abord bafoué et traité d'<i>enfantillage</i>, comme
-le constatent les cinq mémoires adressés par Galvani
-à Spallanzani ; il n'est admis que depuis peu. La pile
-de Volta a été fort raillée. Le magnétisme n'est encore
-qu'à demi entré ; une moitié est dans la science officielle,
-et l'autre dans le surnaturalisme. Le bateau
-à vapeur était «puéril» en 1816. Le télégraphe
-électrique a commencé par n'être pas «sérieux».</p>
-
-<p>Disons-le, &mdash; car nulle faveur dans ces pages sincères
-et nous ne sommes au service que de la vérité, &mdash; de
-nos jours, un certain esprit scientifique n'est
-pas moins étroit que l'esprit religieux. L'erreur fait
-peau neuve, mais reste l'erreur ; elle était fétichisme,
-elle devient idolâtrie ; elle était athéisme, elle
-devient nihilisme. Que de progrès encore à accomplir!
-Les deux ornières, l'ornière erreur et l'ornière
-imposture, sont d'accord pour faire verser la vérité.</p>
-
-<p>Somme toute, qu'on le sache, science et religion
-sont deux mots identiques ; les savants ne s'en doutent
-pas, les religieux non plus. Ces deux mots expriment
-les deux versants du même fait, qui est l'infini. La
-Religion-Science, c'est l'avenir de l'âme humaine.</p>
-
-<p>Une des routes pour y arriver est l'intuition.</p>
-
-<p>Nous ne développons pas. Le temps nous manque
-dans ces pages rapides. Notre but actuel est littéraire,
-et non scientifique. Passons.</p>
-
-<div class="section"></div>
-<h4>II</h4>
-
-<p>Premier degré, deuxième degré, troisième degré.
-Observation, imagination, intuition. Humanité, nature,
-surnaturalisme. Ce sont là les trois horizons.
-L'un complète et corrige l'autre ; leur coordination
-est l'ensemble cosmique. Qui les voit tous les trois
-est au sommet. Il est l'esprit cubique. Il est le
-génie.</p>
-
-<p>L'observation donne Sedaine. L'observation, plus
-l'imagination, donne Molière. L'observation, plus
-l'imagination, plus l'intuition, donne Shakespeare.
-Pour monter sur la plate-forme d'Elseneur et pour
-voir le fantôme, il faut l'intuition.</p>
-
-<p>Ces trois facultés s'augmentent en se combinant.
-L'observation de Molière est plus profonde que l'observation
-de Sedaine, parce que Molière a, de plus
-que Sedaine, l'imagination. L'observation et l'imagination
-de Shakespeare creusent plus avant et
-montent plus haut que l'observation et l'imagination
-de Molière, parce que Shakespeare a, de plus que
-Molière, l'intuition.</p>
-
-<p>Comparez Shakespeare et Molière par leurs créations
-analogues, comparez Shylock à Harpagon et
-Richard III à Tartuffe, et voyez quelle philosophie
-plus haute et plus générale! C'est que Shakespeare
-vit la vie tout entière. Il est au zénith. Rien n'échappe
-à cet &oelig;il culminant. Il est en haut par la
-prunelle et en bas par le regard. Il est tragédie en
-même temps que comédie. Ses larmes foudroient.
-Son rire saigne.</p>
-
-<p>Essayez une autre confrontation plus saisissante
-encore. Mettez la statue du commandeur en présence
-du spectre de Hamlet. Molière ne croit pas à sa
-statue, Shakespeare croit à son spectre. Shakespeare
-a l'intuition qui manque à Molière. La statue du
-commandeur, ce chef-d'&oelig;uvre de la terreur espagnole,
-est une création bien autrement neuve et
-sinistre que le fantôme d'Elseneur ; elle s'évanouit
-dans Molière. Derrière l'effrayant soupeur de marbre,
-on voit le sourire de Poquelin ; le poëte, ironique à
-son prodige, le vide et le détruit ; c'était un spectre,
-c'est un mannequin. Une des plus formidables inventions
-tragiques qui soient au théâtre, avorte, et
-il y a à cette table du Festin de Pierre, si peu
-d'horreur et si peu d'enfer qu'on prendrait volontiers
-un tabouret entre Don Juan et la statue.</p>
-
-<p>Shakespeare, avec moins, fait beaucoup plus.
