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+The Project Gutenberg EBook of Thaïs, by Anatole France
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
+other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
+the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
+www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
+to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
+
+Title: Thaïs
+
+Author: Anatole France
+
+Posting Date: March 22, 2015 [EBook #6377]
+Release Date: August, 2004
+First Posted: December 3, 2003
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK THAÏS ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles
+Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image
+files courtesy of gallica.bnf.fr.
+
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+
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+
+ANATOLE FRANCE
+
+THAÏS
+
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+
+TABLE
+
+ I. LE LOTUS
+ II. LE PAPYRUS
+ III. L'EUPHORBE
+
+
+
+
+LE LOTUS
+
+
+En ce temps-là le désert, était peuplé d'anachorètes. Sur les deux
+rives du Nil, d'innombrables cabanes, bâties de branchages et d'argile
+par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes
+des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre
+isolés et pourtant s'entr'aider au besoin. Des églises, surmontées du
+signe de la croix, s'élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes
+et les moines s'y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la
+célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait
+aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés
+chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu'afin de mieux
+goûter la solitude.
+
+Anachorètes et cénobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de
+nourriture qu'après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas
+leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonçant
+dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et
+menaient une vie encore plus singulière.
+
+Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule,
+dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient,
+chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour
+les chefs-d'oeuvre de la pénitence. En considération du péché
+originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et
+les contentements, mais les soins mêmes qui passent pour
+indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les
+maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne
+saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les
+plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit:
+«Le désert se couvrira de fleurs.»
+
+Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaient leurs
+jours dans l'ascétisme et la contemplation, les autres gagnaient leur
+subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux
+cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en
+soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se
+joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais à la
+vérité ces moines méprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus
+montait jusqu'au ciel.
+
+Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main,
+comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons,
+ayant pris des figures d'Éthiopiens ou d'animaux, erraient autour des
+solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines
+allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient
+des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable. Considérée
+sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de
+bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les
+merveilleux combats du ciel et de l'enfer.
+
+Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se
+défendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la
+pénitence et des macérations. Parfois, l'aiguillon des désirs charnels
+les déchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que
+leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d'étoiles, aux
+miaulements des hyènes affamées. C'est alors que les démons se
+présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car si les démons sont
+laids en réalité, ils se revêtent parfois d'une beauté apparente qui
+empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde
+virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir
+inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la
+croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les
+esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s'éloignaient dès
+l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'était pas rare, à l'aube,
+de rencontrer un de ceux-là s'enfuyant tout en larmes, et répondant à
+ceux qui l'interrogeaient: «Je pleure et je gémis, parce qu'un des
+chrétiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chassé
+ignominieusement.»
+
+Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et
+sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des
+apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien
+ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamnés. L'on contait avec
+épouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la
+terre s'entr'ouvrait pour engloutir les méchants qu'ils frappaient de
+leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie
+et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des
+courtisanes.
+
+Telle était la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait à son
+pouvoir jusqu'aux bêtes féroces. Lorsqu'un solitaire était près de
+mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint
+homme, connaissant par là que Dieu l'appelait à lui, s'en allait
+baiser la joue à tous ses frères. Puis il se couchait avec allégresse,
+pour s'endormir dans le Seigneur.
+
+Or, depuis qu'Antoine, âgé de plus de cent ans, s'était retiré sur le
+mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n'y
+avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en oeuvres que
+Paphnuce, abbé d'Antinoé. A vrai dire, Ephrem et Sérapion commandaient
+à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite
+spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce observait
+les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers
+sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil très rude,
+se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterné le front
+contre terre.
+
+Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la
+sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en
+Jésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombre de
+ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s'être livrés
+au brigandage pendant de longues années, avaient été touchés par les
+exhortations du saint abbé au point d'embrasser l'état monastique. La
+pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux
+l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement
+par l'abbé d'Antinoé, ne cessait de répandre des larmes, et le diacre
+Flavien, qui avait la connaissance des écritures et parlait avec
+adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un
+jeune paysan nommé Paul et surnommé le Simple, à cause de son extrême
+naïveté. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en
+lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.
+
+Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et
+les pratiques de l'ascétisme. Souvent aussi, il méditait sur les
+livres sacrés pour y trouver des allégories. C'est pourquoi, jeune
+encore d'âge, il abondait en mérites. Les diables qui livrent de si
+rudes assauts aux bons anachorètes n'osaient s'approcher de lui. La
+nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa
+cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant
+l'oreille. Et l'on croit que c'était sept démons qu'il retenait sur
+son seuil par la vertu de sa sainteté.
+
+Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait
+instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les
+mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse,
+l'erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu'il croyait
+que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de
+Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les
+attributs et l'existence même de Dieu. Il vivait alors dans la
+dissipation, à la manière des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se
+rappelait qu'avec honte et pour sa confusion.
+
+--Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans la
+chaudière des fausses délices.
+
+Il entendait par là qu'il mangeait des viandes habilement apprêtées et
+qu'il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu'à
+sa vingtième année cette vie du siècle, qu'il conviendrait mieux
+d'appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin,
+il devint un homme nouveau.
+
+La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle
+était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et
+il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore
+parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de
+l'habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit le
+diacre qui lisait ce verset de l'Écriture: «Si tu veux être parfait,
+va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres.»
+Aussitôt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes et
+embrassa la vie monastique.
+
+Depuis dix ans qu'il s'était retiré loin des hommes, il ne bouillait
+plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait
+profitablement dans les baumes de la pénitence.
+
+Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il
+avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en
+concevoir exactement la difformité, il lui souvint d'avoir vu jadis au
+théâtre d'Alexandrie une comédienne d'une grande beauté, nommée Thaïs.
+Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer
+à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d'habileté,
+rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle
+simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des païens
+prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les
+spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou
+de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au
+seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En
+sorte qu'en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre
+d'autres âmes.
+
+Peu s'en était fallu qu'elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de
+la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s'était une
+fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil
+de la courtisane par la timidité naturelle à l'extrême jeunesse (il
+avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repoussé, faute
+d'argent, car ses parents veillaient à ce qu'il ne pût faire de
+grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux
+moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait
+eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-là il savait
+mal discerner ses propres intérêts et qu'il convoitait les faux biens.
+Donc, agenouillé dans sa cellule devant le simulacre de ce bois
+salutaire où fut suspendue, comme dans une balance, la rançon du
+monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché,
+et il médita longtemps, selon les règles de l'ascétisme, sur la
+laideur épouvantable des délices charnelles, dont cette femme lui
+avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d'ignorance. Après
+quelques heures de méditation, l'image de Thaïs lui apparut avec une
+extrême netteté. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la
+tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une
+Léda, mollement couchée sur un lit d'hyacinthe, la tête renversée, les
+yeux humides et pleins d'éclairs, les narines frémissantes, la bouche
+entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux
+ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait:
+
+--Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon
+péché!
+
+Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lèvres de
+Thaïs révélaient peu à peu, en s'abaissant aux deux coins de la
+bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins
+de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonflée de soupirs, montait
+une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue,
+Paphnuce se sentit troublé jusqu'au fond de l'âme. S'étant prosterné,
+il fit cette prière:
+
+--Toi qui as mis la pitié dans nos coeurs comme la rosée du matin sur
+les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni! Louange,
+louange à toi! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène
+à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu'en toi
+les créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intéresse à
+cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes
+se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, ô Seigneur, le
+souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue à pécher avec
+tant de citoyens et d'étrangers. Une grande pitié s'est élevée pour
+elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée
+m'en donne un tel frisson que je sens se hérisser d'effroi tous les
+poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la
+plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront
+durant l'éternité.
+
+Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses
+pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule
+était fermée depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pensée de
+l'abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la
+bête s'évanouit. Connaissant alors que pour la première fois le diable
+s'était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière; puis il
+songea de nouveau à Thaïs.
+
+--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve!
+
+Et il s'endormit.
+
+Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint
+homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vie anachorétique.
+Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa
+coutume. Palémon était un vieillard; il cultivait un petit jardin: les
+bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne le
+tourmentaient pas.
+
+--Dieu soit loué! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sur sa bêche.
+
+--Dieu soit loué! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon
+frère!
+
+--La paix soit semblablement avec toi! frère Paphnuce, reprit le moine
+Palémon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.
+
+--Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la
+louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui
+s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un
+dessein que j'ai formé en vue de glorifier le Seigneur.
+
+--Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni
+mes laitues! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon
+jardin et sa bonté m'incite à le glorifier dans les concombres et les
+citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car
+rien n'est plus à craindre que les mouvements désordonnés qui
+troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes
+semblables à des hommes ivres et nous marchons, tirés de droite et de
+gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces
+transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s'y
+abandonne fait retentir dans l'air souillé le rire épais des brutes.
+Cette joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de
+désordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'âme et des sens nous
+jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie.
+Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur; mais j'ai éprouvé
+dans ma longue vie que le cénobite n'a pas de pire ennemi que la
+tristesse. J'entends par là cette mélancolie tenace qui enveloppe
+l'âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu. Rien n'est plus
+contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de
+répandre une âcre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il
+ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de
+moitié si redoutable. Hélas! il excelle à nous désoler. N'a-t-il pas
+montré à notre père Antoine un enfant noir d'une telle beauté que sa
+vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre père Antoine évita
+les pièges du démon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous;
+il s'égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la
+mélancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frère, m'entretenir d'un
+dessein formé dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part,
+si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.
+
+--Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur.
+Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le
+péché n'a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.
+
+--Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes
+sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du
+désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon
+expérience.
+
+--Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur
+à la pensée qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs, qui
+vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale.
+
+--Frère Paphnuce, c'est là, en effet, une abomination dont il convient
+de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les
+gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal?
+
+--Frère Palémon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec
+le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne
+l'approuves-tu pas, mon frère?
+
+--Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur, mais notre père
+Antoine avait coutume de dire: «En quelque lieu que tu sois, ne te
+hâte pas d'en sortir pour aller ailleurs.»
+
+--Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans
+l'entreprise que j'ai conçue?
+
+--Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon
+frère! Mais notre père Antoine disait encore: «Les poissons qui sont
+tirés en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que
+les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens
+du siècle s'écartent des bons propos.»
+
+Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre
+le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour
+d'un jeune pommier. Tandis qu'il bêchait, une antilope ayant franchi
+d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le
+jardin, s'arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis
+s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le
+sein de son ami.
+
+--Dieu soit loué dans la gazelle du désert! dit Palémon.
+
+Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit
+manger dans le creux de sa main à la bête légère.
+
+Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur les pierres
+du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant à ce qu'il
+venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.
+
+--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence
+est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me
+serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thaïs au démon qui la
+possède. Que Dieu m'éclaire et me conduise!
+
+Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les
+filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que
+c'était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu'aux filets et il
+en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu'à ce qu'il fît
+dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pût s'échapper.
+L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa
+sainteté, il comprenait aisément le sens mystique des choses, il
+connut que l'oiseau captif n'était autre que Thaïs, prise dans les
+lacs des abominations, et que, à l'exemple du pluvier, qui coupait les
+fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononçant des
+paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thaïs était
+retenue dans le péché. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi
+dans sa résolution première. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris
+par les pattes et embarrassé lui-même au piège qu'il avait rompu, il
+retomba dans son incertitude.
+
+Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision.
+Thaïs lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les voluptés
+coupables et elle n'était point vêtue, selon son habitude, de tissus
+diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entière et lui cachait même
+une partie du visage, en sorte que l'abbé ne voyait que deux yeux qui
+répandaient des larmes blanches et lourdes.
+
+A cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette vision
+lui venait de Dieu, il n'hésita plus. Il se leva, saisit un bâton
+noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont il
+ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le
+sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des
+Écritures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre
+Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples;
+puis, vêtu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec
+le dessein de suivre à pied la rive Lybique jusqu'à la ville fondée
+par le Macédonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, méprisant
+la fatigue, la faim, la soif; le soleil était déjà bas à l'horizon
+quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre
+des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux
+portes des cabanes isolées, pour l'amour de Dieu, et recevant
+l'injure, les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni
+les brigands, ni les bêtes fauves, mais il prenait grand soin de se
+détourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route.
+Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la
+maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en
+chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est péril au
+solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'Écriture
+que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses
+disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le
+tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du
+siècle peut en ternir les agréables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce
+évitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit
+à la vue des hommes.
+
+Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir,
+le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson,
+et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté
+des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé
+Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une
+double chaîne de montagnes de granit. C'est là que les Égyptiens, au
+temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y
+vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant
+qu'elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de
+la croix et prononça le nom de Jésus; aussitôt une chauve-souris
+s'échappa d'une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu'il avait
+chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs
+siècles. Son zèle s'en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il
+la jeta à la face de l'idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx
+exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité,
+l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était
+empreinte aurait touché l'homme le plus insensible. C'est pourquoi
+Paphnuce dit au Sphinx:
+
+--O bête, à l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le
+désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus! et je
+te bénirai au nom du Père, du Fils et de l'Esprit.
+
+Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes
+paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit
+articulèrent péniblement, comme un écho de la voix de l'homme, le
+saint nom de Jésus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, étendant la main
+droite, bénit le Sphinx de Silsilé.
+
+Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s'étant élargie, il
+vit les ruines d'une ville immense. Les temples, restés debout,
+étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la
+permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache
+attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il
+marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques
+herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les
+chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des
+femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce
+savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en
+faisant le signe de la croix.
+
+Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une
+misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable
+qu'apporte le vent du désert, il s'en approcha, avec l'espoir que
+cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n'y
+avait point de porte, il aperçut à l'intérieur une cruche, un tas
+d'oignons et un lit de feuilles sèches.
+
+--Voilà, se dit-il, le mobilier d'un ascète. Communément les ermites
+s'éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer
+bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l'exemple du
+saint solitaire Antoine qui, s'étant rendu auprès de l'ermite Paul,
+l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses
+éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-il par un
+corbeau un pain que mon hôte m'invitera honnêtement à rompre.
+
+Tandis qu'il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la
+hutte, cherchant s'il ne découvrirait personne. Il n'avait pas fait
+cent pas, qu'il aperçut un homme assis, les jambes croisées sur la
+berge du Nil. Cet homme était nu; sa chevelure comme sa barbe
+entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce
+ne douta point que ce ne fût l'ermite. Il le salua par les paroles que
+les moines ont coutume d'échanger quand ils se rencontrent.
+
+--Que la paix soit avec toi, mon frère! Puisses-tu goûter un jour le
+doux rafraîchissement du Paradis.
+
+L'homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas
+entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence était causé par un de ces
+ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les
+mains jointes, à côté de l'inconnu et resta ainsi en prières jusqu'au
+coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas
+bougé, il lui dit:
+
+--Mon père, si tu es sorti de l'extase où je t'ai vu plongé, donne-moi
+ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ.
+
+L'autre lui répondit sans tourner la tête:
+
+--Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce
+Seigneur Jésus-Christ.
+
+--Quoi! s'écria Paphnuce. Les prophètes l'ont annoncé; des légions de
+martyrs ont confessé son nom; César lui-même l'a adoré et tantôt
+encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il
+possible que tu ne le connaisses pas?
+
+--Mon ami, répondit l'autre, cela est possible. Ce serait même
+certain, s'il y avait quelque certitude au monde.
+
+Paphnuce était surpris et contristé de l'incroyable ignorance de cet
+homme.
+
+--Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te
+serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.
+
+Le vieillard répliqua:
+
+--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indifférent de vivre ou
+de mourir.
+
+--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l'éternité?
+Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon
+des anachorètes?
+
+--Il paraît.
+
+--Ne vis-tu pas nu et dénué de tout?
+
+--Il paraît.
+
+--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté?
+
+--Il paraît.
+
+--N'as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde?
+
+--J'ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communément le
+souci des hommes.
+
+--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas
+comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la félicité céleste!
+C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne
+crois pas en Jésus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce
+monde, si tu n'espères pas gagner les biens éternels?
+
+--Étranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir
+trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu'à parler
+exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi
+honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni
+mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualités aux choses comme le
+sel donne la saveur aux mets.
+
+--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vérité
+que les idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton
+ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.
+
+--Étranger, il est également vain d'injurier les chiens et les
+philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous
+sommes. Nous ne savons rien.
+
+--O vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques?
+Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et
+le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d'avec
+les ombres de la nuit?
+
+--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me paraît
+louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont
+diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de
+l'aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du
+soleil, sur le ciel embrasé comme de noirs triangles. Mais qui
+pénétrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les
+apparences, quand au contraire les apparences sont les seules réalités
+que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est
+inconnue. Je sens que le feu brûle, mais je ne sais ni comment ni
+pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indifférent
+d'être entendu d'une manière ou d'une autre.
+
+--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le
+désert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi
+grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais
+c'est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle.
+Et c'est là une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue
+d'un grand bien. Il est insensé au contraire de s'exposer
+volontairement à d'inutiles fatigues et à de vaines souffrances. Si je
+ne croyais pas,--pardonne ce blasphème, ô Lumière incréée!--si je ne
+croyais pas à la, vérité de ce que Dieu nous a enseigné par la voix
+des prophètes, par l'exemple de son fils, par les actes des apôtres,
+par l'autorité des conciles et par le témoignage des martyrs, si je ne
+savais pas que les souffrances du corps sont nécessaires à la santé de
+l'âme, si j'étais, comme toi, plongé dans l'ignorance des sacrés
+mystères, je retournerais tout de suite dans le siècle, je
+m'efforcerais d'acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse
+comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés: «Venez, mes
+filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos
+philtres et vos parfums.» Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de
+tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans
+espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de
+nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un
+mur, copier le tableau d'un peintre ingénieux. O le plus stupide des
+hommes, quelles sont donc tes raisons?
+
+Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard
+demeurait paisible.
+
+--Mon ami, répondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un
+chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant?
+
+Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant
+tombée, il s'excusa avec une noble humilité.
+
+--Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la
+vérité m'a emporté au delà des justes bornes. Dieu m'est témoin que
+c'est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre de te
+voir dans les ténèbres, car je t'aime en Jésus-Christ et le soin de
+ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brûle de
+les connaître afin de les réfuter.
+
+Le vieillard répondit avec quiétude:
+
+--Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te donnerai
+donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne
+m'intéresses en aucune manière. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de
+ton infortune et il m'est indifférent que tu penses d'une façon ou
+d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te haïrais-je? L'aversion et
+la sympathie sont également indignes du sage. Mais, puisque tu
+m'interroges, sache donc que je me nomme Timoclès et que je suis né à
+Cos de parents enrichis dans le négoce. Mon père armait des navires.
+Son intelligence ressemblait beaucoup à celle d'Alexandre, qu'on a
+surnommé le Grand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c'était
+une pauvre nature d'homme. J'avais deux frères qui suivaient comme lui
+la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon
+frère aîné fut contraint par notre père d'épouser une femme carienne
+nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort qu'il ne put vivre à son
+côté sans tomber dans une noire mélancolie. Cependant Timaessa
+inspirait à notre frère cadet un amour criminel et cette passion se
+changea bientôt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en
+égale aversion. Mais elle aimait un joueur de flûte et le recevait la
+nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait
+d'ordinaire dans les festins. Mes deux frères ayant trouvé cette
+couronne, jurèrent de tuer le joueur de flûte et, dès le lendemain,
+ils le firent périr sous le fouet, malgré ses larmes et ses prières.
+Ma belle-soeur en éprouva un désespoir qui lui fit perdre la raison,
+et ces trois misérables, devenus semblables à des bêtes, promenaient
+leur démence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'écume
+aux lèvres, le regard attaché à la terre, parmi les huées des enfants
+qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon père les
+ensevelit de ses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute
+nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les
+viandes et tous les fruits des marchés de l'Asie. Il était désespéré
+de me laisser sa fortune. Je l'employai à voyager. Je visitai
+l'Italie, la Grèce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni
+d'heureux. J'étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et je
+fus étourdi du bruit des disputes. Enfin m'étant promené jusque dans
+l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait là
+immobile, les jambes croisées depuis trente ans. Des lianes couraient
+autour de son corps desséché et les oiseaux nichaient dans ses
+cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue, Timaessa, le
+joueur de flûte, mes deux frères et mon père, et je compris que cet
+Indien était sage. «Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont
+privés de ce qu'ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils
+craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient
+être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux
+disparaissent.» C'est pourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune
+chose pour avantageuse, de professer l'entier détachement des biens de
+ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilité, à
+l'exemple de l'Indien.
+
+Paphnuce avait écouté attentivement le récit du vieillard.
+
+--Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tes propos,
+n'est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, de mépriser les
+biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriser pareillement les
+biens éternels et de s'exposer à la colère de Dieu. Je déplore ton
+ignorance, Timoclès, et je vais t'instruire dans la vérité, afin que
+connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obéisses à ce
+Dieu comme un enfant à son père.
+
+Mais Timoclès l'interrompant:
+
+--Garde-toi, étranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me
+contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute est stérile. Mon
+opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles à la
+condition de vivre sans préférences. Poursuis ton chemin, et ne tente
+pas de me tirer de la bienheureuse apathie où je suis plongé, comme
+dans un bain délicieux, après les rudes travaux de mes jours.
+
+Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi. Par la
+connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grâce de Dieu
+n'était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut n'était
+pas encore venu pour cette âme acharnée à sa perte. Il ne répondit
+rien, de peur que l'édification tournât en scandale. Car il arrive
+parfois qu'en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau
+en péché, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possèdent la
+vérité doivent la répandre avec prudence.
+
+--Adieu donc! dit-il, malheureux Timoclès.
+
+Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.
+
+Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau,
+qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au loin sur
+la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans
+le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hérons
+invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où
+des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, où, ça et là, au
+bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au
+loin des vapeurs légères, tandis que des îles lourdes de palmes, de
+fleurs et de fruits, laissaient s'échapper de leurs ombres des nuées
+bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche,
+la grasse vallée étendait jusqu'au désert ses champs et ses vergers
+qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les épis, et la
+fécondité de la terre s'exhalait en poussières odorantes. A cette vue,
+Paphnuce, tombant à genoux, s'écria:
+
+--Béni soit le Seigneur, qui a favorisé mon voyage! Toi qui répands ta
+rosée sur les figuiers de l'Arsinoïtide, mon Dieu, fais descendre la
+grâce dans l'âme de cette Thaïs que tu n'as pas formée avec moins
+d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins.
+Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta
+Jérusalem céleste!
+
+Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il
+songeait à Thaïs. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve à
+travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en peu de
+journées cette Alexandrie que les Grecs ont surnommée la belle et la
+dorée. Le jour était levé depuis une heure quand il découvrit du haut
+d'une colline la ville spacieuse dont les toits étincelaient dans la
+vapeur rose. Il s'arrêta et, croisant les bras sur sa poitrine:
+
+--Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le
+péché, l'air brillant où j'ai respiré des parfums empoisonnés, la mer
+voluptueuse où j'écoutais chanter les Sirènes! Voilà mon berceau selon
+la chair, voilà ma patrie selon le siècle! Berceau fleuri, patrie
+illustre au jugement des hommes! Il est naturel à tes enfants,
+Alexandrie, de te chérir comme une mère et je fus engendré dans ton
+sein magnifiquement paré. Mais l'ascète méprise la nature, le mystique
+dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme
+un lieu d'exil, le moine échappe à la terre. J'ai détourné mon coeur
+de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse,
+pour ta science, pour ta douceur et pour ta beauté. Soit maudit,
+temple des démons! Couche impudique des gentils, chaire empestée des
+ariens, sois maudite! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saint
+ermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra
+dans cette citadelle de l'idolâtrie pour affermir la foi des
+confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur,
+invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume
+du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi
+les princes ténébreux du siècle!
+
+Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du
+Soleil. Cette porte était de pierre et s'élevait avec orgueil. Mais
+des misérables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des
+citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant.
+
+Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisit le
+cilice du moine, le baisa et dit:
+
+--Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J'ai beaucoup
+souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu
+viens de Dieu, ô saint homme, c'est pourquoi la poussière de tes pieds
+est plus précieuse que l'or.
+
+--Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce.
+
+Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rédemption sur la
+tête de la vieille femme.
+
+Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe
+d'enfants se mit à le huer et à lui jeter des pierres en criant:
+
+--Oh! le méchant moine! Il est plus noir qu'un cynocéphale et plus
+barbu qu'un bouc. C'est un fainéant! Que ne le pend-on dans quelque
+verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non,
+il attirerait la grêle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur.
+Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie!
+
+Et les pierres volaient avec les cris.
+
+--Mon Dieu! bénissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.
+
+Et il poursuivit son chemin songeant:
+
+--Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à ces
+enfants. Ainsi un même objet est apprécié différemment par les hommes
+qui sont incertains dans leurs jugements et sujets à l'erreur. Il faut
+en convenir, pour un gentil, le vieillard Timoclès n'est pas dénué de
+sens. Aveugle, il se sait privé de lumière. Combien il l'emporte pour
+le raisonnement sur ces idolâtres qui s'écrient du fond de leurs
+épaisses ténèbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et
+sable mouvant. En Dieu seul est la stabilité.
+
+Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Après dix années
+d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était
+une pierre de scandale qui lui rappelait un péché. C'est pourquoi il
+frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées, et
+il se réjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons
+déchirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple de
+Sérapis, il s'engagea dans une voie bordée de riches demeures qui
+semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins, les érables, les
+térébinthes élevaient leur tête au-dessus des corniches rouges et des
+acrotères d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues
+d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du
+feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites.
+On entendait seulement le son lointain d'une flûte. Le moine s'arrêta
+devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue
+par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée
+des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grèce.
+
+Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Épicure et Zénon, et ayant
+heurté le marteau contre la porte, il attendit en songeant:
+
+--C'est en vain que le métal glorifie ces faux sages, leurs mensonges
+sont confondus; leurs âmes sont plongées dans l'enfer et le fameux
+Platon lui-même, qui remplit la terre du bruit de son éloquence, ne
+dispute désor mais qu'avec les diables.
+
+Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la
+mosaïque du seuil, il lui dit durement:
+
+--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te
+chasse à coups de bâton.
+
+--Mon frère, répondit l'abbé d'Antinoé, je ne te demande rien, sinon
+que tu me conduises à Nicias, ton maître.
+
+L'esclave répondit avec plus de colère:
+
+--Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.
+
+--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plaît, ce que je te
+demande, et dis à ton maître que je désire le voir.
+
+--Hors d'ici, vil mendiant! s'écria le portier furieux.
+
+Et il leva son bâton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en
+croix contre sa poitrine, reçut sans s'émouvoir le coup en plein
+visage, puis répéta doucement:
+
+--Fais ce que j'ai demandé, mon fils, je te prie.
+
+Alors le portier, tout tremblant, murmura.
+
+--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance?
+
+Et il courut avertir son maître.
+
+Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles
+sur son corps. C'était un homme gracieux et souriant. Une expression
+de douce ironie était répandue sur son visage. À la vue du moine, il
+se leva et s'avança les bras ouverts:
+
+--C'est toi, s'écria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon
+frère! Oh! je te reconnais, bien qu'à vrai dire tu te sois rendu plus
+semblable à une bête qu'à un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du
+temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la rhétorique et la
+philosophie? On te trouvait déjà l'humeur sombre et sauvage, mais je
+t'aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions que tu voyais
+l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'était pas
+surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme,
+mais ta libéralité n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent
+ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange
+qui m'intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce,
+après dix ans d'absence. Tu as quitté le désert; tu renonces aux
+superstitions chrétiennes, et tu renais à l'ancienne vie. Je marquerai
+ce jour d'un caillou blanc.
+
+--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,
+parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte.
+
+Déjà elles apportaient en souriant l'aiguière, les fioles et le miroir
+de métal. Mais Paphnuce, d'un geste impérieux, les arrêta et tint les
+yeux baissés pour ne les plus voir; car elles étaient nues. Cependant
+Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et des
+breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris.
+
+--Nicias, dit-il, je n'ai pas renié ce que tu appelles faussement la
+superstition chrétienne, et qui est la vérité des vérités. Au
+commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe
+était Dieu. Tout a été fait par lui, et rien de ce quia été fait n'a
+été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des
+hommes.
+
+--Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir une tunique
+parfumée, penses-tu m'étonner en récitant des paroles assemblées sans
+art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oublié que je suis
+moi-même quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec
+quelques lambeaux arrachés par des hommes ignorants à la pourpre
+d'Amélius, quand Amélius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire,
+ne me contentent pas? Les systèmes construits par les sages ne sont
+que des contes imaginés pour amuser l'éternelle enfance des hommes. Il
+faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone
+d'Éphèse ou de toute autre fable milésienne.
+
+Et, prenant son hôte par le bras, il l'entraîna dans une salle où des
+milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.
+
+--Voici ma bibliothèque, dit-il; elle contient une faible partie des
+systèmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde.
+Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme pas tous.
+Hélas! ce ne sont que des rêves de malades.
+
+Il força son hôte à prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit
+lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothèque un regard
+sombre et dit:
+
+--Il faut les brûler tous.
+
+--O doux hôte, ce serait dommage! répondit Nicias. Car les rêves des
+malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait détruire tous
+les rêves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses
+formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne
+stupidité.
+
+Paphnuce poursuivait sa pensée:
+
+--Il est certain que les doctrines des païens ne sont que de vains
+mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s'est révélé aux hommes par
+des miracles. Et il s'est fait chair et il a habité parmi nous.
+
+Nicias répondit:
+
+--Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu dis qu'il
+s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se
+promène dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est
+tout à fait un homme. Comment penses-tu croire à ce nouveau Jupiter,
+quand les marmots d'Athènes, au temps de Périclès, ne croyaient déjà
+plus à l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour
+disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher
+condisciple?
+
+--Une chose tout à fait bonne, répondit l'abbé d'Antinoé. Me prêter
+une tunique parfumée semblable à celle que tu viens de revêtir. Ajoute
+à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et une fiole d'huile,
+pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me
+donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô Nicias, ce que j'étais
+venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre
+ancienne amitié.
+
+Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle
+était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les
+deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement
+les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât le cilice dont
+il était couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant déclaré qu'on
+lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles passèrent la
+tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient belles, elles ne
+craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se
+mirent à rire de la mine étrange qu'avait le moine ainsi paré. Crobyle
+l'appelait son cher satrape, en lui présentant le miroir, et Myrtale
+lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait
+pas. Ayant chaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa
+ceinture il dit à Nicias, qui le regardait d'un oeil égayé:
+
+--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un
+scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de
+cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.
+
+--Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, car je
+crois les hommes également incapables de mal faire et de bien faire.
+Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour
+raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux préjugés
+qui règnent à Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnête
+homme. Va, ami, et réjouis-toi.
+
+Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hôte de son
+dessein.
+
+--Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du
+théâtre?
+
+--Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où elle m'était
+chère. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de blé et j'ai
+composé à sa louange trois livres d'élégies fidèlement imitées de ces
+chants si doux dans lesquels Cornélius Gallus célébra Lycoris. Hélas!
+Gallus chantait, en un siècle d'or, sous les regards des muses
+ausoniennes. Et moi, né dans des temps barbares, j'ai tracé avec un
+roseau du Nil mes hexamètres et mes pentamètres. Les ouvrages produits
+en cette époque et dans cette contrée sont voués à l'oubli. Certes, la
+beauté est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous étions
+faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que
+possible du démiurge, du logos, des éons et de toutes les autres
+rêveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes
+du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs.
+
+Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec
+horreur, ne concevant pas qu'un homme pût avouer si tranquillement un
+tel péché. Il s'attendait à voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abîmer
+dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux,
+le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse
+envolée. Le moine, s'étant levé, reprit d'une voix grave:
+
+--Sache donc, ô Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette
+Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à
+Jésus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thaïs quittera
+aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastère.
+
+--Crains d'offenser Vénus, répondit Nicias; c'est une puissante
+déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre
+servante.
+
+--Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton coeur, ô
+Nicias, et te tirer de l'abîme où tu es plongé!
+
+Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la
+main sur l'épaule et lui répéta dans le creux de l'oreille:
+
+--Crains d'offenser Vénus; sa vengeance est terrible.
+
+Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner la tête.
+Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris; mais ce qu'il
+ne pouvait souffrir, c'est l'idée que son ami d'autrefois avait reçu
+les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme,
+c'était pécher plus détestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait
+une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il
+avait toujours haï l'impureté, mais certes les images de ce vice ne
+lui avaient jamais paru à ce point abominables; jamais il n'avait
+partagé d'un tel coeur la colère de Jésus-Christ et la tristesse des
+anges.
+
+Il n'en éprouvait que plus d'ardeur à tirer Thaïs du milieu des
+gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver.
+Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que
+la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s'achevait à
+peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de
+ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d'être moins
+indigne des grâces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse
+de son âme, il n'osait entrer dans aucune des églises de la ville,
+parce qu'il les savait profanées par les ariens, qui y avaient
+renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques, soutenus par
+l'empereur d'Orient, avaient chassé le patriarche Athanase de son
+siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les
+chrétiens d'Alexandrie.
+
+Il marchait donc à l'aventure, tantôt tenant ses regards fixés à terre
+par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme en extase.
+Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un des quais de la
+ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires
+aux sombres carènes, tandis que souriait au large, dans l'azur et
+l'argent, la mer perfide. Une galère, qui portait une Néréide à sa
+proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en
+chantant; déjà la blanche fille des eaux, couverte de perles humides,
+ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit,
+conduite par son pilote, l'étroit passage ouvert sur le bassin
+d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrière elle un sillage
+fleuri.
+
+--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai désiré jadis m'embarquer en
+chantant sur l'océan du monde. Mais bientôt j'ai connu ma folie et la
+Néréide ne m'a point emporté.
+
+En rêvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et
+s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla
+entendre le son d'une trompette éclatante et, le ciel étant devenu
+couleur de sang, il comprit que les temps étaient venus. Comme il
+priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bête énorme qui venait
+à lui, portant au front une croix de lumière, et il reconnut le Sphinx
+de Silsilé. La bête le saisit entre les dents sans lui faire de mal et
+l'emporta pendu à sa bouche comme les chattes ont accoutumé d'emporter
+leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant
+les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu
+désolé, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol,
+déchiré en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une
+haleine embrasée. La bête posa doucement Paphnuce à terre et lui dit:
+
+--Regarde!
+
+Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abîme, vit un fleuve de feu
+qui roulait dans l'intérieur de la terre, entre un double escarpement
+de roches noires. Là, dans une lumière livide, des démons
+tourmentaient des âmes. Les âmes gardaient l'apparence des corps qui
+les avaient contenues, et même des lambeaux de vêtements y restaient
+attachés. Ces âmes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une
+d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un
+sceptre à la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le stérile
+rivage; elle disait les dieux et les héros. De petits diables verts
+lui perçaient les lèvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre
+d'Homère chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et
+chenu, traçait au compas des figures sur la poussière. Un démon lui
+versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre
+la méditation du sage. Et le moine découvrit une foule de personnes
+qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou
+méditaient avec tranquillité, ou conversaient en se promenant, comme
+des maîtres et des disciples, à l'ombre des platanes de l'Académie.
+Seul, le vieillard Timoclès se tenait à l'écart et secouait la tête
+comme un homme qui nie. Un ange de l'abîme agitait une torche sous ses
+yeux et Timoclès ne voulait voir ni l'ange ni la torche.
+
+Muet de surprise à ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bête. Elle
+avait disparu, et le moine vit à la place du Sphinx une femme voilée,
+qui lui dit:
+
+--Regarde et comprends: Tel est l'entêtement de ces infidèles, qu'ils
+demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les séduisaient sur
+la terre. La mort ne les a pas désabusés, car il est bien clair qu'il
+ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-là qui ignoraient la
+vérité parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les démons qui
+s'acharnent autour de ces âmes, qui sont-ils, sinon les formes de la
+justice divine? C'est pourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent.
+Étrangères à toute vérité, elles ne connaissent point leur propre
+condamnation, et Dieu même ne peut les contraindre à souffrir.
+
+--Dieu peut tout, dit l'abbé d'Antinoé.
+
+--Il ne peut l'absurde, répondit la femme voilée. Pour les punir, il
+faudrait les éclairer et s'ils possédaient la vérité ils seraient
+semblables aux élus.
+
+Cependant Paphnuce, plein d'inquiétude et d'horreur, se penchait de
+nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui
+souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Près de
+lui Aspasie de Milet, élégamment serrée dans son manteau de laine,
+semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant
+l'expression de son visage était à la fois douce et noble. La pluie de
+feu qui tombait sur eux leur était une rosée rafraîchissante, et leurs
+pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrasé. A cette vue,
+Paphnuce fut saisi de fureur.
+
+--Frappe, mon Dieu, s'écria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure!
+qu'il gémisse! qu'il grince des dents!... Il a péché avec Thaïs!...
+
+Et Paphnuce se réveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule
+qui le tirait sur le sable en criant:
+
+--Paix! paix! l'ami. Par Protée, vieux pasteur de phoques! tu dors
+avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos.
+Aussi vrai que ma mère vendait des poissons salés, je t'ai sauvé la
+vie.
+
+--J'en remercie Dieu, répondit Paphnuce.
+
+Et, s'étant mis debout, il marcha droit devant lui, méditant sur la
+vision qui avait traversé son sommeil.
+
+--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la
+bonté divine, en représentant l'enfer comme dénué de réalité. Sans
+doute elle vient du diable.
+
+Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu
+envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel
+discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entouré
+d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sûr de rencontrer les
+esprits. Les déserts sont peuplés de fantômes. Quand les pèlerins
+approchaient du château en ruines où s'était retiré le saint ermite
+Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en élève aux
+carrefours des villes, dans les nuits de fête. Et ces clameurs étaient
+poussées par les diables qui tentaient ce saint homme.
+
+Paphnuce se rappela ce mémorable exemple. Il se rappela saint Jean
+d'Égypte que, pendant soixante ans, le diable voulut séduire par des
+prestiges. Mais Jean déjouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant
+le démon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du
+vénérable Jean et lui dit: «Jean, tu prolongeras ton jeûne jusqu'à
+demain soir.» Et Jean, croyant entendre un ange, obéit à la voix du
+démon, et jeûna le lendemain, jusqu'à l'heure de vêpres. C'est la
+seule victoire que le prince des Ténèbres ait jamais remportée sur
+saint Jean l'Égyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il
+ne faut pas s'étonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausseté
+de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil.
+
+Tandis qu'il reprochait doucement à Dieu de l'avoir abandonné au
+pouvoir des démons, il se sentit poussé et entraîné par une foule
+d'hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme il avait perdu
+l'habitude de marcher par les villes, il était ballotté d'un passant à
+un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'étant embarrassé dans les
+plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Désireux de savoir
+où allaient tous ces hommes, il demanda à l'un d'eux la cause de cet
+empressement.
+
+--Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeux vont
+commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène? Tous ces citoyens vont
+au théâtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner?
+
+Découvrant tout à coup qu'il était convenable à son dessein de voir
+Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l'étranger. Déjà le théâtre
+dressait devant eux son portique orné de masques éclatants, et sa
+vaste muraille ronde, peuplée d'innombrables statues. En suivant la
+foule, ils s'engagèrent dans un étroit corridor au bout duquel
+s'étendait l'amphithéâtre éblouissant de lumière. Ils prirent leur
+place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la
+scène, vide encore d'acteurs, mais décorée magnifiquement. La vue n'en
+était point cachée par un rideau, et l'on y remarquait un tertre
+semblable à ceux que les anciens peuples dédiaient aux ombres des
+héros. Ce tertre s'élevait au milieu d'un camp. Des faisceaux de
+lances étaient formés devant les tentes et des boucliers d'or
+pendaient à des mâts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de
+chêne. Là, tout était silence et sommeil. Mais un bourdonnement,
+semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait
+l'hémicycle chargé de spectateurs. Tous les visages, rougis par le
+reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se
+tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand
+espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes
+riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux
+s'interpellaient gaiement, d'un gradin à l'autre.
+
+Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des paroles
+vaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin du théâtre.
+
+--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs déclamaient sous le masque les
+vers d'Euripide et de Ménandre. Maintenant on ne récite plus les
+drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora
+dans Athènes nous n'avons gardé que ce qu'un barbare, un Scythe même
+peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont
+l'embouchure, armée de lames de métal, enflait le son des voix, le
+cothurne qui élevait les personnages à la taille des dieux, la majesté
+tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est allé. Des
+mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius.
+Qu'eussent dit les Athéniens de Périclès, s'ils avaient vu une femme
+se montrer sur la scène? Il est indécent qu'une femme paraisse en
+public. Nous sommes bien dégénérés pour le souffrir.
+
+» Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme
+et la honte de la terre.
+
+--Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pire
+ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est
+redoutable.
+
+--Par les Dieux immobiles, s'écria Dorion, la femme apporte aux hommes
+non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis!
+L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. Écoute, étranger:
+Je suis allé dans ma jeunesse, à Trézène, en Argolide, et j'y ai vu un
+myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles étaient couvertes
+d'innombrables piqûres. Or, voici ce que rapportent les Trézéniens au
+sujet de ce myrte: La reine Phèdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte,
+demeurait tout le jour languissamment couchée sous ce même arbre qu'on
+voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l'épingle
+d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles de
+l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi
+criblées de piqûres. Après avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait
+d'un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourut misérablement. Elle
+s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or à
+une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, témoin d'une
+si cruelle misère, continuât à porter sur ses feuilles nouvelles des
+piqûres d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai placée
+au chevet de mon lit, afin d'être sans cesse averti par sa vue de ne
+point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la
+doctrine du divin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir est
+redoutable. Mais à proprement parler, l'amour est une maladie de foie
+et l'on n'est jamais sûr de ne pas tomber malade.
+
+Paphnuce demanda:
+
+--Dorion, quels sont tes plaisirs?
+
+Dorion répondit tristement:
+
+--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est
+la méditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher
+d'autres.
+
+Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entreprit
+d'initier l'épicurien aux joies spirituelles que procure la
+contemplation de Dieu. Il commença:
+
+--Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière.
+
+Comme il s'écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têtes et
+des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand
+silence s'était fait dans le théâtre et bientôt éclatèrent les sons
+d'une musique héroïque.
+
+Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se
+préparer au départ quand, par un prodige effrayant, une nuée couvrit
+le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s'étant dissipée,
+l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. Étendant le
+bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: «Quoi! vous partez,
+enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus
+et vous laissez mon tombeau sans offrandes?» Déjà les principaux chefs
+des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, le
+vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes,
+contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, était
+prosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'où
+s'échappait sa chevelure bouclée, montrait par ses gestes qu'il
+approuvait l'ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l'on
+devinait leurs paroles:
+
+--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'être honoré parmi
+nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la
+fille de Priam, la vierge Polyxène soit immolée sur sa tombe. Danaens,
+contentez les mânes du héros, et que le fils de Pelée se réjouisse
+dans le Hadès.
+
+Mais le roi des rois répondait:
+
+--Épargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées aux autels.
+Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.
+
+Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de
+Polyxène, et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit de
+Cassandre à la lance d'Achille.
+
+Tous les Grecs l'approuvèrent avec un grand bruit d'armes
+entre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue et l'ombre apaisée
+d'Achille s'évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôt plaintive,
+suivait la pensée des personnages. L'assistance éclata en
+applaudissements.
+
+Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine, murmura:
+
+--O lumières et ténèbres répandues sur les gentils! De tels
+sacrifices, parmi les nations, annonçaient et figuraient grossièrement
+le sacrifice salutaire du fils de Dieu.
+
+--Toutes les religions enfantent des crimes, répliqua l'Épicurien. Par
+bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines
+terreurs de l'inconnu...
+
+Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux,
+sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupir quand
+on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube, avertie par
+un songe prophétique, gémissait sur sa fille et sur elle-même. Ulysse
+était déjà près d'elle et lui demandait Polyxène. La vieille mère
+s'arrachait les cheveux, se déchirait les joues avec les ongles et
+baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable
+douceur, semblait dire:
+
+--Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dans nos
+maisons de vieilles mères qui pleurent leurs enfants endormis à jamais
+sous les pins de l'Ida.
+
+Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant
+esclave, souillait de poussière sa tête infortunée.
+
+Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge
+Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient
+reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu'il venait chercher. De
+son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête la lourde toile.
+Immobile, semblable à une belle statue, mais promenant autour d'elle
+le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fière, elle
+donnait à tous le frisson tragique de la beauté.
+
+Un murmure de louange s'éleva et Paphnuce l'âme agitée, contenant son
+coeur avec ses mains, soupira:
+
+--Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tes
+créatures?
+
+Dorion, plus paisible, disait:
+
+--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme
+présentent une combinaison agréable à l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la
+nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se sépareront un
+jour avec la même indifférence qu'ils se sont unis. Où sont maintenant
+les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre? Je n'en disconviens pas:
+les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises à de
+fâcheuses disgrâces et à des incommodités dégoûtantes. C'est à quoi
+songent les esprits méditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y
+fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit
+déraisonnable de les aimer.
+
+Ainsi le philosophe et l'ascète contemplaient Thaïs et suivaient leur
+pensée. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hécube, tournée vers sa
+fille, lui dire par ses gestes:
+
+--Essaie de fléchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta
+beauté, ta jeunesse!
+
+Thaïs, où plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de la
+tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent domptés. Et quand,
+d'une démarche noble et légère, elle s'avança vers Ulysse, le rythme
+de ses mouvements, qu'accompagnait le son des flûtes, faisait songer à
+tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle fût le
+centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et
+tout le reste était perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action
+continuait.
+
+Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous
+son manteau, afin d'éviter les regards, les baisers de la suppliante.
+La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles
+disaient:
+
+--Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce que je veux
+mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois jugée
+digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce
+librement à la lumière du jour.
+
+Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s'attacha à sa
+fille d'une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur
+résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre:
+
+--Mère, ne t'expose pas aux outrages du maître. N'attends pas que,
+t'arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien
+aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes
+lèvres.
+
+La douleur était belle sur le visage de Thaïs; la foule se montrait
+reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d'une grâce surhumaine
+les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa
+splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par
+avance de la sainte qu'il allait donner au ciel.
+
+Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte et
+Polyxène, conduite par Ulysse, s'avança vers le tombeau qu'entourait
+l'élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le
+tertre funéraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une
+coupe d'or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs
+levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait
+mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis,
+déchirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y
+plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice,
+le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge qui,
+la tête renversée et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba
+avec décence.
+
+Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de
+lis et d'anémones, des cris d'effroi et des sanglots déchiraient
+l'air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d'une voix
+retentissante:
+
+--Gentils, vils adorateurs des démons! Et vous ariens plus infâmes que
+les idolâtres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une
+image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientôt
+la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bien heureuse, au Dieu
+ressuscité!
+
+Déjà la foule s'écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abbé
+d'Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant
+encore.
+
+Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs.
+
+La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près du
+tombeau d'Alexandre, habitait une maison entourée de jardins ombreux,
+dans lesquels s'élevaient des rochers artificiels et coulait un
+ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée
+d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait.
+
+--Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m'est témoin que je ne suis
+venu ici que pour la voir.
+
+Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait impérieusement,
+l'esclave le fit entrer.
+
+--Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.
+
+
+
+II
+
+LE PAPYRUS
+
+
+Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l'idolâtrie.
+Du temps qu'elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie,
+proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots.
+Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première
+enfance. Elle revoyait son père assis à l'angle du foyer, les jambes
+croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux
+Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans
+les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant
+comme un chat affamé dans la maison, qu'elle emplissait des éclats de
+sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans
+le faubourg qu'elle était magicienne et qu'elle se changeait en
+chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thaïs savait
+bien, pour l'avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux
+arts magiques, mais que, dévorée d'avarice, elle comptait toute la
+nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la
+laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi
+était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la
+ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et
+par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de
+genoux en genoux dans la salle imprégnée de l'odeur des boissons
+fermentées et des outres résineuses; puis, les joues poissées de bière
+et piquées par les barbes rudes, elle s'échappait, serrant les oboles
+dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une
+vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune.
+C'était tous les jours les mêmes scènes: les matelots, contant leurs
+périls, quand l'Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant
+aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la
+meilleure bière de Cilicie.
+
+Chaque nuit, l'enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les
+écailles d'huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les
+fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des
+lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.
+
+Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux
+Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l'esclave de la maison,
+Nubien plus noir que la marmite qu'il écumait gravement, était bon
+comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et
+il lui contait d'antiques récits où il y avait des souterrains pleins
+de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les
+maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes,
+d'habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes
+qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un
+père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle
+s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux
+amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés,
+tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des
+aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la
+paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits
+moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs
+agrès.
+
+Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille
+déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage
+gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne
+songeait à se demander d'où il tirait la consolation de son âme et
+l'apaisement de son coeur. Il était aussi simple qu'un enfant.
+
+En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d'une voix grêle des
+cantiques qui faisaient passer dans l'âme de l'enfant des frissons et
+des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens?
+
+ --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le
+ tombeau.
+
+ Et j'ai vu la gloire du Ressuscité.
+
+Elle lui demandait:
+
+--Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?
+
+Et il lui répondait:
+
+--Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus
+Notre Seigneur est monté au ciel.
+
+Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommait
+Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrètement
+pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil.
+
+En ces jours-là l'Église subissait l'épreuve suprême. Par l'ordre de
+l'Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints
+brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus. Dépouillés de
+leurs honneurs, les chrétiens n'attendaient que la mort. La terreur
+régnait sur la communauté d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de
+victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu'en Syrie, en
+Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets,
+les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces
+déchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre
+par ses visions et ses solitudes, chef et prophète des croyants
+d'Égypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la
+ville d'Alexandrie, et, volant d'église en église, embrasa de son feu
+la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était présent à
+la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, soufflant à chacun
+l'esprit de force et de prudence dont il était animé. La persécution
+s'exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs
+d'entre eux, saisis d'épouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus
+grand nombre, s'enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans la
+contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentait
+comme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers,
+ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du
+Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant de
+retourner au désert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna
+le baiser de paix.
+
+Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu.
+
+--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un
+Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses
+jardins. Il était l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et
+n'avait qu'un fils, le prince Jésus, qu'il aimait de tout son coeur et
+qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur
+Dieu dit au prince Jésus:
+
+» --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines
+vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là tu seras
+semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La
+souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant
+d'abondance que tes larmes formeront des fleuves où l'esclave fatigué
+se baignera délicieusement. Va, mon fils!
+
+» Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un
+lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dans les prés fleuris
+d'anémones, disant à ses compagnons:
+
+» --Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à la table de mon
+père! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du
+ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des
+voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.
+
+» C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les
+riches le haïssaient, redoutant qu'il n'élevât les pauvres au-dessus
+d'eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaient puissants sur la
+terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux juges et
+aux prêtres de le faire mourir. Pour obéir à la reine d'Égypte, les
+princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute montagne et ils
+firent mourir Jésus sur cette croix. Mais des femmes lavèrent le corps
+et l'ensevelirent, et le prince Jésus, ayant brisé le couvercle de son
+tombeau, remonta vers le bon Seigneur son père.
+
+» Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.
+
+» Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit:
+
+» --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils.
+Prenez un bain, puis mangez.
+
+» Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long
+de leur repas, ils verront des danses d'almées et ils entendront des
+conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les
+tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puisqu'ils seront ses
+hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansérail
+et les grenades de ses jardins.
+
+Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thaïs connut
+la vérité. Elle admirait et disait:
+
+--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.
+
+Ahmès lui répondait:
+
+--Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus, goûteront les fruits du
+ciel.
+
+Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu'elle espérait en
+Jésus, l'esclave résolut de l'instruire plus profondément, afin
+qu'étant baptisée, elle entrât dans l'Église. Et il s'attacha
+étroitement à elle, comme à sa fille en esprit.
+
+L'enfant, sans cesse repoussée par ses parents injustes, n'avait point
+de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'étable
+parmi les animaux domestiques. C'est là que, chaque nuit, Ahmès allait
+la rejoindre en secret.
+
+Il s'approchait doucement de la natte où elle reposait, et puis
+s'asseyait sur ses talons, les jambes repliées, le buste droit, dans
+l'attitude héréditaire de toute sa race. Son corps et son visage,
+vêtus de noir, restaient perdus dans les ténèbres; seuls ses grands
+yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable à un
+rayon de l'aube à travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une
+voie grêle et chantante, dont le nasillement léger avait la douceur
+triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le
+souffle d'un âne et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient,
+comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait
+l'Évangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui
+s'imprégnait de zèle, de grâce et d'espérance; et la néophyte, la main
+dans la main d'Ahmès, bercée par les sons monotones et voyant de
+vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de
+la nuit obscure et des saints mystères, au regard d'une étoile qui
+clignait entre les solives de la crèche.
+
+L'initiation dura toute une année, jusqu'à l'époque où les chrétiens
+célèbrent avec allégresse les fêtes pascales. Or, une nuit de la
+semaine glorieuse, Thaïs, qui sommeillait déjà sur sa natte dans la
+grange, se sentit soulevée par l'esclave dont le regard brillait d'une
+clarté nouvelle. Il était vêtu, non point, comme de coutume, d'un
+pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra
+l'enfant en disant tout bas:
+
+--Viens, mon âme! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens
+revêtir les aubes du baptême.
+
+Et il emporta l'enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée et curieuse,
+Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami
+qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils
+traversèrent le quartier des juifs; ils longèrent un cimetière où
+l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passèrent, dans un carrefour,
+sous des croix auxquelles pendaient les corps des suppliciés et dont
+les bras étaient chargés de corbeaux qui claquaient du bec. Thaïs
+cacha sa tête dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir
+le reste du chemin. Tout à coup il lui sembla qu'on la descendait sous
+terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit
+caveau, éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient
+peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la
+fumée des torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuniques et
+portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres.
+
+Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que des
+anémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la salle, près d'une
+grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un
+vieillard coiffé d'une mitre basse et vêtu d'une dalmatique écarlate,
+brodée d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait
+l'air humble et doux sous son riche costume. C'était l'évêque
+Vivantius qui, prince exilé de l'église de Cyrène, exerçait, pour
+vivre, le métier de tisserand et fabriquait de grossières étoffes de
+poil de chèvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout à ses côtés.
+Tout proche, une vieille négresse présentait déployée une petite robe
+blanche. Ahmès, ayant posé l'enfant à terre, s'agenouilla devant
+l'évêque et dit:
+
+--Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je te l'amène
+afin que, selon ta promesse et s'il plaît à ta Sérénité, tu lui donnes
+le baptême de vie.
+
+A ces mots, l'évêque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains
+mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant la foi aux
+jours de l'épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les bras d'Ahmès.
+Mais le prêtre la rassura par des paroles caressantes:
+
+--Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selon l'esprit,
+Ahmès, qu'on nomme Théodore parmi les vivants, et une douce mère dans
+la grâce qui t'a préparé de ses mains une robe blanche.
+
+Et se tournant vers la négresse:
+
+--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre.
+Mais Jésus l'élèvera dans le ciel au rang de ses épouses.
+
+Puis il interrogea l'enfant néophyte:
+
+--Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son fils unique
+qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigné les apôtres?
+
+--Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui se tenaient
+par la main.
+
+Sur l'ordre de l'évêque, Nitida, agenouillée, dépouilla Thaïs de tous
+ses vêtements. L'enfant était nue, un amulette au cou. Le pontife la
+plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes présentèrent
+l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il
+posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis, ayant essuyé ce
+corps destiné, à travers tant d'épreuves, à la vie éternelle,
+l'esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de
+ses mains.
+
+L'évêque donna à tous le baiser de paix et, la cérémonie terminée,
+dépouilla ses ornements sacerdotaux.
+
+Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmès dit:
+
+--Il faut nous réjouir en ce jour d'avoir donné une âme au bon
+Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Sérénité, pasteur
+Vivantius, et livrons-nous à la joie tout le reste de la nuit.
+
+--Tu as bien parlé, Théodore, répondit l'évêque.
+
+Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était toute
+proche. Elle se composait d'une seule chambre, meublée de deux métiers
+de tisserand, d'une table grossière et d'un tapis tout usé. Dès qu'ils
+y furent entrés:
+
+--Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d'huile, et
+faisons un bon repas.
+
+En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons
+qu'il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les fit
+frire. Et tous, l'évêque, l'enfant, les deux jeunes garçons et les
+deux esclaves, s'étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les
+poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il
+avait souffert et annonçait le triomphe prochain de l'Église. Son
+langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il
+comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expliquer
+le baptême, il disait:
+
+--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrétiens
+reçoivent le baptême de l'eau. Mais les démons habitent aussi les
+ruisseaux; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et
+l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'âme et
+du corps.
+
+Parfois il s'exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l'enfant
+une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin à
+ses hôtes dont les langues se délièrent et qui se mirent à chanter des
+complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida, s'étant levés,
+dansèrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se
+dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du monde.
+C'était une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balancé
+en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de se chercher.
+Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents
+étincelantes.
+
+C'est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême. Elle aimait les
+amusements et, à mesure qu'elle grandissait, de vagues désirs
+naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes
+avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, à la nuit,
+la maison de son père, en chantonnant encore:
+
+ --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison?
+
+ --Je dévide la laine et le fil de Milet.
+
+ --Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri?
+
+ --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.
+
+Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle des
+garçons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami était
+moins souvent auprès d'elle. La persécution s'étant ralentie, les
+assemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubien les
+fréquentait assidûment. Son zèle s'échauffait; de mystérieuses menaces
+s'échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les riches ne
+garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques où
+les chrétiens d'une humble condition avaient coutume de se réunir et
+là, rassemblant les misérables étendus à l'ombre des vieux murs, il
+leur annonçait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de
+la justice.
+
+--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins
+frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches,
+couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de leur
+table.
+
+Ces propos ne restèrent point secrets; ils furent publiés dans le
+faubourg et les maîtres craignirent qu'Ahmès n'excitât les esclaves à
+la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il
+dissimula soigneusement.
+
+Un jour, une salière d'argent, réservée à la nappe des dieux, disparut
+du cabaret. Ahmès fut accusé de l'avoir volée, en haine de son maître
+et des dieux de l'empire. L'accusation était sans preuves et l'esclave
+la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins traîné
+devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le
+juge le condamna au dernier supplice.
+
+--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage,
+seront clouées au poteau.
+
+Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoup de
+respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois jours
+qu'il y resta, il ne cessa de prêcher l'Évangile aux prisonniers et
+l'on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-même, touchés
+par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié.
+
+On le conduisit à ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans
+auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son
+manteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleur
+bien-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas
+une plainte; seulement il soupira à plusieurs reprises: «J'ai soif!»
+
+Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la
+chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois
+on pensa qu'il était mort; les mouches dévoraient la cire de ses
+paupières; mais tout à coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin
+du quatrième jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des
+enfants:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens?
+
+Puis il sourit, et dit:
+
+--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des
+fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes.
+
+Et il expira.
+
+Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase
+bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis
+d'admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères
+chrétiens, vint réclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques
+des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Église
+garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien.
+
+Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit
+par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles
+ne furent plus persécutés que par les hérétiques.
+
+Thaïs achevait sa onzième année, quand son ami mourut dans les
+tourments. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante
+invincibles. Elle n'avait pas l'âme assez pure pour comprendre que
+l'esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette
+idée germa dans sa petite âme, qu'il n'est possible d'être bon en ce
+monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit
+d'être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur.
+
+Elle se donna avant l'âge à des jeunes garçons du port et elle suivit
+les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce
+qu'elle recevait d'eux elle achetait des gâteaux et des parures.
+
+Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu'elle avait gagné,
+sa mère l'accablait de mauvais traitements. Pour éviter les coups,
+elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait
+avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait,
+pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parées,
+dans leur litière entourée d'esclaves.
+
+Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se tenait
+accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une vieille
+femme s'arrêta devant elle, la considéra quelques instants en silence,
+puis s'écria:
+
+--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le père qui t'engendra et
+la mère qui te mit au monde!
+
+Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre. Ses
+paupières étaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleuré.
+
+--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n'est-elle pas
+heureuse d'avoir nourri une petite déesse telle que toi, et ton père,
+en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son coeur?
+
+Alors l'enfant, comme se parlant à elle-même:
+
+--Mon père est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsue avide.
+
+La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas. Puis
+d'une voix caressante:
+
+--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec moi et
+tu n'auras, pour vivre, qu'à danser et à sourire. Je te nourrirai de
+gâteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux.
+Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe
+légère; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon
+d'Acharné.
+
+Thaïs répondit:
+
+--Je veux bien aller avec toi.
+
+Et, s'étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville.
+
+Cette femme, nommée Moeroé, conduisait de pays en pays des filles et
+des jeunes garçons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait
+ensuite aux riches pour paraître dans les festins.
+
+Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes, elle
+lui apprit, à coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle
+flagellait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quand elles
+ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton
+décrépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvais traitements
+cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entière des
+femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grâce, il
+enseignait à Thaïs l'art de feindre, dans les pantomimes, par
+l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments
+humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dégoût
+les conseils d'un maître habile; mais, jaloux de son élève, il lui
+griffait les joues, lui pinçait le bras ou la venait piquer par
+derrière avec un poinçon, à la manière des filles méchantes, dès qu'il
+s'apercevait trop vivement qu'elle était née pour la volupté des
+hommes. Grâce à ses leçons, elle devint en peu de temps musicienne,
+mime et danseuse excellente. La méchanceté de ses maîtres ne la
+surprenait point et il lui semblait naturel d'être indignement
+traitée. Elle éprouvait même quelque respect pour cette vieille femme
+qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroé, s'étant arrêtée à
+Antioche, loua son élève comme danseuse et comme joueuse de flûte aux
+riches négociants de la ville qui donnaient des festins. Thaïs dansa
+et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table,
+dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas
+le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dansé devant les
+jeunes hommes les plus élégants de la ville, le fils du proconsul
+s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit
+d'une voix qui semblait mouillée de baisers:
+
+--Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la
+tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied!
+Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme une sandale; je veux
+que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle
+enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers.
+
+Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il était beau.
+Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front; elle devint
+verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses
+paupières. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En
+vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammées, et
+quand il la prit dans ses bras en s'efforçant de l'entraîner, elle le
+repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses
+larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle
+résista.
+
+--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau,
+il est riche, et voici qu'une joueuse de flûte le dédaigne!
+
+Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier
+d'amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, suspendre des
+fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant Thaïs, saisie de
+trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans
+d'elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se
+demandait pourquoi elle était ainsi changée et d'où lui venait sa
+mélancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient
+horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait tout le jour
+couchée sur son lit, sanglotant la tête dans les coussins. Lollius,
+ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois supplier et
+maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme
+une vierge et répétait:
+
+--Je ne veux pas! Je ne veux pas!
+
+Puis, au bout de quinze jours, s'étant donnée à lui, elle connut
+qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus.
+Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les
+yeux dans les yeux, se disant l'un à l'autre des paroles qu'on ne dit
+qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires
+de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se
+levaient dès l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes
+du Silpicus. Ils buvaient dans la même coupe, et, quand elle portait
+un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait entre les lèvres
+avec ses dents.
+
+Moeroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris:
+
+--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur
+parfumée, mes petites entrailles!...
+
+Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle
+revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit
+mettre en prison, et les magistrats, ayant découvert plusieurs crimes
+dont elle s'était rendue coupable, elle fut condamnée à mort et livrée
+aux bêtes.
+
+Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et
+toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la
+vérité de son coeur:
+
+--Je n'ai jamais été qu'à toi.
+
+Lollius lui répondait:
+
+--Tu ne ressembles à aucune autre femme.
+
+Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thaïs se
+sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle
+songeait:
+
+--Qui me l'a ainsi changé en un instant? Comment se fait-il qu'il
+ressemble désormais à tous les autres hommes et qu'il ne ressemble
+plus à lui-même?
+
+Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius en un
+autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi
+que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aimé serait moins
+triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se
+montra, en compagnie des riches voluptueux, à ces fêtes sacrées où
+l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et
+des troupes de courtisanes traversant l'Oronte à la nage. Elle prit sa
+part de tous les plaisirs qu'étalait la ville élégante et monstrueuse;
+surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans lesquels des
+mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux
+applaudissements d'une foule avide de spectacles.
+
+Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédiens et
+particulièrement les femmes qui, dans les tragédies, représentaient
+les déesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimées des
+dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la
+foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle
+alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'être admise dans sa
+troupe. Grâce à sa beauté et aux leçons de la vieille Moeroé, elle fut
+accueillie et parut sur la scène dans le personnage de Dircé.
+
+Elle plut médiocrement, parce qu'elle manquait d'expérience et aussi
+parce que les spectateurs n'étaient pas excités à l'admiration par un
+long bruit de louanges. Mais après quelques mois d'obscurs débuts, la
+puissance de sa beauté éclata sur la scène avec une telle force, que
+la ville entière s'en émut. Tout Antioche s'étouffait au théâtre. Les
+magistrats impériaux et les premiers citoyens s'y rendaient, poussés
+par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les
+ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place.
+Les poètes composaient des épigrammes en son honneur. Les philosophes
+barbus déclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases;
+sur le passage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient
+la tête. Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé de
+sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compté, mais
+mesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillards
+économes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C'est
+pourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans un paisible
+orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux, et, tant
+aimée, elle s'aimait elle-même.
+
+Après avoir joui pendant plusieurs années de l'admiration et de
+l'amour des Antiochiens, elle fut prise du désir de revoir Alexandrie
+et de montrer sa gloire à la ville dans laquelle, enfant, elle errait
+sous la misère et la honte, affamée et maigre comme une sauterelle au
+milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reçut avec joie et la
+combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut
+un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables.
+Elle les accueillait indifféremment, car elle désespérait enfin de
+retrouver Lollius.
+
+Elle reçut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la désirait,
+bien qu'il fît profession de vivre sans désirs. Malgré sa richesse, il
+était intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de
+son esprit, ni par la grâce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et
+même elle s'irritait parfois de ses élégantes ironies. Il la blessait
+par son doute perpétuel. C'est qu'il ne croyait à rien et qu'elle
+croyait à tout. Elle croyait à la providence divine, à la
+toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, à la
+justice éternelle. Elle croyait en Jésus-Christ et en la bonne déesse
+des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la
+sombre Hécate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire
+l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison
+sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des
+êtres sans nom et vivait dans une attente perpétuelle. L'avenir lui
+faisait peur et elle voulait le connaître. Elle s'entourait de prêtres
+d'Isis, de mages chaldéens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la
+trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort
+et la voyait partout. Quand elle cédait à la volupté, il lui semblait
+tout à coup qu'un doigt glacé touchait son épaule nue et, toute pâle,
+elle criait d'épouvante dans les bras qui la pressaient.
+
+Nicias lui disait:
+
+--Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et les joues
+creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui rit
+maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, ô
+ma Thaïs! Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si nous avons
+beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens:
+aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon
+nous tourmenter pour un néant?
+
+Elle lui répondait avec colère:
+
+--Je méprise ceux qui comme toi n'espèrent ni ne craignent rien. Je
+veux savoir! Je veux savoir!
+
+Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire les livres des
+philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les années de
+son enfance s'éloignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit
+plus volontiers. Elle aimait à parcourir, le soir, sous un
+déguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques
+où elle avait misérablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses
+parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des
+prêtres chrétiens, elle songeait à son baptême et se sentait troublée.
+Une nuit, qu'enveloppée d'un long manteau et ses blonds cheveux cachés
+sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville,
+elle se trouva, sans savoir comment elle y était venue, devant la
+pauvre église de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait
+dans l'intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par les
+fentes de la porte. Il n'y avait là rien d'étrange, puisque depuis
+vingt ans les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence,
+solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chants signifiaient
+un ardent appel aux âmes. Comme conviée aux mystères, la comédienne,
+poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva là une
+nombreuse assemblée, des femmes, des enfants, des vieillards à genoux
+devant un tombeau adossé à la muraille. Ce tombeau n'était qu'une cuve
+de pierre grossièrement sculptée de pampres et de grappes de raisins;
+pourtant il avait reçu de grands honneurs: il était couvert de palmes
+vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables
+lumières étoilaient l'ombre dans laquelle la fumée des gommes d'Arabie
+semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs
+des figures pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtus de
+blanc se tenaient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils
+chantaient avec le peuple exprimaient les délices de la souffrance et
+mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allégresse à tant de douleur
+que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptés de la vie et les
+affres de la mort couler à la fois dans ses sens renouvelés.
+
+Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pour aller
+baiser à la file la paroi du tombeau. C'était des hommes simples,
+accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s'avançaient d'un pas
+lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils
+s'agenouillaient, chacun à son tour, devant le sarcophage et y
+appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dans leurs bras les
+petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.
+
+Thaïs, surprise et troublée, demanda à un diacre pourquoi ils
+faisaient ainsi.
+
+--Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nous célébrons
+aujourd'hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore le Nubien, qui
+souffrit pour la foi au temps de Dioclétien empereur? Il vécut chaste
+et mourut martyr, c'est pourquoi, vêtus de blanc, nous portons des
+roses rouges à son tombeau glorieux.
+
+En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit en larmes. Le
+souvenir à demi éteint d'Ahmès se ranimait dans son âme. Sur cette
+mémoire obscure, douce et douloureuse, l'éclat des cierges, le parfum
+des roses, les nuées de l'encens, l'harmonie des cantiques, la piété
+des âmes jetaient les charmes de la gloire. Thaïs songeait dans
+l'éblouissement:
+
+Il était humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment
+s'est-il élevé au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose
+inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupté?
+
+Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait
+aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à la clarté des
+cierges; puis, la tête baissée, humble, lente, la dernière, de ses
+lèvres où tant de désirs s'étaient suspendus, elle baisa la pierre de
+l'esclave.
+
+Rentrée dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure
+parfumée et la tunique déliée, l'attendait en lisant un traité de
+morale. Il s'avança vers elle les bras ouverts.
+
+--Méchante Thaïs, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais
+à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicté par le plus
+grave des stoïciens? Des préceptes vertueux et de fières maximes? Non!
+Sur l'austère papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thaïs.
+Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grâce
+était infinie et toutes étaient l'unique Thaïs. Il y en avait qui
+traînaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables à une
+nuée blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes.
+
+D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la
+volupté, n'exprimaient aucune pensée. Enfin, il y en avait deux qui se
+tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il était impossible de les
+distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La première
+disait: «Je suis l'amour.» L'autre: «Je suis la mort.»
+
+En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyant pas
+le regard farouche qu'elle fixait à terre, il ajoutait les pensées aux
+pensées, sans souci qu'elles fussent perdues:
+
+--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne où il est écrit: «Rien ne
+doit te détourner de cultiver ton âme,» je lisais: «Les baisers de
+Thaïs sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel.» Voilà
+comment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprend
+aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que
+nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée
+d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de
+lire celui-ci...
+
+Elle ne l'écoutait pas, et son âme était encore devant le tombeau du
+Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la
+nuque et il lui dit:
+
+--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand
+on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons
+la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous.
+
+Mais elle le repoussa:
+
+--Nous aimer! s'écria-t-elle amèrement. Mais tu n'as jamais aimé
+personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais.
+Va-t'en! Je te hais. J'exècre et je méprise tous les heureux et tous
+les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bonté que chez les
+malheureux. Quand j'étais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est
+mort sur la croix. Il était bon; il était plein d'amour et il
+possédait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les
+pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir.
+
+Elle s'étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit à
+sangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint
+Théodore, dans la pauvreté et dans la simplicité.
+
+Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle était
+vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, ne durerait
+plus longtemps, elle se hâtait d'en tirer toute joie et toute gloire.
+Au théâtre, où elle se montrait avec plus d'étude que jamais, elle
+rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des
+poètes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la
+démarche de la comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les
+mondes, savants et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang
+des vertus et disaient: «Elle aussi, Thaïs, est géomètre!» Les
+ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle
+consentait à paraître, l'en bénissaient comme d'une charité céleste.
+Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que
+jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son
+inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres et
+sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.
+
+Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l'Inde
+et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des
+colonnades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile
+architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues.
+Au milieu du jardin, s'élevait la grotte des Nymphes, qui devait son
+nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on
+rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs
+vêtements pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête,
+craignant d'être vues, et elles semblaient vivantes. La lumière ne
+parvenait dans cette retraite qu'à travers de minces nappes d'eau qui
+l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts,
+comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des
+tableaux votifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il
+s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques
+revêtus de vives couleurs, des peintures représentant ou des scènes de
+théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au
+milieu, se dressait sur une stèle un petit Éros d'ivoire, d'un antique
+et merveilleux travail. C'était un don de Nicias. Une chèvre de marbre
+noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux
+d'agate. Six chevreaux d'albâtre se pressaient autour de ses mamelles;
+mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tête camuse, elle semblait
+impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était couvert de tapis
+de Byzance, d'oreillers brodés par les hommes jaunes de Cathay et de
+peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient
+imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands vases d'onyx,
+s'élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et
+dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'écaillé d'une tortue
+géante de l'Inde, qui renversée servait de lit à la comédienne. C'est
+là que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les
+fleurs, Thaïs, mollement couchée, attendait l'heure de souper en
+conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du
+théâtre, soit à la fuite des années.
+
+Or, ce jour-là, elle se reposait après les jeux dans la grotte des
+Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sa beauté
+et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin des cheveux
+blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer, en se
+disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de brûler
+certaines herbes en prononçant des formules magiques. Une voix
+impitoyable lui criait: «Tu vieilliras, Thaïs, tu vieilliras!» Et la
+sueur de l'épouvante lui glaçait le front. Puis, se regardant de
+nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait
+belle encore et digne d'être aimée. Se souriant à elle-même, elle
+murmurait: «Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse
+lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grâce des
+mouvements et la magnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce
+sont les vraies chaînes de l'amour!»
+
+Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle,
+maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vêtu d'une robe
+richement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri
+d'effroi.
+
+Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle, il
+faisait du fond du coeur cette prière:
+
+--Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me
+scandaliser, édifie ton serviteur.
+
+Puis, s'efforçant de parler, il dit:
+
+--Thaïs, j'habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté m'a
+conduit jusqu'à toi. On rapporte que tu es la plus habile des
+comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l'on conte de
+tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique
+Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire
+merveilleuse. C'est pourquoi j'ai été pris du désir de te connaître et
+je vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante
+et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me
+dis: «Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un
+homme ivre.»
+
+Ces paroles étaient feintes; mais le moine, animé d'un zèle pieux, les
+répandait avec une ardeur véritable. Cependant, Thaïs regardait sans
+déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son aspect
+rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce
+l'étonnait. Elle était curieuse de connaître l'état et la vie d'un
+homme si différent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui répondit
+avec une douce raillerie:
+
+--Tu sembles prompt à l'admiration, étranger. Prends garde que mes
+regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer!
+
+Il lui dit:
+
+--Je t'aime, ô Thaïs! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-même.
+Pour toi, j'ai quitté mon désert regrettable; pour toi, mes lèvres,
+vouées au silence, ont prononcé des paroles profanes; pour toi, j'ai
+vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'était
+interdit d'entendre; pour toi, mon âme s'est troublée, mon coeur s'est
+ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux sources vives où
+boivent les colombes; pour toi, j'ai marché jour et nuit à travers des
+sables peuplés de larves et de vampires; pour toi, j'ai posé mon pied
+nu sur les vipères et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non
+point à l'exemple de ces hommes qui, tout enflammés du désir de la
+chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou des taureaux
+furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion. Leurs amours
+carnassières te dévorent jusqu'à l'âme, ô femme! Moi, je t'aime en
+esprit et en vérité, je t'aime en Dieu et pour les siècles des
+siècles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable
+et divine charité. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que
+songes d'une nuit brève. Je te promets de saintes agapes et des noces
+célestes. La félicité que je t'apporte ne finira jamais; elle est
+inouïe; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en
+pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt
+d'étonnement.
+
+Thaïs, riant d'un air mutin:
+
+--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hâte-toi! de
+trop longs discours offenseraient ma beauté, ne perdons pas un moment.
+Je suis impatiente de connaître la félicité que tu m'annonces; mais, à
+vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me
+promets ne s'évanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un
+grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le
+tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si
+longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire
+qu'il restât encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en
+savent plus que les mages.
+
+--Thaïs, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu.
+
+--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.
+
+--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours
+que tu connais n'enfantent que la honte.
+
+Thaïs le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit
+front:
+
+--Tu es bien hardi, étranger, d'offenser ton hôtesse. Regarde-moi et
+dis si je ressemble à une créature accablée d'opprobre. Non! je n'ai
+pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de
+honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que
+moi. J'ai semé la volupté sur tous mes pas, et c'est par là que je
+suis célèbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les
+maîtres du monde. Je les ai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces
+petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur
+de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de
+place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand
+je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz; mais ce grain de
+riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et
+des crimes à remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de
+honte, quand tout crie la gloire autour de moi?
+
+--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. Ô
+femme, nous avons été nourris dans des contrées si différentes qu'il
+n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le même langage ni la même
+pensée. Pourtant, le ciel m'est témoin que je veux m'accorder avec toi
+et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mêmes
+sentiments. Qui m'inspirera des discours embrasés pour que tu fondes
+comme la cire à mon souffle, ô femme, et que les doigts de mes désirs
+puissent te modeler à leur gré? Quelle vertu te livrera à moi, ô la
+plus chère des âmes, afin que l'esprit qui m'anime, te créant une
+seconde fois, t'imprime une beauté nouvelle et que tu t'écries en
+pleurant de joie: «C'est seulement d'aujourd'hui que je suis née!» Qui
+fera jaillir de mon coeur une fontaine de Siloé, dans laquelle tu
+retrouves, en te baignant, ta pureté première? Qui me changera en un
+Jourdain, dont les ondes, répandues sur toi, te donneront la vie
+éternelle?
+
+Thaïs n'était plus irritée.
+
+--Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout ce qu'il dit
+semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et
+qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort.
+
+Et elle résolut de s'offrir à lui. C'est pourquoi, feignant de le
+craindre, elle s'éloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la
+grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa
+poitrine, puis, immobile, muette, les paupières baissées, elle
+attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues.
+Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balançaient
+mollement et elle ressemblait à une enfant qui songe, assise au bord
+d'une rivière.
+
+Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants
+ne le portaient plus, sa langue s'était subitement desséchée dans sa
+bouche; un tumulte effrayant s'élevait dans sa tête. Tout à coup son
+regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage épais. Il
+pensa que la main de Jésus s'était posée sur ses yeux pour lui cacher
+cette femme. Rassuré par un tel secours, raffermi, fortifié, il dit
+avec une gravité digne d'un ancien du désert:
+
+--Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée à Dieu?
+
+Elle secoua la tête.
+
+--Dieu! Qui le force à toujours avoir l'oeil sur la grotte des
+Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi
+l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a créés, il ne peut être ni fâché
+ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la
+nature qu'il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui
+prête bien souvent des idées qu'il n'a jamais eues. Toi-même,
+étranger, connais-tu bien son véritable caractère? Qui es-tu pour me
+parler en son nom?
+
+À cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son
+cilice et dit:
+
+--Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, et je viens du saint désert. La
+main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m'a séparé du
+siècle. Je n'existais déjà plus pour les hommes. Mais ton image m'est
+apparue dans ma Jérusalem des sables et j'ai connu que tu étais pleine
+de corruption et qu'en toi était la mort. Et me voici devant toi,
+femme, comme devant un sépulcre et je te crie: «Thaïs, lève-toi.»
+
+Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbé elle avait pâli d'épouvante.
+Et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes, pleurant et
+gémissant, se traîne aux pieds du saint:
+
+--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me
+fais pas de mal! Je sais que les saints du désert détestent les femmes
+qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me
+haïsses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta
+puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mépriser ni me
+haïr. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je fréquente, raillé ta
+pauvreté volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma
+richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma
+condition que ma nature. J'étais faite pour ce que je fais. Je suis
+née pour charmer les hommes. Et, toi-même, tout à l'heure, tu disais
+que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas
+des paroles magiques qui détruiraient ma beauté ou me changeraient en
+une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis déjà que trop
+effrayée. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort.
+
+Il lui fit signe de se relever et dit:
+
+--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mépris.
+Je viens à toi de la part de Celui qui, s'étant assis au bord du
+puits, but à l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il
+soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Je ne suis pas
+sans péché pour te jeter la première pierre. J'ai souvent mal employé
+les grâces abondantes que Dieu a répandues sur moi. Ce n'est pas la
+Colère, c'est la Pitié qui m'a pris par la main pour me conduire ici.
+J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le
+zèle du coeur qui m'amène à toi. Je brûle du feu de la charité et, si
+tes yeux, accoutumés aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient
+voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparaîtrais comme un
+rameau détaché de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la
+montagne à l'antique Moïse, pour lui faire comprendre le véritable
+amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de
+laisser après lui des charbons et de vaines cendres, embaume et
+parfume pour l'éternité tout ce qu'il pénètre.
+
+--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embûche ni
+maléfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde.
+Ce que l'on m'a conté de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux.
+Ton nom ne m'était pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu
+égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je t'ai vu, sans
+savoir qui tu étais, j'ai senti que tu n'étais pas un homme ordinaire.
+Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prêtres d'Isis, ni
+ceux d'Hermès, ni ceux de la Junon Céleste, ni les devins de Chaldée,
+ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empêcher de
+mourir?
+
+--Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abominables
+où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûleraient
+horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima de son
+souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources bénies
+de la solitude; viens boire à ces fontaines cachées dans le désert,
+qui jaillissent jusqu'au ciel. Âme anxieuse, viens posséder enfin ce
+que tu désirais! Coeur avide de joie, viens goûter les joies
+véritables: la pauvreté, le renoncement, l'oubli de soi-même,
+l'abandon de tout l'être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et
+demain sa bien-aimée, viens à lui. Viens! toi qui cherchais, et tu
+diras: «J'ai trouvé l'amour!»
+
+Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines:
+
+--Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si je fais
+pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corps intact
+et dans toute sa beauté?
+
+--Thaïs, je t'apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que
+j'annonce est la vérité.
+
+--Et qui me garantit que c'est la vérité?
+
+--David et les prophètes, l'Écriture et les merveilles dont tu vas
+être témoin.
+
+--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouvé
+le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine
+et cependant la vie m'a apporté bien des tristesses et bien des
+amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes
+envient ma destinée, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la
+vieille édentée qui, du temps que j'étais petite, vendait des gâteaux
+de miel sous une porte de la ville. C'est une idée qui m'est venue
+bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont
+bénis, et qu'il y a une grande douceur à vivre humble et petit Moine,
+tu as remué les ondes de mon âme et fait monter à la surface ce qui
+dormait au fond. Qui croire, hélas! Et que devenir, et qu'est-ce que
+la vie?
+
+Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce était transfiguré; une
+joie céleste inondait son visage:
+
+--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un Autre
+m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté. Celui-là,
+tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le
+contempler; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur charmante et
+tu diras: «Il est seul aimable!» Tout à l'heure, s'il n'avait posé sa
+douce main sur mes yeux, ô Thaïs! je serais peut-être tombé avec toi
+dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et que
+trouble. Mais il nous a sauvés tous deux; il est aussi bon qu'il est
+puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au monde par David et
+la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers et les mages,
+crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, révélé
+au monde par les apôtres, attesté par les martyrs. Et le voici qui,
+ayant appris que tu crains la mort, ô femme! vient dans ta maison pour
+t'empêcher de mourir! N'est-ce pas, ô mon Jésus! que tu m'apparais en
+ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilée en ces jours
+merveilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si
+près de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans
+leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mères, sur les
+terrasses de Bethléem? N'est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en ta
+compagnie et que tu me montres la réalité de ton corps précieux?
+N'est-ce pas que c'est là ton visage et que cette larme qui coule sur
+ta joue est une larme véritable? Oui, l'ange de la justice éternelle
+la recueillera, et ce sera la rançon de l'âme de Thaïs. N'est-ce pas
+que te voilà, mon Jésus? Mon Jésus, tes lèvres adorables
+s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'écoute. Et toi, Thaïs,
+heureuse Thaïs! entends ce que le Sauveur vient lui-même te dire:
+c'est lui qui parle et non moi. Il dit: «Je t'ai cherchée longtemps, ô
+ma brebis égarée! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi
+prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes
+épaules jusqu'à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs, viens, mon élue,
+viens pleurer avec moi!»
+
+Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thaïs vit
+sur la face du saint le reflet de Jésus vivant.
+
+--O jours envolés de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux
+père Ahmès! bon saint Théodore, que ne suis-je morte dans ton manteau
+blanc tandis que tu m'emportais aux premières lueurs du matin, toute
+fraîche encore des eaux du baptême!
+
+Paphnuce s'élança vers elle en s'écriant:
+
+--Tu es baptisée!... O Sagesse divine! ô Providence! ô Dieu bon! Je
+connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce
+qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C'est la vertu des
+eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu où je vivais
+pour t'aller chercher dans l'air empoisonné du siècle. Une goutte, une
+goutte sans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon
+front. Viens, ô ma soeur, et reçois de ton frère le baiser de paix.
+
+Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane.
+
+Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans
+la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des
+eaux vives.
+
+Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires
+vinrent chargées d'étoffes, de parfums et de guirlandes.
+
+--Ce n'était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de
+sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doit
+souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura
+là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves
+viennent m'habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles
+sont adroites et expérimentées; aussi les ai-je payées très cher. Vois
+celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si
+blanches. Je l'ai enlevée à la femme du proconsul.
+
+Paphnuce eut d'abord la pensée de s'opposer de toutes ses forces à ce
+que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d'agir prudemment, il lui
+demanda quelles personnes elle y rencontrerait.
+
+Elle répondit qu'elle y verrait l'hôte du festin, le vieux Cotta,
+préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de
+disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre de Sérapis, des jeunes
+hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes
+dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la
+jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle:
+
+--Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va!
+
+Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi à ce festin et je me
+tiendrai sans rien dire à ton côté.
+
+Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires
+s'empressaient autour d'elle, elle s'écria:
+
+--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la
+Thébaïde?
+
+LE BANQUET
+
+Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle du banquet, les
+convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés sur les lits, devant
+la table en fer à cheval, couverte d'une vaisselle étincelante. Au
+centre de cette table s'élevait une vasque d'argent que surmontaient
+quatre satires inclinant des outres d'où coulait sur des poissons
+bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thaïs
+les acclamations s'élevèrent de toutes parts.
+
+--Salut à la soeur des Charités!
+
+--Salut à la Melpomène silencieuse, dont les regards savent tout
+exprimer!
+
+--Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes!
+
+--A la tant désirée!
+
+--A celle qui donne la souffrance et la guérison!
+
+--A la perle de Racotis!
+
+--A la rose d'Alexandrie!
+
+Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eût coulé; et
+puis elle dit à Cotta, son hôte:
+
+--Lucius, je t'amène un moine du désert, Paphnuce, abbé d'Antinoé;
+c'est un grand saint, dont les paroles brûlent comme du feu.
+
+Lucius Aurélius Cotta, préfet de la flotte, s'étant levé:
+
+--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrétienne.
+Moi-même, j'ai quelque respect pour un culte désormais impérial. Le
+divin Constantin a placé tes coreligionnaires au premier rang des amis
+de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ
+dans notre Panthéon. C'est une maxime de nos pères qu'il y a en tout
+dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et
+réjouissons-nous tandis qu'il en est temps encore.
+
+Le vieux Cotta parlait ainsi avec sérénité. Il venait d'étudier un
+nouveau modèle de galère et d'achever le sixième livre de son histoire
+des Carthaginois. Sûr de n'avoir pas perdu sa journée, il était
+content de lui et des dieux.
+
+--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'être
+aimés: Hermodore, grand prêtre de Sérapis, les philosophes Dorion,
+Nicias et Zénothémis, le poète Callicrate, le jeune Chéréas et le
+jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse;
+et près d'eux Philina avec Drosé, qu'il faut louer grandement d'être
+belles.
+
+Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit à l'oreille:
+
+--Je t'avais bien averti, mon frère, que Vénus était puissante. C'est
+elle dont la douce violence t'a amené ici malgré toi. Écoute, tu es un
+homme rempli de piété; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la
+mère des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux
+mathématicien Mélanthe a coutume de dire: «Je ne pourrais pas, sans
+l'aide de Vénus, démontrer les propriétés d'un triangle.»
+
+Dorions qui depuis quelques instants considérait le nouveau venu,
+soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration.
+
+--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est
+lui-même! Je l'ai rencontré au théâtre pendant que notre Thaïs
+montrait ses bras ingénieux. Il s'agitait furieusement et je puis
+attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnête homme: il va
+nous invectiver tous; son éloquence est terrible. Si Marcus est le
+Platon des chrétiens, Paphnuce est leur Démosthène. Épicure, dans son
+petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil.
+
+Cependant Philina et Drosé dévoraient Thaïs des yeux. Elle portait
+dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâles dont chaque
+fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles,
+si bien que les fleurs semblaient des regards effacés et les yeux des
+fleurs étincelantes. C'était le don de cette femme: sur elle tout
+vivait, tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamée
+d'argent, traînait dans ses longs plis une grâce presque triste, que
+n'égayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'éclat de sa parure
+était dans ses bras nus. Admirant malgré elles la robe et la coiffure
+de Thaïs, ses deux amies ne lui en parlèrent point.
+
+--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'être plus quand tu
+vins à Alexandrie. Pourtant ma mère qui se souvenait de t'avoir vue
+alors disait que peu de femmes étaient dignes de t'être comparées.
+
+--Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu nous amènes?
+Il a l'air étrange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'éléphants,
+assurément ils seraient faits comme lui. Où as-tu trouvé, Thaïs, un si
+sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la
+terre et qui sont tout barbouillés des fumées du Hadès?
+
+Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé:
+
+--Tais-toi, les mystères de l'amour doivent rester secrets et il est
+défendu de les connaître. Pour moi, certes, j'aimerais mieux être
+baisée par la bouche de l'Etna fumant, que par les lèvres de cet
+homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme les
+déesses, doit, comme les déesses, exaucer toutes les prières et non
+pas seulement à notre guise celles des hommes aimables.
+
+--Prenez garde toutes deux! répondit Thaïs. C'est un mage et un
+enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et même les
+pensées. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le
+remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous
+mourrez étouffées!
+
+Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit à
+côté de Paphnuce. La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante,
+domina tout à coup le murmure des propos intimes:
+
+--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miellé!
+
+Puis, l'hôte élevant sa coupe:
+
+--Buvons d'abord au divin Constance et au Génie de l'empire. La patrie
+doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, car elle les
+contient tous.
+
+Tous les convives portèrent à leurs lèvres leurs coupes pleines. Seul,
+Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foi de Nicée
+et que la patrie du chrétien n'est point de ce monde.
+
+Dorion, ayant bu, murmura:
+
+--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont
+changeantes et les ondes sans cesse renouvelées.
+
+--Je sais, Dorion, répondit le préfet de la flotte, que tu fais peu de
+cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre
+étranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnête homme ne
+doit rien tant désirer que de remplir de grandes charges dans l'État.
+C'est une belle chose que l'État!
+
+Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la parole:
+
+--Dorion vient de demander: «Qu'est-ce que la patrie?» Je lui
+répondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les
+tombeaux des ancêtres. On est concitoyen par la communauté des
+souvenirs et des espérances.
+
+Le jeune Aristobule interrompit Hermodore:
+
+--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de
+Démophon. Il a la tête sèche, peu de ganache et les bras gros. Il
+porte le col haut et fier, comme un coq.
+
+Mais le jeune Chéréas secoua la tête:
+
+--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a
+l'ongle mince. Les paturons portent à terre et l'animal sera bientôt
+estropié.
+
+Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa un cri perçant:
+
+--Hai! j'ai failli avaler une arête plus longue et plus acérée qu'un
+stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer à temps de mon gosier. Les dieux
+m'aiment!
+
+--Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en
+souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmité des hommes. L'amour
+suppose chez celui qui l'éprouve le sentiment d'une intime misère.
+C'est par lui que se trahit la faiblesse des êtres. L'amour qu'ils
+ressentent pour Drosé est une grande preuve de l'imperfection des
+dieux.
+
+A ces mots, Drosé se mit dans une grande colère:
+
+--Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne répond à rien. C'est,
+d'ailleurs, ton caractère de ne point comprendre ce qu'on dit et de
+répondre des paroles dépourvues de sens.
+
+Nicias souriait encore:
+
+--Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut te rendre grâce
+chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles!
+
+A ce moment, un grave vieillard, négligemment vêtu, la démarche lente
+et la tête haute, entra dans la salle et promena sur les convives un
+regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place à son côté,
+sur son propre lit
+
+--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu composé ce mois-ci un
+nouveau traité de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le
+quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une
+main attique.
+
+Eucrite répondit, en caressant sa barbe d'argent:
+
+--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer
+les dieux immortels.
+
+
+DORION
+
+Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens. Grave et
+blanc, il s'élève au milieu de nous comme une image des ancêtres! Il
+est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne
+sont point entendues.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en
+ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et
+dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux
+des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et goûter
+dans le détachement des choses une félicité sans limites. Plusieurs
+font revivre en eux Épictète et Marc Aurèle. Mais, s'il était vrai que
+la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi sa perte
+intéresserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dépendait pas de moi
+qu'elle durât ou pérît? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité
+hors de leur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les dieux et
+je désire tout ce qu'ils veulent. Par là, je me rends semblable à eux
+et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu périt, je
+consens qu'elle périsse et ce consentement me remplit de joie comme le
+suprême effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma
+sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus précieuse que
+le modèle; elle aura coûté plus de soins et de plus grands travaux.
+
+
+NICIAS
+
+J'entends. Tu t'associes à la Providence céleste. Mais si la vertu
+consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par
+laquelle les disciples de Zénon prétendent se rendre semblables aux
+dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le
+boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stoïcisme.
+
+
+EUCRITE
+
+Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te moquer.
+Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et
+comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand prêtre, et si la
+grenouille, sagement inspirée, parvient à l'égaler, ne sera-t-elle
+pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te défendre
+d'admirer une bestiole si généreuse?
+
+Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert encore de
+ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, entourant la
+bête comme s'ils voulaient téter, indiquaient que c'était une laie.
+
+Zénothémis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de
+lui-même se joindre à nous. L'illustre Paphnuce, qui mène dans la
+solitude une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu.
+
+
+COTTA
+
+Dis mieux, Zénothémis. La première place lui est due, puisqu'il est
+venu sans être invité.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particulière
+amitié et rechercher ce qui peut lui être le plus agréable. Or, il est
+certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au
+parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en
+amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de
+Jésus crucifié. Pour moi, je m'y prêterai d'autant plus volontiers que
+cette doctrine m'intéresse vivement par le nombre et la diversité des
+allégories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre,
+elle est pleine de vérités et j'estime que les livres des chrétiens
+abondent en révélations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce,
+accorder un prix égal aux livres des Juifs. Ceux-là furent inspirés,
+non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais
+génie, Iaveh, qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent
+l'air inférieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons;
+mais il les surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire,
+le serpent aux ailes d'or, qui déroulait autour de l'arbre de la
+science sa spirale d'azur, était pétri de lumière et d'amour. Aussi,
+la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances, celle-ci
+brillante et l'autre ténébreuse. Elle éclata dans les premiers jours
+du monde. Dieu venait à peine de rentrer dans son repos, Adam et Ève
+le premier homme et la première femme vivaient heureux et nus au
+jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les
+gouverner, eux et toutes les générations qu'Ève portait déjà dans ses
+flancs magnifiques. Comme il ne possédait ni le compas ni la lyre et
+qu'il ignorait également la science qui commande et l'art qui
+persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions
+difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et
+Ève, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et
+leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitié d'eux et
+résolut de les instruire, afin que, possédant la science, ils ne
+fussent plus abusés par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare
+prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque
+désespérée. Le bienveillant démon la tenta pourtant. A l'insu de
+Iaveh, qui prétendait tout voir mais dont la vue en réalité n'était
+pas bien perçante, il s'approcha des deux créatures, charma leurs
+regards par la splendeur de sa cuirasse et l'éclat de ses ailes. Puis
+il intéressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des
+figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont
+les propriétés admirables ont été reconnues depuis par les Grecs.
+Adam, mieux qu'Ève, méditait sur ces figures. Mais quand le serpent,
+s'étant mis à parler, enseigna les vérités les plus hautes, celles qui
+ne se démontrent pas, il reconnut qu'Adam, pétri de terre rouge, était
+d'une nature trop épaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et
+que Ève, au contraire, plus tendre et plus sensible, en était aisément
+pénétrée. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin
+de l'initier la première...
+
+
+DORION
+
+Souffre, Zénothémis, que je t'arrête ici. J'ai d'abord reconnu dans le
+mythe que tu nous exposes, un épisode de la lutte de Pallas Athéné
+contre les géants. Iaveh ressemble beaucoup à Typhon, et Pallas est
+représentée par les Athéniens avec un serpent à son côté. Mais ce que
+tu viens de dire m'a fait douter tout à coup de l'intelligence ou de
+la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possédé la
+sagesse, l'aurait-il confiée à une petite tête femelle, incapable de
+la contenir? Je croirai plutôt qu'il était, comme Iaveh, ignorant et
+menteur et qu'il choisit Ève parce qu'elle était facile à séduire et
+qu'il supposait à Adam plus d'intelligence et de réflexion.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Sache, Dorion, que c'est, non par la réflexion et l'intelligence, mais
+bien par le sentiment qu'on atteint les vérités les plus hautes et les
+plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins réfléchies,
+mais plus sensibles que les hommes, s'élèvent-elles plus facilement à
+la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophétie
+et ce n'est pas sans raison qu'on représente quelquefois Apollon
+Citharède, et Jésus de Nazareth, vêtus comme des femmes, d'une robe
+flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises,
+Dorion, en préférant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumière,
+cette Ève plus blanche que le lait et que les étoiles. Elle l'écouta
+docilement et se laissa conduire à l'arbre de la science dont les
+rameaux s'élevaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme
+une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaient toutes
+les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un
+concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initiés qui s'en
+nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, des plantes
+ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils étaient de
+flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les
+porter à leurs lèvres. Or, ayant écouté docilement les leçons du
+serpent, Ève s'éleva au-dessus des vaines terreurs et désira goûter
+aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam,
+qu'elle aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le prit par la main
+et le conduisit à l'arbre merveilleux. Là, cueillant une pomme
+ardente, elle y mordit et la tendit ensuite à son compagnon. Par
+malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les
+surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une
+effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il était à
+craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans
+l'air inférieur que ces deux êtres débiles en furent consternés. Le
+fruit échappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du
+malheureux, lui dit: «Je veux ignorer et souffrir avec toi.» Iaveh
+triomphant maintint Adam et Ève et toute leur semence dans la stupeur
+et dans l'épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquer de
+grossiers météores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et
+géomètre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la
+cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il poursuivit Caïn et ses
+fils, parce qu'ils étaient industrieux; il extermina les Philistins
+parce qu'ils composaient des poèmes orphiques et des fables comme
+celles d'Ésope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la
+beauté, et le genre humain expia pendant de longs siècles, dans le
+sang et les larmes, la défaite du serpent ailé. Heureusement il se
+trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et
+Platon, qui retrouvèrent, par la puissance du génie, les figures et
+les idées que l'ennemi de Iaveh avait tenté vainement d'enseigner à la
+première femme. L'esprit du serpent était en eux; c'est pourquoi le
+serpent, comme l'a dit Dorion, est honoré par les Athéniens. Enfin,
+dans des jours plus récents, parurent, sous une forme humaine, trois
+esprits célestes, Jésus de Galilée, Basilide et Valentin, à qui il fut
+donné de cueillir les fruits les plus éclatants de cet arbre de la
+science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au
+faîte des cieux. C'est ce que j'avais à dire pour venger les chrétiens
+à qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs.
+
+
+DORION
+
+Si je t'ai bien entendu, Zénothémis, trois hommes admirables, Jésus,
+Basilide et Valentin, ont découvert des secrets qui restaient cachés à
+Pythagore, à Platon, à tous les philosophes de la Grèce et même au
+divin Épicure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines
+terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois
+mortels acquirent des connaissances qui avaient échappé à la
+méditation des sages.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Faut-il donc te répéter, Dorion, que la science et la méditation ne
+sont que les premiers degrés de la connaissance et que l'extase seule
+conduit aux vérités éternelles?
+
+
+HERMODORE
+
+Il est vrai, Zénothémis, l'âme se nourrit d'extase comme la cigale de
+rosée. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier
+ravissement. Car l'homme est triple, composé d'un corps matériel,
+d'une âme plus subtile mais également matérielle, et d'un esprit
+incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu
+subitement au silence et à la solitude, puis traversant au vol les
+jardins de son âme, l'esprit se répand en Dieu, il goûte les délices
+d'une mort anticipée ou plutôt de la vie future, car mourir, c'est
+vivre, et dans cet état, qui participe de la pureté divine, il possède
+à la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unité
+qui est tout. Il est parfait.
+
+
+NICIAS
+
+Cela est admirable. Mais, à vrai dire, Hermodore, je ne vois pas
+grande différence entre le tout et le rien. Les mots même me semblent
+manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement
+au néant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection
+coûte très cher: on la paye de tout son être, et pour l'obtenir il
+faut cesser d'exister. C'est là une disgrâce à laquelle Dieu lui-même
+n'a pas échappé depuis que les philosophes se sont mis en tête de le
+perfectionner. Après cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de
+ne pas être. nous ignorons par là même ce que c'est que d'être. Nous
+ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre.
+Je croirais, en dépit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au
+contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis
+côte à côte sous l'amas des contradictions qu'ils ont entassées, comme
+Pélion sur Ossa.
+
+
+COTTA
+
+J'aime beaucoup la philosophie et je l'étudie à mes heures de loisir.
+Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicéron. Esclaves,
+versez le vin miellé!
+
+
+CALLICRATE
+
+Voilà une chose singulière! Quand je suis à jeun, je songe au temps où
+les poètes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et
+l'eau m'en vient à la bouche. Mais dès que j'ai goûté le vin opime que
+tu nous verses abondamment, généreux Lucius, je ne rêve que luttes
+civiles et combats héroïques. Je rougis de vivre en des temps sans
+gloire, j'invoque la liberté et je répands mon sang en imagination
+avec les derniers Romains dans les champs de Philippes.
+
+
+COTTA
+
+Au déclin de la république, mes aïeux sont morts avec Brutus pour la
+liberté. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la liberté du
+peuple romain n'était pas, en réalité, la faculté de le gouverner
+eux-mêmes. Je ne nie pas que la liberté ne soit pour une nation le
+premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un
+gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exercé
+pendant quarante ans les plus hautes charges de l'État et ma longue
+expérience m'a enseigné que le peuple est opprimé quand le pouvoir est
+faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhéteurs, s'efforcent
+d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime détestable. Si la
+volonté d'un seul s'exerce parfois d'une façon funeste, le
+consentement populaire rend toute résolution impossible. Avant que la
+majesté de la paix romaine couvrît le monde, les peuples ne furent
+heureux que sous d'intelligents despotes.
+
+
+HERMODORE
+
+Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de
+gouvernement et qu'on n'en saurait découvrir, puisque les Grecs
+ingénieux, qui conçurent tant de formes heureuses, ont cherché
+celle-là sans pouvoir la trouver. A cet égard, tout espoir nous est
+désormais interdit. On reconnaît à des signes certains que le monde
+est près de s'abîmer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous
+était donné, Lucius, d'assister à l'agonie terrible de la
+civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient
+l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la
+joie cruelle de nous regarder mourir.
+
+
+COTTA
+
+Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des
+fléaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armée et de
+bonnes finances...
+
+
+HERMODORE
+
+Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie
+facile. Les cités qu'édifièrent le génie hellénique et la patience
+latine seront bientôt saccagées par des sauvages ivres. Il n'y aura
+plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront
+renversées dans les temples et dans les âmes. Ce sera la nuit de
+l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates
+se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains
+cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les
+Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abîme.
+Cette vieille Égypte qui a été le berceau du monde en sera l'hypogée;
+Sérapis, dieu de la mort, recevra les suprêmes adorations des mortels
+et j'aurai été le dernier prêtre du dernier dieu.
+
+A ce moment une figure étrange souleva la tapisserie, et les convives
+virent devant eux un petit homme bossu dont le crâne chauve s'élevait
+en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique, d'une tunique d'azur et
+portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges,
+semées d'étoiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien,
+et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de
+sa tête et pâlit d'épouvanté. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des
+démons, ni les blasphèmes des païens, ni les erreurs horribles des
+philosophes, le seule présence de l'hérétique étonna son courage. Il
+voulut fuir, mais son regard ayant rencontré celui de Thaïs, il se
+sentit soudain rassuré. Il avait lu dans l'âme de la prédestinée et
+compris que celle qui allait devenir une sainte le protégeait déjà. Il
+saisit un pan de la robe qu'elle laissait traîner sur le lit, et pria
+mentalement le Sauveur Jésus.
+
+Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on
+nommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui parla le premier:
+
+--Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voir parmi
+nous et l'on peut dire que tu viens à propos. Nous ne connaissons de
+la doctrine des chrétiens que ce qui en est publiquement enseigné. Or,
+il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que
+pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les
+principaux mystères de la religion que tu professes. Notre cher
+Zénothémis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout à
+l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne
+lui a point fait de réponse et nous ne devons pas en être surpris,
+puisque notre hôte est voué au silence et que le Dieu a scellé sa
+langue dans le désert. Mais toi, Marcus, qui as porté la parole dans
+les synodes des chrétiens et jusque dans les conseils du divin
+Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosité en nous
+révélant les vérités philosophiques qui sont enveloppées dans les
+fables des chrétiens. La première de ces vérités n'est-elle pas
+l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois
+fermement?
+
+
+MARCUS
+
+Oui, vénérables frères, je crois en un seul Dieu, non engendré, seul
+éternel, principe de toutes choses.
+
+
+NICIAS
+
+Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde. Ce fut, certes, une
+grande crise dans son existence. Il existait déjà depuis une éternité
+avant d'avoir pu s'y résoudre. Mais, pour être juste, je reconnais que
+sa situation était des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer
+inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver
+à lui-même sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est décidé à
+agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait
+une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y
+est pris pour créer le monde.
+
+
+MARCUS
+
+Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, comme Hermodore et
+Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas
+créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné naissance
+à un fils unique, par qui toutes choses ont été faites.
+
+
+HERMODORE
+
+Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms
+d'Hermès, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jésus.
+
+
+MARCUS
+
+Je ne serais point chrétien si je lui donnais d'autres noms que ceux
+de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais
+il n'est pas éternel, puisqu'il a eu un commencement; quant à penser
+qu'il existait avant d'être engendré, c'est une absurdité qu'il faut
+laisser aux mulets de Nicée et à l'âne rétif qui gouverna trop
+longtemps l'Église d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase.
+
+A ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d'une sueur d'agonie,
+fit le signe de la croix et persévéra dans son silence sublime.
+
+Marcus poursuivit:
+
+--Il est clair que l'inepte symbole de Nicée attente à la majesté du
+Dieu unique, en l'obligeant à partager ses indivisibles attributs avec
+sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent faites.
+Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias; sache, que, pas
+plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce
+n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jésus qui, ayant créé le
+monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la création ne pouvait
+être parfaite et le mal s'y était mêlé nécessairement au bien.
+
+
+NICIAS
+
+Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal?
+
+Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras étendu
+sur la nappe, montra un petit âne, en métal de Corinthe, qui portait
+deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives
+noires.
+
+--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flatté par
+le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci
+soient claires et celles-là sombres. Mais si elles étaient douées de
+pensée et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une
+olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des
+olives noires détesterait le peuple des olives blanches. Nous en
+jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux
+sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des
+choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un
+bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout
+était beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du
+mal, ainsi que l'a démontré le second Platon, plus grand que le
+premier.
+
+
+EUCRITE
+
+Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont
+il ne détruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le méchant qui
+le fait et qui pouvait ne pas le faire.
+
+
+COTTA
+
+Par Jupiter! voilà un bon raisonnement!
+
+
+EUCRITE
+
+Le monde est la tragédie d'un excellent poète. Dieu qui la composa, a
+désigné chacun de nous pour y jouer un rôle. S'il veut que tu sois
+mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a
+été assigné.
+
+
+NICIAS
+
+Assurément il sera bon que le boiteux de la tragédie boite comme
+Héphaistos; il sera bon que l'insensé s'abandonne aux fureurs d'Ajax,
+que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phèdre, que le
+traître trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand
+la pièce sera jouée, tous les acteurs, rois, justes, tyrans
+sanguinaires, vierges pieuses, épouses impudiques, citoyens magnanimes
+et lâches assassins recevront du poète une part égale de
+félicitations.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu dénatures ma pensée, Nicias, et changes une belle jeune fille en
+gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la
+justice et les lois éternelles.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Pour moi, mes amis, je crois à la réalité du bien et du mal. Mais je
+suis persuadé qu'il n'est pas une seule action humaine, fût-ce le
+baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rédemption. Le mal
+concourt au salut final des hommes, et en cela, il procède du bien et
+participe des mérites attachés au bien. C'est ce que les chrétiens ont
+admirablement exprimé par le mythe de cet homme au poil roux qui pour
+trahir son maître lui donna le baiser de paix, et assura par un tel
+acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, à mon sens, plus
+injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le
+tapissier poursuivent le plus malheureux des apôtres de Jésus, sans
+songer que le baiser de l'Iscariote, annoncé par Jésus lui-même, était
+nécessaire selon leur propre doctrine à la rédemption des hommes et
+que, si Judas n'avait pas reçu la bourse de trente sicles, la sagesse
+divine était démentie, la Providence déçue, ses desseins renversés et
+le monde rendu au mal, à l'ignorance, à la mort.
+
+
+MARCUS
+
+La sagesse divine avait prévu que Judas, libre de ne pas donner le
+baiser du traître, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a
+employé le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'édifice
+merveilleux de la rédemption.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Je t'ai parlé tout à l'heure, Marcus, comme si je croyais que la
+rédemption des hommes avait été accomplie par Jésus crucifié, parce
+que je sais que telle est la croyance des chrétiens et que j'entrais
+dans leur pensée pour mieux saisir le défaut de ceux qui croient à la
+damnation éternelle de Judas. Mais en réalité Jésus n'est à mes yeux
+que le précurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystère de la
+rédemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux
+de l'entendre, comment il s'est véritablement accompli sur la terre.
+
+Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges
+athéniennes avec les corbeilles sacrées de Cérès, douze jeunes filles,
+portant sur leur tête des paniers de grenades et de pommes, entrèrent
+dans la salle d'un pas léger dont la cadence était marquée par une
+flûte invisible. Elles posèrent les paniers sur la table, la flûte se
+tut et Zénothémis parla de la sorte:
+
+--Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elle confia aux
+anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent point la
+sérénité qui convient aux maîtres. Voyant que les filles des hommes
+étaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et
+ils s'unirent à elles. De ces hymens sortit une race violente qui
+couvrit la terre d'injustice et de cruautés, et la poussière des
+chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une
+tristesse infinie:
+
+» --Voilà donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers
+le monde. Mes enfants sont plongés par ma faute dans la vie amère.
+Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu même, qui ne
+pense que par serait impuissant à leur rendre la pureté première. Ce
+qui est fait est fait, et la création est à jamais manquée. Du moins,
+je n'abandonnerai pas mes créatures. Si je ne puis les rendre
+heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles.
+Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les
+humilient, je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et j'irai
+vivre parmi elles.
+
+» Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans
+le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et débile et reçut le nom
+d'Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce
+et en beauté, et devint la plus désirée des femmes, comme elle l'avait
+résolu, afin d'être éprouvée dans son corps mortel par les plus
+illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents,
+elle se dévoua au rapt et à l'adultère en expiation de tous les
+adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa
+par sa beauté la ruine des peuples, pour que Dieu pût pardonner les
+crimes de l'univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut
+si adorable qu'aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et
+aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité, quand ils la
+peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui
+faisaient cette invocation: «Âme sereine comme le calme des mers!»
+
+» C'est ainsi qu'Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et dans
+la souffrance. Elle mourut, et les Lacédémoniens montrent son tombeau,
+car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter tous les
+fruits amers qu'elle avait semés. Mais, s'échappant de la chair
+décomposée d'Hélène, elle s'incarna dans une autre forme de femme et
+s'offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps en
+corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle prend sur elle
+les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous
+par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera
+sa rédemption et la nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche
+poitrine, dans la paix du ciel reconquis.
+
+
+HERMODORE
+
+Ce mythe ne m'était point inconnu. Il me souvient qu'on a conté qu'en
+une de ses métamorphoses, cette divine Hélène vivait auprès du
+magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que sa
+déchéance était involontaire et que les anges l'avaient entraînée dans
+leur chute.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Hermodore, il est vrai que des hommes mal initiés aux mystères ont
+pensé que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre déchéance.
+Mais, s'il en était ainsi qu'ils prétendent, Eunoia ne serait pas la
+courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le
+pain imbibé du vin de nos hontes, l'offrande agréable, le sacrifice
+méritoire, l'holocauste dont la fumée monte vers Dieu. S'ils n'étaient
+point volontaires ses péchés n'auraient point de vertu.
+
+
+CALLICRATE
+
+Mais veux-tu que je t'apprenne, Zénothémis, dans quel pays, sous quel
+nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hélène toujours
+renaissante?
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Il faut être très sage pour découvrir un tel secret. Et la sagesse,
+Callicrate, n'est pas donnée aux poètes, qui vivent dans le monde
+grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et
+de vaines images.
+
+
+CALLICRATE
+
+Crains d'offenser les dieux, impie Zénothémis; les poètes leur sont
+chers. Les premières lois furent dictées en vers par les immortels
+eux-mêmes, et les oracles des dieux sont des poèmes. Les hymnes ont
+pour les oreilles célestes d'agréables sons. Qui ne sait que les
+poètes sont des devins et que rien ne leur est caché? Étant poète
+moi-même et ceint du laurier d'Apollon, je révélerai à tous la
+dernière incarnation d'Eunoia. L'éternelle Hélène est près de vous:
+elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudée aux
+coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont
+des larmes, les lèvres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux
+jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui
+Thaïs.
+
+
+PHILINA
+
+Que dis-tu, Callicrate? Notre chère Thaïs aurait connu Pâris, Mélénas
+et les Achéens aux belles cnémides qui combattaient devant Ilion!
+Était-il grand, Thaïs, le cheval de Troie?
+
+
+ARISTOBULE
+
+Qui parle d'un cheval?
+
+--J'ai bu comme un Thrace! s'écria Chéréas. Et il roula sous la table.
+Callicrate, élevant sa coupe:
+
+--Je bois aux Muses héliconiennes, qui m'ont promis une mémoire que
+n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale!
+
+Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se balançait lentement sur
+ses larges épaules.
+
+Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique.
+Il s'approcha en chancelant du lit de Thaïs:
+
+--Thaïs, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme.
+
+
+THAÏS
+
+Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout à l'heure?
+
+
+DORION
+
+Parce que j'étais à jeun.
+
+
+THAÏS
+
+Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne
+t'aime pas.
+
+Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprès de Drosé
+qui l'appelait du regard pour l'enlever à son amie. Zénothémis prenant
+la place quittée donna à Thaïs un baiser sur la bouche.
+
+
+THAÏS
+
+Je te croyais plus vertueux.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus à aucune loi.
+
+
+THAÏS
+
+Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans les bras d'une femme?
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Le corps peut céder au désir, sans que l'âme en soit occupée.
+
+
+THAÏS
+
+Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'âme. Tous ces philosophes
+sont des boucs!
+
+Les lampes s'éteignaient une à une. Un jour pâle, qui pénétrait par
+les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux
+gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés à côté de
+Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule.
+Zénothémis pressait dans ses bras Philina défaite. Dorion versait sur
+la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis
+de la blanche poitrine agitée par le rire et que le philosophe
+poursuivait avec ses lèvres pour les boire sur la chair glissante.
+Eucrite se leva; et posant le bras sur l'épaule de Nicias, il
+l'entraîna au fond de la salle.
+
+--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoi penses-tu?
+
+--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins
+d'Adonis.
+
+--Que veux-tu dire?
+
+--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année de petits
+jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Vénus des
+rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et
+se fanent.
+
+--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est
+folie de s'attacher à ce qui passe.
+
+--Si la beauté n'est qu'une ombre le désir n'est qu'un éclair. Quelle
+folie y a-t-il à désirer la beauté? N'est-il pas raisonnable, au
+contraire, que ce qui passe aille à ce qui ne dure pas et que l'éclair
+dévore l'ombre glissante?
+
+--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi:
+sois libre. C'est par là qu'on est homme.
+
+--Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un corps?
+
+--Tu le verras tout à l'heure, mon fils. Tout à l'heure tu diras:
+Eucrite était libre.
+
+Le vieillard parlait adossé à une colonne de porphyre, le front
+éclairé par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus,
+s'étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tous
+quatre, indifférents aux rires et aux cris des buveurs,
+s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de
+sagesse que Marcus lui dit:
+
+--Tu es digne de connaître le vrai Dieu.
+
+Eucrite répondit:
+
+--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage.
+
+Puis ils parlèrent de la mort.
+
+--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occupé à me corriger
+moi-même et attentif à tous mes devoirs. Devant elle, je lèverai au
+ciel mes mains pures et je dirai aux dieux:
+
+«Vos images, dieux, que vous avez posées dans le temple de mon âme, je
+ne les ai point souillées; j'y ai suspendu mes pensées ainsi que des
+guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vécu en conformité
+avec votre providence. J'ai assez vécu.»
+
+En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage
+resplendissait de lumière.
+
+Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allégresse
+profonde:
+
+--Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mûre qui tombe, en
+rendant grâce à l'arbre qui l'a portée et en bénissant la terre sa
+nourrice!
+
+A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea
+dans sa poitrine.
+
+Quand ceux qui l'écoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du
+fer avait pénétré dans le coeur du sage; Eucrite était entré dans le
+repos. Hermodore et Nicias portèrent le corps pâle et sanglant sur un
+des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des
+grognements des convives dérangés dans leur assoupissement et des
+souffles de volupté étouffés dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta,
+réveillé de son léger sommeil de soldat, était déjà auprès du cadavre,
+examinant la plaie et criant:
+
+--Qu'on appelle mon médecin Aristée!
+
+Nicias secoua la tête:
+
+--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent
+aimer. Il a, comme nous tous, obéi à l'ineffable désir. Et le voilà
+maintenant semblable aux dieux qui ne désirent rien.
+
+Cotta se frappait le front:
+
+--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'État, quelle
+aberration!
+
+Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés immobiles, muets, côte à
+côte, l'âme débordant de dégoût, d'horreur et d'espérance.
+
+Tout à coup le moine saisit par la main la comédienne; enjamba avec
+elle les ivrognes abattus près des êtres accouplés et, les pieds dans
+le vin et le sang répandus, il l'entraîna dehors.
+
+Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades
+s'étendaient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loin par
+le faîte étincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la
+chaussée, traînaient ça et là des couronnes effeuillées et des torches
+éteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce
+arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous
+ses pieds.
+
+--Tu les a entendus, ma Thaïs! s'écria-t-il Ils ont craché toutes les
+folies et toutes les abominations. Ils ont traîné le divin Créateur de
+toutes choses aux gémonies des démons de l'enfer, nié impudemment le
+bien et le mal, blasphémé Jésus et vanté Judas. Et le plus infâme de
+tous, le chacal des ténèbres, la bête puante, l'arien plein de
+corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sépulcre. Ma Thaïs,
+tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de
+leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les
+talons des esclaves; tu les as vues, ces bêtes accouplées sur les
+tapis souillés de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard
+insensé, répandre un sang plus vil que le vin répandu dans la
+débauche, et se jeter au sortir de l'orgie à la face du Christ
+inattendu! Louanges à Dieu! Tu as regardé l'erreur et tu as connu
+qu'elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs, rappelle-toi les folies de
+ces philosophes, et dis si tu veux délirer avec eux. Rappelle-toi les
+regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux
+guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable à
+elles!
+
+Thaïs, le coeur soulevé des dégoûts de cette nuit, et ressentant
+l'indifférence et la brutalité des hommes, la méchanceté des femmes,
+le poids des heures, soupirait:
+
+--Je suis fatiguée à mourir, ô mon père! Où trouver le repos? Je me
+sens le front brûlant, la tête vide et les bras si las que je n'aurais
+pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre à portée
+de ma main...
+
+Paphnuce la regardait avec bonté:
+
+--Courage, ô ma soeur: l'heure du repos se lève pour toi, blanche et
+pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.
+
+Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà, au-dessus du
+mur, les têtes des platanes et des térébinthes, qui entouraient la
+grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée au souffle du matin. Une
+place publique était devant eux, déserte, entourée de stèles et de
+statues votives, et portant à ses extrémités des bancs de marbre en
+hémicycle, et que soutenaient des chimères. Thaïs se laissa tomber sur
+un de ces bancs. Puis, élevant vers le moine un regard anxieux, elle
+demanda:
+
+--Que faut-il faire?
+
+--Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher.
+Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille la grappe qui
+pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin
+parfumé. Écoute: il est, à douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident,
+non loin de la mer, un monastère de femmes dont la règle,
+chef-d'oeuvre de sagesse, mériterait d'être mise en vers lyriques et
+chantée aux sons du théorbe et des tambourins. On peut dire justement
+que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds à terre, ont le
+front dans le ciel. Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elle
+veulent être pauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu'il les
+regarde, chastes afin qu'il les épouse. Il les visite chaque jour en
+habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel
+enfin qu'il se montra à Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te
+conduirai aujourd'hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôt
+unie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens.
+Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mère, la
+pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: «Ma fille, sois
+la bienvenue!»
+
+La courtisane poussa un cri d'admiration:
+
+--Albine! une fille des Césars! La petite nièce de l'empereur Carus!
+
+--Elle-même! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et,
+fille des maîtres du monde, s'éleva au rang de servante de
+Jésus-Christ. Elle sera ta mère.
+
+Thaïs se leva et dit:
+
+--Mène-moi donc à la maison d'Albine.
+
+Et Paphnuce, achevant sa victoire:
+
+--Certes je t'y conduirai et là, je t'enfermerai dans une cellule où
+tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux
+filles d'Albine avant d'être lavée de toutes tes souillures. Je
+scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans
+les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le
+sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thaïs; et quel
+tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des
+doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs!
+
+Thaïs dit pour la seconde fois:
+
+--Mène-moi, mon père, à la maison d'Albine.
+
+Le coeur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et
+goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées;
+ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et des souffles
+inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant, à l'un
+des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on
+entrait dans la maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont
+il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il
+vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé l'air, aujourd'hui
+si léger et si pur, et son âme en fut soudain si désolée qu'une rosée
+amère jaillit de ses yeux.
+
+--Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Mais nous ne
+laisserons pas derrière nous les instruments, les témoins, les
+complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces
+tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie?
+Veux-tu qu'animés par des démons, emportés par l'esprit maudit qui est
+en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque dans le désert?
+Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des sièges
+infâmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et
+traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte! Hâte-toi, Thaïs!
+et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves de
+dresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nous brûlerons
+tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.
+
+Thaïs y consentit.
+
+--Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets
+inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains
+meubles parlent, soit en frappant des coups à intervalles réguliers,
+soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela
+n'est rien encore. N'as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la
+grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se
+baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête
+comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude
+ordinaire. J'en ai été glacée d'épouvante. Nicias, à qui j'ai conté ce
+prodige, s'est moqué de moi; pourtant il y a quelque magie en cette
+statue, car elle inspira de violents désirs à un certain Dalmate que
+ma beauté laissait insensible. Il est certain que j'ai vécu parmi des
+choses enchantées et que j'étais exposée aux plus grands périls, car
+on a vu des hommes étouffés par l'embrassement d'une statue d'airain.
+Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux faits
+avec une rare industrie, et si l'on brûle mes tapis et mes tentures,
+ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté des couleurs est
+vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceux qui me les ont
+donnés. Je possède également des coupes, des statues et des tableaux
+dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire périr.
+Mais toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux, mon
+père.
+
+En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'à la petite porte où tant
+de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et, l'ayant fait
+ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison.
+Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils
+avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre étaient borgnes.
+Ç'avait été pour Thaïs un grand travail et un grand amusement de
+réunir ces quatre esclaves de même race et atteints de la même
+infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la curiosité
+des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire. Ils
+attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les
+valets d'écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les courriers
+aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six
+nègres d'un aspect féroce, trois esclaves grecs, l'un grammairien,
+l'autre poète et le troisième chanteur. Ils s'étaient tous rangés en
+ordre sur la place publique, quand accoururent les négresses
+curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue
+jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et
+traînant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces
+chaînettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves
+blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur dit en montrant
+Paphnuce:
+
+--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est
+en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts.
+
+Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du
+désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et
+fumante les impies qu'ils frappaient de leur bâton.
+
+Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur
+ressemblaient et dit aux autres:
+
+--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et
+jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte.
+
+Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du
+regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient
+les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce
+n'était pas une plaisanterie.
+
+--Obéissez, dit le moine.
+
+Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l'ordre qui leur était donné,
+ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les
+autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils
+détestaient les richesses et avaient, d'instinct, le goût de la
+destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs:
+
+--J'ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque église
+d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom
+d'église et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes
+biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain
+du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de
+Dieu, et je l'ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement
+offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les
+dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touché doit être
+dévoré par le feu jusqu'à l'âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces
+voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la
+mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des flammes.
+Esclaves, hâtez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des
+torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille tes infâmes
+parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une
+faveur insigne, la tunique qu'elle revêt pour nettoyer les planchers.
+
+Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les
+tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d'ivoire ou
+d'ébène ou de cèdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des
+couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne
+sombre comme dans les holocaustes agréables de l'ancienne loi. Puis le
+feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de
+bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à
+dévorer leurs précieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent à
+l'ouvrage; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles
+brodés d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids
+des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles
+d'or. Trois robustes Éthiopiens accoururent tenant embrassées ces
+statues colorées des Nymphes dont l'une avait été aimée comme une
+mortelle; et l'on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et
+quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se
+brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement.
+
+A ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots,
+nu-pieds et vêtue d'une tunique informe et grossière qui, pour avoir
+seulement touché son corps, s'imprégnait d'une volupté divine.
+Derrière elle, s'en venait un jardinier portant noyé, dans sa barbe
+flottante, un Éros d'ivoire.
+
+Elle fit signe à l'homme de s'arrêter et s'approchant de Paphnuce,
+elle lui montra le petit dieu:
+
+--Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes?
+Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son
+poids d'or. Sa perte serait irréparable, car il n'y aura plus jamais
+au monde un artiste capable de faire un si bel Éros. Considère aussi,
+mon père, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le
+traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai
+péché, ce n'est pas par lui, mon père, c'est contre lui. Jamais je ne
+regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai
+fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à
+ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit
+l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Éros est joli! Comme il se
+cache avec grâce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui
+m'aimait alors, me l'apporta en me disant: «Il te parlera de moi.»
+Mais l'espiègle me parla d'un jeune homme que j'avais connu à Antioche
+et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce
+bûcher, mon père! Conserve cet Éros et place-le dans quelque
+monastère. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car
+l'Amour sait naturellement s'élever aux célestes pensées.
+
+Le jardinier, croyant déjà le petit Éros sauvé, lui souriait comme à
+un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient,
+le lança dans les flammes en s'écriant:
+
+--Il suffit que Nicias l'ait touché pour qu'il répande tous les
+poisons.
+
+Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes, les
+manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles,
+les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans
+ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale, pendant que,
+ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient en poussant des
+hurlements sous une pluie de cendres et d'étincelles.
+
+Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leurs fenêtres
+et cherchaient, en se frottant les yeux, d'où venait tant de fumée.
+Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place et s'approchaient du
+bûcher:
+
+--Qu'est cela? pensaient-ils.
+
+Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutume
+d'acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets,
+allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des
+jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, précédés
+de leurs esclaves, s'arrêtaient, le front couronné de fleurs, la
+tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de
+curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l'inspiration
+de l'abbé d'Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer dans un
+monastère.
+
+Les marchands songeaient:
+
+--Thaïs quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une
+chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui
+a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire?
+A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats à
+Alexandrie? Cette Thaïs n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de
+nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la
+contraindre à rester malgré elle dans cette ville.
+
+Les jeunes gens songeaient de leur côté:
+
+--Si Thaïs renonce aux jeux et à l'amour, c'en est fait de nos plus
+chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le doux honneur du
+théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possédaient pas.
+Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas
+de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle était la
+volupté des voluptés, et la seule pensée qu'elle respirait parmi nous
+nous excitait au plaisir.
+
+Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nommé Cérons, qui
+l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le dieu
+Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs était sévèrement
+jugée:
+
+--C'est une fuite honteuse!
+
+--Un lâche abandon!
+
+--Elle nous retire le pain de la bouche.
+
+--Elle emporte la dot de nos filles.
+
+--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai
+vendues.
+
+--Et les soixante robes qu'elle m'a commandées.
+
+--Elle doit à tout le monde.
+
+--Qui représentera après elle Iphigénie, Électre et Polyxène? Le beau
+Polybe lui-même n'y réussira pas comme elle.
+
+--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.
+
+--Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin.
+
+Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte
+et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place; et, se
+traînant dans l'ombre des riches, ils gémissaient:
+
+--Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous nourrir?
+Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents
+malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient
+en passant des poignées de pièces d'argent.
+
+Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs
+assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le
+désordre et d'en profiter pour dérober quelque objet précieux.
+
+Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin de
+Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d'argent, restait
+calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le
+regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif.
+Enfin, s'étant approché du jeune Cérons, il le tira par la manche et
+lui dit tout bas:
+
+--Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne souffre
+pas qu'un moine te l'enlève.
+
+--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'écria Cérons. Je vais
+parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu'elle m'écoutera un peu
+mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place! Place, canaille!
+
+Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes,
+foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu'à Thaïs et la
+tirant à part:
+
+--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si
+vraiment tu renonces à l'amour.
+
+Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons:
+
+--Impie, s'écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci: elle
+est sacrée, elle est la part de Dieu.
+
+--Va-t'en, cynocéphale! répliqua le jeune homme furieux; laisse-moi
+parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta carcasse obscène
+jusque dans ce feu où je te grillerai comme une andouille.
+
+Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avec une
+raideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas en
+arrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés.
+
+Cependant le vieux Taddée allait de l'un à l'autre, tirant l'oreille
+aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre
+Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait
+résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva, le visage noirci,
+les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage. Il blasphéma les
+dieux et se jeta parmi les assaillants, derrière lesquels les
+mendiants rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt
+enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés et de cris de
+mort.
+
+--Au gibet! le moine, au gibet!
+
+--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif!
+
+Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur.
+
+--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la
+colombe à l'aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme et,
+comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux
+faux biens que vous croyez posséder et qui vous possèdent. Hâtez-vous:
+les jours sont proches et la patience divine commence à se lasser.
+Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur
+les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les
+siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves,
+illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une
+prostituée? Vous n'êtes tous que de vivantes immondices et c'est par
+un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandez pas soudain
+en ruisseaux de boue.
+
+Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il
+semblait que des charbons ardents sortissent de ses lèvres, et ceux
+qui l'entouraient l'écoutaient malgré eux.
+
+Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait des pierres
+et des écailles d'huîtres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et,
+n'osant les jeter lui-même, il les glissait dans la main des
+mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille, adroitement
+lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette
+sombre face de martyr, dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la
+tête de la pénitente, et Thaïs, oppressée par l'étreinte du moine, sa
+chair délicate froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle
+les frissons de l'horreur et de la volupté.
+
+A ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d'ache,
+s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'écria:
+
+--Arrêtez! arrêtez! Ce moine est mon frère!
+
+C'était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite,
+et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans
+trop de surprise (car il ne s'étonnait de rien) le bûcher fumant,
+Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé.
+
+Il répétait:
+
+--Arrêtez, vous dis-je; épargnez mon vieux condisciple; respectez la
+chère tête de Paphnuce.
+
+Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n'avait point
+l'impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'écouta
+point. Une grêle de cailloux et d'écailles tombait sur le moine qui,
+couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui
+changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire entendre
+et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit
+par la persuasion, Nicias se résignait déjà à laisser faire aux dieux,
+en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête d'user
+d'un stratagème que son mépris des hommes lui avait tout à coup
+suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflée
+d'or et d'argent, étant celle d'un homme voluptueux et charitable;
+puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les
+pièces à leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant
+leur fureur était vive; mais peu à peu leurs regards se tournèrent
+vers l'or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus
+leur victime. Voyant qu'il avait attiré leurs yeux et leurs âmes,
+Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule quelques
+pièces d'or et d'argent. Les plus avides se baissèrent pour les
+ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès, lança
+adroitement çà et là les deniers et les drachmes. Au son des pièces de
+métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se
+rua à terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l'envi,
+tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient ce
+spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses
+amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient des champions
+et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils
+excitaient ces misérables comme on fait des chiens qui se battent. Un
+cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme, des acclamations
+s'élevèrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mêmes à
+jeter des pièces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place
+qu'une infinité de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient
+comme les lames d'une mer démontée. Paphnuce était oublié.
+
+Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l'entraîna avec
+Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent
+quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils
+ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste:
+
+--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veut suivre loin
+de nous mon farouche ami.
+
+--Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre avec
+des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants, égoïstes. Je
+suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu.
+J'ai éprouvé que la joie n'était pas la joie et voici que cet homme
+m'enseigne qu'en la douleur est la véritable joie. Je le crois, car il
+possède la vérité.
+
+--Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède les
+vérités. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que
+lui, et n'en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.
+
+Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants:
+
+--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement ridicule,
+ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie à la
+tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais
+tout à l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront
+préparé, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour
+la centième fois, quelque fable milésienne ou quelque traité de
+Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où, t'agenouillant comme un
+chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation
+depuis longtemps mâchées et remâchées, et le soir, tu avaleras des
+raves sans huile. Eh bien! très cher, en accomplissant ces actes,
+dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous deux au même
+sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous
+rechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons une fin
+commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise
+grâce à te donner tort, chère tête, si je me donne raison.
+
+» Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il
+est possible, dans l'abstinence et dans l'austérité que tu ne l'as été
+dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame
+digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obéissant à notre
+nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espèce
+de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés
+contraires qu'il est rarement donné à la même personne de connaître.
+En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l'espèce de
+notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc,
+Thaïs! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de
+ta destinée. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais
+l'inanité; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de
+vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m'enveloppaient
+jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma
+bienfaitrice! adieu, bonté qui s'ignore, vertu mystérieuse, volupté
+des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait
+jamais jetées, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde
+décevant.
+
+Tandis qu'il parlait, une sombre colère couvait dans le coeur du
+moine; elle éclata en imprécations.
+
+--Va-t'en, maudit! Je te méprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer,
+mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l'heure, me
+jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils
+faisaient et la grâce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour
+descendre dans leurs coeurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n'es que
+venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le
+désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de
+blasphèmes qu'il n'en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de
+Satan. Arrière, réprouvé!
+
+Nicias le regardait avec tendresse.
+
+--Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'à
+l'évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton
+amour! Adieu! Thaïs: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton
+souvenir.
+
+Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui
+avoisinent la grande nécropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers
+funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines d'argile,
+peintes de couleurs claires, qui représentent des dieux et des
+déesses, des mimes, des femmes, de petits génies ailés, et qu'on a
+coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-être
+quelques-uns de ces légers simulacres, qu'il voyait là de ses yeux,
+seraient les compagnons de son sommeil éternel; et il lui sembla qu'un
+petit Éros, sa tunique retroussée, riait d'un rire moqueur. L'idée de
+ses funérailles, qu'il voyait par avance, lui était pénible. Pour
+remédier à sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un
+raisonnement:
+
+--Certes, se dit-il, le temps n'a point de réalité. C'est une pure
+illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il
+m'apporter ma mort?... Est-ce à dire que je vivrai éternellement? Non,
+mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera
+jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas
+la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est
+arrivé. Elle existe comme la dernière page d'un livre que je lis et
+que je n'ai pas fini.
+
+Ce raisonnement l'occupa sans l'égayer tout le long de sa route; il
+avait l'âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit les
+rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume en
+l'attendant.
+
+Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Lune et
+suivirent le rivage de la mer.
+
+--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait
+laver tes souillures.
+
+Il lui parlait avec colère et mépris:
+
+--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitué aux païens
+et aux infidèles un corps que l'Éternel avait formé pour s'en faire un
+tabernacle, et tes impuretés sont telles que, maintenant que tu sais
+la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans
+que le dégoût de toi-même ne te soulève le coeur.
+
+Elle le suivait docilement, par d'âpres chemins, sous l'ardent soleil.
+La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais,
+loin d'éprouver cette fausse pitié qui amollit les coeurs profanes,
+Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui
+avait péché. Dans le transport d'un saint zèle, il aurait voulu
+déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage
+éclatant de son infamie. Ses méditations entretenaient sa pieuse
+fureur et, se rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son lit, il
+en forma une idée si abominable que tout son sang reflua vers son
+coeur et que sa poitrine fut près de se rompre. Ses anathèmes,
+étouffés dans sa gorge, firent place à des grincements de dents. Il
+bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la
+regarda jusqu'à l'âme, et lui cracha au visage.
+
+Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant
+il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il
+allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ afin que le
+Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied
+de Thaïs coula sur le sable. Alors, il sentit la fraîcheur d'un
+souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui
+montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se prosterner
+devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient.
+Il murmura cent fois:
+
+--Ma soeur, ma soeur, ma mère, ô très sainte!
+
+Il pria:
+
+--Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang et
+portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu'une anémone miraculeuse
+fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux
+qui verront cette fleur recouvrent la pureté du coeur et des sens! O
+sainte, sainte, très sainte Thaïs!
+
+Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à passer
+sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur
+l'âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Vers le soir, ayant
+rencontré un canal ombragé de beaux arbres, il attacha l'âne au tronc
+d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec
+Thaïs un pain qu'ils mangèrent assaisonné de sel et d'hysope. Ils
+buvaient l'eau fraîche dans le creux de leur main et s'entretenaient
+de choses éternelles. Elle disait:
+
+--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respiré un air si léger, et
+je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.
+
+Paphnuce répondait:
+
+--Vois, c'est le soir, ô ma soeur. Les ombres bleues de la nuit
+couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l'aurore
+les tabernacles de vie; bientôt tu verras s'allumer les roses de
+l'éternel matin.
+
+Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune
+effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et
+des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s'étendait devant
+eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisière
+du sable, des cellules blanches s'élevaient près des palmiers dans
+l'aurore.
+
+--Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie?
+
+--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut où je
+t'enfermerai de mes mains.
+
+Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient
+près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il
+y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes;
+plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur
+elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres méditaient à l'ombre des
+tamaris; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant
+pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles
+n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prière, la contemplation
+et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient
+vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient
+appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient
+voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des
+boucles de cheveux; et il faut croire que c'était malgré elles, car la
+règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande, blanche,
+allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de bois dur.
+Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son
+voile, et dit:
+
+--La paix du Seigneur soit avec toi, vénérâble Albine! J'apporte à la
+ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouvée perdue sur un
+chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et
+réchauffée de mon souffle. Je te la donne.
+
+Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui s'agenouilla devant la
+fille des Césars.
+
+Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard perçant, lui ordonna de
+se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine:
+
+--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.
+
+Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait été conduite à
+la maison du salut et il demanda qu'elle fût d'abord enfermée dans une
+cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pénitente dans une
+cabane restée vide depuis la mort de la vierge Læta qui l'avait
+sanctifiée. Il n'y avait dans l'étroite chambre qu'un lit, une table
+et une cruche, et Thaïs, quand elle posa le pied sur le seuil, fut
+pénétrée d'une joie infinie.
+
+--Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que
+Jésus viendra rompre de ses mains.
+
+Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée d'argile humide, y
+mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des
+fentes de l'huis. Puis, s'étant approché de la fenêtre près de
+laquelle Thaïs se tenait paisible et contente, il tomba à genoux, loua
+par trois fois le Seigneur et s'écria:
+
+--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que
+ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant!
+
+Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'éloigna lentement.
+
+Albine appela une de ses vierges.
+
+--Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui est nécessaire:
+du pain, de l'eau et une flûte à trois trous.
+
+
+
+III
+
+L'EUPHORBE
+
+
+Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, vers
+Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au
+monastère de l'abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses disciples
+s'avancèrent au-devant, de lui avec de grandes démonstrations de joie.
+Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternés à terre,
+baisaient les sandales de l'abbé. Car ils savaient déjà ce que le
+saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines
+recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis
+intéressant la sûreté et la gloire de l'Église. Les nouvelles
+couraient dans le désert avec la rapidité du simoun.
+
+Et tandis que Paphnuce s'enfonçait dans les sables, ses disciples le
+suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui était l'ancien de ses
+frères, saisi tout à coup d'un pieux délire, se mit à chanter un
+cantique inspiré:
+
+ --Jour béni! Voici que notre père nous est rendu!
+
+ » Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prix nous sera
+ compté!
+
+ » Car les vertus du père sont la richesse des enfants et la sainteté
+ de l'abbé embaume toutes les cellules.
+
+ » Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ une nouvelle
+ épouse.
+
+ » Il a changé par son art merveilleux une brebis noire en brebis
+ blanche.
+
+ » Et voici qu'il nous revient chargé de nouveaux mérites.
+
+ » Semblable à l'abeille de l'Arsinoïtide, qu'alourdit le nectar des
+ fleurs.
+
+ » Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter le poids
+ de sa laine abondante.
+
+ » Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile!
+
+Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous à genoux
+et dirent:
+
+--Que notre père nous bénisse et qu'il nous donne à chacun une mesure
+d'huile pour fêter son retour!
+
+Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait: «Quel est cet homme?»
+et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde à
+ce qu'il disait, parce qu'on le savait dépourvu d'intelligence, bien
+que rempli de piété.