-Pourquoi? parce qu'il ne ment pas ; parce qu'il est
-tout le premier saisi par sa création. Il est son propre
-prisonnier. Il frissonne de son fantôme et il vous
-en fait frissonner. Elle existe, elle est vraie, elle est
-incontestable, cette figure noire qui est là debout
-avec son bâton de commandement. Ce spectre est
-de chair et d'os ; chair de nuit et os de sépulcre.
-Toute la nature est convaincue, est terrible autour
-de lui. La lune, face pâle à demi cachée sous
-l'horizon, ose à peine le regarder.</p>
-
-<p>Mettez au contraire Shakespeare à côté d'Eschyle,
-l'approche est redoutable, même pour Shakespeare.
-C'est lion contre lion. Vous confrontez deux égaux.
-Oreste n'a pas moins de vie funèbre que Hamlet. Et
-si Shakespeare essaye de terrifier Eschyle avec les
-sorcières, Eschyle lui montre du doigt les Euménides.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Chose admirable, pour que le génie soit complet,
-il faut qu'il soit de bonne foi. Virgile ne croit pas
-un mot de l'Énéide ; sa Vénus est copiée sur Livie,
-son Olympe est de seconde main, il est dépaysé dans
-son enfer machiné par un autre que lui, il est bien
-plus sûr de César que de Jupiter ; Auguste, Mécène,
-Marcellus, voilà les vrais et solides Apollons ; il
-entend malice aux déifications profitables ; sa muse
-s'appelle Dix-mille-Sesterces. Aussi Virgile est-il
-par moments tout près d'avoir beaucoup d'esprit
-comme Ovide, lequel du reste n'en est pas moins
-chassé de la cour.</p>
-
-<p>Homère, lui, est naïf ; la beauté de ses poëmes,
-c'est la certitude. Ils en sont pleins ; ils en débordent.
-Homère croit aux héros, aux monstres, à la pomme,
-aux carquois de rayons lançant la peste, au partage
-des dieux à cause de Troie, à Vénus qui est pour, à
-Pallas qui est contre ; tout ce fabuleux Empyrée qui
-est en lui le fascine et le subjugue. Il en radote. Il
-en rabâche. Cela fait sourire Horace. <i lang="la" xml:lang="la">Bonus Homerus.</i>
-Homère est dupe de l'Iliade. De là sa grandeur.</p>
-
-<p>Cette bonne foi sublime, l'intuition la donne.
-Intuition, invention. L'intuition ne domine pas moins
-le géomètre inventeur que le poëte. L'intuition, c'est
-la puissance. Elle fait l'homme d'airain. C'était par
-intuition, et non par observation, que Campanella
-affirmait le nombre infini des étoiles. L'église, qui
-hait les astres, gênants pour les dogmes, voulut l'en
-faire démordre. En vain. L'intuition fut plus forte
-que la torture.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Aux trois facultés signalées plus haut, et dont
-nous avons indiqué d'abord l'accouplement, puis le
-groupe, correspondent trois familles d'esprits : les
-moralistes, limités à l'homme ; les philosophes, qui
-combinent l'homme avec le monde sensible ; les génies,
-qui voient tout.</p>
-
-<p>Pour comprendre ce qui manque à Molière, il
-faut lire Shakespeare. Pour comprendre ce qui
-manque à Sedaine, à l'abbé Prévost, à Marivaux, à
-Lesage, à La Bruyère, il faut lire Molière.</p>
-
-<p>En art comme en toute chose, une certaine
-nuance &mdash; un abîme &mdash; sépare l'excellence de la
-grandeur. A la Trippenhausen d'Amsterdam, vous
-voyez en entrant un vaste tableau d'un maître dont
-le nom m'échappe, c'est excellent. Vous applaudissez.
-Tournez-vous, voici la Ronde de nuit, c'est Rembrandt.
-Vous poussez un cri. Le grand est là. L'excellent
-s'évanouit. Vous ne pouvez même plus regarder
-l'autre peinture. Le grand dans les arts ne
-s'obtient qu'au prix d'une certaine aventure. L'idéal
-conquis est un prix d'audace. Qui ne risque rien n'a
-rien. Le génie est un héros.</p>
-
-<p>En avant! c'était le mot de Jason et de Colomb.
-<i lang="la" xml:lang="la">Arcana naturæ detecta</i>, c'était le cri de ce profond
-chercheur Leuwenhoëck accusé par ses contemporains
-de <i>manquer de goût dans ses découvertes</i>. Leuwenhoëck
-cherchait le germe dans l'ordre visible
-comme nous cherchons la cause dans l'ordre invisible.
-Il allongeait le microscope avec l'hypothèse,
-croyant à l'observation, croyant aussi à l'intuition.
-De là ses trouvailles, de là aussi ses ennemis. La
-supposition, c'est-à-dire l'ascension à l'étage invisible,
-tente les grands esprits calculateurs comme les
-grands esprits lyriques. Le levier de la conjecture
-peut seul remuer cet incommensurable monde, le
-possible. A la condition, il est vrai, d'avoir ce point
-d'appui, le fait. Kepler disait : <i>l'hypothèse est mon
-bras droit</i>.</p>
-
-<p>Sans l'intuition, ni haute science, ni haute poésie.
-Uranie, la muse double, voit en même temps l'exact
-et l'idéal. Elle a une main sur Archimède et l'autre
-sur Homère.</p>
-
-<p>Les vues partielles n'ont qu'une exactitude de
-petitesse. Le microscope est grand parce qu'il
-cherche le germe. Le télescope est grand parce qu'il
-cherche le centre. Tout ce qui n'est pas cela est
-nomenclature, curiosité vaine, art chétif, science
-naine, poussière. Tendons toujours à la synthèse.</p>
-
-<p>Pour bien voir l'homme, il faut regarder la
-nature ; pour bien voir la nature et l'homme, il faut
-contempler l'infini. Rien n'est le détail, tout est
-l'ensemble. A qui n'interroge pas tout, rien ne se
-révèle.</p>
-
-<div class="section"></div>
-<h4>III</h4>
-
-<p>Précisons encore ; et en même temps, donnons
-aux idées esquissées ici leur extension complète.</p>
-
-<p>L'idée de Nature résume tout. Du plus ou moins
-de densité de cette idée démesurée résulte la philosophie
-entière.</p>
-
-<p>Serrez cette idée au plus près, faites-la immédiate
-et palpable, réduisez-la au moindre volume
-possible en lui conservant d'ailleurs tout ce qui la
-compose, aménagez-la, en un mot, à l'état concret,
-vous avez l'homme ; dilatez-la, vous percevez Dieu.
-L'humanité étant un microcosme, on conçoit l'erreur
-de ceux qui, comme Fichte, s'en contentent, et qui
-voient le monde en elle. L'homme est Dieu en petit
-format.</p>
-
-<p>Mais prendre pour Dieu l'homme, c'est la même
-méprise que prendre pour univers la terre. Vous
-mettez le grain de cendre si près de votre prunelle
-qu'il vous éclipse l'infini.</p>
-
-<p>Les choses sont les pores par où sort Dieu. L'univers
-le transpire. Toutes les profondeurs le font
-paraître à toutes les surfaces. Quiconque médite voit
-le créateur perler sur la création. La religion est
-la mystérieuse sueur de l'infini. La nature sécrète la
-notion de Dieu. Contempler est une révélation ; souffrir
-en est une autre. Dieu tombe goutte à goutte du
-ciel, et larme à larme de nos yeux.</p>
-
-<p>A quoi bon Tout s'Il n'était pas là comme fin?</p>
-
-<p>Fin, c'est-à-dire but.</p>
-
-<p>On croit que fin signifie mort. Erreur. Fin signifie
-vie.</p>
-
-<p>L'existence terrestre n'est autre chose que la lente
-croissance de l'être humain vers cet épanouissement
-de l'âme que nous appelons la mort. C'est dans le
-sépulcre que la fleur de la vie s'ouvre.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>La destinée est une résultante évidente de la nature.