+
+L'abbé d'Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea:
+
+--J'ai donc enfin regagné l'asile de mon repos et de ma félicité. Je
+suis donc rentré dans la citadelle de mon contentement. D'où vient que
+ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs
+ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon départ, n'est
+changé dans cette demeure d'élection. Voici ma table et mon lit. Voici
+la tête de momie qui m'inspira tant de fois des pensées salutaires, et
+voici le livre où j'ai si souvent cherché les images de Dieu. Et
+pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laissé. Les choses
+m'apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières, et
+il me semble que je les vois aujourd'hui pour la première fois. En
+regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis taillées de mes
+mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux de papyrus remplis
+des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Après les
+avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hélas! puisqu'en réalité
+rien n'est changé autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que
+j'étais. Je suis un autre. Le mort, c'était moi! Qu'est-il devenu, mon
+Dieu? Qu'a-t-il emporté? Que m'a-t-il laissé? Et qui suis-je?
+
+Et il s'inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa cellule était
+petite, tandis qu'en la considérant par les yeux de la foi, on devait
+l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commençait.
+
+S'étant mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peu de
+joie. Il y avait à peine une heure qu'il était en oraison, quand
+l'image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces à Dieu:
+
+--Jésus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais là ton immense
+bonté: tu veux que je me plaise, m'assure et me rassérène à la vue de
+celle que je t'ai donnée. Tu présentes à mes yeux son sourire
+maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente, sa beauté dont j'ai
+arraché l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle
+que je l'ai ornée et purifiée à ton intention, comme un ami rappelle
+en souriant à son ami le présent agréable qu'il en a reçu. C'est
+pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assuré que sa vision vient
+de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donnée, mon Jésus.
+Garde-la puisqu'elle te plaît et ne souffre pas surtout que ses
+charmes brillent pour d'autres que pour toi.
+
+Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thaïs plus
+distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se
+rendit témoignage, disant:
+
+--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu.
+
+Pourtant, à sa grande surprise, il ne goûtait pas la paix du coeur. Il
+soupirait:
+
+--Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu?
+
+Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cet état de
+tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves. L'image de
+Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point
+parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'était
+l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rêve, les
+cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il
+en cria d'épouvante et se réveilla couvert d'une sueur glacée. Les
+yeux encore cillés par le sommeil, il sentit un souffle humide et
+chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes
+posées au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et
+riait du fond de sa gorge.
+
+Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui sembla qu'une tour
+s'abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa
+confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable de penser; puis,
+ayant recouvré ses esprits, sa méditation ne fit qu'accroître son
+inquiétude.
+
+--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les
+précédentes, vient de Dieu; elle était bonne et c'est ma perversité
+naturelle qui l'a gâtée, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure.
+J'ai, par mon indignité, changé l'édification en scandale, ce dont le
+chacal diabolique a immédiatement tiré un grand avantage. Ou bien
+cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et
+elle était empestée. Et dans ce cas, je doute à présent si les
+précédentes avaient, comme je l'ai cru, une céleste origine. Je suis
+donc incapable d'une sorte de discernement, qui est nécessaire à
+l'ascète. Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je
+sens l'effet sans m'en expliquer la cause.
+
+Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse:
+
+--Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les
+apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi
+connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui
+vient de l'Autre!
+
+Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas
+convenable d'éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute,
+résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution demeura stérile.
+L'absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il
+méditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche idéale était
+précédée par un bruit léger, tel que celui d'une étoffe qu'une femme
+froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que
+n'offrent point les réalités, lesquelles sont par elles-mêmes
+mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui procèdent de la
+solitude, en portent les profonds caractères et présentent une fixité
+puissante. Elle venait à lui sous diverses apparences; tantôt pensive,
+le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue comme au
+banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, semée de fleurs
+d'argent; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voiles légers et
+baignée encore des ombres tièdes de la grotte des Nymphes; tantôt
+pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie céleste; tantôt
+tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa
+poitrine nue, parée du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquiétait
+le plus dans ces visions, c'était que les couronnes, les tuniques, les
+voiles, qu'il avait brûlés de ses propres mains pussent ainsi revenir;
+il lui devenait évident que ces choses avaient une âme impérissable et
+il s'écriait:
+
+--Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent à moi!
+
+Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n'en
+éprouvait que plus d'inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais
+comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tentations, il
+espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.
+
+--Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils,
+c'était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse
+de ce que j'ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mon doux Jésus! mon
+Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantôme accomplisse ce que
+n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomphé de la chair, ne
+souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis exposé
+présentement à des dangers plus grands que ceux que je courus jamais.
+J'éprouve et je sais que le rêve a plus de puissance que la réalité.
+Et comment en pourrait-il être autrement, puisqu'il est lui-même une
+réalité supérieure? Il est l'âme des choses. Platon lui-même, bien
+qu'il ne fût qu'un idolâtre, a reconnu l'existence propre des idées.
+Dans ce banquet des démons où tu m'as accompagné, Seigneur, j'ai
+entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais non point,
+certes, dénués d'intelligence, s'accorder à reconnaître que nous
+percevons dans la solitude, dans la méditation et dans l'extase des
+objets véritables; et ton Écriture, mon Dieu, atteste maintes fois la
+vertu des songes et la force des visions formées, soit par toi, Dieu
+splendide, soit par ton adversaire.
+
+Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu,
+et Dieu ne se hâtait point de l'éclairer. Ses nuits n'étaient plus
+qu'un long rêve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un
+matin, il se réveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, à la
+clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des
+crimes. Thaïs était venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis
+qu'il pleurait, elle s'était glissée dans sa couche. Il ne lui restait
+plus de doutes: l'image de Thaïs était une image impure.
+
+Le coeur soulevé de dégoût, il s'arracha de sa couche souillée et se
+cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures
+coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule.
+Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuce était seul. Le
+fantôme l'avait enfin quitté et son absence même était épouvantable.
+Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein
+d'horreur:
+
+--Comment ne l'ai-je point repoussée? Comment ne me suis-je pas
+arraché de ses bras froids et de ses genoux brûlants?
+
+Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche
+abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons
+n'y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le
+trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le
+seuil, entrèrent à la file et s'allèrent blottir sous le lit. A
+l'heure de vêpres, il en vint un huitième dont l'odeur était infecte.
+Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut
+trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus
+petits à mesure qu'ils se multipliaient et, n'étant pas plus gros que
+des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux,
+ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait
+les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine
+avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.
+
+Pour expier l'abomination de son rêve et fuir les pensées impures,
+Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se
+livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux
+singuliers, à des oeuvres très neuves. Mais avant d'accomplir son
+dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui
+demander conseil.
+
+Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'était au
+déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines
+violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une
+colombe qui s'était posée sur son épaule.
+
+--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce! Admire sa bonté:
+il m'envoie les bêtes qu'il a créées pour que je m'entretienne avec
+elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du
+ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou,
+et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon
+frère, à m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je
+poserai là mon arrosoir et je t'écouterai.
+
+Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses
+jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la
+foule des chacals.
+
+--Ne penses-tu pas, mon père, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans
+le désert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'étonner
+le diable par mes austérités?
+
+--Je ne suis qu'un pauvre pécheur, répondit Palémon, et je connais mal
+les hommes, ayant passé toute ma vie dans ce jardin, avec des
+gazelles, de petits lièvres et des pigeons. Mais il me semble, mon
+frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passé sans ménagement
+des agitations du siècle au calme de la solitude. Ces brusques
+passages ne peuvent que nuire à la santé de l'âme. Il en est de toi,
+mon frère, comme d'un homme qui s'expose presque dans le même temps à
+une grande chaleur et à un grand froid. La toux l'agite et la fièvre
+le tourmente. A ta place, frère Paphnuce, loin de me retirer tout de
+suite dans quelque désert affreux, je prendrais les distractions qui
+conviennent à un moine et à un saint abbé. Je visiterais les
+monastères du voisinage. Il y en a d'admirables, à ce que l'on
+rapporte. Celui de l'abbé Sérapion contient, m'a-t-on dit, mille
+quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divisés en
+autant de légions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure
+même que certains rapports sont observés entre le caractère des moines
+et la figure des lettres qui les désignent et que, par exemple, ceux
+qui sont placés sous le Z ont le caractère tortueux, tandis que les
+légionnaires rangés sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si
+j'étais de toi, mon frère, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je
+n'aurais point de repos que je n'aie contemplé une chose si
+merveilleuse. Je ne manquerais pas d'étudier les constitutions des
+diverses communautés qui sont semées sur les bords du Nil, afin de
+pouvoir les comparer entre elles. Ce sont là des soins convenables à
+un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ouï dire que l'abbé
+Ephrem a rédigé des règles spirituelles d'une grande beauté. Avec sa
+permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile.
+Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumées à manier la bêche,
+n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le
+mince roseau de l'écrivain. Mais toi, mon frère, tu possèdes la
+connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne
+saurait trop admirer une belle écriture. Le travail de copiste et de
+lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensées.
+Frère Paphnuce, que ne mets-tu par écrit les enseignements de Paul et
+d'Antoine, nos pères? Peu à peu tu retrouveras dans ces pieux travaux
+la paix de l'âme et des sens; la solitude redeviendra aimable à ton
+coeur et bientôt tu seras en état de reprendre les travaux ascétiques
+que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il
+ne faut pas attendre un grand bien d'une pénitence excessive. Du temps
+qu'il était parmi nous, notre père Antoine avait coutume de dire:
+«L'excès du jeûne produit la faiblesse et la faiblesse engendre
+l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des
+abstinences indiscrètement prolongées. On peut dire de ceux-ci qu'ils
+se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanimés au
+pouvoir du démon.» Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis
+qu'un ignorant, mais avec la grâce de Dieu, j'ai retenu les propos de
+notre père.
+
+Paphnuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer ses conseils.
+Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petit jardin, il
+se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis
+que la colombe se balançait sur son dos arrondi. A cette vue il fut
+pris de l'envie de pleurer.
+
+En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On
+eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut
+que c'était des myriades de petits chacals. Cette nuit-là, il vit en
+songe une haute colonne de pierre, surmontée d'une figure humaine et
+il entendit une voix qui disait:
+
+--Monte sur cette colonne!
+
+A son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, il
+assembla ses disciples et leur parla de la sorte:
+
+--Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller où Dieu m'envoie.
+Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-même et prenez
+soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu.
+
+Tandis qu'il s'éloignait, ils demeuraient prosternés à terre et, quand
+ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire à l'horizon
+des sables.
+
+Il marcha jour et nuit, jusqu'à ce qu'il eût atteint les ruines de ce
+temple bâti jadis par les idolâtres et dans lequel il avait dormi
+parmi les scorpions et les sirènes lors de son voyage merveilleux. Les
+murs couverts de signes magiques étaient debout. Trente fûts
+gigantesques qui se terminaient en têtes humaines ou en fleurs de
+lotus soutenaient encore d'énormes poutres de pierre. Seule à
+l'extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué son faix
+antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tête d'une
+femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front
+des cornes de vache.
+
+Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait été montrée
+dans son rêve et il l'estima haute de trente-deux coudées. S'étant
+rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle de cette
+hauteur et, quand l'échelle fut appliquée à la colonne, il y monta,
+s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur:
+
+--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puissé-je y
+rester en ta grâce jusqu'à l'heure de ma mort.
+
+Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant à la Providence divine
+et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi
+subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes
+vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau
+fraîche, que les jeunes garçons montèrent jusqu'au faîte de la
+colonne.
+
+Le chapiteau n'était pas assez large pour que le moine pût s'y étendre
+tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croisées et la
+tête contre la poitrine, et le sommeil était pour lui une fatigue plus
+cruelle que la veille. A l'aurore, les éperviers l'effleuraient de
+leurs ailes, et il se réveillait plein d'angoisse et d'épouvante.
+
+Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'échelle, craignait
+Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleil et à la
+pluie, et redoutant qu'il ne vînt à choir pendant son sommeil, cet
+homme pieux établit sur la colonne un toit et une balustrade.
+
+Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se répandait de
+village en village et les laboureurs de la vallée venaient, le
+dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite.
+Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa
+retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent la faveur de
+se bâtir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient
+se ranger en cercle autour du maître qui leur faisait entendre des
+paroles d'édification:
+
+--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petits enfants
+que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair est la source
+et le principe de tous les péchés: ils sortent de lui comme d'un père.
+L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colère et l'envie sont sa
+postérité bien-aimée. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu
+les riches emportés par le vice de luxure qui, semblable à un fleuve à
+la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.
+
+Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d'une telle nouveauté,
+voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuve la
+voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se
+défendre de penser que Dieu l'avait érigé en exemple aux solitaires. A
+sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent point leur surprise;
+s'étant consultés, ils tombèrent d'accord pour blâmer une pénitence si
+extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuce à descendre.
+
+--Un tel genre de vie est contraire à l'usage, disaient-ils; il est
+singulier et hors de toute règle.
+
+Mais Paphnuce leur répondit:
+
+--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les
+travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers comme lui-même?
+C'est par un signe de Dieu que je suis monté ici; c'est un signe de
+Dieu qui m'en fera descendre.
+
+Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux
+disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de l'ermitage
+aérien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hissèrent sur
+les décombres du temple; mais blâmés de leurs frères et vaincus par la
+fatigue, ils renoncèrent bientôt à ces pratiques.
+
+Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient de très loin et
+ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'idée de leur
+vendre de l'eau fraîche et des pastèques. Adossée à la colonne,
+derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous
+une toile à raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A
+l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et
+construisit un four tout à côté, dans l'espoir de vendre des pains et
+des gâteaux aux étrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait
+sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'Égypte
+commençaient à venir, un homme avide de gain éleva un caravansérail
+pour loger les maîtres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs
+mulets. Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs
+du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un
+barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses
+joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et
+de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la
+vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines
+et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontées de l'image
+du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en
+égyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la
+vraie bière de Cilicie._ Sur les murs, sculptés de figures antiques,
+les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons
+fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux
+hôtes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le
+fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une
+patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la
+fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.
+Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, des maçons
+bâtissaient des couvents, des chapelles, des églises. Au bout de six
+mois, une ville était fondée, avec un corps de garde, un tribunal, une
+prison et une école tenue par un vieux scribe aveugle.
+
+Les pèlerins succédaient sans cesse aux pèlerins. Les évêques et les
+chorévêques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche
+d'Antioche, qui se trouvait alors en Égypte, vint avec tout son
+clergé. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite
+et les chefs des Églises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase,
+le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbés Ephrém et
+Sérapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premières
+défiances. Paphnuce leur répondit:
+
+--Sachez, mes frères, que la pénitence que j'endure est à peine égale
+aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et la force
+m'étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, du haut du
+socle où Dieu m'a porté, je vois les êtres humains s'agiter comme des
+fourmis. Mais à le considérer en dedans, l'homme est immense: il est
+grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'étend devant
+moi, ces monastères, ces hôtelleries, ces barques sur le fleuve, ces
+villages, et ce que je découvre au loin de champs, de canaux, de
+sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est
+en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des déserts
+illimités. Et le mal, le mal et la mort, étendus sur cette immensité,
+la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis à moi seul un
+univers de pensées mauvaises.
+
+Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était en lui.
+
+Le septième mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Saïs des
+femmes, qui longtemps stériles, espéraient obtenir des enfants par
+l'intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Elles
+frottaient contre la pierre leurs ventres inféconds. Puis ce furent, à
+perte de vue, des chariots, des litières, des brancards qui
+s'arrêtaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en
+sortait des malades effrayants à voir. Des mères présentaient à
+Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membres étaient retournés, les
+yeux révulsés, la bouche écumeuse et la voix rauque. Il imposait sur
+eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allongés, et
+levaient vers lui, au hasard, leur face percée de deux trous
+sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilité pesante, la
+maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des
+boiteux lui présentaient leur pied-bot; des cancéreuses prenant leur
+poitrine à deux mains, découvraient devant lui leur sein dévoré par
+l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient déposer à
+terre, et il semblait qu'on déchargeât des outres. Il les bénissait.
+Des Nubiens, atteints de la lèpre éléphantine, avançaient d'un pas
+lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanimé.
+Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civière
+une jeune fille d'Aphroditopolis qui, après avoir vomi du sang,
+dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses
+parents, qui la croyaient morte, avaient posé une palme sur sa
+poitrine. Paphnuce, ayant prié Dieu, la jeune fille souleva la tête et
+ouvrit les yeux.
+
+Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par le saint, les
+malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin,
+accouraient de toutes les parties d'Égypte en légions innombrables.
+Dès qu'ils apercevaient la stèle, ils étaient saisis de convulsions,
+se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose à
+peine croyable! les assistants, agités à leur tour par un violent
+délire, imitaient les contorsions des épileptiques. Moines et
+pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, se débattaient pêle-mêle, les
+membres tordus, la bouche écumeuse, avalant de la terre à poignée et
+prophétisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson
+lui secouer les membres et criait vers Dieu:
+
+--Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes les impuretés
+de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de
+mauvais esprits.
+
+Chaque fois qu'un malade s'en allait guéri, les assistants
+l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de répéter:
+
+--Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé.
+
+Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonne miraculeuse;
+des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images
+votives. Des Grecs y traçaient des distiques ingénieux, et comme
+chaque pèlerin venait y graver son nom, la pierre fut bientôt couverte
+à hauteur d'homme d'une infinité de caractères latins, grecs, coptes,
+puniques, hébreux, syriaques et magiques.
+
+Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité du miracle
+une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au
+temps des mystères antiques. On voyait se mêler, se confondre sur une
+vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes,
+le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux
+longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des
+Barbares et les tuniques lamées d'or des courtisanes. Des femmes
+voilées passaient sur leur âne, précédées d'eunuques noirs qui leur
+frayaient un chemin à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un
+tapis à terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec
+élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de
+serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes.
+Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait,
+grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes,
+les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et
+le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de
+l'Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique,
+les glapissements des mendiants qui répétaient d'antiques chansons de
+harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des
+marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un
+vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des
+petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes
+fraîches.
+
+Et tous ces êtres divers s'étouffaient sous le ciel blanc, dans un air
+épais, chargé du parfum des femmes, de l'odeur des nègres, de la fumée
+des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à
+des bergers pour les brûler devant le saint.
+
+La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des
+lanternes, et ce n'étaient plus qu'ombres rouges et formes noires.
+Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le
+visage éclairé par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou
+enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia
+et puis se changea lui-même en arbre. Il faisait de grands gestes, que
+son ombre répétait avec des déformations risibles, et l'auditoire
+émerveillé poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les
+buveurs, couchés sur des divans, demandaient de la bière et du vin.
+Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, représentaient devant
+eux des scènes religieuses et lascives. A l'écart, des jeunes hommes
+jouaient aux dés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans
+l'ombre les prostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées,
+s'élevait l'immuable colonne; la tête aux cornes de vache regardait
+dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et
+la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable à l'épaule
+nue d'une déesse. Les collines ruissellent de lumière et d'azur, et
+Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des
+eaux, parmi les saphirs de la nuit.
+
+Les jours s'écoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand
+vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant à travers les fentes
+de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent
+incapables de mouvement. Brûlée par le soleil, rougie par la rosée, sa
+peau se fendait; de larges ulcères dévoraient ses bras et ses jambes.
+Mais le désir de Thaïs le consumait intérieurement et il criait:
+
+--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des
+pensées immondes! Encore de monstrueux désirs! Seigneur, fais passer
+en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est
+faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les péchés du monde,
+comme je l'ai entendu dire à certain forgeron d'impostures, cette
+fable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd'hui
+l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent
+dans l'âme des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les
+âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange que n'en contint
+jamais l'âme d'un pécheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu,
+d'avoir fait de moi l'égout de l'univers.
+
+Mais voici qu'une grande rumeur s'éleva un jour dans la ville sainte
+et monta jusqu'aux oreilles de l'ascète: un très grand personnage, un
+homme des plus illustres, le préfet de la flotte d'Alexandrie, Lucius
+Aurélius Cotta va venir, il vient, il approche!
+
+La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les
+canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieurs reprises le
+désir de voir le stylite et la nouvelle ville, à laquelle on donnait
+le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve
+tout couvert de voiles. A bord d'une galère dorée et tendue de
+pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied à terre et
+s'avança accompagné d'un secrétaire, qui portait ses tablettes, et
+d'Aristée, son médecin, avec qui il aimait à converser.
+
+Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge se remplissait
+de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne,
+il s'arrêta et se mit à examiner le stylite en s'épongeant le front
+avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait
+beaucoup observé dans ses longs voyages. Il aimait à se souvenir et
+méditait d'écrire, après l'histoire punique, un livre des choses
+singulières qu'il avait vues. Il semblait s'intéresser beaucoup au
+spectacle qui s'offrait à lui.
+
+--Voilà qui est étrange! disait-il tout suant et soufflant. Et,
+circonstance digne d'être rapportée, cet homme est mon hôte. Oui, ce
+moine vint souper chez moi l'an passé; après quoi il enleva une
+comédienne.
+
+Et, se tournant vers son secrétaire:
+
+--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la
+colonne, sans oublier la forme du chapiteau.
+
+Puis, s'épongeant le front de nouveau:
+
+--Des personnes dignes de foi m'ont assuré, que depuis un an qu'il est
+monté sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quittée un moment.
+Aristée, cela est-il possible?
+
+--Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée, et ce
+serait impossible à un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu
+pas, Lucius, que parfois les maladies de l'âme et du corps
+communiquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que ne possèdent
+pas les hommes bien portants. Et, à vrai dire, il n'y a réellement ni
+bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des états différents des
+organes. A force d'étudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis
+arrivé à les considérer comme les formes nécessaires de la vie. Je
+prends plus de plaisir à les étudier qu'à les combattre. Il y en a
+qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un
+désordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle
+chose qu'une fièvre quarte! Parfois certaines affections du corps
+déterminent une exaltation subite des facultés de l'esprit. Tu connais
+Créon. Enfant, il était bègue et stupide. Mais s'étant fendu le crâne
+en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu
+sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe caché.
+D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te
+semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent
+garder une entière immobilité, non point seulement le long d'une
+année, mais durant vingt, trente et quarante ans.
+
+--Par Jupiter! s'écria Cotta, voilà une grande aberration! Car l'homme
+est né pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il
+est commis au préjudice de l'État. Je ne sais trop à quelle croyance
+rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la
+rattacher à certains cultes asiatiques. Du temps que j'étais
+gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus érigés sur les propylées de
+la ville d'Héra. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant
+sept jours. Le peuple est persuadé que cet homme, conversant avec les
+dieux, obtient de leur providence la prospérité de la Syrie. Cette
+coutume me parut dénuée de raison; toutefois, je ne fis rien pour la
+détruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir
+les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il
+n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir
+est de donner satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou
+mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps, des lieux et
+des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre
+révolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est
+justement détesté. D'ailleurs, comment s'élever au-dessus des
+superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolérant?
+Aristée, je suis d'avis qu'on laisse ce néphélococcygien en paix dans
+les airs, exposé seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en
+le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me
+rendant compte de ses pensées et de ses croyances.
+
+Il souffla, toussa, posa la main sur l'épaule de son secrétaire:
+
+--Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il est
+recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes.
+Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinités
+génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l'interroger lui-même.
+
+Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux pour n'être point
+aveuglé par le soleil, il enfla sa voix:
+
+--Holà! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hôte, réponds-moi.
+Que fais-tu là-haut? Pourquoi y es-tu monté et pourquoi y demeures-tu?
+Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique?
+
+Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna pas lui
+faire de réponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit:
+
+--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les péchés du monde et
+guérit les maladies.
+
+--Par Jupiter! tu l'entends, Aristée, s'écria Cotta. Le
+néphélococcygien exerce, comme toi, la médecine! Que dis-tu d'un
+confrère si élevé?
+
+Aristée secoua la tête:
+
+--Il est possible qu'il guérisse mieux que je ne fais moi-même
+certaines maladies, telles, par exemple, que l'épilepsie, nommée
+vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient également
+divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal
+est en partie dans l'imagination et tu reconnaîtras, Lucius, que ce
+moine ainsi juché sur cette tête de déesse frappe l'imagination des
+malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbé dans mon
+officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces,
+Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science.
+
+--Lesquelles? demanda Cotta.
+
+--L'ignorance et la folie, répondit Aristée.
+
+--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en
+ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un écrivain habile
+raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares
+ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave
+et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou
+plutôt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes à
+Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi.
+
+Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de bouche en
+bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparable
+splendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les
+ornèrent et les transformèrent, et l'on contait que le saint, du haut
+de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foi des
+apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient aux dernières
+paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré; dans leur bouche le
+souper auquel ce personnage avait convié l'ascète devenait une sainte
+communion, des agapes spirituelles, un banquet céleste. On
+enrichissait le récit de cette rencontre de circonstances
+merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les
+premiers. On disait qu'au moment où Cotta, après une longue dispute,
+avait confessé la vérité, un ange était venu du ciel essuyer la sueur
+de son front. On ajoutait que le médecin et le secrétaire du préfet de
+la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle étant
+notoire, les diacres des principales églises de Lybie en rédigèrent
+les actes authentiques. On peut dire sans exagération que, dès lors,
+le monde entier fut saisi du désir de voir Paphnuce, et qu'en Occident
+comme en Orient, tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards
+éblouis. Les plus illustres cités d'Italie lui envoyèrent des
+ambassadeurs, et le césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait
+l'orthodoxie chrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui
+remirent avec un grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville
+éclose à ses pieds dormait dans la rosée, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole.
+Dieu t'a suscité pour sa gloire. Il t'a choisi pour opérer des
+miracles, guérir les malades, convertir les païens, éclairer les
+pécheurs, confondre les ariens et rétablir la paix de l'Église.
+
+Paphnuce répondit:
+
+--Que la volonté de Dieu soit faite!
+
+La voix reprit:
+
+--Lève-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance,
+qui, loin d'imiter la sagesse de son frère Constant, favorise l'erreur
+d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi
+et tes sandales résonneront sur le pavé d'or des basiliques, devant le
+trône des Césars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de
+Constantin. Tu régneras sur l'Église pacifiée et puissante; et, de
+même que l'âme conduit le corps, l'Église gouvernera l'empire. Tu
+seras placé au-dessus des sénateurs, des comtes et des patrices. Tu
+feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux
+Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera
+l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au
+patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire,
+le baisera comme la relique d'un saint. Va!
+
+Paphnuce répondit:
+
+--Que la volonté de Dieu soit accomplie!
+
+Et, faisant effort pour se mettre debout, il se préparait à descendre.
+Mais la voix, devinant sa pensée, lui dit:
+
+--Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agir comme
+un homme ordinaire et méconnaître les dons qui sont en toi. Mesure
+mieux ta puissance, angélique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es
+doit voler dans les airs. Saute; les anges sont là pour te soutenir.
+Saute donc!
+
+Paphnuce répondit:
+
+--Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans les cieux!
+
+Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenaillées d'un
+grand oiseau malade, il allait s'élancer, quand tout à coup un
+ricanement hideux résonna à son oreille. Épouvanté, il demanda:
+
+--Qui donc rit ainsi?
+
+--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au début de notre
+amitié; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Très cher,
+c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te témoigner toute ma
+satisfaction de la docilité avec laquelle tu accomplis mes désirs.
+Paphnuce, je suis content de toi!
+
+Paphnuce murmura d'une voix étranglée par la peur:
+
+--Arrière, arrière! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jésus sur
+le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde.
+
+Il retomba consterné sur la pierre.
+
+--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tôt? songeait-il. Plus misérable
+que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui espèrent en moi,
+j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dépravé que les
+maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne
+distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu
+jusqu'au discernement du nouveau-né qui pleure quand on le tire du
+sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maître, de la
+plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables.
+Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce
+faîte, la luxure et l'orgueil y montaient à mon côté. Ce n'est pas la
+grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne
+en subit de pareilles; et je veux bien que leurs épées transpercent ma
+chair sous le regard des anges. J'en suis arrivé même à chérir mes
+tortures, mais Dieu se tait et son silence m'étonne. Il me quitte, moi
+qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence.
+Il me fuit. Je veux courir après lui. Cette pierre me brûle les pieds.
+Vite, partons, rattrapons Dieu.
+
+Aussitôt il saisit l'échelle qui demeurait appuyée à la colonne, y
+posa les pieds et, ayant franchi un échelon, il se trouva face à face
+avec la tête de la bête: elle souriait étrangement. Il lui fut certain
+alors que ce qu'il avait pris pour le siège de son repos et de sa
+gloire n'était que l'instrument diabolique de son trouble et de sa
+damnation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol.
+Ses pieds avaient oublié la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur
+lui l'ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir. Tout
+dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de
+cabarets, d'hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une
+ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le
+poursuivait en aboyant, ne s'arrêta qu'aux premiers sables du désert.
+Et Paphnuce s'en alla par la contrée où il n'y a de route que la piste
+des bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par
+les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa
+fuite désolée.
+
+Enfin, près d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant
+pas encore si Dieu était loin, il découvrit une ville muette qui
+s'étendait à droite et à gauche et s'allait perdre dans la pourpre de
+l'horizon. Les demeures, largement isolées et pareilles les unes aux
+autres, ressemblaient à des pyramides coupées à la moitié de leur
+hauteur. C'étaient des tombeaux. Les portes en étaient brisées et l'on
+voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hyènes et des loups
+qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le
+seuil, dépouillés par les brigands et rongés par les bêtes. Ayant
+traversé cette ville funèbre, Paphnuce tomba exténué devant un tombeau
+qui s'élevait à l'écart près d'une source couronnée de palmiers. Ce
+tombeau était très orné et, comme il n'avait plus de porte, on
+apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des
+serpents.
+
+--Voilà, soupira-t-il, ma demeure d'élection, le tabernacle de mon
+repentir et de ma pénitence.
+
+Il s'y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosterné sur la
+dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla à la
+fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes
+et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce
+genre de vie était bon, il en fit la règle de son existence. Depuis le
+matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre.
+
+Or, un jour qu'il était ainsi prosterné, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Regarde ces images afin de t'instruire.
+
+Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre des
+peintures qui représentaient des scènes riantes et familières. C'était
+un ouvrage très ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y
+remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs
+joues étaient toutes gonflées; d'autres plumaient des oies ou
+faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin
+un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percée de flèches.
+Là, des paysans s'occupaient aux semailles, à la moisson, à la
+récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flûtes
+et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus
+brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés. Sa robe transparente
+laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche
+étaient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourné
+de profil. Et cette figure était exquise. Paphnuce l'ayant considérée
+baissa les yeux et répondit à la voix:
+
+--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles
+représentent les journées terrestres de l'idolâtre dont le corps
+repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de
+basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgré leurs
+vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanité!...
+
+--Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et
+tu n'auras pas vécu.
+
+A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix
+lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues
+paupières, le regardait fixement. A son tour elle parla:
+
+--Vois: je suis mystérieuse et belle. Aime-moi; épuise dans mes bras
+l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux
+m'échapper: je suis la beauté de la femme. Où penses-tu me fuir,
+insensé? Tu retrouveras mon image dans l'éclat des fleurs et dans la
+grâce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des
+gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles
+clartés de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en
+toi-même. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entouré de
+bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a pressée sur son coeur. Il
+y a mille ans qu'il a reçu le dernier baiser de ma bouche, et son
+sommeil en est encore parfumé. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment
+ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de
+Thaïs. Tu es un moine instruit et très avancé dans la connaissance des
+choses. Tu as voyagé, et c'est en voyage qu'on apprend le plus.
+Souvent une journée qu'on passe dehors apporte plus de nouveautés que
+dix années pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans
+avoir entendu dire que Thaïs a vécu jadis dans Sparte sous le nom
+d'Hélène. Elle eut dans Thèbes Hécatompyle une autre existence. Et
+Thaïs de Thèbes, c'était moi. Comment ne l'as-tu pas deviné? J'ai
+pris, vivante, ma large part des péchés du monde, et maintenant
+réduite ici à l'état d'ombre, je suis encore très capable de prendre
+tes péchés, moine bien-aimé. D'où vient ta surprise? Il était pourtant
+certain que partout où tu irais, tu retrouverais Thaïs.
+
+Il se frappait le front contre la dalle et criait d'épouvante. Et
+chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et
+parlait d'une voix claire, mêlée de souffles frais. Et, comme le saint
+homme résistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci:
+
+--Aime-moi; cède, ami. Tant que tu me résisteras, je te tourmenterai.
+Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai,
+s'il le faut, que tu sois mort. Étant magicienne, je saurai faire
+entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et
+qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demandé en vain. Et songe,
+Paphnuce, à l'étrangeté de ta situation, quand ton âme bienheureuse
+verra du haut du ciel son propre corps se livrer au péché. Dieu, qui a
+promis de te rendre ce corps après le jugement dernier et la
+consommation des siècles, sera lui-même fort embarrassé! Comment
+pourra-t-il installer dans la gloire céleste une forme humaine habitée
+par un diable et gardée par une sorcière? Tu n'as pas songé à cette
+difficulté. Dieu non plus, peut-être. Entre nous, il n'est pas bien
+subtil. La plus simple magicienne le trompe aisément, et s'il n'avait
+ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui
+tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux
+serpent, son adversaire. Celui-là est un merveilleux artiste. Je ne
+suis si belle que parce qu'il a travaillé à ma parure. C'est lui qui
+m'a enseigné à natter mes cheveux et à me faire des doigts de rose et
+des ongles d'agate. Tu l'as trop méconnu. Quand tu es venu te loger
+dans ce tombeau, tu as chassé du pied les serpents qui y habitaient,
+sans t'inquiéter de savoir s'ils étaient de sa famille, et tu as
+écrasé leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis
+une méchante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il
+était musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voilà brouillé avec la
+science et la beauté; tu es tout à fait misérable, et Iaveh ne vient
+point à ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. Étant aussi
+grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par
+impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la création serait
+bousculée. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.
+
+Paphnuce n'ignorait pas les prodiges opérés par les arts magiques. Il
+songeait dans sa grande inquiétude:
+
+--Peut-être le mort enseveli à mes pieds sait-il les paroles écrites
+dans ce livre mystérieux, qui demeure caché non loin d'ici au fond
+d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant
+la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumière du soleil et
+le sourire des femmes.
+
+Sa peur était que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre,
+comme de leur vivant, et qu'il les vît s'unir. Parfois, il croyait
+entendre le souffle léger des baisers.
+
+Tout lui était trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il
+craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se
+tenait prosterné selon sa coutume, une voix inconnue lui dit:
+
+--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si
+je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'épouvanté. Il y a des
+hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des
+hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des
+hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mâles. Il y a
+des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des
+hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine.
+De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit mort pour le salut de ces
+hommes?
+
+Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumière une
+large chaussée, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussée,
+Aristobule et Chéréas passaient au galop de leurs chevaux syriens et
+l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes
+hommes. Sous un portique Callicrate déclamait des vers; l'orgueil
+satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le
+jardin, Zénothémis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent
+aux ailes d'azur. Vêtu de blanc et coiffé d'une mitre étincelante,
+Hermodore méditait sous un perséa sacré, qui portait, en guise de
+fleurs, de petites têtes au pur profil, coiffées, comme les déesses
+des Égyptiens, de vautours, d'éperviers ou du disque brillant de la
+lune; tandis qu'à l'écart au bord d'une fontaine, Nicias étudiait sur
+une sphère armillaire le mouvement harmonieux des astres.
+
+Puis une femme voilée s'approcha du moine tenant à la main un rameau
+de myrte. Et elle lui dit:
+
+--Regarde. Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent
+l'infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grande pensée.
+Mais par cela seul qu'ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux
+et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à
+l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu.
+Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est
+permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu
+serais!
+
+Et la vision s'évanouit.
+
+C'est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans
+son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude
+de ce tombeau était plus peuplée qu'un carrefour de grande ville. Les
+démons y poussaient de grands éclats de rire, et des millions de
+larves, d'empuses, de lémures y accomplissaient le simulacre de tous
+les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des
+satyres mêlés à des faunesses dansaient autour de lui et
+l'entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le
+craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscènes
+et de coups. Un jour un diable, qui n'était pas plus haut que le bras,
+lui vola la corde dont il se ceignait les reins.
+
+Il songeait:
+
+--Pensée, où m'as-tu conduit?
+
+Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à son esprit
+le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, des bananiers aux
+larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des
+tiges qu'il porta dans le tombeau. Là, il les broya sous une pierre et
+les réduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux
+cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle
+qu'un diable lui avait volée. Les démons en éprouvèrent quelque
+contrariété: ils cessèrent leur vacarme et la joueuse de cinnor
+elle-même, renonçant à la magie, resta tranquille sur la paroi peinte.
+Paphnuce, tout en écrasant les tiges des bananiers, rassurait son
+courage et sa foi.
+
+--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant
+à l'âme, elle a gardé l'espérance. En vain les diables, en vain cette
+damnée voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur
+répondrai par la bouche de l'apôtre Jean: «Au commencement était le
+Verbe et le Verbe était Dieu.» C'est ce que je crois fermement, et si
+ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et,
+pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le
+croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la
+vie, et c'est la foi seule qui sauve.
+
+Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, et chaque
+matin, il prenait soin de les retourner pour les empêcher de pourrir,
+et il se réjouissait de sentir renaître en lui la simplicité de
+l'enfance. Quand il eut tissé sa corde, il coupa des roseaux pour en
+faire des nattes et des corbeilles. La chambre sépulcrale ressemblait
+à l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisément du travail à
+la prière. Pourtant Dieu ne lui était pas favorable, car une nuit il
+fut réveillé par une voix qui le glaça d'horreur; il avait deviné que
+c'était celle du mort.
+
+La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement léger:
+
+--Hélène! Hélène! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme,
+dont la bouche effleurait l'oreille du moine, répondit:
+
+--Ami, je ne puis me lever: un homme est couché sur moi.
+
+Tout à coup, Paphnuce s'aperçut que sa joue reposait sur le sein d'une
+femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dégagée à demi, soulevait
+sa poitrine. Alors il étreignit désespérément cette fleur de chair
+tiède et parfumée et, consumé du désir de la damnation, il cria:
+
+--Reste, reste, mon ciel!
+
+Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons
+de la lune argentaient son sourire.
+
+--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit à un
+amoureux doué d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as péché. Que
+te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle.
+
+Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une
+prière plus douce qu'une plainte:
+
+--Jésus, mon Jésus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger où je
+suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton père ne m'aime
+plus, puisqu'il ne m'écoute pas, songe que je n'ai que toi. De lui à
+moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me
+plaindre. Mais toi, tu es né d'une femme et c'est pourquoi j'espère en
+toi. Souviens-toi que tu as été homme. Je t'implore, non parce que tu
+es Dieu de Dieu, lumière de lumière, Dieu vrai du Dieu vrai, mais
+parce que tu vécus pauvre et faible, sur cette terre où je souffre,
+parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie
+glaça ton front. C'est ton humanité que je prie, mon Jésus, mon frère
+Jésus!
+
+Après qu'il eut prié ainsi, en se tordant les mains, un formidable
+éclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voix qui avait
+résonné sur le faîte de la colonne dit en ricanant:
+
+--Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l'hérétique. Paphnuce
+est arien! Paphnuce est arien!
+
+Comme frappé de la foudre le moine tomba inanimé.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revêtus
+de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et
+récitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des
+palmes.
+
+--Comme nous traversions le désert, dit l'un d'eux, nous avons entendu
+des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t'avons vu gisant
+inerte sur la dalle. Sans doute des démons t'avaient terrassé et ils
+se sont enfuis à notre approche.
+
+Paphnuce, soulevant la tête, demanda d'une voix faible:
+
+--Mes frères, qui êtes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans
+vos mains? N'est-point en vue de ma sépulture?
+
+Il lui fut répondu:
+
+--Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinq ans,
+et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où il s'était
+retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme. Nous nous
+rendons avec des palmes au-devant de notre père spirituel. Mais toi,
+frère, comment ignores-tu un si grand événement? Est-il possible qu'un
+ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau.
+
+--Hélas! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une telle grâce, et les
+seuls hôtes de cette demeure sont des démons et des vampires. Priez
+pour moi! Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, le plus misérable des
+serviteurs de Dieu.
+
+Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des
+louanges. Celui qui avait déjà pris la parole s'écria avec admiration:
+
+--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels
+travaux qu'on doute s'il n'égalera pas un jour le grand Antoine
+lui-même. Très vénérable, c'est toi qui as converti à Dieu la
+courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par
+les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle,
+virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient
+d'une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des
+hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long
+gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton
+disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des
+moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le
+sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en rêve emporté par
+des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait
+pu échappera la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu
+vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi,
+afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras
+les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise.
+
+--Loin de m'avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce, le
+Seigneur m'a éprouvé par d'effroyables tentations. Je n'ai point été
+ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est élevée à mes yeux
+et elle a marché devant moi. J'ai vécu dans un songe. Hors de Dieu
+tout est rêve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu
+d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'armée de l'erreur
+était innombrable. Elle me poursuit et je suis environné d'épées.
+
+Zozime répondit:
+
+--Vénérable père, il faut considérer que les saints et spécialement
+les saints solitaires subissent de terribles épreuves. Si tu n'as pas
+été porté au ciel dans les bras des séraphins, il est certain que le
+Seigneur a accordé cette grâce à ton image, puisque Flavien, les
+moines et le peuple ont été témoins de ton ravissement.
+
+Cependant Paphnuce résolut d'aller recevoir la bénédiction d'Antoine.
+
+--Frère Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons
+au-devant de notre père.
+
+--Allons! répliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui
+sont les soldats par excellence. Toi et moi, étant abbés, nous
+marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes.
+
+Ils se mirent en marche et Paphnuce disait:
+
+--Dieu est l'unité, car il est la vérité qui est une. Le monde est
+divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se détourner de tous les
+spectacles de la nature, même des plus innocents en apparence. Leur
+diversité qui les rend agréables est le signe qu'ils sont mauvais.
+C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux
+dormantes sans que mon âme se voile de mélancolie. Tout ce que
+perçoivent les sens est détestable. Le moindre grain de sable apporte
+un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le composé de
+toutes les tentations éparses dans l'air léger, sur la terre fleurie,
+dans les eaux claires. Heureux celui dont l'âme est un vase scellé!
+Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend
+rien du monde afin de comprendre Dieu!
+
+Zozime, ayant médité ces paroles, y répondit de la sorte:
+
+--Père vénérable, il convient que je t'avoue mes péchés, puisque tu
+m'as montré ton âme. Ainsi nous nous confesserons l'un à l'autre,
+selon l'usage apostolique. Avant que d'être moine, j'ai mené dans le
+siècle une vie abominable. A Madaura, ville célèbre par ses
+courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je
+soupais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses de flûte, et
+je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que
+toi n'imaginerait jamais jusqu'où m'emportait la fureur de mes désirs.
+Il me suffira de te dire qu'elle n'épargnait ni les matrones ni les
+religieuses et se répandait en adultères et en sacrilèges. J'excitais
+par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le
+plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'étais chrétien et je gardais,
+dans mes égarements, ma foi en Jésus crucifié. Ayant dévoré mes biens
+en débauches, je ressentais déjà les premières atteintes de la
+pauvreté, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir
+dépérir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le
+soutenaient plus; ses mains inquiètes refusaient de le servir; ses
+yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que
+d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps,
+sommeillait. Car pour le châtier d'avoir vécu comme les bêtes, Dieu
+l'avait changé en bête. La perte de mes biens m'avait déjà inspiré des
+réflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus précieux
+encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le
+monde et me retirai dans le désert. J'y goûte depuis vingt ans une
+paix que rien n'a troublée. J'exerce avec mes moines les professions
+de tisserand, d'architecte, de charpentier et même de scribe, quoique,
+à vrai dire, j'aie peu de goût pour l'écriture, ayant toujours à la
+pensée préféré l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits
+sont sans rêves, et j'estime que la grâce du Seigneur est en moi parce
+qu'au milieu des péchés les plus horribles j'ai toujours gardé
+l'espérance.
+
+En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura:
+
+--Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère, ce
+sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes de moi, qui
+ai toujours observé tes commandements! Que ta justice est obscure, ô
+mon Dieu! et que tes voies sont impénétrables!
+
+Zozime étendit les bras:
+
+--Regarde, père vénérable: on dirait des deux côtés de l'horizon, des
+files noires de fourmis émigrantes. Ce sont nos frères qui vont, comme
+nous, au-devant d'Antoine.
+
+Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils découvrirent un
+spectacle magnifique. L'armée des religieux s'étendait sur trois rangs
+en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du
+désert, la crosse à la main, et leurs barbes pendaient jusqu'à terre.
+Les moines, gouvernés par les abbés Ephrem et Sérapion, ainsi que tous
+les cénobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrière eux
+apparaissaient les ascètes venus des rochers lointains. Les uns
+portaient sur leurs corps noircis et desséchés d'informes lambeaux,
+d'autres n'avaient pour vêtements que des roseaux liés en botte avec
+des viornes. Plusieurs étaient nus, mais Dieu les avait couverts d'un
+poil épais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous à la main une
+palme verte; l'on eût dit un arc-en-ciel d'émeraude et ils étaient
+comparables aux choeurs des élus, aux murailles vivantes de la cité de
+Dieu.
+
+Il régnait dans l'assemblée un ordre si parfait que Paphnuce trouva
+sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça près d'eux, après
+avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer
+inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout à coup s'éleva
+une immense clameur:
+
+--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voilà le grand saint!
+voilà celui contre lequel l'enfer n'a point prévalu, le bien-aimé de
+Dieu! Notre père Antoine!
+
+Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrent dans
+le sable.
+
+Du faîte d'une colline, dans l'immensité déserte, Antoine s'avançait
+soutenu par ses disciplines bien-aimés, Macaire et Amathas. Il
+marchait à pas lents, mais sa taille était droite encore et l'on
+sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche
+s'étalait sur sa large poitrine, son crâne poli jetait des rayons de
+lumière comme le front de Moïse. Ses yeux avaient le regard de
+l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il
+leva, pour bénir son peuple, ses bras fatigués par un siècle de
+travaux inouïs, et sa voix jeta ses derniers éclats dans cette parole
+d'amour:
+
+--Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont aimables,
+ô Israël!
+
+Aussitôt, d'un bout à l'autre de la muraille animée, retentit comme un
+grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui
+craint le Seigneur_.
+
+Cependant, accompagné de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les
+rangs des anciens, des anachorètes et des cénobites. Ce voyant, qui
+avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher,
+avait gouverné l'Église chrétienne, ce saint qui avait soutenu la foi
+des martyrs aux jours de l'épreuve suprême, ce docteur dont
+l'éloquence avait foudroyé l'hérésie, parlait tendrement à chacun de
+ses fils et leur faisait des adieux familiers, à la veille de sa mort
+bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise.
+
+Il disait aux abbés Ephrem et Sérapion:
+
+--Vous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous deux
+d'illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel d'une
+armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques
+de ses milices.
+
+Apercevant le vieillard Palémon, il l'embrassa et dit:
+
+--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son âme répand un
+parfum aussi suave que la fleur des fèves qu'il sème chaque année.
+
+A l'abbé Zozime il parla de la sorte:
+
+--Tu n'as pas désespéré de la bonté divine, c'est pourquoi la paix du
+Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta
+corruption.
+
+Il tenait à tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il
+disait:
+
+--L'apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillards assis,
+vêtus de robes blanches et la tête couronnée.
+
+Aux jeunes hommes:
+
+--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.
+
+C'est ainsi que, parcourant le front de son armée filiale, il semait
+les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba à genoux,
+déchiré entre la crainte et l'espérance.
+
+--Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, mon père! viens à
+mon secours, car je péris. J'ai donné à Dieu l'âme de Thaïs, j'ai
+habité le faîte d'une colonne et la chambre d'un sépulcre. Mon front,
+sans cesse prosterné, est devenu calleux comme le genou d'un chameau.
+Et pourtant Dieu s'est retiré de moi. Bénis-moi, mon père, et je serai
+sauvé; secoue l'hysope et je serai lavé et je brillerai comme la
+neige.
+
+Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d'Antinoé ce regard
+dont nul ne pouvait soutenir l'éclat. Ayant arrêté sa vue sur Paul,
+qu'on nommait le Simple, il le considéra longtemps puis il lui fit
+signe d'approcher. Comme ils s'étonnaient tous que le saint s'adressât
+à un homme privé de sens, Antoine dit:
+
+--Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu'à aucun de vous. Lève
+les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.
+
+Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se
+délia.
+
+--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures de pourpre et
+d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune
+âme n'en approche, sinon l'élue à qui le lit est destiné.
+
+Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification, Paphnuce
+rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et
+d'écouter le Simple qui murmurait dans l'extase:
+
+--Les trois vierges me parlent; elles me disent: «Une sainte est près
+de quitter la terre; Thaïs d'Alexandrie va mourir. Et nous avons
+dressé le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la
+Crainte et l'Amour.»
+
+Antoine demanda:
+
+--Doux enfant, que vois-tu encore?
+
+Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, du couchant au
+levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l'abbé d'Antinoé. Une
+sainte épouvante pâlit son visage, et ses prunelles reflétèrent des
+flammes invisibles.
+
+--Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie, s'apprêtent
+à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d'une tour, d'une femme et
+d'un mage. Tous trois portent leur nom marqué au fer rouge; le premier
+sur le front, le second sur le ventre, le troisième sur la poitrine,
+et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu.
+
+Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra
+dans sa simplicité.
+
+Et comme les moines d'Antinoé regardaient Antoine avec inquiétude, le
+saint prononça ces seuls mots:
+
+--Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devons l'adorer
+et nous taire.
+
+Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l'horizon,
+l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, démesurément grandie par une
+faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sans fin, en
+signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les
+hommes.
+
+Debout mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette
+parole unique emplissait ses oreilles: «Thaïs va mourir!» Une telle
+pensée ne lui était jamais venue. Vingt ans, il avait contemplé une
+tête de momie et voici que l'idée que la mort éteindrait les yeux de
+Thaïs l'étonnait désespérément.
+
+«Thaïs va mourir!» Parole incompréhensible! «Thaïs va mourir!» En ces
+trois mots, quel sens terrible et nouveau! «Thaïs va mourir!» Alors
+pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la création?
+«Thaïs va mourir!» A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. «La
+revoir, la voir encore!» Il se mit à courir. Il ne savait où il était,
+ni où il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entière
+certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les
+hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montée par des
+Nubiens et là, couché à l'avant, les yeux dévorant l'espace, il cria,
+de douleur et de rage:
+
+--Fou, fou que j'étais de n'avoir pas possédé Thaïs quand il en était
+temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose
+qu'elle! O démence! J'ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie
+éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a
+vu Thaïs. Comment n'ai-je pas senti que l'éternité bienheureuse était
+dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas
+de sens et n'est qu'un mauvais rêve? O stupide! tu l'as vue et tu as
+désiré les biens de l'autre monde. O lâche! tu l'as vue et tu as
+craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils à
+t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'eût donné? O
+lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs que sur les
+lèvres de Thaïs! Quelle main était sur tes yeux? Maudit soit Celui qui
+t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un
+moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras,
+pétris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abîmé
+dans les enchantements indicibles de son sein dévoilé! Tu as écouté la
+voix jalouse qui te disait: «Abstiens-toi.» Dupe, dupe, triste dupe! O
+regrets! O remords! O désespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en
+enfer la mémoire de l'heure inoubliable et de crier à Dieu: «Brûle ma
+chair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tu ne
+m'ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit par les
+siècles des siècles!... Thaïs va mourir! Dieu ridicule, si tu savais
+comme je me moque de ton enfer! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais
+à moi, jamais, jamais!»
+
+Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des
+journées entières couché sur le ventre, répétant:
+
+--Jamais! jamais! jamais!
+
+Puis, à l'idée qu'elle s'était donnée et que ce n'était pas à lui,
+qu'elle avait répandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y
+avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche, et
+hurlait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongles et
+mordait la chair de ses bras. Il songeait:
+
+--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aimés.
+
+L'idée de ces meurtres l'emplissait d'une fureur délicieuse. Il
+méditait d'égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardant
+jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. Il
+pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse
+inconnue amollissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter au cou
+du compagnon de son enfance et de lui dire: «Nicias, je t'aime,
+puisque tu l'as aimée. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te
+disait.» Et sans cesse le fer de cette parole lui perçait le coeur:
+«Thaïs va mourir!»
+
+--Clartés du jour! ombres argentées de la nuit, astre, cieux, arbres
+aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animaux familiers, âmes
+anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: «Thaïs va mourir!»
+Lumières, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et
+pensées de l'univers! «Thaïs va mourir!...» Elle était la beauté du
+monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grâce.
+Ce vieillard et ces sages assis près d'elle, au banquet d'Alexandrie,
+qu'ils étaient aimables! que leur parole était harmonieuse! L'essaim
+des riantes apparences voltigeait sur leurs lèvres et la volupté
+parfumait toutes leurs pensées. Et parce que le souffle de Thaïs était
+sur eux tout ce qu'ils disaient était amour, beauté, vérité. L'impiété
+charmante prêtait sa grâce à leurs discours. Ils exprimaient aisément
+la splendeur humaine. Hélas! et tout cela n'est plus qu'un songe.
+Thaïs va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais
+peux-tu seulement mourir, embryon desséché, foetus macéré dans le fiel
+et les pleurs arides? Avorton misérable, penses-tu goûter la mort, toi
+qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne!
+Je l'espère, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi
+dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache à la face. Il faut
+bien que je trouve un enfer éternel, afin d'y exhaler l'éternité de
+rage qui est en moi.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Dès l'aube, Albine reçut l'abbé d'Antinoé au seuil des Cellules.
+
+--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vénérable père, car
+sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avais donnée. Tu sais
+que Dieu, dans sa clémence, l'appelle à lui; et comment ne saurais-tu
+pas une nouvelle que les anges ont portée de désert en désert? Il est
+vrai. Thaïs touche à sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis,
+et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue
+parmi nous. Après ton départ, comme elle était enfermée dans la
+cellule marquée de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une
+flûte semblable à celles dont jouent aux festins les filles de sa
+profession. Ce que je faisais était pour qu'elle ne tombât pas dans la
+mélancolie et pour qu'elle n'eût pas moins de grâce et de talent
+devant Dieu qu'elle n'en avait montré au regard des hommes. Je n'avais
+pas agi sans prudence; car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûte
+les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de
+cette flûte invisible disaient: «Nous entendons le rossignol des
+bocages célestes, le cygne mourant de Jésus crucifié.» C'est ainsi que
+Thaïs accomplissait sa pénitence, quand, après soixante jours, la
+porte que tu avais scellée s'ouvrit d'elle-même et le sceau d'argile
+se rompit sans qu'aucune main humaine l'eût touché. A ce signe je
+reconnus que l'épreuve que tu avais imposée devait cesser et que Dieu
+pardonnait les péchés de la joueuse de flûte. Dès lors, elle partagea
+la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les
+édifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle
+semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle était
+triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle était attachée
+à Dieu par la foi, l'espérance et l'amour, je ne craignis pas
+d'employer son art et même sa beauté à l'édification de ses soeurs. Je
+l'invitais à représenter devant nous les actions des femmes fortes et
+des vierges sages de l'Écriture. Elle imitait Esther, Débora, Judith,
+Marie, soeur de Lazare, et Marie, mère de Jésus. Je sais, vénérable
+père, que ton austérité s'alarme à l'idée de ces spectacles. Mais tu
+aurais été touché toi-même, si tu l'avais vue, dans ces pieuses
+scènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses bras
+comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour
+règle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne
+donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifient pas de
+la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s'est donnée à
+Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est
+point unique, est du moins très rare... Cette beauté, son vêtement
+naturel, ne l'a pas encore quittée après trois mois de la fièvre dont
+elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse à voir
+le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, près du puits,
+sous l'antique figuier, à l'ombre duquel les abbesses de ce couvent
+ont coutume de tenir leurs assemblées; tu l'y trouveras, père
+vénérable; mais hâte-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire
+couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'édification
+du monde.
+
+Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière matinale. Le
+long des toits de brique des colombes formaient une file de perles.
+Sur un lit, à l'ombre du figuier, Thaïs reposait toute blanche, les
+bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voilées récitaient les
+prières de l'agonie.
+
+--_Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude et efface
+mon iniquité selon la multitude de tes miséricordes_!
+
+Il l'appela:
+
+--Thaïs!
+
+Elle souleva les paupières et tourna du côté de la voix les globes
+blancs de ses yeux.
+
+Albine fit signe aux femmes voilées de s'éloigner de quelques pas.
+
+--Thaïs! répéta le moine.
+
+Elle souleva la tête; un souffle léger sortit de ses lèvres blanches:
+
+--C'est toi, mon père?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et
+des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-là, mon père, je suis
+née à l'amour... à la vie.
+
+Elle se tut et laissa retomber sa tête.
+
+La mort était sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front.
+Rompant le silence auguste, une tourterelle éleva sa voix plaintive.
+Puis les sanglots du moine se mêlèrent à la psalmodie des vierges.
+
+--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes péchés. Car je
+connais mon injustice et mon crime se lève sans cesse contre moi._
+
+Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violette
+s'ouvrirent tout grands; et, les regards envolés, les bras tendus vers
+les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et fraîche:
+
+--Les voilà, les rosés de l'éternel matin!
+
+Ses yeux brillaient; une légère ardeur colorait ses tempes. Elle
+revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouillé,
+l'enlaça de ses bras noirs.
+
+--Ne meurs pas, criait-il d'une voix étrange qu'il ne reconnaissait
+pas lui-même. Je t'aime, ne meurs pas! Écoute, ma Thaïs. Je t'ai
+trompée, je n'étais qu'un fou misérable. Dieu, le ciel, tout cela
+n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des
+êtres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop
+précieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin
+dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma bien-aimée,
+et dis: «Je vivrai, je veux vivre.» Thaïs, Thaïs, lève-toi!
+
+Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini.
+
+Elle murmura:
+
+--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophètes et les saints...
+le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me
+sourit et m'appelle... Deux séraphins viennent à moi. Ils
+approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu.
+
+Elle poussa un soupir d'allégresse et sa tête retomba inerte sur
+l'oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreinte désespérée,
+la dévorait de désir, de rage et d'amour.
+
+Albine lui cria:
+
+--Va-t'en, maudit!
+
+Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte.
+Paphnuce recula chancelant; les yeux brûlés de flammes et sentant la
+terre s'ouvrir sous ses pas.
+
+Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie:
+
+--_Béni soit le Seigneur, le dieu d'Israël_.
+
+Brusquement la voix s'arrêta dans leur gorge. Elles avaient vu la face
+du moine et elles fuyaient d'épouvante en criant:
+
+--Un vampire! un vampire!
+
+Il était devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il
+sentit sa laideur.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Thaïs, by Anatole France
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK THAÏS ***
+
+***** This file should be named 6377-0.txt or 6377-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/6/3/7/6377/
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+Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles
+Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image
+files courtesy of gallica.bnf.fr.
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+Updated editions will replace the previous one--the old editions will
+be renamed.
+
+Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
+law means that no one owns a United States copyright in these works,
+so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
+States without permission and without paying copyright
+royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
+of this license, apply to copying and distributing Project
+Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
+concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
+and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
+specific permission. If you do not charge anything for copies of this
+eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
+for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
+performances and research. They may be modified and printed and given
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+electronic works. See paragraph 1.E below.
+
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+of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
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+without further opportunities to fix the problem.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
+Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
+www.gutenberg.org
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+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
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+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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+Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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+volunteers and employees are scattered throughout numerous
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+Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
+date contact information can be found at the Foundation's web site and
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
+Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
+freely shared with anyone. For forty years, he produced and
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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+the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
+necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
+edition.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search
+facility: www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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@@ -0,0 +1,6327 @@
+The Project Gutenberg EBook of Thas, by Anatole France
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
+other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
+the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
+www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
+to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
+
+Title: Thas
+
+Author: Anatole France
+
+Posting Date: March 22, 2015 [EBook #6377]
+Release Date: August, 2004
+First Posted: December 3, 2003
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK THAS ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles
+Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image
+files courtesy of gallica.bnf.fr.
+
+
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+
+
+
+
+
+
+
+
+ANATOLE FRANCE
+
+THAS
+
+
+
+
+TABLE
+
+ I. LE LOTUS
+ II. LE PAPYRUS
+ III. L'EUPHORBE
+
+
+
+
+LE LOTUS
+
+
+En ce temps-l le dsert, tait peupl d'anachortes. Sur les deux
+rives du Nil, d'innombrables cabanes, bties de branchages et d'argile
+par la main des solitaires, taient semes quelque distance les unes
+des autres, de faon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre
+isols et pourtant s'entr'aider au besoin. Des glises, surmontes du
+signe de la croix, s'levaient de loin en loin au-dessus des cabanes
+et les moines s'y rendaient dans les jours de fte, pour assister la
+clbration des mystres et participer aux sacrements. Il y avait
+aussi, tout au bord du fleuve, des maisons o les cnobites, renferms
+chacun dans une troite cellule, ne se runissaient qu'afin de mieux
+goter la solitude.
+
+Anachortes et cnobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de
+nourriture qu'aprs le coucher du soleil, mangeant pour tout repas
+leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonant
+dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et
+menaient une vie encore plus singulire.
+
+Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule,
+dormaient sur la terre nue aprs de longues veilles, priaient,
+chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour
+les chefs-d'oeuvre de la pnitence. En considration du pch
+originel, ils refusaient leur corps, non seulement les plaisirs et
+les contentements, mais les soins mmes qui passent pour
+indispensables selon les ides du sicle. Ils estimaient que les
+maladies de nos membres assainissent nos mes et que la chair ne
+saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcres et les
+plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophtes qui avaient dit:
+Le dsert se couvrira de fleurs.
+
+Parmi les htes de cette sainte Thbade, les uns consumaient leurs
+jours dans l'asctisme et la contemplation, les autres gagnaient leur
+subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux
+cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en
+souponnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se
+joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais la
+vrit ces moines mprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus
+montait jusqu'au ciel.
+
+Des anges semblables de jeunes hommes venaient, un bton la main,
+comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des dmons,
+ayant pris des figures d'thiopiens ou d'animaux, erraient autour des
+solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines
+allaient, le matin, remplir leur cruche la fontaine, ils voyaient
+des pas de Satyres et de Centaures imprims dans le sable. Considre
+sous son aspect vritable et spirituel, la Thbade tait un champ de
+bataille o se livraient toute heure, et spcialement la nuit, les
+merveilleux combats du ciel et de l'enfer.
+
+Les asctes, furieusement assaillis par des lgions de damns, se
+dfendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jene, de la
+pnitence et des macrations. Parfois, l'aiguillon des dsirs charnels
+les dchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que
+leurs lamentations rpondaient, sous le ciel plein d'toiles, aux
+miaulements des hynes affames. C'est alors que les dmons se
+prsentaient eux sous des formes ravissantes. Car si les dmons sont
+laids en ralit, ils se revtent parfois d'une beaut apparente qui
+empche de discerner leur nature intime. Les asctes de la Thbade
+virent avec pouvante, dans leur cellule, des images du plaisir
+inconnues mme aux voluptueux du sicle. Mais, comme le signe de la
+croix tait sur eux, ils ne succombaient pas la tentation, et les
+esprits immondes, reprenant leur vritable figure, s'loignaient ds
+l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'tait pas rare, l'aube,
+de rencontrer un de ceux-l s'enfuyant tout en larmes, et rpondant
+ceux qui l'interrogeaient: Je pleure et je gmis, parce qu'un des
+chrtiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chass
+ignominieusement.
+
+Les anciens du dsert tendaient leur puissance sur les pcheurs et
+sur les impies. Leur bont tait parfois terrible. Ils tenaient des
+aptres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien
+ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamns. L'on contait avec
+pouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la
+terre s'entr'ouvrait pour engloutir les mchants qu'ils frappaient de
+leur bton. Aussi taient-ils trs redouts des gens de mauvaise vie
+et particulirement des mimes, des baladins, des prtres maris et des
+courtisanes.
+
+Telle tait la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait son
+pouvoir jusqu'aux btes froces. Lorsqu'un solitaire tait prs de
+mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint
+homme, connaissant par l que Dieu l'appelait lui, s'en allait
+baiser la joue tous ses frres. Puis il se couchait avec allgresse,
+pour s'endormir dans le Seigneur.
+
+Or, depuis qu'Antoine, g de plus de cent ans, s'tait retir sur le
+mont Colzin avec ses disciples bien-aims, Macaire et Amathas, il n'y
+avait pas dans toute la Thbade de moine plus abondant en oeuvres que
+Paphnuce, abb d'Antino. A vrai dire, Ephrem et Srapion commandaient
+ un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite
+spirituelle et temporelle de leurs monastres. Mais Paphnuce observait
+les jenes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers
+sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil trs rude,
+se flagellait matin et soir et se tenait souvent prostern le front
+contre terre.
+
+Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la
+sienne, imitaient ses austrits. Il les aimait chrement en
+Jsus-Christ et les exhortait sans cesse la pnitence. Au nombre de
+ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, aprs s'tre livrs
+au brigandage pendant de longues annes, avaient t touchs par les
+exhortations du saint abb au point d'embrasser l'tat monastique. La
+puret de leur vie difiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux
+l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement
+par l'abb d'Antino, ne cessait de rpandre des larmes, et le diacre
+Flavien, qui avait la connaissance des critures et parlait avec
+adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce tait un
+jeune paysan nomm Paul et surnomm le Simple, cause de son extrme
+navet. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en
+lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophtie.
+
+Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et
+les pratiques de l'asctisme. Souvent aussi, il mditait sur les
+livres sacrs pour y trouver des allgories. C'est pourquoi, jeune
+encore d'ge, il abondait en mrites. Les diables qui livrent de si
+rudes assauts aux bons anachortes n'osaient s'approcher de lui. La
+nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa
+cellule, assis sur leur derrire, immobiles, silencieux, dressant
+l'oreille. Et l'on croit que c'tait sept dmons qu'il retenait sur
+son seuil par la vertu de sa saintet.
+
+Paphnuce tait n Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait
+instruire dans les lettres profanes. Il avait mme t sduit par les
+mensonges des potes, et tels taient, en sa premire jeunesse,
+l'erreur de son esprit et le drglement de sa pense, qu'il croyait
+que la race humaine avait t noye par les eaux du dluge au temps de
+Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les
+attributs et l'existence mme de Dieu. Il vivait alors dans la
+dissipation, la manire des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se
+rappelait qu'avec honte et pour sa confusion.
+
+--Durant ces jours, disait-il ses frres, je bouillais dans la
+chaudire des fausses dlices.
+
+Il entendait par l qu'il mangeait des viandes habilement apprtes et
+qu'il frquentait les bains publics. En effet, il avait men jusqu'
+sa vingtime anne cette vie du sicle, qu'il conviendrait mieux
+d'appeler mort que vie. Mais, ayant reu les leons du prtre Macrin,
+il devint un homme nouveau.
+
+La vrit le pntra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle
+tait entre en lui comme une pe. Il embrassa la foi du Calvaire et
+il adora Jsus crucifi. Aprs son baptme, il resta un an encore
+parmi les gentils, dans le sicle o le retenaient les liens de
+l'habitude. Mais un jour, tant entr dans une glise, il entendit le
+diacre qui lisait ce verset de l'criture: Si tu veux tre parfait,
+va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres.
+Aussitt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumnes et
+embrassa la vie monastique.
+
+Depuis dix ans qu'il s'tait retir loin des hommes, il ne bouillait
+plus dans la chaudire des dlices charnelles, mais il macrait
+profitablement dans les baumes de la pnitence.
+
+Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il
+avait vcues loin de Dieu, il examinait ses fautes une une, pour en
+concevoir exactement la difformit, il lui souvint d'avoir vu jadis au
+thtre d'Alexandrie une comdienne d'une grande beaut, nomme Thas.
+Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer
+ des danses dont les mouvements, rgls avec trop d'habilet,
+rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle
+simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des paens
+prtent Vnus, Lda ou Pasipha. Elle embrasait ainsi tous les
+spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou
+de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au
+seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait eux. En
+sorte qu'en perdant son me, elle perdait un trs grand nombre
+d'autres mes.
+
+Peu s'en tait fallu qu'elle et induit Paphnuce lui-mme au pch de
+la chair. Elle avait allum le dsir dans ses veines et il s'tait une
+fois approch de la maison de Thas. Mais il avait t arrt au seuil
+de la courtisane par la timidit naturelle l'extrme jeunesse (il
+avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repouss, faute
+d'argent, car ses parents veillaient ce qu'il ne pt faire de
+grandes dpenses. Dieu, dans sa misricorde, avait pris ces deux
+moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait
+eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-l il savait
+mal discerner ses propres intrts et qu'il convoitait les faux biens.
+Donc, agenouill dans sa cellule devant le simulacre de ce bois
+salutaire o fut suspendue, comme dans une balance, la ranon du
+monde, Paphnuce se prit songer Thas, parce que Thas tait son pch,
+et il mdita longtemps, selon les rgles de l'asctisme, sur la
+laideur pouvantable des dlices charnelles, dont cette femme lui
+avait inspir le got, aux jours de trouble et d'ignorance. Aprs
+quelques heures de mditation, l'image de Thas lui apparut avec une
+extrme nettet. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la
+tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une
+Lda, mollement couche sur un lit d'hyacinthe, la tte renverse, les
+yeux humides et pleins d'clairs, les narines frmissantes, la bouche
+entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux
+ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait:
+
+--Je te prends tmoin, mon Dieu, que je considre la laideur de mon
+pch!
+
+Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lvres de
+Thas rvlaient peu peu, en s'abaissant aux deux coins de la
+bouche, une mystrieuse souffrance. Ses yeux agrandis taient pleins
+de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonfle de soupirs, montait
+une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue,
+Paphnuce se sentit troubl jusqu'au fond de l'me. S'tant prostern,
+il fit cette prire:
+
+--Toi qui as mis la piti dans nos coeurs comme la rose du matin sur
+les prairies, Dieu juste et misricordieux, sois bni! Louange,
+louange toi! carte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mne
+ la concupiscence et fais-moi la grce de ne jamais aimer qu'en toi
+les cratures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intresse
+cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mmes
+se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, Seigneur, le
+souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue pcher avec
+tant de citoyens et d'trangers. Une grande piti s'est leve pour
+elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pense
+m'en donne un tel frisson que je sens se hrisser d'effroi tous les
+poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la
+plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront
+durant l'ternit.
+
+Comme il mditait de la sorte, il vit un petit chacal assis ses
+pieds. Il en prouva une grande surprise, car la porte de sa cellule
+tait ferme depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pense de
+l'abb et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la
+bte s'vanouit. Connaissant alors que pour la premire fois le diable
+s'tait gliss dans sa chambre, il fit une courte prire; puis il
+songea de nouveau Thas.
+
+--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve!
+
+Et il s'endormit.
+
+Le lendemain matin, ayant fait sa prire, il se rendit auprs du saint
+homme Palmon, qui menait, quelque distance, la vie anachortique.
+Il le trouva qui, paisible et riant, bchait la terre selon sa
+coutume. Palmon tait un vieillard; il cultivait un petit jardin: les
+btes sauvages venaient lui lcher les mains, et les diables ne le
+tourmentaient pas.
+
+--Dieu soit lou! mon frre Paphnuce, dit-il, appuy sur sa bche.
+
+--Dieu soit lou! rpondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon
+frre!
+
+--La paix soit semblablement avec toi! frre Paphnuce, reprit le moine
+Palmon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.
+
+--Frre Palmon, nos discours doivent avoir pour unique objet la
+louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui
+s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un
+dessein que j'ai form en vue de glorifier le Seigneur.
+
+--Puisse donc le Seigneur bnir ton dessein, Paphnuce, comme il a bni
+mes laitues! Il rpand tous les matins sa grce avec sa rose sur mon
+jardin et sa bont m'incite le glorifier dans les concombres et les
+citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car
+rien n'est plus craindre que les mouvements dsordonns qui
+troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes
+semblables des hommes ivres et nous marchons, tirs de droite et de
+gauche, sans cesse prs de tomber ignominieusement. Parfois ces
+transports nous plongent dans une joie drgle, et celui qui s'y
+abandonne fait retentir dans l'air souill le rire pais des brutes.
+Cette joie lamentable entrane le pcheur dans toutes sortes de
+dsordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'me et des sens nous
+jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie.
+Frre Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pcheur; mais j'ai prouv
+dans ma longue vie que le cnobite n'a pas de pire ennemi que la
+tristesse. J'entends par l cette mlancolie tenace qui enveloppe
+l'me comme une brume et lui cache la lumire de Dieu. Rien n'est plus
+contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de
+rpandre une cre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il
+ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de
+moiti si redoutable. Hlas! il excelle nous dsoler. N'a-t-il pas
+montr notre pre Antoine un enfant noir d'une telle beaut que sa
+vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre pre Antoine vita
+les piges du dmon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous;
+il s'gayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la
+mlancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frre, m'entretenir d'un
+dessein form dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part,
+si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.
+
+--Frre Palmon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur.
+Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumires et le
+pch n'a jamais obscurci la clart de ton intelligence.
+
+--Frre Paphnuce, je ne suis pas digne de dlier la courroie de tes
+sandales et mes iniquits sont innombrables comme les sables du
+dsert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon
+exprience.
+
+--Je te confierai donc, frre Palmon, que je suis pntr de douleur
+ la pense qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nomme Thas, qui
+vit dans le pch et demeure pour le peuple un objet de scandale.
+
+--Frre Paphnuce, c'est l, en effet, une abomination dont il convient
+de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-l parmi les
+gentils. As-tu imagin un remde applicable ce grand mal?
+
+--Frre Palmon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec
+le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne
+l'approuves-tu pas, mon frre?
+
+--Frre Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pcheur, mais notre pre
+Antoine avait coutume de dire: En quelque lieu que tu sois, ne te
+hte pas d'en sortir pour aller ailleurs.
+
+--Frre Palmon, dcouvres-tu quelque chose de mauvais dans
+l'entreprise que j'ai conue?
+
+--Doux Paphnuce, Dieu me garde de souponner les intentions de mon
+frre! Mais notre pre Antoine disait encore: Les poissons qui sont
+tirs en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que
+les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mlent aux gens
+du sicle s'cartent des bons propos.
+
+Ayant ainsi parl, le vieillard Palmon enfona du pied dans la terre
+le tranchant de sa bche et se mit creuser le sol avec ardeur autour
+d'un jeune pommier. Tandis qu'il bchait, une antilope ayant franchi
+d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le
+jardin, s'arrta, surprise, inquite, le jarret frmissant, puis
+s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tte dans le
+sein de son ami.
+
+--Dieu soit lou dans la gazelle du dsert! dit Palmon.
+
+Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit
+manger dans le creux de sa main la bte lgre.
+
+Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fix sur les pierres
+du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant ce qu'il
+venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.
+
+--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence
+est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me
+serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thas au dmon qui la
+possde. Que Dieu m'claire et me conduise!
+
+Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les
+filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que
+c'tait une femelle, car le mle vint voler jusqu'aux filets et il
+en rompait les mailles une une avec son bec, jusqu' ce qu'il ft
+dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pt s'chapper.
+L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa
+saintet, il comprenait aisment le sens mystique des choses, il
+connut que l'oiseau captif n'tait autre que Thas, prise dans les
+lacs des abominations, et que, l'exemple du pluvier, qui coupait les
+fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononant des
+paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thas tait
+retenue dans le pch. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi
+dans sa rsolution premire. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris
+par les pattes et embarrass lui-mme au pige qu'il avait rompu, il
+retomba dans son incertitude.
+
+Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision.
+Thas lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les volupts
+coupables et elle n'tait point vtue, selon son habitude, de tissus
+diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entire et lui cachait mme
+une partie du visage, en sorte que l'abb ne voyait que deux yeux qui
+rpandaient des larmes blanches et lourdes.
+
+A cette vue, il se mit lui-mme pleurer et, pensant que cette vision
+lui venait de Dieu, il n'hsita plus. Il se leva, saisit un bton
+noueux, image de la foi chrtienne, sortit de sa cellule, dont il
+ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le
+sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des
+critures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre
+Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples;
+puis, vtu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec
+le dessein de suivre pied la rive Lybique jusqu' la ville fonde
+par le Macdonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, mprisant
+la fatigue, la faim, la soif; le soleil tait dj bas l'horizon
+quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre
+des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux
+portes des cabanes isoles, pour l'amour de Dieu, et recevant
+l'injure, les refus, les menaces avec allgresse. Il ne redoutait ni
+les brigands, ni les btes fauves, mais il prenait grand soin de se
+dtourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route.
+Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la
+maison de leur pre, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en
+chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est pril au
+solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'criture
+que le divin matre allait de ville en ville et soupait avec ses
+disciples. Les vertus que les anachortes brodent soigneusement sur le
+tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du
+sicle peut en ternir les agrables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce
+vitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit
+ la vue des hommes.
+
+Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir,
+le murmure des tamaris, caresss par la brise, lui donnait le frisson,
+et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beaut
+des choses. Aprs six jours de marche, il parvint en un lieu nomm
+Silsil. Le fleuve y coule dans une troite valle que borde une
+double chane de montagnes de granit. C'est l que les gyptiens, au
+temps o ils adoraient les dmons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y
+vit une norme tte de Sphinx, encore engage dans la roche. Craignant
+qu'elle ne ft anime de quelque vertu diabolique, il fit le signe de
+la croix et pronona le nom de Jsus; aussitt une chauve-souris
+s'chappa d'une des oreilles de la bte et Paphnuce connut qu'il avait
+chass le mauvais esprit qui tait en cette figure depuis plusieurs
+sicles. Son zle s'en accrut et, ayant ramass une grosse pierre, il
+la jeta la face de l'idole. Alors le visage mystrieux du Sphinx
+exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut mu. En vrit,
+l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre tait
+empreinte aurait touch l'homme le plus insensible. C'est pourquoi
+Paphnuce dit au Sphinx:
+
+--O bte, l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le
+dsert notre pre Antoine, confesse la divinit du Christ Jsus! et je
+te bnirai au nom du Pre, du Fils et de l'Esprit.
+
+Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes
+paupires de la bte tressaillirent et les lvres de granit
+articulrent pniblement, comme un cho de la voix de l'homme, le
+saint nom de Jsus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, tendant la main
+droite, bnit le Sphinx de Silsil.
+
+Cela fait, il poursuivit son chemin et, la valle s'tant largie, il
+vit les ruines d'une ville immense. Les temples, rests debout,
+taient ports par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la
+permission de Dieu, des ttes de femmes aux cornes de vache
+attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait plir. Il
+marcha ainsi dix-sept jours, mchant pour toute nourriture quelques
+herbes crues et dormant la nuit dans les palais crouls, parmi les
+chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mler des
+femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce
+savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en
+faisant le signe de la croix.
+
+Le dix-huitime jour, ayant dcouvert, loin de tout village, une
+misrable hutte de feuilles de palmier, demi ensevelie sous le sable
+qu'apporte le vent du dsert, il s'en approcha, avec l'espoir que
+cette cabane tait habite par quelque pieux anachorte. Comme il n'y
+avait point de porte, il aperut l'intrieur une cruche, un tas
+d'oignons et un lit de feuilles sches.
+
+--Voil, se dit-il, le mobilier d'un ascte. Communment les ermites
+s'loignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer
+bientt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, l'exemple du
+saint solitaire Antoine qui, s'tant rendu auprs de l'ermite Paul,
+l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses
+ternelles et peut-tre notre Seigneur nous enverra-t-il par un
+corbeau un pain que mon hte m'invitera honntement rompre.
+
+Tandis qu'il se parlait ainsi lui-mme, il tournait autour de la
+hutte, cherchant s'il ne dcouvrirait personne. Il n'avait pas fait
+cent pas, qu'il aperut un homme assis, les jambes croises sur la
+berge du Nil. Cet homme tait nu; sa chevelure comme sa barbe
+entirement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce
+ne douta point que ce ne ft l'ermite. Il le salua par les paroles que
+les moines ont coutume d'changer quand ils se rencontrent.
+
+--Que la paix soit avec toi, mon frre! Puisses-tu goter un jour le
+doux rafrachissement du Paradis.
+
+L'homme ne rpondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas
+entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence tait caus par un de ces
+ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit genoux, les
+mains jointes, ct de l'inconnu et resta ainsi en prires jusqu'au
+coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas
+boug, il lui dit:
+
+--Mon pre, si tu es sorti de l'extase o je t'ai vu plong, donne-moi
+ta bndiction en notre Seigneur Jsus-Christ.
+
+L'autre lui rpondit sans tourner la tte:
+
+--tranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce
+Seigneur Jsus-Christ.
+
+--Quoi! s'cria Paphnuce. Les prophtes l'ont annonc; des lgions de
+martyrs ont confess son nom; Csar lui-mme l'a ador et tantt
+encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsil. Est-il
+possible que tu ne le connaisses pas?
+
+--Mon ami, rpondit l'autre, cela est possible. Ce serait mme
+certain, s'il y avait quelque certitude au monde.
+
+Paphnuce tait surpris et contrist de l'incroyable ignorance de cet
+homme.
+
+--Si tu ne connais Jsus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te
+serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie ternelle.
+
+Le vieillard rpliqua:
+
+--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indiffrent de vivre ou
+de mourir.
+
+--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne dsires pas vivre dans l'ternit?
+Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce dsert la faon
+des anachortes?
+
+--Il parat.
+
+--Ne vis-tu pas nu et dnu de tout?
+
+--Il parat.
+
+--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chastet?
+
+--Il parat.
+
+--N'as-tu pas renonc toutes les vanits de ce monde?
+
+--J'ai renonc en effet aux choses vaines qui font communment le
+souci des hommes.
+
+--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas
+comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la flicit cleste!
+C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne
+crois pas en Jsus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce
+monde, si tu n'espres pas gagner les biens ternels?
+
+--tranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir
+trouv une manire de vivre assez satisfaisante, bien qu' parler
+exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi
+honnte ni honteux, juste ni injuste, agrable ni pnible, bon ni
+mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualits aux choses comme le
+sel donne la saveur aux mets.
+
+--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vrit
+que les idoltres eux-mmes ont cherche. Tu te couches dans ton
+ignorance, comme un chien fatigu qui dort dans la boue.
+
+--tranger, il est galement vain d'injurier les chiens et les
+philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous
+sommes. Nous ne savons rien.
+
+--O vieillard, appartiens-tu donc la secte ridicule des sceptiques?
+Es-tu donc de ces misrables fous qui nient galement le mouvement et
+le repos et qui ne savent point distinguer la lumire du soleil d'avec
+les ombres de la nuit?
+
+--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me parat
+louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mmes choses ont
+diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de
+l'aurore, des cnes de lumire rose. Elles apparaissent, au coucher du
+soleil, sur le ciel embras comme de noirs triangles. Mais qui
+pntrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les
+apparences, quand au contraire les apparences sont les seules ralits
+que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est
+inconnue. Je sens que le feu brle, mais je ne sais ni comment ni
+pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indiffrent
+d'tre entendu d'une manire ou d'une autre.
+
+--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le
+dsert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi
+grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais
+c'est afin de plaire Dieu et de mriter la batitude sempiternelle.
+Et c'est l une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue
+d'un grand bien. Il est insens au contraire de s'exposer
+volontairement d'inutiles fatigues et de vaines souffrances. Si je
+ne croyais pas,--pardonne ce blasphme, Lumire incre!--si je ne
+croyais pas la, vrit de ce que Dieu nous a enseign par la voix
+des prophtes, par l'exemple de son fils, par les actes des aptres,
+par l'autorit des conciles et par le tmoignage des martyrs, si je ne
+savais pas que les souffrances du corps sont ncessaires la sant de
+l'me, si j'tais, comme toi, plong dans l'ignorance des sacrs
+mystres, je retournerais tout de suite dans le sicle, je
+m'efforcerais d'acqurir des richesses pour vivre dans la mollesse
+comme les heureux de ce monde, et je dirais aux volupts: Venez, mes
+filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos
+philtres et vos parfums. Mais toi, vieillard insens, tu te prives de
+tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans
+espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de
+nos anachortes, comme un singe effront pense, en barbouillant un
+mur, copier le tableau d'un peintre ingnieux. O le plus stupide des
+hommes, quelles sont donc tes raisons?
+
+Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard
+demeurait paisible.
+
+--Mon ami, rpondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un
+chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant?
+
+Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colre tant
+tombe, il s'excusa avec une noble humilit.
+
+--Pardonne-moi, dit-il, vieillard, mon frre, si le zle de la
+vrit m'a emport au del des justes bornes. Dieu m'est tmoin que
+c'est ton erreur et non ta personne que je hassais. Je souffre de te
+voir dans les tnbres, car je t'aime en Jsus-Christ et le soin de
+ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brle de
+les connatre afin de les rfuter.
+
+Le vieillard rpondit avec quitude:
+
+--Je suis galement dispos parler et me taire. Je te donnerai
+donc mes raisons, sans te demander les tiennes en change, car tu ne
+m'intresses en aucune manire. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de
+ton infortune et il m'est indiffrent que tu penses d'une faon ou
+d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te harais-je? L'aversion et
+la sympathie sont galement indignes du sage. Mais, puisque tu
+m'interroges, sache donc que je me nomme Timocls et que je suis n
+Cos de parents enrichis dans le ngoce. Mon pre armait des navires.
+Son intelligence ressemblait beaucoup celle d'Alexandre, qu'on a
+surnomm le Grand. Pourtant elle tait moins paisse. Bref, c'tait
+une pauvre nature d'homme. J'avais deux frres qui suivaient comme lui
+la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon
+frre an fut contraint par notre pre d'pouser une femme carienne
+nomme Timaessa, qui lui dplaisait si fort qu'il ne put vivre son
+ct sans tomber dans une noire mlancolie. Cependant Timaessa
+inspirait notre frre cadet un amour criminel et cette passion se
+changea bientt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en
+gale aversion. Mais elle aimait un joueur de flte et le recevait la
+nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait
+d'ordinaire dans les festins. Mes deux frres ayant trouv cette
+couronne, jurrent de tuer le joueur de flte et, ds le lendemain,
+ils le firent prir sous le fouet, malgr ses larmes et ses prires.
+Ma belle-soeur en prouva un dsespoir qui lui fit perdre la raison,
+et ces trois misrables, devenus semblables des btes, promenaient
+leur dmence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'cume
+aux lvres, le regard attach la terre, parmi les hues des enfants
+qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon pre les
+ensevelit de ses mains. Peu de temps aprs, son estomac refusa toute
+nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les
+viandes et tous les fruits des marchs de l'Asie. Il tait dsespr
+de me laisser sa fortune. Je l'employai voyager. Je visitai
+l'Italie, la Grce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni
+d'heureux. J'tudiai la philosophie Athnes et Alexandrie et je
+fus tourdi du bruit des disputes. Enfin m'tant promen jusque dans
+l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait l
+immobile, les jambes croises depuis trente ans. Des lianes couraient
+autour de son corps dessch et les oiseaux nichaient dans ses
+cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, sa vue, Timaessa, le
+joueur de flte, mes deux frres et mon pre, et je compris que cet
+Indien tait sage. Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont
+privs de ce qu'ils croient tre un bien, ou que, le possdant, ils
+craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient
+tre un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux
+disparaissent. C'est pourquoi je rsolus de ne jamais tenir aucune
+chose pour avantageuse, de professer l'entier dtachement des biens de
+ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilit,
+l'exemple de l'Indien.
+
+Paphnuce avait cout attentivement le rcit du vieillard.
+
+--Timocls de Cos, rpondit-il, je confesse que tout, dans tes propos,
+n'est pas dpourvu de sens. Il est sage, en effet, de mpriser les
+biens de ce monde. Mais il serait insens de mpriser pareillement les
+biens ternels et de s'exposer la colre de Dieu. Je dplore ton
+ignorance, Timocls, et je vais t'instruire dans la vrit, afin que
+connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obisses ce
+Dieu comme un enfant son pre.
+
+Mais Timocls l'interrompant:
+
+--Garde-toi, tranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me
+contraindre partager ton sentiment. Toute dispute est strile. Mon
+opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles la
+condition de vivre sans prfrences. Poursuis ton chemin, et ne tente
+pas de me tirer de la bienheureuse apathie o je suis plong, comme
+dans un bain dlicieux, aprs les rudes travaux de mes jours.
+
+Paphnuce tait profondment instruit dans les choses de la foi. Par la
+connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grce de Dieu
+n'tait pas sur le vieillard Timocls et que le jour du salut n'tait
+pas encore venu pour cette me acharne sa perte. Il ne rpondit
+rien, de peur que l'dification tournt en scandale. Car il arrive
+parfois qu'en disputant contre les infidles, on les induit de nouveau
+en pch, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possdent la
+vrit doivent la rpandre avec prudence.
+
+--Adieu donc! dit-il, malheureux Timocls.
+
+Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.
+
+Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau,
+qui refltait leur cou ple et rose. Les saules tendaient au loin sur
+la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans
+le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hrons
+invisibles. Le fleuve roulait perte de vue ses larges eaux vertes o
+des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, o, a et l, au
+bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au
+loin des vapeurs lgres, tandis que des les lourdes de palmes, de
+fleurs et de fruits, laissaient s'chapper de leurs ombres des nues
+bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche,
+la grasse valle tendait jusqu'au dsert ses champs et ses vergers
+qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les pis, et la
+fcondit de la terre s'exhalait en poussires odorantes. A cette vue,
+Paphnuce, tombant genoux, s'cria:
+
+--Bni soit le Seigneur, qui a favoris mon voyage! Toi qui rpands ta
+rose sur les figuiers de l'Arsinotide, mon Dieu, fais descendre la
+grce dans l'me de cette Thas que tu n'as pas forme avec moins
+d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins.
+Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta
+Jrusalem cleste!
+
+Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il
+songeait Thas. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve
+travers des contres fertiles et populeuses, il atteignit en peu de
+journes cette Alexandrie que les Grecs ont surnomme la belle et la
+dore. Le jour tait lev depuis une heure quand il dcouvrit du haut
+d'une colline la ville spacieuse dont les toits tincelaient dans la
+vapeur rose. Il s'arrta et, croisant les bras sur sa poitrine:
+
+--Voil donc, se dit-il, le sjour dlicieux o je suis n dans le
+pch, l'air brillant o j'ai respir des parfums empoisonns, la mer
+voluptueuse o j'coutais chanter les Sirnes! Voil mon berceau selon
+la chair, voil ma patrie selon le sicle! Berceau fleuri, patrie
+illustre au jugement des hommes! Il est naturel tes enfants,
+Alexandrie, de te chrir comme une mre et je fus engendr dans ton
+sein magnifiquement par. Mais l'ascte mprise la nature, le mystique
+ddaigne les apparences, le chrtien regarde sa patrie humaine comme
+un lieu d'exil, le moine chappe la terre. J'ai dtourn mon coeur
+de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse,
+pour ta science, pour ta douceur et pour ta beaut. Soit maudit,
+temple des dmons! Couche impudique des gentils, chaire empeste des
+ariens, sois maudite! Et toi, fils ail du Ciel qui conduisis le saint
+ermite Antoine, notre pre, quand, venu du fond du dsert, il pntra
+dans cette citadelle de l'idoltrie pour affermir la foi des
+confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur,
+invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume
+du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi
+les princes tnbreux du sicle!
+
+Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du
+Soleil. Cette porte tait de pierre et s'levait avec orgueil. Mais
+des misrables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des
+citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant.
+
+Une vieille femme en haillons, qui tait agenouille l, saisit le
+cilice du moine, le baisa et dit:
+
+--Homme du Seigneur, bnis-moi afin que Dieu me bnisse. J'ai beaucoup
+souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu
+viens de Dieu, saint homme, c'est pourquoi la poussire de tes pieds
+est plus prcieuse que l'or.
+
+--Le Seigneur soit lou, dit Paphnuce.
+
+Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rdemption sur la
+tte de la vieille femme.
+
+Mais peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe
+d'enfants se mit le huer et lui jeter des pierres en criant:
+
+--Oh! le mchant moine! Il est plus noir qu'un cynocphale et plus
+barbu qu'un bouc. C'est un fainant! Que ne le pend-on dans quelque
+verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non,
+il attirerait la grle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur.
+Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie!
+
+Et les pierres volaient avec les cris.
+
+--Mon Dieu! bnissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.
+
+Et il poursuivit son chemin songeant:
+
+--Je suis en vnration cette vieille femme et en mpris ces
+enfants. Ainsi un mme objet est apprci diffremment par les hommes
+qui sont incertains dans leurs jugements et sujets l'erreur. Il faut
+en convenir, pour un gentil, le vieillard Timocls n'est pas dnu de
+sens. Aveugle, il se sait priv de lumire. Combien il l'emporte pour
+le raisonnement sur ces idoltres qui s'crient du fond de leurs
+paisses tnbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et
+sable mouvant. En Dieu seul est la stabilit.
+
+Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Aprs dix annes
+d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre tait
+une pierre de scandale qui lui rappelait un pch. C'est pourquoi il
+frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chausses, et
+il se rjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons
+dchirs. Laissant sa gauche les magnifiques portiques du temple de
+Srapis, il s'engagea dans une voie borde de riches demeures qui
+semblaient assoupies parmi les parfums. L les pins, les rables, les
+trbinthes levaient leur tte au-dessus des corniches rouges et des
+acrotres d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues
+d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du
+feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites.
+On entendait seulement le son lointain d'une flte. Le moine s'arrta
+devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue
+par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle tait orne
+des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grce.
+
+Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, picure et Znon, et ayant
+heurt le marteau contre la porte, il attendit en songeant:
+
+--C'est en vain que le mtal glorifie ces faux sages, leurs mensonges
+sont confondus; leurs mes sont plonges dans l'enfer et le fameux
+Platon lui-mme, qui remplit la terre du bruit de son loquence, ne
+dispute dsor mais qu'avec les diables.
+
+Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la
+mosaque du seuil, il lui dit durement:
+
+--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te
+chasse coups de bton.
+
+--Mon frre, rpondit l'abb d'Antino, je ne te demande rien, sinon
+que tu me conduises Nicias, ton matre.
+
+L'esclave rpondit avec plus de colre:
+
+--Mon matre ne reoit pas des chiens comme toi.
+
+--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plat, ce que je te
+demande, et dis ton matre que je dsire le voir.
+
+--Hors d'ici, vil mendiant! s'cria le portier furieux.
+
+Et il leva son bton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en
+croix contre sa poitrine, reut sans s'mouvoir le coup en plein
+visage, puis rpta doucement:
+
+--Fais ce que j'ai demand, mon fils, je te prie.
+
+Alors le portier, tout tremblant, murmura.
+
+--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance?
+
+Et il courut avertir son matre.
+
+Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles
+sur son corps. C'tait un homme gracieux et souriant. Une expression
+de douce ironie tait rpandue sur son visage. la vue du moine, il
+se leva et s'avana les bras ouverts:
+
+--C'est toi, s'cria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon
+frre! Oh! je te reconnais, bien qu' vrai dire tu te sois rendu plus
+semblable une bte qu' un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du
+temps o nous tudiions ensemble la grammaire, la rhtorique et la
+philosophie? On te trouvait dj l'humeur sombre et sauvage, mais je
+t'aimais pour ta parfaite sincrit. Nous disions que tu voyais
+l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'tait pas
+surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme,
+mais ta libralit n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni ton argent
+ni ta vie. Et il y avait en toi un gnie bizarre, un esprit trange
+qui m'intressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce,
+aprs dix ans d'absence. Tu as quitt le dsert; tu renonces aux
+superstitions chrtiennes, et tu renais l'ancienne vie. Je marquerai
+ce jour d'un caillou blanc.
+
+--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,
+parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hte.
+
+Dj elles apportaient en souriant l'aiguire, les fioles et le miroir
+de mtal. Mais Paphnuce, d'un geste imprieux, les arrta et tint les
+yeux baisss pour ne les plus voir; car elles taient nues. Cependant
+Nicias lui prsentait des coussins, lui offrait des mets et des
+breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mpris.
+
+--Nicias, dit-il, je n'ai pas reni ce que tu appelles faussement la
+superstition chrtienne, et qui est la vrit des vrits. Au
+commencement tait le Verbe et le Verbe tait en Dieu et le Verbe
+tait Dieu. Tout a t fait par lui, et rien de ce quia t fait n'a
+t fait sans lui. En lui tait la vie, et la vie tait la lumire des
+hommes.
+
+--Cher Paphnuce, rpondit Nicias, qui venait de revtir une tunique
+parfume, penses-tu m'tonner en rcitant des paroles assembles sans
+art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oubli que je suis
+moi-mme quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec
+quelques lambeaux arrachs par des hommes ignorants la pourpre
+d'Amlius, quand Amlius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire,
+ne me contentent pas? Les systmes construits par les sages ne sont
+que des contes imagins pour amuser l'ternelle enfance des hommes. Il
+faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone
+d'phse ou de toute autre fable milsienne.
+
+Et, prenant son hte par le bras, il l'entrana dans une salle o des
+milliers de papyrus taient rouls dans des corbeilles.
+
+--Voici ma bibliothque, dit-il; elle contient une faible partie des
+systmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde.
+Le Srapum lui-mme, dans sa richesse, ne les renferme pas tous.
+Hlas! ce ne sont que des rves de malades.
+
+Il fora son hte prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit
+lui-mme. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothque un regard
+sombre et dit:
+
+--Il faut les brler tous.
+
+--O doux hte, ce serait dommage! rpondit Nicias. Car les rves des
+malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait dtruire tous
+les rves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses
+formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne
+stupidit.
+
+Paphnuce poursuivait sa pense:
+
+--Il est certain que les doctrines des paens ne sont que de vains
+mensonges. Mais Dieu, qui est la vrit, s'est rvl aux hommes par
+des miracles. Et il s'est fait chair et il a habit parmi nous.
+
+Nicias rpondit:
+
+--Tu parles excellemment, chre tte de Paphnuce, quand tu dis qu'il
+s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se
+promne dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est
+tout fait un homme. Comment penses-tu croire ce nouveau Jupiter,
+quand les marmots d'Athnes, au temps de Pricls, ne croyaient dj
+plus l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour
+disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher
+condisciple?
+
+--Une chose tout fait bonne, rpondit l'abb d'Antino. Me prter
+une tunique parfume semblable celle que tu viens de revtir. Ajoute
+ cette tunique, par grce, des sandales dores et une fiole d'huile,
+pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me
+donnes une bourse de mille drachmes. Voil, Nicias, ce que j'tais
+venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre
+ancienne amiti.
+
+Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle
+tait brode, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les
+deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement
+les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirt le cilice dont
+il tait couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant dclar qu'on
+lui arracherait plutt la chair que ce vtement, elles passrent la
+tunique par-dessus. Comme ces deux femmes taient belles, elles ne
+craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se
+mirent rire de la mine trange qu'avait le moine ainsi par. Crobyle
+l'appelait son cher satrape, en lui prsentant le miroir, et Myrtale
+lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait
+pas. Ayant chauss les sandales dores et attach la bourse sa
+ceinture il dit Nicias, qui le regardait d'un oeil gay:
+
+--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un
+scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de
+cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.
+
+--Trs cher, rpondit Nicias, je ne souponne point le mal, car je
+crois les hommes galement incapables de mal faire et de bien faire.
+Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour
+raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux prjugs
+qui rgnent Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnte
+homme. Va, ami, et rjouis-toi.
+
+Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hte de son
+dessein.
+
+--Tu connais, lui dit-il, cette Thas qui joue dans les jeux du
+thtre?
+
+--Elle est belle, rpondit Nicias, et il fut un temps o elle m'tait
+chre. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de bl et j'ai
+compos sa louange trois livres d'lgies fidlement imites de ces
+chants si doux dans lesquels Cornlius Gallus clbra Lycoris. Hlas!
+Gallus chantait, en un sicle d'or, sous les regards des muses
+ausoniennes. Et moi, n dans des temps barbares, j'ai trac avec un
+roseau du Nil mes hexamtres et mes pentamtres. Les ouvrages produits
+en cette poque et dans cette contre sont vous l'oubli. Certes, la
+beaut est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous tions
+faits pour la possder toujours, nous nous soucierions aussi peu que
+possible du dmiurge, du logos, des ons et de toutes les autres
+rveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes
+du fond de la Thbade me parler de Thas.
+
+Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec
+horreur, ne concevant pas qu'un homme pt avouer si tranquillement un
+tel pch. Il s'attendait voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abmer
+dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux,
+le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse
+envole. Le moine, s'tant lev, reprit d'une voix grave:
+
+--Sache donc, Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette
+Thas aux immondes amours de la terre et la donnerai pour pouse
+Jsus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thas quittera
+aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastre.
+
+--Crains d'offenser Vnus, rpondit Nicias; c'est une puissante
+desse. Elle sera irrite contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre
+servante.
+
+--Dieu me protgera, dit Paphnuce. Puisse-t-il clairer ton coeur,
+Nicias, et te tirer de l'abme o tu es plong!
+
+Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la
+main sur l'paule et lui rpta dans le creux de l'oreille:
+
+--Crains d'offenser Vnus; sa vengeance est terrible.
+
+Paphnuce ddaigneux des paroles lgres sortit sans dtourner la tte.
+Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mpris; mais ce qu'il
+ne pouvait souffrir, c'est l'ide que son ami d'autrefois avait reu
+les caresses de Thas. Il lui semblait que pcher avec cette femme,
+c'tait pcher plus dtestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait
+une malice singulire, et Nicias lui tait dsormais en excration. Il
+avait toujours ha l'impuret, mais certes les images de ce vice ne
+lui avaient jamais paru ce point abominables; jamais il n'avait
+partag d'un tel coeur la colre de Jsus-Christ et la tristesse des
+anges.
+
+Il n'en prouvait que plus d'ardeur tirer Thas du milieu des
+gentils, et il lui tardait de voir la comdienne afin de la sauver.
+Toutefois il lui fallait attendre, pour pntrer chez cette femme, que
+la grande chaleur du jour ft tombe. Or, la matine s'achevait
+peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait rsolu de
+ne prendre aucune nourriture en cette journe afin d'tre moins
+indigne des grces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse
+de son me, il n'osait entrer dans aucune des glises de la ville,
+parce qu'il les savait profanes par les ariens, qui y avaient
+renvers la table du Seigneur. En effet, ces hrtiques, soutenus par
+l'empereur d'Orient, avaient chass le patriarche Athanase de son
+sige piscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les
+chrtiens d'Alexandrie.
+
+Il marchait donc l'aventure, tantt tenant ses regards fixs terre
+par humilit, tantt levant les yeux vers le ciel, comme en extase.
+Aprs avoir err quelque temps, il se trouva sur un des quais de la
+ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires
+aux sombres carnes, tandis que souriait au large, dans l'azur et
+l'argent, la mer perfide. Une galre, qui portait une Nride sa
+proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en
+chantant; dj la blanche fille des eaux, couverte de perles humides,
+ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit,
+conduite par son pilote, l'troit passage ouvert sur le bassin
+d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrire elle un sillage
+fleuri.
+
+--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai dsir jadis m'embarquer en
+chantant sur l'ocan du monde. Mais bientt j'ai connu ma folie et la
+Nride ne m'a point emport.
+
+En rvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et
+s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla
+entendre le son d'une trompette clatante et, le ciel tant devenu
+couleur de sang, il comprit que les temps taient venus. Comme il
+priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bte norme qui venait
+ lui, portant au front une croix de lumire, et il reconnut le Sphinx
+de Silsil. La bte le saisit entre les dents sans lui faire de mal et
+l'emporta pendu sa bouche comme les chattes ont accoutum d'emporter
+leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant
+les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu
+dsol, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol,
+dchir en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une
+haleine embrase. La bte posa doucement Paphnuce terre et lui dit:
+
+--Regarde!
+
+Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abme, vit un fleuve de feu
+qui roulait dans l'intrieur de la terre, entre un double escarpement
+de roches noires. L, dans une lumire livide, des dmons
+tourmentaient des mes. Les mes gardaient l'apparence des corps qui
+les avaient contenues, et mme des lambeaux de vtements y restaient
+attachs. Ces mes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une
+d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un
+sceptre la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le strile
+rivage; elle disait les dieux et les hros. De petits diables verts
+lui peraient les lvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre
+d'Homre chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et
+chenu, traait au compas des figures sur la poussire. Un dmon lui
+versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre
+la mditation du sage. Et le moine dcouvrit une foule de personnes
+qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou
+mditaient avec tranquillit, ou conversaient en se promenant, comme
+des matres et des disciples, l'ombre des platanes de l'Acadmie.
+Seul, le vieillard Timocls se tenait l'cart et secouait la tte
+comme un homme qui nie. Un ange de l'abme agitait une torche sous ses
+yeux et Timocls ne voulait voir ni l'ange ni la torche.
+
+Muet de surprise ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bte. Elle
+avait disparu, et le moine vit la place du Sphinx une femme voile,
+qui lui dit:
+
+--Regarde et comprends: Tel est l'enttement de ces infidles, qu'ils
+demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les sduisaient sur
+la terre. La mort ne les a pas dsabuss, car il est bien clair qu'il
+ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-l qui ignoraient la
+vrit parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les dmons qui
+s'acharnent autour de ces mes, qui sont-ils, sinon les formes de la
+justice divine? C'est pourquoi ces mes ne la voient ni ne la sentent.
+trangres toute vrit, elles ne connaissent point leur propre
+condamnation, et Dieu mme ne peut les contraindre souffrir.
+
+--Dieu peut tout, dit l'abb d'Antino.
+
+--Il ne peut l'absurde, rpondit la femme voile. Pour les punir, il
+faudrait les clairer et s'ils possdaient la vrit ils seraient
+semblables aux lus.
+
+Cependant Paphnuce, plein d'inquitude et d'horreur, se penchait de
+nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui
+souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Prs de
+lui Aspasie de Milet, lgamment serre dans son manteau de laine,
+semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant
+l'expression de son visage tait la fois douce et noble. La pluie de
+feu qui tombait sur eux leur tait une rose rafrachissante, et leurs
+pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embras. A cette vue,
+Paphnuce fut saisi de fureur.
+
+--Frappe, mon Dieu, s'cria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure!
+qu'il gmisse! qu'il grince des dents!... Il a pch avec Thas!...
+
+Et Paphnuce se rveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule
+qui le tirait sur le sable en criant:
+
+--Paix! paix! l'ami. Par Prote, vieux pasteur de phoques! tu dors
+avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos.
+Aussi vrai que ma mre vendait des poissons sals, je t'ai sauv la
+vie.
+
+--J'en remercie Dieu, rpondit Paphnuce.
+
+Et, s'tant mis debout, il marcha droit devant lui, mditant sur la
+vision qui avait travers son sommeil.
+
+--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la
+bont divine, en reprsentant l'enfer comme dnu de ralit. Sans
+doute elle vient du diable.
+
+Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu
+envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel
+discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entour
+d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sr de rencontrer les
+esprits. Les dserts sont peupls de fantmes. Quand les plerins
+approchaient du chteau en ruines o s'tait retir le saint ermite
+Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en lve aux
+carrefours des villes, dans les nuits de fte. Et ces clameurs taient
+pousses par les diables qui tentaient ce saint homme.
+
+Paphnuce se rappela ce mmorable exemple. Il se rappela saint Jean
+d'gypte que, pendant soixante ans, le diable voulut sduire par des
+prestiges. Mais Jean djouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant
+le dmon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du
+vnrable Jean et lui dit: Jean, tu prolongeras ton jene jusqu'
+demain soir. Et Jean, croyant entendre un ange, obit la voix du
+dmon, et jena le lendemain, jusqu' l'heure de vpres. C'est la
+seule victoire que le prince des Tnbres ait jamais remporte sur
+saint Jean l'gyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il
+ne faut pas s'tonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausset
+de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil.
+
+Tandis qu'il reprochait doucement Dieu de l'avoir abandonn au
+pouvoir des dmons, il se sentit pouss et entran par une foule
+d'hommes qui couraient tous dans le mme sens. Comme il avait perdu
+l'habitude de marcher par les villes, il tait ballott d'un passant
+un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'tant embarrass dans les
+plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Dsireux de savoir
+o allaient tous ces hommes, il demanda l'un d'eux la cause de cet
+empressement.
+
+--tranger, ne sais-tu pas, lui rpondit celui-ci, que les jeux vont
+commencer et que Thas paratra sur la scne? Tous ces citoyens vont
+au thtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner?
+
+Dcouvrant tout coup qu'il tait convenable son dessein de voir
+Thas dans les jeux, Paphnuce suivit l'tranger. Dj le thtre
+dressait devant eux son portique orn de masques clatants, et sa
+vaste muraille ronde, peuple d'innombrables statues. En suivant la
+foule, ils s'engagrent dans un troit corridor au bout duquel
+s'tendait l'amphithtre blouissant de lumire. Ils prirent leur
+place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la
+scne, vide encore d'acteurs, mais dcore magnifiquement. La vue n'en
+tait point cache par un rideau, et l'on y remarquait un tertre
+semblable ceux que les anciens peuples ddiaient aux ombres des
+hros. Ce tertre s'levait au milieu d'un camp. Des faisceaux de
+lances taient forms devant les tentes et des boucliers d'or
+pendaient des mts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de
+chne. L, tout tait silence et sommeil. Mais un bourdonnement,
+semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait
+l'hmicycle charg de spectateurs. Tous les visages, rougis par le
+reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se
+tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand
+espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes
+riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux
+s'interpellaient gaiement, d'un gradin l'autre.
+
+Paphnuce priait au dedans de lui-mme et se gardait des paroles
+vaines, mais son voisin commena se plaindre du dclin du thtre.
+
+--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs dclamaient sous le masque les
+vers d'Euripide et de Mnandre. Maintenant on ne rcite plus les
+drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora
+dans Athnes nous n'avons gard que ce qu'un barbare, un Scythe mme
+peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont
+l'embouchure, arme de lames de mtal, enflait le son des voix, le
+cothurne qui levait les personnages la taille des dieux, la majest
+tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est all. Des
+mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius.
+Qu'eussent dit les Athniens de Pricls, s'ils avaient vu une femme
+se montrer sur la scne? Il est indcent qu'une femme paraisse en
+public. Nous sommes bien dgnrs pour le souffrir.
+
+ Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme
+et la honte de la terre.
+
+--Tu parles sagement, rpondit Paphnuce, la femme est notre pire
+ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est
+redoutable.
+
+--Par les Dieux immobiles, s'cria Dorion, la femme apporte aux hommes
+non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis!
+L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. coute, tranger:
+Je suis all dans ma jeunesse, Trzne, en Argolide, et j'y ai vu un
+myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles taient couvertes
+d'innombrables piqres. Or, voici ce que rapportent les Trzniens au
+sujet de ce myrte: La reine Phdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte,
+demeurait tout le jour languissamment couche sous ce mme arbre qu'on
+voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tir l'pingle
+d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perait les feuilles de
+l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi
+cribles de piqres. Aprs avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait
+d'un amour incestueux, Phdre, tu le sais, mourut misrablement. Elle
+s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or
+une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, tmoin d'une
+si cruelle misre, continut porter sur ses feuilles nouvelles des
+piqres d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai place
+au chevet de mon lit, afin d'tre sans cesse averti par sa vue de ne
+point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la
+doctrine du divin picure, mon matre, qui enseigne que le dsir est
+redoutable. Mais proprement parler, l'amour est une maladie de foie
+et l'on n'est jamais sr de ne pas tomber malade.
+
+Paphnuce demanda:
+
+--Dorion, quels sont tes plaisirs?
+
+Dorion rpondit tristement:
+
+--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est
+la mditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher
+d'autres.
+
+Prenant avantage de ces dernires paroles, Paphnuce entreprit
+d'initier l'picurien aux joies spirituelles que procure la
+contemplation de Dieu. Il commena:
+
+--Entends la vrit, Dorion, et reois la lumire.
+
+Comme il s'criait de la sorte, il vit de toutes parts des ttes et
+des bras tourns vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand
+silence s'tait fait dans le thtre et bientt clatrent les sons
+d'une musique hroque.
+
+Les jeux commenaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se
+prparer au dpart quand, par un prodige effrayant, une nue couvrit
+le sommet du tertre funraire. Puis, cette nue s'tant dissipe,
+l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. tendant le
+bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: Quoi! vous partez,
+enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus
+et vous laissez mon tombeau sans offrandes? Dj les principaux chefs
+des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thse, le
+vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes,
+contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, tait
+prostern dans la poussire. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'o
+s'chappait sa chevelure boucle, montrait par ses gestes qu'il
+approuvait l'ombre du hros. Il disputait avec Agamemnon et l'on
+devinait leurs paroles:
+
+--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'tre honor parmi
+nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la
+fille de Priam, la vierge Polyxne soit immole sur sa tombe. Danaens,
+contentez les mnes du hros, et que le fils de Pele se rjouisse
+dans le Hads.
+
+Mais le roi des rois rpondait:
+
+--pargnons les vierges troiennes que nous avons arraches aux autels.
+Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.
+
+Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de
+Polyxne, et le sage Ulysse lui reprochait de prfrer le lit de
+Cassandre la lance d'Achille.
+
+Tous les Grecs l'approuvrent avec un grand bruit d'armes
+entre-choques. La mort de Polyxne fut rsolue et l'ombre apaise
+d'Achille s'vanouit. La musique, tantt furieuse et tantt plaintive,
+suivait la pense des personnages. L'assistance clata en
+applaudissements.
+
+Paphnuce, qui rapportait tout la vrit divine, murmura:
+
+--O lumires et tnbres rpandues sur les gentils! De tels
+sacrifices, parmi les nations, annonaient et figuraient grossirement
+le sacrifice salutaire du fils de Dieu.
+
+--Toutes les religions enfantent des crimes, rpliqua l'picurien. Par
+bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines
+terreurs de l'inconnu...
+
+Cependant Hcube, ses blancs cheveux pars, sa robe en lambeaux,
+sortait de la tente o elle tait captive. Ce fut un long soupir quand
+on vit paratre cette parfaite image du malheur. Hcube, avertie par
+un songe prophtique, gmissait sur sa fille et sur elle-mme. Ulysse
+tait dj prs d'elle et lui demandait Polyxne. La vieille mre
+s'arrachait les cheveux, se dchirait les joues avec les ongles et
+baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable
+douceur, semblait dire:
+
+--Sois sage, Hcube, et cde la ncessit. Il y a aussi dans nos
+maisons de vieilles mres qui pleurent leurs enfants endormis jamais
+sous les pins de l'Ida.
+
+Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant
+esclave, souillait de poussire sa tte infortune.
+
+Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge
+Polyxne. Un frmissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient
+reconnu Thas. Paphnuce la revit, celle-l qu'il venait chercher. De
+son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tte la lourde toile.
+Immobile, semblable une belle statue, mais promenant autour d'elle
+le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fire, elle
+donnait tous le frisson tragique de la beaut.
+
+Un murmure de louange s'leva et Paphnuce l'me agite, contenant son
+coeur avec ses mains, soupira:
+
+--Pourquoi donc, mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir une de tes
+cratures?
+
+Dorion, plus paisible, disait:
+
+--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme
+prsentent une combinaison agrable l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la
+nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se spareront un
+jour avec la mme indiffrence qu'ils se sont unis. O sont maintenant
+les atomes qui formrent Las ou Cloptre? Je n'en disconviens pas:
+les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises de
+fcheuses disgrces et des incommodits dgotantes. C'est quoi
+songent les esprits mditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y
+fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit
+draisonnable de les aimer.
+
+Ainsi le philosophe et l'ascte contemplaient Thas et suivaient leur
+pense. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hcube, tourne vers sa
+fille, lui dire par ses gestes:
+
+--Essaie de flchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta
+beaut, ta jeunesse!
+
+Thas, o plutt Polyxne elle-mme, laissa retomber la toile de la
+tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent dompts. Et quand,
+d'une dmarche noble et lgre, elle s'avana vers Ulysse, le rythme
+de ses mouvements, qu'accompagnait le son des fltes, faisait songer
+tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle ft le
+centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et
+tout le reste tait perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action
+continuait.
+
+Le prudent fils de Larte dtournait la tte et cachait sa main sous
+son manteau, afin d'viter les regards, les baisers de la suppliante.
+La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles
+disaient:
+
+--Ulysse, je te suivrai pour obir la ncessit et parce que je veux
+mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois juge
+digne des rois, ne recevra pas un matre tranger. Je renonce
+librement la lumire du jour.
+
+Hcube, inerte dans la poussire, se releva soudain et s'attacha sa
+fille d'une treinte dsespre. Polyxne dnoua avec une douceur
+rsolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre:
+
+--Mre, ne t'expose pas aux outrages du matre. N'attends pas que,
+t'arrachant moi, il ne te trane indignement. Plutt, mre bien
+aime, tends-moi cette main ride et approche tes joues creuses de mes
+lvres.
+
+La douleur tait belle sur le visage de Thas; la foule se montrait
+reconnaissante cette femme de revtir ainsi d'une grce surhumaine
+les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa
+splendeur prsente en vue de son humilit prochaine, se glorifiait par
+avance de la sainte qu'il allait donner au ciel.
+
+Le spectacle touchait au dnouement. Hcube tomba comme morte et
+Polyxne, conduite par Ulysse, s'avana vers le tombeau qu'entourait
+l'lite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le
+tertre funraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une
+coupe d'or, des libations aux mnes du hros. Quand les sacrificateurs
+levrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait
+mourir libre, comme il convenait la fille de tant de rois. Puis,
+dchirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y
+plongea son glaive en dtournant la tte, et, par un habile artifice,
+le sang jaillit flots de la poitrine blouissante de la vierge qui,
+la tte renverse et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba
+avec dcence.
+
+Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de
+lis et d'anmones, des cris d'effroi et des sanglots dchiraient
+l'air, et Paphnuce, soulev sur son banc, prophtisait d'une voix
+retentissante:
+
+--Gentils, vils adorateurs des dmons! Et vous ariens plus infmes que
+les idoltres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une
+image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientt
+la femme que vous voyez l sera immole, hostie bien heureuse, au Dieu
+ressuscit!
+
+Dj la foule s'coulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abb
+d'Antino, chappant Dorion surpris, gagna la sortie en prophtisant
+encore.
+
+Une heure aprs, il frappait la porte de Thas.
+
+La comdienne alors, dans le riche quartier de Racotis, prs du
+tombeau d'Alexandre, habitait une maison entoure de jardins ombreux,
+dans lesquels s'levaient des rochers artificiels et coulait un
+ruisseau bord de peupliers. Une vieille esclave noire, charge
+d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait.
+
+--Je veux voir Thas, rpondit-il. Dieu m'est tmoin que je ne suis
+venu ici que pour la voir.
+
+Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait imprieusement,
+l'esclave le fit entrer.
+
+--Tu trouveras Thas, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.
+
+
+
+II
+
+LE PAPYRUS
+
+
+Thas tait ne de parents libres et pauvres, adonns l'idoltrie.
+Du temps qu'elle tait petite, son pre gouvernait, Alexandrie,
+proche la porte de la Lune, un cabaret que frquentaient les matelots.
+Certains souvenirs vifs et dtachs lui restaient de sa premire
+enfance. Elle revoyait son pre assis l'angle du foyer, les jambes
+croises, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux
+Pharaons que clbrent les complaintes chantes par les aveugles dans
+les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mre, errant
+comme un chat affam dans la maison, qu'elle emplissait des clats de
+sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans
+le faubourg qu'elle tait magicienne et qu'elle se changeait en
+chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thas savait
+bien, pour l'avoir souvent pie, que sa mre ne se livrait point aux
+arts magiques, mais que, dvore d'avarice, elle comptait toute la
+nuit le gain de la journe. Ce pre inerte et cette mre avide la
+laissaient chercher sa vie comme les btes de la basse-cour. Aussi
+tait-elle devenue trs habile tirer une une les oboles de la
+ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naves et
+par des paroles infmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de
+genoux en genoux dans la salle imprgne de l'odeur des boissons
+fermentes et des outres rsineuses; puis, les joues poisses de bire
+et piques par les barbes rudes, elle s'chappait, serrant les oboles
+dans sa petite main, et courait acheter des gteaux de miel une
+vieille femme accroupie derrire ses paniers sous la porte de la Lune.
+C'tait tous les jours les mmes scnes: les matelots, contant leurs
+prils, quand l'Euros branlait les algues sous-marines, puis jouant
+aux ds ou aux osselets, et demandant, en blasphmant les dieux, la
+meilleure bire de Cilicie.
+
+Chaque nuit, l'enfant tait rveille par les rixes des buveurs. Les
+cailles d'hutres, volant par-dessus les tables, fendaient les
+fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, la lueur des
+lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.
+
+Ses jeunes ans ne connaissaient la bont humaine que par le doux
+Ahms, en qui elle tait humilie. Ahms, l'esclave de la maison,
+Nubien plus noir que la marmite qu'il cumait gravement, tait bon
+comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thas sur ses genoux et
+il lui contait d'antiques rcits o il y avait des souterrains pleins
+de trsors, construits pour des rois avares, qui mettaient mort les
+maons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes,
+d'habiles voleurs qui pousaient des filles de rois et des courtisanes
+qui levaient des pyramides. La petite Thas aimait Ahms comme un
+pre, comme une mre, comme une nourrice et comme un chien. Elle
+s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux
+amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hrisss,
+tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des
+aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la
+paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thas des petits
+moulins eau et des navires grands comme la main avec tous leurs
+agrs.
+
+Accabl de mauvais traitements par ses matres, il avait une oreille
+dchire et le corps labour de cicatrices. Pourtant son visage
+gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprs de lui ne
+songeait se demander d'o il tirait la consolation de son me et
+l'apaisement de son coeur. Il tait aussi simple qu'un enfant.
+
+En accomplissant sa tche grossire, il chantait d'une voix grle des
+cantiques qui faisaient passer dans l'me de l'enfant des frissons et
+des rves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu l d'o tu viens?
+
+ --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le
+ tombeau.
+
+ Et j'ai vu la gloire du Ressuscit.
+
+Elle lui demandait:
+
+--Pre, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?
+
+Et il lui rpondait:
+
+--Petite lumire de mes yeux, je chante les anges, parce que Jsus
+Notre Seigneur est mont au ciel.
+
+Ahms tait chrtien. Il avait reu le baptme, et on le nommait
+Thodore dans les banquets des fidles, o il se rendait secrtement
+pendant le temps qui lui tait laiss pour son sommeil.
+
+En ces jours-l l'glise subissait l'preuve suprme. Par l'ordre de
+l'Empereur, les basiliques taient renverses, les livres saints
+brls, les vases sacrs et les chandeliers fondus. Dpouills de
+leurs honneurs, les chrtiens n'attendaient que la mort. La terreur
+rgnait sur la communaut d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de
+victimes. On contait avec effroi, parmi les fidles, qu'en Syrie, en
+Arabie, en Msopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets,
+les chevalets, les ongles de fer, la croix, les btes froces
+dchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, dj clbre
+par ses visions et ses solitudes, chef et prophte des croyants
+d'gypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la
+ville d'Alexandrie, et, volant d'glise en glise, embrasa de son feu
+la communaut tout entire. Invisible aux paens, il tait prsent
+la fois dans toutes les assembles des chrtiens, soufflant chacun
+l'esprit de force et de prudence dont il tait anim. La perscution
+s'exerait avec une particulire rigueur sur les esclaves. Plusieurs
+d'entre eux, saisis d'pouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus
+grand nombre, s'enfuyaient au dsert, esprant y vivre, soit dans la
+contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahms frquentait
+comme de coutume les assembles, visitait les prisonniers,
+ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du
+Christ. Tmoin de ce zle vritable, le grand Antoine, avant de
+retourner au dsert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna
+le baiser de paix.
+
+Quand Thas eut sept ans, Ahms commena lui parler de Dieu.
+
+--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un
+Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses
+jardins. Il tait l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et
+n'avait qu'un fils, le prince Jsus, qu'il aimait de tout son coeur et
+qui passait en beaut les vierges et les anges. Et le bon Seigneur
+Dieu dit au prince Jsus:
+
+ --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines
+vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. L tu seras
+semblable un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La
+souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant
+d'abondance que tes larmes formeront des fleuves o l'esclave fatigu
+se baignera dlicieusement. Va, mon fils!
+
+ Le prince Jsus obit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un
+lieu nomm Bethlem de Juda. Et il se promenait dans les prs fleuris
+d'anmones, disant ses compagnons:
+
+ --Heureux ceux qui ont faim, car je les mnerai la table de mon
+pre! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du
+ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des
+voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.
+
+ C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les
+riches le hassaient, redoutant qu'il n'levt les pauvres au-dessus
+d'eux. En ce temps-l Cloptre et Csar taient puissants sur la
+terre. Ils hassaient tous deux Jsus et ils ordonnrent aux juges et
+aux prtres de le faire mourir. Pour obir la reine d'gypte, les
+princes de Syrie dressrent une croix sur une haute montagne et ils
+firent mourir Jsus sur cette croix. Mais des femmes lavrent le corps
+et l'ensevelirent, et le prince Jsus, ayant bris le couvercle de son
+tombeau, remonta vers le bon Seigneur son pre.
+
+ Et depuis ce temps-l tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.
+
+ Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit:
+
+ --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils.
+Prenez un bain, puis mangez.
+
+ Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long
+de leur repas, ils verront des danses d'almes et ils entendront des
+conteurs dont les rcits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les
+tiendra plus chers que la lumire de ses yeux, puisqu'ils seront ses
+htes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansrail
+et les grenades de ses jardins.
+
+Ahms parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thas connut
+la vrit. Elle admirait et disait:
+
+--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.
+
+Ahms lui rpondait:
+
+--Ceux-l seuls qui sont baptiss en Jsus, goteront les fruits du
+ciel.
+
+Et Thas demandait tre baptise. Voyant par l qu'elle esprait en
+Jsus, l'esclave rsolut de l'instruire plus profondment, afin
+qu'tant baptise, elle entrt dans l'glise. Et il s'attacha
+troitement elle, comme sa fille en esprit.
+
+L'enfant, sans cesse repousse par ses parents injustes, n'avait point
+de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'table
+parmi les animaux domestiques. C'est l que, chaque nuit, Ahms allait
+la rejoindre en secret.
+
+Il s'approchait doucement de la natte o elle reposait, et puis
+s'asseyait sur ses talons, les jambes replies, le buste droit, dans
+l'attitude hrditaire de toute sa race. Son corps et son visage,
+vtus de noir, restaient perdus dans les tnbres; seuls ses grands
+yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable un
+rayon de l'aube travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une
+voie grle et chantante, dont le nasillement lger avait la douceur
+triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le
+souffle d'un ne et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient,
+comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait
+l'vangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui
+s'imprgnait de zle, de grce et d'esprance; et la nophyte, la main
+dans la main d'Ahms, berce par les sons monotones et voyant de
+vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de
+la nuit obscure et des saints mystres, au regard d'une toile qui
+clignait entre les solives de la crche.
+
+L'initiation dura toute une anne, jusqu' l'poque o les chrtiens
+clbrent avec allgresse les ftes pascales. Or, une nuit de la
+semaine glorieuse, Thas, qui sommeillait dj sur sa natte dans la
+grange, se sentit souleve par l'esclave dont le regard brillait d'une
+clart nouvelle. Il tait vtu, non point, comme de coutume, d'un
+pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra
+l'enfant en disant tout bas:
+
+--Viens, mon me! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens
+revtir les aubes du baptme.
+
+Et il emporta l'enfant presse sur sa poitrine. Effraye et curieuse,
+Thas, la tte hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami
+qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils
+traversrent le quartier des juifs; ils longrent un cimetire o
+l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passrent, dans un carrefour,
+sous des croix auxquelles pendaient les corps des supplicis et dont
+les bras taient chargs de corbeaux qui claquaient du bec. Thas
+cacha sa tte dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir
+le reste du chemin. Tout coup il lui sembla qu'on la descendait sous
+terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un troit
+caveau, clair par des torches de rsine et dont les murs taient
+peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la
+fume des torches. On y voyait des hommes vtus de longues tuniques et
+portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres.
+
+Thas, parmi ces figures, reconnut Jsus de Nazareth ce que des
+anmones fleurissaient ses pieds. Au milieu de la salle, prs d'une
+grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un
+vieillard coiff d'une mitre basse et vtu d'une dalmatique carlate,
+brode d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait
+l'air humble et doux sous son riche costume. C'tait l'vque
+Vivantius qui, prince exil de l'glise de Cyrne, exerait, pour
+vivre, le mtier de tisserand et fabriquait de grossires toffes de
+poil de chvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout ses cts.
+Tout proche, une vieille ngresse prsentait dploye une petite robe
+blanche. Ahms, ayant pos l'enfant terre, s'agenouilla devant
+l'vque et dit:
+
+--Mon pre, voici la petite me, la fille de mon me. Je te l'amne
+afin que, selon ta promesse et s'il plat ta Srnit, tu lui donnes
+le baptme de vie.
+
+A ces mots, l'vque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains
+mutiles. Il avait eu les ongles arrachs en confessant la foi aux
+jours de l'preuve. Thas eut peur et se jeta dans les bras d'Ahms.
+Mais le prtre la rassura par des paroles caressantes:
+
+--Ne crains rien, petite bien-aime. Tu as ici un pre selon l'esprit,
+Ahms, qu'on nomme Thodore parmi les vivants, et une douce mre dans
+la grce qui t'a prpar de ses mains une robe blanche.
+
+Et se tournant vers la ngresse:
+
+--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre.
+Mais Jsus l'lvera dans le ciel au rang de ses pouses.
+
+Puis il interrogea l'enfant nophyte:
+
+--Thas, crois-tu en Dieu, le pre tout-puissant, en son fils unique
+qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseign les aptres?
+
+--Oui, rpondirent ensemble le ngre et la ngresse, qui se tenaient
+par la main.
+
+Sur l'ordre de l'vque, Nitida, agenouille, dpouilla Thas de tous
+ses vtements. L'enfant tait nue, un amulette au cou. Le pontife la
+plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes prsentrent
+l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il
+posa un grain sur les lvres de la catchumne. Puis, ayant essuy ce
+corps destin, travers tant d'preuves, la vie ternelle,
+l'esclave Nitida le revtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de
+ses mains.
+
+L'vque donna tous le baiser de paix et, la crmonie termine,
+dpouilla ses ornements sacerdotaux.
+
+Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahms dit:
+
+--Il faut nous rjouir en ce jour d'avoir donn une me au bon
+Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Srnit, pasteur
+Vivantius, et livrons-nous la joie tout le reste de la nuit.
+
+--Tu as bien parl, Thodore, rpondit l'vque.
+
+Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui tait toute
+proche. Elle se composait d'une seule chambre, meuble de deux mtiers
+de tisserand, d'une table grossire et d'un tapis tout us. Ds qu'ils
+y furent entrs:
+
+--Nitida, cria le Nubien, apporte la pole et la jarre d'huile, et
+faisons un bon repas.
+
+En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons
+qu'il y tenait cachs. Puis, ayant allum un grand feu, il les fit
+frire. Et tous, l'vque, l'enfant, les deux jeunes garons et les
+deux esclaves, s'tant assis en cercle sur le tapis, mangrent les
+poissons en bnissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il
+avait souffert et annonait le triomphe prochain de l'glise. Son
+langage tait rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il
+comparait la vie des justes un tissu de pourpre et, pour expliquer
+le baptme, il disait:
+
+--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrtiens
+reoivent le baptme de l'eau. Mais les dmons habitent aussi les
+ruisseaux; les fontaines consacres aux nymphes sont redoutables et
+l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'me et
+du corps.
+
+Parfois il s'exprimait par nigmes et il inspirait ainsi l'enfant
+une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin
+ses htes dont les langues se dlirent et qui se mirent chanter des
+complaintes et des cantiques. Ahms et Nitida, s'tant levs,
+dansrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se
+dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers ges du monde.
+C'tait une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balanc
+en cadence, ils feignaient tour tour de se fuir et de se chercher.
+Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents
+tincelantes.
+
+C'est ainsi que Thas reut le saint baptme. Elle aimait les
+amusements et, mesure qu'elle grandissait, de vagues dsirs
+naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes
+avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, la nuit,
+la maison de son pre, en chantonnant encore:
+
+ --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison?
+
+ --Je dvide la laine et le fil de Milet.
+
+ --Torti tortu, comment ton fils a-t-il pri?
+
+ --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.
+
+Maintenant elle prfrait la compagnie du doux Ahms celle des
+garons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami tait
+moins souvent auprs d'elle. La perscution s'tant ralentie, les
+assembles des chrtiens devenaient plus rgulires et le Nubien les
+frquentait assidment. Son zle s'chauffait; de mystrieuses menaces
+s'chappaient parfois de ses lvres. Il disait que les riches ne
+garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques o
+les chrtiens d'une humble condition avaient coutume de se runir et
+l, rassemblant les misrables tendus l'ombre des vieux murs, il
+leur annonait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de
+la justice.
+
+--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins
+frais et mangeront des fruits dlicieux, tandis que les riches,
+couchs leurs pieds comme des chiens, dvoreront les miettes de leur
+table.
+
+Ces propos ne restrent point secrets; ils furent publis dans le
+faubourg et les matres craignirent qu'Ahms n'excitt les esclaves
+la rvolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il
+dissimula soigneusement.
+
+Un jour, une salire d'argent, rserve la nappe des dieux, disparut
+du cabaret. Ahms fut accus de l'avoir vole, en haine de son matre
+et des dieux de l'empire. L'accusation tait sans preuves et l'esclave
+la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins tran
+devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le
+juge le condamna au dernier supplice.
+
+--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage,
+seront cloues au poteau.
+
+Ahms couta paisiblement cet arrt, salua le juge avec beaucoup de
+respect et fut conduit la prison publique. Durant les trois jours
+qu'il y resta, il ne cessa de prcher l'vangile aux prisonniers et
+l'on a cont depuis que des criminels et le gelier lui-mme, touchs
+par ses paroles, avaient cru en Jsus crucifi.
+
+On le conduisit ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans
+auparavant, il avait travers avec allgresse, portant dans son
+manteau blanc la petite Thas, la fille de son me, sa fleur
+bien-aime. Attach sur la croix, les mains cloues, il ne poussa pas
+une plainte; seulement il soupira plusieurs reprises: J'ai soif!
+
+Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la
+chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois
+on pensa qu'il tait mort; les mouches dvoraient la cire de ses
+paupires; mais tout coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin
+du quatrime jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des
+enfants:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu l d'o tu viens?
+
+Puis il sourit, et dit:
+
+--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des
+fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes.
+
+Et il expira.
+
+Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase
+bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis
+d'admiration. Vivantius, accompagn de quelques-uns de ses frres
+chrtiens, vint rclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques
+des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'glise
+garda la mmoire vnre de saint Thodore le Nubien.
+
+Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un dit
+par lequel il assurait la paix aux chrtiens, et dsormais les fidles
+ne furent plus perscuts que par les hrtiques.
+
+Thas achevait sa onzime anne, quand son ami mourut dans les
+tourments. Elle en ressentit une tristesse et une pouvante
+invincibles. Elle n'avait pas l'me assez pure pour comprendre que
+l'esclave Ahms, par sa vie et sa mort, tait un bienheureux. Cette
+ide germa dans sa petite me, qu'il n'est possible d'tre bon en ce
+monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit
+d'tre bonne, car sa chair dlicate redoutait la douleur.
+
+Elle se donna avant l'ge des jeunes garons du port et elle suivit
+les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce
+qu'elle recevait d'eux elle achetait des gteaux et des parures.
+
+Comme elle ne rapportait la maison rien de ce qu'elle avait gagn,
+sa mre l'accablait de mauvais traitements. Pour viter les coups,
+elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait
+avec les lzards dans les fentes des pierres. L, elle songeait,
+pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement pares,
+dans leur litire entoure d'esclaves.
+
+Un jour que, frappe plus rudement que de coutume, elle se tenait
+accroupie devant la porte, dans une immobilit farouche, une vieille
+femme s'arrta devant elle, la considra quelques instants en silence,
+puis s'cria:
+
+--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le pre qui t'engendra et
+la mre qui te mit au monde!
+
+Thas restait muette et tenait ses regards fixs vers la terre. Ses
+paupires taient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleur.
+
+--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mre n'est-elle pas
+heureuse d'avoir nourri une petite desse telle que toi, et ton pre,
+en te voyant, ne se rjouit-il pas dans le fond de son coeur?
+
+Alors l'enfant, comme se parlant elle-mme:
+
+--Mon pre est une outre gonfle de vin et ma mre une sangsue avide.
+
+La vieille regarda droite et gauche si on ne la voyait pas. Puis
+d'une voix caressante:
+
+--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumire, viens avec moi et
+tu n'auras, pour vivre, qu' danser et sourire. Je te nourrirai de
+gteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux.
+Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe
+lgre; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon
+d'Acharn.
+
+Thas rpondit:
+
+--Je veux bien aller avec toi.
+
+Et, s'tant leve, elle suivit la vieille hors de la ville.
+
+Cette femme, nomme Moero, conduisait de pays en pays des filles et
+des jeunes garons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait
+ensuite aux riches pour paratre dans les festins.
+
+Devinant que Thas deviendrait bientt la plus belle des femmes, elle
+lui apprit, coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle
+flagellait avec des lanires de cuir ces jambes divines, quand elles
+ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton
+dcrpit, sans ge et sans sexe, accablait de mauvais traitements
+cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entire des
+femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grce, il
+enseignait Thas l'art de feindre, dans les pantomimes, par
+l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments
+humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dgot
+les conseils d'un matre habile; mais, jaloux de son lve, il lui
+griffait les joues, lui pinait le bras ou la venait piquer par
+derrire avec un poinon, la manire des filles mchantes, ds qu'il
+s'apercevait trop vivement qu'elle tait ne pour la volupt des
+hommes. Grce ses leons, elle devint en peu de temps musicienne,
+mime et danseuse excellente. La mchancet de ses matres ne la
+surprenait point et il lui semblait naturel d'tre indignement
+traite. Elle prouvait mme quelque respect pour cette vieille femme
+qui savait la musique et buvait du vin grec. Moero, s'tant arrte
+Antioche, loua son lve comme danseuse et comme joueuse de flte aux
+riches ngociants de la ville qui donnaient des festins. Thas dansa
+et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table,
+dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait tous, ne sachant pas
+le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dans devant les
+jeunes hommes les plus lgants de la ville, le fils du proconsul
+s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupt, et lui dit
+d'une voix qui semblait mouille de baisers:
+
+--Que ne suis-je, Thas, la couronne qui ceint ta chevelure, la
+tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied!
+Mais je veux que tu me foules tes pieds comme une sandale; je veux
+que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle
+enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers.
+
+Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il tait beau.
+Soudain elle sentit la sueur qui lui glaait le front; elle devint
+verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses
+paupires. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En
+vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammes, et
+quand il la prit dans ses bras en s'efforant de l'entraner, elle le
+repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses
+larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle
+rsista.
+
+--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau,
+il est riche, et voici qu'une joueuse de flte le ddaigne!
+
+Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier
+d'amour. Il vint ds le matin, ple et les yeux rouges, suspendre des
+fleurs la porte de la joueuse de flte. Cependant Thas, saisie de
+trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans
+d'elle-mme. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se
+demandait pourquoi elle tait ainsi change et d'o lui venait sa
+mlancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient
+horreur. Elle ne voulait plus voir la lumire et restait tout le jour
+couche sur son lit, sanglotant la tte dans les coussins. Lollius,
+ayant su forcer la porte de Thas, vint plusieurs fois supplier et
+maudire cette mchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme
+une vierge et rptait:
+
+--Je ne veux pas! Je ne veux pas!
+
+Puis, au bout de quinze jours, s'tant donne lui, elle connut
+qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus.
+Ce fut une vie dlicieuse. Ils passaient tout le jour enferms, les
+yeux dans les yeux, se disant l'un l'autre des paroles qu'on ne dit
+qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires
+de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se
+levaient ds l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes
+du Silpicus. Ils buvaient dans la mme coupe, et, quand elle portait
+un grain de raisin sa bouche, il le lui prenait entre les lvres
+avec ses dents.
+
+Moero vint chez Lollius rclamer Thas grands cris:
+
+--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur
+parfume, mes petites entrailles!...
+
+Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle
+revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit
+mettre en prison, et les magistrats, ayant dcouvert plusieurs crimes
+dont elle s'tait rendue coupable, elle fut condamne mort et livre
+aux btes.
+
+Thas aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et
+toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la
+vrit de son coeur:
+
+--Je n'ai jamais t qu' toi.
+
+Lollius lui rpondait:
+
+--Tu ne ressembles aucune autre femme.
+
+Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thas se
+sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle
+songeait:
+
+--Qui me l'a ainsi chang en un instant? Comment se fait-il qu'il
+ressemble dsormais tous les autres hommes et qu'il ne ressemble
+plus lui-mme?
+
+Elle le quitta, non sans un secret dsir de chercher Lollius en un
+autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi
+que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aim serait moins
+triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se
+montra, en compagnie des riches voluptueux, ces ftes sacres o
+l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et
+des troupes de courtisanes traversant l'Oronte la nage. Elle prit sa
+part de tous les plaisirs qu'talait la ville lgante et monstrueuse;
+surtout elle frquenta assidment les thtres, dans lesquels des
+mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux
+applaudissements d'une foule avide de spectacles.
+
+Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comdiens et
+particulirement les femmes qui, dans les tragdies, reprsentaient
+les desses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimes des
+dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la
+foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle
+alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'tre admise dans sa
+troupe. Grce sa beaut et aux leons de la vieille Moero, elle fut
+accueillie et parut sur la scne dans le personnage de Dirc.
+
+Elle plut mdiocrement, parce qu'elle manquait d'exprience et aussi
+parce que les spectateurs n'taient pas excits l'admiration par un
+long bruit de louanges. Mais aprs quelques mois d'obscurs dbuts, la
+puissance de sa beaut clata sur la scne avec une telle force, que
+la ville entire s'en mut. Tout Antioche s'touffait au thtre. Les
+magistrats impriaux et les premiers citoyens s'y rendaient, pousss
+par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les
+ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place.