-Maintenant comment cela se fait-il? par quelle
-combinaison? par quel va-et-vient, par quelle décomposition
-de forces, par quel mélange d'effluves, par
-quelle alchimie énorme? Comment l'événement fuse-t-il
-à travers l'élément? Comment l'harmonie universelle
-peut-elle avoir des contre-coups, et qu'est-ce
-que ce contre-coup, le sort? Une providence est
-visible ; elle a pour manifestation l'équilibre, que le
-philosophe appelle d'un plus grand nom : Équité.
-Une fatalité aussi est visible ; elle a pour manifestation
-la nécessité. Équité et Nécessité ; ce sont les deux
-mystérieux visages de l'inconnu.</p>
-
-<p>Mais qu'est-ce que cette chose qu'on nomme le hasard?
-Le hasard n'est point providence, car il semble
-rompre l'équilibre ; il n'est point fatalité, car il n'est
-pas empreint de nécessité. Qu'est-il donc? Est-il
-l'une et l'autre? est-il le remous de l'une et de
-l'autre? Nul ne pourrait le dire.</p>
-
-<p>Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a qu'une loi.
-La nature n'est pas une chose et la destinée n'en est
-pas une autre. Il n'y a pas une loi extérieure et une
-loi intérieure. Le phénomène universel se réfracte
-d'un milieu dans l'autre. De là les apparences
-diverses ; de là les différents systèmes de faits, tous
-concordants dans le relatif, tous identiques dans
-l'absolu. L'unité d'essence entraîne l'unité de substance,
-l'unité de substance entraîne l'unité de loi.
-Voici le vrai nom de l'Être : Tout Un.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Le labyrinthe de l'immanence universelle a un
-réseau double, l'abstrait, le concret ; mais ce réseau
-double est en perpétuelle transfusion ; l'abstraction se
-concrète, la réalité s'abstrait, le palpable devient invisible,
-l'invisible devient palpable, ce qu'on ne peut que
-penser naît de ce qu'on touche et de ce qu'on voit, ce
-qui végète se complique de ce qui arrive, l'incident
-s'enchevêtre au permanent ; il y a de la destinée dans
-l'arbre, il y a de la sève dans la passion ; il est
-possible que la lumière pense. Le monde est une pile
-de Volta et en même temps est un esprit ; le Nil et
-l'Ens s'abordent et s'accouplent ; de l'immatériel au
-matériel la fécondation est possible ; ce sont les deux
-sexes de l'infini ; il n'y a pas de frontières ; tout
-s'amalgame et s'aime ; flux et reflux du prodige
-dans le prodige ; mystère, énormité, vie.</p>
-
-<p>O destinée! ô création!</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>La mère pleure, l'enfant crie, la bête fauve gémit
-ou rugit, ce qui est gémir, l'arbre frissonne, l'herbe
-frémit, la nuée gronde, le mont tressaille, la forêt
-murmure, le vent se lamente, la source larmoie, la
-mer sanglote, l'oiseau chante. On naît, c'est pour
-souffrir ; on vit, c'est pour souffrir ; on aime, c'est
-pour souffrir ; on travaille, c'est pour souffrir ; on
-est beau, c'est pour souffrir ; on est juste, c'est pour
-souffrir ; on est grand, c'est pour souffrir. La
-volonté aboutit à un ajournement, l'utopie ; la
-science aboutit à un doute, l'hypothèse. On gravit
-ce qu'on ne franchira pas, on commence ce qu'on
-n'achèvera pas, on croit ce qu'on ne prouvera pas,
-on bâtit ce qu'on n'habitera pas ; on plante de l'ombrage
-pour autrui. Le progrès est une série de
-Chanaans toujours entrevus, jamais conquis, par qui
-les rêve ; ceux qui les ont niés y entrent. De jouissance,
-point, et pour personne. La tyrannie est
-lourde aux tyrans ; la bonté est amère aux bons.
-L'ingratitude, quel fond de calice! Aucune chose ne
-s'ajuste à nous ; on n'entre jamais tout à fait dans la
-place où l'on est ; on ne reconnaît son moule dans
-aucun des creux de la vie ; on a toujours du trop
-ou du moins ; toute patrie est un exil, tout exil est
-une patrie ; Ailleurs semble toujours préférable à Ici ;
-nos plus grandes plénitudes sont le vide.</p>
-
-<p>Une seule sérénité est possible, celle de la
-conscience. Il y a du nuage sur tout le reste. Obscurité
-majestueuse!</p>
-
-<p>Et pourquoi s'étonner et se plaindre, et que
-demandez-vous, mourir étant dû à l'homme!</p>
-
-<p>Qu'est-ce qu'il vous faut donc?</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Ce qui est certain, &mdash; et quelle espérance qu'une
-telle certitude! &mdash; ce qui est certain, c'est qu'un
-phénomène grandiose, la liberté, commence dans
-l'homme sur la terre. Pour parler le langage rigoureux
-de la philosophie et pour réserver les possibilités
-obscures, disons que c'est dans l'homme seulement
-que ce phénomène commence à être visible.
-L'homme seul sur la terre apparaît libre. Tout ce qui
-n'est pas l'homme, que ce soit la chose ou la bête,
-est fatal. Ceci est du moins l'apparence incontestable.</p>
-
-<p>Ouvrons une parenthèse :</p>
-
-<p>(La pénétration d'une autre loi, située plus avant
-dans les profondeurs et expliquant l'apparence fatale
-de la bête et de la chose, n'est donnée qu'à l'intuition.
-Cette loi, à laquelle du reste personnellement
-nous croyons, est si peu entrevue que pas un de ses
-linéaments n'est scientifiquement fixé. Le nom d'hypothèse
-est un commencement d'acceptation que la
-science ne consent même pas à lui donner, tant cette
-loi est encore engagée dans la chimère. Existe-t-elle?
-question. Les plus hardis se bornent à dire : il y a
-quelque chose là.)</p>
-
-<p>Nous fermons la parenthèse, nous ne voulons
-pas que notre raisonnement perde pied un seul instant,
-et nous déclarons nous en tenir ici aux faits
-perceptibles à tous ; nous raisonnons sur le palpable
-et le visible ; nous restons dans les données de l'expérimentation
-philosophique universellement admise.</p>
-
-<p>Cela posé, qu'est-ce que l'homme sur la terre a
-de plus que les autres êtres?</p>
-
-<p>La faculté de faire le bien ou le mal.</p>
-
-<p>A lui commence cette faculté, et par conséquent,
-cette notion : le bien et le mal.</p>
-
-<p>Le bien et le mal, quelle ouverture sur l'inconnu!</p>
-
-<p>Révélation de la loi morale.</p>
-
-<p>Pouvoir faire le bien ou le mal, qu'est-ce? C'est la
-liberté. Et qu'est-ce encore? C'est la responsabilité.