+Les potes composaient des pigrammes en son honneur. Les philosophes
+barbus dclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases;
+sur le passage de sa litire, les prtres des chrtiens dtournaient
+la tte. Le seuil de sa maison tait couronn de fleurs et arros de
+sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compt, mais
+mesur au mdimne, et tous les trsors amasss par les vieillards
+conomes venaient, comme des fleuves, se perdre ses pieds. C'est
+pourquoi son me tait sereine. Elle se rjouissait dans un paisible
+orgueil de la faveur publique et de la bont des dieux, et, tant
+aime, elle s'aimait elle-mme.
+
+Aprs avoir joui pendant plusieurs annes de l'admiration et de
+l'amour des Antiochiens, elle fut prise du dsir de revoir Alexandrie
+et de montrer sa gloire la ville dans laquelle, enfant, elle errait
+sous la misre et la honte, affame et maigre comme une sauterelle au
+milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reut avec joie et la
+combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut
+un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables.
+Elle les accueillait indiffremment, car elle dsesprait enfin de
+retrouver Lollius.
+
+Elle reut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la dsirait,
+bien qu'il ft profession de vivre sans dsirs. Malgr sa richesse, il
+tait intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de
+son esprit, ni par la grce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et
+mme elle s'irritait parfois de ses lgantes ironies. Il la blessait
+par son doute perptuel. C'est qu'il ne croyait rien et qu'elle
+croyait tout. Elle croyait la providence divine, la
+toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, la
+justice ternelle. Elle croyait en Jsus-Christ et en la bonne desse
+des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la
+sombre Hcate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire
+l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison
+sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des
+tres sans nom et vivait dans une attente perptuelle. L'avenir lui
+faisait peur et elle voulait le connatre. Elle s'entourait de prtres
+d'Isis, de mages chaldens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la
+trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort
+et la voyait partout. Quand elle cdait la volupt, il lui semblait
+tout coup qu'un doigt glac touchait son paule nue et, toute ple,
+elle criait d'pouvante dans les bras qui la pressaient.
+
+Nicias lui disait:
+
+--Que notre destine soit de descendre en cheveux blancs et les joues
+creuses dans la nuit ternelle, ou que ce jour mme, qui rit
+maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe,
+ma Thas! Gotons la vie. Nous aurons beaucoup vcu si nous avons
+beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens:
+aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon
+nous tourmenter pour un nant?
+
+Elle lui rpondait avec colre:
+
+--Je mprise ceux qui comme toi n'esprent ni ne craignent rien. Je
+veux savoir! Je veux savoir!
+
+Pour connatre le secret de la vie, elle se mit lire les livres des
+philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les annes de
+son enfance s'loignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit
+plus volontiers. Elle aimait parcourir, le soir, sous un
+dguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques
+o elle avait misrablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses
+parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des
+prtres chrtiens, elle songeait son baptme et se sentait trouble.
+Une nuit, qu'enveloppe d'un long manteau et ses blonds cheveux cachs
+sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville,
+elle se trouva, sans savoir comment elle y tait venue, devant la
+pauvre glise de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait
+dans l'intrieur et vit une lumire clatante qui glissait par les
+fentes de la porte. Il n'y avait l rien d'trange, puisque depuis
+vingt ans les chrtiens, protgs par le vainqueur de Maxence,
+solennisaient publiquement leurs ftes. Mais ces chants signifiaient
+un ardent appel aux mes. Comme convie aux mystres, la comdienne,
+poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva l une
+nombreuse assemble, des femmes, des enfants, des vieillards genoux
+devant un tombeau adoss la muraille. Ce tombeau n'tait qu'une cuve
+de pierre grossirement sculpte de pampres et de grappes de raisins;
+pourtant il avait reu de grands honneurs: il tait couvert de palmes
+vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables
+lumires toilaient l'ombre dans laquelle la fume des gommes d'Arabie
+semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs
+des figures pareilles des visions du ciel. Des prtres vtus de
+blanc se tenaient prosterns au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils
+chantaient avec le peuple exprimaient les dlices de la souffrance et
+mlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allgresse tant de douleur
+que Thas, en les coutant, sentait les volupts de la vie et les
+affres de la mort couler la fois dans ses sens renouvels.
+
+Quand ils eurent fini de chanter, les fidles se levrent pour aller
+baiser la file la paroi du tombeau. C'tait des hommes simples,
+accoutums travailler de leurs mains. Ils s'avanaient d'un pas
+lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils
+s'agenouillaient, chacun son tour, devant le sarcophage et y
+appuyaient leurs lvres. Les femmes levaient dans leurs bras les
+petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.
+
+Thas, surprise et trouble, demanda un diacre pourquoi ils
+faisaient ainsi.
+
+--Ne sais-tu pas, femme, lui rpondit le diacre, que nous clbrons
+aujourd'hui la mmoire bienheureuse de saint Thodore le Nubien, qui
+souffrit pour la foi au temps de Diocltien empereur? Il vcut chaste
+et mourut martyr, c'est pourquoi, vtus de blanc, nous portons des
+roses rouges son tombeau glorieux.
+
+En entendant ces paroles, Thas tomba genoux et fondit en larmes. Le
+souvenir demi teint d'Ahms se ranimait dans son me. Sur cette
+mmoire obscure, douce et douloureuse, l'clat des cierges, le parfum
+des roses, les nues de l'encens, l'harmonie des cantiques, la pit
+des mes jetaient les charmes de la gloire. Thas songeait dans
+l'blouissement:
+
+Il tait humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment
+s'est-il lev au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose
+inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupt?
+
+Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait
+aime ses yeux de violette o brillaient des larmes la clart des
+cierges; puis, la tte baisse, humble, lente, la dernire, de ses
+lvres o tant de dsirs s'taient suspendus, elle baisa la pierre de
+l'esclave.
+
+Rentre dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure
+parfume et la tunique dlie, l'attendait en lisant un trait de
+morale. Il s'avana vers elle les bras ouverts.
+
+--Mchante Thas, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais
+ venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dict par le plus
+grave des stociens? Des prceptes vertueux et de fires maximes? Non!
+Sur l'austre papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thas.
+Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grce
+tait infinie et toutes taient l'unique Thas. Il y en avait qui
+tranaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables une
+nue blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes.
+
+D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la
+volupt, n'exprimaient aucune pense. Enfin, il y en avait deux qui se
+tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il tait impossible de les
+distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La premire
+disait: Je suis l'amour. L'autre: Je suis la mort.
+
+En parlant ainsi, il pressait Thas dans ses bras, et, ne voyant pas
+le regard farouche qu'elle fixait terre, il ajoutait les penses aux
+penses, sans souci qu'elles fussent perdues:
+
+--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne o il est crit: Rien ne
+doit te dtourner de cultiver ton me, je lisais: Les baisers de
+Thas sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel. Voil
+comment, par ta faute, mchante enfant, un philosophe comprend
+aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que
+nous sommes, nous ne dcouvrons que notre propre pense dans la pense
+d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de
+lire celui-ci...
+
+Elle ne l'coutait pas, et son me tait encore devant le tombeau du
+Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la
+nuque et il lui dit:
+
+--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand
+on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons
+la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous.
+
+Mais elle le repoussa:
+
+--Nous aimer! s'cria-t-elle amrement. Mais tu n'as jamais aim
+personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais.
+Va-t'en! Je te hais. J'excre et je mprise tous les heureux et tous
+les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bont que chez les
+malheureux. Quand j'tais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est
+mort sur la croix. Il tait bon; il tait plein d'amour et il
+possdait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les
+pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir.
+
+Elle s'tendit plat ventre sur le tapis et passa la nuit
+sangloter, formant le dessein de vivre dsormais, comme saint
+Thodore, dans la pauvret et dans la simplicit.
+
+Ds le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle tait
+voue. Comme elle savait que sa beaut, encore intacte, ne durerait
+plus longtemps, elle se htait d'en tirer toute joie et toute gloire.
+Au thtre, o elle se montrait avec plus d'tude que jamais, elle
+rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des
+potes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la
+dmarche de la comdienne une ide de la divine harmonie qui rgle les
+mondes, savants et philosophes mettaient une grce si parfaite au rang
+des vertus et disaient: Elle aussi, Thas, est gomtre! Les
+ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle
+consentait paratre, l'en bnissaient comme d'une charit cleste.
+Pourtant, elle tait triste au milieu des louanges et, plus que
+jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son
+inquitude, pas mme sa maison et ses jardins qui taient clbres et
+sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.
+
+Elle avait fait planter des arbres apports grands frais de l'Inde
+et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des
+colonnades en ruines, des rochers sauvages, imits par un habile
+architecte, taient reflts dans un lac o se miraient des statues.
+Au milieu du jardin, s'levait la grotte des Nymphes, qui devait son
+nom trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on
+rencontrait ds le seuil. Ces femmes se dpouillaient de leurs
+vtements pour prendre un bain. Inquites, elles tournaient la tte,
+craignant d'tre vues, et elles semblaient vivantes. La lumire ne
+parvenait dans cette retraite qu' travers de minces nappes d'eau qui
+l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts,
+comme dans les grottes sacres, des couronnes, des guirlandes et des
+tableaux votifs, dans lesquels la beaut de Thas tait clbre. Il
+s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques
+revtus de vives couleurs, des peintures reprsentant ou des scnes de
+thtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au
+milieu, se dressait sur une stle un petit ros d'ivoire, d'un antique
+et merveilleux travail. C'tait un don de Nicias. Une chvre de marbre
+noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux
+d'agate. Six chevreaux d'albtre se pressaient autour de ses mamelles;
+mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tte camuse, elle semblait
+impatiente de grimper sur les rochers. Le sol tait couvert de tapis
+de Byzance, d'oreillers brods par les hommes jaunes de Cathay et de
+peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient
+imperceptiblement. et l, au-dessus des grands vases d'onyx,
+s'lanaient des persas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et
+dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'caill d'une tortue
+gante de l'Inde, qui renverse servait de lit la comdienne. C'est
+l que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les
+fleurs, Thas, mollement couche, attendait l'heure de souper en
+conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du
+thtre, soit la fuite des annes.
+
+Or, ce jour-l, elle se reposait aprs les jeux dans la grotte des
+Nymphes. Elle piait dans son miroir les premiers dclins de sa beaut
+et pensait avec pouvante que le temps viendrait enfin des cheveux
+blancs et des rides. En vain elle cherchait se rassurer, en se
+disant qu'il suffit, pour recouvrer la fracheur du teint, de brler
+certaines herbes en prononant des formules magiques. Une voix
+impitoyable lui criait: Tu vieilliras, Thas, tu vieilliras! Et la
+sueur de l'pouvante lui glaait le front. Puis, se regardant de
+nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait
+belle encore et digne d'tre aime. Se souriant elle-mme, elle
+murmurait: Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse
+lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grce des
+mouvements et la magnificence des bras, et les bras, mon miroir, ce
+sont les vraies chanes de l'amour!
+
+Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle,
+maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vtu d'une robe
+richement brode. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri
+d'effroi.
+
+Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle tait belle, il
+faisait du fond du coeur cette prire:
+
+--Fais, mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me
+scandaliser, difie ton serviteur.
+
+Puis, s'efforant de parler, il dit:
+
+--Thas, j'habite une contre lointaine et le renom de ta beaut m'a
+conduit jusqu' toi. On rapporte que tu es la plus habile des
+comdiennes et la plus irrsistible des femmes. Ce que l'on conte de
+tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique
+Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire
+merveilleuse. C'est pourquoi j'ai t pris du dsir de te connatre et
+je vois que la vrit passe la renomme. Tu es mille fois plus savante
+et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me
+dis: Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un
+homme ivre.
+
+Ces paroles taient feintes; mais le moine, anim d'un zle pieux, les
+rpandait avec une ardeur vritable. Cependant, Thas regardait sans
+dplaisir cet tre trange qui lui avait fait peur. Par son aspect
+rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce
+l'tonnait. Elle tait curieuse de connatre l'tat et la vie d'un
+homme si diffrent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui rpondit
+avec une douce raillerie:
+
+--Tu sembles prompt l'admiration, tranger. Prends garde que mes
+regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer!
+
+Il lui dit:
+
+--Je t'aime, Thas! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-mme.
+Pour toi, j'ai quitt mon dsert regrettable; pour toi, mes lvres,
+voues au silence, ont prononc des paroles profanes; pour toi, j'ai
+vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'tait
+interdit d'entendre; pour toi, mon me s'est trouble, mon coeur s'est
+ouvert et des penses en ont jailli, semblables aux sources vives o
+boivent les colombes; pour toi, j'ai march jour et nuit travers des
+sables peupls de larves et de vampires; pour toi, j'ai pos mon pied
+nu sur les vipres et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non
+point l'exemple de ces hommes qui, tout enflamms du dsir de la
+chair, viennent toi comme des loups dvorants ou des taureaux
+furieux. Tu es chre ceux-l comme la gazelle au lion. Leurs amours
+carnassires te dvorent jusqu' l'me, femme! Moi, je t'aime en
+esprit et en vrit, je t'aime en Dieu et pour les sicles des
+sicles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur vritable
+et divine charit. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que
+songes d'une nuit brve. Je te promets de saintes agapes et des noces
+clestes. La flicit que je t'apporte ne finira jamais; elle est
+inoue; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en
+pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitt
+d'tonnement.
+
+Thas, riant d'un air mutin:
+
+--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hte-toi! de
+trop longs discours offenseraient ma beaut, ne perdons pas un moment.
+Je suis impatiente de connatre la flicit que tu m'annonces; mais,
+vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me
+promets ne s'vanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un
+grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le
+tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si
+longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire
+qu'il restt encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en
+savent plus que les mages.
+
+--Thas, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu.
+
+--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.
+
+--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours
+que tu connais n'enfantent que la honte.
+
+Thas le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit
+front:
+
+--Tu es bien hardi, tranger, d'offenser ton htesse. Regarde-moi et
+dis si je ressemble une crature accable d'opprobre. Non! je n'ai
+pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de
+honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que
+moi. J'ai sem la volupt sur tous mes pas, et c'est par l que je
+suis clbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les
+matres du monde. Je les ai vus mes pieds. Regarde-moi, regarde ces
+petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur
+de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de
+place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand
+je passe dans la rue, je ressemble un grain de riz; mais ce grain de
+riz causa parmi les hommes des deuils, des dsespoirs et des haines et
+des crimes remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de
+honte, quand tout crie la gloire autour de moi?
+
+--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu.
+femme, nous avons t nourris dans des contres si diffrentes qu'il
+n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le mme langage ni la mme
+pense. Pourtant, le ciel m'est tmoin que je veux m'accorder avec toi
+et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mmes
+sentiments. Qui m'inspirera des discours embrass pour que tu fondes
+comme la cire mon souffle, femme, et que les doigts de mes dsirs
+puissent te modeler leur gr? Quelle vertu te livrera moi, la
+plus chre des mes, afin que l'esprit qui m'anime, te crant une
+seconde fois, t'imprime une beaut nouvelle et que tu t'cries en
+pleurant de joie: C'est seulement d'aujourd'hui que je suis ne! Qui
+fera jaillir de mon coeur une fontaine de Silo, dans laquelle tu
+retrouves, en te baignant, ta puret premire? Qui me changera en un
+Jourdain, dont les ondes, rpandues sur toi, te donneront la vie
+ternelle?
+
+Thas n'tait plus irrite.
+
+--Cet homme, pensait-elle, parle de vie ternelle et tout ce qu'il dit
+semble crit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et
+qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort.
+
+Et elle rsolut de s'offrir lui. C'est pourquoi, feignant de le
+craindre, elle s'loigna de quelques pas et, gagnant le fond de la
+grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa
+poitrine, puis, immobile, muette, les paupires baisses, elle
+attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues.
+Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balanaient
+mollement et elle ressemblait une enfant qui songe, assise au bord
+d'une rivire.
+
+Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants
+ne le portaient plus, sa langue s'tait subitement dessche dans sa
+bouche; un tumulte effrayant s'levait dans sa tte. Tout coup son
+regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage pais. Il
+pensa que la main de Jsus s'tait pose sur ses yeux pour lui cacher
+cette femme. Rassur par un tel secours, raffermi, fortifi, il dit
+avec une gravit digne d'un ancien du dsert:
+
+--Si tu te livres moi, crois-tu donc tre cache Dieu?
+
+Elle secoua la tte.
+
+--Dieu! Qui le force toujours avoir l'oeil sur la grotte des
+Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi
+l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a crs, il ne peut tre ni fch
+ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la
+nature qu'il nous a donne. On parle beaucoup trop pour lui et on lui
+prte bien souvent des ides qu'il n'a jamais eues. Toi-mme,
+tranger, connais-tu bien son vritable caractre? Qui es-tu pour me
+parler en son nom?
+
+ cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son
+cilice et dit:
+
+--Je suis Paphnuce, abb d'Antino, et je viens du saint dsert. La
+main qui retira Abraham de Chalde et Loth de Sodome m'a spar du
+sicle. Je n'existais dj plus pour les hommes. Mais ton image m'est
+apparue dans ma Jrusalem des sables et j'ai connu que tu tais pleine
+de corruption et qu'en toi tait la mort. Et me voici devant toi,
+femme, comme devant un spulcre et je te crie: Thas, lve-toi.
+
+Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abb elle avait pli d'pouvante.
+Et la voil qui, les cheveux pars, les mains jointes, pleurant et
+gmissant, se trane aux pieds du saint:
+
+--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me
+fais pas de mal! Je sais que les saints du dsert dtestent les femmes
+qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me
+hasses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta
+puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mpriser ni me
+har. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je frquente, raill ta
+pauvret volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma
+richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma
+condition que ma nature. J'tais faite pour ce que je fais. Je suis
+ne pour charmer les hommes. Et, toi-mme, tout l'heure, tu disais
+que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas
+des paroles magiques qui dtruiraient ma beaut ou me changeraient en
+une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis dj que trop
+effraye. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort.
+
+Il lui fit signe de se relever et dit:
+
+--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mpris.
+Je viens toi de la part de Celui qui, s'tant assis au bord du
+puits, but l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il
+soupait au logis de Simon, reut les parfums de Marie. Je ne suis pas
+sans pch pour te jeter la premire pierre. J'ai souvent mal employ
+les grces abondantes que Dieu a rpandues sur moi. Ce n'est pas la
+Colre, c'est la Piti qui m'a pris par la main pour me conduire ici.
+J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le
+zle du coeur qui m'amne toi. Je brle du feu de la charit et, si
+tes yeux, accoutums aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient
+voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparatrais comme un
+rameau dtach de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la
+montagne l'antique Mose, pour lui faire comprendre le vritable
+amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de
+laisser aprs lui des charbons et de vaines cendres, embaume et
+parfume pour l'ternit tout ce qu'il pntre.
+
+--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embche ni
+malfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thbade.
+Ce que l'on m'a cont de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux.
+Ton nom ne m'tait pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu
+galais en vertu les plus vieux anachortes. Ds que je t'ai vu, sans
+savoir qui tu tais, j'ai senti que tu n'tais pas un homme ordinaire.
+Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prtres d'Isis, ni
+ceux d'Herms, ni ceux de la Junon Cleste, ni les devins de Chalde,
+ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empcher de
+mourir?
+
+--Femme, celui-l vivra qui veut vivre. Fuis les dlices abominables
+o tu meurs jamais. Arrache aux dmons, qui le brleraient
+horriblement, ce corps que Dieu ptrit de sa salive et anima de son
+souffle. Consume de fatigue, viens te rafrachir aux sources bnies
+de la solitude; viens boire ces fontaines caches dans le dsert,
+qui jaillissent jusqu'au ciel. me anxieuse, viens possder enfin ce
+que tu dsirais! Coeur avide de joie, viens goter les joies
+vritables: la pauvret, le renoncement, l'oubli de soi-mme,
+l'abandon de tout l'tre dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et
+demain sa bien-aime, viens lui. Viens! toi qui cherchais, et tu
+diras: J'ai trouv l'amour!
+
+Cependant Thas semblait contempler des choses lointaines:
+
+--Moine, demanda-t-elle, si je renonce mes plaisirs et si je fais
+pnitence, est-il vrai que je renatrai au ciel avec mon corps intact
+et dans toute sa beaut?
+
+--Thas, je t'apporte la vie ternelle. Crois-moi, car ce que
+j'annonce est la vrit.
+
+--Et qui me garantit que c'est la vrit?
+
+--David et les prophtes, l'criture et les merveilles dont tu vas
+tre tmoin.
+
+--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouv
+le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine
+et cependant la vie m'a apport bien des tristesses et bien des
+amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes
+envient ma destine, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la
+vieille dente qui, du temps que j'tais petite, vendait des gteaux
+de miel sous une porte de la ville. C'est une ide qui m'est venue
+bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont
+bnis, et qu'il y a une grande douceur vivre humble et petit Moine,
+tu as remu les ondes de mon me et fait monter la surface ce qui
+dormait au fond. Qui croire, hlas! Et que devenir, et qu'est-ce que
+la vie?
+
+Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce tait transfigur; une
+joie cleste inondait son visage:
+
+--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entr seul dans ta demeure. Un Autre
+m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout mon ct. Celui-l,
+tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le
+contempler; mais bientt tu le verras dans sa splendeur charmante et
+tu diras: Il est seul aimable! Tout l'heure, s'il n'avait pos sa
+douce main sur mes yeux, Thas! je serais peut-tre tomb avec toi
+dans le pch, car je ne suis par moi-mme que faiblesse et que
+trouble. Mais il nous a sauvs tous deux; il est aussi bon qu'il est
+puissant et son nom est Sauveur. Il a t promis au monde par David et
+la Sibylle, ador dans son berceau par les bergers et les mages,
+crucifi par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, rvl
+au monde par les aptres, attest par les martyrs. Et le voici qui,
+ayant appris que tu crains la mort, femme! vient dans ta maison pour
+t'empcher de mourir! N'est-ce pas, mon Jsus! que tu m'apparais en
+ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galile en ces jours
+merveilleux o les toiles, descendues avec toi du ciel, taient si
+prs de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans
+leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mres, sur les
+terrasses de Bethlem? N'est-ce pas, mon Jsus, que nous sommes en ta
+compagnie et que tu me montres la ralit de ton corps prcieux?
+N'est-ce pas que c'est l ton visage et que cette larme qui coule sur
+ta joue est une larme vritable? Oui, l'ange de la justice ternelle
+la recueillera, et ce sera la ranon de l'me de Thas. N'est-ce pas
+que te voil, mon Jsus? Mon Jsus, tes lvres adorables
+s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'coute. Et toi, Thas,
+heureuse Thas! entends ce que le Sauveur vient lui-mme te dire:
+c'est lui qui parle et non moi. Il dit: Je t'ai cherche longtemps,
+ma brebis gare! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi
+prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes
+paules jusqu' la bergerie cleste. Viens, ma Thas, viens, mon lue,
+viens pleurer avec moi!
+
+Et Paphnuce tomba genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thas vit
+sur la face du saint le reflet de Jsus vivant.
+
+--O jours envols de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux
+pre Ahms! bon saint Thodore, que ne suis-je morte dans ton manteau
+blanc tandis que tu m'emportais aux premires lueurs du matin, toute
+frache encore des eaux du baptme!
+
+Paphnuce s'lana vers elle en s'criant:
+
+--Tu es baptise!... O Sagesse divine! Providence! Dieu bon! Je
+connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce
+qui te rendait si chre et si belle mes yeux. C'est la vertu des
+eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu o je vivais
+pour t'aller chercher dans l'air empoisonn du sicle. Une goutte, une
+goutte sans doute des eaux qui lavrent ton corps a jailli sur mon
+front. Viens, ma soeur, et reois de ton frre le baiser de paix.
+
+Et le moine effleura de ses lvres le front de la courtisane.
+
+Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans
+la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thas mls au chant des
+eaux vives.
+
+Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires
+vinrent charges d'toffes, de parfums et de guirlandes.
+
+--Ce n'tait gure propos de pleurer, dit-elle en essayant de
+sourire. Les larmes rougissent les yeux et gtent le teint, on doit
+souper cette nuit chez des amis, et je veux tre belle, car il y aura
+l des femmes pour pier la fatigue de mon visage. Ces esclaves
+viennent m'habiller. Retire-toi, mon pre, et laisse-les faire. Elles
+sont adroites et exprimentes; aussi les ai-je payes trs cher. Vois
+celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si
+blanches. Je l'ai enleve la femme du proconsul.
+
+Paphnuce eut d'abord la pense de s'opposer de toutes ses forces ce
+que Thas allt ce souper. Mais, rsolu d'agir prudemment, il lui
+demanda quelles personnes elle y rencontrerait.
+
+Elle rpondit qu'elle y verrait l'hte du festin, le vieux Cotta,
+prfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de
+disputes, le pote Callicrate, le grand prtre de Srapis, des jeunes
+hommes riches occups surtout dresser des chevaux, enfin des femmes
+dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la
+jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle:
+
+--Va parmi eux, Thas, dit le moine. Va!
+
+Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi ce festin et je me
+tiendrai sans rien dire ton ct.
+
+Elle clata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires
+s'empressaient autour d'elle, elle s'cria:
+
+--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la
+Thbade?
+
+LE BANQUET
+
+Lorsque, suivie de Paphnuce, Thas entra dans la salle du banquet, les
+convives taient dj, pour la plupart, accouds sur les lits, devant
+la table en fer cheval, couverte d'une vaisselle tincelante. Au
+centre de cette table s'levait une vasque d'argent que surmontaient
+quatre satires inclinant des outres d'o coulait sur des poissons
+bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thas
+les acclamations s'levrent de toutes parts.
+
+--Salut la soeur des Charits!
+
+--Salut la Melpomne silencieuse, dont les regards savent tout
+exprimer!
+
+--Salut la bien-aime des dieux et des hommes!
+
+--A la tant dsire!
+
+--A celle qui donne la souffrance et la gurison!
+
+--A la perle de Racotis!
+
+--A la rose d'Alexandrie!
+
+Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges et coul; et
+puis elle dit Cotta, son hte:
+
+--Lucius, je t'amne un moine du dsert, Paphnuce, abb d'Antino;
+c'est un grand saint, dont les paroles brlent comme du feu.
+
+Lucius Aurlius Cotta, prfet de la flotte, s'tant lev:
+
+--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrtienne.
+Moi-mme, j'ai quelque respect pour un culte dsormais imprial. Le
+divin Constantin a plac tes coreligionnaires au premier rang des amis
+de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ
+dans notre Panthon. C'est une maxime de nos pres qu'il y a en tout
+dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et
+rjouissons-nous tandis qu'il en est temps encore.
+
+Le vieux Cotta parlait ainsi avec srnit. Il venait d'tudier un
+nouveau modle de galre et d'achever le sixime livre de son histoire
+des Carthaginois. Sr de n'avoir pas perdu sa journe, il tait
+content de lui et des dieux.
+
+--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'tre
+aims: Hermodore, grand prtre de Srapis, les philosophes Dorion,
+Nicias et Znothmis, le pote Callicrate, le jeune Chras et le
+jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse;
+et prs d'eux Philina avec Dros, qu'il faut louer grandement d'tre
+belles.
+
+Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit l'oreille:
+
+--Je t'avais bien averti, mon frre, que Vnus tait puissante. C'est
+elle dont la douce violence t'a amen ici malgr toi. coute, tu es un
+homme rempli de pit; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la
+mre des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux
+mathmaticien Mlanthe a coutume de dire: Je ne pourrais pas, sans
+l'aide de Vnus, dmontrer les proprits d'un triangle.
+
+Dorions qui depuis quelques instants considrait le nouveau venu,
+soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration.
+
+--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est
+lui-mme! Je l'ai rencontr au thtre pendant que notre Thas
+montrait ses bras ingnieux. Il s'agitait furieusement et je puis
+attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnte homme: il va
+nous invectiver tous; son loquence est terrible. Si Marcus est le
+Platon des chrtiens, Paphnuce est leur Dmosthne. picure, dans son
+petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil.
+
+Cependant Philina et Dros dvoraient Thas des yeux. Elle portait
+dans ses cheveux blonds une couronne de violettes ples dont chaque
+fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles,
+si bien que les fleurs semblaient des regards effacs et les yeux des
+fleurs tincelantes. C'tait le don de cette femme: sur elle tout
+vivait, tout tait me et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lame
+d'argent, tranait dans ses longs plis une grce presque triste, que
+n'gayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'clat de sa parure
+tait dans ses bras nus. Admirant malgr elles la robe et la coiffure
+de Thas, ses deux amies ne lui en parlrent point.
+
+--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'tre plus quand tu
+vins Alexandrie. Pourtant ma mre qui se souvenait de t'avoir vue
+alors disait que peu de femmes taient dignes de t'tre compares.
+
+--Qui est donc, demanda Dros, ce nouvel amoureux que tu nous amnes?
+Il a l'air trange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'lphants,
+assurment ils seraient faits comme lui. O as-tu trouv, Thas, un si
+sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la
+terre et qui sont tout barbouills des fumes du Hads?
+
+Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Dros:
+
+--Tais-toi, les mystres de l'amour doivent rester secrets et il est
+dfendu de les connatre. Pour moi, certes, j'aimerais mieux tre
+baise par la bouche de l'Etna fumant, que par les lvres de cet
+homme. Mais notre douce Thas, qui est belle et adorable comme les
+desses, doit, comme les desses, exaucer toutes les prires et non
+pas seulement notre guise celles des hommes aimables.
+
+--Prenez garde toutes deux! rpondit Thas. C'est un mage et un
+enchanteur. Il entend les paroles prononces voix basse et mme les
+penses. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le
+remplacera par une ponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous
+mourrez touffes!
+
+Elle les regarda plir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit
+ct de Paphnuce. La voix de Cotta, imprieuse et bienveillante,
+domina tout coup le murmure des propos intimes:
+
+--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miell!
+
+Puis, l'hte levant sa coupe:
+
+--Buvons d'abord au divin Constance et au Gnie de l'empire. La patrie
+doit tre mise au-dessus de tout, et mme des dieux, car elle les
+contient tous.
+
+Tous les convives portrent leurs lvres leurs coupes pleines. Seul,
+Paphnuce ne but point, parce que Constance perscutait la foi de Nice
+et que la patrie du chrtien n'est point de ce monde.
+
+Dorion, ayant bu, murmura:
+
+--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont
+changeantes et les ondes sans cesse renouveles.
+
+--Je sais, Dorion, rpondit le prfet de la flotte, que tu fais peu de
+cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre
+tranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnte homme ne
+doit rien tant dsirer que de remplir de grandes charges dans l'tat.
+C'est une belle chose que l'tat!
+
+Hermodore, grand prtre de Srapis, prit la parole:
+
+--Dorion vient de demander: Qu'est-ce que la patrie? Je lui
+rpondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les
+tombeaux des anctres. On est concitoyen par la communaut des
+souvenirs et des esprances.
+
+Le jeune Aristobule interrompit Hermodore:
+
+--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de
+Dmophon. Il a la tte sche, peu de ganache et les bras gros. Il
+porte le col haut et fier, comme un coq.
+
+Mais le jeune Chras secoua la tte:
+
+--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a
+l'ongle mince. Les paturons portent terre et l'animal sera bientt
+estropi.
+
+Ils continuaient leur dispute quand Dros poussa un cri perant:
+
+--Hai! j'ai failli avaler une arte plus longue et plus acre qu'un
+stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer temps de mon gosier. Les dieux
+m'aiment!
+
+--Ne dis-tu pas, ma Dros, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en
+souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmit des hommes. L'amour
+suppose chez celui qui l'prouve le sentiment d'une intime misre.
+C'est par lui que se trahit la faiblesse des tres. L'amour qu'ils
+ressentent pour Dros est une grande preuve de l'imperfection des
+dieux.
+
+A ces mots, Dros se mit dans une grande colre:
+
+--Nicias, ce que tu dis l est inepte et ne rpond rien. C'est,
+d'ailleurs, ton caractre de ne point comprendre ce qu'on dit et de
+rpondre des paroles dpourvues de sens.
+
+Nicias souriait encore:
+
+--Parle, parle, ma Dros. Quoi que tu dises, il faut te rendre grce
+chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles!
+
+A ce moment, un grave vieillard, ngligemment vtu, la dmarche lente
+et la tte haute, entra dans la salle et promena sur les convives un
+regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place son ct,
+sur son propre lit
+
+--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu compos ce mois-ci un
+nouveau trait de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le
+quatre-vingt-douzime sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une
+main attique.
+
+Eucrite rpondit, en caressant sa barbe d'argent:
+
+--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer
+les dieux immortels.
+
+
+DORION
+
+Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stociens. Grave et
+blanc, il s'lve au milieu de nous comme une image des anctres! Il
+est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne
+sont point entendues.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en
+ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et
+dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux
+des Csars savent encore rgner sur eux-mmes, vivre libres et goter
+dans le dtachement des choses une flicit sans limites. Plusieurs
+font revivre en eux pictte et Marc Aurle. Mais, s'il tait vrai que
+la vertu ft jamais teinte sur la terre, en quoi sa perte
+intresserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dpendait pas de moi
+qu'elle durt ou prt? Les fous seuls, Dorion, placent leur flicit
+hors de leur pouvoir. Je ne dsire rien que ne veuillent les dieux et
+je dsire tout ce qu'ils veulent. Par l, je me rends semblable eux
+et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu prit, je
+consens qu'elle prisse et ce consentement me remplit de joie comme le
+suprme effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma
+sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus prcieuse que
+le modle; elle aura cot plus de soins et de plus grands travaux.
+
+
+NICIAS
+
+J'entends. Tu t'associes la Providence cleste. Mais si la vertu
+consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par
+laquelle les disciples de Znon prtendent se rendre semblables aux
+dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le
+boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stocisme.
+
+
+EUCRITE
+
+Nicias, tu railles et, comme ton ordinaire, tu excelles te moquer.
+Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et
+comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand prtre, et si la
+grenouille, sagement inspire, parvient l'galer, ne sera-t-elle
+pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te dfendre
+d'admirer une bestiole si gnreuse?
+
+Quatre serviteurs posrent sur la table un sanglier couvert encore de
+ses soies. Des marcassins, faits de pte cuite au four, entourant la
+bte comme s'ils voulaient tter, indiquaient que c'tait une laie.
+
+Znothmis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de
+lui-mme se joindre nous. L'illustre Paphnuce, qui mne dans la
+solitude une vie prodigieuse, est notre hte inattendu.
+
+
+COTTA
+
+Dis mieux, Znothmis. La premire place lui est due, puisqu'il est
+venu sans tre invit.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particulire
+amiti et rechercher ce qui peut lui tre le plus agrable. Or, il est
+certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au
+parfum des belles penses. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en
+amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de
+Jsus crucifi. Pour moi, je m'y prterai d'autant plus volontiers que
+cette doctrine m'intresse vivement par le nombre et la diversit des
+allgories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre,
+elle est pleine de vrits et j'estime que les livres des chrtiens
+abondent en rvlations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce,
+accorder un prix gal aux livres des Juifs. Ceux-l furent inspirs,
+non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais
+gnie, Iaveh, qui les dicta, tait un de ces esprits qui peuplent
+l'air infrieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons;
+mais il les surpassait tous en ignorance et en frocit. Au contraire,
+le serpent aux ailes d'or, qui droulait autour de l'arbre de la
+science sa spirale d'azur, tait ptri de lumire et d'amour. Aussi,
+la lutte tait-elle invitable entre ces deux puissances, celle-ci
+brillante et l'autre tnbreuse. Elle clata dans les premiers jours
+du monde. Dieu venait peine de rentrer dans son repos, Adam et ve
+le premier homme et la premire femme vivaient heureux et nus au
+jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les
+gouverner, eux et toutes les gnrations qu've portait dj dans ses
+flancs magnifiques. Comme il ne possdait ni le compas ni la lyre et
+qu'il ignorait galement la science qui commande et l'art qui
+persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions
+difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et
+ve, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et
+leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut piti d'eux et
+rsolut de les instruire, afin que, possdant la science, ils ne
+fussent plus abuss par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare
+prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque
+dsespre. Le bienveillant dmon la tenta pourtant. A l'insu de
+Iaveh, qui prtendait tout voir mais dont la vue en ralit n'tait
+pas bien perante, il s'approcha des deux cratures, charma leurs
+regards par la splendeur de sa cuirasse et l'clat de ses ailes. Puis
+il intressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des
+figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont
+les proprits admirables ont t reconnues depuis par les Grecs.
+Adam, mieux qu've, mditait sur ces figures. Mais quand le serpent,
+s'tant mis parler, enseigna les vrits les plus hautes, celles qui
+ne se dmontrent pas, il reconnut qu'Adam, ptri de terre rouge, tait
+d'une nature trop paisse pour percevoir ces subtiles connaissances et
+que ve, au contraire, plus tendre et plus sensible, en tait aisment
+pntre. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin
+de l'initier la premire...
+
+
+DORION
+
+Souffre, Znothmis, que je t'arrte ici. J'ai d'abord reconnu dans le
+mythe que tu nous exposes, un pisode de la lutte de Pallas Athn
+contre les gants. Iaveh ressemble beaucoup Typhon, et Pallas est
+reprsente par les Athniens avec un serpent son ct. Mais ce que
+tu viens de dire m'a fait douter tout coup de l'intelligence ou de
+la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possd la
+sagesse, l'aurait-il confie une petite tte femelle, incapable de
+la contenir? Je croirai plutt qu'il tait, comme Iaveh, ignorant et
+menteur et qu'il choisit ve parce qu'elle tait facile sduire et
+qu'il supposait Adam plus d'intelligence et de rflexion.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Sache, Dorion, que c'est, non par la rflexion et l'intelligence, mais
+bien par le sentiment qu'on atteint les vrits les plus hautes et les
+plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins rflchies,
+mais plus sensibles que les hommes, s'lvent-elles plus facilement
+la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophtie
+et ce n'est pas sans raison qu'on reprsente quelquefois Apollon
+Citharde, et Jsus de Nazareth, vtus comme des femmes, d'une robe
+flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises,
+Dorion, en prfrant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumire,
+cette ve plus blanche que le lait et que les toiles. Elle l'couta
+docilement et se laissa conduire l'arbre de la science dont les
+rameaux s'levaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme
+une rose. Cet arbre tait couvert de feuilles qui parlaient toutes
+les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un
+concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initis qui s'en
+nourrissaient la connaissance des mtaux, des pierres, des plantes
+ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils taient de
+flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les
+porter leurs lvres. Or, ayant cout docilement les leons du
+serpent, ve s'leva au-dessus des vaines terreurs et dsira goter
+aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam,
+qu'elle aimait, ne lui devnt pas infrieur, elle le prit par la main
+et le conduisit l'arbre merveilleux. L, cueillant une pomme
+ardente, elle y mordit et la tendit ensuite son compagnon. Par
+malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les
+surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une
+effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il tait
+craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans
+l'air infrieur que ces deux tres dbiles en furent consterns. Le
+fruit chappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du
+malheureux, lui dit: Je veux ignorer et souffrir avec toi. Iaveh
+triomphant maintint Adam et ve et toute leur semence dans la stupeur
+et dans l'pouvante. Son art, qui se rduisait fabriquer de
+grossiers mtores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et
+gomtre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la
+cruaut et fit rgner le mal sur la terre. Il poursuivit Can et ses
+fils, parce qu'ils taient industrieux; il extermina les Philistins
+parce qu'ils composaient des pomes orphiques et des fables comme
+celles d'sope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la
+beaut, et le genre humain expia pendant de longs sicles, dans le
+sang et les larmes, la dfaite du serpent ail. Heureusement il se
+trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et
+Platon, qui retrouvrent, par la puissance du gnie, les figures et
+les ides que l'ennemi de Iaveh avait tent vainement d'enseigner la
+premire femme. L'esprit du serpent tait en eux; c'est pourquoi le
+serpent, comme l'a dit Dorion, est honor par les Athniens. Enfin,
+dans des jours plus rcents, parurent, sous une forme humaine, trois
+esprits clestes, Jsus de Galile, Basilide et Valentin, qui il fut
+donn de cueillir les fruits les plus clatants de cet arbre de la
+science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au
+fate des cieux. C'est ce que j'avais dire pour venger les chrtiens
+ qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs.
+
+
+DORION
+
+Si je t'ai bien entendu, Znothmis, trois hommes admirables, Jsus,
+Basilide et Valentin, ont dcouvert des secrets qui restaient cachs
+Pythagore, Platon, tous les philosophes de la Grce et mme au
+divin picure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines
+terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois
+mortels acquirent des connaissances qui avaient chapp la
+mditation des sages.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Faut-il donc te rpter, Dorion, que la science et la mditation ne
+sont que les premiers degrs de la connaissance et que l'extase seule
+conduit aux vrits ternelles?
+
+
+HERMODORE
+
+Il est vrai, Znothmis, l'me se nourrit d'extase comme la cigale de
+rose. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier
+ravissement. Car l'homme est triple, compos d'un corps matriel,
+d'une me plus subtile mais galement matrielle, et d'un esprit
+incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu
+subitement au silence et la solitude, puis traversant au vol les
+jardins de son me, l'esprit se rpand en Dieu, il gote les dlices
+d'une mort anticipe ou plutt de la vie future, car mourir, c'est
+vivre, et dans cet tat, qui participe de la puret divine, il possde
+ la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unit
+qui est tout. Il est parfait.
+
+
+NICIAS
+
+Cela est admirable. Mais, vrai dire, Hermodore, je ne vois pas
+grande diffrence entre le tout et le rien. Les mots mme me semblent
+manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement
+au nant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection
+cote trs cher: on la paye de tout son tre, et pour l'obtenir il
+faut cesser d'exister. C'est l une disgrce laquelle Dieu lui-mme
+n'a pas chapp depuis que les philosophes se sont mis en tte de le
+perfectionner. Aprs cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de
+ne pas tre. nous ignorons par l mme ce que c'est que d'tre. Nous
+ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre.
+Je croirais, en dpit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au
+contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis
+cte cte sous l'amas des contradictions qu'ils ont entasses, comme
+Plion sur Ossa.
+
+
+COTTA
+
+J'aime beaucoup la philosophie et je l'tudie mes heures de loisir.
+Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicron. Esclaves,
+versez le vin miell!
+
+
+CALLICRATE
+
+Voil une chose singulire! Quand je suis jeun, je songe au temps o
+les potes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et
+l'eau m'en vient la bouche. Mais ds que j'ai got le vin opime que
+tu nous verses abondamment, gnreux Lucius, je ne rve que luttes
+civiles et combats hroques. Je rougis de vivre en des temps sans
+gloire, j'invoque la libert et je rpands mon sang en imagination
+avec les derniers Romains dans les champs de Philippes.
+
+
+COTTA
+
+Au dclin de la rpublique, mes aeux sont morts avec Brutus pour la
+libert. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la libert du
+peuple romain n'tait pas, en ralit, la facult de le gouverner
+eux-mmes. Je ne nie pas que la libert ne soit pour une nation le
+premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un
+gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exerc
+pendant quarante ans les plus hautes charges de l'tat et ma longue
+exprience m'a enseign que le peuple est opprim quand le pouvoir est
+faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhteurs, s'efforcent
+d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime dtestable. Si la
+volont d'un seul s'exerce parfois d'une faon funeste, le
+consentement populaire rend toute rsolution impossible. Avant que la
+majest de la paix romaine couvrt le monde, les peuples ne furent
+heureux que sous d'intelligents despotes.
+
+
+HERMODORE
+
+Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de
+gouvernement et qu'on n'en saurait dcouvrir, puisque les Grecs
+ingnieux, qui conurent tant de formes heureuses, ont cherch
+celle-l sans pouvoir la trouver. A cet gard, tout espoir nous est
+dsormais interdit. On reconnat des signes certains que le monde
+est prs de s'abmer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous
+tait donn, Lucius, d'assister l'agonie terrible de la
+civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient
+l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la
+joie cruelle de nous regarder mourir.
+
+
+COTTA
+
+Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des
+flaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne arme et de
+bonnes finances...
+
+
+HERMODORE
+
+Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie
+facile. Les cits qu'difirent le gnie hellnique et la patience
+latine seront bientt saccages par des sauvages ivres. Il n'y aura
+plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront
+renverses dans les temples et dans les mes. Ce sera la nuit de
+l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates
+se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains
+cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les
+Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abme.
+Cette vieille gypte qui a t le berceau du monde en sera l'hypoge;
+Srapis, dieu de la mort, recevra les suprmes adorations des mortels
+et j'aurai t le dernier prtre du dernier dieu.
+
+A ce moment une figure trange souleva la tapisserie, et les convives
+virent devant eux un petit homme bossu dont le crne chauve s'levait
+en pointe. Il tait vtu, la mode asiatique, d'une tunique d'azur et
+portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges,
+semes d'toiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien,
+et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de
+sa tte et plit d'pouvant. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des
+dmons, ni les blasphmes des paens, ni les erreurs horribles des
+philosophes, le seule prsence de l'hrtique tonna son courage. Il
+voulut fuir, mais son regard ayant rencontr celui de Thas, il se
+sentit soudain rassur. Il avait lu dans l'me de la prdestine et
+compris que celle qui allait devenir une sainte le protgeait dj. Il
+saisit un pan de la robe qu'elle laissait traner sur le lit, et pria
+mentalement le Sauveur Jsus.
+
+Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on
+nommait le Platon des chrtiens. Hermodore lui parla le premier:
+
+--Trs illustre Marcus, nous nous rjouissons tous de te voir parmi
+nous et l'on peut dire que tu viens propos. Nous ne connaissons de
+la doctrine des chrtiens que ce qui en est publiquement enseign. Or,
+il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que
+pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les
+principaux mystres de la religion que tu professes. Notre cher
+Znothmis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout
+l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne
+lui a point fait de rponse et nous ne devons pas en tre surpris,
+puisque notre hte est vou au silence et que le Dieu a scell sa
+langue dans le dsert. Mais toi, Marcus, qui as port la parole dans
+les synodes des chrtiens et jusque dans les conseils du divin
+Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosit en nous
+rvlant les vrits philosophiques qui sont enveloppes dans les
+fables des chrtiens. La premire de ces vrits n'est-elle pas
+l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois
+fermement?
+
+
+MARCUS
+
+Oui, vnrables frres, je crois en un seul Dieu, non engendr, seul
+ternel, principe de toutes choses.
+
+
+NICIAS
+
+Nous savons, Marcus, que ton Dieu a cr le monde. Ce fut, certes, une
+grande crise dans son existence. Il existait dj depuis une ternit
+avant d'avoir pu s'y rsoudre. Mais, pour tre juste, je reconnais que
+sa situation tait des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer
+inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver
+ lui-mme sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est dcid
+agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait
+une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y
+est pris pour crer le monde.
+
+
+MARCUS
+
+Ceux qui, sans tre chrtiens, possdent, comme Hermodore et
+Znothmis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas
+cr le monde directement et sans intermdiaire. Il a donn naissance
+ un fils unique, par qui toutes choses ont t faites.
+
+
+HERMODORE
+
+Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indiffremment ador sous les noms
+d'Herms, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jsus.
+
+
+MARCUS
+
+Je ne serais point chrtien si je lui donnais d'autres noms que ceux
+de Jsus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais
+il n'est pas ternel, puisqu'il a eu un commencement; quant penser
+qu'il existait avant d'tre engendr, c'est une absurdit qu'il faut
+laisser aux mulets de Nice et l'ne rtif qui gouverna trop
+longtemps l'glise d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase.
+
+A ces mots, Paphnuce, blme et le front baign d'une sueur d'agonie,
+fit le signe de la croix et persvra dans son silence sublime.
+
+Marcus poursuivit:
+
+--Il est clair que l'inepte symbole de Nice attente la majest du
+Dieu unique, en l'obligeant partager ses indivisibles attributs avec
+sa propre manation, le mdiateur par qui toutes choses furent faites.
+Renonce railler le Dieu vrai des chrtiens, Nicias; sache, que, pas
+plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce
+n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jsus qui, ayant cr le
+monde, vint ensuite rparer son ouvrage. Car la cration ne pouvait
+tre parfaite et le mal s'y tait ml ncessairement au bien.
+
+
+NICIAS
+
+Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal?
+
+Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras tendu
+sur la nappe, montra un petit ne, en mtal de Corinthe, qui portait
+deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives
+noires.
+
+--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agrablement flatt par
+le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci
+soient claires et celles-l sombres. Mais si elles taient doues de
+pense et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une
+olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des
+olives noires dtesterait le peuple des olives blanches. Nous en
+jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux
+sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des
+choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un
+bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout
+tait beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du
+mal, ainsi que l'a dmontr le second Platon, plus grand que le
+premier.
+
+
+EUCRITE
+
+Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont
+il ne dtruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le mchant qui
+le fait et qui pouvait ne pas le faire.
+
+
+COTTA
+
+Par Jupiter! voil un bon raisonnement!
+
+
+EUCRITE
+
+Le monde est la tragdie d'un excellent pote. Dieu qui la composa, a
+dsign chacun de nous pour y jouer un rle. S'il veut que tu sois
+mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a
+t assign.
+
+
+NICIAS
+
+Assurment il sera bon que le boiteux de la tragdie boite comme
+Hphaistos; il sera bon que l'insens s'abandonne aux fureurs d'Ajax,
+que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phdre, que le
+tratre trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand
+la pice sera joue, tous les acteurs, rois, justes, tyrans
+sanguinaires, vierges pieuses, pouses impudiques, citoyens magnanimes
+et lches assassins recevront du pote une part gale de
+flicitations.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu dnatures ma pense, Nicias, et changes une belle jeune fille en
+gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la
+justice et les lois ternelles.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Pour moi, mes amis, je crois la ralit du bien et du mal. Mais je
+suis persuad qu'il n'est pas une seule action humaine, ft-ce le
+baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rdemption. Le mal
+concourt au salut final des hommes, et en cela, il procde du bien et
+participe des mrites attachs au bien. C'est ce que les chrtiens ont
+admirablement exprim par le mythe de cet homme au poil roux qui pour
+trahir son matre lui donna le baiser de paix, et assura par un tel
+acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, mon sens, plus
+injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le
+tapissier poursuivent le plus malheureux des aptres de Jsus, sans
+songer que le baiser de l'Iscariote, annonc par Jsus lui-mme, tait
+ncessaire selon leur propre doctrine la rdemption des hommes et
+que, si Judas n'avait pas reu la bourse de trente sicles, la sagesse
+divine tait dmentie, la Providence due, ses desseins renverss et
+le monde rendu au mal, l'ignorance, la mort.
+
+
+MARCUS
+
+La sagesse divine avait prvu que Judas, libre de ne pas donner le
+baiser du tratre, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a
+employ le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'difice
+merveilleux de la rdemption.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Je t'ai parl tout l'heure, Marcus, comme si je croyais que la
+rdemption des hommes avait t accomplie par Jsus crucifi, parce
+que je sais que telle est la croyance des chrtiens et que j'entrais
+dans leur pense pour mieux saisir le dfaut de ceux qui croient la
+damnation ternelle de Judas. Mais en ralit Jsus n'est mes yeux
+que le prcurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystre de la
+rdemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux
+de l'entendre, comment il s'est vritablement accompli sur la terre.
+
+Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges
+athniennes avec les corbeilles sacres de Crs, douze jeunes filles,
+portant sur leur tte des paniers de grenades et de pommes, entrrent
+dans la salle d'un pas lger dont la cadence tait marque par une
+flte invisible. Elles posrent les paniers sur la table, la flte se
+tut et Znothmis parla de la sorte:
+
+--Quand Eunoia, la pense de Dieu, eut cr le monde, elle confia aux
+anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardrent point la
+srnit qui convient aux matres. Voyant que les filles des hommes
+taient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et
+ils s'unirent elles. De ces hymens sortit une race violente qui
+couvrit la terre d'injustice et de cruauts, et la poussire des
+chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une
+tristesse infinie:
+
+ --Voil donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers
+le monde. Mes enfants sont plongs par ma faute dans la vie amre.
+Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu mme, qui ne
+pense que par serait impuissant leur rendre la puret premire. Ce
+qui est fait est fait, et la cration est jamais manque. Du moins,
+je n'abandonnerai pas mes cratures. Si je ne puis les rendre
+heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles.
+Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les
+humilient, je prendrai moi-mme un corps semblable aux leurs et j'irai
+vivre parmi elles.
+
+ Ayant ainsi parl, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans
+le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et dbile et reut le nom
+d'Hlne. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientt en grce
+et en beaut, et devint la plus dsire des femmes, comme elle l'avait
+rsolu, afin d'tre prouve dans son corps mortel par les plus
+illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents,
+elle se dvoua au rapt et l'adultre en expiation de tous les
+adultres, de toutes les violences, de toutes les iniquits, et causa
+par sa beaut la ruine des peuples, pour que Dieu pt pardonner les
+crimes de l'univers. Et jamais la pense cleste, jamais Eunoia ne fut
+si adorable qu'aux jours o, femme, elle se prostituait aux hros et
+aux bergers. Les potes devinaient sa divinit, quand ils la
+peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui
+faisaient cette invocation: me sereine comme le calme des mers!
+
+ C'est ainsi qu'Eunoia fut entrane par la piti dans le mal et dans
+la souffrance. Elle mourut, et les Lacdmoniens montrent son tombeau,
+car elle devait connatre la mort aprs la volupt et goter tous les
+fruits amers qu'elle avait sems. Mais, s'chappant de la chair
+dcompose d'Hlne, elle s'incarna dans une autre forme de femme et
+s'offrit de nouveau tous les outrages. Ainsi, passant de corps en
+corps, et traversant parmi nous les ges mauvais, elle prend sur elle
+les pchs du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attache nous
+par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle oprera
+sa rdemption et la ntre, et nous ravira, suspendus sa blanche
+poitrine, dans la paix du ciel reconquis.
+
+
+HERMODORE
+
+Ce mythe ne m'tait point inconnu. Il me souvient qu'on a cont qu'en
+une de ses mtamorphoses, cette divine Hlne vivait auprs du
+magicien Simon, sous Tibre empereur. Je croyais toutefois que sa
+dchance tait involontaire et que les anges l'avaient entrane dans
+leur chute.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Hermodore, il est vrai que des hommes mal initis aux mystres ont
+pens que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre dchance.
+Mais, s'il en tait ainsi qu'ils prtendent, Eunoia ne serait pas la
+courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le
+pain imbib du vin de nos hontes, l'offrande agrable, le sacrifice
+mritoire, l'holocauste dont la fume monte vers Dieu. S'ils n'taient
+point volontaires ses pchs n'auraient point de vertu.
+
+
+CALLICRATE
+
+Mais veux-tu que je t'apprenne, Znothmis, dans quel pays, sous quel
+nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hlne toujours
+renaissante?
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Il faut tre trs sage pour dcouvrir un tel secret. Et la sagesse,
+Callicrate, n'est pas donne aux potes, qui vivent dans le monde
+grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et
+de vaines images.
+
+
+CALLICRATE
+
+Crains d'offenser les dieux, impie Znothmis; les potes leur sont
+chers. Les premires lois furent dictes en vers par les immortels
+eux-mmes, et les oracles des dieux sont des pomes. Les hymnes ont
+pour les oreilles clestes d'agrables sons. Qui ne sait que les
+potes sont des devins et que rien ne leur est cach? tant pote
+moi-mme et ceint du laurier d'Apollon, je rvlerai tous la
+dernire incarnation d'Eunoia. L'ternelle Hlne est prs de vous:
+elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoude aux
+coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont
+des larmes, les lvres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux
+jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui
+Thas.
+
+
+PHILINA
+
+Que dis-tu, Callicrate? Notre chre Thas aurait connu Pris, Mlnas
+et les Achens aux belles cnmides qui combattaient devant Ilion!
+tait-il grand, Thas, le cheval de Troie?
+
+
+ARISTOBULE
+
+Qui parle d'un cheval?
+
+--J'ai bu comme un Thrace! s'cria Chras. Et il roula sous la table.
+Callicrate, levant sa coupe:
+
+--Je bois aux Muses hliconiennes, qui m'ont promis une mmoire que
+n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale!
+
+Le vieux Cotta dormait et sa tte chauve se balanait lentement sur
+ses larges paules.
+
+Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique.
+Il s'approcha en chancelant du lit de Thas:
+
+--Thas, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme.
+
+
+THAS
+
+Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout l'heure?
+
+
+DORION
+
+Parce que j'tais jeun.
+
+
+THAS
+
+Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne
+t'aime pas.
+
+Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprs de Dros
+qui l'appelait du regard pour l'enlever son amie. Znothmis prenant
+la place quitte donna Thas un baiser sur la bouche.
+
+
+THAS
+
+Je te croyais plus vertueux.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus aucune loi.
+
+
+THAS
+
+Mais ne crains-tu pas de souiller ton me dans les bras d'une femme?
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Le corps peut cder au dsir, sans que l'me en soit occupe.
+
+
+THAS
+
+Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'me. Tous ces philosophes
+sont des boucs!
+
+Les lampes s'teignaient une une. Un jour ple, qui pntrait par
+les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux
+gonfls des convives. Aristobule, tomb les poings ferms ct de
+Chras, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule.
+Znothmis pressait dans ses bras Philina dfaite. Dorion versait sur
+la gorge nue de Dros des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis
+de la blanche poitrine agite par le rire et que le philosophe
+poursuivait avec ses lvres pour les boire sur la chair glissante.
+Eucrite se leva; et posant le bras sur l'paule de Nicias, il
+l'entrana au fond de la salle.
+
+--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, quoi penses-tu?
+
+--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins
+d'Adonis.
+
+--Que veux-tu dire?
+
+--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque anne de petits
+jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Vnus des
+rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et
+se fanent.
+
+--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est
+folie de s'attacher ce qui passe.
+
+--Si la beaut n'est qu'une ombre le dsir n'est qu'un clair. Quelle
+folie y a-t-il dsirer la beaut? N'est-il pas raisonnable, au
+contraire, que ce qui passe aille ce qui ne dure pas et que l'clair
+dvore l'ombre glissante?
+
+--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi:
+sois libre. C'est par l qu'on est homme.
+
+--Comment peut-on tre libre, Eucrite, quand on a un corps?
+
+--Tu le verras tout l'heure, mon fils. Tout l'heure tu diras:
+Eucrite tait libre.
+
+Le vieillard parlait adoss une colonne de porphyre, le front
+clair par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus,
+s'tant approchs, se tenaient devant lui ct de Nicias, et tous
+quatre, indiffrents aux rires et aux cris des buveurs,
+s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de
+sagesse que Marcus lui dit:
+
+--Tu es digne de connatre le vrai Dieu.
+
+Eucrite rpondit:
+
+--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage.
+
+Puis ils parlrent de la mort.
+
+--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occup me corriger
+moi-mme et attentif tous mes devoirs. Devant elle, je lverai au
+ciel mes mains pures et je dirai aux dieux:
+
+Vos images, dieux, que vous avez poses dans le temple de mon me, je
+ne les ai point souilles; j'y ai suspendu mes penses ainsi que des
+guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vcu en conformit
+avec votre providence. J'ai assez vcu.
+
+En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage
+resplendissait de lumire.
+
+Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allgresse
+profonde:
+
+--Dtache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mre qui tombe, en
+rendant grce l'arbre qui l'a porte et en bnissant la terre sa
+nourrice!
+
+A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea
+dans sa poitrine.
+
+Quand ceux qui l'coutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du
+fer avait pntr dans le coeur du sage; Eucrite tait entr dans le
+repos. Hermodore et Nicias portrent le corps ple et sanglant sur un
+des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des
+grognements des convives drangs dans leur assoupissement et des
+souffles de volupt touffs dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta,
+rveill de son lger sommeil de soldat, tait dj auprs du cadavre,
+examinant la plaie et criant:
+
+--Qu'on appelle mon mdecin Ariste!
+
+Nicias secoua la tte:
+
+--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent
+aimer. Il a, comme nous tous, obi l'ineffable dsir. Et le voil
+maintenant semblable aux dieux qui ne dsirent rien.
+
+Cotta se frappait le front:
+
+--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'tat, quelle
+aberration!
+
+Cependant Paphnuce et Thas taient rests immobiles, muets, cte
+cte, l'me dbordant de dgot, d'horreur et d'esprance.
+
+Tout coup le moine saisit par la main la comdienne; enjamba avec
+elle les ivrognes abattus prs des tres accoupls et, les pieds dans
+le vin et le sang rpandus, il l'entrana dehors.
+
+Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades
+s'tendaient des deux cts de la voie solitaire, domines au loin par
+le fate tincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la
+chausse, tranaient a et l des couronnes effeuilles et des torches
+teintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce
+arracha avec dgot sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous
+ses pieds.
+
+--Tu les a entendus, ma Thas! s'cria-t-il Ils ont crach toutes les
+folies et toutes les abominations. Ils ont tran le divin Crateur de
+toutes choses aux gmonies des dmons de l'enfer, ni impudemment le
+bien et le mal, blasphm Jsus et vant Judas. Et le plus infme de
+tous, le chacal des tnbres, la bte puante, l'arien plein de
+corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un spulcre. Ma Thas,
+tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de
+leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les
+talons des esclaves; tu les as vues, ces btes accouples sur les
+tapis souills de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard
+insens, rpandre un sang plus vil que le vin rpandu dans la
+dbauche, et se jeter au sortir de l'orgie la face du Christ
+inattendu! Louanges Dieu! Tu as regard l'erreur et tu as connu
+qu'elle tait hideuse. Thas, Thas, Thas, rappelle-toi les folies de
+ces philosophes, et dis si tu veux dlirer avec eux. Rappelle-toi les
+regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux
+guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable
+elles!
+
+Thas, le coeur soulev des dgots de cette nuit, et ressentant
+l'indiffrence et la brutalit des hommes, la mchancet des femmes,
+le poids des heures, soupirait:
+
+--Je suis fatigue mourir, mon pre! O trouver le repos? Je me
+sens le front brlant, la tte vide et les bras si las que je n'aurais
+pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre porte
+de ma main...
+
+Paphnuce la regardait avec bont:
+
+--Courage, ma soeur: l'heure du repos se lve pour toi, blanche et
+pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.
+
+Ils approchaient de la maison de Thas et voyaient dj, au-dessus du
+mur, les ttes des platanes et des trbinthes, qui entouraient la
+grotte des Nymphes, frissonner dans la rose au souffle du matin. Une
+place publique tait devant eux, dserte, entoure de stles et de
+statues votives, et portant ses extrmits des bancs de marbre en
+hmicycle, et que soutenaient des chimres. Thas se laissa tomber sur
+un de ces bancs. Puis, levant vers le moine un regard anxieux, elle
+demanda:
+
+--Que faut-il faire?
+
+--Il faut, rpondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher.
+Il te dtache du sicle comme le vendangeur cueille la grappe qui
+pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin
+parfum. coute: il est, douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident,
+non loin de la mer, un monastre de femmes dont la rgle,
+chef-d'oeuvre de sagesse, mriterait d'tre mise en vers lyriques et
+chante aux sons du thorbe et des tambourins. On peut dire justement
+que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds terre, ont le
+front dans le ciel. Elles mnent en ce monde la vie des anges. Elle
+veulent tre pauvres afin que Jsus les aime, modestes afin qu'il les
+regarde, chastes afin qu'il les pouse. Il les visite chaque jour en
+habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel
+enfin qu'il se montra Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te
+conduirai aujourd'hui mme dans ce monastre, ma Thas, et bientt
+unie ces saintes filles, tu partageras leurs clestes entretiens.
+Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mre, la
+pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: Ma fille, sois
+la bienvenue!
+
+La courtisane poussa un cri d'admiration:
+
+--Albine! une fille des Csars! La petite nice de l'empereur Carus!
+
+--Elle-mme! Albine qui, ne dans la pourpre, revtit la bure et,
+fille des matres du monde, s'leva au rang de servante de
+Jsus-Christ. Elle sera ta mre.
+
+Thas se leva et dit:
+
+--Mne-moi donc la maison d'Albine.
+
+Et Paphnuce, achevant sa victoire:
+
+--Certes je t'y conduirai et l, je t'enfermerai dans une cellule o
+tu pleureras tes pchs. Car il ne convient pas que tu te mles aux
+filles d'Albine avant d'tre lave de toutes tes souillures. Je
+scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnire, tu attendras dans
+les larmes que Jsus lui-mme vienne, en signe de pardon, rompre le
+sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thas; et quel
+tressaillement agitera la chair de ton me quand tu sentiras des
+doigts de lumire se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs!
+
+Thas dit pour la seconde fois:
+
+--Mne-moi, mon pre, la maison d'Albine.
+
+Le coeur inond de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et
+gota presque sans crainte le plaisir de contempler les choses cres;
+ses yeux buvaient dlicieusement la lumire de Dieu, et des souffles
+inconnus passaient sur son front. Tout coup, reconnaissant, l'un
+des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on
+entrait dans la maison de Thas, et songeant que les beaux arbres dont
+il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il
+vit en pense les impurets qui y avaient souill l'air, aujourd'hui
+si lger et si pur, et son me en fut soudain si dsole qu'une rose
+amre jaillit de ses yeux.
+
+--Thas, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tte. Mais nous ne
+laisserons pas derrire nous les instruments, les tmoins, les
+complices de tes crimes passs, ces tentures paisses, ces lits, ces
+tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie?
+Veux-tu qu'anims par des dmons, emports par l'esprit maudit qui est
+en eux, ces meubles criminels courent aprs toi jusque dans le dsert?
+Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des siges
+infmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et
+traverser les airs. Prisse tout ce qui vit ta honte! Hte-toi, Thas!
+et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne tes esclaves de
+dresser au milieu de cette place un bcher sur lequel nous brlerons
+tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.
+
+Thas y consentit.
+
+--Fais ce que tu veux, mon pre, dit-elle. Je sais que les objets
+inanims servent parfois de sjour aux esprits. La nuit, certains
+meubles parlent, soit en frappant des coups intervalles rguliers,
+soit en jetant des petites lueurs semblables des signaux. Mais cela
+n'est rien encore. N'as-tu pas remarqu, mon pre, en entrant dans la
+grotte des Nymphes, droite, une statue de femme nue et prte se
+baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tte
+comme une personne vivante et reprendre aussitt son attitude
+ordinaire. J'en ai t glace d'pouvante. Nicias, qui j'ai cont ce
+prodige, s'est moqu de moi; pourtant il y a quelque magie en cette
+statue, car elle inspira de violents dsirs un certain Dalmate que
+ma beaut laissait insensible. Il est certain que j'ai vcu parmi des
+choses enchantes et que j'tais expose aux plus grands prils, car
+on a vu des hommes touffs par l'embrassement d'une statue d'airain.
+Pourtant, il est regrettable de dtruire des ouvrages prcieux faits
+avec une rare industrie, et si l'on brle mes tapis et mes tentures,
+ce sera une grande perte. Il y en a dont la beaut des couleurs est
+vraiment admirable et qui ont cot trs cher ceux qui me les ont
+donns. Je possde galement des coupes, des statues et des tableaux
+dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire prir.
+Mais toi qui sais ce qui est ncessaire, fais ce que tu veux, mon
+pre.
+
+En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu' la petite porte o tant
+de guirlandes et de couronnes avaient t suspendues et, l'ayant fait
+ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison.
+Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils
+avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre taient borgnes.
+'avait t pour Thas un grand travail et un grand amusement de
+runir ces quatre esclaves de mme race et atteints de la mme
+infirmit. Quand ils servaient table, ils excitaient la curiosit
+des convives, et Thas les forait conter leur histoire. Ils
+attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les
+valets d'curie, les veneurs, les porteurs de litire et les courriers
+aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six
+ngres d'un aspect froce, trois esclaves grecs, l'un grammairien,
+l'autre pote et le troisime chanteur. Ils s'taient tous rangs en
+ordre sur la place publique, quand accoururent les ngresses
+curieuses, inquites, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue
+jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et
+tranant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces
+chanettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves
+blanches. Quand ils furent tous runis, Thas leur dit en montrant
+Paphnuce:
+
+--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est
+en lui et, si vous lui dsobissiez, vous tomberiez morts.
+
+Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du
+dsert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et
+fumante les impies qu'ils frappaient de leur bton.
+
+Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur
+ressemblaient et dit aux autres:
+
+--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et
+jetez-y ple-mle tout ce que contient la maison et la grotte.
+
+Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur matresse du
+regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient
+les uns contre les autres, en tas, coude coude, doutant si ce
+n'tait pas une plaisanterie.
+
+--Obissez, dit le moine.
+
+Plusieurs taient chrtiens. Comprenant l'ordre qui leur tait donn,
+ils allrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les
+autres les imitrent sans dplaisir, car, tant pauvres, ils
+dtestaient les richesses et avaient, d'instinct, le got de la
+destruction. Comme dj ils levaient le bcher, Paphnuce dit Thas:
+
+--J'ai song un instant appeler le trsorier de quelque glise
+d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom
+d'glise et non souille par les btes ariennes), et lui donner tes
+biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain
+du crime en trsor de justice. Mais cette pense ne venait pas de
+Dieu, et je l'ai repousse, et certes, ce serait trop grivement
+offenser les bien-aimes de Jsus-Christ que de leur offrir les
+dpouilles de la luxure. Thas, tout ce que tu as touch doit tre
+dvor par le feu jusqu' l'me. Grces au ciel, ces tuniques, ces
+voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la
+mer, ne sentiront plus que les lvres et les langues des flammes.
+Esclaves, htez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des
+torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dpouille tes infmes
+parures et va demander la plus humble de tes esclaves, comme une
+faveur insigne, la tunique qu'elle revt pour nettoyer les planchers.
+
+Thas obit. Tandis que les Indiens agenouills soufflaient sur les
+tisons, les ngres jetaient dans le bcher des coffres d'ivoire ou
+d'bne ou de cdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des
+couronnes, des guirlandes et des colliers. La fume montait en colonne
+sombre comme dans les holocaustes agrables de l'ancienne loi. Puis le
+feu qui couvait, clatant tout coup, fit entendre un ronflement de
+bte monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencrent
+dvorer leurs prcieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent
+l'ouvrage; ils tranaient allgrement les riches tapis, les voiles
+brods d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids
+des tables, des fauteuils, des coussins pais, des lits aux chevilles
+d'or. Trois robustes thiopiens accoururent tenant embrasses ces
+statues colores des Nymphes dont l'une avait t aime comme une
+mortelle; et l'on et dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et
+quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se
+brisrent sur les dalles, on entendit un gmissement.
+
+A ce moment, Thas parut, ses cheveux dnous coulant longs flots,
+nu-pieds et vtue d'une tunique informe et grossire qui, pour avoir
+seulement touch son corps, s'imprgnait d'une volupt divine.
+Derrire elle, s'en venait un jardinier portant noy, dans sa barbe
+flottante, un ros d'ivoire.
+
+Elle fit signe l'homme de s'arrter et s'approchant de Paphnuce,
+elle lui montra le petit dieu:
+
+--Mon pre, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes?
+Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son
+poids d'or. Sa perte serait irrparable, car il n'y aura plus jamais
+au monde un artiste capable de faire un si bel ros. Considre aussi,
+mon pre, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le
+traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai
+pch, ce n'est pas par lui, mon pre, c'est contre lui. Jamais je ne
+regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai
+fait malgr sa dfense. Il ne permet pas aux femmes de se donner
+ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit
+l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit ros est joli! Comme il se
+cache avec grce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui
+m'aimait alors, me l'apporta en me disant: Il te parlera de moi.
+Mais l'espigle me parla d'un jeune homme que j'avais connu Antioche
+et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont pri sur ce
+bcher, mon pre! Conserve cet ros et place-le dans quelque
+monastre. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car
+l'Amour sait naturellement s'lever aux clestes penses.
+
+Le jardinier, croyant dj le petit ros sauv, lui souriait comme
+un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient,
+le lana dans les flammes en s'criant:
+
+--Il suffit que Nicias l'ait touch pour qu'il rpande tous les
+poisons.
+
+Puis, saisissant lui-mme pleines mains les robes tincelantes, les
+manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles,
+les miroirs, les lampes, les thorbes et les lyres, il les jetait dans
+ce brasier plus somptueux que le bcher de Sardanapale, pendant que,
+ivres de la joie de dtruire, les esclaves dansaient en poussant des
+hurlements sous une pluie de cendres et d'tincelles.
+
+Un un, les voisins, rveills par le bruit, ouvraient leurs fentres
+et cherchaient, en se frottant les yeux, d'o venait tant de fume.
+Puis ils descendaient demi vtus sur la place et s'approchaient du
+bcher:
+
+--Qu'est cela? pensaient-ils.
+
+Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thas avait coutume
+d'acheter des parfums ou des toffes, et ceux-l, tout inquiets,
+allongeant leur tte jaune et sche, cherchaient comprendre. Des
+jeunes dbauchs qui, revenant de souper, passaient par l, prcds
+de leurs esclaves, s'arrtaient, le front couronn de fleurs, la
+tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de
+curieux, sans cesse accrue, sut bientt que Thas, sous l'inspiration
+de l'abb d'Antino, brlait ses richesses avant de se retirer dans un
+monastre.
+
+Les marchands songeaient:
+
+--Thas quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une
+chose affreuse penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui
+a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire?
+A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats
+Alexandrie? Cette Thas n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de
+nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la
+contraindre rester malgr elle dans cette ville.
+
+Les jeunes gens songeaient de leur ct:
+
+--Si Thas renonce aux jeux et l'amour, c'en est fait de nos plus
+chers amusements. Elle tait la gloire dlicieuse, le doux honneur du
+thtre. Elle faisait la joie de ceux mmes qui ne la possdaient pas.
+Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas
+de baisers dont elle ft tout fait absente, car elle tait la
+volupt des volupts, et la seule pense qu'elle respirait parmi nous
+nous excitait au plaisir.
+
+Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nomm Crons, qui
+l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphmait le dieu
+Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thas tait svrement
+juge:
+
+--C'est une fuite honteuse!
+
+--Un lche abandon!
+
+--Elle nous retire le pain de la bouche.
+
+--Elle emporte la dot de nos filles.
+
+--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai
+vendues.
+
+--Et les soixante robes qu'elle m'a commandes.
+
+--Elle doit tout le monde.
+
+--Qui reprsentera aprs elle Iphignie, lectre et Polyxne? Le beau
+Polybe lui-mme n'y russira pas comme elle.
+
+--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.
+
+--Elle tait la claire toile, la douce lune du ciel alexandrin.
+
+Les mendiants les plus clbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte
+et paralytiques, taient maintenant rassembls sur la place; et, se
+tranant dans l'ombre des riches, ils gmissaient:
+
+--Comment vivrons-nous quand Thas ne sera plus l pour nous nourrir?
+Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents
+malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient
+en passant des poignes de pices d'argent.
+
+Des voleurs, rpandus dans la foule, poussaient des clameurs
+assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le
+dsordre et d'en profiter pour drober quelque objet prcieux.
+
+Seul, le vieux Tadde qui vendait la laine de Milet et le lin de
+Tarente, et qui Thas devait une grosse somme d'argent, restait
+calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le
+regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif.
+Enfin, s'tant approch du jeune Crons, il le tira par la manche et
+lui dit tout bas:
+
+--Toi, le prfr de Thas, beau seigneur, montre-toi et ne souffre
+pas qu'un moine te l'enlve.
+
+--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'cria Crons. Je vais
+parler Thas et sans me flatter, je pense qu'elle m'coutera un peu
+mieux que ce Lapithe barbouill de suie. Place! Place, canaille!
+
+Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes,
+foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu' Thas et la
+tirant part:
+
+--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si
+vraiment tu renonces l'amour.
+
+Mais Paphnuce se jetant entre Thas et Crons:
+
+--Impie, s'cria-t-il, crains de mourir si tu touches celle-ci: elle
+est sacre, elle est la part de Dieu.
+
+--Va-t'en, cynocphale! rpliqua le jeune homme furieux; laisse-moi
+parler mon amie, sinon je tranerai par la barbe ta carcasse obscne
+jusque dans ce feu o je te grillerai comme une andouille.
+
+Et il tendit la main sur Thas. Mais repouss par le moine avec une
+raideur inattendue, il chancela et alla tomber quatre pas en
+arrire, au pied du bcher dans les tisons crouls.
+
+Cependant le vieux Tadde allait de l'un l'autre, tirant l'oreille
+aux esclaves et baisant la main aux matres, excitant chacun contre
+Paphnuce, et dj il avait form une petite troupe qui marchait
+rsolument sur le moine ravisseur. Crons se releva, le visage noirci,
+les cheveux brls, suffoqu de fume et de rage. Il blasphma les
+dieux et se jeta parmi les assaillants, derrire lesquels les
+mendiants rampaient en agitant leurs bquilles. Paphnuce fut bientt
+enferm dans un cercle de poings tendus, de btons levs et de cris de
+mort.
+
+--Au gibet! le moine, au gibet!
+
+--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif!
+
+Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur.
+
+--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la
+colombe l'aigle du Seigneur. Mais plutt imitez cette femme et,
+comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux
+faux biens que vous croyez possder et qui vous possdent. Htez-vous:
+les jours sont proches et la patience divine commence se lasser.
+Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur
+les pas de Thas. Dtestez vos crimes qui sont aussi grands que les
+siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves,
+illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une
+prostitue? Vous n'tes tous que de vivantes immondices et c'est par
+un miracle de la bont cleste que vous ne vous rpandez pas soudain
+en ruisseaux de boue.
+
+Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il
+semblait que des charbons ardents sortissent de ses lvres, et ceux
+qui l'entouraient l'coutaient malgr eux.
+
+Mais le vieux Tadde ne restait point oisif. Il ramassait des pierres
+et des cailles d'hutres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et,
+n'osant les jeter lui-mme, il les glissait dans la main des
+mendiants. Bientt les cailloux volrent et une coquille, adroitement
+lance, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette
+sombre face de martyr, dgouttait, pour un nouveau baptme, sur la
+tte de la pnitente, et Thas, oppresse par l'treinte du moine, sa
+chair dlicate froisse contre le rude cilice, sentait courir en elle
+les frissons de l'horreur et de la volupt.
+
+A ce moment, un homme lgamment vtu, le front couronn d'ache,
+s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'cria:
+
+--Arrtez! arrtez! Ce moine est mon frre!
+
+C'tait Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite,
+et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans
+trop de surprise (car il ne s'tonnait de rien) le bcher fumant,
+Thas vtue de bure et Paphnuce lapid.
+
+Il rptait:
+
+--Arrtez, vous dis-je; pargnez mon vieux condisciple; respectez la
+chre tte de Paphnuce.
+
+Mais, habitu aux subtils entretiens des sages, il n'avait point
+l'imprieuse nergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'couta
+point. Une grle de cailloux et d'cailles tombait sur le moine qui,
+couvrant Thas de son corps, louait le Seigneur dont la bont lui
+changeait les blessures en caresses. Dsesprant de se faire entendre
+et trop assur de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit
+par la persuasion, Nicias se rsignait dj laisser faire aux dieux,
+en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tte d'user
+d'un stratagme que son mpris des hommes lui avait tout coup
+suggr. Il dtacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonfle
+d'or et d'argent, tant celle d'un homme voluptueux et charitable;
+puis il courut tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les
+pices leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant
+leur fureur tait vive; mais peu peu leurs regards se tournrent
+vers l'or qui tintait et bientt leurs bras amollis ne menacrent plus
+leur victime. Voyant qu'il avait attir leurs yeux et leurs mes,
+Nicias ouvrit la bourse et se mit jeter dans la foule quelques
+pices d'or et d'argent. Les plus avides se baissrent pour les
+ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succs, lana
+adroitement et l les deniers et les drachmes. Au son des pices de
+mtal qui rebondissaient sur le pav, la troupe des perscuteurs se
+rua terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient l'envi,
+tandis que, groups autour de Crons, les patriciens regardaient ce
+spectacle en clatant de rire. Crons lui-mme y perdit sa colre. Ses
+amis encourageaient les rivaux prosterns, choisissaient des champions
+et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils
+excitaient ces misrables comme on fait des chiens qui se battent. Un
+cul-de-jatte ayant russi saisir un drachme, des acclamations
+s'levrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mmes
+jeter des pices de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place
+qu'une infinit de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient
+comme les lames d'une mer dmonte. Paphnuce tait oubli.
+
+Nicias courut lui, le couvrit de son manteau et l'entrana avec
+Thas dans des ruelles o ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent
+quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils
+ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste:
+
+--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thas veut suivre loin
+de nous mon farouche ami.
+
+--Il est vrai, Nicias, rpondit Thas, je suis fatigue de vivre avec
+des hommes comme toi, souriants, parfums, bienveillants, gostes. Je
+suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu.
+J'ai prouv que la joie n'tait pas la joie et voici que cet homme
+m'enseigne qu'en la douleur est la vritable joie. Je le crois, car il
+possde la vrit.
+
+--Et moi, me amie, reprit Nicias, en souriant, je possde les
+vrits. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que
+lui, et n'en suis, vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.
+
+Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants:
+
+--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrmement ridicule,
+ni mme tout fait draisonnable. Et si je compare ma vie la
+tienne, je ne saurais dire laquelle est prfrable en soi. Je vais
+tout l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront
+prpar, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour
+la centime fois, quelque fable milsienne ou quelque trait de
+Mtrodore. Toi, tu regagneras ta cellule o, t'agenouillant comme un
+chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation
+depuis longtemps mches et remches, et le soir, tu avaleras des
+raves sans huile. Eh bien! trs cher, en accomplissant ces actes,
+dissemblables quant aux apparences, nous obirons tous deux au mme
+sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous
+rechercherons tous deux notre volupt et nous nous proposerons une fin
+commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise
+grce te donner tort, chre tte, si je me donne raison.
+
+ Et toi, ma Thas, va et rjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il
+est possible, dans l'abstinence et dans l'austrit que tu ne l'as t
+dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame
+digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obissant notre
+nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espce
+de satisfaction, tu auras got dans la vie, chre Thas, des volupts
+contraires qu'il est rarement donn la mme personne de connatre.
+En vrit, je voudrais tre pour une heure un saint de l'espce de
+notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc,
+Thas! Va o te conduisent les puissances secrtes de ta nature et de
+ta destine. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais
+l'inanit; mais puis-je te donner mieux que des regrets striles et de
+vains souhaits pour prix des illusions dlicieuses qui m'enveloppaient
+jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma
+bienfaitrice! adieu, bont qui s'ignore, vertu mystrieuse, volupt
+des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait
+jamais jetes, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde
+dcevant.
+
+Tandis qu'il parlait, une sombre colre couvait dans le coeur du
+moine; elle clata en imprcations.
+
+--Va-t'en, maudit! Je te mprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer,
+mille fois plus mchant que ces pauvres gars qui, tout l'heure, me
+jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils
+faisaient et la grce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour
+descendre dans leurs coeurs. Mais toi, dtestable Nicias, tu n'es que
+venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le
+dsespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de
+blasphmes qu'il n'en sort en tout un sicle des lvres fumantes de
+Satan. Arrire, rprouv!
+
+Nicias le regardait avec tendresse.
+
+--Adieu, mon frre, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'
+l'vanouissement final les trsors de ta foi, de ta haine et de ton
+amour! Adieu! Thas: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton
+souvenir.
+
+Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui
+avoisinent la grande ncropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers
+funbres. Leurs boutiques taient pleines de ces figurines d'argile,
+peintes de couleurs claires, qui reprsentent des dieux et des
+desses, des mimes, des femmes, de petits gnies ails, et qu'on a
+coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-tre
+quelques-uns de ces lgers simulacres, qu'il voyait l de ses yeux,
+seraient les compagnons de son sommeil ternel; et il lui sembla qu'un
+petit ros, sa tunique retrousse, riait d'un rire moqueur. L'ide de
+ses funrailles, qu'il voyait par avance, lui tait pnible. Pour
+remdier sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un
+raisonnement:
+
+--Certes, se dit-il, le temps n'a point de ralit. C'est une pure
+illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il
+m'apporter ma mort?... Est-ce dire que je vivrai ternellement? Non,
+mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera
+jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas
+la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est
+arriv. Elle existe comme la dernire page d'un livre que je lis et
+que je n'ai pas fini.
+
+Ce raisonnement l'occupa sans l'gayer tout le long de sa route; il
+avait l'me noire quand, arriv au seuil de sa maison, il entendit les
+rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient la paume en
+l'attendant.
+
+Paphnuce et Thas sortirent de la ville par la porte de la Lune et
+suivirent le rivage de la mer.
+
+--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait
+laver tes souillures.
+
+Il lui parlait avec colre et mpris:
+
+--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitu aux paens
+et aux infidles un corps que l'ternel avait form pour s'en faire un
+tabernacle, et tes impurets sont telles que, maintenant que tu sais
+la vrit, tu ne peux plus unir tes lvres ou joindre les mains sans
+que le dgot de toi-mme ne te soulve le coeur.
+
+Elle le suivait docilement, par d'pres chemins, sous l'ardent soleil.
+La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais,
+loin d'prouver cette fausse piti qui amollit les coeurs profanes,
+Paphnuce se rjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui
+avait pch. Dans le transport d'un saint zle, il aurait voulu
+dchirer de verges ce corps qui gardait sa beaut comme un tmoignage
+clatant de son infamie. Ses mditations entretenaient sa pieuse
+fureur et, se rappelant que Thas avait reu Nicias dans son lit, il
+en forma une ide si abominable que tout son sang reflua vers son
+coeur et que sa poitrine fut prs de se rompre. Ses anathmes,
+touffs dans sa gorge, firent place des grincements de dents. Il
+bondit, se dressa devant elle, ple, terrible, plein de Dieu, la
+regarda jusqu' l'me, et lui cracha au visage.
+
+Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant
+il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abme. Il
+allait, saintement irrit. Il mditait de venger le Christ afin que le
+Christ ne se venget pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied
+de Thas coula sur le sable. Alors, il sentit la fracheur d'un
+souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui
+montrent abondamment aux lvres, il pleura, il courut se prosterner
+devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient.
+Il murmura cent fois:
+
+--Ma soeur, ma soeur, ma mre, trs sainte!
+
+Il pria:
+
+--Anges du ciel, recueillez prcieusement cette goutte de sang et
+portez-la devant le trne du Seigneur. Et qu'une anmone miraculeuse
+fleurisse sur le sable arros par le sang de Thas, afin que tous ceux
+qui verront cette fleur recouvrent la puret du coeur et des sens! O
+sainte, sainte, trs sainte Thas!
+
+Comme il priait et prophtisait ainsi, un jeune garon vint passer
+sur un ne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thas sur
+l'ne, prit la bride et suivit le chemin commenc. Vers le soir, ayant
+rencontr un canal ombrag de beaux arbres, il attacha l'ne au tronc
+d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec
+Thas un pain qu'ils mangrent assaisonn de sel et d'hysope. Ils
+buvaient l'eau frache dans le creux de leur main et s'entretenaient
+de choses ternelles. Elle disait:
+
+--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respir un air si lger, et
+je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.
+
+Paphnuce rpondait:
+
+--Vois, c'est le soir, ma soeur. Les ombres bleues de la nuit
+couvrent les collines. Mais bientt tu verras briller dans l'aurore
+les tabernacles de vie; bientt tu verras s'allumer les roses de
+l'ternel matin.
+
+Ils marchrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune
+effleurait la cime argente des flots, ils chantaient des psaumes et
+des cantiques. Quand le soleil se leva, le dsert s'tendait devant
+eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisire
+du sable, des cellules blanches s'levaient prs des palmiers dans
+l'aurore.
+
+--Mon pre, demanda Thas, sont-ce l les tabernacles de vie?
+
+--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut o je
+t'enfermerai de mes mains.
+
+Bientt ils dcouvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient
+prs des demeures asctiques comme des abeilles autour des ruches. Il
+y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprtaient les lgumes;
+plusieurs filaient la laine, et la lumire du ciel descendait sur
+elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres mditaient l'ombre des
+tamaris; leurs mains blanches pendaient leur ct, car, tant
+pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles
+n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prire, la contemplation
+et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles taient
+vtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains taient
+appeles les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes taient
+voiles, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des
+boucles de cheveux; et il faut croire que c'tait malgr elles, car la
+rgle ne le permettait pas. Une dame trs vieille, grande, blanche,
+allait de cellule en cellule, appuye sur un sceptre de bois dur.
+Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son
+voile, et dit:
+
+--La paix du Seigneur soit avec toi, vnrble Albine! J'apporte la
+ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouve perdue sur un
+chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et
+rchauffe de mon souffle. Je te la donne.
+
+Et il lui dsigna du doigt la comdienne, qui s'agenouilla devant la
+fille des Csars.
+
+Albine arrta un moment sur Thas son regard perant, lui ordonna de
+se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine:
+
+--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.
+
+Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thas avait t conduite
+la maison du salut et il demanda qu'elle ft d'abord enferme dans une
+cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pnitente dans une
+cabane reste vide depuis la mort de la vierge Lta qui l'avait
+sanctifie. Il n'y avait dans l'troite chambre qu'un lit, une table
+et une cruche, et Thas, quand elle posa le pied sur le seuil, fut
+pntre d'une joie infinie.
+
+--Je veux moi-mme clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que
+Jsus viendra rompre de ses mains.
+
+Il alla prendre au bord de la fontaine une poigne d'argile humide, y
+mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des
+fentes de l'huis. Puis, s'tant approch de la fentre prs de
+laquelle Thas se tenait paisible et contente, il tomba genoux, loua
+par trois fois le Seigneur et s'cria:
+
+--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que
+ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant!
+
+Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'loigna lentement.
+
+Albine appela une de ses vierges.
+
+--Ma fille, lui dit-elle, va porter Thas ce qui lui est ncessaire:
+du pain, de l'eau et une flte trois trous.
+
+
+
+III
+
+L'EUPHORBE
+
+
+Paphnuce tait de retour au saint dsert. Il avait pris, vers
+Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au
+monastre de l'abb Srapion. Quand il dbarqua, ses disciples
+s'avancrent au-devant, de lui avec de grandes dmonstrations de joie.
+Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosterns terre,
+baisaient les sandales de l'abb. Car ils savaient dj ce que le
+saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines
+recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis
+intressant la sret et la gloire de l'glise. Les nouvelles
+couraient dans le dsert avec la rapidit du simoun.
+
+Et tandis que Paphnuce s'enfonait dans les sables, ses disciples le
+suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui tait l'ancien de ses
+frres, saisi tout coup d'un pieux dlire, se mit chanter un
+cantique inspir:
+
+ --Jour bni! Voici que notre pre nous est rendu!
+
+ Il nous revient, charg de nouveaux mrites dont le prix nous sera
+ compt!
+
+ Car les vertus du pre sont la richesse des enfants et la saintet
+ de l'abb embaume toutes les cellules.
+
+ Paphnuce, notre pre, vient de donner Jsus-Christ une nouvelle
+ pouse.
+
+ Il a chang par son art merveilleux une brebis noire en brebis
+ blanche.
+
+ Et voici qu'il nous revient charg de nouveaux mrites.
+
+ Semblable l'abeille de l'Arsinotide, qu'alourdit le nectar des
+ fleurs.
+
+ Comparable au blier de Nubie, qui peut peine supporter le poids
+ de sa laine abondante.
+
+ Clbrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile!
+
+Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous genoux
+et dirent:
+
+--Que notre pre nous bnisse et qu'il nous donne chacun une mesure
+d'huile pour fter son retour!
+
+Seul, Paul le Simple, rest debout, demandait: Quel est cet homme?
+et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde
+ce qu'il disait, parce qu'on le savait dpourvu d'intelligence, bien
+que rempli de pit.
+
+L'abb d'Antino, renferm dans sa cellule, songea:
+
+--J'ai donc enfin regagn l'asile de mon repos et de ma flicit. Je
+suis donc rentr dans la citadelle de mon contentement. D'o vient que
+ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs
+ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon dpart, n'est
+chang dans cette demeure d'lection. Voici ma table et mon lit. Voici
+la tte de momie qui m'inspira tant de fois des penses salutaires, et
+voici le livre o j'ai si souvent cherch les images de Dieu. Et
+pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laiss. Les choses
+m'apparaissent tristement dpouilles de leurs grces coutumires, et
+il me semble que je les vois aujourd'hui pour la premire fois. En
+regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis tailles de mes
+mains, cette tte noire et dessche, ces rouleaux de papyrus remplis
+des dictes de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Aprs les
+avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hlas! puisqu'en ralit
+rien n'est chang autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que
+j'tais. Je suis un autre. Le mort, c'tait moi! Qu'est-il devenu, mon
+Dieu? Qu'a-t-il emport? Que m'a-t-il laiss? Et qui suis-je?
+
+Et il s'inquitait surtout de trouver malgr lui que sa cellule tait
+petite, tandis qu'en la considrant par les yeux de la foi, on devait
+l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commenait.
+
+S'tant mis prier, le front contre terre, il recouvra un peu de
+joie. Il y avait peine une heure qu'il tait en oraison, quand
+l'image de Thas passa devant ses yeux. Il en rendit grces Dieu:
+
+--Jsus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais l ton immense
+bont: tu veux que je me plaise, m'assure et me rassrne la vue de
+celle que je t'ai donne. Tu prsentes mes yeux son sourire
+maintenant dsarm, sa grce dsormais innocente, sa beaut dont j'ai
+arrach l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle
+que je l'ai orne et purifie ton intention, comme un ami rappelle
+en souriant son ami le prsent agrable qu'il en a reu. C'est
+pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assur que sa vision vient
+de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donne, mon Jsus.
+Garde-la puisqu'elle te plat et ne souffre pas surtout que ses
+charmes brillent pour d'autres que pour toi.
+
+Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thas plus
+distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se
+rendit tmoignage, disant:
+
+--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu.
+
+Pourtant, sa grande surprise, il ne gotait pas la paix du coeur. Il
+soupirait:
+
+--Pourquoi es-tu triste, mon me, et pourquoi me troubles-tu?
+
+Et son me demeurait inquite. Il resta trente jours dans cet tat de
+tristesse qui prsage au solitaire de redoutables preuves. L'image de
+Thas ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point
+parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'tait
+l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rve, les
+cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il
+en cria d'pouvante et se rveilla couvert d'une sueur glace. Les
+yeux encore cills par le sommeil, il sentit un souffle humide et
+chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes
+poses au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et
+riait du fond de sa gorge.
+
+Paphnuce en prouva un immense tonnement et il lui sembla qu'une tour
+s'abmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa
+confiance croule. Il fut quelque temps incapable de penser; puis,
+ayant recouvr ses esprits, sa mditation ne fit qu'accrotre son
+inquitude.
+
+--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les
+prcdentes, vient de Dieu; elle tait bonne et c'est ma perversit
+naturelle qui l'a gte, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure.
+J'ai, par mon indignit, chang l'dification en scandale, ce dont le
+chacal diabolique a immdiatement tir un grand avantage. Ou bien
+cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et
+elle tait empeste. Et dans ce cas, je doute prsent si les
+prcdentes avaient, comme je l'ai cru, une cleste origine. Je suis
+donc incapable d'une sorte de discernement, qui est ncessaire
+l'ascte. Dans les deux cas, Dieu me marque un loignement dont je
+sens l'effet sans m'en expliquer la cause.
+
+Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse:
+
+--Dieu juste, quelles preuves rserves-tu tes serviteurs, si les
+apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi
+connatre, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui
+vient de l'Autre!
+
+Et comme Dieu, dont les desseins sont impntrables, ne jugea pas
+convenable d'clairer son serviteur, Paphnuce, plong dans le doute,
+rsolut de ne plus songer Thas. Mais sa rsolution demeura strile.
+L'absente tait sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il
+mditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche idale tait
+prcde par un bruit lger, tel que celui d'une toffe qu'une femme
+froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que
+n'offrent point les ralits, lesquelles sont par elles-mmes
+mouvantes et confuses, tandis que les fantmes, qui procdent de la
+solitude, en portent les profonds caractres et prsentent une fixit
+puissante. Elle venait lui sous diverses apparences; tantt pensive,
+le front ceint de sa dernire couronne prissable, vtue comme au
+banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, seme de fleurs
+d'argent; tantt voluptueuse dans le nuage de ses voiles lgers et
+baigne encore des ombres tides de la grotte des Nymphes; tantt
+pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie cleste; tantt
+tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa
+poitrine nue, pare du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquitait
+le plus dans ces visions, c'tait que les couronnes, les tuniques, les
+voiles, qu'il avait brls de ses propres mains pussent ainsi revenir;
+il lui devenait vident que ces choses avaient une me imprissable et
+il s'criait:
+
+--Voici que les mes innombrables des pchs de Thas viennent moi!
+
+Quand il dtournait la tte, il sentait Thas derrire lui et il n'en
+prouvait que plus d'inquitude. Ses misres taient cruelles. Mais
+comme son me et son corps restaient purs au milieu des tentations, il
+esprait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.
+
+--Mon Dieu, si je suis all la chercher si loin parmi les gentils,
+c'tait pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je ptisse
+de ce que j'ai fait dans ton intrt. Protge-moi, mon doux Jsus! mon
+Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantme accomplisse ce que
+n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomph de la chair, ne
+souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis expos
+prsentement des dangers plus grands que ceux que je courus jamais.
+J'prouve et je sais que le rve a plus de puissance que la ralit.
+Et comment en pourrait-il tre autrement, puisqu'il est lui-mme une
+ralit suprieure? Il est l'me des choses. Platon lui-mme, bien
+qu'il ne ft qu'un idoltre, a reconnu l'existence propre des ides.
+Dans ce banquet des dmons o tu m'as accompagn, Seigneur, j'ai
+entendu des hommes, il est vrai, souills de crimes, mais non point,
+certes, dnus d'intelligence, s'accorder reconnatre que nous
+percevons dans la solitude, dans la mditation et dans l'extase des
+objets vritables; et ton criture, mon Dieu, atteste maintes fois la
+vertu des songes et la force des visions formes, soit par toi, Dieu
+splendide, soit par ton adversaire.
+
+Un homme nouveau tait en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu,
+et Dieu ne se htait point de l'clairer. Ses nuits n'taient plus
+qu'un long rve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un
+matin, il se rveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, la
+clart de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des
+crimes. Thas tait venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis
+qu'il pleurait, elle s'tait glisse dans sa couche. Il ne lui restait
+plus de doutes: l'image de Thas tait une image impure.
+
+Le coeur soulev de dgot, il s'arracha de sa couche souille et se
+cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures
+coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule.
+Pour la premire fois depuis de longs jours, Paphnuce tait seul. Le
+fantme l'avait enfin quitt et son absence mme tait pouvantable.
+Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein
+d'horreur:
+
+--Comment ne l'ai-je point repousse? Comment ne me suis-je pas
+arrach de ses bras froids et de ses genoux brlants?
+
+Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu prs de cette couche
+abominable et il craignait que, sa cellule tant profane, les dmons
+n'y pntrassent librement toute heure. Ses craintes ne le
+trompaient point. Les sept petits chacals, retenus nagure sur le
+seuil, entrrent la file et s'allrent blottir sous le lit. A
+l'heure de vpres, il en vint un huitime dont l'odeur tait infecte.
+Le lendemain, un neuvime se joignit aux autres et bientt il y en eut
+trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus
+petits mesure qu'ils se multipliaient et, n'tant pas plus gros que
+des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux,
+ayant saut sur la tablette de bois place au chevet du lit, se tenait
+les quatre pattes runies sur la tte de mort et regardait le moine
+avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.
+
+Pour expier l'abomination de son rve et fuir les penses impures,
+Paphnuce rsolut de quitter sa cellule, dsormais immonde, et de se
+livrer au fond du dsert des austrits inoues, des travaux
+singuliers, des oeuvres trs neuves. Mais avant d'accomplir son
+dessein, il se rendit auprs du vieillard Palmon, afin de lui
+demander conseil.
+
+Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'tait au
+dclin du jour. Le Nil tait bleu et coulait au pied des collines
+violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une
+colombe qui s'tait pose sur son paule.
+
+--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frre Paphnuce! Admire sa bont:
+il m'envoie les btes qu'il a cres pour que je m'entretienne avec
+elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du
+ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou,
+et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon
+frre, m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je
+poserai l mon arrosoir et je t'couterai.
+
+Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses
+jours, les rves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la
+foule des chacals.
+
+--Ne penses-tu pas, mon pre, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans
+le dsert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'tonner
+le diable par mes austrits?
+
+--Je ne suis qu'un pauvre pcheur, rpondit Palmon, et je connais mal
+les hommes, ayant pass toute ma vie dans ce jardin, avec des
+gazelles, de petits livres et des pigeons. Mais il me semble, mon
+frre, que ton mal vient surtout de ce que tu as pass sans mnagement
+des agitations du sicle au calme de la solitude. Ces brusques
+passages ne peuvent que nuire la sant de l'me. Il en est de toi,
+mon frre, comme d'un homme qui s'expose presque dans le mme temps
+une grande chaleur et un grand froid. La toux l'agite et la fivre
+le tourmente. A ta place, frre Paphnuce, loin de me retirer tout de
+suite dans quelque dsert affreux, je prendrais les distractions qui
+conviennent un moine et un saint abb. Je visiterais les
+monastres du voisinage. Il y en a d'admirables, ce que l'on
+rapporte. Celui de l'abb Srapion contient, m'a-t-on dit, mille
+quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont diviss en
+autant de lgions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure
+mme que certains rapports sont observs entre le caractre des moines
+et la figure des lettres qui les dsignent et que, par exemple, ceux
+qui sont placs sous le Z ont le caractre tortueux, tandis que les
+lgionnaires rangs sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si
+j'tais de toi, mon frre, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je
+n'aurais point de repos que je n'aie contempl une chose si
+merveilleuse. Je ne manquerais pas d'tudier les constitutions des
+diverses communauts qui sont semes sur les bords du Nil, afin de
+pouvoir les comparer entre elles. Ce sont l des soins convenables
+un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ou dire que l'abb
+Ephrem a rdig des rgles spirituelles d'une grande beaut. Avec sa
+permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile.
+Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumes manier la bche,
+n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le
+mince roseau de l'crivain. Mais toi, mon frre, tu possdes la
+connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne
+saurait trop admirer une belle criture. Le travail de copiste et de
+lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises penses.
+Frre Paphnuce, que ne mets-tu par crit les enseignements de Paul et
+d'Antoine, nos pres? Peu peu tu retrouveras dans ces pieux travaux
+la paix de l'me et des sens; la solitude redeviendra aimable ton
+coeur et bientt tu seras en tat de reprendre les travaux asctiques
+que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il
+ne faut pas attendre un grand bien d'une pnitence excessive. Du temps
+qu'il tait parmi nous, notre pre Antoine avait coutume de dire:
+L'excs du jene produit la faiblesse et la faiblesse engendre
+l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des
+abstinences indiscrtement prolonges. On peut dire de ceux-ci qu'ils
+se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanims au
+pouvoir du dmon. Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis
+qu'un ignorant, mais avec la grce de Dieu, j'ai retenu les propos de
+notre pre.
+
+Paphnuce rendit grces Palmon et promit de mditer ses conseils.
+Ayant franchi la barrire de roseaux qui fermait le petit jardin, il
+se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis
+que la colombe se balanait sur son dos arrondi. A cette vue il fut
+pris de l'envie de pleurer.
+
+En rentrant dans sa cellule, il y trouva un trange fourmillement. On
+et dit des grains de sable agits par un vent furieux, et il reconnut
+que c'tait des myriades de petits chacals. Cette nuit-l, il vit en
+songe une haute colonne de pierre, surmonte d'une figure humaine et
+il entendit une voix qui disait:
+
+--Monte sur cette colonne!
+
+A son rveil, persuad que ce songe lui tait envoy du ciel, il
+assembla ses disciples et leur parla de la sorte:
+
+--Mes fils bien-aims, je vous quitte pour aller o Dieu m'envoie.
+Pendant mon absence, obissez Flavien comme moi-mme et prenez
+soin de notre frre Paul. Soyez bnis. Adieu.
+
+Tandis qu'il s'loignait, ils demeuraient prosterns terre et, quand
+ils relevrent la tte, ils virent sa grande forme noire l'horizon
+des sables.
+
+Il marcha jour et nuit, jusqu' ce qu'il et atteint les ruines de ce
+temple bti jadis par les idoltres et dans lequel il avait dormi
+parmi les scorpions et les sirnes lors de son voyage merveilleux. Les
+murs couverts de signes magiques taient debout. Trente fts
+gigantesques qui se terminaient en ttes humaines ou en fleurs de
+lotus soutenaient encore d'normes poutres de pierre. Seule
+l'extrmit du temple, une de ces colonnes avait secou son faix
+antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tte d'une
+femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front
+des cornes de vache.
+
+Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait t montre
+dans son rve et il l'estima haute de trente-deux coudes. S'tant
+rendu dans le village voisin, il fit faire une chelle de cette
+hauteur et, quand l'chelle fut applique la colonne, il y monta,
+s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur:
+
+--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puiss-je y
+rester en ta grce jusqu' l'heure de ma mort.
+
+Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant la Providence divine
+et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi
+subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes
+vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau
+frache, que les jeunes garons montrent jusqu'au fate de la
+colonne.
+
+Le chapiteau n'tait pas assez large pour que le moine pt s'y tendre
+tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croises et la
+tte contre la poitrine, et le sommeil tait pour lui une fatigue plus
+cruelle que la veille. A l'aurore, les perviers l'effleuraient de
+leurs ailes, et il se rveillait plein d'angoisse et d'pouvante.
+
+Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'chelle, craignait
+Dieu. mu la pense que le saint tait expos au soleil et la
+pluie, et redoutant qu'il ne vnt choir pendant son sommeil, cet
+homme pieux tablit sur la colonne un toit et une balustrade.
+
+Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se rpandait de
+village en village et les laboureurs de la valle venaient, le
+dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite.
+Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa
+retraite sublime, se rendirent auprs de lui et obtinrent la faveur de
+se btir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient
+se ranger en cercle autour du matre qui leur faisait entendre des
+paroles d'dification:
+
+--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables ces petits enfants
+que Jsus aimait. L est le salut. Le pch de la chair est la source
+et le principe de tous les pchs: ils sortent de lui comme d'un pre.
+L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colre et l'envie sont sa
+postrit bien-aime. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu
+les riches emports par le vice de luxure qui, semblable un fleuve
+la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.
+
+Les abbs Ephrem et Srapion, instruits d'une telle nouveaut,
+voulurent la voir de leurs yeux. Dcouvrant au loin sur le fleuve la
+voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se
+dfendre de penser que Dieu l'avait rig en exemple aux solitaires. A
+sa vue, les deux saints abbs ne dissimulrent point leur surprise;
+s'tant consults, ils tombrent d'accord pour blmer une pnitence si
+extraordinaire, et ils exhortrent Paphnuce descendre.
+
+--Un tel genre de vie est contraire l'usage, disaient-ils; il est
+singulier et hors de toute rgle.
+
+Mais Paphnuce leur rpondit:
+
+--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les
+travaux du moine ne doivent-ils pas tre singuliers comme lui-mme?
+C'est par un signe de Dieu que je suis mont ici; c'est un signe de
+Dieu qui m'en fera descendre.
+
+Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux
+disciples de Paphnuce et se btissaient des abris autour de l'ermitage
+arien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hissrent sur
+les dcombres du temple; mais blms de leurs frres et vaincus par la
+fatigue, ils renoncrent bientt ces pratiques.
+
+Les plerins affluaient. Il y en avait qui venaient de trs loin et
+ceux-l avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'ide de leur
+vendre de l'eau frache et des pastques. Adosse la colonne,
+derrire ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous
+une toile raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A
+l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et
+construisit un four tout ct, dans l'espoir de vendre des pains et
+des gteaux aux trangers. Comme la foule des visiteurs grossissait
+sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'gypte
+commenaient venir, un homme avide de gain leva un caravansrail
+pour loger les matres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs
+mulets. Il y eut bientt devant la colonne un march o les pcheurs
+du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs lgumes. Un
+barbier, qui rasait les gens en plein air, gayait la foule par ses
+joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps envelopp de silence et
+de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la
+vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines
+et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontes de l'image
+du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en
+gyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la
+vraie bire de Cilicie._ Sur les murs, sculpts de figures antiques,
+les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons
+fums, des livres morts et des moutons corchs. Le soir, les vieux
+htes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le
+fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une
+patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la
+fume des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.
+Tout alentour, des arpenteurs traaient des rues, des maons
+btissaient des couvents, des chapelles, des glises. Au bout de six
+mois, une ville tait fonde, avec un corps de garde, un tribunal, une
+prison et une cole tenue par un vieux scribe aveugle.
+
+Les plerins succdaient sans cesse aux plerins. Les vques et les
+chorvques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche
+d'Antioche, qui se trouvait alors en gypte, vint avec tout son
+clerg. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite
+et les chefs des glises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase,
+le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbs Ephrm et
+Srapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premires
+dfiances. Paphnuce leur rpondit:
+
+--Sachez, mes frres, que la pnitence que j'endure est peine gale
+aux tentations qui me sont envoyes et dont le nombre et la force
+m'tonnent. Un homme, le voir du dehors, est petit, et, du haut du
+socle o Dieu m'a port, je vois les tres humains s'agiter comme des
+fourmis. Mais le considrer en dedans, l'homme est immense: il est
+grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'tend devant
+moi, ces monastres, ces htelleries, ces barques sur le fleuve, ces
+villages, et ce que je dcouvre au loin de champs, de canaux, de
+sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est
+en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des dserts
+illimits. Et le mal, le mal et la mort, tendus sur cette immensit,
+la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis moi seul un
+univers de penses mauvaises.
+
+Il parlait ainsi parce que le dsir de la femme tait en lui.
+
+Le septime mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Sas des
+femmes, qui longtemps striles, espraient obtenir des enfants par
+l'intercession du saint homme et la vertu de la stle. Elles
+frottaient contre la pierre leurs ventres infconds. Puis ce furent,
+perte de vue, des chariots, des litires, des brancards qui
+s'arrtaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en
+sortait des malades effrayants voir. Des mres prsentaient
+Paphnuce leurs jeunes garons dont les membres taient retourns, les
+yeux rvulss, la bouche cumeuse et la voix rauque. Il imposait sur
+eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allongs, et
+levaient vers lui, au hasard, leur face perce de deux trous
+sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilit pesante, la
+maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des
+boiteux lui prsentaient leur pied-bot; des cancreuses prenant leur
+poitrine deux mains, dcouvraient devant lui leur sein dvor par
+l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient dposer
+terre, et il semblait qu'on dcharget des outres. Il les bnissait.
+Des Nubiens, atteints de la lpre lphantine, avanaient d'un pas
+lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanim.
+Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civire
+une jeune fille d'Aphroditopolis qui, aprs avoir vomi du sang,
+dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses
+parents, qui la croyaient morte, avaient pos une palme sur sa
+poitrine. Paphnuce, ayant pri Dieu, la jeune fille souleva la tte et
+ouvrit les yeux.
+
+Comme le peuple publiait partout les miracles oprs par le saint, les
+malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin,
+accouraient de toutes les parties d'gypte en lgions innombrables.
+Ds qu'ils apercevaient la stle, ils taient saisis de convulsions,
+se roulaient terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose
+peine croyable! les assistants, agits leur tour par un violent
+dlire, imitaient les contorsions des pileptiques. Moines et
+plerins, hommes, femmes, se vautraient, se dbattaient ple-mle, les
+membres tordus, la bouche cumeuse, avalant de la terre poigne et
+prophtisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson
+lui secouer les membres et criait vers Dieu:
+
+--Je suis le bouc missaire et je prends en moi toutes les impurets
+de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de
+mauvais esprits.
+
+Chaque fois qu'un malade s'en allait guri, les assistants
+l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de rpter:
+
+--Nous venons de voir une autre fontaine de Silo.
+
+Dj des centaines de bquilles pendaient la colonne miraculeuse;
+des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images
+votives. Des Grecs y traaient des distiques ingnieux, et comme
+chaque plerin venait y graver son nom, la pierre fut bientt couverte
+ hauteur d'homme d'une infinit de caractres latins, grecs, coptes,
+puniques, hbreux, syriaques et magiques.
+
+Quand vinrent les ftes de Pques, il y eut dans cette cit du miracle
+une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au
+temps des mystres antiques. On voyait se mler, se confondre sur une
+vaste tendue la robe bariole des gyptiens, le burnous des Arabes,
+le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux
+longs plis des Romains, les sayons et les braies carlates des
+Barbares et les tuniques lames d'or des courtisanes. Des femmes
+voiles passaient sur leur ne, prcdes d'eunuques noirs qui leur
+frayaient un chemin coups de bton. Des acrobates, ayant tendu un
+tapis terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec
+lgance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de
+serpents, les bras allongs, droulaient leurs ceintures vivantes.
+Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait,
+grondait. Les imprcations des chameliers qui frappaient leurs btes,
+les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lpre et
+le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de
+l'criture, les miaulements des femmes tombes en crise prophtique,
+les glapissements des mendiants qui rptaient d'antiques chansons de
+harem, le blement des moutons, le braiement des nes, les appels des
+marins aux passagers attards, tous ces bruits confondus faisaient un
+vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des
+petits ngrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes
+fraches.
+
+Et tous ces tres divers s'touffaient sous le ciel blanc, dans un air
+pais, charg du parfum des femmes, de l'odeur des ngres, de la fume
+des fritures et des vapeurs des gommes que les dvotes achetaient
+des bergers pour les brler devant le saint.
+
+La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des
+lanternes, et ce n'taient plus qu'ombres rouges et formes noires.
+Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le
+visage clair par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou
+enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia
+et puis se changea lui-mme en arbre. Il faisait de grands gestes, que
+son ombre rptait avec des dformations risibles, et l'auditoire
+merveill poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les
+buveurs, couchs sur des divans, demandaient de la bire et du vin.
+Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, reprsentaient devant
+eux des scnes religieuses et lascives. A l'cart, des jeunes hommes
+jouaient aux ds ou la mourre et des vieillards suivaient dans
+l'ombre les prostitues. Seule, au-dessus de ces formes agites,
+s'levait l'immuable colonne; la tte aux cornes de vache regardait
+dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et
+la terre. Tout coup la lune se lve sur le Nil, semblable l'paule
+nue d'une desse. Les collines ruissellent de lumire et d'azur, et
+Paphnuce croit voir la chair de Thas tinceler dans les lueurs des
+eaux, parmi les saphirs de la nuit.
+
+Les jours s'coulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand
+vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant travers les fentes
+de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent
+incapables de mouvement. Brle par le soleil, rougie par la rose, sa
+peau se fendait; de larges ulcres dvoraient ses bras et ses jambes.
+Mais le dsir de Thas le consumait intrieurement et il criait:
+
+--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des
+penses immondes! Encore de monstrueux dsirs! Seigneur, fais passer
+en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est
+faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les pchs du monde,
+comme je l'ai entendu dire certain forgeron d'impostures, cette
+fable contient pourtant un sens cach dont je reconnais aujourd'hui
+l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent
+dans l'me des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les
+mes des justes sont-elles souilles de plus de fange que n'en contint
+jamais l'me d'un pcheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu,
+d'avoir fait de moi l'gout de l'univers.
+
+Mais voici qu'une grande rumeur s'leva un jour dans la ville sainte
+et monta jusqu'aux oreilles de l'ascte: un trs grand personnage, un
+homme des plus illustres, le prfet de la flotte d'Alexandrie, Lucius
+Aurlius Cotta va venir, il vient, il approche!
+
+La nouvelle tait vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les
+canaux et la navigation du Nil, avait tmoign plusieurs reprises le
+dsir de voir le stylite et la nouvelle ville, laquelle on donnait
+le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve
+tout couvert de voiles. A bord d'une galre dore et tendue de
+pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied terre et
+s'avana accompagn d'un secrtaire, qui portait ses tablettes, et
+d'Ariste, son mdecin, avec qui il aimait converser.
+
+Une suite nombreuse marchait derrire lui et la berge se remplissait
+de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne,
+il s'arrta et se mit examiner le stylite en s'pongeant le front
+avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait
+beaucoup observ dans ses longs voyages. Il aimait se souvenir et
+mditait d'crire, aprs l'histoire punique, un livre des choses
+singulires qu'il avait vues. Il semblait s'intresser beaucoup au
+spectacle qui s'offrait lui.
+
+--Voil qui est trange! disait-il tout suant et soufflant. Et,
+circonstance digne d'tre rapporte, cet homme est mon hte. Oui, ce
+moine vint souper chez moi l'an pass; aprs quoi il enleva une
+comdienne.
+
+Et, se tournant vers son secrtaire:
+
+--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la
+colonne, sans oublier la forme du chapiteau.
+
+Puis, s'pongeant le front de nouveau:
+
+--Des personnes dignes de foi m'ont assur, que depuis un an qu'il est
+mont sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quitte un moment.
+Ariste, cela est-il possible?
+
+--Cela est possible un fou et un malade, rpondit Ariste, et ce
+serait impossible un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu
+pas, Lucius, que parfois les maladies de l'me et du corps
+communiquent ceux qui en sont affligs des pouvoirs que ne possdent
+pas les hommes bien portants. Et, vrai dire, il n'y a rellement ni
+bonne ni mauvaise sant. Il y a seulement des tats diffrents des
+organes. A force d'tudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis
+arriv les considrer comme les formes ncessaires de la vie. Je
+prends plus de plaisir les tudier qu' les combattre. Il y en a
+qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un
+dsordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle
+chose qu'une fivre quarte! Parfois certaines affections du corps
+dterminent une exaltation subite des facults de l'esprit. Tu connais
+Cron. Enfant, il tait bgue et stupide. Mais s'tant fendu le crne
+en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu
+sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe cach.
+D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te
+semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent
+garder une entire immobilit, non point seulement le long d'une
+anne, mais durant vingt, trente et quarante ans.
+
+--Par Jupiter! s'cria Cotta, voil une grande aberration! Car l'homme
+est n pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il
+est commis au prjudice de l'tat. Je ne sais trop quelle croyance
+rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la
+rattacher certains cultes asiatiques. Du temps que j'tais
+gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus rigs sur les propyles de
+la ville d'Hra. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant
+sept jours. Le peuple est persuad que cet homme, conversant avec les
+dieux, obtient de leur providence la prosprit de la Syrie. Cette
+coutume me parut dnue de raison; toutefois, je ne fis rien pour la
+dtruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir
+les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il
+n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir
+est de donner satisfaction celles qui existent et qui, bonnes ou
+mauvaises, ont t dtermines par le gnie des temps, des lieux et
+des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre
+rvolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est
+justement dtest. D'ailleurs, comment s'lever au-dessus des
+superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolrant?
+Ariste, je suis d'avis qu'on laisse ce nphlococcygien en paix dans
+les airs, expos seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en
+le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me
+rendant compte de ses penses et de ses croyances.
+
+Il souffla, toussa, posa la main sur l'paule de son secrtaire:
+
+--Enfant, note que dans certaines sectes chrtiennes, il est
+recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes.
+Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinits
+gnsiques. Mais, cet gard, nous devons l'interroger lui-mme.
+
+Puis, levant la tte et portant sa main sur ses yeux pour n'tre point
+aveugl par le soleil, il enfla sa voix:
+
+--Hol! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hte, rponds-moi.
+Que fais-tu l-haut? Pourquoi y es-tu mont et pourquoi y demeures-tu?
+Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique?
+
+Paphnuce, considrant que Cotta tait idoltre, ne daigna pas lui
+faire de rponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit:
+
+--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les pchs du monde et
+gurit les maladies.
+
+--Par Jupiter! tu l'entends, Ariste, s'cria Cotta. Le
+nphlococcygien exerce, comme toi, la mdecine! Que dis-tu d'un
+confrre si lev?
+
+Ariste secoua la tte:
+
+--Il est possible qu'il gurisse mieux que je ne fais moi-mme
+certaines maladies, telles, par exemple, que l'pilepsie, nomme
+vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient galement
+divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal
+est en partie dans l'imagination et tu reconnatras, Lucius, que ce
+moine ainsi juch sur cette tte de desse frappe l'imagination des
+malades plus fortement que je ne saurais le faire, courb dans mon
+officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces,
+Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science.
+
+--Lesquelles? demanda Cotta.
+
+--L'ignorance et la folie, rpondit Ariste.
+
+--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en
+ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un crivain habile
+raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares
+ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave
+et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou
+plutt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes
+Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi.
+
+Ces paroles, entendues par les assistants, passrent de bouche en
+bouche et, publies par les fidles, ajoutrent une incomparable
+splendeur la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les
+ornrent et les transformrent, et l'on contait que le saint, du haut
+de sa stle, avait converti le prfet de la flotte la foi des
+aptres et des pres de Nice. Les croyants donnaient aux dernires
+paroles de Lucius Aurlius Cotta un sens figur; dans leur bouche le
+souper auquel ce personnage avait convi l'ascte devenait une sainte
+communion, des agapes spirituelles, un banquet cleste. On
+enrichissait le rcit de cette rencontre de circonstances
+merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les
+premiers. On disait qu'au moment o Cotta, aprs une longue dispute,
+avait confess la vrit, un ange tait venu du ciel essuyer la sueur
+de son front. On ajoutait que le mdecin et le secrtaire du prfet de
+la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle tant
+notoire, les diacres des principales glises de Lybie en rdigrent
+les actes authentiques. On peut dire sans exagration que, ds lors,
+le monde entier fut saisi du dsir de voir Paphnuce, et qu'en Occident
+comme en Orient, tous les chrtiens tournaient vers lui leurs regards
+blouis. Les plus illustres cits d'Italie lui envoyrent des
+ambassadeurs, et le csar de Rome, le divin Constant, qui soutenait
+l'orthodoxie chrtienne, lui crivit une lettre que des lgats lui
+remirent avec un grand crmonial. Or, une nuit, tandis que la ville
+close ses pieds dormait dans la rose, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole.
+Dieu t'a suscit pour sa gloire. Il t'a choisi pour oprer des
+miracles, gurir les malades, convertir les paens, clairer les
+pcheurs, confondre les ariens et rtablir la paix de l'glise.
+
+Paphnuce rpondit:
+
+--Que la volont de Dieu soit faite!
+
+La voix reprit:
+
+--Lve-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance,
+qui, loin d'imiter la sagesse de son frre Constant, favorise l'erreur
+d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi
+et tes sandales rsonneront sur le pav d'or des basiliques, devant le
+trne des Csars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de
+Constantin. Tu rgneras sur l'glise pacifie et puissante; et, de
+mme que l'me conduit le corps, l'glise gouvernera l'empire. Tu
+seras plac au-dessus des snateurs, des comtes et des patrices. Tu
+feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux
+Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera
+l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au
+patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire,
+le baisera comme la relique d'un saint. Va!
+
+Paphnuce rpondit:
+
+--Que la volont de Dieu soit accomplie!
+
+Et, faisant effort pour se mettre debout, il se prparait descendre.
+Mais la voix, devinant sa pense, lui dit:
+
+--Surtout, ne descends point par cette chelle. Ce serait agir comme
+un homme ordinaire et mconnatre les dons qui sont en toi. Mesure
+mieux ta puissance, anglique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es
+doit voler dans les airs. Saute; les anges sont l pour te soutenir.
+Saute donc!
+
+Paphnuce rpondit:
+
+--Que la volont de Dieu rgne sur la terre et dans les cieux!
+
+Balanant ses longs bras tendus comme les ailes dpenailles d'un
+grand oiseau malade, il allait s'lancer, quand tout coup un
+ricanement hideux rsonna son oreille. pouvant, il demanda:
+
+--Qui donc rit ainsi?
+
+--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au dbut de notre
+amiti; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Trs cher,
+c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te tmoigner toute ma
+satisfaction de la docilit avec laquelle tu accomplis mes dsirs.
+Paphnuce, je suis content de toi!
+
+Paphnuce murmura d'une voix trangle par la peur:
+
+--Arrire, arrire! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jsus sur
+le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde.
+
+Il retomba constern sur la pierre.
+
+--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tt? songeait-il. Plus misrable
+que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui esprent en moi,
+j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dprav que les
+maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne
+distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu
+jusqu'au discernement du nouveau-n qui pleure quand on le tire du
+sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son matre, de la
+plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables.
+Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce
+fate, la luxure et l'orgueil y montaient mon ct. Ce n'est pas la
+grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne
+en subit de pareilles; et je veux bien que leurs pes transpercent ma
+chair sous le regard des anges. J'en suis arriv mme chrir mes
+tortures, mais Dieu se tait et son silence m'tonne. Il me quitte, moi
+qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence.
+Il me fuit. Je veux courir aprs lui. Cette pierre me brle les pieds.
+Vite, partons, rattrapons Dieu.
+
+Aussitt il saisit l'chelle qui demeurait appuye la colonne, y
+posa les pieds et, ayant franchi un chelon, il se trouva face face
+avec la tte de la bte: elle souriait trangement. Il lui fut certain
+alors que ce qu'il avait pris pour le sige de son repos et de sa
+gloire n'tait que l'instrument diabolique de son trouble et de sa
+damnation. Il descendit la hte tous les degrs et toucha le sol.
+Ses pieds avaient oubli la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur
+lui l'ombre de la colonne maudite, il les forait courir. Tout
+dormait. Il traversa sans tre vu la grande place entoure de
+cabarets, d'htelleries et de caravansrails et se jeta dans une
+ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le
+poursuivait en aboyant, ne s'arrta qu'aux premiers sables du dsert.
+Et Paphnuce s'en alla par la contre o il n'y a de route que la piste
+des btes sauvages. Laissant derrire lui les cabanes abandonnes par
+les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa
+fuite dsole.
+
+Enfin, prs d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant
+pas encore si Dieu tait loin, il dcouvrit une ville muette qui
+s'tendait droite et gauche et s'allait perdre dans la pourpre de
+l'horizon. Les demeures, largement isoles et pareilles les unes aux
+autres, ressemblaient des pyramides coupes la moiti de leur
+hauteur. C'taient des tombeaux. Les portes en taient brises et l'on
+voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hynes et des loups
+qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le
+seuil, dpouills par les brigands et rongs par les btes. Ayant
+travers cette ville funbre, Paphnuce tomba extnu devant un tombeau
+qui s'levait l'cart prs d'une source couronne de palmiers. Ce
+tombeau tait trs orn et, comme il n'avait plus de porte, on
+apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des
+serpents.
+
+--Voil, soupira-t-il, ma demeure d'lection, le tabernacle de mon
+repentir et de ma pnitence.
+
+Il s'y trana, chassa du pied les reptiles et demeura prostern sur la
+dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla la
+fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes
+et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce
+genre de vie tait bon, il en fit la rgle de son existence. Depuis le
+matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre.
+
+Or, un jour qu'il tait ainsi prostern, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Regarde ces images afin de t'instruire.
+
+Alors, levant la tte, il vit sur les parois de la chambre des
+peintures qui reprsentaient des scnes riantes et familires. C'tait
+un ouvrage trs ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y
+remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs
+joues taient toutes gonfles; d'autres plumaient des oies ou
+faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin
+un chasseur rapportait sur ses paules une gazelle perce de flches.
+L, des paysans s'occupaient aux semailles, la moisson, la
+rcolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des fltes
+et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus
+brillait dans ses cheveux noirs, finement natts. Sa robe transparente
+laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche
+taient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourn
+de profil. Et cette figure tait exquise. Paphnuce l'ayant considre
+baissa les yeux et rpondit la voix:
+
+--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles
+reprsentent les journes terrestres de l'idoltre dont le corps
+repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de
+basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgr leurs
+vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanit!...
+
+--Il est mort, mais il a vcu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et
+tu n'auras pas vcu.
+
+A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix
+lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues
+paupires, le regardait fixement. A son tour elle parla:
+
+--Vois: je suis mystrieuse et belle. Aime-moi; puise dans mes bras
+l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux
+m'chapper: je suis la beaut de la femme. O penses-tu me fuir,
+insens? Tu retrouveras mon image dans l'clat des fleurs et dans la
+grce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des
+gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles
+clarts de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en
+toi-mme. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entour de
+bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a presse sur son coeur. Il
+y a mille ans qu'il a reu le dernier baiser de ma bouche, et son
+sommeil en est encore parfum. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment
+ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de
+Thas. Tu es un moine instruit et trs avanc dans la connaissance des
+choses. Tu as voyag, et c'est en voyage qu'on apprend le plus.
+Souvent une journe qu'on passe dehors apporte plus de nouveauts que
+dix annes pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans
+avoir entendu dire que Thas a vcu jadis dans Sparte sous le nom
+d'Hlne. Elle eut dans Thbes Hcatompyle une autre existence. Et
+Thas de Thbes, c'tait moi. Comment ne l'as-tu pas devin? J'ai
+pris, vivante, ma large part des pchs du monde, et maintenant
+rduite ici l'tat d'ombre, je suis encore trs capable de prendre
+tes pchs, moine bien-aim. D'o vient ta surprise? Il tait pourtant
+certain que partout o tu irais, tu retrouverais Thas.
+
+Il se frappait le front contre la dalle et criait d'pouvante. Et
+chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et
+parlait d'une voix claire, mle de souffles frais. Et, comme le saint
+homme rsistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci:
+
+--Aime-moi; cde, ami. Tant que tu me rsisteras, je te tourmenterai.
+Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai,
+s'il le faut, que tu sois mort. tant magicienne, je saurai faire
+entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et
+qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demand en vain. Et songe,
+Paphnuce, l'tranget de ta situation, quand ton me bienheureuse
+verra du haut du ciel son propre corps se livrer au pch. Dieu, qui a
+promis de te rendre ce corps aprs le jugement dernier et la
+consommation des sicles, sera lui-mme fort embarrass! Comment
+pourra-t-il installer dans la gloire cleste une forme humaine habite
+par un diable et garde par une sorcire? Tu n'as pas song cette
+difficult. Dieu non plus, peut-tre. Entre nous, il n'est pas bien
+subtil. La plus simple magicienne le trompe aisment, et s'il n'avait
+ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui
+tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux
+serpent, son adversaire. Celui-l est un merveilleux artiste. Je ne
+suis si belle que parce qu'il a travaill ma parure. C'est lui qui
+m'a enseign natter mes cheveux et me faire des doigts de rose et
+des ongles d'agate. Tu l'as trop mconnu. Quand tu es venu te loger
+dans ce tombeau, tu as chass du pied les serpents qui y habitaient,
+sans t'inquiter de savoir s'ils taient de sa famille, et tu as
+cras leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis
+une mchante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il
+tait musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voil brouill avec la
+science et la beaut; tu es tout fait misrable, et Iaveh ne vient
+point ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. tant aussi
+grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par
+impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la cration serait
+bouscule. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.
+
+Paphnuce n'ignorait pas les prodiges oprs par les arts magiques. Il
+songeait dans sa grande inquitude:
+
+--Peut-tre le mort enseveli mes pieds sait-il les paroles crites
+dans ce livre mystrieux, qui demeure cach non loin d'ici au fond
+d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant
+la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumire du soleil et
+le sourire des femmes.
+
+Sa peur tait que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre,
+comme de leur vivant, et qu'il les vt s'unir. Parfois, il croyait
+entendre le souffle lger des baisers.
+
+Tout lui tait trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il
+craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se
+tenait prostern selon sa coutume, une voix inconnue lui dit:
+
+--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si
+je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'pouvant. Il y a des
+hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des
+hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des
+hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mles. Il y a
+des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des
+hommes sans tte, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine.
+De bonne foi, crois-tu que Jsus-Christ soit mort pour le salut de ces
+hommes?
+
+Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumire une
+large chausse, des ruisseaux et des jardins. Sur la chausse,
+Aristobule et Chras passaient au galop de leurs chevaux syriens et
+l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes
+hommes. Sous un portique Callicrate dclamait des vers; l'orgueil
+satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le
+jardin, Znothmis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent
+aux ailes d'azur. Vtu de blanc et coiff d'une mitre tincelante,
+Hermodore mditait sous un persa sacr, qui portait, en guise de
+fleurs, de petites ttes au pur profil, coiffes, comme les desses
+des gyptiens, de vautours, d'perviers ou du disque brillant de la
+lune; tandis qu' l'cart au bord d'une fontaine, Nicias tudiait sur
+une sphre armillaire le mouvement harmonieux des astres.
+
+Puis une femme voile s'approcha du moine tenant la main un rameau
+de myrte. Et elle lui dit:
+
+--Regarde. Les uns cherchent la beaut ternelle et ils mettent
+l'infini dans leur vie phmre. Les autres vivent sans grande pense.
+Mais par cela seul qu'ils cdent la belle nature, ils sont heureux
+et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire
+l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu.
+Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est
+permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu
+serais!
+
+Et la vision s'vanouit.
+
+C'est ainsi que Paphnuce tait tent sans trve dans son corps et dans
+son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude
+de ce tombeau tait plus peuple qu'un carrefour de grande ville. Les
+dmons y poussaient de grands clats de rire, et des millions de
+larves, d'empuses, de lmures y accomplissaient le simulacre de tous
+les travaux de la vie. Le soir, quand il allait la fontaine, des
+satyres mls des faunesses dansaient autour de lui et
+l'entranaient dans leurs rondes lascives. Les dmons ne le
+craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscnes
+et de coups. Un jour un diable, qui n'tait pas plus haut que le bras,
+lui vola la corde dont il se ceignait les reins.
+
+Il songeait:
+
+--Pense, o m'as-tu conduit?
+
+Et il rsolut de travailler de ses mains afin de procurer son esprit
+le repos dont il avait besoin. Prs de la fontaine, des bananiers aux
+larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des
+tiges qu'il porta dans le tombeau. L, il les broya sous une pierre et
+les rduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux
+cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle
+qu'un diable lui avait vole. Les dmons en prouvrent quelque
+contrarit: ils cessrent leur vacarme et la joueuse de cinnor
+elle-mme, renonant la magie, resta tranquille sur la paroi peinte.
+Paphnuce, tout en crasant les tiges des bananiers, rassurait son
+courage et sa foi.
+
+--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant
+ l'me, elle a gard l'esprance. En vain les diables, en vain cette
+damne voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur
+rpondrai par la bouche de l'aptre Jean: Au commencement tait le
+Verbe et le Verbe tait Dieu. C'est ce que je crois fermement, et si
+ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et,
+pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le
+croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la
+vie, et c'est la foi seule qui sauve.
+
+Il exposait au soleil et la rose les fibres dtaches, et chaque
+matin, il prenait soin de les retourner pour les empcher de pourrir,
+et il se rjouissait de sentir renatre en lui la simplicit de
+l'enfance. Quand il eut tiss sa corde, il coupa des roseaux pour en
+faire des nattes et des corbeilles. La chambre spulcrale ressemblait
+ l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisment du travail
+la prire. Pourtant Dieu ne lui tait pas favorable, car une nuit il
+fut rveill par une voix qui le glaa d'horreur; il avait devin que
+c'tait celle du mort.
+
+La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement lger:
+
+--Hlne! Hlne! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme,
+dont la bouche effleurait l'oreille du moine, rpondit:
+
+--Ami, je ne puis me lever: un homme est couch sur moi.
+
+Tout coup, Paphnuce s'aperut que sa joue reposait sur le sein d'une
+femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dgage demi, soulevait
+sa poitrine. Alors il treignit dsesprment cette fleur de chair
+tide et parfume et, consum du dsir de la damnation, il cria:
+
+--Reste, reste, mon ciel!
+
+Mais elle tait dj debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons
+de la lune argentaient son sourire.
+
+--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit un
+amoureux dou d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as pch. Que
+te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle.
+
+Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une
+prire plus douce qu'une plainte:
+
+--Jsus, mon Jsus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger o je
+suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton pre ne m'aime
+plus, puisqu'il ne m'coute pas, songe que je n'ai que toi. De lui
+moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me
+plaindre. Mais toi, tu es n d'une femme et c'est pourquoi j'espre en
+toi. Souviens-toi que tu as t homme. Je t'implore, non parce que tu
+es Dieu de Dieu, lumire de lumire, Dieu vrai du Dieu vrai, mais
+parce que tu vcus pauvre et faible, sur cette terre o je souffre,
+parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie
+glaa ton front. C'est ton humanit que je prie, mon Jsus, mon frre
+Jsus!
+
+Aprs qu'il eut pri ainsi, en se tordant les mains, un formidable
+clat de rire branla les murs du tombeau, et la voix qui avait
+rsonn sur le fate de la colonne dit en ricanant:
+
+--Voil une oraison digne du brviaire de Marcus l'hrtique. Paphnuce
+est arien! Paphnuce est arien!
+
+Comme frapp de la foudre le moine tomba inanim.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revtus
+de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et
+rcitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des
+palmes.
+
+--Comme nous traversions le dsert, dit l'un d'eux, nous avons entendu
+des cris dans ce tombeau et, tant entrs, nous t'avons vu gisant
+inerte sur la dalle. Sans doute des dmons t'avaient terrass et ils
+se sont enfuis notre approche.
+
+Paphnuce, soulevant la tte, demanda d'une voix faible:
+
+--Mes frres, qui tes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans
+vos mains? N'est-point en vue de ma spulture?
+
+Il lui fut rpondu:
+
+--Frre, ne sais-tu pas que notre pre Antoine, g de cent cinq ans,
+et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin o il s'tait
+retir et vient bnir les innombrables enfants de son me. Nous nous
+rendons avec des palmes au-devant de notre pre spirituel. Mais toi,
+frre, comment ignores-tu un si grand vnement? Est-il possible qu'un
+ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau.
+
+--Hlas! rpondit Paphnuce, je ne mrite pas une telle grce, et les
+seuls htes de cette demeure sont des dmons et des vampires. Priez
+pour moi! Je suis Paphnuce, abb d'Antino, le plus misrable des
+serviteurs de Dieu.
+
+Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des
+louanges. Celui qui avait dj pris la parole s'cria avec admiration:
+
+--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, clbre par de tels
+travaux qu'on doute s'il n'galera pas un jour le grand Antoine
+lui-mme. Trs vnrable, c'est toi qui as converti Dieu la
+courtisane Thas et qui, lev sur une haute colonne, as t ravi par
+les Sraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stle,
+virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient
+d'une blanche nue, et ta droite tendue bnissait les demeures des
+hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long
+gmissement monta vers la stle dcouronne. Mais Flavien, ton
+disciple, publia le miracle et prit ta place le gouvernement des
+moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le
+sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en rve emport par
+des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait
+pu chappera la mort. Je suis Zozime, abb de ces solitaires que tu
+vois prosterns tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi,
+afin que tu bnisses le pre avec les enfants. Puis, tu nous conteras
+les merveilles que Dieu a daign accomplir par ton entremise.
+
+--Loin de m'avoir favoris comme tu crois, rpondit Paphnuce, le
+Seigneur m'a prouv par d'effroyables tentations. Je n'ai point t
+ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est leve mes yeux
+et elle a march devant moi. J'ai vcu dans un songe. Hors de Dieu
+tout est rve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu
+d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'arme de l'erreur
+tait innombrable. Elle me poursuit et je suis environn d'pes.
+
+Zozime rpondit:
+
+--Vnrable pre, il faut considrer que les saints et spcialement
+les saints solitaires subissent de terribles preuves. Si tu n'as pas
+t port au ciel dans les bras des sraphins, il est certain que le
+Seigneur a accord cette grce ton image, puisque Flavien, les
+moines et le peuple ont t tmoins de ton ravissement.
+
+Cependant Paphnuce rsolut d'aller recevoir la bndiction d'Antoine.
+
+--Frre Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons
+au-devant de notre pre.
+
+--Allons! rpliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui
+sont les soldats par excellence. Toi et moi, tant abbs, nous
+marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes.
+
+Ils se mirent en marche et Paphnuce disait:
+
+--Dieu est l'unit, car il est la vrit qui est une. Le monde est
+divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se dtourner de tous les
+spectacles de la nature, mme des plus innocents en apparence. Leur
+diversit qui les rend agrables est le signe qu'ils sont mauvais.
+C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux
+dormantes sans que mon me se voile de mlancolie. Tout ce que
+peroivent les sens est dtestable. Le moindre grain de sable apporte
+un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le compos de
+toutes les tentations parses dans l'air lger, sur la terre fleurie,
+dans les eaux claires. Heureux celui dont l'me est un vase scell!
+Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend
+rien du monde afin de comprendre Dieu!
+
+Zozime, ayant mdit ces paroles, y rpondit de la sorte:
+
+--Pre vnrable, il convient que je t'avoue mes pchs, puisque tu
+m'as montr ton me. Ainsi nous nous confesserons l'un l'autre,
+selon l'usage apostolique. Avant que d'tre moine, j'ai men dans le
+sicle une vie abominable. A Madaura, ville clbre par ses
+courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je
+soupais en compagnie de jeunes dbauchs et de joueuses de flte, et
+je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que
+toi n'imaginerait jamais jusqu'o m'emportait la fureur de mes dsirs.
+Il me suffira de te dire qu'elle n'pargnait ni les matrones ni les
+religieuses et se rpandait en adultres et en sacrilges. J'excitais
+par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le
+plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'tais chrtien et je gardais,
+dans mes garements, ma foi en Jsus crucifi. Ayant dvor mes biens
+en dbauches, je ressentais dj les premires atteintes de la
+pauvret, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir
+dprir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le
+soutenaient plus; ses mains inquites refusaient de le servir; ses
+yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que
+d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps,
+sommeillait. Car pour le chtier d'avoir vcu comme les btes, Dieu
+l'avait chang en bte. La perte de mes biens m'avait dj inspir des
+rflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus prcieux
+encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le
+monde et me retirai dans le dsert. J'y gote depuis vingt ans une
+paix que rien n'a trouble. J'exerce avec mes moines les professions
+de tisserand, d'architecte, de charpentier et mme de scribe, quoique,
+ vrai dire, j'aie peu de got pour l'criture, ayant toujours la
+pense prfr l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits
+sont sans rves, et j'estime que la grce du Seigneur est en moi parce
+qu'au milieu des pchs les plus horribles j'ai toujours gard
+l'esprance.
+
+En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura:
+
+--Seigneur, cet homme souill de tant de crimes, cet adultre, ce
+sacrilge, tu le regardes avec douceur, et tu te dtournes de moi, qui
+ai toujours observ tes commandements! Que ta justice est obscure,
+mon Dieu! et que tes voies sont impntrables!