-Liberté ici, responsabilité ailleurs, ô découverte
-splendide!</p>
-
-<p>La liberté, c'est l'âme!</p>
-
-<p>Liberté implique résurrection ; car résurrection,
-c'est responsabilité. Pour accomplir sa loi, c'est-à-dire
-pour devenir de liberté responsabilité, il faut
-absolument qu'après la vie ce phénomène, qui est
-l'homme même, persiste. Donc, et irrésistiblement,
-voilà la survivance de l'âme au corps démontrée.</p>
-
-<p>Ce sont là les ténèbres sacrées.</p>
-
-<p>La loi morale est le fil trouvé dans le labyrinthe.</p>
-
-<p>Je sens de la chaleur, j'avance, c'est le bien ; je
-sens du froid, je recule, c'est le mal. L'affinité de
-Dieu avec mon âme se manifeste par une ineffable
-caresse obscure quand je m'approche de lui. Je
-pense, je le sens près de moi ; je crée, je le sens plus
-près ; j'aime, je le sens plus près ; je me dévoue, je
-le sens plus près encore.</p>
-
-<p>Ceci n'est ni de l'observation, car je ne vois ni
-ne touche rien ; ni de l'imagination, car la vertu
-serait imaginaire alors ; c'est de l'intuition.</p>
-
-<p>Toutes les racines de la loi morale sont dans ce
-que j'ai appelé le surnaturalisme. Nier le surnaturalisme,
-ce n'est pas seulement fermer les yeux à l'infini,
-c'est couper toutes les vertus de l'homme par le
-pied. L'héroïsme est une affirmation religieuse. Quiconque
-se dévoue prouve l'éternité. Aucune chose
-finie n'a en elle l'explication du sacrifice.</p>
-
-<p>Celui qui écrit ces lignes l'a déjà dit quelque
-part, l'idéal sur la terre, l'infini hors de la terre,
-c'est là le double but qui est en même temps le but
-unique, car l'un mène l'homme au progrès et
-l'autre mène l'âme à Dieu.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>On peut, à coup sûr, être un esprit ironique et
-tranquille, ne croire à rien, et quitter cette vie d'une
-façon fière. Pétrone, homme de plaisir, fait tout ce
-qu'il peut pour mourir voluptueusement. Il se met
-dans un bain tiède, relit l'ordre de Néron, récite
-quelques vers d'amour, puis prend un couteau et se
-coupe les quatre veines ; cela fait, il regarde son
-sang couler, écarte la coupure d'une veine avec ses
-doigts, puis l'autre, les bouche, les rouvre, tantôt
-c'est le bras droit, tantôt c'est le bras gauche, et il
-dit en riant à ses amis : <i lang="la" xml:lang="la">Amant alterna camænæ</i>.
-Certes, c'est là une attitude superbe devant l'ombre ;
-mais c'est plutôt bien faire sa sortie que bien
-mourir.</p>
-
-<p>Bien mourir, c'est mourir comme Léonidas pour
-la patrie, comme Socrate pour la raison, comme
-Jésus pour la fraternité. Socrate meurt par intelligence
-et Jésus par amour ; il n'est rien de plus
-grand et de plus doux. Heureux entre tous ceux
-dont la mort est belle! L'âme, momentanément
-arrêtée ici-bas dans l'homme, mais consciente d'une
-destinée solidaire avec l'univers, leur doit ce contentement
-de pouvoir associer l'idée de beauté à
-l'idée de mort, vague preuve d'avenir qui satisfait
-l'âme confusément.</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p>Que ces méditations-là soient abstruses, qui le
-nie? Mais pas de noble esprit qui n'en soit tenté. Ce
-qu'il y a d'abîme en nous est appelé par ce qu'il y a
-d'abîme hors de nous. Ces épaisseurs plaisent à
-l'intelligence ; selon que l'esprit qui songe est plus
-ou moins grand, le rayon visuel de la pensée s'y
-enfonce à des profondeurs diverses. L'essai de comprendre,
-c'est là toute la philosophie. La création
-est un palimpseste à travers lequel on déchiffre Dieu.
-Le grand obscur se dérobe, mais veut être poursuivi.
-L'énigme, cette Galathée formidable, fuit
-sous les prodigieux branchages de la vie universelle,
-mais elle vous regarde et désire être vue.</p>
-
-<p>Ce sublime désir de l'impénétrable : être pénétré,
-fait éclore en vous la prière.</p>
-
-<p>Peu à peu l'horizon s'élève, et la méditation
-devient contemplation ; puis il se trouble, et la contemplation
-devient vision. On ne sait quel tourbillon
-d'hypothétique et de réel, ce qui peut être compliquant
-ce qui est, notre invention du possible
-nous faisant à nous-même illusion, nos propres
-conceptions mêlées à l'obscurité, nos conjectures,
-nos rêves et nos aspirations prenant forme, tout
-cela chimérique sans doute, tout cela vrai peut-être,
-des apparitions d'âmes dans des éclairs, des passages
-rapides de linceuls, de doux visages aimés
-s'ébauchant dans des transparences inexprimables,
-de fuyants sourires dans la nuit, le prodigieux songe
-de l'immanence entrevue, quel vertige! Les apocalypses
-viennent de là.</p>
-
-<p>Vous pouvez retrancher ceci au philosophe, mais
-vous ne le retrancherez pas au poëte. Depuis Job
-jusqu'à Voltaire, tout poëte a sa part de vision. Une
-certaine grandeur sidérale est attachée à cette folie.