+
+Zozime tendit les bras:
+
+--Regarde, pre vnrable: on dirait des deux cts de l'horizon, des
+files noires de fourmis migrantes. Ce sont nos frres qui vont, comme
+nous, au-devant d'Antoine.
+
+Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils dcouvrirent un
+spectacle magnifique. L'arme des religieux s'tendait sur trois rangs
+en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du
+dsert, la crosse la main, et leurs barbes pendaient jusqu' terre.
+Les moines, gouverns par les abbs Ephrem et Srapion, ainsi que tous
+les cnobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrire eux
+apparaissaient les asctes venus des rochers lointains. Les uns
+portaient sur leurs corps noircis et desschs d'informes lambeaux,
+d'autres n'avaient pour vtements que des roseaux lis en botte avec
+des viornes. Plusieurs taient nus, mais Dieu les avait couverts d'un
+poil pais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous la main une
+palme verte; l'on et dit un arc-en-ciel d'meraude et ils taient
+comparables aux choeurs des lus, aux murailles vivantes de la cit de
+Dieu.
+
+Il rgnait dans l'assemble un ordre si parfait que Paphnuce trouva
+sans peine les moines de son obissance. Il se plaa prs d'eux, aprs
+avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer
+inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout coup s'leva
+une immense clameur:
+
+--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voil le grand saint!
+voil celui contre lequel l'enfer n'a point prvalu, le bien-aim de
+Dieu! Notre pre Antoine!
+
+Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternrent dans
+le sable.
+
+Du fate d'une colline, dans l'immensit dserte, Antoine s'avanait
+soutenu par ses disciplines bien-aims, Macaire et Amathas. Il
+marchait pas lents, mais sa taille tait droite encore et l'on
+sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche
+s'talait sur sa large poitrine, son crne poli jetait des rayons de
+lumire comme le front de Mose. Ses yeux avaient le regard de
+l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il
+leva, pour bnir son peuple, ses bras fatigus par un sicle de
+travaux inous, et sa voix jeta ses derniers clats dans cette parole
+d'amour:
+
+--Que tes pavillons sont beaux, Jacob! Que tes tentes sont aimables,
+ Isral!
+
+Aussitt, d'un bout l'autre de la muraille anime, retentit comme un
+grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui
+craint le Seigneur_.
+
+Cependant, accompagn de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les
+rangs des anciens, des anachortes et des cnobites. Ce voyant, qui
+avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher,
+avait gouvern l'glise chrtienne, ce saint qui avait soutenu la foi
+des martyrs aux jours de l'preuve suprme, ce docteur dont
+l'loquence avait foudroy l'hrsie, parlait tendrement chacun de
+ses fils et leur faisait des adieux familiers, la veille de sa mort
+bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise.
+
+Il disait aux abbs Ephrem et Srapion:
+
+--Vous commandez de nombreuses armes et vous tes tous deux
+d'illustres stratges. Aussi serez-vous revtus dans le ciel d'une
+armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques
+de ses milices.
+
+Apercevant le vieillard Palmon, il l'embrassa et dit:
+
+--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son me rpand un
+parfum aussi suave que la fleur des fves qu'il sme chaque anne.
+
+A l'abb Zozime il parla de la sorte:
+
+--Tu n'as pas dsespr de la bont divine, c'est pourquoi la paix du
+Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta
+corruption.
+
+Il tenait tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il
+disait:
+
+--L'aptre a vu autour du trne de Dieu vingt-quatre vieillards assis,
+vtus de robes blanches et la tte couronne.
+
+Aux jeunes hommes:
+
+--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.
+
+C'est ainsi que, parcourant le front de son arme filiale, il semait
+les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba genoux,
+dchir entre la crainte et l'esprance.
+
+--Mon pre, mon pre, cria-t-il dans son angoisse, mon pre! viens
+mon secours, car je pris. J'ai donn Dieu l'me de Thas, j'ai
+habit le fate d'une colonne et la chambre d'un spulcre. Mon front,
+sans cesse prostern, est devenu calleux comme le genou d'un chameau.
+Et pourtant Dieu s'est retir de moi. Bnis-moi, mon pre, et je serai
+sauv; secoue l'hysope et je serai lav et je brillerai comme la
+neige.
+
+Antoine ne rpondait point. Il promenait sur ceux d'Antino ce regard
+dont nul ne pouvait soutenir l'clat. Ayant arrt sa vue sur Paul,
+qu'on nommait le Simple, il le considra longtemps puis il lui fit
+signe d'approcher. Comme ils s'tonnaient tous que le saint s'adresst
+ un homme priv de sens, Antoine dit:
+
+--Dieu a accord celui-ci plus de grces qu' aucun de vous. Lve
+les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.
+
+Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se
+dlia.
+
+--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orn de tentures de pourpre et
+d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune
+me n'en approche, sinon l'lue qui le lit est destin.
+
+Croyant que ce lit tait le symbole de sa glorification, Paphnuce
+rendait dj grces Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et
+d'couter le Simple qui murmurait dans l'extase:
+
+--Les trois vierges me parlent; elles me disent: Une sainte est prs
+de quitter la terre; Thas d'Alexandrie va mourir. Et nous avons
+dress le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la
+Crainte et l'Amour.
+
+Antoine demanda:
+
+--Doux enfant, que vois-tu encore?
+
+Paul promena vainement ses regards du znith au nadir, du couchant au
+levant, quand tout coup ses yeux rencontrrent l'abb d'Antino. Une
+sainte pouvante plit son visage, et ses prunelles refltrent des
+flammes invisibles.
+
+--Je vois, murmura-t-il, trois dmons qui, pleins de joie, s'apprtent
+ saisir cet homme. Ils sont la semblance d'une tour, d'une femme et
+d'un mage. Tous trois portent leur nom marqu au fer rouge; le premier
+sur le front, le second sur le ventre, le troisime sur la poitrine,
+et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu.
+
+Ayant ainsi parl, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra
+dans sa simplicit.
+
+Et comme les moines d'Antino regardaient Antoine avec inquitude, le
+saint pronona ces seuls mots:
+
+--Dieu a fait connatre son jugement quitable. Nous devons l'adorer
+et nous taire.
+
+Il passa. Il allait bnissant. Le soleil, descendu l'horizon,
+l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, dmesurment grandie par une
+faveur du ciel, se droulait derrire lui comme un tapis sans fin, en
+signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les
+hommes.
+
+Debout mais foudroy, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette
+parole unique emplissait ses oreilles: Thas va mourir! Une telle
+pense ne lui tait jamais venue. Vingt ans, il avait contempl une
+tte de momie et voici que l'ide que la mort teindrait les yeux de
+Thas l'tonnait dsesprment.
+
+Thas va mourir! Parole incomprhensible! Thas va mourir! En ces
+trois mots, quel sens terrible et nouveau! Thas va mourir! Alors
+pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la cration?
+Thas va mourir! A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. La
+revoir, la voir encore! Il se mit courir. Il ne savait o il tait,
+ni o il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entire
+certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les
+hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation monte par des
+Nubiens et l, couch l'avant, les yeux dvorant l'espace, il cria,
+de douleur et de rage:
+
+--Fou, fou que j'tais de n'avoir pas possd Thas quand il en tait
+temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose
+qu'elle! O dmence! J'ai song Dieu, au salut de mon me, la vie
+ternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a
+vu Thas. Comment n'ai-je pas senti que l'ternit bienheureuse tait
+dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas
+de sens et n'est qu'un mauvais rve? O stupide! tu l'as vue et tu as
+dsir les biens de l'autre monde. O lche! tu l'as vue et tu as
+craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils
+t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'et donn? O
+lamentable insens, qui cherchais la bont divine ailleurs que sur les
+lvres de Thas! Quelle main tait sur tes yeux? Maudit soit Celui qui
+t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un
+moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras,
+ptris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abm
+dans les enchantements indicibles de son sein dvoil! Tu as cout la
+voix jalouse qui te disait: Abstiens-toi. Dupe, dupe, triste dupe! O
+regrets! O remords! O dsespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en
+enfer la mmoire de l'heure inoubliable et de crier Dieu: Brle ma
+chair, dessche tout le sang de mes veines, fais clater mes os, tu ne
+m'teras pas le souvenir qui me parfume et me rafrachit par les
+sicles des sicles!... Thas va mourir! Dieu ridicule, si tu savais
+comme je me moque de ton enfer! Thas va mourir et elle ne sera jamais
+ moi, jamais, jamais!
+
+Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des
+journes entires couch sur le ventre, rptant:
+
+--Jamais! jamais! jamais!
+
+Puis, l'ide qu'elle s'tait donne et que ce n'tait pas lui,
+qu'elle avait rpandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y
+avait pas tremp ses lvres, il se dressait debout, farouche, et
+hurlait de douleur. Il se dchirait la poitrine avec ses ongles et
+mordait la chair de ses bras. Il songeait:
+
+--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aims.
+
+L'ide de ces meurtres l'emplissait d'une fureur dlicieuse. Il
+mditait d'gorger Nicias lentement, loisir, en le regardant
+jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout coup. Il
+pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse
+inconnue amollissait son me. Il lui prenait envie de se jeter au cou
+du compagnon de son enfance et de lui dire: Nicias, je t'aime,
+puisque tu l'as aime. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te
+disait. Et sans cesse le fer de cette parole lui perait le coeur:
+Thas va mourir!
+
+--Clarts du jour! ombres argentes de la nuit, astre, cieux, arbres
+aux cimes tremblantes, btes sauvages, animaux familiers, mes
+anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: Thas va mourir!
+Lumires, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et
+penses de l'univers! Thas va mourir!... Elle tait la beaut du
+monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grce.
+Ce vieillard et ces sages assis prs d'elle, au banquet d'Alexandrie,
+qu'ils taient aimables! que leur parole tait harmonieuse! L'essaim
+des riantes apparences voltigeait sur leurs lvres et la volupt
+parfumait toutes leurs penses. Et parce que le souffle de Thas tait
+sur eux tout ce qu'ils disaient tait amour, beaut, vrit. L'impit
+charmante prtait sa grce leurs discours. Ils exprimaient aisment
+la splendeur humaine. Hlas! et tout cela n'est plus qu'un songe.
+Thas va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais
+peux-tu seulement mourir, embryon dessch, foetus macr dans le fiel
+et les pleurs arides? Avorton misrable, penses-tu goter la mort, toi
+qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne!
+Je l'espre, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi
+dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache la face. Il faut
+bien que je trouve un enfer ternel, afin d'y exhaler l'ternit de
+rage qui est en moi.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Ds l'aube, Albine reut l'abb d'Antino au seuil des Cellules.
+
+--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vnrable pre, car
+sans doute tu viens bnir la sainte que tu nous avais donne. Tu sais
+que Dieu, dans sa clmence, l'appelle lui; et comment ne saurais-tu
+pas une nouvelle que les anges ont porte de dsert en dsert? Il est
+vrai. Thas touche sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis,
+et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue
+parmi nous. Aprs ton dpart, comme elle tait enferme dans la
+cellule marque de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une
+flte semblable celles dont jouent aux festins les filles de sa
+profession. Ce que je faisais tait pour qu'elle ne tombt pas dans la
+mlancolie et pour qu'elle n'et pas moins de grce et de talent
+devant Dieu qu'elle n'en avait montr au regard des hommes. Je n'avais
+pas agi sans prudence; car Thas clbrait tout le jour sur la flte
+les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de
+cette flte invisible disaient: Nous entendons le rossignol des
+bocages clestes, le cygne mourant de Jsus crucifi. C'est ainsi que
+Thas accomplissait sa pnitence, quand, aprs soixante jours, la
+porte que tu avais scelle s'ouvrit d'elle-mme et le sceau d'argile
+se rompit sans qu'aucune main humaine l'et touch. A ce signe je
+reconnus que l'preuve que tu avais impose devait cesser et que Dieu
+pardonnait les pchs de la joueuse de flte. Ds lors, elle partagea
+la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les
+difiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle
+semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle tait
+triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle tait attache
+ Dieu par la foi, l'esprance et l'amour, je ne craignis pas
+d'employer son art et mme sa beaut l'dification de ses soeurs. Je
+l'invitais reprsenter devant nous les actions des femmes fortes et
+des vierges sages de l'criture. Elle imitait Esther, Dbora, Judith,
+Marie, soeur de Lazare, et Marie, mre de Jsus. Je sais, vnrable
+pre, que ton austrit s'alarme l'ide de ces spectacles. Mais tu
+aurais t touch toi-mme, si tu l'avais vue, dans ces pieuses
+scnes, rpandre des pleurs vritables et tendre au ciel ses bras
+comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour
+rgle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne
+donnent pas les mmes fleurs. Toutes les mes ne se sanctifient pas de
+la mme manire. Il faut considrer aussi que Thas s'est donne
+Dieu quand elle tait belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est
+point unique, est du moins trs rare... Cette beaut, son vtement
+naturel, ne l'a pas encore quitte aprs trois mois de la fivre dont
+elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse voir
+le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, prs du puits,
+sous l'antique figuier, l'ombre duquel les abbesses de ce couvent
+ont coutume de tenir leurs assembles; tu l'y trouveras, pre
+vnrable; mais hte-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire
+couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'dification
+du monde.
+
+Paphnuce suivit Albine dans la cour inonde de lumire matinale. Le
+long des toits de brique des colombes formaient une file de perles.
+Sur un lit, l'ombre du figuier, Thas reposait toute blanche, les
+bras en croix. Debout ses cts, des femmes voiles rcitaient les
+prires de l'agonie.
+
+--_Aie piti de moi, mon Dieu, selon ta grande mansutude et efface
+mon iniquit selon la multitude de tes misricordes_!
+
+Il l'appela:
+
+--Thas!
+
+Elle souleva les paupires et tourna du ct de la voix les globes
+blancs de ses yeux.
+
+Albine fit signe aux femmes voiles de s'loigner de quelques pas.
+
+--Thas! rpta le moine.
+
+Elle souleva la tte; un souffle lger sortit de ses lvres blanches:
+
+--C'est toi, mon pre?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et
+des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-l, mon pre, je suis
+ne l'amour... la vie.
+
+Elle se tut et laissa retomber sa tte.
+
+La mort tait sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front.
+Rompant le silence auguste, une tourterelle leva sa voix plaintive.
+Puis les sanglots du moine se mlrent la psalmodie des vierges.
+
+--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes pchs. Car je
+connais mon injustice et mon crime se lve sans cesse contre moi._
+
+Tout coup Thas se dressa sur son lit. Ses yeux de violette
+s'ouvrirent tout grands; et, les regards envols, les bras tendus vers
+les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et frache:
+
+--Les voil, les ross de l'ternel matin!
+
+Ses yeux brillaient; une lgre ardeur colorait ses tempes. Elle
+revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouill,
+l'enlaa de ses bras noirs.
+
+--Ne meurs pas, criait-il d'une voix trange qu'il ne reconnaissait
+pas lui-mme. Je t'aime, ne meurs pas! coute, ma Thas. Je t'ai
+trompe, je n'tais qu'un fou misrable. Dieu, le ciel, tout cela
+n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des
+tres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop
+prcieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin
+dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ma bien-aime,
+et dis: Je vivrai, je veux vivre. Thas, Thas, lve-toi!
+
+Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini.
+
+Elle murmura:
+
+--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophtes et les saints...
+le bon Thodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me
+sourit et m'appelle... Deux sraphins viennent moi. Ils
+approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu.
+
+Elle poussa un soupir d'allgresse et sa tte retomba inerte sur
+l'oreiller. Thas tait morte. Paphnuce, dans une treinte dsespre,
+la dvorait de dsir, de rage et d'amour.
+
+Albine lui cria:
+
+--Va-t'en, maudit!
+
+Et elle posa doucement ses doigts sur les paupires de la morte.
+Paphnuce recula chancelant; les yeux brls de flammes et sentant la
+terre s'ouvrir sous ses pas.
+
+Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie:
+
+--_Bni soit le Seigneur, le dieu d'Isral_.
+
+Brusquement la voix s'arrta dans leur gorge. Elles avaient vu la face
+du moine et elles fuyaient d'pouvante en criant:
+
+--Un vampire! un vampire!
+
+Il tait devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il
+sentit sa laideur.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
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+
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+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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+mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
+volunteers and employees are scattered throughout numerous
+locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
+Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
+date contact information can be found at the Foundation's web site and
+official page at www.gutenberg.org/contact
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+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+approach us with offers to donate.
+
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+The Project Gutenberg EBook of Thais, by Anatole France
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
+
+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Thais
+
+Author: Anatole France
+
+Release Date: August, 2004 [EBook #6377]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on December 3, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles Franks and the Online
+Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+ANATOLE FRANCE
+
+THAIS
+
+
+
+
+TABLE
+
+ I. LE LOTUS
+ II. LE PAPYRUS
+ III. L'EUPHORBE
+
+
+
+
+LE LOTUS
+
+
+En ce temps-la le desert, etait peuple d'anachoretes. Sur les deux
+rives du Nil, d'innombrables cabanes, baties de branchages et d'argile
+par la main des solitaires, etaient semees a quelque distance les unes
+des autres, de facon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre
+isoles et pourtant s'entr'aider au besoin. Des eglises, surmontees du
+signe de la croix, s'elevaient de loin en loin au-dessus des cabanes
+et les moines s'y rendaient dans les jours de fete, pour assister a la
+celebration des mysteres et participer aux sacrements. Il y avait
+aussi, tout au bord du fleuve, des maisons ou les cenobites, renfermes
+chacun dans une etroite cellule, ne se reunissaient qu'afin de mieux
+gouter la solitude.
+
+Anachoretes et cenobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de
+nourriture qu'apres le coucher du soleil, mangeant pour tout repas
+leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfoncant
+dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et
+menaient une vie encore plus singuliere.
+
+Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule,
+dormaient sur la terre nue apres de longues veilles, priaient,
+chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour
+les chefs-d'oeuvre de la penitence. En consideration du peche
+originel, ils refusaient a leur corps, non seulement les plaisirs et
+les contentements, mais les soins memes qui passent pour
+indispensables selon les idees du siecle. Ils estimaient que les
+maladies de nos membres assainissent nos ames et que la chair ne
+saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulceres et les
+plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophetes qui avaient dit:
+"Le desert se couvrira de fleurs."
+
+Parmi les hotes de cette sainte Thebaide, les uns consumaient leurs
+jours dans l'ascetisme et la contemplation, les autres gagnaient leur
+subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux
+cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en
+soupconnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se
+joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais a la
+verite ces moines meprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus
+montait jusqu'au ciel.
+
+Des anges semblables a de jeunes hommes venaient, un baton a la main,
+comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des demons,
+ayant pris des figures d'Ethiopiens ou d'animaux, erraient autour des
+solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines
+allaient, le matin, remplir leur cruche a la fontaine, ils voyaient
+des pas de Satyres et de Centaures imprimes dans le sable. Consideree
+sous son aspect veritable et spirituel, la Thebaide etait un champ de
+bataille ou se livraient a toute heure, et specialement la nuit, les
+merveilleux combats du ciel et de l'enfer.
+
+Les ascetes, furieusement assaillis par des legions de damnes, se
+defendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jeune, de la
+penitence et des macerations. Parfois, l'aiguillon des desirs charnels
+les dechirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que
+leurs lamentations repondaient, sous le ciel plein d'etoiles, aux
+miaulements des hyenes affamees. C'est alors que les demons se
+presentaient a eux sous des formes ravissantes. Car si les demons sont
+laids en realite, ils se revetent parfois d'une beaute apparente qui
+empeche de discerner leur nature intime. Les ascetes de la Thebaide
+virent avec epouvante, dans leur cellule, des images du plaisir
+inconnues meme aux voluptueux du siecle. Mais, comme le signe de la
+croix etait sur eux, ils ne succombaient pas a la tentation, et les
+esprits immondes, reprenant leur veritable figure, s'eloignaient des
+l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'etait pas rare, a l'aube,
+de rencontrer un de ceux-la s'enfuyant tout en larmes, et repondant a
+ceux qui l'interrogeaient: "Je pleure et je gemis, parce qu'un des
+chretiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chasse
+ignominieusement."
+
+Les anciens du desert etendaient leur puissance sur les pecheurs et
+sur les impies. Leur bonte etait parfois terrible. Ils tenaient des
+apotres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien
+ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamnes. L'on contait avec
+epouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la
+terre s'entr'ouvrait pour engloutir les mechants qu'ils frappaient de
+leur baton. Aussi etaient-ils tres redoutes des gens de mauvaise vie
+et particulierement des mimes, des baladins, des pretres maries et des
+courtisanes.
+
+Telle etait la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait a son
+pouvoir jusqu'aux betes feroces. Lorsqu'un solitaire etait pres de
+mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint
+homme, connaissant par la que Dieu l'appelait a lui, s'en allait
+baiser la joue a tous ses freres. Puis il se couchait avec allegresse,
+pour s'endormir dans le Seigneur.
+
+Or, depuis qu'Antoine, age de plus de cent ans, s'etait retire sur le
+mont Colzin avec ses disciples bien-aimes, Macaire et Amathas, il n'y
+avait pas dans toute la Thebaide de moine plus abondant en oeuvres que
+Paphnuce, abbe d'Antinoe. A vrai dire, Ephrem et Serapion commandaient
+a un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite
+spirituelle et temporelle de leurs monasteres. Mais Paphnuce observait
+les jeunes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers
+sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil tres rude,
+se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterne le front
+contre terre.
+
+Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la
+sienne, imitaient ses austerites. Il les aimait cherement en
+Jesus-Christ et les exhortait sans cesse a la penitence. Au nombre de
+ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, apres s'etre livres
+au brigandage pendant de longues annees, avaient ete touches par les
+exhortations du saint abbe au point d'embrasser l'etat monastique. La
+purete de leur vie edifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux
+l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement
+par l'abbe d'Antinoe, ne cessait de repandre des larmes, et le diacre
+Flavien, qui avait la connaissance des ecritures et parlait avec
+adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce etait un
+jeune paysan nomme Paul et surnomme le Simple, a cause de son extreme
+naivete. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en
+lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophetie.
+
+Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et
+les pratiques de l'ascetisme. Souvent aussi, il meditait sur les
+livres sacres pour y trouver des allegories. C'est pourquoi, jeune
+encore d'age, il abondait en merites. Les diables qui livrent de si
+rudes assauts aux bons anachoretes n'osaient s'approcher de lui. La
+nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa
+cellule, assis sur leur derriere, immobiles, silencieux, dressant
+l'oreille. Et l'on croit que c'etait sept demons qu'il retenait sur
+son seuil par la vertu de sa saintete.
+
+Paphnuce etait ne a Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait
+instruire dans les lettres profanes. Il avait meme ete seduit par les
+mensonges des poetes, et tels etaient, en sa premiere jeunesse,
+l'erreur de son esprit et le dereglement de sa pensee, qu'il croyait
+que la race humaine avait ete noyee par les eaux du deluge au temps de
+Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les
+attributs et l'existence meme de Dieu. Il vivait alors dans la
+dissipation, a la maniere des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se
+rappelait qu'avec honte et pour sa confusion.
+
+--Durant ces jours, disait-il a ses freres, je bouillais dans la
+chaudiere des fausses delices.
+
+Il entendait par la qu'il mangeait des viandes habilement appretees et
+qu'il frequentait les bains publics. En effet, il avait mene jusqu'a
+sa vingtieme annee cette vie du siecle, qu'il conviendrait mieux
+d'appeler mort que vie. Mais, ayant recu les lecons du pretre Macrin,
+il devint un homme nouveau.
+
+La verite le penetra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle
+etait entree en lui comme une epee. Il embrassa la foi du Calvaire et
+il adora Jesus crucifie. Apres son bapteme, il resta un an encore
+parmi les gentils, dans le siecle ou le retenaient les liens de
+l'habitude. Mais un jour, etant entre dans une eglise, il entendit le
+diacre qui lisait ce verset de l'Ecriture: "Si tu veux etre parfait,
+va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres."
+Aussitot il vendit ses biens, en distribua le prix en aumones et
+embrassa la vie monastique.
+
+Depuis dix ans qu'il s'etait retire loin des hommes, il ne bouillait
+plus dans la chaudiere des delices charnelles, mais il macerait
+profitablement dans les baumes de la penitence.
+
+Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il
+avait vecues loin de Dieu, il examinait ses fautes une a une, pour en
+concevoir exactement la difformite, il lui souvint d'avoir vu jadis au
+theatre d'Alexandrie une comedienne d'une grande beaute, nommee Thais.
+Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer
+a des danses dont les mouvements, regles avec trop d'habilete,
+rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle
+simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des paiens
+pretent a Venus, a Leda ou a Pasiphae. Elle embrasait ainsi tous les
+spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou
+de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au
+seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait a eux. En
+sorte qu'en perdant son ame, elle perdait un tres grand nombre
+d'autres ames.
+
+Peu s'en etait fallu qu'elle eut induit Paphnuce lui-meme au peche de
+la chair. Elle avait allume le desir dans ses veines et il s'etait une
+fois approche de la maison de Thais. Mais il avait ete arrete au seuil
+de la courtisane par la timidite naturelle a l'extreme jeunesse (il
+avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repousse, faute
+d'argent, car ses parents veillaient a ce qu'il ne put faire de
+grandes depenses. Dieu, dans sa misericorde, avait pris ces deux
+moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait
+eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-la il savait
+mal discerner ses propres interets et qu'il convoitait les faux biens.
+Donc, agenouille dans sa cellule devant le simulacre de ce bois
+salutaire ou fut suspendue, comme dans une balance, la rancon du
+monde, Paphnuce se prit a songer a Thais, parce que Thais etait son peche,
+et il medita longtemps, selon les regles de l'ascetisme, sur la
+laideur epouvantable des delices charnelles, dont cette femme lui
+avait inspire le gout, aux jours de trouble et d'ignorance. Apres
+quelques heures de meditation, l'image de Thais lui apparut avec une
+extreme nettete. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la
+tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une
+Leda, mollement couchee sur un lit d'hyacinthe, la tete renversee, les
+yeux humides et pleins d'eclairs, les narines fremissantes, la bouche
+entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux
+ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait:
+
+--Je te prends a temoin, mon Dieu, que je considere la laideur de mon
+peche!
+
+Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les levres de
+Thais revelaient peu a peu, en s'abaissant aux deux coins de la
+bouche, une mysterieuse souffrance. Ses yeux agrandis etaient pleins
+de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonflee de soupirs, montait
+une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue,
+Paphnuce se sentit trouble jusqu'au fond de l'ame. S'etant prosterne,
+il fit cette priere:
+
+--Toi qui as mis la pitie dans nos coeurs comme la rosee du matin sur
+les prairies, Dieu juste et misericordieux, sois beni! Louange,
+louange a toi! Ecarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mene
+a la concupiscence et fais-moi la grace de ne jamais aimer qu'en toi
+les creatures, car elles passent et tu demeures. Si je m'interesse a
+cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-memes
+se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, o Seigneur, le
+souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue a pecher avec
+tant de citoyens et d'etrangers. Une grande pitie s'est elevee pour
+elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pensee
+m'en donne un tel frisson que je sens se herisser d'effroi tous les
+poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la
+plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront
+durant l'eternite.
+
+Comme il meditait de la sorte, il vit un petit chacal assis a ses
+pieds. Il en eprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule
+etait fermee depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pensee de
+l'abbe et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la
+bete s'evanouit. Connaissant alors que pour la premiere fois le diable
+s'etait glisse dans sa chambre, il fit une courte priere; puis il
+songea de nouveau a Thais.
+
+--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve!
+
+Et il s'endormit.
+
+Le lendemain matin, ayant fait sa priere, il se rendit aupres du saint
+homme Palemon, qui menait, a quelque distance, la vie anachoretique.
+Il le trouva qui, paisible et riant, bechait la terre selon sa
+coutume. Palemon etait un vieillard; il cultivait un petit jardin: les
+betes sauvages venaient lui lecher les mains, et les diables ne le
+tourmentaient pas.
+
+--Dieu soit loue! mon frere Paphnuce, dit-il, appuye sur sa beche.
+
+--Dieu soit loue! repondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon
+frere!
+
+--La paix soit semblablement avec toi! frere Paphnuce, reprit le moine
+Palemon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.
+
+--Frere Palemon, nos discours doivent avoir pour unique objet la
+louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui
+s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un
+dessein que j'ai forme en vue de glorifier le Seigneur.
+
+--Puisse donc le Seigneur benir ton dessein, Paphnuce, comme il a beni
+mes laitues! Il repand tous les matins sa grace avec sa rosee sur mon
+jardin et sa bonte m'incite a le glorifier dans les concombres et les
+citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car
+rien n'est plus a craindre que les mouvements desordonnes qui
+troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes
+semblables a des hommes ivres et nous marchons, tires de droite et de
+gauche, sans cesse pres de tomber ignominieusement. Parfois ces
+transports nous plongent dans une joie dereglee, et celui qui s'y
+abandonne fait retentir dans l'air souille le rire epais des brutes.
+Cette joie lamentable entraine le pecheur dans toutes sortes de
+desordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'ame et des sens nous
+jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie.
+Frere Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pecheur; mais j'ai eprouve
+dans ma longue vie que le cenobite n'a pas de pire ennemi que la
+tristesse. J'entends par la cette melancolie tenace qui enveloppe
+l'ame comme une brume et lui cache la lumiere de Dieu. Rien n'est plus
+contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de
+repandre une acre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il
+ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de
+moitie si redoutable. Helas! il excelle a nous desoler. N'a-t-il pas
+montre a notre pere Antoine un enfant noir d'une telle beaute que sa
+vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre pere Antoine evita
+les pieges du demon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous;
+il s'egayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la
+melancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frere, m'entretenir d'un
+dessein forme dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part,
+si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.
+
+--Frere Palemon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur.
+Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumieres et le
+peche n'a jamais obscurci la clarte de ton intelligence.
+
+--Frere Paphnuce, je ne suis pas digne de delier la courroie de tes
+sandales et mes iniquites sont innombrables comme les sables du
+desert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon
+experience.
+
+--Je te confierai donc, frere Palemon, que je suis penetre de douleur
+a la pensee qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommee Thais, qui
+vit dans le peche et demeure pour le peuple un objet de scandale.
+
+--Frere Paphnuce, c'est la, en effet, une abomination dont il convient
+de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-la parmi les
+gentils. As-tu imagine un remede applicable a ce grand mal?
+
+--Frere Palemon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec
+le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne
+l'approuves-tu pas, mon frere?
+
+--Frere Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pecheur, mais notre pere
+Antoine avait coutume de dire: "En quelque lieu que tu sois, ne te
+hate pas d'en sortir pour aller ailleurs."
+
+--Frere Palemon, decouvres-tu quelque chose de mauvais dans
+l'entreprise que j'ai concue?
+
+--Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupconner les intentions de mon
+frere! Mais notre pere Antoine disait encore: "Les poissons qui sont
+tires en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que
+les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se melent aux gens
+du siecle s'ecartent des bons propos."
+
+Ayant ainsi parle, le vieillard Palemon enfonca du pied dans la terre
+le tranchant de sa beche et se mit a creuser le sol avec ardeur autour
+d'un jeune pommier. Tandis qu'il bechait, une antilope ayant franchi
+d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le
+jardin, s'arreta, surprise, inquiete, le jarret fremissant, puis
+s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tete dans le
+sein de son ami.
+
+--Dieu soit loue dans la gazelle du desert! dit Palemon.
+
+Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit
+manger dans le creux de sa main a la bete legere.
+
+Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixe sur les pierres
+du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant a ce qu'il
+venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.
+
+--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence
+est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me
+serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thais au demon qui la
+possede. Que Dieu m'eclaire et me conduise!
+
+Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les
+filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que
+c'etait une femelle, car le male vint a voler jusqu'aux filets et il
+en rompait les mailles une a une avec son bec, jusqu'a ce qu'il fit
+dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne put s'echapper.
+L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa
+saintete, il comprenait aisement le sens mystique des choses, il
+connut que l'oiseau captif n'etait autre que Thais, prise dans les
+lacs des abominations, et que, a l'exemple du pluvier, qui coupait les
+fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononcant des
+paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thais etait
+retenue dans le peche. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi
+dans sa resolution premiere. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris
+par les pattes et embarrasse lui-meme au piege qu'il avait rompu, il
+retomba dans son incertitude.
+
+Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision.
+Thais lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les voluptes
+coupables et elle n'etait point vetue, selon son habitude, de tissus
+diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entiere et lui cachait meme
+une partie du visage, en sorte que l'abbe ne voyait que deux yeux qui
+repandaient des larmes blanches et lourdes.
+
+A cette vue, il se mit lui-meme a pleurer et, pensant que cette vision
+lui venait de Dieu, il n'hesita plus. Il se leva, saisit un baton
+noueux, image de la foi chretienne, sortit de sa cellule, dont il
+ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le
+sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des
+Ecritures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre
+Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples;
+puis, vetu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec
+le dessein de suivre a pied la rive Lybique jusqu'a la ville fondee
+par le Macedonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, meprisant
+la fatigue, la faim, la soif; le soleil etait deja bas a l'horizon
+quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre
+des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux
+portes des cabanes isolees, pour l'amour de Dieu, et recevant
+l'injure, les refus, les menaces avec allegresse. Il ne redoutait ni
+les brigands, ni les betes fauves, mais il prenait grand soin de se
+detourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route.
+Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la
+maison de leur pere, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en
+chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est peril au
+solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'Ecriture
+que le divin maitre allait de ville en ville et soupait avec ses
+disciples. Les vertus que les anachoretes brodent soigneusement sur le
+tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du
+siecle peut en ternir les agreables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce
+evitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit
+a la vue des hommes.
+
+Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir,
+le murmure des tamaris, caresses par la brise, lui donnait le frisson,
+et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beaute
+des choses. Apres six jours de marche, il parvint en un lieu nomme
+Silsile. Le fleuve y coule dans une etroite vallee que borde une
+double chaine de montagnes de granit. C'est la que les Egyptiens, au
+temps ou ils adoraient les demons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y
+vit une enorme tete de Sphinx, encore engagee dans la roche. Craignant
+qu'elle ne fut animee de quelque vertu diabolique, il fit le signe de
+la croix et prononca le nom de Jesus; aussitot une chauve-souris
+s'echappa d'une des oreilles de la bete et Paphnuce connut qu'il avait
+chasse le mauvais esprit qui etait en cette figure depuis plusieurs
+siecles. Son zele s'en accrut et, ayant ramasse une grosse pierre, il
+la jeta a la face de l'idole. Alors le visage mysterieux du Sphinx
+exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut emu. En verite,
+l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre etait
+empreinte aurait touche l'homme le plus insensible. C'est pourquoi
+Paphnuce dit au Sphinx:
+
+--O bete, a l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le
+desert notre pere Antoine, confesse la divinite du Christ Jesus! et je
+te benirai au nom du Pere, du Fils et de l'Esprit.
+
+Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes
+paupieres de la bete tressaillirent et les levres de granit
+articulerent peniblement, comme un echo de la voix de l'homme, le
+saint nom de Jesus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, etendant la main
+droite, benit le Sphinx de Silsile.
+
+Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallee s'etant elargie, il
+vit les ruines d'une ville immense. Les temples, restes debout,
+etaient portes par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la
+permission de Dieu, des tetes de femmes aux cornes de vache
+attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait palir. Il
+marcha ainsi dix-sept jours, machant pour toute nourriture quelques
+herbes crues et dormant la nuit dans les palais ecroules, parmi les
+chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se meler des
+femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce
+savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en
+faisant le signe de la croix.
+
+Le dix-huitieme jour, ayant decouvert, loin de tout village, une
+miserable hutte de feuilles de palmier, a demi ensevelie sous le sable
+qu'apporte le vent du desert, il s'en approcha, avec l'espoir que
+cette cabane etait habitee par quelque pieux anachorete. Comme il n'y
+avait point de porte, il apercut a l'interieur une cruche, un tas
+d'oignons et un lit de feuilles seches.
+
+--Voila, se dit-il, le mobilier d'un ascete. Communement les ermites
+s'eloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer
+bientot celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, a l'exemple du
+saint solitaire Antoine qui, s'etant rendu aupres de l'ermite Paul,
+l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses
+eternelles et peut-etre notre Seigneur nous enverra-t-il par un
+corbeau un pain que mon hote m'invitera honnetement a rompre.
+
+Tandis qu'il se parlait ainsi a lui-meme, il tournait autour de la
+hutte, cherchant s'il ne decouvrirait personne. Il n'avait pas fait
+cent pas, qu'il apercut un homme assis, les jambes croisees sur la
+berge du Nil. Cet homme etait nu; sa chevelure comme sa barbe
+entierement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce
+ne douta point que ce ne fut l'ermite. Il le salua par les paroles que
+les moines ont coutume d'echanger quand ils se rencontrent.
+
+--Que la paix soit avec toi, mon frere! Puisses-tu gouter un jour le
+doux rafraichissement du Paradis.
+
+L'homme ne repondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas
+entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence etait cause par un de ces
+ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit a genoux, les
+mains jointes, a cote de l'inconnu et resta ainsi en prieres jusqu'au
+coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas
+bouge, il lui dit:
+
+--Mon pere, si tu es sorti de l'extase ou je t'ai vu plonge, donne-moi
+ta benediction en notre Seigneur Jesus-Christ.
+
+L'autre lui repondit sans tourner la tete:
+
+--Etranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce
+Seigneur Jesus-Christ.
+
+--Quoi! s'ecria Paphnuce. Les prophetes l'ont annonce; des legions de
+martyrs ont confesse son nom; Cesar lui-meme l'a adore et tantot
+encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsile. Est-il
+possible que tu ne le connaisses pas?
+
+--Mon ami, repondit l'autre, cela est possible. Ce serait meme
+certain, s'il y avait quelque certitude au monde.
+
+Paphnuce etait surpris et contriste de l'incroyable ignorance de cet
+homme.
+
+--Si tu ne connais Jesus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te
+serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie eternelle.
+
+Le vieillard repliqua:
+
+--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indifferent de vivre ou
+de mourir.
+
+--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne desires pas vivre dans l'eternite?
+Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce desert a la facon
+des anachoretes?
+
+--Il parait.
+
+--Ne vis-tu pas nu et denue de tout?
+
+--Il parait.
+
+--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chastete?
+
+--Il parait.
+
+--N'as-tu pas renonce a toutes les vanites de ce monde?
+
+--J'ai renonce en effet aux choses vaines qui font communement le
+souci des hommes.
+
+--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas
+comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la felicite celeste!
+C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne
+crois pas en Jesus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce
+monde, si tu n'esperes pas gagner les biens eternels?
+
+--Etranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir
+trouve une maniere de vivre assez satisfaisante, bien qu'a parler
+exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi
+honnete ni honteux, juste ni injuste, agreable ni penible, bon ni
+mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualites aux choses comme le
+sel donne la saveur aux mets.
+
+--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la verite
+que les idolatres eux-memes ont cherchee. Tu te couches dans ton
+ignorance, comme un chien fatigue qui dort dans la boue.
+
+--Etranger, il est egalement vain d'injurier les chiens et les
+philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous
+sommes. Nous ne savons rien.
+
+--O vieillard, appartiens-tu donc a la secte ridicule des sceptiques?
+Es-tu donc de ces miserables fous qui nient egalement le mouvement et
+le repos et qui ne savent point distinguer la lumiere du soleil d'avec
+les ombres de la nuit?
+
+--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me parait
+louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les memes choses ont
+diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de
+l'aurore, des cones de lumiere rose. Elles apparaissent, au coucher du
+soleil, sur le ciel embrase comme de noirs triangles. Mais qui
+penetrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les
+apparences, quand au contraire les apparences sont les seules realites
+que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est
+inconnue. Je sens que le feu brule, mais je ne sais ni comment ni
+pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indifferent
+d'etre entendu d'une maniere ou d'une autre.
+
+--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le
+desert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi
+grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais
+c'est afin de plaire a Dieu et de meriter la beatitude sempiternelle.
+Et c'est la une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue
+d'un grand bien. Il est insense au contraire de s'exposer
+volontairement a d'inutiles fatigues et a de vaines souffrances. Si je
+ne croyais pas,--pardonne ce blaspheme, o Lumiere increee!--si je ne
+croyais pas a la, verite de ce que Dieu nous a enseigne par la voix
+des prophetes, par l'exemple de son fils, par les actes des apotres,
+par l'autorite des conciles et par le temoignage des martyrs, si je ne
+savais pas que les souffrances du corps sont necessaires a la sante de
+l'ame, si j'etais, comme toi, plonge dans l'ignorance des sacres
+mysteres, je retournerais tout de suite dans le siecle, je
+m'efforcerais d'acquerir des richesses pour vivre dans la mollesse
+comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptes: "Venez, mes
+filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos
+philtres et vos parfums." Mais toi, vieillard insense, tu te prives de
+tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans
+espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de
+nos anachoretes, comme un singe effronte pense, en barbouillant un
+mur, copier le tableau d'un peintre ingenieux. O le plus stupide des
+hommes, quelles sont donc tes raisons?
+
+Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard
+demeurait paisible.
+
+--Mon ami, repondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un
+chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant?
+
+Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colere etant
+tombee, il s'excusa avec une noble humilite.
+
+--Pardonne-moi, dit-il, o vieillard, o mon frere, si le zele de la
+verite m'a emporte au dela des justes bornes. Dieu m'est temoin que
+c'est ton erreur et non ta personne que je haissais. Je souffre de te
+voir dans les tenebres, car je t'aime en Jesus-Christ et le soin de
+ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brule de
+les connaitre afin de les refuter.
+
+Le vieillard repondit avec quietude:
+
+--Je suis egalement dispose a parler et a me taire. Je te donnerai
+donc mes raisons, sans te demander les tiennes en echange, car tu ne
+m'interesses en aucune maniere. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de
+ton infortune et il m'est indifferent que tu penses d'une facon ou
+d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te hairais-je? L'aversion et
+la sympathie sont egalement indignes du sage. Mais, puisque tu
+m'interroges, sache donc que je me nomme Timocles et que je suis ne a
+Cos de parents enrichis dans le negoce. Mon pere armait des navires.
+Son intelligence ressemblait beaucoup a celle d'Alexandre, qu'on a
+surnomme le Grand. Pourtant elle etait moins epaisse. Bref, c'etait
+une pauvre nature d'homme. J'avais deux freres qui suivaient comme lui
+la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon
+frere aine fut contraint par notre pere d'epouser une femme carienne
+nommee Timaessa, qui lui deplaisait si fort qu'il ne put vivre a son
+cote sans tomber dans une noire melancolie. Cependant Timaessa
+inspirait a notre frere cadet un amour criminel et cette passion se
+changea bientot en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en
+egale aversion. Mais elle aimait un joueur de flute et le recevait la
+nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait
+d'ordinaire dans les festins. Mes deux freres ayant trouve cette
+couronne, jurerent de tuer le joueur de flute et, des le lendemain,
+ils le firent perir sous le fouet, malgre ses larmes et ses prieres.
+Ma belle-soeur en eprouva un desespoir qui lui fit perdre la raison,
+et ces trois miserables, devenus semblables a des betes, promenaient
+leur demence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'ecume
+aux levres, le regard attache a la terre, parmi les huees des enfants
+qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon pere les
+ensevelit de ses mains. Peu de temps apres, son estomac refusa toute
+nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les
+viandes et tous les fruits des marches de l'Asie. Il etait desespere
+de me laisser sa fortune. Je l'employai a voyager. Je visitai
+l'Italie, la Grece et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni
+d'heureux. J'etudiai la philosophie a Athenes et a Alexandrie et je
+fus etourdi du bruit des disputes. Enfin m'etant promene jusque dans
+l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait la
+immobile, les jambes croisees depuis trente ans. Des lianes couraient
+autour de son corps desseche et les oiseaux nichaient dans ses
+cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, a sa vue, Timaessa, le
+joueur de flute, mes deux freres et mon pere, et je compris que cet
+Indien etait sage. "Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont
+prives de ce qu'ils croient etre un bien, ou que, le possedant, ils
+craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient
+etre un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux
+disparaissent." C'est pourquoi je resolus de ne jamais tenir aucune
+chose pour avantageuse, de professer l'entier detachement des biens de
+ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilite, a
+l'exemple de l'Indien.
+
+Paphnuce avait ecoute attentivement le recit du vieillard.
+
+--Timocles de Cos, repondit-il, je confesse que tout, dans tes propos,
+n'est pas depourvu de sens. Il est sage, en effet, de mepriser les
+biens de ce monde. Mais il serait insense de mepriser pareillement les
+biens eternels et de s'exposer a la colere de Dieu. Je deplore ton
+ignorance, Timocles, et je vais t'instruire dans la verite, afin que
+connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obeisses a ce
+Dieu comme un enfant a son pere.
+
+Mais Timocles l'interrompant:
+
+--Garde-toi, etranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me
+contraindre a partager ton sentiment. Toute dispute est sterile. Mon
+opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles a la
+condition de vivre sans preferences. Poursuis ton chemin, et ne tente
+pas de me tirer de la bienheureuse apathie ou je suis plonge, comme
+dans un bain delicieux, apres les rudes travaux de mes jours.
+
+Paphnuce etait profondement instruit dans les choses de la foi. Par la
+connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grace de Dieu
+n'etait pas sur le vieillard Timocles et que le jour du salut n'etait
+pas encore venu pour cette ame acharnee a sa perte. Il ne repondit
+rien, de peur que l'edification tournat en scandale. Car il arrive
+parfois qu'en disputant contre les infideles, on les induit de nouveau
+en peche, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possedent la
+verite doivent la repandre avec prudence.
+
+--Adieu donc! dit-il, malheureux Timocles.
+
+Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.
+
+Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau,
+qui refletait leur cou pale et rose. Les saules etendaient au loin sur
+la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans
+le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des herons
+invisibles. Le fleuve roulait a perte de vue ses larges eaux vertes ou
+des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, ou, ca et la, au
+bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au
+loin des vapeurs legeres, tandis que des iles lourdes de palmes, de
+fleurs et de fruits, laissaient s'echapper de leurs ombres des nuees
+bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche,
+la grasse vallee etendait jusqu'au desert ses champs et ses vergers
+qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les epis, et la
+fecondite de la terre s'exhalait en poussieres odorantes. A cette vue,
+Paphnuce, tombant a genoux, s'ecria:
+
+--Beni soit le Seigneur, qui a favorise mon voyage! Toi qui repands ta
+rosee sur les figuiers de l'Arsinoitide, mon Dieu, fais descendre la
+grace dans l'ame de cette Thais que tu n'as pas formee avec moins
+d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins.
+Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta
+Jerusalem celeste!
+
+Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il
+songeait a Thais. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve a
+travers des contrees fertiles et populeuses, il atteignit en peu de
+journees cette Alexandrie que les Grecs ont surnommee la belle et la
+doree. Le jour etait leve depuis une heure quand il decouvrit du haut
+d'une colline la ville spacieuse dont les toits etincelaient dans la
+vapeur rose. Il s'arreta et, croisant les bras sur sa poitrine:
+
+--Voila donc, se dit-il, le sejour delicieux ou je suis ne dans le
+peche, l'air brillant ou j'ai respire des parfums empoisonnes, la mer
+voluptueuse ou j'ecoutais chanter les Sirenes! Voila mon berceau selon
+la chair, voila ma patrie selon le siecle! Berceau fleuri, patrie
+illustre au jugement des hommes! Il est naturel a tes enfants,
+Alexandrie, de te cherir comme une mere et je fus engendre dans ton
+sein magnifiquement pare. Mais l'ascete meprise la nature, le mystique
+dedaigne les apparences, le chretien regarde sa patrie humaine comme
+un lieu d'exil, le moine echappe a la terre. J'ai detourne mon coeur
+de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse,
+pour ta science, pour ta douceur et pour ta beaute. Soit maudit,
+temple des demons! Couche impudique des gentils, chaire empestee des
+ariens, sois maudite! Et toi, fils aile du Ciel qui conduisis le saint
+ermite Antoine, notre pere, quand, venu du fond du desert, il penetra
+dans cette citadelle de l'idolatrie pour affermir la foi des
+confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur,
+invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume
+du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi
+les princes tenebreux du siecle!
+
+Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du
+Soleil. Cette porte etait de pierre et s'elevait avec orgueil. Mais
+des miserables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des
+citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant.
+
+Une vieille femme en haillons, qui etait agenouillee la, saisit le
+cilice du moine, le baisa et dit:
+
+--Homme du Seigneur, benis-moi afin que Dieu me benisse. J'ai beaucoup
+souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu
+viens de Dieu, o saint homme, c'est pourquoi la poussiere de tes pieds
+est plus precieuse que l'or.
+
+--Le Seigneur soit loue, dit Paphnuce.
+
+Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la redemption sur la
+tete de la vieille femme.
+
+Mais a peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe
+d'enfants se mit a le huer et a lui jeter des pierres en criant:
+
+--Oh! le mechant moine! Il est plus noir qu'un cynocephale et plus
+barbu qu'un bouc. C'est un faineant! Que ne le pend-on dans quelque
+verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non,
+il attirerait la grele sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur.
+Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie!
+
+Et les pierres volaient avec les cris.
+
+--Mon Dieu! benissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.
+
+Et il poursuivit son chemin songeant:
+
+--Je suis en veneration a cette vieille femme et en mepris a ces
+enfants. Ainsi un meme objet est apprecie differemment par les hommes
+qui sont incertains dans leurs jugements et sujets a l'erreur. Il faut
+en convenir, pour un gentil, le vieillard Timocles n'est pas denue de
+sens. Aveugle, il se sait prive de lumiere. Combien il l'emporte pour
+le raisonnement sur ces idolatres qui s'ecrient du fond de leurs
+epaisses tenebres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et
+sable mouvant. En Dieu seul est la stabilite.
+
+Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Apres dix annees
+d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre etait
+une pierre de scandale qui lui rappelait un peche. C'est pourquoi il
+frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussees, et
+il se rejouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons
+dechires. Laissant a sa gauche les magnifiques portiques du temple de
+Serapis, il s'engagea dans une voie bordee de riches demeures qui
+semblaient assoupies parmi les parfums. La les pins, les erables, les
+terebinthes elevaient leur tete au-dessus des corniches rouges et des
+acroteres d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues
+d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du
+feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites.
+On entendait seulement le son lointain d'une flute. Le moine s'arreta
+devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue
+par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle etait ornee
+des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grece.
+
+Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Epicure et Zenon, et ayant
+heurte le marteau contre la porte, il attendit en songeant:
+
+--C'est en vain que le metal glorifie ces faux sages, leurs mensonges
+sont confondus; leurs ames sont plongees dans l'enfer et le fameux
+Platon lui-meme, qui remplit la terre du bruit de son eloquence, ne
+dispute desor mais qu'avec les diables.
+
+Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la
+mosaique du seuil, il lui dit durement:
+
+--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te
+chasse a coups de baton.
+
+--Mon frere, repondit l'abbe d'Antinoe, je ne te demande rien, sinon
+que tu me conduises a Nicias, ton maitre.
+
+L'esclave repondit avec plus de colere:
+
+--Mon maitre ne recoit pas des chiens comme toi.
+
+--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plait, ce que je te
+demande, et dis a ton maitre que je desire le voir.
+
+--Hors d'ici, vil mendiant! s'ecria le portier furieux.
+
+Et il leva son baton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en
+croix contre sa poitrine, recut sans s'emouvoir le coup en plein
+visage, puis repeta doucement:
+
+--Fais ce que j'ai demande, mon fils, je te prie.
+
+Alors le portier, tout tremblant, murmura.
+
+--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance?
+
+Et il courut avertir son maitre.
+
+Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles
+sur son corps. C'etait un homme gracieux et souriant. Une expression
+de douce ironie etait repandue sur son visage. A la vue du moine, il
+se leva et s'avanca les bras ouverts:
+
+--C'est toi, s'ecria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon
+frere! Oh! je te reconnais, bien qu'a vrai dire tu te sois rendu plus
+semblable a une bete qu'a un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du
+temps ou nous etudiions ensemble la grammaire, la rhetorique et la
+philosophie? On te trouvait deja l'humeur sombre et sauvage, mais je
+t'aimais pour ta parfaite sincerite. Nous disions que tu voyais
+l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'etait pas
+surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme,
+mais ta liberalite n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni a ton argent
+ni a ta vie. Et il y avait en toi un genie bizarre, un esprit etrange
+qui m'interessait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce,
+apres dix ans d'absence. Tu as quitte le desert; tu renonces aux
+superstitions chretiennes, et tu renais a l'ancienne vie. Je marquerai
+ce jour d'un caillou blanc.
+
+--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,
+parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hote.
+
+Deja elles apportaient en souriant l'aiguiere, les fioles et le miroir
+de metal. Mais Paphnuce, d'un geste imperieux, les arreta et tint les
+yeux baisses pour ne les plus voir; car elles etaient nues. Cependant
+Nicias lui presentait des coussins, lui offrait des mets et des
+breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mepris.
+
+--Nicias, dit-il, je n'ai pas renie ce que tu appelles faussement la
+superstition chretienne, et qui est la verite des verites. Au
+commencement etait le Verbe et le Verbe etait en Dieu et le Verbe
+etait Dieu. Tout a ete fait par lui, et rien de ce quia ete fait n'a
+ete fait sans lui. En lui etait la vie, et la vie etait la lumiere des
+hommes.
+
+--Cher Paphnuce, repondit Nicias, qui venait de revetir une tunique
+parfumee, penses-tu m'etonner en recitant des paroles assemblees sans
+art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oublie que je suis
+moi-meme quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec
+quelques lambeaux arraches par des hommes ignorants a la pourpre
+d'Amelius, quand Amelius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire,
+ne me contentent pas? Les systemes construits par les sages ne sont
+que des contes imagines pour amuser l'eternelle enfance des hommes. Il
+faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone
+d'Ephese ou de toute autre fable milesienne.
+
+Et, prenant son hote par le bras, il l'entraina dans une salle ou des
+milliers de papyrus etaient roules dans des corbeilles.
+
+--Voici ma bibliotheque, dit-il; elle contient une faible partie des
+systemes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde.
+Le Serapeum lui-meme, dans sa richesse, ne les renferme pas tous.
+Helas! ce ne sont que des reves de malades.
+
+Il forca son hote a prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit
+lui-meme. Paphnuce promena sur les livres de la bibliotheque un regard
+sombre et dit:
+
+--Il faut les bruler tous.
+
+--O doux hote, ce serait dommage! repondit Nicias. Car les reves des
+malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait detruire tous
+les reves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses
+formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne
+stupidite.
+
+Paphnuce poursuivait sa pensee:
+
+--Il est certain que les doctrines des paiens ne sont que de vains
+mensonges. Mais Dieu, qui est la verite, s'est revele aux hommes par
+des miracles. Et il s'est fait chair et il a habite parmi nous.
+
+Nicias repondit:
+
+--Tu parles excellemment, chere tete de Paphnuce, quand tu dis qu'il
+s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se
+promene dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est
+tout a fait un homme. Comment penses-tu croire a ce nouveau Jupiter,
+quand les marmots d'Athenes, au temps de Pericles, ne croyaient deja
+plus a l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour
+disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher
+condisciple?
+
+--Une chose tout a fait bonne, repondit l'abbe d'Antinoe. Me preter
+une tunique parfumee semblable a celle que tu viens de revetir. Ajoute
+a cette tunique, par grace, des sandales dorees et une fiole d'huile,
+pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me
+donnes une bourse de mille drachmes. Voila, o Nicias, ce que j'etais
+venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre
+ancienne amitie.
+
+Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle
+etait brodee, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les
+deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement
+les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirat le cilice dont
+il etait couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant declare qu'on
+lui arracherait plutot la chair que ce vetement, elles passerent la
+tunique par-dessus. Comme ces deux femmes etaient belles, elles ne
+craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se
+mirent a rire de la mine etrange qu'avait le moine ainsi pare. Crobyle
+l'appelait son cher satrape, en lui presentant le miroir, et Myrtale
+lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait
+pas. Ayant chausse les sandales dorees et attache la bourse a sa
+ceinture il dit a Nicias, qui le regardait d'un oeil egaye:
+
+--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un
+scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de
+cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.
+
+--Tres cher, repondit Nicias, je ne soupconne point le mal, car je
+crois les hommes egalement incapables de mal faire et de bien faire.
+Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour
+raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux prejuges
+qui regnent a Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnete
+homme. Va, ami, et rejouis-toi.
+
+Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hote de son
+dessein.
+
+--Tu connais, lui dit-il, cette Thais qui joue dans les jeux du
+theatre?
+
+--Elle est belle, repondit Nicias, et il fut un temps ou elle m'etait
+chere. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de ble et j'ai
+compose a sa louange trois livres d'elegies fidelement imitees de ces
+chants si doux dans lesquels Cornelius Gallus celebra Lycoris. Helas!
+Gallus chantait, en un siecle d'or, sous les regards des muses
+ausoniennes. Et moi, ne dans des temps barbares, j'ai trace avec un
+roseau du Nil mes hexametres et mes pentametres. Les ouvrages produits
+en cette epoque et dans cette contree sont voues a l'oubli. Certes, la
+beaute est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous etions
+faits pour la posseder toujours, nous nous soucierions aussi peu que
+possible du demiurge, du logos, des eons et de toutes les autres
+reveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes
+du fond de la Thebaide me parler de Thais.
+
+Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec
+horreur, ne concevant pas qu'un homme put avouer si tranquillement un
+tel peche. Il s'attendait a voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abimer
+dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux,
+le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse
+envolee. Le moine, s'etant leve, reprit d'une voix grave:
+
+--Sache donc, o Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette
+Thais aux immondes amours de la terre et la donnerai pour epouse a
+Jesus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thais quittera
+aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastere.
+
+--Crains d'offenser Venus, repondit Nicias; c'est une puissante
+deesse. Elle sera irritee contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre
+servante.
+
+--Dieu me protegera, dit Paphnuce. Puisse-t-il eclairer ton coeur, o
+Nicias, et te tirer de l'abime ou tu es plonge!
+
+Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la
+main sur l'epaule et lui repeta dans le creux de l'oreille:
+
+--Crains d'offenser Venus; sa vengeance est terrible.
+
+Paphnuce dedaigneux des paroles legeres sortit sans detourner la tete.
+Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mepris; mais ce qu'il
+ne pouvait souffrir, c'est l'idee que son ami d'autrefois avait recu
+les caresses de Thais. Il lui semblait que pecher avec cette femme,
+c'etait pecher plus detestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait
+une malice singuliere, et Nicias lui etait desormais en execration. Il
+avait toujours hai l'impurete, mais certes les images de ce vice ne
+lui avaient jamais paru a ce point abominables; jamais il n'avait
+partage d'un tel coeur la colere de Jesus-Christ et la tristesse des
+anges.
+
+Il n'en eprouvait que plus d'ardeur a tirer Thais du milieu des
+gentils, et il lui tardait de voir la comedienne afin de la sauver.
+Toutefois il lui fallait attendre, pour penetrer chez cette femme, que
+la grande chaleur du jour fut tombee. Or, la matinee s'achevait a
+peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait resolu de
+ne prendre aucune nourriture en cette journee afin d'etre moins
+indigne des graces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse
+de son ame, il n'osait entrer dans aucune des eglises de la ville,
+parce qu'il les savait profanees par les ariens, qui y avaient
+renverse la table du Seigneur. En effet, ces heretiques, soutenus par
+l'empereur d'Orient, avaient chasse le patriarche Athanase de son
+siege episcopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les
+chretiens d'Alexandrie.
+
+Il marchait donc a l'aventure, tantot tenant ses regards fixes a terre
+par humilite, tantot levant les yeux vers le ciel, comme en extase.
+Apres avoir erre quelque temps, il se trouva sur un des quais de la
+ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires
+aux sombres carenes, tandis que souriait au large, dans l'azur et
+l'argent, la mer perfide. Une galere, qui portait une Nereide a sa
+proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en
+chantant; deja la blanche fille des eaux, couverte de perles humides,
+ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit,
+conduite par son pilote, l'etroit passage ouvert sur le bassin
+d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derriere elle un sillage
+fleuri.
+
+--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai desire jadis m'embarquer en
+chantant sur l'ocean du monde. Mais bientot j'ai connu ma folie et la
+Nereide ne m'a point emporte.
+
+En revant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et
+s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla
+entendre le son d'une trompette eclatante et, le ciel etant devenu
+couleur de sang, il comprit que les temps etaient venus. Comme il
+priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bete enorme qui venait
+a lui, portant au front une croix de lumiere, et il reconnut le Sphinx
+de Silsile. La bete le saisit entre les dents sans lui faire de mal et
+l'emporta pendu a sa bouche comme les chattes ont accoutume d'emporter
+leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant
+les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu
+desole, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol,
+dechire en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une
+haleine embrasee. La bete posa doucement Paphnuce a terre et lui dit:
+
+--Regarde!
+
+Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abime, vit un fleuve de feu
+qui roulait dans l'interieur de la terre, entre un double escarpement
+de roches noires. La, dans une lumiere livide, des demons
+tourmentaient des ames. Les ames gardaient l'apparence des corps qui
+les avaient contenues, et meme des lambeaux de vetements y restaient
+attaches. Ces ames semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une
+d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un
+sceptre a la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le sterile
+rivage; elle disait les dieux et les heros. De petits diables verts
+lui percaient les levres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre
+d'Homere chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et
+chenu, tracait au compas des figures sur la poussiere. Un demon lui
+versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre
+la meditation du sage. Et le moine decouvrit une foule de personnes
+qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou
+meditaient avec tranquillite, ou conversaient en se promenant, comme
+des maitres et des disciples, a l'ombre des platanes de l'Academie.
+Seul, le vieillard Timocles se tenait a l'ecart et secouait la tete
+comme un homme qui nie. Un ange de l'abime agitait une torche sous ses
+yeux et Timocles ne voulait voir ni l'ange ni la torche.
+
+Muet de surprise a ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bete. Elle
+avait disparu, et le moine vit a la place du Sphinx une femme voilee,
+qui lui dit:
+
+--Regarde et comprends: Tel est l'entetement de ces infideles, qu'ils
+demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les seduisaient sur
+la terre. La mort ne les a pas desabuses, car il est bien clair qu'il
+ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-la qui ignoraient la
+verite parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les demons qui
+s'acharnent autour de ces ames, qui sont-ils, sinon les formes de la
+justice divine? C'est pourquoi ces ames ne la voient ni ne la sentent.
+Etrangeres a toute verite, elles ne connaissent point leur propre
+condamnation, et Dieu meme ne peut les contraindre a souffrir.
+
+--Dieu peut tout, dit l'abbe d'Antinoe.
+
+--Il ne peut l'absurde, repondit la femme voilee. Pour les punir, il
+faudrait les eclairer et s'ils possedaient la verite ils seraient
+semblables aux elus.
+
+Cependant Paphnuce, plein d'inquietude et d'horreur, se penchait de
+nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui
+souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Pres de
+lui Aspasie de Milet, elegamment serree dans son manteau de laine,
+semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant
+l'expression de son visage etait a la fois douce et noble. La pluie de
+feu qui tombait sur eux leur etait une rosee rafraichissante, et leurs
+pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrase. A cette vue,
+Paphnuce fut saisi de fureur.
+
+--Frappe, mon Dieu, s'ecria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure!
+qu'il gemisse! qu'il grince des dents!... Il a peche avec Thais!...
+
+Et Paphnuce se reveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule
+qui le tirait sur le sable en criant:
+
+--Paix! paix! l'ami. Par Protee, vieux pasteur de phoques! tu dors
+avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos.
+Aussi vrai que ma mere vendait des poissons sales, je t'ai sauve la
+vie.
+
+--J'en remercie Dieu, repondit Paphnuce.
+
+Et, s'etant mis debout, il marcha droit devant lui, meditant sur la
+vision qui avait traverse son sommeil.
+
+--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la
+bonte divine, en representant l'enfer comme denue de realite. Sans
+doute elle vient du diable.
+
+Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu
+envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel
+discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entoure
+d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sur de rencontrer les
+esprits. Les deserts sont peuples de fantomes. Quand les pelerins
+approchaient du chateau en ruines ou s'etait retire le saint ermite
+Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en eleve aux
+carrefours des villes, dans les nuits de fete. Et ces clameurs etaient
+poussees par les diables qui tentaient ce saint homme.
+
+Paphnuce se rappela ce memorable exemple. Il se rappela saint Jean
+d'Egypte que, pendant soixante ans, le diable voulut seduire par des
+prestiges. Mais Jean dejouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant
+le demon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du
+venerable Jean et lui dit: "Jean, tu prolongeras ton jeune jusqu'a
+demain soir." Et Jean, croyant entendre un ange, obeit a la voix du
+demon, et jeuna le lendemain, jusqu'a l'heure de vepres. C'est la
+seule victoire que le prince des Tenebres ait jamais remportee sur
+saint Jean l'Egyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il
+ne faut pas s'etonner si Paphnuce reconnut tout de suite la faussete
+de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil.
+
+Tandis qu'il reprochait doucement a Dieu de l'avoir abandonne au
+pouvoir des demons, il se sentit pousse et entraine par une foule
+d'hommes qui couraient tous dans le meme sens. Comme il avait perdu
+l'habitude de marcher par les villes, il etait ballotte d'un passant a
+un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'etant embarrasse dans les
+plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Desireux de savoir
+ou allaient tous ces hommes, il demanda a l'un d'eux la cause de cet
+empressement.
+
+--Etranger, ne sais-tu pas, lui repondit celui-ci, que les jeux vont
+commencer et que Thais paraitra sur la scene? Tous ces citoyens vont
+au theatre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner?
+
+Decouvrant tout a coup qu'il etait convenable a son dessein de voir
+Thais dans les jeux, Paphnuce suivit l'etranger. Deja le theatre
+dressait devant eux son portique orne de masques eclatants, et sa
+vaste muraille ronde, peuplee d'innombrables statues. En suivant la
+foule, ils s'engagerent dans un etroit corridor au bout duquel
+s'etendait l'amphitheatre eblouissant de lumiere. Ils prirent leur
+place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la
+scene, vide encore d'acteurs, mais decoree magnifiquement. La vue n'en
+etait point cachee par un rideau, et l'on y remarquait un tertre
+semblable a ceux que les anciens peuples dediaient aux ombres des
+heros. Ce tertre s'elevait au milieu d'un camp. Des faisceaux de
+lances etaient formes devant les tentes et des boucliers d'or
+pendaient a des mats, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de
+chene. La, tout etait silence et sommeil. Mais un bourdonnement,
+semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait
+l'hemicycle charge de spectateurs. Tous les visages, rougis par le
+reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se
+tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand
+espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes
+riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux
+s'interpellaient gaiement, d'un gradin a l'autre.
+
+Paphnuce priait au dedans de lui-meme et se gardait des paroles
+vaines, mais son voisin commenca a se plaindre du declin du theatre.
+
+--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs declamaient sous le masque les
+vers d'Euripide et de Menandre. Maintenant on ne recite plus les
+drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora
+dans Athenes nous n'avons garde que ce qu'un barbare, un Scythe meme
+peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont
+l'embouchure, armee de lames de metal, enflait le son des voix, le
+cothurne qui elevait les personnages a la taille des dieux, la majeste
+tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est alle. Des
+mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius.
+Qu'eussent dit les Atheniens de Pericles, s'ils avaient vu une femme
+se montrer sur la scene? Il est indecent qu'une femme paraisse en
+public. Nous sommes bien degeneres pour le souffrir.
+
+" Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme
+et la honte de la terre.
+
+--Tu parles sagement, repondit Paphnuce, la femme est notre pire
+ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est
+redoutable.
+
+--Par les Dieux immobiles, s'ecria Dorion, la femme apporte aux hommes
+non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis!
+L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. Ecoute, etranger:
+Je suis alle dans ma jeunesse, a Trezene, en Argolide, et j'y ai vu un
+myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles etaient couvertes
+d'innombrables piqures. Or, voici ce que rapportent les Trezeniens au
+sujet de ce myrte: La reine Phedre, du temps qu'elle aimait Hippolyte,
+demeurait tout le jour languissamment couchee sous ce meme arbre qu'on
+voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tire l'epingle
+d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en percait les feuilles de
+l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi
+criblees de piqures. Apres avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait
+d'un amour incestueux, Phedre, tu le sais, mourut miserablement. Elle
+s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or a
+une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, temoin d'une
+si cruelle misere, continuat a porter sur ses feuilles nouvelles des
+piqures d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai placee
+au chevet de mon lit, afin d'etre sans cesse averti par sa vue de ne
+point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la
+doctrine du divin Epicure, mon maitre, qui enseigne que le desir est
+redoutable. Mais a proprement parler, l'amour est une maladie de foie
+et l'on n'est jamais sur de ne pas tomber malade.
+
+Paphnuce demanda:
+
+--Dorion, quels sont tes plaisirs?
+
+Dorion repondit tristement:
+
+--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est
+la meditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher
+d'autres.
+
+Prenant avantage de ces dernieres paroles, Paphnuce entreprit
+d'initier l'epicurien aux joies spirituelles que procure la
+contemplation de Dieu. Il commenca:
+
+--Entends la verite, Dorion, et recois la lumiere.
+
+Comme il s'ecriait de la sorte, il vit de toutes parts des tetes et
+des bras tournes vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand
+silence s'etait fait dans le theatre et bientot eclaterent les sons
+d'une musique heroique.
+
+Les jeux commencaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se
+preparer au depart quand, par un prodige effrayant, une nuee couvrit
+le sommet du tertre funeraire. Puis, cette nuee s'etant dissipee,
+l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. Etendant le
+bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: "Quoi! vous partez,
+enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus
+et vous laissez mon tombeau sans offrandes?" Deja les principaux chefs
+des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thesee, le
+vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes,
+contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, etait
+prosterne dans la poussiere. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'ou
+s'echappait sa chevelure bouclee, montrait par ses gestes qu'il
+approuvait l'ombre du heros. Il disputait avec Agamemnon et l'on
+devinait leurs paroles:
+
+--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'etre honore parmi
+nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la
+fille de Priam, la vierge Polyxene soit immolee sur sa tombe. Danaens,
+contentez les manes du heros, et que le fils de Pelee se rejouisse
+dans le Hades.
+
+Mais le roi des rois repondait:
+
+--Epargnons les vierges troiennes que nous avons arrachees aux autels.
+Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.
+
+Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de
+Polyxene, et le sage Ulysse lui reprochait de preferer le lit de
+Cassandre a la lance d'Achille.
+
+Tous les Grecs l'approuverent avec un grand bruit d'armes
+entre-choquees. La mort de Polyxene fut resolue et l'ombre apaisee
+d'Achille s'evanouit. La musique, tantot furieuse et tantot plaintive,
+suivait la pensee des personnages. L'assistance eclata en
+applaudissements.
+
+Paphnuce, qui rapportait tout a la verite divine, murmura:
+
+--O lumieres et tenebres repandues sur les gentils! De tels
+sacrifices, parmi les nations, annoncaient et figuraient grossierement
+le sacrifice salutaire du fils de Dieu.
+
+--Toutes les religions enfantent des crimes, repliqua l'Epicurien. Par
+bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines
+terreurs de l'inconnu...
+
+Cependant Hecube, ses blancs cheveux epars, sa robe en lambeaux,
+sortait de la tente ou elle etait captive. Ce fut un long soupir quand
+on vit paraitre cette parfaite image du malheur. Hecube, avertie par
+un songe prophetique, gemissait sur sa fille et sur elle-meme. Ulysse
+etait deja pres d'elle et lui demandait Polyxene. La vieille mere
+s'arrachait les cheveux, se dechirait les joues avec les ongles et
+baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable
+douceur, semblait dire:
+
+--Sois sage, Hecube, et cede a la necessite. Il y a aussi dans nos
+maisons de vieilles meres qui pleurent leurs enfants endormis a jamais
+sous les pins de l'Ida.
+
+Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant
+esclave, souillait de poussiere sa tete infortunee.
+
+Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge
+Polyxene. Un fremissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient
+reconnu Thais. Paphnuce la revit, celle-la qu'il venait chercher. De
+son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tete la lourde toile.
+Immobile, semblable a une belle statue, mais promenant autour d'elle
+le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fiere, elle
+donnait a tous le frisson tragique de la beaute.
+
+Un murmure de louange s'eleva et Paphnuce l'ame agitee, contenant son
+coeur avec ses mains, soupira:
+
+--Pourquoi donc, o mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir a une de tes
+creatures?
+
+Dorion, plus paisible, disait:
+
+--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme
+presentent une combinaison agreable a l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la
+nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se separeront un
+jour avec la meme indifference qu'ils se sont unis. Ou sont maintenant
+les atomes qui formerent Lais ou Cleopatre? Je n'en disconviens pas:
+les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises a de
+facheuses disgraces et a des incommodites degoutantes. C'est a quoi
+songent les esprits meditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y
+fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit
+deraisonnable de les aimer.
+
+Ainsi le philosophe et l'ascete contemplaient Thais et suivaient leur
+pensee. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hecube, tournee vers sa
+fille, lui dire par ses gestes:
+
+--Essaie de flechir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta
+beaute, ta jeunesse!
+
+Thais, ou plutot Polyxene elle-meme, laissa retomber la toile de la
+tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent domptes. Et quand,
+d'une demarche noble et legere, elle s'avanca vers Ulysse, le rythme
+de ses mouvements, qu'accompagnait le son des flutes, faisait songer a
+tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle fut le
+centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et
+tout le reste etait perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action
+continuait.
+
+Le prudent fils de Laerte detournait la tete et cachait sa main sous
+son manteau, afin d'eviter les regards, les baisers de la suppliante.
+La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles
+disaient:
+
+--Ulysse, je te suivrai pour obeir a la necessite et parce que je veux
+mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois jugee
+digne des rois, ne recevra pas un maitre etranger. Je renonce
+librement a la lumiere du jour.
+
+Hecube, inerte dans la poussiere, se releva soudain et s'attacha a sa
+fille d'une etreinte desesperee. Polyxene denoua avec une douceur
+resolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre:
+
+--Mere, ne t'expose pas aux outrages du maitre. N'attends pas que,
+t'arrachant a moi, il ne te traine indignement. Plutot, mere bien
+aimee, tends-moi cette main ridee et approche tes joues creuses de mes
+levres.
+
+La douleur etait belle sur le visage de Thais; la foule se montrait
+reconnaissante a cette femme de revetir ainsi d'une grace surhumaine
+les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa
+splendeur presente en vue de son humilite prochaine, se glorifiait par
+avance de la sainte qu'il allait donner au ciel.
+
+Le spectacle touchait au denouement. Hecube tomba comme morte et
+Polyxene, conduite par Ulysse, s'avanca vers le tombeau qu'entourait
+l'elite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le
+tertre funeraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une
+coupe d'or, des libations aux manes du heros. Quand les sacrificateurs
+leverent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait
+mourir libre, comme il convenait a la fille de tant de rois. Puis,
+dechirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y
+plongea son glaive en detournant la tete, et, par un habile artifice,
+le sang jaillit a flots de la poitrine eblouissante de la vierge qui,
+la tete renversee et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba
+avec decence.
+
+Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de
+lis et d'anemones, des cris d'effroi et des sanglots dechiraient
+l'air, et Paphnuce, souleve sur son banc, prophetisait d'une voix
+retentissante:
+
+--Gentils, vils adorateurs des demons! Et vous ariens plus infames que
+les idolatres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une
+image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientot
+la femme que vous voyez la sera immolee, hostie bien heureuse, au Dieu
+ressuscite!
+
+Deja la foule s'ecoulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abbe
+d'Antinoe, echappant a Dorion surpris, gagna la sortie en prophetisant
+encore.
+
+Une heure apres, il frappait a la porte de Thais.
+
+La comedienne alors, dans le riche quartier de Racotis, pres du
+tombeau d'Alexandre, habitait une maison entouree de jardins ombreux,
+dans lesquels s'elevaient des rochers artificiels et coulait un
+ruisseau borde de peupliers. Une vieille esclave noire, chargee
+d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait.
+
+--Je veux voir Thais, repondit-il. Dieu m'est temoin que je ne suis
+venu ici que pour la voir.
+
+Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait imperieusement,
+l'esclave le fit entrer.
+
+--Tu trouveras Thais, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.
+
+
+
+II
+
+LE PAPYRUS
+
+
+Thais etait nee de parents libres et pauvres, adonnes a l'idolatrie.
+Du temps qu'elle etait petite, son pere gouvernait, a Alexandrie,
+proche la porte de la Lune, un cabaret que frequentaient les matelots.
+Certains souvenirs vifs et detaches lui restaient de sa premiere
+enfance. Elle revoyait son pere assis a l'angle du foyer, les jambes
+croisees, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux
+Pharaons que celebrent les complaintes chantees par les aveugles dans
+les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mere, errant
+comme un chat affame dans la maison, qu'elle emplissait des eclats de
+sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans
+le faubourg qu'elle etait magicienne et qu'elle se changeait en
+chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thais savait
+bien, pour l'avoir souvent epiee, que sa mere ne se livrait point aux
+arts magiques, mais que, devoree d'avarice, elle comptait toute la
+nuit le gain de la journee. Ce pere inerte et cette mere avide la
+laissaient chercher sa vie comme les betes de la basse-cour. Aussi
+etait-elle devenue tres habile a tirer une a une les oboles de la
+ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naives et
+par des paroles infames dont elle ignorait le sens. Elle passait de
+genoux en genoux dans la salle impregnee de l'odeur des boissons
+fermentees et des outres resineuses; puis, les joues poissees de biere
+et piquees par les barbes rudes, elle s'echappait, serrant les oboles
+dans sa petite main, et courait acheter des gateaux de miel a une
+vieille femme accroupie derriere ses paniers sous la porte de la Lune.
+C'etait tous les jours les memes scenes: les matelots, contant leurs
+perils, quand l'Euros ebranlait les algues sous-marines, puis jouant
+aux des ou aux osselets, et demandant, en blasphemant les dieux, la
+meilleure biere de Cilicie.
+
+Chaque nuit, l'enfant etait reveillee par les rixes des buveurs. Les
+ecailles d'huitres, volant par-dessus les tables, fendaient les
+fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, a la lueur des
+lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.
+
+Ses jeunes ans ne connaissaient la bonte humaine que par le doux
+Ahmes, en qui elle etait humiliee. Ahmes, l'esclave de la maison,
+Nubien plus noir que la marmite qu'il ecumait gravement, etait bon
+comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thais sur ses genoux et
+il lui contait d'antiques recits ou il y avait des souterrains pleins
+de tresors, construits pour des rois avares, qui mettaient a mort les
+macons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes,
+d'habiles voleurs qui epousaient des filles de rois et des courtisanes
+qui elevaient des pyramides. La petite Thais aimait Ahmes comme un
+pere, comme une mere, comme une nourrice et comme un chien. Elle
+s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux
+amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et herisses,
+tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des
+aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la
+paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thais des petits
+moulins a eau et des navires grands comme la main avec tous leurs
+agres.
+
+Accable de mauvais traitements par ses maitres, il avait une oreille
+dechiree et le corps laboure de cicatrices. Pourtant son visage
+gardait un air joyeux et paisible. Et personne aupres de lui ne
+songeait a se demander d'ou il tirait la consolation de son ame et
+l'apaisement de son coeur. Il etait aussi simple qu'un enfant.
+
+En accomplissant sa tache grossiere, il chantait d'une voix grele des
+cantiques qui faisaient passer dans l'ame de l'enfant des frissons et
+des reves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu la d'ou tu viens?
+
+ --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le
+ tombeau.
+
+ Et j'ai vu la gloire du Ressuscite.
+
+Elle lui demandait:
+
+--Pere, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?
+
+Et il lui repondait:
+
+--Petite lumiere de mes yeux, je chante les anges, parce que Jesus
+Notre Seigneur est monte au ciel.
+
+Ahmes etait chretien. Il avait recu le bapteme, et on le nommait
+Theodore dans les banquets des fideles, ou il se rendait secretement
+pendant le temps qui lui etait laisse pour son sommeil.
+
+En ces jours-la l'Eglise subissait l'epreuve supreme. Par l'ordre de
+l'Empereur, les basiliques etaient renversees, les livres saints
+brules, les vases sacres et les chandeliers fondus. Depouilles de
+leurs honneurs, les chretiens n'attendaient que la mort. La terreur
+regnait sur la communaute d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de
+victimes. On contait avec effroi, parmi les fideles, qu'en Syrie, en
+Arabie, en Mesopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets,
+les chevalets, les ongles de fer, la croix, les betes feroces
+dechiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, deja celebre
+par ses visions et ses solitudes, chef et prophete des croyants
+d'Egypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la
+ville d'Alexandrie, et, volant d'eglise en eglise, embrasa de son feu
+la communaute tout entiere. Invisible aux paiens, il etait present a
+la fois dans toutes les assemblees des chretiens, soufflant a chacun
+l'esprit de force et de prudence dont il etait anime. La persecution
+s'exercait avec une particuliere rigueur sur les esclaves. Plusieurs
+d'entre eux, saisis d'epouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus
+grand nombre, s'enfuyaient au desert, esperant y vivre, soit dans la
+contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmes frequentait
+comme de coutume les assemblees, visitait les prisonniers,
+ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du
+Christ. Temoin de ce zele veritable, le grand Antoine, avant de
+retourner au desert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna
+le baiser de paix.
+
+Quand Thais eut sept ans, Ahmes commenca a lui parler de Dieu.
+
+--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un
+Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses
+jardins. Il etait l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et
+n'avait qu'un fils, le prince Jesus, qu'il aimait de tout son coeur et
+qui passait en beaute les vierges et les anges. Et le bon Seigneur
+Dieu dit au prince Jesus:
+
+" --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines
+vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. La tu seras
+semblable a un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La
+souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant
+d'abondance que tes larmes formeront des fleuves ou l'esclave fatigue
+se baignera delicieusement. Va, mon fils!
+
+" Le prince Jesus obeit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un
+lieu nomme Bethleem de Juda. Et il se promenait dans les pres fleuris
+d'anemones, disant a ses compagnons:
+
+" --Heureux ceux qui ont faim, car je les menerai a la table de mon
+pere! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du
+ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des
+voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.
+
+" C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les
+riches le haissaient, redoutant qu'il n'elevat les pauvres au-dessus
+d'eux. En ce temps-la Cleopatre et Cesar etaient puissants sur la
+terre. Ils haissaient tous deux Jesus et ils ordonnerent aux juges et
+aux pretres de le faire mourir. Pour obeir a la reine d'Egypte, les
+princes de Syrie dresserent une croix sur une haute montagne et ils
+firent mourir Jesus sur cette croix. Mais des femmes laverent le corps
+et l'ensevelirent, et le prince Jesus, ayant brise le couvercle de son
+tombeau, remonta vers le bon Seigneur son pere.
+
+" Et depuis ce temps-la tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.
+
+" Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit:
+
+" --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils.
+Prenez un bain, puis mangez.
+
+" Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long
+de leur repas, ils verront des danses d'almees et ils entendront des
+conteurs dont les recits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les
+tiendra plus chers que la lumiere de ses yeux, puisqu'ils seront ses
+hotes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravanserail
+et les grenades de ses jardins.
+
+Ahmes parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thais connut
+la verite. Elle admirait et disait:
+
+--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.
+
+Ahmes lui repondait:
+
+--Ceux-la seuls qui sont baptises en Jesus, gouteront les fruits du
+ciel.
+
+Et Thais demandait a etre baptisee. Voyant par la qu'elle esperait en
+Jesus, l'esclave resolut de l'instruire plus profondement, afin
+qu'etant baptisee, elle entrat dans l'Eglise. Et il s'attacha
+etroitement a elle, comme a sa fille en esprit.
+
+L'enfant, sans cesse repoussee par ses parents injustes, n'avait point
+de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'etable
+parmi les animaux domestiques. C'est la que, chaque nuit, Ahmes allait
+la rejoindre en secret.
+
+Il s'approchait doucement de la natte ou elle reposait, et puis
+s'asseyait sur ses talons, les jambes repliees, le buste droit, dans
+l'attitude hereditaire de toute sa race. Son corps et son visage,
+vetus de noir, restaient perdus dans les tenebres; seuls ses grands
+yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable a un
+rayon de l'aube a travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une
+voie grele et chantante, dont le nasillement leger avait la douceur
+triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le
+souffle d'un ane et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient,
+comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait
+l'Evangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui
+s'impregnait de zele, de grace et d'esperance; et la neophyte, la main
+dans la main d'Ahmes, bercee par les sons monotones et voyant de
+vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de
+la nuit obscure et des saints mysteres, au regard d'une etoile qui
+clignait entre les solives de la creche.
+
+L'initiation dura toute une annee, jusqu'a l'epoque ou les chretiens
+celebrent avec allegresse les fetes pascales. Or, une nuit de la
+semaine glorieuse, Thais, qui sommeillait deja sur sa natte dans la
+grange, se sentit soulevee par l'esclave dont le regard brillait d'une
+clarte nouvelle. Il etait vetu, non point, comme de coutume, d'un
+pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra
+l'enfant en disant tout bas:
+
+--Viens, mon ame! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens
+revetir les aubes du bapteme.
+
+Et il emporta l'enfant pressee sur sa poitrine. Effrayee et curieuse,
+Thais, la tete hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami
+qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils
+traverserent le quartier des juifs; ils longerent un cimetiere ou
+l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passerent, dans un carrefour,
+sous des croix auxquelles pendaient les corps des supplicies et dont
+les bras etaient charges de corbeaux qui claquaient du bec. Thais
+cacha sa tete dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir
+le reste du chemin. Tout a coup il lui sembla qu'on la descendait sous
+terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un etroit
+caveau, eclaire par des torches de resine et dont les murs etaient
+peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la
+fumee des torches. On y voyait des hommes vetus de longues tuniques et
+portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres.
+
+Thais, parmi ces figures, reconnut Jesus de Nazareth a ce que des
+anemones fleurissaient a ses pieds. Au milieu de la salle, pres d'une
+grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un
+vieillard coiffe d'une mitre basse et vetu d'une dalmatique ecarlate,
+brodee d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait
+l'air humble et doux sous son riche costume. C'etait l'eveque
+Vivantius qui, prince exile de l'eglise de Cyrene, exercait, pour
+vivre, le metier de tisserand et fabriquait de grossieres etoffes de
+poil de chevre. Deux pauvres enfants se tenaient debout a ses cotes.
+Tout proche, une vieille negresse presentait deployee une petite robe
+blanche. Ahmes, ayant pose l'enfant a terre, s'agenouilla devant
+l'eveque et dit:
+
+--Mon pere, voici la petite ame, la fille de mon ame. Je te l'amene
+afin que, selon ta promesse et s'il plait a ta Serenite, tu lui donnes
+le bapteme de vie.
+
+A ces mots, l'eveque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains
+mutilees. Il avait eu les ongles arraches en confessant la foi aux
+jours de l'epreuve. Thais eut peur et se jeta dans les bras d'Ahmes.
+Mais le pretre la rassura par des paroles caressantes:
+
+--Ne crains rien, petite bien-aimee. Tu as ici un pere selon l'esprit,
+Ahmes, qu'on nomme Theodore parmi les vivants, et une douce mere dans
+la grace qui t'a prepare de ses mains une robe blanche.
+
+Et se tournant vers la negresse:
+
+--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre.
+Mais Jesus l'elevera dans le ciel au rang de ses epouses.
+
+Puis il interrogea l'enfant neophyte:
+
+--Thais, crois-tu en Dieu, le pere tout-puissant, en son fils unique
+qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigne les apotres?
+
+--Oui, repondirent ensemble le negre et la negresse, qui se tenaient
+par la main.
+
+Sur l'ordre de l'eveque, Nitida, agenouillee, depouilla Thais de tous
+ses vetements. L'enfant etait nue, un amulette au cou. Le pontife la
+plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes presenterent
+l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il
+posa un grain sur les levres de la catechumene. Puis, ayant essuye ce
+corps destine, a travers tant d'epreuves, a la vie eternelle,
+l'esclave Nitida le revetit de la robe blanche qu'elle avait tissue de
+ses mains.
+
+L'eveque donna a tous le baiser de paix et, la ceremonie terminee,
+depouilla ses ornements sacerdotaux.
+
+Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmes dit:
+
+--Il faut nous rejouir en ce jour d'avoir donne une ame au bon
+Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Serenite, pasteur
+Vivantius, et livrons-nous a la joie tout le reste de la nuit.
+
+--Tu as bien parle, Theodore, repondit l'eveque.
+
+Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui etait toute
+proche. Elle se composait d'une seule chambre, meublee de deux metiers
+de tisserand, d'une table grossiere et d'un tapis tout use. Des qu'ils
+y furent entres:
+
+--Nitida, cria le Nubien, apporte la poele et la jarre d'huile, et
+faisons un bon repas.
+
+En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons
+qu'il y tenait caches. Puis, ayant allume un grand feu, il les fit
+frire. Et tous, l'eveque, l'enfant, les deux jeunes garcons et les
+deux esclaves, s'etant assis en cercle sur le tapis, mangerent les
+poissons en benissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il
+avait souffert et annoncait le triomphe prochain de l'Eglise. Son
+langage etait rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il
+comparait la vie des justes a un tissu de pourpre et, pour expliquer
+le bapteme, il disait:
+
+--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chretiens
+recoivent le bapteme de l'eau. Mais les demons habitent aussi les
+ruisseaux; les fontaines consacrees aux nymphes sont redoutables et
+l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'ame et
+du corps.
+
+Parfois il s'exprimait par enigmes et il inspirait ainsi a l'enfant
+une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin a
+ses hotes dont les langues se delierent et qui se mirent a chanter des
+complaintes et des cantiques. Ahmes et Nitida, s'etant leves,
+danserent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se
+dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers ages du monde.
+C'etait une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balance
+en cadence, ils feignaient tour a tour de se fuir et de se chercher.
+Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents
+etincelantes.
+
+C'est ainsi que Thais recut le saint bapteme. Elle aimait les
+amusements et, a mesure qu'elle grandissait, de vagues desirs
+naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes
+avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, a la nuit,
+la maison de son pere, en chantonnant encore:
+
+ --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison?
+
+ --Je devide la laine et le fil de Milet.
+
+ --Torti tortu, comment ton fils a-t-il peri?
+
+ --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.
+
+Maintenant elle preferait a la compagnie du doux Ahmes celle des
+garcons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami etait
+moins souvent aupres d'elle. La persecution s'etant ralentie, les
+assemblees des chretiens devenaient plus regulieres et le Nubien les
+frequentait assidument. Son zele s'echauffait; de mysterieuses menaces
+s'echappaient parfois de ses levres. Il disait que les riches ne
+garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques ou
+les chretiens d'une humble condition avaient coutume de se reunir et
+la, rassemblant les miserables etendus a l'ombre des vieux murs, il
+leur annoncait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de
+la justice.
+
+--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins
+frais et mangeront des fruits delicieux, tandis que les riches,
+couches a leurs pieds comme des chiens, devoreront les miettes de leur
+table.
+
+Ces propos ne resterent point secrets; ils furent publies dans le
+faubourg et les maitres craignirent qu'Ahmes n'excitat les esclaves a
+la revolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il
+dissimula soigneusement.
+
+Un jour, une saliere d'argent, reservee a la nappe des dieux, disparut
+du cabaret. Ahmes fut accuse de l'avoir volee, en haine de son maitre
+et des dieux de l'empire. L'accusation etait sans preuves et l'esclave
+la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins traine
+devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le
+juge le condamna au dernier supplice.
+
+--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage,
+seront clouees au poteau.
+
+Ahmes ecouta paisiblement cet arret, salua le juge avec beaucoup de
+respect et fut conduit a la prison publique. Durant les trois jours
+qu'il y resta, il ne cessa de precher l'Evangile aux prisonniers et
+l'on a conte depuis que des criminels et le geolier lui-meme, touches
+par ses paroles, avaient cru en Jesus crucifie.
+
+On le conduisit a ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans
+auparavant, il avait traverse avec allegresse, portant dans son
+manteau blanc la petite Thais, la fille de son ame, sa fleur
+bien-aimee. Attache sur la croix, les mains clouees, il ne poussa pas
+une plainte; seulement il soupira a plusieurs reprises: "J'ai soif!"
+
+Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la
+chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois
+on pensa qu'il etait mort; les mouches devoraient la cire de ses
+paupieres; mais tout a coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin
+du quatrieme jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des
+enfants:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu la d'ou tu viens?
+
+Puis il sourit, et dit:
+
+--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des
+fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes.
+
+Et il expira.
+
+Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase
+bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis
+d'admiration. Vivantius, accompagne de quelques-uns de ses freres
+chretiens, vint reclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques
+des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Eglise
+garda la memoire veneree de saint Theodore le Nubien.
+
+Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un edit
+par lequel il assurait la paix aux chretiens, et desormais les fideles
+ne furent plus persecutes que par les heretiques.
+
+Thais achevait sa onzieme annee, quand son ami mourut dans les
+tourments. Elle en ressentit une tristesse et une epouvante
+invincibles. Elle n'avait pas l'ame assez pure pour comprendre que
+l'esclave Ahmes, par sa vie et sa mort, etait un bienheureux. Cette
+idee germa dans sa petite ame, qu'il n'est possible d'etre bon en ce
+monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit
+d'etre bonne, car sa chair delicate redoutait la douleur.
+
+Elle se donna avant l'age a des jeunes garcons du port et elle suivit
+les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce
+qu'elle recevait d'eux elle achetait des gateaux et des parures.
+
+Comme elle ne rapportait a la maison rien de ce qu'elle avait gagne,
+sa mere l'accablait de mauvais traitements. Pour eviter les coups,
+elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait
+avec les lezards dans les fentes des pierres. La, elle songeait,
+pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parees,
+dans leur litiere entouree d'esclaves.
+
+Un jour que, frappee plus rudement que de coutume, elle se tenait
+accroupie devant la porte, dans une immobilite farouche, une vieille
+femme s'arreta devant elle, la considera quelques instants en silence,
+puis s'ecria:
+
+--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le pere qui t'engendra et
+la mere qui te mit au monde!
+
+Thais restait muette et tenait ses regards fixes vers la terre. Ses
+paupieres etaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleure.
+
+--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mere n'est-elle pas
+heureuse d'avoir nourri une petite deesse telle que toi, et ton pere,
+en te voyant, ne se rejouit-il pas dans le fond de son coeur?
+
+Alors l'enfant, comme se parlant a elle-meme:
+
+--Mon pere est une outre gonflee de vin et ma mere une sangsue avide.
+
+La vieille regarda a droite et a gauche si on ne la voyait pas. Puis
+d'une voix caressante:
+
+--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumiere, viens avec moi et
+tu n'auras, pour vivre, qu'a danser et a sourire. Je te nourrirai de
+gateaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux.
+Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe
+legere; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon
+d'Acharne.
+
+Thais repondit:
+
+--Je veux bien aller avec toi.
+
+Et, s'etant levee, elle suivit la vieille hors de la ville.
+
+Cette femme, nommee Moeroe, conduisait de pays en pays des filles et
+des jeunes garcons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait
+ensuite aux riches pour paraitre dans les festins.
+
+Devinant que Thais deviendrait bientot la plus belle des femmes, elle
+lui apprit, a coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle
+flagellait avec des lanieres de cuir ces jambes divines, quand elles
+ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton
+decrepit, sans age et sans sexe, accablait de mauvais traitements
+cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entiere des
+femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grace, il
+enseignait a Thais l'art de feindre, dans les pantomimes, par
+l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments
+humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec degout
+les conseils d'un maitre habile; mais, jaloux de son eleve, il lui
+griffait les joues, lui pincait le bras ou la venait piquer par
+derriere avec un poincon, a la maniere des filles mechantes, des qu'il
+s'apercevait trop vivement qu'elle etait nee pour la volupte des
+hommes. Grace a ses lecons, elle devint en peu de temps musicienne,
+mime et danseuse excellente. La mechancete de ses maitres ne la
+surprenait point et il lui semblait naturel d'etre indignement
+traitee. Elle eprouvait meme quelque respect pour cette vieille femme
+qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroe, s'etant arretee a
+Antioche, loua son eleve comme danseuse et comme joueuse de flute aux
+riches negociants de la ville qui donnaient des festins. Thais dansa
+et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table,
+dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait a tous, ne sachant pas
+le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait danse devant les
+jeunes hommes les plus elegants de la ville, le fils du proconsul
+s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupte, et lui dit
+d'une voix qui semblait mouillee de baisers:
+
+--Que ne suis-je, Thais, la couronne qui ceint ta chevelure, la
+tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied!
+Mais je veux que tu me foules a tes pieds comme une sandale; je veux
+que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle
+enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers.
+
+Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il etait beau.
+Soudain elle sentit la sueur qui lui glacait le front; elle devint
+verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses
+paupieres. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En
+vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammees, et
+quand il la prit dans ses bras en s'efforcant de l'entrainer, elle le
+repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses
+larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle
+resista.
+
+--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau,
+il est riche, et voici qu'une joueuse de flute le dedaigne!
+
+Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier
+d'amour. Il vint des le matin, pale et les yeux rouges, suspendre des
+fleurs a la porte de la joueuse de flute. Cependant Thais, saisie de
+trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans
+d'elle-meme. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se
+demandait pourquoi elle etait ainsi changee et d'ou lui venait sa
+melancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient
+horreur. Elle ne voulait plus voir la lumiere et restait tout le jour
+couchee sur son lit, sanglotant la tete dans les coussins. Lollius,
+ayant su forcer la porte de Thais, vint plusieurs fois supplier et
+maudire cette mechante enfant. Elle restait devant lui craintive comme
+une vierge et repetait:
+
+--Je ne veux pas! Je ne veux pas!
+
+Puis, au bout de quinze jours, s'etant donnee a lui, elle connut
+qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus.
+Ce fut une vie delicieuse. Ils passaient tout le jour enfermes, les
+yeux dans les yeux, se disant l'un a l'autre des paroles qu'on ne dit
+qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires
+de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se
+levaient des l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes
+du Silpicus. Ils buvaient dans la meme coupe, et, quand elle portait
+un grain de raisin a sa bouche, il le lui prenait entre les levres
+avec ses dents.
+
+Moeroe vint chez Lollius reclamer Thais a grands cris:
+
+--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur
+parfumee, mes petites entrailles!...
+
+Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle
+revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit
+mettre en prison, et les magistrats, ayant decouvert plusieurs crimes
+dont elle s'etait rendue coupable, elle fut condamnee a mort et livree
+aux betes.
+
+Thais aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et
+toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la
+verite de son coeur:
+
+--Je n'ai jamais ete qu'a toi.
+
+Lollius lui repondait:
+
+--Tu ne ressembles a aucune autre femme.
+
+Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thais se
+sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle
+songeait:
+
+--Qui me l'a ainsi change en un instant? Comment se fait-il qu'il
+ressemble desormais a tous les autres hommes et qu'il ne ressemble
+plus a lui-meme?
+
+Elle le quitta, non sans un secret desir de chercher Lollius en un
+autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi
+que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aime serait moins
+triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se
+montra, en compagnie des riches voluptueux, a ces fetes sacrees ou
+l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et
+des troupes de courtisanes traversant l'Oronte a la nage. Elle prit sa
+part de tous les plaisirs qu'etalait la ville elegante et monstrueuse;
+surtout elle frequenta assidument les theatres, dans lesquels des
+mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux
+applaudissements d'une foule avide de spectacles.
+
+Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comediens et
+particulierement les femmes qui, dans les tragedies, representaient
+les deesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimees des
+dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la
+foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle
+alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'etre admise dans sa
+troupe. Grace a sa beaute et aux lecons de la vieille Moeroe, elle fut
+accueillie et parut sur la scene dans le personnage de Dirce.
+
+Elle plut mediocrement, parce qu'elle manquait d'experience et aussi
+parce que les spectateurs n'etaient pas excites a l'admiration par un
+long bruit de louanges. Mais apres quelques mois d'obscurs debuts, la
+puissance de sa beaute eclata sur la scene avec une telle force, que
+la ville entiere s'en emut. Tout Antioche s'etouffait au theatre. Les
+magistrats imperiaux et les premiers citoyens s'y rendaient, pousses
+par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les
+ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place.
+Les poetes composaient des epigrammes en son honneur. Les philosophes
+barbus declamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases;
+sur le passage de sa litiere, les pretres des chretiens detournaient
+la tete. Le seuil de sa maison etait couronne de fleurs et arrose de
+sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compte, mais
+mesure au medimne, et tous les tresors amasses par les vieillards
+economes venaient, comme des fleuves, se perdre a ses pieds. C'est
+pourquoi son ame etait sereine. Elle se rejouissait dans un paisible
+orgueil de la faveur publique et de la bonte des dieux, et, tant
+aimee, elle s'aimait elle-meme.
+
+Apres avoir joui pendant plusieurs annees de l'admiration et de
+l'amour des Antiochiens, elle fut prise du desir de revoir Alexandrie
+et de montrer sa gloire a la ville dans laquelle, enfant, elle errait
+sous la misere et la honte, affamee et maigre comme une sauterelle au
+milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la recut avec joie et la
+combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut
+un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables.
+Elle les accueillait indifferemment, car elle desesperait enfin de
+retrouver Lollius.
+
+Elle recut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la desirait,
+bien qu'il fit profession de vivre sans desirs. Malgre sa richesse, il
+etait intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de
+son esprit, ni par la grace de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et
+meme elle s'irritait parfois de ses elegantes ironies. Il la blessait
+par son doute perpetuel. C'est qu'il ne croyait a rien et qu'elle
+croyait a tout. Elle croyait a la providence divine, a la
+toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, a la
+justice eternelle. Elle croyait en Jesus-Christ et en la bonne deesse
+des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la
+sombre Hecate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire
+l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison
+sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des
+etres sans nom et vivait dans une attente perpetuelle. L'avenir lui
+faisait peur et elle voulait le connaitre. Elle s'entourait de pretres
+d'Isis, de mages chaldeens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la
+trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort
+et la voyait partout. Quand elle cedait a la volupte, il lui semblait
+tout a coup qu'un doigt glace touchait son epaule nue et, toute pale,
+elle criait d'epouvante dans les bras qui la pressaient.
+
+Nicias lui disait:
+
+--Que notre destinee soit de descendre en cheveux blancs et les joues
+creuses dans la nuit eternelle, ou que ce jour meme, qui rit
+maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, o
+ma Thais! Goutons la vie. Nous aurons beaucoup vecu si nous avons
+beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens:
+aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon
+nous tourmenter pour un neant?
+
+Elle lui repondait avec colere:
+
+--Je meprise ceux qui comme toi n'esperent ni ne craignent rien. Je
+veux savoir! Je veux savoir!
+
+Pour connaitre le secret de la vie, elle se mit a lire les livres des
+philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les annees de
+son enfance s'eloignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit
+plus volontiers. Elle aimait a parcourir, le soir, sous un
+deguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques
+ou elle avait miserablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses
+parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des
+pretres chretiens, elle songeait a son bapteme et se sentait troublee.
+Une nuit, qu'enveloppee d'un long manteau et ses blonds cheveux caches
+sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville,
+elle se trouva, sans savoir comment elle y etait venue, devant la
+pauvre eglise de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait
+dans l'interieur et vit une lumiere eclatante qui glissait par les
+fentes de la porte. Il n'y avait la rien d'etrange, puisque depuis
+vingt ans les chretiens, proteges par le vainqueur de Maxence,
+solennisaient publiquement leurs fetes. Mais ces chants signifiaient
+un ardent appel aux ames. Comme conviee aux mysteres, la comedienne,
+poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva la une
+nombreuse assemblee, des femmes, des enfants, des vieillards a genoux
+devant un tombeau adosse a la muraille. Ce tombeau n'etait qu'une cuve
+de pierre grossierement sculptee de pampres et de grappes de raisins;
+pourtant il avait recu de grands honneurs: il etait couvert de palmes
+vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables
+lumieres etoilaient l'ombre dans laquelle la fumee des gommes d'Arabie
+semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs
+des figures pareilles a des visions du ciel. Des pretres vetus de
+blanc se tenaient prosternes au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils
+chantaient avec le peuple exprimaient les delices de la souffrance et
+melaient, dans un deuil triomphal, tant d'allegresse a tant de douleur
+que Thais, en les ecoutant, sentait les voluptes de la vie et les
+affres de la mort couler a la fois dans ses sens renouveles.
+
+Quand ils eurent fini de chanter, les fideles se leverent pour aller
+baiser a la file la paroi du tombeau. C'etait des hommes simples,
+accoutumes a travailler de leurs mains. Ils s'avancaient d'un pas
+lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils
+s'agenouillaient, chacun a son tour, devant le sarcophage et y
+appuyaient leurs levres. Les femmes elevaient dans leurs bras les
+petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.
+
+Thais, surprise et troublee, demanda a un diacre pourquoi ils
+faisaient ainsi.
+
+--Ne sais-tu pas, femme, lui repondit le diacre, que nous celebrons
+aujourd'hui la memoire bienheureuse de saint Theodore le Nubien, qui
+souffrit pour la foi au temps de Diocletien empereur? Il vecut chaste
+et mourut martyr, c'est pourquoi, vetus de blanc, nous portons des
+roses rouges a son tombeau glorieux.
+
+En entendant ces paroles, Thais tomba a genoux et fondit en larmes. Le
+souvenir a demi eteint d'Ahmes se ranimait dans son ame. Sur cette
+memoire obscure, douce et douloureuse, l'eclat des cierges, le parfum
+des roses, les nuees de l'encens, l'harmonie des cantiques, la piete
+des ames jetaient les charmes de la gloire. Thais songeait dans
+l'eblouissement:
+
+Il etait humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment
+s'est-il eleve au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose
+inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupte?
+
+Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait
+aimee ses yeux de violette ou brillaient des larmes a la clarte des
+cierges; puis, la tete baissee, humble, lente, la derniere, de ses
+levres ou tant de desirs s'etaient suspendus, elle baisa la pierre de
+l'esclave.
+
+Rentree dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure
+parfumee et la tunique deliee, l'attendait en lisant un traite de
+morale. Il s'avanca vers elle les bras ouverts.
+
+--Mechante Thais, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais
+a venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicte par le plus
+grave des stoiciens? Des preceptes vertueux et de fieres maximes? Non!
+Sur l'austere papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thais.
+Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grace
+etait infinie et toutes etaient l'unique Thais. Il y en avait qui
+trainaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables a une
+nuee blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes.
+
+D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la
+volupte, n'exprimaient aucune pensee. Enfin, il y en avait deux qui se
+tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il etait impossible de les
+distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La premiere
+disait: "Je suis l'amour." L'autre: "Je suis la mort."
+
+En parlant ainsi, il pressait Thais dans ses bras, et, ne voyant pas
+le regard farouche qu'elle fixait a terre, il ajoutait les pensees aux
+pensees, sans souci qu'elles fussent perdues:
+
+--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne ou il est ecrit: "Rien ne
+doit te detourner de cultiver ton ame," je lisais: "Les baisers de
+Thais sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel." Voila
+comment, par ta faute, mechante enfant, un philosophe comprend
+aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que
+nous sommes, nous ne decouvrons que notre propre pensee dans la pensee
+d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de
+lire celui-ci...
+
+Elle ne l'ecoutait pas, et son ame etait encore devant le tombeau du
+Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la
+nuque et il lui dit:
+
+--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand
+on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons
+la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous.
+
+Mais elle le repoussa:
+
+--Nous aimer! s'ecria-t-elle amerement. Mais tu n'as jamais aime
+personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais.
+Va-t'en! Je te hais. J'execre et je meprise tous les heureux et tous
+les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bonte que chez les
+malheureux. Quand j'etais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est
+mort sur la croix. Il etait bon; il etait plein d'amour et il
+possedait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les
+pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir.
+
+Elle s'etendit a plat ventre sur le tapis et passa la nuit a
+sangloter, formant le dessein de vivre desormais, comme saint
+Theodore, dans la pauvrete et dans la simplicite.
+
+Des le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle etait
+vouee. Comme elle savait que sa beaute, encore intacte, ne durerait
+plus longtemps, elle se hatait d'en tirer toute joie et toute gloire.
+Au theatre, ou elle se montrait avec plus d'etude que jamais, elle
+rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des
+poetes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la
+demarche de la comedienne une idee de la divine harmonie qui regle les
+mondes, savants et philosophes mettaient une grace si parfaite au rang
+des vertus et disaient: "Elle aussi, Thais, est geometre!" Les
+ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle
+consentait a paraitre, l'en benissaient comme d'une charite celeste.
+Pourtant, elle etait triste au milieu des louanges et, plus que
+jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son
+inquietude, pas meme sa maison et ses jardins qui etaient celebres et
+sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.
+
+Elle avait fait planter des arbres apportes a grands frais de l'Inde
+et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des
+colonnades en ruines, des rochers sauvages, imites par un habile
+architecte, etaient refletes dans un lac ou se miraient des statues.
+Au milieu du jardin, s'elevait la grotte des Nymphes, qui devait son
+nom a trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on
+rencontrait des le seuil. Ces femmes se depouillaient de leurs
+vetements pour prendre un bain. Inquietes, elles tournaient la tete,
+craignant d'etre vues, et elles semblaient vivantes. La lumiere ne
+parvenait dans cette retraite qu'a travers de minces nappes d'eau qui
+l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts,
+comme dans les grottes sacrees, des couronnes, des guirlandes et des
+tableaux votifs, dans lesquels la beaute de Thais etait celebree. Il
+s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques
+revetus de vives couleurs, des peintures representant ou des scenes de
+theatre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au
+milieu, se dressait sur une stele un petit Eros d'ivoire, d'un antique
+et merveilleux travail. C'etait un don de Nicias. Une chevre de marbre
+noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux
+d'agate. Six chevreaux d'albatre se pressaient autour de ses mamelles;
+mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tete camuse, elle semblait
+impatiente de grimper sur les rochers. Le sol etait couvert de tapis
+de Byzance, d'oreillers brodes par les hommes jaunes de Cathay et de
+peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient
+imperceptiblement. Ca et la, au-dessus des grands vases d'onyx,
+s'elancaient des perseas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et
+dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'ecaille d'une tortue
+geante de l'Inde, qui renversee servait de lit a la comedienne. C'est
+la que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les
+fleurs, Thais, mollement couchee, attendait l'heure de souper en
+conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du
+theatre, soit a la fuite des annees.
+
+Or, ce jour-la, elle se reposait apres les jeux dans la grotte des
+Nymphes. Elle epiait dans son miroir les premiers declins de sa beaute
+et pensait avec epouvante que le temps viendrait enfin des cheveux
+blancs et des rides. En vain elle cherchait a se rassurer, en se
+disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraicheur du teint, de bruler
+certaines herbes en prononcant des formules magiques. Une voix
+impitoyable lui criait: "Tu vieilliras, Thais, tu vieilliras!" Et la
+sueur de l'epouvante lui glacait le front. Puis, se regardant de
+nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait
+belle encore et digne d'etre aimee. Se souriant a elle-meme, elle
+murmurait: "Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse
+lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grace des
+mouvements et la magnificence des bras, et les bras, o mon miroir, ce
+sont les vraies chaines de l'amour!"
+
+Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle,
+maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vetu d'une robe
+richement brodee. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri
+d'effroi.
+
+Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle etait belle, il
+faisait du fond du coeur cette priere:
+
+--Fais, o mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me
+scandaliser, edifie ton serviteur.
+
+Puis, s'efforcant de parler, il dit:
+
+--Thais, j'habite une contree lointaine et le renom de ta beaute m'a
+conduit jusqu'a toi. On rapporte que tu es la plus habile des
+comediennes et la plus irresistible des femmes. Ce que l'on conte de
+tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique
+Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire
+merveilleuse. C'est pourquoi j'ai ete pris du desir de te connaitre et
+je vois que la verite passe la renommee. Tu es mille fois plus savante
+et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me
+dis: "Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un
+homme ivre."
+
+Ces paroles etaient feintes; mais le moine, anime d'un zele pieux, les
+repandait avec une ardeur veritable. Cependant, Thais regardait sans
+deplaisir cet etre etrange qui lui avait fait peur. Par son aspect
+rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce
+l'etonnait. Elle etait curieuse de connaitre l'etat et la vie d'un
+homme si different de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui repondit
+avec une douce raillerie:
+
+--Tu sembles prompt a l'admiration, etranger. Prends garde que mes
+regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer!
+
+Il lui dit:
+
+--Je t'aime, o Thais! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-meme.
+Pour toi, j'ai quitte mon desert regrettable; pour toi, mes levres,
+vouees au silence, ont prononce des paroles profanes; pour toi, j'ai
+vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'etait
+interdit d'entendre; pour toi, mon ame s'est troublee, mon coeur s'est
+ouvert et des pensees en ont jailli, semblables aux sources vives ou
+boivent les colombes; pour toi, j'ai marche jour et nuit a travers des
+sables peuples de larves et de vampires; pour toi, j'ai pose mon pied
+nu sur les viperes et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non
+point a l'exemple de ces hommes qui, tout enflammes du desir de la
+chair, viennent a toi comme des loups devorants ou des taureaux
+furieux. Tu es chere a ceux-la comme la gazelle au lion. Leurs amours
+carnassieres te devorent jusqu'a l'ame, o femme! Moi, je t'aime en
+esprit et en verite, je t'aime en Dieu et pour les siecles des
+siecles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur veritable
+et divine charite. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que
+songes d'une nuit breve. Je te promets de saintes agapes et des noces
+celestes. La felicite que je t'apporte ne finira jamais; elle est
+inouie; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en
+pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitot
+d'etonnement.
+
+Thais, riant d'un air mutin:
+
+--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hate-toi! de
+trop longs discours offenseraient ma beaute, ne perdons pas un moment.
+Je suis impatiente de connaitre la felicite que tu m'annonces; mais, a
+vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me
+promets ne s'evanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un
+grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le
+tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si
+longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire
+qu'il restat encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en
+savent plus que les mages.
+
+--Thais, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu.
+
+--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.
+
+--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours
+que tu connais n'enfantent que la honte.
+
+Thais le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit
+front:
+
+--Tu es bien hardi, etranger, d'offenser ton hotesse. Regarde-moi et
+dis si je ressemble a une creature accablee d'opprobre. Non! je n'ai
+pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de
+honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que
+moi. J'ai seme la volupte sur tous mes pas, et c'est par la que je
+suis celebre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les
+maitres du monde. Je les ai vus a mes pieds. Regarde-moi, regarde ces
+petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur
+de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de
+place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand
+je passe dans la rue, je ressemble a un grain de riz; mais ce grain de
+riz causa parmi les hommes des deuils, des desespoirs et des haines et
+des crimes a remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de
+honte, quand tout crie la gloire autour de moi?
+
+--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. O
+femme, nous avons ete nourris dans des contrees si differentes qu'il
+n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le meme langage ni la meme
+pensee. Pourtant, le ciel m'est temoin que je veux m'accorder avec toi
+et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les memes
+sentiments. Qui m'inspirera des discours embrases pour que tu fondes
+comme la cire a mon souffle, o femme, et que les doigts de mes desirs
+puissent te modeler a leur gre? Quelle vertu te livrera a moi, o la
+plus chere des ames, afin que l'esprit qui m'anime, te creant une
+seconde fois, t'imprime une beaute nouvelle et que tu t'ecries en
+pleurant de joie: "C'est seulement d'aujourd'hui que je suis nee!" Qui
+fera jaillir de mon coeur une fontaine de Siloe, dans laquelle tu
+retrouves, en te baignant, ta purete premiere? Qui me changera en un
+Jourdain, dont les ondes, repandues sur toi, te donneront la vie
+eternelle?
+
+Thais n'etait plus irritee.
+
+--Cet homme, pensait-elle, parle de vie eternelle et tout ce qu'il dit
+semble ecrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et
+qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort.
+
+Et elle resolut de s'offrir a lui. C'est pourquoi, feignant de le
+craindre, elle s'eloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la
+grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa
+poitrine, puis, immobile, muette, les paupieres baissees, elle
+attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues.
+Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balancaient
+mollement et elle ressemblait a une enfant qui songe, assise au bord
+d'une riviere.
+
+Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants
+ne le portaient plus, sa langue s'etait subitement dessechee dans sa
+bouche; un tumulte effrayant s'elevait dans sa tete. Tout a coup son
+regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage epais. Il
+pensa que la main de Jesus s'etait posee sur ses yeux pour lui cacher
+cette femme. Rassure par un tel secours, raffermi, fortifie, il dit
+avec une gravite digne d'un ancien du desert:
+
+--Si tu te livres a moi, crois-tu donc etre cachee a Dieu?
+
+Elle secoua la tete.
+
+--Dieu! Qui le force a toujours avoir l'oeil sur la grotte des
+Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi
+l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a crees, il ne peut etre ni fache
+ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la
+nature qu'il nous a donnee. On parle beaucoup trop pour lui et on lui
+prete bien souvent des idees qu'il n'a jamais eues. Toi-meme,
+etranger, connais-tu bien son veritable caractere? Qui es-tu pour me
+parler en son nom?
+
+A cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son
+cilice et dit:
+
+--Je suis Paphnuce, abbe d'Antinoe, et je viens du saint desert. La
+main qui retira Abraham de Chaldee et Loth de Sodome m'a separe du
+siecle. Je n'existais deja plus pour les hommes. Mais ton image m'est
+apparue dans ma Jerusalem des sables et j'ai connu que tu etais pleine
+de corruption et qu'en toi etait la mort. Et me voici devant toi,
+femme, comme devant un sepulcre et je te crie: "Thais, leve-toi."
+
+Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbe elle avait pali d'epouvante.
+Et la voila qui, les cheveux epars, les mains jointes, pleurant et
+gemissant, se traine aux pieds du saint:
+
+--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me
+fais pas de mal! Je sais que les saints du desert detestent les femmes
+qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me
+haisses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta
+puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mepriser ni me
+hair. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je frequente, raille ta
+pauvrete volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma
+richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma
+condition que ma nature. J'etais faite pour ce que je fais. Je suis
+nee pour charmer les hommes. Et, toi-meme, tout a l'heure, tu disais
+que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas
+des paroles magiques qui detruiraient ma beaute ou me changeraient en
+une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis deja que trop
+effrayee. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort.
+
+Il lui fit signe de se relever et dit:
+
+--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mepris.
+Je viens a toi de la part de Celui qui, s'etant assis au bord du
+puits, but a l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il
+soupait au logis de Simon, recut les parfums de Marie. Je ne suis pas
+sans peche pour te jeter la premiere pierre. J'ai souvent mal employe
+les graces abondantes que Dieu a repandues sur moi. Ce n'est pas la
+Colere, c'est la Pitie qui m'a pris par la main pour me conduire ici.
+J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le
+zele du coeur qui m'amene a toi. Je brule du feu de la charite et, si
+tes yeux, accoutumes aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient
+voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparaitrais comme un
+rameau detache de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la
+montagne a l'antique Moise, pour lui faire comprendre le veritable
+amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de
+laisser apres lui des charbons et de vaines cendres, embaume et
+parfume pour l'eternite tout ce qu'il penetre.
+
+--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embuche ni
+malefice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thebaide.
+Ce que l'on m'a conte de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux.
+Ton nom ne m'etait pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu
+egalais en vertu les plus vieux anachoretes. Des que je t'ai vu, sans
+savoir qui tu etais, j'ai senti que tu n'etais pas un homme ordinaire.
+Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les pretres d'Isis, ni
+ceux d'Hermes, ni ceux de la Junon Celeste, ni les devins de Chaldee,
+ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empecher de
+mourir?
+
+--Femme, celui-la vivra qui veut vivre. Fuis les delices abominables
+ou tu meurs a jamais. Arrache aux demons, qui le bruleraient
+horriblement, ce corps que Dieu petrit de sa salive et anima de son
+souffle. Consumee de fatigue, viens te rafraichir aux sources benies
+de la solitude; viens boire a ces fontaines cachees dans le desert,
+qui jaillissent jusqu'au ciel. Ame anxieuse, viens posseder enfin ce
+que tu desirais! Coeur avide de joie, viens gouter les joies
+veritables: la pauvrete, le renoncement, l'oubli de soi-meme,
+l'abandon de tout l'etre dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et
+demain sa bien-aimee, viens a lui. Viens! toi qui cherchais, et tu
+diras: "J'ai trouve l'amour!"
+
+Cependant Thais semblait contempler des choses lointaines:
+
+--Moine, demanda-t-elle, si je renonce a mes plaisirs et si je fais
+penitence, est-il vrai que je renaitrai au ciel avec mon corps intact
+et dans toute sa beaute?
+
+--Thais, je t'apporte la vie eternelle. Crois-moi, car ce que
+j'annonce est la verite.
+
+--Et qui me garantit que c'est la verite?
+
+--David et les prophetes, l'Ecriture et les merveilles dont tu vas
+etre temoin.
+
+--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouve
+le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine
+et cependant la vie m'a apporte bien des tristesses et bien des
+amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes
+envient ma destinee, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la
+vieille edentee qui, du temps que j'etais petite, vendait des gateaux
+de miel sous une porte de la ville. C'est une idee qui m'est venue
+bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont
+benis, et qu'il y a une grande douceur a vivre humble et petit Moine,
+tu as remue les ondes de mon ame et fait monter a la surface ce qui
+dormait au fond. Qui croire, helas! Et que devenir, et qu'est-ce que
+la vie?
+
+Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce etait transfigure; une
+joie celeste inondait son visage:
+
+--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entre seul dans ta demeure. Un Autre
+m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout a mon cote. Celui-la,
+tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le
+contempler; mais bientot tu le verras dans sa splendeur charmante et
+tu diras: "Il est seul aimable!" Tout a l'heure, s'il n'avait pose sa
+douce main sur mes yeux, o Thais! je serais peut-etre tombe avec toi
+dans le peche, car je ne suis par moi-meme que faiblesse et que
+trouble. Mais il nous a sauves tous deux; il est aussi bon qu'il est
+puissant et son nom est Sauveur. Il a ete promis au monde par David et
+la Sibylle, adore dans son berceau par les bergers et les mages,
+crucifie par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, revele
+au monde par les apotres, atteste par les martyrs. Et le voici qui,
+ayant appris que tu crains la mort, o femme! vient dans ta maison pour
+t'empecher de mourir! N'est-ce pas, o mon Jesus! que tu m'apparais en
+ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilee en ces jours
+merveilleux ou les etoiles, descendues avec toi du ciel, etaient si
+pres de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans
+leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs meres, sur les
+terrasses de Bethleem? N'est-ce pas, mon Jesus, que nous sommes en ta
+compagnie et que tu me montres la realite de ton corps precieux?
+N'est-ce pas que c'est la ton visage et que cette larme qui coule sur
+ta joue est une larme veritable? Oui, l'ange de la justice eternelle
+la recueillera, et ce sera la rancon de l'ame de Thais. N'est-ce pas
+que te voila, mon Jesus? Mon Jesus, tes levres adorables
+s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'ecoute. Et toi, Thais,
+heureuse Thais! entends ce que le Sauveur vient lui-meme te dire:
+c'est lui qui parle et non moi. Il dit: "Je t'ai cherchee longtemps, o
+ma brebis egaree! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi
+prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes
+epaules jusqu'a la bergerie celeste. Viens, ma Thais, viens, mon elue,
+viens pleurer avec moi!"
+
+Et Paphnuce tomba a genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thais vit
+sur la face du saint le reflet de Jesus vivant.
+
+--O jours envoles de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux
+pere Ahmes! bon saint Theodore, que ne suis-je morte dans ton manteau
+blanc tandis que tu m'emportais aux premieres lueurs du matin, toute
+fraiche encore des eaux du bapteme!
+
+Paphnuce s'elanca vers elle en s'ecriant:
+
+--Tu es baptisee!... O Sagesse divine! o Providence! o Dieu bon! Je
+connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce
+qui te rendait si chere et si belle a mes yeux. C'est la vertu des
+eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu ou je vivais
+pour t'aller chercher dans l'air empoisonne du siecle. Une goutte, une
+goutte sans doute des eaux qui laverent ton corps a jailli sur mon
+front. Viens, o ma soeur, et recois de ton frere le baiser de paix.
+
+Et le moine effleura de ses levres le front de la courtisane.
+
+Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans
+la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thais meles au chant des
+eaux vives.
+
+Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires
+vinrent chargees d'etoffes, de parfums et de guirlandes.
+
+--Ce n'etait guere a propos de pleurer, dit-elle en essayant de
+sourire. Les larmes rougissent les yeux et gatent le teint, on doit
+souper cette nuit chez des amis, et je veux etre belle, car il y aura
+la des femmes pour epier la fatigue de mon visage. Ces esclaves
+viennent m'habiller. Retire-toi, mon pere, et laisse-les faire. Elles
+sont adroites et experimentees; aussi les ai-je payees tres cher. Vois
+celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si
+blanches. Je l'ai enlevee a la femme du proconsul.
+
+Paphnuce eut d'abord la pensee de s'opposer de toutes ses forces a ce
+que Thais allat a ce souper. Mais, resolu d'agir prudemment, il lui
+demanda quelles personnes elle y rencontrerait.
+
+Elle repondit qu'elle y verrait l'hote du festin, le vieux Cotta,
+prefet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de
+disputes, le poete Callicrate, le grand pretre de Serapis, des jeunes
+hommes riches occupes surtout a dresser des chevaux, enfin des femmes
+dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la
+jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle:
+
+--Va parmi eux, Thais, dit le moine. Va!
+
+Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi a ce festin et je me
+tiendrai sans rien dire a ton cote.
+
+Elle eclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires
+s'empressaient autour d'elle, elle s'ecria:
+
+--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la
+Thebaide?
+
+LE BANQUET
+
+Lorsque, suivie de Paphnuce, Thais entra dans la salle du banquet, les
+convives etaient deja, pour la plupart, accoudes sur les lits, devant
+la table en fer a cheval, couverte d'une vaisselle etincelante. Au
+centre de cette table s'elevait une vasque d'argent que surmontaient
+quatre satires inclinant des outres d'ou coulait sur des poissons
+bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thais
+les acclamations s'eleverent de toutes parts.
+
+--Salut a la soeur des Charites!
+
+--Salut a la Melpomene silencieuse, dont les regards savent tout
+exprimer!
+
+--Salut a la bien-aimee des dieux et des hommes!
+
+--A la tant desiree!
+
+--A celle qui donne la souffrance et la guerison!
+
+--A la perle de Racotis!
+
+--A la rose d'Alexandrie!
+
+Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eut coule; et
+puis elle dit a Cotta, son hote:
+
+--Lucius, je t'amene un moine du desert, Paphnuce, abbe d'Antinoe;
+c'est un grand saint, dont les paroles brulent comme du feu.
+
+Lucius Aurelius Cotta, prefet de la flotte, s'etant leve:
+
+--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chretienne.
+Moi-meme, j'ai quelque respect pour un culte desormais imperial. Le
+divin Constantin a place tes coreligionnaires au premier rang des amis
+de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ
+dans notre Pantheon. C'est une maxime de nos peres qu'il y a en tout
+dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et
+rejouissons-nous tandis qu'il en est temps encore.
+
+Le vieux Cotta parlait ainsi avec serenite. Il venait d'etudier un
+nouveau modele de galere et d'achever le sixieme livre de son histoire
+des Carthaginois. Sur de n'avoir pas perdu sa journee, il etait
+content de lui et des dieux.
+
+--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'etre
+aimes: Hermodore, grand pretre de Serapis, les philosophes Dorion,
+Nicias et Zenothemis, le poete Callicrate, le jeune Chereas et le
+jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse;
+et pres d'eux Philina avec Drose, qu'il faut louer grandement d'etre
+belles.
+
+Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit a l'oreille:
+
+--Je t'avais bien averti, mon frere, que Venus etait puissante. C'est
+elle dont la douce violence t'a amene ici malgre toi. Ecoute, tu es un
+homme rempli de piete; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la
+mere des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux
+mathematicien Melanthe a coutume de dire: "Je ne pourrais pas, sans
+l'aide de Venus, demontrer les proprietes d'un triangle."
+
+Dorions qui depuis quelques instants considerait le nouveau venu,
+soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration.
+
+--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est
+lui-meme! Je l'ai rencontre au theatre pendant que notre Thais
+montrait ses bras ingenieux. Il s'agitait furieusement et je puis
+attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnete homme: il va
+nous invectiver tous; son eloquence est terrible. Si Marcus est le
+Platon des chretiens, Paphnuce est leur Demosthene. Epicure, dans son
+petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil.
+
+Cependant Philina et Drose devoraient Thais des yeux. Elle portait
+dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pales dont chaque
+fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles,
+si bien que les fleurs semblaient des regards effaces et les yeux des
+fleurs etincelantes. C'etait le don de cette femme: sur elle tout
+vivait, tout etait ame et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamee
+d'argent, trainait dans ses longs plis une grace presque triste, que
+n'egayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'eclat de sa parure
+etait dans ses bras nus. Admirant malgre elles la robe et la coiffure
+de Thais, ses deux amies ne lui en parlerent point.
+
+--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'etre plus quand tu
+vins a Alexandrie. Pourtant ma mere qui se souvenait de t'avoir vue
+alors disait que peu de femmes etaient dignes de t'etre comparees.
+
+--Qui est donc, demanda Drose, ce nouvel amoureux que tu nous amenes?
+Il a l'air etrange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'elephants,
+assurement ils seraient faits comme lui. Ou as-tu trouve, Thais, un si
+sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la
+terre et qui sont tout barbouilles des fumees du Hades?
+
+Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drose:
+
+--Tais-toi, les mysteres de l'amour doivent rester secrets et il est
+defendu de les connaitre. Pour moi, certes, j'aimerais mieux etre
+baisee par la bouche de l'Etna fumant, que par les levres de cet
+homme. Mais notre douce Thais, qui est belle et adorable comme les
+deesses, doit, comme les deesses, exaucer toutes les prieres et non
+pas seulement a notre guise celles des hommes aimables.
+
+--Prenez garde toutes deux! repondit Thais. C'est un mage et un
+enchanteur. Il entend les paroles prononcees a voix basse et meme les
+pensees. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le
+remplacera par une eponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous
+mourrez etouffees!
+
+Elle les regarda palir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit a
+cote de Paphnuce. La voix de Cotta, imperieuse et bienveillante,
+domina tout a coup le murmure des propos intimes:
+
+--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin mielle!
+
+Puis, l'hote elevant sa coupe:
+
+--Buvons d'abord au divin Constance et au Genie de l'empire. La patrie
+doit etre mise au-dessus de tout, et meme des dieux, car elle les
+contient tous.
+
+Tous les convives porterent a leurs levres leurs coupes pleines. Seul,
+Paphnuce ne but point, parce que Constance persecutait la foi de Nicee
+et que la patrie du chretien n'est point de ce monde.
+
+Dorion, ayant bu, murmura:
+
+--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont
+changeantes et les ondes sans cesse renouvelees.
+
+--Je sais, Dorion, repondit le prefet de la flotte, que tu fais peu de
+cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre
+etranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnete homme ne
+doit rien tant desirer que de remplir de grandes charges dans l'Etat.
+C'est une belle chose que l'Etat!
+
+Hermodore, grand pretre de Serapis, prit la parole:
+
+--Dorion vient de demander: "Qu'est-ce que la patrie?" Je lui
+repondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les
+tombeaux des ancetres. On est concitoyen par la communaute des
+souvenirs et des esperances.
+
+Le jeune Aristobule interrompit Hermodore:
+
+--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de
+Demophon. Il a la tete seche, peu de ganache et les bras gros. Il
+porte le col haut et fier, comme un coq.
+
+Mais le jeune Chereas secoua la tete:
+
+--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a
+l'ongle mince. Les paturons portent a terre et l'animal sera bientot
+estropie.
+
+Ils continuaient leur dispute quand Drose poussa un cri percant:
+
+--Hai! j'ai failli avaler une arete plus longue et plus aceree qu'un
+stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer a temps de mon gosier. Les dieux
+m'aiment!
+
+--Ne dis-tu pas, ma Drose, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en
+souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmite des hommes. L'amour
+suppose chez celui qui l'eprouve le sentiment d'une intime misere.
+C'est par lui que se trahit la faiblesse des etres. L'amour qu'ils
+ressentent pour Drose est une grande preuve de l'imperfection des
+dieux.
+
+A ces mots, Drose se mit dans une grande colere:
+
+--Nicias, ce que tu dis la est inepte et ne repond a rien. C'est,
+d'ailleurs, ton caractere de ne point comprendre ce qu'on dit et de
+repondre des paroles depourvues de sens.
+
+Nicias souriait encore:
+
+--Parle, parle, ma Drose. Quoi que tu dises, il faut te rendre grace
+chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles!
+
+A ce moment, un grave vieillard, negligemment vetu, la demarche lente
+et la tete haute, entra dans la salle et promena sur les convives un
+regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place a son cote,
+sur son propre lit
+
+--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu compose ce mois-ci un
+nouveau traite de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le
+quatre-vingt-douzieme sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une
+main attique.
+
+Eucrite repondit, en caressant sa barbe d'argent:
+
+--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer
+les dieux immortels.
+
+
+DORION
+
+Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoiciens. Grave et
+blanc, il s'eleve au milieu de nous comme une image des ancetres! Il
+est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne
+sont point entendues.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en
+ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et
+dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux
+des Cesars savent encore regner sur eux-memes, vivre libres et gouter
+dans le detachement des choses une felicite sans limites. Plusieurs
+font revivre en eux Epictete et Marc Aurele. Mais, s'il etait vrai que
+la vertu fut a jamais eteinte sur la terre, en quoi sa perte
+interesserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dependait pas de moi
+qu'elle durat ou perit? Les fous seuls, Dorion, placent leur felicite
+hors de leur pouvoir. Je ne desire rien que ne veuillent les dieux et
+je desire tout ce qu'ils veulent. Par la, je me rends semblable a eux
+et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu perit, je
+consens qu'elle perisse et ce consentement me remplit de joie comme le
+supreme effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma
+sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus precieuse que
+le modele; elle aura coute plus de soins et de plus grands travaux.
+
+
+NICIAS
+
+J'entends. Tu t'associes a la Providence celeste. Mais si la vertu
+consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par
+laquelle les disciples de Zenon pretendent se rendre semblables aux
+dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le
+boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stoicisme.
+
+
+EUCRITE
+
+Nicias, tu railles et, comme a ton ordinaire, tu excelles a te moquer.
+Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et
+comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand pretre, et si la
+grenouille, sagement inspiree, parvient a l'egaler, ne sera-t-elle
+pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te defendre
+d'admirer une bestiole si genereuse?
+
+Quatre serviteurs poserent sur la table un sanglier couvert encore de
+ses soies. Des marcassins, faits de pate cuite au four, entourant la
+bete comme s'ils voulaient teter, indiquaient que c'etait une laie.
+
+Zenothemis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de
+lui-meme se joindre a nous. L'illustre Paphnuce, qui mene dans la
+solitude une vie prodigieuse, est notre hote inattendu.
+
+
+COTTA
+
+Dis mieux, Zenothemis. La premiere place lui est due, puisqu'il est
+venu sans etre invite.
+
+
+ZENOTHEMIS
+
+Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particuliere
+amitie et rechercher ce qui peut lui etre le plus agreable. Or, il est
+certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au
+parfum des belles pensees. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en
+amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de
+Jesus crucifie. Pour moi, je m'y preterai d'autant plus volontiers que
+cette doctrine m'interesse vivement par le nombre et la diversite des
+allegories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre,
+elle est pleine de verites et j'estime que les livres des chretiens
+abondent en revelations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce,
+accorder un prix egal aux livres des Juifs. Ceux-la furent inspires,
+non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais
+genie, Iaveh, qui les dicta, etait un de ces esprits qui peuplent
+l'air inferieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons;
+mais il les surpassait tous en ignorance et en ferocite. Au contraire,
+le serpent aux ailes d'or, qui deroulait autour de l'arbre de la
+science sa spirale d'azur, etait petri de lumiere et d'amour. Aussi,
+la lutte etait-elle inevitable entre ces deux puissances, celle-ci
+brillante et l'autre tenebreuse. Elle eclata dans les premiers jours
+du monde. Dieu venait a peine de rentrer dans son repos, Adam et Eve
+le premier homme et la premiere femme vivaient heureux et nus au
+jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les
+gouverner, eux et toutes les generations qu'Eve portait deja dans ses
+flancs magnifiques. Comme il ne possedait ni le compas ni la lyre et
+qu'il ignorait egalement la science qui commande et l'art qui
+persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions
+difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et
+Eve, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et
+leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitie d'eux et
+resolut de les instruire, afin que, possedant la science, ils ne
+fussent plus abuses par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare
+prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque
+desesperee. Le bienveillant demon la tenta pourtant. A l'insu de
+Iaveh, qui pretendait tout voir mais dont la vue en realite n'etait
+pas bien percante, il s'approcha des deux creatures, charma leurs
+regards par la splendeur de sa cuirasse et l'eclat de ses ailes. Puis
+il interessa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des
+figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont
+les proprietes admirables ont ete reconnues depuis par les Grecs.
+Adam, mieux qu'Eve, meditait sur ces figures. Mais quand le serpent,
+s'etant mis a parler, enseigna les verites les plus hautes, celles qui
+ne se demontrent pas, il reconnut qu'Adam, petri de terre rouge, etait
+d'une nature trop epaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et
+que Eve, au contraire, plus tendre et plus sensible, en etait aisement
+penetree. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin
+de l'initier la premiere...
+
+
+DORION
+
+Souffre, Zenothemis, que je t'arrete ici. J'ai d'abord reconnu dans le
+mythe que tu nous exposes, un episode de la lutte de Pallas Athene
+contre les geants. Iaveh ressemble beaucoup a Typhon, et Pallas est
+representee par les Atheniens avec un serpent a son cote. Mais ce que
+tu viens de dire m'a fait douter tout a coup de l'intelligence ou de
+la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possede la
+sagesse, l'aurait-il confiee a une petite tete femelle, incapable de
+la contenir? Je croirai plutot qu'il etait, comme Iaveh, ignorant et
+menteur et qu'il choisit Eve parce qu'elle etait facile a seduire et
+qu'il supposait a Adam plus d'intelligence et de reflexion.
+
+
+ZENOTHEMIS
+
+Sache, Dorion, que c'est, non par la reflexion et l'intelligence, mais
+bien par le sentiment qu'on atteint les verites les plus hautes et les
+plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins reflechies,
+mais plus sensibles que les hommes, s'elevent-elles plus facilement a
+la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophetie
+et ce n'est pas sans raison qu'on represente quelquefois Apollon
+Citharede, et Jesus de Nazareth, vetus comme des femmes, d'une robe
+flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises,
+Dorion, en preferant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumiere,
+cette Eve plus blanche que le lait et que les etoiles. Elle l'ecouta
+docilement et se laissa conduire a l'arbre de la science dont les
+rameaux s'elevaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme
+une rosee. Cet arbre etait couvert de feuilles qui parlaient toutes
+les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un
+concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux inities qui s'en
+nourrissaient la connaissance des metaux, des pierres, des plantes
+ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils etaient de
+flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les
+porter a leurs levres. Or, ayant ecoute docilement les lecons du
+serpent, Eve s'eleva au-dessus des vaines terreurs et desira gouter
+aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam,
+qu'elle aimait, ne lui devint pas inferieur, elle le prit par la main
+et le conduisit a l'arbre merveilleux. La, cueillant une pomme
+ardente, elle y mordit et la tendit ensuite a son compagnon. Par
+malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les
+surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une
+effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il etait a
+craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans
+l'air inferieur que ces deux etres debiles en furent consternes. Le
+fruit echappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du
+malheureux, lui dit: "Je veux ignorer et souffrir avec toi." Iaveh
+triomphant maintint Adam et Eve et toute leur semence dans la stupeur
+et dans l'epouvante. Son art, qui se reduisait a fabriquer de
+grossiers meteores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et
+geometre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la
+cruaute et fit regner le mal sur la terre. Il poursuivit Cain et ses
+fils, parce qu'ils etaient industrieux; il extermina les Philistins
+parce qu'ils composaient des poemes orphiques et des fables comme
+celles d'Esope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la
+beaute, et le genre humain expia pendant de longs siecles, dans le
+sang et les larmes, la defaite du serpent aile. Heureusement il se
+trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et
+Platon, qui retrouverent, par la puissance du genie, les figures et
+les idees que l'ennemi de Iaveh avait tente vainement d'enseigner a la
+premiere femme. L'esprit du serpent etait en eux; c'est pourquoi le
+serpent, comme l'a dit Dorion, est honore par les Atheniens. Enfin,
+dans des jours plus recents, parurent, sous une forme humaine, trois
+esprits celestes, Jesus de Galilee, Basilide et Valentin, a qui il fut
+donne de cueillir les fruits les plus eclatants de cet arbre de la
+science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au
+faite des cieux. C'est ce que j'avais a dire pour venger les chretiens
+a qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs.
+
+
+DORION
+
+Si je t'ai bien entendu, Zenothemis, trois hommes admirables, Jesus,
+Basilide et Valentin, ont decouvert des secrets qui restaient caches a
+Pythagore, a Platon, a tous les philosophes de la Grece et meme au
+divin Epicure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines
+terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois
+mortels acquirent des connaissances qui avaient echappe a la
+meditation des sages.
+
+
+ZENOTHEMIS
+
+Faut-il donc te repeter, Dorion, que la science et la meditation ne
+sont que les premiers degres de la connaissance et que l'extase seule
+conduit aux verites eternelles?
+
+
+HERMODORE
+
+Il est vrai, Zenothemis, l'ame se nourrit d'extase comme la cigale de
+rosee. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier
+ravissement. Car l'homme est triple, compose d'un corps materiel,
+d'une ame plus subtile mais egalement materielle, et d'un esprit
+incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu
+subitement au silence et a la solitude, puis traversant au vol les
+jardins de son ame, l'esprit se repand en Dieu, il goute les delices
+d'une mort anticipee ou plutot de la vie future, car mourir, c'est
+vivre, et dans cet etat, qui participe de la purete divine, il possede
+a la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unite
+qui est tout. Il est parfait.
+
+
+NICIAS
+
+Cela est admirable. Mais, a vrai dire, Hermodore, je ne vois pas
+grande difference entre le tout et le rien. Les mots meme me semblent
+manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement
+au neant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection
+coute tres cher: on la paye de tout son etre, et pour l'obtenir il
+faut cesser d'exister. C'est la une disgrace a laquelle Dieu lui-meme
+n'a pas echappe depuis que les philosophes se sont mis en tete de le
+perfectionner. Apres cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de
+ne pas etre. nous ignorons par la meme ce que c'est que d'etre. Nous
+ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre.
+Je croirais, en depit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au
+contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis
+cote a cote sous l'amas des contradictions qu'ils ont entassees, comme
+Pelion sur Ossa.
+
+
+COTTA
+
+J'aime beaucoup la philosophie et je l'etudie a mes heures de loisir.
+Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Ciceron. Esclaves,
+versez le vin mielle!
+
+
+CALLICRATE
+
+Voila une chose singuliere! Quand je suis a jeun, je songe au temps ou
+les poetes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et
+l'eau m'en vient a la bouche. Mais des que j'ai goute le vin opime que
+tu nous verses abondamment, genereux Lucius, je ne reve que luttes
+civiles et combats heroiques. Je rougis de vivre en des temps sans
+gloire, j'invoque la liberte et je repands mon sang en imagination
+avec les derniers Romains dans les champs de Philippes.
+
+
+COTTA
+
+Au declin de la republique, mes aieux sont morts avec Brutus pour la
+liberte. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la liberte du
+peuple romain n'etait pas, en realite, la faculte de le gouverner
+eux-memes. Je ne nie pas que la liberte ne soit pour une nation le
+premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un
+gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exerce
+pendant quarante ans les plus hautes charges de l'Etat et ma longue
+experience m'a enseigne que le peuple est opprime quand le pouvoir est
+faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rheteurs, s'efforcent
+d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime detestable. Si la
+volonte d'un seul s'exerce parfois d'une facon funeste, le
+consentement populaire rend toute resolution impossible. Avant que la
+majeste de la paix romaine couvrit le monde, les peuples ne furent
+heureux que sous d'intelligents despotes.
+
+
+HERMODORE
+
+Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de
+gouvernement et qu'on n'en saurait decouvrir, puisque les Grecs
+ingenieux, qui concurent tant de formes heureuses, ont cherche
+celle-la sans pouvoir la trouver. A cet egard, tout espoir nous est
+desormais interdit. On reconnait a des signes certains que le monde
+est pres de s'abimer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous
+etait donne, Lucius, d'assister a l'agonie terrible de la
+civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient
+l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la
+joie cruelle de nous regarder mourir.
+
+
+COTTA
+
+Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des
+fleaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armee et de
+bonnes finances...
+
+
+HERMODORE
+
+Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie
+facile. Les cites qu'edifierent le genie hellenique et la patience
+latine seront bientot saccagees par des sauvages ivres. Il n'y aura
+plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront
+renversees dans les temples et dans les ames. Ce sera la nuit de
+l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates
+se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains
+cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les
+Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abime.
+Cette vieille Egypte qui a ete le berceau du monde en sera l'hypogee;
+Serapis, dieu de la mort, recevra les supremes adorations des mortels
+et j'aurai ete le dernier pretre du dernier dieu.
+
+A ce moment une figure etrange souleva la tapisserie, et les convives
+virent devant eux un petit homme bossu dont le crane chauve s'elevait
+en pointe. Il etait vetu, a la mode asiatique, d'une tunique d'azur et
+portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges,
+semees d'etoiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien,
+et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de
+sa tete et palit d'epouvante. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des
+demons, ni les blasphemes des paiens, ni les erreurs horribles des
+philosophes, le seule presence de l'heretique etonna son courage. Il
+voulut fuir, mais son regard ayant rencontre celui de Thais, il se
+sentit soudain rassure. Il avait lu dans l'ame de la predestinee et
+compris que celle qui allait devenir une sainte le protegeait deja. Il
+saisit un pan de la robe qu'elle laissait trainer sur le lit, et pria
+mentalement le Sauveur Jesus.
+
+Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on
+nommait le Platon des chretiens. Hermodore lui parla le premier:
+
+--Tres illustre Marcus, nous nous rejouissons tous de te voir parmi
+nous et l'on peut dire que tu viens a propos. Nous ne connaissons de
+la doctrine des chretiens que ce qui en est publiquement enseigne. Or,
+il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que
+pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les
+principaux mysteres de la religion que tu professes. Notre cher
+Zenothemis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout a
+l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne
+lui a point fait de reponse et nous ne devons pas en etre surpris,
+puisque notre hote est voue au silence et que le Dieu a scelle sa
+langue dans le desert. Mais toi, Marcus, qui as porte la parole dans
+les synodes des chretiens et jusque dans les conseils du divin
+Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosite en nous
+revelant les verites philosophiques qui sont enveloppees dans les
+fables des chretiens. La premiere de ces verites n'est-elle pas
+l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois
+fermement?
+
+
+MARCUS
+
+Oui, venerables freres, je crois en un seul Dieu, non engendre, seul
+eternel, principe de toutes choses.
+
+
+NICIAS
+
+Nous savons, Marcus, que ton Dieu a cree le monde. Ce fut, certes, une
+grande crise dans son existence. Il existait deja depuis une eternite
+avant d'avoir pu s'y resoudre. Mais, pour etre juste, je reconnais que
+sa situation etait des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer
+inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver
+a lui-meme sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est decide a
+agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait
+une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y
+est pris pour creer le monde.
+
+
+MARCUS
+
+Ceux qui, sans etre chretiens, possedent, comme Hermodore et
+Zenothemis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas
+cree le monde directement et sans intermediaire. Il a donne naissance
+a un fils unique, par qui toutes choses ont ete faites.
+
+
+HERMODORE
+
+Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifferemment adore sous les noms
+d'Hermes, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jesus.
+
+
+MARCUS
+
+Je ne serais point chretien si je lui donnais d'autres noms que ceux
+de Jesus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais
+il n'est pas eternel, puisqu'il a eu un commencement; quant a penser
+qu'il existait avant d'etre engendre, c'est une absurdite qu'il faut
+laisser aux mulets de Nicee et a l'ane retif qui gouverna trop
+longtemps l'Eglise d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase.
+
+A ces mots, Paphnuce, bleme et le front baigne d'une sueur d'agonie,
+fit le signe de la croix et persevera dans son silence sublime.
+
+Marcus poursuivit:
+
+--Il est clair que l'inepte symbole de Nicee attente a la majeste du
+Dieu unique, en l'obligeant a partager ses indivisibles attributs avec
+sa propre emanation, le mediateur par qui toutes choses furent faites.
+Renonce a railler le Dieu vrai des chretiens, Nicias; sache, que, pas
+plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce
+n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jesus qui, ayant cree le
+monde, vint ensuite reparer son ouvrage. Car la creation ne pouvait
+etre parfaite et le mal s'y etait mele necessairement au bien.
+
+
+NICIAS
+
+Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal?
+
+Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras etendu
+sur la nappe, montra un petit ane, en metal de Corinthe, qui portait
+deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives
+noires.
+
+--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agreablement flatte par
+le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci
+soient claires et celles-la sombres. Mais si elles etaient douees de
+pensee et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une
+olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des
+olives noires detesterait le peuple des olives blanches. Nous en
+jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux
+sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des
+choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un
+bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout
+etait beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du
+mal, ainsi que l'a demontre le second Platon, plus grand que le
+premier.
+
+
+EUCRITE
+
+Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont
+il ne detruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le mechant qui
+le fait et qui pouvait ne pas le faire.
+
+
+COTTA
+
+Par Jupiter! voila un bon raisonnement!
+
+
+EUCRITE
+
+Le monde est la tragedie d'un excellent poete. Dieu qui la composa, a
+designe chacun de nous pour y jouer un role. S'il veut que tu sois
+mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a
+ete assigne.
+
+
+NICIAS
+
+Assurement il sera bon que le boiteux de la tragedie boite comme
+Hephaistos; il sera bon que l'insense s'abandonne aux fureurs d'Ajax,
+que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phedre, que le
+traitre trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand
+la piece sera jouee, tous les acteurs, rois, justes, tyrans
+sanguinaires, vierges pieuses, epouses impudiques, citoyens magnanimes
+et laches assassins recevront du poete une part egale de
+felicitations.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu denatures ma pensee, Nicias, et changes une belle jeune fille en
+gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la
+justice et les lois eternelles.
+
+
+ZENOTHEMIS
+
+Pour moi, mes amis, je crois a la realite du bien et du mal. Mais je
+suis persuade qu'il n'est pas une seule action humaine, fut-ce le
+baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de redemption. Le mal
+concourt au salut final des hommes, et en cela, il procede du bien et
+participe des merites attaches au bien. C'est ce que les chretiens ont
+admirablement exprime par le mythe de cet homme au poil roux qui pour
+trahir son maitre lui donna le baiser de paix, et assura par un tel
+acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, a mon sens, plus
+injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le
+tapissier poursuivent le plus malheureux des apotres de Jesus, sans
+songer que le baiser de l'Iscariote, annonce par Jesus lui-meme, etait
+necessaire selon leur propre doctrine a la redemption des hommes et
+que, si Judas n'avait pas recu la bourse de trente sicles, la sagesse
+divine etait dementie, la Providence decue, ses desseins renverses et
+le monde rendu au mal, a l'ignorance, a la mort.
+
+
+MARCUS
+
+La sagesse divine avait prevu que Judas, libre de ne pas donner le
+baiser du traitre, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a
+employe le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'edifice
+merveilleux de la redemption.
+
+
+ZENOTHEMIS
+
+Je t'ai parle tout a l'heure, Marcus, comme si je croyais que la
+redemption des hommes avait ete accomplie par Jesus crucifie, parce
+que je sais que telle est la croyance des chretiens et que j'entrais
+dans leur pensee pour mieux saisir le defaut de ceux qui croient a la
+damnation eternelle de Judas. Mais en realite Jesus n'est a mes yeux
+que le precurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystere de la
+redemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux
+de l'entendre, comment il s'est veritablement accompli sur la terre.
+
+Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges
+atheniennes avec les corbeilles sacrees de Ceres, douze jeunes filles,
+portant sur leur tete des paniers de grenades et de pommes, entrerent
+dans la salle d'un pas leger dont la cadence etait marquee par une
+flute invisible. Elles poserent les paniers sur la table, la flute se
+tut et Zenothemis parla de la sorte:
+
+--Quand Eunoia, la pensee de Dieu, eut cree le monde, elle confia aux
+anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne garderent point la
+serenite qui convient aux maitres. Voyant que les filles des hommes
+etaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et
+ils s'unirent a elles. De ces hymens sortit une race violente qui
+couvrit la terre d'injustice et de cruautes, et la poussiere des
+chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une
+tristesse infinie:
+
+" --Voila donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers
+le monde. Mes enfants sont plonges par ma faute dans la vie amere.
+Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu meme, qui ne
+pense que par serait impuissant a leur rendre la purete premiere. Ce
+qui est fait est fait, et la creation est a jamais manquee. Du moins,
+je n'abandonnerai pas mes creatures. Si je ne puis les rendre
+heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles.
+Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les
+humilient, je prendrai moi-meme un corps semblable aux leurs et j'irai
+vivre parmi elles.
+
+" Ayant ainsi parle, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans
+le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et debile et recut le nom
+d'Helene. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientot en grace
+et en beaute, et devint la plus desiree des femmes, comme elle l'avait
+resolu, afin d'etre eprouvee dans son corps mortel par les plus
+illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents,
+elle se devoua au rapt et a l'adultere en expiation de tous les
+adulteres, de toutes les violences, de toutes les iniquites, et causa
+par sa beaute la ruine des peuples, pour que Dieu put pardonner les
+crimes de l'univers. Et jamais la pensee celeste, jamais Eunoia ne fut
+si adorable qu'aux jours ou, femme, elle se prostituait aux heros et
+aux bergers. Les poetes devinaient sa divinite, quand ils la
+peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui
+faisaient cette invocation: "Ame sereine comme le calme des mers!"
+
+" C'est ainsi qu'Eunoia fut entrainee par la pitie dans le mal et dans
+la souffrance. Elle mourut, et les Lacedemoniens montrent son tombeau,
+car elle devait connaitre la mort apres la volupte et gouter tous les
+fruits amers qu'elle avait semes. Mais, s'echappant de la chair
+decomposee d'Helene, elle s'incarna dans une autre forme de femme et
+s'offrit de nouveau a tous les outrages. Ainsi, passant de corps en
+corps, et traversant parmi nous les ages mauvais, elle prend sur elle
+les peches du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachee a nous
+par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle operera
+sa redemption et la notre, et nous ravira, suspendus a sa blanche
+poitrine, dans la paix du ciel reconquis.
+
+
+HERMODORE
+
+Ce mythe ne m'etait point inconnu. Il me souvient qu'on a conte qu'en
+une de ses metamorphoses, cette divine Helene vivait aupres du
+magicien Simon, sous Tibere empereur. Je croyais toutefois que sa
+decheance etait involontaire et que les anges l'avaient entrainee dans
+leur chute.
+
+
+ZENOTHEMIS
+
+Hermodore, il est vrai que des hommes mal inities aux mysteres ont
+pense que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre decheance.
+Mais, s'il en etait ainsi qu'ils pretendent, Eunoia ne serait pas la
+courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le
+pain imbibe du vin de nos hontes, l'offrande agreable, le sacrifice
+meritoire, l'holocauste dont la fumee monte vers Dieu. S'ils n'etaient
+point volontaires ses peches n'auraient point de vertu.
+
+
+CALLICRATE
+
+Mais veux-tu que je t'apprenne, Zenothemis, dans quel pays, sous quel
+nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Helene toujours
+renaissante?
+
+
+ZENOTHEMIS
+
+Il faut etre tres sage pour decouvrir un tel secret. Et la sagesse,
+Callicrate, n'est pas donnee aux poetes, qui vivent dans le monde
+grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et
+de vaines images.
+
+
+CALLICRATE
+
+Crains d'offenser les dieux, impie Zenothemis; les poetes leur sont
+chers. Les premieres lois furent dictees en vers par les immortels
+eux-memes, et les oracles des dieux sont des poemes. Les hymnes ont
+pour les oreilles celestes d'agreables sons. Qui ne sait que les
+poetes sont des devins et que rien ne leur est cache? Etant poete
+moi-meme et ceint du laurier d'Apollon, je revelerai a tous la
+derniere incarnation d'Eunoia. L'eternelle Helene est pres de vous:
+elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudee aux
+coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont
+des larmes, les levres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux
+jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui
+Thais.
+
+
+PHILINA
+
+Que dis-tu, Callicrate? Notre chere Thais aurait connu Paris, Melenas
+et les Acheens aux belles cnemides qui combattaient devant Ilion!
+Etait-il grand, Thais, le cheval de Troie?
+
+
+ARISTOBULE
+
+Qui parle d'un cheval?
+
+--J'ai bu comme un Thrace! s'ecria Chereas. Et il roula sous la table.
+Callicrate, elevant sa coupe:
+
+--Je bois aux Muses heliconiennes, qui m'ont promis une memoire que
+n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale!
+
+Le vieux Cotta dormait et sa tete chauve se balancait lentement sur
+ses larges epaules.
+
+Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique.
+Il s'approcha en chancelant du lit de Thais:
+
+--Thais, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme.
+
+
+THAIS
+
+Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout a l'heure?
+
+
+DORION
+
+Parce que j'etais a jeun.
+
+
+THAIS
+
+Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne
+t'aime pas.
+
+Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa aupres de Drose
+qui l'appelait du regard pour l'enlever a son amie. Zenothemis prenant
+la place quittee donna a Thais un baiser sur la bouche.
+
+
+THAIS
+
+Je te croyais plus vertueux.
+
+
+ZENOTHEMIS
+
+Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus a aucune loi.
+
+
+THAIS
+
+Mais ne crains-tu pas de souiller ton ame dans les bras d'une femme?
+
+
+ZENOTHEMIS
+
+Le corps peut ceder au desir, sans que l'ame en soit occupee.
+
+
+THAIS
+
+Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'ame. Tous ces philosophes
+sont des boucs!
+
+Les lampes s'eteignaient une a une. Un jour pale, qui penetrait par
+les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux
+gonfles des convives. Aristobule, tombe les poings fermes a cote de
+Chereas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule.
+Zenothemis pressait dans ses bras Philina defaite. Dorion versait sur
+la gorge nue de Drose des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis
+de la blanche poitrine agitee par le rire et que le philosophe
+poursuivait avec ses levres pour les boire sur la chair glissante.
+Eucrite se leva; et posant le bras sur l'epaule de Nicias, il
+l'entraina au fond de la salle.
+
+--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, a quoi penses-tu?
+
+--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins
+d'Adonis.
+
+--Que veux-tu dire?
+
+--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque annee de petits
+jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Venus des
+rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et
+se fanent.
+
+--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est
+folie de s'attacher a ce qui passe.
+
+--Si la beaute n'est qu'une ombre le desir n'est qu'un eclair. Quelle
+folie y a-t-il a desirer la beaute? N'est-il pas raisonnable, au
+contraire, que ce qui passe aille a ce qui ne dure pas et que l'eclair
+devore l'ombre glissante?
+
+--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi:
+sois libre. C'est par la qu'on est homme.
+
+--Comment peut-on etre libre, Eucrite, quand on a un corps?
+
+--Tu le verras tout a l'heure, mon fils. Tout a l'heure tu diras:
+Eucrite etait libre.
+
+Le vieillard parlait adosse a une colonne de porphyre, le front
+eclaire par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus,
+s'etant approches, se tenaient devant lui a cote de Nicias, et tous
+quatre, indifferents aux rires et aux cris des buveurs,
+s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de
+sagesse que Marcus lui dit:
+
+--Tu es digne de connaitre le vrai Dieu.
+
+Eucrite repondit:
+
+--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage.
+
+Puis ils parlerent de la mort.
+
+--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occupe a me corriger
+moi-meme et attentif a tous mes devoirs. Devant elle, je leverai au
+ciel mes mains pures et je dirai aux dieux:
+
+"Vos images, dieux, que vous avez posees dans le temple de mon ame, je
+ne les ai point souillees; j'y ai suspendu mes pensees ainsi que des
+guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vecu en conformite
+avec votre providence. J'ai assez vecu."
+
+En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage
+resplendissait de lumiere.
+
+Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allegresse
+profonde:
+
+--Detache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mure qui tombe, en
+rendant grace a l'arbre qui l'a portee et en benissant la terre sa
+nourrice!
+
+A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea
+dans sa poitrine.
+
+Quand ceux qui l'ecoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du
+fer avait penetre dans le coeur du sage; Eucrite etait entre dans le
+repos. Hermodore et Nicias porterent le corps pale et sanglant sur un
+des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des
+grognements des convives deranges dans leur assoupissement et des
+souffles de volupte etouffes dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta,
+reveille de son leger sommeil de soldat, etait deja aupres du cadavre,
+examinant la plaie et criant:
+
+--Qu'on appelle mon medecin Aristee!
+
+Nicias secoua la tete:
+
+--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent
+aimer. Il a, comme nous tous, obei a l'ineffable desir. Et le voila
+maintenant semblable aux dieux qui ne desirent rien.
+
+Cotta se frappait le front:
+
+--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'Etat, quelle
+aberration!
+
+Cependant Paphnuce et Thais etaient restes immobiles, muets, cote a
+cote, l'ame debordant de degout, d'horreur et d'esperance.
+
+Tout a coup le moine saisit par la main la comedienne; enjamba avec
+elle les ivrognes abattus pres des etres accouples et, les pieds dans
+le vin et le sang repandus, il l'entraina dehors.
+
+Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades
+s'etendaient des deux cotes de la voie solitaire, dominees au loin par
+le faite etincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la
+chaussee, trainaient ca et la des couronnes effeuillees et des torches
+eteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce
+arracha avec degout sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous
+ses pieds.
+
+--Tu les a entendus, ma Thais! s'ecria-t-il Ils ont crache toutes les
+folies et toutes les abominations. Ils ont traine le divin Createur de
+toutes choses aux gemonies des demons de l'enfer, nie impudemment le
+bien et le mal, blaspheme Jesus et vante Judas. Et le plus infame de
+tous, le chacal des tenebres, la bete puante, l'arien plein de
+corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sepulcre. Ma Thais,
+tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de
+leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les
+talons des esclaves; tu les as vues, ces betes accouplees sur les
+tapis souilles de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard
+insense, repandre un sang plus vil que le vin repandu dans la
+debauche, et se jeter au sortir de l'orgie a la face du Christ
+inattendu! Louanges a Dieu! Tu as regarde l'erreur et tu as connu
+qu'elle etait hideuse. Thais, Thais, Thais, rappelle-toi les folies de
+ces philosophes, et dis si tu veux delirer avec eux. Rappelle-toi les
+regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux
+guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable a
+elles!
+
+Thais, le coeur souleve des degouts de cette nuit, et ressentant
+l'indifference et la brutalite des hommes, la mechancete des femmes,
+le poids des heures, soupirait:
+
+--Je suis fatiguee a mourir, o mon pere! Ou trouver le repos? Je me
+sens le front brulant, la tete vide et les bras si las que je n'aurais
+pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre a portee
+de ma main...
+
+Paphnuce la regardait avec bonte:
+
+--Courage, o ma soeur: l'heure du repos se leve pour toi, blanche et
+pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.
+
+Ils approchaient de la maison de Thais et voyaient deja, au-dessus du
+mur, les tetes des platanes et des terebinthes, qui entouraient la
+grotte des Nymphes, frissonner dans la rosee au souffle du matin. Une
+place publique etait devant eux, deserte, entouree de steles et de
+statues votives, et portant a ses extremites des bancs de marbre en
+hemicycle, et que soutenaient des chimeres. Thais se laissa tomber sur
+un de ces bancs. Puis, elevant vers le moine un regard anxieux, elle
+demanda:
+
+--Que faut-il faire?
+
+--Il faut, repondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher.
+Il te detache du siecle comme le vendangeur cueille la grappe qui
+pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin
+parfume. Ecoute: il est, a douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident,
+non loin de la mer, un monastere de femmes dont la regle,
+chef-d'oeuvre de sagesse, meriterait d'etre mise en vers lyriques et
+chantee aux sons du theorbe et des tambourins. On peut dire justement
+que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds a terre, ont le
+front dans le ciel. Elles menent en ce monde la vie des anges. Elle
+veulent etre pauvres afin que Jesus les aime, modestes afin qu'il les
+regarde, chastes afin qu'il les epouse. Il les visite chaque jour en
+habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel
+enfin qu'il se montra a Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te
+conduirai aujourd'hui meme dans ce monastere, ma Thais, et bientot
+unie a ces saintes filles, tu partageras leurs celestes entretiens.
+Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mere, la
+pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: "Ma fille, sois
+la bienvenue!"
+
+La courtisane poussa un cri d'admiration:
+
+--Albine! une fille des Cesars! La petite niece de l'empereur Carus!
+
+--Elle-meme! Albine qui, nee dans la pourpre, revetit la bure et,
+fille des maitres du monde, s'eleva au rang de servante de
+Jesus-Christ. Elle sera ta mere.
+
+Thais se leva et dit:
+
+--Mene-moi donc a la maison d'Albine.
+
+Et Paphnuce, achevant sa victoire:
+
+--Certes je t'y conduirai et la, je t'enfermerai dans une cellule ou
+tu pleureras tes peches. Car il ne convient pas que tu te meles aux
+filles d'Albine avant d'etre lavee de toutes tes souillures. Je
+scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonniere, tu attendras dans
+les larmes que Jesus lui-meme vienne, en signe de pardon, rompre le
+sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thais; et quel
+tressaillement agitera la chair de ton ame quand tu sentiras des
+doigts de lumiere se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs!
+
+Thais dit pour la seconde fois:
+
+--Mene-moi, mon pere, a la maison d'Albine.
+
+Le coeur inonde de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et
+gouta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses creees;
+ses yeux buvaient delicieusement la lumiere de Dieu, et des souffles
+inconnus passaient sur son front. Tout a coup, reconnaissant, a l'un
+des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on
+entrait dans la maison de Thais, et songeant que les beaux arbres dont
+il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il
+vit en pensee les impuretes qui y avaient souille l'air, aujourd'hui
+si leger et si pur, et son ame en fut soudain si desolee qu'une rosee
+amere jaillit de ses yeux.
+
+--Thais, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tete. Mais nous ne
+laisserons pas derriere nous les instruments, les temoins, les
+complices de tes crimes passes, ces tentures epaisses, ces lits, ces
+tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie?
+Veux-tu qu'animes par des demons, emportes par l'esprit maudit qui est
+en eux, ces meubles criminels courent apres toi jusque dans le desert?
+Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des sieges
+infames servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et
+traverser les airs. Perisse tout ce qui vit ta honte! Hate-toi, Thais!
+et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne a tes esclaves de
+dresser au milieu de cette place un bucher sur lequel nous brulerons
+tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.
+
+Thais y consentit.
+
+--Fais ce que tu veux, mon pere, dit-elle. Je sais que les objets
+inanimes servent parfois de sejour aux esprits. La nuit, certains
+meubles parlent, soit en frappant des coups a intervalles reguliers,
+soit en jetant des petites lueurs semblables a des signaux. Mais cela
+n'est rien encore. N'as-tu pas remarque, mon pere, en entrant dans la
+grotte des Nymphes, a droite, une statue de femme nue et prete a se
+baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tete
+comme une personne vivante et reprendre aussitot son attitude
+ordinaire. J'en ai ete glacee d'epouvante. Nicias, a qui j'ai conte ce
+prodige, s'est moque de moi; pourtant il y a quelque magie en cette
+statue, car elle inspira de violents desirs a un certain Dalmate que
+ma beaute laissait insensible. Il est certain que j'ai vecu parmi des
+choses enchantees et que j'etais exposee aux plus grands perils, car
+on a vu des hommes etouffes par l'embrassement d'une statue d'airain.
+Pourtant, il est regrettable de detruire des ouvrages precieux faits
+avec une rare industrie, et si l'on brule mes tapis et mes tentures,
+ce sera une grande perte. Il y en a dont la beaute des couleurs est
+vraiment admirable et qui ont coute tres cher a ceux qui me les ont
+donnes. Je possede egalement des coupes, des statues et des tableaux
+dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire perir.
+Mais toi qui sais ce qui est necessaire, fais ce que tu veux, mon
+pere.
+
+En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'a la petite porte ou tant
+de guirlandes et de couronnes avaient ete suspendues et, l'ayant fait
+ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison.
+Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils
+avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre etaient borgnes.
+C'avait ete pour Thais un grand travail et un grand amusement de
+reunir ces quatre esclaves de meme race et atteints de la meme
+infirmite. Quand ils servaient a table, ils excitaient la curiosite
+des convives, et Thais les forcait a conter leur histoire. Ils
+attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les
+valets d'ecurie, les veneurs, les porteurs de litiere et les courriers
+aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six
+negres d'un aspect feroce, trois esclaves grecs, l'un grammairien,
+l'autre poete et le troisieme chanteur. Ils s'etaient tous ranges en
+ordre sur la place publique, quand accoururent les negresses
+curieuses, inquietes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue
+jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et
+trainant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces
+chainettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves
+blanches. Quand ils furent tous reunis, Thais leur dit en montrant
+Paphnuce:
+
+--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est
+en lui et, si vous lui desobeissiez, vous tomberiez morts.
+
+Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du
+desert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et
+fumante les impies qu'ils frappaient de leur baton.
+
+Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur
+ressemblaient et dit aux autres:
+
+--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et
+jetez-y pele-mele tout ce que contient la maison et la grotte.
+
+Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maitresse du
+regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient
+les uns contre les autres, en tas, coude a coude, doutant si ce
+n'etait pas une plaisanterie.
+
+--Obeissez, dit le moine.
+
+Plusieurs etaient chretiens. Comprenant l'ordre qui leur etait donne,
+ils allerent chercher dans la maison du bois et des torches. Les
+autres les imiterent sans deplaisir, car, etant pauvres, ils
+detestaient les richesses et avaient, d'instinct, le gout de la
+destruction. Comme deja ils elevaient le bucher, Paphnuce dit a Thais:
+
+--J'ai songe un instant a appeler le tresorier de quelque eglise
+d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom
+d'eglise et non souillee par les betes ariennes), et a lui donner tes
+biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain
+du crime en tresor de justice. Mais cette pensee ne venait pas de
+Dieu, et je l'ai repoussee, et certes, ce serait trop grievement
+offenser les bien-aimees de Jesus-Christ que de leur offrir les
+depouilles de la luxure. Thais, tout ce que tu as touche doit etre
+devore par le feu jusqu'a l'ame. Graces au ciel, ces tuniques, ces
+voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la
+mer, ne sentiront plus que les levres et les langues des flammes.
+Esclaves, hatez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des
+torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, depouille tes infames
+parures et va demander a la plus humble de tes esclaves, comme une
+faveur insigne, la tunique qu'elle revet pour nettoyer les planchers.
+
+Thais obeit. Tandis que les Indiens agenouilles soufflaient sur les
+tisons, les negres jetaient dans le bucher des coffres d'ivoire ou
+d'ebene ou de cedre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des
+couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumee montait en colonne
+sombre comme dans les holocaustes agreables de l'ancienne loi. Puis le
+feu qui couvait, eclatant tout a coup, fit entendre un ronflement de
+bete monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencerent a
+devorer leurs precieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent a
+l'ouvrage; ils trainaient allegrement les riches tapis, les voiles
+brodes d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids
+des tables, des fauteuils, des coussins epais, des lits aux chevilles
+d'or. Trois robustes Ethiopiens accoururent tenant embrassees ces
+statues colorees des Nymphes dont l'une avait ete aimee comme une
+mortelle; et l'on eut dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et
+quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se
+briserent sur les dalles, on entendit un gemissement.
+
+A ce moment, Thais parut, ses cheveux denoues coulant a longs flots,
+nu-pieds et vetue d'une tunique informe et grossiere qui, pour avoir
+seulement touche son corps, s'impregnait d'une volupte divine.
+Derriere elle, s'en venait un jardinier portant noye, dans sa barbe
+flottante, un Eros d'ivoire.
+
+Elle fit signe a l'homme de s'arreter et s'approchant de Paphnuce,
+elle lui montra le petit dieu:
+
+--Mon pere, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes?
+Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son
+poids d'or. Sa perte serait irreparable, car il n'y aura plus jamais
+au monde un artiste capable de faire un si bel Eros. Considere aussi,
+mon pere, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le
+traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai
+peche, ce n'est pas par lui, mon pere, c'est contre lui. Jamais je ne
+regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai
+fait malgre sa defense. Il ne permet pas aux femmes de se donner a
+ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit
+l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Eros est joli! Comme il se
+cache avec grace dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui
+m'aimait alors, me l'apporta en me disant: "Il te parlera de moi."
+Mais l'espiegle me parla d'un jeune homme que j'avais connu a Antioche
+et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont peri sur ce
+bucher, mon pere! Conserve cet Eros et place-le dans quelque
+monastere. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car
+l'Amour sait naturellement s'elever aux celestes pensees.
+
+Le jardinier, croyant deja le petit Eros sauve, lui souriait comme a
+un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient,
+le lanca dans les flammes en s'ecriant:
+
+--Il suffit que Nicias l'ait touche pour qu'il repande tous les
+poisons.
+
+Puis, saisissant lui-meme a pleines mains les robes etincelantes, les
+manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles,
+les miroirs, les lampes, les theorbes et les lyres, il les jetait dans
+ce brasier plus somptueux que le bucher de Sardanapale, pendant que,
+ivres de la joie de detruire, les esclaves dansaient en poussant des
+hurlements sous une pluie de cendres et d'etincelles.
+
+Un a un, les voisins, reveilles par le bruit, ouvraient leurs fenetres
+et cherchaient, en se frottant les yeux, d'ou venait tant de fumee.
+Puis ils descendaient a demi vetus sur la place et s'approchaient du
+bucher:
+
+--Qu'est cela? pensaient-ils.
+
+Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thais avait coutume
+d'acheter des parfums ou des etoffes, et ceux-la, tout inquiets,
+allongeant leur tete jaune et seche, cherchaient a comprendre. Des
+jeunes debauches qui, revenant de souper, passaient par la, precedes
+de leurs esclaves, s'arretaient, le front couronne de fleurs, la
+tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de
+curieux, sans cesse accrue, sut bientot que Thais, sous l'inspiration
+de l'abbe d'Antinoe, brulait ses richesses avant de se retirer dans un
+monastere.
+
+Les marchands songeaient:
+
+--Thais quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une
+chose affreuse a penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui
+a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire?
+A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats a
+Alexandrie? Cette Thais n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de
+nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la
+contraindre a rester malgre elle dans cette ville.
+
+Les jeunes gens songeaient de leur cote:
+
+--Si Thais renonce aux jeux et a l'amour, c'en est fait de nos plus
+chers amusements. Elle etait la gloire delicieuse, le doux honneur du
+theatre. Elle faisait la joie de ceux memes qui ne la possedaient pas.
+Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas
+de baisers dont elle fut tout a fait absente, car elle etait la
+volupte des voluptes, et la seule pensee qu'elle respirait parmi nous
+nous excitait au plaisir.
+
+Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nomme Cerons, qui
+l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphemait le dieu
+Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thais etait severement
+jugee:
+
+--C'est une fuite honteuse!
+
+--Un lache abandon!
+
+--Elle nous retire le pain de la bouche.
+
+--Elle emporte la dot de nos filles.
+
+--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai
+vendues.
+
+--Et les soixante robes qu'elle m'a commandees.
+
+--Elle doit a tout le monde.
+
+--Qui representera apres elle Iphigenie, Electre et Polyxene? Le beau
+Polybe lui-meme n'y reussira pas comme elle.
+
+--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.
+
+--Elle etait la claire etoile, la douce lune du ciel alexandrin.
+
+Les mendiants les plus celebres de la ville, aveugles, culs-de-jatte
+et paralytiques, etaient maintenant rassembles sur la place; et, se
+trainant dans l'ombre des riches, ils gemissaient:
+
+--Comment vivrons-nous quand Thais ne sera plus la pour nous nourrir?
+Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents
+malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient
+en passant des poignees de pieces d'argent.
+
+Des voleurs, repandus dans la foule, poussaient des clameurs
+assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le
+desordre et d'en profiter pour derober quelque objet precieux.
+
+Seul, le vieux Taddee qui vendait la laine de Milet et le lin de
+Tarente, et a qui Thais devait une grosse somme d'argent, restait
+calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le
+regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif.
+Enfin, s'etant approche du jeune Cerons, il le tira par la manche et
+lui dit tout bas:
+
+--Toi, le prefere de Thais, beau seigneur, montre-toi et ne souffre
+pas qu'un moine te l'enleve.
+
+--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'ecria Cerons. Je vais
+parler a Thais et sans me flatter, je pense qu'elle m'ecoutera un peu
+mieux que ce Lapithe barbouille de suie. Place! Place, canaille!
+
+Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes,
+foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu'a Thais et la
+tirant a part:
+
+--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si
+vraiment tu renonces a l'amour.
+
+Mais Paphnuce se jetant entre Thais et Cerons:
+
+--Impie, s'ecria-t-il, crains de mourir si tu touches a celle-ci: elle
+est sacree, elle est la part de Dieu.
+
+--Va-t'en, cynocephale! repliqua le jeune homme furieux; laisse-moi
+parler a mon amie, sinon je trainerai par la barbe ta carcasse obscene
+jusque dans ce feu ou je te grillerai comme une andouille.
+
+Et il etendit la main sur Thais. Mais repousse par le moine avec une
+raideur inattendue, il chancela et alla tomber a quatre pas en
+arriere, au pied du bucher dans les tisons ecroules.
+
+Cependant le vieux Taddee allait de l'un a l'autre, tirant l'oreille
+aux esclaves et baisant la main aux maitres, excitant chacun contre
+Paphnuce, et deja il avait forme une petite troupe qui marchait
+resolument sur le moine ravisseur. Cerons se releva, le visage noirci,
+les cheveux brules, suffoque de fumee et de rage. Il blasphema les
+dieux et se jeta parmi les assaillants, derriere lesquels les
+mendiants rampaient en agitant leurs bequilles. Paphnuce fut bientot
+enferme dans un cercle de poings tendus, de batons leves et de cris de
+mort.
+
+--Au gibet! le moine, au gibet!
+
+--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif!
+
+Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur.
+
+--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la
+colombe a l'aigle du Seigneur. Mais plutot imitez cette femme et,
+comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux
+faux biens que vous croyez posseder et qui vous possedent. Hatez-vous:
+les jours sont proches et la patience divine commence a se lasser.
+Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur
+les pas de Thais. Detestez vos crimes qui sont aussi grands que les
+siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves,
+illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une
+prostituee? Vous n'etes tous que de vivantes immondices et c'est par
+un miracle de la bonte celeste que vous ne vous repandez pas soudain
+en ruisseaux de boue.
+
+Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il
+semblait que des charbons ardents sortissent de ses levres, et ceux
+qui l'entouraient l'ecoutaient malgre eux.
+
+Mais le vieux Taddee ne restait point oisif. Il ramassait des pierres
+et des ecailles d'huitres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et,
+n'osant les jeter lui-meme, il les glissait dans la main des
+mendiants. Bientot les cailloux volerent et une coquille, adroitement
+lancee, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette
+sombre face de martyr, degouttait, pour un nouveau bapteme, sur la
+tete de la penitente, et Thais, oppressee par l'etreinte du moine, sa
+chair delicate froissee contre le rude cilice, sentait courir en elle
+les frissons de l'horreur et de la volupte.
+
+A ce moment, un homme elegamment vetu, le front couronne d'ache,
+s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'ecria:
+
+--Arretez! arretez! Ce moine est mon frere!
+
+C'etait Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite,
+et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans
+trop de surprise (car il ne s'etonnait de rien) le bucher fumant,
+Thais vetue de bure et Paphnuce lapide.
+
+Il repetait:
+
+--Arretez, vous dis-je; epargnez mon vieux condisciple; respectez la
+chere tete de Paphnuce.
+
+Mais, habitue aux subtils entretiens des sages, il n'avait point
+l'imperieuse energie qui soumet les esprits populaires. On ne l'ecouta
+point. Une grele de cailloux et d'ecailles tombait sur le moine qui,
+couvrant Thais de son corps, louait le Seigneur dont la bonte lui
+changeait les blessures en caresses. Desesperant de se faire entendre
+et trop assure de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit
+par la persuasion, Nicias se resignait deja a laisser faire aux dieux,
+en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tete d'user
+d'un stratageme que son mepris des hommes lui avait tout a coup
+suggere. Il detacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflee
+d'or et d'argent, etant celle d'un homme voluptueux et charitable;
+puis il courut a tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les
+pieces a leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant
+leur fureur etait vive; mais peu a peu leurs regards se tournerent
+vers l'or qui tintait et bientot leurs bras amollis ne menacerent plus
+leur victime. Voyant qu'il avait attire leurs yeux et leurs ames,
+Nicias ouvrit la bourse et se mit a jeter dans la foule quelques
+pieces d'or et d'argent. Les plus avides se baisserent pour les
+ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succes, lanca
+adroitement ca et la les deniers et les drachmes. Au son des pieces de
+metal qui rebondissaient sur le pave, la troupe des persecuteurs se
+rua a terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient a l'envi,
+tandis que, groupes autour de Cerons, les patriciens regardaient ce
+spectacle en eclatant de rire. Cerons lui-meme y perdit sa colere. Ses
+amis encourageaient les rivaux prosternes, choisissaient des champions
+et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils
+excitaient ces miserables comme on fait des chiens qui se battent. Un
+cul-de-jatte ayant reussi a saisir un drachme, des acclamations
+s'eleverent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-memes a
+jeter des pieces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place
+qu'une infinite de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient
+comme les lames d'une mer demontee. Paphnuce etait oublie.
+
+Nicias courut a lui, le couvrit de son manteau et l'entraina avec
+Thais dans des ruelles ou ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent
+quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils
+ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste:
+
+--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thais veut suivre loin
+de nous mon farouche ami.
+
+--Il est vrai, Nicias, repondit Thais, je suis fatiguee de vivre avec
+des hommes comme toi, souriants, parfumes, bienveillants, egoistes. Je
+suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu.
+J'ai eprouve que la joie n'etait pas la joie et voici que cet homme
+m'enseigne qu'en la douleur est la veritable joie. Je le crois, car il
+possede la verite.
+
+--Et moi, ame amie, reprit Nicias, en souriant, je possede les
+verites. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que
+lui, et n'en suis, a vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.
+
+Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants:
+
+--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extremement ridicule,
+ni meme tout a fait deraisonnable. Et si je compare ma vie a la
+tienne, je ne saurais dire laquelle est preferable en soi. Je vais
+tout a l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront
+prepare, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour
+la centieme fois, quelque fable milesienne ou quelque traite de
+Metrodore. Toi, tu regagneras ta cellule ou, t'agenouillant comme un
+chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation
+depuis longtemps machees et remachees, et le soir, tu avaleras des
+raves sans huile. Eh bien! tres cher, en accomplissant ces actes,
+dissemblables quant aux apparences, nous obeirons tous deux au meme
+sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous
+rechercherons tous deux notre volupte et nous nous proposerons une fin
+commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise
+grace a te donner tort, chere tete, si je me donne raison.
+
+" Et toi, ma Thais, va et rejouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il
+est possible, dans l'abstinence et dans l'austerite que tu ne l'as ete
+dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame
+digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obeissant a notre
+nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espece
+de satisfaction, tu auras goute dans la vie, chere Thais, des voluptes
+contraires qu'il est rarement donne a la meme personne de connaitre.
+En verite, je voudrais etre pour une heure un saint de l'espece de
+notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc,
+Thais! Va ou te conduisent les puissances secretes de ta nature et de
+ta destinee. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais
+l'inanite; mais puis-je te donner mieux que des regrets steriles et de
+vains souhaits pour prix des illusions delicieuses qui m'enveloppaient
+jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma
+bienfaitrice! adieu, bonte qui s'ignore, vertu mysterieuse, volupte
+des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait
+jamais jetees, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde
+decevant.
+
+Tandis qu'il parlait, une sombre colere couvait dans le coeur du
+moine; elle eclata en imprecations.
+
+--Va-t'en, maudit! Je te meprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer,
+mille fois plus mechant que ces pauvres egares qui, tout a l'heure, me
+jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils
+faisaient et la grace de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour
+descendre dans leurs coeurs. Mais toi, detestable Nicias, tu n'es que
+venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le
+desespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de
+blasphemes qu'il n'en sort en tout un siecle des levres fumantes de
+Satan. Arriere, reprouve!
+
+Nicias le regardait avec tendresse.
+
+--Adieu, mon frere, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'a
+l'evanouissement final les tresors de ta foi, de ta haine et de ton
+amour! Adieu! Thais: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton
+souvenir.
+
+Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui
+avoisinent la grande necropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers
+funebres. Leurs boutiques etaient pleines de ces figurines d'argile,
+peintes de couleurs claires, qui representent des dieux et des
+deesses, des mimes, des femmes, de petits genies ailes, et qu'on a
+coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-etre
+quelques-uns de ces legers simulacres, qu'il voyait la de ses yeux,
+seraient les compagnons de son sommeil eternel; et il lui sembla qu'un
+petit Eros, sa tunique retroussee, riait d'un rire moqueur. L'idee de
+ses funerailles, qu'il voyait par avance, lui etait penible. Pour
+remedier a sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un
+raisonnement:
+
+--Certes, se dit-il, le temps n'a point de realite. C'est une pure
+illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il
+m'apporter ma mort?... Est-ce a dire que je vivrai eternellement? Non,
+mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera
+jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas
+la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est
+arrive. Elle existe comme la derniere page d'un livre que je lis et
+que je n'ai pas fini.
+
+Ce raisonnement l'occupa sans l'egayer tout le long de sa route; il
+avait l'ame noire quand, arrive au seuil de sa maison, il entendit les
+rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient a la paume en
+l'attendant.
+
+Paphnuce et Thais sortirent de la ville par la porte de la Lune et
+suivirent le rivage de la mer.
+
+--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait
+laver tes souillures.
+
+Il lui parlait avec colere et mepris:
+
+--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitue aux paiens
+et aux infideles un corps que l'Eternel avait forme pour s'en faire un
+tabernacle, et tes impuretes sont telles que, maintenant que tu sais
+la verite, tu ne peux plus unir tes levres ou joindre les mains sans
+que le degout de toi-meme ne te souleve le coeur.
+
+Elle le suivait docilement, par d'apres chemins, sous l'ardent soleil.
+La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais,
+loin d'eprouver cette fausse pitie qui amollit les coeurs profanes,
+Paphnuce se rejouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui
+avait peche. Dans le transport d'un saint zele, il aurait voulu
+dechirer de verges ce corps qui gardait sa beaute comme un temoignage
+eclatant de son infamie. Ses meditations entretenaient sa pieuse
+fureur et, se rappelant que Thais avait recu Nicias dans son lit, il
+en forma une idee si abominable que tout son sang reflua vers son
+coeur et que sa poitrine fut pres de se rompre. Ses anathemes,
+etouffes dans sa gorge, firent place a des grincements de dents. Il
+bondit, se dressa devant elle, pale, terrible, plein de Dieu, la
+regarda jusqu'a l'ame, et lui cracha au visage.
+
+Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant
+il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abime. Il
+allait, saintement irrite. Il meditait de venger le Christ afin que le
+Christ ne se vengeat pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied
+de Thais coula sur le sable. Alors, il sentit la fraicheur d'un
+souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui
+monterent abondamment aux levres, il pleura, il courut se prosterner
+devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient.
+Il murmura cent fois:
+
+--Ma soeur, ma soeur, ma mere, o tres sainte!
+
+Il pria:
+
+--Anges du ciel, recueillez precieusement cette goutte de sang et
+portez-la devant le trone du Seigneur. Et qu'une anemone miraculeuse
+fleurisse sur le sable arrose par le sang de Thais, afin que tous ceux
+qui verront cette fleur recouvrent la purete du coeur et des sens! O
+sainte, sainte, tres sainte Thais!
+
+Comme il priait et prophetisait ainsi, un jeune garcon vint a passer
+sur un ane. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thais sur
+l'ane, prit la bride et suivit le chemin commence. Vers le soir, ayant
+rencontre un canal ombrage de beaux arbres, il attacha l'ane au tronc
+d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec
+Thais un pain qu'ils mangerent assaisonne de sel et d'hysope. Ils
+buvaient l'eau fraiche dans le creux de leur main et s'entretenaient
+de choses eternelles. Elle disait:
+
+--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respire un air si leger, et
+je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.
+
+Paphnuce repondait:
+
+--Vois, c'est le soir, o ma soeur. Les ombres bleues de la nuit
+couvrent les collines. Mais bientot tu verras briller dans l'aurore
+les tabernacles de vie; bientot tu verras s'allumer les roses de
+l'eternel matin.
+
+Ils marcherent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune
+effleurait la cime argentee des flots, ils chantaient des psaumes et
+des cantiques. Quand le soleil se leva, le desert s'etendait devant
+eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisiere
+du sable, des cellules blanches s'elevaient pres des palmiers dans
+l'aurore.
+
+--Mon pere, demanda Thais, sont-ce la les tabernacles de vie?
+
+--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut ou je
+t'enfermerai de mes mains.
+
+Bientot ils decouvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient
+pres des demeures ascetiques comme des abeilles autour des ruches. Il
+y en avait qui cuisaient le pain ou qui appretaient les legumes;
+plusieurs filaient la laine, et la lumiere du ciel descendait sur
+elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres meditaient a l'ombre des
+tamaris; leurs mains blanches pendaient a leur cote, car, etant
+pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles
+n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la priere, la contemplation
+et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles etaient
+vetues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains etaient
+appelees les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes etaient
+voilees, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des
+boucles de cheveux; et il faut croire que c'etait malgre elles, car la
+regle ne le permettait pas. Une dame tres vieille, grande, blanche,
+allait de cellule en cellule, appuyee sur un sceptre de bois dur.
+Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son
+voile, et dit:
+
+--La paix du Seigneur soit avec toi, venerable Albine! J'apporte a la
+ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouvee perdue sur un
+chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et
+rechauffee de mon souffle. Je te la donne.
+
+Et il lui designa du doigt la comedienne, qui s'agenouilla devant la
+fille des Cesars.
+
+Albine arreta un moment sur Thais son regard percant, lui ordonna de
+se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine:
+
+--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.
+
+Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thais avait ete conduite a
+la maison du salut et il demanda qu'elle fut d'abord enfermee dans une
+cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la penitente dans une
+cabane restee vide depuis la mort de la vierge Laeta qui l'avait
+sanctifiee. Il n'y avait dans l'etroite chambre qu'un lit, une table
+et une cruche, et Thais, quand elle posa le pied sur le seuil, fut
+penetree d'une joie infinie.
+
+--Je veux moi-meme clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que
+Jesus viendra rompre de ses mains.
+
+Il alla prendre au bord de la fontaine une poignee d'argile humide, y
+mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des
+fentes de l'huis. Puis, s'etant approche de la fenetre pres de
+laquelle Thais se tenait paisible et contente, il tomba a genoux, loua
+par trois fois le Seigneur et s'ecria:
+
+--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que
+ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant!
+
+Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'eloigna lentement.
+
+Albine appela une de ses vierges.
+
+--Ma fille, lui dit-elle, va porter a Thais ce qui lui est necessaire:
+du pain, de l'eau et une flute a trois trous.
+
+
+
+III
+
+L'EUPHORBE
+
+
+Paphnuce etait de retour au saint desert. Il avait pris, vers
+Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au
+monastere de l'abbe Serapion. Quand il debarqua, ses disciples
+s'avancerent au-devant, de lui avec de grandes demonstrations de joie.
+Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternes a terre,
+baisaient les sandales de l'abbe. Car ils savaient deja ce que le
+saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines
+recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis
+interessant la surete et la gloire de l'Eglise. Les nouvelles
+couraient dans le desert avec la rapidite du simoun.
+
+Et tandis que Paphnuce s'enfoncait dans les sables, ses disciples le
+suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui etait l'ancien de ses
+freres, saisi tout a coup d'un pieux delire, se mit a chanter un
+cantique inspire:
+
+ --Jour beni! Voici que notre pere nous est rendu!
+
+ " Il nous revient, charge de nouveaux merites dont le prix nous sera
+ compte!
+
+ " Car les vertus du pere sont la richesse des enfants et la saintete
+ de l'abbe embaume toutes les cellules.
+
+ " Paphnuce, notre pere, vient de donner a Jesus-Christ une nouvelle
+ epouse.
+
+ " Il a change par son art merveilleux une brebis noire en brebis
+ blanche.
+
+ " Et voici qu'il nous revient charge de nouveaux merites.
+
+ " Semblable a l'abeille de l'Arsinoitide, qu'alourdit le nectar des
+ fleurs.
+
+ " Comparable au belier de Nubie, qui peut a peine supporter le poids
+ de sa laine abondante.
+
+ " Celebrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile!
+
+Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous a genoux
+et dirent:
+
+--Que notre pere nous benisse et qu'il nous donne a chacun une mesure
+d'huile pour feter son retour!
+
+Seul, Paul le Simple, reste debout, demandait: "Quel est cet homme?"
+et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde a
+ce qu'il disait, parce qu'on le savait depourvu d'intelligence, bien
+que rempli de piete.
+
+L'abbe d'Antinoe, renferme dans sa cellule, songea:
+
+--J'ai donc enfin regagne l'asile de mon repos et de ma felicite. Je
+suis donc rentre dans la citadelle de mon contentement. D'ou vient que
+ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs
+ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon depart, n'est
+change dans cette demeure d'election. Voici ma table et mon lit. Voici
+la tete de momie qui m'inspira tant de fois des pensees salutaires, et
+voici le livre ou j'ai si souvent cherche les images de Dieu. Et
+pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laisse. Les choses
+m'apparaissent tristement depouillees de leurs graces coutumieres, et
+il me semble que je les vois aujourd'hui pour la premiere fois. En
+regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis taillees de mes
+mains, cette tete noire et dessechee, ces rouleaux de papyrus remplis
+des dictees de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Apres les
+avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Helas! puisqu'en realite
+rien n'est change autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que
+j'etais. Je suis un autre. Le mort, c'etait moi! Qu'est-il devenu, mon
+Dieu? Qu'a-t-il emporte? Que m'a-t-il laisse? Et qui suis-je?
+
+Et il s'inquietait surtout de trouver malgre lui que sa cellule etait
+petite, tandis qu'en la considerant par les yeux de la foi, on devait
+l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commencait.
+
+S'etant mis a prier, le front contre terre, il recouvra un peu de
+joie. Il y avait a peine une heure qu'il etait en oraison, quand
+l'image de Thais passa devant ses yeux. Il en rendit graces a Dieu:
+
+--Jesus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais la ton immense
+bonte: tu veux que je me plaise, m'assure et me rasserene a la vue de
+celle que je t'ai donnee. Tu presentes a mes yeux son sourire
+maintenant desarme, sa grace desormais innocente, sa beaute dont j'ai
+arrache l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle
+que je l'ai ornee et purifiee a ton intention, comme un ami rappelle
+en souriant a son ami le present agreable qu'il en a recu. C'est
+pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assure que sa vision vient
+de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donnee, mon Jesus.
+Garde-la puisqu'elle te plait et ne souffre pas surtout que ses
+charmes brillent pour d'autres que pour toi.
+
+Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thais plus
+distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se
+rendit temoignage, disant:
+
+--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu.
+
+Pourtant, a sa grande surprise, il ne goutait pas la paix du coeur. Il
+soupirait:
+
+--Pourquoi es-tu triste, mon ame, et pourquoi me troubles-tu?
+
+Et son ame demeurait inquiete. Il resta trente jours dans cet etat de
+tristesse qui presage au solitaire de redoutables epreuves. L'image de
+Thais ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point
+parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'etait
+l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en reve, les
+cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il
+en cria d'epouvante et se reveilla couvert d'une sueur glacee. Les
+yeux encore cilles par le sommeil, il sentit un souffle humide et
+chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes
+posees au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et
+riait du fond de sa gorge.
+
+Paphnuce en eprouva un immense etonnement et il lui sembla qu'une tour
+s'abimait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa
+confiance ecroulee. Il fut quelque temps incapable de penser; puis,
+ayant recouvre ses esprits, sa meditation ne fit qu'accroitre son
+inquietude.
+
+--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les
+precedentes, vient de Dieu; elle etait bonne et c'est ma perversite
+naturelle qui l'a gatee, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure.
+J'ai, par mon indignite, change l'edification en scandale, ce dont le
+chacal diabolique a immediatement tire un grand avantage. Ou bien
+cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et
+elle etait empestee. Et dans ce cas, je doute a present si les
+precedentes avaient, comme je l'ai cru, une celeste origine. Je suis
+donc incapable d'une sorte de discernement, qui est necessaire a
+l'ascete. Dans les deux cas, Dieu me marque un eloignement dont je
+sens l'effet sans m'en expliquer la cause.
+
+Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse:
+
+--Dieu juste, a quelles epreuves reserves-tu tes serviteurs, si les
+apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi
+connaitre, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui
+vient de l'Autre!
+
+Et comme Dieu, dont les desseins sont impenetrables, ne jugea pas
+convenable d'eclairer son serviteur, Paphnuce, plonge dans le doute,
+resolut de ne plus songer a Thais. Mais sa resolution demeura sterile.
+L'absente etait sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il
+meditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche ideale etait
+precedee par un bruit leger, tel que celui d'une etoffe qu'une femme
+froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que
+n'offrent point les realites, lesquelles sont par elles-memes
+mouvantes et confuses, tandis que les fantomes, qui procedent de la
+solitude, en portent les profonds caracteres et presentent une fixite
+puissante. Elle venait a lui sous diverses apparences; tantot pensive,
+le front ceint de sa derniere couronne perissable, vetue comme au
+banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, semee de fleurs
+d'argent; tantot voluptueuse dans le nuage de ses voiles legers et
+baignee encore des ombres tiedes de la grotte des Nymphes; tantot
+pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie celeste; tantot
+tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa
+poitrine nue, paree du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquietait
+le plus dans ces visions, c'etait que les couronnes, les tuniques, les
+voiles, qu'il avait brules de ses propres mains pussent ainsi revenir;
+il lui devenait evident que ces choses avaient une ame imperissable et
+il s'ecriait:
+
+--Voici que les ames innombrables des peches de Thais viennent a moi!
+
+Quand il detournait la tete, il sentait Thais derriere lui et il n'en
+eprouvait que plus d'inquietude. Ses miseres etaient cruelles. Mais
+comme son ame et son corps restaient purs au milieu des tentations, il
+esperait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.
+
+--Mon Dieu, si je suis alle la chercher si loin parmi les gentils,
+c'etait pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je patisse
+de ce que j'ai fait dans ton interet. Protege-moi, mon doux Jesus! mon
+Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantome accomplisse ce que
+n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomphe de la chair, ne
+souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis expose
+presentement a des dangers plus grands que ceux que je courus jamais.
+J'eprouve et je sais que le reve a plus de puissance que la realite.
+Et comment en pourrait-il etre autrement, puisqu'il est lui-meme une
+realite superieure? Il est l'ame des choses. Platon lui-meme, bien
+qu'il ne fut qu'un idolatre, a reconnu l'existence propre des idees.
+Dans ce banquet des demons ou tu m'as accompagne, Seigneur, j'ai
+entendu des hommes, il est vrai, souilles de crimes, mais non point,
+certes, denues d'intelligence, s'accorder a reconnaitre que nous
+percevons dans la solitude, dans la meditation et dans l'extase des
+objets veritables; et ton Ecriture, mon Dieu, atteste maintes fois la
+vertu des songes et la force des visions formees, soit par toi, Dieu
+splendide, soit par ton adversaire.
+
+Un homme nouveau etait en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu,
+et Dieu ne se hatait point de l'eclairer. Ses nuits n'etaient plus
+qu'un long reve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un
+matin, il se reveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, a la
+clarte de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des
+crimes. Thais etait venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis
+qu'il pleurait, elle s'etait glissee dans sa couche. Il ne lui restait
+plus de doutes: l'image de Thais etait une image impure.
+
+Le coeur souleve de degout, il s'arracha de sa couche souillee et se
+cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures
+coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule.
+Pour la premiere fois depuis de longs jours, Paphnuce etait seul. Le
+fantome l'avait enfin quitte et son absence meme etait epouvantable.
+Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein
+d'horreur:
+
+--Comment ne l'ai-je point repoussee? Comment ne me suis-je pas
+arrache de ses bras froids et de ses genoux brulants?
+
+Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu pres de cette couche
+abominable et il craignait que, sa cellule etant profanee, les demons
+n'y penetrassent librement a toute heure. Ses craintes ne le
+trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguere sur le
+seuil, entrerent a la file et s'allerent blottir sous le lit. A
+l'heure de vepres, il en vint un huitieme dont l'odeur etait infecte.
+Le lendemain, un neuvieme se joignit aux autres et bientot il y en eut
+trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus
+petits a mesure qu'ils se multipliaient et, n'etant pas plus gros que
+des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux,
+ayant saute sur la tablette de bois placee au chevet du lit, se tenait
+les quatre pattes reunies sur la tete de mort et regardait le moine
+avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.
+
+Pour expier l'abomination de son reve et fuir les pensees impures,
+Paphnuce resolut de quitter sa cellule, desormais immonde, et de se
+livrer au fond du desert a des austerites inouies, a des travaux
+singuliers, a des oeuvres tres neuves. Mais avant d'accomplir son
+dessein, il se rendit aupres du vieillard Palemon, afin de lui
+demander conseil.
+
+Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'etait au
+declin du jour. Le Nil etait bleu et coulait au pied des collines
+violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une
+colombe qui s'etait posee sur son epaule.
+
+--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frere Paphnuce! Admire sa bonte:
+il m'envoie les betes qu'il a creees pour que je m'entretienne avec
+elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du
+ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou,
+et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon
+frere, a m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je
+poserai la mon arrosoir et je t'ecouterai.
+
+Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses
+jours, les reves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la
+foule des chacals.
+
+--Ne penses-tu pas, mon pere, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans
+le desert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'etonner
+le diable par mes austerites?
+
+--Je ne suis qu'un pauvre pecheur, repondit Palemon, et je connais mal
+les hommes, ayant passe toute ma vie dans ce jardin, avec des
+gazelles, de petits lievres et des pigeons. Mais il me semble, mon
+frere, que ton mal vient surtout de ce que tu as passe sans menagement
+des agitations du siecle au calme de la solitude. Ces brusques
+passages ne peuvent que nuire a la sante de l'ame. Il en est de toi,
+mon frere, comme d'un homme qui s'expose presque dans le meme temps a
+une grande chaleur et a un grand froid. La toux l'agite et la fievre
+le tourmente. A ta place, frere Paphnuce, loin de me retirer tout de
+suite dans quelque desert affreux, je prendrais les distractions qui
+conviennent a un moine et a un saint abbe. Je visiterais les
+monasteres du voisinage. Il y en a d'admirables, a ce que l'on
+rapporte. Celui de l'abbe Serapion contient, m'a-t-on dit, mille
+quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divises en
+autant de legions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure
+meme que certains rapports sont observes entre le caractere des moines
+et la figure des lettres qui les designent et que, par exemple, ceux
+qui sont places sous le Z ont le caractere tortueux, tandis que les
+legionnaires ranges sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si
+j'etais de toi, mon frere, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je
+n'aurais point de repos que je n'aie contemple une chose si
+merveilleuse. Je ne manquerais pas d'etudier les constitutions des
+diverses communautes qui sont semees sur les bords du Nil, afin de
+pouvoir les comparer entre elles. Ce sont la des soins convenables a
+un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir oui dire que l'abbe
+Ephrem a redige des regles spirituelles d'une grande beaute. Avec sa
+permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile.
+Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumees a manier la beche,
+n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le
+mince roseau de l'ecrivain. Mais toi, mon frere, tu possedes la
+connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne
+saurait trop admirer une belle ecriture. Le travail de copiste et de
+lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensees.
+Frere Paphnuce, que ne mets-tu par ecrit les enseignements de Paul et
+d'Antoine, nos peres? Peu a peu tu retrouveras dans ces pieux travaux
+la paix de l'ame et des sens; la solitude redeviendra aimable a ton
+coeur et bientot tu seras en etat de reprendre les travaux ascetiques
+que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il
+ne faut pas attendre un grand bien d'une penitence excessive. Du temps
+qu'il etait parmi nous, notre pere Antoine avait coutume de dire:
+"L'exces du jeune produit la faiblesse et la faiblesse engendre
+l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des
+abstinences indiscretement prolongees. On peut dire de ceux-ci qu'ils
+se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanimes au
+pouvoir du demon." Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis
+qu'un ignorant, mais avec la grace de Dieu, j'ai retenu les propos de
+notre pere.
+
+Paphnuce rendit graces a Palemon et promit de mediter ses conseils.
+Ayant franchi la barriere de roseaux qui fermait le petit jardin, il
+se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis
+que la colombe se balancait sur son dos arrondi. A cette vue il fut
+pris de l'envie de pleurer.
+
+En rentrant dans sa cellule, il y trouva un etrange fourmillement. On
+eut dit des grains de sable agites par un vent furieux, et il reconnut
+que c'etait des myriades de petits chacals. Cette nuit-la, il vit en
+songe une haute colonne de pierre, surmontee d'une figure humaine et
+il entendit une voix qui disait:
+
+--Monte sur cette colonne!
+
+A son reveil, persuade que ce songe lui etait envoye du ciel, il
+assembla ses disciples et leur parla de la sorte:
+
+--Mes fils bien-aimes, je vous quitte pour aller ou Dieu m'envoie.
+Pendant mon absence, obeissez a Flavien comme a moi-meme et prenez
+soin de notre frere Paul. Soyez benis. Adieu.
+
+Tandis qu'il s'eloignait, ils demeuraient prosternes a terre et, quand
+ils releverent la tete, ils virent sa grande forme noire a l'horizon
+des sables.
+
+Il marcha jour et nuit, jusqu'a ce qu'il eut atteint les ruines de ce
+temple bati jadis par les idolatres et dans lequel il avait dormi
+parmi les scorpions et les sirenes lors de son voyage merveilleux. Les
+murs couverts de signes magiques etaient debout. Trente futs
+gigantesques qui se terminaient en tetes humaines ou en fleurs de
+lotus soutenaient encore d'enormes poutres de pierre. Seule a
+l'extremite du temple, une de ces colonnes avait secoue son faix
+antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tete d'une
+femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front
+des cornes de vache.
+
+Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait ete montree
+dans son reve et il l'estima haute de trente-deux coudees. S'etant
+rendu dans le village voisin, il fit faire une echelle de cette
+hauteur et, quand l'echelle fut appliquee a la colonne, il y monta,
+s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur:
+
+--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puisse-je y
+rester en ta grace jusqu'a l'heure de ma mort.
+
+Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant a la Providence divine
+et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi
+subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes
+vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau
+fraiche, que les jeunes garcons monterent jusqu'au faite de la
+colonne.
+
+Le chapiteau n'etait pas assez large pour que le moine put s'y etendre
+tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croisees et la
+tete contre la poitrine, et le sommeil etait pour lui une fatigue plus
+cruelle que la veille. A l'aurore, les eperviers l'effleuraient de
+leurs ailes, et il se reveillait plein d'angoisse et d'epouvante.
+
+Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'echelle, craignait
+Dieu. Emu a la pensee que le saint etait expose au soleil et a la
+pluie, et redoutant qu'il ne vint a choir pendant son sommeil, cet
+homme pieux etablit sur la colonne un toit et une balustrade.
+
+Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se repandait de
+village en village et les laboureurs de la vallee venaient, le
+dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite.
+Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa
+retraite sublime, se rendirent aupres de lui et obtinrent la faveur de
+se batir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient
+se ranger en cercle autour du maitre qui leur faisait entendre des
+paroles d'edification:
+
+--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables a ces petits enfants
+que Jesus aimait. La est le salut. Le peche de la chair est la source
+et le principe de tous les peches: ils sortent de lui comme d'un pere.
+L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colere et l'envie sont sa
+posterite bien-aimee. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu
+les riches emportes par le vice de luxure qui, semblable a un fleuve a
+la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.
+
+Les abbes Ephrem et Serapion, instruits d'une telle nouveaute,
+voulurent la voir de leurs yeux. Decouvrant au loin sur le fleuve la
+voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se
+defendre de penser que Dieu l'avait erige en exemple aux solitaires. A
+sa vue, les deux saints abbes ne dissimulerent point leur surprise;
+s'etant consultes, ils tomberent d'accord pour blamer une penitence si
+extraordinaire, et ils exhorterent Paphnuce a descendre.
+
+--Un tel genre de vie est contraire a l'usage, disaient-ils; il est
+singulier et hors de toute regle.
+
+Mais Paphnuce leur repondit:
+
+--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les
+travaux du moine ne doivent-ils pas etre singuliers comme lui-meme?
+C'est par un signe de Dieu que je suis monte ici; c'est un signe de
+Dieu qui m'en fera descendre.
+
+Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux
+disciples de Paphnuce et se batissaient des abris autour de l'ermitage
+aerien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hisserent sur
+les decombres du temple; mais blames de leurs freres et vaincus par la
+fatigue, ils renoncerent bientot a ces pratiques.
+
+Les pelerins affluaient. Il y en avait qui venaient de tres loin et
+ceux-la avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'idee de leur
+vendre de l'eau fraiche et des pasteques. Adossee a la colonne,
+derriere ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous
+une toile a raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A
+l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et
+construisit un four tout a cote, dans l'espoir de vendre des pains et
+des gateaux aux etrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait
+sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'Egypte
+commencaient a venir, un homme avide de gain eleva un caravanserail
+pour loger les maitres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs
+mulets. Il y eut bientot devant la colonne un marche ou les pecheurs
+du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs legumes. Un
+barbier, qui rasait les gens en plein air, egayait la foule par ses
+joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppe de silence et
+de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la
+vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines
+et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontees de l'image
+du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en
+egyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la
+vraie biere de Cilicie._ Sur les murs, sculptes de figures antiques,
+les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons
+fumes, des lievres morts et des moutons ecorches. Le soir, les vieux
+hotes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le
+fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une
+patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la
+fumee des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.
+Tout alentour, des arpenteurs tracaient des rues, des macons
+batissaient des couvents, des chapelles, des eglises. Au bout de six
+mois, une ville etait fondee, avec un corps de garde, un tribunal, une
+prison et une ecole tenue par un vieux scribe aveugle.
+
+Les pelerins succedaient sans cesse aux pelerins. Les eveques et les
+choreveques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche
+d'Antioche, qui se trouvait alors en Egypte, vint avec tout son
+clerge. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite
+et les chefs des Eglises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase,
+le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbes Ephrem et
+Serapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premieres
+defiances. Paphnuce leur repondit:
+
+--Sachez, mes freres, que la penitence que j'endure est a peine egale
+aux tentations qui me sont envoyees et dont le nombre et la force
+m'etonnent. Un homme, a le voir du dehors, est petit, et, du haut du
+socle ou Dieu m'a porte, je vois les etres humains s'agiter comme des
+fourmis. Mais a le considerer en dedans, l'homme est immense: il est
+grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'etend devant
+moi, ces monasteres, ces hotelleries, ces barques sur le fleuve, ces
+villages, et ce que je decouvre au loin de champs, de canaux, de
+sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est
+en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des deserts
+illimites. Et le mal, le mal et la mort, etendus sur cette immensite,
+la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis a moi seul un
+univers de pensees mauvaises.
+
+Il parlait ainsi parce que le desir de la femme etait en lui.
+
+Le septieme mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Sais des
+femmes, qui longtemps steriles, esperaient obtenir des enfants par
+l'intercession du saint homme et la vertu de la stele. Elles
+frottaient contre la pierre leurs ventres infeconds. Puis ce furent, a
+perte de vue, des chariots, des litieres, des brancards qui
+s'arretaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en
+sortait des malades effrayants a voir. Des meres presentaient a
+Paphnuce leurs jeunes garcons dont les membres etaient retournes, les
+yeux revulses, la bouche ecumeuse et la voix rauque. Il imposait sur
+eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allonges, et
+levaient vers lui, au hasard, leur face percee de deux trous
+sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilite pesante, la
+maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des
+boiteux lui presentaient leur pied-bot; des cancereuses prenant leur
+poitrine a deux mains, decouvraient devant lui leur sein devore par
+l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient deposer a
+terre, et il semblait qu'on dechargeat des outres. Il les benissait.
+Des Nubiens, atteints de la lepre elephantine, avancaient d'un pas
+lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanime.
+Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civiere
+une jeune fille d'Aphroditopolis qui, apres avoir vomi du sang,
+dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses
+parents, qui la croyaient morte, avaient pose une palme sur sa
+poitrine. Paphnuce, ayant prie Dieu, la jeune fille souleva la tete et
+ouvrit les yeux.
+
+Comme le peuple publiait partout les miracles operes par le saint, les
+malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin,
+accouraient de toutes les parties d'Egypte en legions innombrables.
+Des qu'ils apercevaient la stele, ils etaient saisis de convulsions,
+se roulaient a terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose a
+peine croyable! les assistants, agites a leur tour par un violent
+delire, imitaient les contorsions des epileptiques. Moines et
+pelerins, hommes, femmes, se vautraient, se debattaient pele-mele, les
+membres tordus, la bouche ecumeuse, avalant de la terre a poignee et
+prophetisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson
+lui secouer les membres et criait vers Dieu:
+
+--Je suis le bouc emissaire et je prends en moi toutes les impuretes
+de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de
+mauvais esprits.
+
+Chaque fois qu'un malade s'en allait gueri, les assistants
+l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de repeter:
+
+--Nous venons de voir une autre fontaine de Siloe.
+
+Deja des centaines de bequilles pendaient a la colonne miraculeuse;
+des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images
+votives. Des Grecs y tracaient des distiques ingenieux, et comme
+chaque pelerin venait y graver son nom, la pierre fut bientot couverte
+a hauteur d'homme d'une infinite de caracteres latins, grecs, coptes,
+puniques, hebreux, syriaques et magiques.
+
+Quand vinrent les fetes de Paques, il y eut dans cette cite du miracle
+une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au
+temps des mysteres antiques. On voyait se meler, se confondre sur une
+vaste etendue la robe bariolee des Egyptiens, le burnous des Arabes,
+le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux
+longs plis des Romains, les sayons et les braies ecarlates des
+Barbares et les tuniques lamees d'or des courtisanes. Des femmes
+voilees passaient sur leur ane, precedees d'eunuques noirs qui leur
+frayaient un chemin a coups de baton. Des acrobates, ayant etendu un
+tapis a terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec
+elegance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de
+serpents, les bras allonges, deroulaient leurs ceintures vivantes.
+Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait,
+grondait. Les imprecations des chameliers qui frappaient leurs betes,
+les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lepre et
+le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de
+l'Ecriture, les miaulements des femmes tombees en crise prophetique,
+les glapissements des mendiants qui repetaient d'antiques chansons de
+harem, le belement des moutons, le braiement des anes, les appels des
+marins aux passagers attardes, tous ces bruits confondus faisaient un
+vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des
+petits negrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes
+fraiches.
+
+Et tous ces etres divers s'etouffaient sous le ciel blanc, dans un air
+epais, charge du parfum des femmes, de l'odeur des negres, de la fumee
+des fritures et des vapeurs des gommes que les devotes achetaient a
+des bergers pour les bruler devant le saint.
+
+La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des
+lanternes, et ce n'etaient plus qu'ombres rouges et formes noires.
+Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le
+visage eclaire par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou
+enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia
+et puis se changea lui-meme en arbre. Il faisait de grands gestes, que
+son ombre repetait avec des deformations risibles, et l'auditoire
+emerveille poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les
+buveurs, couches sur des divans, demandaient de la biere et du vin.
+Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, representaient devant
+eux des scenes religieuses et lascives. A l'ecart, des jeunes hommes
+jouaient aux des ou a la mourre et des vieillards suivaient dans
+l'ombre les prostituees. Seule, au-dessus de ces formes agitees,
+s'elevait l'immuable colonne; la tete aux cornes de vache regardait
+dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et
+la terre. Tout a coup la lune se leve sur le Nil, semblable a l'epaule
+nue d'une deesse. Les collines ruissellent de lumiere et d'azur, et
+Paphnuce croit voir la chair de Thais etinceler dans les lueurs des
+eaux, parmi les saphirs de la nuit.
+
+Les jours s'ecoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand
+vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant a travers les fentes
+de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent
+incapables de mouvement. Brulee par le soleil, rougie par la rosee, sa
+peau se fendait; de larges ulceres devoraient ses bras et ses jambes.
+Mais le desir de Thais le consumait interieurement et il criait:
+
+--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des
+pensees immondes! Encore de monstrueux desirs! Seigneur, fais passer
+en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est
+faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les peches du monde,
+comme je l'ai entendu dire a certain forgeron d'impostures, cette
+fable contient pourtant un sens cache dont je reconnais aujourd'hui
+l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent
+dans l'ame des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les
+ames des justes sont-elles souillees de plus de fange que n'en contint
+jamais l'ame d'un pecheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu,
+d'avoir fait de moi l'egout de l'univers.
+
+Mais voici qu'une grande rumeur s'eleva un jour dans la ville sainte
+et monta jusqu'aux oreilles de l'ascete: un tres grand personnage, un
+homme des plus illustres, le prefet de la flotte d'Alexandrie, Lucius
+Aurelius Cotta va venir, il vient, il approche!
+
+La nouvelle etait vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les
+canaux et la navigation du Nil, avait temoigne a plusieurs reprises le
+desir de voir le stylite et la nouvelle ville, a laquelle on donnait
+le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve
+tout couvert de voiles. A bord d'une galere doree et tendue de
+pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied a terre et
+s'avanca accompagne d'un secretaire, qui portait ses tablettes, et
+d'Aristee, son medecin, avec qui il aimait a converser.
+
+Une suite nombreuse marchait derriere lui et la berge se remplissait
+de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne,
+il s'arreta et se mit a examiner le stylite en s'epongeant le front
+avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait
+beaucoup observe dans ses longs voyages. Il aimait a se souvenir et
+meditait d'ecrire, apres l'histoire punique, un livre des choses
+singulieres qu'il avait vues. Il semblait s'interesser beaucoup au
+spectacle qui s'offrait a lui.
+
+--Voila qui est etrange! disait-il tout suant et soufflant. Et,
+circonstance digne d'etre rapportee, cet homme est mon hote. Oui, ce
+moine vint souper chez moi l'an passe; apres quoi il enleva une
+comedienne.
+
+Et, se tournant vers son secretaire:
+
+--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la
+colonne, sans oublier la forme du chapiteau.
+
+Puis, s'epongeant le front de nouveau:
+
+--Des personnes dignes de foi m'ont assure, que depuis un an qu'il est
+monte sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quittee un moment.
+Aristee, cela est-il possible?
+
+--Cela est possible a un fou et a un malade, repondit Aristee, et ce
+serait impossible a un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu
+pas, Lucius, que parfois les maladies de l'ame et du corps
+communiquent a ceux qui en sont affliges des pouvoirs que ne possedent
+pas les hommes bien portants. Et, a vrai dire, il n'y a reellement ni
+bonne ni mauvaise sante. Il y a seulement des etats differents des
+organes. A force d'etudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis
+arrive a les considerer comme les formes necessaires de la vie. Je
+prends plus de plaisir a les etudier qu'a les combattre. Il y en a
+qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un
+desordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle
+chose qu'une fievre quarte! Parfois certaines affections du corps
+determinent une exaltation subite des facultes de l'esprit. Tu connais
+Creon. Enfant, il etait begue et stupide. Mais s'etant fendu le crane
+en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu
+sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe cache.
+D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te
+semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent
+garder une entiere immobilite, non point seulement le long d'une
+annee, mais durant vingt, trente et quarante ans.
+
+--Par Jupiter! s'ecria Cotta, voila une grande aberration! Car l'homme
+est ne pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il
+est commis au prejudice de l'Etat. Je ne sais trop a quelle croyance
+rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la
+rattacher a certains cultes asiatiques. Du temps que j'etais
+gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus eriges sur les propylees de
+la ville d'Hera. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant
+sept jours. Le peuple est persuade que cet homme, conversant avec les
+dieux, obtient de leur providence la prosperite de la Syrie. Cette
+coutume me parut denuee de raison; toutefois, je ne fis rien pour la
+detruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir
+les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il
+n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir
+est de donner satisfaction a celles qui existent et qui, bonnes ou
+mauvaises, ont ete determinees par le genie des temps, des lieux et
+des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre
+revolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est
+justement deteste. D'ailleurs, comment s'elever au-dessus des
+superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolerant?
+Aristee, je suis d'avis qu'on laisse ce nephelococcygien en paix dans
+les airs, expose seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en
+le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me
+rendant compte de ses pensees et de ses croyances.
+
+Il souffla, toussa, posa la main sur l'epaule de son secretaire:
+
+--Enfant, note que dans certaines sectes chretiennes, il est
+recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes.
+Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinites
+genesiques. Mais, a cet egard, nous devons l'interroger lui-meme.
+
+Puis, levant la tete et portant sa main sur ses yeux pour n'etre point
+aveugle par le soleil, il enfla sa voix:
+
+--Hola! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hote, reponds-moi.
+Que fais-tu la-haut? Pourquoi y es-tu monte et pourquoi y demeures-tu?
+Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique?
+
+Paphnuce, considerant que Cotta etait idolatre, ne daigna pas lui
+faire de reponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit:
+
+--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les peches du monde et
+guerit les maladies.
+
+--Par Jupiter! tu l'entends, Aristee, s'ecria Cotta. Le
+nephelococcygien exerce, comme toi, la medecine! Que dis-tu d'un
+confrere si eleve?
+
+Aristee secoua la tete:
+
+--Il est possible qu'il guerisse mieux que je ne fais moi-meme
+certaines maladies, telles, par exemple, que l'epilepsie, nommee
+vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient egalement
+divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal
+est en partie dans l'imagination et tu reconnaitras, Lucius, que ce
+moine ainsi juche sur cette tete de deesse frappe l'imagination des
+malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbe dans mon
+officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces,
+Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science.
+
+--Lesquelles? demanda Cotta.
+
+--L'ignorance et la folie, repondit Aristee.
+
+--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en
+ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un ecrivain habile
+raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares
+ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave
+et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou
+plutot, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes a
+Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi.
+
+Ces paroles, entendues par les assistants, passerent de bouche en
+bouche et, publiees par les fideles, ajouterent une incomparable
+splendeur a la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les
+ornerent et les transformerent, et l'on contait que le saint, du haut
+de sa stele, avait converti le prefet de la flotte a la foi des
+apotres et des peres de Nicee. Les croyants donnaient aux dernieres
+paroles de Lucius Aurelius Cotta un sens figure; dans leur bouche le
+souper auquel ce personnage avait convie l'ascete devenait une sainte
+communion, des agapes spirituelles, un banquet celeste. On
+enrichissait le recit de cette rencontre de circonstances
+merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les
+premiers. On disait qu'au moment ou Cotta, apres une longue dispute,
+avait confesse la verite, un ange etait venu du ciel essuyer la sueur
+de son front. On ajoutait que le medecin et le secretaire du prefet de
+la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle etant
+notoire, les diacres des principales eglises de Lybie en redigerent
+les actes authentiques. On peut dire sans exageration que, des lors,
+le monde entier fut saisi du desir de voir Paphnuce, et qu'en Occident
+comme en Orient, tous les chretiens tournaient vers lui leurs regards
+eblouis. Les plus illustres cites d'Italie lui envoyerent des
+ambassadeurs, et le cesar de Rome, le divin Constant, qui soutenait
+l'orthodoxie chretienne, lui ecrivit une lettre que des legats lui
+remirent avec un grand ceremonial. Or, une nuit, tandis que la ville
+eclose a ses pieds dormait dans la rosee, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole.
+Dieu t'a suscite pour sa gloire. Il t'a choisi pour operer des
+miracles, guerir les malades, convertir les paiens, eclairer les
+pecheurs, confondre les ariens et retablir la paix de l'Eglise.
+
+Paphnuce repondit:
+
+--Que la volonte de Dieu soit faite!
+
+La voix reprit:
+
+--Leve-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance,
+qui, loin d'imiter la sagesse de son frere Constant, favorise l'erreur
+d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi
+et tes sandales resonneront sur le pave d'or des basiliques, devant le
+trone des Cesars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de
+Constantin. Tu regneras sur l'Eglise pacifiee et puissante; et, de
+meme que l'ame conduit le corps, l'Eglise gouvernera l'empire. Tu
+seras place au-dessus des senateurs, des comtes et des patrices. Tu
+feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux
+Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera
+l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au
+patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire,
+le baisera comme la relique d'un saint. Va!
+
+Paphnuce repondit:
+
+--Que la volonte de Dieu soit accomplie!
+
+Et, faisant effort pour se mettre debout, il se preparait a descendre.
+Mais la voix, devinant sa pensee, lui dit:
+
+--Surtout, ne descends point par cette echelle. Ce serait agir comme
+un homme ordinaire et meconnaitre les dons qui sont en toi. Mesure
+mieux ta puissance, angelique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es
+doit voler dans les airs. Saute; les anges sont la pour te soutenir.
+Saute donc!
+
+Paphnuce repondit:
+
+--Que la volonte de Dieu regne sur la terre et dans les cieux!
+
+Balancant ses longs bras etendus comme les ailes depenaillees d'un
+grand oiseau malade, il allait s'elancer, quand tout a coup un
+ricanement hideux resonna a son oreille. Epouvante, il demanda:
+
+--Qui donc rit ainsi?
+
+--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au debut de notre
+amitie; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Tres cher,
+c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te temoigner toute ma
+satisfaction de la docilite avec laquelle tu accomplis mes desirs.
+Paphnuce, je suis content de toi!
+
+Paphnuce murmura d'une voix etranglee par la peur:
+
+--Arriere, arriere! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jesus sur
+le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde.
+
+Il retomba consterne sur la pierre.
+
+--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tot? songeait-il. Plus miserable
+que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui esperent en moi,
+j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus deprave que les
+maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne
+distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu
+jusqu'au discernement du nouveau-ne qui pleure quand on le tire du
+sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maitre, de la
+plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables.
+Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce
+faite, la luxure et l'orgueil y montaient a mon cote. Ce n'est pas la
+grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne
+en subit de pareilles; et je veux bien que leurs epees transpercent ma
+chair sous le regard des anges. J'en suis arrive meme a cherir mes
+tortures, mais Dieu se tait et son silence m'etonne. Il me quitte, moi
+qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence.
+Il me fuit. Je veux courir apres lui. Cette pierre me brule les pieds.
+Vite, partons, rattrapons Dieu.
+
+Aussitot il saisit l'echelle qui demeurait appuyee a la colonne, y
+posa les pieds et, ayant franchi un echelon, il se trouva face a face
+avec la tete de la bete: elle souriait etrangement. Il lui fut certain
+alors que ce qu'il avait pris pour le siege de son repos et de sa
+gloire n'etait que l'instrument diabolique de son trouble et de sa
+damnation. Il descendit a la hate tous les degres et toucha le sol.
+Ses pieds avaient oublie la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur
+lui l'ombre de la colonne maudite, il les forcait a courir. Tout
+dormait. Il traversa sans etre vu la grande place entouree de
+cabarets, d'hotelleries et de caravanserails et se jeta dans une
+ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le
+poursuivait en aboyant, ne s'arreta qu'aux premiers sables du desert.
+Et Paphnuce s'en alla par la contree ou il n'y a de route que la piste
+des betes sauvages. Laissant derriere lui les cabanes abandonnees par
+les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa
+fuite desolee.
+
+Enfin, pres d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant
+pas encore si Dieu etait loin, il decouvrit une ville muette qui
+s'etendait a droite et a gauche et s'allait perdre dans la pourpre de
+l'horizon. Les demeures, largement isolees et pareilles les unes aux
+autres, ressemblaient a des pyramides coupees a la moitie de leur
+hauteur. C'etaient des tombeaux. Les portes en etaient brisees et l'on
+voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hyenes et des loups
+qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le
+seuil, depouilles par les brigands et ronges par les betes. Ayant
+traverse cette ville funebre, Paphnuce tomba extenue devant un tombeau
+qui s'elevait a l'ecart pres d'une source couronnee de palmiers. Ce
+tombeau etait tres orne et, comme il n'avait plus de porte, on
+apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des
+serpents.
+
+--Voila, soupira-t-il, ma demeure d'election, le tabernacle de mon
+repentir et de ma penitence.
+
+Il s'y traina, chassa du pied les reptiles et demeura prosterne sur la
+dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla a la
+fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes
+et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce
+genre de vie etait bon, il en fit la regle de son existence. Depuis le
+matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre.
+
+Or, un jour qu'il etait ainsi prosterne, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Regarde ces images afin de t'instruire.
+
+Alors, levant la tete, il vit sur les parois de la chambre des
+peintures qui representaient des scenes riantes et familieres. C'etait
+un ouvrage tres ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y
+remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs
+joues etaient toutes gonflees; d'autres plumaient des oies ou
+faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin
+un chasseur rapportait sur ses epaules une gazelle percee de fleches.
+La, des paysans s'occupaient aux semailles, a la moisson, a la
+recolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flutes
+et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus
+brillait dans ses cheveux noirs, finement nattes. Sa robe transparente
+laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche
+etaient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourne
+de profil. Et cette figure etait exquise. Paphnuce l'ayant consideree
+baissa les yeux et repondit a la voix:
+
+--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles
+representent les journees terrestres de l'idolatre dont le corps
+repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de
+basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgre leurs
+vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanite!...
+
+--Il est mort, mais il a vecu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et
+tu n'auras pas vecu.
+
+A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix
+lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues
+paupieres, le regardait fixement. A son tour elle parla:
+
+--Vois: je suis mysterieuse et belle. Aime-moi; epuise dans mes bras
+l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux
+m'echapper: je suis la beaute de la femme. Ou penses-tu me fuir,
+insense? Tu retrouveras mon image dans l'eclat des fleurs et dans la
+grace des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des
+gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles
+clartes de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en
+toi-meme. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entoure de
+bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a pressee sur son coeur. Il
+y a mille ans qu'il a recu le dernier baiser de ma bouche, et son
+sommeil en est encore parfume. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment
+ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de
+Thais. Tu es un moine instruit et tres avance dans la connaissance des
+choses. Tu as voyage, et c'est en voyage qu'on apprend le plus.
+Souvent une journee qu'on passe dehors apporte plus de nouveautes que
+dix annees pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans
+avoir entendu dire que Thais a vecu jadis dans Sparte sous le nom
+d'Helene. Elle eut dans Thebes Hecatompyle une autre existence. Et
+Thais de Thebes, c'etait moi. Comment ne l'as-tu pas devine? J'ai
+pris, vivante, ma large part des peches du monde, et maintenant
+reduite ici a l'etat d'ombre, je suis encore tres capable de prendre
+tes peches, moine bien-aime. D'ou vient ta surprise? Il etait pourtant
+certain que partout ou tu irais, tu retrouverais Thais.
+
+Il se frappait le front contre la dalle et criait d'epouvante. Et
+chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et
+parlait d'une voix claire, melee de souffles frais. Et, comme le saint
+homme resistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci:
+
+--Aime-moi; cede, ami. Tant que tu me resisteras, je te tourmenterai.
+Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai,
+s'il le faut, que tu sois mort. Etant magicienne, je saurai faire
+entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et
+qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demande en vain. Et songe,
+Paphnuce, a l'etrangete de ta situation, quand ton ame bienheureuse
+verra du haut du ciel son propre corps se livrer au peche. Dieu, qui a
+promis de te rendre ce corps apres le jugement dernier et la
+consommation des siecles, sera lui-meme fort embarrasse! Comment
+pourra-t-il installer dans la gloire celeste une forme humaine habitee
+par un diable et gardee par une sorciere? Tu n'as pas songe a cette
+difficulte. Dieu non plus, peut-etre. Entre nous, il n'est pas bien
+subtil. La plus simple magicienne le trompe aisement, et s'il n'avait
+ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui
+tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux
+serpent, son adversaire. Celui-la est un merveilleux artiste. Je ne
+suis si belle que parce qu'il a travaille a ma parure. C'est lui qui
+m'a enseigne a natter mes cheveux et a me faire des doigts de rose et
+des ongles d'agate. Tu l'as trop meconnu. Quand tu es venu te loger
+dans ce tombeau, tu as chasse du pied les serpents qui y habitaient,
+sans t'inquieter de savoir s'ils etaient de sa famille, et tu as
+ecrase leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis
+une mechante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il
+etait musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voila brouille avec la
+science et la beaute; tu es tout a fait miserable, et Iaveh ne vient
+point a ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. Etant aussi
+grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par
+impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la creation serait
+bousculee. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.
+
+Paphnuce n'ignorait pas les prodiges operes par les arts magiques. Il
+songeait dans sa grande inquietude:
+
+--Peut-etre le mort enseveli a mes pieds sait-il les paroles ecrites
+dans ce livre mysterieux, qui demeure cache non loin d'ici au fond
+d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant
+la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumiere du soleil et
+le sourire des femmes.
+
+Sa peur etait que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre,
+comme de leur vivant, et qu'il les vit s'unir. Parfois, il croyait
+entendre le souffle leger des baisers.
+
+Tout lui etait trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il
+craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se
+tenait prosterne selon sa coutume, une voix inconnue lui dit:
+
+--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si
+je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'epouvante. Il y a des
+hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des
+hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des
+hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent males. Il y a
+des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des
+hommes sans tete, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine.
+De bonne foi, crois-tu que Jesus-Christ soit mort pour le salut de ces
+hommes?
+
+Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumiere une
+large chaussee, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussee,
+Aristobule et Chereas passaient au galop de leurs chevaux syriens et
+l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes
+hommes. Sous un portique Callicrate declamait des vers; l'orgueil
+satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le
+jardin, Zenothemis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent
+aux ailes d'azur. Vetu de blanc et coiffe d'une mitre etincelante,
+Hermodore meditait sous un persea sacre, qui portait, en guise de
+fleurs, de petites tetes au pur profil, coiffees, comme les deesses
+des Egyptiens, de vautours, d'eperviers ou du disque brillant de la
+lune; tandis qu'a l'ecart au bord d'une fontaine, Nicias etudiait sur
+une sphere armillaire le mouvement harmonieux des astres.
+
+Puis une femme voilee s'approcha du moine tenant a la main un rameau
+de myrte. Et elle lui dit:
+
+--Regarde. Les uns cherchent la beaute eternelle et ils mettent
+l'infini dans leur vie ephemere. Les autres vivent sans grande pensee.
+Mais par cela seul qu'ils cedent a la belle nature, ils sont heureux
+et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire a
+l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu.
+Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est
+permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu
+serais!
+
+Et la vision s'evanouit.
+
+C'est ainsi que Paphnuce etait tente sans treve dans son corps et dans
+son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude
+de ce tombeau etait plus peuplee qu'un carrefour de grande ville. Les
+demons y poussaient de grands eclats de rire, et des millions de
+larves, d'empuses, de lemures y accomplissaient le simulacre de tous
+les travaux de la vie. Le soir, quand il allait a la fontaine, des
+satyres meles a des faunesses dansaient autour de lui et
+l'entrainaient dans leurs rondes lascives. Les demons ne le
+craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscenes
+et de coups. Un jour un diable, qui n'etait pas plus haut que le bras,
+lui vola la corde dont il se ceignait les reins.
+
+Il songeait:
+
+--Pensee, ou m'as-tu conduit?
+
+Et il resolut de travailler de ses mains afin de procurer a son esprit
+le repos dont il avait besoin. Pres de la fontaine, des bananiers aux
+larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des
+tiges qu'il porta dans le tombeau. La, il les broya sous une pierre et
+les reduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux
+cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle
+qu'un diable lui avait volee. Les demons en eprouverent quelque
+contrariete: ils cesserent leur vacarme et la joueuse de cinnor
+elle-meme, renoncant a la magie, resta tranquille sur la paroi peinte.
+Paphnuce, tout en ecrasant les tiges des bananiers, rassurait son
+courage et sa foi.
+
+--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant
+a l'ame, elle a garde l'esperance. En vain les diables, en vain cette
+damnee voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur
+repondrai par la bouche de l'apotre Jean: "Au commencement etait le
+Verbe et le Verbe etait Dieu." C'est ce que je crois fermement, et si
+ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et,
+pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le
+croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la
+vie, et c'est la foi seule qui sauve.
+
+Il exposait au soleil et a la rosee les fibres detachees, et chaque
+matin, il prenait soin de les retourner pour les empecher de pourrir,
+et il se rejouissait de sentir renaitre en lui la simplicite de
+l'enfance. Quand il eut tisse sa corde, il coupa des roseaux pour en
+faire des nattes et des corbeilles. La chambre sepulcrale ressemblait
+a l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisement du travail a
+la priere. Pourtant Dieu ne lui etait pas favorable, car une nuit il
+fut reveille par une voix qui le glaca d'horreur; il avait devine que
+c'etait celle du mort.
+
+La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement leger:
+
+--Helene! Helene! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme,
+dont la bouche effleurait l'oreille du moine, repondit:
+
+--Ami, je ne puis me lever: un homme est couche sur moi.
+
+Tout a coup, Paphnuce s'apercut que sa joue reposait sur le sein d'une
+femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, degagee a demi, soulevait
+sa poitrine. Alors il etreignit desesperement cette fleur de chair
+tiede et parfumee et, consume du desir de la damnation, il cria:
+
+--Reste, reste, mon ciel!
+
+Mais elle etait deja debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons
+de la lune argentaient son sourire.
+
+--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit a un
+amoureux doue d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as peche. Que
+te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle.
+
+Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une
+priere plus douce qu'une plainte:
+
+--Jesus, mon Jesus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger ou je
+suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton pere ne m'aime
+plus, puisqu'il ne m'ecoute pas, songe que je n'ai que toi. De lui a
+moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me
+plaindre. Mais toi, tu es ne d'une femme et c'est pourquoi j'espere en
+toi. Souviens-toi que tu as ete homme. Je t'implore, non parce que tu
+es Dieu de Dieu, lumiere de lumiere, Dieu vrai du Dieu vrai, mais
+parce que tu vecus pauvre et faible, sur cette terre ou je souffre,
+parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie
+glaca ton front. C'est ton humanite que je prie, mon Jesus, mon frere
+Jesus!
+
+Apres qu'il eut prie ainsi, en se tordant les mains, un formidable
+eclat de rire ebranla les murs du tombeau, et la voix qui avait
+resonne sur le faite de la colonne dit en ricanant:
+
+--Voila une oraison digne du breviaire de Marcus l'heretique. Paphnuce
+est arien! Paphnuce est arien!
+
+Comme frappe de la foudre le moine tomba inanime.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revetus
+de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et
+recitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des
+palmes.
+
+--Comme nous traversions le desert, dit l'un d'eux, nous avons entendu
+des cris dans ce tombeau et, etant entres, nous t'avons vu gisant
+inerte sur la dalle. Sans doute des demons t'avaient terrasse et ils
+se sont enfuis a notre approche.
+
+Paphnuce, soulevant la tete, demanda d'une voix faible:
+
+--Mes freres, qui etes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans
+vos mains? N'est-point en vue de ma sepulture?
+
+Il lui fut repondu:
+
+--Frere, ne sais-tu pas que notre pere Antoine, age de cent cinq ans,
+et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin ou il s'etait
+retire et vient benir les innombrables enfants de son ame. Nous nous
+rendons avec des palmes au-devant de notre pere spirituel. Mais toi,
+frere, comment ignores-tu un si grand evenement? Est-il possible qu'un
+ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau.
+
+--Helas! repondit Paphnuce, je ne merite pas une telle grace, et les
+seuls hotes de cette demeure sont des demons et des vampires. Priez
+pour moi! Je suis Paphnuce, abbe d'Antinoe, le plus miserable des
+serviteurs de Dieu.
+
+Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des
+louanges. Celui qui avait deja pris la parole s'ecria avec admiration:
+
+--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, celebre par de tels
+travaux qu'on doute s'il n'egalera pas un jour le grand Antoine
+lui-meme. Tres venerable, c'est toi qui as converti a Dieu la
+courtisane Thais et qui, eleve sur une haute colonne, as ete ravi par
+les Seraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stele,
+virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient
+d'une blanche nuee, et ta droite etendue benissait les demeures des
+hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long
+gemissement monta vers la stele decouronnee. Mais Flavien, ton
+disciple, publia le miracle et prit a ta place le gouvernement des
+moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le
+sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en reve emporte par
+des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait
+pu echappera la mort. Je suis Zozime, abbe de ces solitaires que tu
+vois prosternes a tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi,
+afin que tu benisses le pere avec les enfants. Puis, tu nous conteras
+les merveilles que Dieu a daigne accomplir par ton entremise.
+
+--Loin de m'avoir favorise comme tu crois, repondit Paphnuce, le
+Seigneur m'a eprouve par d'effroyables tentations. Je n'ai point ete
+ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est elevee a mes yeux
+et elle a marche devant moi. J'ai vecu dans un songe. Hors de Dieu
+tout est reve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu
+d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'armee de l'erreur
+etait innombrable. Elle me poursuit et je suis environne d'epees.
+
+Zozime repondit:
+
+--Venerable pere, il faut considerer que les saints et specialement
+les saints solitaires subissent de terribles epreuves. Si tu n'as pas
+ete porte au ciel dans les bras des seraphins, il est certain que le
+Seigneur a accorde cette grace a ton image, puisque Flavien, les
+moines et le peuple ont ete temoins de ton ravissement.
+
+Cependant Paphnuce resolut d'aller recevoir la benediction d'Antoine.
+
+--Frere Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons
+au-devant de notre pere.
+
+--Allons! repliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui
+sont les soldats par excellence. Toi et moi, etant abbes, nous
+marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes.
+
+Ils se mirent en marche et Paphnuce disait:
+
+--Dieu est l'unite, car il est la verite qui est une. Le monde est
+divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se detourner de tous les
+spectacles de la nature, meme des plus innocents en apparence. Leur
+diversite qui les rend agreables est le signe qu'ils sont mauvais.
+C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux
+dormantes sans que mon ame se voile de melancolie. Tout ce que
+percoivent les sens est detestable. Le moindre grain de sable apporte
+un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le compose de
+toutes les tentations eparses dans l'air leger, sur la terre fleurie,
+dans les eaux claires. Heureux celui dont l'ame est un vase scelle!
+Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend
+rien du monde afin de comprendre Dieu!
+
+Zozime, ayant medite ces paroles, y repondit de la sorte:
+
+--Pere venerable, il convient que je t'avoue mes peches, puisque tu
+m'as montre ton ame. Ainsi nous nous confesserons l'un a l'autre,
+selon l'usage apostolique. Avant que d'etre moine, j'ai mene dans le
+siecle une vie abominable. A Madaura, ville celebre par ses
+courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je
+soupais en compagnie de jeunes debauches et de joueuses de flute, et
+je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que
+toi n'imaginerait jamais jusqu'ou m'emportait la fureur de mes desirs.
+Il me suffira de te dire qu'elle n'epargnait ni les matrones ni les
+religieuses et se repandait en adulteres et en sacrileges. J'excitais
+par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le
+plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'etais chretien et je gardais,
+dans mes egarements, ma foi en Jesus crucifie. Ayant devore mes biens
+en debauches, je ressentais deja les premieres atteintes de la
+pauvrete, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir
+deperir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le
+soutenaient plus; ses mains inquietes refusaient de le servir; ses
+yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que
+d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps,
+sommeillait. Car pour le chatier d'avoir vecu comme les betes, Dieu
+l'avait change en bete. La perte de mes biens m'avait deja inspire des
+reflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus precieux
+encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le
+monde et me retirai dans le desert. J'y goute depuis vingt ans une
+paix que rien n'a troublee. J'exerce avec mes moines les professions
+de tisserand, d'architecte, de charpentier et meme de scribe, quoique,
+a vrai dire, j'aie peu de gout pour l'ecriture, ayant toujours a la
+pensee prefere l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits
+sont sans reves, et j'estime que la grace du Seigneur est en moi parce
+qu'au milieu des peches les plus horribles j'ai toujours garde
+l'esperance.
+
+En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura:
+
+--Seigneur, cet homme souille de tant de crimes, cet adultere, ce
+sacrilege, tu le regardes avec douceur, et tu te detournes de moi, qui
+ai toujours observe tes commandements! Que ta justice est obscure, o
+mon Dieu! et que tes voies sont impenetrables!
+
+Zozime etendit les bras:
+
+--Regarde, pere venerable: on dirait des deux cotes de l'horizon, des
+files noires de fourmis emigrantes. Ce sont nos freres qui vont, comme
+nous, au-devant d'Antoine.
+
+Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils decouvrirent un
+spectacle magnifique. L'armee des religieux s'etendait sur trois rangs
+en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du
+desert, la crosse a la main, et leurs barbes pendaient jusqu'a terre.
+Les moines, gouvernes par les abbes Ephrem et Serapion, ainsi que tous
+les cenobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derriere eux
+apparaissaient les ascetes venus des rochers lointains. Les uns
+portaient sur leurs corps noircis et desseches d'informes lambeaux,
+d'autres n'avaient pour vetements que des roseaux lies en botte avec
+des viornes. Plusieurs etaient nus, mais Dieu les avait couverts d'un
+poil epais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous a la main une
+palme verte; l'on eut dit un arc-en-ciel d'emeraude et ils etaient
+comparables aux choeurs des elus, aux murailles vivantes de la cite de
+Dieu.
+
+Il regnait dans l'assemblee un ordre si parfait que Paphnuce trouva
+sans peine les moines de son obeissance. Il se placa pres d'eux, apres
+avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer
+inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout a coup s'eleva
+une immense clameur:
+
+--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voila le grand saint!
+voila celui contre lequel l'enfer n'a point prevalu, le bien-aime de
+Dieu! Notre pere Antoine!
+
+Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternerent dans
+le sable.
+
+Du faite d'une colline, dans l'immensite deserte, Antoine s'avancait
+soutenu par ses disciplines bien-aimes, Macaire et Amathas. Il
+marchait a pas lents, mais sa taille etait droite encore et l'on
+sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche
+s'etalait sur sa large poitrine, son crane poli jetait des rayons de
+lumiere comme le front de Moise. Ses yeux avaient le regard de
+l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il
+leva, pour benir son peuple, ses bras fatigues par un siecle de
+travaux inouis, et sa voix jeta ses derniers eclats dans cette parole
+d'amour:
+
+--Que tes pavillons sont beaux, o Jacob! Que tes tentes sont aimables,
+o Israel!
+
+Aussitot, d'un bout a l'autre de la muraille animee, retentit comme un
+grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui
+craint le Seigneur_.
+
+Cependant, accompagne de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les
+rangs des anciens, des anachoretes et des cenobites. Ce voyant, qui
+avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher,
+avait gouverne l'Eglise chretienne, ce saint qui avait soutenu la foi
+des martyrs aux jours de l'epreuve supreme, ce docteur dont
+l'eloquence avait foudroye l'heresie, parlait tendrement a chacun de
+ses fils et leur faisait des adieux familiers, a la veille de sa mort
+bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise.
+
+Il disait aux abbes Ephrem et Serapion:
+
+--Vous commandez de nombreuses armees et vous etes tous deux
+d'illustres strateges. Aussi serez-vous revetus dans le ciel d'une
+armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques
+de ses milices.
+
+Apercevant le vieillard Palemon, il l'embrassa et dit:
+
+--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son ame repand un
+parfum aussi suave que la fleur des feves qu'il seme chaque annee.
+
+A l'abbe Zozime il parla de la sorte:
+
+--Tu n'as pas desespere de la bonte divine, c'est pourquoi la paix du
+Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta
+corruption.
+
+Il tenait a tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il
+disait:
+
+--L'apotre a vu autour du trone de Dieu vingt-quatre vieillards assis,
+vetus de robes blanches et la tete couronnee.
+
+Aux jeunes hommes:
+
+--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.
+
+C'est ainsi que, parcourant le front de son armee filiale, il semait
+les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba a genoux,
+dechire entre la crainte et l'esperance.
+
+--Mon pere, mon pere, cria-t-il dans son angoisse, mon pere! viens a
+mon secours, car je peris. J'ai donne a Dieu l'ame de Thais, j'ai
+habite le faite d'une colonne et la chambre d'un sepulcre. Mon front,
+sans cesse prosterne, est devenu calleux comme le genou d'un chameau.
+Et pourtant Dieu s'est retire de moi. Benis-moi, mon pere, et je serai
+sauve; secoue l'hysope et je serai lave et je brillerai comme la
+neige.
+
+Antoine ne repondait point. Il promenait sur ceux d'Antinoe ce regard
+dont nul ne pouvait soutenir l'eclat. Ayant arrete sa vue sur Paul,
+qu'on nommait le Simple, il le considera longtemps puis il lui fit
+signe d'approcher. Comme ils s'etonnaient tous que le saint s'adressat
+a un homme prive de sens, Antoine dit:
+
+--Dieu a accorde a celui-ci plus de graces qu'a aucun de vous. Leve
+les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.
+
+Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se
+delia.
+
+--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orne de tentures de pourpre et
+d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune
+ame n'en approche, sinon l'elue a qui le lit est destine.
+
+Croyant que ce lit etait le symbole de sa glorification, Paphnuce
+rendait deja graces a Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et
+d'ecouter le Simple qui murmurait dans l'extase:
+
+--Les trois vierges me parlent; elles me disent: "Une sainte est pres
+de quitter la terre; Thais d'Alexandrie va mourir. Et nous avons
+dresse le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la
+Crainte et l'Amour."
+
+Antoine demanda:
+
+--Doux enfant, que vois-tu encore?
+
+Paul promena vainement ses regards du zenith au nadir, du couchant au
+levant, quand tout a coup ses yeux rencontrerent l'abbe d'Antinoe. Une
+sainte epouvante palit son visage, et ses prunelles refleterent des
+flammes invisibles.
+
+--Je vois, murmura-t-il, trois demons qui, pleins de joie, s'appretent
+a saisir cet homme. Ils sont a la semblance d'une tour, d'une femme et
+d'un mage. Tous trois portent leur nom marque au fer rouge; le premier
+sur le front, le second sur le ventre, le troisieme sur la poitrine,
+et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu.
+
+Ayant ainsi parle, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra
+dans sa simplicite.
+
+Et comme les moines d'Antinoe regardaient Antoine avec inquietude, le
+saint prononca ces seuls mots:
+
+--Dieu a fait connaitre son jugement equitable. Nous devons l'adorer
+et nous taire.
+
+Il passa. Il allait benissant. Le soleil, descendu a l'horizon,
+l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, demesurement grandie par une
+faveur du ciel, se deroulait derriere lui comme un tapis sans fin, en
+signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les
+hommes.
+
+Debout mais foudroye, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette
+parole unique emplissait ses oreilles: "Thais va mourir!" Une telle
+pensee ne lui etait jamais venue. Vingt ans, il avait contemple une
+tete de momie et voici que l'idee que la mort eteindrait les yeux de
+Thais l'etonnait desesperement.
+
+"Thais va mourir!" Parole incomprehensible! "Thais va mourir!" En ces
+trois mots, quel sens terrible et nouveau! "Thais va mourir!" Alors
+pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la creation?
+"Thais va mourir!" A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. "La
+revoir, la voir encore!" Il se mit a courir. Il ne savait ou il etait,
+ni ou il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entiere
+certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les
+hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montee par des
+Nubiens et la, couche a l'avant, les yeux devorant l'espace, il cria,
+de douleur et de rage:
+
+--Fou, fou que j'etais de n'avoir pas possede Thais quand il en etait
+temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose
+qu'elle! O demence! J'ai songe a Dieu, au salut de mon ame, a la vie
+eternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a
+vu Thais. Comment n'ai-je pas senti que l'eternite bienheureuse etait
+dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas
+de sens et n'est qu'un mauvais reve? O stupide! tu l'as vue et tu as
+desire les biens de l'autre monde. O lache! tu l'as vue et tu as
+craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils a
+t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'eut donne? O
+lamentable insense, qui cherchais la bonte divine ailleurs que sur les
+levres de Thais! Quelle main etait sur tes yeux? Maudit soit Celui qui
+t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un
+moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras,
+petris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abime
+dans les enchantements indicibles de son sein devoile! Tu as ecoute la
+voix jalouse qui te disait: "Abstiens-toi." Dupe, dupe, triste dupe! O
+regrets! O remords! O desespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en
+enfer la memoire de l'heure inoubliable et de crier a Dieu: "Brule ma
+chair, desseche tout le sang de mes veines, fais eclater mes os, tu ne
+m'oteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraichit par les
+siecles des siecles!... Thais va mourir! Dieu ridicule, si tu savais
+comme je me moque de ton enfer! Thais va mourir et elle ne sera jamais
+a moi, jamais, jamais!"
+
+Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des
+journees entieres couche sur le ventre, repetant:
+
+--Jamais! jamais! jamais!
+
+Puis, a l'idee qu'elle s'etait donnee et que ce n'etait pas a lui,
+qu'elle avait repandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y
+avait pas trempe ses levres, il se dressait debout, farouche, et
+hurlait de douleur. Il se dechirait la poitrine avec ses ongles et
+mordait la chair de ses bras. Il songeait:
+
+--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aimes.
+
+L'idee de ces meurtres l'emplissait d'une fureur delicieuse. Il
+meditait d'egorger Nicias lentement, a loisir, en le regardant
+jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout a coup. Il
+pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse
+inconnue amollissait son ame. Il lui prenait envie de se jeter au cou
+du compagnon de son enfance et de lui dire: "Nicias, je t'aime,
+puisque tu l'as aimee. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te
+disait." Et sans cesse le fer de cette parole lui percait le coeur:
+"Thais va mourir!"
+
+--Clartes du jour! ombres argentees de la nuit, astre, cieux, arbres
+aux cimes tremblantes, betes sauvages, animaux familiers, ames
+anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: "Thais va mourir!"
+Lumieres, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et
+pensees de l'univers! "Thais va mourir!..." Elle etait la beaute du
+monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grace.
+Ce vieillard et ces sages assis pres d'elle, au banquet d'Alexandrie,
+qu'ils etaient aimables! que leur parole etait harmonieuse! L'essaim
+des riantes apparences voltigeait sur leurs levres et la volupte
+parfumait toutes leurs pensees. Et parce que le souffle de Thais etait
+sur eux tout ce qu'ils disaient etait amour, beaute, verite. L'impiete
+charmante pretait sa grace a leurs discours. Ils exprimaient aisement
+la splendeur humaine. Helas! et tout cela n'est plus qu'un songe.
+Thais va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais
+peux-tu seulement mourir, embryon desseche, foetus macere dans le fiel
+et les pleurs arides? Avorton miserable, penses-tu gouter la mort, toi
+qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne!
+Je l'espere, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi
+dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache a la face. Il faut
+bien que je trouve un enfer eternel, afin d'y exhaler l'eternite de
+rage qui est en moi.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Des l'aube, Albine recut l'abbe d'Antinoe au seuil des Cellules.
+
+--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, venerable pere, car
+sans doute tu viens benir la sainte que tu nous avais donnee. Tu sais
+que Dieu, dans sa clemence, l'appelle a lui; et comment ne saurais-tu
+pas une nouvelle que les anges ont portee de desert en desert? Il est
+vrai. Thais touche a sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis,
+et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue
+parmi nous. Apres ton depart, comme elle etait enfermee dans la
+cellule marquee de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une
+flute semblable a celles dont jouent aux festins les filles de sa
+profession. Ce que je faisais etait pour qu'elle ne tombat pas dans la
+melancolie et pour qu'elle n'eut pas moins de grace et de talent
+devant Dieu qu'elle n'en avait montre au regard des hommes. Je n'avais
+pas agi sans prudence; car Thais celebrait tout le jour sur la flute
+les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de
+cette flute invisible disaient: "Nous entendons le rossignol des
+bocages celestes, le cygne mourant de Jesus crucifie." C'est ainsi que
+Thais accomplissait sa penitence, quand, apres soixante jours, la
+porte que tu avais scellee s'ouvrit d'elle-meme et le sceau d'argile
+se rompit sans qu'aucune main humaine l'eut touche. A ce signe je
+reconnus que l'epreuve que tu avais imposee devait cesser et que Dieu
+pardonnait les peches de la joueuse de flute. Des lors, elle partagea
+la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les
+edifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle
+semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle etait
+triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle etait attachee
+a Dieu par la foi, l'esperance et l'amour, je ne craignis pas
+d'employer son art et meme sa beaute a l'edification de ses soeurs. Je
+l'invitais a representer devant nous les actions des femmes fortes et
+des vierges sages de l'Ecriture. Elle imitait Esther, Debora, Judith,
+Marie, soeur de Lazare, et Marie, mere de Jesus. Je sais, venerable
+pere, que ton austerite s'alarme a l'idee de ces spectacles. Mais tu
+aurais ete touche toi-meme, si tu l'avais vue, dans ces pieuses
+scenes, repandre des pleurs veritables et tendre au ciel ses bras
+comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour
+regle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne
+donnent pas les memes fleurs. Toutes les ames ne se sanctifient pas de
+la meme maniere. Il faut considerer aussi que Thais s'est donnee a
+Dieu quand elle etait belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est
+point unique, est du moins tres rare... Cette beaute, son vetement
+naturel, ne l'a pas encore quittee apres trois mois de la fievre dont
+elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse a voir
+le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, pres du puits,
+sous l'antique figuier, a l'ombre duquel les abbesses de ce couvent
+ont coutume de tenir leurs assemblees; tu l'y trouveras, pere
+venerable; mais hate-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire
+couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'edification
+du monde.
+
+Paphnuce suivit Albine dans la cour inondee de lumiere matinale. Le
+long des toits de brique des colombes formaient une file de perles.
+Sur un lit, a l'ombre du figuier, Thais reposait toute blanche, les
+bras en croix. Debout a ses cotes, des femmes voilees recitaient les
+prieres de l'agonie.
+
+--_Aie pitie de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuetude et efface
+mon iniquite selon la multitude de tes misericordes_!
+
+Il l'appela:
+
+--Thais!
+
+Elle souleva les paupieres et tourna du cote de la voix les globes
+blancs de ses yeux.
+
+Albine fit signe aux femmes voilees de s'eloigner de quelques pas.
+
+--Thais! repeta le moine.
+
+Elle souleva la tete; un souffle leger sortit de ses levres blanches:
+
+--C'est toi, mon pere?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et
+des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-la, mon pere, je suis
+nee a l'amour... a la vie.
+
+Elle se tut et laissa retomber sa tete.
+
+La mort etait sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front.
+Rompant le silence auguste, une tourterelle eleva sa voix plaintive.
+Puis les sanglots du moine se melerent a la psalmodie des vierges.
+
+--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes peches. Car je
+connais mon injustice et mon crime se leve sans cesse contre moi._
+
+Tout a coup Thais se dressa sur son lit. Ses yeux de violette
+s'ouvrirent tout grands; et, les regards envoles, les bras tendus vers
+les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et fraiche:
+
+--Les voila, les roses de l'eternel matin!
+
+Ses yeux brillaient; une legere ardeur colorait ses tempes. Elle
+revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouille,
+l'enlaca de ses bras noirs.
+
+--Ne meurs pas, criait-il d'une voix etrange qu'il ne reconnaissait
+pas lui-meme. Je t'aime, ne meurs pas! Ecoute, ma Thais. Je t'ai
+trompee, je n'etais qu'un fou miserable. Dieu, le ciel, tout cela
+n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des
+etres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop
+precieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin
+dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, o ma bien-aimee,
+et dis: "Je vivrai, je veux vivre." Thais, Thais, leve-toi!
+
+Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini.
+
+Elle murmura:
+
+--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophetes et les saints...
+le bon Theodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me
+sourit et m'appelle... Deux seraphins viennent a moi. Ils
+approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu.
+
+Elle poussa un soupir d'allegresse et sa tete retomba inerte sur
+l'oreiller. Thais etait morte. Paphnuce, dans une etreinte desesperee,
+la devorait de desir, de rage et d'amour.
+
+Albine lui cria:
+
+--Va-t'en, maudit!
+
+Et elle posa doucement ses doigts sur les paupieres de la morte.
+Paphnuce recula chancelant; les yeux brules de flammes et sentant la
+terre s'ouvrir sous ses pas.
+
+Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie:
+
+--_Beni soit le Seigneur, le dieu d'Israel_.
+
+Brusquement la voix s'arreta dans leur gorge. Elles avaient vu la face
+du moine et elles fuyaient d'epouvante en criant:
+
+--Un vampire! un vampire!
+
+Il etait devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il
+sentit sa laideur.
+
+
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS ***
+
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+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
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+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
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+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
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+and editing by those who wish to do so.
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+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
+indexes our cataloguers produce obviously take a while after an
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+
+Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90
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+Just search by the first five letters of the filename you want,
+as it appears in our Newsletters.
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+Information about Project Gutenberg (one page)
+
+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
+
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+
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+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
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+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
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+that have responded.
+
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+
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+
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+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
+donations from donors in these states who approach us with an offer to
+donate.
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+Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
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+
+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
+
diff --git a/old/7thai10.zip b/old/7thai10.zip
new file mode 100644
index 0000000..2f8a7fb
--- /dev/null
+++ b/old/7thai10.zip
Binary files differ
diff --git a/old/8thai10.txt b/old/8thai10.txt
new file mode 100644
index 0000000..46869de
--- /dev/null
+++ b/old/8thai10.txt
@@ -0,0 +1,6286 @@
+The Project Gutenberg EBook of Thais, by Anatole France
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
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+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Thais
+
+Author: Anatole France
+
+Release Date: August, 2004 [EBook #6377]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on December 3, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles Franks and the Online
+Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+ANATOLE FRANCE
+
+THAS
+
+
+
+
+TABLE
+
+ I. LE LOTUS
+ II. LE PAPYRUS
+ III. L'EUPHORBE
+
+
+
+
+LE LOTUS
+
+
+En ce temps-l le dsert, tait peupl d'anachortes. Sur les deux
+rives du Nil, d'innombrables cabanes, bties de branchages et d'argile
+par la main des solitaires, taient semes quelque distance les unes
+des autres, de faon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre
+isols et pourtant s'entr'aider au besoin. Des glises, surmontes du
+signe de la croix, s'levaient de loin en loin au-dessus des cabanes
+et les moines s'y rendaient dans les jours de fte, pour assister la
+clbration des mystres et participer aux sacrements. Il y avait
+aussi, tout au bord du fleuve, des maisons o les cnobites, renferms
+chacun dans une troite cellule, ne se runissaient qu'afin de mieux
+goter la solitude.
+
+Anachortes et cnobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de
+nourriture qu'aprs le coucher du soleil, mangeant pour tout repas
+leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonant
+dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et
+menaient une vie encore plus singulire.
+
+Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule,
+dormaient sur la terre nue aprs de longues veilles, priaient,
+chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour
+les chefs-d'oeuvre de la pnitence. En considration du pch
+originel, ils refusaient leur corps, non seulement les plaisirs et
+les contentements, mais les soins mmes qui passent pour
+indispensables selon les ides du sicle. Ils estimaient que les
+maladies de nos membres assainissent nos mes et que la chair ne
+saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcres et les
+plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophtes qui avaient dit:
+Le dsert se couvrira de fleurs.
+
+Parmi les htes de cette sainte Thbade, les uns consumaient leurs
+jours dans l'asctisme et la contemplation, les autres gagnaient leur
+subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux
+cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en
+souponnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se
+joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais la
+vrit ces moines mprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus
+montait jusqu'au ciel.
+
+Des anges semblables de jeunes hommes venaient, un bton la main,
+comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des dmons,
+ayant pris des figures d'thiopiens ou d'animaux, erraient autour des
+solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines
+allaient, le matin, remplir leur cruche la fontaine, ils voyaient
+des pas de Satyres et de Centaures imprims dans le sable. Considre
+sous son aspect vritable et spirituel, la Thbade tait un champ de
+bataille o se livraient toute heure, et spcialement la nuit, les
+merveilleux combats du ciel et de l'enfer.
+
+Les asctes, furieusement assaillis par des lgions de damns, se
+dfendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jene, de la
+pnitence et des macrations. Parfois, l'aiguillon des dsirs charnels
+les dchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que
+leurs lamentations rpondaient, sous le ciel plein d'toiles, aux
+miaulements des hynes affames. C'est alors que les dmons se
+prsentaient eux sous des formes ravissantes. Car si les dmons sont
+laids en ralit, ils se revtent parfois d'une beaut apparente qui
+empche de discerner leur nature intime. Les asctes de la Thbade
+virent avec pouvante, dans leur cellule, des images du plaisir
+inconnues mme aux voluptueux du sicle. Mais, comme le signe de la
+croix tait sur eux, ils ne succombaient pas la tentation, et les
+esprits immondes, reprenant leur vritable figure, s'loignaient ds
+l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'tait pas rare, l'aube,
+de rencontrer un de ceux-l s'enfuyant tout en larmes, et rpondant
+ceux qui l'interrogeaient: Je pleure et je gmis, parce qu'un des
+chrtiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chass
+ignominieusement.
+
+Les anciens du dsert tendaient leur puissance sur les pcheurs et
+sur les impies. Leur bont tait parfois terrible. Ils tenaient des
+aptres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien
+ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamns. L'on contait avec
+pouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la
+terre s'entr'ouvrait pour engloutir les mchants qu'ils frappaient de
+leur bton. Aussi taient-ils trs redouts des gens de mauvaise vie
+et particulirement des mimes, des baladins, des prtres maris et des
+courtisanes.
+
+Telle tait la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait son
+pouvoir jusqu'aux btes froces. Lorsqu'un solitaire tait prs de
+mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint
+homme, connaissant par l que Dieu l'appelait lui, s'en allait
+baiser la joue tous ses frres. Puis il se couchait avec allgresse,
+pour s'endormir dans le Seigneur.
+
+Or, depuis qu'Antoine, g de plus de cent ans, s'tait retir sur le
+mont Colzin avec ses disciples bien-aims, Macaire et Amathas, il n'y
+avait pas dans toute la Thbade de moine plus abondant en oeuvres que
+Paphnuce, abb d'Antino. A vrai dire, Ephrem et Srapion commandaient
+ un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite
+spirituelle et temporelle de leurs monastres. Mais Paphnuce observait
+les jenes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers
+sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil trs rude,
+se flagellait matin et soir et se tenait souvent prostern le front
+contre terre.
+
+Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la
+sienne, imitaient ses austrits. Il les aimait chrement en
+Jsus-Christ et les exhortait sans cesse la pnitence. Au nombre de
+ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, aprs s'tre livrs
+au brigandage pendant de longues annes, avaient t touchs par les
+exhortations du saint abb au point d'embrasser l'tat monastique. La
+puret de leur vie difiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux
+l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement
+par l'abb d'Antino, ne cessait de rpandre des larmes, et le diacre
+Flavien, qui avait la connaissance des critures et parlait avec
+adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce tait un
+jeune paysan nomm Paul et surnomm le Simple, cause de son extrme
+navet. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en
+lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophtie.
+
+Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et
+les pratiques de l'asctisme. Souvent aussi, il mditait sur les
+livres sacrs pour y trouver des allgories. C'est pourquoi, jeune
+encore d'ge, il abondait en mrites. Les diables qui livrent de si
+rudes assauts aux bons anachortes n'osaient s'approcher de lui. La
+nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa
+cellule, assis sur leur derrire, immobiles, silencieux, dressant
+l'oreille. Et l'on croit que c'tait sept dmons qu'il retenait sur
+son seuil par la vertu de sa saintet.
+
+Paphnuce tait n Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait
+instruire dans les lettres profanes. Il avait mme t sduit par les
+mensonges des potes, et tels taient, en sa premire jeunesse,
+l'erreur de son esprit et le drglement de sa pense, qu'il croyait
+que la race humaine avait t noye par les eaux du dluge au temps de
+Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les
+attributs et l'existence mme de Dieu. Il vivait alors dans la
+dissipation, la manire des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se
+rappelait qu'avec honte et pour sa confusion.
+
+--Durant ces jours, disait-il ses frres, je bouillais dans la
+chaudire des fausses dlices.
+
+Il entendait par l qu'il mangeait des viandes habilement apprtes et
+qu'il frquentait les bains publics. En effet, il avait men jusqu'
+sa vingtime anne cette vie du sicle, qu'il conviendrait mieux
+d'appeler mort que vie. Mais, ayant reu les leons du prtre Macrin,
+il devint un homme nouveau.
+
+La vrit le pntra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle
+tait entre en lui comme une pe. Il embrassa la foi du Calvaire et
+il adora Jsus crucifi. Aprs son baptme, il resta un an encore
+parmi les gentils, dans le sicle o le retenaient les liens de
+l'habitude. Mais un jour, tant entr dans une glise, il entendit le
+diacre qui lisait ce verset de l'criture: Si tu veux tre parfait,
+va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres.
+Aussitt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumnes et
+embrassa la vie monastique.
+
+Depuis dix ans qu'il s'tait retir loin des hommes, il ne bouillait
+plus dans la chaudire des dlices charnelles, mais il macrait
+profitablement dans les baumes de la pnitence.
+
+Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il
+avait vcues loin de Dieu, il examinait ses fautes une une, pour en
+concevoir exactement la difformit, il lui souvint d'avoir vu jadis au
+thtre d'Alexandrie une comdienne d'une grande beaut, nomme Thas.
+Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer
+ des danses dont les mouvements, rgls avec trop d'habilet,
+rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle
+simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des paens
+prtent Vnus, Lda ou Pasipha. Elle embrasait ainsi tous les
+spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou
+de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au
+seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait eux. En
+sorte qu'en perdant son me, elle perdait un trs grand nombre
+d'autres mes.
+
+Peu s'en tait fallu qu'elle et induit Paphnuce lui-mme au pch de
+la chair. Elle avait allum le dsir dans ses veines et il s'tait une
+fois approch de la maison de Thas. Mais il avait t arrt au seuil
+de la courtisane par la timidit naturelle l'extrme jeunesse (il
+avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repouss, faute
+d'argent, car ses parents veillaient ce qu'il ne pt faire de
+grandes dpenses. Dieu, dans sa misricorde, avait pris ces deux
+moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait
+eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-l il savait
+mal discerner ses propres intrts et qu'il convoitait les faux biens.
+Donc, agenouill dans sa cellule devant le simulacre de ce bois
+salutaire o fut suspendue, comme dans une balance, la ranon du
+monde, Paphnuce se prit songer Thas, parce que Thas tait son pch,
+et il mdita longtemps, selon les rgles de l'asctisme, sur la
+laideur pouvantable des dlices charnelles, dont cette femme lui
+avait inspir le got, aux jours de trouble et d'ignorance. Aprs
+quelques heures de mditation, l'image de Thas lui apparut avec une
+extrme nettet. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la
+tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une
+Lda, mollement couche sur un lit d'hyacinthe, la tte renverse, les
+yeux humides et pleins d'clairs, les narines frmissantes, la bouche
+entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux
+ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait:
+
+--Je te prends tmoin, mon Dieu, que je considre la laideur de mon
+pch!
+
+Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lvres de
+Thas rvlaient peu peu, en s'abaissant aux deux coins de la
+bouche, une mystrieuse souffrance. Ses yeux agrandis taient pleins
+de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonfle de soupirs, montait
+une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue,
+Paphnuce se sentit troubl jusqu'au fond de l'me. S'tant prostern,
+il fit cette prire:
+
+--Toi qui as mis la piti dans nos coeurs comme la rose du matin sur
+les prairies, Dieu juste et misricordieux, sois bni! Louange,
+louange toi! carte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mne
+ la concupiscence et fais-moi la grce de ne jamais aimer qu'en toi
+les cratures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intresse
+cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mmes
+se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, Seigneur, le
+souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue pcher avec
+tant de citoyens et d'trangers. Une grande piti s'est leve pour
+elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pense
+m'en donne un tel frisson que je sens se hrisser d'effroi tous les
+poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la
+plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront
+durant l'ternit.
+
+Comme il mditait de la sorte, il vit un petit chacal assis ses
+pieds. Il en prouva une grande surprise, car la porte de sa cellule
+tait ferme depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pense de
+l'abb et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la
+bte s'vanouit. Connaissant alors que pour la premire fois le diable
+s'tait gliss dans sa chambre, il fit une courte prire; puis il
+songea de nouveau Thas.
+
+--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve!
+
+Et il s'endormit.
+
+Le lendemain matin, ayant fait sa prire, il se rendit auprs du saint
+homme Palmon, qui menait, quelque distance, la vie anachortique.
+Il le trouva qui, paisible et riant, bchait la terre selon sa
+coutume. Palmon tait un vieillard; il cultivait un petit jardin: les
+btes sauvages venaient lui lcher les mains, et les diables ne le
+tourmentaient pas.
+
+--Dieu soit lou! mon frre Paphnuce, dit-il, appuy sur sa bche.
+
+--Dieu soit lou! rpondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon
+frre!
+
+--La paix soit semblablement avec toi! frre Paphnuce, reprit le moine
+Palmon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.
+
+--Frre Palmon, nos discours doivent avoir pour unique objet la
+louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui
+s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un
+dessein que j'ai form en vue de glorifier le Seigneur.
+
+--Puisse donc le Seigneur bnir ton dessein, Paphnuce, comme il a bni
+mes laitues! Il rpand tous les matins sa grce avec sa rose sur mon
+jardin et sa bont m'incite le glorifier dans les concombres et les
+citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car
+rien n'est plus craindre que les mouvements dsordonns qui
+troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes
+semblables des hommes ivres et nous marchons, tirs de droite et de
+gauche, sans cesse prs de tomber ignominieusement. Parfois ces
+transports nous plongent dans une joie drgle, et celui qui s'y
+abandonne fait retentir dans l'air souill le rire pais des brutes.
+Cette joie lamentable entrane le pcheur dans toutes sortes de
+dsordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'me et des sens nous
+jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie.
+Frre Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pcheur; mais j'ai prouv
+dans ma longue vie que le cnobite n'a pas de pire ennemi que la
+tristesse. J'entends par l cette mlancolie tenace qui enveloppe
+l'me comme une brume et lui cache la lumire de Dieu. Rien n'est plus
+contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de
+rpandre une cre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il
+ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de
+moiti si redoutable. Hlas! il excelle nous dsoler. N'a-t-il pas
+montr notre pre Antoine un enfant noir d'une telle beaut que sa
+vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre pre Antoine vita
+les piges du dmon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous;
+il s'gayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la
+mlancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frre, m'entretenir d'un
+dessein form dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part,
+si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.
+
+--Frre Palmon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur.
+Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumires et le
+pch n'a jamais obscurci la clart de ton intelligence.
+
+--Frre Paphnuce, je ne suis pas digne de dlier la courroie de tes
+sandales et mes iniquits sont innombrables comme les sables du
+dsert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon
+exprience.
+
+--Je te confierai donc, frre Palmon, que je suis pntr de douleur
+ la pense qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nomme Thas, qui
+vit dans le pch et demeure pour le peuple un objet de scandale.
+
+--Frre Paphnuce, c'est l, en effet, une abomination dont il convient
+de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-l parmi les
+gentils. As-tu imagin un remde applicable ce grand mal?
+
+--Frre Palmon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec
+le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne
+l'approuves-tu pas, mon frre?
+
+--Frre Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pcheur, mais notre pre
+Antoine avait coutume de dire: En quelque lieu que tu sois, ne te
+hte pas d'en sortir pour aller ailleurs.
+
+--Frre Palmon, dcouvres-tu quelque chose de mauvais dans
+l'entreprise que j'ai conue?
+
+--Doux Paphnuce, Dieu me garde de souponner les intentions de mon
+frre! Mais notre pre Antoine disait encore: Les poissons qui sont
+tirs en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que
+les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mlent aux gens
+du sicle s'cartent des bons propos.
+
+Ayant ainsi parl, le vieillard Palmon enfona du pied dans la terre
+le tranchant de sa bche et se mit creuser le sol avec ardeur autour
+d'un jeune pommier. Tandis qu'il bchait, une antilope ayant franchi
+d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le
+jardin, s'arrta, surprise, inquite, le jarret frmissant, puis
+s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tte dans le
+sein de son ami.
+
+--Dieu soit lou dans la gazelle du dsert! dit Palmon.
+
+Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit
+manger dans le creux de sa main la bte lgre.
+
+Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fix sur les pierres
+du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant ce qu'il
+venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.
+
+--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence
+est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me
+serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thas au dmon qui la
+possde. Que Dieu m'claire et me conduise!
+
+Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les
+filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que
+c'tait une femelle, car le mle vint voler jusqu'aux filets et il
+en rompait les mailles une une avec son bec, jusqu' ce qu'il ft
+dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pt s'chapper.
+L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa
+saintet, il comprenait aisment le sens mystique des choses, il
+connut que l'oiseau captif n'tait autre que Thas, prise dans les
+lacs des abominations, et que, l'exemple du pluvier, qui coupait les
+fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononant des
+paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thas tait
+retenue dans le pch. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi
+dans sa rsolution premire. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris
+par les pattes et embarrass lui-mme au pige qu'il avait rompu, il
+retomba dans son incertitude.
+
+Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision.
+Thas lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les volupts
+coupables et elle n'tait point vtue, selon son habitude, de tissus
+diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entire et lui cachait mme
+une partie du visage, en sorte que l'abb ne voyait que deux yeux qui
+rpandaient des larmes blanches et lourdes.
+
+A cette vue, il se mit lui-mme pleurer et, pensant que cette vision
+lui venait de Dieu, il n'hsita plus. Il se leva, saisit un bton
+noueux, image de la foi chrtienne, sortit de sa cellule, dont il
+ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le
+sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des
+critures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre
+Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples;
+puis, vtu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec
+le dessein de suivre pied la rive Lybique jusqu' la ville fonde
+par le Macdonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, mprisant
+la fatigue, la faim, la soif; le soleil tait dj bas l'horizon
+quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre
+des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux
+portes des cabanes isoles, pour l'amour de Dieu, et recevant
+l'injure, les refus, les menaces avec allgresse. Il ne redoutait ni
+les brigands, ni les btes fauves, mais il prenait grand soin de se
+dtourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route.
+Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la
+maison de leur pre, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en
+chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est pril au
+solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'criture
+que le divin matre allait de ville en ville et soupait avec ses
+disciples. Les vertus que les anachortes brodent soigneusement sur le
+tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du
+sicle peut en ternir les agrables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce
+vitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit
+ la vue des hommes.
+
+Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir,
+le murmure des tamaris, caresss par la brise, lui donnait le frisson,
+et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beaut
+des choses. Aprs six jours de marche, il parvint en un lieu nomm
+Silsil. Le fleuve y coule dans une troite valle que borde une
+double chane de montagnes de granit. C'est l que les gyptiens, au
+temps o ils adoraient les dmons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y
+vit une norme tte de Sphinx, encore engage dans la roche. Craignant
+qu'elle ne ft anime de quelque vertu diabolique, il fit le signe de
+la croix et pronona le nom de Jsus; aussitt une chauve-souris
+s'chappa d'une des oreilles de la bte et Paphnuce connut qu'il avait
+chass le mauvais esprit qui tait en cette figure depuis plusieurs
+sicles. Son zle s'en accrut et, ayant ramass une grosse pierre, il
+la jeta la face de l'idole. Alors le visage mystrieux du Sphinx
+exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut mu. En vrit,
+l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre tait
+empreinte aurait touch l'homme le plus insensible. C'est pourquoi
+Paphnuce dit au Sphinx:
+
+--O bte, l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le
+dsert notre pre Antoine, confesse la divinit du Christ Jsus! et je
+te bnirai au nom du Pre, du Fils et de l'Esprit.
+
+Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes
+paupires de la bte tressaillirent et les lvres de granit
+articulrent pniblement, comme un cho de la voix de l'homme, le
+saint nom de Jsus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, tendant la main
+droite, bnit le Sphinx de Silsil.
+
+Cela fait, il poursuivit son chemin et, la valle s'tant largie, il
+vit les ruines d'une ville immense. Les temples, rests debout,
+taient ports par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la
+permission de Dieu, des ttes de femmes aux cornes de vache
+attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait plir. Il
+marcha ainsi dix-sept jours, mchant pour toute nourriture quelques
+herbes crues et dormant la nuit dans les palais crouls, parmi les
+chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mler des
+femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce
+savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en
+faisant le signe de la croix.
+
+Le dix-huitime jour, ayant dcouvert, loin de tout village, une
+misrable hutte de feuilles de palmier, demi ensevelie sous le sable
+qu'apporte le vent du dsert, il s'en approcha, avec l'espoir que
+cette cabane tait habite par quelque pieux anachorte. Comme il n'y
+avait point de porte, il aperut l'intrieur une cruche, un tas
+d'oignons et un lit de feuilles sches.
+
+--Voil, se dit-il, le mobilier d'un ascte. Communment les ermites
+s'loignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer
+bientt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, l'exemple du
+saint solitaire Antoine qui, s'tant rendu auprs de l'ermite Paul,
+l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses
+ternelles et peut-tre notre Seigneur nous enverra-t-il par un
+corbeau un pain que mon hte m'invitera honntement rompre.
+
+Tandis qu'il se parlait ainsi lui-mme, il tournait autour de la
+hutte, cherchant s'il ne dcouvrirait personne. Il n'avait pas fait
+cent pas, qu'il aperut un homme assis, les jambes croises sur la
+berge du Nil. Cet homme tait nu; sa chevelure comme sa barbe
+entirement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce
+ne douta point que ce ne ft l'ermite. Il le salua par les paroles que
+les moines ont coutume d'changer quand ils se rencontrent.
+
+--Que la paix soit avec toi, mon frre! Puisses-tu goter un jour le
+doux rafrachissement du Paradis.
+
+L'homme ne rpondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas
+entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence tait caus par un de ces
+ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit genoux, les
+mains jointes, ct de l'inconnu et resta ainsi en prires jusqu'au
+coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas
+boug, il lui dit:
+
+--Mon pre, si tu es sorti de l'extase o je t'ai vu plong, donne-moi
+ta bndiction en notre Seigneur Jsus-Christ.
+
+L'autre lui rpondit sans tourner la tte:
+
+--tranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce
+Seigneur Jsus-Christ.
+
+--Quoi! s'cria Paphnuce. Les prophtes l'ont annonc; des lgions de
+martyrs ont confess son nom; Csar lui-mme l'a ador et tantt
+encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsil. Est-il
+possible que tu ne le connaisses pas?
+
+--Mon ami, rpondit l'autre, cela est possible. Ce serait mme
+certain, s'il y avait quelque certitude au monde.
+
+Paphnuce tait surpris et contrist de l'incroyable ignorance de cet
+homme.
+
+--Si tu ne connais Jsus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te
+serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie ternelle.
+
+Le vieillard rpliqua:
+
+--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indiffrent de vivre ou
+de mourir.
+
+--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne dsires pas vivre dans l'ternit?
+Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce dsert la faon
+des anachortes?
+
+--Il parat.
+
+--Ne vis-tu pas nu et dnu de tout?
+
+--Il parat.
+
+--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chastet?
+
+--Il parat.
+
+--N'as-tu pas renonc toutes les vanits de ce monde?
+
+--J'ai renonc en effet aux choses vaines qui font communment le
+souci des hommes.
+
+--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas
+comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la flicit cleste!
+C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne
+crois pas en Jsus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce
+monde, si tu n'espres pas gagner les biens ternels?
+
+--tranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir
+trouv une manire de vivre assez satisfaisante, bien qu' parler
+exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi
+honnte ni honteux, juste ni injuste, agrable ni pnible, bon ni
+mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualits aux choses comme le
+sel donne la saveur aux mets.
+
+--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vrit
+que les idoltres eux-mmes ont cherche. Tu te couches dans ton
+ignorance, comme un chien fatigu qui dort dans la boue.