-Dans cette démence auguste, il y a de la révélation.
-Être ce visionnaire possible, et cependant rester le
-sage, c'est à cette faculté surhumaine qu'on reconnaît
-les suprêmes esprits.</p>
-
-<p>Nous ne sommes, certes, pas de ceux qui veulent
-absolument retrouver le poëte en personne dans les
-types de ses drames et qui le rendent responsable
-de tout ce que disent ses personnages ; ce qui serait
-réduire à un moi lyrique et monocorde le moi multiple
-et indéfini de l'auteur dramatique ; mais, sans
-faire le poëte solidaire de ses créations, ivrogne à
-cause de Falstaff, hypocrite à cause de Tartuffe,
-intrigant à cause de Figaro, fratricide à cause de
-Caïn, sans canoniser Corneille à cause de Polyeucte,
-sans idéaliser Schiller à cause de Posa et sans caricaturer
-Homère à cause de Thersite, tout en rejetant
-cette façon commode et puérile de prendre un
-homme en flagrant délit dans son &oelig;uvre, nous pensons
-qu'on peut parfois voir, par échappées, dans
-de certaines figures préférées, des lueurs de l'âme
-même du poëte. On peut à de certains moments
-dire : Ceci est une étincelle de Plaute ; ceci est un
-éclair d'Eschyle. L'auteur s'incarne un peu plus dans
-tel personnage que dans tous les autres. Il est évident,
-par exemple, que Hamlet est une prédilection pour
-Shakespeare de même qu'Alceste est une prédilection
-pour Molière ; et l'on peut affirmer que c'est Shakespeare
-qui parle quand Hamlet dit : &mdash; «Horatio, il y a
-sur la terre et dans le ciel plus de choses que votre
-philosophie n'en a rêvé.»</p>
-
-<p>La vaste anxiété de ce qui peut être, telle est la
-perpétuelle obsession du poëte. Ce qui peut être
-dans la nature, ce qui peut être dans la destinée ;
-prodigieuse nuit.</p>
-
-<p>Le soir, au crépuscule, du haut d'une falaise, à
-l'approche refroidissante de la marée qui monte,
-l'&oelig;il égaré dans tous ces plis de l'obéissance au vent,
-en bas l'onde, en haut la nuée, le fouet de l'écume
-dans le visage, pendant que les goëlands effarouchés
-par les ouvertures des vagues battent de l'aile, pendant
-que les flots accourent pleins du hurlement
-étouffé des naufrages, regarder l'océan, qu'est-ce
-auprès de ceci : regarder le possible!</p>
-
-<hr class="hidden" />
-<p class="gap">Je pense par instants avec une joie profonde
-qu'avant douze ou quinze ans d'ici, au plus tard, je
-saurai ce que c'est que cette ombre, le tombeau, et
-j'ai une sorte de certitude que mon espoir de clarté
-ne sera pas trompé.</p>
-
-<p>O vous que j'aime, ne vous affligez pas de ce
-cri que je pousse vers l'attente suprême, ne vous
-attristez pas de cette impatience, car j'ai la foi que
-c'est dans l'infini qu'est le grand rendez-vous. Je
-vous y retrouverai sublimes et vous m'y reverrez
-meilleur. Et nous nous y aimerons comme sur la
-terre, et en même temps comme au ciel, avec le
-redoublement mystérieux de l'immensité.</p>
-
-<p>La vie n'est qu'une occasion de rencontre ; c'est
-après la vie qu'est la jonction. Les corps n'ont que
-l'embrassement, les âmes ont l'étreinte. Vous figurez-vous,
-ô mes bien-aimés, ce divin baiser de l'azur
-quand il n'y a plus dans le moi que de la lumière!