+
+--tranger, il est galement vain d'injurier les chiens et les
+philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous
+sommes. Nous ne savons rien.
+
+--O vieillard, appartiens-tu donc la secte ridicule des sceptiques?
+Es-tu donc de ces misrables fous qui nient galement le mouvement et
+le repos et qui ne savent point distinguer la lumire du soleil d'avec
+les ombres de la nuit?
+
+--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me parat
+louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mmes choses ont
+diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de
+l'aurore, des cnes de lumire rose. Elles apparaissent, au coucher du
+soleil, sur le ciel embras comme de noirs triangles. Mais qui
+pntrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les
+apparences, quand au contraire les apparences sont les seules ralits
+que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est
+inconnue. Je sens que le feu brle, mais je ne sais ni comment ni
+pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indiffrent
+d'tre entendu d'une manire ou d'une autre.
+
+--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le
+dsert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi
+grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais
+c'est afin de plaire Dieu et de mriter la batitude sempiternelle.
+Et c'est l une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue
+d'un grand bien. Il est insens au contraire de s'exposer
+volontairement d'inutiles fatigues et de vaines souffrances. Si je
+ne croyais pas,--pardonne ce blasphme, Lumire incre!--si je ne
+croyais pas la, vrit de ce que Dieu nous a enseign par la voix
+des prophtes, par l'exemple de son fils, par les actes des aptres,
+par l'autorit des conciles et par le tmoignage des martyrs, si je ne
+savais pas que les souffrances du corps sont ncessaires la sant de
+l'me, si j'tais, comme toi, plong dans l'ignorance des sacrs
+mystres, je retournerais tout de suite dans le sicle, je
+m'efforcerais d'acqurir des richesses pour vivre dans la mollesse
+comme les heureux de ce monde, et je dirais aux volupts: Venez, mes
+filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos
+philtres et vos parfums. Mais toi, vieillard insens, tu te prives de
+tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans
+espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de
+nos anachortes, comme un singe effront pense, en barbouillant un
+mur, copier le tableau d'un peintre ingnieux. O le plus stupide des
+hommes, quelles sont donc tes raisons?
+
+Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard
+demeurait paisible.
+
+--Mon ami, rpondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un
+chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant?
+
+Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colre tant
+tombe, il s'excusa avec une noble humilit.
+
+--Pardonne-moi, dit-il, vieillard, mon frre, si le zle de la
+vrit m'a emport au del des justes bornes. Dieu m'est tmoin que
+c'est ton erreur et non ta personne que je hassais. Je souffre de te
+voir dans les tnbres, car je t'aime en Jsus-Christ et le soin de
+ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brle de
+les connatre afin de les rfuter.
+
+Le vieillard rpondit avec quitude:
+
+--Je suis galement dispos parler et me taire. Je te donnerai
+donc mes raisons, sans te demander les tiennes en change, car tu ne
+m'intresses en aucune manire. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de
+ton infortune et il m'est indiffrent que tu penses d'une faon ou
+d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te harais-je? L'aversion et
+la sympathie sont galement indignes du sage. Mais, puisque tu
+m'interroges, sache donc que je me nomme Timocls et que je suis n
+Cos de parents enrichis dans le ngoce. Mon pre armait des navires.
+Son intelligence ressemblait beaucoup celle d'Alexandre, qu'on a
+surnomm le Grand. Pourtant elle tait moins paisse. Bref, c'tait
+une pauvre nature d'homme. J'avais deux frres qui suivaient comme lui
+la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon
+frre an fut contraint par notre pre d'pouser une femme carienne
+nomme Timaessa, qui lui dplaisait si fort qu'il ne put vivre son
+ct sans tomber dans une noire mlancolie. Cependant Timaessa
+inspirait notre frre cadet un amour criminel et cette passion se
+changea bientt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en
+gale aversion. Mais elle aimait un joueur de flte et le recevait la
+nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait
+d'ordinaire dans les festins. Mes deux frres ayant trouv cette
+couronne, jurrent de tuer le joueur de flte et, ds le lendemain,
+ils le firent prir sous le fouet, malgr ses larmes et ses prires.
+Ma belle-soeur en prouva un dsespoir qui lui fit perdre la raison,
+et ces trois misrables, devenus semblables des btes, promenaient
+leur dmence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'cume
+aux lvres, le regard attach la terre, parmi les hues des enfants
+qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon pre les
+ensevelit de ses mains. Peu de temps aprs, son estomac refusa toute
+nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les
+viandes et tous les fruits des marchs de l'Asie. Il tait dsespr
+de me laisser sa fortune. Je l'employai voyager. Je visitai
+l'Italie, la Grce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni
+d'heureux. J'tudiai la philosophie Athnes et Alexandrie et je
+fus tourdi du bruit des disputes. Enfin m'tant promen jusque dans
+l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait l
+immobile, les jambes croises depuis trente ans. Des lianes couraient
+autour de son corps dessch et les oiseaux nichaient dans ses
+cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, sa vue, Timaessa, le
+joueur de flte, mes deux frres et mon pre, et je compris que cet
+Indien tait sage. Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont
+privs de ce qu'ils croient tre un bien, ou que, le possdant, ils
+craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient
+tre un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux
+disparaissent. C'est pourquoi je rsolus de ne jamais tenir aucune
+chose pour avantageuse, de professer l'entier dtachement des biens de
+ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilit,
+l'exemple de l'Indien.
+
+Paphnuce avait cout attentivement le rcit du vieillard.
+
+--Timocls de Cos, rpondit-il, je confesse que tout, dans tes propos,
+n'est pas dpourvu de sens. Il est sage, en effet, de mpriser les
+biens de ce monde. Mais il serait insens de mpriser pareillement les
+biens ternels et de s'exposer la colre de Dieu. Je dplore ton
+ignorance, Timocls, et je vais t'instruire dans la vrit, afin que
+connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obisses ce
+Dieu comme un enfant son pre.
+
+Mais Timocls l'interrompant:
+
+--Garde-toi, tranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me
+contraindre partager ton sentiment. Toute dispute est strile. Mon
+opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles la
+condition de vivre sans prfrences. Poursuis ton chemin, et ne tente
+pas de me tirer de la bienheureuse apathie o je suis plong, comme
+dans un bain dlicieux, aprs les rudes travaux de mes jours.
+
+Paphnuce tait profondment instruit dans les choses de la foi. Par la
+connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grce de Dieu
+n'tait pas sur le vieillard Timocls et que le jour du salut n'tait
+pas encore venu pour cette me acharne sa perte. Il ne rpondit
+rien, de peur que l'dification tournt en scandale. Car il arrive
+parfois qu'en disputant contre les infidles, on les induit de nouveau
+en pch, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possdent la
+vrit doivent la rpandre avec prudence.
+
+--Adieu donc! dit-il, malheureux Timocls.
+
+Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.
+
+Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau,
+qui refltait leur cou ple et rose. Les saules tendaient au loin sur
+la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans
+le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hrons
+invisibles. Le fleuve roulait perte de vue ses larges eaux vertes o
+des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, o, a et l, au
+bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au
+loin des vapeurs lgres, tandis que des les lourdes de palmes, de
+fleurs et de fruits, laissaient s'chapper de leurs ombres des nues
+bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche,
+la grasse valle tendait jusqu'au dsert ses champs et ses vergers
+qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les pis, et la
+fcondit de la terre s'exhalait en poussires odorantes. A cette vue,
+Paphnuce, tombant genoux, s'cria:
+
+--Bni soit le Seigneur, qui a favoris mon voyage! Toi qui rpands ta
+rose sur les figuiers de l'Arsinotide, mon Dieu, fais descendre la
+grce dans l'me de cette Thas que tu n'as pas forme avec moins
+d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins.
+Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta
+Jrusalem cleste!
+
+Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il
+songeait Thas. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve
+travers des contres fertiles et populeuses, il atteignit en peu de
+journes cette Alexandrie que les Grecs ont surnomme la belle et la
+dore. Le jour tait lev depuis une heure quand il dcouvrit du haut
+d'une colline la ville spacieuse dont les toits tincelaient dans la
+vapeur rose. Il s'arrta et, croisant les bras sur sa poitrine:
+
+--Voil donc, se dit-il, le sjour dlicieux o je suis n dans le
+pch, l'air brillant o j'ai respir des parfums empoisonns, la mer
+voluptueuse o j'coutais chanter les Sirnes! Voil mon berceau selon
+la chair, voil ma patrie selon le sicle! Berceau fleuri, patrie
+illustre au jugement des hommes! Il est naturel tes enfants,
+Alexandrie, de te chrir comme une mre et je fus engendr dans ton
+sein magnifiquement par. Mais l'ascte mprise la nature, le mystique
+ddaigne les apparences, le chrtien regarde sa patrie humaine comme
+un lieu d'exil, le moine chappe la terre. J'ai dtourn mon coeur
+de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse,
+pour ta science, pour ta douceur et pour ta beaut. Soit maudit,
+temple des dmons! Couche impudique des gentils, chaire empeste des
+ariens, sois maudite! Et toi, fils ail du Ciel qui conduisis le saint
+ermite Antoine, notre pre, quand, venu du fond du dsert, il pntra
+dans cette citadelle de l'idoltrie pour affermir la foi des
+confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur,
+invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume
+du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi
+les princes tnbreux du sicle!
+
+Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du
+Soleil. Cette porte tait de pierre et s'levait avec orgueil. Mais
+des misrables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des
+citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant.
+
+Une vieille femme en haillons, qui tait agenouille l, saisit le
+cilice du moine, le baisa et dit:
+
+--Homme du Seigneur, bnis-moi afin que Dieu me bnisse. J'ai beaucoup
+souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu
+viens de Dieu, saint homme, c'est pourquoi la poussire de tes pieds
+est plus prcieuse que l'or.
+
+--Le Seigneur soit lou, dit Paphnuce.
+
+Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rdemption sur la
+tte de la vieille femme.
+
+Mais peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe
+d'enfants se mit le huer et lui jeter des pierres en criant:
+
+--Oh! le mchant moine! Il est plus noir qu'un cynocphale et plus
+barbu qu'un bouc. C'est un fainant! Que ne le pend-on dans quelque
+verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non,
+il attirerait la grle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur.
+Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie!
+
+Et les pierres volaient avec les cris.
+
+--Mon Dieu! bnissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.
+
+Et il poursuivit son chemin songeant:
+
+--Je suis en vnration cette vieille femme et en mpris ces
+enfants. Ainsi un mme objet est apprci diffremment par les hommes
+qui sont incertains dans leurs jugements et sujets l'erreur. Il faut
+en convenir, pour un gentil, le vieillard Timocls n'est pas dnu de
+sens. Aveugle, il se sait priv de lumire. Combien il l'emporte pour
+le raisonnement sur ces idoltres qui s'crient du fond de leurs
+paisses tnbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et
+sable mouvant. En Dieu seul est la stabilit.
+
+Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Aprs dix annes
+d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre tait
+une pierre de scandale qui lui rappelait un pch. C'est pourquoi il
+frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chausses, et
+il se rjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons
+dchirs. Laissant sa gauche les magnifiques portiques du temple de
+Srapis, il s'engagea dans une voie borde de riches demeures qui
+semblaient assoupies parmi les parfums. L les pins, les rables, les
+trbinthes levaient leur tte au-dessus des corniches rouges et des
+acrotres d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues
+d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du
+feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites.
+On entendait seulement le son lointain d'une flte. Le moine s'arrta
+devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue
+par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle tait orne
+des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grce.
+
+Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, picure et Znon, et ayant
+heurt le marteau contre la porte, il attendit en songeant:
+
+--C'est en vain que le mtal glorifie ces faux sages, leurs mensonges
+sont confondus; leurs mes sont plonges dans l'enfer et le fameux
+Platon lui-mme, qui remplit la terre du bruit de son loquence, ne
+dispute dsor mais qu'avec les diables.
+
+Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la
+mosaque du seuil, il lui dit durement:
+
+--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te
+chasse coups de bton.
+
+--Mon frre, rpondit l'abb d'Antino, je ne te demande rien, sinon
+que tu me conduises Nicias, ton matre.
+
+L'esclave rpondit avec plus de colre:
+
+--Mon matre ne reoit pas des chiens comme toi.
+
+--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plat, ce que je te
+demande, et dis ton matre que je dsire le voir.
+
+--Hors d'ici, vil mendiant! s'cria le portier furieux.
+
+Et il leva son bton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en
+croix contre sa poitrine, reut sans s'mouvoir le coup en plein
+visage, puis rpta doucement:
+
+--Fais ce que j'ai demand, mon fils, je te prie.
+
+Alors le portier, tout tremblant, murmura.
+
+--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance?
+
+Et il courut avertir son matre.
+
+Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles
+sur son corps. C'tait un homme gracieux et souriant. Une expression
+de douce ironie tait rpandue sur son visage. la vue du moine, il
+se leva et s'avana les bras ouverts:
+
+--C'est toi, s'cria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon
+frre! Oh! je te reconnais, bien qu' vrai dire tu te sois rendu plus
+semblable une bte qu' un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du
+temps o nous tudiions ensemble la grammaire, la rhtorique et la
+philosophie? On te trouvait dj l'humeur sombre et sauvage, mais je
+t'aimais pour ta parfaite sincrit. Nous disions que tu voyais
+l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'tait pas
+surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme,
+mais ta libralit n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni ton argent
+ni ta vie. Et il y avait en toi un gnie bizarre, un esprit trange
+qui m'intressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce,
+aprs dix ans d'absence. Tu as quitt le dsert; tu renonces aux
+superstitions chrtiennes, et tu renais l'ancienne vie. Je marquerai
+ce jour d'un caillou blanc.
+
+--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,
+parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hte.
+
+Dj elles apportaient en souriant l'aiguire, les fioles et le miroir
+de mtal. Mais Paphnuce, d'un geste imprieux, les arrta et tint les
+yeux baisss pour ne les plus voir; car elles taient nues. Cependant
+Nicias lui prsentait des coussins, lui offrait des mets et des
+breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mpris.
+
+--Nicias, dit-il, je n'ai pas reni ce que tu appelles faussement la
+superstition chrtienne, et qui est la vrit des vrits. Au
+commencement tait le Verbe et le Verbe tait en Dieu et le Verbe
+tait Dieu. Tout a t fait par lui, et rien de ce quia t fait n'a
+t fait sans lui. En lui tait la vie, et la vie tait la lumire des
+hommes.
+
+--Cher Paphnuce, rpondit Nicias, qui venait de revtir une tunique
+parfume, penses-tu m'tonner en rcitant des paroles assembles sans
+art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oubli que je suis
+moi-mme quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec
+quelques lambeaux arrachs par des hommes ignorants la pourpre
+d'Amlius, quand Amlius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire,
+ne me contentent pas? Les systmes construits par les sages ne sont
+que des contes imagins pour amuser l'ternelle enfance des hommes. Il
+faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone
+d'phse ou de toute autre fable milsienne.
+
+Et, prenant son hte par le bras, il l'entrana dans une salle o des
+milliers de papyrus taient rouls dans des corbeilles.
+
+--Voici ma bibliothque, dit-il; elle contient une faible partie des
+systmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde.
+Le Srapum lui-mme, dans sa richesse, ne les renferme pas tous.
+Hlas! ce ne sont que des rves de malades.
+
+Il fora son hte prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit
+lui-mme. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothque un regard
+sombre et dit:
+
+--Il faut les brler tous.
+
+--O doux hte, ce serait dommage! rpondit Nicias. Car les rves des
+malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait dtruire tous
+les rves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses
+formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne
+stupidit.
+
+Paphnuce poursuivait sa pense:
+
+--Il est certain que les doctrines des paens ne sont que de vains
+mensonges. Mais Dieu, qui est la vrit, s'est rvl aux hommes par
+des miracles. Et il s'est fait chair et il a habit parmi nous.
+
+Nicias rpondit:
+
+--Tu parles excellemment, chre tte de Paphnuce, quand tu dis qu'il
+s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se
+promne dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est
+tout fait un homme. Comment penses-tu croire ce nouveau Jupiter,
+quand les marmots d'Athnes, au temps de Pricls, ne croyaient dj
+plus l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour
+disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher
+condisciple?
+
+--Une chose tout fait bonne, rpondit l'abb d'Antino. Me prter
+une tunique parfume semblable celle que tu viens de revtir. Ajoute
+ cette tunique, par grce, des sandales dores et une fiole d'huile,
+pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me
+donnes une bourse de mille drachmes. Voil, Nicias, ce que j'tais
+venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre
+ancienne amiti.
+
+Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle
+tait brode, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les
+deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement
+les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirt le cilice dont
+il tait couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant dclar qu'on
+lui arracherait plutt la chair que ce vtement, elles passrent la
+tunique par-dessus. Comme ces deux femmes taient belles, elles ne
+craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se
+mirent rire de la mine trange qu'avait le moine ainsi par. Crobyle
+l'appelait son cher satrape, en lui prsentant le miroir, et Myrtale
+lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait
+pas. Ayant chauss les sandales dores et attach la bourse sa
+ceinture il dit Nicias, qui le regardait d'un oeil gay:
+
+--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un
+scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de
+cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.
+
+--Trs cher, rpondit Nicias, je ne souponne point le mal, car je
+crois les hommes galement incapables de mal faire et de bien faire.
+Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour
+raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux prjugs
+qui rgnent Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnte
+homme. Va, ami, et rjouis-toi.
+
+Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hte de son
+dessein.
+
+--Tu connais, lui dit-il, cette Thas qui joue dans les jeux du
+thtre?
+
+--Elle est belle, rpondit Nicias, et il fut un temps o elle m'tait
+chre. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de bl et j'ai
+compos sa louange trois livres d'lgies fidlement imites de ces
+chants si doux dans lesquels Cornlius Gallus clbra Lycoris. Hlas!
+Gallus chantait, en un sicle d'or, sous les regards des muses
+ausoniennes. Et moi, n dans des temps barbares, j'ai trac avec un
+roseau du Nil mes hexamtres et mes pentamtres. Les ouvrages produits
+en cette poque et dans cette contre sont vous l'oubli. Certes, la
+beaut est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous tions
+faits pour la possder toujours, nous nous soucierions aussi peu que
+possible du dmiurge, du logos, des ons et de toutes les autres
+rveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes
+du fond de la Thbade me parler de Thas.
+
+Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec
+horreur, ne concevant pas qu'un homme pt avouer si tranquillement un
+tel pch. Il s'attendait voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abmer
+dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux,
+le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse
+envole. Le moine, s'tant lev, reprit d'une voix grave:
+
+--Sache donc, Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette
+Thas aux immondes amours de la terre et la donnerai pour pouse
+Jsus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thas quittera
+aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastre.
+
+--Crains d'offenser Vnus, rpondit Nicias; c'est une puissante
+desse. Elle sera irrite contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre
+servante.
+
+--Dieu me protgera, dit Paphnuce. Puisse-t-il clairer ton coeur,
+Nicias, et te tirer de l'abme o tu es plong!
+
+Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la
+main sur l'paule et lui rpta dans le creux de l'oreille:
+
+--Crains d'offenser Vnus; sa vengeance est terrible.
+
+Paphnuce ddaigneux des paroles lgres sortit sans dtourner la tte.
+Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mpris; mais ce qu'il
+ne pouvait souffrir, c'est l'ide que son ami d'autrefois avait reu
+les caresses de Thas. Il lui semblait que pcher avec cette femme,
+c'tait pcher plus dtestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait
+une malice singulire, et Nicias lui tait dsormais en excration. Il
+avait toujours ha l'impuret, mais certes les images de ce vice ne
+lui avaient jamais paru ce point abominables; jamais il n'avait
+partag d'un tel coeur la colre de Jsus-Christ et la tristesse des
+anges.
+
+Il n'en prouvait que plus d'ardeur tirer Thas du milieu des
+gentils, et il lui tardait de voir la comdienne afin de la sauver.
+Toutefois il lui fallait attendre, pour pntrer chez cette femme, que
+la grande chaleur du jour ft tombe. Or, la matine s'achevait
+peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait rsolu de
+ne prendre aucune nourriture en cette journe afin d'tre moins
+indigne des grces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse
+de son me, il n'osait entrer dans aucune des glises de la ville,
+parce qu'il les savait profanes par les ariens, qui y avaient
+renvers la table du Seigneur. En effet, ces hrtiques, soutenus par
+l'empereur d'Orient, avaient chass le patriarche Athanase de son
+sige piscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les
+chrtiens d'Alexandrie.
+
+Il marchait donc l'aventure, tantt tenant ses regards fixs terre
+par humilit, tantt levant les yeux vers le ciel, comme en extase.
+Aprs avoir err quelque temps, il se trouva sur un des quais de la
+ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires
+aux sombres carnes, tandis que souriait au large, dans l'azur et
+l'argent, la mer perfide. Une galre, qui portait une Nride sa
+proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en
+chantant; dj la blanche fille des eaux, couverte de perles humides,
+ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit,
+conduite par son pilote, l'troit passage ouvert sur le bassin
+d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrire elle un sillage
+fleuri.
+
+--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai dsir jadis m'embarquer en
+chantant sur l'ocan du monde. Mais bientt j'ai connu ma folie et la
+Nride ne m'a point emport.
+
+En rvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et
+s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla
+entendre le son d'une trompette clatante et, le ciel tant devenu
+couleur de sang, il comprit que les temps taient venus. Comme il
+priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bte norme qui venait
+ lui, portant au front une croix de lumire, et il reconnut le Sphinx
+de Silsil. La bte le saisit entre les dents sans lui faire de mal et
+l'emporta pendu sa bouche comme les chattes ont accoutum d'emporter
+leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant
+les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu
+dsol, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol,
+dchir en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une
+haleine embrase. La bte posa doucement Paphnuce terre et lui dit:
+
+--Regarde!
+
+Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abme, vit un fleuve de feu
+qui roulait dans l'intrieur de la terre, entre un double escarpement
+de roches noires. L, dans une lumire livide, des dmons
+tourmentaient des mes. Les mes gardaient l'apparence des corps qui
+les avaient contenues, et mme des lambeaux de vtements y restaient
+attachs. Ces mes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une
+d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un
+sceptre la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le strile
+rivage; elle disait les dieux et les hros. De petits diables verts
+lui peraient les lvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre
+d'Homre chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et
+chenu, traait au compas des figures sur la poussire. Un dmon lui
+versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre
+la mditation du sage. Et le moine dcouvrit une foule de personnes
+qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou
+mditaient avec tranquillit, ou conversaient en se promenant, comme
+des matres et des disciples, l'ombre des platanes de l'Acadmie.
+Seul, le vieillard Timocls se tenait l'cart et secouait la tte
+comme un homme qui nie. Un ange de l'abme agitait une torche sous ses
+yeux et Timocls ne voulait voir ni l'ange ni la torche.
+
+Muet de surprise ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bte. Elle
+avait disparu, et le moine vit la place du Sphinx une femme voile,
+qui lui dit:
+
+--Regarde et comprends: Tel est l'enttement de ces infidles, qu'ils
+demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les sduisaient sur
+la terre. La mort ne les a pas dsabuss, car il est bien clair qu'il
+ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-l qui ignoraient la
+vrit parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les dmons qui
+s'acharnent autour de ces mes, qui sont-ils, sinon les formes de la
+justice divine? C'est pourquoi ces mes ne la voient ni ne la sentent.
+trangres toute vrit, elles ne connaissent point leur propre
+condamnation, et Dieu mme ne peut les contraindre souffrir.
+
+--Dieu peut tout, dit l'abb d'Antino.
+
+--Il ne peut l'absurde, rpondit la femme voile. Pour les punir, il
+faudrait les clairer et s'ils possdaient la vrit ils seraient
+semblables aux lus.
+
+Cependant Paphnuce, plein d'inquitude et d'horreur, se penchait de
+nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui
+souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Prs de
+lui Aspasie de Milet, lgamment serre dans son manteau de laine,
+semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant
+l'expression de son visage tait la fois douce et noble. La pluie de
+feu qui tombait sur eux leur tait une rose rafrachissante, et leurs
+pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embras. A cette vue,
+Paphnuce fut saisi de fureur.
+
+--Frappe, mon Dieu, s'cria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure!
+qu'il gmisse! qu'il grince des dents!... Il a pch avec Thas!...
+
+Et Paphnuce se rveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule
+qui le tirait sur le sable en criant:
+
+--Paix! paix! l'ami. Par Prote, vieux pasteur de phoques! tu dors
+avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos.
+Aussi vrai que ma mre vendait des poissons sals, je t'ai sauv la
+vie.
+
+--J'en remercie Dieu, rpondit Paphnuce.
+
+Et, s'tant mis debout, il marcha droit devant lui, mditant sur la
+vision qui avait travers son sommeil.
+
+--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la
+bont divine, en reprsentant l'enfer comme dnu de ralit. Sans
+doute elle vient du diable.
+
+Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu
+envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel
+discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entour
+d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sr de rencontrer les
+esprits. Les dserts sont peupls de fantmes. Quand les plerins
+approchaient du chteau en ruines o s'tait retir le saint ermite
+Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en lve aux
+carrefours des villes, dans les nuits de fte. Et ces clameurs taient
+pousses par les diables qui tentaient ce saint homme.
+
+Paphnuce se rappela ce mmorable exemple. Il se rappela saint Jean
+d'gypte que, pendant soixante ans, le diable voulut sduire par des
+prestiges. Mais Jean djouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant
+le dmon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du
+vnrable Jean et lui dit: Jean, tu prolongeras ton jene jusqu'
+demain soir. Et Jean, croyant entendre un ange, obit la voix du
+dmon, et jena le lendemain, jusqu' l'heure de vpres. C'est la
+seule victoire que le prince des Tnbres ait jamais remporte sur
+saint Jean l'gyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il
+ne faut pas s'tonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausset
+de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil.
+
+Tandis qu'il reprochait doucement Dieu de l'avoir abandonn au
+pouvoir des dmons, il se sentit pouss et entran par une foule
+d'hommes qui couraient tous dans le mme sens. Comme il avait perdu
+l'habitude de marcher par les villes, il tait ballott d'un passant
+un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'tant embarrass dans les
+plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Dsireux de savoir
+o allaient tous ces hommes, il demanda l'un d'eux la cause de cet
+empressement.
+
+--tranger, ne sais-tu pas, lui rpondit celui-ci, que les jeux vont
+commencer et que Thas paratra sur la scne? Tous ces citoyens vont
+au thtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner?
+
+Dcouvrant tout coup qu'il tait convenable son dessein de voir
+Thas dans les jeux, Paphnuce suivit l'tranger. Dj le thtre
+dressait devant eux son portique orn de masques clatants, et sa
+vaste muraille ronde, peuple d'innombrables statues. En suivant la
+foule, ils s'engagrent dans un troit corridor au bout duquel
+s'tendait l'amphithtre blouissant de lumire. Ils prirent leur
+place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la
+scne, vide encore d'acteurs, mais dcore magnifiquement. La vue n'en
+tait point cache par un rideau, et l'on y remarquait un tertre
+semblable ceux que les anciens peuples ddiaient aux ombres des
+hros. Ce tertre s'levait au milieu d'un camp. Des faisceaux de
+lances taient forms devant les tentes et des boucliers d'or
+pendaient des mts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de
+chne. L, tout tait silence et sommeil. Mais un bourdonnement,
+semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait
+l'hmicycle charg de spectateurs. Tous les visages, rougis par le
+reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se
+tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand
+espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes
+riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux
+s'interpellaient gaiement, d'un gradin l'autre.
+
+Paphnuce priait au dedans de lui-mme et se gardait des paroles
+vaines, mais son voisin commena se plaindre du dclin du thtre.
+
+--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs dclamaient sous le masque les
+vers d'Euripide et de Mnandre. Maintenant on ne rcite plus les
+drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora
+dans Athnes nous n'avons gard que ce qu'un barbare, un Scythe mme
+peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont
+l'embouchure, arme de lames de mtal, enflait le son des voix, le
+cothurne qui levait les personnages la taille des dieux, la majest
+tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est all. Des
+mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius.
+Qu'eussent dit les Athniens de Pricls, s'ils avaient vu une femme
+se montrer sur la scne? Il est indcent qu'une femme paraisse en
+public. Nous sommes bien dgnrs pour le souffrir.
+
+ Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme
+et la honte de la terre.
+
+--Tu parles sagement, rpondit Paphnuce, la femme est notre pire
+ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est
+redoutable.
+
+--Par les Dieux immobiles, s'cria Dorion, la femme apporte aux hommes
+non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis!
+L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. coute, tranger:
+Je suis all dans ma jeunesse, Trzne, en Argolide, et j'y ai vu un
+myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles taient couvertes
+d'innombrables piqres. Or, voici ce que rapportent les Trzniens au
+sujet de ce myrte: La reine Phdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte,
+demeurait tout le jour languissamment couche sous ce mme arbre qu'on
+voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tir l'pingle
+d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perait les feuilles de
+l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi
+cribles de piqres. Aprs avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait
+d'un amour incestueux, Phdre, tu le sais, mourut misrablement. Elle
+s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or
+une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, tmoin d'une
+si cruelle misre, continut porter sur ses feuilles nouvelles des
+piqres d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai place
+au chevet de mon lit, afin d'tre sans cesse averti par sa vue de ne
+point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la
+doctrine du divin picure, mon matre, qui enseigne que le dsir est
+redoutable. Mais proprement parler, l'amour est une maladie de foie
+et l'on n'est jamais sr de ne pas tomber malade.
+
+Paphnuce demanda:
+
+--Dorion, quels sont tes plaisirs?
+
+Dorion rpondit tristement:
+
+--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est
+la mditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher
+d'autres.
+
+Prenant avantage de ces dernires paroles, Paphnuce entreprit
+d'initier l'picurien aux joies spirituelles que procure la
+contemplation de Dieu. Il commena:
+
+--Entends la vrit, Dorion, et reois la lumire.
+
+Comme il s'criait de la sorte, il vit de toutes parts des ttes et
+des bras tourns vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand
+silence s'tait fait dans le thtre et bientt clatrent les sons
+d'une musique hroque.
+
+Les jeux commenaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se
+prparer au dpart quand, par un prodige effrayant, une nue couvrit
+le sommet du tertre funraire. Puis, cette nue s'tant dissipe,
+l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. tendant le
+bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: Quoi! vous partez,
+enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus
+et vous laissez mon tombeau sans offrandes? Dj les principaux chefs
+des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thse, le
+vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes,
+contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, tait
+prostern dans la poussire. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'o
+s'chappait sa chevelure boucle, montrait par ses gestes qu'il
+approuvait l'ombre du hros. Il disputait avec Agamemnon et l'on
+devinait leurs paroles:
+
+--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'tre honor parmi
+nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la
+fille de Priam, la vierge Polyxne soit immole sur sa tombe. Danaens,
+contentez les mnes du hros, et que le fils de Pele se rjouisse
+dans le Hads.
+
+Mais le roi des rois rpondait:
+
+--pargnons les vierges troiennes que nous avons arraches aux autels.
+Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.
+
+Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de
+Polyxne, et le sage Ulysse lui reprochait de prfrer le lit de
+Cassandre la lance d'Achille.
+
+Tous les Grecs l'approuvrent avec un grand bruit d'armes
+entre-choques. La mort de Polyxne fut rsolue et l'ombre apaise
+d'Achille s'vanouit. La musique, tantt furieuse et tantt plaintive,
+suivait la pense des personnages. L'assistance clata en
+applaudissements.
+
+Paphnuce, qui rapportait tout la vrit divine, murmura:
+
+--O lumires et tnbres rpandues sur les gentils! De tels
+sacrifices, parmi les nations, annonaient et figuraient grossirement
+le sacrifice salutaire du fils de Dieu.
+
+--Toutes les religions enfantent des crimes, rpliqua l'picurien. Par
+bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines
+terreurs de l'inconnu...
+
+Cependant Hcube, ses blancs cheveux pars, sa robe en lambeaux,
+sortait de la tente o elle tait captive. Ce fut un long soupir quand
+on vit paratre cette parfaite image du malheur. Hcube, avertie par
+un songe prophtique, gmissait sur sa fille et sur elle-mme. Ulysse
+tait dj prs d'elle et lui demandait Polyxne. La vieille mre
+s'arrachait les cheveux, se dchirait les joues avec les ongles et
+baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable
+douceur, semblait dire:
+
+--Sois sage, Hcube, et cde la ncessit. Il y a aussi dans nos
+maisons de vieilles mres qui pleurent leurs enfants endormis jamais
+sous les pins de l'Ida.
+
+Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant
+esclave, souillait de poussire sa tte infortune.
+
+Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge
+Polyxne. Un frmissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient
+reconnu Thas. Paphnuce la revit, celle-l qu'il venait chercher. De
+son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tte la lourde toile.
+Immobile, semblable une belle statue, mais promenant autour d'elle
+le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fire, elle
+donnait tous le frisson tragique de la beaut.
+
+Un murmure de louange s'leva et Paphnuce l'me agite, contenant son
+coeur avec ses mains, soupira:
+
+--Pourquoi donc, mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir une de tes
+cratures?
+
+Dorion, plus paisible, disait:
+
+--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme
+prsentent une combinaison agrable l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la
+nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se spareront un
+jour avec la mme indiffrence qu'ils se sont unis. O sont maintenant
+les atomes qui formrent Las ou Cloptre? Je n'en disconviens pas:
+les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises de
+fcheuses disgrces et des incommodits dgotantes. C'est quoi
+songent les esprits mditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y
+fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit
+draisonnable de les aimer.
+
+Ainsi le philosophe et l'ascte contemplaient Thas et suivaient leur
+pense. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hcube, tourne vers sa
+fille, lui dire par ses gestes:
+
+--Essaie de flchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta
+beaut, ta jeunesse!
+
+Thas, o plutt Polyxne elle-mme, laissa retomber la toile de la
+tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent dompts. Et quand,
+d'une dmarche noble et lgre, elle s'avana vers Ulysse, le rythme
+de ses mouvements, qu'accompagnait le son des fltes, faisait songer
+tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle ft le
+centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et
+tout le reste tait perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action
+continuait.
+
+Le prudent fils de Larte dtournait la tte et cachait sa main sous
+son manteau, afin d'viter les regards, les baisers de la suppliante.
+La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles
+disaient:
+
+--Ulysse, je te suivrai pour obir la ncessit et parce que je veux
+mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois juge
+digne des rois, ne recevra pas un matre tranger. Je renonce
+librement la lumire du jour.
+
+Hcube, inerte dans la poussire, se releva soudain et s'attacha sa
+fille d'une treinte dsespre. Polyxne dnoua avec une douceur
+rsolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre:
+
+--Mre, ne t'expose pas aux outrages du matre. N'attends pas que,
+t'arrachant moi, il ne te trane indignement. Plutt, mre bien
+aime, tends-moi cette main ride et approche tes joues creuses de mes
+lvres.
+
+La douleur tait belle sur le visage de Thas; la foule se montrait
+reconnaissante cette femme de revtir ainsi d'une grce surhumaine
+les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa
+splendeur prsente en vue de son humilit prochaine, se glorifiait par
+avance de la sainte qu'il allait donner au ciel.
+
+Le spectacle touchait au dnouement. Hcube tomba comme morte et
+Polyxne, conduite par Ulysse, s'avana vers le tombeau qu'entourait
+l'lite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le
+tertre funraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une
+coupe d'or, des libations aux mnes du hros. Quand les sacrificateurs
+levrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait
+mourir libre, comme il convenait la fille de tant de rois. Puis,
+dchirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y
+plongea son glaive en dtournant la tte, et, par un habile artifice,
+le sang jaillit flots de la poitrine blouissante de la vierge qui,
+la tte renverse et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba
+avec dcence.
+
+Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de
+lis et d'anmones, des cris d'effroi et des sanglots dchiraient
+l'air, et Paphnuce, soulev sur son banc, prophtisait d'une voix
+retentissante:
+
+--Gentils, vils adorateurs des dmons! Et vous ariens plus infmes que
+les idoltres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une
+image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientt
+la femme que vous voyez l sera immole, hostie bien heureuse, au Dieu
+ressuscit!
+
+Dj la foule s'coulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abb
+d'Antino, chappant Dorion surpris, gagna la sortie en prophtisant
+encore.
+
+Une heure aprs, il frappait la porte de Thas.
+
+La comdienne alors, dans le riche quartier de Racotis, prs du
+tombeau d'Alexandre, habitait une maison entoure de jardins ombreux,
+dans lesquels s'levaient des rochers artificiels et coulait un
+ruisseau bord de peupliers. Une vieille esclave noire, charge
+d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait.
+
+--Je veux voir Thas, rpondit-il. Dieu m'est tmoin que je ne suis
+venu ici que pour la voir.
+
+Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait imprieusement,
+l'esclave le fit entrer.
+
+--Tu trouveras Thas, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.
+
+
+
+II
+
+LE PAPYRUS
+
+
+Thas tait ne de parents libres et pauvres, adonns l'idoltrie.
+Du temps qu'elle tait petite, son pre gouvernait, Alexandrie,
+proche la porte de la Lune, un cabaret que frquentaient les matelots.
+Certains souvenirs vifs et dtachs lui restaient de sa premire
+enfance. Elle revoyait son pre assis l'angle du foyer, les jambes
+croises, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux
+Pharaons que clbrent les complaintes chantes par les aveugles dans
+les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mre, errant
+comme un chat affam dans la maison, qu'elle emplissait des clats de
+sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans
+le faubourg qu'elle tait magicienne et qu'elle se changeait en
+chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thas savait
+bien, pour l'avoir souvent pie, que sa mre ne se livrait point aux
+arts magiques, mais que, dvore d'avarice, elle comptait toute la
+nuit le gain de la journe. Ce pre inerte et cette mre avide la
+laissaient chercher sa vie comme les btes de la basse-cour. Aussi
+tait-elle devenue trs habile tirer une une les oboles de la
+ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naves et
+par des paroles infmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de
+genoux en genoux dans la salle imprgne de l'odeur des boissons
+fermentes et des outres rsineuses; puis, les joues poisses de bire
+et piques par les barbes rudes, elle s'chappait, serrant les oboles
+dans sa petite main, et courait acheter des gteaux de miel une
+vieille femme accroupie derrire ses paniers sous la porte de la Lune.
+C'tait tous les jours les mmes scnes: les matelots, contant leurs
+prils, quand l'Euros branlait les algues sous-marines, puis jouant
+aux ds ou aux osselets, et demandant, en blasphmant les dieux, la
+meilleure bire de Cilicie.
+
+Chaque nuit, l'enfant tait rveille par les rixes des buveurs. Les
+cailles d'hutres, volant par-dessus les tables, fendaient les
+fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, la lueur des
+lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.
+
+Ses jeunes ans ne connaissaient la bont humaine que par le doux
+Ahms, en qui elle tait humilie. Ahms, l'esclave de la maison,
+Nubien plus noir que la marmite qu'il cumait gravement, tait bon
+comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thas sur ses genoux et
+il lui contait d'antiques rcits o il y avait des souterrains pleins
+de trsors, construits pour des rois avares, qui mettaient mort les
+maons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes,
+d'habiles voleurs qui pousaient des filles de rois et des courtisanes
+qui levaient des pyramides. La petite Thas aimait Ahms comme un
+pre, comme une mre, comme une nourrice et comme un chien. Elle
+s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux
+amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hrisss,
+tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des
+aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la
+paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thas des petits
+moulins eau et des navires grands comme la main avec tous leurs
+agrs.
+
+Accabl de mauvais traitements par ses matres, il avait une oreille
+dchire et le corps labour de cicatrices. Pourtant son visage
+gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprs de lui ne
+songeait se demander d'o il tirait la consolation de son me et
+l'apaisement de son coeur. Il tait aussi simple qu'un enfant.
+
+En accomplissant sa tche grossire, il chantait d'une voix grle des
+cantiques qui faisaient passer dans l'me de l'enfant des frissons et
+des rves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu l d'o tu viens?
+
+ --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le
+ tombeau.
+
+ Et j'ai vu la gloire du Ressuscit.
+
+Elle lui demandait:
+
+--Pre, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?
+
+Et il lui rpondait:
+
+--Petite lumire de mes yeux, je chante les anges, parce que Jsus
+Notre Seigneur est mont au ciel.
+
+Ahms tait chrtien. Il avait reu le baptme, et on le nommait
+Thodore dans les banquets des fidles, o il se rendait secrtement
+pendant le temps qui lui tait laiss pour son sommeil.
+
+En ces jours-l l'glise subissait l'preuve suprme. Par l'ordre de
+l'Empereur, les basiliques taient renverses, les livres saints
+brls, les vases sacrs et les chandeliers fondus. Dpouills de
+leurs honneurs, les chrtiens n'attendaient que la mort. La terreur
+rgnait sur la communaut d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de
+victimes. On contait avec effroi, parmi les fidles, qu'en Syrie, en
+Arabie, en Msopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets,
+les chevalets, les ongles de fer, la croix, les btes froces
+dchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, dj clbre
+par ses visions et ses solitudes, chef et prophte des croyants
+d'gypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la
+ville d'Alexandrie, et, volant d'glise en glise, embrasa de son feu
+la communaut tout entire. Invisible aux paens, il tait prsent
+la fois dans toutes les assembles des chrtiens, soufflant chacun
+l'esprit de force et de prudence dont il tait anim. La perscution
+s'exerait avec une particulire rigueur sur les esclaves. Plusieurs
+d'entre eux, saisis d'pouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus
+grand nombre, s'enfuyaient au dsert, esprant y vivre, soit dans la
+contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahms frquentait
+comme de coutume les assembles, visitait les prisonniers,
+ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du
+Christ. Tmoin de ce zle vritable, le grand Antoine, avant de
+retourner au dsert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna
+le baiser de paix.
+
+Quand Thas eut sept ans, Ahms commena lui parler de Dieu.
+
+--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un
+Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses
+jardins. Il tait l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et
+n'avait qu'un fils, le prince Jsus, qu'il aimait de tout son coeur et
+qui passait en beaut les vierges et les anges. Et le bon Seigneur
+Dieu dit au prince Jsus:
+
+ --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines
+vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. L tu seras
+semblable un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La
+souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant
+d'abondance que tes larmes formeront des fleuves o l'esclave fatigu
+se baignera dlicieusement. Va, mon fils!
+
+ Le prince Jsus obit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un
+lieu nomm Bethlem de Juda. Et il se promenait dans les prs fleuris
+d'anmones, disant ses compagnons:
+
+ --Heureux ceux qui ont faim, car je les mnerai la table de mon
+pre! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du
+ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des
+voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.
+
+ C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les
+riches le hassaient, redoutant qu'il n'levt les pauvres au-dessus
+d'eux. En ce temps-l Cloptre et Csar taient puissants sur la
+terre. Ils hassaient tous deux Jsus et ils ordonnrent aux juges et
+aux prtres de le faire mourir. Pour obir la reine d'gypte, les
+princes de Syrie dressrent une croix sur une haute montagne et ils
+firent mourir Jsus sur cette croix. Mais des femmes lavrent le corps
+et l'ensevelirent, et le prince Jsus, ayant bris le couvercle de son
+tombeau, remonta vers le bon Seigneur son pre.
+
+ Et depuis ce temps-l tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.
+
+ Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit:
+
+ --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils.
+Prenez un bain, puis mangez.
+
+ Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long
+de leur repas, ils verront des danses d'almes et ils entendront des
+conteurs dont les rcits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les
+tiendra plus chers que la lumire de ses yeux, puisqu'ils seront ses
+htes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansrail
+et les grenades de ses jardins.
+
+Ahms parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thas connut
+la vrit. Elle admirait et disait:
+
+--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.
+
+Ahms lui rpondait:
+
+--Ceux-l seuls qui sont baptiss en Jsus, goteront les fruits du
+ciel.
+
+Et Thas demandait tre baptise. Voyant par l qu'elle esprait en
+Jsus, l'esclave rsolut de l'instruire plus profondment, afin
+qu'tant baptise, elle entrt dans l'glise. Et il s'attacha
+troitement elle, comme sa fille en esprit.
+
+L'enfant, sans cesse repousse par ses parents injustes, n'avait point
+de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'table
+parmi les animaux domestiques. C'est l que, chaque nuit, Ahms allait
+la rejoindre en secret.
+
+Il s'approchait doucement de la natte o elle reposait, et puis
+s'asseyait sur ses talons, les jambes replies, le buste droit, dans
+l'attitude hrditaire de toute sa race. Son corps et son visage,
+vtus de noir, restaient perdus dans les tnbres; seuls ses grands
+yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable un
+rayon de l'aube travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une
+voie grle et chantante, dont le nasillement lger avait la douceur
+triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le
+souffle d'un ne et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient,
+comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait
+l'vangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui
+s'imprgnait de zle, de grce et d'esprance; et la nophyte, la main
+dans la main d'Ahms, berce par les sons monotones et voyant de
+vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de
+la nuit obscure et des saints mystres, au regard d'une toile qui
+clignait entre les solives de la crche.
+
+L'initiation dura toute une anne, jusqu' l'poque o les chrtiens
+clbrent avec allgresse les ftes pascales. Or, une nuit de la
+semaine glorieuse, Thas, qui sommeillait dj sur sa natte dans la
+grange, se sentit souleve par l'esclave dont le regard brillait d'une
+clart nouvelle. Il tait vtu, non point, comme de coutume, d'un
+pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra
+l'enfant en disant tout bas:
+
+--Viens, mon me! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens
+revtir les aubes du baptme.
+
+Et il emporta l'enfant presse sur sa poitrine. Effraye et curieuse,
+Thas, la tte hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami
+qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils
+traversrent le quartier des juifs; ils longrent un cimetire o
+l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passrent, dans un carrefour,
+sous des croix auxquelles pendaient les corps des supplicis et dont
+les bras taient chargs de corbeaux qui claquaient du bec. Thas
+cacha sa tte dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir
+le reste du chemin. Tout coup il lui sembla qu'on la descendait sous
+terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un troit
+caveau, clair par des torches de rsine et dont les murs taient
+peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la
+fume des torches. On y voyait des hommes vtus de longues tuniques et
+portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres.
+
+Thas, parmi ces figures, reconnut Jsus de Nazareth ce que des
+anmones fleurissaient ses pieds. Au milieu de la salle, prs d'une
+grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un
+vieillard coiff d'une mitre basse et vtu d'une dalmatique carlate,
+brode d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait
+l'air humble et doux sous son riche costume. C'tait l'vque
+Vivantius qui, prince exil de l'glise de Cyrne, exerait, pour
+vivre, le mtier de tisserand et fabriquait de grossires toffes de
+poil de chvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout ses cts.
+Tout proche, une vieille ngresse prsentait dploye une petite robe
+blanche. Ahms, ayant pos l'enfant terre, s'agenouilla devant
+l'vque et dit:
+
+--Mon pre, voici la petite me, la fille de mon me. Je te l'amne
+afin que, selon ta promesse et s'il plat ta Srnit, tu lui donnes
+le baptme de vie.
+
+A ces mots, l'vque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains
+mutiles. Il avait eu les ongles arrachs en confessant la foi aux
+jours de l'preuve. Thas eut peur et se jeta dans les bras d'Ahms.
+Mais le prtre la rassura par des paroles caressantes:
+
+--Ne crains rien, petite bien-aime. Tu as ici un pre selon l'esprit,
+Ahms, qu'on nomme Thodore parmi les vivants, et une douce mre dans
+la grce qui t'a prpar de ses mains une robe blanche.
+
+Et se tournant vers la ngresse:
+
+--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre.
+Mais Jsus l'lvera dans le ciel au rang de ses pouses.
+
+Puis il interrogea l'enfant nophyte:
+
+--Thas, crois-tu en Dieu, le pre tout-puissant, en son fils unique
+qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseign les aptres?
+
+--Oui, rpondirent ensemble le ngre et la ngresse, qui se tenaient
+par la main.
+
+Sur l'ordre de l'vque, Nitida, agenouille, dpouilla Thas de tous
+ses vtements. L'enfant tait nue, un amulette au cou. Le pontife la
+plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes prsentrent
+l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il
+posa un grain sur les lvres de la catchumne. Puis, ayant essuy ce
+corps destin, travers tant d'preuves, la vie ternelle,
+l'esclave Nitida le revtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de
+ses mains.
+
+L'vque donna tous le baiser de paix et, la crmonie termine,
+dpouilla ses ornements sacerdotaux.
+
+Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahms dit:
+
+--Il faut nous rjouir en ce jour d'avoir donn une me au bon
+Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Srnit, pasteur
+Vivantius, et livrons-nous la joie tout le reste de la nuit.
+
+--Tu as bien parl, Thodore, rpondit l'vque.
+
+Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui tait toute
+proche. Elle se composait d'une seule chambre, meuble de deux mtiers
+de tisserand, d'une table grossire et d'un tapis tout us. Ds qu'ils
+y furent entrs:
+
+--Nitida, cria le Nubien, apporte la pole et la jarre d'huile, et
+faisons un bon repas.
+
+En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons
+qu'il y tenait cachs. Puis, ayant allum un grand feu, il les fit
+frire. Et tous, l'vque, l'enfant, les deux jeunes garons et les
+deux esclaves, s'tant assis en cercle sur le tapis, mangrent les
+poissons en bnissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il
+avait souffert et annonait le triomphe prochain de l'glise. Son
+langage tait rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il
+comparait la vie des justes un tissu de pourpre et, pour expliquer
+le baptme, il disait:
+
+--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrtiens
+reoivent le baptme de l'eau. Mais les dmons habitent aussi les
+ruisseaux; les fontaines consacres aux nymphes sont redoutables et
+l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'me et
+du corps.
+
+Parfois il s'exprimait par nigmes et il inspirait ainsi l'enfant
+une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin
+ses htes dont les langues se dlirent et qui se mirent chanter des
+complaintes et des cantiques. Ahms et Nitida, s'tant levs,
+dansrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se
+dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers ges du monde.
+C'tait une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balanc
+en cadence, ils feignaient tour tour de se fuir et de se chercher.
+Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents
+tincelantes.
+
+C'est ainsi que Thas reut le saint baptme. Elle aimait les
+amusements et, mesure qu'elle grandissait, de vagues dsirs
+naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes
+avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, la nuit,
+la maison de son pre, en chantonnant encore:
+
+ --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison?
+
+ --Je dvide la laine et le fil de Milet.
+
+ --Torti tortu, comment ton fils a-t-il pri?
+
+ --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.
+
+Maintenant elle prfrait la compagnie du doux Ahms celle des
+garons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami tait
+moins souvent auprs d'elle. La perscution s'tant ralentie, les
+assembles des chrtiens devenaient plus rgulires et le Nubien les
+frquentait assidment. Son zle s'chauffait; de mystrieuses menaces
+s'chappaient parfois de ses lvres. Il disait que les riches ne
+garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques o
+les chrtiens d'une humble condition avaient coutume de se runir et
+l, rassemblant les misrables tendus l'ombre des vieux murs, il
+leur annonait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de
+la justice.
+
+--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins
+frais et mangeront des fruits dlicieux, tandis que les riches,
+couchs leurs pieds comme des chiens, dvoreront les miettes de leur
+table.
+
+Ces propos ne restrent point secrets; ils furent publis dans le
+faubourg et les matres craignirent qu'Ahms n'excitt les esclaves
+la rvolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il
+dissimula soigneusement.
+
+Un jour, une salire d'argent, rserve la nappe des dieux, disparut
+du cabaret. Ahms fut accus de l'avoir vole, en haine de son matre
+et des dieux de l'empire. L'accusation tait sans preuves et l'esclave
+la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins tran
+devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le
+juge le condamna au dernier supplice.
+
+--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage,
+seront cloues au poteau.
+
+Ahms couta paisiblement cet arrt, salua le juge avec beaucoup de
+respect et fut conduit la prison publique. Durant les trois jours
+qu'il y resta, il ne cessa de prcher l'vangile aux prisonniers et
+l'on a cont depuis que des criminels et le gelier lui-mme, touchs
+par ses paroles, avaient cru en Jsus crucifi.
+
+On le conduisit ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans
+auparavant, il avait travers avec allgresse, portant dans son
+manteau blanc la petite Thas, la fille de son me, sa fleur
+bien-aime. Attach sur la croix, les mains cloues, il ne poussa pas
+une plainte; seulement il soupira plusieurs reprises: J'ai soif!
+
+Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la
+chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois
+on pensa qu'il tait mort; les mouches dvoraient la cire de ses
+paupires; mais tout coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin
+du quatrime jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des
+enfants:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu l d'o tu viens?
+
+Puis il sourit, et dit:
+
+--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des
+fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes.
+
+Et il expira.
+
+Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase
+bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis
+d'admiration. Vivantius, accompagn de quelques-uns de ses frres
+chrtiens, vint rclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques
+des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'glise
+garda la mmoire vnre de saint Thodore le Nubien.
+
+Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un dit
+par lequel il assurait la paix aux chrtiens, et dsormais les fidles
+ne furent plus perscuts que par les hrtiques.
+
+Thas achevait sa onzime anne, quand son ami mourut dans les
+tourments. Elle en ressentit une tristesse et une pouvante
+invincibles. Elle n'avait pas l'me assez pure pour comprendre que
+l'esclave Ahms, par sa vie et sa mort, tait un bienheureux. Cette
+ide germa dans sa petite me, qu'il n'est possible d'tre bon en ce
+monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit
+d'tre bonne, car sa chair dlicate redoutait la douleur.
+
+Elle se donna avant l'ge des jeunes garons du port et elle suivit
+les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce
+qu'elle recevait d'eux elle achetait des gteaux et des parures.
+
+Comme elle ne rapportait la maison rien de ce qu'elle avait gagn,
+sa mre l'accablait de mauvais traitements. Pour viter les coups,
+elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait
+avec les lzards dans les fentes des pierres. L, elle songeait,
+pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement pares,
+dans leur litire entoure d'esclaves.
+
+Un jour que, frappe plus rudement que de coutume, elle se tenait
+accroupie devant la porte, dans une immobilit farouche, une vieille
+femme s'arrta devant elle, la considra quelques instants en silence,
+puis s'cria:
+
+--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le pre qui t'engendra et
+la mre qui te mit au monde!
+
+Thas restait muette et tenait ses regards fixs vers la terre. Ses
+paupires taient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleur.
+
+--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mre n'est-elle pas
+heureuse d'avoir nourri une petite desse telle que toi, et ton pre,
+en te voyant, ne se rjouit-il pas dans le fond de son coeur?
+
+Alors l'enfant, comme se parlant elle-mme:
+
+--Mon pre est une outre gonfle de vin et ma mre une sangsue avide.
+
+La vieille regarda droite et gauche si on ne la voyait pas. Puis
+d'une voix caressante:
+
+--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumire, viens avec moi et
+tu n'auras, pour vivre, qu' danser et sourire. Je te nourrirai de
+gteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux.
+Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe
+lgre; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon
+d'Acharn.
+
+Thas rpondit:
+
+--Je veux bien aller avec toi.
+
+Et, s'tant leve, elle suivit la vieille hors de la ville.
+
+Cette femme, nomme Moero, conduisait de pays en pays des filles et
+des jeunes garons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait
+ensuite aux riches pour paratre dans les festins.
+
+Devinant que Thas deviendrait bientt la plus belle des femmes, elle
+lui apprit, coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle
+flagellait avec des lanires de cuir ces jambes divines, quand elles
+ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton
+dcrpit, sans ge et sans sexe, accablait de mauvais traitements
+cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entire des
+femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grce, il
+enseignait Thas l'art de feindre, dans les pantomimes, par
+l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments
+humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dgot
+les conseils d'un matre habile; mais, jaloux de son lve, il lui
+griffait les joues, lui pinait le bras ou la venait piquer par
+derrire avec un poinon, la manire des filles mchantes, ds qu'il
+s'apercevait trop vivement qu'elle tait ne pour la volupt des
+hommes. Grce ses leons, elle devint en peu de temps musicienne,
+mime et danseuse excellente. La mchancet de ses matres ne la
+surprenait point et il lui semblait naturel d'tre indignement
+traite. Elle prouvait mme quelque respect pour cette vieille femme
+qui savait la musique et buvait du vin grec. Moero, s'tant arrte
+Antioche, loua son lve comme danseuse et comme joueuse de flte aux
+riches ngociants de la ville qui donnaient des festins. Thas dansa
+et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table,
+dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait tous, ne sachant pas
+le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dans devant les
+jeunes hommes les plus lgants de la ville, le fils du proconsul
+s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupt, et lui dit
+d'une voix qui semblait mouille de baisers:
+
+--Que ne suis-je, Thas, la couronne qui ceint ta chevelure, la
+tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied!
+Mais je veux que tu me foules tes pieds comme une sandale; je veux
+que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle
+enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers.
+
+Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il tait beau.
+Soudain elle sentit la sueur qui lui glaait le front; elle devint
+verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses
+paupires. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En
+vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammes, et
+quand il la prit dans ses bras en s'efforant de l'entraner, elle le
+repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses
+larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle
+rsista.
+
+--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau,
+il est riche, et voici qu'une joueuse de flte le ddaigne!
+
+Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier
+d'amour. Il vint ds le matin, ple et les yeux rouges, suspendre des
+fleurs la porte de la joueuse de flte. Cependant Thas, saisie de
+trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans
+d'elle-mme. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se
+demandait pourquoi elle tait ainsi change et d'o lui venait sa
+mlancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient
+horreur. Elle ne voulait plus voir la lumire et restait tout le jour
+couche sur son lit, sanglotant la tte dans les coussins. Lollius,
+ayant su forcer la porte de Thas, vint plusieurs fois supplier et
+maudire cette mchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme
+une vierge et rptait:
+
+--Je ne veux pas! Je ne veux pas!
+
+Puis, au bout de quinze jours, s'tant donne lui, elle connut
+qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus.
+Ce fut une vie dlicieuse. Ils passaient tout le jour enferms, les
+yeux dans les yeux, se disant l'un l'autre des paroles qu'on ne dit
+qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires
+de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se
+levaient ds l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes
+du Silpicus. Ils buvaient dans la mme coupe, et, quand elle portait
+un grain de raisin sa bouche, il le lui prenait entre les lvres
+avec ses dents.
+
+Moero vint chez Lollius rclamer Thas grands cris:
+
+--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur
+parfume, mes petites entrailles!...
+
+Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle
+revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit
+mettre en prison, et les magistrats, ayant dcouvert plusieurs crimes
+dont elle s'tait rendue coupable, elle fut condamne mort et livre
+aux btes.
+
+Thas aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et
+toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la
+vrit de son coeur:
+
+--Je n'ai jamais t qu' toi.
+
+Lollius lui rpondait:
+
+--Tu ne ressembles aucune autre femme.
+
+Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thas se
+sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle
+songeait:
+
+--Qui me l'a ainsi chang en un instant? Comment se fait-il qu'il
+ressemble dsormais tous les autres hommes et qu'il ne ressemble
+plus lui-mme?
+
+Elle le quitta, non sans un secret dsir de chercher Lollius en un
+autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi
+que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aim serait moins
+triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se
+montra, en compagnie des riches voluptueux, ces ftes sacres o
+l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et
+des troupes de courtisanes traversant l'Oronte la nage. Elle prit sa
+part de tous les plaisirs qu'talait la ville lgante et monstrueuse;
+surtout elle frquenta assidment les thtres, dans lesquels des
+mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux
+applaudissements d'une foule avide de spectacles.
+
+Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comdiens et
+particulirement les femmes qui, dans les tragdies, reprsentaient
+les desses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimes des
+dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la
+foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle
+alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'tre admise dans sa
+troupe. Grce sa beaut et aux leons de la vieille Moero, elle fut
+accueillie et parut sur la scne dans le personnage de Dirc.
+
+Elle plut mdiocrement, parce qu'elle manquait d'exprience et aussi
+parce que les spectateurs n'taient pas excits l'admiration par un
+long bruit de louanges. Mais aprs quelques mois d'obscurs dbuts, la
+puissance de sa beaut clata sur la scne avec une telle force, que
+la ville entire s'en mut. Tout Antioche s'touffait au thtre. Les
+magistrats impriaux et les premiers citoyens s'y rendaient, pousss
+par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les
+ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place.
+Les potes composaient des pigrammes en son honneur. Les philosophes
+barbus dclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases;
+sur le passage de sa litire, les prtres des chrtiens dtournaient
+la tte. Le seuil de sa maison tait couronn de fleurs et arros de
+sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compt, mais
+mesur au mdimne, et tous les trsors amasss par les vieillards
+conomes venaient, comme des fleuves, se perdre ses pieds. C'est
+pourquoi son me tait sereine. Elle se rjouissait dans un paisible
+orgueil de la faveur publique et de la bont des dieux, et, tant
+aime, elle s'aimait elle-mme.
+
+Aprs avoir joui pendant plusieurs annes de l'admiration et de
+l'amour des Antiochiens, elle fut prise du dsir de revoir Alexandrie
+et de montrer sa gloire la ville dans laquelle, enfant, elle errait
+sous la misre et la honte, affame et maigre comme une sauterelle au
+milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reut avec joie et la
+combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut
+un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables.
+Elle les accueillait indiffremment, car elle dsesprait enfin de
+retrouver Lollius.
+
+Elle reut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la dsirait,
+bien qu'il ft profession de vivre sans dsirs. Malgr sa richesse, il
+tait intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de
+son esprit, ni par la grce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et
+mme elle s'irritait parfois de ses lgantes ironies. Il la blessait
+par son doute perptuel. C'est qu'il ne croyait rien et qu'elle
+croyait tout. Elle croyait la providence divine, la
+toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, la
+justice ternelle. Elle croyait en Jsus-Christ et en la bonne desse
+des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la
+sombre Hcate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire
+l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison
+sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des
+tres sans nom et vivait dans une attente perptuelle. L'avenir lui
+faisait peur et elle voulait le connatre. Elle s'entourait de prtres
+d'Isis, de mages chaldens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la
+trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort
+et la voyait partout. Quand elle cdait la volupt, il lui semblait
+tout coup qu'un doigt glac touchait son paule nue et, toute ple,
+elle criait d'pouvante dans les bras qui la pressaient.
+
+Nicias lui disait:
+
+--Que notre destine soit de descendre en cheveux blancs et les joues
+creuses dans la nuit ternelle, ou que ce jour mme, qui rit
+maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe,
+ma Thas! Gotons la vie. Nous aurons beaucoup vcu si nous avons
+beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens:
+aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon
+nous tourmenter pour un nant?
+
+Elle lui rpondait avec colre:
+
+--Je mprise ceux qui comme toi n'esprent ni ne craignent rien. Je
+veux savoir! Je veux savoir!
+
+Pour connatre le secret de la vie, elle se mit lire les livres des
+philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les annes de
+son enfance s'loignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit
+plus volontiers. Elle aimait parcourir, le soir, sous un
+dguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques
+o elle avait misrablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses
+parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des
+prtres chrtiens, elle songeait son baptme et se sentait trouble.
+Une nuit, qu'enveloppe d'un long manteau et ses blonds cheveux cachs
+sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville,
+elle se trouva, sans savoir comment elle y tait venue, devant la
+pauvre glise de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait
+dans l'intrieur et vit une lumire clatante qui glissait par les
+fentes de la porte. Il n'y avait l rien d'trange, puisque depuis
+vingt ans les chrtiens, protgs par le vainqueur de Maxence,
+solennisaient publiquement leurs ftes. Mais ces chants signifiaient
+un ardent appel aux mes. Comme convie aux mystres, la comdienne,
+poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva l une
+nombreuse assemble, des femmes, des enfants, des vieillards genoux
+devant un tombeau adoss la muraille. Ce tombeau n'tait qu'une cuve
+de pierre grossirement sculpte de pampres et de grappes de raisins;
+pourtant il avait reu de grands honneurs: il tait couvert de palmes
+vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables
+lumires toilaient l'ombre dans laquelle la fume des gommes d'Arabie
+semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs
+des figures pareilles des visions du ciel. Des prtres vtus de
+blanc se tenaient prosterns au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils
+chantaient avec le peuple exprimaient les dlices de la souffrance et
+mlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allgresse tant de douleur
+que Thas, en les coutant, sentait les volupts de la vie et les
+affres de la mort couler la fois dans ses sens renouvels.
+
+Quand ils eurent fini de chanter, les fidles se levrent pour aller
+baiser la file la paroi du tombeau. C'tait des hommes simples,
+accoutums travailler de leurs mains. Ils s'avanaient d'un pas
+lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils
+s'agenouillaient, chacun son tour, devant le sarcophage et y
+appuyaient leurs lvres. Les femmes levaient dans leurs bras les
+petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.
+
+Thas, surprise et trouble, demanda un diacre pourquoi ils
+faisaient ainsi.
+
+--Ne sais-tu pas, femme, lui rpondit le diacre, que nous clbrons
+aujourd'hui la mmoire bienheureuse de saint Thodore le Nubien, qui
+souffrit pour la foi au temps de Diocltien empereur? Il vcut chaste
+et mourut martyr, c'est pourquoi, vtus de blanc, nous portons des
+roses rouges son tombeau glorieux.
+
+En entendant ces paroles, Thas tomba genoux et fondit en larmes. Le
+souvenir demi teint d'Ahms se ranimait dans son me. Sur cette
+mmoire obscure, douce et douloureuse, l'clat des cierges, le parfum
+des roses, les nues de l'encens, l'harmonie des cantiques, la pit
+des mes jetaient les charmes de la gloire. Thas songeait dans
+l'blouissement:
+
+Il tait humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment
+s'est-il lev au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose
+inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupt?
+
+Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait
+aime ses yeux de violette o brillaient des larmes la clart des
+cierges; puis, la tte baisse, humble, lente, la dernire, de ses
+lvres o tant de dsirs s'taient suspendus, elle baisa la pierre de
+l'esclave.
+
+Rentre dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure
+parfume et la tunique dlie, l'attendait en lisant un trait de
+morale. Il s'avana vers elle les bras ouverts.
+
+--Mchante Thas, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais
+ venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dict par le plus
+grave des stociens? Des prceptes vertueux et de fires maximes? Non!
+Sur l'austre papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thas.
+Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grce
+tait infinie et toutes taient l'unique Thas. Il y en avait qui
+tranaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables une
+nue blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes.
+
+D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la
+volupt, n'exprimaient aucune pense. Enfin, il y en avait deux qui se
+tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il tait impossible de les
+distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La premire
+disait: Je suis l'amour. L'autre: Je suis la mort.
+
+En parlant ainsi, il pressait Thas dans ses bras, et, ne voyant pas
+le regard farouche qu'elle fixait terre, il ajoutait les penses aux
+penses, sans souci qu'elles fussent perdues:
+
+--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne o il est crit: Rien ne
+doit te dtourner de cultiver ton me, je lisais: Les baisers de
+Thas sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel. Voil
+comment, par ta faute, mchante enfant, un philosophe comprend
+aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que
+nous sommes, nous ne dcouvrons que notre propre pense dans la pense
+d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de
+lire celui-ci...
+
+Elle ne l'coutait pas, et son me tait encore devant le tombeau du
+Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la
+nuque et il lui dit:
+
+--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand
+on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons
+la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous.
+
+Mais elle le repoussa:
+
+--Nous aimer! s'cria-t-elle amrement. Mais tu n'as jamais aim
+personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais.
+Va-t'en! Je te hais. J'excre et je mprise tous les heureux et tous
+les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bont que chez les
+malheureux. Quand j'tais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est
+mort sur la croix. Il tait bon; il tait plein d'amour et il
+possdait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les
+pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir.
+
+Elle s'tendit plat ventre sur le tapis et passa la nuit
+sangloter, formant le dessein de vivre dsormais, comme saint
+Thodore, dans la pauvret et dans la simplicit.
+
+Ds le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle tait
+voue. Comme elle savait que sa beaut, encore intacte, ne durerait
+plus longtemps, elle se htait d'en tirer toute joie et toute gloire.
+Au thtre, o elle se montrait avec plus d'tude que jamais, elle
+rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des
+potes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la
+dmarche de la comdienne une ide de la divine harmonie qui rgle les
+mondes, savants et philosophes mettaient une grce si parfaite au rang
+des vertus et disaient: Elle aussi, Thas, est gomtre! Les
+ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle
+consentait paratre, l'en bnissaient comme d'une charit cleste.
+Pourtant, elle tait triste au milieu des louanges et, plus que
+jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son
+inquitude, pas mme sa maison et ses jardins qui taient clbres et
+sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.
+
+Elle avait fait planter des arbres apports grands frais de l'Inde
+et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des
+colonnades en ruines, des rochers sauvages, imits par un habile
+architecte, taient reflts dans un lac o se miraient des statues.
+Au milieu du jardin, s'levait la grotte des Nymphes, qui devait son
+nom trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on
+rencontrait ds le seuil. Ces femmes se dpouillaient de leurs
+vtements pour prendre un bain. Inquites, elles tournaient la tte,
+craignant d'tre vues, et elles semblaient vivantes. La lumire ne
+parvenait dans cette retraite qu' travers de minces nappes d'eau qui
+l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts,
+comme dans les grottes sacres, des couronnes, des guirlandes et des
+tableaux votifs, dans lesquels la beaut de Thas tait clbre. Il
+s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques
+revtus de vives couleurs, des peintures reprsentant ou des scnes de
+thtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au
+milieu, se dressait sur une stle un petit ros d'ivoire, d'un antique
+et merveilleux travail. C'tait un don de Nicias. Une chvre de marbre
+noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux
+d'agate. Six chevreaux d'albtre se pressaient autour de ses mamelles;
+mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tte camuse, elle semblait
+impatiente de grimper sur les rochers. Le sol tait couvert de tapis
+de Byzance, d'oreillers brods par les hommes jaunes de Cathay et de
+peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient
+imperceptiblement. et l, au-dessus des grands vases d'onyx,
+s'lanaient des persas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et
+dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'caill d'une tortue
+gante de l'Inde, qui renverse servait de lit la comdienne. C'est
+l que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les
+fleurs, Thas, mollement couche, attendait l'heure de souper en
+conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du
+thtre, soit la fuite des annes.
+
+Or, ce jour-l, elle se reposait aprs les jeux dans la grotte des
+Nymphes. Elle piait dans son miroir les premiers dclins de sa beaut
+et pensait avec pouvante que le temps viendrait enfin des cheveux
+blancs et des rides. En vain elle cherchait se rassurer, en se
+disant qu'il suffit, pour recouvrer la fracheur du teint, de brler
+certaines herbes en prononant des formules magiques. Une voix
+impitoyable lui criait: Tu vieilliras, Thas, tu vieilliras! Et la
+sueur de l'pouvante lui glaait le front. Puis, se regardant de
+nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait
+belle encore et digne d'tre aime. Se souriant elle-mme, elle
+murmurait: Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse
+lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grce des
+mouvements et la magnificence des bras, et les bras, mon miroir, ce
+sont les vraies chanes de l'amour!
+
+Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle,
+maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vtu d'une robe
+richement brode. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri
+d'effroi.
+
+Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle tait belle, il
+faisait du fond du coeur cette prire:
+
+--Fais, mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me
+scandaliser, difie ton serviteur.
+
+Puis, s'efforant de parler, il dit:
+
+--Thas, j'habite une contre lointaine et le renom de ta beaut m'a
+conduit jusqu' toi. On rapporte que tu es la plus habile des
+comdiennes et la plus irrsistible des femmes. Ce que l'on conte de
+tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique
+Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire
+merveilleuse. C'est pourquoi j'ai t pris du dsir de te connatre et
+je vois que la vrit passe la renomme. Tu es mille fois plus savante
+et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me
+dis: Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un
+homme ivre.
+
+Ces paroles taient feintes; mais le moine, anim d'un zle pieux, les
+rpandait avec une ardeur vritable. Cependant, Thas regardait sans
+dplaisir cet tre trange qui lui avait fait peur. Par son aspect
+rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce
+l'tonnait. Elle tait curieuse de connatre l'tat et la vie d'un
+homme si diffrent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui rpondit
+avec une douce raillerie:
+
+--Tu sembles prompt l'admiration, tranger. Prends garde que mes
+regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer!
+
+Il lui dit:
+
+--Je t'aime, Thas! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-mme.
+Pour toi, j'ai quitt mon dsert regrettable; pour toi, mes lvres,
+voues au silence, ont prononc des paroles profanes; pour toi, j'ai
+vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'tait
+interdit d'entendre; pour toi, mon me s'est trouble, mon coeur s'est
+ouvert et des penses en ont jailli, semblables aux sources vives o
+boivent les colombes; pour toi, j'ai march jour et nuit travers des
+sables peupls de larves et de vampires; pour toi, j'ai pos mon pied
+nu sur les vipres et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non
+point l'exemple de ces hommes qui, tout enflamms du dsir de la
+chair, viennent toi comme des loups dvorants ou des taureaux
+furieux. Tu es chre ceux-l comme la gazelle au lion. Leurs amours
+carnassires te dvorent jusqu' l'me, femme! Moi, je t'aime en
+esprit et en vrit, je t'aime en Dieu et pour les sicles des
+sicles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur vritable
+et divine charit. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que
+songes d'une nuit brve. Je te promets de saintes agapes et des noces
+clestes. La flicit que je t'apporte ne finira jamais; elle est
+inoue; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en
+pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitt
+d'tonnement.
+
+Thas, riant d'un air mutin:
+
+--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hte-toi! de
+trop longs discours offenseraient ma beaut, ne perdons pas un moment.
+Je suis impatiente de connatre la flicit que tu m'annonces; mais,
+vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me
+promets ne s'vanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un
+grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le
+tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si
+longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire
+qu'il restt encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en
+savent plus que les mages.
+
+--Thas, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu.
+
+--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.
+
+--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours
+que tu connais n'enfantent que la honte.
+
+Thas le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit
+front:
+
+--Tu es bien hardi, tranger, d'offenser ton htesse. Regarde-moi et
+dis si je ressemble une crature accable d'opprobre. Non! je n'ai
+pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de
+honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que
+moi. J'ai sem la volupt sur tous mes pas, et c'est par l que je
+suis clbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les
+matres du monde. Je les ai vus mes pieds. Regarde-moi, regarde ces
+petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur
+de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de
+place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand
+je passe dans la rue, je ressemble un grain de riz; mais ce grain de
+riz causa parmi les hommes des deuils, des dsespoirs et des haines et
+des crimes remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de
+honte, quand tout crie la gloire autour de moi?
+
+--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu.
+femme, nous avons t nourris dans des contres si diffrentes qu'il
+n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le mme langage ni la mme
+pense. Pourtant, le ciel m'est tmoin que je veux m'accorder avec toi
+et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mmes
+sentiments. Qui m'inspirera des discours embrass pour que tu fondes
+comme la cire mon souffle, femme, et que les doigts de mes dsirs
+puissent te modeler leur gr? Quelle vertu te livrera moi, la
+plus chre des mes, afin que l'esprit qui m'anime, te crant une
+seconde fois, t'imprime une beaut nouvelle et que tu t'cries en
+pleurant de joie: C'est seulement d'aujourd'hui que je suis ne! Qui
+fera jaillir de mon coeur une fontaine de Silo, dans laquelle tu
+retrouves, en te baignant, ta puret premire? Qui me changera en un
+Jourdain, dont les ondes, rpandues sur toi, te donneront la vie
+ternelle?
+
+Thas n'tait plus irrite.
+
+--Cet homme, pensait-elle, parle de vie ternelle et tout ce qu'il dit
+semble crit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et
+qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort.
+
+Et elle rsolut de s'offrir lui. C'est pourquoi, feignant de le
+craindre, elle s'loigna de quelques pas et, gagnant le fond de la
+grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa
+poitrine, puis, immobile, muette, les paupires baisses, elle
+attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues.
+Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balanaient
+mollement et elle ressemblait une enfant qui songe, assise au bord
+d'une rivire.
+
+Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants
+ne le portaient plus, sa langue s'tait subitement dessche dans sa
+bouche; un tumulte effrayant s'levait dans sa tte. Tout coup son
+regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage pais. Il
+pensa que la main de Jsus s'tait pose sur ses yeux pour lui cacher
+cette femme. Rassur par un tel secours, raffermi, fortifi, il dit
+avec une gravit digne d'un ancien du dsert:
+
+--Si tu te livres moi, crois-tu donc tre cache Dieu?
+
+Elle secoua la tte.
+
+--Dieu! Qui le force toujours avoir l'oeil sur la grotte des
+Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi
+l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a crs, il ne peut tre ni fch
+ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la
+nature qu'il nous a donne. On parle beaucoup trop pour lui et on lui
+prte bien souvent des ides qu'il n'a jamais eues. Toi-mme,
+tranger, connais-tu bien son vritable caractre? Qui es-tu pour me
+parler en son nom?
+
+ cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son
+cilice et dit:
+
+--Je suis Paphnuce, abb d'Antino, et je viens du saint dsert. La
+main qui retira Abraham de Chalde et Loth de Sodome m'a spar du
+sicle. Je n'existais dj plus pour les hommes. Mais ton image m'est
+apparue dans ma Jrusalem des sables et j'ai connu que tu tais pleine
+de corruption et qu'en toi tait la mort. Et me voici devant toi,
+femme, comme devant un spulcre et je te crie: Thas, lve-toi.
+
+Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abb elle avait pli d'pouvante.
+Et la voil qui, les cheveux pars, les mains jointes, pleurant et
+gmissant, se trane aux pieds du saint:
+
+--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me
+fais pas de mal! Je sais que les saints du dsert dtestent les femmes
+qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me
+hasses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta
+puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mpriser ni me
+har. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je frquente, raill ta
+pauvret volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma
+richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma
+condition que ma nature. J'tais faite pour ce que je fais. Je suis
+ne pour charmer les hommes. Et, toi-mme, tout l'heure, tu disais
+que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas
+des paroles magiques qui dtruiraient ma beaut ou me changeraient en
+une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis dj que trop
+effraye. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort.
+
+Il lui fit signe de se relever et dit:
+
+--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mpris.
+Je viens toi de la part de Celui qui, s'tant assis au bord du
+puits, but l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il
+soupait au logis de Simon, reut les parfums de Marie. Je ne suis pas
+sans pch pour te jeter la premire pierre. J'ai souvent mal employ
+les grces abondantes que Dieu a rpandues sur moi. Ce n'est pas la
+Colre, c'est la Piti qui m'a pris par la main pour me conduire ici.
+J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le
+zle du coeur qui m'amne toi. Je brle du feu de la charit et, si
+tes yeux, accoutums aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient
+voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparatrais comme un
+rameau dtach de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la
+montagne l'antique Mose, pour lui faire comprendre le vritable
+amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de
+laisser aprs lui des charbons et de vaines cendres, embaume et
+parfume pour l'ternit tout ce qu'il pntre.
+
+--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embche ni
+malfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thbade.
+Ce que l'on m'a cont de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux.
+Ton nom ne m'tait pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu
+galais en vertu les plus vieux anachortes. Ds que je t'ai vu, sans
+savoir qui tu tais, j'ai senti que tu n'tais pas un homme ordinaire.
+Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prtres d'Isis, ni
+ceux d'Herms, ni ceux de la Junon Cleste, ni les devins de Chalde,
+ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empcher de
+mourir?
+
+--Femme, celui-l vivra qui veut vivre. Fuis les dlices abominables
+o tu meurs jamais. Arrache aux dmons, qui le brleraient
+horriblement, ce corps que Dieu ptrit de sa salive et anima de son
+souffle. Consume de fatigue, viens te rafrachir aux sources bnies
+de la solitude; viens boire ces fontaines caches dans le dsert,
+qui jaillissent jusqu'au ciel. me anxieuse, viens possder enfin ce
+que tu dsirais! Coeur avide de joie, viens goter les joies
+vritables: la pauvret, le renoncement, l'oubli de soi-mme,
+l'abandon de tout l'tre dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et
+demain sa bien-aime, viens lui. Viens! toi qui cherchais, et tu
+diras: J'ai trouv l'amour!
+
+Cependant Thas semblait contempler des choses lointaines:
+
+--Moine, demanda-t-elle, si je renonce mes plaisirs et si je fais
+pnitence, est-il vrai que je renatrai au ciel avec mon corps intact
+et dans toute sa beaut?
+
+--Thas, je t'apporte la vie ternelle. Crois-moi, car ce que
+j'annonce est la vrit.
+
+--Et qui me garantit que c'est la vrit?
+
+--David et les prophtes, l'criture et les merveilles dont tu vas
+tre tmoin.
+
+--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouv
+le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine
+et cependant la vie m'a apport bien des tristesses et bien des
+amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes
+envient ma destine, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la
+vieille dente qui, du temps que j'tais petite, vendait des gteaux
+de miel sous une porte de la ville. C'est une ide qui m'est venue
+bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont
+bnis, et qu'il y a une grande douceur vivre humble et petit Moine,
+tu as remu les ondes de mon me et fait monter la surface ce qui
+dormait au fond. Qui croire, hlas! Et que devenir, et qu'est-ce que
+la vie?
+
+Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce tait transfigur; une
+joie cleste inondait son visage:
+
+--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entr seul dans ta demeure. Un Autre
+m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout mon ct. Celui-l,
+tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le
+contempler; mais bientt tu le verras dans sa splendeur charmante et
+tu diras: Il est seul aimable! Tout l'heure, s'il n'avait pos sa
+douce main sur mes yeux, Thas! je serais peut-tre tomb avec toi
+dans le pch, car je ne suis par moi-mme que faiblesse et que
+trouble. Mais il nous a sauvs tous deux; il est aussi bon qu'il est
+puissant et son nom est Sauveur. Il a t promis au monde par David et
+la Sibylle, ador dans son berceau par les bergers et les mages,
+crucifi par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, rvl
+au monde par les aptres, attest par les martyrs. Et le voici qui,
+ayant appris que tu crains la mort, femme! vient dans ta maison pour
+t'empcher de mourir! N'est-ce pas, mon Jsus! que tu m'apparais en
+ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galile en ces jours
+merveilleux o les toiles, descendues avec toi du ciel, taient si
+prs de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans
+leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mres, sur les
+terrasses de Bethlem? N'est-ce pas, mon Jsus, que nous sommes en ta
+compagnie et que tu me montres la ralit de ton corps prcieux?
+N'est-ce pas que c'est l ton visage et que cette larme qui coule sur
+ta joue est une larme vritable? Oui, l'ange de la justice ternelle
+la recueillera, et ce sera la ranon de l'me de Thas. N'est-ce pas
+que te voil, mon Jsus? Mon Jsus, tes lvres adorables
+s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'coute. Et toi, Thas,
+heureuse Thas! entends ce que le Sauveur vient lui-mme te dire:
+c'est lui qui parle et non moi. Il dit: Je t'ai cherche longtemps,
+ma brebis gare! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi
+prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes
+paules jusqu' la bergerie cleste. Viens, ma Thas, viens, mon lue,
+viens pleurer avec moi!
+
+Et Paphnuce tomba genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thas vit
+sur la face du saint le reflet de Jsus vivant.
+
+--O jours envols de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux
+pre Ahms! bon saint Thodore, que ne suis-je morte dans ton manteau
+blanc tandis que tu m'emportais aux premires lueurs du matin, toute
+frache encore des eaux du baptme!
+
+Paphnuce s'lana vers elle en s'criant:
+
+--Tu es baptise!... O Sagesse divine! Providence! Dieu bon! Je
+connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce
+qui te rendait si chre et si belle mes yeux. C'est la vertu des
+eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu o je vivais
+pour t'aller chercher dans l'air empoisonn du sicle. Une goutte, une
+goutte sans doute des eaux qui lavrent ton corps a jailli sur mon
+front. Viens, ma soeur, et reois de ton frre le baiser de paix.
+
+Et le moine effleura de ses lvres le front de la courtisane.
+
+Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans
+la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thas mls au chant des
+eaux vives.
+
+Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires
+vinrent charges d'toffes, de parfums et de guirlandes.
+
+--Ce n'tait gure propos de pleurer, dit-elle en essayant de
+sourire. Les larmes rougissent les yeux et gtent le teint, on doit
+souper cette nuit chez des amis, et je veux tre belle, car il y aura
+l des femmes pour pier la fatigue de mon visage. Ces esclaves
+viennent m'habiller. Retire-toi, mon pre, et laisse-les faire. Elles
+sont adroites et exprimentes; aussi les ai-je payes trs cher. Vois
+celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si
+blanches. Je l'ai enleve la femme du proconsul.
+
+Paphnuce eut d'abord la pense de s'opposer de toutes ses forces ce
+que Thas allt ce souper. Mais, rsolu d'agir prudemment, il lui
+demanda quelles personnes elle y rencontrerait.
+
+Elle rpondit qu'elle y verrait l'hte du festin, le vieux Cotta,
+prfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de
+disputes, le pote Callicrate, le grand prtre de Srapis, des jeunes
+hommes riches occups surtout dresser des chevaux, enfin des femmes
+dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la
+jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle:
+
+--Va parmi eux, Thas, dit le moine. Va!
+
+Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi ce festin et je me
+tiendrai sans rien dire ton ct.
+
+Elle clata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires
+s'empressaient autour d'elle, elle s'cria:
+
+--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la
+Thbade?
+
+LE BANQUET
+
+Lorsque, suivie de Paphnuce, Thas entra dans la salle du banquet, les
+convives taient dj, pour la plupart, accouds sur les lits, devant
+la table en fer cheval, couverte d'une vaisselle tincelante. Au
+centre de cette table s'levait une vasque d'argent que surmontaient
+quatre satires inclinant des outres d'o coulait sur des poissons
+bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thas
+les acclamations s'levrent de toutes parts.
+
+--Salut la soeur des Charits!
+
+--Salut la Melpomne silencieuse, dont les regards savent tout
+exprimer!
+
+--Salut la bien-aime des dieux et des hommes!
+
+--A la tant dsire!
+
+--A celle qui donne la souffrance et la gurison!
+
+--A la perle de Racotis!
+
+--A la rose d'Alexandrie!
+
+Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges et coul; et
+puis elle dit Cotta, son hte:
+
+--Lucius, je t'amne un moine du dsert, Paphnuce, abb d'Antino;
+c'est un grand saint, dont les paroles brlent comme du feu.
+
+Lucius Aurlius Cotta, prfet de la flotte, s'tant lev:
+
+--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrtienne.
+Moi-mme, j'ai quelque respect pour un culte dsormais imprial. Le
+divin Constantin a plac tes coreligionnaires au premier rang des amis
+de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ
+dans notre Panthon. C'est une maxime de nos pres qu'il y a en tout
+dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et
+rjouissons-nous tandis qu'il en est temps encore.
+
+Le vieux Cotta parlait ainsi avec srnit. Il venait d'tudier un
+nouveau modle de galre et d'achever le sixime livre de son histoire
+des Carthaginois. Sr de n'avoir pas perdu sa journe, il tait
+content de lui et des dieux.
+
+--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'tre
+aims: Hermodore, grand prtre de Srapis, les philosophes Dorion,
+Nicias et Znothmis, le pote Callicrate, le jeune Chras et le
+jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse;
+et prs d'eux Philina avec Dros, qu'il faut louer grandement d'tre
+belles.
+
+Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit l'oreille:
+
+--Je t'avais bien averti, mon frre, que Vnus tait puissante. C'est
+elle dont la douce violence t'a amen ici malgr toi. coute, tu es un
+homme rempli de pit; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la
+mre des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux
+mathmaticien Mlanthe a coutume de dire: Je ne pourrais pas, sans
+l'aide de Vnus, dmontrer les proprits d'un triangle.
+
+Dorions qui depuis quelques instants considrait le nouveau venu,
+soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration.
+
+--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est
+lui-mme! Je l'ai rencontr au thtre pendant que notre Thas
+montrait ses bras ingnieux. Il s'agitait furieusement et je puis
+attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnte homme: il va
+nous invectiver tous; son loquence est terrible. Si Marcus est le
+Platon des chrtiens, Paphnuce est leur Dmosthne. picure, dans son
+petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil.
+
+Cependant Philina et Dros dvoraient Thas des yeux. Elle portait
+dans ses cheveux blonds une couronne de violettes ples dont chaque
+fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles,
+si bien que les fleurs semblaient des regards effacs et les yeux des
+fleurs tincelantes. C'tait le don de cette femme: sur elle tout
+vivait, tout tait me et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lame
+d'argent, tranait dans ses longs plis une grce presque triste, que
+n'gayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'clat de sa parure
+tait dans ses bras nus. Admirant malgr elles la robe et la coiffure
+de Thas, ses deux amies ne lui en parlrent point.
+
+--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'tre plus quand tu
+vins Alexandrie. Pourtant ma mre qui se souvenait de t'avoir vue
+alors disait que peu de femmes taient dignes de t'tre compares.
+
+--Qui est donc, demanda Dros, ce nouvel amoureux que tu nous amnes?
+Il a l'air trange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'lphants,
+assurment ils seraient faits comme lui. O as-tu trouv, Thas, un si
+sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la
+terre et qui sont tout barbouills des fumes du Hads?
+
+Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Dros:
+
+--Tais-toi, les mystres de l'amour doivent rester secrets et il est
+dfendu de les connatre. Pour moi, certes, j'aimerais mieux tre
+baise par la bouche de l'Etna fumant, que par les lvres de cet
+homme. Mais notre douce Thas, qui est belle et adorable comme les
+desses, doit, comme les desses, exaucer toutes les prires et non
+pas seulement notre guise celles des hommes aimables.
+
+--Prenez garde toutes deux! rpondit Thas. C'est un mage et un
+enchanteur. Il entend les paroles prononces voix basse et mme les
+penses. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le
+remplacera par une ponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous
+mourrez touffes!
+
+Elle les regarda plir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit
+ct de Paphnuce. La voix de Cotta, imprieuse et bienveillante,
+domina tout coup le murmure des propos intimes:
+
+--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miell!
+
+Puis, l'hte levant sa coupe:
+
+--Buvons d'abord au divin Constance et au Gnie de l'empire. La patrie
+doit tre mise au-dessus de tout, et mme des dieux, car elle les
+contient tous.
+
+Tous les convives portrent leurs lvres leurs coupes pleines. Seul,
+Paphnuce ne but point, parce que Constance perscutait la foi de Nice
+et que la patrie du chrtien n'est point de ce monde.
+
+Dorion, ayant bu, murmura:
+
+--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont
+changeantes et les ondes sans cesse renouveles.
+
+--Je sais, Dorion, rpondit le prfet de la flotte, que tu fais peu de
+cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre
+tranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnte homme ne
+doit rien tant dsirer que de remplir de grandes charges dans l'tat.
+C'est une belle chose que l'tat!
+
+Hermodore, grand prtre de Srapis, prit la parole:
+
+--Dorion vient de demander: Qu'est-ce que la patrie? Je lui
+rpondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les
+tombeaux des anctres. On est concitoyen par la communaut des
+souvenirs et des esprances.
+
+Le jeune Aristobule interrompit Hermodore:
+
+--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de
+Dmophon. Il a la tte sche, peu de ganache et les bras gros. Il
+porte le col haut et fier, comme un coq.
+
+Mais le jeune Chras secoua la tte:
+
+--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a
+l'ongle mince. Les paturons portent terre et l'animal sera bientt
+estropi.
+
+Ils continuaient leur dispute quand Dros poussa un cri perant:
+
+--Hai! j'ai failli avaler une arte plus longue et plus acre qu'un
+stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer temps de mon gosier. Les dieux
+m'aiment!
+
+--Ne dis-tu pas, ma Dros, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en
+souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmit des hommes. L'amour
+suppose chez celui qui l'prouve le sentiment d'une intime misre.
+C'est par lui que se trahit la faiblesse des tres. L'amour qu'ils
+ressentent pour Dros est une grande preuve de l'imperfection des
+dieux.
+
+A ces mots, Dros se mit dans une grande colre:
+
+--Nicias, ce que tu dis l est inepte et ne rpond rien. C'est,
+d'ailleurs, ton caractre de ne point comprendre ce qu'on dit et de
+rpondre des paroles dpourvues de sens.
+
+Nicias souriait encore:
+
+--Parle, parle, ma Dros. Quoi que tu dises, il faut te rendre grce
+chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles!
+
+A ce moment, un grave vieillard, ngligemment vtu, la dmarche lente
+et la tte haute, entra dans la salle et promena sur les convives un
+regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place son ct,
+sur son propre lit
+
+--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu compos ce mois-ci un
+nouveau trait de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le
+quatre-vingt-douzime sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une
+main attique.
+
+Eucrite rpondit, en caressant sa barbe d'argent:
+
+--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer
+les dieux immortels.
+
+
+DORION
+
+Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stociens. Grave et
+blanc, il s'lve au milieu de nous comme une image des anctres! Il
+est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne
+sont point entendues.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en
+ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et
+dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux
+des Csars savent encore rgner sur eux-mmes, vivre libres et goter
+dans le dtachement des choses une flicit sans limites. Plusieurs
+font revivre en eux pictte et Marc Aurle. Mais, s'il tait vrai que
+la vertu ft jamais teinte sur la terre, en quoi sa perte
+intresserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dpendait pas de moi
+qu'elle durt ou prt? Les fous seuls, Dorion, placent leur flicit
+hors de leur pouvoir. Je ne dsire rien que ne veuillent les dieux et
+je dsire tout ce qu'ils veulent. Par l, je me rends semblable eux
+et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu prit, je
+consens qu'elle prisse et ce consentement me remplit de joie comme le
+suprme effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma
+sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus prcieuse que
+le modle; elle aura cot plus de soins et de plus grands travaux.
+
+
+NICIAS
+
+J'entends. Tu t'associes la Providence cleste. Mais si la vertu
+consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par
+laquelle les disciples de Znon prtendent se rendre semblables aux
+dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le
+boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stocisme.
+
+
+EUCRITE
+
+Nicias, tu railles et, comme ton ordinaire, tu excelles te moquer.
+Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et
+comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand prtre, et si la
+grenouille, sagement inspire, parvient l'galer, ne sera-t-elle
+pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te dfendre
+d'admirer une bestiole si gnreuse?
+
+Quatre serviteurs posrent sur la table un sanglier couvert encore de
+ses soies. Des marcassins, faits de pte cuite au four, entourant la
+bte comme s'ils voulaient tter, indiquaient que c'tait une laie.
+
+Znothmis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de
+lui-mme se joindre nous. L'illustre Paphnuce, qui mne dans la
+solitude une vie prodigieuse, est notre hte inattendu.
+
+
+COTTA
+
+Dis mieux, Znothmis. La premire place lui est due, puisqu'il est
+venu sans tre invit.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particulire
+amiti et rechercher ce qui peut lui tre le plus agrable. Or, il est
+certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au
+parfum des belles penses. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en
+amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de
+Jsus crucifi. Pour moi, je m'y prterai d'autant plus volontiers que
+cette doctrine m'intresse vivement par le nombre et la diversit des
+allgories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre,
+elle est pleine de vrits et j'estime que les livres des chrtiens
+abondent en rvlations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce,
+accorder un prix gal aux livres des Juifs. Ceux-l furent inspirs,
+non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais
+gnie, Iaveh, qui les dicta, tait un de ces esprits qui peuplent
+l'air infrieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons;
+mais il les surpassait tous en ignorance et en frocit. Au contraire,
+le serpent aux ailes d'or, qui droulait autour de l'arbre de la
+science sa spirale d'azur, tait ptri de lumire et d'amour. Aussi,
+la lutte tait-elle invitable entre ces deux puissances, celle-ci
+brillante et l'autre tnbreuse. Elle clata dans les premiers jours
+du monde. Dieu venait peine de rentrer dans son repos, Adam et ve
+le premier homme et la premire femme vivaient heureux et nus au
+jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les
+gouverner, eux et toutes les gnrations qu've portait dj dans ses
+flancs magnifiques. Comme il ne possdait ni le compas ni la lyre et
+qu'il ignorait galement la science qui commande et l'art qui
+persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions
+difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et
+ve, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et
+leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut piti d'eux et
+rsolut de les instruire, afin que, possdant la science, ils ne
+fussent plus abuss par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare
+prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque
+dsespre. Le bienveillant dmon la tenta pourtant. A l'insu de
+Iaveh, qui prtendait tout voir mais dont la vue en ralit n'tait
+pas bien perante, il s'approcha des deux cratures, charma leurs
+regards par la splendeur de sa cuirasse et l'clat de ses ailes. Puis
+il intressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des
+figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont
+les proprits admirables ont t reconnues depuis par les Grecs.
+Adam, mieux qu've, mditait sur ces figures. Mais quand le serpent,
+s'tant mis parler, enseigna les vrits les plus hautes, celles qui
+ne se dmontrent pas, il reconnut qu'Adam, ptri de terre rouge, tait
+d'une nature trop paisse pour percevoir ces subtiles connaissances et
+que ve, au contraire, plus tendre et plus sensible, en tait aisment
+pntre. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin
+de l'initier la premire...
+
+
+DORION
+
+Souffre, Znothmis, que je t'arrte ici. J'ai d'abord reconnu dans le
+mythe que tu nous exposes, un pisode de la lutte de Pallas Athn
+contre les gants. Iaveh ressemble beaucoup Typhon, et Pallas est
+reprsente par les Athniens avec un serpent son ct. Mais ce que
+tu viens de dire m'a fait douter tout coup de l'intelligence ou de
+la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possd la
+sagesse, l'aurait-il confie une petite tte femelle, incapable de
+la contenir? Je croirai plutt qu'il tait, comme Iaveh, ignorant et
+menteur et qu'il choisit ve parce qu'elle tait facile sduire et
+qu'il supposait Adam plus d'intelligence et de rflexion.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Sache, Dorion, que c'est, non par la rflexion et l'intelligence, mais
+bien par le sentiment qu'on atteint les vrits les plus hautes et les
+plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins rflchies,
+mais plus sensibles que les hommes, s'lvent-elles plus facilement
+la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophtie
+et ce n'est pas sans raison qu'on reprsente quelquefois Apollon
+Citharde, et Jsus de Nazareth, vtus comme des femmes, d'une robe
+flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises,
+Dorion, en prfrant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumire,
+cette ve plus blanche que le lait et que les toiles. Elle l'couta
+docilement et se laissa conduire l'arbre de la science dont les
+rameaux s'levaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme
+une rose. Cet arbre tait couvert de feuilles qui parlaient toutes
+les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un
+concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initis qui s'en
+nourrissaient la connaissance des mtaux, des pierres, des plantes
+ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils taient de
+flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les
+porter leurs lvres. Or, ayant cout docilement les leons du
+serpent, ve s'leva au-dessus des vaines terreurs et dsira goter
+aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam,
+qu'elle aimait, ne lui devnt pas infrieur, elle le prit par la main
+et le conduisit l'arbre merveilleux. L, cueillant une pomme
+ardente, elle y mordit et la tendit ensuite son compagnon. Par
+malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les
+surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une
+effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il tait
+craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans
+l'air infrieur que ces deux tres dbiles en furent consterns. Le
+fruit chappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du
+malheureux, lui dit: Je veux ignorer et souffrir avec toi. Iaveh
+triomphant maintint Adam et ve et toute leur semence dans la stupeur
+et dans l'pouvante. Son art, qui se rduisait fabriquer de
+grossiers mtores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et
+gomtre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la
+cruaut et fit rgner le mal sur la terre. Il poursuivit Can et ses
+fils, parce qu'ils taient industrieux; il extermina les Philistins
+parce qu'ils composaient des pomes orphiques et des fables comme
+celles d'sope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la
+beaut, et le genre humain expia pendant de longs sicles, dans le
+sang et les larmes, la dfaite du serpent ail. Heureusement il se
+trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et
+Platon, qui retrouvrent, par la puissance du gnie, les figures et
+les ides que l'ennemi de Iaveh avait tent vainement d'enseigner la
+premire femme. L'esprit du serpent tait en eux; c'est pourquoi le
+serpent, comme l'a dit Dorion, est honor par les Athniens. Enfin,
+dans des jours plus rcents, parurent, sous une forme humaine, trois
+esprits clestes, Jsus de Galile, Basilide et Valentin, qui il fut
+donn de cueillir les fruits les plus clatants de cet arbre de la
+science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au
+fate des cieux. C'est ce que j'avais dire pour venger les chrtiens
+ qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs.
+
+
+DORION
+
+Si je t'ai bien entendu, Znothmis, trois hommes admirables, Jsus,
+Basilide et Valentin, ont dcouvert des secrets qui restaient cachs
+Pythagore, Platon, tous les philosophes de la Grce et mme au
+divin picure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines
+terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois
+mortels acquirent des connaissances qui avaient chapp la
+mditation des sages.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Faut-il donc te rpter, Dorion, que la science et la mditation ne
+sont que les premiers degrs de la connaissance et que l'extase seule
+conduit aux vrits ternelles?
+
+
+HERMODORE
+
+Il est vrai, Znothmis, l'me se nourrit d'extase comme la cigale de
+rose. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier
+ravissement. Car l'homme est triple, compos d'un corps matriel,
+d'une me plus subtile mais galement matrielle, et d'un esprit
+incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu
+subitement au silence et la solitude, puis traversant au vol les
+jardins de son me, l'esprit se rpand en Dieu, il gote les dlices
+d'une mort anticipe ou plutt de la vie future, car mourir, c'est
+vivre, et dans cet tat, qui participe de la puret divine, il possde
+ la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unit
+qui est tout. Il est parfait.
+
+
+NICIAS
+
+Cela est admirable. Mais, vrai dire, Hermodore, je ne vois pas
+grande diffrence entre le tout et le rien. Les mots mme me semblent
+manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement
+au nant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection
+cote trs cher: on la paye de tout son tre, et pour l'obtenir il
+faut cesser d'exister. C'est l une disgrce laquelle Dieu lui-mme
+n'a pas chapp depuis que les philosophes se sont mis en tte de le
+perfectionner. Aprs cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de
+ne pas tre. nous ignorons par l mme ce que c'est que d'tre. Nous
+ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre.
+Je croirais, en dpit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au
+contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis
+cte cte sous l'amas des contradictions qu'ils ont entasses, comme
+Plion sur Ossa.
+
+
+COTTA
+
+J'aime beaucoup la philosophie et je l'tudie mes heures de loisir.
+Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicron. Esclaves,
+versez le vin miell!
+
+
+CALLICRATE
+
+Voil une chose singulire! Quand je suis jeun, je songe au temps o
+les potes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et
+l'eau m'en vient la bouche. Mais ds que j'ai got le vin opime que
+tu nous verses abondamment, gnreux Lucius, je ne rve que luttes
+civiles et combats hroques. Je rougis de vivre en des temps sans
+gloire, j'invoque la libert et je rpands mon sang en imagination
+avec les derniers Romains dans les champs de Philippes.
+
+
+COTTA
+
+Au dclin de la rpublique, mes aeux sont morts avec Brutus pour la
+libert. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la libert du
+peuple romain n'tait pas, en ralit, la facult de le gouverner
+eux-mmes. Je ne nie pas que la libert ne soit pour une nation le
+premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un
+gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exerc
+pendant quarante ans les plus hautes charges de l'tat et ma longue
+exprience m'a enseign que le peuple est opprim quand le pouvoir est
+faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhteurs, s'efforcent
+d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime dtestable. Si la
+volont d'un seul s'exerce parfois d'une faon funeste, le
+consentement populaire rend toute rsolution impossible. Avant que la
+majest de la paix romaine couvrt le monde, les peuples ne furent
+heureux que sous d'intelligents despotes.
+
+
+HERMODORE
+
+Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de
+gouvernement et qu'on n'en saurait dcouvrir, puisque les Grecs
+ingnieux, qui conurent tant de formes heureuses, ont cherch
+celle-l sans pouvoir la trouver. A cet gard, tout espoir nous est
+dsormais interdit. On reconnat des signes certains que le monde
+est prs de s'abmer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous
+tait donn, Lucius, d'assister l'agonie terrible de la
+civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient
+l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la
+joie cruelle de nous regarder mourir.
+
+
+COTTA
+
+Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des
+flaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne arme et de
+bonnes finances...
+
+
+HERMODORE
+
+Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie
+facile. Les cits qu'difirent le gnie hellnique et la patience
+latine seront bientt saccages par des sauvages ivres. Il n'y aura
+plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront
+renverses dans les temples et dans les mes. Ce sera la nuit de
+l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates
+se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains
+cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les
+Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abme.
+Cette vieille gypte qui a t le berceau du monde en sera l'hypoge;
+Srapis, dieu de la mort, recevra les suprmes adorations des mortels
+et j'aurai t le dernier prtre du dernier dieu.
+
+A ce moment une figure trange souleva la tapisserie, et les convives
+virent devant eux un petit homme bossu dont le crne chauve s'levait
+en pointe. Il tait vtu, la mode asiatique, d'une tunique d'azur et
+portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges,
+semes d'toiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien,
+et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de
+sa tte et plit d'pouvant. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des
+dmons, ni les blasphmes des paens, ni les erreurs horribles des
+philosophes, le seule prsence de l'hrtique tonna son courage. Il
+voulut fuir, mais son regard ayant rencontr celui de Thas, il se
+sentit soudain rassur. Il avait lu dans l'me de la prdestine et
+compris que celle qui allait devenir une sainte le protgeait dj. Il
+saisit un pan de la robe qu'elle laissait traner sur le lit, et pria
+mentalement le Sauveur Jsus.
+
+Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on
+nommait le Platon des chrtiens. Hermodore lui parla le premier:
+
+--Trs illustre Marcus, nous nous rjouissons tous de te voir parmi
+nous et l'on peut dire que tu viens propos. Nous ne connaissons de
+la doctrine des chrtiens que ce qui en est publiquement enseign. Or,
+il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que
+pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les
+principaux mystres de la religion que tu professes. Notre cher
+Znothmis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout
+l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne
+lui a point fait de rponse et nous ne devons pas en tre surpris,
+puisque notre hte est vou au silence et que le Dieu a scell sa
+langue dans le dsert. Mais toi, Marcus, qui as port la parole dans
+les synodes des chrtiens et jusque dans les conseils du divin
+Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosit en nous
+rvlant les vrits philosophiques qui sont enveloppes dans les
+fables des chrtiens. La premire de ces vrits n'est-elle pas
+l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois
+fermement?
+
+
+MARCUS
+
+Oui, vnrables frres, je crois en un seul Dieu, non engendr, seul
+ternel, principe de toutes choses.
+
+
+NICIAS
+
+Nous savons, Marcus, que ton Dieu a cr le monde. Ce fut, certes, une
+grande crise dans son existence. Il existait dj depuis une ternit
+avant d'avoir pu s'y rsoudre. Mais, pour tre juste, je reconnais que
+sa situation tait des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer
+inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver
+ lui-mme sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est dcid
+agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait
+une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y
+est pris pour crer le monde.
+
+
+MARCUS
+
+Ceux qui, sans tre chrtiens, possdent, comme Hermodore et
+Znothmis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas
+cr le monde directement et sans intermdiaire. Il a donn naissance
+ un fils unique, par qui toutes choses ont t faites.
+
+
+HERMODORE
+
+Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indiffremment ador sous les noms
+d'Herms, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jsus.
+
+
+MARCUS
+
+Je ne serais point chrtien si je lui donnais d'autres noms que ceux
+de Jsus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais
+il n'est pas ternel, puisqu'il a eu un commencement; quant penser
+qu'il existait avant d'tre engendr, c'est une absurdit qu'il faut
+laisser aux mulets de Nice et l'ne rtif qui gouverna trop
+longtemps l'glise d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase.
+
+A ces mots, Paphnuce, blme et le front baign d'une sueur d'agonie,
+fit le signe de la croix et persvra dans son silence sublime.
+
+Marcus poursuivit:
+
+--Il est clair que l'inepte symbole de Nice attente la majest du
+Dieu unique, en l'obligeant partager ses indivisibles attributs avec
+sa propre manation, le mdiateur par qui toutes choses furent faites.
+Renonce railler le Dieu vrai des chrtiens, Nicias; sache, que, pas
+plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce
+n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jsus qui, ayant cr le
+monde, vint ensuite rparer son ouvrage. Car la cration ne pouvait
+tre parfaite et le mal s'y tait ml ncessairement au bien.
+
+
+NICIAS
+
+Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal?
+
+Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras tendu
+sur la nappe, montra un petit ne, en mtal de Corinthe, qui portait
+deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives
+noires.
+
+--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agrablement flatt par
+le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci
+soient claires et celles-l sombres. Mais si elles taient doues de
+pense et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une
+olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des
+olives noires dtesterait le peuple des olives blanches. Nous en
+jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux
+sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des
+choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un
+bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout
+tait beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du
+mal, ainsi que l'a dmontr le second Platon, plus grand que le
+premier.
+
+
+EUCRITE
+
+Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont
+il ne dtruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le mchant qui
+le fait et qui pouvait ne pas le faire.
+
+
+COTTA
+
+Par Jupiter! voil un bon raisonnement!
+
+
+EUCRITE
+
+Le monde est la tragdie d'un excellent pote. Dieu qui la composa, a
+dsign chacun de nous pour y jouer un rle. S'il veut que tu sois
+mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a
+t assign.
+
+
+NICIAS
+
+Assurment il sera bon que le boiteux de la tragdie boite comme
+Hphaistos; il sera bon que l'insens s'abandonne aux fureurs d'Ajax,
+que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phdre, que le
+tratre trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand
+la pice sera joue, tous les acteurs, rois, justes, tyrans
+sanguinaires, vierges pieuses, pouses impudiques, citoyens magnanimes
+et lches assassins recevront du pote une part gale de
+flicitations.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu dnatures ma pense, Nicias, et changes une belle jeune fille en
+gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la
+justice et les lois ternelles.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Pour moi, mes amis, je crois la ralit du bien et du mal. Mais je
+suis persuad qu'il n'est pas une seule action humaine, ft-ce le
+baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rdemption. Le mal
+concourt au salut final des hommes, et en cela, il procde du bien et
+participe des mrites attachs au bien. C'est ce que les chrtiens ont
+admirablement exprim par le mythe de cet homme au poil roux qui pour
+trahir son matre lui donna le baiser de paix, et assura par un tel
+acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, mon sens, plus
+injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le
+tapissier poursuivent le plus malheureux des aptres de Jsus, sans
+songer que le baiser de l'Iscariote, annonc par Jsus lui-mme, tait
+ncessaire selon leur propre doctrine la rdemption des hommes et
+que, si Judas n'avait pas reu la bourse de trente sicles, la sagesse
+divine tait dmentie, la Providence due, ses desseins renverss et
+le monde rendu au mal, l'ignorance, la mort.
+
+
+MARCUS
+
+La sagesse divine avait prvu que Judas, libre de ne pas donner le
+baiser du tratre, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a
+employ le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'difice
+merveilleux de la rdemption.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Je t'ai parl tout l'heure, Marcus, comme si je croyais que la
+rdemption des hommes avait t accomplie par Jsus crucifi, parce
+que je sais que telle est la croyance des chrtiens et que j'entrais
+dans leur pense pour mieux saisir le dfaut de ceux qui croient la
+damnation ternelle de Judas. Mais en ralit Jsus n'est mes yeux
+que le prcurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystre de la
+rdemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux
+de l'entendre, comment il s'est vritablement accompli sur la terre.
+
+Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges
+athniennes avec les corbeilles sacres de Crs, douze jeunes filles,
+portant sur leur tte des paniers de grenades et de pommes, entrrent
+dans la salle d'un pas lger dont la cadence tait marque par une
+flte invisible. Elles posrent les paniers sur la table, la flte se
+tut et Znothmis parla de la sorte:
+
+--Quand Eunoia, la pense de Dieu, eut cr le monde, elle confia aux
+anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardrent point la
+srnit qui convient aux matres. Voyant que les filles des hommes
+taient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et
+ils s'unirent elles. De ces hymens sortit une race violente qui
+couvrit la terre d'injustice et de cruauts, et la poussire des
+chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une
+tristesse infinie:
+
+ --Voil donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers
+le monde. Mes enfants sont plongs par ma faute dans la vie amre.
+Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu mme, qui ne
+pense que par serait impuissant leur rendre la puret premire. Ce
+qui est fait est fait, et la cration est jamais manque. Du moins,
+je n'abandonnerai pas mes cratures. Si je ne puis les rendre
+heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles.
+Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les
+humilient, je prendrai moi-mme un corps semblable aux leurs et j'irai
+vivre parmi elles.
+
+ Ayant ainsi parl, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans
+le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et dbile et reut le nom
+d'Hlne. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientt en grce
+et en beaut, et devint la plus dsire des femmes, comme elle l'avait
+rsolu, afin d'tre prouve dans son corps mortel par les plus
+illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents,
+elle se dvoua au rapt et l'adultre en expiation de tous les
+adultres, de toutes les violences, de toutes les iniquits, et causa
+par sa beaut la ruine des peuples, pour que Dieu pt pardonner les
+crimes de l'univers. Et jamais la pense cleste, jamais Eunoia ne fut
+si adorable qu'aux jours o, femme, elle se prostituait aux hros et
+aux bergers. Les potes devinaient sa divinit, quand ils la
+peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui
+faisaient cette invocation: me sereine comme le calme des mers!
+
+ C'est ainsi qu'Eunoia fut entrane par la piti dans le mal et dans
+la souffrance. Elle mourut, et les Lacdmoniens montrent son tombeau,
+car elle devait connatre la mort aprs la volupt et goter tous les
+fruits amers qu'elle avait sems. Mais, s'chappant de la chair
+dcompose d'Hlne, elle s'incarna dans une autre forme de femme et
+s'offrit de nouveau tous les outrages. Ainsi, passant de corps en
+corps, et traversant parmi nous les ges mauvais, elle prend sur elle
+les pchs du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attache nous
+par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle oprera
+sa rdemption et la ntre, et nous ravira, suspendus sa blanche
+poitrine, dans la paix du ciel reconquis.
+
+
+HERMODORE
+
+Ce mythe ne m'tait point inconnu. Il me souvient qu'on a cont qu'en
+une de ses mtamorphoses, cette divine Hlne vivait auprs du
+magicien Simon, sous Tibre empereur. Je croyais toutefois que sa
+dchance tait involontaire et que les anges l'avaient entrane dans
+leur chute.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Hermodore, il est vrai que des hommes mal initis aux mystres ont
+pens que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre dchance.
+Mais, s'il en tait ainsi qu'ils prtendent, Eunoia ne serait pas la
+courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le
+pain imbib du vin de nos hontes, l'offrande agrable, le sacrifice
+mritoire, l'holocauste dont la fume monte vers Dieu. S'ils n'taient
+point volontaires ses pchs n'auraient point de vertu.
+
+
+CALLICRATE
+
+Mais veux-tu que je t'apprenne, Znothmis, dans quel pays, sous quel
+nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hlne toujours
+renaissante?
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Il faut tre trs sage pour dcouvrir un tel secret. Et la sagesse,
+Callicrate, n'est pas donne aux potes, qui vivent dans le monde
+grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et
+de vaines images.
+
+
+CALLICRATE
+
+Crains d'offenser les dieux, impie Znothmis; les potes leur sont
+chers. Les premires lois furent dictes en vers par les immortels
+eux-mmes, et les oracles des dieux sont des pomes. Les hymnes ont
+pour les oreilles clestes d'agrables sons. Qui ne sait que les
+potes sont des devins et que rien ne leur est cach? tant pote
+moi-mme et ceint du laurier d'Apollon, je rvlerai tous la
+dernire incarnation d'Eunoia. L'ternelle Hlne est prs de vous:
+elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoude aux
+coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont
+des larmes, les lvres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux
+jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui
+Thas.
+
+
+PHILINA
+
+Que dis-tu, Callicrate? Notre chre Thas aurait connu Pris, Mlnas
+et les Achens aux belles cnmides qui combattaient devant Ilion!
+tait-il grand, Thas, le cheval de Troie?
+
+
+ARISTOBULE
+
+Qui parle d'un cheval?
+
+--J'ai bu comme un Thrace! s'cria Chras. Et il roula sous la table.
+Callicrate, levant sa coupe:
+
+--Je bois aux Muses hliconiennes, qui m'ont promis une mmoire que
+n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale!
+
+Le vieux Cotta dormait et sa tte chauve se balanait lentement sur
+ses larges paules.
+
+Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique.
+Il s'approcha en chancelant du lit de Thas:
+
+--Thas, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme.
+
+
+THAS
+
+Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout l'heure?
+
+
+DORION
+
+Parce que j'tais jeun.
+
+
+THAS
+
+Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne
+t'aime pas.
+
+Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprs de Dros
+qui l'appelait du regard pour l'enlever son amie. Znothmis prenant
+la place quitte donna Thas un baiser sur la bouche.
+
+
+THAS
+
+Je te croyais plus vertueux.
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus aucune loi.
+
+
+THAS
+
+Mais ne crains-tu pas de souiller ton me dans les bras d'une femme?
+
+
+ZNOTHMIS
+
+Le corps peut cder au dsir, sans que l'me en soit occupe.
+
+
+THAS
+
+Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'me. Tous ces philosophes
+sont des boucs!
+
+Les lampes s'teignaient une une. Un jour ple, qui pntrait par
+les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux
+gonfls des convives. Aristobule, tomb les poings ferms ct de
+Chras, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule.
+Znothmis pressait dans ses bras Philina dfaite. Dorion versait sur
+la gorge nue de Dros des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis
+de la blanche poitrine agite par le rire et que le philosophe
+poursuivait avec ses lvres pour les boire sur la chair glissante.
+Eucrite se leva; et posant le bras sur l'paule de Nicias, il
+l'entrana au fond de la salle.
+
+--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, quoi penses-tu?
+
+--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins
+d'Adonis.
+
+--Que veux-tu dire?
+
+--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque anne de petits
+jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Vnus des
+rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et
+se fanent.
+
+--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est
+folie de s'attacher ce qui passe.
+
+--Si la beaut n'est qu'une ombre le dsir n'est qu'un clair. Quelle
+folie y a-t-il dsirer la beaut? N'est-il pas raisonnable, au
+contraire, que ce qui passe aille ce qui ne dure pas et que l'clair
+dvore l'ombre glissante?
+
+--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi:
+sois libre. C'est par l qu'on est homme.
+
+--Comment peut-on tre libre, Eucrite, quand on a un corps?
+
+--Tu le verras tout l'heure, mon fils. Tout l'heure tu diras:
+Eucrite tait libre.
+
+Le vieillard parlait adoss une colonne de porphyre, le front
+clair par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus,
+s'tant approchs, se tenaient devant lui ct de Nicias, et tous
+quatre, indiffrents aux rires et aux cris des buveurs,
+s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de
+sagesse que Marcus lui dit:
+
+--Tu es digne de connatre le vrai Dieu.
+
+Eucrite rpondit:
+
+--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage.
+
+Puis ils parlrent de la mort.
+
+--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occup me corriger
+moi-mme et attentif tous mes devoirs. Devant elle, je lverai au
+ciel mes mains pures et je dirai aux dieux:
+
+Vos images, dieux, que vous avez poses dans le temple de mon me, je
+ne les ai point souilles; j'y ai suspendu mes penses ainsi que des
+guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vcu en conformit
+avec votre providence. J'ai assez vcu.
+
+En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage
+resplendissait de lumire.
+
+Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allgresse
+profonde:
+
+--Dtache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mre qui tombe, en
+rendant grce l'arbre qui l'a porte et en bnissant la terre sa
+nourrice!
+
+A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea
+dans sa poitrine.
+
+Quand ceux qui l'coutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du
+fer avait pntr dans le coeur du sage; Eucrite tait entr dans le
+repos. Hermodore et Nicias portrent le corps ple et sanglant sur un
+des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des
+grognements des convives drangs dans leur assoupissement et des
+souffles de volupt touffs dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta,
+rveill de son lger sommeil de soldat, tait dj auprs du cadavre,
+examinant la plaie et criant:
+
+--Qu'on appelle mon mdecin Ariste!
+
+Nicias secoua la tte:
+
+--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent
+aimer. Il a, comme nous tous, obi l'ineffable dsir. Et le voil
+maintenant semblable aux dieux qui ne dsirent rien.
+
+Cotta se frappait le front:
+
+--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'tat, quelle
+aberration!
+
+Cependant Paphnuce et Thas taient rests immobiles, muets, cte
+cte, l'me dbordant de dgot, d'horreur et d'esprance.
+
+Tout coup le moine saisit par la main la comdienne; enjamba avec
+elle les ivrognes abattus prs des tres accoupls et, les pieds dans
+le vin et le sang rpandus, il l'entrana dehors.
+
+Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades
+s'tendaient des deux cts de la voie solitaire, domines au loin par
+le fate tincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la
+chausse, tranaient a et l des couronnes effeuilles et des torches
+teintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce
+arracha avec dgot sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous
+ses pieds.
+
+--Tu les a entendus, ma Thas! s'cria-t-il Ils ont crach toutes les
+folies et toutes les abominations. Ils ont tran le divin Crateur de
+toutes choses aux gmonies des dmons de l'enfer, ni impudemment le
+bien et le mal, blasphm Jsus et vant Judas. Et le plus infme de
+tous, le chacal des tnbres, la bte puante, l'arien plein de
+corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un spulcre. Ma Thas,
+tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de
+leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les
+talons des esclaves; tu les as vues, ces btes accouples sur les
+tapis souills de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard
+insens, rpandre un sang plus vil que le vin rpandu dans la
+dbauche, et se jeter au sortir de l'orgie la face du Christ
+inattendu! Louanges Dieu! Tu as regard l'erreur et tu as connu
+qu'elle tait hideuse. Thas, Thas, Thas, rappelle-toi les folies de
+ces philosophes, et dis si tu veux dlirer avec eux. Rappelle-toi les
+regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux
+guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable
+elles!
+
+Thas, le coeur soulev des dgots de cette nuit, et ressentant
+l'indiffrence et la brutalit des hommes, la mchancet des femmes,
+le poids des heures, soupirait:
+
+--Je suis fatigue mourir, mon pre! O trouver le repos? Je me
+sens le front brlant, la tte vide et les bras si las que je n'aurais
+pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre porte
+de ma main...
+
+Paphnuce la regardait avec bont:
+
+--Courage, ma soeur: l'heure du repos se lve pour toi, blanche et
+pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.
+
+Ils approchaient de la maison de Thas et voyaient dj, au-dessus du
+mur, les ttes des platanes et des trbinthes, qui entouraient la
+grotte des Nymphes, frissonner dans la rose au souffle du matin. Une
+place publique tait devant eux, dserte, entoure de stles et de
+statues votives, et portant ses extrmits des bancs de marbre en
+hmicycle, et que soutenaient des chimres. Thas se laissa tomber sur
+un de ces bancs. Puis, levant vers le moine un regard anxieux, elle
+demanda:
+
+--Que faut-il faire?
+
+--Il faut, rpondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher.
+Il te dtache du sicle comme le vendangeur cueille la grappe qui
+pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin
+parfum. coute: il est, douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident,
+non loin de la mer, un monastre de femmes dont la rgle,
+chef-d'oeuvre de sagesse, mriterait d'tre mise en vers lyriques et
+chante aux sons du thorbe et des tambourins. On peut dire justement
+que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds terre, ont le
+front dans le ciel. Elles mnent en ce monde la vie des anges. Elle
+veulent tre pauvres afin que Jsus les aime, modestes afin qu'il les
+regarde, chastes afin qu'il les pouse. Il les visite chaque jour en
+habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel
+enfin qu'il se montra Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te
+conduirai aujourd'hui mme dans ce monastre, ma Thas, et bientt
+unie ces saintes filles, tu partageras leurs clestes entretiens.
+Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mre, la
+pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: Ma fille, sois
+la bienvenue!
+
+La courtisane poussa un cri d'admiration:
+
+--Albine! une fille des Csars! La petite nice de l'empereur Carus!
+
+--Elle-mme! Albine qui, ne dans la pourpre, revtit la bure et,
+fille des matres du monde, s'leva au rang de servante de
+Jsus-Christ. Elle sera ta mre.
+
+Thas se leva et dit:
+
+--Mne-moi donc la maison d'Albine.
+
+Et Paphnuce, achevant sa victoire:
+
+--Certes je t'y conduirai et l, je t'enfermerai dans une cellule o
+tu pleureras tes pchs. Car il ne convient pas que tu te mles aux
+filles d'Albine avant d'tre lave de toutes tes souillures. Je
+scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnire, tu attendras dans
+les larmes que Jsus lui-mme vienne, en signe de pardon, rompre le
+sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thas; et quel
+tressaillement agitera la chair de ton me quand tu sentiras des
+doigts de lumire se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs!
+
+Thas dit pour la seconde fois:
+
+--Mne-moi, mon pre, la maison d'Albine.
+
+Le coeur inond de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et
+gota presque sans crainte le plaisir de contempler les choses cres;
+ses yeux buvaient dlicieusement la lumire de Dieu, et des souffles
+inconnus passaient sur son front. Tout coup, reconnaissant, l'un
+des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on
+entrait dans la maison de Thas, et songeant que les beaux arbres dont
+il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il
+vit en pense les impurets qui y avaient souill l'air, aujourd'hui
+si lger et si pur, et son me en fut soudain si dsole qu'une rose
+amre jaillit de ses yeux.
+
+--Thas, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tte. Mais nous ne
+laisserons pas derrire nous les instruments, les tmoins, les
+complices de tes crimes passs, ces tentures paisses, ces lits, ces
+tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie?
+Veux-tu qu'anims par des dmons, emports par l'esprit maudit qui est
+en eux, ces meubles criminels courent aprs toi jusque dans le dsert?
+Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des siges
+infmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et
+traverser les airs. Prisse tout ce qui vit ta honte! Hte-toi, Thas!
+et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne tes esclaves de
+dresser au milieu de cette place un bcher sur lequel nous brlerons
+tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.
+
+Thas y consentit.
+
+--Fais ce que tu veux, mon pre, dit-elle. Je sais que les objets
+inanims servent parfois de sjour aux esprits. La nuit, certains
+meubles parlent, soit en frappant des coups intervalles rguliers,
+soit en jetant des petites lueurs semblables des signaux. Mais cela
+n'est rien encore. N'as-tu pas remarqu, mon pre, en entrant dans la
+grotte des Nymphes, droite, une statue de femme nue et prte se
+baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tte
+comme une personne vivante et reprendre aussitt son attitude
+ordinaire. J'en ai t glace d'pouvante. Nicias, qui j'ai cont ce
+prodige, s'est moqu de moi; pourtant il y a quelque magie en cette
+statue, car elle inspira de violents dsirs un certain Dalmate que
+ma beaut laissait insensible. Il est certain que j'ai vcu parmi des
+choses enchantes et que j'tais expose aux plus grands prils, car
+on a vu des hommes touffs par l'embrassement d'une statue d'airain.
+Pourtant, il est regrettable de dtruire des ouvrages prcieux faits
+avec une rare industrie, et si l'on brle mes tapis et mes tentures,
+ce sera une grande perte. Il y en a dont la beaut des couleurs est
+vraiment admirable et qui ont cot trs cher ceux qui me les ont
+donns. Je possde galement des coupes, des statues et des tableaux
+dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire prir.
+Mais toi qui sais ce qui est ncessaire, fais ce que tu veux, mon
+pre.
+
+En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu' la petite porte o tant
+de guirlandes et de couronnes avaient t suspendues et, l'ayant fait
+ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison.
+Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils
+avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre taient borgnes.
+'avait t pour Thas un grand travail et un grand amusement de
+runir ces quatre esclaves de mme race et atteints de la mme
+infirmit. Quand ils servaient table, ils excitaient la curiosit
+des convives, et Thas les forait conter leur histoire. Ils
+attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les
+valets d'curie, les veneurs, les porteurs de litire et les courriers
+aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six
+ngres d'un aspect froce, trois esclaves grecs, l'un grammairien,
+l'autre pote et le troisime chanteur. Ils s'taient tous rangs en
+ordre sur la place publique, quand accoururent les ngresses
+curieuses, inquites, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue
+jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et
+tranant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces
+chanettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves
+blanches. Quand ils furent tous runis, Thas leur dit en montrant
+Paphnuce:
+
+--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est
+en lui et, si vous lui dsobissiez, vous tomberiez morts.
+
+Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du
+dsert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et
+fumante les impies qu'ils frappaient de leur bton.
+
+Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur
+ressemblaient et dit aux autres:
+
+--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et
+jetez-y ple-mle tout ce que contient la maison et la grotte.
+
+Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur matresse du
+regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient
+les uns contre les autres, en tas, coude coude, doutant si ce
+n'tait pas une plaisanterie.
+
+--Obissez, dit le moine.
+
+Plusieurs taient chrtiens. Comprenant l'ordre qui leur tait donn,
+ils allrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les
+autres les imitrent sans dplaisir, car, tant pauvres, ils
+dtestaient les richesses et avaient, d'instinct, le got de la
+destruction. Comme dj ils levaient le bcher, Paphnuce dit Thas:
+
+--J'ai song un instant appeler le trsorier de quelque glise
+d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom
+d'glise et non souille par les btes ariennes), et lui donner tes
+biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain
+du crime en trsor de justice. Mais cette pense ne venait pas de
+Dieu, et je l'ai repousse, et certes, ce serait trop grivement
+offenser les bien-aimes de Jsus-Christ que de leur offrir les
+dpouilles de la luxure. Thas, tout ce que tu as touch doit tre
+dvor par le feu jusqu' l'me. Grces au ciel, ces tuniques, ces
+voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la
+mer, ne sentiront plus que les lvres et les langues des flammes.
+Esclaves, htez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des
+torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dpouille tes infmes
+parures et va demander la plus humble de tes esclaves, comme une
+faveur insigne, la tunique qu'elle revt pour nettoyer les planchers.
+
+Thas obit. Tandis que les Indiens agenouills soufflaient sur les
+tisons, les ngres jetaient dans le bcher des coffres d'ivoire ou
+d'bne ou de cdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des
+couronnes, des guirlandes et des colliers. La fume montait en colonne
+sombre comme dans les holocaustes agrables de l'ancienne loi. Puis le
+feu qui couvait, clatant tout coup, fit entendre un ronflement de
+bte monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencrent
+dvorer leurs prcieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent
+l'ouvrage; ils tranaient allgrement les riches tapis, les voiles
+brods d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids
+des tables, des fauteuils, des coussins pais, des lits aux chevilles
+d'or. Trois robustes thiopiens accoururent tenant embrasses ces
+statues colores des Nymphes dont l'une avait t aime comme une
+mortelle; et l'on et dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et
+quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se
+brisrent sur les dalles, on entendit un gmissement.
+
+A ce moment, Thas parut, ses cheveux dnous coulant longs flots,
+nu-pieds et vtue d'une tunique informe et grossire qui, pour avoir
+seulement touch son corps, s'imprgnait d'une volupt divine.
+Derrire elle, s'en venait un jardinier portant noy, dans sa barbe
+flottante, un ros d'ivoire.
+
+Elle fit signe l'homme de s'arrter et s'approchant de Paphnuce,
+elle lui montra le petit dieu:
+
+--Mon pre, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes?
+Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son
+poids d'or. Sa perte serait irrparable, car il n'y aura plus jamais
+au monde un artiste capable de faire un si bel ros. Considre aussi,
+mon pre, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le
+traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai
+pch, ce n'est pas par lui, mon pre, c'est contre lui. Jamais je ne
+regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai
+fait malgr sa dfense. Il ne permet pas aux femmes de se donner
+ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit
+l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit ros est joli! Comme il se
+cache avec grce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui
+m'aimait alors, me l'apporta en me disant: Il te parlera de moi.
+Mais l'espigle me parla d'un jeune homme que j'avais connu Antioche
+et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont pri sur ce
+bcher, mon pre! Conserve cet ros et place-le dans quelque
+monastre. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car
+l'Amour sait naturellement s'lever aux clestes penses.
+
+Le jardinier, croyant dj le petit ros sauv, lui souriait comme
+un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient,
+le lana dans les flammes en s'criant:
+
+--Il suffit que Nicias l'ait touch pour qu'il rpande tous les
+poisons.
+
+Puis, saisissant lui-mme pleines mains les robes tincelantes, les
+manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles,
+les miroirs, les lampes, les thorbes et les lyres, il les jetait dans
+ce brasier plus somptueux que le bcher de Sardanapale, pendant que,
+ivres de la joie de dtruire, les esclaves dansaient en poussant des
+hurlements sous une pluie de cendres et d'tincelles.
+
+Un un, les voisins, rveills par le bruit, ouvraient leurs fentres
+et cherchaient, en se frottant les yeux, d'o venait tant de fume.
+Puis ils descendaient demi vtus sur la place et s'approchaient du
+bcher:
+
+--Qu'est cela? pensaient-ils.
+
+Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thas avait coutume
+d'acheter des parfums ou des toffes, et ceux-l, tout inquiets,
+allongeant leur tte jaune et sche, cherchaient comprendre. Des
+jeunes dbauchs qui, revenant de souper, passaient par l, prcds
+de leurs esclaves, s'arrtaient, le front couronn de fleurs, la
+tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de
+curieux, sans cesse accrue, sut bientt que Thas, sous l'inspiration
+de l'abb d'Antino, brlait ses richesses avant de se retirer dans un
+monastre.
+
+Les marchands songeaient:
+
+--Thas quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une
+chose affreuse penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui
+a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire?
+A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats
+Alexandrie? Cette Thas n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de
+nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la
+contraindre rester malgr elle dans cette ville.
+
+Les jeunes gens songeaient de leur ct:
+
+--Si Thas renonce aux jeux et l'amour, c'en est fait de nos plus
+chers amusements. Elle tait la gloire dlicieuse, le doux honneur du
+thtre. Elle faisait la joie de ceux mmes qui ne la possdaient pas.
+Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas
+de baisers dont elle ft tout fait absente, car elle tait la
+volupt des volupts, et la seule pense qu'elle respirait parmi nous
+nous excitait au plaisir.
+
+Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nomm Crons, qui
+l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphmait le dieu
+Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thas tait svrement
+juge:
+
+--C'est une fuite honteuse!
+
+--Un lche abandon!
+
+--Elle nous retire le pain de la bouche.
+
+--Elle emporte la dot de nos filles.
+
+--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai
+vendues.
+
+--Et les soixante robes qu'elle m'a commandes.
+
+--Elle doit tout le monde.
+
+--Qui reprsentera aprs elle Iphignie, lectre et Polyxne? Le beau
+Polybe lui-mme n'y russira pas comme elle.
+
+--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.
+
+--Elle tait la claire toile, la douce lune du ciel alexandrin.
+
+Les mendiants les plus clbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte
+et paralytiques, taient maintenant rassembls sur la place; et, se
+tranant dans l'ombre des riches, ils gmissaient:
+
+--Comment vivrons-nous quand Thas ne sera plus l pour nous nourrir?
+Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents
+malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient
+en passant des poignes de pices d'argent.
+
+Des voleurs, rpandus dans la foule, poussaient des clameurs
+assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le
+dsordre et d'en profiter pour drober quelque objet prcieux.
+
+Seul, le vieux Tadde qui vendait la laine de Milet et le lin de
+Tarente, et qui Thas devait une grosse somme d'argent, restait
+calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le
+regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif.
+Enfin, s'tant approch du jeune Crons, il le tira par la manche et
+lui dit tout bas:
+
+--Toi, le prfr de Thas, beau seigneur, montre-toi et ne souffre
+pas qu'un moine te l'enlve.
+
+--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'cria Crons. Je vais
+parler Thas et sans me flatter, je pense qu'elle m'coutera un peu
+mieux que ce Lapithe barbouill de suie. Place! Place, canaille!
+
+Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes,
+foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu' Thas et la
+tirant part:
+
+--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si
+vraiment tu renonces l'amour.
+
+Mais Paphnuce se jetant entre Thas et Crons:
+
+--Impie, s'cria-t-il, crains de mourir si tu touches celle-ci: elle
+est sacre, elle est la part de Dieu.
+
+--Va-t'en, cynocphale! rpliqua le jeune homme furieux; laisse-moi
+parler mon amie, sinon je tranerai par la barbe ta carcasse obscne
+jusque dans ce feu o je te grillerai comme une andouille.
+
+Et il tendit la main sur Thas. Mais repouss par le moine avec une
+raideur inattendue, il chancela et alla tomber quatre pas en
+arrire, au pied du bcher dans les tisons crouls.
+
+Cependant le vieux Tadde allait de l'un l'autre, tirant l'oreille
+aux esclaves et baisant la main aux matres, excitant chacun contre
+Paphnuce, et dj il avait form une petite troupe qui marchait
+rsolument sur le moine ravisseur. Crons se releva, le visage noirci,
+les cheveux brls, suffoqu de fume et de rage. Il blasphma les
+dieux et se jeta parmi les assaillants, derrire lesquels les
+mendiants rampaient en agitant leurs bquilles. Paphnuce fut bientt
+enferm dans un cercle de poings tendus, de btons levs et de cris de
+mort.
+
+--Au gibet! le moine, au gibet!
+
+--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif!
+
+Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur.
+
+--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la
+colombe l'aigle du Seigneur. Mais plutt imitez cette femme et,
+comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux
+faux biens que vous croyez possder et qui vous possdent. Htez-vous:
+les jours sont proches et la patience divine commence se lasser.
+Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur
+les pas de Thas. Dtestez vos crimes qui sont aussi grands que les
+siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves,
+illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une
+prostitue? Vous n'tes tous que de vivantes immondices et c'est par
+un miracle de la bont cleste que vous ne vous rpandez pas soudain
+en ruisseaux de boue.
+
+Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il
+semblait que des charbons ardents sortissent de ses lvres, et ceux
+qui l'entouraient l'coutaient malgr eux.
+
+Mais le vieux Tadde ne restait point oisif. Il ramassait des pierres
+et des cailles d'hutres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et,
+n'osant les jeter lui-mme, il les glissait dans la main des
+mendiants. Bientt les cailloux volrent et une coquille, adroitement
+lance, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette
+sombre face de martyr, dgouttait, pour un nouveau baptme, sur la
+tte de la pnitente, et Thas, oppresse par l'treinte du moine, sa
+chair dlicate froisse contre le rude cilice, sentait courir en elle
+les frissons de l'horreur et de la volupt.
+
+A ce moment, un homme lgamment vtu, le front couronn d'ache,
+s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'cria:
+
+--Arrtez! arrtez! Ce moine est mon frre!
+
+C'tait Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite,
+et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans
+trop de surprise (car il ne s'tonnait de rien) le bcher fumant,
+Thas vtue de bure et Paphnuce lapid.
+
+Il rptait:
+
+--Arrtez, vous dis-je; pargnez mon vieux condisciple; respectez la
+chre tte de Paphnuce.
+
+Mais, habitu aux subtils entretiens des sages, il n'avait point
+l'imprieuse nergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'couta
+point. Une grle de cailloux et d'cailles tombait sur le moine qui,
+couvrant Thas de son corps, louait le Seigneur dont la bont lui
+changeait les blessures en caresses. Dsesprant de se faire entendre
+et trop assur de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit
+par la persuasion, Nicias se rsignait dj laisser faire aux dieux,
+en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tte d'user
+d'un stratagme que son mpris des hommes lui avait tout coup
+suggr. Il dtacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonfle
+d'or et d'argent, tant celle d'un homme voluptueux et charitable;
+puis il courut tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les
+pices leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant
+leur fureur tait vive; mais peu peu leurs regards se tournrent
+vers l'or qui tintait et bientt leurs bras amollis ne menacrent plus
+leur victime. Voyant qu'il avait attir leurs yeux et leurs mes,
+Nicias ouvrit la bourse et se mit jeter dans la foule quelques
+pices d'or et d'argent. Les plus avides se baissrent pour les
+ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succs, lana
+adroitement et l les deniers et les drachmes. Au son des pices de
+mtal qui rebondissaient sur le pav, la troupe des perscuteurs se
+rua terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient l'envi,
+tandis que, groups autour de Crons, les patriciens regardaient ce
+spectacle en clatant de rire. Crons lui-mme y perdit sa colre. Ses
+amis encourageaient les rivaux prosterns, choisissaient des champions
+et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils
+excitaient ces misrables comme on fait des chiens qui se battent. Un
+cul-de-jatte ayant russi saisir un drachme, des acclamations
+s'levrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mmes
+jeter des pices de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place
+qu'une infinit de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient
+comme les lames d'une mer dmonte. Paphnuce tait oubli.
+
+Nicias courut lui, le couvrit de son manteau et l'entrana avec
+Thas dans des ruelles o ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent
+quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils
+ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste:
+
+--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thas veut suivre loin
+de nous mon farouche ami.
+
+--Il est vrai, Nicias, rpondit Thas, je suis fatigue de vivre avec
+des hommes comme toi, souriants, parfums, bienveillants, gostes. Je
+suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu.
+J'ai prouv que la joie n'tait pas la joie et voici que cet homme
+m'enseigne qu'en la douleur est la vritable joie. Je le crois, car il
+possde la vrit.
+
+--Et moi, me amie, reprit Nicias, en souriant, je possde les
+vrits. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que
+lui, et n'en suis, vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.
+
+Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants:
+
+--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrmement ridicule,
+ni mme tout fait draisonnable. Et si je compare ma vie la
+tienne, je ne saurais dire laquelle est prfrable en soi. Je vais
+tout l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront
+prpar, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour
+la centime fois, quelque fable milsienne ou quelque trait de
+Mtrodore. Toi, tu regagneras ta cellule o, t'agenouillant comme un
+chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation
+depuis longtemps mches et remches, et le soir, tu avaleras des
+raves sans huile. Eh bien! trs cher, en accomplissant ces actes,
+dissemblables quant aux apparences, nous obirons tous deux au mme
+sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous
+rechercherons tous deux notre volupt et nous nous proposerons une fin
+commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise
+grce te donner tort, chre tte, si je me donne raison.
+
+ Et toi, ma Thas, va et rjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il
+est possible, dans l'abstinence et dans l'austrit que tu ne l'as t
+dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame
+digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obissant notre
+nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espce
+de satisfaction, tu auras got dans la vie, chre Thas, des volupts
+contraires qu'il est rarement donn la mme personne de connatre.
+En vrit, je voudrais tre pour une heure un saint de l'espce de
+notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc,
+Thas! Va o te conduisent les puissances secrtes de ta nature et de
+ta destine. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais
+l'inanit; mais puis-je te donner mieux que des regrets striles et de
+vains souhaits pour prix des illusions dlicieuses qui m'enveloppaient
+jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma
+bienfaitrice! adieu, bont qui s'ignore, vertu mystrieuse, volupt
+des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait
+jamais jetes, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde
+dcevant.
+
+Tandis qu'il parlait, une sombre colre couvait dans le coeur du
+moine; elle clata en imprcations.
+
+--Va-t'en, maudit! Je te mprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer,
+mille fois plus mchant que ces pauvres gars qui, tout l'heure, me
+jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils
+faisaient et la grce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour
+descendre dans leurs coeurs. Mais toi, dtestable Nicias, tu n'es que
+venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le
+dsespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de
+blasphmes qu'il n'en sort en tout un sicle des lvres fumantes de
+Satan. Arrire, rprouv!
+
+Nicias le regardait avec tendresse.
+
+--Adieu, mon frre, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'
+l'vanouissement final les trsors de ta foi, de ta haine et de ton
+amour! Adieu! Thas: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton
+souvenir.
+
+Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui
+avoisinent la grande ncropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers
+funbres. Leurs boutiques taient pleines de ces figurines d'argile,
+peintes de couleurs claires, qui reprsentent des dieux et des
+desses, des mimes, des femmes, de petits gnies ails, et qu'on a
+coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-tre
+quelques-uns de ces lgers simulacres, qu'il voyait l de ses yeux,
+seraient les compagnons de son sommeil ternel; et il lui sembla qu'un
+petit ros, sa tunique retrousse, riait d'un rire moqueur. L'ide de
+ses funrailles, qu'il voyait par avance, lui tait pnible. Pour
+remdier sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un
+raisonnement:
+
+--Certes, se dit-il, le temps n'a point de ralit. C'est une pure
+illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il
+m'apporter ma mort?... Est-ce dire que je vivrai ternellement? Non,
+mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera
+jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas
+la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est
+arriv. Elle existe comme la dernire page d'un livre que je lis et
+que je n'ai pas fini.
+
+Ce raisonnement l'occupa sans l'gayer tout le long de sa route; il
+avait l'me noire quand, arriv au seuil de sa maison, il entendit les
+rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient la paume en
+l'attendant.
+
+Paphnuce et Thas sortirent de la ville par la porte de la Lune et
+suivirent le rivage de la mer.
+
+--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait
+laver tes souillures.
+
+Il lui parlait avec colre et mpris:
+
+--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitu aux paens
+et aux infidles un corps que l'ternel avait form pour s'en faire un
+tabernacle, et tes impurets sont telles que, maintenant que tu sais
+la vrit, tu ne peux plus unir tes lvres ou joindre les mains sans
+que le dgot de toi-mme ne te soulve le coeur.
+
+Elle le suivait docilement, par d'pres chemins, sous l'ardent soleil.
+La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais,
+loin d'prouver cette fausse piti qui amollit les coeurs profanes,
+Paphnuce se rjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui
+avait pch. Dans le transport d'un saint zle, il aurait voulu
+dchirer de verges ce corps qui gardait sa beaut comme un tmoignage
+clatant de son infamie. Ses mditations entretenaient sa pieuse
+fureur et, se rappelant que Thas avait reu Nicias dans son lit, il
+en forma une ide si abominable que tout son sang reflua vers son
+coeur et que sa poitrine fut prs de se rompre. Ses anathmes,
+touffs dans sa gorge, firent place des grincements de dents. Il
+bondit, se dressa devant elle, ple, terrible, plein de Dieu, la
+regarda jusqu' l'me, et lui cracha au visage.
+
+Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant
+il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abme. Il
+allait, saintement irrit. Il mditait de venger le Christ afin que le
+Christ ne se venget pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied
+de Thas coula sur le sable. Alors, il sentit la fracheur d'un
+souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui
+montrent abondamment aux lvres, il pleura, il courut se prosterner
+devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient.
+Il murmura cent fois:
+
+--Ma soeur, ma soeur, ma mre, trs sainte!
+
+Il pria:
+
+--Anges du ciel, recueillez prcieusement cette goutte de sang et
+portez-la devant le trne du Seigneur. Et qu'une anmone miraculeuse
+fleurisse sur le sable arros par le sang de Thas, afin que tous ceux
+qui verront cette fleur recouvrent la puret du coeur et des sens! O
+sainte, sainte, trs sainte Thas!
+
+Comme il priait et prophtisait ainsi, un jeune garon vint passer
+sur un ne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thas sur
+l'ne, prit la bride et suivit le chemin commenc. Vers le soir, ayant
+rencontr un canal ombrag de beaux arbres, il attacha l'ne au tronc
+d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec
+Thas un pain qu'ils mangrent assaisonn de sel et d'hysope. Ils
+buvaient l'eau frache dans le creux de leur main et s'entretenaient
+de choses ternelles. Elle disait:
+
+--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respir un air si lger, et
+je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.
+
+Paphnuce rpondait:
+
+--Vois, c'est le soir, ma soeur. Les ombres bleues de la nuit
+couvrent les collines. Mais bientt tu verras briller dans l'aurore
+les tabernacles de vie; bientt tu verras s'allumer les roses de
+l'ternel matin.
+
+Ils marchrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune
+effleurait la cime argente des flots, ils chantaient des psaumes et
+des cantiques. Quand le soleil se leva, le dsert s'tendait devant
+eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisire
+du sable, des cellules blanches s'levaient prs des palmiers dans
+l'aurore.
+
+--Mon pre, demanda Thas, sont-ce l les tabernacles de vie?
+
+--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut o je
+t'enfermerai de mes mains.
+
+Bientt ils dcouvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient
+prs des demeures asctiques comme des abeilles autour des ruches. Il
+y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprtaient les lgumes;
+plusieurs filaient la laine, et la lumire du ciel descendait sur
+elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres mditaient l'ombre des
+tamaris; leurs mains blanches pendaient leur ct, car, tant
+pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles
+n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prire, la contemplation
+et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles taient
+vtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains taient
+appeles les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes taient
+voiles, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des
+boucles de cheveux; et il faut croire que c'tait malgr elles, car la
+rgle ne le permettait pas. Une dame trs vieille, grande, blanche,
+allait de cellule en cellule, appuye sur un sceptre de bois dur.
+Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son
+voile, et dit:
+
+--La paix du Seigneur soit avec toi, vnrble Albine! J'apporte la
+ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouve perdue sur un
+chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et
+rchauffe de mon souffle. Je te la donne.
+
+Et il lui dsigna du doigt la comdienne, qui s'agenouilla devant la
+fille des Csars.
+
+Albine arrta un moment sur Thas son regard perant, lui ordonna de
+se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine:
+
+--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.
+
+Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thas avait t conduite
+la maison du salut et il demanda qu'elle ft d'abord enferme dans une
+cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pnitente dans une
+cabane reste vide depuis la mort de la vierge Lta qui l'avait
+sanctifie. Il n'y avait dans l'troite chambre qu'un lit, une table
+et une cruche, et Thas, quand elle posa le pied sur le seuil, fut
+pntre d'une joie infinie.
+
+--Je veux moi-mme clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que
+Jsus viendra rompre de ses mains.
+
+Il alla prendre au bord de la fontaine une poigne d'argile humide, y
+mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des
+fentes de l'huis. Puis, s'tant approch de la fentre prs de
+laquelle Thas se tenait paisible et contente, il tomba genoux, loua
+par trois fois le Seigneur et s'cria:
+
+--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que
+ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant!
+
+Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'loigna lentement.
+
+Albine appela une de ses vierges.
+
+--Ma fille, lui dit-elle, va porter Thas ce qui lui est ncessaire:
+du pain, de l'eau et une flte trois trous.
+
+
+
+III
+
+L'EUPHORBE
+
+
+Paphnuce tait de retour au saint dsert. Il avait pris, vers
+Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au
+monastre de l'abb Srapion. Quand il dbarqua, ses disciples
+s'avancrent au-devant, de lui avec de grandes dmonstrations de joie.
+Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosterns terre,
+baisaient les sandales de l'abb. Car ils savaient dj ce que le
+saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines
+recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis
+intressant la sret et la gloire de l'glise. Les nouvelles
+couraient dans le dsert avec la rapidit du simoun.
+
+Et tandis que Paphnuce s'enfonait dans les sables, ses disciples le
+suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui tait l'ancien de ses
+frres, saisi tout coup d'un pieux dlire, se mit chanter un
+cantique inspir:
+
+ --Jour bni! Voici que notre pre nous est rendu!
+
+ Il nous revient, charg de nouveaux mrites dont le prix nous sera
+ compt!
+
+ Car les vertus du pre sont la richesse des enfants et la saintet
+ de l'abb embaume toutes les cellules.
+
+ Paphnuce, notre pre, vient de donner Jsus-Christ une nouvelle
+ pouse.
+
+ Il a chang par son art merveilleux une brebis noire en brebis
+ blanche.
+
+ Et voici qu'il nous revient charg de nouveaux mrites.
+
+ Semblable l'abeille de l'Arsinotide, qu'alourdit le nectar des
+ fleurs.
+
+ Comparable au blier de Nubie, qui peut peine supporter le poids
+ de sa laine abondante.
+
+ Clbrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile!
+
+Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous genoux
+et dirent:
+
+--Que notre pre nous bnisse et qu'il nous donne chacun une mesure
+d'huile pour fter son retour!
+
+Seul, Paul le Simple, rest debout, demandait: Quel est cet homme?
+et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde
+ce qu'il disait, parce qu'on le savait dpourvu d'intelligence, bien
+que rempli de pit.
+
+L'abb d'Antino, renferm dans sa cellule, songea:
+
+--J'ai donc enfin regagn l'asile de mon repos et de ma flicit. Je
+suis donc rentr dans la citadelle de mon contentement. D'o vient que
+ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs
+ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon dpart, n'est
+chang dans cette demeure d'lection. Voici ma table et mon lit. Voici
+la tte de momie qui m'inspira tant de fois des penses salutaires, et
+voici le livre o j'ai si souvent cherch les images de Dieu. Et
+pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laiss. Les choses
+m'apparaissent tristement dpouilles de leurs grces coutumires, et
+il me semble que je les vois aujourd'hui pour la premire fois. En
+regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis tailles de mes
+mains, cette tte noire et dessche, ces rouleaux de papyrus remplis
+des dictes de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Aprs les
+avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hlas! puisqu'en ralit
+rien n'est chang autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que
+j'tais. Je suis un autre. Le mort, c'tait moi! Qu'est-il devenu, mon
+Dieu? Qu'a-t-il emport? Que m'a-t-il laiss? Et qui suis-je?
+
+Et il s'inquitait surtout de trouver malgr lui que sa cellule tait
+petite, tandis qu'en la considrant par les yeux de la foi, on devait
+l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commenait.
+
+S'tant mis prier, le front contre terre, il recouvra un peu de
+joie. Il y avait peine une heure qu'il tait en oraison, quand
+l'image de Thas passa devant ses yeux. Il en rendit grces Dieu:
+
+--Jsus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais l ton immense
+bont: tu veux que je me plaise, m'assure et me rassrne la vue de
+celle que je t'ai donne. Tu prsentes mes yeux son sourire
+maintenant dsarm, sa grce dsormais innocente, sa beaut dont j'ai
+arrach l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle
+que je l'ai orne et purifie ton intention, comme un ami rappelle
+en souriant son ami le prsent agrable qu'il en a reu. C'est
+pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assur que sa vision vient
+de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donne, mon Jsus.
+Garde-la puisqu'elle te plat et ne souffre pas surtout que ses
+charmes brillent pour d'autres que pour toi.
+
+Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thas plus
+distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se
+rendit tmoignage, disant:
+
+--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu.
+
+Pourtant, sa grande surprise, il ne gotait pas la paix du coeur. Il
+soupirait:
+
+--Pourquoi es-tu triste, mon me, et pourquoi me troubles-tu?
+
+Et son me demeurait inquite. Il resta trente jours dans cet tat de
+tristesse qui prsage au solitaire de redoutables preuves. L'image de
+Thas ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point
+parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'tait
+l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rve, les
+cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il
+en cria d'pouvante et se rveilla couvert d'une sueur glace. Les
+yeux encore cills par le sommeil, il sentit un souffle humide et
+chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes
+poses au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et
+riait du fond de sa gorge.
+
+Paphnuce en prouva un immense tonnement et il lui sembla qu'une tour
+s'abmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa
+confiance croule. Il fut quelque temps incapable de penser; puis,
+ayant recouvr ses esprits, sa mditation ne fit qu'accrotre son
+inquitude.
+
+--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les
+prcdentes, vient de Dieu; elle tait bonne et c'est ma perversit
+naturelle qui l'a gte, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure.
+J'ai, par mon indignit, chang l'dification en scandale, ce dont le
+chacal diabolique a immdiatement tir un grand avantage. Ou bien
+cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et
+elle tait empeste. Et dans ce cas, je doute prsent si les
+prcdentes avaient, comme je l'ai cru, une cleste origine. Je suis
+donc incapable d'une sorte de discernement, qui est ncessaire
+l'ascte. Dans les deux cas, Dieu me marque un loignement dont je
+sens l'effet sans m'en expliquer la cause.
+
+Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse:
+
+--Dieu juste, quelles preuves rserves-tu tes serviteurs, si les
+apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi
+connatre, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui
+vient de l'Autre!
+
+Et comme Dieu, dont les desseins sont impntrables, ne jugea pas
+convenable d'clairer son serviteur, Paphnuce, plong dans le doute,
+rsolut de ne plus songer Thas. Mais sa rsolution demeura strile.
+L'absente tait sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il
+mditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche idale tait
+prcde par un bruit lger, tel que celui d'une toffe qu'une femme
+froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que
+n'offrent point les ralits, lesquelles sont par elles-mmes
+mouvantes et confuses, tandis que les fantmes, qui procdent de la
+solitude, en portent les profonds caractres et prsentent une fixit
+puissante. Elle venait lui sous diverses apparences; tantt pensive,
+le front ceint de sa dernire couronne prissable, vtue comme au
+banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, seme de fleurs
+d'argent; tantt voluptueuse dans le nuage de ses voiles lgers et
+baigne encore des ombres tides de la grotte des Nymphes; tantt
+pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie cleste; tantt
+tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa
+poitrine nue, pare du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquitait
+le plus dans ces visions, c'tait que les couronnes, les tuniques, les
+voiles, qu'il avait brls de ses propres mains pussent ainsi revenir;
+il lui devenait vident que ces choses avaient une me imprissable et
+il s'criait:
+
+--Voici que les mes innombrables des pchs de Thas viennent moi!
+
+Quand il dtournait la tte, il sentait Thas derrire lui et il n'en
+prouvait que plus d'inquitude. Ses misres taient cruelles. Mais
+comme son me et son corps restaient purs au milieu des tentations, il
+esprait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.
+
+--Mon Dieu, si je suis all la chercher si loin parmi les gentils,
+c'tait pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je ptisse
+de ce que j'ai fait dans ton intrt. Protge-moi, mon doux Jsus! mon
+Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantme accomplisse ce que
+n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomph de la chair, ne
+souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis expos
+prsentement des dangers plus grands que ceux que je courus jamais.
+J'prouve et je sais que le rve a plus de puissance que la ralit.
+Et comment en pourrait-il tre autrement, puisqu'il est lui-mme une
+ralit suprieure? Il est l'me des choses. Platon lui-mme, bien
+qu'il ne ft qu'un idoltre, a reconnu l'existence propre des ides.
+Dans ce banquet des dmons o tu m'as accompagn, Seigneur, j'ai
+entendu des hommes, il est vrai, souills de crimes, mais non point,
+certes, dnus d'intelligence, s'accorder reconnatre que nous
+percevons dans la solitude, dans la mditation et dans l'extase des
+objets vritables; et ton criture, mon Dieu, atteste maintes fois la
+vertu des songes et la force des visions formes, soit par toi, Dieu
+splendide, soit par ton adversaire.
+
+Un homme nouveau tait en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu,
+et Dieu ne se htait point de l'clairer. Ses nuits n'taient plus
+qu'un long rve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un
+matin, il se rveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, la
+clart de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des
+crimes. Thas tait venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis
+qu'il pleurait, elle s'tait glisse dans sa couche. Il ne lui restait
+plus de doutes: l'image de Thas tait une image impure.
+
+Le coeur soulev de dgot, il s'arracha de sa couche souille et se
+cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures
+coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule.
+Pour la premire fois depuis de longs jours, Paphnuce tait seul. Le
+fantme l'avait enfin quitt et son absence mme tait pouvantable.
+Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein
+d'horreur:
+
+--Comment ne l'ai-je point repousse? Comment ne me suis-je pas
+arrach de ses bras froids et de ses genoux brlants?
+
+Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu prs de cette couche
+abominable et il craignait que, sa cellule tant profane, les dmons
+n'y pntrassent librement toute heure. Ses craintes ne le
+trompaient point. Les sept petits chacals, retenus nagure sur le
+seuil, entrrent la file et s'allrent blottir sous le lit. A
+l'heure de vpres, il en vint un huitime dont l'odeur tait infecte.
+Le lendemain, un neuvime se joignit aux autres et bientt il y en eut
+trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus
+petits mesure qu'ils se multipliaient et, n'tant pas plus gros que
+des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux,
+ayant saut sur la tablette de bois place au chevet du lit, se tenait
+les quatre pattes runies sur la tte de mort et regardait le moine
+avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.
+
+Pour expier l'abomination de son rve et fuir les penses impures,
+Paphnuce rsolut de quitter sa cellule, dsormais immonde, et de se
+livrer au fond du dsert des austrits inoues, des travaux
+singuliers, des oeuvres trs neuves. Mais avant d'accomplir son
+dessein, il se rendit auprs du vieillard Palmon, afin de lui
+demander conseil.
+
+Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'tait au
+dclin du jour. Le Nil tait bleu et coulait au pied des collines
+violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une
+colombe qui s'tait pose sur son paule.
+
+--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frre Paphnuce! Admire sa bont:
+il m'envoie les btes qu'il a cres pour que je m'entretienne avec
+elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du
+ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou,
+et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon
+frre, m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je
+poserai l mon arrosoir et je t'couterai.
+
+Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses
+jours, les rves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la
+foule des chacals.
+
+--Ne penses-tu pas, mon pre, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans
+le dsert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'tonner
+le diable par mes austrits?
+
+--Je ne suis qu'un pauvre pcheur, rpondit Palmon, et je connais mal
+les hommes, ayant pass toute ma vie dans ce jardin, avec des
+gazelles, de petits livres et des pigeons. Mais il me semble, mon
+frre, que ton mal vient surtout de ce que tu as pass sans mnagement
+des agitations du sicle au calme de la solitude. Ces brusques
+passages ne peuvent que nuire la sant de l'me. Il en est de toi,
+mon frre, comme d'un homme qui s'expose presque dans le mme temps
+une grande chaleur et un grand froid. La toux l'agite et la fivre
+le tourmente. A ta place, frre Paphnuce, loin de me retirer tout de
+suite dans quelque dsert affreux, je prendrais les distractions qui
+conviennent un moine et un saint abb. Je visiterais les
+monastres du voisinage. Il y en a d'admirables, ce que l'on
+rapporte. Celui de l'abb Srapion contient, m'a-t-on dit, mille
+quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont diviss en
+autant de lgions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure
+mme que certains rapports sont observs entre le caractre des moines
+et la figure des lettres qui les dsignent et que, par exemple, ceux
+qui sont placs sous le Z ont le caractre tortueux, tandis que les
+lgionnaires rangs sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si
+j'tais de toi, mon frre, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je
+n'aurais point de repos que je n'aie contempl une chose si
+merveilleuse. Je ne manquerais pas d'tudier les constitutions des
+diverses communauts qui sont semes sur les bords du Nil, afin de
+pouvoir les comparer entre elles. Ce sont l des soins convenables
+un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ou dire que l'abb
+Ephrem a rdig des rgles spirituelles d'une grande beaut. Avec sa
+permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile.
+Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumes manier la bche,
+n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le
+mince roseau de l'crivain. Mais toi, mon frre, tu possdes la
+connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne
+saurait trop admirer une belle criture. Le travail de copiste et de
+lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises penses.
+Frre Paphnuce, que ne mets-tu par crit les enseignements de Paul et
+d'Antoine, nos pres? Peu peu tu retrouveras dans ces pieux travaux
+la paix de l'me et des sens; la solitude redeviendra aimable ton
+coeur et bientt tu seras en tat de reprendre les travaux asctiques
+que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il
+ne faut pas attendre un grand bien d'une pnitence excessive. Du temps
+qu'il tait parmi nous, notre pre Antoine avait coutume de dire:
+L'excs du jene produit la faiblesse et la faiblesse engendre
+l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des
+abstinences indiscrtement prolonges. On peut dire de ceux-ci qu'ils
+se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanims au
+pouvoir du dmon. Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis
+qu'un ignorant, mais avec la grce de Dieu, j'ai retenu les propos de
+notre pre.
+
+Paphnuce rendit grces Palmon et promit de mditer ses conseils.
+Ayant franchi la barrire de roseaux qui fermait le petit jardin, il
+se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis
+que la colombe se balanait sur son dos arrondi. A cette vue il fut
+pris de l'envie de pleurer.
+
+En rentrant dans sa cellule, il y trouva un trange fourmillement. On
+et dit des grains de sable agits par un vent furieux, et il reconnut
+que c'tait des myriades de petits chacals. Cette nuit-l, il vit en
+songe une haute colonne de pierre, surmonte d'une figure humaine et
+il entendit une voix qui disait:
+
+--Monte sur cette colonne!
+
+A son rveil, persuad que ce songe lui tait envoy du ciel, il
+assembla ses disciples et leur parla de la sorte:
+
+--Mes fils bien-aims, je vous quitte pour aller o Dieu m'envoie.
+Pendant mon absence, obissez Flavien comme moi-mme et prenez
+soin de notre frre Paul. Soyez bnis. Adieu.
+
+Tandis qu'il s'loignait, ils demeuraient prosterns terre et, quand
+ils relevrent la tte, ils virent sa grande forme noire l'horizon
+des sables.
+
+Il marcha jour et nuit, jusqu' ce qu'il et atteint les ruines de ce
+temple bti jadis par les idoltres et dans lequel il avait dormi
+parmi les scorpions et les sirnes lors de son voyage merveilleux. Les
+murs couverts de signes magiques taient debout. Trente fts
+gigantesques qui se terminaient en ttes humaines ou en fleurs de
+lotus soutenaient encore d'normes poutres de pierre. Seule
+l'extrmit du temple, une de ces colonnes avait secou son faix
+antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tte d'une
+femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front
+des cornes de vache.
+
+Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait t montre
+dans son rve et il l'estima haute de trente-deux coudes. S'tant
+rendu dans le village voisin, il fit faire une chelle de cette
+hauteur et, quand l'chelle fut applique la colonne, il y monta,
+s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur:
+
+--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puiss-je y
+rester en ta grce jusqu' l'heure de ma mort.
+
+Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant la Providence divine
+et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi
+subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes
+vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau
+frache, que les jeunes garons montrent jusqu'au fate de la
+colonne.
+
+Le chapiteau n'tait pas assez large pour que le moine pt s'y tendre
+tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croises et la
+tte contre la poitrine, et le sommeil tait pour lui une fatigue plus
+cruelle que la veille. A l'aurore, les perviers l'effleuraient de
+leurs ailes, et il se rveillait plein d'angoisse et d'pouvante.
+
+Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'chelle, craignait
+Dieu. mu la pense que le saint tait expos au soleil et la
+pluie, et redoutant qu'il ne vnt choir pendant son sommeil, cet
+homme pieux tablit sur la colonne un toit et une balustrade.
+
+Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se rpandait de
+village en village et les laboureurs de la valle venaient, le
+dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite.
+Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa
+retraite sublime, se rendirent auprs de lui et obtinrent la faveur de
+se btir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient
+se ranger en cercle autour du matre qui leur faisait entendre des
+paroles d'dification:
+
+--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables ces petits enfants
+que Jsus aimait. L est le salut. Le pch de la chair est la source
+et le principe de tous les pchs: ils sortent de lui comme d'un pre.
+L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colre et l'envie sont sa
+postrit bien-aime. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu
+les riches emports par le vice de luxure qui, semblable un fleuve
+la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.
+
+Les abbs Ephrem et Srapion, instruits d'une telle nouveaut,
+voulurent la voir de leurs yeux. Dcouvrant au loin sur le fleuve la
+voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se
+dfendre de penser que Dieu l'avait rig en exemple aux solitaires. A
+sa vue, les deux saints abbs ne dissimulrent point leur surprise;
+s'tant consults, ils tombrent d'accord pour blmer une pnitence si
+extraordinaire, et ils exhortrent Paphnuce descendre.
+
+--Un tel genre de vie est contraire l'usage, disaient-ils; il est
+singulier et hors de toute rgle.
+
+Mais Paphnuce leur rpondit:
+
+--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les
+travaux du moine ne doivent-ils pas tre singuliers comme lui-mme?
+C'est par un signe de Dieu que je suis mont ici; c'est un signe de
+Dieu qui m'en fera descendre.
+
+Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux
+disciples de Paphnuce et se btissaient des abris autour de l'ermitage
+arien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hissrent sur
+les dcombres du temple; mais blms de leurs frres et vaincus par la
+fatigue, ils renoncrent bientt ces pratiques.
+
+Les plerins affluaient. Il y en avait qui venaient de trs loin et
+ceux-l avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'ide de leur
+vendre de l'eau frache et des pastques. Adosse la colonne,
+derrire ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous
+une toile raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A
+l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et
+construisit un four tout ct, dans l'espoir de vendre des pains et
+des gteaux aux trangers. Comme la foule des visiteurs grossissait
+sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'gypte
+commenaient venir, un homme avide de gain leva un caravansrail
+pour loger les matres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs
+mulets. Il y eut bientt devant la colonne un march o les pcheurs
+du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs lgumes. Un
+barbier, qui rasait les gens en plein air, gayait la foule par ses
+joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps envelopp de silence et
+de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la
+vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines
+et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontes de l'image
+du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en
+gyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la
+vraie bire de Cilicie._ Sur les murs, sculpts de figures antiques,
+les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons
+fums, des livres morts et des moutons corchs. Le soir, les vieux
+htes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le
+fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une
+patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la
+fume des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.
+Tout alentour, des arpenteurs traaient des rues, des maons
+btissaient des couvents, des chapelles, des glises. Au bout de six
+mois, une ville tait fonde, avec un corps de garde, un tribunal, une
+prison et une cole tenue par un vieux scribe aveugle.
+
+Les plerins succdaient sans cesse aux plerins. Les vques et les
+chorvques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche
+d'Antioche, qui se trouvait alors en gypte, vint avec tout son
+clerg. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite
+et les chefs des glises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase,
+le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbs Ephrm et
+Srapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premires
+dfiances. Paphnuce leur rpondit:
+
+--Sachez, mes frres, que la pnitence que j'endure est peine gale
+aux tentations qui me sont envoyes et dont le nombre et la force
+m'tonnent. Un homme, le voir du dehors, est petit, et, du haut du
+socle o Dieu m'a port, je vois les tres humains s'agiter comme des
+fourmis. Mais le considrer en dedans, l'homme est immense: il est
+grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'tend devant
+moi, ces monastres, ces htelleries, ces barques sur le fleuve, ces
+villages, et ce que je dcouvre au loin de champs, de canaux, de
+sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est
+en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des dserts
+illimits. Et le mal, le mal et la mort, tendus sur cette immensit,
+la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis moi seul un
+univers de penses mauvaises.
+
+Il parlait ainsi parce que le dsir de la femme tait en lui.
+
+Le septime mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Sas des
+femmes, qui longtemps striles, espraient obtenir des enfants par
+l'intercession du saint homme et la vertu de la stle. Elles
+frottaient contre la pierre leurs ventres infconds. Puis ce furent,
+perte de vue, des chariots, des litires, des brancards qui
+s'arrtaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en
+sortait des malades effrayants voir. Des mres prsentaient
+Paphnuce leurs jeunes garons dont les membres taient retourns, les
+yeux rvulss, la bouche cumeuse et la voix rauque. Il imposait sur
+eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allongs, et
+levaient vers lui, au hasard, leur face perce de deux trous
+sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilit pesante, la
+maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des
+boiteux lui prsentaient leur pied-bot; des cancreuses prenant leur
+poitrine deux mains, dcouvraient devant lui leur sein dvor par
+l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient dposer
+terre, et il semblait qu'on dcharget des outres. Il les bnissait.
+Des Nubiens, atteints de la lpre lphantine, avanaient d'un pas
+lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanim.
+Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civire
+une jeune fille d'Aphroditopolis qui, aprs avoir vomi du sang,
+dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses
+parents, qui la croyaient morte, avaient pos une palme sur sa
+poitrine. Paphnuce, ayant pri Dieu, la jeune fille souleva la tte et
+ouvrit les yeux.
+
+Comme le peuple publiait partout les miracles oprs par le saint, les
+malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin,
+accouraient de toutes les parties d'gypte en lgions innombrables.
+Ds qu'ils apercevaient la stle, ils taient saisis de convulsions,
+se roulaient terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose
+peine croyable! les assistants, agits leur tour par un violent
+dlire, imitaient les contorsions des pileptiques. Moines et
+plerins, hommes, femmes, se vautraient, se dbattaient ple-mle, les
+membres tordus, la bouche cumeuse, avalant de la terre poigne et
+prophtisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson
+lui secouer les membres et criait vers Dieu:
+
+--Je suis le bouc missaire et je prends en moi toutes les impurets
+de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de
+mauvais esprits.
+
+Chaque fois qu'un malade s'en allait guri, les assistants
+l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de rpter:
+
+--Nous venons de voir une autre fontaine de Silo.
+
+Dj des centaines de bquilles pendaient la colonne miraculeuse;
+des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images
+votives. Des Grecs y traaient des distiques ingnieux, et comme
+chaque plerin venait y graver son nom, la pierre fut bientt couverte
+ hauteur d'homme d'une infinit de caractres latins, grecs, coptes,
+puniques, hbreux, syriaques et magiques.
+
+Quand vinrent les ftes de Pques, il y eut dans cette cit du miracle
+une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au
+temps des mystres antiques. On voyait se mler, se confondre sur une
+vaste tendue la robe bariole des gyptiens, le burnous des Arabes,
+le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux
+longs plis des Romains, les sayons et les braies carlates des
+Barbares et les tuniques lames d'or des courtisanes. Des femmes
+voiles passaient sur leur ne, prcdes d'eunuques noirs qui leur
+frayaient un chemin coups de bton. Des acrobates, ayant tendu un
+tapis terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec
+lgance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de
+serpents, les bras allongs, droulaient leurs ceintures vivantes.
+Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait,
+grondait. Les imprcations des chameliers qui frappaient leurs btes,
+les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lpre et
+le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de
+l'criture, les miaulements des femmes tombes en crise prophtique,
+les glapissements des mendiants qui rptaient d'antiques chansons de
+harem, le blement des moutons, le braiement des nes, les appels des
+marins aux passagers attards, tous ces bruits confondus faisaient un
+vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des
+petits ngrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes
+fraches.
+
+Et tous ces tres divers s'touffaient sous le ciel blanc, dans un air
+pais, charg du parfum des femmes, de l'odeur des ngres, de la fume
+des fritures et des vapeurs des gommes que les dvotes achetaient
+des bergers pour les brler devant le saint.
+
+La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des
+lanternes, et ce n'taient plus qu'ombres rouges et formes noires.
+Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le
+visage clair par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou
+enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia
+et puis se changea lui-mme en arbre. Il faisait de grands gestes, que
+son ombre rptait avec des dformations risibles, et l'auditoire
+merveill poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les
+buveurs, couchs sur des divans, demandaient de la bire et du vin.
+Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, reprsentaient devant
+eux des scnes religieuses et lascives. A l'cart, des jeunes hommes
+jouaient aux ds ou la mourre et des vieillards suivaient dans
+l'ombre les prostitues. Seule, au-dessus de ces formes agites,
+s'levait l'immuable colonne; la tte aux cornes de vache regardait
+dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et
+la terre. Tout coup la lune se lve sur le Nil, semblable l'paule
+nue d'une desse. Les collines ruissellent de lumire et d'azur, et
+Paphnuce croit voir la chair de Thas tinceler dans les lueurs des
+eaux, parmi les saphirs de la nuit.
+
+Les jours s'coulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand
+vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant travers les fentes
+de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent
+incapables de mouvement. Brle par le soleil, rougie par la rose, sa
+peau se fendait; de larges ulcres dvoraient ses bras et ses jambes.
+Mais le dsir de Thas le consumait intrieurement et il criait:
+
+--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des
+penses immondes! Encore de monstrueux dsirs! Seigneur, fais passer
+en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est
+faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les pchs du monde,
+comme je l'ai entendu dire certain forgeron d'impostures, cette
+fable contient pourtant un sens cach dont je reconnais aujourd'hui
+l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent
+dans l'me des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les
+mes des justes sont-elles souilles de plus de fange que n'en contint
+jamais l'me d'un pcheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu,
+d'avoir fait de moi l'gout de l'univers.
+
+Mais voici qu'une grande rumeur s'leva un jour dans la ville sainte
+et monta jusqu'aux oreilles de l'ascte: un trs grand personnage, un
+homme des plus illustres, le prfet de la flotte d'Alexandrie, Lucius
+Aurlius Cotta va venir, il vient, il approche!
+
+La nouvelle tait vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les
+canaux et la navigation du Nil, avait tmoign plusieurs reprises le
+dsir de voir le stylite et la nouvelle ville, laquelle on donnait
+le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve
+tout couvert de voiles. A bord d'une galre dore et tendue de
+pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied terre et
+s'avana accompagn d'un secrtaire, qui portait ses tablettes, et
+d'Ariste, son mdecin, avec qui il aimait converser.
+
+Une suite nombreuse marchait derrire lui et la berge se remplissait
+de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne,
+il s'arrta et se mit examiner le stylite en s'pongeant le front
+avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait
+beaucoup observ dans ses longs voyages. Il aimait se souvenir et
+mditait d'crire, aprs l'histoire punique, un livre des choses
+singulires qu'il avait vues. Il semblait s'intresser beaucoup au
+spectacle qui s'offrait lui.
+
+--Voil qui est trange! disait-il tout suant et soufflant. Et,
+circonstance digne d'tre rapporte, cet homme est mon hte. Oui, ce
+moine vint souper chez moi l'an pass; aprs quoi il enleva une
+comdienne.
+
+Et, se tournant vers son secrtaire:
+
+--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la
+colonne, sans oublier la forme du chapiteau.
+
+Puis, s'pongeant le front de nouveau:
+
+--Des personnes dignes de foi m'ont assur, que depuis un an qu'il est
+mont sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quitte un moment.
+Ariste, cela est-il possible?
+
+--Cela est possible un fou et un malade, rpondit Ariste, et ce
+serait impossible un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu
+pas, Lucius, que parfois les maladies de l'me et du corps
+communiquent ceux qui en sont affligs des pouvoirs que ne possdent
+pas les hommes bien portants. Et, vrai dire, il n'y a rellement ni
+bonne ni mauvaise sant. Il y a seulement des tats diffrents des
+organes. A force d'tudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis
+arriv les considrer comme les formes ncessaires de la vie. Je
+prends plus de plaisir les tudier qu' les combattre. Il y en a
+qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un
+dsordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle
+chose qu'une fivre quarte! Parfois certaines affections du corps
+dterminent une exaltation subite des facults de l'esprit. Tu connais
+Cron. Enfant, il tait bgue et stupide. Mais s'tant fendu le crne
+en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu
+sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe cach.
+D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te
+semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent
+garder une entire immobilit, non point seulement le long d'une
+anne, mais durant vingt, trente et quarante ans.
+
+--Par Jupiter! s'cria Cotta, voil une grande aberration! Car l'homme
+est n pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il
+est commis au prjudice de l'tat. Je ne sais trop quelle croyance
+rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la
+rattacher certains cultes asiatiques. Du temps que j'tais
+gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus rigs sur les propyles de
+la ville d'Hra. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant
+sept jours. Le peuple est persuad que cet homme, conversant avec les
+dieux, obtient de leur providence la prosprit de la Syrie. Cette
+coutume me parut dnue de raison; toutefois, je ne fis rien pour la
+dtruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir
+les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il
+n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir
+est de donner satisfaction celles qui existent et qui, bonnes ou
+mauvaises, ont t dtermines par le gnie des temps, des lieux et
+des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre
+rvolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est
+justement dtest. D'ailleurs, comment s'lever au-dessus des
+superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolrant?
+Ariste, je suis d'avis qu'on laisse ce nphlococcygien en paix dans
+les airs, expos seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en
+le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me
+rendant compte de ses penses et de ses croyances.
+
+Il souffla, toussa, posa la main sur l'paule de son secrtaire:
+
+--Enfant, note que dans certaines sectes chrtiennes, il est
+recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes.
+Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinits
+gnsiques. Mais, cet gard, nous devons l'interroger lui-mme.
+
+Puis, levant la tte et portant sa main sur ses yeux pour n'tre point
+aveugl par le soleil, il enfla sa voix:
+
+--Hol! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hte, rponds-moi.
+Que fais-tu l-haut? Pourquoi y es-tu mont et pourquoi y demeures-tu?
+Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique?
+
+Paphnuce, considrant que Cotta tait idoltre, ne daigna pas lui
+faire de rponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit:
+
+--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les pchs du monde et
+gurit les maladies.
+
+--Par Jupiter! tu l'entends, Ariste, s'cria Cotta. Le
+nphlococcygien exerce, comme toi, la mdecine! Que dis-tu d'un
+confrre si lev?
+
+Ariste secoua la tte:
+
+--Il est possible qu'il gurisse mieux que je ne fais moi-mme
+certaines maladies, telles, par exemple, que l'pilepsie, nomme
+vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient galement
+divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal
+est en partie dans l'imagination et tu reconnatras, Lucius, que ce
+moine ainsi juch sur cette tte de desse frappe l'imagination des
+malades plus fortement que je ne saurais le faire, courb dans mon
+officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces,
+Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science.
+
+--Lesquelles? demanda Cotta.
+
+--L'ignorance et la folie, rpondit Ariste.
+
+--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en
+ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un crivain habile
+raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares
+ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave
+et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou
+plutt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes
+Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi.
+
+Ces paroles, entendues par les assistants, passrent de bouche en
+bouche et, publies par les fidles, ajoutrent une incomparable
+splendeur la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les
+ornrent et les transformrent, et l'on contait que le saint, du haut
+de sa stle, avait converti le prfet de la flotte la foi des
+aptres et des pres de Nice. Les croyants donnaient aux dernires
+paroles de Lucius Aurlius Cotta un sens figur; dans leur bouche le
+souper auquel ce personnage avait convi l'ascte devenait une sainte
+communion, des agapes spirituelles, un banquet cleste. On
+enrichissait le rcit de cette rencontre de circonstances
+merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les
+premiers. On disait qu'au moment o Cotta, aprs une longue dispute,
+avait confess la vrit, un ange tait venu du ciel essuyer la sueur
+de son front. On ajoutait que le mdecin et le secrtaire du prfet de
+la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle tant
+notoire, les diacres des principales glises de Lybie en rdigrent
+les actes authentiques. On peut dire sans exagration que, ds lors,
+le monde entier fut saisi du dsir de voir Paphnuce, et qu'en Occident
+comme en Orient, tous les chrtiens tournaient vers lui leurs regards
+blouis. Les plus illustres cits d'Italie lui envoyrent des
+ambassadeurs, et le csar de Rome, le divin Constant, qui soutenait
+l'orthodoxie chrtienne, lui crivit une lettre que des lgats lui
+remirent avec un grand crmonial. Or, une nuit, tandis que la ville
+close ses pieds dormait dans la rose, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole.
+Dieu t'a suscit pour sa gloire. Il t'a choisi pour oprer des
+miracles, gurir les malades, convertir les paens, clairer les
+pcheurs, confondre les ariens et rtablir la paix de l'glise.
+
+Paphnuce rpondit:
+
+--Que la volont de Dieu soit faite!
+
+La voix reprit:
+
+--Lve-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance,
+qui, loin d'imiter la sagesse de son frre Constant, favorise l'erreur
+d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi
+et tes sandales rsonneront sur le pav d'or des basiliques, devant le
+trne des Csars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de
+Constantin. Tu rgneras sur l'glise pacifie et puissante; et, de
+mme que l'me conduit le corps, l'glise gouvernera l'empire. Tu
+seras plac au-dessus des snateurs, des comtes et des patrices. Tu
+feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux
+Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera
+l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au
+patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire,
+le baisera comme la relique d'un saint. Va!
+
+Paphnuce rpondit:
+
+--Que la volont de Dieu soit accomplie!
+
+Et, faisant effort pour se mettre debout, il se prparait descendre.
+Mais la voix, devinant sa pense, lui dit:
+
+--Surtout, ne descends point par cette chelle. Ce serait agir comme
+un homme ordinaire et mconnatre les dons qui sont en toi. Mesure
+mieux ta puissance, anglique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es
+doit voler dans les airs. Saute; les anges sont l pour te soutenir.
+Saute donc!
+
+Paphnuce rpondit:
+
+--Que la volont de Dieu rgne sur la terre et dans les cieux!
+
+Balanant ses longs bras tendus comme les ailes dpenailles d'un
+grand oiseau malade, il allait s'lancer, quand tout coup un
+ricanement hideux rsonna son oreille. pouvant, il demanda:
+
+--Qui donc rit ainsi?
+
+--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au dbut de notre
+amiti; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Trs cher,
+c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te tmoigner toute ma
+satisfaction de la docilit avec laquelle tu accomplis mes dsirs.
+Paphnuce, je suis content de toi!
+
+Paphnuce murmura d'une voix trangle par la peur:
+
+--Arrire, arrire! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jsus sur
+le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde.
+
+Il retomba constern sur la pierre.
+
+--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tt? songeait-il. Plus misrable
+que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui esprent en moi,
+j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dprav que les
+maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne
+distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu
+jusqu'au discernement du nouveau-n qui pleure quand on le tire du
+sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son matre, de la
+plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables.
+Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce
+fate, la luxure et l'orgueil y montaient mon ct. Ce n'est pas la
+grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne
+en subit de pareilles; et je veux bien que leurs pes transpercent ma
+chair sous le regard des anges. J'en suis arriv mme chrir mes
+tortures, mais Dieu se tait et son silence m'tonne. Il me quitte, moi
+qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence.
+Il me fuit. Je veux courir aprs lui. Cette pierre me brle les pieds.
+Vite, partons, rattrapons Dieu.
+
+Aussitt il saisit l'chelle qui demeurait appuye la colonne, y
+posa les pieds et, ayant franchi un chelon, il se trouva face face
+avec la tte de la bte: elle souriait trangement. Il lui fut certain
+alors que ce qu'il avait pris pour le sige de son repos et de sa
+gloire n'tait que l'instrument diabolique de son trouble et de sa
+damnation. Il descendit la hte tous les degrs et toucha le sol.
+Ses pieds avaient oubli la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur
+lui l'ombre de la colonne maudite, il les forait courir. Tout
+dormait. Il traversa sans tre vu la grande place entoure de
+cabarets, d'htelleries et de caravansrails et se jeta dans une
+ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le
+poursuivait en aboyant, ne s'arrta qu'aux premiers sables du dsert.
+Et Paphnuce s'en alla par la contre o il n'y a de route que la piste
+des btes sauvages. Laissant derrire lui les cabanes abandonnes par
+les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa
+fuite dsole.
+
+Enfin, prs d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant
+pas encore si Dieu tait loin, il dcouvrit une ville muette qui
+s'tendait droite et gauche et s'allait perdre dans la pourpre de
+l'horizon. Les demeures, largement isoles et pareilles les unes aux
+autres, ressemblaient des pyramides coupes la moiti de leur
+hauteur. C'taient des tombeaux. Les portes en taient brises et l'on
+voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hynes et des loups
+qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le
+seuil, dpouills par les brigands et rongs par les btes. Ayant
+travers cette ville funbre, Paphnuce tomba extnu devant un tombeau
+qui s'levait l'cart prs d'une source couronne de palmiers. Ce
+tombeau tait trs orn et, comme il n'avait plus de porte, on
+apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des
+serpents.
+
+--Voil, soupira-t-il, ma demeure d'lection, le tabernacle de mon
+repentir et de ma pnitence.
+
+Il s'y trana, chassa du pied les reptiles et demeura prostern sur la
+dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla la
+fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes
+et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce
+genre de vie tait bon, il en fit la rgle de son existence. Depuis le
+matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre.
+
+Or, un jour qu'il tait ainsi prostern, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Regarde ces images afin de t'instruire.
+
+Alors, levant la tte, il vit sur les parois de la chambre des
+peintures qui reprsentaient des scnes riantes et familires. C'tait
+un ouvrage trs ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y
+remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs
+joues taient toutes gonfles; d'autres plumaient des oies ou
+faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin
+un chasseur rapportait sur ses paules une gazelle perce de flches.
+L, des paysans s'occupaient aux semailles, la moisson, la
+rcolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des fltes
+et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus
+brillait dans ses cheveux noirs, finement natts. Sa robe transparente
+laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche
+taient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourn
+de profil. Et cette figure tait exquise. Paphnuce l'ayant considre
+baissa les yeux et rpondit la voix:
+
+--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles
+reprsentent les journes terrestres de l'idoltre dont le corps
+repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de
+basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgr leurs
+vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanit!...
+
+--Il est mort, mais il a vcu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et
+tu n'auras pas vcu.
+
+A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix
+lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues
+paupires, le regardait fixement. A son tour elle parla:
+
+--Vois: je suis mystrieuse et belle. Aime-moi; puise dans mes bras
+l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux
+m'chapper: je suis la beaut de la femme. O penses-tu me fuir,
+insens? Tu retrouveras mon image dans l'clat des fleurs et dans la
+grce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des
+gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles
+clarts de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en
+toi-mme. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entour de
+bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a presse sur son coeur. Il
+y a mille ans qu'il a reu le dernier baiser de ma bouche, et son
+sommeil en est encore parfum. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment
+ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de
+Thas. Tu es un moine instruit et trs avanc dans la connaissance des
+choses. Tu as voyag, et c'est en voyage qu'on apprend le plus.
+Souvent une journe qu'on passe dehors apporte plus de nouveauts que
+dix annes pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans
+avoir entendu dire que Thas a vcu jadis dans Sparte sous le nom
+d'Hlne. Elle eut dans Thbes Hcatompyle une autre existence. Et
+Thas de Thbes, c'tait moi. Comment ne l'as-tu pas devin? J'ai
+pris, vivante, ma large part des pchs du monde, et maintenant
+rduite ici l'tat d'ombre, je suis encore trs capable de prendre
+tes pchs, moine bien-aim. D'o vient ta surprise? Il tait pourtant
+certain que partout o tu irais, tu retrouverais Thas.
+
+Il se frappait le front contre la dalle et criait d'pouvante. Et
+chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et
+parlait d'une voix claire, mle de souffles frais. Et, comme le saint
+homme rsistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci:
+
+--Aime-moi; cde, ami. Tant que tu me rsisteras, je te tourmenterai.
+Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai,
+s'il le faut, que tu sois mort. tant magicienne, je saurai faire
+entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et
+qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demand en vain. Et songe,
+Paphnuce, l'tranget de ta situation, quand ton me bienheureuse
+verra du haut du ciel son propre corps se livrer au pch. Dieu, qui a
+promis de te rendre ce corps aprs le jugement dernier et la
+consommation des sicles, sera lui-mme fort embarrass! Comment
+pourra-t-il installer dans la gloire cleste une forme humaine habite
+par un diable et garde par une sorcire? Tu n'as pas song cette
+difficult. Dieu non plus, peut-tre. Entre nous, il n'est pas bien
+subtil. La plus simple magicienne le trompe aisment, et s'il n'avait
+ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui
+tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux
+serpent, son adversaire. Celui-l est un merveilleux artiste. Je ne
+suis si belle que parce qu'il a travaill ma parure. C'est lui qui
+m'a enseign natter mes cheveux et me faire des doigts de rose et
+des ongles d'agate. Tu l'as trop mconnu. Quand tu es venu te loger
+dans ce tombeau, tu as chass du pied les serpents qui y habitaient,
+sans t'inquiter de savoir s'ils taient de sa famille, et tu as
+cras leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis
+une mchante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il
+tait musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voil brouill avec la
+science et la beaut; tu es tout fait misrable, et Iaveh ne vient
+point ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. tant aussi
+grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par
+impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la cration serait
+bouscule. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.
+
+Paphnuce n'ignorait pas les prodiges oprs par les arts magiques. Il
+songeait dans sa grande inquitude:
+
+--Peut-tre le mort enseveli mes pieds sait-il les paroles crites
+dans ce livre mystrieux, qui demeure cach non loin d'ici au fond
+d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant
+la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumire du soleil et
+le sourire des femmes.
+
+Sa peur tait que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre,
+comme de leur vivant, et qu'il les vt s'unir. Parfois, il croyait
+entendre le souffle lger des baisers.
+
+Tout lui tait trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il
+craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se
+tenait prostern selon sa coutume, une voix inconnue lui dit:
+
+--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si
+je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'pouvant. Il y a des
+hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des
+hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des
+hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mles. Il y a
+des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des
+hommes sans tte, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine.
+De bonne foi, crois-tu que Jsus-Christ soit mort pour le salut de ces
+hommes?
+
+Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumire une
+large chausse, des ruisseaux et des jardins. Sur la chausse,
+Aristobule et Chras passaient au galop de leurs chevaux syriens et
+l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes
+hommes. Sous un portique Callicrate dclamait des vers; l'orgueil
+satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le
+jardin, Znothmis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent
+aux ailes d'azur. Vtu de blanc et coiff d'une mitre tincelante,
+Hermodore mditait sous un persa sacr, qui portait, en guise de
+fleurs, de petites ttes au pur profil, coiffes, comme les desses
+des gyptiens, de vautours, d'perviers ou du disque brillant de la
+lune; tandis qu' l'cart au bord d'une fontaine, Nicias tudiait sur
+une sphre armillaire le mouvement harmonieux des astres.
+
+Puis une femme voile s'approcha du moine tenant la main un rameau
+de myrte. Et elle lui dit:
+
+--Regarde. Les uns cherchent la beaut ternelle et ils mettent
+l'infini dans leur vie phmre. Les autres vivent sans grande pense.
+Mais par cela seul qu'ils cdent la belle nature, ils sont heureux
+et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire
+l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu.
+Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est
+permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu
+serais!
+
+Et la vision s'vanouit.
+
+C'est ainsi que Paphnuce tait tent sans trve dans son corps et dans
+son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude
+de ce tombeau tait plus peuple qu'un carrefour de grande ville. Les
+dmons y poussaient de grands clats de rire, et des millions de
+larves, d'empuses, de lmures y accomplissaient le simulacre de tous
+les travaux de la vie. Le soir, quand il allait la fontaine, des
+satyres mls des faunesses dansaient autour de lui et
+l'entranaient dans leurs rondes lascives. Les dmons ne le
+craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscnes
+et de coups. Un jour un diable, qui n'tait pas plus haut que le bras,
+lui vola la corde dont il se ceignait les reins.
+
+Il songeait:
+
+--Pense, o m'as-tu conduit?
+
+Et il rsolut de travailler de ses mains afin de procurer son esprit
+le repos dont il avait besoin. Prs de la fontaine, des bananiers aux
+larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des
+tiges qu'il porta dans le tombeau. L, il les broya sous une pierre et
+les rduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux
+cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle
+qu'un diable lui avait vole. Les dmons en prouvrent quelque
+contrarit: ils cessrent leur vacarme et la joueuse de cinnor
+elle-mme, renonant la magie, resta tranquille sur la paroi peinte.
+Paphnuce, tout en crasant les tiges des bananiers, rassurait son
+courage et sa foi.
+
+--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant
+ l'me, elle a gard l'esprance. En vain les diables, en vain cette
+damne voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur
+rpondrai par la bouche de l'aptre Jean: Au commencement tait le
+Verbe et le Verbe tait Dieu. C'est ce que je crois fermement, et si
+ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et,
+pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le
+croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la
+vie, et c'est la foi seule qui sauve.
+
+Il exposait au soleil et la rose les fibres dtaches, et chaque
+matin, il prenait soin de les retourner pour les empcher de pourrir,
+et il se rjouissait de sentir renatre en lui la simplicit de
+l'enfance. Quand il eut tiss sa corde, il coupa des roseaux pour en
+faire des nattes et des corbeilles. La chambre spulcrale ressemblait
+ l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisment du travail
+la prire. Pourtant Dieu ne lui tait pas favorable, car une nuit il
+fut rveill par une voix qui le glaa d'horreur; il avait devin que
+c'tait celle du mort.
+
+La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement lger:
+
+--Hlne! Hlne! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme,
+dont la bouche effleurait l'oreille du moine, rpondit:
+
+--Ami, je ne puis me lever: un homme est couch sur moi.
+
+Tout coup, Paphnuce s'aperut que sa joue reposait sur le sein d'une
+femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dgage demi, soulevait
+sa poitrine. Alors il treignit dsesprment cette fleur de chair
+tide et parfume et, consum du dsir de la damnation, il cria:
+
+--Reste, reste, mon ciel!
+
+Mais elle tait dj debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons
+de la lune argentaient son sourire.
+
+--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit un
+amoureux dou d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as pch. Que
+te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle.
+
+Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une
+prire plus douce qu'une plainte:
+
+--Jsus, mon Jsus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger o je
+suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton pre ne m'aime
+plus, puisqu'il ne m'coute pas, songe que je n'ai que toi. De lui
+moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me
+plaindre. Mais toi, tu es n d'une femme et c'est pourquoi j'espre en
+toi. Souviens-toi que tu as t homme. Je t'implore, non parce que tu
+es Dieu de Dieu, lumire de lumire, Dieu vrai du Dieu vrai, mais
+parce que tu vcus pauvre et faible, sur cette terre o je souffre,
+parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie
+glaa ton front. C'est ton humanit que je prie, mon Jsus, mon frre
+Jsus!
+
+Aprs qu'il eut pri ainsi, en se tordant les mains, un formidable
+clat de rire branla les murs du tombeau, et la voix qui avait
+rsonn sur le fate de la colonne dit en ricanant:
+
+--Voil une oraison digne du brviaire de Marcus l'hrtique. Paphnuce
+est arien! Paphnuce est arien!
+
+Comme frapp de la foudre le moine tomba inanim.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revtus
+de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et
+rcitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des
+palmes.
+
+--Comme nous traversions le dsert, dit l'un d'eux, nous avons entendu
+des cris dans ce tombeau et, tant entrs, nous t'avons vu gisant
+inerte sur la dalle. Sans doute des dmons t'avaient terrass et ils
+se sont enfuis notre approche.
+
+Paphnuce, soulevant la tte, demanda d'une voix faible:
+
+--Mes frres, qui tes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans
+vos mains? N'est-point en vue de ma spulture?
+
+Il lui fut rpondu:
+
+--Frre, ne sais-tu pas que notre pre Antoine, g de cent cinq ans,
+et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin o il s'tait
+retir et vient bnir les innombrables enfants de son me. Nous nous
+rendons avec des palmes au-devant de notre pre spirituel. Mais toi,
+frre, comment ignores-tu un si grand vnement? Est-il possible qu'un
+ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau.
+
+--Hlas! rpondit Paphnuce, je ne mrite pas une telle grce, et les
+seuls htes de cette demeure sont des dmons et des vampires. Priez
+pour moi! Je suis Paphnuce, abb d'Antino, le plus misrable des
+serviteurs de Dieu.
+
+Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des
+louanges. Celui qui avait dj pris la parole s'cria avec admiration:
+
+--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, clbre par de tels
+travaux qu'on doute s'il n'galera pas un jour le grand Antoine
+lui-mme. Trs vnrable, c'est toi qui as converti Dieu la
+courtisane Thas et qui, lev sur une haute colonne, as t ravi par
+les Sraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stle,
+virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient
+d'une blanche nue, et ta droite tendue bnissait les demeures des
+hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long
+gmissement monta vers la stle dcouronne. Mais Flavien, ton
+disciple, publia le miracle et prit ta place le gouvernement des
+moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le
+sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en rve emport par
+des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait
+pu chappera la mort. Je suis Zozime, abb de ces solitaires que tu
+vois prosterns tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi,
+afin que tu bnisses le pre avec les enfants. Puis, tu nous conteras
+les merveilles que Dieu a daign accomplir par ton entremise.
+
+--Loin de m'avoir favoris comme tu crois, rpondit Paphnuce, le
+Seigneur m'a prouv par d'effroyables tentations. Je n'ai point t
+ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est leve mes yeux
+et elle a march devant moi. J'ai vcu dans un songe. Hors de Dieu
+tout est rve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu
+d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'arme de l'erreur
+tait innombrable. Elle me poursuit et je suis environn d'pes.
+
+Zozime rpondit:
+
+--Vnrable pre, il faut considrer que les saints et spcialement
+les saints solitaires subissent de terribles preuves. Si tu n'as pas
+t port au ciel dans les bras des sraphins, il est certain que le
+Seigneur a accord cette grce ton image, puisque Flavien, les
+moines et le peuple ont t tmoins de ton ravissement.
+
+Cependant Paphnuce rsolut d'aller recevoir la bndiction d'Antoine.
+
+--Frre Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons
+au-devant de notre pre.
+
+--Allons! rpliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui
+sont les soldats par excellence. Toi et moi, tant abbs, nous
+marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes.
+
+Ils se mirent en marche et Paphnuce disait:
+
+--Dieu est l'unit, car il est la vrit qui est une. Le monde est
+divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se dtourner de tous les
+spectacles de la nature, mme des plus innocents en apparence. Leur
+diversit qui les rend agrables est le signe qu'ils sont mauvais.
+C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux
+dormantes sans que mon me se voile de mlancolie. Tout ce que
+peroivent les sens est dtestable. Le moindre grain de sable apporte
+un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le compos de
+toutes les tentations parses dans l'air lger, sur la terre fleurie,
+dans les eaux claires. Heureux celui dont l'me est un vase scell!
+Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend
+rien du monde afin de comprendre Dieu!
+
+Zozime, ayant mdit ces paroles, y rpondit de la sorte:
+
+--Pre vnrable, il convient que je t'avoue mes pchs, puisque tu
+m'as montr ton me. Ainsi nous nous confesserons l'un l'autre,
+selon l'usage apostolique. Avant que d'tre moine, j'ai men dans le
+sicle une vie abominable. A Madaura, ville clbre par ses
+courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je
+soupais en compagnie de jeunes dbauchs et de joueuses de flte, et
+je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que
+toi n'imaginerait jamais jusqu'o m'emportait la fureur de mes dsirs.
+Il me suffira de te dire qu'elle n'pargnait ni les matrones ni les
+religieuses et se rpandait en adultres et en sacrilges. J'excitais
+par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le
+plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'tais chrtien et je gardais,
+dans mes garements, ma foi en Jsus crucifi. Ayant dvor mes biens
+en dbauches, je ressentais dj les premires atteintes de la
+pauvret, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir
+dprir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le
+soutenaient plus; ses mains inquites refusaient de le servir; ses
+yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que
+d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps,
+sommeillait. Car pour le chtier d'avoir vcu comme les btes, Dieu
+l'avait chang en bte. La perte de mes biens m'avait dj inspir des
+rflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus prcieux
+encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le
+monde et me retirai dans le dsert. J'y gote depuis vingt ans une
+paix que rien n'a trouble. J'exerce avec mes moines les professions
+de tisserand, d'architecte, de charpentier et mme de scribe, quoique,
+ vrai dire, j'aie peu de got pour l'criture, ayant toujours la
+pense prfr l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits
+sont sans rves, et j'estime que la grce du Seigneur est en moi parce
+qu'au milieu des pchs les plus horribles j'ai toujours gard
+l'esprance.
+
+En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura:
+
+--Seigneur, cet homme souill de tant de crimes, cet adultre, ce
+sacrilge, tu le regardes avec douceur, et tu te dtournes de moi, qui
+ai toujours observ tes commandements! Que ta justice est obscure,
+mon Dieu! et que tes voies sont impntrables!
+
+Zozime tendit les bras:
+
+--Regarde, pre vnrable: on dirait des deux cts de l'horizon, des
+files noires de fourmis migrantes. Ce sont nos frres qui vont, comme
+nous, au-devant d'Antoine.
+
+Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils dcouvrirent un
+spectacle magnifique. L'arme des religieux s'tendait sur trois rangs
+en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du
+dsert, la crosse la main, et leurs barbes pendaient jusqu' terre.
+Les moines, gouverns par les abbs Ephrem et Srapion, ainsi que tous
+les cnobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrire eux
+apparaissaient les asctes venus des rochers lointains. Les uns
+portaient sur leurs corps noircis et desschs d'informes lambeaux,
+d'autres n'avaient pour vtements que des roseaux lis en botte avec
+des viornes. Plusieurs taient nus, mais Dieu les avait couverts d'un
+poil pais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous la main une
+palme verte; l'on et dit un arc-en-ciel d'meraude et ils taient
+comparables aux choeurs des lus, aux murailles vivantes de la cit de
+Dieu.
+
+Il rgnait dans l'assemble un ordre si parfait que Paphnuce trouva
+sans peine les moines de son obissance. Il se plaa prs d'eux, aprs
+avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer
+inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout coup s'leva
+une immense clameur:
+
+--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voil le grand saint!
+voil celui contre lequel l'enfer n'a point prvalu, le bien-aim de
+Dieu! Notre pre Antoine!
+
+Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternrent dans
+le sable.
+
+Du fate d'une colline, dans l'immensit dserte, Antoine s'avanait
+soutenu par ses disciplines bien-aims, Macaire et Amathas. Il
+marchait pas lents, mais sa taille tait droite encore et l'on
+sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche
+s'talait sur sa large poitrine, son crne poli jetait des rayons de
+lumire comme le front de Mose. Ses yeux avaient le regard de
+l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il
+leva, pour bnir son peuple, ses bras fatigus par un sicle de
+travaux inous, et sa voix jeta ses derniers clats dans cette parole
+d'amour:
+
+--Que tes pavillons sont beaux, Jacob! Que tes tentes sont aimables,
+ Isral!
+
+Aussitt, d'un bout l'autre de la muraille anime, retentit comme un
+grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui
+craint le Seigneur_.
+
+Cependant, accompagn de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les
+rangs des anciens, des anachortes et des cnobites. Ce voyant, qui
+avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher,
+avait gouvern l'glise chrtienne, ce saint qui avait soutenu la foi
+des martyrs aux jours de l'preuve suprme, ce docteur dont
+l'loquence avait foudroy l'hrsie, parlait tendrement chacun de
+ses fils et leur faisait des adieux familiers, la veille de sa mort
+bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise.
+
+Il disait aux abbs Ephrem et Srapion:
+
+--Vous commandez de nombreuses armes et vous tes tous deux
+d'illustres stratges. Aussi serez-vous revtus dans le ciel d'une
+armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques
+de ses milices.
+
+Apercevant le vieillard Palmon, il l'embrassa et dit:
+
+--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son me rpand un
+parfum aussi suave que la fleur des fves qu'il sme chaque anne.
+
+A l'abb Zozime il parla de la sorte:
+
+--Tu n'as pas dsespr de la bont divine, c'est pourquoi la paix du
+Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta
+corruption.
+
+Il tenait tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il
+disait:
+
+--L'aptre a vu autour du trne de Dieu vingt-quatre vieillards assis,
+vtus de robes blanches et la tte couronne.
+
+Aux jeunes hommes:
+
+--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.
+
+C'est ainsi que, parcourant le front de son arme filiale, il semait
+les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba genoux,
+dchir entre la crainte et l'esprance.
+
+--Mon pre, mon pre, cria-t-il dans son angoisse, mon pre! viens
+mon secours, car je pris. J'ai donn Dieu l'me de Thas, j'ai
+habit le fate d'une colonne et la chambre d'un spulcre. Mon front,
+sans cesse prostern, est devenu calleux comme le genou d'un chameau.
+Et pourtant Dieu s'est retir de moi. Bnis-moi, mon pre, et je serai
+sauv; secoue l'hysope et je serai lav et je brillerai comme la
+neige.
+
+Antoine ne rpondait point. Il promenait sur ceux d'Antino ce regard
+dont nul ne pouvait soutenir l'clat. Ayant arrt sa vue sur Paul,
+qu'on nommait le Simple, il le considra longtemps puis il lui fit
+signe d'approcher. Comme ils s'tonnaient tous que le saint s'adresst
+ un homme priv de sens, Antoine dit:
+
+--Dieu a accord celui-ci plus de grces qu' aucun de vous. Lve
+les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.
+
+Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se
+dlia.
+
+--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orn de tentures de pourpre et
+d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune
+me n'en approche, sinon l'lue qui le lit est destin.
+
+Croyant que ce lit tait le symbole de sa glorification, Paphnuce
+rendait dj grces Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et
+d'couter le Simple qui murmurait dans l'extase:
+
+--Les trois vierges me parlent; elles me disent: Une sainte est prs
+de quitter la terre; Thas d'Alexandrie va mourir. Et nous avons
+dress le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la
+Crainte et l'Amour.
+
+Antoine demanda:
+
+--Doux enfant, que vois-tu encore?
+
+Paul promena vainement ses regards du znith au nadir, du couchant au
+levant, quand tout coup ses yeux rencontrrent l'abb d'Antino. Une
+sainte pouvante plit son visage, et ses prunelles refltrent des
+flammes invisibles.
+
+--Je vois, murmura-t-il, trois dmons qui, pleins de joie, s'apprtent
+ saisir cet homme. Ils sont la semblance d'une tour, d'une femme et
+d'un mage. Tous trois portent leur nom marqu au fer rouge; le premier
+sur le front, le second sur le ventre, le troisime sur la poitrine,
+et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu.
+
+Ayant ainsi parl, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra
+dans sa simplicit.
+
+Et comme les moines d'Antino regardaient Antoine avec inquitude, le
+saint pronona ces seuls mots:
+
+--Dieu a fait connatre son jugement quitable. Nous devons l'adorer
+et nous taire.
+
+Il passa. Il allait bnissant. Le soleil, descendu l'horizon,
+l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, dmesurment grandie par une
+faveur du ciel, se droulait derrire lui comme un tapis sans fin, en
+signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les
+hommes.
+
+Debout mais foudroy, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette
+parole unique emplissait ses oreilles: Thas va mourir! Une telle
+pense ne lui tait jamais venue. Vingt ans, il avait contempl une
+tte de momie et voici que l'ide que la mort teindrait les yeux de
+Thas l'tonnait dsesprment.
+
+Thas va mourir! Parole incomprhensible! Thas va mourir! En ces
+trois mots, quel sens terrible et nouveau! Thas va mourir! Alors
+pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la cration?
+Thas va mourir! A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. La
+revoir, la voir encore! Il se mit courir. Il ne savait o il tait,
+ni o il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entire
+certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les
+hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation monte par des
+Nubiens et l, couch l'avant, les yeux dvorant l'espace, il cria,
+de douleur et de rage:
+
+--Fou, fou que j'tais de n'avoir pas possd Thas quand il en tait
+temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose
+qu'elle! O dmence! J'ai song Dieu, au salut de mon me, la vie
+ternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a
+vu Thas. Comment n'ai-je pas senti que l'ternit bienheureuse tait
+dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas
+de sens et n'est qu'un mauvais rve? O stupide! tu l'as vue et tu as
+dsir les biens de l'autre monde. O lche! tu l'as vue et tu as
+craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils
+t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'et donn? O
+lamentable insens, qui cherchais la bont divine ailleurs que sur les
+lvres de Thas! Quelle main tait sur tes yeux? Maudit soit Celui qui
+t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un
+moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras,
+ptris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abm
+dans les enchantements indicibles de son sein dvoil! Tu as cout la
+voix jalouse qui te disait: Abstiens-toi. Dupe, dupe, triste dupe! O
+regrets! O remords! O dsespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en
+enfer la mmoire de l'heure inoubliable et de crier Dieu: Brle ma
+chair, dessche tout le sang de mes veines, fais clater mes os, tu ne
+m'teras pas le souvenir qui me parfume et me rafrachit par les
+sicles des sicles!... Thas va mourir! Dieu ridicule, si tu savais
+comme je me moque de ton enfer! Thas va mourir et elle ne sera jamais
+ moi, jamais, jamais!
+
+Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des
+journes entires couch sur le ventre, rptant:
+
+--Jamais! jamais! jamais!
+
+Puis, l'ide qu'elle s'tait donne et que ce n'tait pas lui,
+qu'elle avait rpandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y
+avait pas tremp ses lvres, il se dressait debout, farouche, et
+hurlait de douleur. Il se dchirait la poitrine avec ses ongles et
+mordait la chair de ses bras. Il songeait:
+
+--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aims.
+
+L'ide de ces meurtres l'emplissait d'une fureur dlicieuse. Il
+mditait d'gorger Nicias lentement, loisir, en le regardant
+jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout coup. Il
+pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse
+inconnue amollissait son me. Il lui prenait envie de se jeter au cou
+du compagnon de son enfance et de lui dire: Nicias, je t'aime,
+puisque tu l'as aime. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te
+disait. Et sans cesse le fer de cette parole lui perait le coeur:
+Thas va mourir!
+
+--Clarts du jour! ombres argentes de la nuit, astre, cieux, arbres
+aux cimes tremblantes, btes sauvages, animaux familiers, mes
+anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: Thas va mourir!
+Lumires, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et
+penses de l'univers! Thas va mourir!... Elle tait la beaut du
+monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grce.
+Ce vieillard et ces sages assis prs d'elle, au banquet d'Alexandrie,
+qu'ils taient aimables! que leur parole tait harmonieuse! L'essaim
+des riantes apparences voltigeait sur leurs lvres et la volupt
+parfumait toutes leurs penses. Et parce que le souffle de Thas tait
+sur eux tout ce qu'ils disaient tait amour, beaut, vrit. L'impit
+charmante prtait sa grce leurs discours. Ils exprimaient aisment
+la splendeur humaine. Hlas! et tout cela n'est plus qu'un songe.
+Thas va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais
+peux-tu seulement mourir, embryon dessch, foetus macr dans le fiel
+et les pleurs arides? Avorton misrable, penses-tu goter la mort, toi
+qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne!
+Je l'espre, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi
+dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache la face. Il faut
+bien que je trouve un enfer ternel, afin d'y exhaler l'ternit de
+rage qui est en moi.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Ds l'aube, Albine reut l'abb d'Antino au seuil des Cellules.
+
+--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vnrable pre, car
+sans doute tu viens bnir la sainte que tu nous avais donne. Tu sais
+que Dieu, dans sa clmence, l'appelle lui; et comment ne saurais-tu
+pas une nouvelle que les anges ont porte de dsert en dsert? Il est
+vrai. Thas touche sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis,
+et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue
+parmi nous. Aprs ton dpart, comme elle tait enferme dans la
+cellule marque de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une
+flte semblable celles dont jouent aux festins les filles de sa
+profession. Ce que je faisais tait pour qu'elle ne tombt pas dans la
+mlancolie et pour qu'elle n'et pas moins de grce et de talent
+devant Dieu qu'elle n'en avait montr au regard des hommes. Je n'avais
+pas agi sans prudence; car Thas clbrait tout le jour sur la flte
+les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de
+cette flte invisible disaient: Nous entendons le rossignol des
+bocages clestes, le cygne mourant de Jsus crucifi. C'est ainsi que
+Thas accomplissait sa pnitence, quand, aprs soixante jours, la
+porte que tu avais scelle s'ouvrit d'elle-mme et le sceau d'argile
+se rompit sans qu'aucune main humaine l'et touch. A ce signe je
+reconnus que l'preuve que tu avais impose devait cesser et que Dieu
+pardonnait les pchs de la joueuse de flte. Ds lors, elle partagea
+la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les
+difiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle
+semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle tait
+triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle tait attache
+ Dieu par la foi, l'esprance et l'amour, je ne craignis pas
+d'employer son art et mme sa beaut l'dification de ses soeurs. Je
+l'invitais reprsenter devant nous les actions des femmes fortes et
+des vierges sages de l'criture. Elle imitait Esther, Dbora, Judith,
+Marie, soeur de Lazare, et Marie, mre de Jsus. Je sais, vnrable
+pre, que ton austrit s'alarme l'ide de ces spectacles. Mais tu
+aurais t touch toi-mme, si tu l'avais vue, dans ces pieuses
+scnes, rpandre des pleurs vritables et tendre au ciel ses bras
+comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour
+rgle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne
+donnent pas les mmes fleurs. Toutes les mes ne se sanctifient pas de
+la mme manire. Il faut considrer aussi que Thas s'est donne
+Dieu quand elle tait belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est
+point unique, est du moins trs rare... Cette beaut, son vtement
+naturel, ne l'a pas encore quitte aprs trois mois de la fivre dont
+elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse voir
+le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, prs du puits,
+sous l'antique figuier, l'ombre duquel les abbesses de ce couvent
+ont coutume de tenir leurs assembles; tu l'y trouveras, pre
+vnrable; mais hte-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire
+couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'dification
+du monde.
+
+Paphnuce suivit Albine dans la cour inonde de lumire matinale. Le
+long des toits de brique des colombes formaient une file de perles.
+Sur un lit, l'ombre du figuier, Thas reposait toute blanche, les
+bras en croix. Debout ses cts, des femmes voiles rcitaient les
+prires de l'agonie.
+
+--_Aie piti de moi, mon Dieu, selon ta grande mansutude et efface
+mon iniquit selon la multitude de tes misricordes_!
+
+Il l'appela:
+
+--Thas!
+
+Elle souleva les paupires et tourna du ct de la voix les globes
+blancs de ses yeux.
+
+Albine fit signe aux femmes voiles de s'loigner de quelques pas.
+
+--Thas! rpta le moine.
+
+Elle souleva la tte; un souffle lger sortit de ses lvres blanches:
+
+--C'est toi, mon pre?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et
+des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-l, mon pre, je suis
+ne l'amour... la vie.
+
+Elle se tut et laissa retomber sa tte.
+
+La mort tait sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front.
+Rompant le silence auguste, une tourterelle leva sa voix plaintive.
+Puis les sanglots du moine se mlrent la psalmodie des vierges.
+
+--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes pchs. Car je
+connais mon injustice et mon crime se lve sans cesse contre moi._
+
+Tout coup Thas se dressa sur son lit. Ses yeux de violette
+s'ouvrirent tout grands; et, les regards envols, les bras tendus vers
+les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et frache:
+
+--Les voil, les ross de l'ternel matin!
+
+Ses yeux brillaient; une lgre ardeur colorait ses tempes. Elle
+revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouill,
+l'enlaa de ses bras noirs.
+
+--Ne meurs pas, criait-il d'une voix trange qu'il ne reconnaissait
+pas lui-mme. Je t'aime, ne meurs pas! coute, ma Thas. Je t'ai
+trompe, je n'tais qu'un fou misrable. Dieu, le ciel, tout cela
+n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des
+tres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop
+prcieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin
+dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ma bien-aime,
+et dis: Je vivrai, je veux vivre. Thas, Thas, lve-toi!
+
+Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini.
+
+Elle murmura:
+
+--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophtes et les saints...
+le bon Thodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me
+sourit et m'appelle... Deux sraphins viennent moi. Ils
+approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu.
+
+Elle poussa un soupir d'allgresse et sa tte retomba inerte sur
+l'oreiller. Thas tait morte. Paphnuce, dans une treinte dsespre,
+la dvorait de dsir, de rage et d'amour.
+
+Albine lui cria:
+
+--Va-t'en, maudit!
+
+Et elle posa doucement ses doigts sur les paupires de la morte.
+Paphnuce recula chancelant; les yeux brls de flammes et sentant la
+terre s'ouvrir sous ses pas.
+
+Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie:
+
+--_Bni soit le Seigneur, le dieu d'Isral_.
+
+Brusquement la voix s'arrta dans leur gorge. Elles avaient vu la face
+du moine et elles fuyaient d'pouvante en criant:
+
+--Un vampire! un vampire!
+
+Il tait devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il
+sentit sa laideur.
+
+
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS ***
+
+This file should be named 8thai10.txt or 8thai10.zip
+Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8thai11.txt
+VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8thai10a.txt
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+Project Gutenberg eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+We are now trying to release all our eBooks one year in advance
+of the official release dates, leaving time for better editing.
+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
+even years after the official publication date.
+
+Please note neither this listing nor its contents are final til
+midnight of the last day of the month of any such announcement.
+The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
+preliminary version may often be posted for suggestion, comment
+and editing by those who wish to do so.
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+Most people start at our Web sites at:
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+Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
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+Those of you who want to download any eBook before announcement
+can get to them as follows, and just download by date. This is
+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
+indexes our cataloguers produce obviously take a while after an
+announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter.
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+http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or
+ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04
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+Just search by the first five letters of the filename you want,
+as it appears in our Newsletters.
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+Information about Project Gutenberg (one page)
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+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
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+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
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+1739 University Ave.
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+(Three Pages)
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+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
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index 0000000..e518975
--- /dev/null
+++ b/old/8thai10u.txt
@@ -0,0 +1,6286 @@
+The Project Gutenberg EBook of Thais, by Anatole France
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
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+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Thais
+
+Author: Anatole France
+
+Release Date: August, 2004 [EBook #6377]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on December 3, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles Franks and the Online
+Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+ANATOLE FRANCE
+
+THAÏS
+
+
+
+
+TABLE
+
+ I. LE LOTUS
+ II. LE PAPYRUS
+ III. L'EUPHORBE
+
+
+
+
+LE LOTUS
+
+
+En ce temps-là le désert, était peuplé d'anachorètes. Sur les deux
+rives du Nil, d'innombrables cabanes, bâties de branchages et d'argile
+par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes
+des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre
+isolés et pourtant s'entr'aider au besoin. Des églises, surmontées du
+signe de la croix, s'élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes
+et les moines s'y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la
+célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait
+aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés
+chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu'afin de mieux
+goûter la solitude.
+
+Anachorètes et cénobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de
+nourriture qu'après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas
+leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonçant
+dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et
+menaient une vie encore plus singulière.
+
+Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule,
+dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient,
+chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour
+les chefs-d'oeuvre de la pénitence. En considération du péché
+originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et
+les contentements, mais les soins mêmes qui passent pour
+indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les
+maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne
+saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les
+plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit:
+«Le désert se couvrira de fleurs.»
+
+Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaient leurs
+jours dans l'ascétisme et la contemplation, les autres gagnaient leur
+subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux
+cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en
+soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se
+joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais à la
+vérité ces moines méprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus
+montait jusqu'au ciel.
+
+Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main,
+comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons,
+ayant pris des figures d'Éthiopiens ou d'animaux, erraient autour des
+solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines
+allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient
+des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable. Considérée
+sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de
+bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les
+merveilleux combats du ciel et de l'enfer.
+
+Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se
+défendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la
+pénitence et des macérations. Parfois, l'aiguillon des désirs charnels
+les déchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que
+leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d'étoiles, aux
+miaulements des hyènes affamées. C'est alors que les démons se
+présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car si les démons sont
+laids en réalité, ils se revêtent parfois d'une beauté apparente qui
+empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde
+virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir
+inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la
+croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les
+esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s'éloignaient dès
+l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'était pas rare, à l'aube,
+de rencontrer un de ceux-là s'enfuyant tout en larmes, et répondant à
+ceux qui l'interrogeaient: «Je pleure et je gémis, parce qu'un des
+chrétiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chassé
+ignominieusement.»
+
+Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et
+sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des
+apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien
+ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamnés. L'on contait avec
+épouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la
+terre s'entr'ouvrait pour engloutir les méchants qu'ils frappaient de
+leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie
+et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des
+courtisanes.
+
+Telle était la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait à son
+pouvoir jusqu'aux bêtes féroces. Lorsqu'un solitaire était près de
+mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint
+homme, connaissant par là que Dieu l'appelait à lui, s'en allait
+baiser la joue à tous ses frères. Puis il se couchait avec allégresse,
+pour s'endormir dans le Seigneur.
+
+Or, depuis qu'Antoine, âgé de plus de cent ans, s'était retiré sur le
+mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n'y
+avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en oeuvres que
+Paphnuce, abbé d'Antinoé. A vrai dire, Ephrem et Sérapion commandaient
+à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite
+spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce observait
+les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers
+sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil très rude,
+se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterné le front
+contre terre.
+
+Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la
+sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en
+Jésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombre de
+ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s'être livrés
+au brigandage pendant de longues années, avaient été touchés par les
+exhortations du saint abbé au point d'embrasser l'état monastique. La
+pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux
+l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement
+par l'abbé d'Antinoé, ne cessait de répandre des larmes, et le diacre
+Flavien, qui avait la connaissance des écritures et parlait avec
+adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un
+jeune paysan nommé Paul et surnommé le Simple, à cause de son extrême
+naïveté. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en
+lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.
+
+Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et
+les pratiques de l'ascétisme. Souvent aussi, il méditait sur les
+livres sacrés pour y trouver des allégories. C'est pourquoi, jeune
+encore d'âge, il abondait en mérites. Les diables qui livrent de si
+rudes assauts aux bons anachorètes n'osaient s'approcher de lui. La
+nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa
+cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant
+l'oreille. Et l'on croit que c'était sept démons qu'il retenait sur
+son seuil par la vertu de sa sainteté.
+
+Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait
+instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les
+mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse,
+l'erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu'il croyait
+que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de
+Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les
+attributs et l'existence même de Dieu. Il vivait alors dans la
+dissipation, à la manière des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se
+rappelait qu'avec honte et pour sa confusion.
+
+--Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans la
+chaudière des fausses délices.
+
+Il entendait par là qu'il mangeait des viandes habilement apprêtées et
+qu'il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu'à
+sa vingtième année cette vie du siècle, qu'il conviendrait mieux
+d'appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin,
+il devint un homme nouveau.
+
+La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle
+était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et
+il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore
+parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de
+l'habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit le
+diacre qui lisait ce verset de l'Écriture: «Si tu veux être parfait,
+va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres.»
+Aussitôt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes et
+embrassa la vie monastique.
+
+Depuis dix ans qu'il s'était retiré loin des hommes, il ne bouillait
+plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait
+profitablement dans les baumes de la pénitence.
+
+Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il
+avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en
+concevoir exactement la difformité, il lui souvint d'avoir vu jadis au
+théâtre d'Alexandrie une comédienne d'une grande beauté, nommée Thaïs.
+Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer
+à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d'habileté,
+rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle
+simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des païens
+prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les
+spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou
+de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au
+seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En
+sorte qu'en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre
+d'autres âmes.
+
+Peu s'en était fallu qu'elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de
+la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s'était une
+fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil
+de la courtisane par la timidité naturelle à l'extrême jeunesse (il
+avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repoussé, faute
+d'argent, car ses parents veillaient à ce qu'il ne pût faire de
+grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux
+moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait
+eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-là il savait
+mal discerner ses propres intérêts et qu'il convoitait les faux biens.
+Donc, agenouillé dans sa cellule devant le simulacre de ce bois
+salutaire où fut suspendue, comme dans une balance, la rançon du
+monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché,
+et il médita longtemps, selon les règles de l'ascétisme, sur la
+laideur épouvantable des délices charnelles, dont cette femme lui
+avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d'ignorance. Après
+quelques heures de méditation, l'image de Thaïs lui apparut avec une
+extrême netteté. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la
+tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une
+Léda, mollement couchée sur un lit d'hyacinthe, la tête renversée, les
+yeux humides et pleins d'éclairs, les narines frémissantes, la bouche
+entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux
+ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait:
+
+--Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon
+péché!
+
+Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lèvres de
+Thaïs révélaient peu à peu, en s'abaissant aux deux coins de la
+bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins
+de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonflée de soupirs, montait
+une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue,
+Paphnuce se sentit troublé jusqu'au fond de l'âme. S'étant prosterné,
+il fit cette prière:
+
+--Toi qui as mis la pitié dans nos coeurs comme la rosée du matin sur
+les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni! Louange,
+louange à toi! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène
+à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu'en toi
+les créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intéresse à
+cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes
+se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, ô Seigneur, le
+souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue à pécher avec
+tant de citoyens et d'étrangers. Une grande pitié s'est élevée pour
+elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée
+m'en donne un tel frisson que je sens se hérisser d'effroi tous les
+poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la
+plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront
+durant l'éternité.
+
+Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses
+pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule
+était fermée depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pensée de
+l'abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la
+bête s'évanouit. Connaissant alors que pour la première fois le diable
+s'était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière; puis il
+songea de nouveau à Thaïs.
+
+--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve!
+
+Et il s'endormit.
+
+Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint
+homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vie anachorétique.
+Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa
+coutume. Palémon était un vieillard; il cultivait un petit jardin: les
+bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne le
+tourmentaient pas.
+
+--Dieu soit loué! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sur sa bêche.
+
+--Dieu soit loué! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon
+frère!
+
+--La paix soit semblablement avec toi! frère Paphnuce, reprit le moine
+Palémon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.
+
+--Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la
+louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui
+s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un
+dessein que j'ai formé en vue de glorifier le Seigneur.
+
+--Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni
+mes laitues! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon
+jardin et sa bonté m'incite à le glorifier dans les concombres et les
+citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car
+rien n'est plus à craindre que les mouvements désordonnés qui
+troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes
+semblables à des hommes ivres et nous marchons, tirés de droite et de
+gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces
+transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s'y
+abandonne fait retentir dans l'air souillé le rire épais des brutes.
+Cette joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de
+désordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'âme et des sens nous
+jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie.
+Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur; mais j'ai éprouvé
+dans ma longue vie que le cénobite n'a pas de pire ennemi que la
+tristesse. J'entends par là cette mélancolie tenace qui enveloppe
+l'âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu. Rien n'est plus
+contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de
+répandre une âcre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il
+ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de
+moitié si redoutable. Hélas! il excelle à nous désoler. N'a-t-il pas
+montré à notre père Antoine un enfant noir d'une telle beauté que sa
+vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre père Antoine évita
+les pièges du démon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous;
+il s'égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la
+mélancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frère, m'entretenir d'un
+dessein formé dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part,
+si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.
+
+--Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur.
+Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le
+péché n'a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.
+
+--Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes
+sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du
+désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon
+expérience.
+
+--Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur
+à la pensée qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs, qui
+vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale.
+
+--Frère Paphnuce, c'est là, en effet, une abomination dont il convient
+de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les
+gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal?
+
+--Frère Palémon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec
+le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne
+l'approuves-tu pas, mon frère?
+
+--Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur, mais notre père
+Antoine avait coutume de dire: «En quelque lieu que tu sois, ne te
+hâte pas d'en sortir pour aller ailleurs.»
+
+--Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans
+l'entreprise que j'ai conçue?
+
+--Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon
+frère! Mais notre père Antoine disait encore: «Les poissons qui sont
+tirés en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que
+les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens
+du siècle s'écartent des bons propos.»
+
+Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre
+le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour
+d'un jeune pommier. Tandis qu'il bêchait, une antilope ayant franchi
+d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le
+jardin, s'arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis
+s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le
+sein de son ami.
+
+--Dieu soit loué dans la gazelle du désert! dit Palémon.
+
+Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit
+manger dans le creux de sa main à la bête légère.
+
+Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur les pierres
+du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant à ce qu'il
+venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit.
+
+--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence
+est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me
+serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thaïs au démon qui la
+possède. Que Dieu m'éclaire et me conduise!
+
+Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les
+filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que
+c'était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu'aux filets et il
+en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu'à ce qu'il fît
+dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pût s'échapper.
+L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa
+sainteté, il comprenait aisément le sens mystique des choses, il
+connut que l'oiseau captif n'était autre que Thaïs, prise dans les
+lacs des abominations, et que, à l'exemple du pluvier, qui coupait les
+fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononçant des
+paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thaïs était
+retenue dans le péché. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi
+dans sa résolution première. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris
+par les pattes et embarrassé lui-même au piège qu'il avait rompu, il
+retomba dans son incertitude.
+
+Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision.
+Thaïs lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les voluptés
+coupables et elle n'était point vêtue, selon son habitude, de tissus
+diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entière et lui cachait même
+une partie du visage, en sorte que l'abbé ne voyait que deux yeux qui
+répandaient des larmes blanches et lourdes.
+
+A cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette vision
+lui venait de Dieu, il n'hésita plus. Il se leva, saisit un bâton
+noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont il
+ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le
+sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des
+Écritures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre
+Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples;
+puis, vêtu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec
+le dessein de suivre à pied la rive Lybique jusqu'à la ville fondée
+par le Macédonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, méprisant
+la fatigue, la faim, la soif; le soleil était déjà bas à l'horizon
+quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre
+des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux
+portes des cabanes isolées, pour l'amour de Dieu, et recevant
+l'injure, les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni
+les brigands, ni les bêtes fauves, mais il prenait grand soin de se
+détourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route.
+Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la
+maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en
+chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est péril au
+solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'Écriture
+que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses
+disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le
+tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du
+siècle peut en ternir les agréables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce
+évitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit
+à la vue des hommes.
+
+Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir,
+le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson,
+et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté
+des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé
+Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une
+double chaîne de montagnes de granit. C'est là que les Égyptiens, au
+temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y
+vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant
+qu'elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de
+la croix et prononça le nom de Jésus; aussitôt une chauve-souris
+s'échappa d'une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu'il avait
+chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs
+siècles. Son zèle s'en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il
+la jeta à la face de l'idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx
+exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité,
+l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était
+empreinte aurait touché l'homme le plus insensible. C'est pourquoi
+Paphnuce dit au Sphinx:
+
+--O bête, à l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le
+désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus! et je
+te bénirai au nom du Père, du Fils et de l'Esprit.
+
+Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes
+paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit
+articulèrent péniblement, comme un écho de la voix de l'homme, le
+saint nom de Jésus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, étendant la main
+droite, bénit le Sphinx de Silsilé.
+
+Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s'étant élargie, il
+vit les ruines d'une ville immense. Les temples, restés debout,
+étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la
+permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache
+attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il
+marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques
+herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les
+chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des
+femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce
+savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en
+faisant le signe de la croix.
+
+Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une
+misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable
+qu'apporte le vent du désert, il s'en approcha, avec l'espoir que
+cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n'y
+avait point de porte, il aperçut à l'intérieur une cruche, un tas
+d'oignons et un lit de feuilles sèches.
+
+--Voilà, se dit-il, le mobilier d'un ascète. Communément les ermites
+s'éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer
+bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l'exemple du
+saint solitaire Antoine qui, s'étant rendu auprès de l'ermite Paul,
+l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses
+éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-il par un
+corbeau un pain que mon hôte m'invitera honnêtement à rompre.
+
+Tandis qu'il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la
+hutte, cherchant s'il ne découvrirait personne. Il n'avait pas fait
+cent pas, qu'il aperçut un homme assis, les jambes croisées sur la
+berge du Nil. Cet homme était nu; sa chevelure comme sa barbe
+entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce
+ne douta point que ce ne fût l'ermite. Il le salua par les paroles que
+les moines ont coutume d'échanger quand ils se rencontrent.
+
+--Que la paix soit avec toi, mon frère! Puisses-tu goûter un jour le
+doux rafraîchissement du Paradis.
+
+L'homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas
+entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence était causé par un de ces
+ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les
+mains jointes, à côté de l'inconnu et resta ainsi en prières jusqu'au
+coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas
+bougé, il lui dit:
+
+--Mon père, si tu es sorti de l'extase où je t'ai vu plongé, donne-moi
+ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ.
+
+L'autre lui répondit sans tourner la tête:
+
+--Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce
+Seigneur Jésus-Christ.
+
+--Quoi! s'écria Paphnuce. Les prophètes l'ont annoncé; des légions de
+martyrs ont confessé son nom; César lui-même l'a adoré et tantôt
+encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il
+possible que tu ne le connaisses pas?
+
+--Mon ami, répondit l'autre, cela est possible. Ce serait même
+certain, s'il y avait quelque certitude au monde.
+
+Paphnuce était surpris et contristé de l'incroyable ignorance de cet
+homme.
+
+--Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te
+serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle.
+
+Le vieillard répliqua:
+
+--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indifférent de vivre ou
+de mourir.
+
+--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l'éternité?
+Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon
+des anachorètes?
+
+--Il paraît.
+
+--Ne vis-tu pas nu et dénué de tout?
+
+--Il paraît.
+
+--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté?
+
+--Il paraît.
+
+--N'as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde?
+
+--J'ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communément le
+souci des hommes.
+
+--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas
+comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la félicité céleste!
+C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne
+crois pas en Jésus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce
+monde, si tu n'espères pas gagner les biens éternels?
+
+--Étranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir
+trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu'à parler
+exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi
+honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni
+mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualités aux choses comme le
+sel donne la saveur aux mets.
+
+--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vérité
+que les idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton
+ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.
+
+--Étranger, il est également vain d'injurier les chiens et les
+philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous
+sommes. Nous ne savons rien.
+
+--O vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques?
+Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et
+le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d'avec
+les ombres de la nuit?
+
+--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me paraît
+louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont
+diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de
+l'aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du
+soleil, sur le ciel embrasé comme de noirs triangles. Mais qui
+pénétrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les
+apparences, quand au contraire les apparences sont les seules réalités
+que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est
+inconnue. Je sens que le feu brûle, mais je ne sais ni comment ni
+pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indifférent
+d'être entendu d'une manière ou d'une autre.
+
+--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le
+désert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi
+grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais
+c'est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle.
+Et c'est là une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue
+d'un grand bien. Il est insensé au contraire de s'exposer
+volontairement à d'inutiles fatigues et à de vaines souffrances. Si je
+ne croyais pas,--pardonne ce blasphème, ô Lumière incréée!--si je ne
+croyais pas à la, vérité de ce que Dieu nous a enseigné par la voix
+des prophètes, par l'exemple de son fils, par les actes des apôtres,
+par l'autorité des conciles et par le témoignage des martyrs, si je ne
+savais pas que les souffrances du corps sont nécessaires à la santé de
+l'âme, si j'étais, comme toi, plongé dans l'ignorance des sacrés
+mystères, je retournerais tout de suite dans le siècle, je
+m'efforcerais d'acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse
+comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés: «Venez, mes
+filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos
+philtres et vos parfums.» Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de
+tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans
+espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de
+nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un
+mur, copier le tableau d'un peintre ingénieux. O le plus stupide des
+hommes, quelles sont donc tes raisons?
+
+Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard
+demeurait paisible.
+
+--Mon ami, répondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un
+chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant?
+
+Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant
+tombée, il s'excusa avec une noble humilité.
+
+--Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la
+vérité m'a emporté au delà des justes bornes. Dieu m'est témoin que
+c'est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre de te
+voir dans les ténèbres, car je t'aime en Jésus-Christ et le soin de
+ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brûle de
+les connaître afin de les réfuter.
+
+Le vieillard répondit avec quiétude:
+
+--Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te donnerai
+donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne
+m'intéresses en aucune manière. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de
+ton infortune et il m'est indifférent que tu penses d'une façon ou
+d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te haïrais-je? L'aversion et
+la sympathie sont également indignes du sage. Mais, puisque tu
+m'interroges, sache donc que je me nomme Timoclès et que je suis né à
+Cos de parents enrichis dans le négoce. Mon père armait des navires.
+Son intelligence ressemblait beaucoup à celle d'Alexandre, qu'on a
+surnommé le Grand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c'était
+une pauvre nature d'homme. J'avais deux frères qui suivaient comme lui
+la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon
+frère aîné fut contraint par notre père d'épouser une femme carienne
+nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort qu'il ne put vivre à son
+côté sans tomber dans une noire mélancolie. Cependant Timaessa
+inspirait à notre frère cadet un amour criminel et cette passion se
+changea bientôt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en
+égale aversion. Mais elle aimait un joueur de flûte et le recevait la
+nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait
+d'ordinaire dans les festins. Mes deux frères ayant trouvé cette
+couronne, jurèrent de tuer le joueur de flûte et, dès le lendemain,
+ils le firent périr sous le fouet, malgré ses larmes et ses prières.
+Ma belle-soeur en éprouva un désespoir qui lui fit perdre la raison,
+et ces trois misérables, devenus semblables à des bêtes, promenaient
+leur démence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'écume
+aux lèvres, le regard attaché à la terre, parmi les huées des enfants
+qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon père les
+ensevelit de ses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute
+nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les
+viandes et tous les fruits des marchés de l'Asie. Il était désespéré
+de me laisser sa fortune. Je l'employai à voyager. Je visitai
+l'Italie, la Grèce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni
+d'heureux. J'étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et je
+fus étourdi du bruit des disputes. Enfin m'étant promené jusque dans
+l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait là
+immobile, les jambes croisées depuis trente ans. Des lianes couraient
+autour de son corps desséché et les oiseaux nichaient dans ses
+cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue, Timaessa, le
+joueur de flûte, mes deux frères et mon père, et je compris que cet
+Indien était sage. «Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont
+privés de ce qu'ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils
+craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient
+être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux
+disparaissent.» C'est pourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune
+chose pour avantageuse, de professer l'entier détachement des biens de
+ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilité, à
+l'exemple de l'Indien.
+
+Paphnuce avait écouté attentivement le récit du vieillard.
+
+--Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tes propos,
+n'est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, de mépriser les
+biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriser pareillement les
+biens éternels et de s'exposer à la colère de Dieu. Je déplore ton
+ignorance, Timoclès, et je vais t'instruire dans la vérité, afin que
+connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obéisses à ce
+Dieu comme un enfant à son père.
+
+Mais Timoclès l'interrompant:
+
+--Garde-toi, étranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me
+contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute est stérile. Mon
+opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles à la
+condition de vivre sans préférences. Poursuis ton chemin, et ne tente
+pas de me tirer de la bienheureuse apathie où je suis plongé, comme
+dans un bain délicieux, après les rudes travaux de mes jours.
+
+Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi. Par la
+connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grâce de Dieu
+n'était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut n'était
+pas encore venu pour cette âme acharnée à sa perte. Il ne répondit
+rien, de peur que l'édification tournât en scandale. Car il arrive
+parfois qu'en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau
+en péché, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possèdent la
+vérité doivent la répandre avec prudence.
+
+--Adieu donc! dit-il, malheureux Timoclès.
+
+Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage.
+
+Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau,
+qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au loin sur
+la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans
+le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hérons
+invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où
+des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, où, ça et là, au
+bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au
+loin des vapeurs légères, tandis que des îles lourdes de palmes, de
+fleurs et de fruits, laissaient s'échapper de leurs ombres des nuées
+bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche,
+la grasse vallée étendait jusqu'au désert ses champs et ses vergers
+qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les épis, et la
+fécondité de la terre s'exhalait en poussières odorantes. A cette vue,
+Paphnuce, tombant à genoux, s'écria:
+
+--Béni soit le Seigneur, qui a favorisé mon voyage! Toi qui répands ta
+rosée sur les figuiers de l'Arsinoïtide, mon Dieu, fais descendre la
+grâce dans l'âme de cette Thaïs que tu n'as pas formée avec moins
+d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins.
+Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta
+Jérusalem céleste!
+
+Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il
+songeait à Thaïs. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve à
+travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en peu de
+journées cette Alexandrie que les Grecs ont surnommée la belle et la
+dorée. Le jour était levé depuis une heure quand il découvrit du haut
+d'une colline la ville spacieuse dont les toits étincelaient dans la
+vapeur rose. Il s'arrêta et, croisant les bras sur sa poitrine:
+
+--Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le
+péché, l'air brillant où j'ai respiré des parfums empoisonnés, la mer
+voluptueuse où j'écoutais chanter les Sirènes! Voilà mon berceau selon
+la chair, voilà ma patrie selon le siècle! Berceau fleuri, patrie
+illustre au jugement des hommes! Il est naturel à tes enfants,
+Alexandrie, de te chérir comme une mère et je fus engendré dans ton
+sein magnifiquement paré. Mais l'ascète méprise la nature, le mystique
+dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme
+un lieu d'exil, le moine échappe à la terre. J'ai détourné mon coeur
+de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse,
+pour ta science, pour ta douceur et pour ta beauté. Soit maudit,
+temple des démons! Couche impudique des gentils, chaire empestée des
+ariens, sois maudite! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saint
+ermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra
+dans cette citadelle de l'idolâtrie pour affermir la foi des
+confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur,
+invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume
+du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi
+les princes ténébreux du siècle!
+
+Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du
+Soleil. Cette porte était de pierre et s'élevait avec orgueil. Mais
+des misérables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des
+citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant.
+
+Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisit le
+cilice du moine, le baisa et dit:
+
+--Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J'ai beaucoup
+souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu
+viens de Dieu, ô saint homme, c'est pourquoi la poussière de tes pieds
+est plus précieuse que l'or.
+
+--Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce.
+
+Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rédemption sur la
+tête de la vieille femme.
+
+Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe
+d'enfants se mit à le huer et à lui jeter des pierres en criant:
+
+--Oh! le méchant moine! Il est plus noir qu'un cynocéphale et plus
+barbu qu'un bouc. C'est un fainéant! Que ne le pend-on dans quelque
+verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non,
+il attirerait la grêle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur.
+Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie!
+
+Et les pierres volaient avec les cris.
+
+--Mon Dieu! bénissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.
+
+Et il poursuivit son chemin songeant:
+
+--Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à ces
+enfants. Ainsi un même objet est apprécié différemment par les hommes
+qui sont incertains dans leurs jugements et sujets à l'erreur. Il faut
+en convenir, pour un gentil, le vieillard Timoclès n'est pas dénué de
+sens. Aveugle, il se sait privé de lumière. Combien il l'emporte pour
+le raisonnement sur ces idolâtres qui s'écrient du fond de leurs
+épaisses ténèbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et
+sable mouvant. En Dieu seul est la stabilité.
+
+Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Après dix années
+d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était
+une pierre de scandale qui lui rappelait un péché. C'est pourquoi il
+frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées, et
+il se réjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons
+déchirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple de
+Sérapis, il s'engagea dans une voie bordée de riches demeures qui
+semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins, les érables, les
+térébinthes élevaient leur tête au-dessus des corniches rouges et des
+acrotères d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues
+d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du
+feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites.
+On entendait seulement le son lointain d'une flûte. Le moine s'arrêta
+devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue
+par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée
+des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grèce.
+
+Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Épicure et Zénon, et ayant
+heurté le marteau contre la porte, il attendit en songeant:
+
+--C'est en vain que le métal glorifie ces faux sages, leurs mensonges
+sont confondus; leurs âmes sont plongées dans l'enfer et le fameux
+Platon lui-même, qui remplit la terre du bruit de son éloquence, ne
+dispute désor mais qu'avec les diables.
+
+Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la
+mosaïque du seuil, il lui dit durement:
+
+--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te
+chasse à coups de bâton.
+
+--Mon frère, répondit l'abbé d'Antinoé, je ne te demande rien, sinon
+que tu me conduises à Nicias, ton maître.
+
+L'esclave répondit avec plus de colère:
+
+--Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.
+
+--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plaît, ce que je te
+demande, et dis à ton maître que je désire le voir.
+
+--Hors d'ici, vil mendiant! s'écria le portier furieux.
+
+Et il leva son bâton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en
+croix contre sa poitrine, reçut sans s'émouvoir le coup en plein
+visage, puis répéta doucement:
+
+--Fais ce que j'ai demandé, mon fils, je te prie.
+
+Alors le portier, tout tremblant, murmura.
+
+--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance?
+
+Et il courut avertir son maître.
+
+Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles
+sur son corps. C'était un homme gracieux et souriant. Une expression
+de douce ironie était répandue sur son visage. À la vue du moine, il
+se leva et s'avança les bras ouverts:
+
+--C'est toi, s'écria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon
+frère! Oh! je te reconnais, bien qu'à vrai dire tu te sois rendu plus
+semblable à une bête qu'à un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du
+temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la rhétorique et la
+philosophie? On te trouvait déjà l'humeur sombre et sauvage, mais je
+t'aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions que tu voyais
+l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'était pas
+surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme,
+mais ta libéralité n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent
+ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange
+qui m'intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce,
+après dix ans d'absence. Tu as quitté le désert; tu renonces aux
+superstitions chrétiennes, et tu renais à l'ancienne vie. Je marquerai
+ce jour d'un caillou blanc.
+
+--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,
+parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte.
+
+Déjà elles apportaient en souriant l'aiguière, les fioles et le miroir
+de métal. Mais Paphnuce, d'un geste impérieux, les arrêta et tint les
+yeux baissés pour ne les plus voir; car elles étaient nues. Cependant
+Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et des
+breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris.
+
+--Nicias, dit-il, je n'ai pas renié ce que tu appelles faussement la
+superstition chrétienne, et qui est la vérité des vérités. Au
+commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe
+était Dieu. Tout a été fait par lui, et rien de ce quia été fait n'a
+été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des
+hommes.
+
+--Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir une tunique
+parfumée, penses-tu m'étonner en récitant des paroles assemblées sans
+art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oublié que je suis
+moi-même quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec
+quelques lambeaux arrachés par des hommes ignorants à la pourpre
+d'Amélius, quand Amélius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire,
+ne me contentent pas? Les systèmes construits par les sages ne sont
+que des contes imaginés pour amuser l'éternelle enfance des hommes. Il
+faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone
+d'Éphèse ou de toute autre fable milésienne.
+
+Et, prenant son hôte par le bras, il l'entraîna dans une salle où des
+milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.
+
+--Voici ma bibliothèque, dit-il; elle contient une faible partie des
+systèmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde.
+Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme pas tous.
+Hélas! ce ne sont que des rêves de malades.
+
+Il força son hôte à prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit
+lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothèque un regard
+sombre et dit:
+
+--Il faut les brûler tous.
+
+--O doux hôte, ce serait dommage! répondit Nicias. Car les rêves des
+malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait détruire tous
+les rêves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses
+formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne
+stupidité.
+
+Paphnuce poursuivait sa pensée:
+
+--Il est certain que les doctrines des païens ne sont que de vains
+mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s'est révélé aux hommes par
+des miracles. Et il s'est fait chair et il a habité parmi nous.
+
+Nicias répondit:
+
+--Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu dis qu'il
+s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se
+promène dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est
+tout à fait un homme. Comment penses-tu croire à ce nouveau Jupiter,
+quand les marmots d'Athènes, au temps de Périclès, ne croyaient déjà
+plus à l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour
+disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher
+condisciple?
+
+--Une chose tout à fait bonne, répondit l'abbé d'Antinoé. Me prêter
+une tunique parfumée semblable à celle que tu viens de revêtir. Ajoute
+à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et une fiole d'huile,
+pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me
+donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô Nicias, ce que j'étais
+venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre
+ancienne amitié.
+
+Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle
+était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les
+deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement
+les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât le cilice dont
+il était couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant déclaré qu'on
+lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles passèrent la
+tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient belles, elles ne
+craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se
+mirent à rire de la mine étrange qu'avait le moine ainsi paré. Crobyle
+l'appelait son cher satrape, en lui présentant le miroir, et Myrtale
+lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait
+pas. Ayant chaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa
+ceinture il dit à Nicias, qui le regardait d'un oeil égayé:
+
+--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un
+scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de
+cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.
+
+--Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, car je
+crois les hommes également incapables de mal faire et de bien faire.
+Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour
+raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux préjugés
+qui règnent à Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnête
+homme. Va, ami, et réjouis-toi.
+
+Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hôte de son
+dessein.
+
+--Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du
+théâtre?
+
+--Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où elle m'était
+chère. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de blé et j'ai
+composé à sa louange trois livres d'élégies fidèlement imitées de ces
+chants si doux dans lesquels Cornélius Gallus célébra Lycoris. Hélas!
+Gallus chantait, en un siècle d'or, sous les regards des muses
+ausoniennes. Et moi, né dans des temps barbares, j'ai tracé avec un
+roseau du Nil mes hexamètres et mes pentamètres. Les ouvrages produits
+en cette époque et dans cette contrée sont voués à l'oubli. Certes, la
+beauté est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous étions
+faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que
+possible du démiurge, du logos, des éons et de toutes les autres
+rêveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes
+du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs.
+
+Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec
+horreur, ne concevant pas qu'un homme pût avouer si tranquillement un
+tel péché. Il s'attendait à voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abîmer
+dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux,
+le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse
+envolée. Le moine, s'étant levé, reprit d'une voix grave:
+
+--Sache donc, ô Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette
+Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à
+Jésus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thaïs quittera
+aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastère.
+
+--Crains d'offenser Vénus, répondit Nicias; c'est une puissante
+déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre
+servante.
+
+--Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton coeur, ô
+Nicias, et te tirer de l'abîme où tu es plongé!
+
+Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la
+main sur l'épaule et lui répéta dans le creux de l'oreille:
+
+--Crains d'offenser Vénus; sa vengeance est terrible.
+
+Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner la tête.
+Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris; mais ce qu'il
+ne pouvait souffrir, c'est l'idée que son ami d'autrefois avait reçu
+les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme,
+c'était pécher plus détestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait
+une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il
+avait toujours haï l'impureté, mais certes les images de ce vice ne
+lui avaient jamais paru à ce point abominables; jamais il n'avait
+partagé d'un tel coeur la colère de Jésus-Christ et la tristesse des
+anges.
+
+Il n'en éprouvait que plus d'ardeur à tirer Thaïs du milieu des
+gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver.
+Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que
+la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s'achevait à
+peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de
+ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d'être moins
+indigne des grâces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse
+de son âme, il n'osait entrer dans aucune des églises de la ville,
+parce qu'il les savait profanées par les ariens, qui y avaient
+renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques, soutenus par
+l'empereur d'Orient, avaient chassé le patriarche Athanase de son
+siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les
+chrétiens d'Alexandrie.
+
+Il marchait donc à l'aventure, tantôt tenant ses regards fixés à terre
+par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme en extase.
+Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un des quais de la
+ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires
+aux sombres carènes, tandis que souriait au large, dans l'azur et
+l'argent, la mer perfide. Une galère, qui portait une Néréide à sa
+proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en
+chantant; déjà la blanche fille des eaux, couverte de perles humides,
+ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit,
+conduite par son pilote, l'étroit passage ouvert sur le bassin
+d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrière elle un sillage
+fleuri.
+
+--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai désiré jadis m'embarquer en
+chantant sur l'océan du monde. Mais bientôt j'ai connu ma folie et la
+Néréide ne m'a point emporté.
+
+En rêvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et
+s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla
+entendre le son d'une trompette éclatante et, le ciel étant devenu
+couleur de sang, il comprit que les temps étaient venus. Comme il
+priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bête énorme qui venait
+à lui, portant au front une croix de lumière, et il reconnut le Sphinx
+de Silsilé. La bête le saisit entre les dents sans lui faire de mal et
+l'emporta pendu à sa bouche comme les chattes ont accoutumé d'emporter
+leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant
+les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu
+désolé, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol,
+déchiré en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une
+haleine embrasée. La bête posa doucement Paphnuce à terre et lui dit:
+
+--Regarde!
+
+Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abîme, vit un fleuve de feu
+qui roulait dans l'intérieur de la terre, entre un double escarpement
+de roches noires. Là, dans une lumière livide, des démons
+tourmentaient des âmes. Les âmes gardaient l'apparence des corps qui
+les avaient contenues, et même des lambeaux de vêtements y restaient
+attachés. Ces âmes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une
+d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un
+sceptre à la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le stérile
+rivage; elle disait les dieux et les héros. De petits diables verts
+lui perçaient les lèvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre
+d'Homère chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et
+chenu, traçait au compas des figures sur la poussière. Un démon lui
+versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre
+la méditation du sage. Et le moine découvrit une foule de personnes
+qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou
+méditaient avec tranquillité, ou conversaient en se promenant, comme
+des maîtres et des disciples, à l'ombre des platanes de l'Académie.
+Seul, le vieillard Timoclès se tenait à l'écart et secouait la tête
+comme un homme qui nie. Un ange de l'abîme agitait une torche sous ses
+yeux et Timoclès ne voulait voir ni l'ange ni la torche.
+
+Muet de surprise à ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bête. Elle
+avait disparu, et le moine vit à la place du Sphinx une femme voilée,
+qui lui dit:
+
+--Regarde et comprends: Tel est l'entêtement de ces infidèles, qu'ils
+demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les séduisaient sur
+la terre. La mort ne les a pas désabusés, car il est bien clair qu'il
+ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-là qui ignoraient la
+vérité parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les démons qui
+s'acharnent autour de ces âmes, qui sont-ils, sinon les formes de la
+justice divine? C'est pourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent.
+Étrangères à toute vérité, elles ne connaissent point leur propre
+condamnation, et Dieu même ne peut les contraindre à souffrir.
+
+--Dieu peut tout, dit l'abbé d'Antinoé.
+
+--Il ne peut l'absurde, répondit la femme voilée. Pour les punir, il
+faudrait les éclairer et s'ils possédaient la vérité ils seraient
+semblables aux élus.
+
+Cependant Paphnuce, plein d'inquiétude et d'horreur, se penchait de
+nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui
+souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Près de
+lui Aspasie de Milet, élégamment serrée dans son manteau de laine,
+semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant
+l'expression de son visage était à la fois douce et noble. La pluie de
+feu qui tombait sur eux leur était une rosée rafraîchissante, et leurs
+pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrasé. A cette vue,
+Paphnuce fut saisi de fureur.
+
+--Frappe, mon Dieu, s'écria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure!
+qu'il gémisse! qu'il grince des dents!... Il a péché avec Thaïs!...
+
+Et Paphnuce se réveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule
+qui le tirait sur le sable en criant:
+
+--Paix! paix! l'ami. Par Protée, vieux pasteur de phoques! tu dors
+avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos.
+Aussi vrai que ma mère vendait des poissons salés, je t'ai sauvé la
+vie.
+
+--J'en remercie Dieu, répondit Paphnuce.
+
+Et, s'étant mis debout, il marcha droit devant lui, méditant sur la
+vision qui avait traversé son sommeil.
+
+--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la
+bonté divine, en représentant l'enfer comme dénué de réalité. Sans
+doute elle vient du diable.
+
+Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu
+envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel
+discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entouré
+d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sûr de rencontrer les
+esprits. Les déserts sont peuplés de fantômes. Quand les pèlerins
+approchaient du château en ruines où s'était retiré le saint ermite
+Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en élève aux
+carrefours des villes, dans les nuits de fête. Et ces clameurs étaient
+poussées par les diables qui tentaient ce saint homme.
+
+Paphnuce se rappela ce mémorable exemple. Il se rappela saint Jean
+d'Égypte que, pendant soixante ans, le diable voulut séduire par des
+prestiges. Mais Jean déjouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant
+le démon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du
+vénérable Jean et lui dit: «Jean, tu prolongeras ton jeûne jusqu'à
+demain soir.» Et Jean, croyant entendre un ange, obéit à la voix du
+démon, et jeûna le lendemain, jusqu'à l'heure de vêpres. C'est la
+seule victoire que le prince des Ténèbres ait jamais remportée sur
+saint Jean l'Égyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il
+ne faut pas s'étonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausseté
+de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil.
+
+Tandis qu'il reprochait doucement à Dieu de l'avoir abandonné au
+pouvoir des démons, il se sentit poussé et entraîné par une foule
+d'hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme il avait perdu
+l'habitude de marcher par les villes, il était ballotté d'un passant à
+un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'étant embarrassé dans les
+plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Désireux de savoir
+où allaient tous ces hommes, il demanda à l'un d'eux la cause de cet
+empressement.
+
+--Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeux vont
+commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène? Tous ces citoyens vont
+au théâtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner?
+
+Découvrant tout à coup qu'il était convenable à son dessein de voir
+Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l'étranger. Déjà le théâtre
+dressait devant eux son portique orné de masques éclatants, et sa
+vaste muraille ronde, peuplée d'innombrables statues. En suivant la
+foule, ils s'engagèrent dans un étroit corridor au bout duquel
+s'étendait l'amphithéâtre éblouissant de lumière. Ils prirent leur
+place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la
+scène, vide encore d'acteurs, mais décorée magnifiquement. La vue n'en
+était point cachée par un rideau, et l'on y remarquait un tertre
+semblable à ceux que les anciens peuples dédiaient aux ombres des
+héros. Ce tertre s'élevait au milieu d'un camp. Des faisceaux de
+lances étaient formés devant les tentes et des boucliers d'or
+pendaient à des mâts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de
+chêne. Là, tout était silence et sommeil. Mais un bourdonnement,
+semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait
+l'hémicycle chargé de spectateurs. Tous les visages, rougis par le
+reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se
+tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand
+espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes
+riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux
+s'interpellaient gaiement, d'un gradin à l'autre.
+
+Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des paroles
+vaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin du théâtre.
+
+--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs déclamaient sous le masque les
+vers d'Euripide et de Ménandre. Maintenant on ne récite plus les
+drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora
+dans Athènes nous n'avons gardé que ce qu'un barbare, un Scythe même
+peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont
+l'embouchure, armée de lames de métal, enflait le son des voix, le
+cothurne qui élevait les personnages à la taille des dieux, la majesté
+tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est allé. Des
+mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius.
+Qu'eussent dit les Athéniens de Périclès, s'ils avaient vu une femme
+se montrer sur la scène? Il est indécent qu'une femme paraisse en
+public. Nous sommes bien dégénérés pour le souffrir.
+
+» Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme
+et la honte de la terre.
+
+--Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pire
+ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est
+redoutable.
+
+--Par les Dieux immobiles, s'écria Dorion, la femme apporte aux hommes
+non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis!
+L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. Écoute, étranger:
+Je suis allé dans ma jeunesse, à Trézène, en Argolide, et j'y ai vu un
+myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles étaient couvertes
+d'innombrables piqûres. Or, voici ce que rapportent les Trézéniens au
+sujet de ce myrte: La reine Phèdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte,
+demeurait tout le jour languissamment couchée sous ce même arbre qu'on
+voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l'épingle
+d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles de
+l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi
+criblées de piqûres. Après avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait
+d'un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourut misérablement. Elle
+s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or à
+une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, témoin d'une
+si cruelle misère, continuât à porter sur ses feuilles nouvelles des
+piqûres d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai placée
+au chevet de mon lit, afin d'être sans cesse averti par sa vue de ne
+point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la
+doctrine du divin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir est
+redoutable. Mais à proprement parler, l'amour est une maladie de foie
+et l'on n'est jamais sûr de ne pas tomber malade.
+
+Paphnuce demanda:
+
+--Dorion, quels sont tes plaisirs?
+
+Dorion répondit tristement:
+
+--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est
+la méditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher
+d'autres.
+
+Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entreprit
+d'initier l'épicurien aux joies spirituelles que procure la
+contemplation de Dieu. Il commença:
+
+--Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière.
+
+Comme il s'écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têtes et
+des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand
+silence s'était fait dans le théâtre et bientôt éclatèrent les sons
+d'une musique héroïque.
+
+Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se
+préparer au départ quand, par un prodige effrayant, une nuée couvrit
+le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s'étant dissipée,
+l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. Étendant le
+bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: «Quoi! vous partez,
+enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus
+et vous laissez mon tombeau sans offrandes?» Déjà les principaux chefs
+des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, le
+vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes,
+contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, était
+prosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'où
+s'échappait sa chevelure bouclée, montrait par ses gestes qu'il
+approuvait l'ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l'on
+devinait leurs paroles:
+
+--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'être honoré parmi
+nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la
+fille de Priam, la vierge Polyxène soit immolée sur sa tombe. Danaens,
+contentez les mânes du héros, et que le fils de Pelée se réjouisse
+dans le Hadès.
+
+Mais le roi des rois répondait:
+
+--Épargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées aux autels.
+Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.
+
+Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de
+Polyxène, et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit de
+Cassandre à la lance d'Achille.
+
+Tous les Grecs l'approuvèrent avec un grand bruit d'armes
+entre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue et l'ombre apaisée
+d'Achille s'évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôt plaintive,
+suivait la pensée des personnages. L'assistance éclata en
+applaudissements.
+
+Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine, murmura:
+
+--O lumières et ténèbres répandues sur les gentils! De tels
+sacrifices, parmi les nations, annonçaient et figuraient grossièrement
+le sacrifice salutaire du fils de Dieu.
+
+--Toutes les religions enfantent des crimes, répliqua l'Épicurien. Par
+bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines
+terreurs de l'inconnu...
+
+Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux,
+sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupir quand
+on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube, avertie par
+un songe prophétique, gémissait sur sa fille et sur elle-même. Ulysse
+était déjà près d'elle et lui demandait Polyxène. La vieille mère
+s'arrachait les cheveux, se déchirait les joues avec les ongles et
+baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable
+douceur, semblait dire:
+
+--Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dans nos
+maisons de vieilles mères qui pleurent leurs enfants endormis à jamais
+sous les pins de l'Ida.
+
+Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant
+esclave, souillait de poussière sa tête infortunée.
+
+Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge
+Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient
+reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu'il venait chercher. De
+son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête la lourde toile.
+Immobile, semblable à une belle statue, mais promenant autour d'elle
+le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fière, elle
+donnait à tous le frisson tragique de la beauté.
+
+Un murmure de louange s'éleva et Paphnuce l'âme agitée, contenant son
+coeur avec ses mains, soupira:
+
+--Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tes
+créatures?
+
+Dorion, plus paisible, disait:
+
+--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme
+présentent une combinaison agréable à l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la
+nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se sépareront un
+jour avec la même indifférence qu'ils se sont unis. Où sont maintenant
+les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre? Je n'en disconviens pas:
+les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises à de
+fâcheuses disgrâces et à des incommodités dégoûtantes. C'est à quoi
+songent les esprits méditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y
+fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit
+déraisonnable de les aimer.
+
+Ainsi le philosophe et l'ascète contemplaient Thaïs et suivaient leur
+pensée. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hécube, tournée vers sa
+fille, lui dire par ses gestes:
+
+--Essaie de fléchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta
+beauté, ta jeunesse!
+
+Thaïs, où plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de la
+tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent domptés. Et quand,
+d'une démarche noble et légère, elle s'avança vers Ulysse, le rythme
+de ses mouvements, qu'accompagnait le son des flûtes, faisait songer à
+tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle fût le
+centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et
+tout le reste était perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action
+continuait.
+
+Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous
+son manteau, afin d'éviter les regards, les baisers de la suppliante.
+La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles
+disaient:
+
+--Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce que je veux
+mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois jugée
+digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce
+librement à la lumière du jour.
+
+Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s'attacha à sa
+fille d'une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur
+résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre:
+
+--Mère, ne t'expose pas aux outrages du maître. N'attends pas que,
+t'arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien
+aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes
+lèvres.
+
+La douleur était belle sur le visage de Thaïs; la foule se montrait
+reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d'une grâce surhumaine
+les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa
+splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par
+avance de la sainte qu'il allait donner au ciel.
+
+Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte et
+Polyxène, conduite par Ulysse, s'avança vers le tombeau qu'entourait
+l'élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le
+tertre funéraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une
+coupe d'or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs
+levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait
+mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis,
+déchirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y
+plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice,
+le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge qui,
+la tête renversée et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba
+avec décence.
+
+Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de
+lis et d'anémones, des cris d'effroi et des sanglots déchiraient
+l'air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d'une voix
+retentissante:
+
+--Gentils, vils adorateurs des démons! Et vous ariens plus infâmes que
+les idolâtres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une
+image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientôt
+la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bien heureuse, au Dieu
+ressuscité!
+
+Déjà la foule s'écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abbé
+d'Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant
+encore.
+
+Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs.
+
+La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près du
+tombeau d'Alexandre, habitait une maison entourée de jardins ombreux,
+dans lesquels s'élevaient des rochers artificiels et coulait un
+ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée
+d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait.
+
+--Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m'est témoin que je ne suis
+venu ici que pour la voir.
+
+Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait impérieusement,
+l'esclave le fit entrer.
+
+--Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.
+
+
+
+II
+
+LE PAPYRUS
+
+
+Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l'idolâtrie.
+Du temps qu'elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie,
+proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots.
+Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première
+enfance. Elle revoyait son père assis à l'angle du foyer, les jambes
+croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux
+Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans
+les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant
+comme un chat affamé dans la maison, qu'elle emplissait des éclats de
+sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans
+le faubourg qu'elle était magicienne et qu'elle se changeait en
+chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thaïs savait
+bien, pour l'avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux
+arts magiques, mais que, dévorée d'avarice, elle comptait toute la
+nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la
+laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi
+était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la
+ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et
+par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de
+genoux en genoux dans la salle imprégnée de l'odeur des boissons
+fermentées et des outres résineuses; puis, les joues poissées de bière
+et piquées par les barbes rudes, elle s'échappait, serrant les oboles
+dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une
+vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune.
+C'était tous les jours les mêmes scènes: les matelots, contant leurs
+périls, quand l'Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant
+aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la
+meilleure bière de Cilicie.
+
+Chaque nuit, l'enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les
+écailles d'huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les
+fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des
+lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.
+
+Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux
+Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l'esclave de la maison,
+Nubien plus noir que la marmite qu'il écumait gravement, était bon
+comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et
+il lui contait d'antiques récits où il y avait des souterrains pleins
+de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les
+maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes,
+d'habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes
+qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un
+père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle
+s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux
+amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés,
+tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des
+aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la
+paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits
+moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs
+agrès.
+
+Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille
+déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage
+gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne
+songeait à se demander d'où il tirait la consolation de son âme et
+l'apaisement de son coeur. Il était aussi simple qu'un enfant.
+
+En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d'une voix grêle des
+cantiques qui faisaient passer dans l'âme de l'enfant des frissons et
+des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens?
+
+ --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le
+ tombeau.
+
+ Et j'ai vu la gloire du Ressuscité.
+
+Elle lui demandait:
+
+--Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?
+
+Et il lui répondait:
+
+--Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus
+Notre Seigneur est monté au ciel.
+
+Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommait
+Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrètement
+pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil.
+
+En ces jours-là l'Église subissait l'épreuve suprême. Par l'ordre de
+l'Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints
+brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus. Dépouillés de
+leurs honneurs, les chrétiens n'attendaient que la mort. La terreur
+régnait sur la communauté d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de
+victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu'en Syrie, en
+Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets,
+les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces
+déchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre
+par ses visions et ses solitudes, chef et prophète des croyants
+d'Égypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la
+ville d'Alexandrie, et, volant d'église en église, embrasa de son feu
+la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était présent à
+la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, soufflant à chacun
+l'esprit de force et de prudence dont il était animé. La persécution
+s'exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs
+d'entre eux, saisis d'épouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus
+grand nombre, s'enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans la
+contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentait
+comme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers,
+ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du
+Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant de
+retourner au désert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna
+le baiser de paix.
+
+Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu.
+
+--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un
+Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses
+jardins. Il était l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et
+n'avait qu'un fils, le prince Jésus, qu'il aimait de tout son coeur et
+qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur
+Dieu dit au prince Jésus:
+
+» --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines
+vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là tu seras
+semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La
+souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant
+d'abondance que tes larmes formeront des fleuves où l'esclave fatigué
+se baignera délicieusement. Va, mon fils!
+
+» Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un
+lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dans les prés fleuris
+d'anémones, disant à ses compagnons:
+
+» --Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à la table de mon
+père! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du
+ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des
+voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.
+
+» C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les
+riches le haïssaient, redoutant qu'il n'élevât les pauvres au-dessus
+d'eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaient puissants sur la
+terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux juges et
+aux prêtres de le faire mourir. Pour obéir à la reine d'Égypte, les
+princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute montagne et ils
+firent mourir Jésus sur cette croix. Mais des femmes lavèrent le corps
+et l'ensevelirent, et le prince Jésus, ayant brisé le couvercle de son
+tombeau, remonta vers le bon Seigneur son père.
+
+» Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.
+
+» Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit:
+
+» --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils.
+Prenez un bain, puis mangez.
+
+» Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long
+de leur repas, ils verront des danses d'almées et ils entendront des
+conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les
+tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puisqu'ils seront ses
+hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansérail
+et les grenades de ses jardins.
+
+Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thaïs connut
+la vérité. Elle admirait et disait:
+
+--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.
+
+Ahmès lui répondait:
+
+--Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus, goûteront les fruits du
+ciel.
+
+Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu'elle espérait en
+Jésus, l'esclave résolut de l'instruire plus profondément, afin
+qu'étant baptisée, elle entrât dans l'Église. Et il s'attacha
+étroitement à elle, comme à sa fille en esprit.
+
+L'enfant, sans cesse repoussée par ses parents injustes, n'avait point
+de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'étable
+parmi les animaux domestiques. C'est là que, chaque nuit, Ahmès allait
+la rejoindre en secret.
+
+Il s'approchait doucement de la natte où elle reposait, et puis
+s'asseyait sur ses talons, les jambes repliées, le buste droit, dans
+l'attitude héréditaire de toute sa race. Son corps et son visage,
+vêtus de noir, restaient perdus dans les ténèbres; seuls ses grands
+yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable à un
+rayon de l'aube à travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une
+voie grêle et chantante, dont le nasillement léger avait la douceur
+triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le
+souffle d'un âne et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient,
+comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait
+l'Évangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui
+s'imprégnait de zèle, de grâce et d'espérance; et la néophyte, la main
+dans la main d'Ahmès, bercée par les sons monotones et voyant de
+vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de
+la nuit obscure et des saints mystères, au regard d'une étoile qui
+clignait entre les solives de la crèche.
+
+L'initiation dura toute une année, jusqu'à l'époque où les chrétiens
+célèbrent avec allégresse les fêtes pascales. Or, une nuit de la
+semaine glorieuse, Thaïs, qui sommeillait déjà sur sa natte dans la
+grange, se sentit soulevée par l'esclave dont le regard brillait d'une
+clarté nouvelle. Il était vêtu, non point, comme de coutume, d'un
+pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra
+l'enfant en disant tout bas:
+
+--Viens, mon âme! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens
+revêtir les aubes du baptême.
+
+Et il emporta l'enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée et curieuse,
+Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami
+qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils
+traversèrent le quartier des juifs; ils longèrent un cimetière où
+l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passèrent, dans un carrefour,
+sous des croix auxquelles pendaient les corps des suppliciés et dont
+les bras étaient chargés de corbeaux qui claquaient du bec. Thaïs
+cacha sa tête dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir
+le reste du chemin. Tout à coup il lui sembla qu'on la descendait sous
+terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit
+caveau, éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient
+peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la
+fumée des torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuniques et
+portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres.
+
+Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que des
+anémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la salle, près d'une
+grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un
+vieillard coiffé d'une mitre basse et vêtu d'une dalmatique écarlate,
+brodée d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait
+l'air humble et doux sous son riche costume. C'était l'évêque
+Vivantius qui, prince exilé de l'église de Cyrène, exerçait, pour
+vivre, le métier de tisserand et fabriquait de grossières étoffes de
+poil de chèvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout à ses côtés.
+Tout proche, une vieille négresse présentait déployée une petite robe
+blanche. Ahmès, ayant posé l'enfant à terre, s'agenouilla devant
+l'évêque et dit:
+
+--Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je te l'amène
+afin que, selon ta promesse et s'il plaît à ta Sérénité, tu lui donnes
+le baptême de vie.
+
+A ces mots, l'évêque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains
+mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant la foi aux
+jours de l'épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les bras d'Ahmès.
+Mais le prêtre la rassura par des paroles caressantes:
+
+--Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selon l'esprit,
+Ahmès, qu'on nomme Théodore parmi les vivants, et une douce mère dans
+la grâce qui t'a préparé de ses mains une robe blanche.
+
+Et se tournant vers la négresse:
+
+--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre.
+Mais Jésus l'élèvera dans le ciel au rang de ses épouses.
+
+Puis il interrogea l'enfant néophyte:
+
+--Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son fils unique
+qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigné les apôtres?
+
+--Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui se tenaient
+par la main.
+
+Sur l'ordre de l'évêque, Nitida, agenouillée, dépouilla Thaïs de tous
+ses vêtements. L'enfant était nue, un amulette au cou. Le pontife la
+plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes présentèrent
+l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il
+posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis, ayant essuyé ce
+corps destiné, à travers tant d'épreuves, à la vie éternelle,
+l'esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de
+ses mains.
+
+L'évêque donna à tous le baiser de paix et, la cérémonie terminée,
+dépouilla ses ornements sacerdotaux.
+
+Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmès dit:
+
+--Il faut nous réjouir en ce jour d'avoir donné une âme au bon
+Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Sérénité, pasteur
+Vivantius, et livrons-nous à la joie tout le reste de la nuit.
+
+--Tu as bien parlé, Théodore, répondit l'évêque.
+
+Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était toute
+proche. Elle se composait d'une seule chambre, meublée de deux métiers
+de tisserand, d'une table grossière et d'un tapis tout usé. Dès qu'ils
+y furent entrés:
+
+--Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d'huile, et
+faisons un bon repas.
+
+En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons
+qu'il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les fit
+frire. Et tous, l'évêque, l'enfant, les deux jeunes garçons et les
+deux esclaves, s'étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les
+poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il
+avait souffert et annonçait le triomphe prochain de l'Église. Son
+langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il
+comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expliquer
+le baptême, il disait:
+
+--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrétiens
+reçoivent le baptême de l'eau. Mais les démons habitent aussi les
+ruisseaux; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et
+l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'âme et
+du corps.
+
+Parfois il s'exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l'enfant
+une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin à
+ses hôtes dont les langues se délièrent et qui se mirent à chanter des
+complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida, s'étant levés,
+dansèrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se
+dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du monde.
+C'était une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balancé
+en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de se chercher.
+Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents
+étincelantes.
+
+C'est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême. Elle aimait les
+amusements et, à mesure qu'elle grandissait, de vagues désirs
+naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes
+avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, à la nuit,
+la maison de son père, en chantonnant encore:
+
+ --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison?
+
+ --Je dévide la laine et le fil de Milet.
+
+ --Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri?
+
+ --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer.
+
+Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle des
+garçons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami était
+moins souvent auprès d'elle. La persécution s'étant ralentie, les
+assemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubien les
+fréquentait assidûment. Son zèle s'échauffait; de mystérieuses menaces
+s'échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les riches ne
+garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques où
+les chrétiens d'une humble condition avaient coutume de se réunir et
+là, rassemblant les misérables étendus à l'ombre des vieux murs, il
+leur annonçait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de
+la justice.
+
+--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins
+frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches,
+couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de leur
+table.
+
+Ces propos ne restèrent point secrets; ils furent publiés dans le
+faubourg et les maîtres craignirent qu'Ahmès n'excitât les esclaves à
+la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il
+dissimula soigneusement.
+
+Un jour, une salière d'argent, réservée à la nappe des dieux, disparut
+du cabaret. Ahmès fut accusé de l'avoir volée, en haine de son maître
+et des dieux de l'empire. L'accusation était sans preuves et l'esclave
+la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins traîné
+devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le
+juge le condamna au dernier supplice.
+
+--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage,
+seront clouées au poteau.
+
+Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoup de
+respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois jours
+qu'il y resta, il ne cessa de prêcher l'Évangile aux prisonniers et
+l'on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-même, touchés
+par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié.
+
+On le conduisit à ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans
+auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son
+manteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleur
+bien-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas
+une plainte; seulement il soupira à plusieurs reprises: «J'ai soif!»
+
+Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la
+chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois
+on pensa qu'il était mort; les mouches dévoraient la cire de ses
+paupières; mais tout à coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin
+du quatrième jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des
+enfants:
+
+ --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens?
+
+Puis il sourit, et dit:
+
+--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des
+fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes.
+
+Et il expira.
+
+Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase
+bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis
+d'admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères
+chrétiens, vint réclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques
+des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Église
+garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien.
+
+Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit
+par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles
+ne furent plus persécutés que par les hérétiques.
+
+Thaïs achevait sa onzième année, quand son ami mourut dans les
+tourments. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante
+invincibles. Elle n'avait pas l'âme assez pure pour comprendre que
+l'esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette
+idée germa dans sa petite âme, qu'il n'est possible d'être bon en ce
+monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit
+d'être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur.
+
+Elle se donna avant l'âge à des jeunes garçons du port et elle suivit
+les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce
+qu'elle recevait d'eux elle achetait des gâteaux et des parures.
+
+Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu'elle avait gagné,
+sa mère l'accablait de mauvais traitements. Pour éviter les coups,
+elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait
+avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait,
+pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parées,
+dans leur litière entourée d'esclaves.
+
+Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se tenait
+accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une vieille
+femme s'arrêta devant elle, la considéra quelques instants en silence,
+puis s'écria:
+
+--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le père qui t'engendra et
+la mère qui te mit au monde!
+
+Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre. Ses
+paupières étaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleuré.
+
+--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n'est-elle pas
+heureuse d'avoir nourri une petite déesse telle que toi, et ton père,
+en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son coeur?
+
+Alors l'enfant, comme se parlant à elle-même:
+
+--Mon père est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsue avide.
+
+La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas. Puis
+d'une voix caressante:
+
+--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec moi et
+tu n'auras, pour vivre, qu'à danser et à sourire. Je te nourrirai de
+gâteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux.
+Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe
+légère; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon
+d'Acharné.
+
+Thaïs répondit:
+
+--Je veux bien aller avec toi.
+
+Et, s'étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville.
+
+Cette femme, nommée Moeroé, conduisait de pays en pays des filles et
+des jeunes garçons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait
+ensuite aux riches pour paraître dans les festins.
+
+Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes, elle
+lui apprit, à coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle
+flagellait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quand elles
+ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton
+décrépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvais traitements
+cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entière des
+femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grâce, il
+enseignait à Thaïs l'art de feindre, dans les pantomimes, par
+l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments
+humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dégoût
+les conseils d'un maître habile; mais, jaloux de son élève, il lui
+griffait les joues, lui pinçait le bras ou la venait piquer par
+derrière avec un poinçon, à la manière des filles méchantes, dès qu'il
+s'apercevait trop vivement qu'elle était née pour la volupté des
+hommes. Grâce à ses leçons, elle devint en peu de temps musicienne,
+mime et danseuse excellente. La méchanceté de ses maîtres ne la
+surprenait point et il lui semblait naturel d'être indignement
+traitée. Elle éprouvait même quelque respect pour cette vieille femme
+qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroé, s'étant arrêtée à
+Antioche, loua son élève comme danseuse et comme joueuse de flûte aux
+riches négociants de la ville qui donnaient des festins. Thaïs dansa
+et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table,
+dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas
+le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dansé devant les
+jeunes hommes les plus élégants de la ville, le fils du proconsul
+s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit
+d'une voix qui semblait mouillée de baisers:
+
+--Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la
+tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied!
+Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme une sandale; je veux
+que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle
+enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers.
+
+Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il était beau.
+Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front; elle devint
+verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses
+paupières. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En
+vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammées, et
+quand il la prit dans ses bras en s'efforçant de l'entraîner, elle le
+repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses
+larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle
+résista.
+
+--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau,
+il est riche, et voici qu'une joueuse de flûte le dédaigne!
+
+Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier
+d'amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, suspendre des
+fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant Thaïs, saisie de
+trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans
+d'elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se
+demandait pourquoi elle était ainsi changée et d'où lui venait sa
+mélancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient
+horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait tout le jour
+couchée sur son lit, sanglotant la tête dans les coussins. Lollius,
+ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois supplier et
+maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme
+une vierge et répétait:
+
+--Je ne veux pas! Je ne veux pas!
+
+Puis, au bout de quinze jours, s'étant donnée à lui, elle connut
+qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus.
+Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les
+yeux dans les yeux, se disant l'un à l'autre des paroles qu'on ne dit
+qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires
+de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se
+levaient dès l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes
+du Silpicus. Ils buvaient dans la même coupe, et, quand elle portait
+un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait entre les lèvres
+avec ses dents.
+
+Moeroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris:
+
+--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur
+parfumée, mes petites entrailles!...
+
+Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle
+revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit
+mettre en prison, et les magistrats, ayant découvert plusieurs crimes
+dont elle s'était rendue coupable, elle fut condamnée à mort et livrée
+aux bêtes.
+
+Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et
+toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la
+vérité de son coeur:
+
+--Je n'ai jamais été qu'à toi.
+
+Lollius lui répondait:
+
+--Tu ne ressembles à aucune autre femme.
+
+Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thaïs se
+sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle
+songeait:
+
+--Qui me l'a ainsi changé en un instant? Comment se fait-il qu'il
+ressemble désormais à tous les autres hommes et qu'il ne ressemble
+plus à lui-même?
+
+Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius en un
+autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi
+que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aimé serait moins
+triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se
+montra, en compagnie des riches voluptueux, à ces fêtes sacrées où
+l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et
+des troupes de courtisanes traversant l'Oronte à la nage. Elle prit sa
+part de tous les plaisirs qu'étalait la ville élégante et monstrueuse;
+surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans lesquels des
+mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux
+applaudissements d'une foule avide de spectacles.
+
+Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédiens et
+particulièrement les femmes qui, dans les tragédies, représentaient
+les déesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimées des
+dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la
+foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle
+alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'être admise dans sa
+troupe. Grâce à sa beauté et aux leçons de la vieille Moeroé, elle fut
+accueillie et parut sur la scène dans le personnage de Dircé.
+
+Elle plut médiocrement, parce qu'elle manquait d'expérience et aussi
+parce que les spectateurs n'étaient pas excités à l'admiration par un
+long bruit de louanges. Mais après quelques mois d'obscurs débuts, la
+puissance de sa beauté éclata sur la scène avec une telle force, que
+la ville entière s'en émut. Tout Antioche s'étouffait au théâtre. Les
+magistrats impériaux et les premiers citoyens s'y rendaient, poussés
+par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les
+ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place.
+Les poètes composaient des épigrammes en son honneur. Les philosophes
+barbus déclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases;
+sur le passage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient
+la tête. Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé de
+sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compté, mais
+mesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillards
+économes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C'est
+pourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans un paisible
+orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux, et, tant
+aimée, elle s'aimait elle-même.