-La manière dont s'aiment les transfigurés fait partie
-de ce que nous appelons ici le jour. Leur accouplement
-est rayon. Qui sait si tous nos échauffements
-célestes pour le devoir et la vertu ne nous viennent
-pas ineffablement de leur clarté, s'ils ne nous rendent
-pas ce service de nous faire bons en étant heureux,
-et s'ils n'ont pas pour loi sublime d'être utiles parce
-qu'ils sont aimés?</p>
-
-<p>Tâchons d'être un jour parmi eux. Et ici-bas,
-jusqu'à ce que la grande heure sonne, vous et moi,
-moi surtout, qui suis si entravé d'imperfections et
-qui ai tant à faire pour arriver à la bonté, ne nous
-reposons pas, travaillons, veillons sur nous et sur les
-autres, dépensons-nous pour la probité, prodiguons-nous
-pour la justice, ruinons-nous pour la vérité,
-sans compter ce que nous perdons, car ce que nous
-perdons, nous le gagnons. Point de relâche. Faisons
-selon nos forces, et au delà de nos forces. Où y a-t-il
-un devoir? où y a-t-il une lutte? où y a-t-il un
-exil? où y a-t-il une douleur? Courons-y. Aimer,
-c'est donner ; aimons. Soyons de profondes bonnes
-volontés. Songeons à cet immense bien qui nous
-attend, la mort.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">Table</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="2">&nbsp;</td>
-<td class="small">Pages.</td></tr>
-<tr><td class="c pad large" colspan="3">L'ESPRIT</td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> &mdash; I.</td>
-<td class="num"><a href="#ch1">5</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Utilité du beau</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch2">13</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> &mdash; II.</td>
-<td class="num"><a href="#ch3">27</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Le Goût</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch4">35</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> &mdash; III.</td>
-<td class="num"><a href="#ch5">53</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="upad"><span class="sc">Les grands hommes</span> :</td> <td>&nbsp;</td></tr>
-<tr><td><div class="r">I.</div></td> <td>Shakespeare</td>
-<td class="num"><a href="#ch6p1">63</a></td></tr>
-<tr><td><div class="r">II.</div></td> <td>La Fontaine</td>
-<td class="num"><a href="#ch6p2">73</a></td></tr>
-<tr><td><div class="r">III.</div></td> <td>Voltaire</td>
-<td class="num"><a href="#ch6p3">75</a></td></tr>
-<tr><td><div class="r">IV.</div></td> <td>Beaumarchais</td>
-<td class="num"><a href="#ch6p4">76</a></td></tr>
-<tr><td><div class="r">V.</div></td> <td>Du génie</td>
-<td class="num"><a href="#ch6p5">79</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> &mdash; IV.</td>
-<td class="num"><a href="#ch7">87</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><i lang="la" xml:lang="la"><span class="sc">Promontorium somnii</span></i></td>
-<td class="num"><a href="#ch8">97</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> &mdash; V.</td>
-<td class="num"><a href="#ch9">149</a></td></tr>
-<tr><td class="c pad large" colspan="3">L'AME</td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Tas de pierres.</span> &mdash; VI.</td>
-<td class="num"><a href="#ch10">163</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">De la vie et de la mort</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch11">175</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Rêveries sur Dieu</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch12">191</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Un athée</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch13">203</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Choses de l'infini</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch14">213</a></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><span class="sc">Contemplation suprême</span></td>
-<td class="num"><a href="#ch15">235</a></td></tr>
-</table>
-
-
-
-<p class="c gap small">4767. &mdash; Lib.-Imp. réunies, <span class="sc">Motteroz</span>, D<sup>r</sup>, 7, rue Saint-Benoît, Paris.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Post-scriptum de ma vie, by Victor Hugo
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POST-SCRIPTUM DE MA VIE ***
-
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-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
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-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
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-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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-increasing the number of public domain and licensed works that can be
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-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
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