+
+Après avoir joui pendant plusieurs années de l'admiration et de
+l'amour des Antiochiens, elle fut prise du désir de revoir Alexandrie
+et de montrer sa gloire à la ville dans laquelle, enfant, elle errait
+sous la misère et la honte, affamée et maigre comme une sauterelle au
+milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reçut avec joie et la
+combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut
+un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables.
+Elle les accueillait indifféremment, car elle désespérait enfin de
+retrouver Lollius.
+
+Elle reçut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la désirait,
+bien qu'il fît profession de vivre sans désirs. Malgré sa richesse, il
+était intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de
+son esprit, ni par la grâce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et
+même elle s'irritait parfois de ses élégantes ironies. Il la blessait
+par son doute perpétuel. C'est qu'il ne croyait à rien et qu'elle
+croyait à tout. Elle croyait à la providence divine, à la
+toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, à la
+justice éternelle. Elle croyait en Jésus-Christ et en la bonne déesse
+des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la
+sombre Hécate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire
+l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison
+sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des
+êtres sans nom et vivait dans une attente perpétuelle. L'avenir lui
+faisait peur et elle voulait le connaître. Elle s'entourait de prêtres
+d'Isis, de mages chaldéens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la
+trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort
+et la voyait partout. Quand elle cédait à la volupté, il lui semblait
+tout à coup qu'un doigt glacé touchait son épaule nue et, toute pâle,
+elle criait d'épouvante dans les bras qui la pressaient.
+
+Nicias lui disait:
+
+--Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et les joues
+creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui rit
+maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, ô
+ma Thaïs! Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si nous avons
+beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens:
+aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon
+nous tourmenter pour un néant?
+
+Elle lui répondait avec colère:
+
+--Je méprise ceux qui comme toi n'espèrent ni ne craignent rien. Je
+veux savoir! Je veux savoir!
+
+Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire les livres des
+philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les années de
+son enfance s'éloignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit
+plus volontiers. Elle aimait à parcourir, le soir, sous un
+déguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques
+où elle avait misérablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses
+parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des
+prêtres chrétiens, elle songeait à son baptême et se sentait troublée.
+Une nuit, qu'enveloppée d'un long manteau et ses blonds cheveux cachés
+sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville,
+elle se trouva, sans savoir comment elle y était venue, devant la
+pauvre église de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait
+dans l'intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par les
+fentes de la porte. Il n'y avait là rien d'étrange, puisque depuis
+vingt ans les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence,
+solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chants signifiaient
+un ardent appel aux âmes. Comme conviée aux mystères, la comédienne,
+poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva là une
+nombreuse assemblée, des femmes, des enfants, des vieillards à genoux
+devant un tombeau adossé à la muraille. Ce tombeau n'était qu'une cuve
+de pierre grossièrement sculptée de pampres et de grappes de raisins;
+pourtant il avait reçu de grands honneurs: il était couvert de palmes
+vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables
+lumières étoilaient l'ombre dans laquelle la fumée des gommes d'Arabie
+semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs
+des figures pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtus de
+blanc se tenaient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils
+chantaient avec le peuple exprimaient les délices de la souffrance et
+mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allégresse à tant de douleur
+que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptés de la vie et les
+affres de la mort couler à la fois dans ses sens renouvelés.
+
+Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pour aller
+baiser à la file la paroi du tombeau. C'était des hommes simples,
+accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s'avançaient d'un pas
+lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils
+s'agenouillaient, chacun à son tour, devant le sarcophage et y
+appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dans leurs bras les
+petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.
+
+Thaïs, surprise et troublée, demanda à un diacre pourquoi ils
+faisaient ainsi.
+
+--Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nous célébrons
+aujourd'hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore le Nubien, qui
+souffrit pour la foi au temps de Dioclétien empereur? Il vécut chaste
+et mourut martyr, c'est pourquoi, vêtus de blanc, nous portons des
+roses rouges à son tombeau glorieux.
+
+En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit en larmes. Le
+souvenir à demi éteint d'Ahmès se ranimait dans son âme. Sur cette
+mémoire obscure, douce et douloureuse, l'éclat des cierges, le parfum
+des roses, les nuées de l'encens, l'harmonie des cantiques, la piété
+des âmes jetaient les charmes de la gloire. Thaïs songeait dans
+l'éblouissement:
+
+Il était humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment
+s'est-il élevé au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose
+inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupté?
+
+Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait
+aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à la clarté des
+cierges; puis, la tête baissée, humble, lente, la dernière, de ses
+lèvres où tant de désirs s'étaient suspendus, elle baisa la pierre de
+l'esclave.
+
+Rentrée dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure
+parfumée et la tunique déliée, l'attendait en lisant un traité de
+morale. Il s'avança vers elle les bras ouverts.
+
+--Méchante Thaïs, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais
+à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicté par le plus
+grave des stoïciens? Des préceptes vertueux et de fières maximes? Non!
+Sur l'austère papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thaïs.
+Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grâce
+était infinie et toutes étaient l'unique Thaïs. Il y en avait qui
+traînaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables à une
+nuée blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes.
+
+D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la
+volupté, n'exprimaient aucune pensée. Enfin, il y en avait deux qui se
+tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il était impossible de les
+distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La première
+disait: «Je suis l'amour.» L'autre: «Je suis la mort.»
+
+En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyant pas
+le regard farouche qu'elle fixait à terre, il ajoutait les pensées aux
+pensées, sans souci qu'elles fussent perdues:
+
+--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne où il est écrit: «Rien ne
+doit te détourner de cultiver ton âme,» je lisais: «Les baisers de
+Thaïs sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel.» Voilà
+comment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprend
+aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que
+nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée
+d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de
+lire celui-ci...
+
+Elle ne l'écoutait pas, et son âme était encore devant le tombeau du
+Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la
+nuque et il lui dit:
+
+--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand
+on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons
+la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous.
+
+Mais elle le repoussa:
+
+--Nous aimer! s'écria-t-elle amèrement. Mais tu n'as jamais aimé
+personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais.
+Va-t'en! Je te hais. J'exècre et je méprise tous les heureux et tous
+les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bonté que chez les
+malheureux. Quand j'étais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est
+mort sur la croix. Il était bon; il était plein d'amour et il
+possédait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les
+pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir.
+
+Elle s'étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit à
+sangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint
+Théodore, dans la pauvreté et dans la simplicité.
+
+Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle était
+vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, ne durerait
+plus longtemps, elle se hâtait d'en tirer toute joie et toute gloire.
+Au théâtre, où elle se montrait avec plus d'étude que jamais, elle
+rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des
+poètes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la
+démarche de la comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les
+mondes, savants et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang
+des vertus et disaient: «Elle aussi, Thaïs, est géomètre!» Les
+ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle
+consentait à paraître, l'en bénissaient comme d'une charité céleste.
+Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que
+jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son
+inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres et
+sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville.
+
+Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l'Inde
+et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des
+colonnades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile
+architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues.
+Au milieu du jardin, s'élevait la grotte des Nymphes, qui devait son
+nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on
+rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs
+vêtements pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête,
+craignant d'être vues, et elles semblaient vivantes. La lumière ne
+parvenait dans cette retraite qu'à travers de minces nappes d'eau qui
+l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts,
+comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des
+tableaux votifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il
+s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques
+revêtus de vives couleurs, des peintures représentant ou des scènes de
+théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au
+milieu, se dressait sur une stèle un petit Éros d'ivoire, d'un antique
+et merveilleux travail. C'était un don de Nicias. Une chèvre de marbre
+noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux
+d'agate. Six chevreaux d'albâtre se pressaient autour de ses mamelles;
+mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tête camuse, elle semblait
+impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était couvert de tapis
+de Byzance, d'oreillers brodés par les hommes jaunes de Cathay et de
+peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient
+imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands vases d'onyx,
+s'élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et
+dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'écaillé d'une tortue
+géante de l'Inde, qui renversée servait de lit à la comédienne. C'est
+là que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les
+fleurs, Thaïs, mollement couchée, attendait l'heure de souper en
+conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du
+théâtre, soit à la fuite des années.
+
+Or, ce jour-là, elle se reposait après les jeux dans la grotte des
+Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sa beauté
+et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin des cheveux
+blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer, en se
+disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de brûler
+certaines herbes en prononçant des formules magiques. Une voix
+impitoyable lui criait: «Tu vieilliras, Thaïs, tu vieilliras!» Et la
+sueur de l'épouvante lui glaçait le front. Puis, se regardant de
+nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait
+belle encore et digne d'être aimée. Se souriant à elle-même, elle
+murmurait: «Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse
+lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grâce des
+mouvements et la magnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce
+sont les vraies chaînes de l'amour!»
+
+Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle,
+maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vêtu d'une robe
+richement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri
+d'effroi.
+
+Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle, il
+faisait du fond du coeur cette prière:
+
+--Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me
+scandaliser, édifie ton serviteur.
+
+Puis, s'efforçant de parler, il dit:
+
+--Thaïs, j'habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté m'a
+conduit jusqu'à toi. On rapporte que tu es la plus habile des
+comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l'on conte de
+tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique
+Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire
+merveilleuse. C'est pourquoi j'ai été pris du désir de te connaître et
+je vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante
+et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me
+dis: «Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un
+homme ivre.»
+
+Ces paroles étaient feintes; mais le moine, animé d'un zèle pieux, les
+répandait avec une ardeur véritable. Cependant, Thaïs regardait sans
+déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son aspect
+rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce
+l'étonnait. Elle était curieuse de connaître l'état et la vie d'un
+homme si différent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui répondit
+avec une douce raillerie:
+
+--Tu sembles prompt à l'admiration, étranger. Prends garde que mes
+regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer!
+
+Il lui dit:
+
+--Je t'aime, ô Thaïs! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-même.
+Pour toi, j'ai quitté mon désert regrettable; pour toi, mes lèvres,
+vouées au silence, ont prononcé des paroles profanes; pour toi, j'ai
+vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'était
+interdit d'entendre; pour toi, mon âme s'est troublée, mon coeur s'est
+ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux sources vives où
+boivent les colombes; pour toi, j'ai marché jour et nuit à travers des
+sables peuplés de larves et de vampires; pour toi, j'ai posé mon pied
+nu sur les vipères et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non
+point à l'exemple de ces hommes qui, tout enflammés du désir de la
+chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou des taureaux
+furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion. Leurs amours
+carnassières te dévorent jusqu'à l'âme, ô femme! Moi, je t'aime en
+esprit et en vérité, je t'aime en Dieu et pour les siècles des
+siècles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable
+et divine charité. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que
+songes d'une nuit brève. Je te promets de saintes agapes et des noces
+célestes. La félicité que je t'apporte ne finira jamais; elle est
+inouïe; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en
+pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt
+d'étonnement.
+
+Thaïs, riant d'un air mutin:
+
+--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hâte-toi! de
+trop longs discours offenseraient ma beauté, ne perdons pas un moment.
+Je suis impatiente de connaître la félicité que tu m'annonces; mais, à
+vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me
+promets ne s'évanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un
+grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le
+tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si
+longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire
+qu'il restât encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en
+savent plus que les mages.
+
+--Thaïs, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu.
+
+--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.
+
+--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours
+que tu connais n'enfantent que la honte.
+
+Thaïs le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit
+front:
+
+--Tu es bien hardi, étranger, d'offenser ton hôtesse. Regarde-moi et
+dis si je ressemble à une créature accablée d'opprobre. Non! je n'ai
+pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de
+honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que
+moi. J'ai semé la volupté sur tous mes pas, et c'est par là que je
+suis célèbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les
+maîtres du monde. Je les ai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces
+petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur
+de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de
+place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand
+je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz; mais ce grain de
+riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et
+des crimes à remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de
+honte, quand tout crie la gloire autour de moi?
+
+--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. Ô
+femme, nous avons été nourris dans des contrées si différentes qu'il
+n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le même langage ni la même
+pensée. Pourtant, le ciel m'est témoin que je veux m'accorder avec toi
+et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mêmes
+sentiments. Qui m'inspirera des discours embrasés pour que tu fondes
+comme la cire à mon souffle, ô femme, et que les doigts de mes désirs
+puissent te modeler à leur gré? Quelle vertu te livrera à moi, ô la
+plus chère des âmes, afin que l'esprit qui m'anime, te créant une
+seconde fois, t'imprime une beauté nouvelle et que tu t'écries en
+pleurant de joie: «C'est seulement d'aujourd'hui que je suis née!» Qui
+fera jaillir de mon coeur une fontaine de Siloé, dans laquelle tu
+retrouves, en te baignant, ta pureté première? Qui me changera en un
+Jourdain, dont les ondes, répandues sur toi, te donneront la vie
+éternelle?
+
+Thaïs n'était plus irritée.
+
+--Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout ce qu'il dit
+semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et
+qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort.
+
+Et elle résolut de s'offrir à lui. C'est pourquoi, feignant de le
+craindre, elle s'éloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la
+grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa
+poitrine, puis, immobile, muette, les paupières baissées, elle
+attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues.
+Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balançaient
+mollement et elle ressemblait à une enfant qui songe, assise au bord
+d'une rivière.
+
+Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants
+ne le portaient plus, sa langue s'était subitement desséchée dans sa
+bouche; un tumulte effrayant s'élevait dans sa tête. Tout à coup son
+regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage épais. Il
+pensa que la main de Jésus s'était posée sur ses yeux pour lui cacher
+cette femme. Rassuré par un tel secours, raffermi, fortifié, il dit
+avec une gravité digne d'un ancien du désert:
+
+--Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée à Dieu?
+
+Elle secoua la tête.
+
+--Dieu! Qui le force à toujours avoir l'oeil sur la grotte des
+Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi
+l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a créés, il ne peut être ni fâché
+ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la
+nature qu'il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui
+prête bien souvent des idées qu'il n'a jamais eues. Toi-même,
+étranger, connais-tu bien son véritable caractère? Qui es-tu pour me
+parler en son nom?
+
+À cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son
+cilice et dit:
+
+--Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, et je viens du saint désert. La
+main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m'a séparé du
+siècle. Je n'existais déjà plus pour les hommes. Mais ton image m'est
+apparue dans ma Jérusalem des sables et j'ai connu que tu étais pleine
+de corruption et qu'en toi était la mort. Et me voici devant toi,
+femme, comme devant un sépulcre et je te crie: «Thaïs, lève-toi.»
+
+Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbé elle avait pâli d'épouvante.
+Et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes, pleurant et
+gémissant, se traîne aux pieds du saint:
+
+--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me
+fais pas de mal! Je sais que les saints du désert détestent les femmes
+qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me
+haïsses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta
+puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mépriser ni me
+haïr. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je fréquente, raillé ta
+pauvreté volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma
+richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma
+condition que ma nature. J'étais faite pour ce que je fais. Je suis
+née pour charmer les hommes. Et, toi-même, tout à l'heure, tu disais
+que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas
+des paroles magiques qui détruiraient ma beauté ou me changeraient en
+une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis déjà que trop
+effrayée. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort.
+
+Il lui fit signe de se relever et dit:
+
+--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mépris.
+Je viens à toi de la part de Celui qui, s'étant assis au bord du
+puits, but à l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il
+soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Je ne suis pas
+sans péché pour te jeter la première pierre. J'ai souvent mal employé
+les grâces abondantes que Dieu a répandues sur moi. Ce n'est pas la
+Colère, c'est la Pitié qui m'a pris par la main pour me conduire ici.
+J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le
+zèle du coeur qui m'amène à toi. Je brûle du feu de la charité et, si
+tes yeux, accoutumés aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient
+voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparaîtrais comme un
+rameau détaché de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la
+montagne à l'antique Moïse, pour lui faire comprendre le véritable
+amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de
+laisser après lui des charbons et de vaines cendres, embaume et
+parfume pour l'éternité tout ce qu'il pénètre.
+
+--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embûche ni
+maléfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde.
+Ce que l'on m'a conté de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux.
+Ton nom ne m'était pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu
+égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je t'ai vu, sans
+savoir qui tu étais, j'ai senti que tu n'étais pas un homme ordinaire.
+Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prêtres d'Isis, ni
+ceux d'Hermès, ni ceux de la Junon Céleste, ni les devins de Chaldée,
+ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empêcher de
+mourir?
+
+--Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abominables
+où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûleraient
+horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima de son
+souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources bénies
+de la solitude; viens boire à ces fontaines cachées dans le désert,
+qui jaillissent jusqu'au ciel. Âme anxieuse, viens posséder enfin ce
+que tu désirais! Coeur avide de joie, viens goûter les joies
+véritables: la pauvreté, le renoncement, l'oubli de soi-même,
+l'abandon de tout l'être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et
+demain sa bien-aimée, viens à lui. Viens! toi qui cherchais, et tu
+diras: «J'ai trouvé l'amour!»
+
+Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines:
+
+--Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si je fais
+pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corps intact
+et dans toute sa beauté?
+
+--Thaïs, je t'apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que
+j'annonce est la vérité.
+
+--Et qui me garantit que c'est la vérité?
+
+--David et les prophètes, l'Écriture et les merveilles dont tu vas
+être témoin.
+
+--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouvé
+le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine
+et cependant la vie m'a apporté bien des tristesses et bien des
+amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes
+envient ma destinée, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la
+vieille édentée qui, du temps que j'étais petite, vendait des gâteaux
+de miel sous une porte de la ville. C'est une idée qui m'est venue
+bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont
+bénis, et qu'il y a une grande douceur à vivre humble et petit Moine,
+tu as remué les ondes de mon âme et fait monter à la surface ce qui
+dormait au fond. Qui croire, hélas! Et que devenir, et qu'est-ce que
+la vie?
+
+Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce était transfiguré; une
+joie céleste inondait son visage:
+
+--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un Autre
+m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté. Celui-là,
+tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le
+contempler; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur charmante et
+tu diras: «Il est seul aimable!» Tout à l'heure, s'il n'avait posé sa
+douce main sur mes yeux, ô Thaïs! je serais peut-être tombé avec toi
+dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et que
+trouble. Mais il nous a sauvés tous deux; il est aussi bon qu'il est
+puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au monde par David et
+la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers et les mages,
+crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, révélé
+au monde par les apôtres, attesté par les martyrs. Et le voici qui,
+ayant appris que tu crains la mort, ô femme! vient dans ta maison pour
+t'empêcher de mourir! N'est-ce pas, ô mon Jésus! que tu m'apparais en
+ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilée en ces jours
+merveilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si
+près de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans
+leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mères, sur les
+terrasses de Bethléem? N'est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en ta
+compagnie et que tu me montres la réalité de ton corps précieux?
+N'est-ce pas que c'est là ton visage et que cette larme qui coule sur
+ta joue est une larme véritable? Oui, l'ange de la justice éternelle
+la recueillera, et ce sera la rançon de l'âme de Thaïs. N'est-ce pas
+que te voilà, mon Jésus? Mon Jésus, tes lèvres adorables
+s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'écoute. Et toi, Thaïs,
+heureuse Thaïs! entends ce que le Sauveur vient lui-même te dire:
+c'est lui qui parle et non moi. Il dit: «Je t'ai cherchée longtemps, ô
+ma brebis égarée! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi
+prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes
+épaules jusqu'à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs, viens, mon élue,
+viens pleurer avec moi!»
+
+Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thaïs vit
+sur la face du saint le reflet de Jésus vivant.
+
+--O jours envolés de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux
+père Ahmès! bon saint Théodore, que ne suis-je morte dans ton manteau
+blanc tandis que tu m'emportais aux premières lueurs du matin, toute
+fraîche encore des eaux du baptême!
+
+Paphnuce s'élança vers elle en s'écriant:
+
+--Tu es baptisée!... O Sagesse divine! ô Providence! ô Dieu bon! Je
+connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce
+qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C'est la vertu des
+eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu où je vivais
+pour t'aller chercher dans l'air empoisonné du siècle. Une goutte, une
+goutte sans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon
+front. Viens, ô ma soeur, et reçois de ton frère le baiser de paix.
+
+Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane.
+
+Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans
+la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des
+eaux vives.
+
+Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires
+vinrent chargées d'étoffes, de parfums et de guirlandes.
+
+--Ce n'était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de
+sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doit
+souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura
+là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves
+viennent m'habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles
+sont adroites et expérimentées; aussi les ai-je payées très cher. Vois
+celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si
+blanches. Je l'ai enlevée à la femme du proconsul.
+
+Paphnuce eut d'abord la pensée de s'opposer de toutes ses forces à ce
+que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d'agir prudemment, il lui
+demanda quelles personnes elle y rencontrerait.
+
+Elle répondit qu'elle y verrait l'hôte du festin, le vieux Cotta,
+préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de
+disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre de Sérapis, des jeunes
+hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes
+dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la
+jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle:
+
+--Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va!
+
+Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi à ce festin et je me
+tiendrai sans rien dire à ton côté.
+
+Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires
+s'empressaient autour d'elle, elle s'écria:
+
+--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la
+Thébaïde?
+
+LE BANQUET
+
+Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle du banquet, les
+convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés sur les lits, devant
+la table en fer à cheval, couverte d'une vaisselle étincelante. Au
+centre de cette table s'élevait une vasque d'argent que surmontaient
+quatre satires inclinant des outres d'où coulait sur des poissons
+bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thaïs
+les acclamations s'élevèrent de toutes parts.
+
+--Salut à la soeur des Charités!
+
+--Salut à la Melpomène silencieuse, dont les regards savent tout
+exprimer!
+
+--Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes!
+
+--A la tant désirée!
+
+--A celle qui donne la souffrance et la guérison!
+
+--A la perle de Racotis!
+
+--A la rose d'Alexandrie!
+
+Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eût coulé; et
+puis elle dit à Cotta, son hôte:
+
+--Lucius, je t'amène un moine du désert, Paphnuce, abbé d'Antinoé;
+c'est un grand saint, dont les paroles brûlent comme du feu.
+
+Lucius Aurélius Cotta, préfet de la flotte, s'étant levé:
+
+--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrétienne.
+Moi-même, j'ai quelque respect pour un culte désormais impérial. Le
+divin Constantin a placé tes coreligionnaires au premier rang des amis
+de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ
+dans notre Panthéon. C'est une maxime de nos pères qu'il y a en tout
+dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et
+réjouissons-nous tandis qu'il en est temps encore.
+
+Le vieux Cotta parlait ainsi avec sérénité. Il venait d'étudier un
+nouveau modèle de galère et d'achever le sixième livre de son histoire
+des Carthaginois. Sûr de n'avoir pas perdu sa journée, il était
+content de lui et des dieux.
+
+--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'être
+aimés: Hermodore, grand prêtre de Sérapis, les philosophes Dorion,
+Nicias et Zénothémis, le poète Callicrate, le jeune Chéréas et le
+jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse;
+et près d'eux Philina avec Drosé, qu'il faut louer grandement d'être
+belles.
+
+Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit à l'oreille:
+
+--Je t'avais bien averti, mon frère, que Vénus était puissante. C'est
+elle dont la douce violence t'a amené ici malgré toi. Écoute, tu es un
+homme rempli de piété; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la
+mère des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux
+mathématicien Mélanthe a coutume de dire: «Je ne pourrais pas, sans
+l'aide de Vénus, démontrer les propriétés d'un triangle.»
+
+Dorions qui depuis quelques instants considérait le nouveau venu,
+soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration.
+
+--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est
+lui-même! Je l'ai rencontré au théâtre pendant que notre Thaïs
+montrait ses bras ingénieux. Il s'agitait furieusement et je puis
+attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnête homme: il va
+nous invectiver tous; son éloquence est terrible. Si Marcus est le
+Platon des chrétiens, Paphnuce est leur Démosthène. Épicure, dans son
+petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil.
+
+Cependant Philina et Drosé dévoraient Thaïs des yeux. Elle portait
+dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâles dont chaque
+fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles,
+si bien que les fleurs semblaient des regards effacés et les yeux des
+fleurs étincelantes. C'était le don de cette femme: sur elle tout
+vivait, tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamée
+d'argent, traînait dans ses longs plis une grâce presque triste, que
+n'égayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'éclat de sa parure
+était dans ses bras nus. Admirant malgré elles la robe et la coiffure
+de Thaïs, ses deux amies ne lui en parlèrent point.
+
+--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'être plus quand tu
+vins à Alexandrie. Pourtant ma mère qui se souvenait de t'avoir vue
+alors disait que peu de femmes étaient dignes de t'être comparées.
+
+--Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu nous amènes?
+Il a l'air étrange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'éléphants,
+assurément ils seraient faits comme lui. Où as-tu trouvé, Thaïs, un si
+sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la
+terre et qui sont tout barbouillés des fumées du Hadès?
+
+Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé:
+
+--Tais-toi, les mystères de l'amour doivent rester secrets et il est
+défendu de les connaître. Pour moi, certes, j'aimerais mieux être
+baisée par la bouche de l'Etna fumant, que par les lèvres de cet
+homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme les
+déesses, doit, comme les déesses, exaucer toutes les prières et non
+pas seulement à notre guise celles des hommes aimables.
+
+--Prenez garde toutes deux! répondit Thaïs. C'est un mage et un
+enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et même les
+pensées. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le
+remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous
+mourrez étouffées!
+
+Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit à
+côté de Paphnuce. La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante,
+domina tout à coup le murmure des propos intimes:
+
+--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miellé!
+
+Puis, l'hôte élevant sa coupe:
+
+--Buvons d'abord au divin Constance et au Génie de l'empire. La patrie
+doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, car elle les
+contient tous.
+
+Tous les convives portèrent à leurs lèvres leurs coupes pleines. Seul,
+Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foi de Nicée
+et que la patrie du chrétien n'est point de ce monde.
+
+Dorion, ayant bu, murmura:
+
+--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont
+changeantes et les ondes sans cesse renouvelées.
+
+--Je sais, Dorion, répondit le préfet de la flotte, que tu fais peu de
+cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre
+étranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnête homme ne
+doit rien tant désirer que de remplir de grandes charges dans l'État.
+C'est une belle chose que l'État!
+
+Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la parole:
+
+--Dorion vient de demander: «Qu'est-ce que la patrie?» Je lui
+répondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les
+tombeaux des ancêtres. On est concitoyen par la communauté des
+souvenirs et des espérances.
+
+Le jeune Aristobule interrompit Hermodore:
+
+--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de
+Démophon. Il a la tête sèche, peu de ganache et les bras gros. Il
+porte le col haut et fier, comme un coq.
+
+Mais le jeune Chéréas secoua la tête:
+
+--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a
+l'ongle mince. Les paturons portent à terre et l'animal sera bientôt
+estropié.
+
+Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa un cri perçant:
+
+--Hai! j'ai failli avaler une arête plus longue et plus acérée qu'un
+stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer à temps de mon gosier. Les dieux
+m'aiment!
+
+--Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en
+souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmité des hommes. L'amour
+suppose chez celui qui l'éprouve le sentiment d'une intime misère.
+C'est par lui que se trahit la faiblesse des êtres. L'amour qu'ils
+ressentent pour Drosé est une grande preuve de l'imperfection des
+dieux.
+
+A ces mots, Drosé se mit dans une grande colère:
+
+--Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne répond à rien. C'est,
+d'ailleurs, ton caractère de ne point comprendre ce qu'on dit et de
+répondre des paroles dépourvues de sens.
+
+Nicias souriait encore:
+
+--Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut te rendre grâce
+chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles!
+
+A ce moment, un grave vieillard, négligemment vêtu, la démarche lente
+et la tête haute, entra dans la salle et promena sur les convives un
+regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place à son côté,
+sur son propre lit
+
+--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu composé ce mois-ci un
+nouveau traité de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le
+quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une
+main attique.
+
+Eucrite répondit, en caressant sa barbe d'argent:
+
+--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer
+les dieux immortels.
+
+
+DORION
+
+Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens. Grave et
+blanc, il s'élève au milieu de nous comme une image des ancêtres! Il
+est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne
+sont point entendues.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en
+ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et
+dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux
+des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et goûter
+dans le détachement des choses une félicité sans limites. Plusieurs
+font revivre en eux Épictète et Marc Aurèle. Mais, s'il était vrai que
+la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi sa perte
+intéresserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dépendait pas de moi
+qu'elle durât ou pérît? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité
+hors de leur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les dieux et
+je désire tout ce qu'ils veulent. Par là, je me rends semblable à eux
+et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu périt, je
+consens qu'elle périsse et ce consentement me remplit de joie comme le
+suprême effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma
+sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus précieuse que
+le modèle; elle aura coûté plus de soins et de plus grands travaux.
+
+
+NICIAS
+
+J'entends. Tu t'associes à la Providence céleste. Mais si la vertu
+consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par
+laquelle les disciples de Zénon prétendent se rendre semblables aux
+dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le
+boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stoïcisme.
+
+
+EUCRITE
+
+Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te moquer.
+Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et
+comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand prêtre, et si la
+grenouille, sagement inspirée, parvient à l'égaler, ne sera-t-elle
+pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te défendre
+d'admirer une bestiole si généreuse?
+
+Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert encore de
+ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, entourant la
+bête comme s'ils voulaient téter, indiquaient que c'était une laie.
+
+Zénothémis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de
+lui-même se joindre à nous. L'illustre Paphnuce, qui mène dans la
+solitude une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu.
+
+
+COTTA
+
+Dis mieux, Zénothémis. La première place lui est due, puisqu'il est
+venu sans être invité.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particulière
+amitié et rechercher ce qui peut lui être le plus agréable. Or, il est
+certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au
+parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en
+amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de
+Jésus crucifié. Pour moi, je m'y prêterai d'autant plus volontiers que
+cette doctrine m'intéresse vivement par le nombre et la diversité des
+allégories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre,
+elle est pleine de vérités et j'estime que les livres des chrétiens
+abondent en révélations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce,
+accorder un prix égal aux livres des Juifs. Ceux-là furent inspirés,
+non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais
+génie, Iaveh, qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent
+l'air inférieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons;
+mais il les surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire,
+le serpent aux ailes d'or, qui déroulait autour de l'arbre de la
+science sa spirale d'azur, était pétri de lumière et d'amour. Aussi,
+la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances, celle-ci
+brillante et l'autre ténébreuse. Elle éclata dans les premiers jours
+du monde. Dieu venait à peine de rentrer dans son repos, Adam et Ève
+le premier homme et la première femme vivaient heureux et nus au
+jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les
+gouverner, eux et toutes les générations qu'Ève portait déjà dans ses
+flancs magnifiques. Comme il ne possédait ni le compas ni la lyre et
+qu'il ignorait également la science qui commande et l'art qui
+persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions
+difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et
+Ève, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et
+leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitié d'eux et
+résolut de les instruire, afin que, possédant la science, ils ne
+fussent plus abusés par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare
+prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque
+désespérée. Le bienveillant démon la tenta pourtant. A l'insu de
+Iaveh, qui prétendait tout voir mais dont la vue en réalité n'était
+pas bien perçante, il s'approcha des deux créatures, charma leurs
+regards par la splendeur de sa cuirasse et l'éclat de ses ailes. Puis
+il intéressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des
+figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont
+les propriétés admirables ont été reconnues depuis par les Grecs.
+Adam, mieux qu'Ève, méditait sur ces figures. Mais quand le serpent,
+s'étant mis à parler, enseigna les vérités les plus hautes, celles qui
+ne se démontrent pas, il reconnut qu'Adam, pétri de terre rouge, était
+d'une nature trop épaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et
+que Ève, au contraire, plus tendre et plus sensible, en était aisément
+pénétrée. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin
+de l'initier la première...
+
+
+DORION
+
+Souffre, Zénothémis, que je t'arrête ici. J'ai d'abord reconnu dans le
+mythe que tu nous exposes, un épisode de la lutte de Pallas Athéné
+contre les géants. Iaveh ressemble beaucoup à Typhon, et Pallas est
+représentée par les Athéniens avec un serpent à son côté. Mais ce que
+tu viens de dire m'a fait douter tout à coup de l'intelligence ou de
+la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possédé la
+sagesse, l'aurait-il confiée à une petite tête femelle, incapable de
+la contenir? Je croirai plutôt qu'il était, comme Iaveh, ignorant et
+menteur et qu'il choisit Ève parce qu'elle était facile à séduire et
+qu'il supposait à Adam plus d'intelligence et de réflexion.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Sache, Dorion, que c'est, non par la réflexion et l'intelligence, mais
+bien par le sentiment qu'on atteint les vérités les plus hautes et les
+plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins réfléchies,
+mais plus sensibles que les hommes, s'élèvent-elles plus facilement à
+la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophétie
+et ce n'est pas sans raison qu'on représente quelquefois Apollon
+Citharède, et Jésus de Nazareth, vêtus comme des femmes, d'une robe
+flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises,
+Dorion, en préférant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumière,
+cette Ève plus blanche que le lait et que les étoiles. Elle l'écouta
+docilement et se laissa conduire à l'arbre de la science dont les
+rameaux s'élevaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme
+une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaient toutes
+les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un
+concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initiés qui s'en
+nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, des plantes
+ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils étaient de
+flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les
+porter à leurs lèvres. Or, ayant écouté docilement les leçons du
+serpent, Ève s'éleva au-dessus des vaines terreurs et désira goûter
+aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam,
+qu'elle aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le prit par la main
+et le conduisit à l'arbre merveilleux. Là, cueillant une pomme
+ardente, elle y mordit et la tendit ensuite à son compagnon. Par
+malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les
+surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une
+effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il était à
+craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans
+l'air inférieur que ces deux êtres débiles en furent consternés. Le
+fruit échappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du
+malheureux, lui dit: «Je veux ignorer et souffrir avec toi.» Iaveh
+triomphant maintint Adam et Ève et toute leur semence dans la stupeur
+et dans l'épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquer de
+grossiers météores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et
+géomètre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la
+cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il poursuivit Caïn et ses
+fils, parce qu'ils étaient industrieux; il extermina les Philistins
+parce qu'ils composaient des poèmes orphiques et des fables comme
+celles d'Ésope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la
+beauté, et le genre humain expia pendant de longs siècles, dans le
+sang et les larmes, la défaite du serpent ailé. Heureusement il se
+trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et
+Platon, qui retrouvèrent, par la puissance du génie, les figures et
+les idées que l'ennemi de Iaveh avait tenté vainement d'enseigner à la
+première femme. L'esprit du serpent était en eux; c'est pourquoi le
+serpent, comme l'a dit Dorion, est honoré par les Athéniens. Enfin,
+dans des jours plus récents, parurent, sous une forme humaine, trois
+esprits célestes, Jésus de Galilée, Basilide et Valentin, à qui il fut
+donné de cueillir les fruits les plus éclatants de cet arbre de la
+science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au
+faîte des cieux. C'est ce que j'avais à dire pour venger les chrétiens
+à qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs.
+
+
+DORION
+
+Si je t'ai bien entendu, Zénothémis, trois hommes admirables, Jésus,
+Basilide et Valentin, ont découvert des secrets qui restaient cachés à
+Pythagore, à Platon, à tous les philosophes de la Grèce et même au
+divin Épicure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines
+terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois
+mortels acquirent des connaissances qui avaient échappé à la
+méditation des sages.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Faut-il donc te répéter, Dorion, que la science et la méditation ne
+sont que les premiers degrés de la connaissance et que l'extase seule
+conduit aux vérités éternelles?
+
+
+HERMODORE
+
+Il est vrai, Zénothémis, l'âme se nourrit d'extase comme la cigale de
+rosée. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier
+ravissement. Car l'homme est triple, composé d'un corps matériel,
+d'une âme plus subtile mais également matérielle, et d'un esprit
+incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu
+subitement au silence et à la solitude, puis traversant au vol les
+jardins de son âme, l'esprit se répand en Dieu, il goûte les délices
+d'une mort anticipée ou plutôt de la vie future, car mourir, c'est
+vivre, et dans cet état, qui participe de la pureté divine, il possède
+à la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unité
+qui est tout. Il est parfait.
+
+
+NICIAS
+
+Cela est admirable. Mais, à vrai dire, Hermodore, je ne vois pas
+grande différence entre le tout et le rien. Les mots même me semblent
+manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement
+au néant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection
+coûte très cher: on la paye de tout son être, et pour l'obtenir il
+faut cesser d'exister. C'est là une disgrâce à laquelle Dieu lui-même
+n'a pas échappé depuis que les philosophes se sont mis en tête de le
+perfectionner. Après cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de
+ne pas être. nous ignorons par là même ce que c'est que d'être. Nous
+ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre.
+Je croirais, en dépit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au
+contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis
+côte à côte sous l'amas des contradictions qu'ils ont entassées, comme
+Pélion sur Ossa.
+
+
+COTTA
+
+J'aime beaucoup la philosophie et je l'étudie à mes heures de loisir.
+Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicéron. Esclaves,
+versez le vin miellé!
+
+
+CALLICRATE
+
+Voilà une chose singulière! Quand je suis à jeun, je songe au temps où
+les poètes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et
+l'eau m'en vient à la bouche. Mais dès que j'ai goûté le vin opime que
+tu nous verses abondamment, généreux Lucius, je ne rêve que luttes
+civiles et combats héroïques. Je rougis de vivre en des temps sans
+gloire, j'invoque la liberté et je répands mon sang en imagination
+avec les derniers Romains dans les champs de Philippes.
+
+
+COTTA
+
+Au déclin de la république, mes aïeux sont morts avec Brutus pour la
+liberté. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la liberté du
+peuple romain n'était pas, en réalité, la faculté de le gouverner
+eux-mêmes. Je ne nie pas que la liberté ne soit pour une nation le
+premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un
+gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exercé
+pendant quarante ans les plus hautes charges de l'État et ma longue
+expérience m'a enseigné que le peuple est opprimé quand le pouvoir est
+faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhéteurs, s'efforcent
+d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime détestable. Si la
+volonté d'un seul s'exerce parfois d'une façon funeste, le
+consentement populaire rend toute résolution impossible. Avant que la
+majesté de la paix romaine couvrît le monde, les peuples ne furent
+heureux que sous d'intelligents despotes.
+
+
+HERMODORE
+
+Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de
+gouvernement et qu'on n'en saurait découvrir, puisque les Grecs
+ingénieux, qui conçurent tant de formes heureuses, ont cherché
+celle-là sans pouvoir la trouver. A cet égard, tout espoir nous est
+désormais interdit. On reconnaît à des signes certains que le monde
+est près de s'abîmer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous
+était donné, Lucius, d'assister à l'agonie terrible de la
+civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient
+l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la
+joie cruelle de nous regarder mourir.
+
+
+COTTA
+
+Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des
+fléaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armée et de
+bonnes finances...
+
+
+HERMODORE
+
+Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie
+facile. Les cités qu'édifièrent le génie hellénique et la patience
+latine seront bientôt saccagées par des sauvages ivres. Il n'y aura
+plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront
+renversées dans les temples et dans les âmes. Ce sera la nuit de
+l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates
+se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains
+cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les
+Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abîme.
+Cette vieille Égypte qui a été le berceau du monde en sera l'hypogée;
+Sérapis, dieu de la mort, recevra les suprêmes adorations des mortels
+et j'aurai été le dernier prêtre du dernier dieu.
+
+A ce moment une figure étrange souleva la tapisserie, et les convives
+virent devant eux un petit homme bossu dont le crâne chauve s'élevait
+en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique, d'une tunique d'azur et
+portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges,
+semées d'étoiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien,
+et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de
+sa tête et pâlit d'épouvanté. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des
+démons, ni les blasphèmes des païens, ni les erreurs horribles des
+philosophes, le seule présence de l'hérétique étonna son courage. Il
+voulut fuir, mais son regard ayant rencontré celui de Thaïs, il se
+sentit soudain rassuré. Il avait lu dans l'âme de la prédestinée et
+compris que celle qui allait devenir une sainte le protégeait déjà. Il
+saisit un pan de la robe qu'elle laissait traîner sur le lit, et pria
+mentalement le Sauveur Jésus.
+
+Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on
+nommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui parla le premier:
+
+--Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voir parmi
+nous et l'on peut dire que tu viens à propos. Nous ne connaissons de
+la doctrine des chrétiens que ce qui en est publiquement enseigné. Or,
+il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que
+pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les
+principaux mystères de la religion que tu professes. Notre cher
+Zénothémis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout à
+l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne
+lui a point fait de réponse et nous ne devons pas en être surpris,
+puisque notre hôte est voué au silence et que le Dieu a scellé sa
+langue dans le désert. Mais toi, Marcus, qui as porté la parole dans
+les synodes des chrétiens et jusque dans les conseils du divin
+Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosité en nous
+révélant les vérités philosophiques qui sont enveloppées dans les
+fables des chrétiens. La première de ces vérités n'est-elle pas
+l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois
+fermement?
+
+
+MARCUS
+
+Oui, vénérables frères, je crois en un seul Dieu, non engendré, seul
+éternel, principe de toutes choses.
+
+
+NICIAS
+
+Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde. Ce fut, certes, une
+grande crise dans son existence. Il existait déjà depuis une éternité
+avant d'avoir pu s'y résoudre. Mais, pour être juste, je reconnais que
+sa situation était des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer
+inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver
+à lui-même sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est décidé à
+agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait
+une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y
+est pris pour créer le monde.
+
+
+MARCUS
+
+Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, comme Hermodore et
+Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas
+créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné naissance
+à un fils unique, par qui toutes choses ont été faites.
+
+
+HERMODORE
+
+Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms
+d'Hermès, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jésus.
+
+
+MARCUS
+
+Je ne serais point chrétien si je lui donnais d'autres noms que ceux
+de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais
+il n'est pas éternel, puisqu'il a eu un commencement; quant à penser
+qu'il existait avant d'être engendré, c'est une absurdité qu'il faut
+laisser aux mulets de Nicée et à l'âne rétif qui gouverna trop
+longtemps l'Église d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase.
+
+A ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d'une sueur d'agonie,
+fit le signe de la croix et persévéra dans son silence sublime.
+
+Marcus poursuivit:
+
+--Il est clair que l'inepte symbole de Nicée attente à la majesté du
+Dieu unique, en l'obligeant à partager ses indivisibles attributs avec
+sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent faites.
+Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias; sache, que, pas
+plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce
+n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jésus qui, ayant créé le
+monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la création ne pouvait
+être parfaite et le mal s'y était mêlé nécessairement au bien.
+
+
+NICIAS
+
+Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal?
+
+Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras étendu
+sur la nappe, montra un petit âne, en métal de Corinthe, qui portait
+deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives
+noires.
+
+--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flatté par
+le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci
+soient claires et celles-là sombres. Mais si elles étaient douées de
+pensée et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une
+olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des
+olives noires détesterait le peuple des olives blanches. Nous en
+jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux
+sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des
+choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un
+bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout
+était beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du
+mal, ainsi que l'a démontré le second Platon, plus grand que le
+premier.
+
+
+EUCRITE
+
+Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont
+il ne détruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le méchant qui
+le fait et qui pouvait ne pas le faire.
+
+
+COTTA
+
+Par Jupiter! voilà un bon raisonnement!
+
+
+EUCRITE
+
+Le monde est la tragédie d'un excellent poète. Dieu qui la composa, a
+désigné chacun de nous pour y jouer un rôle. S'il veut que tu sois
+mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a
+été assigné.
+
+
+NICIAS
+
+Assurément il sera bon que le boiteux de la tragédie boite comme
+Héphaistos; il sera bon que l'insensé s'abandonne aux fureurs d'Ajax,
+que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phèdre, que le
+traître trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand
+la pièce sera jouée, tous les acteurs, rois, justes, tyrans
+sanguinaires, vierges pieuses, épouses impudiques, citoyens magnanimes
+et lâches assassins recevront du poète une part égale de
+félicitations.
+
+
+EUCRITE
+
+Tu dénatures ma pensée, Nicias, et changes une belle jeune fille en
+gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la
+justice et les lois éternelles.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Pour moi, mes amis, je crois à la réalité du bien et du mal. Mais je
+suis persuadé qu'il n'est pas une seule action humaine, fût-ce le
+baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rédemption. Le mal
+concourt au salut final des hommes, et en cela, il procède du bien et
+participe des mérites attachés au bien. C'est ce que les chrétiens ont
+admirablement exprimé par le mythe de cet homme au poil roux qui pour
+trahir son maître lui donna le baiser de paix, et assura par un tel
+acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, à mon sens, plus
+injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le
+tapissier poursuivent le plus malheureux des apôtres de Jésus, sans
+songer que le baiser de l'Iscariote, annoncé par Jésus lui-même, était
+nécessaire selon leur propre doctrine à la rédemption des hommes et
+que, si Judas n'avait pas reçu la bourse de trente sicles, la sagesse
+divine était démentie, la Providence déçue, ses desseins renversés et
+le monde rendu au mal, à l'ignorance, à la mort.
+
+
+MARCUS
+
+La sagesse divine avait prévu que Judas, libre de ne pas donner le
+baiser du traître, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a
+employé le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'édifice
+merveilleux de la rédemption.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Je t'ai parlé tout à l'heure, Marcus, comme si je croyais que la
+rédemption des hommes avait été accomplie par Jésus crucifié, parce
+que je sais que telle est la croyance des chrétiens et que j'entrais
+dans leur pensée pour mieux saisir le défaut de ceux qui croient à la
+damnation éternelle de Judas. Mais en réalité Jésus n'est à mes yeux
+que le précurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystère de la
+rédemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux
+de l'entendre, comment il s'est véritablement accompli sur la terre.
+
+Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges
+athéniennes avec les corbeilles sacrées de Cérès, douze jeunes filles,
+portant sur leur tête des paniers de grenades et de pommes, entrèrent
+dans la salle d'un pas léger dont la cadence était marquée par une
+flûte invisible. Elles posèrent les paniers sur la table, la flûte se
+tut et Zénothémis parla de la sorte:
+
+--Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elle confia aux
+anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent point la
+sérénité qui convient aux maîtres. Voyant que les filles des hommes
+étaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et
+ils s'unirent à elles. De ces hymens sortit une race violente qui
+couvrit la terre d'injustice et de cruautés, et la poussière des
+chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une
+tristesse infinie:
+
+» --Voilà donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers
+le monde. Mes enfants sont plongés par ma faute dans la vie amère.
+Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu même, qui ne
+pense que par serait impuissant à leur rendre la pureté première. Ce
+qui est fait est fait, et la création est à jamais manquée. Du moins,
+je n'abandonnerai pas mes créatures. Si je ne puis les rendre
+heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles.
+Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les
+humilient, je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et j'irai
+vivre parmi elles.
+
+» Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans
+le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et débile et reçut le nom
+d'Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce
+et en beauté, et devint la plus désirée des femmes, comme elle l'avait
+résolu, afin d'être éprouvée dans son corps mortel par les plus
+illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents,
+elle se dévoua au rapt et à l'adultère en expiation de tous les
+adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa
+par sa beauté la ruine des peuples, pour que Dieu pût pardonner les
+crimes de l'univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut
+si adorable qu'aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et
+aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité, quand ils la
+peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui
+faisaient cette invocation: «Âme sereine comme le calme des mers!»
+
+» C'est ainsi qu'Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et dans
+la souffrance. Elle mourut, et les Lacédémoniens montrent son tombeau,
+car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter tous les
+fruits amers qu'elle avait semés. Mais, s'échappant de la chair
+décomposée d'Hélène, elle s'incarna dans une autre forme de femme et
+s'offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps en
+corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle prend sur elle
+les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous
+par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera
+sa rédemption et la nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche
+poitrine, dans la paix du ciel reconquis.
+
+
+HERMODORE
+
+Ce mythe ne m'était point inconnu. Il me souvient qu'on a conté qu'en
+une de ses métamorphoses, cette divine Hélène vivait auprès du
+magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que sa
+déchéance était involontaire et que les anges l'avaient entraînée dans
+leur chute.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Hermodore, il est vrai que des hommes mal initiés aux mystères ont
+pensé que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre déchéance.
+Mais, s'il en était ainsi qu'ils prétendent, Eunoia ne serait pas la
+courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le
+pain imbibé du vin de nos hontes, l'offrande agréable, le sacrifice
+méritoire, l'holocauste dont la fumée monte vers Dieu. S'ils n'étaient
+point volontaires ses péchés n'auraient point de vertu.
+
+
+CALLICRATE
+
+Mais veux-tu que je t'apprenne, Zénothémis, dans quel pays, sous quel
+nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hélène toujours
+renaissante?
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Il faut être très sage pour découvrir un tel secret. Et la sagesse,
+Callicrate, n'est pas donnée aux poètes, qui vivent dans le monde
+grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et
+de vaines images.
+
+
+CALLICRATE
+
+Crains d'offenser les dieux, impie Zénothémis; les poètes leur sont
+chers. Les premières lois furent dictées en vers par les immortels
+eux-mêmes, et les oracles des dieux sont des poèmes. Les hymnes ont
+pour les oreilles célestes d'agréables sons. Qui ne sait que les
+poètes sont des devins et que rien ne leur est caché? Étant poète
+moi-même et ceint du laurier d'Apollon, je révélerai à tous la
+dernière incarnation d'Eunoia. L'éternelle Hélène est près de vous:
+elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudée aux
+coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont
+des larmes, les lèvres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux
+jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui
+Thaïs.
+
+
+PHILINA
+
+Que dis-tu, Callicrate? Notre chère Thaïs aurait connu Pâris, Mélénas
+et les Achéens aux belles cnémides qui combattaient devant Ilion!
+Était-il grand, Thaïs, le cheval de Troie?
+
+
+ARISTOBULE
+
+Qui parle d'un cheval?
+
+--J'ai bu comme un Thrace! s'écria Chéréas. Et il roula sous la table.
+Callicrate, élevant sa coupe:
+
+--Je bois aux Muses héliconiennes, qui m'ont promis une mémoire que
+n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale!
+
+Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se balançait lentement sur
+ses larges épaules.
+
+Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique.
+Il s'approcha en chancelant du lit de Thaïs:
+
+--Thaïs, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme.
+
+
+THAÏS
+
+Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout à l'heure?
+
+
+DORION
+
+Parce que j'étais à jeun.
+
+
+THAÏS
+
+Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne
+t'aime pas.
+
+Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprès de Drosé
+qui l'appelait du regard pour l'enlever à son amie. Zénothémis prenant
+la place quittée donna à Thaïs un baiser sur la bouche.
+
+
+THAÏS
+
+Je te croyais plus vertueux.
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus à aucune loi.
+
+
+THAÏS
+
+Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans les bras d'une femme?
+
+
+ZÉNOTHÉMIS
+
+Le corps peut céder au désir, sans que l'âme en soit occupée.
+
+
+THAÏS
+
+Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'âme. Tous ces philosophes
+sont des boucs!
+
+Les lampes s'éteignaient une à une. Un jour pâle, qui pénétrait par
+les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux
+gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés à côté de
+Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule.
+Zénothémis pressait dans ses bras Philina défaite. Dorion versait sur
+la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis
+de la blanche poitrine agitée par le rire et que le philosophe
+poursuivait avec ses lèvres pour les boire sur la chair glissante.
+Eucrite se leva; et posant le bras sur l'épaule de Nicias, il
+l'entraîna au fond de la salle.
+
+--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoi penses-tu?
+
+--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins
+d'Adonis.
+
+--Que veux-tu dire?
+
+--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année de petits
+jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Vénus des
+rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et
+se fanent.
+
+--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est
+folie de s'attacher à ce qui passe.
+
+--Si la beauté n'est qu'une ombre le désir n'est qu'un éclair. Quelle
+folie y a-t-il à désirer la beauté? N'est-il pas raisonnable, au
+contraire, que ce qui passe aille à ce qui ne dure pas et que l'éclair
+dévore l'ombre glissante?
+
+--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi:
+sois libre. C'est par là qu'on est homme.
+
+--Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un corps?
+
+--Tu le verras tout à l'heure, mon fils. Tout à l'heure tu diras:
+Eucrite était libre.
+
+Le vieillard parlait adossé à une colonne de porphyre, le front
+éclairé par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus,
+s'étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tous
+quatre, indifférents aux rires et aux cris des buveurs,
+s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de
+sagesse que Marcus lui dit:
+
+--Tu es digne de connaître le vrai Dieu.
+
+Eucrite répondit:
+
+--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage.
+
+Puis ils parlèrent de la mort.
+
+--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occupé à me corriger
+moi-même et attentif à tous mes devoirs. Devant elle, je lèverai au
+ciel mes mains pures et je dirai aux dieux:
+
+«Vos images, dieux, que vous avez posées dans le temple de mon âme, je
+ne les ai point souillées; j'y ai suspendu mes pensées ainsi que des
+guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vécu en conformité
+avec votre providence. J'ai assez vécu.»
+
+En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage
+resplendissait de lumière.
+
+Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allégresse
+profonde:
+
+--Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mûre qui tombe, en
+rendant grâce à l'arbre qui l'a portée et en bénissant la terre sa
+nourrice!
+
+A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea
+dans sa poitrine.
+
+Quand ceux qui l'écoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du
+fer avait pénétré dans le coeur du sage; Eucrite était entré dans le
+repos. Hermodore et Nicias portèrent le corps pâle et sanglant sur un
+des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des
+grognements des convives dérangés dans leur assoupissement et des
+souffles de volupté étouffés dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta,
+réveillé de son léger sommeil de soldat, était déjà auprès du cadavre,
+examinant la plaie et criant:
+
+--Qu'on appelle mon médecin Aristée!
+
+Nicias secoua la tête:
+
+--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent
+aimer. Il a, comme nous tous, obéi à l'ineffable désir. Et le voilà
+maintenant semblable aux dieux qui ne désirent rien.
+
+Cotta se frappait le front:
+
+--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'État, quelle
+aberration!
+
+Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés immobiles, muets, côte à
+côte, l'âme débordant de dégoût, d'horreur et d'espérance.
+
+Tout à coup le moine saisit par la main la comédienne; enjamba avec
+elle les ivrognes abattus près des êtres accouplés et, les pieds dans
+le vin et le sang répandus, il l'entraîna dehors.
+
+Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades
+s'étendaient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loin par
+le faîte étincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la
+chaussée, traînaient ça et là des couronnes effeuillées et des torches
+éteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce
+arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous
+ses pieds.
+
+--Tu les a entendus, ma Thaïs! s'écria-t-il Ils ont craché toutes les
+folies et toutes les abominations. Ils ont traîné le divin Créateur de
+toutes choses aux gémonies des démons de l'enfer, nié impudemment le
+bien et le mal, blasphémé Jésus et vanté Judas. Et le plus infâme de
+tous, le chacal des ténèbres, la bête puante, l'arien plein de
+corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sépulcre. Ma Thaïs,
+tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de
+leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les
+talons des esclaves; tu les as vues, ces bêtes accouplées sur les
+tapis souillés de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard
+insensé, répandre un sang plus vil que le vin répandu dans la
+débauche, et se jeter au sortir de l'orgie à la face du Christ
+inattendu! Louanges à Dieu! Tu as regardé l'erreur et tu as connu
+qu'elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs, rappelle-toi les folies de
+ces philosophes, et dis si tu veux délirer avec eux. Rappelle-toi les
+regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux
+guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable à
+elles!
+
+Thaïs, le coeur soulevé des dégoûts de cette nuit, et ressentant
+l'indifférence et la brutalité des hommes, la méchanceté des femmes,
+le poids des heures, soupirait:
+
+--Je suis fatiguée à mourir, ô mon père! Où trouver le repos? Je me
+sens le front brûlant, la tête vide et les bras si las que je n'aurais
+pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre à portée
+de ma main...
+
+Paphnuce la regardait avec bonté:
+
+--Courage, ô ma soeur: l'heure du repos se lève pour toi, blanche et
+pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux.
+
+Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà, au-dessus du
+mur, les têtes des platanes et des térébinthes, qui entouraient la
+grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée au souffle du matin. Une
+place publique était devant eux, déserte, entourée de stèles et de
+statues votives, et portant à ses extrémités des bancs de marbre en
+hémicycle, et que soutenaient des chimères. Thaïs se laissa tomber sur
+un de ces bancs. Puis, élevant vers le moine un regard anxieux, elle
+demanda:
+
+--Que faut-il faire?
+
+--Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher.
+Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille la grappe qui
+pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin
+parfumé. Écoute: il est, à douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident,
+non loin de la mer, un monastère de femmes dont la règle,
+chef-d'oeuvre de sagesse, mériterait d'être mise en vers lyriques et
+chantée aux sons du théorbe et des tambourins. On peut dire justement
+que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds à terre, ont le
+front dans le ciel. Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elle
+veulent être pauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu'il les
+regarde, chastes afin qu'il les épouse. Il les visite chaque jour en
+habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel
+enfin qu'il se montra à Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te
+conduirai aujourd'hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôt
+unie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens.
+Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mère, la
+pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: «Ma fille, sois
+la bienvenue!»
+
+La courtisane poussa un cri d'admiration:
+
+--Albine! une fille des Césars! La petite nièce de l'empereur Carus!
+
+--Elle-même! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et,
+fille des maîtres du monde, s'éleva au rang de servante de
+Jésus-Christ. Elle sera ta mère.
+
+Thaïs se leva et dit:
+
+--Mène-moi donc à la maison d'Albine.
+
+Et Paphnuce, achevant sa victoire:
+
+--Certes je t'y conduirai et là, je t'enfermerai dans une cellule où
+tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux
+filles d'Albine avant d'être lavée de toutes tes souillures. Je
+scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans
+les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le
+sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thaïs; et quel
+tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des
+doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs!
+
+Thaïs dit pour la seconde fois:
+
+--Mène-moi, mon père, à la maison d'Albine.
+
+Le coeur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et
+goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées;
+ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et des souffles
+inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant, à l'un
+des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on
+entrait dans la maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont
+il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il
+vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé l'air, aujourd'hui
+si léger et si pur, et son âme en fut soudain si désolée qu'une rosée
+amère jaillit de ses yeux.
+
+--Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Mais nous ne
+laisserons pas derrière nous les instruments, les témoins, les
+complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces
+tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie?
+Veux-tu qu'animés par des démons, emportés par l'esprit maudit qui est
+en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque dans le désert?
+Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des sièges
+infâmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et
+traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte! Hâte-toi, Thaïs!
+et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves de
+dresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nous brûlerons
+tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.
+
+Thaïs y consentit.
+
+--Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets
+inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains
+meubles parlent, soit en frappant des coups à intervalles réguliers,
+soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela
+n'est rien encore. N'as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la
+grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se
+baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête
+comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude
+ordinaire. J'en ai été glacée d'épouvante. Nicias, à qui j'ai conté ce
+prodige, s'est moqué de moi; pourtant il y a quelque magie en cette
+statue, car elle inspira de violents désirs à un certain Dalmate que
+ma beauté laissait insensible. Il est certain que j'ai vécu parmi des
+choses enchantées et que j'étais exposée aux plus grands périls, car
+on a vu des hommes étouffés par l'embrassement d'une statue d'airain.
+Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux faits
+avec une rare industrie, et si l'on brûle mes tapis et mes tentures,
+ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté des couleurs est
+vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceux qui me les ont
+donnés. Je possède également des coupes, des statues et des tableaux
+dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire périr.
+Mais toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux, mon
+père.
+
+En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'à la petite porte où tant
+de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et, l'ayant fait
+ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison.
+Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils
+avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre étaient borgnes.
+Ç'avait été pour Thaïs un grand travail et un grand amusement de
+réunir ces quatre esclaves de même race et atteints de la même
+infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la curiosité
+des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire. Ils
+attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les
+valets d'écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les courriers
+aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six
+nègres d'un aspect féroce, trois esclaves grecs, l'un grammairien,
+l'autre poète et le troisième chanteur. Ils s'étaient tous rangés en
+ordre sur la place publique, quand accoururent les négresses
+curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue
+jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et
+traînant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces
+chaînettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves
+blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur dit en montrant
+Paphnuce:
+
+--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est
+en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts.
+
+Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du
+désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et
+fumante les impies qu'ils frappaient de leur bâton.
+
+Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur
+ressemblaient et dit aux autres:
+
+--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et
+jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte.
+
+Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du
+regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient
+les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce
+n'était pas une plaisanterie.
+
+--Obéissez, dit le moine.
+
+Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l'ordre qui leur était donné,
+ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les
+autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils
+détestaient les richesses et avaient, d'instinct, le goût de la
+destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs:
+
+--J'ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque église
+d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom
+d'église et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes
+biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain
+du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de
+Dieu, et je l'ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement
+offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les
+dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touché doit être
+dévoré par le feu jusqu'à l'âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces
+voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la
+mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des flammes.
+Esclaves, hâtez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des
+torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille tes infâmes
+parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une
+faveur insigne, la tunique qu'elle revêt pour nettoyer les planchers.
+
+Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les
+tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d'ivoire ou
+d'ébène ou de cèdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des
+couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne
+sombre comme dans les holocaustes agréables de l'ancienne loi. Puis le
+feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de
+bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à
+dévorer leurs précieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent à
+l'ouvrage; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles
+brodés d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids
+des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles
+d'or. Trois robustes Éthiopiens accoururent tenant embrassées ces
+statues colorées des Nymphes dont l'une avait été aimée comme une
+mortelle; et l'on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et
+quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se
+brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement.
+
+A ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots,
+nu-pieds et vêtue d'une tunique informe et grossière qui, pour avoir
+seulement touché son corps, s'imprégnait d'une volupté divine.
+Derrière elle, s'en venait un jardinier portant noyé, dans sa barbe
+flottante, un Éros d'ivoire.
+
+Elle fit signe à l'homme de s'arrêter et s'approchant de Paphnuce,
+elle lui montra le petit dieu:
+
+--Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes?
+Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son
+poids d'or. Sa perte serait irréparable, car il n'y aura plus jamais
+au monde un artiste capable de faire un si bel Éros. Considère aussi,
+mon père, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le
+traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai
+péché, ce n'est pas par lui, mon père, c'est contre lui. Jamais je ne
+regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai
+fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à
+ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit
+l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Éros est joli! Comme il se
+cache avec grâce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui
+m'aimait alors, me l'apporta en me disant: «Il te parlera de moi.»
+Mais l'espiègle me parla d'un jeune homme que j'avais connu à Antioche
+et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce
+bûcher, mon père! Conserve cet Éros et place-le dans quelque
+monastère. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car
+l'Amour sait naturellement s'élever aux célestes pensées.
+
+Le jardinier, croyant déjà le petit Éros sauvé, lui souriait comme à
+un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient,
+le lança dans les flammes en s'écriant:
+
+--Il suffit que Nicias l'ait touché pour qu'il répande tous les
+poisons.
+
+Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes, les
+manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles,
+les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans
+ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale, pendant que,
+ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient en poussant des
+hurlements sous une pluie de cendres et d'étincelles.
+
+Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leurs fenêtres
+et cherchaient, en se frottant les yeux, d'où venait tant de fumée.
+Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place et s'approchaient du
+bûcher:
+
+--Qu'est cela? pensaient-ils.
+
+Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutume
+d'acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets,
+allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des
+jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, précédés
+de leurs esclaves, s'arrêtaient, le front couronné de fleurs, la
+tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de
+curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l'inspiration
+de l'abbé d'Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer dans un
+monastère.
+
+Les marchands songeaient:
+
+--Thaïs quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une
+chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui
+a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire?
+A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats à
+Alexandrie? Cette Thaïs n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de
+nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la
+contraindre à rester malgré elle dans cette ville.
+
+Les jeunes gens songeaient de leur côté:
+
+--Si Thaïs renonce aux jeux et à l'amour, c'en est fait de nos plus
+chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le doux honneur du
+théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possédaient pas.
+Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas
+de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle était la
+volupté des voluptés, et la seule pensée qu'elle respirait parmi nous
+nous excitait au plaisir.
+
+Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nommé Cérons, qui
+l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le dieu
+Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs était sévèrement
+jugée:
+
+--C'est une fuite honteuse!
+
+--Un lâche abandon!
+
+--Elle nous retire le pain de la bouche.
+
+--Elle emporte la dot de nos filles.
+
+--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai
+vendues.
+
+--Et les soixante robes qu'elle m'a commandées.
+
+--Elle doit à tout le monde.
+
+--Qui représentera après elle Iphigénie, Électre et Polyxène? Le beau
+Polybe lui-même n'y réussira pas comme elle.
+
+--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.
+
+--Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin.
+
+Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte
+et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place; et, se
+traînant dans l'ombre des riches, ils gémissaient:
+
+--Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous nourrir?
+Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents
+malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient
+en passant des poignées de pièces d'argent.
+
+Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs
+assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le
+désordre et d'en profiter pour dérober quelque objet précieux.
+
+Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin de
+Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d'argent, restait
+calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le
+regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif.
+Enfin, s'étant approché du jeune Cérons, il le tira par la manche et
+lui dit tout bas:
+
+--Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne souffre
+pas qu'un moine te l'enlève.
+
+--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'écria Cérons. Je vais
+parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu'elle m'écoutera un peu
+mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place! Place, canaille!
+
+Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes,
+foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu'à Thaïs et la
+tirant à part:
+
+--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si
+vraiment tu renonces à l'amour.
+
+Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons:
+
+--Impie, s'écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci: elle
+est sacrée, elle est la part de Dieu.
+
+--Va-t'en, cynocéphale! répliqua le jeune homme furieux; laisse-moi
+parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta carcasse obscène
+jusque dans ce feu où je te grillerai comme une andouille.
+
+Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avec une
+raideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas en
+arrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés.
+
+Cependant le vieux Taddée allait de l'un à l'autre, tirant l'oreille
+aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre
+Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait
+résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva, le visage noirci,
+les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage. Il blasphéma les
+dieux et se jeta parmi les assaillants, derrière lesquels les
+mendiants rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt
+enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés et de cris de
+mort.
+
+--Au gibet! le moine, au gibet!
+
+--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif!
+
+Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur.
+
+--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la
+colombe à l'aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme et,
+comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux
+faux biens que vous croyez posséder et qui vous possèdent. Hâtez-vous:
+les jours sont proches et la patience divine commence à se lasser.
+Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur
+les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les
+siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves,
+illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une
+prostituée? Vous n'êtes tous que de vivantes immondices et c'est par
+un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandez pas soudain
+en ruisseaux de boue.
+
+Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il
+semblait que des charbons ardents sortissent de ses lèvres, et ceux
+qui l'entouraient l'écoutaient malgré eux.
+
+Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait des pierres
+et des écailles d'huîtres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et,
+n'osant les jeter lui-même, il les glissait dans la main des
+mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille, adroitement
+lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette
+sombre face de martyr, dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la
+tête de la pénitente, et Thaïs, oppressée par l'étreinte du moine, sa
+chair délicate froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle
+les frissons de l'horreur et de la volupté.
+
+A ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d'ache,
+s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'écria:
+
+--Arrêtez! arrêtez! Ce moine est mon frère!
+
+C'était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite,
+et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans
+trop de surprise (car il ne s'étonnait de rien) le bûcher fumant,
+Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé.
+
+Il répétait:
+
+--Arrêtez, vous dis-je; épargnez mon vieux condisciple; respectez la
+chère tête de Paphnuce.
+
+Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n'avait point
+l'impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'écouta
+point. Une grêle de cailloux et d'écailles tombait sur le moine qui,
+couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui
+changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire entendre
+et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit
+par la persuasion, Nicias se résignait déjà à laisser faire aux dieux,
+en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête d'user
+d'un stratagème que son mépris des hommes lui avait tout à coup
+suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflée
+d'or et d'argent, étant celle d'un homme voluptueux et charitable;
+puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les
+pièces à leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant
+leur fureur était vive; mais peu à peu leurs regards se tournèrent
+vers l'or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus
+leur victime. Voyant qu'il avait attiré leurs yeux et leurs âmes,
+Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule quelques
+pièces d'or et d'argent. Les plus avides se baissèrent pour les
+ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès, lança
+adroitement çà et là les deniers et les drachmes. Au son des pièces de
+métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se
+rua à terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l'envi,
+tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient ce
+spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses
+amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient des champions
+et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils
+excitaient ces misérables comme on fait des chiens qui se battent. Un
+cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme, des acclamations
+s'élevèrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mêmes à
+jeter des pièces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place
+qu'une infinité de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient
+comme les lames d'une mer démontée. Paphnuce était oublié.
+
+Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l'entraîna avec
+Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent
+quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils
+ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste:
+
+--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veut suivre loin
+de nous mon farouche ami.
+
+--Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre avec
+des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants, égoïstes. Je
+suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu.
+J'ai éprouvé que la joie n'était pas la joie et voici que cet homme
+m'enseigne qu'en la douleur est la véritable joie. Je le crois, car il
+possède la vérité.
+
+--Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède les
+vérités. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que
+lui, et n'en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux.
+
+Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants:
+
+--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement ridicule,
+ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie à la
+tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais
+tout à l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront
+préparé, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour
+la centième fois, quelque fable milésienne ou quelque traité de
+Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où, t'agenouillant comme un
+chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation
+depuis longtemps mâchées et remâchées, et le soir, tu avaleras des
+raves sans huile. Eh bien! très cher, en accomplissant ces actes,
+dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous deux au même
+sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous
+rechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons une fin
+commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise
+grâce à te donner tort, chère tête, si je me donne raison.
+
+» Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il
+est possible, dans l'abstinence et dans l'austérité que tu ne l'as été
+dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame
+digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obéissant à notre
+nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espèce
+de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés
+contraires qu'il est rarement donné à la même personne de connaître.
+En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l'espèce de
+notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc,
+Thaïs! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de
+ta destinée. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais
+l'inanité; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de
+vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m'enveloppaient
+jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma
+bienfaitrice! adieu, bonté qui s'ignore, vertu mystérieuse, volupté
+des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait
+jamais jetées, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde
+décevant.
+
+Tandis qu'il parlait, une sombre colère couvait dans le coeur du
+moine; elle éclata en imprécations.
+
+--Va-t'en, maudit! Je te méprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer,
+mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l'heure, me
+jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils
+faisaient et la grâce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour
+descendre dans leurs coeurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n'es que
+venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le
+désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de
+blasphèmes qu'il n'en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de
+Satan. Arrière, réprouvé!
+
+Nicias le regardait avec tendresse.
+
+--Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'à
+l'évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton
+amour! Adieu! Thaïs: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton
+souvenir.
+
+Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui
+avoisinent la grande nécropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers
+funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines d'argile,
+peintes de couleurs claires, qui représentent des dieux et des
+déesses, des mimes, des femmes, de petits génies ailés, et qu'on a
+coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-être
+quelques-uns de ces légers simulacres, qu'il voyait là de ses yeux,
+seraient les compagnons de son sommeil éternel; et il lui sembla qu'un
+petit Éros, sa tunique retroussée, riait d'un rire moqueur. L'idée de
+ses funérailles, qu'il voyait par avance, lui était pénible. Pour
+remédier à sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un
+raisonnement:
+
+--Certes, se dit-il, le temps n'a point de réalité. C'est une pure
+illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il
+m'apporter ma mort?... Est-ce à dire que je vivrai éternellement? Non,
+mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera
+jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas
+la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est
+arrivé. Elle existe comme la dernière page d'un livre que je lis et
+que je n'ai pas fini.
+
+Ce raisonnement l'occupa sans l'égayer tout le long de sa route; il
+avait l'âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit les
+rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume en
+l'attendant.
+
+Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Lune et
+suivirent le rivage de la mer.
+
+--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait
+laver tes souillures.
+
+Il lui parlait avec colère et mépris:
+
+--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitué aux païens
+et aux infidèles un corps que l'Éternel avait formé pour s'en faire un
+tabernacle, et tes impuretés sont telles que, maintenant que tu sais
+la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans
+que le dégoût de toi-même ne te soulève le coeur.
+
+Elle le suivait docilement, par d'âpres chemins, sous l'ardent soleil.
+La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais,
+loin d'éprouver cette fausse pitié qui amollit les coeurs profanes,
+Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui
+avait péché. Dans le transport d'un saint zèle, il aurait voulu
+déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage
+éclatant de son infamie. Ses méditations entretenaient sa pieuse
+fureur et, se rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son lit, il
+en forma une idée si abominable que tout son sang reflua vers son
+coeur et que sa poitrine fut près de se rompre. Ses anathèmes,
+étouffés dans sa gorge, firent place à des grincements de dents. Il
+bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la
+regarda jusqu'à l'âme, et lui cracha au visage.
+
+Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant
+il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il
+allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ afin que le
+Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied
+de Thaïs coula sur le sable. Alors, il sentit la fraîcheur d'un
+souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui
+montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se prosterner
+devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient.
+Il murmura cent fois:
+
+--Ma soeur, ma soeur, ma mère, ô très sainte!
+
+Il pria:
+
+--Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang et
+portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu'une anémone miraculeuse
+fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux
+qui verront cette fleur recouvrent la pureté du coeur et des sens! O
+sainte, sainte, très sainte Thaïs!
+
+Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à passer
+sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur
+l'âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Vers le soir, ayant
+rencontré un canal ombragé de beaux arbres, il attacha l'âne au tronc
+d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec
+Thaïs un pain qu'ils mangèrent assaisonné de sel et d'hysope. Ils
+buvaient l'eau fraîche dans le creux de leur main et s'entretenaient
+de choses éternelles. Elle disait:
+
+--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respiré un air si léger, et
+je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.
+
+Paphnuce répondait:
+
+--Vois, c'est le soir, ô ma soeur. Les ombres bleues de la nuit
+couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l'aurore
+les tabernacles de vie; bientôt tu verras s'allumer les roses de
+l'éternel matin.
+
+Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune
+effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et
+des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s'étendait devant
+eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisière
+du sable, des cellules blanches s'élevaient près des palmiers dans
+l'aurore.
+
+--Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie?
+
+--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut où je
+t'enfermerai de mes mains.
+
+Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient
+près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il
+y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes;
+plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur
+elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres méditaient à l'ombre des
+tamaris; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant
+pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles
+n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prière, la contemplation
+et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient
+vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient
+appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient
+voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des
+boucles de cheveux; et il faut croire que c'était malgré elles, car la
+règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande, blanche,
+allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de bois dur.
+Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son
+voile, et dit:
+
+--La paix du Seigneur soit avec toi, vénérâble Albine! J'apporte à la
+ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouvée perdue sur un
+chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et
+réchauffée de mon souffle. Je te la donne.
+
+Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui s'agenouilla devant la
+fille des Césars.
+
+Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard perçant, lui ordonna de
+se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine:
+
+--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.
+
+Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait été conduite à
+la maison du salut et il demanda qu'elle fût d'abord enfermée dans une
+cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pénitente dans une
+cabane restée vide depuis la mort de la vierge Læta qui l'avait
+sanctifiée. Il n'y avait dans l'étroite chambre qu'un lit, une table
+et une cruche, et Thaïs, quand elle posa le pied sur le seuil, fut
+pénétrée d'une joie infinie.
+
+--Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que
+Jésus viendra rompre de ses mains.
+
+Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée d'argile humide, y
+mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des
+fentes de l'huis. Puis, s'étant approché de la fenêtre près de
+laquelle Thaïs se tenait paisible et contente, il tomba à genoux, loua
+par trois fois le Seigneur et s'écria:
+
+--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que
+ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant!
+
+Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'éloigna lentement.
+
+Albine appela une de ses vierges.
+
+--Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui est nécessaire:
+du pain, de l'eau et une flûte à trois trous.
+
+
+
+III
+
+L'EUPHORBE
+
+
+Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, vers
+Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au
+monastère de l'abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses disciples
+s'avancèrent au-devant, de lui avec de grandes démonstrations de joie.
+Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternés à terre,
+baisaient les sandales de l'abbé. Car ils savaient déjà ce que le
+saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines
+recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis
+intéressant la sûreté et la gloire de l'Église. Les nouvelles
+couraient dans le désert avec la rapidité du simoun.
+
+Et tandis que Paphnuce s'enfonçait dans les sables, ses disciples le
+suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui était l'ancien de ses
+frères, saisi tout à coup d'un pieux délire, se mit à chanter un
+cantique inspiré:
+
+ --Jour béni! Voici que notre père nous est rendu!
+
+ » Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prix nous sera
+ compté!
+
+ » Car les vertus du père sont la richesse des enfants et la sainteté
+ de l'abbé embaume toutes les cellules.
+
+ » Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ une nouvelle
+ épouse.
+
+ » Il a changé par son art merveilleux une brebis noire en brebis
+ blanche.
+
+ » Et voici qu'il nous revient chargé de nouveaux mérites.
+
+ » Semblable à l'abeille de l'Arsinoïtide, qu'alourdit le nectar des
+ fleurs.
+
+ » Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter le poids
+ de sa laine abondante.
+
+ » Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile!
+
+Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous à genoux
+et dirent:
+
+--Que notre père nous bénisse et qu'il nous donne à chacun une mesure
+d'huile pour fêter son retour!
+
+Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait: «Quel est cet homme?»
+et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde à
+ce qu'il disait, parce qu'on le savait dépourvu d'intelligence, bien
+que rempli de piété.
+
+L'abbé d'Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea:
+
+--J'ai donc enfin regagné l'asile de mon repos et de ma félicité. Je
+suis donc rentré dans la citadelle de mon contentement. D'où vient que
+ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs
+ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon départ, n'est
+changé dans cette demeure d'élection. Voici ma table et mon lit. Voici
+la tête de momie qui m'inspira tant de fois des pensées salutaires, et
+voici le livre où j'ai si souvent cherché les images de Dieu. Et
+pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laissé. Les choses
+m'apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières, et
+il me semble que je les vois aujourd'hui pour la première fois. En
+regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis taillées de mes
+mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux de papyrus remplis
+des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Après les
+avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hélas! puisqu'en réalité
+rien n'est changé autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que
+j'étais. Je suis un autre. Le mort, c'était moi! Qu'est-il devenu, mon
+Dieu? Qu'a-t-il emporté? Que m'a-t-il laissé? Et qui suis-je?
+
+Et il s'inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa cellule était
+petite, tandis qu'en la considérant par les yeux de la foi, on devait
+l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commençait.
+
+S'étant mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peu de
+joie. Il y avait à peine une heure qu'il était en oraison, quand
+l'image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces à Dieu:
+
+--Jésus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais là ton immense
+bonté: tu veux que je me plaise, m'assure et me rassérène à la vue de
+celle que je t'ai donnée. Tu présentes à mes yeux son sourire
+maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente, sa beauté dont j'ai
+arraché l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle
+que je l'ai ornée et purifiée à ton intention, comme un ami rappelle
+en souriant à son ami le présent agréable qu'il en a reçu. C'est
+pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assuré que sa vision vient
+de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donnée, mon Jésus.
+Garde-la puisqu'elle te plaît et ne souffre pas surtout que ses
+charmes brillent pour d'autres que pour toi.
+
+Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thaïs plus
+distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se
+rendit témoignage, disant:
+
+--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu.
+
+Pourtant, à sa grande surprise, il ne goûtait pas la paix du coeur. Il
+soupirait:
+
+--Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu?
+
+Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cet état de
+tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves. L'image de
+Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point
+parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'était
+l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rêve, les
+cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il
+en cria d'épouvante et se réveilla couvert d'une sueur glacée. Les
+yeux encore cillés par le sommeil, il sentit un souffle humide et
+chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes
+posées au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et
+riait du fond de sa gorge.
+
+Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui sembla qu'une tour
+s'abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa
+confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable de penser; puis,
+ayant recouvré ses esprits, sa méditation ne fit qu'accroître son
+inquiétude.
+
+--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les
+précédentes, vient de Dieu; elle était bonne et c'est ma perversité
+naturelle qui l'a gâtée, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure.
+J'ai, par mon indignité, changé l'édification en scandale, ce dont le
+chacal diabolique a immédiatement tiré un grand avantage. Ou bien
+cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et
+elle était empestée. Et dans ce cas, je doute à présent si les
+précédentes avaient, comme je l'ai cru, une céleste origine. Je suis
+donc incapable d'une sorte de discernement, qui est nécessaire à
+l'ascète. Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je
+sens l'effet sans m'en expliquer la cause.
+
+Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse:
+
+--Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les
+apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi
+connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui
+vient de l'Autre!
+
+Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas
+convenable d'éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute,
+résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution demeura stérile.
+L'absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il
+méditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche idéale était
+précédée par un bruit léger, tel que celui d'une étoffe qu'une femme
+froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que
+n'offrent point les réalités, lesquelles sont par elles-mêmes
+mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui procèdent de la
+solitude, en portent les profonds caractères et présentent une fixité
+puissante. Elle venait à lui sous diverses apparences; tantôt pensive,
+le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue comme au
+banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, semée de fleurs
+d'argent; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voiles légers et
+baignée encore des ombres tièdes de la grotte des Nymphes; tantôt
+pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie céleste; tantôt
+tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa
+poitrine nue, parée du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquiétait
+le plus dans ces visions, c'était que les couronnes, les tuniques, les
+voiles, qu'il avait brûlés de ses propres mains pussent ainsi revenir;
+il lui devenait évident que ces choses avaient une âme impérissable et
+il s'écriait:
+
+--Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent à moi!
+
+Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n'en
+éprouvait que plus d'inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais
+comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tentations, il
+espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.
+
+--Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils,
+c'était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse
+de ce que j'ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mon doux Jésus! mon
+Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantôme accomplisse ce que
+n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomphé de la chair, ne
+souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis exposé
+présentement à des dangers plus grands que ceux que je courus jamais.
+J'éprouve et je sais que le rêve a plus de puissance que la réalité.
+Et comment en pourrait-il être autrement, puisqu'il est lui-même une
+réalité supérieure? Il est l'âme des choses. Platon lui-même, bien
+qu'il ne fût qu'un idolâtre, a reconnu l'existence propre des idées.
+Dans ce banquet des démons où tu m'as accompagné, Seigneur, j'ai
+entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais non point,
+certes, dénués d'intelligence, s'accorder à reconnaître que nous
+percevons dans la solitude, dans la méditation et dans l'extase des
+objets véritables; et ton Écriture, mon Dieu, atteste maintes fois la
+vertu des songes et la force des visions formées, soit par toi, Dieu
+splendide, soit par ton adversaire.
+
+Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu,
+et Dieu ne se hâtait point de l'éclairer. Ses nuits n'étaient plus
+qu'un long rêve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un
+matin, il se réveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, à la
+clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des
+crimes. Thaïs était venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis
+qu'il pleurait, elle s'était glissée dans sa couche. Il ne lui restait
+plus de doutes: l'image de Thaïs était une image impure.
+
+Le coeur soulevé de dégoût, il s'arracha de sa couche souillée et se
+cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures
+coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule.
+Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuce était seul. Le
+fantôme l'avait enfin quitté et son absence même était épouvantable.
+Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein
+d'horreur:
+
+--Comment ne l'ai-je point repoussée? Comment ne me suis-je pas
+arraché de ses bras froids et de ses genoux brûlants?
+
+Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche
+abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons
+n'y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le
+trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le
+seuil, entrèrent à la file et s'allèrent blottir sous le lit. A
+l'heure de vêpres, il en vint un huitième dont l'odeur était infecte.
+Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut
+trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus
+petits à mesure qu'ils se multipliaient et, n'étant pas plus gros que
+des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux,
+ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait
+les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine
+avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals.
+
+Pour expier l'abomination de son rêve et fuir les pensées impures,
+Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se
+livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux
+singuliers, à des oeuvres très neuves. Mais avant d'accomplir son
+dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui
+demander conseil.
+
+Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'était au
+déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines
+violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une
+colombe qui s'était posée sur son épaule.
+
+--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce! Admire sa bonté:
+il m'envoie les bêtes qu'il a créées pour que je m'entretienne avec
+elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du
+ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou,
+et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon
+frère, à m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je
+poserai là mon arrosoir et je t'écouterai.
+
+Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses
+jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la
+foule des chacals.
+
+--Ne penses-tu pas, mon père, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans
+le désert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'étonner
+le diable par mes austérités?
+
+--Je ne suis qu'un pauvre pécheur, répondit Palémon, et je connais mal
+les hommes, ayant passé toute ma vie dans ce jardin, avec des
+gazelles, de petits lièvres et des pigeons. Mais il me semble, mon
+frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passé sans ménagement
+des agitations du siècle au calme de la solitude. Ces brusques
+passages ne peuvent que nuire à la santé de l'âme. Il en est de toi,
+mon frère, comme d'un homme qui s'expose presque dans le même temps à
+une grande chaleur et à un grand froid. La toux l'agite et la fièvre
+le tourmente. A ta place, frère Paphnuce, loin de me retirer tout de
+suite dans quelque désert affreux, je prendrais les distractions qui
+conviennent à un moine et à un saint abbé. Je visiterais les
+monastères du voisinage. Il y en a d'admirables, à ce que l'on
+rapporte. Celui de l'abbé Sérapion contient, m'a-t-on dit, mille
+quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divisés en
+autant de légions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure
+même que certains rapports sont observés entre le caractère des moines
+et la figure des lettres qui les désignent et que, par exemple, ceux
+qui sont placés sous le Z ont le caractère tortueux, tandis que les
+légionnaires rangés sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si
+j'étais de toi, mon frère, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je
+n'aurais point de repos que je n'aie contemplé une chose si
+merveilleuse. Je ne manquerais pas d'étudier les constitutions des
+diverses communautés qui sont semées sur les bords du Nil, afin de
+pouvoir les comparer entre elles. Ce sont là des soins convenables à
+un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ouï dire que l'abbé
+Ephrem a rédigé des règles spirituelles d'une grande beauté. Avec sa
+permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile.
+Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumées à manier la bêche,
+n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le
+mince roseau de l'écrivain. Mais toi, mon frère, tu possèdes la
+connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne
+saurait trop admirer une belle écriture. Le travail de copiste et de
+lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensées.
+Frère Paphnuce, que ne mets-tu par écrit les enseignements de Paul et
+d'Antoine, nos pères? Peu à peu tu retrouveras dans ces pieux travaux
+la paix de l'âme et des sens; la solitude redeviendra aimable à ton
+coeur et bientôt tu seras en état de reprendre les travaux ascétiques
+que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il
+ne faut pas attendre un grand bien d'une pénitence excessive. Du temps
+qu'il était parmi nous, notre père Antoine avait coutume de dire:
+«L'excès du jeûne produit la faiblesse et la faiblesse engendre
+l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des
+abstinences indiscrètement prolongées. On peut dire de ceux-ci qu'ils
+se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanimés au
+pouvoir du démon.» Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis
+qu'un ignorant, mais avec la grâce de Dieu, j'ai retenu les propos de
+notre père.
+
+Paphnuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer ses conseils.
+Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petit jardin, il
+se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis
+que la colombe se balançait sur son dos arrondi. A cette vue il fut
+pris de l'envie de pleurer.
+
+En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On
+eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut
+que c'était des myriades de petits chacals. Cette nuit-là, il vit en
+songe une haute colonne de pierre, surmontée d'une figure humaine et
+il entendit une voix qui disait:
+
+--Monte sur cette colonne!
+
+A son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, il
+assembla ses disciples et leur parla de la sorte:
+
+--Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller où Dieu m'envoie.
+Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-même et prenez
+soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu.
+
+Tandis qu'il s'éloignait, ils demeuraient prosternés à terre et, quand
+ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire à l'horizon
+des sables.
+
+Il marcha jour et nuit, jusqu'à ce qu'il eût atteint les ruines de ce
+temple bâti jadis par les idolâtres et dans lequel il avait dormi
+parmi les scorpions et les sirènes lors de son voyage merveilleux. Les
+murs couverts de signes magiques étaient debout. Trente fûts
+gigantesques qui se terminaient en têtes humaines ou en fleurs de
+lotus soutenaient encore d'énormes poutres de pierre. Seule à
+l'extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué son faix
+antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tête d'une
+femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front
+des cornes de vache.
+
+Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait été montrée
+dans son rêve et il l'estima haute de trente-deux coudées. S'étant
+rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle de cette
+hauteur et, quand l'échelle fut appliquée à la colonne, il y monta,
+s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur:
+
+--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puissé-je y
+rester en ta grâce jusqu'à l'heure de ma mort.
+
+Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant à la Providence divine
+et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi
+subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes
+vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau
+fraîche, que les jeunes garçons montèrent jusqu'au faîte de la
+colonne.
+
+Le chapiteau n'était pas assez large pour que le moine pût s'y étendre
+tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croisées et la
+tête contre la poitrine, et le sommeil était pour lui une fatigue plus
+cruelle que la veille. A l'aurore, les éperviers l'effleuraient de
+leurs ailes, et il se réveillait plein d'angoisse et d'épouvante.
+
+Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'échelle, craignait
+Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleil et à la
+pluie, et redoutant qu'il ne vînt à choir pendant son sommeil, cet
+homme pieux établit sur la colonne un toit et une balustrade.
+
+Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se répandait de
+village en village et les laboureurs de la vallée venaient, le
+dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite.
+Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa
+retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent la faveur de
+se bâtir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient
+se ranger en cercle autour du maître qui leur faisait entendre des
+paroles d'édification:
+
+--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petits enfants
+que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair est la source
+et le principe de tous les péchés: ils sortent de lui comme d'un père.
+L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colère et l'envie sont sa
+postérité bien-aimée. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu
+les riches emportés par le vice de luxure qui, semblable à un fleuve à
+la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.
+
+Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d'une telle nouveauté,
+voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuve la
+voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se
+défendre de penser que Dieu l'avait érigé en exemple aux solitaires. A
+sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent point leur surprise;
+s'étant consultés, ils tombèrent d'accord pour blâmer une pénitence si
+extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuce à descendre.
+
+--Un tel genre de vie est contraire à l'usage, disaient-ils; il est
+singulier et hors de toute règle.
+
+Mais Paphnuce leur répondit:
+
+--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les
+travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers comme lui-même?
+C'est par un signe de Dieu que je suis monté ici; c'est un signe de
+Dieu qui m'en fera descendre.
+
+Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux
+disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de l'ermitage
+aérien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hissèrent sur
+les décombres du temple; mais blâmés de leurs frères et vaincus par la
+fatigue, ils renoncèrent bientôt à ces pratiques.
+
+Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient de très loin et
+ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'idée de leur
+vendre de l'eau fraîche et des pastèques. Adossée à la colonne,
+derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous
+une toile à raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A
+l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et
+construisit un four tout à côté, dans l'espoir de vendre des pains et
+des gâteaux aux étrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait
+sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'Égypte
+commençaient à venir, un homme avide de gain éleva un caravansérail
+pour loger les maîtres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs
+mulets. Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs
+du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un
+barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses
+joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et
+de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la
+vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines
+et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontées de l'image
+du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en
+égyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la
+vraie bière de Cilicie._ Sur les murs, sculptés de figures antiques,
+les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons
+fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux
+hôtes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le
+fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une
+patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la
+fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes.
+Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, des maçons
+bâtissaient des couvents, des chapelles, des églises. Au bout de six
+mois, une ville était fondée, avec un corps de garde, un tribunal, une
+prison et une école tenue par un vieux scribe aveugle.
+
+Les pèlerins succédaient sans cesse aux pèlerins. Les évêques et les
+chorévêques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche
+d'Antioche, qui se trouvait alors en Égypte, vint avec tout son
+clergé. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite
+et les chefs des Églises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase,
+le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbés Ephrém et
+Sérapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premières
+défiances. Paphnuce leur répondit:
+
+--Sachez, mes frères, que la pénitence que j'endure est à peine égale
+aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et la force
+m'étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, du haut du
+socle où Dieu m'a porté, je vois les êtres humains s'agiter comme des
+fourmis. Mais à le considérer en dedans, l'homme est immense: il est
+grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'étend devant
+moi, ces monastères, ces hôtelleries, ces barques sur le fleuve, ces
+villages, et ce que je découvre au loin de champs, de canaux, de
+sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est
+en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des déserts
+illimités. Et le mal, le mal et la mort, étendus sur cette immensité,
+la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis à moi seul un
+univers de pensées mauvaises.
+
+Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était en lui.
+
+Le septième mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Saïs des
+femmes, qui longtemps stériles, espéraient obtenir des enfants par
+l'intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Elles
+frottaient contre la pierre leurs ventres inféconds. Puis ce furent, à
+perte de vue, des chariots, des litières, des brancards qui
+s'arrêtaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en
+sortait des malades effrayants à voir. Des mères présentaient à
+Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membres étaient retournés, les
+yeux révulsés, la bouche écumeuse et la voix rauque. Il imposait sur
+eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allongés, et
+levaient vers lui, au hasard, leur face percée de deux trous
+sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilité pesante, la
+maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des
+boiteux lui présentaient leur pied-bot; des cancéreuses prenant leur
+poitrine à deux mains, découvraient devant lui leur sein dévoré par
+l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient déposer à
+terre, et il semblait qu'on déchargeât des outres. Il les bénissait.
+Des Nubiens, atteints de la lèpre éléphantine, avançaient d'un pas
+lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanimé.
+Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civière
+une jeune fille d'Aphroditopolis qui, après avoir vomi du sang,
+dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses
+parents, qui la croyaient morte, avaient posé une palme sur sa
+poitrine. Paphnuce, ayant prié Dieu, la jeune fille souleva la tête et
+ouvrit les yeux.
+
+Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par le saint, les
+malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin,
+accouraient de toutes les parties d'Égypte en légions innombrables.
+Dès qu'ils apercevaient la stèle, ils étaient saisis de convulsions,
+se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose à
+peine croyable! les assistants, agités à leur tour par un violent
+délire, imitaient les contorsions des épileptiques. Moines et
+pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, se débattaient pêle-mêle, les
+membres tordus, la bouche écumeuse, avalant de la terre à poignée et
+prophétisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson
+lui secouer les membres et criait vers Dieu:
+
+--Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes les impuretés
+de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de
+mauvais esprits.
+
+Chaque fois qu'un malade s'en allait guéri, les assistants
+l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de répéter:
+
+--Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé.
+
+Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonne miraculeuse;
+des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images
+votives. Des Grecs y traçaient des distiques ingénieux, et comme
+chaque pèlerin venait y graver son nom, la pierre fut bientôt couverte
+à hauteur d'homme d'une infinité de caractères latins, grecs, coptes,
+puniques, hébreux, syriaques et magiques.
+
+Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité du miracle
+une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au
+temps des mystères antiques. On voyait se mêler, se confondre sur une
+vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes,
+le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux
+longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des
+Barbares et les tuniques lamées d'or des courtisanes. Des femmes
+voilées passaient sur leur âne, précédées d'eunuques noirs qui leur
+frayaient un chemin à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un
+tapis à terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec
+élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de
+serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes.
+Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait,
+grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes,
+les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et
+le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de
+l'Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique,
+les glapissements des mendiants qui répétaient d'antiques chansons de
+harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des
+marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un
+vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des
+petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes
+fraîches.
+
+Et tous ces êtres divers s'étouffaient sous le ciel blanc, dans un air
+épais, chargé du parfum des femmes, de l'odeur des nègres, de la fumée
+des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à
+des bergers pour les brûler devant le saint.
+
+La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des
+lanternes, et ce n'étaient plus qu'ombres rouges et formes noires.
+Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le
+visage éclairé par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou
+enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia
+et puis se changea lui-même en arbre. Il faisait de grands gestes, que
+son ombre répétait avec des déformations risibles, et l'auditoire
+émerveillé poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les
+buveurs, couchés sur des divans, demandaient de la bière et du vin.
+Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, représentaient devant
+eux des scènes religieuses et lascives. A l'écart, des jeunes hommes
+jouaient aux dés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans
+l'ombre les prostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées,
+s'élevait l'immuable colonne; la tête aux cornes de vache regardait
+dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et
+la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable à l'épaule
+nue d'une déesse. Les collines ruissellent de lumière et d'azur, et
+Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des
+eaux, parmi les saphirs de la nuit.
+
+Les jours s'écoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand
+vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant à travers les fentes
+de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent
+incapables de mouvement. Brûlée par le soleil, rougie par la rosée, sa
+peau se fendait; de larges ulcères dévoraient ses bras et ses jambes.
+Mais le désir de Thaïs le consumait intérieurement et il criait:
+
+--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des
+pensées immondes! Encore de monstrueux désirs! Seigneur, fais passer
+en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est
+faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les péchés du monde,
+comme je l'ai entendu dire à certain forgeron d'impostures, cette
+fable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd'hui
+l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent
+dans l'âme des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les
+âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange que n'en contint
+jamais l'âme d'un pécheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu,
+d'avoir fait de moi l'égout de l'univers.
+
+Mais voici qu'une grande rumeur s'éleva un jour dans la ville sainte
+et monta jusqu'aux oreilles de l'ascète: un très grand personnage, un
+homme des plus illustres, le préfet de la flotte d'Alexandrie, Lucius
+Aurélius Cotta va venir, il vient, il approche!
+
+La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les
+canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieurs reprises le
+désir de voir le stylite et la nouvelle ville, à laquelle on donnait
+le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve
+tout couvert de voiles. A bord d'une galère dorée et tendue de
+pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied à terre et
+s'avança accompagné d'un secrétaire, qui portait ses tablettes, et
+d'Aristée, son médecin, avec qui il aimait à converser.
+
+Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge se remplissait
+de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne,
+il s'arrêta et se mit à examiner le stylite en s'épongeant le front
+avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait
+beaucoup observé dans ses longs voyages. Il aimait à se souvenir et
+méditait d'écrire, après l'histoire punique, un livre des choses
+singulières qu'il avait vues. Il semblait s'intéresser beaucoup au
+spectacle qui s'offrait à lui.
+
+--Voilà qui est étrange! disait-il tout suant et soufflant. Et,
+circonstance digne d'être rapportée, cet homme est mon hôte. Oui, ce
+moine vint souper chez moi l'an passé; après quoi il enleva une
+comédienne.
+
+Et, se tournant vers son secrétaire:
+
+--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la
+colonne, sans oublier la forme du chapiteau.
+
+Puis, s'épongeant le front de nouveau:
+
+--Des personnes dignes de foi m'ont assuré, que depuis un an qu'il est
+monté sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quittée un moment.
+Aristée, cela est-il possible?
+
+--Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée, et ce
+serait impossible à un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu
+pas, Lucius, que parfois les maladies de l'âme et du corps
+communiquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que ne possèdent
+pas les hommes bien portants. Et, à vrai dire, il n'y a réellement ni
+bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des états différents des
+organes. A force d'étudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis
+arrivé à les considérer comme les formes nécessaires de la vie. Je
+prends plus de plaisir à les étudier qu'à les combattre. Il y en a
+qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un
+désordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle
+chose qu'une fièvre quarte! Parfois certaines affections du corps
+déterminent une exaltation subite des facultés de l'esprit. Tu connais
+Créon. Enfant, il était bègue et stupide. Mais s'étant fendu le crâne
+en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu
+sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe caché.
+D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te
+semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent
+garder une entière immobilité, non point seulement le long d'une
+année, mais durant vingt, trente et quarante ans.
+
+--Par Jupiter! s'écria Cotta, voilà une grande aberration! Car l'homme
+est né pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il
+est commis au préjudice de l'État. Je ne sais trop à quelle croyance
+rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la
+rattacher à certains cultes asiatiques. Du temps que j'étais
+gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus érigés sur les propylées de
+la ville d'Héra. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant
+sept jours. Le peuple est persuadé que cet homme, conversant avec les
+dieux, obtient de leur providence la prospérité de la Syrie. Cette
+coutume me parut dénuée de raison; toutefois, je ne fis rien pour la
+détruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir
+les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il
+n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir
+est de donner satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou
+mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps, des lieux et
+des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre
+révolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est
+justement détesté. D'ailleurs, comment s'élever au-dessus des
+superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolérant?
+Aristée, je suis d'avis qu'on laisse ce néphélococcygien en paix dans
+les airs, exposé seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en
+le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me
+rendant compte de ses pensées et de ses croyances.
+
+Il souffla, toussa, posa la main sur l'épaule de son secrétaire:
+
+--Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il est
+recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes.
+Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinités
+génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l'interroger lui-même.
+
+Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux pour n'être point
+aveuglé par le soleil, il enfla sa voix:
+
+--Holà! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hôte, réponds-moi.
+Que fais-tu là-haut? Pourquoi y es-tu monté et pourquoi y demeures-tu?
+Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique?
+
+Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna pas lui
+faire de réponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit:
+
+--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les péchés du monde et
+guérit les maladies.
+
+--Par Jupiter! tu l'entends, Aristée, s'écria Cotta. Le
+néphélococcygien exerce, comme toi, la médecine! Que dis-tu d'un
+confrère si élevé?
+
+Aristée secoua la tête:
+
+--Il est possible qu'il guérisse mieux que je ne fais moi-même
+certaines maladies, telles, par exemple, que l'épilepsie, nommée
+vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient également
+divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal
+est en partie dans l'imagination et tu reconnaîtras, Lucius, que ce
+moine ainsi juché sur cette tête de déesse frappe l'imagination des
+malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbé dans mon
+officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces,
+Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science.
+
+--Lesquelles? demanda Cotta.
+
+--L'ignorance et la folie, répondit Aristée.
+
+--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en
+ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un écrivain habile
+raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares
+ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave
+et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou
+plutôt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes à
+Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi.
+
+Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de bouche en
+bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparable
+splendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les
+ornèrent et les transformèrent, et l'on contait que le saint, du haut
+de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foi des
+apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient aux dernières
+paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré; dans leur bouche le
+souper auquel ce personnage avait convié l'ascète devenait une sainte
+communion, des agapes spirituelles, un banquet céleste. On
+enrichissait le récit de cette rencontre de circonstances
+merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les
+premiers. On disait qu'au moment où Cotta, après une longue dispute,
+avait confessé la vérité, un ange était venu du ciel essuyer la sueur
+de son front. On ajoutait que le médecin et le secrétaire du préfet de
+la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle étant
+notoire, les diacres des principales églises de Lybie en rédigèrent
+les actes authentiques. On peut dire sans exagération que, dès lors,
+le monde entier fut saisi du désir de voir Paphnuce, et qu'en Occident
+comme en Orient, tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards
+éblouis. Les plus illustres cités d'Italie lui envoyèrent des
+ambassadeurs, et le césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait
+l'orthodoxie chrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui
+remirent avec un grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville
+éclose à ses pieds dormait dans la rosée, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole.
+Dieu t'a suscité pour sa gloire. Il t'a choisi pour opérer des
+miracles, guérir les malades, convertir les païens, éclairer les
+pécheurs, confondre les ariens et rétablir la paix de l'Église.
+
+Paphnuce répondit:
+
+--Que la volonté de Dieu soit faite!
+
+La voix reprit:
+
+--Lève-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance,
+qui, loin d'imiter la sagesse de son frère Constant, favorise l'erreur
+d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi
+et tes sandales résonneront sur le pavé d'or des basiliques, devant le
+trône des Césars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de
+Constantin. Tu régneras sur l'Église pacifiée et puissante; et, de
+même que l'âme conduit le corps, l'Église gouvernera l'empire. Tu
+seras placé au-dessus des sénateurs, des comtes et des patrices. Tu
+feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux
+Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera
+l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au
+patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire,
+le baisera comme la relique d'un saint. Va!
+
+Paphnuce répondit:
+
+--Que la volonté de Dieu soit accomplie!
+
+Et, faisant effort pour se mettre debout, il se préparait à descendre.
+Mais la voix, devinant sa pensée, lui dit:
+
+--Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agir comme
+un homme ordinaire et méconnaître les dons qui sont en toi. Mesure
+mieux ta puissance, angélique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es
+doit voler dans les airs. Saute; les anges sont là pour te soutenir.
+Saute donc!
+
+Paphnuce répondit:
+
+--Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans les cieux!
+
+Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenaillées d'un
+grand oiseau malade, il allait s'élancer, quand tout à coup un
+ricanement hideux résonna à son oreille. Épouvanté, il demanda:
+
+--Qui donc rit ainsi?
+
+--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au début de notre
+amitié; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Très cher,
+c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te témoigner toute ma
+satisfaction de la docilité avec laquelle tu accomplis mes désirs.
+Paphnuce, je suis content de toi!
+
+Paphnuce murmura d'une voix étranglée par la peur:
+
+--Arrière, arrière! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jésus sur
+le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde.
+
+Il retomba consterné sur la pierre.
+
+--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tôt? songeait-il. Plus misérable
+que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui espèrent en moi,
+j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dépravé que les
+maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne
+distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu
+jusqu'au discernement du nouveau-né qui pleure quand on le tire du
+sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maître, de la
+plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables.
+Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce
+faîte, la luxure et l'orgueil y montaient à mon côté. Ce n'est pas la
+grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne
+en subit de pareilles; et je veux bien que leurs épées transpercent ma
+chair sous le regard des anges. J'en suis arrivé même à chérir mes
+tortures, mais Dieu se tait et son silence m'étonne. Il me quitte, moi
+qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence.
+Il me fuit. Je veux courir après lui. Cette pierre me brûle les pieds.
+Vite, partons, rattrapons Dieu.
+
+Aussitôt il saisit l'échelle qui demeurait appuyée à la colonne, y
+posa les pieds et, ayant franchi un échelon, il se trouva face à face
+avec la tête de la bête: elle souriait étrangement. Il lui fut certain
+alors que ce qu'il avait pris pour le siège de son repos et de sa
+gloire n'était que l'instrument diabolique de son trouble et de sa
+damnation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol.
+Ses pieds avaient oublié la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur
+lui l'ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir. Tout
+dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de
+cabarets, d'hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une
+ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le
+poursuivait en aboyant, ne s'arrêta qu'aux premiers sables du désert.
+Et Paphnuce s'en alla par la contrée où il n'y a de route que la piste
+des bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par
+les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa
+fuite désolée.
+
+Enfin, près d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant
+pas encore si Dieu était loin, il découvrit une ville muette qui
+s'étendait à droite et à gauche et s'allait perdre dans la pourpre de
+l'horizon. Les demeures, largement isolées et pareilles les unes aux
+autres, ressemblaient à des pyramides coupées à la moitié de leur
+hauteur. C'étaient des tombeaux. Les portes en étaient brisées et l'on
+voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hyènes et des loups
+qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le
+seuil, dépouillés par les brigands et rongés par les bêtes. Ayant
+traversé cette ville funèbre, Paphnuce tomba exténué devant un tombeau
+qui s'élevait à l'écart près d'une source couronnée de palmiers. Ce
+tombeau était très orné et, comme il n'avait plus de porte, on
+apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des
+serpents.
+
+--Voilà, soupira-t-il, ma demeure d'élection, le tabernacle de mon
+repentir et de ma pénitence.
+
+Il s'y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosterné sur la
+dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla à la
+fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes
+et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce
+genre de vie était bon, il en fit la règle de son existence. Depuis le
+matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre.
+
+Or, un jour qu'il était ainsi prosterné, il entendit une voix qui
+disait:
+
+--Regarde ces images afin de t'instruire.
+
+Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre des
+peintures qui représentaient des scènes riantes et familières. C'était
+un ouvrage très ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y
+remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs
+joues étaient toutes gonflées; d'autres plumaient des oies ou
+faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin
+un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percée de flèches.
+Là, des paysans s'occupaient aux semailles, à la moisson, à la
+récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flûtes
+et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus
+brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés. Sa robe transparente
+laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche
+étaient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourné
+de profil. Et cette figure était exquise. Paphnuce l'ayant considérée
+baissa les yeux et répondit à la voix:
+
+--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles
+représentent les journées terrestres de l'idolâtre dont le corps
+repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de
+basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgré leurs
+vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanité!...
+
+--Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et
+tu n'auras pas vécu.
+
+A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix
+lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues
+paupières, le regardait fixement. A son tour elle parla:
+
+--Vois: je suis mystérieuse et belle. Aime-moi; épuise dans mes bras
+l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux
+m'échapper: je suis la beauté de la femme. Où penses-tu me fuir,
+insensé? Tu retrouveras mon image dans l'éclat des fleurs et dans la
+grâce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des
+gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles
+clartés de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en
+toi-même. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entouré de
+bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a pressée sur son coeur. Il
+y a mille ans qu'il a reçu le dernier baiser de ma bouche, et son
+sommeil en est encore parfumé. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment
+ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de
+Thaïs. Tu es un moine instruit et très avancé dans la connaissance des
+choses. Tu as voyagé, et c'est en voyage qu'on apprend le plus.
+Souvent une journée qu'on passe dehors apporte plus de nouveautés que
+dix années pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans
+avoir entendu dire que Thaïs a vécu jadis dans Sparte sous le nom
+d'Hélène. Elle eut dans Thèbes Hécatompyle une autre existence. Et
+Thaïs de Thèbes, c'était moi. Comment ne l'as-tu pas deviné? J'ai
+pris, vivante, ma large part des péchés du monde, et maintenant
+réduite ici à l'état d'ombre, je suis encore très capable de prendre
+tes péchés, moine bien-aimé. D'où vient ta surprise? Il était pourtant
+certain que partout où tu irais, tu retrouverais Thaïs.
+
+Il se frappait le front contre la dalle et criait d'épouvante. Et
+chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et
+parlait d'une voix claire, mêlée de souffles frais. Et, comme le saint
+homme résistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci:
+
+--Aime-moi; cède, ami. Tant que tu me résisteras, je te tourmenterai.
+Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai,
+s'il le faut, que tu sois mort. Étant magicienne, je saurai faire
+entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et
+qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demandé en vain. Et songe,
+Paphnuce, à l'étrangeté de ta situation, quand ton âme bienheureuse
+verra du haut du ciel son propre corps se livrer au péché. Dieu, qui a
+promis de te rendre ce corps après le jugement dernier et la
+consommation des siècles, sera lui-même fort embarrassé! Comment
+pourra-t-il installer dans la gloire céleste une forme humaine habitée
+par un diable et gardée par une sorcière? Tu n'as pas songé à cette
+difficulté. Dieu non plus, peut-être. Entre nous, il n'est pas bien
+subtil. La plus simple magicienne le trompe aisément, et s'il n'avait
+ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui
+tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux
+serpent, son adversaire. Celui-là est un merveilleux artiste. Je ne
+suis si belle que parce qu'il a travaillé à ma parure. C'est lui qui
+m'a enseigné à natter mes cheveux et à me faire des doigts de rose et
+des ongles d'agate. Tu l'as trop méconnu. Quand tu es venu te loger
+dans ce tombeau, tu as chassé du pied les serpents qui y habitaient,
+sans t'inquiéter de savoir s'ils étaient de sa famille, et tu as
+écrasé leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis
+une méchante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il
+était musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voilà brouillé avec la
+science et la beauté; tu es tout à fait misérable, et Iaveh ne vient
+point à ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. Étant aussi
+grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par
+impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la création serait
+bousculée. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.
+
+Paphnuce n'ignorait pas les prodiges opérés par les arts magiques. Il
+songeait dans sa grande inquiétude:
+
+--Peut-être le mort enseveli à mes pieds sait-il les paroles écrites
+dans ce livre mystérieux, qui demeure caché non loin d'ici au fond
+d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant
+la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumière du soleil et
+le sourire des femmes.
+
+Sa peur était que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre,
+comme de leur vivant, et qu'il les vît s'unir. Parfois, il croyait
+entendre le souffle léger des baisers.
+
+Tout lui était trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il
+craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se
+tenait prosterné selon sa coutume, une voix inconnue lui dit:
+
+--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si
+je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'épouvanté. Il y a des
+hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des
+hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des
+hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mâles. Il y a
+des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des
+hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine.
+De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit mort pour le salut de ces
+hommes?
+
+Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumière une
+large chaussée, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussée,
+Aristobule et Chéréas passaient au galop de leurs chevaux syriens et
+l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes
+hommes. Sous un portique Callicrate déclamait des vers; l'orgueil
+satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le
+jardin, Zénothémis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent
+aux ailes d'azur. Vêtu de blanc et coiffé d'une mitre étincelante,
+Hermodore méditait sous un perséa sacré, qui portait, en guise de
+fleurs, de petites têtes au pur profil, coiffées, comme les déesses
+des Égyptiens, de vautours, d'éperviers ou du disque brillant de la
+lune; tandis qu'à l'écart au bord d'une fontaine, Nicias étudiait sur
+une sphère armillaire le mouvement harmonieux des astres.
+
+Puis une femme voilée s'approcha du moine tenant à la main un rameau
+de myrte. Et elle lui dit:
+
+--Regarde. Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent
+l'infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grande pensée.
+Mais par cela seul qu'ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux
+et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à
+l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu.
+Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est
+permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu
+serais!
+
+Et la vision s'évanouit.
+
+C'est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans
+son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude
+de ce tombeau était plus peuplée qu'un carrefour de grande ville. Les
+démons y poussaient de grands éclats de rire, et des millions de
+larves, d'empuses, de lémures y accomplissaient le simulacre de tous
+les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des
+satyres mêlés à des faunesses dansaient autour de lui et
+l'entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le
+craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscènes
+et de coups. Un jour un diable, qui n'était pas plus haut que le bras,
+lui vola la corde dont il se ceignait les reins.
+
+Il songeait:
+
+--Pensée, où m'as-tu conduit?
+
+Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à son esprit
+le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, des bananiers aux
+larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des
+tiges qu'il porta dans le tombeau. Là, il les broya sous une pierre et
+les réduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux
+cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle
+qu'un diable lui avait volée. Les démons en éprouvèrent quelque
+contrariété: ils cessèrent leur vacarme et la joueuse de cinnor
+elle-même, renonçant à la magie, resta tranquille sur la paroi peinte.
+Paphnuce, tout en écrasant les tiges des bananiers, rassurait son
+courage et sa foi.
+
+--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant
+à l'âme, elle a gardé l'espérance. En vain les diables, en vain cette
+damnée voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur
+répondrai par la bouche de l'apôtre Jean: «Au commencement était le
+Verbe et le Verbe était Dieu.» C'est ce que je crois fermement, et si
+ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et,
+pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le
+croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la
+vie, et c'est la foi seule qui sauve.
+
+Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, et chaque
+matin, il prenait soin de les retourner pour les empêcher de pourrir,
+et il se réjouissait de sentir renaître en lui la simplicité de
+l'enfance. Quand il eut tissé sa corde, il coupa des roseaux pour en
+faire des nattes et des corbeilles. La chambre sépulcrale ressemblait
+à l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisément du travail à
+la prière. Pourtant Dieu ne lui était pas favorable, car une nuit il
+fut réveillé par une voix qui le glaça d'horreur; il avait deviné que
+c'était celle du mort.
+
+La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement léger:
+
+--Hélène! Hélène! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme,
+dont la bouche effleurait l'oreille du moine, répondit:
+
+--Ami, je ne puis me lever: un homme est couché sur moi.
+
+Tout à coup, Paphnuce s'aperçut que sa joue reposait sur le sein d'une
+femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dégagée à demi, soulevait
+sa poitrine. Alors il étreignit désespérément cette fleur de chair
+tiède et parfumée et, consumé du désir de la damnation, il cria:
+
+--Reste, reste, mon ciel!
+
+Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons
+de la lune argentaient son sourire.
+
+--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit à un
+amoureux doué d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as péché. Que
+te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle.
+
+Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une
+prière plus douce qu'une plainte:
+
+--Jésus, mon Jésus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger où je
+suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton père ne m'aime
+plus, puisqu'il ne m'écoute pas, songe que je n'ai que toi. De lui à
+moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me
+plaindre. Mais toi, tu es né d'une femme et c'est pourquoi j'espère en
+toi. Souviens-toi que tu as été homme. Je t'implore, non parce que tu
+es Dieu de Dieu, lumière de lumière, Dieu vrai du Dieu vrai, mais
+parce que tu vécus pauvre et faible, sur cette terre où je souffre,
+parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie
+glaça ton front. C'est ton humanité que je prie, mon Jésus, mon frère
+Jésus!
+
+Après qu'il eut prié ainsi, en se tordant les mains, un formidable
+éclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voix qui avait
+résonné sur le faîte de la colonne dit en ricanant:
+
+--Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l'hérétique. Paphnuce
+est arien! Paphnuce est arien!
+
+Comme frappé de la foudre le moine tomba inanimé.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revêtus
+de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et
+récitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des
+palmes.
+
+--Comme nous traversions le désert, dit l'un d'eux, nous avons entendu
+des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t'avons vu gisant
+inerte sur la dalle. Sans doute des démons t'avaient terrassé et ils
+se sont enfuis à notre approche.
+
+Paphnuce, soulevant la tête, demanda d'une voix faible:
+
+--Mes frères, qui êtes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans
+vos mains? N'est-point en vue de ma sépulture?
+
+Il lui fut répondu:
+
+--Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinq ans,
+et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où il s'était
+retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme. Nous nous
+rendons avec des palmes au-devant de notre père spirituel. Mais toi,
+frère, comment ignores-tu un si grand événement? Est-il possible qu'un
+ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau.
+
+--Hélas! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une telle grâce, et les
+seuls hôtes de cette demeure sont des démons et des vampires. Priez
+pour moi! Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, le plus misérable des
+serviteurs de Dieu.
+
+Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des
+louanges. Celui qui avait déjà pris la parole s'écria avec admiration:
+
+--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels
+travaux qu'on doute s'il n'égalera pas un jour le grand Antoine
+lui-même. Très vénérable, c'est toi qui as converti à Dieu la
+courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par
+les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle,
+virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient
+d'une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des
+hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long
+gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton
+disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des
+moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le
+sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en rêve emporté par
+des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait
+pu échappera la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu
+vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi,
+afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras
+les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise.
+
+--Loin de m'avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce, le
+Seigneur m'a éprouvé par d'effroyables tentations. Je n'ai point été
+ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est élevée à mes yeux
+et elle a marché devant moi. J'ai vécu dans un songe. Hors de Dieu
+tout est rêve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu
+d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'armée de l'erreur
+était innombrable. Elle me poursuit et je suis environné d'épées.
+
+Zozime répondit:
+
+--Vénérable père, il faut considérer que les saints et spécialement
+les saints solitaires subissent de terribles épreuves. Si tu n'as pas
+été porté au ciel dans les bras des séraphins, il est certain que le
+Seigneur a accordé cette grâce à ton image, puisque Flavien, les
+moines et le peuple ont été témoins de ton ravissement.
+
+Cependant Paphnuce résolut d'aller recevoir la bénédiction d'Antoine.
+
+--Frère Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons
+au-devant de notre père.
+
+--Allons! répliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui
+sont les soldats par excellence. Toi et moi, étant abbés, nous
+marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes.
+
+Ils se mirent en marche et Paphnuce disait:
+
+--Dieu est l'unité, car il est la vérité qui est une. Le monde est
+divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se détourner de tous les
+spectacles de la nature, même des plus innocents en apparence. Leur
+diversité qui les rend agréables est le signe qu'ils sont mauvais.
+C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux
+dormantes sans que mon âme se voile de mélancolie. Tout ce que
+perçoivent les sens est détestable. Le moindre grain de sable apporte
+un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le composé de
+toutes les tentations éparses dans l'air léger, sur la terre fleurie,
+dans les eaux claires. Heureux celui dont l'âme est un vase scellé!
+Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend
+rien du monde afin de comprendre Dieu!
+
+Zozime, ayant médité ces paroles, y répondit de la sorte:
+
+--Père vénérable, il convient que je t'avoue mes péchés, puisque tu
+m'as montré ton âme. Ainsi nous nous confesserons l'un à l'autre,
+selon l'usage apostolique. Avant que d'être moine, j'ai mené dans le
+siècle une vie abominable. A Madaura, ville célèbre par ses
+courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je
+soupais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses de flûte, et
+je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que
+toi n'imaginerait jamais jusqu'où m'emportait la fureur de mes désirs.
+Il me suffira de te dire qu'elle n'épargnait ni les matrones ni les
+religieuses et se répandait en adultères et en sacrilèges. J'excitais
+par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le
+plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'étais chrétien et je gardais,
+dans mes égarements, ma foi en Jésus crucifié. Ayant dévoré mes biens
+en débauches, je ressentais déjà les premières atteintes de la
+pauvreté, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir
+dépérir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le
+soutenaient plus; ses mains inquiètes refusaient de le servir; ses
+yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que
+d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps,
+sommeillait. Car pour le châtier d'avoir vécu comme les bêtes, Dieu
+l'avait changé en bête. La perte de mes biens m'avait déjà inspiré des
+réflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus précieux
+encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le
+monde et me retirai dans le désert. J'y goûte depuis vingt ans une
+paix que rien n'a troublée. J'exerce avec mes moines les professions
+de tisserand, d'architecte, de charpentier et même de scribe, quoique,
+à vrai dire, j'aie peu de goût pour l'écriture, ayant toujours à la
+pensée préféré l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits
+sont sans rêves, et j'estime que la grâce du Seigneur est en moi parce
+qu'au milieu des péchés les plus horribles j'ai toujours gardé
+l'espérance.
+
+En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura:
+
+--Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère, ce
+sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes de moi, qui
+ai toujours observé tes commandements! Que ta justice est obscure, ô
+mon Dieu! et que tes voies sont impénétrables!
+
+Zozime étendit les bras:
+
+--Regarde, père vénérable: on dirait des deux côtés de l'horizon, des
+files noires de fourmis émigrantes. Ce sont nos frères qui vont, comme
+nous, au-devant d'Antoine.
+
+Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils découvrirent un
+spectacle magnifique. L'armée des religieux s'étendait sur trois rangs
+en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du
+désert, la crosse à la main, et leurs barbes pendaient jusqu'à terre.
+Les moines, gouvernés par les abbés Ephrem et Sérapion, ainsi que tous
+les cénobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrière eux
+apparaissaient les ascètes venus des rochers lointains. Les uns
+portaient sur leurs corps noircis et desséchés d'informes lambeaux,
+d'autres n'avaient pour vêtements que des roseaux liés en botte avec
+des viornes. Plusieurs étaient nus, mais Dieu les avait couverts d'un
+poil épais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous à la main une
+palme verte; l'on eût dit un arc-en-ciel d'émeraude et ils étaient
+comparables aux choeurs des élus, aux murailles vivantes de la cité de
+Dieu.
+
+Il régnait dans l'assemblée un ordre si parfait que Paphnuce trouva
+sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça près d'eux, après
+avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer
+inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout à coup s'éleva
+une immense clameur:
+
+--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voilà le grand saint!
+voilà celui contre lequel l'enfer n'a point prévalu, le bien-aimé de
+Dieu! Notre père Antoine!
+
+Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrent dans
+le sable.
+
+Du faîte d'une colline, dans l'immensité déserte, Antoine s'avançait
+soutenu par ses disciplines bien-aimés, Macaire et Amathas. Il
+marchait à pas lents, mais sa taille était droite encore et l'on
+sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche
+s'étalait sur sa large poitrine, son crâne poli jetait des rayons de
+lumière comme le front de Moïse. Ses yeux avaient le regard de
+l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il
+leva, pour bénir son peuple, ses bras fatigués par un siècle de
+travaux inouïs, et sa voix jeta ses derniers éclats dans cette parole
+d'amour:
+
+--Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont aimables,
+ô Israël!
+
+Aussitôt, d'un bout à l'autre de la muraille animée, retentit comme un
+grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui
+craint le Seigneur_.
+
+Cependant, accompagné de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les
+rangs des anciens, des anachorètes et des cénobites. Ce voyant, qui
+avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher,
+avait gouverné l'Église chrétienne, ce saint qui avait soutenu la foi
+des martyrs aux jours de l'épreuve suprême, ce docteur dont
+l'éloquence avait foudroyé l'hérésie, parlait tendrement à chacun de
+ses fils et leur faisait des adieux familiers, à la veille de sa mort
+bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise.
+
+Il disait aux abbés Ephrem et Sérapion:
+
+--Vous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous deux
+d'illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel d'une
+armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques
+de ses milices.
+
+Apercevant le vieillard Palémon, il l'embrassa et dit:
+
+--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son âme répand un
+parfum aussi suave que la fleur des fèves qu'il sème chaque année.
+
+A l'abbé Zozime il parla de la sorte:
+
+--Tu n'as pas désespéré de la bonté divine, c'est pourquoi la paix du
+Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta
+corruption.
+
+Il tenait à tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il
+disait:
+
+--L'apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillards assis,
+vêtus de robes blanches et la tête couronnée.
+
+Aux jeunes hommes:
+
+--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.
+
+C'est ainsi que, parcourant le front de son armée filiale, il semait
+les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba à genoux,
+déchiré entre la crainte et l'espérance.
+
+--Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, mon père! viens à
+mon secours, car je péris. J'ai donné à Dieu l'âme de Thaïs, j'ai
+habité le faîte d'une colonne et la chambre d'un sépulcre. Mon front,
+sans cesse prosterné, est devenu calleux comme le genou d'un chameau.
+Et pourtant Dieu s'est retiré de moi. Bénis-moi, mon père, et je serai
+sauvé; secoue l'hysope et je serai lavé et je brillerai comme la
+neige.
+
+Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d'Antinoé ce regard
+dont nul ne pouvait soutenir l'éclat. Ayant arrêté sa vue sur Paul,
+qu'on nommait le Simple, il le considéra longtemps puis il lui fit
+signe d'approcher. Comme ils s'étonnaient tous que le saint s'adressât
+à un homme privé de sens, Antoine dit:
+
+--Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu'à aucun de vous. Lève
+les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.
+
+Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se
+délia.
+
+--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures de pourpre et
+d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune
+âme n'en approche, sinon l'élue à qui le lit est destiné.
+
+Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification, Paphnuce
+rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et
+d'écouter le Simple qui murmurait dans l'extase:
+
+--Les trois vierges me parlent; elles me disent: «Une sainte est près
+de quitter la terre; Thaïs d'Alexandrie va mourir. Et nous avons
+dressé le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la
+Crainte et l'Amour.»
+
+Antoine demanda:
+
+--Doux enfant, que vois-tu encore?
+
+Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, du couchant au
+levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l'abbé d'Antinoé. Une
+sainte épouvante pâlit son visage, et ses prunelles reflétèrent des
+flammes invisibles.
+
+--Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie, s'apprêtent
+à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d'une tour, d'une femme et
+d'un mage. Tous trois portent leur nom marqué au fer rouge; le premier
+sur le front, le second sur le ventre, le troisième sur la poitrine,
+et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu.
+
+Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra
+dans sa simplicité.
+
+Et comme les moines d'Antinoé regardaient Antoine avec inquiétude, le
+saint prononça ces seuls mots:
+
+--Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devons l'adorer
+et nous taire.
+
+Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l'horizon,
+l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, démesurément grandie par une
+faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sans fin, en
+signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les
+hommes.
+
+Debout mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette
+parole unique emplissait ses oreilles: «Thaïs va mourir!» Une telle
+pensée ne lui était jamais venue. Vingt ans, il avait contemplé une
+tête de momie et voici que l'idée que la mort éteindrait les yeux de
+Thaïs l'étonnait désespérément.
+
+«Thaïs va mourir!» Parole incompréhensible! «Thaïs va mourir!» En ces
+trois mots, quel sens terrible et nouveau! «Thaïs va mourir!» Alors
+pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la création?
+«Thaïs va mourir!» A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. «La
+revoir, la voir encore!» Il se mit à courir. Il ne savait où il était,
+ni où il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entière
+certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les
+hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montée par des
+Nubiens et là, couché à l'avant, les yeux dévorant l'espace, il cria,
+de douleur et de rage:
+
+--Fou, fou que j'étais de n'avoir pas possédé Thaïs quand il en était
+temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose
+qu'elle! O démence! J'ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie
+éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a
+vu Thaïs. Comment n'ai-je pas senti que l'éternité bienheureuse était
+dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas
+de sens et n'est qu'un mauvais rêve? O stupide! tu l'as vue et tu as
+désiré les biens de l'autre monde. O lâche! tu l'as vue et tu as
+craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils à
+t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'eût donné? O
+lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs que sur les
+lèvres de Thaïs! Quelle main était sur tes yeux? Maudit soit Celui qui
+t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un
+moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras,
+pétris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abîmé
+dans les enchantements indicibles de son sein dévoilé! Tu as écouté la
+voix jalouse qui te disait: «Abstiens-toi.» Dupe, dupe, triste dupe! O
+regrets! O remords! O désespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en
+enfer la mémoire de l'heure inoubliable et de crier à Dieu: «Brûle ma
+chair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tu ne
+m'ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit par les
+siècles des siècles!... Thaïs va mourir! Dieu ridicule, si tu savais
+comme je me moque de ton enfer! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais
+à moi, jamais, jamais!»
+
+Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des
+journées entières couché sur le ventre, répétant:
+
+--Jamais! jamais! jamais!
+
+Puis, à l'idée qu'elle s'était donnée et que ce n'était pas à lui,
+qu'elle avait répandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y
+avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche, et
+hurlait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongles et
+mordait la chair de ses bras. Il songeait:
+
+--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aimés.
+
+L'idée de ces meurtres l'emplissait d'une fureur délicieuse. Il
+méditait d'égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardant
+jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. Il
+pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse
+inconnue amollissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter au cou
+du compagnon de son enfance et de lui dire: «Nicias, je t'aime,
+puisque tu l'as aimée. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te
+disait.» Et sans cesse le fer de cette parole lui perçait le coeur:
+«Thaïs va mourir!»
+
+--Clartés du jour! ombres argentées de la nuit, astre, cieux, arbres
+aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animaux familiers, âmes
+anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: «Thaïs va mourir!»
+Lumières, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et
+pensées de l'univers! «Thaïs va mourir!...» Elle était la beauté du
+monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grâce.
+Ce vieillard et ces sages assis près d'elle, au banquet d'Alexandrie,
+qu'ils étaient aimables! que leur parole était harmonieuse! L'essaim
+des riantes apparences voltigeait sur leurs lèvres et la volupté
+parfumait toutes leurs pensées. Et parce que le souffle de Thaïs était
+sur eux tout ce qu'ils disaient était amour, beauté, vérité. L'impiété
+charmante prêtait sa grâce à leurs discours. Ils exprimaient aisément
+la splendeur humaine. Hélas! et tout cela n'est plus qu'un songe.
+Thaïs va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais
+peux-tu seulement mourir, embryon desséché, foetus macéré dans le fiel
+et les pleurs arides? Avorton misérable, penses-tu goûter la mort, toi
+qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne!
+Je l'espère, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi
+dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache à la face. Il faut
+bien que je trouve un enfer éternel, afin d'y exhaler l'éternité de
+rage qui est en moi.
+
+
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+Dès l'aube, Albine reçut l'abbé d'Antinoé au seuil des Cellules.
+
+--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vénérable père, car
+sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avais donnée. Tu sais
+que Dieu, dans sa clémence, l'appelle à lui; et comment ne saurais-tu
+pas une nouvelle que les anges ont portée de désert en désert? Il est
+vrai. Thaïs touche à sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis,
+et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue
+parmi nous. Après ton départ, comme elle était enfermée dans la
+cellule marquée de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une
+flûte semblable à celles dont jouent aux festins les filles de sa
+profession. Ce que je faisais était pour qu'elle ne tombât pas dans la
+mélancolie et pour qu'elle n'eût pas moins de grâce et de talent
+devant Dieu qu'elle n'en avait montré au regard des hommes. Je n'avais
+pas agi sans prudence; car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûte
+les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de
+cette flûte invisible disaient: «Nous entendons le rossignol des
+bocages célestes, le cygne mourant de Jésus crucifié.» C'est ainsi que
+Thaïs accomplissait sa pénitence, quand, après soixante jours, la
+porte que tu avais scellée s'ouvrit d'elle-même et le sceau d'argile
+se rompit sans qu'aucune main humaine l'eût touché. A ce signe je
+reconnus que l'épreuve que tu avais imposée devait cesser et que Dieu
+pardonnait les péchés de la joueuse de flûte. Dès lors, elle partagea
+la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les
+édifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle
+semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle était
+triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle était attachée
+à Dieu par la foi, l'espérance et l'amour, je ne craignis pas
+d'employer son art et même sa beauté à l'édification de ses soeurs. Je
+l'invitais à représenter devant nous les actions des femmes fortes et
+des vierges sages de l'Écriture. Elle imitait Esther, Débora, Judith,
+Marie, soeur de Lazare, et Marie, mère de Jésus. Je sais, vénérable
+père, que ton austérité s'alarme à l'idée de ces spectacles. Mais tu
+aurais été touché toi-même, si tu l'avais vue, dans ces pieuses
+scènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses bras
+comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour
+règle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne
+donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifient pas de
+la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s'est donnée à
+Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est
+point unique, est du moins très rare... Cette beauté, son vêtement
+naturel, ne l'a pas encore quittée après trois mois de la fièvre dont
+elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse à voir
+le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, près du puits,
+sous l'antique figuier, à l'ombre duquel les abbesses de ce couvent
+ont coutume de tenir leurs assemblées; tu l'y trouveras, père
+vénérable; mais hâte-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire
+couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'édification
+du monde.
+
+Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière matinale. Le
+long des toits de brique des colombes formaient une file de perles.
+Sur un lit, à l'ombre du figuier, Thaïs reposait toute blanche, les
+bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voilées récitaient les
+prières de l'agonie.
+
+--_Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude et efface
+mon iniquité selon la multitude de tes miséricordes_!
+
+Il l'appela:
+
+--Thaïs!
+
+Elle souleva les paupières et tourna du côté de la voix les globes
+blancs de ses yeux.
+
+Albine fit signe aux femmes voilées de s'éloigner de quelques pas.
+
+--Thaïs! répéta le moine.
+
+Elle souleva la tête; un souffle léger sortit de ses lèvres blanches:
+
+--C'est toi, mon père?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et
+des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-là, mon père, je suis
+née à l'amour... à la vie.
+
+Elle se tut et laissa retomber sa tête.
+
+La mort était sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front.
+Rompant le silence auguste, une tourterelle éleva sa voix plaintive.
+Puis les sanglots du moine se mêlèrent à la psalmodie des vierges.
+
+--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes péchés. Car je
+connais mon injustice et mon crime se lève sans cesse contre moi._
+
+Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violette
+s'ouvrirent tout grands; et, les regards envolés, les bras tendus vers
+les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et fraîche:
+
+--Les voilà, les rosés de l'éternel matin!
+
+Ses yeux brillaient; une légère ardeur colorait ses tempes. Elle
+revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouillé,
+l'enlaça de ses bras noirs.
+
+--Ne meurs pas, criait-il d'une voix étrange qu'il ne reconnaissait
+pas lui-même. Je t'aime, ne meurs pas! Écoute, ma Thaïs. Je t'ai
+trompée, je n'étais qu'un fou misérable. Dieu, le ciel, tout cela
+n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des
+êtres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop
+précieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin
+dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma bien-aimée,
+et dis: «Je vivrai, je veux vivre.» Thaïs, Thaïs, lève-toi!
+
+Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini.
+
+Elle murmura:
+
+--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophètes et les saints...
+le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me
+sourit et m'appelle... Deux séraphins viennent à moi. Ils
+approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu.
+
+Elle poussa un soupir d'allégresse et sa tête retomba inerte sur
+l'oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreinte désespérée,
+la dévorait de désir, de rage et d'amour.
+
+Albine lui cria:
+
+--Va-t'en, maudit!
+
+Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte.
+Paphnuce recula chancelant; les yeux brûlés de flammes et sentant la
+terre s'ouvrir sous ses pas.
+
+Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie:
+
+--_Béni soit le Seigneur, le dieu d'Israël_.
+
+Brusquement la voix s'arrêta dans leur gorge. Elles avaient vu la face
+du moine et elles fuyaient d'épouvante en criant:
+
+--Un vampire! un vampire!
+
+Il était devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il
+sentit sa laideur.
+
+
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS ***
+
+This file should be named 8thai10.txt or 8thai10.zip
+Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8thai11.txt
+VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8thai10a.txt
+
+Project Gutenberg eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+We are now trying to release all our eBooks one year in advance
+of the official release dates, leaving time for better editing.
+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
+even years after the official publication date.
+
+Please note neither this listing nor its contents are final til
+midnight of the last day of the month of any such announcement.
+The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
+preliminary version may often be posted for suggestion, comment
+and editing by those who wish to do so.
+
+Most people start at our Web sites at:
+http://gutenberg.net or
+http://promo.net/pg
+
+These Web sites include award-winning information about Project
+Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
+eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!).
+
+
+Those of you who want to download any eBook before announcement
+can get to them as follows, and just download by date. This is
+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
+indexes our cataloguers produce obviously take a while after an
+announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter.
+
+http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or
+ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04
+
+Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90
+
+Just search by the first five letters of the filename you want,
+as it appears in our Newsletters.
+
+
+Information about Project Gutenberg (one page)
+
+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
+
+We need your donations more than ever!
+
+As of February, 2002, contributions are being solicited from people
+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
+
+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
+
+As the requirements for other states are met, additions to this list
+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
+
+In answer to various questions we have received on this:
+
+We are constantly working on finishing the paperwork to legally
+request donations in all 50 states. If your state is not listed and
+you would like to know if we have added it since the list you have,
+just ask.
+
+While we cannot solicit donations from people in states where we are
+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
+donations from donors in these states who approach us with an offer to
+donate.
+
+International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
+how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
+deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
+ways.
+
+Donations by check or money order may be sent to:
+
+Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+PMB 113
+1739 University Ave.
+Oxford, MS 38655-4109
+
+Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
+method other than by check or money order.
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
+the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
+[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are
+tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
+requirements for other states are met, additions to this list will be
+made and fund-raising will begin in the additional states.
+
+We need your donations more than ever!
+
+You can get up to date donation information online at:
+
+http://www.gutenberg.net/donation.html
+
+
+***
+
+If you can't reach Project Gutenberg,
+you can always email directly to:
+
+Michael S. Hart <hart@pobox.com>
+
+Prof. Hart will answer or forward your message.
+
+We would prefer to send you information by email.
+
+
+**The Legal Small Print**
+
+
+(Three Pages)
+
+***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
+Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
+They tell us you might sue us if there is something wrong with
+your copy of this eBook, even if you got it for free from
+someone other than us, and even if what's wrong is not our
+fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
+disclaims most of our liability to you. It also tells you how
+you may distribute copies of this eBook if you want to.
+
+*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK
+By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm
+eBook, you indicate that you understand, agree to and accept
+this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive
+a refund of the money (if any) you paid for this eBook by
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+ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS
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+is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart
+through the Project Gutenberg Association (the "Project").
+Among other things, this means that no one owns a United States copyright
+on or for this work, so the Project (and you!) can copy and
+distribute it in the United States without permission and
+without paying copyright royalties. Special rules, set forth
+below, apply if you wish to copy and distribute this eBook
+under the "PROJECT GUTENBERG" trademark.
+
+Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market
+any commercial products without permission.
+
+To create these eBooks, the Project expends considerable
+efforts to identify, transcribe and proofread public domain
+works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any
+medium they may be on may contain "Defects". Among other
+things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other
+intellectual property infringement, a defective or damaged
+disk or other eBook medium, a computer virus, or computer
+codes that damage or cannot be read by your equipment.
+
+LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES
+But for the "Right of Replacement or Refund" described below,
+[1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may
+receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims
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+legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR
+UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT,
+INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE
+OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE
+POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES.
+
+If you discover a Defect in this eBook within 90 days of
+receiving it, you can receive a refund of the money (if any)
+you paid for it by sending an explanatory note within that
+time to the person you received it from. If you received it
+on a physical medium, you must return it with your note, and
+such person may choose to alternatively give you a replacement
+copy. If you received it electronically, such person may
+choose to alternatively give you a second opportunity to
+receive it electronically.
+
+THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS
+TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT
+LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A
+PARTICULAR PURPOSE.
+
+Some states do not allow disclaimers of implied warranties or
+the exclusion or limitation of consequential damages, so the
+above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you
+may have other legal rights.
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+INDEMNITY
+You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation,
+and its trustees and agents, and any volunteers associated
+with the production and distribution of Project Gutenberg-tm
+texts harmless, from all liability, cost and expense, including
+legal fees, that arise directly or indirectly from any of the
+following that you do or cause: [1] distribution of this eBook,
+[2] alteration, modification, or addition to the eBook,
+or [3] any Defect.
+
+DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm"
+You may distribute copies of this eBook electronically, or by
+disk, book or any other medium if you either delete this
+"Small Print!" and all other references to Project Gutenberg,
+or:
+
+[1] Only give exact copies of it. Among other things, this
+ requires that you do not remove, alter or modify the
+ eBook or this "small print!" statement. You may however,
+ if you wish, distribute this eBook in machine readable
+ binary, compressed, mark-up, or proprietary form,
+ including any form resulting from conversion by word
+ processing or hypertext software, but only so long as
+ *EITHER*:
+
+ [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and
+ does *not* contain characters other than those
+ intended by the author of the work, although tilde
+ (~), asterisk (*) and underline (_) characters may
+ be used to convey punctuation intended by the
+ author, and additional characters may be used to
+ indicate hypertext links; OR
+
+ [*] The eBook may be readily converted by the reader at
+ no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent
+ form by the program that displays the eBook (as is
+ the case, for instance, with most word processors);
+ OR
+
+ [*] You provide, or agree to also provide on request at
+ no additional cost, fee or expense, a copy of the
+ eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC
+ or other equivalent proprietary form).
+
+[2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this
+ "Small Print!" statement.
+
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+ gross profits you derive calculated using the method you
+ already use to calculate your applicable taxes. If you
+ don't derive profits, no royalty is due. Royalties are
+ payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation"
+ the 60 days following each date you prepare (or were
+ legally required to prepare) your annual (or equivalent
+ periodic) tax return. Please contact us beforehand to
+ let us know your plans and to work out the details.
+
+WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO?
+Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of
+public domain and licensed works that can be freely distributed
+in machine readable form.
+
+The Project gratefully accepts contributions of money, time,
+public domain materials, or royalty free copyright licenses.
+Money should be paid to the:
+"Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
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+software or other items, please contact Michael Hart at:
+hart@pobox.com
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+[Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only
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+Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
+used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be
+they hardware or software or any other related product without
+express permission.]
+
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