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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:27:25 -0700 |
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If you are not located in the United States, you'll have +to check the laws of the country where you are located before using this ebook. + +Title: Thaïs + +Author: Anatole France + +Posting Date: March 22, 2015 [EBook #6377] +Release Date: August, 2004 +First Posted: December 3, 2003 + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK THAÏS *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image +files courtesy of gallica.bnf.fr. + + + + + + + + + + + +ANATOLE FRANCE + +THAÏS + + + + +TABLE + + I. LE LOTUS + II. LE PAPYRUS + III. L'EUPHORBE + + + + +LE LOTUS + + +En ce temps-là le désert, était peuplé d'anachorètes. Sur les deux +rives du Nil, d'innombrables cabanes, bâties de branchages et d'argile +par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes +des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre +isolés et pourtant s'entr'aider au besoin. Des églises, surmontées du +signe de la croix, s'élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes +et les moines s'y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la +célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait +aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés +chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu'afin de mieux +goûter la solitude. + +Anachorètes et cénobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de +nourriture qu'après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas +leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonçant +dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et +menaient une vie encore plus singulière. + +Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule, +dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, +chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour +les chefs-d'oeuvre de la pénitence. En considération du péché +originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et +les contentements, mais les soins mêmes qui passent pour +indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les +maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne +saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les +plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit: +«Le désert se couvrira de fleurs.» + +Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaient leurs +jours dans l'ascétisme et la contemplation, les autres gagnaient leur +subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux +cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en +soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se +joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais à la +vérité ces moines méprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus +montait jusqu'au ciel. + +Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main, +comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons, +ayant pris des figures d'Éthiopiens ou d'animaux, erraient autour des +solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines +allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient +des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable. Considérée +sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de +bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les +merveilleux combats du ciel et de l'enfer. + +Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se +défendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la +pénitence et des macérations. Parfois, l'aiguillon des désirs charnels +les déchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que +leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d'étoiles, aux +miaulements des hyènes affamées. C'est alors que les démons se +présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car si les démons sont +laids en réalité, ils se revêtent parfois d'une beauté apparente qui +empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde +virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir +inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la +croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les +esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s'éloignaient dès +l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'était pas rare, à l'aube, +de rencontrer un de ceux-là s'enfuyant tout en larmes, et répondant à +ceux qui l'interrogeaient: «Je pleure et je gémis, parce qu'un des +chrétiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chassé +ignominieusement.» + +Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et +sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des +apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien +ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamnés. L'on contait avec +épouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la +terre s'entr'ouvrait pour engloutir les méchants qu'ils frappaient de +leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie +et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des +courtisanes. + +Telle était la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait à son +pouvoir jusqu'aux bêtes féroces. Lorsqu'un solitaire était près de +mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint +homme, connaissant par là que Dieu l'appelait à lui, s'en allait +baiser la joue à tous ses frères. Puis il se couchait avec allégresse, +pour s'endormir dans le Seigneur. + +Or, depuis qu'Antoine, âgé de plus de cent ans, s'était retiré sur le +mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n'y +avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en oeuvres que +Paphnuce, abbé d'Antinoé. A vrai dire, Ephrem et Sérapion commandaient +à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite +spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce observait +les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers +sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil très rude, +se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterné le front +contre terre. + +Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la +sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en +Jésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombre de +ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s'être livrés +au brigandage pendant de longues années, avaient été touchés par les +exhortations du saint abbé au point d'embrasser l'état monastique. La +pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux +l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement +par l'abbé d'Antinoé, ne cessait de répandre des larmes, et le diacre +Flavien, qui avait la connaissance des écritures et parlait avec +adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un +jeune paysan nommé Paul et surnommé le Simple, à cause de son extrême +naïveté. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en +lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie. + +Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et +les pratiques de l'ascétisme. Souvent aussi, il méditait sur les +livres sacrés pour y trouver des allégories. C'est pourquoi, jeune +encore d'âge, il abondait en mérites. Les diables qui livrent de si +rudes assauts aux bons anachorètes n'osaient s'approcher de lui. La +nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa +cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant +l'oreille. Et l'on croit que c'était sept démons qu'il retenait sur +son seuil par la vertu de sa sainteté. + +Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait +instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les +mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse, +l'erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu'il croyait +que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de +Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les +attributs et l'existence même de Dieu. Il vivait alors dans la +dissipation, à la manière des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se +rappelait qu'avec honte et pour sa confusion. + +--Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans la +chaudière des fausses délices. + +Il entendait par là qu'il mangeait des viandes habilement apprêtées et +qu'il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu'à +sa vingtième année cette vie du siècle, qu'il conviendrait mieux +d'appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin, +il devint un homme nouveau. + +La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle +était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et +il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore +parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de +l'habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit le +diacre qui lisait ce verset de l'Écriture: «Si tu veux être parfait, +va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres.» +Aussitôt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes et +embrassa la vie monastique. + +Depuis dix ans qu'il s'était retiré loin des hommes, il ne bouillait +plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait +profitablement dans les baumes de la pénitence. + +Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il +avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en +concevoir exactement la difformité, il lui souvint d'avoir vu jadis au +théâtre d'Alexandrie une comédienne d'une grande beauté, nommée Thaïs. +Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer +à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d'habileté, +rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle +simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des païens +prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les +spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou +de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au +seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En +sorte qu'en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre +d'autres âmes. + +Peu s'en était fallu qu'elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de +la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s'était une +fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil +de la courtisane par la timidité naturelle à l'extrême jeunesse (il +avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repoussé, faute +d'argent, car ses parents veillaient à ce qu'il ne pût faire de +grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux +moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait +eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-là il savait +mal discerner ses propres intérêts et qu'il convoitait les faux biens. +Donc, agenouillé dans sa cellule devant le simulacre de ce bois +salutaire où fut suspendue, comme dans une balance, la rançon du +monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché, +et il médita longtemps, selon les règles de l'ascétisme, sur la +laideur épouvantable des délices charnelles, dont cette femme lui +avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d'ignorance. Après +quelques heures de méditation, l'image de Thaïs lui apparut avec une +extrême netteté. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la +tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une +Léda, mollement couchée sur un lit d'hyacinthe, la tête renversée, les +yeux humides et pleins d'éclairs, les narines frémissantes, la bouche +entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux +ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait: + +--Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon +péché! + +Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lèvres de +Thaïs révélaient peu à peu, en s'abaissant aux deux coins de la +bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins +de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonflée de soupirs, montait +une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue, +Paphnuce se sentit troublé jusqu'au fond de l'âme. S'étant prosterné, +il fit cette prière: + +--Toi qui as mis la pitié dans nos coeurs comme la rosée du matin sur +les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni! Louange, +louange à toi! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène +à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu'en toi +les créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intéresse à +cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes +se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, ô Seigneur, le +souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue à pécher avec +tant de citoyens et d'étrangers. Une grande pitié s'est élevée pour +elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée +m'en donne un tel frisson que je sens se hérisser d'effroi tous les +poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la +plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront +durant l'éternité. + +Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses +pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule +était fermée depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pensée de +l'abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la +bête s'évanouit. Connaissant alors que pour la première fois le diable +s'était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière; puis il +songea de nouveau à Thaïs. + +--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve! + +Et il s'endormit. + +Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint +homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vie anachorétique. +Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa +coutume. Palémon était un vieillard; il cultivait un petit jardin: les +bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne le +tourmentaient pas. + +--Dieu soit loué! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sur sa bêche. + +--Dieu soit loué! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon +frère! + +--La paix soit semblablement avec toi! frère Paphnuce, reprit le moine +Palémon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front. + +--Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la +louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui +s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un +dessein que j'ai formé en vue de glorifier le Seigneur. + +--Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni +mes laitues! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon +jardin et sa bonté m'incite à le glorifier dans les concombres et les +citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car +rien n'est plus à craindre que les mouvements désordonnés qui +troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes +semblables à des hommes ivres et nous marchons, tirés de droite et de +gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces +transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s'y +abandonne fait retentir dans l'air souillé le rire épais des brutes. +Cette joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de +désordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'âme et des sens nous +jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. +Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur; mais j'ai éprouvé +dans ma longue vie que le cénobite n'a pas de pire ennemi que la +tristesse. J'entends par là cette mélancolie tenace qui enveloppe +l'âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu. Rien n'est plus +contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de +répandre une âcre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il +ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de +moitié si redoutable. Hélas! il excelle à nous désoler. N'a-t-il pas +montré à notre père Antoine un enfant noir d'une telle beauté que sa +vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre père Antoine évita +les pièges du démon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous; +il s'égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la +mélancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frère, m'entretenir d'un +dessein formé dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part, +si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu. + +--Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. +Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le +péché n'a jamais obscurci la clarté de ton intelligence. + +--Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes +sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du +désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon +expérience. + +--Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur +à la pensée qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs, qui +vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale. + +--Frère Paphnuce, c'est là, en effet, une abomination dont il convient +de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les +gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal? + +--Frère Palémon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec +le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne +l'approuves-tu pas, mon frère? + +--Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur, mais notre père +Antoine avait coutume de dire: «En quelque lieu que tu sois, ne te +hâte pas d'en sortir pour aller ailleurs.» + +--Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans +l'entreprise que j'ai conçue? + +--Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon +frère! Mais notre père Antoine disait encore: «Les poissons qui sont +tirés en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que +les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens +du siècle s'écartent des bons propos.» + +Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre +le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour +d'un jeune pommier. Tandis qu'il bêchait, une antilope ayant franchi +d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le +jardin, s'arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis +s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le +sein de son ami. + +--Dieu soit loué dans la gazelle du désert! dit Palémon. + +Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit +manger dans le creux de sa main à la bête légère. + +Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur les pierres +du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant à ce qu'il +venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit. + +--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence +est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me +serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thaïs au démon qui la +possède. Que Dieu m'éclaire et me conduise! + +Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les +filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que +c'était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu'aux filets et il +en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu'à ce qu'il fît +dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pût s'échapper. +L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa +sainteté, il comprenait aisément le sens mystique des choses, il +connut que l'oiseau captif n'était autre que Thaïs, prise dans les +lacs des abominations, et que, à l'exemple du pluvier, qui coupait les +fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononçant des +paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thaïs était +retenue dans le péché. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi +dans sa résolution première. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris +par les pattes et embarrassé lui-même au piège qu'il avait rompu, il +retomba dans son incertitude. + +Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision. +Thaïs lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les voluptés +coupables et elle n'était point vêtue, selon son habitude, de tissus +diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entière et lui cachait même +une partie du visage, en sorte que l'abbé ne voyait que deux yeux qui +répandaient des larmes blanches et lourdes. + +A cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette vision +lui venait de Dieu, il n'hésita plus. Il se leva, saisit un bâton +noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont il +ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le +sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des +Écritures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre +Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples; +puis, vêtu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec +le dessein de suivre à pied la rive Lybique jusqu'à la ville fondée +par le Macédonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, méprisant +la fatigue, la faim, la soif; le soleil était déjà bas à l'horizon +quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre +des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux +portes des cabanes isolées, pour l'amour de Dieu, et recevant +l'injure, les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni +les brigands, ni les bêtes fauves, mais il prenait grand soin de se +détourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route. +Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la +maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en +chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est péril au +solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'Écriture +que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses +disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le +tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du +siècle peut en ternir les agréables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce +évitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit +à la vue des hommes. + +Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, +le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson, +et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté +des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé +Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une +double chaîne de montagnes de granit. C'est là que les Égyptiens, au +temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y +vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant +qu'elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de +la croix et prononça le nom de Jésus; aussitôt une chauve-souris +s'échappa d'une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu'il avait +chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs +siècles. Son zèle s'en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il +la jeta à la face de l'idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx +exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité, +l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était +empreinte aurait touché l'homme le plus insensible. C'est pourquoi +Paphnuce dit au Sphinx: + +--O bête, à l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le +désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus! et je +te bénirai au nom du Père, du Fils et de l'Esprit. + +Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes +paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit +articulèrent péniblement, comme un écho de la voix de l'homme, le +saint nom de Jésus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, étendant la main +droite, bénit le Sphinx de Silsilé. + +Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s'étant élargie, il +vit les ruines d'une ville immense. Les temples, restés debout, +étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la +permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache +attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il +marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques +herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les +chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des +femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce +savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en +faisant le signe de la croix. + +Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une +misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable +qu'apporte le vent du désert, il s'en approcha, avec l'espoir que +cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n'y +avait point de porte, il aperçut à l'intérieur une cruche, un tas +d'oignons et un lit de feuilles sèches. + +--Voilà, se dit-il, le mobilier d'un ascète. Communément les ermites +s'éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer +bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l'exemple du +saint solitaire Antoine qui, s'étant rendu auprès de l'ermite Paul, +l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses +éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-il par un +corbeau un pain que mon hôte m'invitera honnêtement à rompre. + +Tandis qu'il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la +hutte, cherchant s'il ne découvrirait personne. Il n'avait pas fait +cent pas, qu'il aperçut un homme assis, les jambes croisées sur la +berge du Nil. Cet homme était nu; sa chevelure comme sa barbe +entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce +ne douta point que ce ne fût l'ermite. Il le salua par les paroles que +les moines ont coutume d'échanger quand ils se rencontrent. + +--Que la paix soit avec toi, mon frère! Puisses-tu goûter un jour le +doux rafraîchissement du Paradis. + +L'homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas +entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence était causé par un de ces +ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les +mains jointes, à côté de l'inconnu et resta ainsi en prières jusqu'au +coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas +bougé, il lui dit: + +--Mon père, si tu es sorti de l'extase où je t'ai vu plongé, donne-moi +ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ. + +L'autre lui répondit sans tourner la tête: + +--Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce +Seigneur Jésus-Christ. + +--Quoi! s'écria Paphnuce. Les prophètes l'ont annoncé; des légions de +martyrs ont confessé son nom; César lui-même l'a adoré et tantôt +encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il +possible que tu ne le connaisses pas? + +--Mon ami, répondit l'autre, cela est possible. Ce serait même +certain, s'il y avait quelque certitude au monde. + +Paphnuce était surpris et contristé de l'incroyable ignorance de cet +homme. + +--Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te +serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle. + +Le vieillard répliqua: + +--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indifférent de vivre ou +de mourir. + +--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l'éternité? +Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon +des anachorètes? + +--Il paraît. + +--Ne vis-tu pas nu et dénué de tout? + +--Il paraît. + +--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté? + +--Il paraît. + +--N'as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde? + +--J'ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communément le +souci des hommes. + +--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas +comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la félicité céleste! +C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne +crois pas en Jésus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce +monde, si tu n'espères pas gagner les biens éternels? + +--Étranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir +trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu'à parler +exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi +honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni +mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualités aux choses comme le +sel donne la saveur aux mets. + +--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vérité +que les idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton +ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue. + +--Étranger, il est également vain d'injurier les chiens et les +philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous +sommes. Nous ne savons rien. + +--O vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques? +Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et +le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d'avec +les ombres de la nuit? + +--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me paraît +louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont +diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de +l'aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du +soleil, sur le ciel embrasé comme de noirs triangles. Mais qui +pénétrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les +apparences, quand au contraire les apparences sont les seules réalités +que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est +inconnue. Je sens que le feu brûle, mais je ne sais ni comment ni +pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indifférent +d'être entendu d'une manière ou d'une autre. + +--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le +désert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi +grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais +c'est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle. +Et c'est là une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue +d'un grand bien. Il est insensé au contraire de s'exposer +volontairement à d'inutiles fatigues et à de vaines souffrances. Si je +ne croyais pas,--pardonne ce blasphème, ô Lumière incréée!--si je ne +croyais pas à la, vérité de ce que Dieu nous a enseigné par la voix +des prophètes, par l'exemple de son fils, par les actes des apôtres, +par l'autorité des conciles et par le témoignage des martyrs, si je ne +savais pas que les souffrances du corps sont nécessaires à la santé de +l'âme, si j'étais, comme toi, plongé dans l'ignorance des sacrés +mystères, je retournerais tout de suite dans le siècle, je +m'efforcerais d'acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse +comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés: «Venez, mes +filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos +philtres et vos parfums.» Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de +tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans +espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de +nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un +mur, copier le tableau d'un peintre ingénieux. O le plus stupide des +hommes, quelles sont donc tes raisons? + +Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard +demeurait paisible. + +--Mon ami, répondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un +chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant? + +Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant +tombée, il s'excusa avec une noble humilité. + +--Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la +vérité m'a emporté au delà des justes bornes. Dieu m'est témoin que +c'est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre de te +voir dans les ténèbres, car je t'aime en Jésus-Christ et le soin de +ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brûle de +les connaître afin de les réfuter. + +Le vieillard répondit avec quiétude: + +--Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te donnerai +donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne +m'intéresses en aucune manière. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de +ton infortune et il m'est indifférent que tu penses d'une façon ou +d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te haïrais-je? L'aversion et +la sympathie sont également indignes du sage. Mais, puisque tu +m'interroges, sache donc que je me nomme Timoclès et que je suis né à +Cos de parents enrichis dans le négoce. Mon père armait des navires. +Son intelligence ressemblait beaucoup à celle d'Alexandre, qu'on a +surnommé le Grand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c'était +une pauvre nature d'homme. J'avais deux frères qui suivaient comme lui +la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon +frère aîné fut contraint par notre père d'épouser une femme carienne +nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort qu'il ne put vivre à son +côté sans tomber dans une noire mélancolie. Cependant Timaessa +inspirait à notre frère cadet un amour criminel et cette passion se +changea bientôt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en +égale aversion. Mais elle aimait un joueur de flûte et le recevait la +nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait +d'ordinaire dans les festins. Mes deux frères ayant trouvé cette +couronne, jurèrent de tuer le joueur de flûte et, dès le lendemain, +ils le firent périr sous le fouet, malgré ses larmes et ses prières. +Ma belle-soeur en éprouva un désespoir qui lui fit perdre la raison, +et ces trois misérables, devenus semblables à des bêtes, promenaient +leur démence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'écume +aux lèvres, le regard attaché à la terre, parmi les huées des enfants +qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon père les +ensevelit de ses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute +nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les +viandes et tous les fruits des marchés de l'Asie. Il était désespéré +de me laisser sa fortune. Je l'employai à voyager. Je visitai +l'Italie, la Grèce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni +d'heureux. J'étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et je +fus étourdi du bruit des disputes. Enfin m'étant promené jusque dans +l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait là +immobile, les jambes croisées depuis trente ans. Des lianes couraient +autour de son corps desséché et les oiseaux nichaient dans ses +cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue, Timaessa, le +joueur de flûte, mes deux frères et mon père, et je compris que cet +Indien était sage. «Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont +privés de ce qu'ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils +craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient +être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux +disparaissent.» C'est pourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune +chose pour avantageuse, de professer l'entier détachement des biens de +ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilité, à +l'exemple de l'Indien. + +Paphnuce avait écouté attentivement le récit du vieillard. + +--Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tes propos, +n'est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, de mépriser les +biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriser pareillement les +biens éternels et de s'exposer à la colère de Dieu. Je déplore ton +ignorance, Timoclès, et je vais t'instruire dans la vérité, afin que +connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obéisses à ce +Dieu comme un enfant à son père. + +Mais Timoclès l'interrompant: + +--Garde-toi, étranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me +contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute est stérile. Mon +opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles à la +condition de vivre sans préférences. Poursuis ton chemin, et ne tente +pas de me tirer de la bienheureuse apathie où je suis plongé, comme +dans un bain délicieux, après les rudes travaux de mes jours. + +Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi. Par la +connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grâce de Dieu +n'était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut n'était +pas encore venu pour cette âme acharnée à sa perte. Il ne répondit +rien, de peur que l'édification tournât en scandale. Car il arrive +parfois qu'en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau +en péché, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possèdent la +vérité doivent la répandre avec prudence. + +--Adieu donc! dit-il, malheureux Timoclès. + +Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage. + +Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau, +qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au loin sur +la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans +le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hérons +invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où +des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, où, ça et là, au +bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au +loin des vapeurs légères, tandis que des îles lourdes de palmes, de +fleurs et de fruits, laissaient s'échapper de leurs ombres des nuées +bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche, +la grasse vallée étendait jusqu'au désert ses champs et ses vergers +qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les épis, et la +fécondité de la terre s'exhalait en poussières odorantes. A cette vue, +Paphnuce, tombant à genoux, s'écria: + +--Béni soit le Seigneur, qui a favorisé mon voyage! Toi qui répands ta +rosée sur les figuiers de l'Arsinoïtide, mon Dieu, fais descendre la +grâce dans l'âme de cette Thaïs que tu n'as pas formée avec moins +d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins. +Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta +Jérusalem céleste! + +Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il +songeait à Thaïs. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve à +travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en peu de +journées cette Alexandrie que les Grecs ont surnommée la belle et la +dorée. Le jour était levé depuis une heure quand il découvrit du haut +d'une colline la ville spacieuse dont les toits étincelaient dans la +vapeur rose. Il s'arrêta et, croisant les bras sur sa poitrine: + +--Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le +péché, l'air brillant où j'ai respiré des parfums empoisonnés, la mer +voluptueuse où j'écoutais chanter les Sirènes! Voilà mon berceau selon +la chair, voilà ma patrie selon le siècle! Berceau fleuri, patrie +illustre au jugement des hommes! Il est naturel à tes enfants, +Alexandrie, de te chérir comme une mère et je fus engendré dans ton +sein magnifiquement paré. Mais l'ascète méprise la nature, le mystique +dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme +un lieu d'exil, le moine échappe à la terre. J'ai détourné mon coeur +de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse, +pour ta science, pour ta douceur et pour ta beauté. Soit maudit, +temple des démons! Couche impudique des gentils, chaire empestée des +ariens, sois maudite! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saint +ermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra +dans cette citadelle de l'idolâtrie pour affermir la foi des +confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur, +invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume +du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi +les princes ténébreux du siècle! + +Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du +Soleil. Cette porte était de pierre et s'élevait avec orgueil. Mais +des misérables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des +citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant. + +Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisit le +cilice du moine, le baisa et dit: + +--Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J'ai beaucoup +souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu +viens de Dieu, ô saint homme, c'est pourquoi la poussière de tes pieds +est plus précieuse que l'or. + +--Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce. + +Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rédemption sur la +tête de la vieille femme. + +Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe +d'enfants se mit à le huer et à lui jeter des pierres en criant: + +--Oh! le méchant moine! Il est plus noir qu'un cynocéphale et plus +barbu qu'un bouc. C'est un fainéant! Que ne le pend-on dans quelque +verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non, +il attirerait la grêle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur. +Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie! + +Et les pierres volaient avec les cris. + +--Mon Dieu! bénissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce. + +Et il poursuivit son chemin songeant: + +--Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à ces +enfants. Ainsi un même objet est apprécié différemment par les hommes +qui sont incertains dans leurs jugements et sujets à l'erreur. Il faut +en convenir, pour un gentil, le vieillard Timoclès n'est pas dénué de +sens. Aveugle, il se sait privé de lumière. Combien il l'emporte pour +le raisonnement sur ces idolâtres qui s'écrient du fond de leurs +épaisses ténèbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et +sable mouvant. En Dieu seul est la stabilité. + +Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Après dix années +d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était +une pierre de scandale qui lui rappelait un péché. C'est pourquoi il +frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées, et +il se réjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons +déchirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple de +Sérapis, il s'engagea dans une voie bordée de riches demeures qui +semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins, les érables, les +térébinthes élevaient leur tête au-dessus des corniches rouges et des +acrotères d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues +d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du +feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites. +On entendait seulement le son lointain d'une flûte. Le moine s'arrêta +devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue +par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée +des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grèce. + +Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Épicure et Zénon, et ayant +heurté le marteau contre la porte, il attendit en songeant: + +--C'est en vain que le métal glorifie ces faux sages, leurs mensonges +sont confondus; leurs âmes sont plongées dans l'enfer et le fameux +Platon lui-même, qui remplit la terre du bruit de son éloquence, ne +dispute désor mais qu'avec les diables. + +Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la +mosaïque du seuil, il lui dit durement: + +--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te +chasse à coups de bâton. + +--Mon frère, répondit l'abbé d'Antinoé, je ne te demande rien, sinon +que tu me conduises à Nicias, ton maître. + +L'esclave répondit avec plus de colère: + +--Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi. + +--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plaît, ce que je te +demande, et dis à ton maître que je désire le voir. + +--Hors d'ici, vil mendiant! s'écria le portier furieux. + +Et il leva son bâton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en +croix contre sa poitrine, reçut sans s'émouvoir le coup en plein +visage, puis répéta doucement: + +--Fais ce que j'ai demandé, mon fils, je te prie. + +Alors le portier, tout tremblant, murmura. + +--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance? + +Et il courut avertir son maître. + +Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles +sur son corps. C'était un homme gracieux et souriant. Une expression +de douce ironie était répandue sur son visage. À la vue du moine, il +se leva et s'avança les bras ouverts: + +--C'est toi, s'écria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon +frère! Oh! je te reconnais, bien qu'à vrai dire tu te sois rendu plus +semblable à une bête qu'à un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du +temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la rhétorique et la +philosophie? On te trouvait déjà l'humeur sombre et sauvage, mais je +t'aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions que tu voyais +l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'était pas +surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme, +mais ta libéralité n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent +ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange +qui m'intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce, +après dix ans d'absence. Tu as quitté le désert; tu renonces aux +superstitions chrétiennes, et tu renais à l'ancienne vie. Je marquerai +ce jour d'un caillou blanc. + +--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes, +parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte. + +Déjà elles apportaient en souriant l'aiguière, les fioles et le miroir +de métal. Mais Paphnuce, d'un geste impérieux, les arrêta et tint les +yeux baissés pour ne les plus voir; car elles étaient nues. Cependant +Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et des +breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris. + +--Nicias, dit-il, je n'ai pas renié ce que tu appelles faussement la +superstition chrétienne, et qui est la vérité des vérités. Au +commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe +était Dieu. Tout a été fait par lui, et rien de ce quia été fait n'a +été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des +hommes. + +--Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir une tunique +parfumée, penses-tu m'étonner en récitant des paroles assemblées sans +art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oublié que je suis +moi-même quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec +quelques lambeaux arrachés par des hommes ignorants à la pourpre +d'Amélius, quand Amélius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire, +ne me contentent pas? Les systèmes construits par les sages ne sont +que des contes imaginés pour amuser l'éternelle enfance des hommes. Il +faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone +d'Éphèse ou de toute autre fable milésienne. + +Et, prenant son hôte par le bras, il l'entraîna dans une salle où des +milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles. + +--Voici ma bibliothèque, dit-il; elle contient une faible partie des +systèmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde. +Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme pas tous. +Hélas! ce ne sont que des rêves de malades. + +Il força son hôte à prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit +lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothèque un regard +sombre et dit: + +--Il faut les brûler tous. + +--O doux hôte, ce serait dommage! répondit Nicias. Car les rêves des +malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait détruire tous +les rêves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses +formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne +stupidité. + +Paphnuce poursuivait sa pensée: + +--Il est certain que les doctrines des païens ne sont que de vains +mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s'est révélé aux hommes par +des miracles. Et il s'est fait chair et il a habité parmi nous. + +Nicias répondit: + +--Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu dis qu'il +s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se +promène dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est +tout à fait un homme. Comment penses-tu croire à ce nouveau Jupiter, +quand les marmots d'Athènes, au temps de Périclès, ne croyaient déjà +plus à l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour +disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher +condisciple? + +--Une chose tout à fait bonne, répondit l'abbé d'Antinoé. Me prêter +une tunique parfumée semblable à celle que tu viens de revêtir. Ajoute +à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et une fiole d'huile, +pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me +donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô Nicias, ce que j'étais +venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre +ancienne amitié. + +Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle +était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les +deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement +les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât le cilice dont +il était couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant déclaré qu'on +lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles passèrent la +tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient belles, elles ne +craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se +mirent à rire de la mine étrange qu'avait le moine ainsi paré. Crobyle +l'appelait son cher satrape, en lui présentant le miroir, et Myrtale +lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait +pas. Ayant chaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa +ceinture il dit à Nicias, qui le regardait d'un oeil égayé: + +--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un +scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de +cette tunique, de cette bourse et de ces sandales. + +--Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, car je +crois les hommes également incapables de mal faire et de bien faire. +Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour +raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux préjugés +qui règnent à Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnête +homme. Va, ami, et réjouis-toi. + +Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hôte de son +dessein. + +--Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du +théâtre? + +--Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où elle m'était +chère. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de blé et j'ai +composé à sa louange trois livres d'élégies fidèlement imitées de ces +chants si doux dans lesquels Cornélius Gallus célébra Lycoris. Hélas! +Gallus chantait, en un siècle d'or, sous les regards des muses +ausoniennes. Et moi, né dans des temps barbares, j'ai tracé avec un +roseau du Nil mes hexamètres et mes pentamètres. Les ouvrages produits +en cette époque et dans cette contrée sont voués à l'oubli. Certes, la +beauté est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous étions +faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que +possible du démiurge, du logos, des éons et de toutes les autres +rêveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes +du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs. + +Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec +horreur, ne concevant pas qu'un homme pût avouer si tranquillement un +tel péché. Il s'attendait à voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abîmer +dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux, +le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse +envolée. Le moine, s'étant levé, reprit d'une voix grave: + +--Sache donc, ô Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette +Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à +Jésus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thaïs quittera +aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastère. + +--Crains d'offenser Vénus, répondit Nicias; c'est une puissante +déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre +servante. + +--Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton coeur, ô +Nicias, et te tirer de l'abîme où tu es plongé! + +Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la +main sur l'épaule et lui répéta dans le creux de l'oreille: + +--Crains d'offenser Vénus; sa vengeance est terrible. + +Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner la tête. +Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris; mais ce qu'il +ne pouvait souffrir, c'est l'idée que son ami d'autrefois avait reçu +les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme, +c'était pécher plus détestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait +une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il +avait toujours haï l'impureté, mais certes les images de ce vice ne +lui avaient jamais paru à ce point abominables; jamais il n'avait +partagé d'un tel coeur la colère de Jésus-Christ et la tristesse des +anges. + +Il n'en éprouvait que plus d'ardeur à tirer Thaïs du milieu des +gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver. +Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que +la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s'achevait à +peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de +ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d'être moins +indigne des grâces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse +de son âme, il n'osait entrer dans aucune des églises de la ville, +parce qu'il les savait profanées par les ariens, qui y avaient +renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques, soutenus par +l'empereur d'Orient, avaient chassé le patriarche Athanase de son +siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les +chrétiens d'Alexandrie. + +Il marchait donc à l'aventure, tantôt tenant ses regards fixés à terre +par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme en extase. +Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un des quais de la +ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires +aux sombres carènes, tandis que souriait au large, dans l'azur et +l'argent, la mer perfide. Une galère, qui portait une Néréide à sa +proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en +chantant; déjà la blanche fille des eaux, couverte de perles humides, +ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit, +conduite par son pilote, l'étroit passage ouvert sur le bassin +d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrière elle un sillage +fleuri. + +--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai désiré jadis m'embarquer en +chantant sur l'océan du monde. Mais bientôt j'ai connu ma folie et la +Néréide ne m'a point emporté. + +En rêvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et +s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla +entendre le son d'une trompette éclatante et, le ciel étant devenu +couleur de sang, il comprit que les temps étaient venus. Comme il +priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bête énorme qui venait +à lui, portant au front une croix de lumière, et il reconnut le Sphinx +de Silsilé. La bête le saisit entre les dents sans lui faire de mal et +l'emporta pendu à sa bouche comme les chattes ont accoutumé d'emporter +leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant +les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu +désolé, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol, +déchiré en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une +haleine embrasée. La bête posa doucement Paphnuce à terre et lui dit: + +--Regarde! + +Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abîme, vit un fleuve de feu +qui roulait dans l'intérieur de la terre, entre un double escarpement +de roches noires. Là, dans une lumière livide, des démons +tourmentaient des âmes. Les âmes gardaient l'apparence des corps qui +les avaient contenues, et même des lambeaux de vêtements y restaient +attachés. Ces âmes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une +d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un +sceptre à la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le stérile +rivage; elle disait les dieux et les héros. De petits diables verts +lui perçaient les lèvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre +d'Homère chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et +chenu, traçait au compas des figures sur la poussière. Un démon lui +versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre +la méditation du sage. Et le moine découvrit une foule de personnes +qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou +méditaient avec tranquillité, ou conversaient en se promenant, comme +des maîtres et des disciples, à l'ombre des platanes de l'Académie. +Seul, le vieillard Timoclès se tenait à l'écart et secouait la tête +comme un homme qui nie. Un ange de l'abîme agitait une torche sous ses +yeux et Timoclès ne voulait voir ni l'ange ni la torche. + +Muet de surprise à ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bête. Elle +avait disparu, et le moine vit à la place du Sphinx une femme voilée, +qui lui dit: + +--Regarde et comprends: Tel est l'entêtement de ces infidèles, qu'ils +demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les séduisaient sur +la terre. La mort ne les a pas désabusés, car il est bien clair qu'il +ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-là qui ignoraient la +vérité parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les démons qui +s'acharnent autour de ces âmes, qui sont-ils, sinon les formes de la +justice divine? C'est pourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent. +Étrangères à toute vérité, elles ne connaissent point leur propre +condamnation, et Dieu même ne peut les contraindre à souffrir. + +--Dieu peut tout, dit l'abbé d'Antinoé. + +--Il ne peut l'absurde, répondit la femme voilée. Pour les punir, il +faudrait les éclairer et s'ils possédaient la vérité ils seraient +semblables aux élus. + +Cependant Paphnuce, plein d'inquiétude et d'horreur, se penchait de +nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui +souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Près de +lui Aspasie de Milet, élégamment serrée dans son manteau de laine, +semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant +l'expression de son visage était à la fois douce et noble. La pluie de +feu qui tombait sur eux leur était une rosée rafraîchissante, et leurs +pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrasé. A cette vue, +Paphnuce fut saisi de fureur. + +--Frappe, mon Dieu, s'écria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure! +qu'il gémisse! qu'il grince des dents!... Il a péché avec Thaïs!... + +Et Paphnuce se réveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule +qui le tirait sur le sable en criant: + +--Paix! paix! l'ami. Par Protée, vieux pasteur de phoques! tu dors +avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos. +Aussi vrai que ma mère vendait des poissons salés, je t'ai sauvé la +vie. + +--J'en remercie Dieu, répondit Paphnuce. + +Et, s'étant mis debout, il marcha droit devant lui, méditant sur la +vision qui avait traversé son sommeil. + +--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la +bonté divine, en représentant l'enfer comme dénué de réalité. Sans +doute elle vient du diable. + +Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu +envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel +discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entouré +d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sûr de rencontrer les +esprits. Les déserts sont peuplés de fantômes. Quand les pèlerins +approchaient du château en ruines où s'était retiré le saint ermite +Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en élève aux +carrefours des villes, dans les nuits de fête. Et ces clameurs étaient +poussées par les diables qui tentaient ce saint homme. + +Paphnuce se rappela ce mémorable exemple. Il se rappela saint Jean +d'Égypte que, pendant soixante ans, le diable voulut séduire par des +prestiges. Mais Jean déjouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant +le démon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du +vénérable Jean et lui dit: «Jean, tu prolongeras ton jeûne jusqu'à +demain soir.» Et Jean, croyant entendre un ange, obéit à la voix du +démon, et jeûna le lendemain, jusqu'à l'heure de vêpres. C'est la +seule victoire que le prince des Ténèbres ait jamais remportée sur +saint Jean l'Égyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il +ne faut pas s'étonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausseté +de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil. + +Tandis qu'il reprochait doucement à Dieu de l'avoir abandonné au +pouvoir des démons, il se sentit poussé et entraîné par une foule +d'hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme il avait perdu +l'habitude de marcher par les villes, il était ballotté d'un passant à +un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'étant embarrassé dans les +plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Désireux de savoir +où allaient tous ces hommes, il demanda à l'un d'eux la cause de cet +empressement. + +--Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeux vont +commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène? Tous ces citoyens vont +au théâtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner? + +Découvrant tout à coup qu'il était convenable à son dessein de voir +Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l'étranger. Déjà le théâtre +dressait devant eux son portique orné de masques éclatants, et sa +vaste muraille ronde, peuplée d'innombrables statues. En suivant la +foule, ils s'engagèrent dans un étroit corridor au bout duquel +s'étendait l'amphithéâtre éblouissant de lumière. Ils prirent leur +place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la +scène, vide encore d'acteurs, mais décorée magnifiquement. La vue n'en +était point cachée par un rideau, et l'on y remarquait un tertre +semblable à ceux que les anciens peuples dédiaient aux ombres des +héros. Ce tertre s'élevait au milieu d'un camp. Des faisceaux de +lances étaient formés devant les tentes et des boucliers d'or +pendaient à des mâts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de +chêne. Là, tout était silence et sommeil. Mais un bourdonnement, +semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait +l'hémicycle chargé de spectateurs. Tous les visages, rougis par le +reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se +tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand +espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes +riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux +s'interpellaient gaiement, d'un gradin à l'autre. + +Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des paroles +vaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin du théâtre. + +--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs déclamaient sous le masque les +vers d'Euripide et de Ménandre. Maintenant on ne récite plus les +drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora +dans Athènes nous n'avons gardé que ce qu'un barbare, un Scythe même +peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont +l'embouchure, armée de lames de métal, enflait le son des voix, le +cothurne qui élevait les personnages à la taille des dieux, la majesté +tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est allé. Des +mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius. +Qu'eussent dit les Athéniens de Périclès, s'ils avaient vu une femme +se montrer sur la scène? Il est indécent qu'une femme paraisse en +public. Nous sommes bien dégénérés pour le souffrir. + +» Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme +et la honte de la terre. + +--Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pire +ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est +redoutable. + +--Par les Dieux immobiles, s'écria Dorion, la femme apporte aux hommes +non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis! +L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. Écoute, étranger: +Je suis allé dans ma jeunesse, à Trézène, en Argolide, et j'y ai vu un +myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles étaient couvertes +d'innombrables piqûres. Or, voici ce que rapportent les Trézéniens au +sujet de ce myrte: La reine Phèdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte, +demeurait tout le jour languissamment couchée sous ce même arbre qu'on +voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l'épingle +d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles de +l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi +criblées de piqûres. Après avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait +d'un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourut misérablement. Elle +s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or à +une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, témoin d'une +si cruelle misère, continuât à porter sur ses feuilles nouvelles des +piqûres d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai placée +au chevet de mon lit, afin d'être sans cesse averti par sa vue de ne +point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la +doctrine du divin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir est +redoutable. Mais à proprement parler, l'amour est une maladie de foie +et l'on n'est jamais sûr de ne pas tomber malade. + +Paphnuce demanda: + +--Dorion, quels sont tes plaisirs? + +Dorion répondit tristement: + +--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est +la méditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher +d'autres. + +Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entreprit +d'initier l'épicurien aux joies spirituelles que procure la +contemplation de Dieu. Il commença: + +--Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière. + +Comme il s'écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têtes et +des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand +silence s'était fait dans le théâtre et bientôt éclatèrent les sons +d'une musique héroïque. + +Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se +préparer au départ quand, par un prodige effrayant, une nuée couvrit +le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s'étant dissipée, +l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. Étendant le +bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: «Quoi! vous partez, +enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus +et vous laissez mon tombeau sans offrandes?» Déjà les principaux chefs +des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, le +vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes, +contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, était +prosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'où +s'échappait sa chevelure bouclée, montrait par ses gestes qu'il +approuvait l'ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l'on +devinait leurs paroles: + +--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'être honoré parmi +nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la +fille de Priam, la vierge Polyxène soit immolée sur sa tombe. Danaens, +contentez les mânes du héros, et que le fils de Pelée se réjouisse +dans le Hadès. + +Mais le roi des rois répondait: + +--Épargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées aux autels. +Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam. + +Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de +Polyxène, et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit de +Cassandre à la lance d'Achille. + +Tous les Grecs l'approuvèrent avec un grand bruit d'armes +entre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue et l'ombre apaisée +d'Achille s'évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôt plaintive, +suivait la pensée des personnages. L'assistance éclata en +applaudissements. + +Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine, murmura: + +--O lumières et ténèbres répandues sur les gentils! De tels +sacrifices, parmi les nations, annonçaient et figuraient grossièrement +le sacrifice salutaire du fils de Dieu. + +--Toutes les religions enfantent des crimes, répliqua l'Épicurien. Par +bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines +terreurs de l'inconnu... + +Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux, +sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupir quand +on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube, avertie par +un songe prophétique, gémissait sur sa fille et sur elle-même. Ulysse +était déjà près d'elle et lui demandait Polyxène. La vieille mère +s'arrachait les cheveux, se déchirait les joues avec les ongles et +baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable +douceur, semblait dire: + +--Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dans nos +maisons de vieilles mères qui pleurent leurs enfants endormis à jamais +sous les pins de l'Ida. + +Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant +esclave, souillait de poussière sa tête infortunée. + +Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge +Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient +reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu'il venait chercher. De +son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête la lourde toile. +Immobile, semblable à une belle statue, mais promenant autour d'elle +le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fière, elle +donnait à tous le frisson tragique de la beauté. + +Un murmure de louange s'éleva et Paphnuce l'âme agitée, contenant son +coeur avec ses mains, soupira: + +--Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tes +créatures? + +Dorion, plus paisible, disait: + +--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme +présentent une combinaison agréable à l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la +nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se sépareront un +jour avec la même indifférence qu'ils se sont unis. Où sont maintenant +les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre? Je n'en disconviens pas: +les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises à de +fâcheuses disgrâces et à des incommodités dégoûtantes. C'est à quoi +songent les esprits méditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y +fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit +déraisonnable de les aimer. + +Ainsi le philosophe et l'ascète contemplaient Thaïs et suivaient leur +pensée. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hécube, tournée vers sa +fille, lui dire par ses gestes: + +--Essaie de fléchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta +beauté, ta jeunesse! + +Thaïs, où plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de la +tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent domptés. Et quand, +d'une démarche noble et légère, elle s'avança vers Ulysse, le rythme +de ses mouvements, qu'accompagnait le son des flûtes, faisait songer à +tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle fût le +centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et +tout le reste était perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action +continuait. + +Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous +son manteau, afin d'éviter les regards, les baisers de la suppliante. +La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles +disaient: + +--Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce que je veux +mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois jugée +digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce +librement à la lumière du jour. + +Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s'attacha à sa +fille d'une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur +résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre: + +--Mère, ne t'expose pas aux outrages du maître. N'attends pas que, +t'arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien +aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes +lèvres. + +La douleur était belle sur le visage de Thaïs; la foule se montrait +reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d'une grâce surhumaine +les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa +splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par +avance de la sainte qu'il allait donner au ciel. + +Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte et +Polyxène, conduite par Ulysse, s'avança vers le tombeau qu'entourait +l'élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le +tertre funéraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une +coupe d'or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs +levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait +mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis, +déchirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y +plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice, +le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge qui, +la tête renversée et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba +avec décence. + +Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de +lis et d'anémones, des cris d'effroi et des sanglots déchiraient +l'air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d'une voix +retentissante: + +--Gentils, vils adorateurs des démons! Et vous ariens plus infâmes que +les idolâtres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une +image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientôt +la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bien heureuse, au Dieu +ressuscité! + +Déjà la foule s'écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abbé +d'Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant +encore. + +Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs. + +La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près du +tombeau d'Alexandre, habitait une maison entourée de jardins ombreux, +dans lesquels s'élevaient des rochers artificiels et coulait un +ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée +d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait. + +--Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m'est témoin que je ne suis +venu ici que pour la voir. + +Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait impérieusement, +l'esclave le fit entrer. + +--Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes. + + + +II + +LE PAPYRUS + + +Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l'idolâtrie. +Du temps qu'elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie, +proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots. +Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première +enfance. Elle revoyait son père assis à l'angle du foyer, les jambes +croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux +Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans +les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant +comme un chat affamé dans la maison, qu'elle emplissait des éclats de +sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans +le faubourg qu'elle était magicienne et qu'elle se changeait en +chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thaïs savait +bien, pour l'avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux +arts magiques, mais que, dévorée d'avarice, elle comptait toute la +nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la +laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi +était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la +ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et +par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de +genoux en genoux dans la salle imprégnée de l'odeur des boissons +fermentées et des outres résineuses; puis, les joues poissées de bière +et piquées par les barbes rudes, elle s'échappait, serrant les oboles +dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une +vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune. +C'était tous les jours les mêmes scènes: les matelots, contant leurs +périls, quand l'Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant +aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la +meilleure bière de Cilicie. + +Chaque nuit, l'enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les +écailles d'huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les +fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des +lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir. + +Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux +Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l'esclave de la maison, +Nubien plus noir que la marmite qu'il écumait gravement, était bon +comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et +il lui contait d'antiques récits où il y avait des souterrains pleins +de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les +maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, +d'habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes +qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un +père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle +s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux +amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés, +tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des +aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la +paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits +moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs +agrès. + +Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille +déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage +gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne +songeait à se demander d'où il tirait la consolation de son âme et +l'apaisement de son coeur. Il était aussi simple qu'un enfant. + +En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d'une voix grêle des +cantiques qui faisaient passer dans l'âme de l'enfant des frissons et +des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens? + + --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le + tombeau. + + Et j'ai vu la gloire du Ressuscité. + +Elle lui demandait: + +--Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau? + +Et il lui répondait: + +--Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus +Notre Seigneur est monté au ciel. + +Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommait +Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrètement +pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil. + +En ces jours-là l'Église subissait l'épreuve suprême. Par l'ordre de +l'Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints +brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus. Dépouillés de +leurs honneurs, les chrétiens n'attendaient que la mort. La terreur +régnait sur la communauté d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de +victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu'en Syrie, en +Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets, +les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces +déchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre +par ses visions et ses solitudes, chef et prophète des croyants +d'Égypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la +ville d'Alexandrie, et, volant d'église en église, embrasa de son feu +la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était présent à +la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, soufflant à chacun +l'esprit de force et de prudence dont il était animé. La persécution +s'exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs +d'entre eux, saisis d'épouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus +grand nombre, s'enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans la +contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentait +comme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers, +ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du +Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant de +retourner au désert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna +le baiser de paix. + +Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu. + +--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un +Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses +jardins. Il était l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et +n'avait qu'un fils, le prince Jésus, qu'il aimait de tout son coeur et +qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur +Dieu dit au prince Jésus: + +» --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines +vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là tu seras +semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La +souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant +d'abondance que tes larmes formeront des fleuves où l'esclave fatigué +se baignera délicieusement. Va, mon fils! + +» Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un +lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dans les prés fleuris +d'anémones, disant à ses compagnons: + +» --Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à la table de mon +père! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du +ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des +voiles plus fins que ceux des princesses syriennes. + +» C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les +riches le haïssaient, redoutant qu'il n'élevât les pauvres au-dessus +d'eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaient puissants sur la +terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux juges et +aux prêtres de le faire mourir. Pour obéir à la reine d'Égypte, les +princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute montagne et ils +firent mourir Jésus sur cette croix. Mais des femmes lavèrent le corps +et l'ensevelirent, et le prince Jésus, ayant brisé le couvercle de son +tombeau, remonta vers le bon Seigneur son père. + +» Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vont au ciel. + +» Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit: + +» --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils. +Prenez un bain, puis mangez. + +» Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long +de leur repas, ils verront des danses d'almées et ils entendront des +conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les +tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puisqu'ils seront ses +hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansérail +et les grenades de ses jardins. + +Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thaïs connut +la vérité. Elle admirait et disait: + +--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur. + +Ahmès lui répondait: + +--Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus, goûteront les fruits du +ciel. + +Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu'elle espérait en +Jésus, l'esclave résolut de l'instruire plus profondément, afin +qu'étant baptisée, elle entrât dans l'Église. Et il s'attacha +étroitement à elle, comme à sa fille en esprit. + +L'enfant, sans cesse repoussée par ses parents injustes, n'avait point +de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'étable +parmi les animaux domestiques. C'est là que, chaque nuit, Ahmès allait +la rejoindre en secret. + +Il s'approchait doucement de la natte où elle reposait, et puis +s'asseyait sur ses talons, les jambes repliées, le buste droit, dans +l'attitude héréditaire de toute sa race. Son corps et son visage, +vêtus de noir, restaient perdus dans les ténèbres; seuls ses grands +yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable à un +rayon de l'aube à travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une +voie grêle et chantante, dont le nasillement léger avait la douceur +triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le +souffle d'un âne et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient, +comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait +l'Évangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui +s'imprégnait de zèle, de grâce et d'espérance; et la néophyte, la main +dans la main d'Ahmès, bercée par les sons monotones et voyant de +vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de +la nuit obscure et des saints mystères, au regard d'une étoile qui +clignait entre les solives de la crèche. + +L'initiation dura toute une année, jusqu'à l'époque où les chrétiens +célèbrent avec allégresse les fêtes pascales. Or, une nuit de la +semaine glorieuse, Thaïs, qui sommeillait déjà sur sa natte dans la +grange, se sentit soulevée par l'esclave dont le regard brillait d'une +clarté nouvelle. Il était vêtu, non point, comme de coutume, d'un +pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra +l'enfant en disant tout bas: + +--Viens, mon âme! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens +revêtir les aubes du baptême. + +Et il emporta l'enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée et curieuse, +Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami +qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils +traversèrent le quartier des juifs; ils longèrent un cimetière où +l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passèrent, dans un carrefour, +sous des croix auxquelles pendaient les corps des suppliciés et dont +les bras étaient chargés de corbeaux qui claquaient du bec. Thaïs +cacha sa tête dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir +le reste du chemin. Tout à coup il lui sembla qu'on la descendait sous +terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit +caveau, éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient +peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la +fumée des torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuniques et +portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres. + +Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que des +anémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la salle, près d'une +grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un +vieillard coiffé d'une mitre basse et vêtu d'une dalmatique écarlate, +brodée d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait +l'air humble et doux sous son riche costume. C'était l'évêque +Vivantius qui, prince exilé de l'église de Cyrène, exerçait, pour +vivre, le métier de tisserand et fabriquait de grossières étoffes de +poil de chèvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout à ses côtés. +Tout proche, une vieille négresse présentait déployée une petite robe +blanche. Ahmès, ayant posé l'enfant à terre, s'agenouilla devant +l'évêque et dit: + +--Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je te l'amène +afin que, selon ta promesse et s'il plaît à ta Sérénité, tu lui donnes +le baptême de vie. + +A ces mots, l'évêque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains +mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant la foi aux +jours de l'épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les bras d'Ahmès. +Mais le prêtre la rassura par des paroles caressantes: + +--Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selon l'esprit, +Ahmès, qu'on nomme Théodore parmi les vivants, et une douce mère dans +la grâce qui t'a préparé de ses mains une robe blanche. + +Et se tournant vers la négresse: + +--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre. +Mais Jésus l'élèvera dans le ciel au rang de ses épouses. + +Puis il interrogea l'enfant néophyte: + +--Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son fils unique +qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigné les apôtres? + +--Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui se tenaient +par la main. + +Sur l'ordre de l'évêque, Nitida, agenouillée, dépouilla Thaïs de tous +ses vêtements. L'enfant était nue, un amulette au cou. Le pontife la +plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes présentèrent +l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il +posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis, ayant essuyé ce +corps destiné, à travers tant d'épreuves, à la vie éternelle, +l'esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de +ses mains. + +L'évêque donna à tous le baiser de paix et, la cérémonie terminée, +dépouilla ses ornements sacerdotaux. + +Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmès dit: + +--Il faut nous réjouir en ce jour d'avoir donné une âme au bon +Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Sérénité, pasteur +Vivantius, et livrons-nous à la joie tout le reste de la nuit. + +--Tu as bien parlé, Théodore, répondit l'évêque. + +Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était toute +proche. Elle se composait d'une seule chambre, meublée de deux métiers +de tisserand, d'une table grossière et d'un tapis tout usé. Dès qu'ils +y furent entrés: + +--Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d'huile, et +faisons un bon repas. + +En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons +qu'il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les fit +frire. Et tous, l'évêque, l'enfant, les deux jeunes garçons et les +deux esclaves, s'étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les +poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il +avait souffert et annonçait le triomphe prochain de l'Église. Son +langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il +comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expliquer +le baptême, il disait: + +--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrétiens +reçoivent le baptême de l'eau. Mais les démons habitent aussi les +ruisseaux; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et +l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'âme et +du corps. + +Parfois il s'exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l'enfant +une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin à +ses hôtes dont les langues se délièrent et qui se mirent à chanter des +complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida, s'étant levés, +dansèrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se +dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du monde. +C'était une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balancé +en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de se chercher. +Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents +étincelantes. + +C'est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême. Elle aimait les +amusements et, à mesure qu'elle grandissait, de vagues désirs +naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes +avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, à la nuit, +la maison de son père, en chantonnant encore: + + --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison? + + --Je dévide la laine et le fil de Milet. + + --Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri? + + --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer. + +Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle des +garçons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami était +moins souvent auprès d'elle. La persécution s'étant ralentie, les +assemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubien les +fréquentait assidûment. Son zèle s'échauffait; de mystérieuses menaces +s'échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les riches ne +garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques où +les chrétiens d'une humble condition avaient coutume de se réunir et +là, rassemblant les misérables étendus à l'ombre des vieux murs, il +leur annonçait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de +la justice. + +--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins +frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches, +couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de leur +table. + +Ces propos ne restèrent point secrets; ils furent publiés dans le +faubourg et les maîtres craignirent qu'Ahmès n'excitât les esclaves à +la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il +dissimula soigneusement. + +Un jour, une salière d'argent, réservée à la nappe des dieux, disparut +du cabaret. Ahmès fut accusé de l'avoir volée, en haine de son maître +et des dieux de l'empire. L'accusation était sans preuves et l'esclave +la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins traîné +devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le +juge le condamna au dernier supplice. + +--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage, +seront clouées au poteau. + +Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoup de +respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois jours +qu'il y resta, il ne cessa de prêcher l'Évangile aux prisonniers et +l'on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-même, touchés +par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié. + +On le conduisit à ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans +auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son +manteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleur +bien-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas +une plainte; seulement il soupira à plusieurs reprises: «J'ai soif!» + +Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la +chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois +on pensa qu'il était mort; les mouches dévoraient la cire de ses +paupières; mais tout à coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin +du quatrième jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des +enfants: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens? + +Puis il sourit, et dit: + +--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des +fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes. + +Et il expira. + +Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase +bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis +d'admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères +chrétiens, vint réclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques +des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Église +garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien. + +Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit +par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles +ne furent plus persécutés que par les hérétiques. + +Thaïs achevait sa onzième année, quand son ami mourut dans les +tourments. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante +invincibles. Elle n'avait pas l'âme assez pure pour comprendre que +l'esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette +idée germa dans sa petite âme, qu'il n'est possible d'être bon en ce +monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit +d'être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur. + +Elle se donna avant l'âge à des jeunes garçons du port et elle suivit +les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce +qu'elle recevait d'eux elle achetait des gâteaux et des parures. + +Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu'elle avait gagné, +sa mère l'accablait de mauvais traitements. Pour éviter les coups, +elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait +avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait, +pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parées, +dans leur litière entourée d'esclaves. + +Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se tenait +accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une vieille +femme s'arrêta devant elle, la considéra quelques instants en silence, +puis s'écria: + +--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le père qui t'engendra et +la mère qui te mit au monde! + +Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre. Ses +paupières étaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleuré. + +--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n'est-elle pas +heureuse d'avoir nourri une petite déesse telle que toi, et ton père, +en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son coeur? + +Alors l'enfant, comme se parlant à elle-même: + +--Mon père est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsue avide. + +La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas. Puis +d'une voix caressante: + +--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec moi et +tu n'auras, pour vivre, qu'à danser et à sourire. Je te nourrirai de +gâteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux. +Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe +légère; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon +d'Acharné. + +Thaïs répondit: + +--Je veux bien aller avec toi. + +Et, s'étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville. + +Cette femme, nommée Moeroé, conduisait de pays en pays des filles et +des jeunes garçons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait +ensuite aux riches pour paraître dans les festins. + +Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes, elle +lui apprit, à coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle +flagellait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quand elles +ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton +décrépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvais traitements +cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entière des +femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grâce, il +enseignait à Thaïs l'art de feindre, dans les pantomimes, par +l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments +humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dégoût +les conseils d'un maître habile; mais, jaloux de son élève, il lui +griffait les joues, lui pinçait le bras ou la venait piquer par +derrière avec un poinçon, à la manière des filles méchantes, dès qu'il +s'apercevait trop vivement qu'elle était née pour la volupté des +hommes. Grâce à ses leçons, elle devint en peu de temps musicienne, +mime et danseuse excellente. La méchanceté de ses maîtres ne la +surprenait point et il lui semblait naturel d'être indignement +traitée. Elle éprouvait même quelque respect pour cette vieille femme +qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroé, s'étant arrêtée à +Antioche, loua son élève comme danseuse et comme joueuse de flûte aux +riches négociants de la ville qui donnaient des festins. Thaïs dansa +et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table, +dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas +le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dansé devant les +jeunes hommes les plus élégants de la ville, le fils du proconsul +s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit +d'une voix qui semblait mouillée de baisers: + +--Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la +tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied! +Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme une sandale; je veux +que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle +enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers. + +Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il était beau. +Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front; elle devint +verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses +paupières. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En +vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammées, et +quand il la prit dans ses bras en s'efforçant de l'entraîner, elle le +repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses +larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle +résista. + +--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau, +il est riche, et voici qu'une joueuse de flûte le dédaigne! + +Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier +d'amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, suspendre des +fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant Thaïs, saisie de +trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans +d'elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se +demandait pourquoi elle était ainsi changée et d'où lui venait sa +mélancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient +horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait tout le jour +couchée sur son lit, sanglotant la tête dans les coussins. Lollius, +ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois supplier et +maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme +une vierge et répétait: + +--Je ne veux pas! Je ne veux pas! + +Puis, au bout de quinze jours, s'étant donnée à lui, elle connut +qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus. +Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les +yeux dans les yeux, se disant l'un à l'autre des paroles qu'on ne dit +qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires +de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se +levaient dès l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes +du Silpicus. Ils buvaient dans la même coupe, et, quand elle portait +un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait entre les lèvres +avec ses dents. + +Moeroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris: + +--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur +parfumée, mes petites entrailles!... + +Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle +revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit +mettre en prison, et les magistrats, ayant découvert plusieurs crimes +dont elle s'était rendue coupable, elle fut condamnée à mort et livrée +aux bêtes. + +Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et +toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la +vérité de son coeur: + +--Je n'ai jamais été qu'à toi. + +Lollius lui répondait: + +--Tu ne ressembles à aucune autre femme. + +Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thaïs se +sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle +songeait: + +--Qui me l'a ainsi changé en un instant? Comment se fait-il qu'il +ressemble désormais à tous les autres hommes et qu'il ne ressemble +plus à lui-même? + +Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius en un +autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi +que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aimé serait moins +triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se +montra, en compagnie des riches voluptueux, à ces fêtes sacrées où +l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et +des troupes de courtisanes traversant l'Oronte à la nage. Elle prit sa +part de tous les plaisirs qu'étalait la ville élégante et monstrueuse; +surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans lesquels des +mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux +applaudissements d'une foule avide de spectacles. + +Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédiens et +particulièrement les femmes qui, dans les tragédies, représentaient +les déesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimées des +dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la +foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle +alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'être admise dans sa +troupe. Grâce à sa beauté et aux leçons de la vieille Moeroé, elle fut +accueillie et parut sur la scène dans le personnage de Dircé. + +Elle plut médiocrement, parce qu'elle manquait d'expérience et aussi +parce que les spectateurs n'étaient pas excités à l'admiration par un +long bruit de louanges. Mais après quelques mois d'obscurs débuts, la +puissance de sa beauté éclata sur la scène avec une telle force, que +la ville entière s'en émut. Tout Antioche s'étouffait au théâtre. Les +magistrats impériaux et les premiers citoyens s'y rendaient, poussés +par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les +ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place. +Les poètes composaient des épigrammes en son honneur. Les philosophes +barbus déclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases; +sur le passage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient +la tête. Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé de +sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compté, mais +mesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillards +économes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C'est +pourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans un paisible +orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux, et, tant +aimée, elle s'aimait elle-même. + +Après avoir joui pendant plusieurs années de l'admiration et de +l'amour des Antiochiens, elle fut prise du désir de revoir Alexandrie +et de montrer sa gloire à la ville dans laquelle, enfant, elle errait +sous la misère et la honte, affamée et maigre comme une sauterelle au +milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reçut avec joie et la +combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut +un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables. +Elle les accueillait indifféremment, car elle désespérait enfin de +retrouver Lollius. + +Elle reçut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la désirait, +bien qu'il fît profession de vivre sans désirs. Malgré sa richesse, il +était intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de +son esprit, ni par la grâce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et +même elle s'irritait parfois de ses élégantes ironies. Il la blessait +par son doute perpétuel. C'est qu'il ne croyait à rien et qu'elle +croyait à tout. Elle croyait à la providence divine, à la +toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, à la +justice éternelle. Elle croyait en Jésus-Christ et en la bonne déesse +des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la +sombre Hécate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire +l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison +sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des +êtres sans nom et vivait dans une attente perpétuelle. L'avenir lui +faisait peur et elle voulait le connaître. Elle s'entourait de prêtres +d'Isis, de mages chaldéens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la +trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort +et la voyait partout. Quand elle cédait à la volupté, il lui semblait +tout à coup qu'un doigt glacé touchait son épaule nue et, toute pâle, +elle criait d'épouvante dans les bras qui la pressaient. + +Nicias lui disait: + +--Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et les joues +creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui rit +maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, ô +ma Thaïs! Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si nous avons +beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens: +aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon +nous tourmenter pour un néant? + +Elle lui répondait avec colère: + +--Je méprise ceux qui comme toi n'espèrent ni ne craignent rien. Je +veux savoir! Je veux savoir! + +Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire les livres des +philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les années de +son enfance s'éloignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit +plus volontiers. Elle aimait à parcourir, le soir, sous un +déguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques +où elle avait misérablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses +parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des +prêtres chrétiens, elle songeait à son baptême et se sentait troublée. +Une nuit, qu'enveloppée d'un long manteau et ses blonds cheveux cachés +sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville, +elle se trouva, sans savoir comment elle y était venue, devant la +pauvre église de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait +dans l'intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par les +fentes de la porte. Il n'y avait là rien d'étrange, puisque depuis +vingt ans les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence, +solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chants signifiaient +un ardent appel aux âmes. Comme conviée aux mystères, la comédienne, +poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva là une +nombreuse assemblée, des femmes, des enfants, des vieillards à genoux +devant un tombeau adossé à la muraille. Ce tombeau n'était qu'une cuve +de pierre grossièrement sculptée de pampres et de grappes de raisins; +pourtant il avait reçu de grands honneurs: il était couvert de palmes +vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables +lumières étoilaient l'ombre dans laquelle la fumée des gommes d'Arabie +semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs +des figures pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtus de +blanc se tenaient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils +chantaient avec le peuple exprimaient les délices de la souffrance et +mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allégresse à tant de douleur +que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptés de la vie et les +affres de la mort couler à la fois dans ses sens renouvelés. + +Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pour aller +baiser à la file la paroi du tombeau. C'était des hommes simples, +accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s'avançaient d'un pas +lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils +s'agenouillaient, chacun à son tour, devant le sarcophage et y +appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dans leurs bras les +petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre. + +Thaïs, surprise et troublée, demanda à un diacre pourquoi ils +faisaient ainsi. + +--Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nous célébrons +aujourd'hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore le Nubien, qui +souffrit pour la foi au temps de Dioclétien empereur? Il vécut chaste +et mourut martyr, c'est pourquoi, vêtus de blanc, nous portons des +roses rouges à son tombeau glorieux. + +En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit en larmes. Le +souvenir à demi éteint d'Ahmès se ranimait dans son âme. Sur cette +mémoire obscure, douce et douloureuse, l'éclat des cierges, le parfum +des roses, les nuées de l'encens, l'harmonie des cantiques, la piété +des âmes jetaient les charmes de la gloire. Thaïs songeait dans +l'éblouissement: + +Il était humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment +s'est-il élevé au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose +inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupté? + +Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait +aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à la clarté des +cierges; puis, la tête baissée, humble, lente, la dernière, de ses +lèvres où tant de désirs s'étaient suspendus, elle baisa la pierre de +l'esclave. + +Rentrée dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure +parfumée et la tunique déliée, l'attendait en lisant un traité de +morale. Il s'avança vers elle les bras ouverts. + +--Méchante Thaïs, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais +à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicté par le plus +grave des stoïciens? Des préceptes vertueux et de fières maximes? Non! +Sur l'austère papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thaïs. +Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grâce +était infinie et toutes étaient l'unique Thaïs. Il y en avait qui +traînaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables à une +nuée blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes. + +D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la +volupté, n'exprimaient aucune pensée. Enfin, il y en avait deux qui se +tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il était impossible de les +distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La première +disait: «Je suis l'amour.» L'autre: «Je suis la mort.» + +En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyant pas +le regard farouche qu'elle fixait à terre, il ajoutait les pensées aux +pensées, sans souci qu'elles fussent perdues: + +--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne où il est écrit: «Rien ne +doit te détourner de cultiver ton âme,» je lisais: «Les baisers de +Thaïs sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel.» Voilà +comment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprend +aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que +nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée +d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de +lire celui-ci... + +Elle ne l'écoutait pas, et son âme était encore devant le tombeau du +Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la +nuque et il lui dit: + +--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand +on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons +la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous. + +Mais elle le repoussa: + +--Nous aimer! s'écria-t-elle amèrement. Mais tu n'as jamais aimé +personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais. +Va-t'en! Je te hais. J'exècre et je méprise tous les heureux et tous +les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bonté que chez les +malheureux. Quand j'étais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est +mort sur la croix. Il était bon; il était plein d'amour et il +possédait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les +pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir. + +Elle s'étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit à +sangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint +Théodore, dans la pauvreté et dans la simplicité. + +Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle était +vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, ne durerait +plus longtemps, elle se hâtait d'en tirer toute joie et toute gloire. +Au théâtre, où elle se montrait avec plus d'étude que jamais, elle +rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des +poètes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la +démarche de la comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les +mondes, savants et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang +des vertus et disaient: «Elle aussi, Thaïs, est géomètre!» Les +ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle +consentait à paraître, l'en bénissaient comme d'une charité céleste. +Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que +jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son +inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres et +sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville. + +Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l'Inde +et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des +colonnades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile +architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues. +Au milieu du jardin, s'élevait la grotte des Nymphes, qui devait son +nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on +rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs +vêtements pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête, +craignant d'être vues, et elles semblaient vivantes. La lumière ne +parvenait dans cette retraite qu'à travers de minces nappes d'eau qui +l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, +comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des +tableaux votifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il +s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques +revêtus de vives couleurs, des peintures représentant ou des scènes de +théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au +milieu, se dressait sur une stèle un petit Éros d'ivoire, d'un antique +et merveilleux travail. C'était un don de Nicias. Une chèvre de marbre +noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux +d'agate. Six chevreaux d'albâtre se pressaient autour de ses mamelles; +mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tête camuse, elle semblait +impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était couvert de tapis +de Byzance, d'oreillers brodés par les hommes jaunes de Cathay et de +peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient +imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands vases d'onyx, +s'élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et +dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'écaillé d'une tortue +géante de l'Inde, qui renversée servait de lit à la comédienne. C'est +là que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les +fleurs, Thaïs, mollement couchée, attendait l'heure de souper en +conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du +théâtre, soit à la fuite des années. + +Or, ce jour-là, elle se reposait après les jeux dans la grotte des +Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sa beauté +et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin des cheveux +blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer, en se +disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de brûler +certaines herbes en prononçant des formules magiques. Une voix +impitoyable lui criait: «Tu vieilliras, Thaïs, tu vieilliras!» Et la +sueur de l'épouvante lui glaçait le front. Puis, se regardant de +nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait +belle encore et digne d'être aimée. Se souriant à elle-même, elle +murmurait: «Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse +lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grâce des +mouvements et la magnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce +sont les vraies chaînes de l'amour!» + +Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle, +maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vêtu d'une robe +richement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri +d'effroi. + +Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle, il +faisait du fond du coeur cette prière: + +--Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me +scandaliser, édifie ton serviteur. + +Puis, s'efforçant de parler, il dit: + +--Thaïs, j'habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté m'a +conduit jusqu'à toi. On rapporte que tu es la plus habile des +comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l'on conte de +tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique +Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire +merveilleuse. C'est pourquoi j'ai été pris du désir de te connaître et +je vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante +et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me +dis: «Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un +homme ivre.» + +Ces paroles étaient feintes; mais le moine, animé d'un zèle pieux, les +répandait avec une ardeur véritable. Cependant, Thaïs regardait sans +déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son aspect +rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce +l'étonnait. Elle était curieuse de connaître l'état et la vie d'un +homme si différent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui répondit +avec une douce raillerie: + +--Tu sembles prompt à l'admiration, étranger. Prends garde que mes +regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer! + +Il lui dit: + +--Je t'aime, ô Thaïs! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-même. +Pour toi, j'ai quitté mon désert regrettable; pour toi, mes lèvres, +vouées au silence, ont prononcé des paroles profanes; pour toi, j'ai +vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'était +interdit d'entendre; pour toi, mon âme s'est troublée, mon coeur s'est +ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux sources vives où +boivent les colombes; pour toi, j'ai marché jour et nuit à travers des +sables peuplés de larves et de vampires; pour toi, j'ai posé mon pied +nu sur les vipères et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non +point à l'exemple de ces hommes qui, tout enflammés du désir de la +chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou des taureaux +furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion. Leurs amours +carnassières te dévorent jusqu'à l'âme, ô femme! Moi, je t'aime en +esprit et en vérité, je t'aime en Dieu et pour les siècles des +siècles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable +et divine charité. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que +songes d'une nuit brève. Je te promets de saintes agapes et des noces +célestes. La félicité que je t'apporte ne finira jamais; elle est +inouïe; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en +pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt +d'étonnement. + +Thaïs, riant d'un air mutin: + +--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hâte-toi! de +trop longs discours offenseraient ma beauté, ne perdons pas un moment. +Je suis impatiente de connaître la félicité que tu m'annonces; mais, à +vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me +promets ne s'évanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un +grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le +tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si +longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire +qu'il restât encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en +savent plus que les mages. + +--Thaïs, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu. + +--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours. + +--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours +que tu connais n'enfantent que la honte. + +Thaïs le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit +front: + +--Tu es bien hardi, étranger, d'offenser ton hôtesse. Regarde-moi et +dis si je ressemble à une créature accablée d'opprobre. Non! je n'ai +pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de +honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que +moi. J'ai semé la volupté sur tous mes pas, et c'est par là que je +suis célèbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les +maîtres du monde. Je les ai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces +petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur +de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de +place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand +je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz; mais ce grain de +riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et +des crimes à remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de +honte, quand tout crie la gloire autour de moi? + +--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. Ô +femme, nous avons été nourris dans des contrées si différentes qu'il +n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le même langage ni la même +pensée. Pourtant, le ciel m'est témoin que je veux m'accorder avec toi +et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mêmes +sentiments. Qui m'inspirera des discours embrasés pour que tu fondes +comme la cire à mon souffle, ô femme, et que les doigts de mes désirs +puissent te modeler à leur gré? Quelle vertu te livrera à moi, ô la +plus chère des âmes, afin que l'esprit qui m'anime, te créant une +seconde fois, t'imprime une beauté nouvelle et que tu t'écries en +pleurant de joie: «C'est seulement d'aujourd'hui que je suis née!» Qui +fera jaillir de mon coeur une fontaine de Siloé, dans laquelle tu +retrouves, en te baignant, ta pureté première? Qui me changera en un +Jourdain, dont les ondes, répandues sur toi, te donneront la vie +éternelle? + +Thaïs n'était plus irritée. + +--Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout ce qu'il dit +semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et +qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort. + +Et elle résolut de s'offrir à lui. C'est pourquoi, feignant de le +craindre, elle s'éloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la +grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa +poitrine, puis, immobile, muette, les paupières baissées, elle +attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues. +Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balançaient +mollement et elle ressemblait à une enfant qui songe, assise au bord +d'une rivière. + +Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants +ne le portaient plus, sa langue s'était subitement desséchée dans sa +bouche; un tumulte effrayant s'élevait dans sa tête. Tout à coup son +regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage épais. Il +pensa que la main de Jésus s'était posée sur ses yeux pour lui cacher +cette femme. Rassuré par un tel secours, raffermi, fortifié, il dit +avec une gravité digne d'un ancien du désert: + +--Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée à Dieu? + +Elle secoua la tête. + +--Dieu! Qui le force à toujours avoir l'oeil sur la grotte des +Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi +l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a créés, il ne peut être ni fâché +ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la +nature qu'il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui +prête bien souvent des idées qu'il n'a jamais eues. Toi-même, +étranger, connais-tu bien son véritable caractère? Qui es-tu pour me +parler en son nom? + +À cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son +cilice et dit: + +--Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, et je viens du saint désert. La +main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m'a séparé du +siècle. Je n'existais déjà plus pour les hommes. Mais ton image m'est +apparue dans ma Jérusalem des sables et j'ai connu que tu étais pleine +de corruption et qu'en toi était la mort. Et me voici devant toi, +femme, comme devant un sépulcre et je te crie: «Thaïs, lève-toi.» + +Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbé elle avait pâli d'épouvante. +Et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes, pleurant et +gémissant, se traîne aux pieds du saint: + +--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me +fais pas de mal! Je sais que les saints du désert détestent les femmes +qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me +haïsses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta +puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mépriser ni me +haïr. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je fréquente, raillé ta +pauvreté volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma +richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma +condition que ma nature. J'étais faite pour ce que je fais. Je suis +née pour charmer les hommes. Et, toi-même, tout à l'heure, tu disais +que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas +des paroles magiques qui détruiraient ma beauté ou me changeraient en +une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis déjà que trop +effrayée. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort. + +Il lui fit signe de se relever et dit: + +--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mépris. +Je viens à toi de la part de Celui qui, s'étant assis au bord du +puits, but à l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il +soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Je ne suis pas +sans péché pour te jeter la première pierre. J'ai souvent mal employé +les grâces abondantes que Dieu a répandues sur moi. Ce n'est pas la +Colère, c'est la Pitié qui m'a pris par la main pour me conduire ici. +J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le +zèle du coeur qui m'amène à toi. Je brûle du feu de la charité et, si +tes yeux, accoutumés aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient +voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparaîtrais comme un +rameau détaché de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la +montagne à l'antique Moïse, pour lui faire comprendre le véritable +amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de +laisser après lui des charbons et de vaines cendres, embaume et +parfume pour l'éternité tout ce qu'il pénètre. + +--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embûche ni +maléfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde. +Ce que l'on m'a conté de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux. +Ton nom ne m'était pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu +égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je t'ai vu, sans +savoir qui tu étais, j'ai senti que tu n'étais pas un homme ordinaire. +Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prêtres d'Isis, ni +ceux d'Hermès, ni ceux de la Junon Céleste, ni les devins de Chaldée, +ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empêcher de +mourir? + +--Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abominables +où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûleraient +horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima de son +souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources bénies +de la solitude; viens boire à ces fontaines cachées dans le désert, +qui jaillissent jusqu'au ciel. Âme anxieuse, viens posséder enfin ce +que tu désirais! Coeur avide de joie, viens goûter les joies +véritables: la pauvreté, le renoncement, l'oubli de soi-même, +l'abandon de tout l'être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et +demain sa bien-aimée, viens à lui. Viens! toi qui cherchais, et tu +diras: «J'ai trouvé l'amour!» + +Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines: + +--Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si je fais +pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corps intact +et dans toute sa beauté? + +--Thaïs, je t'apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que +j'annonce est la vérité. + +--Et qui me garantit que c'est la vérité? + +--David et les prophètes, l'Écriture et les merveilles dont tu vas +être témoin. + +--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouvé +le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine +et cependant la vie m'a apporté bien des tristesses et bien des +amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes +envient ma destinée, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la +vieille édentée qui, du temps que j'étais petite, vendait des gâteaux +de miel sous une porte de la ville. C'est une idée qui m'est venue +bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont +bénis, et qu'il y a une grande douceur à vivre humble et petit Moine, +tu as remué les ondes de mon âme et fait monter à la surface ce qui +dormait au fond. Qui croire, hélas! Et que devenir, et qu'est-ce que +la vie? + +Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce était transfiguré; une +joie céleste inondait son visage: + +--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un Autre +m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté. Celui-là, +tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le +contempler; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur charmante et +tu diras: «Il est seul aimable!» Tout à l'heure, s'il n'avait posé sa +douce main sur mes yeux, ô Thaïs! je serais peut-être tombé avec toi +dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et que +trouble. Mais il nous a sauvés tous deux; il est aussi bon qu'il est +puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au monde par David et +la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers et les mages, +crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, révélé +au monde par les apôtres, attesté par les martyrs. Et le voici qui, +ayant appris que tu crains la mort, ô femme! vient dans ta maison pour +t'empêcher de mourir! N'est-ce pas, ô mon Jésus! que tu m'apparais en +ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilée en ces jours +merveilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si +près de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans +leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mères, sur les +terrasses de Bethléem? N'est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en ta +compagnie et que tu me montres la réalité de ton corps précieux? +N'est-ce pas que c'est là ton visage et que cette larme qui coule sur +ta joue est une larme véritable? Oui, l'ange de la justice éternelle +la recueillera, et ce sera la rançon de l'âme de Thaïs. N'est-ce pas +que te voilà, mon Jésus? Mon Jésus, tes lèvres adorables +s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'écoute. Et toi, Thaïs, +heureuse Thaïs! entends ce que le Sauveur vient lui-même te dire: +c'est lui qui parle et non moi. Il dit: «Je t'ai cherchée longtemps, ô +ma brebis égarée! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi +prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes +épaules jusqu'à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs, viens, mon élue, +viens pleurer avec moi!» + +Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thaïs vit +sur la face du saint le reflet de Jésus vivant. + +--O jours envolés de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux +père Ahmès! bon saint Théodore, que ne suis-je morte dans ton manteau +blanc tandis que tu m'emportais aux premières lueurs du matin, toute +fraîche encore des eaux du baptême! + +Paphnuce s'élança vers elle en s'écriant: + +--Tu es baptisée!... O Sagesse divine! ô Providence! ô Dieu bon! Je +connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce +qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C'est la vertu des +eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu où je vivais +pour t'aller chercher dans l'air empoisonné du siècle. Une goutte, une +goutte sans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon +front. Viens, ô ma soeur, et reçois de ton frère le baiser de paix. + +Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane. + +Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans +la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des +eaux vives. + +Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires +vinrent chargées d'étoffes, de parfums et de guirlandes. + +--Ce n'était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de +sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doit +souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura +là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves +viennent m'habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles +sont adroites et expérimentées; aussi les ai-je payées très cher. Vois +celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si +blanches. Je l'ai enlevée à la femme du proconsul. + +Paphnuce eut d'abord la pensée de s'opposer de toutes ses forces à ce +que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d'agir prudemment, il lui +demanda quelles personnes elle y rencontrerait. + +Elle répondit qu'elle y verrait l'hôte du festin, le vieux Cotta, +préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de +disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre de Sérapis, des jeunes +hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes +dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la +jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle: + +--Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va! + +Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi à ce festin et je me +tiendrai sans rien dire à ton côté. + +Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires +s'empressaient autour d'elle, elle s'écria: + +--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la +Thébaïde? + +LE BANQUET + +Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle du banquet, les +convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés sur les lits, devant +la table en fer à cheval, couverte d'une vaisselle étincelante. Au +centre de cette table s'élevait une vasque d'argent que surmontaient +quatre satires inclinant des outres d'où coulait sur des poissons +bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thaïs +les acclamations s'élevèrent de toutes parts. + +--Salut à la soeur des Charités! + +--Salut à la Melpomène silencieuse, dont les regards savent tout +exprimer! + +--Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes! + +--A la tant désirée! + +--A celle qui donne la souffrance et la guérison! + +--A la perle de Racotis! + +--A la rose d'Alexandrie! + +Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eût coulé; et +puis elle dit à Cotta, son hôte: + +--Lucius, je t'amène un moine du désert, Paphnuce, abbé d'Antinoé; +c'est un grand saint, dont les paroles brûlent comme du feu. + +Lucius Aurélius Cotta, préfet de la flotte, s'étant levé: + +--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrétienne. +Moi-même, j'ai quelque respect pour un culte désormais impérial. Le +divin Constantin a placé tes coreligionnaires au premier rang des amis +de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ +dans notre Panthéon. C'est une maxime de nos pères qu'il y a en tout +dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et +réjouissons-nous tandis qu'il en est temps encore. + +Le vieux Cotta parlait ainsi avec sérénité. Il venait d'étudier un +nouveau modèle de galère et d'achever le sixième livre de son histoire +des Carthaginois. Sûr de n'avoir pas perdu sa journée, il était +content de lui et des dieux. + +--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'être +aimés: Hermodore, grand prêtre de Sérapis, les philosophes Dorion, +Nicias et Zénothémis, le poète Callicrate, le jeune Chéréas et le +jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse; +et près d'eux Philina avec Drosé, qu'il faut louer grandement d'être +belles. + +Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit à l'oreille: + +--Je t'avais bien averti, mon frère, que Vénus était puissante. C'est +elle dont la douce violence t'a amené ici malgré toi. Écoute, tu es un +homme rempli de piété; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la +mère des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux +mathématicien Mélanthe a coutume de dire: «Je ne pourrais pas, sans +l'aide de Vénus, démontrer les propriétés d'un triangle.» + +Dorions qui depuis quelques instants considérait le nouveau venu, +soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration. + +--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est +lui-même! Je l'ai rencontré au théâtre pendant que notre Thaïs +montrait ses bras ingénieux. Il s'agitait furieusement et je puis +attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnête homme: il va +nous invectiver tous; son éloquence est terrible. Si Marcus est le +Platon des chrétiens, Paphnuce est leur Démosthène. Épicure, dans son +petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil. + +Cependant Philina et Drosé dévoraient Thaïs des yeux. Elle portait +dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâles dont chaque +fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles, +si bien que les fleurs semblaient des regards effacés et les yeux des +fleurs étincelantes. C'était le don de cette femme: sur elle tout +vivait, tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamée +d'argent, traînait dans ses longs plis une grâce presque triste, que +n'égayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'éclat de sa parure +était dans ses bras nus. Admirant malgré elles la robe et la coiffure +de Thaïs, ses deux amies ne lui en parlèrent point. + +--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'être plus quand tu +vins à Alexandrie. Pourtant ma mère qui se souvenait de t'avoir vue +alors disait que peu de femmes étaient dignes de t'être comparées. + +--Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu nous amènes? +Il a l'air étrange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'éléphants, +assurément ils seraient faits comme lui. Où as-tu trouvé, Thaïs, un si +sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la +terre et qui sont tout barbouillés des fumées du Hadès? + +Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé: + +--Tais-toi, les mystères de l'amour doivent rester secrets et il est +défendu de les connaître. Pour moi, certes, j'aimerais mieux être +baisée par la bouche de l'Etna fumant, que par les lèvres de cet +homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme les +déesses, doit, comme les déesses, exaucer toutes les prières et non +pas seulement à notre guise celles des hommes aimables. + +--Prenez garde toutes deux! répondit Thaïs. C'est un mage et un +enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et même les +pensées. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le +remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous +mourrez étouffées! + +Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit à +côté de Paphnuce. La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante, +domina tout à coup le murmure des propos intimes: + +--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miellé! + +Puis, l'hôte élevant sa coupe: + +--Buvons d'abord au divin Constance et au Génie de l'empire. La patrie +doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, car elle les +contient tous. + +Tous les convives portèrent à leurs lèvres leurs coupes pleines. Seul, +Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foi de Nicée +et que la patrie du chrétien n'est point de ce monde. + +Dorion, ayant bu, murmura: + +--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont +changeantes et les ondes sans cesse renouvelées. + +--Je sais, Dorion, répondit le préfet de la flotte, que tu fais peu de +cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre +étranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnête homme ne +doit rien tant désirer que de remplir de grandes charges dans l'État. +C'est une belle chose que l'État! + +Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la parole: + +--Dorion vient de demander: «Qu'est-ce que la patrie?» Je lui +répondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les +tombeaux des ancêtres. On est concitoyen par la communauté des +souvenirs et des espérances. + +Le jeune Aristobule interrompit Hermodore: + +--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de +Démophon. Il a la tête sèche, peu de ganache et les bras gros. Il +porte le col haut et fier, comme un coq. + +Mais le jeune Chéréas secoua la tête: + +--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a +l'ongle mince. Les paturons portent à terre et l'animal sera bientôt +estropié. + +Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa un cri perçant: + +--Hai! j'ai failli avaler une arête plus longue et plus acérée qu'un +stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer à temps de mon gosier. Les dieux +m'aiment! + +--Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en +souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmité des hommes. L'amour +suppose chez celui qui l'éprouve le sentiment d'une intime misère. +C'est par lui que se trahit la faiblesse des êtres. L'amour qu'ils +ressentent pour Drosé est une grande preuve de l'imperfection des +dieux. + +A ces mots, Drosé se mit dans une grande colère: + +--Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne répond à rien. C'est, +d'ailleurs, ton caractère de ne point comprendre ce qu'on dit et de +répondre des paroles dépourvues de sens. + +Nicias souriait encore: + +--Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut te rendre grâce +chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles! + +A ce moment, un grave vieillard, négligemment vêtu, la démarche lente +et la tête haute, entra dans la salle et promena sur les convives un +regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place à son côté, +sur son propre lit + +--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu composé ce mois-ci un +nouveau traité de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le +quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une +main attique. + +Eucrite répondit, en caressant sa barbe d'argent: + +--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer +les dieux immortels. + + +DORION + +Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens. Grave et +blanc, il s'élève au milieu de nous comme une image des ancêtres! Il +est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne +sont point entendues. + + +EUCRITE + +Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en +ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et +dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux +des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et goûter +dans le détachement des choses une félicité sans limites. Plusieurs +font revivre en eux Épictète et Marc Aurèle. Mais, s'il était vrai que +la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi sa perte +intéresserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dépendait pas de moi +qu'elle durât ou pérît? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité +hors de leur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les dieux et +je désire tout ce qu'ils veulent. Par là, je me rends semblable à eux +et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu périt, je +consens qu'elle périsse et ce consentement me remplit de joie comme le +suprême effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma +sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus précieuse que +le modèle; elle aura coûté plus de soins et de plus grands travaux. + + +NICIAS + +J'entends. Tu t'associes à la Providence céleste. Mais si la vertu +consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par +laquelle les disciples de Zénon prétendent se rendre semblables aux +dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le +boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stoïcisme. + + +EUCRITE + +Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te moquer. +Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et +comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand prêtre, et si la +grenouille, sagement inspirée, parvient à l'égaler, ne sera-t-elle +pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te défendre +d'admirer une bestiole si généreuse? + +Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert encore de +ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, entourant la +bête comme s'ils voulaient téter, indiquaient que c'était une laie. + +Zénothémis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de +lui-même se joindre à nous. L'illustre Paphnuce, qui mène dans la +solitude une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu. + + +COTTA + +Dis mieux, Zénothémis. La première place lui est due, puisqu'il est +venu sans être invité. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particulière +amitié et rechercher ce qui peut lui être le plus agréable. Or, il est +certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au +parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en +amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de +Jésus crucifié. Pour moi, je m'y prêterai d'autant plus volontiers que +cette doctrine m'intéresse vivement par le nombre et la diversité des +allégories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre, +elle est pleine de vérités et j'estime que les livres des chrétiens +abondent en révélations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, +accorder un prix égal aux livres des Juifs. Ceux-là furent inspirés, +non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais +génie, Iaveh, qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent +l'air inférieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons; +mais il les surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire, +le serpent aux ailes d'or, qui déroulait autour de l'arbre de la +science sa spirale d'azur, était pétri de lumière et d'amour. Aussi, +la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances, celle-ci +brillante et l'autre ténébreuse. Elle éclata dans les premiers jours +du monde. Dieu venait à peine de rentrer dans son repos, Adam et Ève +le premier homme et la première femme vivaient heureux et nus au +jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les +gouverner, eux et toutes les générations qu'Ève portait déjà dans ses +flancs magnifiques. Comme il ne possédait ni le compas ni la lyre et +qu'il ignorait également la science qui commande et l'art qui +persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions +difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et +Ève, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et +leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitié d'eux et +résolut de les instruire, afin que, possédant la science, ils ne +fussent plus abusés par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare +prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque +désespérée. Le bienveillant démon la tenta pourtant. A l'insu de +Iaveh, qui prétendait tout voir mais dont la vue en réalité n'était +pas bien perçante, il s'approcha des deux créatures, charma leurs +regards par la splendeur de sa cuirasse et l'éclat de ses ailes. Puis +il intéressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des +figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont +les propriétés admirables ont été reconnues depuis par les Grecs. +Adam, mieux qu'Ève, méditait sur ces figures. Mais quand le serpent, +s'étant mis à parler, enseigna les vérités les plus hautes, celles qui +ne se démontrent pas, il reconnut qu'Adam, pétri de terre rouge, était +d'une nature trop épaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et +que Ève, au contraire, plus tendre et plus sensible, en était aisément +pénétrée. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin +de l'initier la première... + + +DORION + +Souffre, Zénothémis, que je t'arrête ici. J'ai d'abord reconnu dans le +mythe que tu nous exposes, un épisode de la lutte de Pallas Athéné +contre les géants. Iaveh ressemble beaucoup à Typhon, et Pallas est +représentée par les Athéniens avec un serpent à son côté. Mais ce que +tu viens de dire m'a fait douter tout à coup de l'intelligence ou de +la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possédé la +sagesse, l'aurait-il confiée à une petite tête femelle, incapable de +la contenir? Je croirai plutôt qu'il était, comme Iaveh, ignorant et +menteur et qu'il choisit Ève parce qu'elle était facile à séduire et +qu'il supposait à Adam plus d'intelligence et de réflexion. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Sache, Dorion, que c'est, non par la réflexion et l'intelligence, mais +bien par le sentiment qu'on atteint les vérités les plus hautes et les +plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins réfléchies, +mais plus sensibles que les hommes, s'élèvent-elles plus facilement à +la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophétie +et ce n'est pas sans raison qu'on représente quelquefois Apollon +Citharède, et Jésus de Nazareth, vêtus comme des femmes, d'une robe +flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises, +Dorion, en préférant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumière, +cette Ève plus blanche que le lait et que les étoiles. Elle l'écouta +docilement et se laissa conduire à l'arbre de la science dont les +rameaux s'élevaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme +une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaient toutes +les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un +concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initiés qui s'en +nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, des plantes +ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils étaient de +flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les +porter à leurs lèvres. Or, ayant écouté docilement les leçons du +serpent, Ève s'éleva au-dessus des vaines terreurs et désira goûter +aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam, +qu'elle aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le prit par la main +et le conduisit à l'arbre merveilleux. Là, cueillant une pomme +ardente, elle y mordit et la tendit ensuite à son compagnon. Par +malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les +surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une +effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il était à +craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans +l'air inférieur que ces deux êtres débiles en furent consternés. Le +fruit échappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du +malheureux, lui dit: «Je veux ignorer et souffrir avec toi.» Iaveh +triomphant maintint Adam et Ève et toute leur semence dans la stupeur +et dans l'épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquer de +grossiers météores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et +géomètre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la +cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il poursuivit Caïn et ses +fils, parce qu'ils étaient industrieux; il extermina les Philistins +parce qu'ils composaient des poèmes orphiques et des fables comme +celles d'Ésope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la +beauté, et le genre humain expia pendant de longs siècles, dans le +sang et les larmes, la défaite du serpent ailé. Heureusement il se +trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et +Platon, qui retrouvèrent, par la puissance du génie, les figures et +les idées que l'ennemi de Iaveh avait tenté vainement d'enseigner à la +première femme. L'esprit du serpent était en eux; c'est pourquoi le +serpent, comme l'a dit Dorion, est honoré par les Athéniens. Enfin, +dans des jours plus récents, parurent, sous une forme humaine, trois +esprits célestes, Jésus de Galilée, Basilide et Valentin, à qui il fut +donné de cueillir les fruits les plus éclatants de cet arbre de la +science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au +faîte des cieux. C'est ce que j'avais à dire pour venger les chrétiens +à qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs. + + +DORION + +Si je t'ai bien entendu, Zénothémis, trois hommes admirables, Jésus, +Basilide et Valentin, ont découvert des secrets qui restaient cachés à +Pythagore, à Platon, à tous les philosophes de la Grèce et même au +divin Épicure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines +terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois +mortels acquirent des connaissances qui avaient échappé à la +méditation des sages. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Faut-il donc te répéter, Dorion, que la science et la méditation ne +sont que les premiers degrés de la connaissance et que l'extase seule +conduit aux vérités éternelles? + + +HERMODORE + +Il est vrai, Zénothémis, l'âme se nourrit d'extase comme la cigale de +rosée. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier +ravissement. Car l'homme est triple, composé d'un corps matériel, +d'une âme plus subtile mais également matérielle, et d'un esprit +incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu +subitement au silence et à la solitude, puis traversant au vol les +jardins de son âme, l'esprit se répand en Dieu, il goûte les délices +d'une mort anticipée ou plutôt de la vie future, car mourir, c'est +vivre, et dans cet état, qui participe de la pureté divine, il possède +à la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unité +qui est tout. Il est parfait. + + +NICIAS + +Cela est admirable. Mais, à vrai dire, Hermodore, je ne vois pas +grande différence entre le tout et le rien. Les mots même me semblent +manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement +au néant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection +coûte très cher: on la paye de tout son être, et pour l'obtenir il +faut cesser d'exister. C'est là une disgrâce à laquelle Dieu lui-même +n'a pas échappé depuis que les philosophes se sont mis en tête de le +perfectionner. Après cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de +ne pas être. nous ignorons par là même ce que c'est que d'être. Nous +ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre. +Je croirais, en dépit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au +contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis +côte à côte sous l'amas des contradictions qu'ils ont entassées, comme +Pélion sur Ossa. + + +COTTA + +J'aime beaucoup la philosophie et je l'étudie à mes heures de loisir. +Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicéron. Esclaves, +versez le vin miellé! + + +CALLICRATE + +Voilà une chose singulière! Quand je suis à jeun, je songe au temps où +les poètes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et +l'eau m'en vient à la bouche. Mais dès que j'ai goûté le vin opime que +tu nous verses abondamment, généreux Lucius, je ne rêve que luttes +civiles et combats héroïques. Je rougis de vivre en des temps sans +gloire, j'invoque la liberté et je répands mon sang en imagination +avec les derniers Romains dans les champs de Philippes. + + +COTTA + +Au déclin de la république, mes aïeux sont morts avec Brutus pour la +liberté. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la liberté du +peuple romain n'était pas, en réalité, la faculté de le gouverner +eux-mêmes. Je ne nie pas que la liberté ne soit pour une nation le +premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un +gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exercé +pendant quarante ans les plus hautes charges de l'État et ma longue +expérience m'a enseigné que le peuple est opprimé quand le pouvoir est +faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhéteurs, s'efforcent +d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime détestable. Si la +volonté d'un seul s'exerce parfois d'une façon funeste, le +consentement populaire rend toute résolution impossible. Avant que la +majesté de la paix romaine couvrît le monde, les peuples ne furent +heureux que sous d'intelligents despotes. + + +HERMODORE + +Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de +gouvernement et qu'on n'en saurait découvrir, puisque les Grecs +ingénieux, qui conçurent tant de formes heureuses, ont cherché +celle-là sans pouvoir la trouver. A cet égard, tout espoir nous est +désormais interdit. On reconnaît à des signes certains que le monde +est près de s'abîmer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous +était donné, Lucius, d'assister à l'agonie terrible de la +civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient +l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la +joie cruelle de nous regarder mourir. + + +COTTA + +Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des +fléaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armée et de +bonnes finances... + + +HERMODORE + +Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie +facile. Les cités qu'édifièrent le génie hellénique et la patience +latine seront bientôt saccagées par des sauvages ivres. Il n'y aura +plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront +renversées dans les temples et dans les âmes. Ce sera la nuit de +l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates +se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains +cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les +Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abîme. +Cette vieille Égypte qui a été le berceau du monde en sera l'hypogée; +Sérapis, dieu de la mort, recevra les suprêmes adorations des mortels +et j'aurai été le dernier prêtre du dernier dieu. + +A ce moment une figure étrange souleva la tapisserie, et les convives +virent devant eux un petit homme bossu dont le crâne chauve s'élevait +en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique, d'une tunique d'azur et +portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges, +semées d'étoiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien, +et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de +sa tête et pâlit d'épouvanté. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des +démons, ni les blasphèmes des païens, ni les erreurs horribles des +philosophes, le seule présence de l'hérétique étonna son courage. Il +voulut fuir, mais son regard ayant rencontré celui de Thaïs, il se +sentit soudain rassuré. Il avait lu dans l'âme de la prédestinée et +compris que celle qui allait devenir une sainte le protégeait déjà. Il +saisit un pan de la robe qu'elle laissait traîner sur le lit, et pria +mentalement le Sauveur Jésus. + +Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on +nommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui parla le premier: + +--Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voir parmi +nous et l'on peut dire que tu viens à propos. Nous ne connaissons de +la doctrine des chrétiens que ce qui en est publiquement enseigné. Or, +il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que +pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les +principaux mystères de la religion que tu professes. Notre cher +Zénothémis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout à +l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne +lui a point fait de réponse et nous ne devons pas en être surpris, +puisque notre hôte est voué au silence et que le Dieu a scellé sa +langue dans le désert. Mais toi, Marcus, qui as porté la parole dans +les synodes des chrétiens et jusque dans les conseils du divin +Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosité en nous +révélant les vérités philosophiques qui sont enveloppées dans les +fables des chrétiens. La première de ces vérités n'est-elle pas +l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois +fermement? + + +MARCUS + +Oui, vénérables frères, je crois en un seul Dieu, non engendré, seul +éternel, principe de toutes choses. + + +NICIAS + +Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde. Ce fut, certes, une +grande crise dans son existence. Il existait déjà depuis une éternité +avant d'avoir pu s'y résoudre. Mais, pour être juste, je reconnais que +sa situation était des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer +inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver +à lui-même sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est décidé à +agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait +une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y +est pris pour créer le monde. + + +MARCUS + +Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, comme Hermodore et +Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas +créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné naissance +à un fils unique, par qui toutes choses ont été faites. + + +HERMODORE + +Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms +d'Hermès, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jésus. + + +MARCUS + +Je ne serais point chrétien si je lui donnais d'autres noms que ceux +de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais +il n'est pas éternel, puisqu'il a eu un commencement; quant à penser +qu'il existait avant d'être engendré, c'est une absurdité qu'il faut +laisser aux mulets de Nicée et à l'âne rétif qui gouverna trop +longtemps l'Église d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase. + +A ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d'une sueur d'agonie, +fit le signe de la croix et persévéra dans son silence sublime. + +Marcus poursuivit: + +--Il est clair que l'inepte symbole de Nicée attente à la majesté du +Dieu unique, en l'obligeant à partager ses indivisibles attributs avec +sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent faites. +Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias; sache, que, pas +plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce +n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jésus qui, ayant créé le +monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la création ne pouvait +être parfaite et le mal s'y était mêlé nécessairement au bien. + + +NICIAS + +Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal? + +Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras étendu +sur la nappe, montra un petit âne, en métal de Corinthe, qui portait +deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives +noires. + +--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flatté par +le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci +soient claires et celles-là sombres. Mais si elles étaient douées de +pensée et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une +olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des +olives noires détesterait le peuple des olives blanches. Nous en +jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux +sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des +choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un +bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout +était beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du +mal, ainsi que l'a démontré le second Platon, plus grand que le +premier. + + +EUCRITE + +Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont +il ne détruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le méchant qui +le fait et qui pouvait ne pas le faire. + + +COTTA + +Par Jupiter! voilà un bon raisonnement! + + +EUCRITE + +Le monde est la tragédie d'un excellent poète. Dieu qui la composa, a +désigné chacun de nous pour y jouer un rôle. S'il veut que tu sois +mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a +été assigné. + + +NICIAS + +Assurément il sera bon que le boiteux de la tragédie boite comme +Héphaistos; il sera bon que l'insensé s'abandonne aux fureurs d'Ajax, +que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phèdre, que le +traître trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand +la pièce sera jouée, tous les acteurs, rois, justes, tyrans +sanguinaires, vierges pieuses, épouses impudiques, citoyens magnanimes +et lâches assassins recevront du poète une part égale de +félicitations. + + +EUCRITE + +Tu dénatures ma pensée, Nicias, et changes une belle jeune fille en +gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la +justice et les lois éternelles. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Pour moi, mes amis, je crois à la réalité du bien et du mal. Mais je +suis persuadé qu'il n'est pas une seule action humaine, fût-ce le +baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rédemption. Le mal +concourt au salut final des hommes, et en cela, il procède du bien et +participe des mérites attachés au bien. C'est ce que les chrétiens ont +admirablement exprimé par le mythe de cet homme au poil roux qui pour +trahir son maître lui donna le baiser de paix, et assura par un tel +acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, à mon sens, plus +injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le +tapissier poursuivent le plus malheureux des apôtres de Jésus, sans +songer que le baiser de l'Iscariote, annoncé par Jésus lui-même, était +nécessaire selon leur propre doctrine à la rédemption des hommes et +que, si Judas n'avait pas reçu la bourse de trente sicles, la sagesse +divine était démentie, la Providence déçue, ses desseins renversés et +le monde rendu au mal, à l'ignorance, à la mort. + + +MARCUS + +La sagesse divine avait prévu que Judas, libre de ne pas donner le +baiser du traître, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a +employé le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'édifice +merveilleux de la rédemption. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Je t'ai parlé tout à l'heure, Marcus, comme si je croyais que la +rédemption des hommes avait été accomplie par Jésus crucifié, parce +que je sais que telle est la croyance des chrétiens et que j'entrais +dans leur pensée pour mieux saisir le défaut de ceux qui croient à la +damnation éternelle de Judas. Mais en réalité Jésus n'est à mes yeux +que le précurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystère de la +rédemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux +de l'entendre, comment il s'est véritablement accompli sur la terre. + +Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges +athéniennes avec les corbeilles sacrées de Cérès, douze jeunes filles, +portant sur leur tête des paniers de grenades et de pommes, entrèrent +dans la salle d'un pas léger dont la cadence était marquée par une +flûte invisible. Elles posèrent les paniers sur la table, la flûte se +tut et Zénothémis parla de la sorte: + +--Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elle confia aux +anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent point la +sérénité qui convient aux maîtres. Voyant que les filles des hommes +étaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et +ils s'unirent à elles. De ces hymens sortit une race violente qui +couvrit la terre d'injustice et de cruautés, et la poussière des +chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une +tristesse infinie: + +» --Voilà donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers +le monde. Mes enfants sont plongés par ma faute dans la vie amère. +Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu même, qui ne +pense que par serait impuissant à leur rendre la pureté première. Ce +qui est fait est fait, et la création est à jamais manquée. Du moins, +je n'abandonnerai pas mes créatures. Si je ne puis les rendre +heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. +Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les +humilient, je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et j'irai +vivre parmi elles. + +» Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans +le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et débile et reçut le nom +d'Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce +et en beauté, et devint la plus désirée des femmes, comme elle l'avait +résolu, afin d'être éprouvée dans son corps mortel par les plus +illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents, +elle se dévoua au rapt et à l'adultère en expiation de tous les +adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa +par sa beauté la ruine des peuples, pour que Dieu pût pardonner les +crimes de l'univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut +si adorable qu'aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et +aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité, quand ils la +peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui +faisaient cette invocation: «Âme sereine comme le calme des mers!» + +» C'est ainsi qu'Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et dans +la souffrance. Elle mourut, et les Lacédémoniens montrent son tombeau, +car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter tous les +fruits amers qu'elle avait semés. Mais, s'échappant de la chair +décomposée d'Hélène, elle s'incarna dans une autre forme de femme et +s'offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps en +corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle prend sur elle +les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous +par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera +sa rédemption et la nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche +poitrine, dans la paix du ciel reconquis. + + +HERMODORE + +Ce mythe ne m'était point inconnu. Il me souvient qu'on a conté qu'en +une de ses métamorphoses, cette divine Hélène vivait auprès du +magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que sa +déchéance était involontaire et que les anges l'avaient entraînée dans +leur chute. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Hermodore, il est vrai que des hommes mal initiés aux mystères ont +pensé que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre déchéance. +Mais, s'il en était ainsi qu'ils prétendent, Eunoia ne serait pas la +courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le +pain imbibé du vin de nos hontes, l'offrande agréable, le sacrifice +méritoire, l'holocauste dont la fumée monte vers Dieu. S'ils n'étaient +point volontaires ses péchés n'auraient point de vertu. + + +CALLICRATE + +Mais veux-tu que je t'apprenne, Zénothémis, dans quel pays, sous quel +nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hélène toujours +renaissante? + + +ZÉNOTHÉMIS + +Il faut être très sage pour découvrir un tel secret. Et la sagesse, +Callicrate, n'est pas donnée aux poètes, qui vivent dans le monde +grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et +de vaines images. + + +CALLICRATE + +Crains d'offenser les dieux, impie Zénothémis; les poètes leur sont +chers. Les premières lois furent dictées en vers par les immortels +eux-mêmes, et les oracles des dieux sont des poèmes. Les hymnes ont +pour les oreilles célestes d'agréables sons. Qui ne sait que les +poètes sont des devins et que rien ne leur est caché? Étant poète +moi-même et ceint du laurier d'Apollon, je révélerai à tous la +dernière incarnation d'Eunoia. L'éternelle Hélène est près de vous: +elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudée aux +coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont +des larmes, les lèvres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux +jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui +Thaïs. + + +PHILINA + +Que dis-tu, Callicrate? Notre chère Thaïs aurait connu Pâris, Mélénas +et les Achéens aux belles cnémides qui combattaient devant Ilion! +Était-il grand, Thaïs, le cheval de Troie? + + +ARISTOBULE + +Qui parle d'un cheval? + +--J'ai bu comme un Thrace! s'écria Chéréas. Et il roula sous la table. +Callicrate, élevant sa coupe: + +--Je bois aux Muses héliconiennes, qui m'ont promis une mémoire que +n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale! + +Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se balançait lentement sur +ses larges épaules. + +Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique. +Il s'approcha en chancelant du lit de Thaïs: + +--Thaïs, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme. + + +THAÏS + +Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout à l'heure? + + +DORION + +Parce que j'étais à jeun. + + +THAÏS + +Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne +t'aime pas. + +Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprès de Drosé +qui l'appelait du regard pour l'enlever à son amie. Zénothémis prenant +la place quittée donna à Thaïs un baiser sur la bouche. + + +THAÏS + +Je te croyais plus vertueux. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus à aucune loi. + + +THAÏS + +Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans les bras d'une femme? + + +ZÉNOTHÉMIS + +Le corps peut céder au désir, sans que l'âme en soit occupée. + + +THAÏS + +Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'âme. Tous ces philosophes +sont des boucs! + +Les lampes s'éteignaient une à une. Un jour pâle, qui pénétrait par +les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux +gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés à côté de +Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule. +Zénothémis pressait dans ses bras Philina défaite. Dorion versait sur +la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis +de la blanche poitrine agitée par le rire et que le philosophe +poursuivait avec ses lèvres pour les boire sur la chair glissante. +Eucrite se leva; et posant le bras sur l'épaule de Nicias, il +l'entraîna au fond de la salle. + +--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoi penses-tu? + +--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins +d'Adonis. + +--Que veux-tu dire? + +--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année de petits +jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Vénus des +rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et +se fanent. + +--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est +folie de s'attacher à ce qui passe. + +--Si la beauté n'est qu'une ombre le désir n'est qu'un éclair. Quelle +folie y a-t-il à désirer la beauté? N'est-il pas raisonnable, au +contraire, que ce qui passe aille à ce qui ne dure pas et que l'éclair +dévore l'ombre glissante? + +--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi: +sois libre. C'est par là qu'on est homme. + +--Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un corps? + +--Tu le verras tout à l'heure, mon fils. Tout à l'heure tu diras: +Eucrite était libre. + +Le vieillard parlait adossé à une colonne de porphyre, le front +éclairé par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus, +s'étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tous +quatre, indifférents aux rires et aux cris des buveurs, +s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de +sagesse que Marcus lui dit: + +--Tu es digne de connaître le vrai Dieu. + +Eucrite répondit: + +--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage. + +Puis ils parlèrent de la mort. + +--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occupé à me corriger +moi-même et attentif à tous mes devoirs. Devant elle, je lèverai au +ciel mes mains pures et je dirai aux dieux: + +«Vos images, dieux, que vous avez posées dans le temple de mon âme, je +ne les ai point souillées; j'y ai suspendu mes pensées ainsi que des +guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vécu en conformité +avec votre providence. J'ai assez vécu.» + +En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage +resplendissait de lumière. + +Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allégresse +profonde: + +--Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mûre qui tombe, en +rendant grâce à l'arbre qui l'a portée et en bénissant la terre sa +nourrice! + +A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea +dans sa poitrine. + +Quand ceux qui l'écoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du +fer avait pénétré dans le coeur du sage; Eucrite était entré dans le +repos. Hermodore et Nicias portèrent le corps pâle et sanglant sur un +des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des +grognements des convives dérangés dans leur assoupissement et des +souffles de volupté étouffés dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta, +réveillé de son léger sommeil de soldat, était déjà auprès du cadavre, +examinant la plaie et criant: + +--Qu'on appelle mon médecin Aristée! + +Nicias secoua la tête: + +--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent +aimer. Il a, comme nous tous, obéi à l'ineffable désir. Et le voilà +maintenant semblable aux dieux qui ne désirent rien. + +Cotta se frappait le front: + +--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'État, quelle +aberration! + +Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés immobiles, muets, côte à +côte, l'âme débordant de dégoût, d'horreur et d'espérance. + +Tout à coup le moine saisit par la main la comédienne; enjamba avec +elle les ivrognes abattus près des êtres accouplés et, les pieds dans +le vin et le sang répandus, il l'entraîna dehors. + +Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades +s'étendaient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loin par +le faîte étincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la +chaussée, traînaient ça et là des couronnes effeuillées et des torches +éteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce +arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous +ses pieds. + +--Tu les a entendus, ma Thaïs! s'écria-t-il Ils ont craché toutes les +folies et toutes les abominations. Ils ont traîné le divin Créateur de +toutes choses aux gémonies des démons de l'enfer, nié impudemment le +bien et le mal, blasphémé Jésus et vanté Judas. Et le plus infâme de +tous, le chacal des ténèbres, la bête puante, l'arien plein de +corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sépulcre. Ma Thaïs, +tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de +leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les +talons des esclaves; tu les as vues, ces bêtes accouplées sur les +tapis souillés de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard +insensé, répandre un sang plus vil que le vin répandu dans la +débauche, et se jeter au sortir de l'orgie à la face du Christ +inattendu! Louanges à Dieu! Tu as regardé l'erreur et tu as connu +qu'elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs, rappelle-toi les folies de +ces philosophes, et dis si tu veux délirer avec eux. Rappelle-toi les +regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux +guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable à +elles! + +Thaïs, le coeur soulevé des dégoûts de cette nuit, et ressentant +l'indifférence et la brutalité des hommes, la méchanceté des femmes, +le poids des heures, soupirait: + +--Je suis fatiguée à mourir, ô mon père! Où trouver le repos? Je me +sens le front brûlant, la tête vide et les bras si las que je n'aurais +pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre à portée +de ma main... + +Paphnuce la regardait avec bonté: + +--Courage, ô ma soeur: l'heure du repos se lève pour toi, blanche et +pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux. + +Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà, au-dessus du +mur, les têtes des platanes et des térébinthes, qui entouraient la +grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée au souffle du matin. Une +place publique était devant eux, déserte, entourée de stèles et de +statues votives, et portant à ses extrémités des bancs de marbre en +hémicycle, et que soutenaient des chimères. Thaïs se laissa tomber sur +un de ces bancs. Puis, élevant vers le moine un regard anxieux, elle +demanda: + +--Que faut-il faire? + +--Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher. +Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille la grappe qui +pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin +parfumé. Écoute: il est, à douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident, +non loin de la mer, un monastère de femmes dont la règle, +chef-d'oeuvre de sagesse, mériterait d'être mise en vers lyriques et +chantée aux sons du théorbe et des tambourins. On peut dire justement +que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds à terre, ont le +front dans le ciel. Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elle +veulent être pauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu'il les +regarde, chastes afin qu'il les épouse. Il les visite chaque jour en +habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel +enfin qu'il se montra à Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te +conduirai aujourd'hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôt +unie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens. +Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mère, la +pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: «Ma fille, sois +la bienvenue!» + +La courtisane poussa un cri d'admiration: + +--Albine! une fille des Césars! La petite nièce de l'empereur Carus! + +--Elle-même! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et, +fille des maîtres du monde, s'éleva au rang de servante de +Jésus-Christ. Elle sera ta mère. + +Thaïs se leva et dit: + +--Mène-moi donc à la maison d'Albine. + +Et Paphnuce, achevant sa victoire: + +--Certes je t'y conduirai et là, je t'enfermerai dans une cellule où +tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux +filles d'Albine avant d'être lavée de toutes tes souillures. Je +scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans +les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le +sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thaïs; et quel +tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des +doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs! + +Thaïs dit pour la seconde fois: + +--Mène-moi, mon père, à la maison d'Albine. + +Le coeur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et +goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées; +ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et des souffles +inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant, à l'un +des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on +entrait dans la maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont +il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il +vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé l'air, aujourd'hui +si léger et si pur, et son âme en fut soudain si désolée qu'une rosée +amère jaillit de ses yeux. + +--Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Mais nous ne +laisserons pas derrière nous les instruments, les témoins, les +complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces +tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie? +Veux-tu qu'animés par des démons, emportés par l'esprit maudit qui est +en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque dans le désert? +Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des sièges +infâmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et +traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte! Hâte-toi, Thaïs! +et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves de +dresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nous brûlerons +tout ce que ta demeure contient de richesses abominables. + +Thaïs y consentit. + +--Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets +inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains +meubles parlent, soit en frappant des coups à intervalles réguliers, +soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela +n'est rien encore. N'as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la +grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se +baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête +comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude +ordinaire. J'en ai été glacée d'épouvante. Nicias, à qui j'ai conté ce +prodige, s'est moqué de moi; pourtant il y a quelque magie en cette +statue, car elle inspira de violents désirs à un certain Dalmate que +ma beauté laissait insensible. Il est certain que j'ai vécu parmi des +choses enchantées et que j'étais exposée aux plus grands périls, car +on a vu des hommes étouffés par l'embrassement d'une statue d'airain. +Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux faits +avec une rare industrie, et si l'on brûle mes tapis et mes tentures, +ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté des couleurs est +vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceux qui me les ont +donnés. Je possède également des coupes, des statues et des tableaux +dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire périr. +Mais toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux, mon +père. + +En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'à la petite porte où tant +de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et, l'ayant fait +ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison. +Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils +avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre étaient borgnes. +Ç'avait été pour Thaïs un grand travail et un grand amusement de +réunir ces quatre esclaves de même race et atteints de la même +infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la curiosité +des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire. Ils +attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les +valets d'écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les courriers +aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six +nègres d'un aspect féroce, trois esclaves grecs, l'un grammairien, +l'autre poète et le troisième chanteur. Ils s'étaient tous rangés en +ordre sur la place publique, quand accoururent les négresses +curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue +jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et +traînant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces +chaînettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves +blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur dit en montrant +Paphnuce: + +--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est +en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts. + +Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du +désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et +fumante les impies qu'ils frappaient de leur bâton. + +Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur +ressemblaient et dit aux autres: + +--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et +jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte. + +Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du +regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient +les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce +n'était pas une plaisanterie. + +--Obéissez, dit le moine. + +Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l'ordre qui leur était donné, +ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les +autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils +détestaient les richesses et avaient, d'instinct, le goût de la +destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs: + +--J'ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque église +d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom +d'église et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes +biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain +du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de +Dieu, et je l'ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement +offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les +dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touché doit être +dévoré par le feu jusqu'à l'âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces +voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la +mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des flammes. +Esclaves, hâtez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des +torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille tes infâmes +parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une +faveur insigne, la tunique qu'elle revêt pour nettoyer les planchers. + +Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les +tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d'ivoire ou +d'ébène ou de cèdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des +couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne +sombre comme dans les holocaustes agréables de l'ancienne loi. Puis le +feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de +bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à +dévorer leurs précieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent à +l'ouvrage; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles +brodés d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids +des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles +d'or. Trois robustes Éthiopiens accoururent tenant embrassées ces +statues colorées des Nymphes dont l'une avait été aimée comme une +mortelle; et l'on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et +quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se +brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement. + +A ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots, +nu-pieds et vêtue d'une tunique informe et grossière qui, pour avoir +seulement touché son corps, s'imprégnait d'une volupté divine. +Derrière elle, s'en venait un jardinier portant noyé, dans sa barbe +flottante, un Éros d'ivoire. + +Elle fit signe à l'homme de s'arrêter et s'approchant de Paphnuce, +elle lui montra le petit dieu: + +--Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes? +Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son +poids d'or. Sa perte serait irréparable, car il n'y aura plus jamais +au monde un artiste capable de faire un si bel Éros. Considère aussi, +mon père, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le +traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai +péché, ce n'est pas par lui, mon père, c'est contre lui. Jamais je ne +regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai +fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à +ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit +l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Éros est joli! Comme il se +cache avec grâce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui +m'aimait alors, me l'apporta en me disant: «Il te parlera de moi.» +Mais l'espiègle me parla d'un jeune homme que j'avais connu à Antioche +et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce +bûcher, mon père! Conserve cet Éros et place-le dans quelque +monastère. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car +l'Amour sait naturellement s'élever aux célestes pensées. + +Le jardinier, croyant déjà le petit Éros sauvé, lui souriait comme à +un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, +le lança dans les flammes en s'écriant: + +--Il suffit que Nicias l'ait touché pour qu'il répande tous les +poisons. + +Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes, les +manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles, +les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans +ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale, pendant que, +ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient en poussant des +hurlements sous une pluie de cendres et d'étincelles. + +Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leurs fenêtres +et cherchaient, en se frottant les yeux, d'où venait tant de fumée. +Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place et s'approchaient du +bûcher: + +--Qu'est cela? pensaient-ils. + +Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutume +d'acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets, +allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des +jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, précédés +de leurs esclaves, s'arrêtaient, le front couronné de fleurs, la +tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de +curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l'inspiration +de l'abbé d'Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer dans un +monastère. + +Les marchands songeaient: + +--Thaïs quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une +chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui +a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire? +A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats à +Alexandrie? Cette Thaïs n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de +nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la +contraindre à rester malgré elle dans cette ville. + +Les jeunes gens songeaient de leur côté: + +--Si Thaïs renonce aux jeux et à l'amour, c'en est fait de nos plus +chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le doux honneur du +théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possédaient pas. +Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas +de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle était la +volupté des voluptés, et la seule pensée qu'elle respirait parmi nous +nous excitait au plaisir. + +Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nommé Cérons, qui +l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le dieu +Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs était sévèrement +jugée: + +--C'est une fuite honteuse! + +--Un lâche abandon! + +--Elle nous retire le pain de la bouche. + +--Elle emporte la dot de nos filles. + +--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai +vendues. + +--Et les soixante robes qu'elle m'a commandées. + +--Elle doit à tout le monde. + +--Qui représentera après elle Iphigénie, Électre et Polyxène? Le beau +Polybe lui-même n'y réussira pas comme elle. + +--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close. + +--Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin. + +Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte +et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place; et, se +traînant dans l'ombre des riches, ils gémissaient: + +--Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous nourrir? +Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents +malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient +en passant des poignées de pièces d'argent. + +Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs +assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le +désordre et d'en profiter pour dérober quelque objet précieux. + +Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin de +Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d'argent, restait +calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le +regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. +Enfin, s'étant approché du jeune Cérons, il le tira par la manche et +lui dit tout bas: + +--Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne souffre +pas qu'un moine te l'enlève. + +--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'écria Cérons. Je vais +parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu'elle m'écoutera un peu +mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place! Place, canaille! + +Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes, +foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu'à Thaïs et la +tirant à part: + +--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si +vraiment tu renonces à l'amour. + +Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons: + +--Impie, s'écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci: elle +est sacrée, elle est la part de Dieu. + +--Va-t'en, cynocéphale! répliqua le jeune homme furieux; laisse-moi +parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta carcasse obscène +jusque dans ce feu où je te grillerai comme une andouille. + +Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avec une +raideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas en +arrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés. + +Cependant le vieux Taddée allait de l'un à l'autre, tirant l'oreille +aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre +Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait +résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva, le visage noirci, +les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage. Il blasphéma les +dieux et se jeta parmi les assaillants, derrière lesquels les +mendiants rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt +enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés et de cris de +mort. + +--Au gibet! le moine, au gibet! + +--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif! + +Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur. + +--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la +colombe à l'aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme et, +comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux +faux biens que vous croyez posséder et qui vous possèdent. Hâtez-vous: +les jours sont proches et la patience divine commence à se lasser. +Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur +les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les +siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, +illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une +prostituée? Vous n'êtes tous que de vivantes immondices et c'est par +un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandez pas soudain +en ruisseaux de boue. + +Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il +semblait que des charbons ardents sortissent de ses lèvres, et ceux +qui l'entouraient l'écoutaient malgré eux. + +Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait des pierres +et des écailles d'huîtres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et, +n'osant les jeter lui-même, il les glissait dans la main des +mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille, adroitement +lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette +sombre face de martyr, dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la +tête de la pénitente, et Thaïs, oppressée par l'étreinte du moine, sa +chair délicate froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle +les frissons de l'horreur et de la volupté. + +A ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d'ache, +s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'écria: + +--Arrêtez! arrêtez! Ce moine est mon frère! + +C'était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite, +et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans +trop de surprise (car il ne s'étonnait de rien) le bûcher fumant, +Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé. + +Il répétait: + +--Arrêtez, vous dis-je; épargnez mon vieux condisciple; respectez la +chère tête de Paphnuce. + +Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n'avait point +l'impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'écouta +point. Une grêle de cailloux et d'écailles tombait sur le moine qui, +couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui +changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire entendre +et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit +par la persuasion, Nicias se résignait déjà à laisser faire aux dieux, +en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête d'user +d'un stratagème que son mépris des hommes lui avait tout à coup +suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflée +d'or et d'argent, étant celle d'un homme voluptueux et charitable; +puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les +pièces à leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant +leur fureur était vive; mais peu à peu leurs regards se tournèrent +vers l'or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus +leur victime. Voyant qu'il avait attiré leurs yeux et leurs âmes, +Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule quelques +pièces d'or et d'argent. Les plus avides se baissèrent pour les +ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès, lança +adroitement çà et là les deniers et les drachmes. Au son des pièces de +métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se +rua à terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l'envi, +tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient ce +spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses +amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient des champions +et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils +excitaient ces misérables comme on fait des chiens qui se battent. Un +cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme, des acclamations +s'élevèrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mêmes à +jeter des pièces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place +qu'une infinité de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient +comme les lames d'une mer démontée. Paphnuce était oublié. + +Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l'entraîna avec +Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent +quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils +ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste: + +--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veut suivre loin +de nous mon farouche ami. + +--Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre avec +des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants, égoïstes. Je +suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu. +J'ai éprouvé que la joie n'était pas la joie et voici que cet homme +m'enseigne qu'en la douleur est la véritable joie. Je le crois, car il +possède la vérité. + +--Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède les +vérités. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que +lui, et n'en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux. + +Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants: + +--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement ridicule, +ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie à la +tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais +tout à l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront +préparé, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour +la centième fois, quelque fable milésienne ou quelque traité de +Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où, t'agenouillant comme un +chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation +depuis longtemps mâchées et remâchées, et le soir, tu avaleras des +raves sans huile. Eh bien! très cher, en accomplissant ces actes, +dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous deux au même +sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous +rechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons une fin +commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise +grâce à te donner tort, chère tête, si je me donne raison. + +» Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il +est possible, dans l'abstinence et dans l'austérité que tu ne l'as été +dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame +digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obéissant à notre +nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espèce +de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés +contraires qu'il est rarement donné à la même personne de connaître. +En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l'espèce de +notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc, +Thaïs! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de +ta destinée. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais +l'inanité; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de +vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m'enveloppaient +jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma +bienfaitrice! adieu, bonté qui s'ignore, vertu mystérieuse, volupté +des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait +jamais jetées, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde +décevant. + +Tandis qu'il parlait, une sombre colère couvait dans le coeur du +moine; elle éclata en imprécations. + +--Va-t'en, maudit! Je te méprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer, +mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l'heure, me +jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils +faisaient et la grâce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour +descendre dans leurs coeurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n'es que +venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le +désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de +blasphèmes qu'il n'en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de +Satan. Arrière, réprouvé! + +Nicias le regardait avec tendresse. + +--Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'à +l'évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton +amour! Adieu! Thaïs: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton +souvenir. + +Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui +avoisinent la grande nécropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers +funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines d'argile, +peintes de couleurs claires, qui représentent des dieux et des +déesses, des mimes, des femmes, de petits génies ailés, et qu'on a +coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-être +quelques-uns de ces légers simulacres, qu'il voyait là de ses yeux, +seraient les compagnons de son sommeil éternel; et il lui sembla qu'un +petit Éros, sa tunique retroussée, riait d'un rire moqueur. L'idée de +ses funérailles, qu'il voyait par avance, lui était pénible. Pour +remédier à sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un +raisonnement: + +--Certes, se dit-il, le temps n'a point de réalité. C'est une pure +illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il +m'apporter ma mort?... Est-ce à dire que je vivrai éternellement? Non, +mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera +jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas +la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est +arrivé. Elle existe comme la dernière page d'un livre que je lis et +que je n'ai pas fini. + +Ce raisonnement l'occupa sans l'égayer tout le long de sa route; il +avait l'âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit les +rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume en +l'attendant. + +Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Lune et +suivirent le rivage de la mer. + +--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait +laver tes souillures. + +Il lui parlait avec colère et mépris: + +--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitué aux païens +et aux infidèles un corps que l'Éternel avait formé pour s'en faire un +tabernacle, et tes impuretés sont telles que, maintenant que tu sais +la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans +que le dégoût de toi-même ne te soulève le coeur. + +Elle le suivait docilement, par d'âpres chemins, sous l'ardent soleil. +La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais, +loin d'éprouver cette fausse pitié qui amollit les coeurs profanes, +Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui +avait péché. Dans le transport d'un saint zèle, il aurait voulu +déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage +éclatant de son infamie. Ses méditations entretenaient sa pieuse +fureur et, se rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son lit, il +en forma une idée si abominable que tout son sang reflua vers son +coeur et que sa poitrine fut près de se rompre. Ses anathèmes, +étouffés dans sa gorge, firent place à des grincements de dents. Il +bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la +regarda jusqu'à l'âme, et lui cracha au visage. + +Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant +il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il +allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ afin que le +Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied +de Thaïs coula sur le sable. Alors, il sentit la fraîcheur d'un +souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui +montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se prosterner +devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient. +Il murmura cent fois: + +--Ma soeur, ma soeur, ma mère, ô très sainte! + +Il pria: + +--Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang et +portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu'une anémone miraculeuse +fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux +qui verront cette fleur recouvrent la pureté du coeur et des sens! O +sainte, sainte, très sainte Thaïs! + +Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à passer +sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur +l'âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Vers le soir, ayant +rencontré un canal ombragé de beaux arbres, il attacha l'âne au tronc +d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec +Thaïs un pain qu'ils mangèrent assaisonné de sel et d'hysope. Ils +buvaient l'eau fraîche dans le creux de leur main et s'entretenaient +de choses éternelles. Elle disait: + +--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respiré un air si léger, et +je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent. + +Paphnuce répondait: + +--Vois, c'est le soir, ô ma soeur. Les ombres bleues de la nuit +couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l'aurore +les tabernacles de vie; bientôt tu verras s'allumer les roses de +l'éternel matin. + +Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune +effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et +des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s'étendait devant +eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisière +du sable, des cellules blanches s'élevaient près des palmiers dans +l'aurore. + +--Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie? + +--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut où je +t'enfermerai de mes mains. + +Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient +près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il +y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes; +plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur +elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres méditaient à l'ombre des +tamaris; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant +pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles +n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prière, la contemplation +et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient +vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient +appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient +voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des +boucles de cheveux; et il faut croire que c'était malgré elles, car la +règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande, blanche, +allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de bois dur. +Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son +voile, et dit: + +--La paix du Seigneur soit avec toi, vénérâble Albine! J'apporte à la +ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouvée perdue sur un +chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et +réchauffée de mon souffle. Je te la donne. + +Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui s'agenouilla devant la +fille des Césars. + +Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard perçant, lui ordonna de +se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine: + +--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries. + +Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait été conduite à +la maison du salut et il demanda qu'elle fût d'abord enfermée dans une +cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pénitente dans une +cabane restée vide depuis la mort de la vierge Læta qui l'avait +sanctifiée. Il n'y avait dans l'étroite chambre qu'un lit, une table +et une cruche, et Thaïs, quand elle posa le pied sur le seuil, fut +pénétrée d'une joie infinie. + +--Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que +Jésus viendra rompre de ses mains. + +Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée d'argile humide, y +mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des +fentes de l'huis. Puis, s'étant approché de la fenêtre près de +laquelle Thaïs se tenait paisible et contente, il tomba à genoux, loua +par trois fois le Seigneur et s'écria: + +--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que +ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant! + +Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'éloigna lentement. + +Albine appela une de ses vierges. + +--Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui est nécessaire: +du pain, de l'eau et une flûte à trois trous. + + + +III + +L'EUPHORBE + + +Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, vers +Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au +monastère de l'abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses disciples +s'avancèrent au-devant, de lui avec de grandes démonstrations de joie. +Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternés à terre, +baisaient les sandales de l'abbé. Car ils savaient déjà ce que le +saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines +recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis +intéressant la sûreté et la gloire de l'Église. Les nouvelles +couraient dans le désert avec la rapidité du simoun. + +Et tandis que Paphnuce s'enfonçait dans les sables, ses disciples le +suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui était l'ancien de ses +frères, saisi tout à coup d'un pieux délire, se mit à chanter un +cantique inspiré: + + --Jour béni! Voici que notre père nous est rendu! + + » Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prix nous sera + compté! + + » Car les vertus du père sont la richesse des enfants et la sainteté + de l'abbé embaume toutes les cellules. + + » Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ une nouvelle + épouse. + + » Il a changé par son art merveilleux une brebis noire en brebis + blanche. + + » Et voici qu'il nous revient chargé de nouveaux mérites. + + » Semblable à l'abeille de l'Arsinoïtide, qu'alourdit le nectar des + fleurs. + + » Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter le poids + de sa laine abondante. + + » Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile! + +Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous à genoux +et dirent: + +--Que notre père nous bénisse et qu'il nous donne à chacun une mesure +d'huile pour fêter son retour! + +Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait: «Quel est cet homme?» +et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde à +ce qu'il disait, parce qu'on le savait dépourvu d'intelligence, bien +que rempli de piété. + +L'abbé d'Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea: + +--J'ai donc enfin regagné l'asile de mon repos et de ma félicité. Je +suis donc rentré dans la citadelle de mon contentement. D'où vient que +ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs +ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon départ, n'est +changé dans cette demeure d'élection. Voici ma table et mon lit. Voici +la tête de momie qui m'inspira tant de fois des pensées salutaires, et +voici le livre où j'ai si souvent cherché les images de Dieu. Et +pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laissé. Les choses +m'apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières, et +il me semble que je les vois aujourd'hui pour la première fois. En +regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis taillées de mes +mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux de papyrus remplis +des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Après les +avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hélas! puisqu'en réalité +rien n'est changé autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que +j'étais. Je suis un autre. Le mort, c'était moi! Qu'est-il devenu, mon +Dieu? Qu'a-t-il emporté? Que m'a-t-il laissé? Et qui suis-je? + +Et il s'inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa cellule était +petite, tandis qu'en la considérant par les yeux de la foi, on devait +l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commençait. + +S'étant mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peu de +joie. Il y avait à peine une heure qu'il était en oraison, quand +l'image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces à Dieu: + +--Jésus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais là ton immense +bonté: tu veux que je me plaise, m'assure et me rassérène à la vue de +celle que je t'ai donnée. Tu présentes à mes yeux son sourire +maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente, sa beauté dont j'ai +arraché l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle +que je l'ai ornée et purifiée à ton intention, comme un ami rappelle +en souriant à son ami le présent agréable qu'il en a reçu. C'est +pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assuré que sa vision vient +de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donnée, mon Jésus. +Garde-la puisqu'elle te plaît et ne souffre pas surtout que ses +charmes brillent pour d'autres que pour toi. + +Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thaïs plus +distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se +rendit témoignage, disant: + +--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu. + +Pourtant, à sa grande surprise, il ne goûtait pas la paix du coeur. Il +soupirait: + +--Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu? + +Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cet état de +tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves. L'image de +Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point +parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'était +l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rêve, les +cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il +en cria d'épouvante et se réveilla couvert d'une sueur glacée. Les +yeux encore cillés par le sommeil, il sentit un souffle humide et +chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes +posées au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et +riait du fond de sa gorge. + +Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui sembla qu'une tour +s'abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa +confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable de penser; puis, +ayant recouvré ses esprits, sa méditation ne fit qu'accroître son +inquiétude. + +--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les +précédentes, vient de Dieu; elle était bonne et c'est ma perversité +naturelle qui l'a gâtée, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure. +J'ai, par mon indignité, changé l'édification en scandale, ce dont le +chacal diabolique a immédiatement tiré un grand avantage. Ou bien +cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et +elle était empestée. Et dans ce cas, je doute à présent si les +précédentes avaient, comme je l'ai cru, une céleste origine. Je suis +donc incapable d'une sorte de discernement, qui est nécessaire à +l'ascète. Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je +sens l'effet sans m'en expliquer la cause. + +Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse: + +--Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les +apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi +connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui +vient de l'Autre! + +Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas +convenable d'éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute, +résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution demeura stérile. +L'absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il +méditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche idéale était +précédée par un bruit léger, tel que celui d'une étoffe qu'une femme +froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que +n'offrent point les réalités, lesquelles sont par elles-mêmes +mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui procèdent de la +solitude, en portent les profonds caractères et présentent une fixité +puissante. Elle venait à lui sous diverses apparences; tantôt pensive, +le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue comme au +banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, semée de fleurs +d'argent; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voiles légers et +baignée encore des ombres tièdes de la grotte des Nymphes; tantôt +pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie céleste; tantôt +tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa +poitrine nue, parée du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquiétait +le plus dans ces visions, c'était que les couronnes, les tuniques, les +voiles, qu'il avait brûlés de ses propres mains pussent ainsi revenir; +il lui devenait évident que ces choses avaient une âme impérissable et +il s'écriait: + +--Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent à moi! + +Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n'en +éprouvait que plus d'inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais +comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tentations, il +espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches. + +--Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils, +c'était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse +de ce que j'ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mon doux Jésus! mon +Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantôme accomplisse ce que +n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomphé de la chair, ne +souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis exposé +présentement à des dangers plus grands que ceux que je courus jamais. +J'éprouve et je sais que le rêve a plus de puissance que la réalité. +Et comment en pourrait-il être autrement, puisqu'il est lui-même une +réalité supérieure? Il est l'âme des choses. Platon lui-même, bien +qu'il ne fût qu'un idolâtre, a reconnu l'existence propre des idées. +Dans ce banquet des démons où tu m'as accompagné, Seigneur, j'ai +entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais non point, +certes, dénués d'intelligence, s'accorder à reconnaître que nous +percevons dans la solitude, dans la méditation et dans l'extase des +objets véritables; et ton Écriture, mon Dieu, atteste maintes fois la +vertu des songes et la force des visions formées, soit par toi, Dieu +splendide, soit par ton adversaire. + +Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu, +et Dieu ne se hâtait point de l'éclairer. Ses nuits n'étaient plus +qu'un long rêve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un +matin, il se réveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, à la +clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des +crimes. Thaïs était venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis +qu'il pleurait, elle s'était glissée dans sa couche. Il ne lui restait +plus de doutes: l'image de Thaïs était une image impure. + +Le coeur soulevé de dégoût, il s'arracha de sa couche souillée et se +cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures +coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule. +Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuce était seul. Le +fantôme l'avait enfin quitté et son absence même était épouvantable. +Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein +d'horreur: + +--Comment ne l'ai-je point repoussée? Comment ne me suis-je pas +arraché de ses bras froids et de ses genoux brûlants? + +Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche +abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons +n'y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le +trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le +seuil, entrèrent à la file et s'allèrent blottir sous le lit. A +l'heure de vêpres, il en vint un huitième dont l'odeur était infecte. +Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut +trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus +petits à mesure qu'ils se multipliaient et, n'étant pas plus gros que +des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux, +ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait +les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine +avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals. + +Pour expier l'abomination de son rêve et fuir les pensées impures, +Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se +livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux +singuliers, à des oeuvres très neuves. Mais avant d'accomplir son +dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui +demander conseil. + +Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'était au +déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines +violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une +colombe qui s'était posée sur son épaule. + +--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce! Admire sa bonté: +il m'envoie les bêtes qu'il a créées pour que je m'entretienne avec +elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du +ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou, +et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon +frère, à m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je +poserai là mon arrosoir et je t'écouterai. + +Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses +jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la +foule des chacals. + +--Ne penses-tu pas, mon père, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans +le désert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'étonner +le diable par mes austérités? + +--Je ne suis qu'un pauvre pécheur, répondit Palémon, et je connais mal +les hommes, ayant passé toute ma vie dans ce jardin, avec des +gazelles, de petits lièvres et des pigeons. Mais il me semble, mon +frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passé sans ménagement +des agitations du siècle au calme de la solitude. Ces brusques +passages ne peuvent que nuire à la santé de l'âme. Il en est de toi, +mon frère, comme d'un homme qui s'expose presque dans le même temps à +une grande chaleur et à un grand froid. La toux l'agite et la fièvre +le tourmente. A ta place, frère Paphnuce, loin de me retirer tout de +suite dans quelque désert affreux, je prendrais les distractions qui +conviennent à un moine et à un saint abbé. Je visiterais les +monastères du voisinage. Il y en a d'admirables, à ce que l'on +rapporte. Celui de l'abbé Sérapion contient, m'a-t-on dit, mille +quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divisés en +autant de légions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure +même que certains rapports sont observés entre le caractère des moines +et la figure des lettres qui les désignent et que, par exemple, ceux +qui sont placés sous le Z ont le caractère tortueux, tandis que les +légionnaires rangés sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si +j'étais de toi, mon frère, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je +n'aurais point de repos que je n'aie contemplé une chose si +merveilleuse. Je ne manquerais pas d'étudier les constitutions des +diverses communautés qui sont semées sur les bords du Nil, afin de +pouvoir les comparer entre elles. Ce sont là des soins convenables à +un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ouï dire que l'abbé +Ephrem a rédigé des règles spirituelles d'une grande beauté. Avec sa +permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile. +Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumées à manier la bêche, +n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le +mince roseau de l'écrivain. Mais toi, mon frère, tu possèdes la +connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne +saurait trop admirer une belle écriture. Le travail de copiste et de +lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensées. +Frère Paphnuce, que ne mets-tu par écrit les enseignements de Paul et +d'Antoine, nos pères? Peu à peu tu retrouveras dans ces pieux travaux +la paix de l'âme et des sens; la solitude redeviendra aimable à ton +coeur et bientôt tu seras en état de reprendre les travaux ascétiques +que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il +ne faut pas attendre un grand bien d'une pénitence excessive. Du temps +qu'il était parmi nous, notre père Antoine avait coutume de dire: +«L'excès du jeûne produit la faiblesse et la faiblesse engendre +l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des +abstinences indiscrètement prolongées. On peut dire de ceux-ci qu'ils +se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanimés au +pouvoir du démon.» Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis +qu'un ignorant, mais avec la grâce de Dieu, j'ai retenu les propos de +notre père. + +Paphnuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer ses conseils. +Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petit jardin, il +se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis +que la colombe se balançait sur son dos arrondi. A cette vue il fut +pris de l'envie de pleurer. + +En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On +eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut +que c'était des myriades de petits chacals. Cette nuit-là, il vit en +songe une haute colonne de pierre, surmontée d'une figure humaine et +il entendit une voix qui disait: + +--Monte sur cette colonne! + +A son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, il +assembla ses disciples et leur parla de la sorte: + +--Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller où Dieu m'envoie. +Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-même et prenez +soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu. + +Tandis qu'il s'éloignait, ils demeuraient prosternés à terre et, quand +ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire à l'horizon +des sables. + +Il marcha jour et nuit, jusqu'à ce qu'il eût atteint les ruines de ce +temple bâti jadis par les idolâtres et dans lequel il avait dormi +parmi les scorpions et les sirènes lors de son voyage merveilleux. Les +murs couverts de signes magiques étaient debout. Trente fûts +gigantesques qui se terminaient en têtes humaines ou en fleurs de +lotus soutenaient encore d'énormes poutres de pierre. Seule à +l'extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué son faix +antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tête d'une +femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front +des cornes de vache. + +Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait été montrée +dans son rêve et il l'estima haute de trente-deux coudées. S'étant +rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle de cette +hauteur et, quand l'échelle fut appliquée à la colonne, il y monta, +s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur: + +--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puissé-je y +rester en ta grâce jusqu'à l'heure de ma mort. + +Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant à la Providence divine +et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi +subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes +vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau +fraîche, que les jeunes garçons montèrent jusqu'au faîte de la +colonne. + +Le chapiteau n'était pas assez large pour que le moine pût s'y étendre +tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croisées et la +tête contre la poitrine, et le sommeil était pour lui une fatigue plus +cruelle que la veille. A l'aurore, les éperviers l'effleuraient de +leurs ailes, et il se réveillait plein d'angoisse et d'épouvante. + +Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'échelle, craignait +Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleil et à la +pluie, et redoutant qu'il ne vînt à choir pendant son sommeil, cet +homme pieux établit sur la colonne un toit et une balustrade. + +Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se répandait de +village en village et les laboureurs de la vallée venaient, le +dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite. +Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa +retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent la faveur de +se bâtir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient +se ranger en cercle autour du maître qui leur faisait entendre des +paroles d'édification: + +--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petits enfants +que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair est la source +et le principe de tous les péchés: ils sortent de lui comme d'un père. +L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colère et l'envie sont sa +postérité bien-aimée. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu +les riches emportés par le vice de luxure qui, semblable à un fleuve à +la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer. + +Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d'une telle nouveauté, +voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuve la +voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se +défendre de penser que Dieu l'avait érigé en exemple aux solitaires. A +sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent point leur surprise; +s'étant consultés, ils tombèrent d'accord pour blâmer une pénitence si +extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuce à descendre. + +--Un tel genre de vie est contraire à l'usage, disaient-ils; il est +singulier et hors de toute règle. + +Mais Paphnuce leur répondit: + +--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les +travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers comme lui-même? +C'est par un signe de Dieu que je suis monté ici; c'est un signe de +Dieu qui m'en fera descendre. + +Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux +disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de l'ermitage +aérien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hissèrent sur +les décombres du temple; mais blâmés de leurs frères et vaincus par la +fatigue, ils renoncèrent bientôt à ces pratiques. + +Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient de très loin et +ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'idée de leur +vendre de l'eau fraîche et des pastèques. Adossée à la colonne, +derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous +une toile à raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A +l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et +construisit un four tout à côté, dans l'espoir de vendre des pains et +des gâteaux aux étrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait +sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'Égypte +commençaient à venir, un homme avide de gain éleva un caravansérail +pour loger les maîtres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs +mulets. Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs +du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un +barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses +joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et +de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la +vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines +et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontées de l'image +du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en +égyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la +vraie bière de Cilicie._ Sur les murs, sculptés de figures antiques, +les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons +fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux +hôtes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le +fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une +patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la +fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes. +Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, des maçons +bâtissaient des couvents, des chapelles, des églises. Au bout de six +mois, une ville était fondée, avec un corps de garde, un tribunal, une +prison et une école tenue par un vieux scribe aveugle. + +Les pèlerins succédaient sans cesse aux pèlerins. Les évêques et les +chorévêques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche +d'Antioche, qui se trouvait alors en Égypte, vint avec tout son +clergé. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite +et les chefs des Églises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase, +le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbés Ephrém et +Sérapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premières +défiances. Paphnuce leur répondit: + +--Sachez, mes frères, que la pénitence que j'endure est à peine égale +aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et la force +m'étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, du haut du +socle où Dieu m'a porté, je vois les êtres humains s'agiter comme des +fourmis. Mais à le considérer en dedans, l'homme est immense: il est +grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'étend devant +moi, ces monastères, ces hôtelleries, ces barques sur le fleuve, ces +villages, et ce que je découvre au loin de champs, de canaux, de +sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est +en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des déserts +illimités. Et le mal, le mal et la mort, étendus sur cette immensité, +la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis à moi seul un +univers de pensées mauvaises. + +Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était en lui. + +Le septième mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Saïs des +femmes, qui longtemps stériles, espéraient obtenir des enfants par +l'intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Elles +frottaient contre la pierre leurs ventres inféconds. Puis ce furent, à +perte de vue, des chariots, des litières, des brancards qui +s'arrêtaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en +sortait des malades effrayants à voir. Des mères présentaient à +Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membres étaient retournés, les +yeux révulsés, la bouche écumeuse et la voix rauque. Il imposait sur +eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allongés, et +levaient vers lui, au hasard, leur face percée de deux trous +sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilité pesante, la +maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des +boiteux lui présentaient leur pied-bot; des cancéreuses prenant leur +poitrine à deux mains, découvraient devant lui leur sein dévoré par +l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient déposer à +terre, et il semblait qu'on déchargeât des outres. Il les bénissait. +Des Nubiens, atteints de la lèpre éléphantine, avançaient d'un pas +lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanimé. +Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civière +une jeune fille d'Aphroditopolis qui, après avoir vomi du sang, +dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses +parents, qui la croyaient morte, avaient posé une palme sur sa +poitrine. Paphnuce, ayant prié Dieu, la jeune fille souleva la tête et +ouvrit les yeux. + +Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par le saint, les +malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin, +accouraient de toutes les parties d'Égypte en légions innombrables. +Dès qu'ils apercevaient la stèle, ils étaient saisis de convulsions, +se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose à +peine croyable! les assistants, agités à leur tour par un violent +délire, imitaient les contorsions des épileptiques. Moines et +pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, se débattaient pêle-mêle, les +membres tordus, la bouche écumeuse, avalant de la terre à poignée et +prophétisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson +lui secouer les membres et criait vers Dieu: + +--Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes les impuretés +de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de +mauvais esprits. + +Chaque fois qu'un malade s'en allait guéri, les assistants +l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de répéter: + +--Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé. + +Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonne miraculeuse; +des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images +votives. Des Grecs y traçaient des distiques ingénieux, et comme +chaque pèlerin venait y graver son nom, la pierre fut bientôt couverte +à hauteur d'homme d'une infinité de caractères latins, grecs, coptes, +puniques, hébreux, syriaques et magiques. + +Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité du miracle +une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au +temps des mystères antiques. On voyait se mêler, se confondre sur une +vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes, +le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux +longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des +Barbares et les tuniques lamées d'or des courtisanes. Des femmes +voilées passaient sur leur âne, précédées d'eunuques noirs qui leur +frayaient un chemin à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un +tapis à terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec +élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de +serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. +Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, +grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, +les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et +le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de +l'Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique, +les glapissements des mendiants qui répétaient d'antiques chansons de +harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des +marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un +vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des +petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes +fraîches. + +Et tous ces êtres divers s'étouffaient sous le ciel blanc, dans un air +épais, chargé du parfum des femmes, de l'odeur des nègres, de la fumée +des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à +des bergers pour les brûler devant le saint. + +La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des +lanternes, et ce n'étaient plus qu'ombres rouges et formes noires. +Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le +visage éclairé par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou +enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia +et puis se changea lui-même en arbre. Il faisait de grands gestes, que +son ombre répétait avec des déformations risibles, et l'auditoire +émerveillé poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les +buveurs, couchés sur des divans, demandaient de la bière et du vin. +Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, représentaient devant +eux des scènes religieuses et lascives. A l'écart, des jeunes hommes +jouaient aux dés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans +l'ombre les prostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées, +s'élevait l'immuable colonne; la tête aux cornes de vache regardait +dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et +la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable à l'épaule +nue d'une déesse. Les collines ruissellent de lumière et d'azur, et +Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des +eaux, parmi les saphirs de la nuit. + +Les jours s'écoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand +vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant à travers les fentes +de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent +incapables de mouvement. Brûlée par le soleil, rougie par la rosée, sa +peau se fendait; de larges ulcères dévoraient ses bras et ses jambes. +Mais le désir de Thaïs le consumait intérieurement et il criait: + +--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des +pensées immondes! Encore de monstrueux désirs! Seigneur, fais passer +en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est +faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les péchés du monde, +comme je l'ai entendu dire à certain forgeron d'impostures, cette +fable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd'hui +l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent +dans l'âme des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les +âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange que n'en contint +jamais l'âme d'un pécheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, +d'avoir fait de moi l'égout de l'univers. + +Mais voici qu'une grande rumeur s'éleva un jour dans la ville sainte +et monta jusqu'aux oreilles de l'ascète: un très grand personnage, un +homme des plus illustres, le préfet de la flotte d'Alexandrie, Lucius +Aurélius Cotta va venir, il vient, il approche! + +La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les +canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieurs reprises le +désir de voir le stylite et la nouvelle ville, à laquelle on donnait +le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve +tout couvert de voiles. A bord d'une galère dorée et tendue de +pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied à terre et +s'avança accompagné d'un secrétaire, qui portait ses tablettes, et +d'Aristée, son médecin, avec qui il aimait à converser. + +Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge se remplissait +de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne, +il s'arrêta et se mit à examiner le stylite en s'épongeant le front +avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait +beaucoup observé dans ses longs voyages. Il aimait à se souvenir et +méditait d'écrire, après l'histoire punique, un livre des choses +singulières qu'il avait vues. Il semblait s'intéresser beaucoup au +spectacle qui s'offrait à lui. + +--Voilà qui est étrange! disait-il tout suant et soufflant. Et, +circonstance digne d'être rapportée, cet homme est mon hôte. Oui, ce +moine vint souper chez moi l'an passé; après quoi il enleva une +comédienne. + +Et, se tournant vers son secrétaire: + +--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la +colonne, sans oublier la forme du chapiteau. + +Puis, s'épongeant le front de nouveau: + +--Des personnes dignes de foi m'ont assuré, que depuis un an qu'il est +monté sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quittée un moment. +Aristée, cela est-il possible? + +--Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée, et ce +serait impossible à un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu +pas, Lucius, que parfois les maladies de l'âme et du corps +communiquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que ne possèdent +pas les hommes bien portants. Et, à vrai dire, il n'y a réellement ni +bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des états différents des +organes. A force d'étudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis +arrivé à les considérer comme les formes nécessaires de la vie. Je +prends plus de plaisir à les étudier qu'à les combattre. Il y en a +qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un +désordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle +chose qu'une fièvre quarte! Parfois certaines affections du corps +déterminent une exaltation subite des facultés de l'esprit. Tu connais +Créon. Enfant, il était bègue et stupide. Mais s'étant fendu le crâne +en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu +sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe caché. +D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te +semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent +garder une entière immobilité, non point seulement le long d'une +année, mais durant vingt, trente et quarante ans. + +--Par Jupiter! s'écria Cotta, voilà une grande aberration! Car l'homme +est né pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il +est commis au préjudice de l'État. Je ne sais trop à quelle croyance +rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la +rattacher à certains cultes asiatiques. Du temps que j'étais +gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus érigés sur les propylées de +la ville d'Héra. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant +sept jours. Le peuple est persuadé que cet homme, conversant avec les +dieux, obtient de leur providence la prospérité de la Syrie. Cette +coutume me parut dénuée de raison; toutefois, je ne fis rien pour la +détruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir +les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il +n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir +est de donner satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou +mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps, des lieux et +des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre +révolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est +justement détesté. D'ailleurs, comment s'élever au-dessus des +superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolérant? +Aristée, je suis d'avis qu'on laisse ce néphélococcygien en paix dans +les airs, exposé seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en +le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me +rendant compte de ses pensées et de ses croyances. + +Il souffla, toussa, posa la main sur l'épaule de son secrétaire: + +--Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il est +recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes. +Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinités +génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l'interroger lui-même. + +Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux pour n'être point +aveuglé par le soleil, il enfla sa voix: + +--Holà! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hôte, réponds-moi. +Que fais-tu là-haut? Pourquoi y es-tu monté et pourquoi y demeures-tu? +Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique? + +Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna pas lui +faire de réponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit: + +--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les péchés du monde et +guérit les maladies. + +--Par Jupiter! tu l'entends, Aristée, s'écria Cotta. Le +néphélococcygien exerce, comme toi, la médecine! Que dis-tu d'un +confrère si élevé? + +Aristée secoua la tête: + +--Il est possible qu'il guérisse mieux que je ne fais moi-même +certaines maladies, telles, par exemple, que l'épilepsie, nommée +vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient également +divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal +est en partie dans l'imagination et tu reconnaîtras, Lucius, que ce +moine ainsi juché sur cette tête de déesse frappe l'imagination des +malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbé dans mon +officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces, +Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science. + +--Lesquelles? demanda Cotta. + +--L'ignorance et la folie, répondit Aristée. + +--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en +ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un écrivain habile +raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares +ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave +et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou +plutôt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes à +Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi. + +Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de bouche en +bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparable +splendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les +ornèrent et les transformèrent, et l'on contait que le saint, du haut +de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foi des +apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient aux dernières +paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré; dans leur bouche le +souper auquel ce personnage avait convié l'ascète devenait une sainte +communion, des agapes spirituelles, un banquet céleste. On +enrichissait le récit de cette rencontre de circonstances +merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les +premiers. On disait qu'au moment où Cotta, après une longue dispute, +avait confessé la vérité, un ange était venu du ciel essuyer la sueur +de son front. On ajoutait que le médecin et le secrétaire du préfet de +la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle étant +notoire, les diacres des principales églises de Lybie en rédigèrent +les actes authentiques. On peut dire sans exagération que, dès lors, +le monde entier fut saisi du désir de voir Paphnuce, et qu'en Occident +comme en Orient, tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards +éblouis. Les plus illustres cités d'Italie lui envoyèrent des +ambassadeurs, et le césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait +l'orthodoxie chrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui +remirent avec un grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville +éclose à ses pieds dormait dans la rosée, il entendit une voix qui +disait: + +--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole. +Dieu t'a suscité pour sa gloire. Il t'a choisi pour opérer des +miracles, guérir les malades, convertir les païens, éclairer les +pécheurs, confondre les ariens et rétablir la paix de l'Église. + +Paphnuce répondit: + +--Que la volonté de Dieu soit faite! + +La voix reprit: + +--Lève-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance, +qui, loin d'imiter la sagesse de son frère Constant, favorise l'erreur +d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi +et tes sandales résonneront sur le pavé d'or des basiliques, devant le +trône des Césars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de +Constantin. Tu régneras sur l'Église pacifiée et puissante; et, de +même que l'âme conduit le corps, l'Église gouvernera l'empire. Tu +seras placé au-dessus des sénateurs, des comtes et des patrices. Tu +feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux +Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera +l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au +patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire, +le baisera comme la relique d'un saint. Va! + +Paphnuce répondit: + +--Que la volonté de Dieu soit accomplie! + +Et, faisant effort pour se mettre debout, il se préparait à descendre. +Mais la voix, devinant sa pensée, lui dit: + +--Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agir comme +un homme ordinaire et méconnaître les dons qui sont en toi. Mesure +mieux ta puissance, angélique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es +doit voler dans les airs. Saute; les anges sont là pour te soutenir. +Saute donc! + +Paphnuce répondit: + +--Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans les cieux! + +Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenaillées d'un +grand oiseau malade, il allait s'élancer, quand tout à coup un +ricanement hideux résonna à son oreille. Épouvanté, il demanda: + +--Qui donc rit ainsi? + +--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au début de notre +amitié; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Très cher, +c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te témoigner toute ma +satisfaction de la docilité avec laquelle tu accomplis mes désirs. +Paphnuce, je suis content de toi! + +Paphnuce murmura d'une voix étranglée par la peur: + +--Arrière, arrière! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jésus sur +le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde. + +Il retomba consterné sur la pierre. + +--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tôt? songeait-il. Plus misérable +que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui espèrent en moi, +j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dépravé que les +maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne +distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu +jusqu'au discernement du nouveau-né qui pleure quand on le tire du +sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maître, de la +plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables. +Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce +faîte, la luxure et l'orgueil y montaient à mon côté. Ce n'est pas la +grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne +en subit de pareilles; et je veux bien que leurs épées transpercent ma +chair sous le regard des anges. J'en suis arrivé même à chérir mes +tortures, mais Dieu se tait et son silence m'étonne. Il me quitte, moi +qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence. +Il me fuit. Je veux courir après lui. Cette pierre me brûle les pieds. +Vite, partons, rattrapons Dieu. + +Aussitôt il saisit l'échelle qui demeurait appuyée à la colonne, y +posa les pieds et, ayant franchi un échelon, il se trouva face à face +avec la tête de la bête: elle souriait étrangement. Il lui fut certain +alors que ce qu'il avait pris pour le siège de son repos et de sa +gloire n'était que l'instrument diabolique de son trouble et de sa +damnation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol. +Ses pieds avaient oublié la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur +lui l'ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir. Tout +dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de +cabarets, d'hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une +ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le +poursuivait en aboyant, ne s'arrêta qu'aux premiers sables du désert. +Et Paphnuce s'en alla par la contrée où il n'y a de route que la piste +des bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par +les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa +fuite désolée. + +Enfin, près d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant +pas encore si Dieu était loin, il découvrit une ville muette qui +s'étendait à droite et à gauche et s'allait perdre dans la pourpre de +l'horizon. Les demeures, largement isolées et pareilles les unes aux +autres, ressemblaient à des pyramides coupées à la moitié de leur +hauteur. C'étaient des tombeaux. Les portes en étaient brisées et l'on +voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hyènes et des loups +qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le +seuil, dépouillés par les brigands et rongés par les bêtes. Ayant +traversé cette ville funèbre, Paphnuce tomba exténué devant un tombeau +qui s'élevait à l'écart près d'une source couronnée de palmiers. Ce +tombeau était très orné et, comme il n'avait plus de porte, on +apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des +serpents. + +--Voilà, soupira-t-il, ma demeure d'élection, le tabernacle de mon +repentir et de ma pénitence. + +Il s'y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosterné sur la +dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla à la +fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes +et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce +genre de vie était bon, il en fit la règle de son existence. Depuis le +matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre. + +Or, un jour qu'il était ainsi prosterné, il entendit une voix qui +disait: + +--Regarde ces images afin de t'instruire. + +Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre des +peintures qui représentaient des scènes riantes et familières. C'était +un ouvrage très ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y +remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs +joues étaient toutes gonflées; d'autres plumaient des oies ou +faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin +un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percée de flèches. +Là, des paysans s'occupaient aux semailles, à la moisson, à la +récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flûtes +et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus +brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés. Sa robe transparente +laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche +étaient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourné +de profil. Et cette figure était exquise. Paphnuce l'ayant considérée +baissa les yeux et répondit à la voix: + +--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles +représentent les journées terrestres de l'idolâtre dont le corps +repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de +basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgré leurs +vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanité!... + +--Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et +tu n'auras pas vécu. + +A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix +lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues +paupières, le regardait fixement. A son tour elle parla: + +--Vois: je suis mystérieuse et belle. Aime-moi; épuise dans mes bras +l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux +m'échapper: je suis la beauté de la femme. Où penses-tu me fuir, +insensé? Tu retrouveras mon image dans l'éclat des fleurs et dans la +grâce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des +gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles +clartés de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en +toi-même. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entouré de +bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a pressée sur son coeur. Il +y a mille ans qu'il a reçu le dernier baiser de ma bouche, et son +sommeil en est encore parfumé. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment +ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de +Thaïs. Tu es un moine instruit et très avancé dans la connaissance des +choses. Tu as voyagé, et c'est en voyage qu'on apprend le plus. +Souvent une journée qu'on passe dehors apporte plus de nouveautés que +dix années pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans +avoir entendu dire que Thaïs a vécu jadis dans Sparte sous le nom +d'Hélène. Elle eut dans Thèbes Hécatompyle une autre existence. Et +Thaïs de Thèbes, c'était moi. Comment ne l'as-tu pas deviné? J'ai +pris, vivante, ma large part des péchés du monde, et maintenant +réduite ici à l'état d'ombre, je suis encore très capable de prendre +tes péchés, moine bien-aimé. D'où vient ta surprise? Il était pourtant +certain que partout où tu irais, tu retrouverais Thaïs. + +Il se frappait le front contre la dalle et criait d'épouvante. Et +chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et +parlait d'une voix claire, mêlée de souffles frais. Et, comme le saint +homme résistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci: + +--Aime-moi; cède, ami. Tant que tu me résisteras, je te tourmenterai. +Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai, +s'il le faut, que tu sois mort. Étant magicienne, je saurai faire +entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et +qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demandé en vain. Et songe, +Paphnuce, à l'étrangeté de ta situation, quand ton âme bienheureuse +verra du haut du ciel son propre corps se livrer au péché. Dieu, qui a +promis de te rendre ce corps après le jugement dernier et la +consommation des siècles, sera lui-même fort embarrassé! Comment +pourra-t-il installer dans la gloire céleste une forme humaine habitée +par un diable et gardée par une sorcière? Tu n'as pas songé à cette +difficulté. Dieu non plus, peut-être. Entre nous, il n'est pas bien +subtil. La plus simple magicienne le trompe aisément, et s'il n'avait +ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui +tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux +serpent, son adversaire. Celui-là est un merveilleux artiste. Je ne +suis si belle que parce qu'il a travaillé à ma parure. C'est lui qui +m'a enseigné à natter mes cheveux et à me faire des doigts de rose et +des ongles d'agate. Tu l'as trop méconnu. Quand tu es venu te loger +dans ce tombeau, tu as chassé du pied les serpents qui y habitaient, +sans t'inquiéter de savoir s'ils étaient de sa famille, et tu as +écrasé leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis +une méchante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il +était musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voilà brouillé avec la +science et la beauté; tu es tout à fait misérable, et Iaveh ne vient +point à ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. Étant aussi +grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par +impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la création serait +bousculée. Mon bel ermite, donne-moi un baiser. + +Paphnuce n'ignorait pas les prodiges opérés par les arts magiques. Il +songeait dans sa grande inquiétude: + +--Peut-être le mort enseveli à mes pieds sait-il les paroles écrites +dans ce livre mystérieux, qui demeure caché non loin d'ici au fond +d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant +la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumière du soleil et +le sourire des femmes. + +Sa peur était que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre, +comme de leur vivant, et qu'il les vît s'unir. Parfois, il croyait +entendre le souffle léger des baisers. + +Tout lui était trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il +craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se +tenait prosterné selon sa coutume, une voix inconnue lui dit: + +--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si +je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'épouvanté. Il y a des +hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des +hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des +hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mâles. Il y a +des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des +hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine. +De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit mort pour le salut de ces +hommes? + +Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumière une +large chaussée, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussée, +Aristobule et Chéréas passaient au galop de leurs chevaux syriens et +l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes +hommes. Sous un portique Callicrate déclamait des vers; l'orgueil +satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le +jardin, Zénothémis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent +aux ailes d'azur. Vêtu de blanc et coiffé d'une mitre étincelante, +Hermodore méditait sous un perséa sacré, qui portait, en guise de +fleurs, de petites têtes au pur profil, coiffées, comme les déesses +des Égyptiens, de vautours, d'éperviers ou du disque brillant de la +lune; tandis qu'à l'écart au bord d'une fontaine, Nicias étudiait sur +une sphère armillaire le mouvement harmonieux des astres. + +Puis une femme voilée s'approcha du moine tenant à la main un rameau +de myrte. Et elle lui dit: + +--Regarde. Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent +l'infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grande pensée. +Mais par cela seul qu'ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux +et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à +l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu. +Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est +permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu +serais! + +Et la vision s'évanouit. + +C'est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans +son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude +de ce tombeau était plus peuplée qu'un carrefour de grande ville. Les +démons y poussaient de grands éclats de rire, et des millions de +larves, d'empuses, de lémures y accomplissaient le simulacre de tous +les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des +satyres mêlés à des faunesses dansaient autour de lui et +l'entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le +craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscènes +et de coups. Un jour un diable, qui n'était pas plus haut que le bras, +lui vola la corde dont il se ceignait les reins. + +Il songeait: + +--Pensée, où m'as-tu conduit? + +Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à son esprit +le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, des bananiers aux +larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des +tiges qu'il porta dans le tombeau. Là, il les broya sous une pierre et +les réduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux +cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle +qu'un diable lui avait volée. Les démons en éprouvèrent quelque +contrariété: ils cessèrent leur vacarme et la joueuse de cinnor +elle-même, renonçant à la magie, resta tranquille sur la paroi peinte. +Paphnuce, tout en écrasant les tiges des bananiers, rassurait son +courage et sa foi. + +--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant +à l'âme, elle a gardé l'espérance. En vain les diables, en vain cette +damnée voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur +répondrai par la bouche de l'apôtre Jean: «Au commencement était le +Verbe et le Verbe était Dieu.» C'est ce que je crois fermement, et si +ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et, +pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le +croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la +vie, et c'est la foi seule qui sauve. + +Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, et chaque +matin, il prenait soin de les retourner pour les empêcher de pourrir, +et il se réjouissait de sentir renaître en lui la simplicité de +l'enfance. Quand il eut tissé sa corde, il coupa des roseaux pour en +faire des nattes et des corbeilles. La chambre sépulcrale ressemblait +à l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisément du travail à +la prière. Pourtant Dieu ne lui était pas favorable, car une nuit il +fut réveillé par une voix qui le glaça d'horreur; il avait deviné que +c'était celle du mort. + +La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement léger: + +--Hélène! Hélène! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme, +dont la bouche effleurait l'oreille du moine, répondit: + +--Ami, je ne puis me lever: un homme est couché sur moi. + +Tout à coup, Paphnuce s'aperçut que sa joue reposait sur le sein d'une +femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dégagée à demi, soulevait +sa poitrine. Alors il étreignit désespérément cette fleur de chair +tiède et parfumée et, consumé du désir de la damnation, il cria: + +--Reste, reste, mon ciel! + +Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons +de la lune argentaient son sourire. + +--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit à un +amoureux doué d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as péché. Que +te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle. + +Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une +prière plus douce qu'une plainte: + +--Jésus, mon Jésus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger où je +suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton père ne m'aime +plus, puisqu'il ne m'écoute pas, songe que je n'ai que toi. De lui à +moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me +plaindre. Mais toi, tu es né d'une femme et c'est pourquoi j'espère en +toi. Souviens-toi que tu as été homme. Je t'implore, non parce que tu +es Dieu de Dieu, lumière de lumière, Dieu vrai du Dieu vrai, mais +parce que tu vécus pauvre et faible, sur cette terre où je souffre, +parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie +glaça ton front. C'est ton humanité que je prie, mon Jésus, mon frère +Jésus! + +Après qu'il eut prié ainsi, en se tordant les mains, un formidable +éclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voix qui avait +résonné sur le faîte de la colonne dit en ricanant: + +--Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l'hérétique. Paphnuce +est arien! Paphnuce est arien! + +Comme frappé de la foudre le moine tomba inanimé. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revêtus +de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et +récitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des +palmes. + +--Comme nous traversions le désert, dit l'un d'eux, nous avons entendu +des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t'avons vu gisant +inerte sur la dalle. Sans doute des démons t'avaient terrassé et ils +se sont enfuis à notre approche. + +Paphnuce, soulevant la tête, demanda d'une voix faible: + +--Mes frères, qui êtes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans +vos mains? N'est-point en vue de ma sépulture? + +Il lui fut répondu: + +--Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinq ans, +et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où il s'était +retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme. Nous nous +rendons avec des palmes au-devant de notre père spirituel. Mais toi, +frère, comment ignores-tu un si grand événement? Est-il possible qu'un +ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau. + +--Hélas! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une telle grâce, et les +seuls hôtes de cette demeure sont des démons et des vampires. Priez +pour moi! Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, le plus misérable des +serviteurs de Dieu. + +Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des +louanges. Celui qui avait déjà pris la parole s'écria avec admiration: + +--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels +travaux qu'on doute s'il n'égalera pas un jour le grand Antoine +lui-même. Très vénérable, c'est toi qui as converti à Dieu la +courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par +les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle, +virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient +d'une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des +hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long +gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton +disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des +moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le +sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en rêve emporté par +des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait +pu échappera la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu +vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi, +afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras +les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise. + +--Loin de m'avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce, le +Seigneur m'a éprouvé par d'effroyables tentations. Je n'ai point été +ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est élevée à mes yeux +et elle a marché devant moi. J'ai vécu dans un songe. Hors de Dieu +tout est rêve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu +d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'armée de l'erreur +était innombrable. Elle me poursuit et je suis environné d'épées. + +Zozime répondit: + +--Vénérable père, il faut considérer que les saints et spécialement +les saints solitaires subissent de terribles épreuves. Si tu n'as pas +été porté au ciel dans les bras des séraphins, il est certain que le +Seigneur a accordé cette grâce à ton image, puisque Flavien, les +moines et le peuple ont été témoins de ton ravissement. + +Cependant Paphnuce résolut d'aller recevoir la bénédiction d'Antoine. + +--Frère Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons +au-devant de notre père. + +--Allons! répliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui +sont les soldats par excellence. Toi et moi, étant abbés, nous +marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes. + +Ils se mirent en marche et Paphnuce disait: + +--Dieu est l'unité, car il est la vérité qui est une. Le monde est +divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se détourner de tous les +spectacles de la nature, même des plus innocents en apparence. Leur +diversité qui les rend agréables est le signe qu'ils sont mauvais. +C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux +dormantes sans que mon âme se voile de mélancolie. Tout ce que +perçoivent les sens est détestable. Le moindre grain de sable apporte +un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le composé de +toutes les tentations éparses dans l'air léger, sur la terre fleurie, +dans les eaux claires. Heureux celui dont l'âme est un vase scellé! +Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend +rien du monde afin de comprendre Dieu! + +Zozime, ayant médité ces paroles, y répondit de la sorte: + +--Père vénérable, il convient que je t'avoue mes péchés, puisque tu +m'as montré ton âme. Ainsi nous nous confesserons l'un à l'autre, +selon l'usage apostolique. Avant que d'être moine, j'ai mené dans le +siècle une vie abominable. A Madaura, ville célèbre par ses +courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je +soupais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses de flûte, et +je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que +toi n'imaginerait jamais jusqu'où m'emportait la fureur de mes désirs. +Il me suffira de te dire qu'elle n'épargnait ni les matrones ni les +religieuses et se répandait en adultères et en sacrilèges. J'excitais +par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le +plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'étais chrétien et je gardais, +dans mes égarements, ma foi en Jésus crucifié. Ayant dévoré mes biens +en débauches, je ressentais déjà les premières atteintes de la +pauvreté, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir +dépérir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le +soutenaient plus; ses mains inquiètes refusaient de le servir; ses +yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que +d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps, +sommeillait. Car pour le châtier d'avoir vécu comme les bêtes, Dieu +l'avait changé en bête. La perte de mes biens m'avait déjà inspiré des +réflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus précieux +encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le +monde et me retirai dans le désert. J'y goûte depuis vingt ans une +paix que rien n'a troublée. J'exerce avec mes moines les professions +de tisserand, d'architecte, de charpentier et même de scribe, quoique, +à vrai dire, j'aie peu de goût pour l'écriture, ayant toujours à la +pensée préféré l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits +sont sans rêves, et j'estime que la grâce du Seigneur est en moi parce +qu'au milieu des péchés les plus horribles j'ai toujours gardé +l'espérance. + +En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura: + +--Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère, ce +sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes de moi, qui +ai toujours observé tes commandements! Que ta justice est obscure, ô +mon Dieu! et que tes voies sont impénétrables! + +Zozime étendit les bras: + +--Regarde, père vénérable: on dirait des deux côtés de l'horizon, des +files noires de fourmis émigrantes. Ce sont nos frères qui vont, comme +nous, au-devant d'Antoine. + +Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils découvrirent un +spectacle magnifique. L'armée des religieux s'étendait sur trois rangs +en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du +désert, la crosse à la main, et leurs barbes pendaient jusqu'à terre. +Les moines, gouvernés par les abbés Ephrem et Sérapion, ainsi que tous +les cénobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrière eux +apparaissaient les ascètes venus des rochers lointains. Les uns +portaient sur leurs corps noircis et desséchés d'informes lambeaux, +d'autres n'avaient pour vêtements que des roseaux liés en botte avec +des viornes. Plusieurs étaient nus, mais Dieu les avait couverts d'un +poil épais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous à la main une +palme verte; l'on eût dit un arc-en-ciel d'émeraude et ils étaient +comparables aux choeurs des élus, aux murailles vivantes de la cité de +Dieu. + +Il régnait dans l'assemblée un ordre si parfait que Paphnuce trouva +sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça près d'eux, après +avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer +inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout à coup s'éleva +une immense clameur: + +--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voilà le grand saint! +voilà celui contre lequel l'enfer n'a point prévalu, le bien-aimé de +Dieu! Notre père Antoine! + +Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrent dans +le sable. + +Du faîte d'une colline, dans l'immensité déserte, Antoine s'avançait +soutenu par ses disciplines bien-aimés, Macaire et Amathas. Il +marchait à pas lents, mais sa taille était droite encore et l'on +sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche +s'étalait sur sa large poitrine, son crâne poli jetait des rayons de +lumière comme le front de Moïse. Ses yeux avaient le regard de +l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il +leva, pour bénir son peuple, ses bras fatigués par un siècle de +travaux inouïs, et sa voix jeta ses derniers éclats dans cette parole +d'amour: + +--Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont aimables, +ô Israël! + +Aussitôt, d'un bout à l'autre de la muraille animée, retentit comme un +grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui +craint le Seigneur_. + +Cependant, accompagné de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les +rangs des anciens, des anachorètes et des cénobites. Ce voyant, qui +avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher, +avait gouverné l'Église chrétienne, ce saint qui avait soutenu la foi +des martyrs aux jours de l'épreuve suprême, ce docteur dont +l'éloquence avait foudroyé l'hérésie, parlait tendrement à chacun de +ses fils et leur faisait des adieux familiers, à la veille de sa mort +bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise. + +Il disait aux abbés Ephrem et Sérapion: + +--Vous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous deux +d'illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel d'une +armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques +de ses milices. + +Apercevant le vieillard Palémon, il l'embrassa et dit: + +--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son âme répand un +parfum aussi suave que la fleur des fèves qu'il sème chaque année. + +A l'abbé Zozime il parla de la sorte: + +--Tu n'as pas désespéré de la bonté divine, c'est pourquoi la paix du +Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta +corruption. + +Il tenait à tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il +disait: + +--L'apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillards assis, +vêtus de robes blanches et la tête couronnée. + +Aux jeunes hommes: + +--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde. + +C'est ainsi que, parcourant le front de son armée filiale, il semait +les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba à genoux, +déchiré entre la crainte et l'espérance. + +--Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, mon père! viens à +mon secours, car je péris. J'ai donné à Dieu l'âme de Thaïs, j'ai +habité le faîte d'une colonne et la chambre d'un sépulcre. Mon front, +sans cesse prosterné, est devenu calleux comme le genou d'un chameau. +Et pourtant Dieu s'est retiré de moi. Bénis-moi, mon père, et je serai +sauvé; secoue l'hysope et je serai lavé et je brillerai comme la +neige. + +Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d'Antinoé ce regard +dont nul ne pouvait soutenir l'éclat. Ayant arrêté sa vue sur Paul, +qu'on nommait le Simple, il le considéra longtemps puis il lui fit +signe d'approcher. Comme ils s'étonnaient tous que le saint s'adressât +à un homme privé de sens, Antoine dit: + +--Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu'à aucun de vous. Lève +les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel. + +Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se +délia. + +--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures de pourpre et +d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune +âme n'en approche, sinon l'élue à qui le lit est destiné. + +Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification, Paphnuce +rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et +d'écouter le Simple qui murmurait dans l'extase: + +--Les trois vierges me parlent; elles me disent: «Une sainte est près +de quitter la terre; Thaïs d'Alexandrie va mourir. Et nous avons +dressé le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la +Crainte et l'Amour.» + +Antoine demanda: + +--Doux enfant, que vois-tu encore? + +Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, du couchant au +levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l'abbé d'Antinoé. Une +sainte épouvante pâlit son visage, et ses prunelles reflétèrent des +flammes invisibles. + +--Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie, s'apprêtent +à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d'une tour, d'une femme et +d'un mage. Tous trois portent leur nom marqué au fer rouge; le premier +sur le front, le second sur le ventre, le troisième sur la poitrine, +et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu. + +Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra +dans sa simplicité. + +Et comme les moines d'Antinoé regardaient Antoine avec inquiétude, le +saint prononça ces seuls mots: + +--Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devons l'adorer +et nous taire. + +Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l'horizon, +l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, démesurément grandie par une +faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sans fin, en +signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les +hommes. + +Debout mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette +parole unique emplissait ses oreilles: «Thaïs va mourir!» Une telle +pensée ne lui était jamais venue. Vingt ans, il avait contemplé une +tête de momie et voici que l'idée que la mort éteindrait les yeux de +Thaïs l'étonnait désespérément. + +«Thaïs va mourir!» Parole incompréhensible! «Thaïs va mourir!» En ces +trois mots, quel sens terrible et nouveau! «Thaïs va mourir!» Alors +pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la création? +«Thaïs va mourir!» A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. «La +revoir, la voir encore!» Il se mit à courir. Il ne savait où il était, +ni où il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entière +certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les +hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montée par des +Nubiens et là, couché à l'avant, les yeux dévorant l'espace, il cria, +de douleur et de rage: + +--Fou, fou que j'étais de n'avoir pas possédé Thaïs quand il en était +temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose +qu'elle! O démence! J'ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie +éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a +vu Thaïs. Comment n'ai-je pas senti que l'éternité bienheureuse était +dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas +de sens et n'est qu'un mauvais rêve? O stupide! tu l'as vue et tu as +désiré les biens de l'autre monde. O lâche! tu l'as vue et tu as +craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils à +t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'eût donné? O +lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs que sur les +lèvres de Thaïs! Quelle main était sur tes yeux? Maudit soit Celui qui +t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un +moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras, +pétris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abîmé +dans les enchantements indicibles de son sein dévoilé! Tu as écouté la +voix jalouse qui te disait: «Abstiens-toi.» Dupe, dupe, triste dupe! O +regrets! O remords! O désespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en +enfer la mémoire de l'heure inoubliable et de crier à Dieu: «Brûle ma +chair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tu ne +m'ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit par les +siècles des siècles!... Thaïs va mourir! Dieu ridicule, si tu savais +comme je me moque de ton enfer! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais +à moi, jamais, jamais!» + +Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des +journées entières couché sur le ventre, répétant: + +--Jamais! jamais! jamais! + +Puis, à l'idée qu'elle s'était donnée et que ce n'était pas à lui, +qu'elle avait répandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y +avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche, et +hurlait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongles et +mordait la chair de ses bras. Il songeait: + +--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aimés. + +L'idée de ces meurtres l'emplissait d'une fureur délicieuse. Il +méditait d'égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardant +jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. Il +pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse +inconnue amollissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter au cou +du compagnon de son enfance et de lui dire: «Nicias, je t'aime, +puisque tu l'as aimée. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te +disait.» Et sans cesse le fer de cette parole lui perçait le coeur: +«Thaïs va mourir!» + +--Clartés du jour! ombres argentées de la nuit, astre, cieux, arbres +aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animaux familiers, âmes +anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: «Thaïs va mourir!» +Lumières, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et +pensées de l'univers! «Thaïs va mourir!...» Elle était la beauté du +monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grâce. +Ce vieillard et ces sages assis près d'elle, au banquet d'Alexandrie, +qu'ils étaient aimables! que leur parole était harmonieuse! L'essaim +des riantes apparences voltigeait sur leurs lèvres et la volupté +parfumait toutes leurs pensées. Et parce que le souffle de Thaïs était +sur eux tout ce qu'ils disaient était amour, beauté, vérité. L'impiété +charmante prêtait sa grâce à leurs discours. Ils exprimaient aisément +la splendeur humaine. Hélas! et tout cela n'est plus qu'un songe. +Thaïs va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais +peux-tu seulement mourir, embryon desséché, foetus macéré dans le fiel +et les pleurs arides? Avorton misérable, penses-tu goûter la mort, toi +qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne! +Je l'espère, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi +dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache à la face. Il faut +bien que je trouve un enfer éternel, afin d'y exhaler l'éternité de +rage qui est en moi. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Dès l'aube, Albine reçut l'abbé d'Antinoé au seuil des Cellules. + +--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vénérable père, car +sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avais donnée. Tu sais +que Dieu, dans sa clémence, l'appelle à lui; et comment ne saurais-tu +pas une nouvelle que les anges ont portée de désert en désert? Il est +vrai. Thaïs touche à sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis, +et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue +parmi nous. Après ton départ, comme elle était enfermée dans la +cellule marquée de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une +flûte semblable à celles dont jouent aux festins les filles de sa +profession. Ce que je faisais était pour qu'elle ne tombât pas dans la +mélancolie et pour qu'elle n'eût pas moins de grâce et de talent +devant Dieu qu'elle n'en avait montré au regard des hommes. Je n'avais +pas agi sans prudence; car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûte +les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de +cette flûte invisible disaient: «Nous entendons le rossignol des +bocages célestes, le cygne mourant de Jésus crucifié.» C'est ainsi que +Thaïs accomplissait sa pénitence, quand, après soixante jours, la +porte que tu avais scellée s'ouvrit d'elle-même et le sceau d'argile +se rompit sans qu'aucune main humaine l'eût touché. A ce signe je +reconnus que l'épreuve que tu avais imposée devait cesser et que Dieu +pardonnait les péchés de la joueuse de flûte. Dès lors, elle partagea +la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les +édifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle +semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle était +triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle était attachée +à Dieu par la foi, l'espérance et l'amour, je ne craignis pas +d'employer son art et même sa beauté à l'édification de ses soeurs. Je +l'invitais à représenter devant nous les actions des femmes fortes et +des vierges sages de l'Écriture. Elle imitait Esther, Débora, Judith, +Marie, soeur de Lazare, et Marie, mère de Jésus. Je sais, vénérable +père, que ton austérité s'alarme à l'idée de ces spectacles. Mais tu +aurais été touché toi-même, si tu l'avais vue, dans ces pieuses +scènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses bras +comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour +règle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne +donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifient pas de +la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s'est donnée à +Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est +point unique, est du moins très rare... Cette beauté, son vêtement +naturel, ne l'a pas encore quittée après trois mois de la fièvre dont +elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse à voir +le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, près du puits, +sous l'antique figuier, à l'ombre duquel les abbesses de ce couvent +ont coutume de tenir leurs assemblées; tu l'y trouveras, père +vénérable; mais hâte-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire +couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'édification +du monde. + +Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière matinale. Le +long des toits de brique des colombes formaient une file de perles. +Sur un lit, à l'ombre du figuier, Thaïs reposait toute blanche, les +bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voilées récitaient les +prières de l'agonie. + +--_Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude et efface +mon iniquité selon la multitude de tes miséricordes_! + +Il l'appela: + +--Thaïs! + +Elle souleva les paupières et tourna du côté de la voix les globes +blancs de ses yeux. + +Albine fit signe aux femmes voilées de s'éloigner de quelques pas. + +--Thaïs! répéta le moine. + +Elle souleva la tête; un souffle léger sortit de ses lèvres blanches: + +--C'est toi, mon père?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et +des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-là, mon père, je suis +née à l'amour... à la vie. + +Elle se tut et laissa retomber sa tête. + +La mort était sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front. +Rompant le silence auguste, une tourterelle éleva sa voix plaintive. +Puis les sanglots du moine se mêlèrent à la psalmodie des vierges. + +--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes péchés. Car je +connais mon injustice et mon crime se lève sans cesse contre moi._ + +Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violette +s'ouvrirent tout grands; et, les regards envolés, les bras tendus vers +les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et fraîche: + +--Les voilà, les rosés de l'éternel matin! + +Ses yeux brillaient; une légère ardeur colorait ses tempes. Elle +revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouillé, +l'enlaça de ses bras noirs. + +--Ne meurs pas, criait-il d'une voix étrange qu'il ne reconnaissait +pas lui-même. Je t'aime, ne meurs pas! Écoute, ma Thaïs. Je t'ai +trompée, je n'étais qu'un fou misérable. Dieu, le ciel, tout cela +n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des +êtres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop +précieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin +dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma bien-aimée, +et dis: «Je vivrai, je veux vivre.» Thaïs, Thaïs, lève-toi! + +Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini. + +Elle murmura: + +--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophètes et les saints... +le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me +sourit et m'appelle... Deux séraphins viennent à moi. Ils +approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu. + +Elle poussa un soupir d'allégresse et sa tête retomba inerte sur +l'oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreinte désespérée, +la dévorait de désir, de rage et d'amour. + +Albine lui cria: + +--Va-t'en, maudit! + +Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte. +Paphnuce recula chancelant; les yeux brûlés de flammes et sentant la +terre s'ouvrir sous ses pas. + +Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie: + +--_Béni soit le Seigneur, le dieu d'Israël_. + +Brusquement la voix s'arrêta dans leur gorge. Elles avaient vu la face +du moine et elles fuyaient d'épouvante en criant: + +--Un vampire! un vampire! + +Il était devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il +sentit sa laideur. + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Thaïs, by Anatole France + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK THAÏS *** + +***** This file should be named 6377-0.txt or 6377-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/3/7/6377/ + +Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image +files courtesy of gallica.bnf.fr. + +Updated editions will replace the previous one--the old editions will +be renamed. + +Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright +law means that no one owns a United States copyright in these works, +so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United +States without permission and without paying copyright +royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part +of this license, apply to copying and distributing Project +Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm +concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, +and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive +specific permission. If you do not charge anything for copies of this +eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook +for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, +performances and research. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of +the Project Gutenberg License included with this eBook or online at +www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have +to check the laws of the country where you are located before using this ebook. + +Title: Thas + +Author: Anatole France + +Posting Date: March 22, 2015 [EBook #6377] +Release Date: August, 2004 +First Posted: December 3, 2003 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK THAS *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image +files courtesy of gallica.bnf.fr. + + + + + + + + + + + +ANATOLE FRANCE + +THAS + + + + +TABLE + + I. LE LOTUS + II. LE PAPYRUS + III. L'EUPHORBE + + + + +LE LOTUS + + +En ce temps-l le dsert, tait peupl d'anachortes. Sur les deux +rives du Nil, d'innombrables cabanes, bties de branchages et d'argile +par la main des solitaires, taient semes quelque distance les unes +des autres, de faon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre +isols et pourtant s'entr'aider au besoin. Des glises, surmontes du +signe de la croix, s'levaient de loin en loin au-dessus des cabanes +et les moines s'y rendaient dans les jours de fte, pour assister la +clbration des mystres et participer aux sacrements. Il y avait +aussi, tout au bord du fleuve, des maisons o les cnobites, renferms +chacun dans une troite cellule, ne se runissaient qu'afin de mieux +goter la solitude. + +Anachortes et cnobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de +nourriture qu'aprs le coucher du soleil, mangeant pour tout repas +leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonant +dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et +menaient une vie encore plus singulire. + +Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule, +dormaient sur la terre nue aprs de longues veilles, priaient, +chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour +les chefs-d'oeuvre de la pnitence. En considration du pch +originel, ils refusaient leur corps, non seulement les plaisirs et +les contentements, mais les soins mmes qui passent pour +indispensables selon les ides du sicle. Ils estimaient que les +maladies de nos membres assainissent nos mes et que la chair ne +saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcres et les +plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophtes qui avaient dit: +Le dsert se couvrira de fleurs. + +Parmi les htes de cette sainte Thbade, les uns consumaient leurs +jours dans l'asctisme et la contemplation, les autres gagnaient leur +subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux +cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en +souponnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se +joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais la +vrit ces moines mprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus +montait jusqu'au ciel. + +Des anges semblables de jeunes hommes venaient, un bton la main, +comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des dmons, +ayant pris des figures d'thiopiens ou d'animaux, erraient autour des +solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines +allaient, le matin, remplir leur cruche la fontaine, ils voyaient +des pas de Satyres et de Centaures imprims dans le sable. Considre +sous son aspect vritable et spirituel, la Thbade tait un champ de +bataille o se livraient toute heure, et spcialement la nuit, les +merveilleux combats du ciel et de l'enfer. + +Les asctes, furieusement assaillis par des lgions de damns, se +dfendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jene, de la +pnitence et des macrations. Parfois, l'aiguillon des dsirs charnels +les dchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que +leurs lamentations rpondaient, sous le ciel plein d'toiles, aux +miaulements des hynes affames. C'est alors que les dmons se +prsentaient eux sous des formes ravissantes. Car si les dmons sont +laids en ralit, ils se revtent parfois d'une beaut apparente qui +empche de discerner leur nature intime. Les asctes de la Thbade +virent avec pouvante, dans leur cellule, des images du plaisir +inconnues mme aux voluptueux du sicle. Mais, comme le signe de la +croix tait sur eux, ils ne succombaient pas la tentation, et les +esprits immondes, reprenant leur vritable figure, s'loignaient ds +l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'tait pas rare, l'aube, +de rencontrer un de ceux-l s'enfuyant tout en larmes, et rpondant +ceux qui l'interrogeaient: Je pleure et je gmis, parce qu'un des +chrtiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chass +ignominieusement. + +Les anciens du dsert tendaient leur puissance sur les pcheurs et +sur les impies. Leur bont tait parfois terrible. Ils tenaient des +aptres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien +ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamns. L'on contait avec +pouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la +terre s'entr'ouvrait pour engloutir les mchants qu'ils frappaient de +leur bton. Aussi taient-ils trs redouts des gens de mauvaise vie +et particulirement des mimes, des baladins, des prtres maris et des +courtisanes. + +Telle tait la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait son +pouvoir jusqu'aux btes froces. Lorsqu'un solitaire tait prs de +mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint +homme, connaissant par l que Dieu l'appelait lui, s'en allait +baiser la joue tous ses frres. Puis il se couchait avec allgresse, +pour s'endormir dans le Seigneur. + +Or, depuis qu'Antoine, g de plus de cent ans, s'tait retir sur le +mont Colzin avec ses disciples bien-aims, Macaire et Amathas, il n'y +avait pas dans toute la Thbade de moine plus abondant en oeuvres que +Paphnuce, abb d'Antino. A vrai dire, Ephrem et Srapion commandaient + un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite +spirituelle et temporelle de leurs monastres. Mais Paphnuce observait +les jenes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers +sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil trs rude, +se flagellait matin et soir et se tenait souvent prostern le front +contre terre. + +Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la +sienne, imitaient ses austrits. Il les aimait chrement en +Jsus-Christ et les exhortait sans cesse la pnitence. Au nombre de +ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, aprs s'tre livrs +au brigandage pendant de longues annes, avaient t touchs par les +exhortations du saint abb au point d'embrasser l'tat monastique. La +puret de leur vie difiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux +l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement +par l'abb d'Antino, ne cessait de rpandre des larmes, et le diacre +Flavien, qui avait la connaissance des critures et parlait avec +adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce tait un +jeune paysan nomm Paul et surnomm le Simple, cause de son extrme +navet. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en +lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophtie. + +Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et +les pratiques de l'asctisme. Souvent aussi, il mditait sur les +livres sacrs pour y trouver des allgories. C'est pourquoi, jeune +encore d'ge, il abondait en mrites. Les diables qui livrent de si +rudes assauts aux bons anachortes n'osaient s'approcher de lui. La +nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa +cellule, assis sur leur derrire, immobiles, silencieux, dressant +l'oreille. Et l'on croit que c'tait sept dmons qu'il retenait sur +son seuil par la vertu de sa saintet. + +Paphnuce tait n Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait +instruire dans les lettres profanes. Il avait mme t sduit par les +mensonges des potes, et tels taient, en sa premire jeunesse, +l'erreur de son esprit et le drglement de sa pense, qu'il croyait +que la race humaine avait t noye par les eaux du dluge au temps de +Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les +attributs et l'existence mme de Dieu. Il vivait alors dans la +dissipation, la manire des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se +rappelait qu'avec honte et pour sa confusion. + +--Durant ces jours, disait-il ses frres, je bouillais dans la +chaudire des fausses dlices. + +Il entendait par l qu'il mangeait des viandes habilement apprtes et +qu'il frquentait les bains publics. En effet, il avait men jusqu' +sa vingtime anne cette vie du sicle, qu'il conviendrait mieux +d'appeler mort que vie. Mais, ayant reu les leons du prtre Macrin, +il devint un homme nouveau. + +La vrit le pntra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle +tait entre en lui comme une pe. Il embrassa la foi du Calvaire et +il adora Jsus crucifi. Aprs son baptme, il resta un an encore +parmi les gentils, dans le sicle o le retenaient les liens de +l'habitude. Mais un jour, tant entr dans une glise, il entendit le +diacre qui lisait ce verset de l'criture: Si tu veux tre parfait, +va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres. +Aussitt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumnes et +embrassa la vie monastique. + +Depuis dix ans qu'il s'tait retir loin des hommes, il ne bouillait +plus dans la chaudire des dlices charnelles, mais il macrait +profitablement dans les baumes de la pnitence. + +Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il +avait vcues loin de Dieu, il examinait ses fautes une une, pour en +concevoir exactement la difformit, il lui souvint d'avoir vu jadis au +thtre d'Alexandrie une comdienne d'une grande beaut, nomme Thas. +Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer + des danses dont les mouvements, rgls avec trop d'habilet, +rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle +simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des paens +prtent Vnus, Lda ou Pasipha. Elle embrasait ainsi tous les +spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou +de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au +seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait eux. En +sorte qu'en perdant son me, elle perdait un trs grand nombre +d'autres mes. + +Peu s'en tait fallu qu'elle et induit Paphnuce lui-mme au pch de +la chair. Elle avait allum le dsir dans ses veines et il s'tait une +fois approch de la maison de Thas. Mais il avait t arrt au seuil +de la courtisane par la timidit naturelle l'extrme jeunesse (il +avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repouss, faute +d'argent, car ses parents veillaient ce qu'il ne pt faire de +grandes dpenses. Dieu, dans sa misricorde, avait pris ces deux +moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait +eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-l il savait +mal discerner ses propres intrts et qu'il convoitait les faux biens. +Donc, agenouill dans sa cellule devant le simulacre de ce bois +salutaire o fut suspendue, comme dans une balance, la ranon du +monde, Paphnuce se prit songer Thas, parce que Thas tait son pch, +et il mdita longtemps, selon les rgles de l'asctisme, sur la +laideur pouvantable des dlices charnelles, dont cette femme lui +avait inspir le got, aux jours de trouble et d'ignorance. Aprs +quelques heures de mditation, l'image de Thas lui apparut avec une +extrme nettet. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la +tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une +Lda, mollement couche sur un lit d'hyacinthe, la tte renverse, les +yeux humides et pleins d'clairs, les narines frmissantes, la bouche +entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux +ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait: + +--Je te prends tmoin, mon Dieu, que je considre la laideur de mon +pch! + +Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lvres de +Thas rvlaient peu peu, en s'abaissant aux deux coins de la +bouche, une mystrieuse souffrance. Ses yeux agrandis taient pleins +de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonfle de soupirs, montait +une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue, +Paphnuce se sentit troubl jusqu'au fond de l'me. S'tant prostern, +il fit cette prire: + +--Toi qui as mis la piti dans nos coeurs comme la rose du matin sur +les prairies, Dieu juste et misricordieux, sois bni! Louange, +louange toi! carte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mne + la concupiscence et fais-moi la grce de ne jamais aimer qu'en toi +les cratures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intresse +cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mmes +se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, Seigneur, le +souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue pcher avec +tant de citoyens et d'trangers. Une grande piti s'est leve pour +elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pense +m'en donne un tel frisson que je sens se hrisser d'effroi tous les +poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la +plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront +durant l'ternit. + +Comme il mditait de la sorte, il vit un petit chacal assis ses +pieds. Il en prouva une grande surprise, car la porte de sa cellule +tait ferme depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pense de +l'abb et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la +bte s'vanouit. Connaissant alors que pour la premire fois le diable +s'tait gliss dans sa chambre, il fit une courte prire; puis il +songea de nouveau Thas. + +--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve! + +Et il s'endormit. + +Le lendemain matin, ayant fait sa prire, il se rendit auprs du saint +homme Palmon, qui menait, quelque distance, la vie anachortique. +Il le trouva qui, paisible et riant, bchait la terre selon sa +coutume. Palmon tait un vieillard; il cultivait un petit jardin: les +btes sauvages venaient lui lcher les mains, et les diables ne le +tourmentaient pas. + +--Dieu soit lou! mon frre Paphnuce, dit-il, appuy sur sa bche. + +--Dieu soit lou! rpondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon +frre! + +--La paix soit semblablement avec toi! frre Paphnuce, reprit le moine +Palmon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front. + +--Frre Palmon, nos discours doivent avoir pour unique objet la +louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui +s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un +dessein que j'ai form en vue de glorifier le Seigneur. + +--Puisse donc le Seigneur bnir ton dessein, Paphnuce, comme il a bni +mes laitues! Il rpand tous les matins sa grce avec sa rose sur mon +jardin et sa bont m'incite le glorifier dans les concombres et les +citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car +rien n'est plus craindre que les mouvements dsordonns qui +troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes +semblables des hommes ivres et nous marchons, tirs de droite et de +gauche, sans cesse prs de tomber ignominieusement. Parfois ces +transports nous plongent dans une joie drgle, et celui qui s'y +abandonne fait retentir dans l'air souill le rire pais des brutes. +Cette joie lamentable entrane le pcheur dans toutes sortes de +dsordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'me et des sens nous +jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. +Frre Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pcheur; mais j'ai prouv +dans ma longue vie que le cnobite n'a pas de pire ennemi que la +tristesse. J'entends par l cette mlancolie tenace qui enveloppe +l'me comme une brume et lui cache la lumire de Dieu. Rien n'est plus +contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de +rpandre une cre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il +ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de +moiti si redoutable. Hlas! il excelle nous dsoler. N'a-t-il pas +montr notre pre Antoine un enfant noir d'une telle beaut que sa +vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre pre Antoine vita +les piges du dmon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous; +il s'gayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la +mlancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frre, m'entretenir d'un +dessein form dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part, +si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu. + +--Frre Palmon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. +Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumires et le +pch n'a jamais obscurci la clart de ton intelligence. + +--Frre Paphnuce, je ne suis pas digne de dlier la courroie de tes +sandales et mes iniquits sont innombrables comme les sables du +dsert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon +exprience. + +--Je te confierai donc, frre Palmon, que je suis pntr de douleur + la pense qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nomme Thas, qui +vit dans le pch et demeure pour le peuple un objet de scandale. + +--Frre Paphnuce, c'est l, en effet, une abomination dont il convient +de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-l parmi les +gentils. As-tu imagin un remde applicable ce grand mal? + +--Frre Palmon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec +le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne +l'approuves-tu pas, mon frre? + +--Frre Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pcheur, mais notre pre +Antoine avait coutume de dire: En quelque lieu que tu sois, ne te +hte pas d'en sortir pour aller ailleurs. + +--Frre Palmon, dcouvres-tu quelque chose de mauvais dans +l'entreprise que j'ai conue? + +--Doux Paphnuce, Dieu me garde de souponner les intentions de mon +frre! Mais notre pre Antoine disait encore: Les poissons qui sont +tirs en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que +les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mlent aux gens +du sicle s'cartent des bons propos. + +Ayant ainsi parl, le vieillard Palmon enfona du pied dans la terre +le tranchant de sa bche et se mit creuser le sol avec ardeur autour +d'un jeune pommier. Tandis qu'il bchait, une antilope ayant franchi +d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le +jardin, s'arrta, surprise, inquite, le jarret frmissant, puis +s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tte dans le +sein de son ami. + +--Dieu soit lou dans la gazelle du dsert! dit Palmon. + +Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit +manger dans le creux de sa main la bte lgre. + +Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fix sur les pierres +du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant ce qu'il +venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit. + +--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence +est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me +serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thas au dmon qui la +possde. Que Dieu m'claire et me conduise! + +Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les +filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que +c'tait une femelle, car le mle vint voler jusqu'aux filets et il +en rompait les mailles une une avec son bec, jusqu' ce qu'il ft +dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pt s'chapper. +L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa +saintet, il comprenait aisment le sens mystique des choses, il +connut que l'oiseau captif n'tait autre que Thas, prise dans les +lacs des abominations, et que, l'exemple du pluvier, qui coupait les +fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononant des +paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thas tait +retenue dans le pch. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi +dans sa rsolution premire. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris +par les pattes et embarrass lui-mme au pige qu'il avait rompu, il +retomba dans son incertitude. + +Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision. +Thas lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les volupts +coupables et elle n'tait point vtue, selon son habitude, de tissus +diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entire et lui cachait mme +une partie du visage, en sorte que l'abb ne voyait que deux yeux qui +rpandaient des larmes blanches et lourdes. + +A cette vue, il se mit lui-mme pleurer et, pensant que cette vision +lui venait de Dieu, il n'hsita plus. Il se leva, saisit un bton +noueux, image de la foi chrtienne, sortit de sa cellule, dont il +ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le +sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des +critures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre +Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples; +puis, vtu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec +le dessein de suivre pied la rive Lybique jusqu' la ville fonde +par le Macdonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, mprisant +la fatigue, la faim, la soif; le soleil tait dj bas l'horizon +quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre +des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux +portes des cabanes isoles, pour l'amour de Dieu, et recevant +l'injure, les refus, les menaces avec allgresse. Il ne redoutait ni +les brigands, ni les btes fauves, mais il prenait grand soin de se +dtourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route. +Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la +maison de leur pre, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en +chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est pril au +solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'criture +que le divin matre allait de ville en ville et soupait avec ses +disciples. Les vertus que les anachortes brodent soigneusement sur le +tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du +sicle peut en ternir les agrables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce +vitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit + la vue des hommes. + +Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, +le murmure des tamaris, caresss par la brise, lui donnait le frisson, +et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beaut +des choses. Aprs six jours de marche, il parvint en un lieu nomm +Silsil. Le fleuve y coule dans une troite valle que borde une +double chane de montagnes de granit. C'est l que les gyptiens, au +temps o ils adoraient les dmons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y +vit une norme tte de Sphinx, encore engage dans la roche. Craignant +qu'elle ne ft anime de quelque vertu diabolique, il fit le signe de +la croix et pronona le nom de Jsus; aussitt une chauve-souris +s'chappa d'une des oreilles de la bte et Paphnuce connut qu'il avait +chass le mauvais esprit qui tait en cette figure depuis plusieurs +sicles. Son zle s'en accrut et, ayant ramass une grosse pierre, il +la jeta la face de l'idole. Alors le visage mystrieux du Sphinx +exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut mu. En vrit, +l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre tait +empreinte aurait touch l'homme le plus insensible. C'est pourquoi +Paphnuce dit au Sphinx: + +--O bte, l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le +dsert notre pre Antoine, confesse la divinit du Christ Jsus! et je +te bnirai au nom du Pre, du Fils et de l'Esprit. + +Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes +paupires de la bte tressaillirent et les lvres de granit +articulrent pniblement, comme un cho de la voix de l'homme, le +saint nom de Jsus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, tendant la main +droite, bnit le Sphinx de Silsil. + +Cela fait, il poursuivit son chemin et, la valle s'tant largie, il +vit les ruines d'une ville immense. Les temples, rests debout, +taient ports par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la +permission de Dieu, des ttes de femmes aux cornes de vache +attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait plir. Il +marcha ainsi dix-sept jours, mchant pour toute nourriture quelques +herbes crues et dormant la nuit dans les palais crouls, parmi les +chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mler des +femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce +savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en +faisant le signe de la croix. + +Le dix-huitime jour, ayant dcouvert, loin de tout village, une +misrable hutte de feuilles de palmier, demi ensevelie sous le sable +qu'apporte le vent du dsert, il s'en approcha, avec l'espoir que +cette cabane tait habite par quelque pieux anachorte. Comme il n'y +avait point de porte, il aperut l'intrieur une cruche, un tas +d'oignons et un lit de feuilles sches. + +--Voil, se dit-il, le mobilier d'un ascte. Communment les ermites +s'loignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer +bientt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, l'exemple du +saint solitaire Antoine qui, s'tant rendu auprs de l'ermite Paul, +l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses +ternelles et peut-tre notre Seigneur nous enverra-t-il par un +corbeau un pain que mon hte m'invitera honntement rompre. + +Tandis qu'il se parlait ainsi lui-mme, il tournait autour de la +hutte, cherchant s'il ne dcouvrirait personne. Il n'avait pas fait +cent pas, qu'il aperut un homme assis, les jambes croises sur la +berge du Nil. Cet homme tait nu; sa chevelure comme sa barbe +entirement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce +ne douta point que ce ne ft l'ermite. Il le salua par les paroles que +les moines ont coutume d'changer quand ils se rencontrent. + +--Que la paix soit avec toi, mon frre! Puisses-tu goter un jour le +doux rafrachissement du Paradis. + +L'homme ne rpondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas +entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence tait caus par un de ces +ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit genoux, les +mains jointes, ct de l'inconnu et resta ainsi en prires jusqu'au +coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas +boug, il lui dit: + +--Mon pre, si tu es sorti de l'extase o je t'ai vu plong, donne-moi +ta bndiction en notre Seigneur Jsus-Christ. + +L'autre lui rpondit sans tourner la tte: + +--tranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce +Seigneur Jsus-Christ. + +--Quoi! s'cria Paphnuce. Les prophtes l'ont annonc; des lgions de +martyrs ont confess son nom; Csar lui-mme l'a ador et tantt +encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsil. Est-il +possible que tu ne le connaisses pas? + +--Mon ami, rpondit l'autre, cela est possible. Ce serait mme +certain, s'il y avait quelque certitude au monde. + +Paphnuce tait surpris et contrist de l'incroyable ignorance de cet +homme. + +--Si tu ne connais Jsus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te +serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie ternelle. + +Le vieillard rpliqua: + +--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indiffrent de vivre ou +de mourir. + +--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne dsires pas vivre dans l'ternit? +Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce dsert la faon +des anachortes? + +--Il parat. + +--Ne vis-tu pas nu et dnu de tout? + +--Il parat. + +--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chastet? + +--Il parat. + +--N'as-tu pas renonc toutes les vanits de ce monde? + +--J'ai renonc en effet aux choses vaines qui font communment le +souci des hommes. + +--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas +comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la flicit cleste! +C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne +crois pas en Jsus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce +monde, si tu n'espres pas gagner les biens ternels? + +--tranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir +trouv une manire de vivre assez satisfaisante, bien qu' parler +exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi +honnte ni honteux, juste ni injuste, agrable ni pnible, bon ni +mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualits aux choses comme le +sel donne la saveur aux mets. + +--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vrit +que les idoltres eux-mmes ont cherche. Tu te couches dans ton +ignorance, comme un chien fatigu qui dort dans la boue. + +--tranger, il est galement vain d'injurier les chiens et les +philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous +sommes. Nous ne savons rien. + +--O vieillard, appartiens-tu donc la secte ridicule des sceptiques? +Es-tu donc de ces misrables fous qui nient galement le mouvement et +le repos et qui ne savent point distinguer la lumire du soleil d'avec +les ombres de la nuit? + +--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me parat +louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mmes choses ont +diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de +l'aurore, des cnes de lumire rose. Elles apparaissent, au coucher du +soleil, sur le ciel embras comme de noirs triangles. Mais qui +pntrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les +apparences, quand au contraire les apparences sont les seules ralits +que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est +inconnue. Je sens que le feu brle, mais je ne sais ni comment ni +pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indiffrent +d'tre entendu d'une manire ou d'une autre. + +--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le +dsert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi +grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais +c'est afin de plaire Dieu et de mriter la batitude sempiternelle. +Et c'est l une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue +d'un grand bien. Il est insens au contraire de s'exposer +volontairement d'inutiles fatigues et de vaines souffrances. Si je +ne croyais pas,--pardonne ce blasphme, Lumire incre!--si je ne +croyais pas la, vrit de ce que Dieu nous a enseign par la voix +des prophtes, par l'exemple de son fils, par les actes des aptres, +par l'autorit des conciles et par le tmoignage des martyrs, si je ne +savais pas que les souffrances du corps sont ncessaires la sant de +l'me, si j'tais, comme toi, plong dans l'ignorance des sacrs +mystres, je retournerais tout de suite dans le sicle, je +m'efforcerais d'acqurir des richesses pour vivre dans la mollesse +comme les heureux de ce monde, et je dirais aux volupts: Venez, mes +filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos +philtres et vos parfums. Mais toi, vieillard insens, tu te prives de +tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans +espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de +nos anachortes, comme un singe effront pense, en barbouillant un +mur, copier le tableau d'un peintre ingnieux. O le plus stupide des +hommes, quelles sont donc tes raisons? + +Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard +demeurait paisible. + +--Mon ami, rpondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un +chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant? + +Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colre tant +tombe, il s'excusa avec une noble humilit. + +--Pardonne-moi, dit-il, vieillard, mon frre, si le zle de la +vrit m'a emport au del des justes bornes. Dieu m'est tmoin que +c'est ton erreur et non ta personne que je hassais. Je souffre de te +voir dans les tnbres, car je t'aime en Jsus-Christ et le soin de +ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brle de +les connatre afin de les rfuter. + +Le vieillard rpondit avec quitude: + +--Je suis galement dispos parler et me taire. Je te donnerai +donc mes raisons, sans te demander les tiennes en change, car tu ne +m'intresses en aucune manire. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de +ton infortune et il m'est indiffrent que tu penses d'une faon ou +d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te harais-je? L'aversion et +la sympathie sont galement indignes du sage. Mais, puisque tu +m'interroges, sache donc que je me nomme Timocls et que je suis n +Cos de parents enrichis dans le ngoce. Mon pre armait des navires. +Son intelligence ressemblait beaucoup celle d'Alexandre, qu'on a +surnomm le Grand. Pourtant elle tait moins paisse. Bref, c'tait +une pauvre nature d'homme. J'avais deux frres qui suivaient comme lui +la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon +frre an fut contraint par notre pre d'pouser une femme carienne +nomme Timaessa, qui lui dplaisait si fort qu'il ne put vivre son +ct sans tomber dans une noire mlancolie. Cependant Timaessa +inspirait notre frre cadet un amour criminel et cette passion se +changea bientt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en +gale aversion. Mais elle aimait un joueur de flte et le recevait la +nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait +d'ordinaire dans les festins. Mes deux frres ayant trouv cette +couronne, jurrent de tuer le joueur de flte et, ds le lendemain, +ils le firent prir sous le fouet, malgr ses larmes et ses prires. +Ma belle-soeur en prouva un dsespoir qui lui fit perdre la raison, +et ces trois misrables, devenus semblables des btes, promenaient +leur dmence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'cume +aux lvres, le regard attach la terre, parmi les hues des enfants +qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon pre les +ensevelit de ses mains. Peu de temps aprs, son estomac refusa toute +nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les +viandes et tous les fruits des marchs de l'Asie. Il tait dsespr +de me laisser sa fortune. Je l'employai voyager. Je visitai +l'Italie, la Grce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni +d'heureux. J'tudiai la philosophie Athnes et Alexandrie et je +fus tourdi du bruit des disputes. Enfin m'tant promen jusque dans +l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait l +immobile, les jambes croises depuis trente ans. Des lianes couraient +autour de son corps dessch et les oiseaux nichaient dans ses +cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, sa vue, Timaessa, le +joueur de flte, mes deux frres et mon pre, et je compris que cet +Indien tait sage. Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont +privs de ce qu'ils croient tre un bien, ou que, le possdant, ils +craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient +tre un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux +disparaissent. C'est pourquoi je rsolus de ne jamais tenir aucune +chose pour avantageuse, de professer l'entier dtachement des biens de +ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilit, +l'exemple de l'Indien. + +Paphnuce avait cout attentivement le rcit du vieillard. + +--Timocls de Cos, rpondit-il, je confesse que tout, dans tes propos, +n'est pas dpourvu de sens. Il est sage, en effet, de mpriser les +biens de ce monde. Mais il serait insens de mpriser pareillement les +biens ternels et de s'exposer la colre de Dieu. Je dplore ton +ignorance, Timocls, et je vais t'instruire dans la vrit, afin que +connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obisses ce +Dieu comme un enfant son pre. + +Mais Timocls l'interrompant: + +--Garde-toi, tranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me +contraindre partager ton sentiment. Toute dispute est strile. Mon +opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles la +condition de vivre sans prfrences. Poursuis ton chemin, et ne tente +pas de me tirer de la bienheureuse apathie o je suis plong, comme +dans un bain dlicieux, aprs les rudes travaux de mes jours. + +Paphnuce tait profondment instruit dans les choses de la foi. Par la +connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grce de Dieu +n'tait pas sur le vieillard Timocls et que le jour du salut n'tait +pas encore venu pour cette me acharne sa perte. Il ne rpondit +rien, de peur que l'dification tournt en scandale. Car il arrive +parfois qu'en disputant contre les infidles, on les induit de nouveau +en pch, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possdent la +vrit doivent la rpandre avec prudence. + +--Adieu donc! dit-il, malheureux Timocls. + +Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage. + +Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau, +qui refltait leur cou ple et rose. Les saules tendaient au loin sur +la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans +le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hrons +invisibles. Le fleuve roulait perte de vue ses larges eaux vertes o +des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, o, a et l, au +bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au +loin des vapeurs lgres, tandis que des les lourdes de palmes, de +fleurs et de fruits, laissaient s'chapper de leurs ombres des nues +bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche, +la grasse valle tendait jusqu'au dsert ses champs et ses vergers +qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les pis, et la +fcondit de la terre s'exhalait en poussires odorantes. A cette vue, +Paphnuce, tombant genoux, s'cria: + +--Bni soit le Seigneur, qui a favoris mon voyage! Toi qui rpands ta +rose sur les figuiers de l'Arsinotide, mon Dieu, fais descendre la +grce dans l'me de cette Thas que tu n'as pas forme avec moins +d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins. +Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta +Jrusalem cleste! + +Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il +songeait Thas. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve +travers des contres fertiles et populeuses, il atteignit en peu de +journes cette Alexandrie que les Grecs ont surnomme la belle et la +dore. Le jour tait lev depuis une heure quand il dcouvrit du haut +d'une colline la ville spacieuse dont les toits tincelaient dans la +vapeur rose. Il s'arrta et, croisant les bras sur sa poitrine: + +--Voil donc, se dit-il, le sjour dlicieux o je suis n dans le +pch, l'air brillant o j'ai respir des parfums empoisonns, la mer +voluptueuse o j'coutais chanter les Sirnes! Voil mon berceau selon +la chair, voil ma patrie selon le sicle! Berceau fleuri, patrie +illustre au jugement des hommes! Il est naturel tes enfants, +Alexandrie, de te chrir comme une mre et je fus engendr dans ton +sein magnifiquement par. Mais l'ascte mprise la nature, le mystique +ddaigne les apparences, le chrtien regarde sa patrie humaine comme +un lieu d'exil, le moine chappe la terre. J'ai dtourn mon coeur +de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse, +pour ta science, pour ta douceur et pour ta beaut. Soit maudit, +temple des dmons! Couche impudique des gentils, chaire empeste des +ariens, sois maudite! Et toi, fils ail du Ciel qui conduisis le saint +ermite Antoine, notre pre, quand, venu du fond du dsert, il pntra +dans cette citadelle de l'idoltrie pour affermir la foi des +confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur, +invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume +du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi +les princes tnbreux du sicle! + +Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du +Soleil. Cette porte tait de pierre et s'levait avec orgueil. Mais +des misrables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des +citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant. + +Une vieille femme en haillons, qui tait agenouille l, saisit le +cilice du moine, le baisa et dit: + +--Homme du Seigneur, bnis-moi afin que Dieu me bnisse. J'ai beaucoup +souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu +viens de Dieu, saint homme, c'est pourquoi la poussire de tes pieds +est plus prcieuse que l'or. + +--Le Seigneur soit lou, dit Paphnuce. + +Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rdemption sur la +tte de la vieille femme. + +Mais peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe +d'enfants se mit le huer et lui jeter des pierres en criant: + +--Oh! le mchant moine! Il est plus noir qu'un cynocphale et plus +barbu qu'un bouc. C'est un fainant! Que ne le pend-on dans quelque +verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non, +il attirerait la grle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur. +Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie! + +Et les pierres volaient avec les cris. + +--Mon Dieu! bnissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce. + +Et il poursuivit son chemin songeant: + +--Je suis en vnration cette vieille femme et en mpris ces +enfants. Ainsi un mme objet est apprci diffremment par les hommes +qui sont incertains dans leurs jugements et sujets l'erreur. Il faut +en convenir, pour un gentil, le vieillard Timocls n'est pas dnu de +sens. Aveugle, il se sait priv de lumire. Combien il l'emporte pour +le raisonnement sur ces idoltres qui s'crient du fond de leurs +paisses tnbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et +sable mouvant. En Dieu seul est la stabilit. + +Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Aprs dix annes +d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre tait +une pierre de scandale qui lui rappelait un pch. C'est pourquoi il +frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chausses, et +il se rjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons +dchirs. Laissant sa gauche les magnifiques portiques du temple de +Srapis, il s'engagea dans une voie borde de riches demeures qui +semblaient assoupies parmi les parfums. L les pins, les rables, les +trbinthes levaient leur tte au-dessus des corniches rouges et des +acrotres d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues +d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du +feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites. +On entendait seulement le son lointain d'une flte. Le moine s'arrta +devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue +par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle tait orne +des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grce. + +Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, picure et Znon, et ayant +heurt le marteau contre la porte, il attendit en songeant: + +--C'est en vain que le mtal glorifie ces faux sages, leurs mensonges +sont confondus; leurs mes sont plonges dans l'enfer et le fameux +Platon lui-mme, qui remplit la terre du bruit de son loquence, ne +dispute dsor mais qu'avec les diables. + +Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la +mosaque du seuil, il lui dit durement: + +--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te +chasse coups de bton. + +--Mon frre, rpondit l'abb d'Antino, je ne te demande rien, sinon +que tu me conduises Nicias, ton matre. + +L'esclave rpondit avec plus de colre: + +--Mon matre ne reoit pas des chiens comme toi. + +--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plat, ce que je te +demande, et dis ton matre que je dsire le voir. + +--Hors d'ici, vil mendiant! s'cria le portier furieux. + +Et il leva son bton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en +croix contre sa poitrine, reut sans s'mouvoir le coup en plein +visage, puis rpta doucement: + +--Fais ce que j'ai demand, mon fils, je te prie. + +Alors le portier, tout tremblant, murmura. + +--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance? + +Et il courut avertir son matre. + +Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles +sur son corps. C'tait un homme gracieux et souriant. Une expression +de douce ironie tait rpandue sur son visage. la vue du moine, il +se leva et s'avana les bras ouverts: + +--C'est toi, s'cria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon +frre! Oh! je te reconnais, bien qu' vrai dire tu te sois rendu plus +semblable une bte qu' un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du +temps o nous tudiions ensemble la grammaire, la rhtorique et la +philosophie? On te trouvait dj l'humeur sombre et sauvage, mais je +t'aimais pour ta parfaite sincrit. Nous disions que tu voyais +l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'tait pas +surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme, +mais ta libralit n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni ton argent +ni ta vie. Et il y avait en toi un gnie bizarre, un esprit trange +qui m'intressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce, +aprs dix ans d'absence. Tu as quitt le dsert; tu renonces aux +superstitions chrtiennes, et tu renais l'ancienne vie. Je marquerai +ce jour d'un caillou blanc. + +--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes, +parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hte. + +Dj elles apportaient en souriant l'aiguire, les fioles et le miroir +de mtal. Mais Paphnuce, d'un geste imprieux, les arrta et tint les +yeux baisss pour ne les plus voir; car elles taient nues. Cependant +Nicias lui prsentait des coussins, lui offrait des mets et des +breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mpris. + +--Nicias, dit-il, je n'ai pas reni ce que tu appelles faussement la +superstition chrtienne, et qui est la vrit des vrits. Au +commencement tait le Verbe et le Verbe tait en Dieu et le Verbe +tait Dieu. Tout a t fait par lui, et rien de ce quia t fait n'a +t fait sans lui. En lui tait la vie, et la vie tait la lumire des +hommes. + +--Cher Paphnuce, rpondit Nicias, qui venait de revtir une tunique +parfume, penses-tu m'tonner en rcitant des paroles assembles sans +art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oubli que je suis +moi-mme quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec +quelques lambeaux arrachs par des hommes ignorants la pourpre +d'Amlius, quand Amlius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire, +ne me contentent pas? Les systmes construits par les sages ne sont +que des contes imagins pour amuser l'ternelle enfance des hommes. Il +faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone +d'phse ou de toute autre fable milsienne. + +Et, prenant son hte par le bras, il l'entrana dans une salle o des +milliers de papyrus taient rouls dans des corbeilles. + +--Voici ma bibliothque, dit-il; elle contient une faible partie des +systmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde. +Le Srapum lui-mme, dans sa richesse, ne les renferme pas tous. +Hlas! ce ne sont que des rves de malades. + +Il fora son hte prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit +lui-mme. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothque un regard +sombre et dit: + +--Il faut les brler tous. + +--O doux hte, ce serait dommage! rpondit Nicias. Car les rves des +malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait dtruire tous +les rves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses +formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne +stupidit. + +Paphnuce poursuivait sa pense: + +--Il est certain que les doctrines des paens ne sont que de vains +mensonges. Mais Dieu, qui est la vrit, s'est rvl aux hommes par +des miracles. Et il s'est fait chair et il a habit parmi nous. + +Nicias rpondit: + +--Tu parles excellemment, chre tte de Paphnuce, quand tu dis qu'il +s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se +promne dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est +tout fait un homme. Comment penses-tu croire ce nouveau Jupiter, +quand les marmots d'Athnes, au temps de Pricls, ne croyaient dj +plus l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour +disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher +condisciple? + +--Une chose tout fait bonne, rpondit l'abb d'Antino. Me prter +une tunique parfume semblable celle que tu viens de revtir. Ajoute + cette tunique, par grce, des sandales dores et une fiole d'huile, +pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me +donnes une bourse de mille drachmes. Voil, Nicias, ce que j'tais +venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre +ancienne amiti. + +Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle +tait brode, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les +deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement +les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirt le cilice dont +il tait couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant dclar qu'on +lui arracherait plutt la chair que ce vtement, elles passrent la +tunique par-dessus. Comme ces deux femmes taient belles, elles ne +craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se +mirent rire de la mine trange qu'avait le moine ainsi par. Crobyle +l'appelait son cher satrape, en lui prsentant le miroir, et Myrtale +lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait +pas. Ayant chauss les sandales dores et attach la bourse sa +ceinture il dit Nicias, qui le regardait d'un oeil gay: + +--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un +scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de +cette tunique, de cette bourse et de ces sandales. + +--Trs cher, rpondit Nicias, je ne souponne point le mal, car je +crois les hommes galement incapables de mal faire et de bien faire. +Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour +raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux prjugs +qui rgnent Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnte +homme. Va, ami, et rjouis-toi. + +Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hte de son +dessein. + +--Tu connais, lui dit-il, cette Thas qui joue dans les jeux du +thtre? + +--Elle est belle, rpondit Nicias, et il fut un temps o elle m'tait +chre. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de bl et j'ai +compos sa louange trois livres d'lgies fidlement imites de ces +chants si doux dans lesquels Cornlius Gallus clbra Lycoris. Hlas! +Gallus chantait, en un sicle d'or, sous les regards des muses +ausoniennes. Et moi, n dans des temps barbares, j'ai trac avec un +roseau du Nil mes hexamtres et mes pentamtres. Les ouvrages produits +en cette poque et dans cette contre sont vous l'oubli. Certes, la +beaut est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous tions +faits pour la possder toujours, nous nous soucierions aussi peu que +possible du dmiurge, du logos, des ons et de toutes les autres +rveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes +du fond de la Thbade me parler de Thas. + +Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec +horreur, ne concevant pas qu'un homme pt avouer si tranquillement un +tel pch. Il s'attendait voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abmer +dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux, +le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse +envole. Le moine, s'tant lev, reprit d'une voix grave: + +--Sache donc, Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette +Thas aux immondes amours de la terre et la donnerai pour pouse +Jsus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thas quittera +aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastre. + +--Crains d'offenser Vnus, rpondit Nicias; c'est une puissante +desse. Elle sera irrite contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre +servante. + +--Dieu me protgera, dit Paphnuce. Puisse-t-il clairer ton coeur, +Nicias, et te tirer de l'abme o tu es plong! + +Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la +main sur l'paule et lui rpta dans le creux de l'oreille: + +--Crains d'offenser Vnus; sa vengeance est terrible. + +Paphnuce ddaigneux des paroles lgres sortit sans dtourner la tte. +Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mpris; mais ce qu'il +ne pouvait souffrir, c'est l'ide que son ami d'autrefois avait reu +les caresses de Thas. Il lui semblait que pcher avec cette femme, +c'tait pcher plus dtestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait +une malice singulire, et Nicias lui tait dsormais en excration. Il +avait toujours ha l'impuret, mais certes les images de ce vice ne +lui avaient jamais paru ce point abominables; jamais il n'avait +partag d'un tel coeur la colre de Jsus-Christ et la tristesse des +anges. + +Il n'en prouvait que plus d'ardeur tirer Thas du milieu des +gentils, et il lui tardait de voir la comdienne afin de la sauver. +Toutefois il lui fallait attendre, pour pntrer chez cette femme, que +la grande chaleur du jour ft tombe. Or, la matine s'achevait +peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait rsolu de +ne prendre aucune nourriture en cette journe afin d'tre moins +indigne des grces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse +de son me, il n'osait entrer dans aucune des glises de la ville, +parce qu'il les savait profanes par les ariens, qui y avaient +renvers la table du Seigneur. En effet, ces hrtiques, soutenus par +l'empereur d'Orient, avaient chass le patriarche Athanase de son +sige piscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les +chrtiens d'Alexandrie. + +Il marchait donc l'aventure, tantt tenant ses regards fixs terre +par humilit, tantt levant les yeux vers le ciel, comme en extase. +Aprs avoir err quelque temps, il se trouva sur un des quais de la +ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires +aux sombres carnes, tandis que souriait au large, dans l'azur et +l'argent, la mer perfide. Une galre, qui portait une Nride sa +proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en +chantant; dj la blanche fille des eaux, couverte de perles humides, +ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit, +conduite par son pilote, l'troit passage ouvert sur le bassin +d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrire elle un sillage +fleuri. + +--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai dsir jadis m'embarquer en +chantant sur l'ocan du monde. Mais bientt j'ai connu ma folie et la +Nride ne m'a point emport. + +En rvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et +s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla +entendre le son d'une trompette clatante et, le ciel tant devenu +couleur de sang, il comprit que les temps taient venus. Comme il +priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bte norme qui venait + lui, portant au front une croix de lumire, et il reconnut le Sphinx +de Silsil. La bte le saisit entre les dents sans lui faire de mal et +l'emporta pendu sa bouche comme les chattes ont accoutum d'emporter +leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant +les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu +dsol, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol, +dchir en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une +haleine embrase. La bte posa doucement Paphnuce terre et lui dit: + +--Regarde! + +Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abme, vit un fleuve de feu +qui roulait dans l'intrieur de la terre, entre un double escarpement +de roches noires. L, dans une lumire livide, des dmons +tourmentaient des mes. Les mes gardaient l'apparence des corps qui +les avaient contenues, et mme des lambeaux de vtements y restaient +attachs. Ces mes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une +d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un +sceptre la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le strile +rivage; elle disait les dieux et les hros. De petits diables verts +lui peraient les lvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre +d'Homre chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et +chenu, traait au compas des figures sur la poussire. Un dmon lui +versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre +la mditation du sage. Et le moine dcouvrit une foule de personnes +qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou +mditaient avec tranquillit, ou conversaient en se promenant, comme +des matres et des disciples, l'ombre des platanes de l'Acadmie. +Seul, le vieillard Timocls se tenait l'cart et secouait la tte +comme un homme qui nie. Un ange de l'abme agitait une torche sous ses +yeux et Timocls ne voulait voir ni l'ange ni la torche. + +Muet de surprise ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bte. Elle +avait disparu, et le moine vit la place du Sphinx une femme voile, +qui lui dit: + +--Regarde et comprends: Tel est l'enttement de ces infidles, qu'ils +demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les sduisaient sur +la terre. La mort ne les a pas dsabuss, car il est bien clair qu'il +ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-l qui ignoraient la +vrit parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les dmons qui +s'acharnent autour de ces mes, qui sont-ils, sinon les formes de la +justice divine? C'est pourquoi ces mes ne la voient ni ne la sentent. +trangres toute vrit, elles ne connaissent point leur propre +condamnation, et Dieu mme ne peut les contraindre souffrir. + +--Dieu peut tout, dit l'abb d'Antino. + +--Il ne peut l'absurde, rpondit la femme voile. Pour les punir, il +faudrait les clairer et s'ils possdaient la vrit ils seraient +semblables aux lus. + +Cependant Paphnuce, plein d'inquitude et d'horreur, se penchait de +nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui +souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Prs de +lui Aspasie de Milet, lgamment serre dans son manteau de laine, +semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant +l'expression de son visage tait la fois douce et noble. La pluie de +feu qui tombait sur eux leur tait une rose rafrachissante, et leurs +pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embras. A cette vue, +Paphnuce fut saisi de fureur. + +--Frappe, mon Dieu, s'cria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure! +qu'il gmisse! qu'il grince des dents!... Il a pch avec Thas!... + +Et Paphnuce se rveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule +qui le tirait sur le sable en criant: + +--Paix! paix! l'ami. Par Prote, vieux pasteur de phoques! tu dors +avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos. +Aussi vrai que ma mre vendait des poissons sals, je t'ai sauv la +vie. + +--J'en remercie Dieu, rpondit Paphnuce. + +Et, s'tant mis debout, il marcha droit devant lui, mditant sur la +vision qui avait travers son sommeil. + +--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la +bont divine, en reprsentant l'enfer comme dnu de ralit. Sans +doute elle vient du diable. + +Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu +envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel +discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entour +d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sr de rencontrer les +esprits. Les dserts sont peupls de fantmes. Quand les plerins +approchaient du chteau en ruines o s'tait retir le saint ermite +Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en lve aux +carrefours des villes, dans les nuits de fte. Et ces clameurs taient +pousses par les diables qui tentaient ce saint homme. + +Paphnuce se rappela ce mmorable exemple. Il se rappela saint Jean +d'gypte que, pendant soixante ans, le diable voulut sduire par des +prestiges. Mais Jean djouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant +le dmon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du +vnrable Jean et lui dit: Jean, tu prolongeras ton jene jusqu' +demain soir. Et Jean, croyant entendre un ange, obit la voix du +dmon, et jena le lendemain, jusqu' l'heure de vpres. C'est la +seule victoire que le prince des Tnbres ait jamais remporte sur +saint Jean l'gyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il +ne faut pas s'tonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausset +de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil. + +Tandis qu'il reprochait doucement Dieu de l'avoir abandonn au +pouvoir des dmons, il se sentit pouss et entran par une foule +d'hommes qui couraient tous dans le mme sens. Comme il avait perdu +l'habitude de marcher par les villes, il tait ballott d'un passant +un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'tant embarrass dans les +plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Dsireux de savoir +o allaient tous ces hommes, il demanda l'un d'eux la cause de cet +empressement. + +--tranger, ne sais-tu pas, lui rpondit celui-ci, que les jeux vont +commencer et que Thas paratra sur la scne? Tous ces citoyens vont +au thtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner? + +Dcouvrant tout coup qu'il tait convenable son dessein de voir +Thas dans les jeux, Paphnuce suivit l'tranger. Dj le thtre +dressait devant eux son portique orn de masques clatants, et sa +vaste muraille ronde, peuple d'innombrables statues. En suivant la +foule, ils s'engagrent dans un troit corridor au bout duquel +s'tendait l'amphithtre blouissant de lumire. Ils prirent leur +place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la +scne, vide encore d'acteurs, mais dcore magnifiquement. La vue n'en +tait point cache par un rideau, et l'on y remarquait un tertre +semblable ceux que les anciens peuples ddiaient aux ombres des +hros. Ce tertre s'levait au milieu d'un camp. Des faisceaux de +lances taient forms devant les tentes et des boucliers d'or +pendaient des mts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de +chne. L, tout tait silence et sommeil. Mais un bourdonnement, +semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait +l'hmicycle charg de spectateurs. Tous les visages, rougis par le +reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se +tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand +espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes +riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux +s'interpellaient gaiement, d'un gradin l'autre. + +Paphnuce priait au dedans de lui-mme et se gardait des paroles +vaines, mais son voisin commena se plaindre du dclin du thtre. + +--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs dclamaient sous le masque les +vers d'Euripide et de Mnandre. Maintenant on ne rcite plus les +drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora +dans Athnes nous n'avons gard que ce qu'un barbare, un Scythe mme +peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont +l'embouchure, arme de lames de mtal, enflait le son des voix, le +cothurne qui levait les personnages la taille des dieux, la majest +tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est all. Des +mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius. +Qu'eussent dit les Athniens de Pricls, s'ils avaient vu une femme +se montrer sur la scne? Il est indcent qu'une femme paraisse en +public. Nous sommes bien dgnrs pour le souffrir. + + Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme +et la honte de la terre. + +--Tu parles sagement, rpondit Paphnuce, la femme est notre pire +ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est +redoutable. + +--Par les Dieux immobiles, s'cria Dorion, la femme apporte aux hommes +non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis! +L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. coute, tranger: +Je suis all dans ma jeunesse, Trzne, en Argolide, et j'y ai vu un +myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles taient couvertes +d'innombrables piqres. Or, voici ce que rapportent les Trzniens au +sujet de ce myrte: La reine Phdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte, +demeurait tout le jour languissamment couche sous ce mme arbre qu'on +voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tir l'pingle +d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perait les feuilles de +l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi +cribles de piqres. Aprs avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait +d'un amour incestueux, Phdre, tu le sais, mourut misrablement. Elle +s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or +une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, tmoin d'une +si cruelle misre, continut porter sur ses feuilles nouvelles des +piqres d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai place +au chevet de mon lit, afin d'tre sans cesse averti par sa vue de ne +point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la +doctrine du divin picure, mon matre, qui enseigne que le dsir est +redoutable. Mais proprement parler, l'amour est une maladie de foie +et l'on n'est jamais sr de ne pas tomber malade. + +Paphnuce demanda: + +--Dorion, quels sont tes plaisirs? + +Dorion rpondit tristement: + +--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est +la mditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher +d'autres. + +Prenant avantage de ces dernires paroles, Paphnuce entreprit +d'initier l'picurien aux joies spirituelles que procure la +contemplation de Dieu. Il commena: + +--Entends la vrit, Dorion, et reois la lumire. + +Comme il s'criait de la sorte, il vit de toutes parts des ttes et +des bras tourns vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand +silence s'tait fait dans le thtre et bientt clatrent les sons +d'une musique hroque. + +Les jeux commenaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se +prparer au dpart quand, par un prodige effrayant, une nue couvrit +le sommet du tertre funraire. Puis, cette nue s'tant dissipe, +l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. tendant le +bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: Quoi! vous partez, +enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus +et vous laissez mon tombeau sans offrandes? Dj les principaux chefs +des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thse, le +vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes, +contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, tait +prostern dans la poussire. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'o +s'chappait sa chevelure boucle, montrait par ses gestes qu'il +approuvait l'ombre du hros. Il disputait avec Agamemnon et l'on +devinait leurs paroles: + +--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'tre honor parmi +nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la +fille de Priam, la vierge Polyxne soit immole sur sa tombe. Danaens, +contentez les mnes du hros, et que le fils de Pele se rjouisse +dans le Hads. + +Mais le roi des rois rpondait: + +--pargnons les vierges troiennes que nous avons arraches aux autels. +Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam. + +Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de +Polyxne, et le sage Ulysse lui reprochait de prfrer le lit de +Cassandre la lance d'Achille. + +Tous les Grecs l'approuvrent avec un grand bruit d'armes +entre-choques. La mort de Polyxne fut rsolue et l'ombre apaise +d'Achille s'vanouit. La musique, tantt furieuse et tantt plaintive, +suivait la pense des personnages. L'assistance clata en +applaudissements. + +Paphnuce, qui rapportait tout la vrit divine, murmura: + +--O lumires et tnbres rpandues sur les gentils! De tels +sacrifices, parmi les nations, annonaient et figuraient grossirement +le sacrifice salutaire du fils de Dieu. + +--Toutes les religions enfantent des crimes, rpliqua l'picurien. Par +bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines +terreurs de l'inconnu... + +Cependant Hcube, ses blancs cheveux pars, sa robe en lambeaux, +sortait de la tente o elle tait captive. Ce fut un long soupir quand +on vit paratre cette parfaite image du malheur. Hcube, avertie par +un songe prophtique, gmissait sur sa fille et sur elle-mme. Ulysse +tait dj prs d'elle et lui demandait Polyxne. La vieille mre +s'arrachait les cheveux, se dchirait les joues avec les ongles et +baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable +douceur, semblait dire: + +--Sois sage, Hcube, et cde la ncessit. Il y a aussi dans nos +maisons de vieilles mres qui pleurent leurs enfants endormis jamais +sous les pins de l'Ida. + +Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant +esclave, souillait de poussire sa tte infortune. + +Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge +Polyxne. Un frmissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient +reconnu Thas. Paphnuce la revit, celle-l qu'il venait chercher. De +son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tte la lourde toile. +Immobile, semblable une belle statue, mais promenant autour d'elle +le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fire, elle +donnait tous le frisson tragique de la beaut. + +Un murmure de louange s'leva et Paphnuce l'me agite, contenant son +coeur avec ses mains, soupira: + +--Pourquoi donc, mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir une de tes +cratures? + +Dorion, plus paisible, disait: + +--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme +prsentent une combinaison agrable l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la +nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se spareront un +jour avec la mme indiffrence qu'ils se sont unis. O sont maintenant +les atomes qui formrent Las ou Cloptre? Je n'en disconviens pas: +les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises de +fcheuses disgrces et des incommodits dgotantes. C'est quoi +songent les esprits mditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y +fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit +draisonnable de les aimer. + +Ainsi le philosophe et l'ascte contemplaient Thas et suivaient leur +pense. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hcube, tourne vers sa +fille, lui dire par ses gestes: + +--Essaie de flchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta +beaut, ta jeunesse! + +Thas, o plutt Polyxne elle-mme, laissa retomber la toile de la +tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent dompts. Et quand, +d'une dmarche noble et lgre, elle s'avana vers Ulysse, le rythme +de ses mouvements, qu'accompagnait le son des fltes, faisait songer +tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle ft le +centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et +tout le reste tait perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action +continuait. + +Le prudent fils de Larte dtournait la tte et cachait sa main sous +son manteau, afin d'viter les regards, les baisers de la suppliante. +La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles +disaient: + +--Ulysse, je te suivrai pour obir la ncessit et parce que je veux +mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois juge +digne des rois, ne recevra pas un matre tranger. Je renonce +librement la lumire du jour. + +Hcube, inerte dans la poussire, se releva soudain et s'attacha sa +fille d'une treinte dsespre. Polyxne dnoua avec une douceur +rsolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre: + +--Mre, ne t'expose pas aux outrages du matre. N'attends pas que, +t'arrachant moi, il ne te trane indignement. Plutt, mre bien +aime, tends-moi cette main ride et approche tes joues creuses de mes +lvres. + +La douleur tait belle sur le visage de Thas; la foule se montrait +reconnaissante cette femme de revtir ainsi d'une grce surhumaine +les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa +splendeur prsente en vue de son humilit prochaine, se glorifiait par +avance de la sainte qu'il allait donner au ciel. + +Le spectacle touchait au dnouement. Hcube tomba comme morte et +Polyxne, conduite par Ulysse, s'avana vers le tombeau qu'entourait +l'lite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le +tertre funraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une +coupe d'or, des libations aux mnes du hros. Quand les sacrificateurs +levrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait +mourir libre, comme il convenait la fille de tant de rois. Puis, +dchirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y +plongea son glaive en dtournant la tte, et, par un habile artifice, +le sang jaillit flots de la poitrine blouissante de la vierge qui, +la tte renverse et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba +avec dcence. + +Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de +lis et d'anmones, des cris d'effroi et des sanglots dchiraient +l'air, et Paphnuce, soulev sur son banc, prophtisait d'une voix +retentissante: + +--Gentils, vils adorateurs des dmons! Et vous ariens plus infmes que +les idoltres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une +image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientt +la femme que vous voyez l sera immole, hostie bien heureuse, au Dieu +ressuscit! + +Dj la foule s'coulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abb +d'Antino, chappant Dorion surpris, gagna la sortie en prophtisant +encore. + +Une heure aprs, il frappait la porte de Thas. + +La comdienne alors, dans le riche quartier de Racotis, prs du +tombeau d'Alexandre, habitait une maison entoure de jardins ombreux, +dans lesquels s'levaient des rochers artificiels et coulait un +ruisseau bord de peupliers. Une vieille esclave noire, charge +d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait. + +--Je veux voir Thas, rpondit-il. Dieu m'est tmoin que je ne suis +venu ici que pour la voir. + +Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait imprieusement, +l'esclave le fit entrer. + +--Tu trouveras Thas, dit-elle, dans la grotte des Nymphes. + + + +II + +LE PAPYRUS + + +Thas tait ne de parents libres et pauvres, adonns l'idoltrie. +Du temps qu'elle tait petite, son pre gouvernait, Alexandrie, +proche la porte de la Lune, un cabaret que frquentaient les matelots. +Certains souvenirs vifs et dtachs lui restaient de sa premire +enfance. Elle revoyait son pre assis l'angle du foyer, les jambes +croises, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux +Pharaons que clbrent les complaintes chantes par les aveugles dans +les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mre, errant +comme un chat affam dans la maison, qu'elle emplissait des clats de +sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans +le faubourg qu'elle tait magicienne et qu'elle se changeait en +chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thas savait +bien, pour l'avoir souvent pie, que sa mre ne se livrait point aux +arts magiques, mais que, dvore d'avarice, elle comptait toute la +nuit le gain de la journe. Ce pre inerte et cette mre avide la +laissaient chercher sa vie comme les btes de la basse-cour. Aussi +tait-elle devenue trs habile tirer une une les oboles de la +ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naves et +par des paroles infmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de +genoux en genoux dans la salle imprgne de l'odeur des boissons +fermentes et des outres rsineuses; puis, les joues poisses de bire +et piques par les barbes rudes, elle s'chappait, serrant les oboles +dans sa petite main, et courait acheter des gteaux de miel une +vieille femme accroupie derrire ses paniers sous la porte de la Lune. +C'tait tous les jours les mmes scnes: les matelots, contant leurs +prils, quand l'Euros branlait les algues sous-marines, puis jouant +aux ds ou aux osselets, et demandant, en blasphmant les dieux, la +meilleure bire de Cilicie. + +Chaque nuit, l'enfant tait rveille par les rixes des buveurs. Les +cailles d'hutres, volant par-dessus les tables, fendaient les +fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, la lueur des +lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir. + +Ses jeunes ans ne connaissaient la bont humaine que par le doux +Ahms, en qui elle tait humilie. Ahms, l'esclave de la maison, +Nubien plus noir que la marmite qu'il cumait gravement, tait bon +comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thas sur ses genoux et +il lui contait d'antiques rcits o il y avait des souterrains pleins +de trsors, construits pour des rois avares, qui mettaient mort les +maons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, +d'habiles voleurs qui pousaient des filles de rois et des courtisanes +qui levaient des pyramides. La petite Thas aimait Ahms comme un +pre, comme une mre, comme une nourrice et comme un chien. Elle +s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux +amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hrisss, +tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des +aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la +paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thas des petits +moulins eau et des navires grands comme la main avec tous leurs +agrs. + +Accabl de mauvais traitements par ses matres, il avait une oreille +dchire et le corps labour de cicatrices. Pourtant son visage +gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprs de lui ne +songeait se demander d'o il tirait la consolation de son me et +l'apaisement de son coeur. Il tait aussi simple qu'un enfant. + +En accomplissant sa tche grossire, il chantait d'une voix grle des +cantiques qui faisaient passer dans l'me de l'enfant des frissons et +des rves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu l d'o tu viens? + + --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le + tombeau. + + Et j'ai vu la gloire du Ressuscit. + +Elle lui demandait: + +--Pre, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau? + +Et il lui rpondait: + +--Petite lumire de mes yeux, je chante les anges, parce que Jsus +Notre Seigneur est mont au ciel. + +Ahms tait chrtien. Il avait reu le baptme, et on le nommait +Thodore dans les banquets des fidles, o il se rendait secrtement +pendant le temps qui lui tait laiss pour son sommeil. + +En ces jours-l l'glise subissait l'preuve suprme. Par l'ordre de +l'Empereur, les basiliques taient renverses, les livres saints +brls, les vases sacrs et les chandeliers fondus. Dpouills de +leurs honneurs, les chrtiens n'attendaient que la mort. La terreur +rgnait sur la communaut d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de +victimes. On contait avec effroi, parmi les fidles, qu'en Syrie, en +Arabie, en Msopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets, +les chevalets, les ongles de fer, la croix, les btes froces +dchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, dj clbre +par ses visions et ses solitudes, chef et prophte des croyants +d'gypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la +ville d'Alexandrie, et, volant d'glise en glise, embrasa de son feu +la communaut tout entire. Invisible aux paens, il tait prsent +la fois dans toutes les assembles des chrtiens, soufflant chacun +l'esprit de force et de prudence dont il tait anim. La perscution +s'exerait avec une particulire rigueur sur les esclaves. Plusieurs +d'entre eux, saisis d'pouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus +grand nombre, s'enfuyaient au dsert, esprant y vivre, soit dans la +contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahms frquentait +comme de coutume les assembles, visitait les prisonniers, +ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du +Christ. Tmoin de ce zle vritable, le grand Antoine, avant de +retourner au dsert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna +le baiser de paix. + +Quand Thas eut sept ans, Ahms commena lui parler de Dieu. + +--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un +Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses +jardins. Il tait l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et +n'avait qu'un fils, le prince Jsus, qu'il aimait de tout son coeur et +qui passait en beaut les vierges et les anges. Et le bon Seigneur +Dieu dit au prince Jsus: + + --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines +vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. L tu seras +semblable un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La +souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant +d'abondance que tes larmes formeront des fleuves o l'esclave fatigu +se baignera dlicieusement. Va, mon fils! + + Le prince Jsus obit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un +lieu nomm Bethlem de Juda. Et il se promenait dans les prs fleuris +d'anmones, disant ses compagnons: + + --Heureux ceux qui ont faim, car je les mnerai la table de mon +pre! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du +ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des +voiles plus fins que ceux des princesses syriennes. + + C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les +riches le hassaient, redoutant qu'il n'levt les pauvres au-dessus +d'eux. En ce temps-l Cloptre et Csar taient puissants sur la +terre. Ils hassaient tous deux Jsus et ils ordonnrent aux juges et +aux prtres de le faire mourir. Pour obir la reine d'gypte, les +princes de Syrie dressrent une croix sur une haute montagne et ils +firent mourir Jsus sur cette croix. Mais des femmes lavrent le corps +et l'ensevelirent, et le prince Jsus, ayant bris le couvercle de son +tombeau, remonta vers le bon Seigneur son pre. + + Et depuis ce temps-l tous ceux qui meurent en lui vont au ciel. + + Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit: + + --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils. +Prenez un bain, puis mangez. + + Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long +de leur repas, ils verront des danses d'almes et ils entendront des +conteurs dont les rcits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les +tiendra plus chers que la lumire de ses yeux, puisqu'ils seront ses +htes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansrail +et les grenades de ses jardins. + +Ahms parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thas connut +la vrit. Elle admirait et disait: + +--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur. + +Ahms lui rpondait: + +--Ceux-l seuls qui sont baptiss en Jsus, goteront les fruits du +ciel. + +Et Thas demandait tre baptise. Voyant par l qu'elle esprait en +Jsus, l'esclave rsolut de l'instruire plus profondment, afin +qu'tant baptise, elle entrt dans l'glise. Et il s'attacha +troitement elle, comme sa fille en esprit. + +L'enfant, sans cesse repousse par ses parents injustes, n'avait point +de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'table +parmi les animaux domestiques. C'est l que, chaque nuit, Ahms allait +la rejoindre en secret. + +Il s'approchait doucement de la natte o elle reposait, et puis +s'asseyait sur ses talons, les jambes replies, le buste droit, dans +l'attitude hrditaire de toute sa race. Son corps et son visage, +vtus de noir, restaient perdus dans les tnbres; seuls ses grands +yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable un +rayon de l'aube travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une +voie grle et chantante, dont le nasillement lger avait la douceur +triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le +souffle d'un ne et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient, +comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait +l'vangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui +s'imprgnait de zle, de grce et d'esprance; et la nophyte, la main +dans la main d'Ahms, berce par les sons monotones et voyant de +vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de +la nuit obscure et des saints mystres, au regard d'une toile qui +clignait entre les solives de la crche. + +L'initiation dura toute une anne, jusqu' l'poque o les chrtiens +clbrent avec allgresse les ftes pascales. Or, une nuit de la +semaine glorieuse, Thas, qui sommeillait dj sur sa natte dans la +grange, se sentit souleve par l'esclave dont le regard brillait d'une +clart nouvelle. Il tait vtu, non point, comme de coutume, d'un +pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra +l'enfant en disant tout bas: + +--Viens, mon me! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens +revtir les aubes du baptme. + +Et il emporta l'enfant presse sur sa poitrine. Effraye et curieuse, +Thas, la tte hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami +qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils +traversrent le quartier des juifs; ils longrent un cimetire o +l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passrent, dans un carrefour, +sous des croix auxquelles pendaient les corps des supplicis et dont +les bras taient chargs de corbeaux qui claquaient du bec. Thas +cacha sa tte dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir +le reste du chemin. Tout coup il lui sembla qu'on la descendait sous +terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un troit +caveau, clair par des torches de rsine et dont les murs taient +peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la +fume des torches. On y voyait des hommes vtus de longues tuniques et +portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres. + +Thas, parmi ces figures, reconnut Jsus de Nazareth ce que des +anmones fleurissaient ses pieds. Au milieu de la salle, prs d'une +grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un +vieillard coiff d'une mitre basse et vtu d'une dalmatique carlate, +brode d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait +l'air humble et doux sous son riche costume. C'tait l'vque +Vivantius qui, prince exil de l'glise de Cyrne, exerait, pour +vivre, le mtier de tisserand et fabriquait de grossires toffes de +poil de chvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout ses cts. +Tout proche, une vieille ngresse prsentait dploye une petite robe +blanche. Ahms, ayant pos l'enfant terre, s'agenouilla devant +l'vque et dit: + +--Mon pre, voici la petite me, la fille de mon me. Je te l'amne +afin que, selon ta promesse et s'il plat ta Srnit, tu lui donnes +le baptme de vie. + +A ces mots, l'vque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains +mutiles. Il avait eu les ongles arrachs en confessant la foi aux +jours de l'preuve. Thas eut peur et se jeta dans les bras d'Ahms. +Mais le prtre la rassura par des paroles caressantes: + +--Ne crains rien, petite bien-aime. Tu as ici un pre selon l'esprit, +Ahms, qu'on nomme Thodore parmi les vivants, et une douce mre dans +la grce qui t'a prpar de ses mains une robe blanche. + +Et se tournant vers la ngresse: + +--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre. +Mais Jsus l'lvera dans le ciel au rang de ses pouses. + +Puis il interrogea l'enfant nophyte: + +--Thas, crois-tu en Dieu, le pre tout-puissant, en son fils unique +qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseign les aptres? + +--Oui, rpondirent ensemble le ngre et la ngresse, qui se tenaient +par la main. + +Sur l'ordre de l'vque, Nitida, agenouille, dpouilla Thas de tous +ses vtements. L'enfant tait nue, un amulette au cou. Le pontife la +plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes prsentrent +l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il +posa un grain sur les lvres de la catchumne. Puis, ayant essuy ce +corps destin, travers tant d'preuves, la vie ternelle, +l'esclave Nitida le revtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de +ses mains. + +L'vque donna tous le baiser de paix et, la crmonie termine, +dpouilla ses ornements sacerdotaux. + +Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahms dit: + +--Il faut nous rjouir en ce jour d'avoir donn une me au bon +Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Srnit, pasteur +Vivantius, et livrons-nous la joie tout le reste de la nuit. + +--Tu as bien parl, Thodore, rpondit l'vque. + +Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui tait toute +proche. Elle se composait d'une seule chambre, meuble de deux mtiers +de tisserand, d'une table grossire et d'un tapis tout us. Ds qu'ils +y furent entrs: + +--Nitida, cria le Nubien, apporte la pole et la jarre d'huile, et +faisons un bon repas. + +En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons +qu'il y tenait cachs. Puis, ayant allum un grand feu, il les fit +frire. Et tous, l'vque, l'enfant, les deux jeunes garons et les +deux esclaves, s'tant assis en cercle sur le tapis, mangrent les +poissons en bnissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il +avait souffert et annonait le triomphe prochain de l'glise. Son +langage tait rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il +comparait la vie des justes un tissu de pourpre et, pour expliquer +le baptme, il disait: + +--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrtiens +reoivent le baptme de l'eau. Mais les dmons habitent aussi les +ruisseaux; les fontaines consacres aux nymphes sont redoutables et +l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'me et +du corps. + +Parfois il s'exprimait par nigmes et il inspirait ainsi l'enfant +une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin +ses htes dont les langues se dlirent et qui se mirent chanter des +complaintes et des cantiques. Ahms et Nitida, s'tant levs, +dansrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se +dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers ges du monde. +C'tait une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balanc +en cadence, ils feignaient tour tour de se fuir et de se chercher. +Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents +tincelantes. + +C'est ainsi que Thas reut le saint baptme. Elle aimait les +amusements et, mesure qu'elle grandissait, de vagues dsirs +naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes +avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, la nuit, +la maison de son pre, en chantonnant encore: + + --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison? + + --Je dvide la laine et le fil de Milet. + + --Torti tortu, comment ton fils a-t-il pri? + + --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer. + +Maintenant elle prfrait la compagnie du doux Ahms celle des +garons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami tait +moins souvent auprs d'elle. La perscution s'tant ralentie, les +assembles des chrtiens devenaient plus rgulires et le Nubien les +frquentait assidment. Son zle s'chauffait; de mystrieuses menaces +s'chappaient parfois de ses lvres. Il disait que les riches ne +garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques o +les chrtiens d'une humble condition avaient coutume de se runir et +l, rassemblant les misrables tendus l'ombre des vieux murs, il +leur annonait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de +la justice. + +--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins +frais et mangeront des fruits dlicieux, tandis que les riches, +couchs leurs pieds comme des chiens, dvoreront les miettes de leur +table. + +Ces propos ne restrent point secrets; ils furent publis dans le +faubourg et les matres craignirent qu'Ahms n'excitt les esclaves +la rvolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il +dissimula soigneusement. + +Un jour, une salire d'argent, rserve la nappe des dieux, disparut +du cabaret. Ahms fut accus de l'avoir vole, en haine de son matre +et des dieux de l'empire. L'accusation tait sans preuves et l'esclave +la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins tran +devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le +juge le condamna au dernier supplice. + +--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage, +seront cloues au poteau. + +Ahms couta paisiblement cet arrt, salua le juge avec beaucoup de +respect et fut conduit la prison publique. Durant les trois jours +qu'il y resta, il ne cessa de prcher l'vangile aux prisonniers et +l'on a cont depuis que des criminels et le gelier lui-mme, touchs +par ses paroles, avaient cru en Jsus crucifi. + +On le conduisit ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans +auparavant, il avait travers avec allgresse, portant dans son +manteau blanc la petite Thas, la fille de son me, sa fleur +bien-aime. Attach sur la croix, les mains cloues, il ne poussa pas +une plainte; seulement il soupira plusieurs reprises: J'ai soif! + +Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la +chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois +on pensa qu'il tait mort; les mouches dvoraient la cire de ses +paupires; mais tout coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin +du quatrime jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des +enfants: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu l d'o tu viens? + +Puis il sourit, et dit: + +--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des +fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes. + +Et il expira. + +Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase +bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis +d'admiration. Vivantius, accompagn de quelques-uns de ses frres +chrtiens, vint rclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques +des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'glise +garda la mmoire vnre de saint Thodore le Nubien. + +Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un dit +par lequel il assurait la paix aux chrtiens, et dsormais les fidles +ne furent plus perscuts que par les hrtiques. + +Thas achevait sa onzime anne, quand son ami mourut dans les +tourments. Elle en ressentit une tristesse et une pouvante +invincibles. Elle n'avait pas l'me assez pure pour comprendre que +l'esclave Ahms, par sa vie et sa mort, tait un bienheureux. Cette +ide germa dans sa petite me, qu'il n'est possible d'tre bon en ce +monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit +d'tre bonne, car sa chair dlicate redoutait la douleur. + +Elle se donna avant l'ge des jeunes garons du port et elle suivit +les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce +qu'elle recevait d'eux elle achetait des gteaux et des parures. + +Comme elle ne rapportait la maison rien de ce qu'elle avait gagn, +sa mre l'accablait de mauvais traitements. Pour viter les coups, +elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait +avec les lzards dans les fentes des pierres. L, elle songeait, +pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement pares, +dans leur litire entoure d'esclaves. + +Un jour que, frappe plus rudement que de coutume, elle se tenait +accroupie devant la porte, dans une immobilit farouche, une vieille +femme s'arrta devant elle, la considra quelques instants en silence, +puis s'cria: + +--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le pre qui t'engendra et +la mre qui te mit au monde! + +Thas restait muette et tenait ses regards fixs vers la terre. Ses +paupires taient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleur. + +--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mre n'est-elle pas +heureuse d'avoir nourri une petite desse telle que toi, et ton pre, +en te voyant, ne se rjouit-il pas dans le fond de son coeur? + +Alors l'enfant, comme se parlant elle-mme: + +--Mon pre est une outre gonfle de vin et ma mre une sangsue avide. + +La vieille regarda droite et gauche si on ne la voyait pas. Puis +d'une voix caressante: + +--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumire, viens avec moi et +tu n'auras, pour vivre, qu' danser et sourire. Je te nourrirai de +gteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux. +Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe +lgre; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon +d'Acharn. + +Thas rpondit: + +--Je veux bien aller avec toi. + +Et, s'tant leve, elle suivit la vieille hors de la ville. + +Cette femme, nomme Moero, conduisait de pays en pays des filles et +des jeunes garons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait +ensuite aux riches pour paratre dans les festins. + +Devinant que Thas deviendrait bientt la plus belle des femmes, elle +lui apprit, coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle +flagellait avec des lanires de cuir ces jambes divines, quand elles +ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton +dcrpit, sans ge et sans sexe, accablait de mauvais traitements +cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entire des +femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grce, il +enseignait Thas l'art de feindre, dans les pantomimes, par +l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments +humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dgot +les conseils d'un matre habile; mais, jaloux de son lve, il lui +griffait les joues, lui pinait le bras ou la venait piquer par +derrire avec un poinon, la manire des filles mchantes, ds qu'il +s'apercevait trop vivement qu'elle tait ne pour la volupt des +hommes. Grce ses leons, elle devint en peu de temps musicienne, +mime et danseuse excellente. La mchancet de ses matres ne la +surprenait point et il lui semblait naturel d'tre indignement +traite. Elle prouvait mme quelque respect pour cette vieille femme +qui savait la musique et buvait du vin grec. Moero, s'tant arrte +Antioche, loua son lve comme danseuse et comme joueuse de flte aux +riches ngociants de la ville qui donnaient des festins. Thas dansa +et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table, +dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait tous, ne sachant pas +le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dans devant les +jeunes hommes les plus lgants de la ville, le fils du proconsul +s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupt, et lui dit +d'une voix qui semblait mouille de baisers: + +--Que ne suis-je, Thas, la couronne qui ceint ta chevelure, la +tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied! +Mais je veux que tu me foules tes pieds comme une sandale; je veux +que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle +enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers. + +Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il tait beau. +Soudain elle sentit la sueur qui lui glaait le front; elle devint +verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses +paupires. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En +vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammes, et +quand il la prit dans ses bras en s'efforant de l'entraner, elle le +repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses +larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle +rsista. + +--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau, +il est riche, et voici qu'une joueuse de flte le ddaigne! + +Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier +d'amour. Il vint ds le matin, ple et les yeux rouges, suspendre des +fleurs la porte de la joueuse de flte. Cependant Thas, saisie de +trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans +d'elle-mme. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se +demandait pourquoi elle tait ainsi change et d'o lui venait sa +mlancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient +horreur. Elle ne voulait plus voir la lumire et restait tout le jour +couche sur son lit, sanglotant la tte dans les coussins. Lollius, +ayant su forcer la porte de Thas, vint plusieurs fois supplier et +maudire cette mchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme +une vierge et rptait: + +--Je ne veux pas! Je ne veux pas! + +Puis, au bout de quinze jours, s'tant donne lui, elle connut +qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus. +Ce fut une vie dlicieuse. Ils passaient tout le jour enferms, les +yeux dans les yeux, se disant l'un l'autre des paroles qu'on ne dit +qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires +de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se +levaient ds l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes +du Silpicus. Ils buvaient dans la mme coupe, et, quand elle portait +un grain de raisin sa bouche, il le lui prenait entre les lvres +avec ses dents. + +Moero vint chez Lollius rclamer Thas grands cris: + +--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur +parfume, mes petites entrailles!... + +Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle +revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit +mettre en prison, et les magistrats, ayant dcouvert plusieurs crimes +dont elle s'tait rendue coupable, elle fut condamne mort et livre +aux btes. + +Thas aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et +toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la +vrit de son coeur: + +--Je n'ai jamais t qu' toi. + +Lollius lui rpondait: + +--Tu ne ressembles aucune autre femme. + +Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thas se +sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle +songeait: + +--Qui me l'a ainsi chang en un instant? Comment se fait-il qu'il +ressemble dsormais tous les autres hommes et qu'il ne ressemble +plus lui-mme? + +Elle le quitta, non sans un secret dsir de chercher Lollius en un +autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi +que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aim serait moins +triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se +montra, en compagnie des riches voluptueux, ces ftes sacres o +l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et +des troupes de courtisanes traversant l'Oronte la nage. Elle prit sa +part de tous les plaisirs qu'talait la ville lgante et monstrueuse; +surtout elle frquenta assidment les thtres, dans lesquels des +mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux +applaudissements d'une foule avide de spectacles. + +Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comdiens et +particulirement les femmes qui, dans les tragdies, reprsentaient +les desses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimes des +dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la +foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle +alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'tre admise dans sa +troupe. Grce sa beaut et aux leons de la vieille Moero, elle fut +accueillie et parut sur la scne dans le personnage de Dirc. + +Elle plut mdiocrement, parce qu'elle manquait d'exprience et aussi +parce que les spectateurs n'taient pas excits l'admiration par un +long bruit de louanges. Mais aprs quelques mois d'obscurs dbuts, la +puissance de sa beaut clata sur la scne avec une telle force, que +la ville entire s'en mut. Tout Antioche s'touffait au thtre. Les +magistrats impriaux et les premiers citoyens s'y rendaient, pousss +par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les +ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place. +Les potes composaient des pigrammes en son honneur. Les philosophes +barbus dclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases; +sur le passage de sa litire, les prtres des chrtiens dtournaient +la tte. Le seuil de sa maison tait couronn de fleurs et arros de +sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compt, mais +mesur au mdimne, et tous les trsors amasss par les vieillards +conomes venaient, comme des fleuves, se perdre ses pieds. C'est +pourquoi son me tait sereine. Elle se rjouissait dans un paisible +orgueil de la faveur publique et de la bont des dieux, et, tant +aime, elle s'aimait elle-mme. + +Aprs avoir joui pendant plusieurs annes de l'admiration et de +l'amour des Antiochiens, elle fut prise du dsir de revoir Alexandrie +et de montrer sa gloire la ville dans laquelle, enfant, elle errait +sous la misre et la honte, affame et maigre comme une sauterelle au +milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reut avec joie et la +combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut +un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables. +Elle les accueillait indiffremment, car elle dsesprait enfin de +retrouver Lollius. + +Elle reut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la dsirait, +bien qu'il ft profession de vivre sans dsirs. Malgr sa richesse, il +tait intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de +son esprit, ni par la grce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et +mme elle s'irritait parfois de ses lgantes ironies. Il la blessait +par son doute perptuel. C'est qu'il ne croyait rien et qu'elle +croyait tout. Elle croyait la providence divine, la +toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, la +justice ternelle. Elle croyait en Jsus-Christ et en la bonne desse +des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la +sombre Hcate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire +l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison +sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des +tres sans nom et vivait dans une attente perptuelle. L'avenir lui +faisait peur et elle voulait le connatre. Elle s'entourait de prtres +d'Isis, de mages chaldens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la +trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort +et la voyait partout. Quand elle cdait la volupt, il lui semblait +tout coup qu'un doigt glac touchait son paule nue et, toute ple, +elle criait d'pouvante dans les bras qui la pressaient. + +Nicias lui disait: + +--Que notre destine soit de descendre en cheveux blancs et les joues +creuses dans la nuit ternelle, ou que ce jour mme, qui rit +maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, +ma Thas! Gotons la vie. Nous aurons beaucoup vcu si nous avons +beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens: +aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon +nous tourmenter pour un nant? + +Elle lui rpondait avec colre: + +--Je mprise ceux qui comme toi n'esprent ni ne craignent rien. Je +veux savoir! Je veux savoir! + +Pour connatre le secret de la vie, elle se mit lire les livres des +philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les annes de +son enfance s'loignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit +plus volontiers. Elle aimait parcourir, le soir, sous un +dguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques +o elle avait misrablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses +parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des +prtres chrtiens, elle songeait son baptme et se sentait trouble. +Une nuit, qu'enveloppe d'un long manteau et ses blonds cheveux cachs +sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville, +elle se trouva, sans savoir comment elle y tait venue, devant la +pauvre glise de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait +dans l'intrieur et vit une lumire clatante qui glissait par les +fentes de la porte. Il n'y avait l rien d'trange, puisque depuis +vingt ans les chrtiens, protgs par le vainqueur de Maxence, +solennisaient publiquement leurs ftes. Mais ces chants signifiaient +un ardent appel aux mes. Comme convie aux mystres, la comdienne, +poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva l une +nombreuse assemble, des femmes, des enfants, des vieillards genoux +devant un tombeau adoss la muraille. Ce tombeau n'tait qu'une cuve +de pierre grossirement sculpte de pampres et de grappes de raisins; +pourtant il avait reu de grands honneurs: il tait couvert de palmes +vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables +lumires toilaient l'ombre dans laquelle la fume des gommes d'Arabie +semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs +des figures pareilles des visions du ciel. Des prtres vtus de +blanc se tenaient prosterns au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils +chantaient avec le peuple exprimaient les dlices de la souffrance et +mlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allgresse tant de douleur +que Thas, en les coutant, sentait les volupts de la vie et les +affres de la mort couler la fois dans ses sens renouvels. + +Quand ils eurent fini de chanter, les fidles se levrent pour aller +baiser la file la paroi du tombeau. C'tait des hommes simples, +accoutums travailler de leurs mains. Ils s'avanaient d'un pas +lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils +s'agenouillaient, chacun son tour, devant le sarcophage et y +appuyaient leurs lvres. Les femmes levaient dans leurs bras les +petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre. + +Thas, surprise et trouble, demanda un diacre pourquoi ils +faisaient ainsi. + +--Ne sais-tu pas, femme, lui rpondit le diacre, que nous clbrons +aujourd'hui la mmoire bienheureuse de saint Thodore le Nubien, qui +souffrit pour la foi au temps de Diocltien empereur? Il vcut chaste +et mourut martyr, c'est pourquoi, vtus de blanc, nous portons des +roses rouges son tombeau glorieux. + +En entendant ces paroles, Thas tomba genoux et fondit en larmes. Le +souvenir demi teint d'Ahms se ranimait dans son me. Sur cette +mmoire obscure, douce et douloureuse, l'clat des cierges, le parfum +des roses, les nues de l'encens, l'harmonie des cantiques, la pit +des mes jetaient les charmes de la gloire. Thas songeait dans +l'blouissement: + +Il tait humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment +s'est-il lev au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose +inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupt? + +Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait +aime ses yeux de violette o brillaient des larmes la clart des +cierges; puis, la tte baisse, humble, lente, la dernire, de ses +lvres o tant de dsirs s'taient suspendus, elle baisa la pierre de +l'esclave. + +Rentre dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure +parfume et la tunique dlie, l'attendait en lisant un trait de +morale. Il s'avana vers elle les bras ouverts. + +--Mchante Thas, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais + venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dict par le plus +grave des stociens? Des prceptes vertueux et de fires maximes? Non! +Sur l'austre papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thas. +Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grce +tait infinie et toutes taient l'unique Thas. Il y en avait qui +tranaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables une +nue blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes. + +D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la +volupt, n'exprimaient aucune pense. Enfin, il y en avait deux qui se +tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il tait impossible de les +distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La premire +disait: Je suis l'amour. L'autre: Je suis la mort. + +En parlant ainsi, il pressait Thas dans ses bras, et, ne voyant pas +le regard farouche qu'elle fixait terre, il ajoutait les penses aux +penses, sans souci qu'elles fussent perdues: + +--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne o il est crit: Rien ne +doit te dtourner de cultiver ton me, je lisais: Les baisers de +Thas sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel. Voil +comment, par ta faute, mchante enfant, un philosophe comprend +aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que +nous sommes, nous ne dcouvrons que notre propre pense dans la pense +d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de +lire celui-ci... + +Elle ne l'coutait pas, et son me tait encore devant le tombeau du +Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la +nuque et il lui dit: + +--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand +on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons +la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous. + +Mais elle le repoussa: + +--Nous aimer! s'cria-t-elle amrement. Mais tu n'as jamais aim +personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais. +Va-t'en! Je te hais. J'excre et je mprise tous les heureux et tous +les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bont que chez les +malheureux. Quand j'tais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est +mort sur la croix. Il tait bon; il tait plein d'amour et il +possdait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les +pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir. + +Elle s'tendit plat ventre sur le tapis et passa la nuit +sangloter, formant le dessein de vivre dsormais, comme saint +Thodore, dans la pauvret et dans la simplicit. + +Ds le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle tait +voue. Comme elle savait que sa beaut, encore intacte, ne durerait +plus longtemps, elle se htait d'en tirer toute joie et toute gloire. +Au thtre, o elle se montrait avec plus d'tude que jamais, elle +rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des +potes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la +dmarche de la comdienne une ide de la divine harmonie qui rgle les +mondes, savants et philosophes mettaient une grce si parfaite au rang +des vertus et disaient: Elle aussi, Thas, est gomtre! Les +ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle +consentait paratre, l'en bnissaient comme d'une charit cleste. +Pourtant, elle tait triste au milieu des louanges et, plus que +jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son +inquitude, pas mme sa maison et ses jardins qui taient clbres et +sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville. + +Elle avait fait planter des arbres apports grands frais de l'Inde +et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des +colonnades en ruines, des rochers sauvages, imits par un habile +architecte, taient reflts dans un lac o se miraient des statues. +Au milieu du jardin, s'levait la grotte des Nymphes, qui devait son +nom trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on +rencontrait ds le seuil. Ces femmes se dpouillaient de leurs +vtements pour prendre un bain. Inquites, elles tournaient la tte, +craignant d'tre vues, et elles semblaient vivantes. La lumire ne +parvenait dans cette retraite qu' travers de minces nappes d'eau qui +l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, +comme dans les grottes sacres, des couronnes, des guirlandes et des +tableaux votifs, dans lesquels la beaut de Thas tait clbre. Il +s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques +revtus de vives couleurs, des peintures reprsentant ou des scnes de +thtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au +milieu, se dressait sur une stle un petit ros d'ivoire, d'un antique +et merveilleux travail. C'tait un don de Nicias. Une chvre de marbre +noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux +d'agate. Six chevreaux d'albtre se pressaient autour de ses mamelles; +mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tte camuse, elle semblait +impatiente de grimper sur les rochers. Le sol tait couvert de tapis +de Byzance, d'oreillers brods par les hommes jaunes de Cathay et de +peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient +imperceptiblement. et l, au-dessus des grands vases d'onyx, +s'lanaient des persas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et +dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'caill d'une tortue +gante de l'Inde, qui renverse servait de lit la comdienne. C'est +l que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les +fleurs, Thas, mollement couche, attendait l'heure de souper en +conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du +thtre, soit la fuite des annes. + +Or, ce jour-l, elle se reposait aprs les jeux dans la grotte des +Nymphes. Elle piait dans son miroir les premiers dclins de sa beaut +et pensait avec pouvante que le temps viendrait enfin des cheveux +blancs et des rides. En vain elle cherchait se rassurer, en se +disant qu'il suffit, pour recouvrer la fracheur du teint, de brler +certaines herbes en prononant des formules magiques. Une voix +impitoyable lui criait: Tu vieilliras, Thas, tu vieilliras! Et la +sueur de l'pouvante lui glaait le front. Puis, se regardant de +nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait +belle encore et digne d'tre aime. Se souriant elle-mme, elle +murmurait: Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse +lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grce des +mouvements et la magnificence des bras, et les bras, mon miroir, ce +sont les vraies chanes de l'amour! + +Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle, +maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vtu d'une robe +richement brode. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri +d'effroi. + +Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle tait belle, il +faisait du fond du coeur cette prire: + +--Fais, mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me +scandaliser, difie ton serviteur. + +Puis, s'efforant de parler, il dit: + +--Thas, j'habite une contre lointaine et le renom de ta beaut m'a +conduit jusqu' toi. On rapporte que tu es la plus habile des +comdiennes et la plus irrsistible des femmes. Ce que l'on conte de +tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique +Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire +merveilleuse. C'est pourquoi j'ai t pris du dsir de te connatre et +je vois que la vrit passe la renomme. Tu es mille fois plus savante +et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me +dis: Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un +homme ivre. + +Ces paroles taient feintes; mais le moine, anim d'un zle pieux, les +rpandait avec une ardeur vritable. Cependant, Thas regardait sans +dplaisir cet tre trange qui lui avait fait peur. Par son aspect +rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce +l'tonnait. Elle tait curieuse de connatre l'tat et la vie d'un +homme si diffrent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui rpondit +avec une douce raillerie: + +--Tu sembles prompt l'admiration, tranger. Prends garde que mes +regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer! + +Il lui dit: + +--Je t'aime, Thas! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-mme. +Pour toi, j'ai quitt mon dsert regrettable; pour toi, mes lvres, +voues au silence, ont prononc des paroles profanes; pour toi, j'ai +vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'tait +interdit d'entendre; pour toi, mon me s'est trouble, mon coeur s'est +ouvert et des penses en ont jailli, semblables aux sources vives o +boivent les colombes; pour toi, j'ai march jour et nuit travers des +sables peupls de larves et de vampires; pour toi, j'ai pos mon pied +nu sur les vipres et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non +point l'exemple de ces hommes qui, tout enflamms du dsir de la +chair, viennent toi comme des loups dvorants ou des taureaux +furieux. Tu es chre ceux-l comme la gazelle au lion. Leurs amours +carnassires te dvorent jusqu' l'me, femme! Moi, je t'aime en +esprit et en vrit, je t'aime en Dieu et pour les sicles des +sicles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur vritable +et divine charit. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que +songes d'une nuit brve. Je te promets de saintes agapes et des noces +clestes. La flicit que je t'apporte ne finira jamais; elle est +inoue; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en +pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitt +d'tonnement. + +Thas, riant d'un air mutin: + +--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hte-toi! de +trop longs discours offenseraient ma beaut, ne perdons pas un moment. +Je suis impatiente de connatre la flicit que tu m'annonces; mais, +vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me +promets ne s'vanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un +grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le +tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si +longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire +qu'il restt encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en +savent plus que les mages. + +--Thas, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu. + +--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours. + +--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours +que tu connais n'enfantent que la honte. + +Thas le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit +front: + +--Tu es bien hardi, tranger, d'offenser ton htesse. Regarde-moi et +dis si je ressemble une crature accable d'opprobre. Non! je n'ai +pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de +honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que +moi. J'ai sem la volupt sur tous mes pas, et c'est par l que je +suis clbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les +matres du monde. Je les ai vus mes pieds. Regarde-moi, regarde ces +petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur +de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de +place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand +je passe dans la rue, je ressemble un grain de riz; mais ce grain de +riz causa parmi les hommes des deuils, des dsespoirs et des haines et +des crimes remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de +honte, quand tout crie la gloire autour de moi? + +--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. +femme, nous avons t nourris dans des contres si diffrentes qu'il +n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le mme langage ni la mme +pense. Pourtant, le ciel m'est tmoin que je veux m'accorder avec toi +et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mmes +sentiments. Qui m'inspirera des discours embrass pour que tu fondes +comme la cire mon souffle, femme, et que les doigts de mes dsirs +puissent te modeler leur gr? Quelle vertu te livrera moi, la +plus chre des mes, afin que l'esprit qui m'anime, te crant une +seconde fois, t'imprime une beaut nouvelle et que tu t'cries en +pleurant de joie: C'est seulement d'aujourd'hui que je suis ne! Qui +fera jaillir de mon coeur une fontaine de Silo, dans laquelle tu +retrouves, en te baignant, ta puret premire? Qui me changera en un +Jourdain, dont les ondes, rpandues sur toi, te donneront la vie +ternelle? + +Thas n'tait plus irrite. + +--Cet homme, pensait-elle, parle de vie ternelle et tout ce qu'il dit +semble crit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et +qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort. + +Et elle rsolut de s'offrir lui. C'est pourquoi, feignant de le +craindre, elle s'loigna de quelques pas et, gagnant le fond de la +grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa +poitrine, puis, immobile, muette, les paupires baisses, elle +attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues. +Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balanaient +mollement et elle ressemblait une enfant qui songe, assise au bord +d'une rivire. + +Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants +ne le portaient plus, sa langue s'tait subitement dessche dans sa +bouche; un tumulte effrayant s'levait dans sa tte. Tout coup son +regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage pais. Il +pensa que la main de Jsus s'tait pose sur ses yeux pour lui cacher +cette femme. Rassur par un tel secours, raffermi, fortifi, il dit +avec une gravit digne d'un ancien du dsert: + +--Si tu te livres moi, crois-tu donc tre cache Dieu? + +Elle secoua la tte. + +--Dieu! Qui le force toujours avoir l'oeil sur la grotte des +Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi +l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a crs, il ne peut tre ni fch +ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la +nature qu'il nous a donne. On parle beaucoup trop pour lui et on lui +prte bien souvent des ides qu'il n'a jamais eues. Toi-mme, +tranger, connais-tu bien son vritable caractre? Qui es-tu pour me +parler en son nom? + + cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son +cilice et dit: + +--Je suis Paphnuce, abb d'Antino, et je viens du saint dsert. La +main qui retira Abraham de Chalde et Loth de Sodome m'a spar du +sicle. Je n'existais dj plus pour les hommes. Mais ton image m'est +apparue dans ma Jrusalem des sables et j'ai connu que tu tais pleine +de corruption et qu'en toi tait la mort. Et me voici devant toi, +femme, comme devant un spulcre et je te crie: Thas, lve-toi. + +Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abb elle avait pli d'pouvante. +Et la voil qui, les cheveux pars, les mains jointes, pleurant et +gmissant, se trane aux pieds du saint: + +--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me +fais pas de mal! Je sais que les saints du dsert dtestent les femmes +qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me +hasses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta +puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mpriser ni me +har. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je frquente, raill ta +pauvret volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma +richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma +condition que ma nature. J'tais faite pour ce que je fais. Je suis +ne pour charmer les hommes. Et, toi-mme, tout l'heure, tu disais +que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas +des paroles magiques qui dtruiraient ma beaut ou me changeraient en +une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis dj que trop +effraye. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort. + +Il lui fit signe de se relever et dit: + +--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mpris. +Je viens toi de la part de Celui qui, s'tant assis au bord du +puits, but l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il +soupait au logis de Simon, reut les parfums de Marie. Je ne suis pas +sans pch pour te jeter la premire pierre. J'ai souvent mal employ +les grces abondantes que Dieu a rpandues sur moi. Ce n'est pas la +Colre, c'est la Piti qui m'a pris par la main pour me conduire ici. +J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le +zle du coeur qui m'amne toi. Je brle du feu de la charit et, si +tes yeux, accoutums aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient +voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparatrais comme un +rameau dtach de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la +montagne l'antique Mose, pour lui faire comprendre le vritable +amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de +laisser aprs lui des charbons et de vaines cendres, embaume et +parfume pour l'ternit tout ce qu'il pntre. + +--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embche ni +malfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thbade. +Ce que l'on m'a cont de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux. +Ton nom ne m'tait pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu +galais en vertu les plus vieux anachortes. Ds que je t'ai vu, sans +savoir qui tu tais, j'ai senti que tu n'tais pas un homme ordinaire. +Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prtres d'Isis, ni +ceux d'Herms, ni ceux de la Junon Cleste, ni les devins de Chalde, +ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empcher de +mourir? + +--Femme, celui-l vivra qui veut vivre. Fuis les dlices abominables +o tu meurs jamais. Arrache aux dmons, qui le brleraient +horriblement, ce corps que Dieu ptrit de sa salive et anima de son +souffle. Consume de fatigue, viens te rafrachir aux sources bnies +de la solitude; viens boire ces fontaines caches dans le dsert, +qui jaillissent jusqu'au ciel. me anxieuse, viens possder enfin ce +que tu dsirais! Coeur avide de joie, viens goter les joies +vritables: la pauvret, le renoncement, l'oubli de soi-mme, +l'abandon de tout l'tre dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et +demain sa bien-aime, viens lui. Viens! toi qui cherchais, et tu +diras: J'ai trouv l'amour! + +Cependant Thas semblait contempler des choses lointaines: + +--Moine, demanda-t-elle, si je renonce mes plaisirs et si je fais +pnitence, est-il vrai que je renatrai au ciel avec mon corps intact +et dans toute sa beaut? + +--Thas, je t'apporte la vie ternelle. Crois-moi, car ce que +j'annonce est la vrit. + +--Et qui me garantit que c'est la vrit? + +--David et les prophtes, l'criture et les merveilles dont tu vas +tre tmoin. + +--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouv +le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine +et cependant la vie m'a apport bien des tristesses et bien des +amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes +envient ma destine, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la +vieille dente qui, du temps que j'tais petite, vendait des gteaux +de miel sous une porte de la ville. C'est une ide qui m'est venue +bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont +bnis, et qu'il y a une grande douceur vivre humble et petit Moine, +tu as remu les ondes de mon me et fait monter la surface ce qui +dormait au fond. Qui croire, hlas! Et que devenir, et qu'est-ce que +la vie? + +Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce tait transfigur; une +joie cleste inondait son visage: + +--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entr seul dans ta demeure. Un Autre +m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout mon ct. Celui-l, +tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le +contempler; mais bientt tu le verras dans sa splendeur charmante et +tu diras: Il est seul aimable! Tout l'heure, s'il n'avait pos sa +douce main sur mes yeux, Thas! je serais peut-tre tomb avec toi +dans le pch, car je ne suis par moi-mme que faiblesse et que +trouble. Mais il nous a sauvs tous deux; il est aussi bon qu'il est +puissant et son nom est Sauveur. Il a t promis au monde par David et +la Sibylle, ador dans son berceau par les bergers et les mages, +crucifi par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, rvl +au monde par les aptres, attest par les martyrs. Et le voici qui, +ayant appris que tu crains la mort, femme! vient dans ta maison pour +t'empcher de mourir! N'est-ce pas, mon Jsus! que tu m'apparais en +ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galile en ces jours +merveilleux o les toiles, descendues avec toi du ciel, taient si +prs de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans +leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mres, sur les +terrasses de Bethlem? N'est-ce pas, mon Jsus, que nous sommes en ta +compagnie et que tu me montres la ralit de ton corps prcieux? +N'est-ce pas que c'est l ton visage et que cette larme qui coule sur +ta joue est une larme vritable? Oui, l'ange de la justice ternelle +la recueillera, et ce sera la ranon de l'me de Thas. N'est-ce pas +que te voil, mon Jsus? Mon Jsus, tes lvres adorables +s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'coute. Et toi, Thas, +heureuse Thas! entends ce que le Sauveur vient lui-mme te dire: +c'est lui qui parle et non moi. Il dit: Je t'ai cherche longtemps, +ma brebis gare! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi +prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes +paules jusqu' la bergerie cleste. Viens, ma Thas, viens, mon lue, +viens pleurer avec moi! + +Et Paphnuce tomba genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thas vit +sur la face du saint le reflet de Jsus vivant. + +--O jours envols de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux +pre Ahms! bon saint Thodore, que ne suis-je morte dans ton manteau +blanc tandis que tu m'emportais aux premires lueurs du matin, toute +frache encore des eaux du baptme! + +Paphnuce s'lana vers elle en s'criant: + +--Tu es baptise!... O Sagesse divine! Providence! Dieu bon! Je +connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce +qui te rendait si chre et si belle mes yeux. C'est la vertu des +eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu o je vivais +pour t'aller chercher dans l'air empoisonn du sicle. Une goutte, une +goutte sans doute des eaux qui lavrent ton corps a jailli sur mon +front. Viens, ma soeur, et reois de ton frre le baiser de paix. + +Et le moine effleura de ses lvres le front de la courtisane. + +Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans +la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thas mls au chant des +eaux vives. + +Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires +vinrent charges d'toffes, de parfums et de guirlandes. + +--Ce n'tait gure propos de pleurer, dit-elle en essayant de +sourire. Les larmes rougissent les yeux et gtent le teint, on doit +souper cette nuit chez des amis, et je veux tre belle, car il y aura +l des femmes pour pier la fatigue de mon visage. Ces esclaves +viennent m'habiller. Retire-toi, mon pre, et laisse-les faire. Elles +sont adroites et exprimentes; aussi les ai-je payes trs cher. Vois +celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si +blanches. Je l'ai enleve la femme du proconsul. + +Paphnuce eut d'abord la pense de s'opposer de toutes ses forces ce +que Thas allt ce souper. Mais, rsolu d'agir prudemment, il lui +demanda quelles personnes elle y rencontrerait. + +Elle rpondit qu'elle y verrait l'hte du festin, le vieux Cotta, +prfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de +disputes, le pote Callicrate, le grand prtre de Srapis, des jeunes +hommes riches occups surtout dresser des chevaux, enfin des femmes +dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la +jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle: + +--Va parmi eux, Thas, dit le moine. Va! + +Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi ce festin et je me +tiendrai sans rien dire ton ct. + +Elle clata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires +s'empressaient autour d'elle, elle s'cria: + +--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la +Thbade? + +LE BANQUET + +Lorsque, suivie de Paphnuce, Thas entra dans la salle du banquet, les +convives taient dj, pour la plupart, accouds sur les lits, devant +la table en fer cheval, couverte d'une vaisselle tincelante. Au +centre de cette table s'levait une vasque d'argent que surmontaient +quatre satires inclinant des outres d'o coulait sur des poissons +bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thas +les acclamations s'levrent de toutes parts. + +--Salut la soeur des Charits! + +--Salut la Melpomne silencieuse, dont les regards savent tout +exprimer! + +--Salut la bien-aime des dieux et des hommes! + +--A la tant dsire! + +--A celle qui donne la souffrance et la gurison! + +--A la perle de Racotis! + +--A la rose d'Alexandrie! + +Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges et coul; et +puis elle dit Cotta, son hte: + +--Lucius, je t'amne un moine du dsert, Paphnuce, abb d'Antino; +c'est un grand saint, dont les paroles brlent comme du feu. + +Lucius Aurlius Cotta, prfet de la flotte, s'tant lev: + +--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrtienne. +Moi-mme, j'ai quelque respect pour un culte dsormais imprial. Le +divin Constantin a plac tes coreligionnaires au premier rang des amis +de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ +dans notre Panthon. C'est une maxime de nos pres qu'il y a en tout +dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et +rjouissons-nous tandis qu'il en est temps encore. + +Le vieux Cotta parlait ainsi avec srnit. Il venait d'tudier un +nouveau modle de galre et d'achever le sixime livre de son histoire +des Carthaginois. Sr de n'avoir pas perdu sa journe, il tait +content de lui et des dieux. + +--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'tre +aims: Hermodore, grand prtre de Srapis, les philosophes Dorion, +Nicias et Znothmis, le pote Callicrate, le jeune Chras et le +jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse; +et prs d'eux Philina avec Dros, qu'il faut louer grandement d'tre +belles. + +Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit l'oreille: + +--Je t'avais bien averti, mon frre, que Vnus tait puissante. C'est +elle dont la douce violence t'a amen ici malgr toi. coute, tu es un +homme rempli de pit; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la +mre des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux +mathmaticien Mlanthe a coutume de dire: Je ne pourrais pas, sans +l'aide de Vnus, dmontrer les proprits d'un triangle. + +Dorions qui depuis quelques instants considrait le nouveau venu, +soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration. + +--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est +lui-mme! Je l'ai rencontr au thtre pendant que notre Thas +montrait ses bras ingnieux. Il s'agitait furieusement et je puis +attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnte homme: il va +nous invectiver tous; son loquence est terrible. Si Marcus est le +Platon des chrtiens, Paphnuce est leur Dmosthne. picure, dans son +petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil. + +Cependant Philina et Dros dvoraient Thas des yeux. Elle portait +dans ses cheveux blonds une couronne de violettes ples dont chaque +fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles, +si bien que les fleurs semblaient des regards effacs et les yeux des +fleurs tincelantes. C'tait le don de cette femme: sur elle tout +vivait, tout tait me et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lame +d'argent, tranait dans ses longs plis une grce presque triste, que +n'gayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'clat de sa parure +tait dans ses bras nus. Admirant malgr elles la robe et la coiffure +de Thas, ses deux amies ne lui en parlrent point. + +--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'tre plus quand tu +vins Alexandrie. Pourtant ma mre qui se souvenait de t'avoir vue +alors disait que peu de femmes taient dignes de t'tre compares. + +--Qui est donc, demanda Dros, ce nouvel amoureux que tu nous amnes? +Il a l'air trange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'lphants, +assurment ils seraient faits comme lui. O as-tu trouv, Thas, un si +sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la +terre et qui sont tout barbouills des fumes du Hads? + +Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Dros: + +--Tais-toi, les mystres de l'amour doivent rester secrets et il est +dfendu de les connatre. Pour moi, certes, j'aimerais mieux tre +baise par la bouche de l'Etna fumant, que par les lvres de cet +homme. Mais notre douce Thas, qui est belle et adorable comme les +desses, doit, comme les desses, exaucer toutes les prires et non +pas seulement notre guise celles des hommes aimables. + +--Prenez garde toutes deux! rpondit Thas. C'est un mage et un +enchanteur. Il entend les paroles prononces voix basse et mme les +penses. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le +remplacera par une ponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous +mourrez touffes! + +Elle les regarda plir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit +ct de Paphnuce. La voix de Cotta, imprieuse et bienveillante, +domina tout coup le murmure des propos intimes: + +--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miell! + +Puis, l'hte levant sa coupe: + +--Buvons d'abord au divin Constance et au Gnie de l'empire. La patrie +doit tre mise au-dessus de tout, et mme des dieux, car elle les +contient tous. + +Tous les convives portrent leurs lvres leurs coupes pleines. Seul, +Paphnuce ne but point, parce que Constance perscutait la foi de Nice +et que la patrie du chrtien n'est point de ce monde. + +Dorion, ayant bu, murmura: + +--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont +changeantes et les ondes sans cesse renouveles. + +--Je sais, Dorion, rpondit le prfet de la flotte, que tu fais peu de +cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre +tranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnte homme ne +doit rien tant dsirer que de remplir de grandes charges dans l'tat. +C'est une belle chose que l'tat! + +Hermodore, grand prtre de Srapis, prit la parole: + +--Dorion vient de demander: Qu'est-ce que la patrie? Je lui +rpondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les +tombeaux des anctres. On est concitoyen par la communaut des +souvenirs et des esprances. + +Le jeune Aristobule interrompit Hermodore: + +--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de +Dmophon. Il a la tte sche, peu de ganache et les bras gros. Il +porte le col haut et fier, comme un coq. + +Mais le jeune Chras secoua la tte: + +--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a +l'ongle mince. Les paturons portent terre et l'animal sera bientt +estropi. + +Ils continuaient leur dispute quand Dros poussa un cri perant: + +--Hai! j'ai failli avaler une arte plus longue et plus acre qu'un +stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer temps de mon gosier. Les dieux +m'aiment! + +--Ne dis-tu pas, ma Dros, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en +souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmit des hommes. L'amour +suppose chez celui qui l'prouve le sentiment d'une intime misre. +C'est par lui que se trahit la faiblesse des tres. L'amour qu'ils +ressentent pour Dros est une grande preuve de l'imperfection des +dieux. + +A ces mots, Dros se mit dans une grande colre: + +--Nicias, ce que tu dis l est inepte et ne rpond rien. C'est, +d'ailleurs, ton caractre de ne point comprendre ce qu'on dit et de +rpondre des paroles dpourvues de sens. + +Nicias souriait encore: + +--Parle, parle, ma Dros. Quoi que tu dises, il faut te rendre grce +chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles! + +A ce moment, un grave vieillard, ngligemment vtu, la dmarche lente +et la tte haute, entra dans la salle et promena sur les convives un +regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place son ct, +sur son propre lit + +--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu compos ce mois-ci un +nouveau trait de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le +quatre-vingt-douzime sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une +main attique. + +Eucrite rpondit, en caressant sa barbe d'argent: + +--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer +les dieux immortels. + + +DORION + +Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stociens. Grave et +blanc, il s'lve au milieu de nous comme une image des anctres! Il +est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne +sont point entendues. + + +EUCRITE + +Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en +ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et +dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux +des Csars savent encore rgner sur eux-mmes, vivre libres et goter +dans le dtachement des choses une flicit sans limites. Plusieurs +font revivre en eux pictte et Marc Aurle. Mais, s'il tait vrai que +la vertu ft jamais teinte sur la terre, en quoi sa perte +intresserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dpendait pas de moi +qu'elle durt ou prt? Les fous seuls, Dorion, placent leur flicit +hors de leur pouvoir. Je ne dsire rien que ne veuillent les dieux et +je dsire tout ce qu'ils veulent. Par l, je me rends semblable eux +et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu prit, je +consens qu'elle prisse et ce consentement me remplit de joie comme le +suprme effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma +sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus prcieuse que +le modle; elle aura cot plus de soins et de plus grands travaux. + + +NICIAS + +J'entends. Tu t'associes la Providence cleste. Mais si la vertu +consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par +laquelle les disciples de Znon prtendent se rendre semblables aux +dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le +boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stocisme. + + +EUCRITE + +Nicias, tu railles et, comme ton ordinaire, tu excelles te moquer. +Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et +comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand prtre, et si la +grenouille, sagement inspire, parvient l'galer, ne sera-t-elle +pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te dfendre +d'admirer une bestiole si gnreuse? + +Quatre serviteurs posrent sur la table un sanglier couvert encore de +ses soies. Des marcassins, faits de pte cuite au four, entourant la +bte comme s'ils voulaient tter, indiquaient que c'tait une laie. + +Znothmis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de +lui-mme se joindre nous. L'illustre Paphnuce, qui mne dans la +solitude une vie prodigieuse, est notre hte inattendu. + + +COTTA + +Dis mieux, Znothmis. La premire place lui est due, puisqu'il est +venu sans tre invit. + + +ZNOTHMIS + +Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particulire +amiti et rechercher ce qui peut lui tre le plus agrable. Or, il est +certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au +parfum des belles penses. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en +amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de +Jsus crucifi. Pour moi, je m'y prterai d'autant plus volontiers que +cette doctrine m'intresse vivement par le nombre et la diversit des +allgories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre, +elle est pleine de vrits et j'estime que les livres des chrtiens +abondent en rvlations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, +accorder un prix gal aux livres des Juifs. Ceux-l furent inspirs, +non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais +gnie, Iaveh, qui les dicta, tait un de ces esprits qui peuplent +l'air infrieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons; +mais il les surpassait tous en ignorance et en frocit. Au contraire, +le serpent aux ailes d'or, qui droulait autour de l'arbre de la +science sa spirale d'azur, tait ptri de lumire et d'amour. Aussi, +la lutte tait-elle invitable entre ces deux puissances, celle-ci +brillante et l'autre tnbreuse. Elle clata dans les premiers jours +du monde. Dieu venait peine de rentrer dans son repos, Adam et ve +le premier homme et la premire femme vivaient heureux et nus au +jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les +gouverner, eux et toutes les gnrations qu've portait dj dans ses +flancs magnifiques. Comme il ne possdait ni le compas ni la lyre et +qu'il ignorait galement la science qui commande et l'art qui +persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions +difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et +ve, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et +leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut piti d'eux et +rsolut de les instruire, afin que, possdant la science, ils ne +fussent plus abuss par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare +prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque +dsespre. Le bienveillant dmon la tenta pourtant. A l'insu de +Iaveh, qui prtendait tout voir mais dont la vue en ralit n'tait +pas bien perante, il s'approcha des deux cratures, charma leurs +regards par la splendeur de sa cuirasse et l'clat de ses ailes. Puis +il intressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des +figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont +les proprits admirables ont t reconnues depuis par les Grecs. +Adam, mieux qu've, mditait sur ces figures. Mais quand le serpent, +s'tant mis parler, enseigna les vrits les plus hautes, celles qui +ne se dmontrent pas, il reconnut qu'Adam, ptri de terre rouge, tait +d'une nature trop paisse pour percevoir ces subtiles connaissances et +que ve, au contraire, plus tendre et plus sensible, en tait aisment +pntre. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin +de l'initier la premire... + + +DORION + +Souffre, Znothmis, que je t'arrte ici. J'ai d'abord reconnu dans le +mythe que tu nous exposes, un pisode de la lutte de Pallas Athn +contre les gants. Iaveh ressemble beaucoup Typhon, et Pallas est +reprsente par les Athniens avec un serpent son ct. Mais ce que +tu viens de dire m'a fait douter tout coup de l'intelligence ou de +la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possd la +sagesse, l'aurait-il confie une petite tte femelle, incapable de +la contenir? Je croirai plutt qu'il tait, comme Iaveh, ignorant et +menteur et qu'il choisit ve parce qu'elle tait facile sduire et +qu'il supposait Adam plus d'intelligence et de rflexion. + + +ZNOTHMIS + +Sache, Dorion, que c'est, non par la rflexion et l'intelligence, mais +bien par le sentiment qu'on atteint les vrits les plus hautes et les +plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins rflchies, +mais plus sensibles que les hommes, s'lvent-elles plus facilement +la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophtie +et ce n'est pas sans raison qu'on reprsente quelquefois Apollon +Citharde, et Jsus de Nazareth, vtus comme des femmes, d'une robe +flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises, +Dorion, en prfrant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumire, +cette ve plus blanche que le lait et que les toiles. Elle l'couta +docilement et se laissa conduire l'arbre de la science dont les +rameaux s'levaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme +une rose. Cet arbre tait couvert de feuilles qui parlaient toutes +les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un +concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initis qui s'en +nourrissaient la connaissance des mtaux, des pierres, des plantes +ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils taient de +flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les +porter leurs lvres. Or, ayant cout docilement les leons du +serpent, ve s'leva au-dessus des vaines terreurs et dsira goter +aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam, +qu'elle aimait, ne lui devnt pas infrieur, elle le prit par la main +et le conduisit l'arbre merveilleux. L, cueillant une pomme +ardente, elle y mordit et la tendit ensuite son compagnon. Par +malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les +surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une +effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il tait +craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans +l'air infrieur que ces deux tres dbiles en furent consterns. Le +fruit chappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du +malheureux, lui dit: Je veux ignorer et souffrir avec toi. Iaveh +triomphant maintint Adam et ve et toute leur semence dans la stupeur +et dans l'pouvante. Son art, qui se rduisait fabriquer de +grossiers mtores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et +gomtre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la +cruaut et fit rgner le mal sur la terre. Il poursuivit Can et ses +fils, parce qu'ils taient industrieux; il extermina les Philistins +parce qu'ils composaient des pomes orphiques et des fables comme +celles d'sope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la +beaut, et le genre humain expia pendant de longs sicles, dans le +sang et les larmes, la dfaite du serpent ail. Heureusement il se +trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et +Platon, qui retrouvrent, par la puissance du gnie, les figures et +les ides que l'ennemi de Iaveh avait tent vainement d'enseigner la +premire femme. L'esprit du serpent tait en eux; c'est pourquoi le +serpent, comme l'a dit Dorion, est honor par les Athniens. Enfin, +dans des jours plus rcents, parurent, sous une forme humaine, trois +esprits clestes, Jsus de Galile, Basilide et Valentin, qui il fut +donn de cueillir les fruits les plus clatants de cet arbre de la +science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au +fate des cieux. C'est ce que j'avais dire pour venger les chrtiens + qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs. + + +DORION + +Si je t'ai bien entendu, Znothmis, trois hommes admirables, Jsus, +Basilide et Valentin, ont dcouvert des secrets qui restaient cachs +Pythagore, Platon, tous les philosophes de la Grce et mme au +divin picure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines +terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois +mortels acquirent des connaissances qui avaient chapp la +mditation des sages. + + +ZNOTHMIS + +Faut-il donc te rpter, Dorion, que la science et la mditation ne +sont que les premiers degrs de la connaissance et que l'extase seule +conduit aux vrits ternelles? + + +HERMODORE + +Il est vrai, Znothmis, l'me se nourrit d'extase comme la cigale de +rose. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier +ravissement. Car l'homme est triple, compos d'un corps matriel, +d'une me plus subtile mais galement matrielle, et d'un esprit +incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu +subitement au silence et la solitude, puis traversant au vol les +jardins de son me, l'esprit se rpand en Dieu, il gote les dlices +d'une mort anticipe ou plutt de la vie future, car mourir, c'est +vivre, et dans cet tat, qui participe de la puret divine, il possde + la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unit +qui est tout. Il est parfait. + + +NICIAS + +Cela est admirable. Mais, vrai dire, Hermodore, je ne vois pas +grande diffrence entre le tout et le rien. Les mots mme me semblent +manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement +au nant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection +cote trs cher: on la paye de tout son tre, et pour l'obtenir il +faut cesser d'exister. C'est l une disgrce laquelle Dieu lui-mme +n'a pas chapp depuis que les philosophes se sont mis en tte de le +perfectionner. Aprs cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de +ne pas tre. nous ignorons par l mme ce que c'est que d'tre. Nous +ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre. +Je croirais, en dpit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au +contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis +cte cte sous l'amas des contradictions qu'ils ont entasses, comme +Plion sur Ossa. + + +COTTA + +J'aime beaucoup la philosophie et je l'tudie mes heures de loisir. +Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicron. Esclaves, +versez le vin miell! + + +CALLICRATE + +Voil une chose singulire! Quand je suis jeun, je songe au temps o +les potes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et +l'eau m'en vient la bouche. Mais ds que j'ai got le vin opime que +tu nous verses abondamment, gnreux Lucius, je ne rve que luttes +civiles et combats hroques. Je rougis de vivre en des temps sans +gloire, j'invoque la libert et je rpands mon sang en imagination +avec les derniers Romains dans les champs de Philippes. + + +COTTA + +Au dclin de la rpublique, mes aeux sont morts avec Brutus pour la +libert. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la libert du +peuple romain n'tait pas, en ralit, la facult de le gouverner +eux-mmes. Je ne nie pas que la libert ne soit pour une nation le +premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un +gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exerc +pendant quarante ans les plus hautes charges de l'tat et ma longue +exprience m'a enseign que le peuple est opprim quand le pouvoir est +faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhteurs, s'efforcent +d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime dtestable. Si la +volont d'un seul s'exerce parfois d'une faon funeste, le +consentement populaire rend toute rsolution impossible. Avant que la +majest de la paix romaine couvrt le monde, les peuples ne furent +heureux que sous d'intelligents despotes. + + +HERMODORE + +Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de +gouvernement et qu'on n'en saurait dcouvrir, puisque les Grecs +ingnieux, qui conurent tant de formes heureuses, ont cherch +celle-l sans pouvoir la trouver. A cet gard, tout espoir nous est +dsormais interdit. On reconnat des signes certains que le monde +est prs de s'abmer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous +tait donn, Lucius, d'assister l'agonie terrible de la +civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient +l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la +joie cruelle de nous regarder mourir. + + +COTTA + +Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des +flaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne arme et de +bonnes finances... + + +HERMODORE + +Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie +facile. Les cits qu'difirent le gnie hellnique et la patience +latine seront bientt saccages par des sauvages ivres. Il n'y aura +plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront +renverses dans les temples et dans les mes. Ce sera la nuit de +l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates +se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains +cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les +Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abme. +Cette vieille gypte qui a t le berceau du monde en sera l'hypoge; +Srapis, dieu de la mort, recevra les suprmes adorations des mortels +et j'aurai t le dernier prtre du dernier dieu. + +A ce moment une figure trange souleva la tapisserie, et les convives +virent devant eux un petit homme bossu dont le crne chauve s'levait +en pointe. Il tait vtu, la mode asiatique, d'une tunique d'azur et +portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges, +semes d'toiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien, +et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de +sa tte et plit d'pouvant. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des +dmons, ni les blasphmes des paens, ni les erreurs horribles des +philosophes, le seule prsence de l'hrtique tonna son courage. Il +voulut fuir, mais son regard ayant rencontr celui de Thas, il se +sentit soudain rassur. Il avait lu dans l'me de la prdestine et +compris que celle qui allait devenir une sainte le protgeait dj. Il +saisit un pan de la robe qu'elle laissait traner sur le lit, et pria +mentalement le Sauveur Jsus. + +Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on +nommait le Platon des chrtiens. Hermodore lui parla le premier: + +--Trs illustre Marcus, nous nous rjouissons tous de te voir parmi +nous et l'on peut dire que tu viens propos. Nous ne connaissons de +la doctrine des chrtiens que ce qui en est publiquement enseign. Or, +il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que +pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les +principaux mystres de la religion que tu professes. Notre cher +Znothmis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout +l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne +lui a point fait de rponse et nous ne devons pas en tre surpris, +puisque notre hte est vou au silence et que le Dieu a scell sa +langue dans le dsert. Mais toi, Marcus, qui as port la parole dans +les synodes des chrtiens et jusque dans les conseils du divin +Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosit en nous +rvlant les vrits philosophiques qui sont enveloppes dans les +fables des chrtiens. La premire de ces vrits n'est-elle pas +l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois +fermement? + + +MARCUS + +Oui, vnrables frres, je crois en un seul Dieu, non engendr, seul +ternel, principe de toutes choses. + + +NICIAS + +Nous savons, Marcus, que ton Dieu a cr le monde. Ce fut, certes, une +grande crise dans son existence. Il existait dj depuis une ternit +avant d'avoir pu s'y rsoudre. Mais, pour tre juste, je reconnais que +sa situation tait des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer +inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver + lui-mme sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est dcid +agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait +une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y +est pris pour crer le monde. + + +MARCUS + +Ceux qui, sans tre chrtiens, possdent, comme Hermodore et +Znothmis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas +cr le monde directement et sans intermdiaire. Il a donn naissance + un fils unique, par qui toutes choses ont t faites. + + +HERMODORE + +Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indiffremment ador sous les noms +d'Herms, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jsus. + + +MARCUS + +Je ne serais point chrtien si je lui donnais d'autres noms que ceux +de Jsus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais +il n'est pas ternel, puisqu'il a eu un commencement; quant penser +qu'il existait avant d'tre engendr, c'est une absurdit qu'il faut +laisser aux mulets de Nice et l'ne rtif qui gouverna trop +longtemps l'glise d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase. + +A ces mots, Paphnuce, blme et le front baign d'une sueur d'agonie, +fit le signe de la croix et persvra dans son silence sublime. + +Marcus poursuivit: + +--Il est clair que l'inepte symbole de Nice attente la majest du +Dieu unique, en l'obligeant partager ses indivisibles attributs avec +sa propre manation, le mdiateur par qui toutes choses furent faites. +Renonce railler le Dieu vrai des chrtiens, Nicias; sache, que, pas +plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce +n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jsus qui, ayant cr le +monde, vint ensuite rparer son ouvrage. Car la cration ne pouvait +tre parfaite et le mal s'y tait ml ncessairement au bien. + + +NICIAS + +Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal? + +Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras tendu +sur la nappe, montra un petit ne, en mtal de Corinthe, qui portait +deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives +noires. + +--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agrablement flatt par +le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci +soient claires et celles-l sombres. Mais si elles taient doues de +pense et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une +olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des +olives noires dtesterait le peuple des olives blanches. Nous en +jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux +sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des +choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un +bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout +tait beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du +mal, ainsi que l'a dmontr le second Platon, plus grand que le +premier. + + +EUCRITE + +Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont +il ne dtruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le mchant qui +le fait et qui pouvait ne pas le faire. + + +COTTA + +Par Jupiter! voil un bon raisonnement! + + +EUCRITE + +Le monde est la tragdie d'un excellent pote. Dieu qui la composa, a +dsign chacun de nous pour y jouer un rle. S'il veut que tu sois +mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a +t assign. + + +NICIAS + +Assurment il sera bon que le boiteux de la tragdie boite comme +Hphaistos; il sera bon que l'insens s'abandonne aux fureurs d'Ajax, +que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phdre, que le +tratre trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand +la pice sera joue, tous les acteurs, rois, justes, tyrans +sanguinaires, vierges pieuses, pouses impudiques, citoyens magnanimes +et lches assassins recevront du pote une part gale de +flicitations. + + +EUCRITE + +Tu dnatures ma pense, Nicias, et changes une belle jeune fille en +gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la +justice et les lois ternelles. + + +ZNOTHMIS + +Pour moi, mes amis, je crois la ralit du bien et du mal. Mais je +suis persuad qu'il n'est pas une seule action humaine, ft-ce le +baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rdemption. Le mal +concourt au salut final des hommes, et en cela, il procde du bien et +participe des mrites attachs au bien. C'est ce que les chrtiens ont +admirablement exprim par le mythe de cet homme au poil roux qui pour +trahir son matre lui donna le baiser de paix, et assura par un tel +acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, mon sens, plus +injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le +tapissier poursuivent le plus malheureux des aptres de Jsus, sans +songer que le baiser de l'Iscariote, annonc par Jsus lui-mme, tait +ncessaire selon leur propre doctrine la rdemption des hommes et +que, si Judas n'avait pas reu la bourse de trente sicles, la sagesse +divine tait dmentie, la Providence due, ses desseins renverss et +le monde rendu au mal, l'ignorance, la mort. + + +MARCUS + +La sagesse divine avait prvu que Judas, libre de ne pas donner le +baiser du tratre, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a +employ le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'difice +merveilleux de la rdemption. + + +ZNOTHMIS + +Je t'ai parl tout l'heure, Marcus, comme si je croyais que la +rdemption des hommes avait t accomplie par Jsus crucifi, parce +que je sais que telle est la croyance des chrtiens et que j'entrais +dans leur pense pour mieux saisir le dfaut de ceux qui croient la +damnation ternelle de Judas. Mais en ralit Jsus n'est mes yeux +que le prcurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystre de la +rdemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux +de l'entendre, comment il s'est vritablement accompli sur la terre. + +Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges +athniennes avec les corbeilles sacres de Crs, douze jeunes filles, +portant sur leur tte des paniers de grenades et de pommes, entrrent +dans la salle d'un pas lger dont la cadence tait marque par une +flte invisible. Elles posrent les paniers sur la table, la flte se +tut et Znothmis parla de la sorte: + +--Quand Eunoia, la pense de Dieu, eut cr le monde, elle confia aux +anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardrent point la +srnit qui convient aux matres. Voyant que les filles des hommes +taient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et +ils s'unirent elles. De ces hymens sortit une race violente qui +couvrit la terre d'injustice et de cruauts, et la poussire des +chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une +tristesse infinie: + + --Voil donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers +le monde. Mes enfants sont plongs par ma faute dans la vie amre. +Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu mme, qui ne +pense que par serait impuissant leur rendre la puret premire. Ce +qui est fait est fait, et la cration est jamais manque. Du moins, +je n'abandonnerai pas mes cratures. Si je ne puis les rendre +heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. +Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les +humilient, je prendrai moi-mme un corps semblable aux leurs et j'irai +vivre parmi elles. + + Ayant ainsi parl, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans +le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et dbile et reut le nom +d'Hlne. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientt en grce +et en beaut, et devint la plus dsire des femmes, comme elle l'avait +rsolu, afin d'tre prouve dans son corps mortel par les plus +illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents, +elle se dvoua au rapt et l'adultre en expiation de tous les +adultres, de toutes les violences, de toutes les iniquits, et causa +par sa beaut la ruine des peuples, pour que Dieu pt pardonner les +crimes de l'univers. Et jamais la pense cleste, jamais Eunoia ne fut +si adorable qu'aux jours o, femme, elle se prostituait aux hros et +aux bergers. Les potes devinaient sa divinit, quand ils la +peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui +faisaient cette invocation: me sereine comme le calme des mers! + + C'est ainsi qu'Eunoia fut entrane par la piti dans le mal et dans +la souffrance. Elle mourut, et les Lacdmoniens montrent son tombeau, +car elle devait connatre la mort aprs la volupt et goter tous les +fruits amers qu'elle avait sems. Mais, s'chappant de la chair +dcompose d'Hlne, elle s'incarna dans une autre forme de femme et +s'offrit de nouveau tous les outrages. Ainsi, passant de corps en +corps, et traversant parmi nous les ges mauvais, elle prend sur elle +les pchs du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attache nous +par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle oprera +sa rdemption et la ntre, et nous ravira, suspendus sa blanche +poitrine, dans la paix du ciel reconquis. + + +HERMODORE + +Ce mythe ne m'tait point inconnu. Il me souvient qu'on a cont qu'en +une de ses mtamorphoses, cette divine Hlne vivait auprs du +magicien Simon, sous Tibre empereur. Je croyais toutefois que sa +dchance tait involontaire et que les anges l'avaient entrane dans +leur chute. + + +ZNOTHMIS + +Hermodore, il est vrai que des hommes mal initis aux mystres ont +pens que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre dchance. +Mais, s'il en tait ainsi qu'ils prtendent, Eunoia ne serait pas la +courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le +pain imbib du vin de nos hontes, l'offrande agrable, le sacrifice +mritoire, l'holocauste dont la fume monte vers Dieu. S'ils n'taient +point volontaires ses pchs n'auraient point de vertu. + + +CALLICRATE + +Mais veux-tu que je t'apprenne, Znothmis, dans quel pays, sous quel +nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hlne toujours +renaissante? + + +ZNOTHMIS + +Il faut tre trs sage pour dcouvrir un tel secret. Et la sagesse, +Callicrate, n'est pas donne aux potes, qui vivent dans le monde +grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et +de vaines images. + + +CALLICRATE + +Crains d'offenser les dieux, impie Znothmis; les potes leur sont +chers. Les premires lois furent dictes en vers par les immortels +eux-mmes, et les oracles des dieux sont des pomes. Les hymnes ont +pour les oreilles clestes d'agrables sons. Qui ne sait que les +potes sont des devins et que rien ne leur est cach? tant pote +moi-mme et ceint du laurier d'Apollon, je rvlerai tous la +dernire incarnation d'Eunoia. L'ternelle Hlne est prs de vous: +elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoude aux +coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont +des larmes, les lvres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux +jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui +Thas. + + +PHILINA + +Que dis-tu, Callicrate? Notre chre Thas aurait connu Pris, Mlnas +et les Achens aux belles cnmides qui combattaient devant Ilion! +tait-il grand, Thas, le cheval de Troie? + + +ARISTOBULE + +Qui parle d'un cheval? + +--J'ai bu comme un Thrace! s'cria Chras. Et il roula sous la table. +Callicrate, levant sa coupe: + +--Je bois aux Muses hliconiennes, qui m'ont promis une mmoire que +n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale! + +Le vieux Cotta dormait et sa tte chauve se balanait lentement sur +ses larges paules. + +Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique. +Il s'approcha en chancelant du lit de Thas: + +--Thas, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme. + + +THAS + +Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout l'heure? + + +DORION + +Parce que j'tais jeun. + + +THAS + +Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne +t'aime pas. + +Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprs de Dros +qui l'appelait du regard pour l'enlever son amie. Znothmis prenant +la place quitte donna Thas un baiser sur la bouche. + + +THAS + +Je te croyais plus vertueux. + + +ZNOTHMIS + +Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus aucune loi. + + +THAS + +Mais ne crains-tu pas de souiller ton me dans les bras d'une femme? + + +ZNOTHMIS + +Le corps peut cder au dsir, sans que l'me en soit occupe. + + +THAS + +Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'me. Tous ces philosophes +sont des boucs! + +Les lampes s'teignaient une une. Un jour ple, qui pntrait par +les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux +gonfls des convives. Aristobule, tomb les poings ferms ct de +Chras, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule. +Znothmis pressait dans ses bras Philina dfaite. Dorion versait sur +la gorge nue de Dros des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis +de la blanche poitrine agite par le rire et que le philosophe +poursuivait avec ses lvres pour les boire sur la chair glissante. +Eucrite se leva; et posant le bras sur l'paule de Nicias, il +l'entrana au fond de la salle. + +--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, quoi penses-tu? + +--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins +d'Adonis. + +--Que veux-tu dire? + +--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque anne de petits +jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Vnus des +rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et +se fanent. + +--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est +folie de s'attacher ce qui passe. + +--Si la beaut n'est qu'une ombre le dsir n'est qu'un clair. Quelle +folie y a-t-il dsirer la beaut? N'est-il pas raisonnable, au +contraire, que ce qui passe aille ce qui ne dure pas et que l'clair +dvore l'ombre glissante? + +--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi: +sois libre. C'est par l qu'on est homme. + +--Comment peut-on tre libre, Eucrite, quand on a un corps? + +--Tu le verras tout l'heure, mon fils. Tout l'heure tu diras: +Eucrite tait libre. + +Le vieillard parlait adoss une colonne de porphyre, le front +clair par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus, +s'tant approchs, se tenaient devant lui ct de Nicias, et tous +quatre, indiffrents aux rires et aux cris des buveurs, +s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de +sagesse que Marcus lui dit: + +--Tu es digne de connatre le vrai Dieu. + +Eucrite rpondit: + +--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage. + +Puis ils parlrent de la mort. + +--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occup me corriger +moi-mme et attentif tous mes devoirs. Devant elle, je lverai au +ciel mes mains pures et je dirai aux dieux: + +Vos images, dieux, que vous avez poses dans le temple de mon me, je +ne les ai point souilles; j'y ai suspendu mes penses ainsi que des +guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vcu en conformit +avec votre providence. J'ai assez vcu. + +En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage +resplendissait de lumire. + +Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allgresse +profonde: + +--Dtache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mre qui tombe, en +rendant grce l'arbre qui l'a porte et en bnissant la terre sa +nourrice! + +A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea +dans sa poitrine. + +Quand ceux qui l'coutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du +fer avait pntr dans le coeur du sage; Eucrite tait entr dans le +repos. Hermodore et Nicias portrent le corps ple et sanglant sur un +des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des +grognements des convives drangs dans leur assoupissement et des +souffles de volupt touffs dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta, +rveill de son lger sommeil de soldat, tait dj auprs du cadavre, +examinant la plaie et criant: + +--Qu'on appelle mon mdecin Ariste! + +Nicias secoua la tte: + +--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent +aimer. Il a, comme nous tous, obi l'ineffable dsir. Et le voil +maintenant semblable aux dieux qui ne dsirent rien. + +Cotta se frappait le front: + +--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'tat, quelle +aberration! + +Cependant Paphnuce et Thas taient rests immobiles, muets, cte +cte, l'me dbordant de dgot, d'horreur et d'esprance. + +Tout coup le moine saisit par la main la comdienne; enjamba avec +elle les ivrognes abattus prs des tres accoupls et, les pieds dans +le vin et le sang rpandus, il l'entrana dehors. + +Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades +s'tendaient des deux cts de la voie solitaire, domines au loin par +le fate tincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la +chausse, tranaient a et l des couronnes effeuilles et des torches +teintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce +arracha avec dgot sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous +ses pieds. + +--Tu les a entendus, ma Thas! s'cria-t-il Ils ont crach toutes les +folies et toutes les abominations. Ils ont tran le divin Crateur de +toutes choses aux gmonies des dmons de l'enfer, ni impudemment le +bien et le mal, blasphm Jsus et vant Judas. Et le plus infme de +tous, le chacal des tnbres, la bte puante, l'arien plein de +corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un spulcre. Ma Thas, +tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de +leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les +talons des esclaves; tu les as vues, ces btes accouples sur les +tapis souills de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard +insens, rpandre un sang plus vil que le vin rpandu dans la +dbauche, et se jeter au sortir de l'orgie la face du Christ +inattendu! Louanges Dieu! Tu as regard l'erreur et tu as connu +qu'elle tait hideuse. Thas, Thas, Thas, rappelle-toi les folies de +ces philosophes, et dis si tu veux dlirer avec eux. Rappelle-toi les +regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux +guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable +elles! + +Thas, le coeur soulev des dgots de cette nuit, et ressentant +l'indiffrence et la brutalit des hommes, la mchancet des femmes, +le poids des heures, soupirait: + +--Je suis fatigue mourir, mon pre! O trouver le repos? Je me +sens le front brlant, la tte vide et les bras si las que je n'aurais +pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre porte +de ma main... + +Paphnuce la regardait avec bont: + +--Courage, ma soeur: l'heure du repos se lve pour toi, blanche et +pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux. + +Ils approchaient de la maison de Thas et voyaient dj, au-dessus du +mur, les ttes des platanes et des trbinthes, qui entouraient la +grotte des Nymphes, frissonner dans la rose au souffle du matin. Une +place publique tait devant eux, dserte, entoure de stles et de +statues votives, et portant ses extrmits des bancs de marbre en +hmicycle, et que soutenaient des chimres. Thas se laissa tomber sur +un de ces bancs. Puis, levant vers le moine un regard anxieux, elle +demanda: + +--Que faut-il faire? + +--Il faut, rpondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher. +Il te dtache du sicle comme le vendangeur cueille la grappe qui +pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin +parfum. coute: il est, douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident, +non loin de la mer, un monastre de femmes dont la rgle, +chef-d'oeuvre de sagesse, mriterait d'tre mise en vers lyriques et +chante aux sons du thorbe et des tambourins. On peut dire justement +que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds terre, ont le +front dans le ciel. Elles mnent en ce monde la vie des anges. Elle +veulent tre pauvres afin que Jsus les aime, modestes afin qu'il les +regarde, chastes afin qu'il les pouse. Il les visite chaque jour en +habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel +enfin qu'il se montra Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te +conduirai aujourd'hui mme dans ce monastre, ma Thas, et bientt +unie ces saintes filles, tu partageras leurs clestes entretiens. +Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mre, la +pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: Ma fille, sois +la bienvenue! + +La courtisane poussa un cri d'admiration: + +--Albine! une fille des Csars! La petite nice de l'empereur Carus! + +--Elle-mme! Albine qui, ne dans la pourpre, revtit la bure et, +fille des matres du monde, s'leva au rang de servante de +Jsus-Christ. Elle sera ta mre. + +Thas se leva et dit: + +--Mne-moi donc la maison d'Albine. + +Et Paphnuce, achevant sa victoire: + +--Certes je t'y conduirai et l, je t'enfermerai dans une cellule o +tu pleureras tes pchs. Car il ne convient pas que tu te mles aux +filles d'Albine avant d'tre lave de toutes tes souillures. Je +scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnire, tu attendras dans +les larmes que Jsus lui-mme vienne, en signe de pardon, rompre le +sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thas; et quel +tressaillement agitera la chair de ton me quand tu sentiras des +doigts de lumire se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs! + +Thas dit pour la seconde fois: + +--Mne-moi, mon pre, la maison d'Albine. + +Le coeur inond de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et +gota presque sans crainte le plaisir de contempler les choses cres; +ses yeux buvaient dlicieusement la lumire de Dieu, et des souffles +inconnus passaient sur son front. Tout coup, reconnaissant, l'un +des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on +entrait dans la maison de Thas, et songeant que les beaux arbres dont +il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il +vit en pense les impurets qui y avaient souill l'air, aujourd'hui +si lger et si pur, et son me en fut soudain si dsole qu'une rose +amre jaillit de ses yeux. + +--Thas, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tte. Mais nous ne +laisserons pas derrire nous les instruments, les tmoins, les +complices de tes crimes passs, ces tentures paisses, ces lits, ces +tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie? +Veux-tu qu'anims par des dmons, emports par l'esprit maudit qui est +en eux, ces meubles criminels courent aprs toi jusque dans le dsert? +Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des siges +infmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et +traverser les airs. Prisse tout ce qui vit ta honte! Hte-toi, Thas! +et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne tes esclaves de +dresser au milieu de cette place un bcher sur lequel nous brlerons +tout ce que ta demeure contient de richesses abominables. + +Thas y consentit. + +--Fais ce que tu veux, mon pre, dit-elle. Je sais que les objets +inanims servent parfois de sjour aux esprits. La nuit, certains +meubles parlent, soit en frappant des coups intervalles rguliers, +soit en jetant des petites lueurs semblables des signaux. Mais cela +n'est rien encore. N'as-tu pas remarqu, mon pre, en entrant dans la +grotte des Nymphes, droite, une statue de femme nue et prte se +baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tte +comme une personne vivante et reprendre aussitt son attitude +ordinaire. J'en ai t glace d'pouvante. Nicias, qui j'ai cont ce +prodige, s'est moqu de moi; pourtant il y a quelque magie en cette +statue, car elle inspira de violents dsirs un certain Dalmate que +ma beaut laissait insensible. Il est certain que j'ai vcu parmi des +choses enchantes et que j'tais expose aux plus grands prils, car +on a vu des hommes touffs par l'embrassement d'une statue d'airain. +Pourtant, il est regrettable de dtruire des ouvrages prcieux faits +avec une rare industrie, et si l'on brle mes tapis et mes tentures, +ce sera une grande perte. Il y en a dont la beaut des couleurs est +vraiment admirable et qui ont cot trs cher ceux qui me les ont +donns. Je possde galement des coupes, des statues et des tableaux +dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire prir. +Mais toi qui sais ce qui est ncessaire, fais ce que tu veux, mon +pre. + +En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu' la petite porte o tant +de guirlandes et de couronnes avaient t suspendues et, l'ayant fait +ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison. +Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils +avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre taient borgnes. +'avait t pour Thas un grand travail et un grand amusement de +runir ces quatre esclaves de mme race et atteints de la mme +infirmit. Quand ils servaient table, ils excitaient la curiosit +des convives, et Thas les forait conter leur histoire. Ils +attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les +valets d'curie, les veneurs, les porteurs de litire et les courriers +aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six +ngres d'un aspect froce, trois esclaves grecs, l'un grammairien, +l'autre pote et le troisime chanteur. Ils s'taient tous rangs en +ordre sur la place publique, quand accoururent les ngresses +curieuses, inquites, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue +jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et +tranant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces +chanettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves +blanches. Quand ils furent tous runis, Thas leur dit en montrant +Paphnuce: + +--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est +en lui et, si vous lui dsobissiez, vous tomberiez morts. + +Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du +dsert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et +fumante les impies qu'ils frappaient de leur bton. + +Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur +ressemblaient et dit aux autres: + +--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et +jetez-y ple-mle tout ce que contient la maison et la grotte. + +Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur matresse du +regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient +les uns contre les autres, en tas, coude coude, doutant si ce +n'tait pas une plaisanterie. + +--Obissez, dit le moine. + +Plusieurs taient chrtiens. Comprenant l'ordre qui leur tait donn, +ils allrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les +autres les imitrent sans dplaisir, car, tant pauvres, ils +dtestaient les richesses et avaient, d'instinct, le got de la +destruction. Comme dj ils levaient le bcher, Paphnuce dit Thas: + +--J'ai song un instant appeler le trsorier de quelque glise +d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom +d'glise et non souille par les btes ariennes), et lui donner tes +biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain +du crime en trsor de justice. Mais cette pense ne venait pas de +Dieu, et je l'ai repousse, et certes, ce serait trop grivement +offenser les bien-aimes de Jsus-Christ que de leur offrir les +dpouilles de la luxure. Thas, tout ce que tu as touch doit tre +dvor par le feu jusqu' l'me. Grces au ciel, ces tuniques, ces +voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la +mer, ne sentiront plus que les lvres et les langues des flammes. +Esclaves, htez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des +torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dpouille tes infmes +parures et va demander la plus humble de tes esclaves, comme une +faveur insigne, la tunique qu'elle revt pour nettoyer les planchers. + +Thas obit. Tandis que les Indiens agenouills soufflaient sur les +tisons, les ngres jetaient dans le bcher des coffres d'ivoire ou +d'bne ou de cdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des +couronnes, des guirlandes et des colliers. La fume montait en colonne +sombre comme dans les holocaustes agrables de l'ancienne loi. Puis le +feu qui couvait, clatant tout coup, fit entendre un ronflement de +bte monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencrent +dvorer leurs prcieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent +l'ouvrage; ils tranaient allgrement les riches tapis, les voiles +brods d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids +des tables, des fauteuils, des coussins pais, des lits aux chevilles +d'or. Trois robustes thiopiens accoururent tenant embrasses ces +statues colores des Nymphes dont l'une avait t aime comme une +mortelle; et l'on et dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et +quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se +brisrent sur les dalles, on entendit un gmissement. + +A ce moment, Thas parut, ses cheveux dnous coulant longs flots, +nu-pieds et vtue d'une tunique informe et grossire qui, pour avoir +seulement touch son corps, s'imprgnait d'une volupt divine. +Derrire elle, s'en venait un jardinier portant noy, dans sa barbe +flottante, un ros d'ivoire. + +Elle fit signe l'homme de s'arrter et s'approchant de Paphnuce, +elle lui montra le petit dieu: + +--Mon pre, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes? +Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son +poids d'or. Sa perte serait irrparable, car il n'y aura plus jamais +au monde un artiste capable de faire un si bel ros. Considre aussi, +mon pre, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le +traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai +pch, ce n'est pas par lui, mon pre, c'est contre lui. Jamais je ne +regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai +fait malgr sa dfense. Il ne permet pas aux femmes de se donner +ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit +l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit ros est joli! Comme il se +cache avec grce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui +m'aimait alors, me l'apporta en me disant: Il te parlera de moi. +Mais l'espigle me parla d'un jeune homme que j'avais connu Antioche +et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont pri sur ce +bcher, mon pre! Conserve cet ros et place-le dans quelque +monastre. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car +l'Amour sait naturellement s'lever aux clestes penses. + +Le jardinier, croyant dj le petit ros sauv, lui souriait comme +un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, +le lana dans les flammes en s'criant: + +--Il suffit que Nicias l'ait touch pour qu'il rpande tous les +poisons. + +Puis, saisissant lui-mme pleines mains les robes tincelantes, les +manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles, +les miroirs, les lampes, les thorbes et les lyres, il les jetait dans +ce brasier plus somptueux que le bcher de Sardanapale, pendant que, +ivres de la joie de dtruire, les esclaves dansaient en poussant des +hurlements sous une pluie de cendres et d'tincelles. + +Un un, les voisins, rveills par le bruit, ouvraient leurs fentres +et cherchaient, en se frottant les yeux, d'o venait tant de fume. +Puis ils descendaient demi vtus sur la place et s'approchaient du +bcher: + +--Qu'est cela? pensaient-ils. + +Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thas avait coutume +d'acheter des parfums ou des toffes, et ceux-l, tout inquiets, +allongeant leur tte jaune et sche, cherchaient comprendre. Des +jeunes dbauchs qui, revenant de souper, passaient par l, prcds +de leurs esclaves, s'arrtaient, le front couronn de fleurs, la +tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de +curieux, sans cesse accrue, sut bientt que Thas, sous l'inspiration +de l'abb d'Antino, brlait ses richesses avant de se retirer dans un +monastre. + +Les marchands songeaient: + +--Thas quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une +chose affreuse penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui +a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire? +A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats +Alexandrie? Cette Thas n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de +nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la +contraindre rester malgr elle dans cette ville. + +Les jeunes gens songeaient de leur ct: + +--Si Thas renonce aux jeux et l'amour, c'en est fait de nos plus +chers amusements. Elle tait la gloire dlicieuse, le doux honneur du +thtre. Elle faisait la joie de ceux mmes qui ne la possdaient pas. +Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas +de baisers dont elle ft tout fait absente, car elle tait la +volupt des volupts, et la seule pense qu'elle respirait parmi nous +nous excitait au plaisir. + +Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nomm Crons, qui +l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphmait le dieu +Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thas tait svrement +juge: + +--C'est une fuite honteuse! + +--Un lche abandon! + +--Elle nous retire le pain de la bouche. + +--Elle emporte la dot de nos filles. + +--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai +vendues. + +--Et les soixante robes qu'elle m'a commandes. + +--Elle doit tout le monde. + +--Qui reprsentera aprs elle Iphignie, lectre et Polyxne? Le beau +Polybe lui-mme n'y russira pas comme elle. + +--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close. + +--Elle tait la claire toile, la douce lune du ciel alexandrin. + +Les mendiants les plus clbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte +et paralytiques, taient maintenant rassembls sur la place; et, se +tranant dans l'ombre des riches, ils gmissaient: + +--Comment vivrons-nous quand Thas ne sera plus l pour nous nourrir? +Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents +malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient +en passant des poignes de pices d'argent. + +Des voleurs, rpandus dans la foule, poussaient des clameurs +assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le +dsordre et d'en profiter pour drober quelque objet prcieux. + +Seul, le vieux Tadde qui vendait la laine de Milet et le lin de +Tarente, et qui Thas devait une grosse somme d'argent, restait +calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le +regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. +Enfin, s'tant approch du jeune Crons, il le tira par la manche et +lui dit tout bas: + +--Toi, le prfr de Thas, beau seigneur, montre-toi et ne souffre +pas qu'un moine te l'enlve. + +--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'cria Crons. Je vais +parler Thas et sans me flatter, je pense qu'elle m'coutera un peu +mieux que ce Lapithe barbouill de suie. Place! Place, canaille! + +Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes, +foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu' Thas et la +tirant part: + +--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si +vraiment tu renonces l'amour. + +Mais Paphnuce se jetant entre Thas et Crons: + +--Impie, s'cria-t-il, crains de mourir si tu touches celle-ci: elle +est sacre, elle est la part de Dieu. + +--Va-t'en, cynocphale! rpliqua le jeune homme furieux; laisse-moi +parler mon amie, sinon je tranerai par la barbe ta carcasse obscne +jusque dans ce feu o je te grillerai comme une andouille. + +Et il tendit la main sur Thas. Mais repouss par le moine avec une +raideur inattendue, il chancela et alla tomber quatre pas en +arrire, au pied du bcher dans les tisons crouls. + +Cependant le vieux Tadde allait de l'un l'autre, tirant l'oreille +aux esclaves et baisant la main aux matres, excitant chacun contre +Paphnuce, et dj il avait form une petite troupe qui marchait +rsolument sur le moine ravisseur. Crons se releva, le visage noirci, +les cheveux brls, suffoqu de fume et de rage. Il blasphma les +dieux et se jeta parmi les assaillants, derrire lesquels les +mendiants rampaient en agitant leurs bquilles. Paphnuce fut bientt +enferm dans un cercle de poings tendus, de btons levs et de cris de +mort. + +--Au gibet! le moine, au gibet! + +--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif! + +Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur. + +--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la +colombe l'aigle du Seigneur. Mais plutt imitez cette femme et, +comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux +faux biens que vous croyez possder et qui vous possdent. Htez-vous: +les jours sont proches et la patience divine commence se lasser. +Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur +les pas de Thas. Dtestez vos crimes qui sont aussi grands que les +siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, +illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une +prostitue? Vous n'tes tous que de vivantes immondices et c'est par +un miracle de la bont cleste que vous ne vous rpandez pas soudain +en ruisseaux de boue. + +Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il +semblait que des charbons ardents sortissent de ses lvres, et ceux +qui l'entouraient l'coutaient malgr eux. + +Mais le vieux Tadde ne restait point oisif. Il ramassait des pierres +et des cailles d'hutres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et, +n'osant les jeter lui-mme, il les glissait dans la main des +mendiants. Bientt les cailloux volrent et une coquille, adroitement +lance, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette +sombre face de martyr, dgouttait, pour un nouveau baptme, sur la +tte de la pnitente, et Thas, oppresse par l'treinte du moine, sa +chair dlicate froisse contre le rude cilice, sentait courir en elle +les frissons de l'horreur et de la volupt. + +A ce moment, un homme lgamment vtu, le front couronn d'ache, +s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'cria: + +--Arrtez! arrtez! Ce moine est mon frre! + +C'tait Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite, +et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans +trop de surprise (car il ne s'tonnait de rien) le bcher fumant, +Thas vtue de bure et Paphnuce lapid. + +Il rptait: + +--Arrtez, vous dis-je; pargnez mon vieux condisciple; respectez la +chre tte de Paphnuce. + +Mais, habitu aux subtils entretiens des sages, il n'avait point +l'imprieuse nergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'couta +point. Une grle de cailloux et d'cailles tombait sur le moine qui, +couvrant Thas de son corps, louait le Seigneur dont la bont lui +changeait les blessures en caresses. Dsesprant de se faire entendre +et trop assur de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit +par la persuasion, Nicias se rsignait dj laisser faire aux dieux, +en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tte d'user +d'un stratagme que son mpris des hommes lui avait tout coup +suggr. Il dtacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonfle +d'or et d'argent, tant celle d'un homme voluptueux et charitable; +puis il courut tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les +pices leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant +leur fureur tait vive; mais peu peu leurs regards se tournrent +vers l'or qui tintait et bientt leurs bras amollis ne menacrent plus +leur victime. Voyant qu'il avait attir leurs yeux et leurs mes, +Nicias ouvrit la bourse et se mit jeter dans la foule quelques +pices d'or et d'argent. Les plus avides se baissrent pour les +ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succs, lana +adroitement et l les deniers et les drachmes. Au son des pices de +mtal qui rebondissaient sur le pav, la troupe des perscuteurs se +rua terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient l'envi, +tandis que, groups autour de Crons, les patriciens regardaient ce +spectacle en clatant de rire. Crons lui-mme y perdit sa colre. Ses +amis encourageaient les rivaux prosterns, choisissaient des champions +et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils +excitaient ces misrables comme on fait des chiens qui se battent. Un +cul-de-jatte ayant russi saisir un drachme, des acclamations +s'levrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mmes +jeter des pices de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place +qu'une infinit de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient +comme les lames d'une mer dmonte. Paphnuce tait oubli. + +Nicias courut lui, le couvrit de son manteau et l'entrana avec +Thas dans des ruelles o ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent +quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils +ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste: + +--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thas veut suivre loin +de nous mon farouche ami. + +--Il est vrai, Nicias, rpondit Thas, je suis fatigue de vivre avec +des hommes comme toi, souriants, parfums, bienveillants, gostes. Je +suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu. +J'ai prouv que la joie n'tait pas la joie et voici que cet homme +m'enseigne qu'en la douleur est la vritable joie. Je le crois, car il +possde la vrit. + +--Et moi, me amie, reprit Nicias, en souriant, je possde les +vrits. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que +lui, et n'en suis, vrai dire, ni plus fier ni plus heureux. + +Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants: + +--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrmement ridicule, +ni mme tout fait draisonnable. Et si je compare ma vie la +tienne, je ne saurais dire laquelle est prfrable en soi. Je vais +tout l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront +prpar, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour +la centime fois, quelque fable milsienne ou quelque trait de +Mtrodore. Toi, tu regagneras ta cellule o, t'agenouillant comme un +chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation +depuis longtemps mches et remches, et le soir, tu avaleras des +raves sans huile. Eh bien! trs cher, en accomplissant ces actes, +dissemblables quant aux apparences, nous obirons tous deux au mme +sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous +rechercherons tous deux notre volupt et nous nous proposerons une fin +commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise +grce te donner tort, chre tte, si je me donne raison. + + Et toi, ma Thas, va et rjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il +est possible, dans l'abstinence et dans l'austrit que tu ne l'as t +dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame +digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obissant notre +nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espce +de satisfaction, tu auras got dans la vie, chre Thas, des volupts +contraires qu'il est rarement donn la mme personne de connatre. +En vrit, je voudrais tre pour une heure un saint de l'espce de +notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc, +Thas! Va o te conduisent les puissances secrtes de ta nature et de +ta destine. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais +l'inanit; mais puis-je te donner mieux que des regrets striles et de +vains souhaits pour prix des illusions dlicieuses qui m'enveloppaient +jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma +bienfaitrice! adieu, bont qui s'ignore, vertu mystrieuse, volupt +des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait +jamais jetes, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde +dcevant. + +Tandis qu'il parlait, une sombre colre couvait dans le coeur du +moine; elle clata en imprcations. + +--Va-t'en, maudit! Je te mprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer, +mille fois plus mchant que ces pauvres gars qui, tout l'heure, me +jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils +faisaient et la grce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour +descendre dans leurs coeurs. Mais toi, dtestable Nicias, tu n'es que +venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le +dsespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de +blasphmes qu'il n'en sort en tout un sicle des lvres fumantes de +Satan. Arrire, rprouv! + +Nicias le regardait avec tendresse. + +--Adieu, mon frre, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu' +l'vanouissement final les trsors de ta foi, de ta haine et de ton +amour! Adieu! Thas: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton +souvenir. + +Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui +avoisinent la grande ncropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers +funbres. Leurs boutiques taient pleines de ces figurines d'argile, +peintes de couleurs claires, qui reprsentent des dieux et des +desses, des mimes, des femmes, de petits gnies ails, et qu'on a +coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-tre +quelques-uns de ces lgers simulacres, qu'il voyait l de ses yeux, +seraient les compagnons de son sommeil ternel; et il lui sembla qu'un +petit ros, sa tunique retrousse, riait d'un rire moqueur. L'ide de +ses funrailles, qu'il voyait par avance, lui tait pnible. Pour +remdier sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un +raisonnement: + +--Certes, se dit-il, le temps n'a point de ralit. C'est une pure +illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il +m'apporter ma mort?... Est-ce dire que je vivrai ternellement? Non, +mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera +jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas +la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est +arriv. Elle existe comme la dernire page d'un livre que je lis et +que je n'ai pas fini. + +Ce raisonnement l'occupa sans l'gayer tout le long de sa route; il +avait l'me noire quand, arriv au seuil de sa maison, il entendit les +rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient la paume en +l'attendant. + +Paphnuce et Thas sortirent de la ville par la porte de la Lune et +suivirent le rivage de la mer. + +--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait +laver tes souillures. + +Il lui parlait avec colre et mpris: + +--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitu aux paens +et aux infidles un corps que l'ternel avait form pour s'en faire un +tabernacle, et tes impurets sont telles que, maintenant que tu sais +la vrit, tu ne peux plus unir tes lvres ou joindre les mains sans +que le dgot de toi-mme ne te soulve le coeur. + +Elle le suivait docilement, par d'pres chemins, sous l'ardent soleil. +La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais, +loin d'prouver cette fausse piti qui amollit les coeurs profanes, +Paphnuce se rjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui +avait pch. Dans le transport d'un saint zle, il aurait voulu +dchirer de verges ce corps qui gardait sa beaut comme un tmoignage +clatant de son infamie. Ses mditations entretenaient sa pieuse +fureur et, se rappelant que Thas avait reu Nicias dans son lit, il +en forma une ide si abominable que tout son sang reflua vers son +coeur et que sa poitrine fut prs de se rompre. Ses anathmes, +touffs dans sa gorge, firent place des grincements de dents. Il +bondit, se dressa devant elle, ple, terrible, plein de Dieu, la +regarda jusqu' l'me, et lui cracha au visage. + +Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant +il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abme. Il +allait, saintement irrit. Il mditait de venger le Christ afin que le +Christ ne se venget pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied +de Thas coula sur le sable. Alors, il sentit la fracheur d'un +souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui +montrent abondamment aux lvres, il pleura, il courut se prosterner +devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient. +Il murmura cent fois: + +--Ma soeur, ma soeur, ma mre, trs sainte! + +Il pria: + +--Anges du ciel, recueillez prcieusement cette goutte de sang et +portez-la devant le trne du Seigneur. Et qu'une anmone miraculeuse +fleurisse sur le sable arros par le sang de Thas, afin que tous ceux +qui verront cette fleur recouvrent la puret du coeur et des sens! O +sainte, sainte, trs sainte Thas! + +Comme il priait et prophtisait ainsi, un jeune garon vint passer +sur un ne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thas sur +l'ne, prit la bride et suivit le chemin commenc. Vers le soir, ayant +rencontr un canal ombrag de beaux arbres, il attacha l'ne au tronc +d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec +Thas un pain qu'ils mangrent assaisonn de sel et d'hysope. Ils +buvaient l'eau frache dans le creux de leur main et s'entretenaient +de choses ternelles. Elle disait: + +--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respir un air si lger, et +je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent. + +Paphnuce rpondait: + +--Vois, c'est le soir, ma soeur. Les ombres bleues de la nuit +couvrent les collines. Mais bientt tu verras briller dans l'aurore +les tabernacles de vie; bientt tu verras s'allumer les roses de +l'ternel matin. + +Ils marchrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune +effleurait la cime argente des flots, ils chantaient des psaumes et +des cantiques. Quand le soleil se leva, le dsert s'tendait devant +eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisire +du sable, des cellules blanches s'levaient prs des palmiers dans +l'aurore. + +--Mon pre, demanda Thas, sont-ce l les tabernacles de vie? + +--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut o je +t'enfermerai de mes mains. + +Bientt ils dcouvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient +prs des demeures asctiques comme des abeilles autour des ruches. Il +y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprtaient les lgumes; +plusieurs filaient la laine, et la lumire du ciel descendait sur +elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres mditaient l'ombre des +tamaris; leurs mains blanches pendaient leur ct, car, tant +pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles +n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prire, la contemplation +et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles taient +vtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains taient +appeles les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes taient +voiles, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des +boucles de cheveux; et il faut croire que c'tait malgr elles, car la +rgle ne le permettait pas. Une dame trs vieille, grande, blanche, +allait de cellule en cellule, appuye sur un sceptre de bois dur. +Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son +voile, et dit: + +--La paix du Seigneur soit avec toi, vnrble Albine! J'apporte la +ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouve perdue sur un +chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et +rchauffe de mon souffle. Je te la donne. + +Et il lui dsigna du doigt la comdienne, qui s'agenouilla devant la +fille des Csars. + +Albine arrta un moment sur Thas son regard perant, lui ordonna de +se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine: + +--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries. + +Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thas avait t conduite +la maison du salut et il demanda qu'elle ft d'abord enferme dans une +cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pnitente dans une +cabane reste vide depuis la mort de la vierge Lta qui l'avait +sanctifie. Il n'y avait dans l'troite chambre qu'un lit, une table +et une cruche, et Thas, quand elle posa le pied sur le seuil, fut +pntre d'une joie infinie. + +--Je veux moi-mme clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que +Jsus viendra rompre de ses mains. + +Il alla prendre au bord de la fontaine une poigne d'argile humide, y +mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des +fentes de l'huis. Puis, s'tant approch de la fentre prs de +laquelle Thas se tenait paisible et contente, il tomba genoux, loua +par trois fois le Seigneur et s'cria: + +--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que +ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant! + +Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'loigna lentement. + +Albine appela une de ses vierges. + +--Ma fille, lui dit-elle, va porter Thas ce qui lui est ncessaire: +du pain, de l'eau et une flte trois trous. + + + +III + +L'EUPHORBE + + +Paphnuce tait de retour au saint dsert. Il avait pris, vers +Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au +monastre de l'abb Srapion. Quand il dbarqua, ses disciples +s'avancrent au-devant, de lui avec de grandes dmonstrations de joie. +Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosterns terre, +baisaient les sandales de l'abb. Car ils savaient dj ce que le +saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines +recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis +intressant la sret et la gloire de l'glise. Les nouvelles +couraient dans le dsert avec la rapidit du simoun. + +Et tandis que Paphnuce s'enfonait dans les sables, ses disciples le +suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui tait l'ancien de ses +frres, saisi tout coup d'un pieux dlire, se mit chanter un +cantique inspir: + + --Jour bni! Voici que notre pre nous est rendu! + + Il nous revient, charg de nouveaux mrites dont le prix nous sera + compt! + + Car les vertus du pre sont la richesse des enfants et la saintet + de l'abb embaume toutes les cellules. + + Paphnuce, notre pre, vient de donner Jsus-Christ une nouvelle + pouse. + + Il a chang par son art merveilleux une brebis noire en brebis + blanche. + + Et voici qu'il nous revient charg de nouveaux mrites. + + Semblable l'abeille de l'Arsinotide, qu'alourdit le nectar des + fleurs. + + Comparable au blier de Nubie, qui peut peine supporter le poids + de sa laine abondante. + + Clbrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile! + +Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous genoux +et dirent: + +--Que notre pre nous bnisse et qu'il nous donne chacun une mesure +d'huile pour fter son retour! + +Seul, Paul le Simple, rest debout, demandait: Quel est cet homme? +et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde +ce qu'il disait, parce qu'on le savait dpourvu d'intelligence, bien +que rempli de pit. + +L'abb d'Antino, renferm dans sa cellule, songea: + +--J'ai donc enfin regagn l'asile de mon repos et de ma flicit. Je +suis donc rentr dans la citadelle de mon contentement. D'o vient que +ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs +ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon dpart, n'est +chang dans cette demeure d'lection. Voici ma table et mon lit. Voici +la tte de momie qui m'inspira tant de fois des penses salutaires, et +voici le livre o j'ai si souvent cherch les images de Dieu. Et +pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laiss. Les choses +m'apparaissent tristement dpouilles de leurs grces coutumires, et +il me semble que je les vois aujourd'hui pour la premire fois. En +regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis tailles de mes +mains, cette tte noire et dessche, ces rouleaux de papyrus remplis +des dictes de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Aprs les +avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hlas! puisqu'en ralit +rien n'est chang autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que +j'tais. Je suis un autre. Le mort, c'tait moi! Qu'est-il devenu, mon +Dieu? Qu'a-t-il emport? Que m'a-t-il laiss? Et qui suis-je? + +Et il s'inquitait surtout de trouver malgr lui que sa cellule tait +petite, tandis qu'en la considrant par les yeux de la foi, on devait +l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commenait. + +S'tant mis prier, le front contre terre, il recouvra un peu de +joie. Il y avait peine une heure qu'il tait en oraison, quand +l'image de Thas passa devant ses yeux. Il en rendit grces Dieu: + +--Jsus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais l ton immense +bont: tu veux que je me plaise, m'assure et me rassrne la vue de +celle que je t'ai donne. Tu prsentes mes yeux son sourire +maintenant dsarm, sa grce dsormais innocente, sa beaut dont j'ai +arrach l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle +que je l'ai orne et purifie ton intention, comme un ami rappelle +en souriant son ami le prsent agrable qu'il en a reu. C'est +pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assur que sa vision vient +de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donne, mon Jsus. +Garde-la puisqu'elle te plat et ne souffre pas surtout que ses +charmes brillent pour d'autres que pour toi. + +Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thas plus +distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se +rendit tmoignage, disant: + +--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu. + +Pourtant, sa grande surprise, il ne gotait pas la paix du coeur. Il +soupirait: + +--Pourquoi es-tu triste, mon me, et pourquoi me troubles-tu? + +Et son me demeurait inquite. Il resta trente jours dans cet tat de +tristesse qui prsage au solitaire de redoutables preuves. L'image de +Thas ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point +parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'tait +l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rve, les +cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il +en cria d'pouvante et se rveilla couvert d'une sueur glace. Les +yeux encore cills par le sommeil, il sentit un souffle humide et +chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes +poses au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et +riait du fond de sa gorge. + +Paphnuce en prouva un immense tonnement et il lui sembla qu'une tour +s'abmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa +confiance croule. Il fut quelque temps incapable de penser; puis, +ayant recouvr ses esprits, sa mditation ne fit qu'accrotre son +inquitude. + +--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les +prcdentes, vient de Dieu; elle tait bonne et c'est ma perversit +naturelle qui l'a gte, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure. +J'ai, par mon indignit, chang l'dification en scandale, ce dont le +chacal diabolique a immdiatement tir un grand avantage. Ou bien +cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et +elle tait empeste. Et dans ce cas, je doute prsent si les +prcdentes avaient, comme je l'ai cru, une cleste origine. Je suis +donc incapable d'une sorte de discernement, qui est ncessaire +l'ascte. Dans les deux cas, Dieu me marque un loignement dont je +sens l'effet sans m'en expliquer la cause. + +Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse: + +--Dieu juste, quelles preuves rserves-tu tes serviteurs, si les +apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi +connatre, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui +vient de l'Autre! + +Et comme Dieu, dont les desseins sont impntrables, ne jugea pas +convenable d'clairer son serviteur, Paphnuce, plong dans le doute, +rsolut de ne plus songer Thas. Mais sa rsolution demeura strile. +L'absente tait sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il +mditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche idale tait +prcde par un bruit lger, tel que celui d'une toffe qu'une femme +froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que +n'offrent point les ralits, lesquelles sont par elles-mmes +mouvantes et confuses, tandis que les fantmes, qui procdent de la +solitude, en portent les profonds caractres et prsentent une fixit +puissante. Elle venait lui sous diverses apparences; tantt pensive, +le front ceint de sa dernire couronne prissable, vtue comme au +banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, seme de fleurs +d'argent; tantt voluptueuse dans le nuage de ses voiles lgers et +baigne encore des ombres tides de la grotte des Nymphes; tantt +pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie cleste; tantt +tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa +poitrine nue, pare du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquitait +le plus dans ces visions, c'tait que les couronnes, les tuniques, les +voiles, qu'il avait brls de ses propres mains pussent ainsi revenir; +il lui devenait vident que ces choses avaient une me imprissable et +il s'criait: + +--Voici que les mes innombrables des pchs de Thas viennent moi! + +Quand il dtournait la tte, il sentait Thas derrire lui et il n'en +prouvait que plus d'inquitude. Ses misres taient cruelles. Mais +comme son me et son corps restaient purs au milieu des tentations, il +esprait en Dieu et lui faisait de tendres reproches. + +--Mon Dieu, si je suis all la chercher si loin parmi les gentils, +c'tait pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je ptisse +de ce que j'ai fait dans ton intrt. Protge-moi, mon doux Jsus! mon +Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantme accomplisse ce que +n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomph de la chair, ne +souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis expos +prsentement des dangers plus grands que ceux que je courus jamais. +J'prouve et je sais que le rve a plus de puissance que la ralit. +Et comment en pourrait-il tre autrement, puisqu'il est lui-mme une +ralit suprieure? Il est l'me des choses. Platon lui-mme, bien +qu'il ne ft qu'un idoltre, a reconnu l'existence propre des ides. +Dans ce banquet des dmons o tu m'as accompagn, Seigneur, j'ai +entendu des hommes, il est vrai, souills de crimes, mais non point, +certes, dnus d'intelligence, s'accorder reconnatre que nous +percevons dans la solitude, dans la mditation et dans l'extase des +objets vritables; et ton criture, mon Dieu, atteste maintes fois la +vertu des songes et la force des visions formes, soit par toi, Dieu +splendide, soit par ton adversaire. + +Un homme nouveau tait en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu, +et Dieu ne se htait point de l'clairer. Ses nuits n'taient plus +qu'un long rve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un +matin, il se rveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, la +clart de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des +crimes. Thas tait venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis +qu'il pleurait, elle s'tait glisse dans sa couche. Il ne lui restait +plus de doutes: l'image de Thas tait une image impure. + +Le coeur soulev de dgot, il s'arracha de sa couche souille et se +cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures +coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule. +Pour la premire fois depuis de longs jours, Paphnuce tait seul. Le +fantme l'avait enfin quitt et son absence mme tait pouvantable. +Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein +d'horreur: + +--Comment ne l'ai-je point repousse? Comment ne me suis-je pas +arrach de ses bras froids et de ses genoux brlants? + +Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu prs de cette couche +abominable et il craignait que, sa cellule tant profane, les dmons +n'y pntrassent librement toute heure. Ses craintes ne le +trompaient point. Les sept petits chacals, retenus nagure sur le +seuil, entrrent la file et s'allrent blottir sous le lit. A +l'heure de vpres, il en vint un huitime dont l'odeur tait infecte. +Le lendemain, un neuvime se joignit aux autres et bientt il y en eut +trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus +petits mesure qu'ils se multipliaient et, n'tant pas plus gros que +des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux, +ayant saut sur la tablette de bois place au chevet du lit, se tenait +les quatre pattes runies sur la tte de mort et regardait le moine +avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals. + +Pour expier l'abomination de son rve et fuir les penses impures, +Paphnuce rsolut de quitter sa cellule, dsormais immonde, et de se +livrer au fond du dsert des austrits inoues, des travaux +singuliers, des oeuvres trs neuves. Mais avant d'accomplir son +dessein, il se rendit auprs du vieillard Palmon, afin de lui +demander conseil. + +Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'tait au +dclin du jour. Le Nil tait bleu et coulait au pied des collines +violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une +colombe qui s'tait pose sur son paule. + +--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frre Paphnuce! Admire sa bont: +il m'envoie les btes qu'il a cres pour que je m'entretienne avec +elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du +ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou, +et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon +frre, m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je +poserai l mon arrosoir et je t'couterai. + +Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses +jours, les rves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la +foule des chacals. + +--Ne penses-tu pas, mon pre, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans +le dsert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'tonner +le diable par mes austrits? + +--Je ne suis qu'un pauvre pcheur, rpondit Palmon, et je connais mal +les hommes, ayant pass toute ma vie dans ce jardin, avec des +gazelles, de petits livres et des pigeons. Mais il me semble, mon +frre, que ton mal vient surtout de ce que tu as pass sans mnagement +des agitations du sicle au calme de la solitude. Ces brusques +passages ne peuvent que nuire la sant de l'me. Il en est de toi, +mon frre, comme d'un homme qui s'expose presque dans le mme temps +une grande chaleur et un grand froid. La toux l'agite et la fivre +le tourmente. A ta place, frre Paphnuce, loin de me retirer tout de +suite dans quelque dsert affreux, je prendrais les distractions qui +conviennent un moine et un saint abb. Je visiterais les +monastres du voisinage. Il y en a d'admirables, ce que l'on +rapporte. Celui de l'abb Srapion contient, m'a-t-on dit, mille +quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont diviss en +autant de lgions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure +mme que certains rapports sont observs entre le caractre des moines +et la figure des lettres qui les dsignent et que, par exemple, ceux +qui sont placs sous le Z ont le caractre tortueux, tandis que les +lgionnaires rangs sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si +j'tais de toi, mon frre, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je +n'aurais point de repos que je n'aie contempl une chose si +merveilleuse. Je ne manquerais pas d'tudier les constitutions des +diverses communauts qui sont semes sur les bords du Nil, afin de +pouvoir les comparer entre elles. Ce sont l des soins convenables +un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ou dire que l'abb +Ephrem a rdig des rgles spirituelles d'une grande beaut. Avec sa +permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile. +Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumes manier la bche, +n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le +mince roseau de l'crivain. Mais toi, mon frre, tu possdes la +connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne +saurait trop admirer une belle criture. Le travail de copiste et de +lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises penses. +Frre Paphnuce, que ne mets-tu par crit les enseignements de Paul et +d'Antoine, nos pres? Peu peu tu retrouveras dans ces pieux travaux +la paix de l'me et des sens; la solitude redeviendra aimable ton +coeur et bientt tu seras en tat de reprendre les travaux asctiques +que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il +ne faut pas attendre un grand bien d'une pnitence excessive. Du temps +qu'il tait parmi nous, notre pre Antoine avait coutume de dire: +L'excs du jene produit la faiblesse et la faiblesse engendre +l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des +abstinences indiscrtement prolonges. On peut dire de ceux-ci qu'ils +se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanims au +pouvoir du dmon. Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis +qu'un ignorant, mais avec la grce de Dieu, j'ai retenu les propos de +notre pre. + +Paphnuce rendit grces Palmon et promit de mditer ses conseils. +Ayant franchi la barrire de roseaux qui fermait le petit jardin, il +se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis +que la colombe se balanait sur son dos arrondi. A cette vue il fut +pris de l'envie de pleurer. + +En rentrant dans sa cellule, il y trouva un trange fourmillement. On +et dit des grains de sable agits par un vent furieux, et il reconnut +que c'tait des myriades de petits chacals. Cette nuit-l, il vit en +songe une haute colonne de pierre, surmonte d'une figure humaine et +il entendit une voix qui disait: + +--Monte sur cette colonne! + +A son rveil, persuad que ce songe lui tait envoy du ciel, il +assembla ses disciples et leur parla de la sorte: + +--Mes fils bien-aims, je vous quitte pour aller o Dieu m'envoie. +Pendant mon absence, obissez Flavien comme moi-mme et prenez +soin de notre frre Paul. Soyez bnis. Adieu. + +Tandis qu'il s'loignait, ils demeuraient prosterns terre et, quand +ils relevrent la tte, ils virent sa grande forme noire l'horizon +des sables. + +Il marcha jour et nuit, jusqu' ce qu'il et atteint les ruines de ce +temple bti jadis par les idoltres et dans lequel il avait dormi +parmi les scorpions et les sirnes lors de son voyage merveilleux. Les +murs couverts de signes magiques taient debout. Trente fts +gigantesques qui se terminaient en ttes humaines ou en fleurs de +lotus soutenaient encore d'normes poutres de pierre. Seule +l'extrmit du temple, une de ces colonnes avait secou son faix +antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tte d'une +femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front +des cornes de vache. + +Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait t montre +dans son rve et il l'estima haute de trente-deux coudes. S'tant +rendu dans le village voisin, il fit faire une chelle de cette +hauteur et, quand l'chelle fut applique la colonne, il y monta, +s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur: + +--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puiss-je y +rester en ta grce jusqu' l'heure de ma mort. + +Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant la Providence divine +et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi +subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes +vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau +frache, que les jeunes garons montrent jusqu'au fate de la +colonne. + +Le chapiteau n'tait pas assez large pour que le moine pt s'y tendre +tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croises et la +tte contre la poitrine, et le sommeil tait pour lui une fatigue plus +cruelle que la veille. A l'aurore, les perviers l'effleuraient de +leurs ailes, et il se rveillait plein d'angoisse et d'pouvante. + +Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'chelle, craignait +Dieu. mu la pense que le saint tait expos au soleil et la +pluie, et redoutant qu'il ne vnt choir pendant son sommeil, cet +homme pieux tablit sur la colonne un toit et une balustrade. + +Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se rpandait de +village en village et les laboureurs de la valle venaient, le +dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite. +Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa +retraite sublime, se rendirent auprs de lui et obtinrent la faveur de +se btir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient +se ranger en cercle autour du matre qui leur faisait entendre des +paroles d'dification: + +--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables ces petits enfants +que Jsus aimait. L est le salut. Le pch de la chair est la source +et le principe de tous les pchs: ils sortent de lui comme d'un pre. +L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colre et l'envie sont sa +postrit bien-aime. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu +les riches emports par le vice de luxure qui, semblable un fleuve +la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer. + +Les abbs Ephrem et Srapion, instruits d'une telle nouveaut, +voulurent la voir de leurs yeux. Dcouvrant au loin sur le fleuve la +voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se +dfendre de penser que Dieu l'avait rig en exemple aux solitaires. A +sa vue, les deux saints abbs ne dissimulrent point leur surprise; +s'tant consults, ils tombrent d'accord pour blmer une pnitence si +extraordinaire, et ils exhortrent Paphnuce descendre. + +--Un tel genre de vie est contraire l'usage, disaient-ils; il est +singulier et hors de toute rgle. + +Mais Paphnuce leur rpondit: + +--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les +travaux du moine ne doivent-ils pas tre singuliers comme lui-mme? +C'est par un signe de Dieu que je suis mont ici; c'est un signe de +Dieu qui m'en fera descendre. + +Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux +disciples de Paphnuce et se btissaient des abris autour de l'ermitage +arien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hissrent sur +les dcombres du temple; mais blms de leurs frres et vaincus par la +fatigue, ils renoncrent bientt ces pratiques. + +Les plerins affluaient. Il y en avait qui venaient de trs loin et +ceux-l avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'ide de leur +vendre de l'eau frache et des pastques. Adosse la colonne, +derrire ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous +une toile raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A +l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et +construisit un four tout ct, dans l'espoir de vendre des pains et +des gteaux aux trangers. Comme la foule des visiteurs grossissait +sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'gypte +commenaient venir, un homme avide de gain leva un caravansrail +pour loger les matres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs +mulets. Il y eut bientt devant la colonne un march o les pcheurs +du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs lgumes. Un +barbier, qui rasait les gens en plein air, gayait la foule par ses +joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps envelopp de silence et +de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la +vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines +et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontes de l'image +du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en +gyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la +vraie bire de Cilicie._ Sur les murs, sculpts de figures antiques, +les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons +fums, des livres morts et des moutons corchs. Le soir, les vieux +htes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le +fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une +patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la +fume des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes. +Tout alentour, des arpenteurs traaient des rues, des maons +btissaient des couvents, des chapelles, des glises. Au bout de six +mois, une ville tait fonde, avec un corps de garde, un tribunal, une +prison et une cole tenue par un vieux scribe aveugle. + +Les plerins succdaient sans cesse aux plerins. Les vques et les +chorvques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche +d'Antioche, qui se trouvait alors en gypte, vint avec tout son +clerg. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite +et les chefs des glises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase, +le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbs Ephrm et +Srapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premires +dfiances. Paphnuce leur rpondit: + +--Sachez, mes frres, que la pnitence que j'endure est peine gale +aux tentations qui me sont envoyes et dont le nombre et la force +m'tonnent. Un homme, le voir du dehors, est petit, et, du haut du +socle o Dieu m'a port, je vois les tres humains s'agiter comme des +fourmis. Mais le considrer en dedans, l'homme est immense: il est +grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'tend devant +moi, ces monastres, ces htelleries, ces barques sur le fleuve, ces +villages, et ce que je dcouvre au loin de champs, de canaux, de +sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est +en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des dserts +illimits. Et le mal, le mal et la mort, tendus sur cette immensit, +la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis moi seul un +univers de penses mauvaises. + +Il parlait ainsi parce que le dsir de la femme tait en lui. + +Le septime mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Sas des +femmes, qui longtemps striles, espraient obtenir des enfants par +l'intercession du saint homme et la vertu de la stle. Elles +frottaient contre la pierre leurs ventres infconds. Puis ce furent, +perte de vue, des chariots, des litires, des brancards qui +s'arrtaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en +sortait des malades effrayants voir. Des mres prsentaient +Paphnuce leurs jeunes garons dont les membres taient retourns, les +yeux rvulss, la bouche cumeuse et la voix rauque. Il imposait sur +eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allongs, et +levaient vers lui, au hasard, leur face perce de deux trous +sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilit pesante, la +maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des +boiteux lui prsentaient leur pied-bot; des cancreuses prenant leur +poitrine deux mains, dcouvraient devant lui leur sein dvor par +l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient dposer +terre, et il semblait qu'on dcharget des outres. Il les bnissait. +Des Nubiens, atteints de la lpre lphantine, avanaient d'un pas +lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanim. +Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civire +une jeune fille d'Aphroditopolis qui, aprs avoir vomi du sang, +dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses +parents, qui la croyaient morte, avaient pos une palme sur sa +poitrine. Paphnuce, ayant pri Dieu, la jeune fille souleva la tte et +ouvrit les yeux. + +Comme le peuple publiait partout les miracles oprs par le saint, les +malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin, +accouraient de toutes les parties d'gypte en lgions innombrables. +Ds qu'ils apercevaient la stle, ils taient saisis de convulsions, +se roulaient terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose +peine croyable! les assistants, agits leur tour par un violent +dlire, imitaient les contorsions des pileptiques. Moines et +plerins, hommes, femmes, se vautraient, se dbattaient ple-mle, les +membres tordus, la bouche cumeuse, avalant de la terre poigne et +prophtisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson +lui secouer les membres et criait vers Dieu: + +--Je suis le bouc missaire et je prends en moi toutes les impurets +de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de +mauvais esprits. + +Chaque fois qu'un malade s'en allait guri, les assistants +l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de rpter: + +--Nous venons de voir une autre fontaine de Silo. + +Dj des centaines de bquilles pendaient la colonne miraculeuse; +des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images +votives. Des Grecs y traaient des distiques ingnieux, et comme +chaque plerin venait y graver son nom, la pierre fut bientt couverte + hauteur d'homme d'une infinit de caractres latins, grecs, coptes, +puniques, hbreux, syriaques et magiques. + +Quand vinrent les ftes de Pques, il y eut dans cette cit du miracle +une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au +temps des mystres antiques. On voyait se mler, se confondre sur une +vaste tendue la robe bariole des gyptiens, le burnous des Arabes, +le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux +longs plis des Romains, les sayons et les braies carlates des +Barbares et les tuniques lames d'or des courtisanes. Des femmes +voiles passaient sur leur ne, prcdes d'eunuques noirs qui leur +frayaient un chemin coups de bton. Des acrobates, ayant tendu un +tapis terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec +lgance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de +serpents, les bras allongs, droulaient leurs ceintures vivantes. +Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, +grondait. Les imprcations des chameliers qui frappaient leurs btes, +les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lpre et +le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de +l'criture, les miaulements des femmes tombes en crise prophtique, +les glapissements des mendiants qui rptaient d'antiques chansons de +harem, le blement des moutons, le braiement des nes, les appels des +marins aux passagers attards, tous ces bruits confondus faisaient un +vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des +petits ngrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes +fraches. + +Et tous ces tres divers s'touffaient sous le ciel blanc, dans un air +pais, charg du parfum des femmes, de l'odeur des ngres, de la fume +des fritures et des vapeurs des gommes que les dvotes achetaient +des bergers pour les brler devant le saint. + +La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des +lanternes, et ce n'taient plus qu'ombres rouges et formes noires. +Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le +visage clair par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou +enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia +et puis se changea lui-mme en arbre. Il faisait de grands gestes, que +son ombre rptait avec des dformations risibles, et l'auditoire +merveill poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les +buveurs, couchs sur des divans, demandaient de la bire et du vin. +Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, reprsentaient devant +eux des scnes religieuses et lascives. A l'cart, des jeunes hommes +jouaient aux ds ou la mourre et des vieillards suivaient dans +l'ombre les prostitues. Seule, au-dessus de ces formes agites, +s'levait l'immuable colonne; la tte aux cornes de vache regardait +dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et +la terre. Tout coup la lune se lve sur le Nil, semblable l'paule +nue d'une desse. Les collines ruissellent de lumire et d'azur, et +Paphnuce croit voir la chair de Thas tinceler dans les lueurs des +eaux, parmi les saphirs de la nuit. + +Les jours s'coulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand +vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant travers les fentes +de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent +incapables de mouvement. Brle par le soleil, rougie par la rose, sa +peau se fendait; de larges ulcres dvoraient ses bras et ses jambes. +Mais le dsir de Thas le consumait intrieurement et il criait: + +--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des +penses immondes! Encore de monstrueux dsirs! Seigneur, fais passer +en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est +faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les pchs du monde, +comme je l'ai entendu dire certain forgeron d'impostures, cette +fable contient pourtant un sens cach dont je reconnais aujourd'hui +l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent +dans l'me des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les +mes des justes sont-elles souilles de plus de fange que n'en contint +jamais l'me d'un pcheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, +d'avoir fait de moi l'gout de l'univers. + +Mais voici qu'une grande rumeur s'leva un jour dans la ville sainte +et monta jusqu'aux oreilles de l'ascte: un trs grand personnage, un +homme des plus illustres, le prfet de la flotte d'Alexandrie, Lucius +Aurlius Cotta va venir, il vient, il approche! + +La nouvelle tait vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les +canaux et la navigation du Nil, avait tmoign plusieurs reprises le +dsir de voir le stylite et la nouvelle ville, laquelle on donnait +le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve +tout couvert de voiles. A bord d'une galre dore et tendue de +pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied terre et +s'avana accompagn d'un secrtaire, qui portait ses tablettes, et +d'Ariste, son mdecin, avec qui il aimait converser. + +Une suite nombreuse marchait derrire lui et la berge se remplissait +de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne, +il s'arrta et se mit examiner le stylite en s'pongeant le front +avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait +beaucoup observ dans ses longs voyages. Il aimait se souvenir et +mditait d'crire, aprs l'histoire punique, un livre des choses +singulires qu'il avait vues. Il semblait s'intresser beaucoup au +spectacle qui s'offrait lui. + +--Voil qui est trange! disait-il tout suant et soufflant. Et, +circonstance digne d'tre rapporte, cet homme est mon hte. Oui, ce +moine vint souper chez moi l'an pass; aprs quoi il enleva une +comdienne. + +Et, se tournant vers son secrtaire: + +--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la +colonne, sans oublier la forme du chapiteau. + +Puis, s'pongeant le front de nouveau: + +--Des personnes dignes de foi m'ont assur, que depuis un an qu'il est +mont sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quitte un moment. +Ariste, cela est-il possible? + +--Cela est possible un fou et un malade, rpondit Ariste, et ce +serait impossible un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu +pas, Lucius, que parfois les maladies de l'me et du corps +communiquent ceux qui en sont affligs des pouvoirs que ne possdent +pas les hommes bien portants. Et, vrai dire, il n'y a rellement ni +bonne ni mauvaise sant. Il y a seulement des tats diffrents des +organes. A force d'tudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis +arriv les considrer comme les formes ncessaires de la vie. Je +prends plus de plaisir les tudier qu' les combattre. Il y en a +qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un +dsordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle +chose qu'une fivre quarte! Parfois certaines affections du corps +dterminent une exaltation subite des facults de l'esprit. Tu connais +Cron. Enfant, il tait bgue et stupide. Mais s'tant fendu le crne +en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu +sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe cach. +D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te +semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent +garder une entire immobilit, non point seulement le long d'une +anne, mais durant vingt, trente et quarante ans. + +--Par Jupiter! s'cria Cotta, voil une grande aberration! Car l'homme +est n pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il +est commis au prjudice de l'tat. Je ne sais trop quelle croyance +rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la +rattacher certains cultes asiatiques. Du temps que j'tais +gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus rigs sur les propyles de +la ville d'Hra. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant +sept jours. Le peuple est persuad que cet homme, conversant avec les +dieux, obtient de leur providence la prosprit de la Syrie. Cette +coutume me parut dnue de raison; toutefois, je ne fis rien pour la +dtruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir +les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il +n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir +est de donner satisfaction celles qui existent et qui, bonnes ou +mauvaises, ont t dtermines par le gnie des temps, des lieux et +des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre +rvolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est +justement dtest. D'ailleurs, comment s'lever au-dessus des +superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolrant? +Ariste, je suis d'avis qu'on laisse ce nphlococcygien en paix dans +les airs, expos seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en +le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me +rendant compte de ses penses et de ses croyances. + +Il souffla, toussa, posa la main sur l'paule de son secrtaire: + +--Enfant, note que dans certaines sectes chrtiennes, il est +recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes. +Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinits +gnsiques. Mais, cet gard, nous devons l'interroger lui-mme. + +Puis, levant la tte et portant sa main sur ses yeux pour n'tre point +aveugl par le soleil, il enfla sa voix: + +--Hol! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hte, rponds-moi. +Que fais-tu l-haut? Pourquoi y es-tu mont et pourquoi y demeures-tu? +Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique? + +Paphnuce, considrant que Cotta tait idoltre, ne daigna pas lui +faire de rponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit: + +--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les pchs du monde et +gurit les maladies. + +--Par Jupiter! tu l'entends, Ariste, s'cria Cotta. Le +nphlococcygien exerce, comme toi, la mdecine! Que dis-tu d'un +confrre si lev? + +Ariste secoua la tte: + +--Il est possible qu'il gurisse mieux que je ne fais moi-mme +certaines maladies, telles, par exemple, que l'pilepsie, nomme +vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient galement +divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal +est en partie dans l'imagination et tu reconnatras, Lucius, que ce +moine ainsi juch sur cette tte de desse frappe l'imagination des +malades plus fortement que je ne saurais le faire, courb dans mon +officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces, +Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science. + +--Lesquelles? demanda Cotta. + +--L'ignorance et la folie, rpondit Ariste. + +--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en +ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un crivain habile +raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares +ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave +et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou +plutt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes +Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi. + +Ces paroles, entendues par les assistants, passrent de bouche en +bouche et, publies par les fidles, ajoutrent une incomparable +splendeur la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les +ornrent et les transformrent, et l'on contait que le saint, du haut +de sa stle, avait converti le prfet de la flotte la foi des +aptres et des pres de Nice. Les croyants donnaient aux dernires +paroles de Lucius Aurlius Cotta un sens figur; dans leur bouche le +souper auquel ce personnage avait convi l'ascte devenait une sainte +communion, des agapes spirituelles, un banquet cleste. On +enrichissait le rcit de cette rencontre de circonstances +merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les +premiers. On disait qu'au moment o Cotta, aprs une longue dispute, +avait confess la vrit, un ange tait venu du ciel essuyer la sueur +de son front. On ajoutait que le mdecin et le secrtaire du prfet de +la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle tant +notoire, les diacres des principales glises de Lybie en rdigrent +les actes authentiques. On peut dire sans exagration que, ds lors, +le monde entier fut saisi du dsir de voir Paphnuce, et qu'en Occident +comme en Orient, tous les chrtiens tournaient vers lui leurs regards +blouis. Les plus illustres cits d'Italie lui envoyrent des +ambassadeurs, et le csar de Rome, le divin Constant, qui soutenait +l'orthodoxie chrtienne, lui crivit une lettre que des lgats lui +remirent avec un grand crmonial. Or, une nuit, tandis que la ville +close ses pieds dormait dans la rose, il entendit une voix qui +disait: + +--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole. +Dieu t'a suscit pour sa gloire. Il t'a choisi pour oprer des +miracles, gurir les malades, convertir les paens, clairer les +pcheurs, confondre les ariens et rtablir la paix de l'glise. + +Paphnuce rpondit: + +--Que la volont de Dieu soit faite! + +La voix reprit: + +--Lve-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance, +qui, loin d'imiter la sagesse de son frre Constant, favorise l'erreur +d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi +et tes sandales rsonneront sur le pav d'or des basiliques, devant le +trne des Csars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de +Constantin. Tu rgneras sur l'glise pacifie et puissante; et, de +mme que l'me conduit le corps, l'glise gouvernera l'empire. Tu +seras plac au-dessus des snateurs, des comtes et des patrices. Tu +feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux +Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera +l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au +patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire, +le baisera comme la relique d'un saint. Va! + +Paphnuce rpondit: + +--Que la volont de Dieu soit accomplie! + +Et, faisant effort pour se mettre debout, il se prparait descendre. +Mais la voix, devinant sa pense, lui dit: + +--Surtout, ne descends point par cette chelle. Ce serait agir comme +un homme ordinaire et mconnatre les dons qui sont en toi. Mesure +mieux ta puissance, anglique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es +doit voler dans les airs. Saute; les anges sont l pour te soutenir. +Saute donc! + +Paphnuce rpondit: + +--Que la volont de Dieu rgne sur la terre et dans les cieux! + +Balanant ses longs bras tendus comme les ailes dpenailles d'un +grand oiseau malade, il allait s'lancer, quand tout coup un +ricanement hideux rsonna son oreille. pouvant, il demanda: + +--Qui donc rit ainsi? + +--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au dbut de notre +amiti; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Trs cher, +c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te tmoigner toute ma +satisfaction de la docilit avec laquelle tu accomplis mes dsirs. +Paphnuce, je suis content de toi! + +Paphnuce murmura d'une voix trangle par la peur: + +--Arrire, arrire! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jsus sur +le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde. + +Il retomba constern sur la pierre. + +--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tt? songeait-il. Plus misrable +que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui esprent en moi, +j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dprav que les +maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne +distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu +jusqu'au discernement du nouveau-n qui pleure quand on le tire du +sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son matre, de la +plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables. +Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce +fate, la luxure et l'orgueil y montaient mon ct. Ce n'est pas la +grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne +en subit de pareilles; et je veux bien que leurs pes transpercent ma +chair sous le regard des anges. J'en suis arriv mme chrir mes +tortures, mais Dieu se tait et son silence m'tonne. Il me quitte, moi +qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence. +Il me fuit. Je veux courir aprs lui. Cette pierre me brle les pieds. +Vite, partons, rattrapons Dieu. + +Aussitt il saisit l'chelle qui demeurait appuye la colonne, y +posa les pieds et, ayant franchi un chelon, il se trouva face face +avec la tte de la bte: elle souriait trangement. Il lui fut certain +alors que ce qu'il avait pris pour le sige de son repos et de sa +gloire n'tait que l'instrument diabolique de son trouble et de sa +damnation. Il descendit la hte tous les degrs et toucha le sol. +Ses pieds avaient oubli la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur +lui l'ombre de la colonne maudite, il les forait courir. Tout +dormait. Il traversa sans tre vu la grande place entoure de +cabarets, d'htelleries et de caravansrails et se jeta dans une +ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le +poursuivait en aboyant, ne s'arrta qu'aux premiers sables du dsert. +Et Paphnuce s'en alla par la contre o il n'y a de route que la piste +des btes sauvages. Laissant derrire lui les cabanes abandonnes par +les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa +fuite dsole. + +Enfin, prs d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant +pas encore si Dieu tait loin, il dcouvrit une ville muette qui +s'tendait droite et gauche et s'allait perdre dans la pourpre de +l'horizon. Les demeures, largement isoles et pareilles les unes aux +autres, ressemblaient des pyramides coupes la moiti de leur +hauteur. C'taient des tombeaux. Les portes en taient brises et l'on +voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hynes et des loups +qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le +seuil, dpouills par les brigands et rongs par les btes. Ayant +travers cette ville funbre, Paphnuce tomba extnu devant un tombeau +qui s'levait l'cart prs d'une source couronne de palmiers. Ce +tombeau tait trs orn et, comme il n'avait plus de porte, on +apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des +serpents. + +--Voil, soupira-t-il, ma demeure d'lection, le tabernacle de mon +repentir et de ma pnitence. + +Il s'y trana, chassa du pied les reptiles et demeura prostern sur la +dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla la +fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes +et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce +genre de vie tait bon, il en fit la rgle de son existence. Depuis le +matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre. + +Or, un jour qu'il tait ainsi prostern, il entendit une voix qui +disait: + +--Regarde ces images afin de t'instruire. + +Alors, levant la tte, il vit sur les parois de la chambre des +peintures qui reprsentaient des scnes riantes et familires. C'tait +un ouvrage trs ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y +remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs +joues taient toutes gonfles; d'autres plumaient des oies ou +faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin +un chasseur rapportait sur ses paules une gazelle perce de flches. +L, des paysans s'occupaient aux semailles, la moisson, la +rcolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des fltes +et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus +brillait dans ses cheveux noirs, finement natts. Sa robe transparente +laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche +taient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourn +de profil. Et cette figure tait exquise. Paphnuce l'ayant considre +baissa les yeux et rpondit la voix: + +--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles +reprsentent les journes terrestres de l'idoltre dont le corps +repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de +basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgr leurs +vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanit!... + +--Il est mort, mais il a vcu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et +tu n'auras pas vcu. + +A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix +lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues +paupires, le regardait fixement. A son tour elle parla: + +--Vois: je suis mystrieuse et belle. Aime-moi; puise dans mes bras +l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux +m'chapper: je suis la beaut de la femme. O penses-tu me fuir, +insens? Tu retrouveras mon image dans l'clat des fleurs et dans la +grce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des +gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles +clarts de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en +toi-mme. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entour de +bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a presse sur son coeur. Il +y a mille ans qu'il a reu le dernier baiser de ma bouche, et son +sommeil en est encore parfum. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment +ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de +Thas. Tu es un moine instruit et trs avanc dans la connaissance des +choses. Tu as voyag, et c'est en voyage qu'on apprend le plus. +Souvent une journe qu'on passe dehors apporte plus de nouveauts que +dix annes pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans +avoir entendu dire que Thas a vcu jadis dans Sparte sous le nom +d'Hlne. Elle eut dans Thbes Hcatompyle une autre existence. Et +Thas de Thbes, c'tait moi. Comment ne l'as-tu pas devin? J'ai +pris, vivante, ma large part des pchs du monde, et maintenant +rduite ici l'tat d'ombre, je suis encore trs capable de prendre +tes pchs, moine bien-aim. D'o vient ta surprise? Il tait pourtant +certain que partout o tu irais, tu retrouverais Thas. + +Il se frappait le front contre la dalle et criait d'pouvante. Et +chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et +parlait d'une voix claire, mle de souffles frais. Et, comme le saint +homme rsistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci: + +--Aime-moi; cde, ami. Tant que tu me rsisteras, je te tourmenterai. +Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai, +s'il le faut, que tu sois mort. tant magicienne, je saurai faire +entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et +qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demand en vain. Et songe, +Paphnuce, l'tranget de ta situation, quand ton me bienheureuse +verra du haut du ciel son propre corps se livrer au pch. Dieu, qui a +promis de te rendre ce corps aprs le jugement dernier et la +consommation des sicles, sera lui-mme fort embarrass! Comment +pourra-t-il installer dans la gloire cleste une forme humaine habite +par un diable et garde par une sorcire? Tu n'as pas song cette +difficult. Dieu non plus, peut-tre. Entre nous, il n'est pas bien +subtil. La plus simple magicienne le trompe aisment, et s'il n'avait +ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui +tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux +serpent, son adversaire. Celui-l est un merveilleux artiste. Je ne +suis si belle que parce qu'il a travaill ma parure. C'est lui qui +m'a enseign natter mes cheveux et me faire des doigts de rose et +des ongles d'agate. Tu l'as trop mconnu. Quand tu es venu te loger +dans ce tombeau, tu as chass du pied les serpents qui y habitaient, +sans t'inquiter de savoir s'ils taient de sa famille, et tu as +cras leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis +une mchante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il +tait musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voil brouill avec la +science et la beaut; tu es tout fait misrable, et Iaveh ne vient +point ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. tant aussi +grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par +impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la cration serait +bouscule. Mon bel ermite, donne-moi un baiser. + +Paphnuce n'ignorait pas les prodiges oprs par les arts magiques. Il +songeait dans sa grande inquitude: + +--Peut-tre le mort enseveli mes pieds sait-il les paroles crites +dans ce livre mystrieux, qui demeure cach non loin d'ici au fond +d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant +la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumire du soleil et +le sourire des femmes. + +Sa peur tait que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre, +comme de leur vivant, et qu'il les vt s'unir. Parfois, il croyait +entendre le souffle lger des baisers. + +Tout lui tait trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il +craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se +tenait prostern selon sa coutume, une voix inconnue lui dit: + +--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si +je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'pouvant. Il y a des +hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des +hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des +hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mles. Il y a +des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des +hommes sans tte, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine. +De bonne foi, crois-tu que Jsus-Christ soit mort pour le salut de ces +hommes? + +Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumire une +large chausse, des ruisseaux et des jardins. Sur la chausse, +Aristobule et Chras passaient au galop de leurs chevaux syriens et +l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes +hommes. Sous un portique Callicrate dclamait des vers; l'orgueil +satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le +jardin, Znothmis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent +aux ailes d'azur. Vtu de blanc et coiff d'une mitre tincelante, +Hermodore mditait sous un persa sacr, qui portait, en guise de +fleurs, de petites ttes au pur profil, coiffes, comme les desses +des gyptiens, de vautours, d'perviers ou du disque brillant de la +lune; tandis qu' l'cart au bord d'une fontaine, Nicias tudiait sur +une sphre armillaire le mouvement harmonieux des astres. + +Puis une femme voile s'approcha du moine tenant la main un rameau +de myrte. Et elle lui dit: + +--Regarde. Les uns cherchent la beaut ternelle et ils mettent +l'infini dans leur vie phmre. Les autres vivent sans grande pense. +Mais par cela seul qu'ils cdent la belle nature, ils sont heureux +et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire +l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu. +Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est +permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu +serais! + +Et la vision s'vanouit. + +C'est ainsi que Paphnuce tait tent sans trve dans son corps et dans +son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude +de ce tombeau tait plus peuple qu'un carrefour de grande ville. Les +dmons y poussaient de grands clats de rire, et des millions de +larves, d'empuses, de lmures y accomplissaient le simulacre de tous +les travaux de la vie. Le soir, quand il allait la fontaine, des +satyres mls des faunesses dansaient autour de lui et +l'entranaient dans leurs rondes lascives. Les dmons ne le +craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscnes +et de coups. Un jour un diable, qui n'tait pas plus haut que le bras, +lui vola la corde dont il se ceignait les reins. + +Il songeait: + +--Pense, o m'as-tu conduit? + +Et il rsolut de travailler de ses mains afin de procurer son esprit +le repos dont il avait besoin. Prs de la fontaine, des bananiers aux +larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des +tiges qu'il porta dans le tombeau. L, il les broya sous une pierre et +les rduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux +cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle +qu'un diable lui avait vole. Les dmons en prouvrent quelque +contrarit: ils cessrent leur vacarme et la joueuse de cinnor +elle-mme, renonant la magie, resta tranquille sur la paroi peinte. +Paphnuce, tout en crasant les tiges des bananiers, rassurait son +courage et sa foi. + +--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant + l'me, elle a gard l'esprance. En vain les diables, en vain cette +damne voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur +rpondrai par la bouche de l'aptre Jean: Au commencement tait le +Verbe et le Verbe tait Dieu. C'est ce que je crois fermement, et si +ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et, +pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le +croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la +vie, et c'est la foi seule qui sauve. + +Il exposait au soleil et la rose les fibres dtaches, et chaque +matin, il prenait soin de les retourner pour les empcher de pourrir, +et il se rjouissait de sentir renatre en lui la simplicit de +l'enfance. Quand il eut tiss sa corde, il coupa des roseaux pour en +faire des nattes et des corbeilles. La chambre spulcrale ressemblait + l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisment du travail +la prire. Pourtant Dieu ne lui tait pas favorable, car une nuit il +fut rveill par une voix qui le glaa d'horreur; il avait devin que +c'tait celle du mort. + +La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement lger: + +--Hlne! Hlne! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme, +dont la bouche effleurait l'oreille du moine, rpondit: + +--Ami, je ne puis me lever: un homme est couch sur moi. + +Tout coup, Paphnuce s'aperut que sa joue reposait sur le sein d'une +femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dgage demi, soulevait +sa poitrine. Alors il treignit dsesprment cette fleur de chair +tide et parfume et, consum du dsir de la damnation, il cria: + +--Reste, reste, mon ciel! + +Mais elle tait dj debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons +de la lune argentaient son sourire. + +--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit un +amoureux dou d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as pch. Que +te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle. + +Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une +prire plus douce qu'une plainte: + +--Jsus, mon Jsus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger o je +suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton pre ne m'aime +plus, puisqu'il ne m'coute pas, songe que je n'ai que toi. De lui +moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me +plaindre. Mais toi, tu es n d'une femme et c'est pourquoi j'espre en +toi. Souviens-toi que tu as t homme. Je t'implore, non parce que tu +es Dieu de Dieu, lumire de lumire, Dieu vrai du Dieu vrai, mais +parce que tu vcus pauvre et faible, sur cette terre o je souffre, +parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie +glaa ton front. C'est ton humanit que je prie, mon Jsus, mon frre +Jsus! + +Aprs qu'il eut pri ainsi, en se tordant les mains, un formidable +clat de rire branla les murs du tombeau, et la voix qui avait +rsonn sur le fate de la colonne dit en ricanant: + +--Voil une oraison digne du brviaire de Marcus l'hrtique. Paphnuce +est arien! Paphnuce est arien! + +Comme frapp de la foudre le moine tomba inanim. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revtus +de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et +rcitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des +palmes. + +--Comme nous traversions le dsert, dit l'un d'eux, nous avons entendu +des cris dans ce tombeau et, tant entrs, nous t'avons vu gisant +inerte sur la dalle. Sans doute des dmons t'avaient terrass et ils +se sont enfuis notre approche. + +Paphnuce, soulevant la tte, demanda d'une voix faible: + +--Mes frres, qui tes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans +vos mains? N'est-point en vue de ma spulture? + +Il lui fut rpondu: + +--Frre, ne sais-tu pas que notre pre Antoine, g de cent cinq ans, +et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin o il s'tait +retir et vient bnir les innombrables enfants de son me. Nous nous +rendons avec des palmes au-devant de notre pre spirituel. Mais toi, +frre, comment ignores-tu un si grand vnement? Est-il possible qu'un +ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau. + +--Hlas! rpondit Paphnuce, je ne mrite pas une telle grce, et les +seuls htes de cette demeure sont des dmons et des vampires. Priez +pour moi! Je suis Paphnuce, abb d'Antino, le plus misrable des +serviteurs de Dieu. + +Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des +louanges. Celui qui avait dj pris la parole s'cria avec admiration: + +--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, clbre par de tels +travaux qu'on doute s'il n'galera pas un jour le grand Antoine +lui-mme. Trs vnrable, c'est toi qui as converti Dieu la +courtisane Thas et qui, lev sur une haute colonne, as t ravi par +les Sraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stle, +virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient +d'une blanche nue, et ta droite tendue bnissait les demeures des +hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long +gmissement monta vers la stle dcouronne. Mais Flavien, ton +disciple, publia le miracle et prit ta place le gouvernement des +moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le +sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en rve emport par +des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait +pu chappera la mort. Je suis Zozime, abb de ces solitaires que tu +vois prosterns tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi, +afin que tu bnisses le pre avec les enfants. Puis, tu nous conteras +les merveilles que Dieu a daign accomplir par ton entremise. + +--Loin de m'avoir favoris comme tu crois, rpondit Paphnuce, le +Seigneur m'a prouv par d'effroyables tentations. Je n'ai point t +ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est leve mes yeux +et elle a march devant moi. J'ai vcu dans un songe. Hors de Dieu +tout est rve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu +d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'arme de l'erreur +tait innombrable. Elle me poursuit et je suis environn d'pes. + +Zozime rpondit: + +--Vnrable pre, il faut considrer que les saints et spcialement +les saints solitaires subissent de terribles preuves. Si tu n'as pas +t port au ciel dans les bras des sraphins, il est certain que le +Seigneur a accord cette grce ton image, puisque Flavien, les +moines et le peuple ont t tmoins de ton ravissement. + +Cependant Paphnuce rsolut d'aller recevoir la bndiction d'Antoine. + +--Frre Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons +au-devant de notre pre. + +--Allons! rpliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui +sont les soldats par excellence. Toi et moi, tant abbs, nous +marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes. + +Ils se mirent en marche et Paphnuce disait: + +--Dieu est l'unit, car il est la vrit qui est une. Le monde est +divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se dtourner de tous les +spectacles de la nature, mme des plus innocents en apparence. Leur +diversit qui les rend agrables est le signe qu'ils sont mauvais. +C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux +dormantes sans que mon me se voile de mlancolie. Tout ce que +peroivent les sens est dtestable. Le moindre grain de sable apporte +un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le compos de +toutes les tentations parses dans l'air lger, sur la terre fleurie, +dans les eaux claires. Heureux celui dont l'me est un vase scell! +Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend +rien du monde afin de comprendre Dieu! + +Zozime, ayant mdit ces paroles, y rpondit de la sorte: + +--Pre vnrable, il convient que je t'avoue mes pchs, puisque tu +m'as montr ton me. Ainsi nous nous confesserons l'un l'autre, +selon l'usage apostolique. Avant que d'tre moine, j'ai men dans le +sicle une vie abominable. A Madaura, ville clbre par ses +courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je +soupais en compagnie de jeunes dbauchs et de joueuses de flte, et +je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que +toi n'imaginerait jamais jusqu'o m'emportait la fureur de mes dsirs. +Il me suffira de te dire qu'elle n'pargnait ni les matrones ni les +religieuses et se rpandait en adultres et en sacrilges. J'excitais +par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le +plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'tais chrtien et je gardais, +dans mes garements, ma foi en Jsus crucifi. Ayant dvor mes biens +en dbauches, je ressentais dj les premires atteintes de la +pauvret, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir +dprir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le +soutenaient plus; ses mains inquites refusaient de le servir; ses +yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que +d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps, +sommeillait. Car pour le chtier d'avoir vcu comme les btes, Dieu +l'avait chang en bte. La perte de mes biens m'avait dj inspir des +rflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus prcieux +encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le +monde et me retirai dans le dsert. J'y gote depuis vingt ans une +paix que rien n'a trouble. J'exerce avec mes moines les professions +de tisserand, d'architecte, de charpentier et mme de scribe, quoique, + vrai dire, j'aie peu de got pour l'criture, ayant toujours la +pense prfr l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits +sont sans rves, et j'estime que la grce du Seigneur est en moi parce +qu'au milieu des pchs les plus horribles j'ai toujours gard +l'esprance. + +En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura: + +--Seigneur, cet homme souill de tant de crimes, cet adultre, ce +sacrilge, tu le regardes avec douceur, et tu te dtournes de moi, qui +ai toujours observ tes commandements! Que ta justice est obscure, +mon Dieu! et que tes voies sont impntrables! + +Zozime tendit les bras: + +--Regarde, pre vnrable: on dirait des deux cts de l'horizon, des +files noires de fourmis migrantes. Ce sont nos frres qui vont, comme +nous, au-devant d'Antoine. + +Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils dcouvrirent un +spectacle magnifique. L'arme des religieux s'tendait sur trois rangs +en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du +dsert, la crosse la main, et leurs barbes pendaient jusqu' terre. +Les moines, gouverns par les abbs Ephrem et Srapion, ainsi que tous +les cnobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrire eux +apparaissaient les asctes venus des rochers lointains. Les uns +portaient sur leurs corps noircis et desschs d'informes lambeaux, +d'autres n'avaient pour vtements que des roseaux lis en botte avec +des viornes. Plusieurs taient nus, mais Dieu les avait couverts d'un +poil pais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous la main une +palme verte; l'on et dit un arc-en-ciel d'meraude et ils taient +comparables aux choeurs des lus, aux murailles vivantes de la cit de +Dieu. + +Il rgnait dans l'assemble un ordre si parfait que Paphnuce trouva +sans peine les moines de son obissance. Il se plaa prs d'eux, aprs +avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer +inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout coup s'leva +une immense clameur: + +--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voil le grand saint! +voil celui contre lequel l'enfer n'a point prvalu, le bien-aim de +Dieu! Notre pre Antoine! + +Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternrent dans +le sable. + +Du fate d'une colline, dans l'immensit dserte, Antoine s'avanait +soutenu par ses disciplines bien-aims, Macaire et Amathas. Il +marchait pas lents, mais sa taille tait droite encore et l'on +sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche +s'talait sur sa large poitrine, son crne poli jetait des rayons de +lumire comme le front de Mose. Ses yeux avaient le regard de +l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il +leva, pour bnir son peuple, ses bras fatigus par un sicle de +travaux inous, et sa voix jeta ses derniers clats dans cette parole +d'amour: + +--Que tes pavillons sont beaux, Jacob! Que tes tentes sont aimables, + Isral! + +Aussitt, d'un bout l'autre de la muraille anime, retentit comme un +grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui +craint le Seigneur_. + +Cependant, accompagn de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les +rangs des anciens, des anachortes et des cnobites. Ce voyant, qui +avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher, +avait gouvern l'glise chrtienne, ce saint qui avait soutenu la foi +des martyrs aux jours de l'preuve suprme, ce docteur dont +l'loquence avait foudroy l'hrsie, parlait tendrement chacun de +ses fils et leur faisait des adieux familiers, la veille de sa mort +bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise. + +Il disait aux abbs Ephrem et Srapion: + +--Vous commandez de nombreuses armes et vous tes tous deux +d'illustres stratges. Aussi serez-vous revtus dans le ciel d'une +armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques +de ses milices. + +Apercevant le vieillard Palmon, il l'embrassa et dit: + +--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son me rpand un +parfum aussi suave que la fleur des fves qu'il sme chaque anne. + +A l'abb Zozime il parla de la sorte: + +--Tu n'as pas dsespr de la bont divine, c'est pourquoi la paix du +Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta +corruption. + +Il tenait tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il +disait: + +--L'aptre a vu autour du trne de Dieu vingt-quatre vieillards assis, +vtus de robes blanches et la tte couronne. + +Aux jeunes hommes: + +--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde. + +C'est ainsi que, parcourant le front de son arme filiale, il semait +les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba genoux, +dchir entre la crainte et l'esprance. + +--Mon pre, mon pre, cria-t-il dans son angoisse, mon pre! viens +mon secours, car je pris. J'ai donn Dieu l'me de Thas, j'ai +habit le fate d'une colonne et la chambre d'un spulcre. Mon front, +sans cesse prostern, est devenu calleux comme le genou d'un chameau. +Et pourtant Dieu s'est retir de moi. Bnis-moi, mon pre, et je serai +sauv; secoue l'hysope et je serai lav et je brillerai comme la +neige. + +Antoine ne rpondait point. Il promenait sur ceux d'Antino ce regard +dont nul ne pouvait soutenir l'clat. Ayant arrt sa vue sur Paul, +qu'on nommait le Simple, il le considra longtemps puis il lui fit +signe d'approcher. Comme ils s'tonnaient tous que le saint s'adresst + un homme priv de sens, Antoine dit: + +--Dieu a accord celui-ci plus de grces qu' aucun de vous. Lve +les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel. + +Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se +dlia. + +--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orn de tentures de pourpre et +d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune +me n'en approche, sinon l'lue qui le lit est destin. + +Croyant que ce lit tait le symbole de sa glorification, Paphnuce +rendait dj grces Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et +d'couter le Simple qui murmurait dans l'extase: + +--Les trois vierges me parlent; elles me disent: Une sainte est prs +de quitter la terre; Thas d'Alexandrie va mourir. Et nous avons +dress le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la +Crainte et l'Amour. + +Antoine demanda: + +--Doux enfant, que vois-tu encore? + +Paul promena vainement ses regards du znith au nadir, du couchant au +levant, quand tout coup ses yeux rencontrrent l'abb d'Antino. Une +sainte pouvante plit son visage, et ses prunelles refltrent des +flammes invisibles. + +--Je vois, murmura-t-il, trois dmons qui, pleins de joie, s'apprtent + saisir cet homme. Ils sont la semblance d'une tour, d'une femme et +d'un mage. Tous trois portent leur nom marqu au fer rouge; le premier +sur le front, le second sur le ventre, le troisime sur la poitrine, +et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu. + +Ayant ainsi parl, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra +dans sa simplicit. + +Et comme les moines d'Antino regardaient Antoine avec inquitude, le +saint pronona ces seuls mots: + +--Dieu a fait connatre son jugement quitable. Nous devons l'adorer +et nous taire. + +Il passa. Il allait bnissant. Le soleil, descendu l'horizon, +l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, dmesurment grandie par une +faveur du ciel, se droulait derrire lui comme un tapis sans fin, en +signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les +hommes. + +Debout mais foudroy, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette +parole unique emplissait ses oreilles: Thas va mourir! Une telle +pense ne lui tait jamais venue. Vingt ans, il avait contempl une +tte de momie et voici que l'ide que la mort teindrait les yeux de +Thas l'tonnait dsesprment. + +Thas va mourir! Parole incomprhensible! Thas va mourir! En ces +trois mots, quel sens terrible et nouveau! Thas va mourir! Alors +pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la cration? +Thas va mourir! A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. La +revoir, la voir encore! Il se mit courir. Il ne savait o il tait, +ni o il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entire +certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les +hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation monte par des +Nubiens et l, couch l'avant, les yeux dvorant l'espace, il cria, +de douleur et de rage: + +--Fou, fou que j'tais de n'avoir pas possd Thas quand il en tait +temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose +qu'elle! O dmence! J'ai song Dieu, au salut de mon me, la vie +ternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a +vu Thas. Comment n'ai-je pas senti que l'ternit bienheureuse tait +dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas +de sens et n'est qu'un mauvais rve? O stupide! tu l'as vue et tu as +dsir les biens de l'autre monde. O lche! tu l'as vue et tu as +craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils +t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'et donn? O +lamentable insens, qui cherchais la bont divine ailleurs que sur les +lvres de Thas! Quelle main tait sur tes yeux? Maudit soit Celui qui +t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un +moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras, +ptris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abm +dans les enchantements indicibles de son sein dvoil! Tu as cout la +voix jalouse qui te disait: Abstiens-toi. Dupe, dupe, triste dupe! O +regrets! O remords! O dsespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en +enfer la mmoire de l'heure inoubliable et de crier Dieu: Brle ma +chair, dessche tout le sang de mes veines, fais clater mes os, tu ne +m'teras pas le souvenir qui me parfume et me rafrachit par les +sicles des sicles!... Thas va mourir! Dieu ridicule, si tu savais +comme je me moque de ton enfer! Thas va mourir et elle ne sera jamais + moi, jamais, jamais! + +Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des +journes entires couch sur le ventre, rptant: + +--Jamais! jamais! jamais! + +Puis, l'ide qu'elle s'tait donne et que ce n'tait pas lui, +qu'elle avait rpandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y +avait pas tremp ses lvres, il se dressait debout, farouche, et +hurlait de douleur. Il se dchirait la poitrine avec ses ongles et +mordait la chair de ses bras. Il songeait: + +--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aims. + +L'ide de ces meurtres l'emplissait d'une fureur dlicieuse. Il +mditait d'gorger Nicias lentement, loisir, en le regardant +jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout coup. Il +pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse +inconnue amollissait son me. Il lui prenait envie de se jeter au cou +du compagnon de son enfance et de lui dire: Nicias, je t'aime, +puisque tu l'as aime. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te +disait. Et sans cesse le fer de cette parole lui perait le coeur: +Thas va mourir! + +--Clarts du jour! ombres argentes de la nuit, astre, cieux, arbres +aux cimes tremblantes, btes sauvages, animaux familiers, mes +anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: Thas va mourir! +Lumires, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et +penses de l'univers! Thas va mourir!... Elle tait la beaut du +monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grce. +Ce vieillard et ces sages assis prs d'elle, au banquet d'Alexandrie, +qu'ils taient aimables! que leur parole tait harmonieuse! L'essaim +des riantes apparences voltigeait sur leurs lvres et la volupt +parfumait toutes leurs penses. Et parce que le souffle de Thas tait +sur eux tout ce qu'ils disaient tait amour, beaut, vrit. L'impit +charmante prtait sa grce leurs discours. Ils exprimaient aisment +la splendeur humaine. Hlas! et tout cela n'est plus qu'un songe. +Thas va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais +peux-tu seulement mourir, embryon dessch, foetus macr dans le fiel +et les pleurs arides? Avorton misrable, penses-tu goter la mort, toi +qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne! +Je l'espre, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi +dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache la face. Il faut +bien que je trouve un enfer ternel, afin d'y exhaler l'ternit de +rage qui est en moi. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Ds l'aube, Albine reut l'abb d'Antino au seuil des Cellules. + +--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vnrable pre, car +sans doute tu viens bnir la sainte que tu nous avais donne. Tu sais +que Dieu, dans sa clmence, l'appelle lui; et comment ne saurais-tu +pas une nouvelle que les anges ont porte de dsert en dsert? Il est +vrai. Thas touche sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis, +et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue +parmi nous. Aprs ton dpart, comme elle tait enferme dans la +cellule marque de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une +flte semblable celles dont jouent aux festins les filles de sa +profession. Ce que je faisais tait pour qu'elle ne tombt pas dans la +mlancolie et pour qu'elle n'et pas moins de grce et de talent +devant Dieu qu'elle n'en avait montr au regard des hommes. Je n'avais +pas agi sans prudence; car Thas clbrait tout le jour sur la flte +les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de +cette flte invisible disaient: Nous entendons le rossignol des +bocages clestes, le cygne mourant de Jsus crucifi. C'est ainsi que +Thas accomplissait sa pnitence, quand, aprs soixante jours, la +porte que tu avais scelle s'ouvrit d'elle-mme et le sceau d'argile +se rompit sans qu'aucune main humaine l'et touch. A ce signe je +reconnus que l'preuve que tu avais impose devait cesser et que Dieu +pardonnait les pchs de la joueuse de flte. Ds lors, elle partagea +la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les +difiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle +semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle tait +triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle tait attache + Dieu par la foi, l'esprance et l'amour, je ne craignis pas +d'employer son art et mme sa beaut l'dification de ses soeurs. Je +l'invitais reprsenter devant nous les actions des femmes fortes et +des vierges sages de l'criture. Elle imitait Esther, Dbora, Judith, +Marie, soeur de Lazare, et Marie, mre de Jsus. Je sais, vnrable +pre, que ton austrit s'alarme l'ide de ces spectacles. Mais tu +aurais t touch toi-mme, si tu l'avais vue, dans ces pieuses +scnes, rpandre des pleurs vritables et tendre au ciel ses bras +comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour +rgle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne +donnent pas les mmes fleurs. Toutes les mes ne se sanctifient pas de +la mme manire. Il faut considrer aussi que Thas s'est donne +Dieu quand elle tait belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est +point unique, est du moins trs rare... Cette beaut, son vtement +naturel, ne l'a pas encore quitte aprs trois mois de la fivre dont +elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse voir +le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, prs du puits, +sous l'antique figuier, l'ombre duquel les abbesses de ce couvent +ont coutume de tenir leurs assembles; tu l'y trouveras, pre +vnrable; mais hte-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire +couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'dification +du monde. + +Paphnuce suivit Albine dans la cour inonde de lumire matinale. Le +long des toits de brique des colombes formaient une file de perles. +Sur un lit, l'ombre du figuier, Thas reposait toute blanche, les +bras en croix. Debout ses cts, des femmes voiles rcitaient les +prires de l'agonie. + +--_Aie piti de moi, mon Dieu, selon ta grande mansutude et efface +mon iniquit selon la multitude de tes misricordes_! + +Il l'appela: + +--Thas! + +Elle souleva les paupires et tourna du ct de la voix les globes +blancs de ses yeux. + +Albine fit signe aux femmes voiles de s'loigner de quelques pas. + +--Thas! rpta le moine. + +Elle souleva la tte; un souffle lger sortit de ses lvres blanches: + +--C'est toi, mon pre?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et +des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-l, mon pre, je suis +ne l'amour... la vie. + +Elle se tut et laissa retomber sa tte. + +La mort tait sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front. +Rompant le silence auguste, une tourterelle leva sa voix plaintive. +Puis les sanglots du moine se mlrent la psalmodie des vierges. + +--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes pchs. Car je +connais mon injustice et mon crime se lve sans cesse contre moi._ + +Tout coup Thas se dressa sur son lit. Ses yeux de violette +s'ouvrirent tout grands; et, les regards envols, les bras tendus vers +les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et frache: + +--Les voil, les ross de l'ternel matin! + +Ses yeux brillaient; une lgre ardeur colorait ses tempes. Elle +revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouill, +l'enlaa de ses bras noirs. + +--Ne meurs pas, criait-il d'une voix trange qu'il ne reconnaissait +pas lui-mme. Je t'aime, ne meurs pas! coute, ma Thas. Je t'ai +trompe, je n'tais qu'un fou misrable. Dieu, le ciel, tout cela +n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des +tres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop +prcieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin +dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ma bien-aime, +et dis: Je vivrai, je veux vivre. Thas, Thas, lve-toi! + +Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini. + +Elle murmura: + +--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophtes et les saints... +le bon Thodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me +sourit et m'appelle... Deux sraphins viennent moi. Ils +approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu. + +Elle poussa un soupir d'allgresse et sa tte retomba inerte sur +l'oreiller. Thas tait morte. Paphnuce, dans une treinte dsespre, +la dvorait de dsir, de rage et d'amour. + +Albine lui cria: + +--Va-t'en, maudit! + +Et elle posa doucement ses doigts sur les paupires de la morte. +Paphnuce recula chancelant; les yeux brls de flammes et sentant la +terre s'ouvrir sous ses pas. + +Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie: + +--_Bni soit le Seigneur, le dieu d'Isral_. + +Brusquement la voix s'arrta dans leur gorge. Elles avaient vu la face +du moine et elles fuyaient d'pouvante en criant: + +--Un vampire! un vampire! + +Il tait devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il +sentit sa laideur. + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Thas, by Anatole France + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK THAS *** + +***** This file should be named 6377-8.txt or 6377-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/3/7/6377/ + +Produced by Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles +Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image +files courtesy of gallica.bnf.fr. + +Updated editions will replace the previous one--the old editions will +be renamed. + +Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright +law means that no one owns a United States copyright in these works, +so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United +States without permission and without paying copyright +royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part +of this license, apply to copying and distributing Project +Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm +concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, +and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive +specific permission. If you do not charge anything for copies of this +eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook +for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, +performances and research. 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Sur les deux +rives du Nil, d'innombrables cabanes, baties de branchages et d'argile +par la main des solitaires, etaient semees a quelque distance les unes +des autres, de facon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre +isoles et pourtant s'entr'aider au besoin. Des eglises, surmontees du +signe de la croix, s'elevaient de loin en loin au-dessus des cabanes +et les moines s'y rendaient dans les jours de fete, pour assister a la +celebration des mysteres et participer aux sacrements. Il y avait +aussi, tout au bord du fleuve, des maisons ou les cenobites, renfermes +chacun dans une etroite cellule, ne se reunissaient qu'afin de mieux +gouter la solitude. + +Anachoretes et cenobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de +nourriture qu'apres le coucher du soleil, mangeant pour tout repas +leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfoncant +dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et +menaient une vie encore plus singuliere. + +Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule, +dormaient sur la terre nue apres de longues veilles, priaient, +chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour +les chefs-d'oeuvre de la penitence. En consideration du peche +originel, ils refusaient a leur corps, non seulement les plaisirs et +les contentements, mais les soins memes qui passent pour +indispensables selon les idees du siecle. Ils estimaient que les +maladies de nos membres assainissent nos ames et que la chair ne +saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulceres et les +plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophetes qui avaient dit: +"Le desert se couvrira de fleurs." + +Parmi les hotes de cette sainte Thebaide, les uns consumaient leurs +jours dans l'ascetisme et la contemplation, les autres gagnaient leur +subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux +cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en +soupconnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se +joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais a la +verite ces moines meprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus +montait jusqu'au ciel. + +Des anges semblables a de jeunes hommes venaient, un baton a la main, +comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des demons, +ayant pris des figures d'Ethiopiens ou d'animaux, erraient autour des +solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines +allaient, le matin, remplir leur cruche a la fontaine, ils voyaient +des pas de Satyres et de Centaures imprimes dans le sable. Consideree +sous son aspect veritable et spirituel, la Thebaide etait un champ de +bataille ou se livraient a toute heure, et specialement la nuit, les +merveilleux combats du ciel et de l'enfer. + +Les ascetes, furieusement assaillis par des legions de damnes, se +defendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jeune, de la +penitence et des macerations. Parfois, l'aiguillon des desirs charnels +les dechirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que +leurs lamentations repondaient, sous le ciel plein d'etoiles, aux +miaulements des hyenes affamees. C'est alors que les demons se +presentaient a eux sous des formes ravissantes. Car si les demons sont +laids en realite, ils se revetent parfois d'une beaute apparente qui +empeche de discerner leur nature intime. Les ascetes de la Thebaide +virent avec epouvante, dans leur cellule, des images du plaisir +inconnues meme aux voluptueux du siecle. Mais, comme le signe de la +croix etait sur eux, ils ne succombaient pas a la tentation, et les +esprits immondes, reprenant leur veritable figure, s'eloignaient des +l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'etait pas rare, a l'aube, +de rencontrer un de ceux-la s'enfuyant tout en larmes, et repondant a +ceux qui l'interrogeaient: "Je pleure et je gemis, parce qu'un des +chretiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chasse +ignominieusement." + +Les anciens du desert etendaient leur puissance sur les pecheurs et +sur les impies. Leur bonte etait parfois terrible. Ils tenaient des +apotres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien +ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamnes. L'on contait avec +epouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la +terre s'entr'ouvrait pour engloutir les mechants qu'ils frappaient de +leur baton. Aussi etaient-ils tres redoutes des gens de mauvaise vie +et particulierement des mimes, des baladins, des pretres maries et des +courtisanes. + +Telle etait la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait a son +pouvoir jusqu'aux betes feroces. Lorsqu'un solitaire etait pres de +mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint +homme, connaissant par la que Dieu l'appelait a lui, s'en allait +baiser la joue a tous ses freres. Puis il se couchait avec allegresse, +pour s'endormir dans le Seigneur. + +Or, depuis qu'Antoine, age de plus de cent ans, s'etait retire sur le +mont Colzin avec ses disciples bien-aimes, Macaire et Amathas, il n'y +avait pas dans toute la Thebaide de moine plus abondant en oeuvres que +Paphnuce, abbe d'Antinoe. A vrai dire, Ephrem et Serapion commandaient +a un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite +spirituelle et temporelle de leurs monasteres. Mais Paphnuce observait +les jeunes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers +sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil tres rude, +se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterne le front +contre terre. + +Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la +sienne, imitaient ses austerites. Il les aimait cherement en +Jesus-Christ et les exhortait sans cesse a la penitence. Au nombre de +ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, apres s'etre livres +au brigandage pendant de longues annees, avaient ete touches par les +exhortations du saint abbe au point d'embrasser l'etat monastique. La +purete de leur vie edifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux +l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement +par l'abbe d'Antinoe, ne cessait de repandre des larmes, et le diacre +Flavien, qui avait la connaissance des ecritures et parlait avec +adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce etait un +jeune paysan nomme Paul et surnomme le Simple, a cause de son extreme +naivete. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en +lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophetie. + +Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et +les pratiques de l'ascetisme. Souvent aussi, il meditait sur les +livres sacres pour y trouver des allegories. C'est pourquoi, jeune +encore d'age, il abondait en merites. Les diables qui livrent de si +rudes assauts aux bons anachoretes n'osaient s'approcher de lui. La +nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa +cellule, assis sur leur derriere, immobiles, silencieux, dressant +l'oreille. Et l'on croit que c'etait sept demons qu'il retenait sur +son seuil par la vertu de sa saintete. + +Paphnuce etait ne a Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait +instruire dans les lettres profanes. Il avait meme ete seduit par les +mensonges des poetes, et tels etaient, en sa premiere jeunesse, +l'erreur de son esprit et le dereglement de sa pensee, qu'il croyait +que la race humaine avait ete noyee par les eaux du deluge au temps de +Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les +attributs et l'existence meme de Dieu. Il vivait alors dans la +dissipation, a la maniere des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se +rappelait qu'avec honte et pour sa confusion. + +--Durant ces jours, disait-il a ses freres, je bouillais dans la +chaudiere des fausses delices. + +Il entendait par la qu'il mangeait des viandes habilement appretees et +qu'il frequentait les bains publics. En effet, il avait mene jusqu'a +sa vingtieme annee cette vie du siecle, qu'il conviendrait mieux +d'appeler mort que vie. Mais, ayant recu les lecons du pretre Macrin, +il devint un homme nouveau. + +La verite le penetra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle +etait entree en lui comme une epee. Il embrassa la foi du Calvaire et +il adora Jesus crucifie. Apres son bapteme, il resta un an encore +parmi les gentils, dans le siecle ou le retenaient les liens de +l'habitude. Mais un jour, etant entre dans une eglise, il entendit le +diacre qui lisait ce verset de l'Ecriture: "Si tu veux etre parfait, +va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres." +Aussitot il vendit ses biens, en distribua le prix en aumones et +embrassa la vie monastique. + +Depuis dix ans qu'il s'etait retire loin des hommes, il ne bouillait +plus dans la chaudiere des delices charnelles, mais il macerait +profitablement dans les baumes de la penitence. + +Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il +avait vecues loin de Dieu, il examinait ses fautes une a une, pour en +concevoir exactement la difformite, il lui souvint d'avoir vu jadis au +theatre d'Alexandrie une comedienne d'une grande beaute, nommee Thais. +Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer +a des danses dont les mouvements, regles avec trop d'habilete, +rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle +simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des paiens +pretent a Venus, a Leda ou a Pasiphae. Elle embrasait ainsi tous les +spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou +de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au +seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait a eux. En +sorte qu'en perdant son ame, elle perdait un tres grand nombre +d'autres ames. + +Peu s'en etait fallu qu'elle eut induit Paphnuce lui-meme au peche de +la chair. Elle avait allume le desir dans ses veines et il s'etait une +fois approche de la maison de Thais. Mais il avait ete arrete au seuil +de la courtisane par la timidite naturelle a l'extreme jeunesse (il +avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repousse, faute +d'argent, car ses parents veillaient a ce qu'il ne put faire de +grandes depenses. Dieu, dans sa misericorde, avait pris ces deux +moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait +eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-la il savait +mal discerner ses propres interets et qu'il convoitait les faux biens. +Donc, agenouille dans sa cellule devant le simulacre de ce bois +salutaire ou fut suspendue, comme dans une balance, la rancon du +monde, Paphnuce se prit a songer a Thais, parce que Thais etait son peche, +et il medita longtemps, selon les regles de l'ascetisme, sur la +laideur epouvantable des delices charnelles, dont cette femme lui +avait inspire le gout, aux jours de trouble et d'ignorance. Apres +quelques heures de meditation, l'image de Thais lui apparut avec une +extreme nettete. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la +tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une +Leda, mollement couchee sur un lit d'hyacinthe, la tete renversee, les +yeux humides et pleins d'eclairs, les narines fremissantes, la bouche +entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux +ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait: + +--Je te prends a temoin, mon Dieu, que je considere la laideur de mon +peche! + +Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les levres de +Thais revelaient peu a peu, en s'abaissant aux deux coins de la +bouche, une mysterieuse souffrance. Ses yeux agrandis etaient pleins +de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonflee de soupirs, montait +une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue, +Paphnuce se sentit trouble jusqu'au fond de l'ame. S'etant prosterne, +il fit cette priere: + +--Toi qui as mis la pitie dans nos coeurs comme la rosee du matin sur +les prairies, Dieu juste et misericordieux, sois beni! Louange, +louange a toi! Ecarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mene +a la concupiscence et fais-moi la grace de ne jamais aimer qu'en toi +les creatures, car elles passent et tu demeures. Si je m'interesse a +cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-memes +se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, o Seigneur, le +souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue a pecher avec +tant de citoyens et d'etrangers. Une grande pitie s'est elevee pour +elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pensee +m'en donne un tel frisson que je sens se herisser d'effroi tous les +poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la +plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront +durant l'eternite. + +Comme il meditait de la sorte, il vit un petit chacal assis a ses +pieds. Il en eprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule +etait fermee depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pensee de +l'abbe et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la +bete s'evanouit. Connaissant alors que pour la premiere fois le diable +s'etait glisse dans sa chambre, il fit une courte priere; puis il +songea de nouveau a Thais. + +--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve! + +Et il s'endormit. + +Le lendemain matin, ayant fait sa priere, il se rendit aupres du saint +homme Palemon, qui menait, a quelque distance, la vie anachoretique. +Il le trouva qui, paisible et riant, bechait la terre selon sa +coutume. Palemon etait un vieillard; il cultivait un petit jardin: les +betes sauvages venaient lui lecher les mains, et les diables ne le +tourmentaient pas. + +--Dieu soit loue! mon frere Paphnuce, dit-il, appuye sur sa beche. + +--Dieu soit loue! repondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon +frere! + +--La paix soit semblablement avec toi! frere Paphnuce, reprit le moine +Palemon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front. + +--Frere Palemon, nos discours doivent avoir pour unique objet la +louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui +s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un +dessein que j'ai forme en vue de glorifier le Seigneur. + +--Puisse donc le Seigneur benir ton dessein, Paphnuce, comme il a beni +mes laitues! Il repand tous les matins sa grace avec sa rosee sur mon +jardin et sa bonte m'incite a le glorifier dans les concombres et les +citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car +rien n'est plus a craindre que les mouvements desordonnes qui +troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes +semblables a des hommes ivres et nous marchons, tires de droite et de +gauche, sans cesse pres de tomber ignominieusement. Parfois ces +transports nous plongent dans une joie dereglee, et celui qui s'y +abandonne fait retentir dans l'air souille le rire epais des brutes. +Cette joie lamentable entraine le pecheur dans toutes sortes de +desordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'ame et des sens nous +jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. +Frere Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pecheur; mais j'ai eprouve +dans ma longue vie que le cenobite n'a pas de pire ennemi que la +tristesse. J'entends par la cette melancolie tenace qui enveloppe +l'ame comme une brume et lui cache la lumiere de Dieu. Rien n'est plus +contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de +repandre une acre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il +ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de +moitie si redoutable. Helas! il excelle a nous desoler. N'a-t-il pas +montre a notre pere Antoine un enfant noir d'une telle beaute que sa +vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre pere Antoine evita +les pieges du demon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous; +il s'egayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la +melancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frere, m'entretenir d'un +dessein forme dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part, +si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu. + +--Frere Palemon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. +Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumieres et le +peche n'a jamais obscurci la clarte de ton intelligence. + +--Frere Paphnuce, je ne suis pas digne de delier la courroie de tes +sandales et mes iniquites sont innombrables comme les sables du +desert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon +experience. + +--Je te confierai donc, frere Palemon, que je suis penetre de douleur +a la pensee qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommee Thais, qui +vit dans le peche et demeure pour le peuple un objet de scandale. + +--Frere Paphnuce, c'est la, en effet, une abomination dont il convient +de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-la parmi les +gentils. As-tu imagine un remede applicable a ce grand mal? + +--Frere Palemon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec +le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne +l'approuves-tu pas, mon frere? + +--Frere Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pecheur, mais notre pere +Antoine avait coutume de dire: "En quelque lieu que tu sois, ne te +hate pas d'en sortir pour aller ailleurs." + +--Frere Palemon, decouvres-tu quelque chose de mauvais dans +l'entreprise que j'ai concue? + +--Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupconner les intentions de mon +frere! Mais notre pere Antoine disait encore: "Les poissons qui sont +tires en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que +les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se melent aux gens +du siecle s'ecartent des bons propos." + +Ayant ainsi parle, le vieillard Palemon enfonca du pied dans la terre +le tranchant de sa beche et se mit a creuser le sol avec ardeur autour +d'un jeune pommier. Tandis qu'il bechait, une antilope ayant franchi +d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le +jardin, s'arreta, surprise, inquiete, le jarret fremissant, puis +s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tete dans le +sein de son ami. + +--Dieu soit loue dans la gazelle du desert! dit Palemon. + +Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit +manger dans le creux de sa main a la bete legere. + +Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixe sur les pierres +du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant a ce qu'il +venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit. + +--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence +est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me +serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thais au demon qui la +possede. Que Dieu m'eclaire et me conduise! + +Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les +filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que +c'etait une femelle, car le male vint a voler jusqu'aux filets et il +en rompait les mailles une a une avec son bec, jusqu'a ce qu'il fit +dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne put s'echapper. +L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa +saintete, il comprenait aisement le sens mystique des choses, il +connut que l'oiseau captif n'etait autre que Thais, prise dans les +lacs des abominations, et que, a l'exemple du pluvier, qui coupait les +fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononcant des +paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thais etait +retenue dans le peche. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi +dans sa resolution premiere. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris +par les pattes et embarrasse lui-meme au piege qu'il avait rompu, il +retomba dans son incertitude. + +Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision. +Thais lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les voluptes +coupables et elle n'etait point vetue, selon son habitude, de tissus +diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entiere et lui cachait meme +une partie du visage, en sorte que l'abbe ne voyait que deux yeux qui +repandaient des larmes blanches et lourdes. + +A cette vue, il se mit lui-meme a pleurer et, pensant que cette vision +lui venait de Dieu, il n'hesita plus. Il se leva, saisit un baton +noueux, image de la foi chretienne, sortit de sa cellule, dont il +ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le +sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des +Ecritures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre +Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples; +puis, vetu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec +le dessein de suivre a pied la rive Lybique jusqu'a la ville fondee +par le Macedonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, meprisant +la fatigue, la faim, la soif; le soleil etait deja bas a l'horizon +quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre +des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux +portes des cabanes isolees, pour l'amour de Dieu, et recevant +l'injure, les refus, les menaces avec allegresse. Il ne redoutait ni +les brigands, ni les betes fauves, mais il prenait grand soin de se +detourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route. +Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la +maison de leur pere, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en +chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est peril au +solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'Ecriture +que le divin maitre allait de ville en ville et soupait avec ses +disciples. Les vertus que les anachoretes brodent soigneusement sur le +tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du +siecle peut en ternir les agreables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce +evitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit +a la vue des hommes. + +Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, +le murmure des tamaris, caresses par la brise, lui donnait le frisson, +et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beaute +des choses. Apres six jours de marche, il parvint en un lieu nomme +Silsile. Le fleuve y coule dans une etroite vallee que borde une +double chaine de montagnes de granit. C'est la que les Egyptiens, au +temps ou ils adoraient les demons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y +vit une enorme tete de Sphinx, encore engagee dans la roche. Craignant +qu'elle ne fut animee de quelque vertu diabolique, il fit le signe de +la croix et prononca le nom de Jesus; aussitot une chauve-souris +s'echappa d'une des oreilles de la bete et Paphnuce connut qu'il avait +chasse le mauvais esprit qui etait en cette figure depuis plusieurs +siecles. Son zele s'en accrut et, ayant ramasse une grosse pierre, il +la jeta a la face de l'idole. Alors le visage mysterieux du Sphinx +exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut emu. En verite, +l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre etait +empreinte aurait touche l'homme le plus insensible. C'est pourquoi +Paphnuce dit au Sphinx: + +--O bete, a l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le +desert notre pere Antoine, confesse la divinite du Christ Jesus! et je +te benirai au nom du Pere, du Fils et de l'Esprit. + +Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes +paupieres de la bete tressaillirent et les levres de granit +articulerent peniblement, comme un echo de la voix de l'homme, le +saint nom de Jesus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, etendant la main +droite, benit le Sphinx de Silsile. + +Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallee s'etant elargie, il +vit les ruines d'une ville immense. Les temples, restes debout, +etaient portes par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la +permission de Dieu, des tetes de femmes aux cornes de vache +attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait palir. Il +marcha ainsi dix-sept jours, machant pour toute nourriture quelques +herbes crues et dormant la nuit dans les palais ecroules, parmi les +chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se meler des +femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce +savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en +faisant le signe de la croix. + +Le dix-huitieme jour, ayant decouvert, loin de tout village, une +miserable hutte de feuilles de palmier, a demi ensevelie sous le sable +qu'apporte le vent du desert, il s'en approcha, avec l'espoir que +cette cabane etait habitee par quelque pieux anachorete. Comme il n'y +avait point de porte, il apercut a l'interieur une cruche, un tas +d'oignons et un lit de feuilles seches. + +--Voila, se dit-il, le mobilier d'un ascete. Communement les ermites +s'eloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer +bientot celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, a l'exemple du +saint solitaire Antoine qui, s'etant rendu aupres de l'ermite Paul, +l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses +eternelles et peut-etre notre Seigneur nous enverra-t-il par un +corbeau un pain que mon hote m'invitera honnetement a rompre. + +Tandis qu'il se parlait ainsi a lui-meme, il tournait autour de la +hutte, cherchant s'il ne decouvrirait personne. Il n'avait pas fait +cent pas, qu'il apercut un homme assis, les jambes croisees sur la +berge du Nil. Cet homme etait nu; sa chevelure comme sa barbe +entierement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce +ne douta point que ce ne fut l'ermite. Il le salua par les paroles que +les moines ont coutume d'echanger quand ils se rencontrent. + +--Que la paix soit avec toi, mon frere! Puisses-tu gouter un jour le +doux rafraichissement du Paradis. + +L'homme ne repondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas +entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence etait cause par un de ces +ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit a genoux, les +mains jointes, a cote de l'inconnu et resta ainsi en prieres jusqu'au +coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas +bouge, il lui dit: + +--Mon pere, si tu es sorti de l'extase ou je t'ai vu plonge, donne-moi +ta benediction en notre Seigneur Jesus-Christ. + +L'autre lui repondit sans tourner la tete: + +--Etranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce +Seigneur Jesus-Christ. + +--Quoi! s'ecria Paphnuce. Les prophetes l'ont annonce; des legions de +martyrs ont confesse son nom; Cesar lui-meme l'a adore et tantot +encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsile. Est-il +possible que tu ne le connaisses pas? + +--Mon ami, repondit l'autre, cela est possible. Ce serait meme +certain, s'il y avait quelque certitude au monde. + +Paphnuce etait surpris et contriste de l'incroyable ignorance de cet +homme. + +--Si tu ne connais Jesus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te +serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie eternelle. + +Le vieillard repliqua: + +--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indifferent de vivre ou +de mourir. + +--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne desires pas vivre dans l'eternite? +Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce desert a la facon +des anachoretes? + +--Il parait. + +--Ne vis-tu pas nu et denue de tout? + +--Il parait. + +--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chastete? + +--Il parait. + +--N'as-tu pas renonce a toutes les vanites de ce monde? + +--J'ai renonce en effet aux choses vaines qui font communement le +souci des hommes. + +--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas +comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la felicite celeste! +C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne +crois pas en Jesus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce +monde, si tu n'esperes pas gagner les biens eternels? + +--Etranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir +trouve une maniere de vivre assez satisfaisante, bien qu'a parler +exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi +honnete ni honteux, juste ni injuste, agreable ni penible, bon ni +mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualites aux choses comme le +sel donne la saveur aux mets. + +--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la verite +que les idolatres eux-memes ont cherchee. Tu te couches dans ton +ignorance, comme un chien fatigue qui dort dans la boue. + +--Etranger, il est egalement vain d'injurier les chiens et les +philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous +sommes. Nous ne savons rien. + +--O vieillard, appartiens-tu donc a la secte ridicule des sceptiques? +Es-tu donc de ces miserables fous qui nient egalement le mouvement et +le repos et qui ne savent point distinguer la lumiere du soleil d'avec +les ombres de la nuit? + +--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me parait +louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les memes choses ont +diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de +l'aurore, des cones de lumiere rose. Elles apparaissent, au coucher du +soleil, sur le ciel embrase comme de noirs triangles. Mais qui +penetrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les +apparences, quand au contraire les apparences sont les seules realites +que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est +inconnue. Je sens que le feu brule, mais je ne sais ni comment ni +pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indifferent +d'etre entendu d'une maniere ou d'une autre. + +--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le +desert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi +grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais +c'est afin de plaire a Dieu et de meriter la beatitude sempiternelle. +Et c'est la une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue +d'un grand bien. Il est insense au contraire de s'exposer +volontairement a d'inutiles fatigues et a de vaines souffrances. Si je +ne croyais pas,--pardonne ce blaspheme, o Lumiere increee!--si je ne +croyais pas a la, verite de ce que Dieu nous a enseigne par la voix +des prophetes, par l'exemple de son fils, par les actes des apotres, +par l'autorite des conciles et par le temoignage des martyrs, si je ne +savais pas que les souffrances du corps sont necessaires a la sante de +l'ame, si j'etais, comme toi, plonge dans l'ignorance des sacres +mysteres, je retournerais tout de suite dans le siecle, je +m'efforcerais d'acquerir des richesses pour vivre dans la mollesse +comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptes: "Venez, mes +filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos +philtres et vos parfums." Mais toi, vieillard insense, tu te prives de +tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans +espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de +nos anachoretes, comme un singe effronte pense, en barbouillant un +mur, copier le tableau d'un peintre ingenieux. O le plus stupide des +hommes, quelles sont donc tes raisons? + +Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard +demeurait paisible. + +--Mon ami, repondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un +chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant? + +Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colere etant +tombee, il s'excusa avec une noble humilite. + +--Pardonne-moi, dit-il, o vieillard, o mon frere, si le zele de la +verite m'a emporte au dela des justes bornes. Dieu m'est temoin que +c'est ton erreur et non ta personne que je haissais. Je souffre de te +voir dans les tenebres, car je t'aime en Jesus-Christ et le soin de +ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brule de +les connaitre afin de les refuter. + +Le vieillard repondit avec quietude: + +--Je suis egalement dispose a parler et a me taire. Je te donnerai +donc mes raisons, sans te demander les tiennes en echange, car tu ne +m'interesses en aucune maniere. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de +ton infortune et il m'est indifferent que tu penses d'une facon ou +d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te hairais-je? L'aversion et +la sympathie sont egalement indignes du sage. Mais, puisque tu +m'interroges, sache donc que je me nomme Timocles et que je suis ne a +Cos de parents enrichis dans le negoce. Mon pere armait des navires. +Son intelligence ressemblait beaucoup a celle d'Alexandre, qu'on a +surnomme le Grand. Pourtant elle etait moins epaisse. Bref, c'etait +une pauvre nature d'homme. J'avais deux freres qui suivaient comme lui +la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon +frere aine fut contraint par notre pere d'epouser une femme carienne +nommee Timaessa, qui lui deplaisait si fort qu'il ne put vivre a son +cote sans tomber dans une noire melancolie. Cependant Timaessa +inspirait a notre frere cadet un amour criminel et cette passion se +changea bientot en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en +egale aversion. Mais elle aimait un joueur de flute et le recevait la +nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait +d'ordinaire dans les festins. Mes deux freres ayant trouve cette +couronne, jurerent de tuer le joueur de flute et, des le lendemain, +ils le firent perir sous le fouet, malgre ses larmes et ses prieres. +Ma belle-soeur en eprouva un desespoir qui lui fit perdre la raison, +et ces trois miserables, devenus semblables a des betes, promenaient +leur demence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'ecume +aux levres, le regard attache a la terre, parmi les huees des enfants +qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon pere les +ensevelit de ses mains. Peu de temps apres, son estomac refusa toute +nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les +viandes et tous les fruits des marches de l'Asie. Il etait desespere +de me laisser sa fortune. Je l'employai a voyager. Je visitai +l'Italie, la Grece et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni +d'heureux. J'etudiai la philosophie a Athenes et a Alexandrie et je +fus etourdi du bruit des disputes. Enfin m'etant promene jusque dans +l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait la +immobile, les jambes croisees depuis trente ans. Des lianes couraient +autour de son corps desseche et les oiseaux nichaient dans ses +cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, a sa vue, Timaessa, le +joueur de flute, mes deux freres et mon pere, et je compris que cet +Indien etait sage. "Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont +prives de ce qu'ils croient etre un bien, ou que, le possedant, ils +craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient +etre un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux +disparaissent." C'est pourquoi je resolus de ne jamais tenir aucune +chose pour avantageuse, de professer l'entier detachement des biens de +ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilite, a +l'exemple de l'Indien. + +Paphnuce avait ecoute attentivement le recit du vieillard. + +--Timocles de Cos, repondit-il, je confesse que tout, dans tes propos, +n'est pas depourvu de sens. Il est sage, en effet, de mepriser les +biens de ce monde. Mais il serait insense de mepriser pareillement les +biens eternels et de s'exposer a la colere de Dieu. Je deplore ton +ignorance, Timocles, et je vais t'instruire dans la verite, afin que +connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obeisses a ce +Dieu comme un enfant a son pere. + +Mais Timocles l'interrompant: + +--Garde-toi, etranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me +contraindre a partager ton sentiment. Toute dispute est sterile. Mon +opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles a la +condition de vivre sans preferences. Poursuis ton chemin, et ne tente +pas de me tirer de la bienheureuse apathie ou je suis plonge, comme +dans un bain delicieux, apres les rudes travaux de mes jours. + +Paphnuce etait profondement instruit dans les choses de la foi. Par la +connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grace de Dieu +n'etait pas sur le vieillard Timocles et que le jour du salut n'etait +pas encore venu pour cette ame acharnee a sa perte. Il ne repondit +rien, de peur que l'edification tournat en scandale. Car il arrive +parfois qu'en disputant contre les infideles, on les induit de nouveau +en peche, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possedent la +verite doivent la repandre avec prudence. + +--Adieu donc! dit-il, malheureux Timocles. + +Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage. + +Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau, +qui refletait leur cou pale et rose. Les saules etendaient au loin sur +la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans +le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des herons +invisibles. Le fleuve roulait a perte de vue ses larges eaux vertes ou +des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, ou, ca et la, au +bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au +loin des vapeurs legeres, tandis que des iles lourdes de palmes, de +fleurs et de fruits, laissaient s'echapper de leurs ombres des nuees +bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche, +la grasse vallee etendait jusqu'au desert ses champs et ses vergers +qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les epis, et la +fecondite de la terre s'exhalait en poussieres odorantes. A cette vue, +Paphnuce, tombant a genoux, s'ecria: + +--Beni soit le Seigneur, qui a favorise mon voyage! Toi qui repands ta +rosee sur les figuiers de l'Arsinoitide, mon Dieu, fais descendre la +grace dans l'ame de cette Thais que tu n'as pas formee avec moins +d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins. +Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta +Jerusalem celeste! + +Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il +songeait a Thais. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve a +travers des contrees fertiles et populeuses, il atteignit en peu de +journees cette Alexandrie que les Grecs ont surnommee la belle et la +doree. Le jour etait leve depuis une heure quand il decouvrit du haut +d'une colline la ville spacieuse dont les toits etincelaient dans la +vapeur rose. Il s'arreta et, croisant les bras sur sa poitrine: + +--Voila donc, se dit-il, le sejour delicieux ou je suis ne dans le +peche, l'air brillant ou j'ai respire des parfums empoisonnes, la mer +voluptueuse ou j'ecoutais chanter les Sirenes! Voila mon berceau selon +la chair, voila ma patrie selon le siecle! Berceau fleuri, patrie +illustre au jugement des hommes! Il est naturel a tes enfants, +Alexandrie, de te cherir comme une mere et je fus engendre dans ton +sein magnifiquement pare. Mais l'ascete meprise la nature, le mystique +dedaigne les apparences, le chretien regarde sa patrie humaine comme +un lieu d'exil, le moine echappe a la terre. J'ai detourne mon coeur +de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse, +pour ta science, pour ta douceur et pour ta beaute. Soit maudit, +temple des demons! Couche impudique des gentils, chaire empestee des +ariens, sois maudite! Et toi, fils aile du Ciel qui conduisis le saint +ermite Antoine, notre pere, quand, venu du fond du desert, il penetra +dans cette citadelle de l'idolatrie pour affermir la foi des +confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur, +invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume +du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi +les princes tenebreux du siecle! + +Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du +Soleil. Cette porte etait de pierre et s'elevait avec orgueil. Mais +des miserables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des +citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant. + +Une vieille femme en haillons, qui etait agenouillee la, saisit le +cilice du moine, le baisa et dit: + +--Homme du Seigneur, benis-moi afin que Dieu me benisse. J'ai beaucoup +souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu +viens de Dieu, o saint homme, c'est pourquoi la poussiere de tes pieds +est plus precieuse que l'or. + +--Le Seigneur soit loue, dit Paphnuce. + +Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la redemption sur la +tete de la vieille femme. + +Mais a peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe +d'enfants se mit a le huer et a lui jeter des pierres en criant: + +--Oh! le mechant moine! Il est plus noir qu'un cynocephale et plus +barbu qu'un bouc. C'est un faineant! Que ne le pend-on dans quelque +verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non, +il attirerait la grele sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur. +Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie! + +Et les pierres volaient avec les cris. + +--Mon Dieu! benissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce. + +Et il poursuivit son chemin songeant: + +--Je suis en veneration a cette vieille femme et en mepris a ces +enfants. Ainsi un meme objet est apprecie differemment par les hommes +qui sont incertains dans leurs jugements et sujets a l'erreur. Il faut +en convenir, pour un gentil, le vieillard Timocles n'est pas denue de +sens. Aveugle, il se sait prive de lumiere. Combien il l'emporte pour +le raisonnement sur ces idolatres qui s'ecrient du fond de leurs +epaisses tenebres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et +sable mouvant. En Dieu seul est la stabilite. + +Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Apres dix annees +d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre etait +une pierre de scandale qui lui rappelait un peche. C'est pourquoi il +frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussees, et +il se rejouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons +dechires. Laissant a sa gauche les magnifiques portiques du temple de +Serapis, il s'engagea dans une voie bordee de riches demeures qui +semblaient assoupies parmi les parfums. La les pins, les erables, les +terebinthes elevaient leur tete au-dessus des corniches rouges et des +acroteres d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues +d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du +feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites. +On entendait seulement le son lointain d'une flute. Le moine s'arreta +devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue +par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle etait ornee +des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grece. + +Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Epicure et Zenon, et ayant +heurte le marteau contre la porte, il attendit en songeant: + +--C'est en vain que le metal glorifie ces faux sages, leurs mensonges +sont confondus; leurs ames sont plongees dans l'enfer et le fameux +Platon lui-meme, qui remplit la terre du bruit de son eloquence, ne +dispute desor mais qu'avec les diables. + +Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la +mosaique du seuil, il lui dit durement: + +--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te +chasse a coups de baton. + +--Mon frere, repondit l'abbe d'Antinoe, je ne te demande rien, sinon +que tu me conduises a Nicias, ton maitre. + +L'esclave repondit avec plus de colere: + +--Mon maitre ne recoit pas des chiens comme toi. + +--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plait, ce que je te +demande, et dis a ton maitre que je desire le voir. + +--Hors d'ici, vil mendiant! s'ecria le portier furieux. + +Et il leva son baton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en +croix contre sa poitrine, recut sans s'emouvoir le coup en plein +visage, puis repeta doucement: + +--Fais ce que j'ai demande, mon fils, je te prie. + +Alors le portier, tout tremblant, murmura. + +--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance? + +Et il courut avertir son maitre. + +Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles +sur son corps. C'etait un homme gracieux et souriant. Une expression +de douce ironie etait repandue sur son visage. A la vue du moine, il +se leva et s'avanca les bras ouverts: + +--C'est toi, s'ecria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon +frere! Oh! je te reconnais, bien qu'a vrai dire tu te sois rendu plus +semblable a une bete qu'a un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du +temps ou nous etudiions ensemble la grammaire, la rhetorique et la +philosophie? On te trouvait deja l'humeur sombre et sauvage, mais je +t'aimais pour ta parfaite sincerite. Nous disions que tu voyais +l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'etait pas +surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme, +mais ta liberalite n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni a ton argent +ni a ta vie. Et il y avait en toi un genie bizarre, un esprit etrange +qui m'interessait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce, +apres dix ans d'absence. Tu as quitte le desert; tu renonces aux +superstitions chretiennes, et tu renais a l'ancienne vie. Je marquerai +ce jour d'un caillou blanc. + +--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes, +parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hote. + +Deja elles apportaient en souriant l'aiguiere, les fioles et le miroir +de metal. Mais Paphnuce, d'un geste imperieux, les arreta et tint les +yeux baisses pour ne les plus voir; car elles etaient nues. Cependant +Nicias lui presentait des coussins, lui offrait des mets et des +breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mepris. + +--Nicias, dit-il, je n'ai pas renie ce que tu appelles faussement la +superstition chretienne, et qui est la verite des verites. Au +commencement etait le Verbe et le Verbe etait en Dieu et le Verbe +etait Dieu. Tout a ete fait par lui, et rien de ce quia ete fait n'a +ete fait sans lui. En lui etait la vie, et la vie etait la lumiere des +hommes. + +--Cher Paphnuce, repondit Nicias, qui venait de revetir une tunique +parfumee, penses-tu m'etonner en recitant des paroles assemblees sans +art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oublie que je suis +moi-meme quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec +quelques lambeaux arraches par des hommes ignorants a la pourpre +d'Amelius, quand Amelius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire, +ne me contentent pas? Les systemes construits par les sages ne sont +que des contes imagines pour amuser l'eternelle enfance des hommes. Il +faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone +d'Ephese ou de toute autre fable milesienne. + +Et, prenant son hote par le bras, il l'entraina dans une salle ou des +milliers de papyrus etaient roules dans des corbeilles. + +--Voici ma bibliotheque, dit-il; elle contient une faible partie des +systemes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde. +Le Serapeum lui-meme, dans sa richesse, ne les renferme pas tous. +Helas! ce ne sont que des reves de malades. + +Il forca son hote a prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit +lui-meme. Paphnuce promena sur les livres de la bibliotheque un regard +sombre et dit: + +--Il faut les bruler tous. + +--O doux hote, ce serait dommage! repondit Nicias. Car les reves des +malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait detruire tous +les reves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses +formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne +stupidite. + +Paphnuce poursuivait sa pensee: + +--Il est certain que les doctrines des paiens ne sont que de vains +mensonges. Mais Dieu, qui est la verite, s'est revele aux hommes par +des miracles. Et il s'est fait chair et il a habite parmi nous. + +Nicias repondit: + +--Tu parles excellemment, chere tete de Paphnuce, quand tu dis qu'il +s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se +promene dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est +tout a fait un homme. Comment penses-tu croire a ce nouveau Jupiter, +quand les marmots d'Athenes, au temps de Pericles, ne croyaient deja +plus a l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour +disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher +condisciple? + +--Une chose tout a fait bonne, repondit l'abbe d'Antinoe. Me preter +une tunique parfumee semblable a celle que tu viens de revetir. Ajoute +a cette tunique, par grace, des sandales dorees et une fiole d'huile, +pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me +donnes une bourse de mille drachmes. Voila, o Nicias, ce que j'etais +venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre +ancienne amitie. + +Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle +etait brodee, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les +deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement +les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirat le cilice dont +il etait couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant declare qu'on +lui arracherait plutot la chair que ce vetement, elles passerent la +tunique par-dessus. Comme ces deux femmes etaient belles, elles ne +craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se +mirent a rire de la mine etrange qu'avait le moine ainsi pare. Crobyle +l'appelait son cher satrape, en lui presentant le miroir, et Myrtale +lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait +pas. Ayant chausse les sandales dorees et attache la bourse a sa +ceinture il dit a Nicias, qui le regardait d'un oeil egaye: + +--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un +scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de +cette tunique, de cette bourse et de ces sandales. + +--Tres cher, repondit Nicias, je ne soupconne point le mal, car je +crois les hommes egalement incapables de mal faire et de bien faire. +Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour +raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux prejuges +qui regnent a Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnete +homme. Va, ami, et rejouis-toi. + +Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hote de son +dessein. + +--Tu connais, lui dit-il, cette Thais qui joue dans les jeux du +theatre? + +--Elle est belle, repondit Nicias, et il fut un temps ou elle m'etait +chere. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de ble et j'ai +compose a sa louange trois livres d'elegies fidelement imitees de ces +chants si doux dans lesquels Cornelius Gallus celebra Lycoris. Helas! +Gallus chantait, en un siecle d'or, sous les regards des muses +ausoniennes. Et moi, ne dans des temps barbares, j'ai trace avec un +roseau du Nil mes hexametres et mes pentametres. Les ouvrages produits +en cette epoque et dans cette contree sont voues a l'oubli. Certes, la +beaute est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous etions +faits pour la posseder toujours, nous nous soucierions aussi peu que +possible du demiurge, du logos, des eons et de toutes les autres +reveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes +du fond de la Thebaide me parler de Thais. + +Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec +horreur, ne concevant pas qu'un homme put avouer si tranquillement un +tel peche. Il s'attendait a voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abimer +dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux, +le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse +envolee. Le moine, s'etant leve, reprit d'une voix grave: + +--Sache donc, o Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette +Thais aux immondes amours de la terre et la donnerai pour epouse a +Jesus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thais quittera +aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastere. + +--Crains d'offenser Venus, repondit Nicias; c'est une puissante +deesse. Elle sera irritee contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre +servante. + +--Dieu me protegera, dit Paphnuce. Puisse-t-il eclairer ton coeur, o +Nicias, et te tirer de l'abime ou tu es plonge! + +Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la +main sur l'epaule et lui repeta dans le creux de l'oreille: + +--Crains d'offenser Venus; sa vengeance est terrible. + +Paphnuce dedaigneux des paroles legeres sortit sans detourner la tete. +Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mepris; mais ce qu'il +ne pouvait souffrir, c'est l'idee que son ami d'autrefois avait recu +les caresses de Thais. Il lui semblait que pecher avec cette femme, +c'etait pecher plus detestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait +une malice singuliere, et Nicias lui etait desormais en execration. Il +avait toujours hai l'impurete, mais certes les images de ce vice ne +lui avaient jamais paru a ce point abominables; jamais il n'avait +partage d'un tel coeur la colere de Jesus-Christ et la tristesse des +anges. + +Il n'en eprouvait que plus d'ardeur a tirer Thais du milieu des +gentils, et il lui tardait de voir la comedienne afin de la sauver. +Toutefois il lui fallait attendre, pour penetrer chez cette femme, que +la grande chaleur du jour fut tombee. Or, la matinee s'achevait a +peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait resolu de +ne prendre aucune nourriture en cette journee afin d'etre moins +indigne des graces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse +de son ame, il n'osait entrer dans aucune des eglises de la ville, +parce qu'il les savait profanees par les ariens, qui y avaient +renverse la table du Seigneur. En effet, ces heretiques, soutenus par +l'empereur d'Orient, avaient chasse le patriarche Athanase de son +siege episcopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les +chretiens d'Alexandrie. + +Il marchait donc a l'aventure, tantot tenant ses regards fixes a terre +par humilite, tantot levant les yeux vers le ciel, comme en extase. +Apres avoir erre quelque temps, il se trouva sur un des quais de la +ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires +aux sombres carenes, tandis que souriait au large, dans l'azur et +l'argent, la mer perfide. Une galere, qui portait une Nereide a sa +proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en +chantant; deja la blanche fille des eaux, couverte de perles humides, +ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit, +conduite par son pilote, l'etroit passage ouvert sur le bassin +d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derriere elle un sillage +fleuri. + +--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai desire jadis m'embarquer en +chantant sur l'ocean du monde. Mais bientot j'ai connu ma folie et la +Nereide ne m'a point emporte. + +En revant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et +s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla +entendre le son d'une trompette eclatante et, le ciel etant devenu +couleur de sang, il comprit que les temps etaient venus. Comme il +priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bete enorme qui venait +a lui, portant au front une croix de lumiere, et il reconnut le Sphinx +de Silsile. La bete le saisit entre les dents sans lui faire de mal et +l'emporta pendu a sa bouche comme les chattes ont accoutume d'emporter +leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant +les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu +desole, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol, +dechire en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une +haleine embrasee. La bete posa doucement Paphnuce a terre et lui dit: + +--Regarde! + +Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abime, vit un fleuve de feu +qui roulait dans l'interieur de la terre, entre un double escarpement +de roches noires. La, dans une lumiere livide, des demons +tourmentaient des ames. Les ames gardaient l'apparence des corps qui +les avaient contenues, et meme des lambeaux de vetements y restaient +attaches. Ces ames semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une +d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un +sceptre a la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le sterile +rivage; elle disait les dieux et les heros. De petits diables verts +lui percaient les levres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre +d'Homere chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et +chenu, tracait au compas des figures sur la poussiere. Un demon lui +versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre +la meditation du sage. Et le moine decouvrit une foule de personnes +qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou +meditaient avec tranquillite, ou conversaient en se promenant, comme +des maitres et des disciples, a l'ombre des platanes de l'Academie. +Seul, le vieillard Timocles se tenait a l'ecart et secouait la tete +comme un homme qui nie. Un ange de l'abime agitait une torche sous ses +yeux et Timocles ne voulait voir ni l'ange ni la torche. + +Muet de surprise a ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bete. Elle +avait disparu, et le moine vit a la place du Sphinx une femme voilee, +qui lui dit: + +--Regarde et comprends: Tel est l'entetement de ces infideles, qu'ils +demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les seduisaient sur +la terre. La mort ne les a pas desabuses, car il est bien clair qu'il +ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-la qui ignoraient la +verite parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les demons qui +s'acharnent autour de ces ames, qui sont-ils, sinon les formes de la +justice divine? C'est pourquoi ces ames ne la voient ni ne la sentent. +Etrangeres a toute verite, elles ne connaissent point leur propre +condamnation, et Dieu meme ne peut les contraindre a souffrir. + +--Dieu peut tout, dit l'abbe d'Antinoe. + +--Il ne peut l'absurde, repondit la femme voilee. Pour les punir, il +faudrait les eclairer et s'ils possedaient la verite ils seraient +semblables aux elus. + +Cependant Paphnuce, plein d'inquietude et d'horreur, se penchait de +nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui +souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Pres de +lui Aspasie de Milet, elegamment serree dans son manteau de laine, +semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant +l'expression de son visage etait a la fois douce et noble. La pluie de +feu qui tombait sur eux leur etait une rosee rafraichissante, et leurs +pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrase. A cette vue, +Paphnuce fut saisi de fureur. + +--Frappe, mon Dieu, s'ecria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure! +qu'il gemisse! qu'il grince des dents!... Il a peche avec Thais!... + +Et Paphnuce se reveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule +qui le tirait sur le sable en criant: + +--Paix! paix! l'ami. Par Protee, vieux pasteur de phoques! tu dors +avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos. +Aussi vrai que ma mere vendait des poissons sales, je t'ai sauve la +vie. + +--J'en remercie Dieu, repondit Paphnuce. + +Et, s'etant mis debout, il marcha droit devant lui, meditant sur la +vision qui avait traverse son sommeil. + +--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la +bonte divine, en representant l'enfer comme denue de realite. Sans +doute elle vient du diable. + +Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu +envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel +discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entoure +d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sur de rencontrer les +esprits. Les deserts sont peuples de fantomes. Quand les pelerins +approchaient du chateau en ruines ou s'etait retire le saint ermite +Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en eleve aux +carrefours des villes, dans les nuits de fete. Et ces clameurs etaient +poussees par les diables qui tentaient ce saint homme. + +Paphnuce se rappela ce memorable exemple. Il se rappela saint Jean +d'Egypte que, pendant soixante ans, le diable voulut seduire par des +prestiges. Mais Jean dejouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant +le demon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du +venerable Jean et lui dit: "Jean, tu prolongeras ton jeune jusqu'a +demain soir." Et Jean, croyant entendre un ange, obeit a la voix du +demon, et jeuna le lendemain, jusqu'a l'heure de vepres. C'est la +seule victoire que le prince des Tenebres ait jamais remportee sur +saint Jean l'Egyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il +ne faut pas s'etonner si Paphnuce reconnut tout de suite la faussete +de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil. + +Tandis qu'il reprochait doucement a Dieu de l'avoir abandonne au +pouvoir des demons, il se sentit pousse et entraine par une foule +d'hommes qui couraient tous dans le meme sens. Comme il avait perdu +l'habitude de marcher par les villes, il etait ballotte d'un passant a +un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'etant embarrasse dans les +plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Desireux de savoir +ou allaient tous ces hommes, il demanda a l'un d'eux la cause de cet +empressement. + +--Etranger, ne sais-tu pas, lui repondit celui-ci, que les jeux vont +commencer et que Thais paraitra sur la scene? Tous ces citoyens vont +au theatre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner? + +Decouvrant tout a coup qu'il etait convenable a son dessein de voir +Thais dans les jeux, Paphnuce suivit l'etranger. Deja le theatre +dressait devant eux son portique orne de masques eclatants, et sa +vaste muraille ronde, peuplee d'innombrables statues. En suivant la +foule, ils s'engagerent dans un etroit corridor au bout duquel +s'etendait l'amphitheatre eblouissant de lumiere. Ils prirent leur +place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la +scene, vide encore d'acteurs, mais decoree magnifiquement. La vue n'en +etait point cachee par un rideau, et l'on y remarquait un tertre +semblable a ceux que les anciens peuples dediaient aux ombres des +heros. Ce tertre s'elevait au milieu d'un camp. Des faisceaux de +lances etaient formes devant les tentes et des boucliers d'or +pendaient a des mats, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de +chene. La, tout etait silence et sommeil. Mais un bourdonnement, +semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait +l'hemicycle charge de spectateurs. Tous les visages, rougis par le +reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se +tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand +espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes +riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux +s'interpellaient gaiement, d'un gradin a l'autre. + +Paphnuce priait au dedans de lui-meme et se gardait des paroles +vaines, mais son voisin commenca a se plaindre du declin du theatre. + +--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs declamaient sous le masque les +vers d'Euripide et de Menandre. Maintenant on ne recite plus les +drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora +dans Athenes nous n'avons garde que ce qu'un barbare, un Scythe meme +peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont +l'embouchure, armee de lames de metal, enflait le son des voix, le +cothurne qui elevait les personnages a la taille des dieux, la majeste +tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est alle. Des +mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius. +Qu'eussent dit les Atheniens de Pericles, s'ils avaient vu une femme +se montrer sur la scene? Il est indecent qu'une femme paraisse en +public. Nous sommes bien degeneres pour le souffrir. + +" Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme +et la honte de la terre. + +--Tu parles sagement, repondit Paphnuce, la femme est notre pire +ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est +redoutable. + +--Par les Dieux immobiles, s'ecria Dorion, la femme apporte aux hommes +non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis! +L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. Ecoute, etranger: +Je suis alle dans ma jeunesse, a Trezene, en Argolide, et j'y ai vu un +myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles etaient couvertes +d'innombrables piqures. Or, voici ce que rapportent les Trezeniens au +sujet de ce myrte: La reine Phedre, du temps qu'elle aimait Hippolyte, +demeurait tout le jour languissamment couchee sous ce meme arbre qu'on +voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tire l'epingle +d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en percait les feuilles de +l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi +criblees de piqures. Apres avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait +d'un amour incestueux, Phedre, tu le sais, mourut miserablement. Elle +s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or a +une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, temoin d'une +si cruelle misere, continuat a porter sur ses feuilles nouvelles des +piqures d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai placee +au chevet de mon lit, afin d'etre sans cesse averti par sa vue de ne +point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la +doctrine du divin Epicure, mon maitre, qui enseigne que le desir est +redoutable. Mais a proprement parler, l'amour est une maladie de foie +et l'on n'est jamais sur de ne pas tomber malade. + +Paphnuce demanda: + +--Dorion, quels sont tes plaisirs? + +Dorion repondit tristement: + +--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est +la meditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher +d'autres. + +Prenant avantage de ces dernieres paroles, Paphnuce entreprit +d'initier l'epicurien aux joies spirituelles que procure la +contemplation de Dieu. Il commenca: + +--Entends la verite, Dorion, et recois la lumiere. + +Comme il s'ecriait de la sorte, il vit de toutes parts des tetes et +des bras tournes vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand +silence s'etait fait dans le theatre et bientot eclaterent les sons +d'une musique heroique. + +Les jeux commencaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se +preparer au depart quand, par un prodige effrayant, une nuee couvrit +le sommet du tertre funeraire. Puis, cette nuee s'etant dissipee, +l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. Etendant le +bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: "Quoi! vous partez, +enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus +et vous laissez mon tombeau sans offrandes?" Deja les principaux chefs +des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thesee, le +vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes, +contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, etait +prosterne dans la poussiere. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'ou +s'echappait sa chevelure bouclee, montrait par ses gestes qu'il +approuvait l'ombre du heros. Il disputait avec Agamemnon et l'on +devinait leurs paroles: + +--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'etre honore parmi +nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la +fille de Priam, la vierge Polyxene soit immolee sur sa tombe. Danaens, +contentez les manes du heros, et que le fils de Pelee se rejouisse +dans le Hades. + +Mais le roi des rois repondait: + +--Epargnons les vierges troiennes que nous avons arrachees aux autels. +Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam. + +Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de +Polyxene, et le sage Ulysse lui reprochait de preferer le lit de +Cassandre a la lance d'Achille. + +Tous les Grecs l'approuverent avec un grand bruit d'armes +entre-choquees. La mort de Polyxene fut resolue et l'ombre apaisee +d'Achille s'evanouit. La musique, tantot furieuse et tantot plaintive, +suivait la pensee des personnages. L'assistance eclata en +applaudissements. + +Paphnuce, qui rapportait tout a la verite divine, murmura: + +--O lumieres et tenebres repandues sur les gentils! De tels +sacrifices, parmi les nations, annoncaient et figuraient grossierement +le sacrifice salutaire du fils de Dieu. + +--Toutes les religions enfantent des crimes, repliqua l'Epicurien. Par +bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines +terreurs de l'inconnu... + +Cependant Hecube, ses blancs cheveux epars, sa robe en lambeaux, +sortait de la tente ou elle etait captive. Ce fut un long soupir quand +on vit paraitre cette parfaite image du malheur. Hecube, avertie par +un songe prophetique, gemissait sur sa fille et sur elle-meme. Ulysse +etait deja pres d'elle et lui demandait Polyxene. La vieille mere +s'arrachait les cheveux, se dechirait les joues avec les ongles et +baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable +douceur, semblait dire: + +--Sois sage, Hecube, et cede a la necessite. Il y a aussi dans nos +maisons de vieilles meres qui pleurent leurs enfants endormis a jamais +sous les pins de l'Ida. + +Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant +esclave, souillait de poussiere sa tete infortunee. + +Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge +Polyxene. Un fremissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient +reconnu Thais. Paphnuce la revit, celle-la qu'il venait chercher. De +son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tete la lourde toile. +Immobile, semblable a une belle statue, mais promenant autour d'elle +le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fiere, elle +donnait a tous le frisson tragique de la beaute. + +Un murmure de louange s'eleva et Paphnuce l'ame agitee, contenant son +coeur avec ses mains, soupira: + +--Pourquoi donc, o mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir a une de tes +creatures? + +Dorion, plus paisible, disait: + +--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme +presentent une combinaison agreable a l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la +nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se separeront un +jour avec la meme indifference qu'ils se sont unis. Ou sont maintenant +les atomes qui formerent Lais ou Cleopatre? Je n'en disconviens pas: +les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises a de +facheuses disgraces et a des incommodites degoutantes. C'est a quoi +songent les esprits meditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y +fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit +deraisonnable de les aimer. + +Ainsi le philosophe et l'ascete contemplaient Thais et suivaient leur +pensee. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hecube, tournee vers sa +fille, lui dire par ses gestes: + +--Essaie de flechir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta +beaute, ta jeunesse! + +Thais, ou plutot Polyxene elle-meme, laissa retomber la toile de la +tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent domptes. Et quand, +d'une demarche noble et legere, elle s'avanca vers Ulysse, le rythme +de ses mouvements, qu'accompagnait le son des flutes, faisait songer a +tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle fut le +centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et +tout le reste etait perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action +continuait. + +Le prudent fils de Laerte detournait la tete et cachait sa main sous +son manteau, afin d'eviter les regards, les baisers de la suppliante. +La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles +disaient: + +--Ulysse, je te suivrai pour obeir a la necessite et parce que je veux +mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois jugee +digne des rois, ne recevra pas un maitre etranger. Je renonce +librement a la lumiere du jour. + +Hecube, inerte dans la poussiere, se releva soudain et s'attacha a sa +fille d'une etreinte desesperee. Polyxene denoua avec une douceur +resolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre: + +--Mere, ne t'expose pas aux outrages du maitre. N'attends pas que, +t'arrachant a moi, il ne te traine indignement. Plutot, mere bien +aimee, tends-moi cette main ridee et approche tes joues creuses de mes +levres. + +La douleur etait belle sur le visage de Thais; la foule se montrait +reconnaissante a cette femme de revetir ainsi d'une grace surhumaine +les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa +splendeur presente en vue de son humilite prochaine, se glorifiait par +avance de la sainte qu'il allait donner au ciel. + +Le spectacle touchait au denouement. Hecube tomba comme morte et +Polyxene, conduite par Ulysse, s'avanca vers le tombeau qu'entourait +l'elite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le +tertre funeraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une +coupe d'or, des libations aux manes du heros. Quand les sacrificateurs +leverent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait +mourir libre, comme il convenait a la fille de tant de rois. Puis, +dechirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y +plongea son glaive en detournant la tete, et, par un habile artifice, +le sang jaillit a flots de la poitrine eblouissante de la vierge qui, +la tete renversee et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba +avec decence. + +Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de +lis et d'anemones, des cris d'effroi et des sanglots dechiraient +l'air, et Paphnuce, souleve sur son banc, prophetisait d'une voix +retentissante: + +--Gentils, vils adorateurs des demons! Et vous ariens plus infames que +les idolatres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une +image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientot +la femme que vous voyez la sera immolee, hostie bien heureuse, au Dieu +ressuscite! + +Deja la foule s'ecoulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abbe +d'Antinoe, echappant a Dorion surpris, gagna la sortie en prophetisant +encore. + +Une heure apres, il frappait a la porte de Thais. + +La comedienne alors, dans le riche quartier de Racotis, pres du +tombeau d'Alexandre, habitait une maison entouree de jardins ombreux, +dans lesquels s'elevaient des rochers artificiels et coulait un +ruisseau borde de peupliers. Une vieille esclave noire, chargee +d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait. + +--Je veux voir Thais, repondit-il. Dieu m'est temoin que je ne suis +venu ici que pour la voir. + +Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait imperieusement, +l'esclave le fit entrer. + +--Tu trouveras Thais, dit-elle, dans la grotte des Nymphes. + + + +II + +LE PAPYRUS + + +Thais etait nee de parents libres et pauvres, adonnes a l'idolatrie. +Du temps qu'elle etait petite, son pere gouvernait, a Alexandrie, +proche la porte de la Lune, un cabaret que frequentaient les matelots. +Certains souvenirs vifs et detaches lui restaient de sa premiere +enfance. Elle revoyait son pere assis a l'angle du foyer, les jambes +croisees, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux +Pharaons que celebrent les complaintes chantees par les aveugles dans +les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mere, errant +comme un chat affame dans la maison, qu'elle emplissait des eclats de +sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans +le faubourg qu'elle etait magicienne et qu'elle se changeait en +chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thais savait +bien, pour l'avoir souvent epiee, que sa mere ne se livrait point aux +arts magiques, mais que, devoree d'avarice, elle comptait toute la +nuit le gain de la journee. Ce pere inerte et cette mere avide la +laissaient chercher sa vie comme les betes de la basse-cour. Aussi +etait-elle devenue tres habile a tirer une a une les oboles de la +ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naives et +par des paroles infames dont elle ignorait le sens. Elle passait de +genoux en genoux dans la salle impregnee de l'odeur des boissons +fermentees et des outres resineuses; puis, les joues poissees de biere +et piquees par les barbes rudes, elle s'echappait, serrant les oboles +dans sa petite main, et courait acheter des gateaux de miel a une +vieille femme accroupie derriere ses paniers sous la porte de la Lune. +C'etait tous les jours les memes scenes: les matelots, contant leurs +perils, quand l'Euros ebranlait les algues sous-marines, puis jouant +aux des ou aux osselets, et demandant, en blasphemant les dieux, la +meilleure biere de Cilicie. + +Chaque nuit, l'enfant etait reveillee par les rixes des buveurs. Les +ecailles d'huitres, volant par-dessus les tables, fendaient les +fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, a la lueur des +lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir. + +Ses jeunes ans ne connaissaient la bonte humaine que par le doux +Ahmes, en qui elle etait humiliee. Ahmes, l'esclave de la maison, +Nubien plus noir que la marmite qu'il ecumait gravement, etait bon +comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thais sur ses genoux et +il lui contait d'antiques recits ou il y avait des souterrains pleins +de tresors, construits pour des rois avares, qui mettaient a mort les +macons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, +d'habiles voleurs qui epousaient des filles de rois et des courtisanes +qui elevaient des pyramides. La petite Thais aimait Ahmes comme un +pere, comme une mere, comme une nourrice et comme un chien. Elle +s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux +amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et herisses, +tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des +aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la +paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thais des petits +moulins a eau et des navires grands comme la main avec tous leurs +agres. + +Accable de mauvais traitements par ses maitres, il avait une oreille +dechiree et le corps laboure de cicatrices. Pourtant son visage +gardait un air joyeux et paisible. Et personne aupres de lui ne +songeait a se demander d'ou il tirait la consolation de son ame et +l'apaisement de son coeur. Il etait aussi simple qu'un enfant. + +En accomplissant sa tache grossiere, il chantait d'une voix grele des +cantiques qui faisaient passer dans l'ame de l'enfant des frissons et +des reves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu la d'ou tu viens? + + --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le + tombeau. + + Et j'ai vu la gloire du Ressuscite. + +Elle lui demandait: + +--Pere, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau? + +Et il lui repondait: + +--Petite lumiere de mes yeux, je chante les anges, parce que Jesus +Notre Seigneur est monte au ciel. + +Ahmes etait chretien. Il avait recu le bapteme, et on le nommait +Theodore dans les banquets des fideles, ou il se rendait secretement +pendant le temps qui lui etait laisse pour son sommeil. + +En ces jours-la l'Eglise subissait l'epreuve supreme. Par l'ordre de +l'Empereur, les basiliques etaient renversees, les livres saints +brules, les vases sacres et les chandeliers fondus. Depouilles de +leurs honneurs, les chretiens n'attendaient que la mort. La terreur +regnait sur la communaute d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de +victimes. On contait avec effroi, parmi les fideles, qu'en Syrie, en +Arabie, en Mesopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets, +les chevalets, les ongles de fer, la croix, les betes feroces +dechiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, deja celebre +par ses visions et ses solitudes, chef et prophete des croyants +d'Egypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la +ville d'Alexandrie, et, volant d'eglise en eglise, embrasa de son feu +la communaute tout entiere. Invisible aux paiens, il etait present a +la fois dans toutes les assemblees des chretiens, soufflant a chacun +l'esprit de force et de prudence dont il etait anime. La persecution +s'exercait avec une particuliere rigueur sur les esclaves. Plusieurs +d'entre eux, saisis d'epouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus +grand nombre, s'enfuyaient au desert, esperant y vivre, soit dans la +contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmes frequentait +comme de coutume les assemblees, visitait les prisonniers, +ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du +Christ. Temoin de ce zele veritable, le grand Antoine, avant de +retourner au desert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna +le baiser de paix. + +Quand Thais eut sept ans, Ahmes commenca a lui parler de Dieu. + +--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un +Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses +jardins. Il etait l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et +n'avait qu'un fils, le prince Jesus, qu'il aimait de tout son coeur et +qui passait en beaute les vierges et les anges. Et le bon Seigneur +Dieu dit au prince Jesus: + +" --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines +vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. La tu seras +semblable a un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La +souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant +d'abondance que tes larmes formeront des fleuves ou l'esclave fatigue +se baignera delicieusement. Va, mon fils! + +" Le prince Jesus obeit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un +lieu nomme Bethleem de Juda. Et il se promenait dans les pres fleuris +d'anemones, disant a ses compagnons: + +" --Heureux ceux qui ont faim, car je les menerai a la table de mon +pere! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du +ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des +voiles plus fins que ceux des princesses syriennes. + +" C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les +riches le haissaient, redoutant qu'il n'elevat les pauvres au-dessus +d'eux. En ce temps-la Cleopatre et Cesar etaient puissants sur la +terre. Ils haissaient tous deux Jesus et ils ordonnerent aux juges et +aux pretres de le faire mourir. Pour obeir a la reine d'Egypte, les +princes de Syrie dresserent une croix sur une haute montagne et ils +firent mourir Jesus sur cette croix. Mais des femmes laverent le corps +et l'ensevelirent, et le prince Jesus, ayant brise le couvercle de son +tombeau, remonta vers le bon Seigneur son pere. + +" Et depuis ce temps-la tous ceux qui meurent en lui vont au ciel. + +" Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit: + +" --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils. +Prenez un bain, puis mangez. + +" Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long +de leur repas, ils verront des danses d'almees et ils entendront des +conteurs dont les recits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les +tiendra plus chers que la lumiere de ses yeux, puisqu'ils seront ses +hotes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravanserail +et les grenades de ses jardins. + +Ahmes parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thais connut +la verite. Elle admirait et disait: + +--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur. + +Ahmes lui repondait: + +--Ceux-la seuls qui sont baptises en Jesus, gouteront les fruits du +ciel. + +Et Thais demandait a etre baptisee. Voyant par la qu'elle esperait en +Jesus, l'esclave resolut de l'instruire plus profondement, afin +qu'etant baptisee, elle entrat dans l'Eglise. Et il s'attacha +etroitement a elle, comme a sa fille en esprit. + +L'enfant, sans cesse repoussee par ses parents injustes, n'avait point +de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'etable +parmi les animaux domestiques. C'est la que, chaque nuit, Ahmes allait +la rejoindre en secret. + +Il s'approchait doucement de la natte ou elle reposait, et puis +s'asseyait sur ses talons, les jambes repliees, le buste droit, dans +l'attitude hereditaire de toute sa race. Son corps et son visage, +vetus de noir, restaient perdus dans les tenebres; seuls ses grands +yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable a un +rayon de l'aube a travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une +voie grele et chantante, dont le nasillement leger avait la douceur +triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le +souffle d'un ane et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient, +comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait +l'Evangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui +s'impregnait de zele, de grace et d'esperance; et la neophyte, la main +dans la main d'Ahmes, bercee par les sons monotones et voyant de +vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de +la nuit obscure et des saints mysteres, au regard d'une etoile qui +clignait entre les solives de la creche. + +L'initiation dura toute une annee, jusqu'a l'epoque ou les chretiens +celebrent avec allegresse les fetes pascales. Or, une nuit de la +semaine glorieuse, Thais, qui sommeillait deja sur sa natte dans la +grange, se sentit soulevee par l'esclave dont le regard brillait d'une +clarte nouvelle. Il etait vetu, non point, comme de coutume, d'un +pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra +l'enfant en disant tout bas: + +--Viens, mon ame! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens +revetir les aubes du bapteme. + +Et il emporta l'enfant pressee sur sa poitrine. Effrayee et curieuse, +Thais, la tete hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami +qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils +traverserent le quartier des juifs; ils longerent un cimetiere ou +l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passerent, dans un carrefour, +sous des croix auxquelles pendaient les corps des supplicies et dont +les bras etaient charges de corbeaux qui claquaient du bec. Thais +cacha sa tete dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir +le reste du chemin. Tout a coup il lui sembla qu'on la descendait sous +terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un etroit +caveau, eclaire par des torches de resine et dont les murs etaient +peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la +fumee des torches. On y voyait des hommes vetus de longues tuniques et +portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres. + +Thais, parmi ces figures, reconnut Jesus de Nazareth a ce que des +anemones fleurissaient a ses pieds. Au milieu de la salle, pres d'une +grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un +vieillard coiffe d'une mitre basse et vetu d'une dalmatique ecarlate, +brodee d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait +l'air humble et doux sous son riche costume. C'etait l'eveque +Vivantius qui, prince exile de l'eglise de Cyrene, exercait, pour +vivre, le metier de tisserand et fabriquait de grossieres etoffes de +poil de chevre. Deux pauvres enfants se tenaient debout a ses cotes. +Tout proche, une vieille negresse presentait deployee une petite robe +blanche. Ahmes, ayant pose l'enfant a terre, s'agenouilla devant +l'eveque et dit: + +--Mon pere, voici la petite ame, la fille de mon ame. Je te l'amene +afin que, selon ta promesse et s'il plait a ta Serenite, tu lui donnes +le bapteme de vie. + +A ces mots, l'eveque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains +mutilees. Il avait eu les ongles arraches en confessant la foi aux +jours de l'epreuve. Thais eut peur et se jeta dans les bras d'Ahmes. +Mais le pretre la rassura par des paroles caressantes: + +--Ne crains rien, petite bien-aimee. Tu as ici un pere selon l'esprit, +Ahmes, qu'on nomme Theodore parmi les vivants, et une douce mere dans +la grace qui t'a prepare de ses mains une robe blanche. + +Et se tournant vers la negresse: + +--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre. +Mais Jesus l'elevera dans le ciel au rang de ses epouses. + +Puis il interrogea l'enfant neophyte: + +--Thais, crois-tu en Dieu, le pere tout-puissant, en son fils unique +qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigne les apotres? + +--Oui, repondirent ensemble le negre et la negresse, qui se tenaient +par la main. + +Sur l'ordre de l'eveque, Nitida, agenouillee, depouilla Thais de tous +ses vetements. L'enfant etait nue, un amulette au cou. Le pontife la +plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes presenterent +l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il +posa un grain sur les levres de la catechumene. Puis, ayant essuye ce +corps destine, a travers tant d'epreuves, a la vie eternelle, +l'esclave Nitida le revetit de la robe blanche qu'elle avait tissue de +ses mains. + +L'eveque donna a tous le baiser de paix et, la ceremonie terminee, +depouilla ses ornements sacerdotaux. + +Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmes dit: + +--Il faut nous rejouir en ce jour d'avoir donne une ame au bon +Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Serenite, pasteur +Vivantius, et livrons-nous a la joie tout le reste de la nuit. + +--Tu as bien parle, Theodore, repondit l'eveque. + +Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui etait toute +proche. Elle se composait d'une seule chambre, meublee de deux metiers +de tisserand, d'une table grossiere et d'un tapis tout use. Des qu'ils +y furent entres: + +--Nitida, cria le Nubien, apporte la poele et la jarre d'huile, et +faisons un bon repas. + +En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons +qu'il y tenait caches. Puis, ayant allume un grand feu, il les fit +frire. Et tous, l'eveque, l'enfant, les deux jeunes garcons et les +deux esclaves, s'etant assis en cercle sur le tapis, mangerent les +poissons en benissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il +avait souffert et annoncait le triomphe prochain de l'Eglise. Son +langage etait rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il +comparait la vie des justes a un tissu de pourpre et, pour expliquer +le bapteme, il disait: + +--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chretiens +recoivent le bapteme de l'eau. Mais les demons habitent aussi les +ruisseaux; les fontaines consacrees aux nymphes sont redoutables et +l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'ame et +du corps. + +Parfois il s'exprimait par enigmes et il inspirait ainsi a l'enfant +une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin a +ses hotes dont les langues se delierent et qui se mirent a chanter des +complaintes et des cantiques. Ahmes et Nitida, s'etant leves, +danserent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se +dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers ages du monde. +C'etait une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balance +en cadence, ils feignaient tour a tour de se fuir et de se chercher. +Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents +etincelantes. + +C'est ainsi que Thais recut le saint bapteme. Elle aimait les +amusements et, a mesure qu'elle grandissait, de vagues desirs +naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes +avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, a la nuit, +la maison de son pere, en chantonnant encore: + + --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison? + + --Je devide la laine et le fil de Milet. + + --Torti tortu, comment ton fils a-t-il peri? + + --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer. + +Maintenant elle preferait a la compagnie du doux Ahmes celle des +garcons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami etait +moins souvent aupres d'elle. La persecution s'etant ralentie, les +assemblees des chretiens devenaient plus regulieres et le Nubien les +frequentait assidument. Son zele s'echauffait; de mysterieuses menaces +s'echappaient parfois de ses levres. Il disait que les riches ne +garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques ou +les chretiens d'une humble condition avaient coutume de se reunir et +la, rassemblant les miserables etendus a l'ombre des vieux murs, il +leur annoncait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de +la justice. + +--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins +frais et mangeront des fruits delicieux, tandis que les riches, +couches a leurs pieds comme des chiens, devoreront les miettes de leur +table. + +Ces propos ne resterent point secrets; ils furent publies dans le +faubourg et les maitres craignirent qu'Ahmes n'excitat les esclaves a +la revolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il +dissimula soigneusement. + +Un jour, une saliere d'argent, reservee a la nappe des dieux, disparut +du cabaret. Ahmes fut accuse de l'avoir volee, en haine de son maitre +et des dieux de l'empire. L'accusation etait sans preuves et l'esclave +la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins traine +devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le +juge le condamna au dernier supplice. + +--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage, +seront clouees au poteau. + +Ahmes ecouta paisiblement cet arret, salua le juge avec beaucoup de +respect et fut conduit a la prison publique. Durant les trois jours +qu'il y resta, il ne cessa de precher l'Evangile aux prisonniers et +l'on a conte depuis que des criminels et le geolier lui-meme, touches +par ses paroles, avaient cru en Jesus crucifie. + +On le conduisit a ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans +auparavant, il avait traverse avec allegresse, portant dans son +manteau blanc la petite Thais, la fille de son ame, sa fleur +bien-aimee. Attache sur la croix, les mains clouees, il ne poussa pas +une plainte; seulement il soupira a plusieurs reprises: "J'ai soif!" + +Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la +chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois +on pensa qu'il etait mort; les mouches devoraient la cire de ses +paupieres; mais tout a coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin +du quatrieme jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des +enfants: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu la d'ou tu viens? + +Puis il sourit, et dit: + +--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des +fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes. + +Et il expira. + +Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase +bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis +d'admiration. Vivantius, accompagne de quelques-uns de ses freres +chretiens, vint reclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques +des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Eglise +garda la memoire veneree de saint Theodore le Nubien. + +Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un edit +par lequel il assurait la paix aux chretiens, et desormais les fideles +ne furent plus persecutes que par les heretiques. + +Thais achevait sa onzieme annee, quand son ami mourut dans les +tourments. Elle en ressentit une tristesse et une epouvante +invincibles. Elle n'avait pas l'ame assez pure pour comprendre que +l'esclave Ahmes, par sa vie et sa mort, etait un bienheureux. Cette +idee germa dans sa petite ame, qu'il n'est possible d'etre bon en ce +monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit +d'etre bonne, car sa chair delicate redoutait la douleur. + +Elle se donna avant l'age a des jeunes garcons du port et elle suivit +les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce +qu'elle recevait d'eux elle achetait des gateaux et des parures. + +Comme elle ne rapportait a la maison rien de ce qu'elle avait gagne, +sa mere l'accablait de mauvais traitements. Pour eviter les coups, +elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait +avec les lezards dans les fentes des pierres. La, elle songeait, +pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parees, +dans leur litiere entouree d'esclaves. + +Un jour que, frappee plus rudement que de coutume, elle se tenait +accroupie devant la porte, dans une immobilite farouche, une vieille +femme s'arreta devant elle, la considera quelques instants en silence, +puis s'ecria: + +--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le pere qui t'engendra et +la mere qui te mit au monde! + +Thais restait muette et tenait ses regards fixes vers la terre. Ses +paupieres etaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleure. + +--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mere n'est-elle pas +heureuse d'avoir nourri une petite deesse telle que toi, et ton pere, +en te voyant, ne se rejouit-il pas dans le fond de son coeur? + +Alors l'enfant, comme se parlant a elle-meme: + +--Mon pere est une outre gonflee de vin et ma mere une sangsue avide. + +La vieille regarda a droite et a gauche si on ne la voyait pas. Puis +d'une voix caressante: + +--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumiere, viens avec moi et +tu n'auras, pour vivre, qu'a danser et a sourire. Je te nourrirai de +gateaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux. +Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe +legere; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon +d'Acharne. + +Thais repondit: + +--Je veux bien aller avec toi. + +Et, s'etant levee, elle suivit la vieille hors de la ville. + +Cette femme, nommee Moeroe, conduisait de pays en pays des filles et +des jeunes garcons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait +ensuite aux riches pour paraitre dans les festins. + +Devinant que Thais deviendrait bientot la plus belle des femmes, elle +lui apprit, a coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle +flagellait avec des lanieres de cuir ces jambes divines, quand elles +ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton +decrepit, sans age et sans sexe, accablait de mauvais traitements +cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entiere des +femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grace, il +enseignait a Thais l'art de feindre, dans les pantomimes, par +l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments +humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec degout +les conseils d'un maitre habile; mais, jaloux de son eleve, il lui +griffait les joues, lui pincait le bras ou la venait piquer par +derriere avec un poincon, a la maniere des filles mechantes, des qu'il +s'apercevait trop vivement qu'elle etait nee pour la volupte des +hommes. Grace a ses lecons, elle devint en peu de temps musicienne, +mime et danseuse excellente. La mechancete de ses maitres ne la +surprenait point et il lui semblait naturel d'etre indignement +traitee. Elle eprouvait meme quelque respect pour cette vieille femme +qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroe, s'etant arretee a +Antioche, loua son eleve comme danseuse et comme joueuse de flute aux +riches negociants de la ville qui donnaient des festins. Thais dansa +et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table, +dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait a tous, ne sachant pas +le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait danse devant les +jeunes hommes les plus elegants de la ville, le fils du proconsul +s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupte, et lui dit +d'une voix qui semblait mouillee de baisers: + +--Que ne suis-je, Thais, la couronne qui ceint ta chevelure, la +tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied! +Mais je veux que tu me foules a tes pieds comme une sandale; je veux +que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle +enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers. + +Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il etait beau. +Soudain elle sentit la sueur qui lui glacait le front; elle devint +verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses +paupieres. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En +vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammees, et +quand il la prit dans ses bras en s'efforcant de l'entrainer, elle le +repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses +larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle +resista. + +--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau, +il est riche, et voici qu'une joueuse de flute le dedaigne! + +Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier +d'amour. Il vint des le matin, pale et les yeux rouges, suspendre des +fleurs a la porte de la joueuse de flute. Cependant Thais, saisie de +trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans +d'elle-meme. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se +demandait pourquoi elle etait ainsi changee et d'ou lui venait sa +melancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient +horreur. Elle ne voulait plus voir la lumiere et restait tout le jour +couchee sur son lit, sanglotant la tete dans les coussins. Lollius, +ayant su forcer la porte de Thais, vint plusieurs fois supplier et +maudire cette mechante enfant. Elle restait devant lui craintive comme +une vierge et repetait: + +--Je ne veux pas! Je ne veux pas! + +Puis, au bout de quinze jours, s'etant donnee a lui, elle connut +qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus. +Ce fut une vie delicieuse. Ils passaient tout le jour enfermes, les +yeux dans les yeux, se disant l'un a l'autre des paroles qu'on ne dit +qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires +de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se +levaient des l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes +du Silpicus. Ils buvaient dans la meme coupe, et, quand elle portait +un grain de raisin a sa bouche, il le lui prenait entre les levres +avec ses dents. + +Moeroe vint chez Lollius reclamer Thais a grands cris: + +--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur +parfumee, mes petites entrailles!... + +Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle +revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit +mettre en prison, et les magistrats, ayant decouvert plusieurs crimes +dont elle s'etait rendue coupable, elle fut condamnee a mort et livree +aux betes. + +Thais aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et +toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la +verite de son coeur: + +--Je n'ai jamais ete qu'a toi. + +Lollius lui repondait: + +--Tu ne ressembles a aucune autre femme. + +Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thais se +sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle +songeait: + +--Qui me l'a ainsi change en un instant? Comment se fait-il qu'il +ressemble desormais a tous les autres hommes et qu'il ne ressemble +plus a lui-meme? + +Elle le quitta, non sans un secret desir de chercher Lollius en un +autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi +que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aime serait moins +triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se +montra, en compagnie des riches voluptueux, a ces fetes sacrees ou +l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et +des troupes de courtisanes traversant l'Oronte a la nage. Elle prit sa +part de tous les plaisirs qu'etalait la ville elegante et monstrueuse; +surtout elle frequenta assidument les theatres, dans lesquels des +mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux +applaudissements d'une foule avide de spectacles. + +Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comediens et +particulierement les femmes qui, dans les tragedies, representaient +les deesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimees des +dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la +foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle +alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'etre admise dans sa +troupe. Grace a sa beaute et aux lecons de la vieille Moeroe, elle fut +accueillie et parut sur la scene dans le personnage de Dirce. + +Elle plut mediocrement, parce qu'elle manquait d'experience et aussi +parce que les spectateurs n'etaient pas excites a l'admiration par un +long bruit de louanges. Mais apres quelques mois d'obscurs debuts, la +puissance de sa beaute eclata sur la scene avec une telle force, que +la ville entiere s'en emut. Tout Antioche s'etouffait au theatre. Les +magistrats imperiaux et les premiers citoyens s'y rendaient, pousses +par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les +ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place. +Les poetes composaient des epigrammes en son honneur. Les philosophes +barbus declamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases; +sur le passage de sa litiere, les pretres des chretiens detournaient +la tete. Le seuil de sa maison etait couronne de fleurs et arrose de +sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compte, mais +mesure au medimne, et tous les tresors amasses par les vieillards +economes venaient, comme des fleuves, se perdre a ses pieds. C'est +pourquoi son ame etait sereine. Elle se rejouissait dans un paisible +orgueil de la faveur publique et de la bonte des dieux, et, tant +aimee, elle s'aimait elle-meme. + +Apres avoir joui pendant plusieurs annees de l'admiration et de +l'amour des Antiochiens, elle fut prise du desir de revoir Alexandrie +et de montrer sa gloire a la ville dans laquelle, enfant, elle errait +sous la misere et la honte, affamee et maigre comme une sauterelle au +milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la recut avec joie et la +combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut +un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables. +Elle les accueillait indifferemment, car elle desesperait enfin de +retrouver Lollius. + +Elle recut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la desirait, +bien qu'il fit profession de vivre sans desirs. Malgre sa richesse, il +etait intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de +son esprit, ni par la grace de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et +meme elle s'irritait parfois de ses elegantes ironies. Il la blessait +par son doute perpetuel. C'est qu'il ne croyait a rien et qu'elle +croyait a tout. Elle croyait a la providence divine, a la +toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, a la +justice eternelle. Elle croyait en Jesus-Christ et en la bonne deesse +des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la +sombre Hecate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire +l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison +sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des +etres sans nom et vivait dans une attente perpetuelle. L'avenir lui +faisait peur et elle voulait le connaitre. Elle s'entourait de pretres +d'Isis, de mages chaldeens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la +trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort +et la voyait partout. Quand elle cedait a la volupte, il lui semblait +tout a coup qu'un doigt glace touchait son epaule nue et, toute pale, +elle criait d'epouvante dans les bras qui la pressaient. + +Nicias lui disait: + +--Que notre destinee soit de descendre en cheveux blancs et les joues +creuses dans la nuit eternelle, ou que ce jour meme, qui rit +maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, o +ma Thais! Goutons la vie. Nous aurons beaucoup vecu si nous avons +beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens: +aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon +nous tourmenter pour un neant? + +Elle lui repondait avec colere: + +--Je meprise ceux qui comme toi n'esperent ni ne craignent rien. Je +veux savoir! Je veux savoir! + +Pour connaitre le secret de la vie, elle se mit a lire les livres des +philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les annees de +son enfance s'eloignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit +plus volontiers. Elle aimait a parcourir, le soir, sous un +deguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques +ou elle avait miserablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses +parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des +pretres chretiens, elle songeait a son bapteme et se sentait troublee. +Une nuit, qu'enveloppee d'un long manteau et ses blonds cheveux caches +sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville, +elle se trouva, sans savoir comment elle y etait venue, devant la +pauvre eglise de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait +dans l'interieur et vit une lumiere eclatante qui glissait par les +fentes de la porte. Il n'y avait la rien d'etrange, puisque depuis +vingt ans les chretiens, proteges par le vainqueur de Maxence, +solennisaient publiquement leurs fetes. Mais ces chants signifiaient +un ardent appel aux ames. Comme conviee aux mysteres, la comedienne, +poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva la une +nombreuse assemblee, des femmes, des enfants, des vieillards a genoux +devant un tombeau adosse a la muraille. Ce tombeau n'etait qu'une cuve +de pierre grossierement sculptee de pampres et de grappes de raisins; +pourtant il avait recu de grands honneurs: il etait couvert de palmes +vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables +lumieres etoilaient l'ombre dans laquelle la fumee des gommes d'Arabie +semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs +des figures pareilles a des visions du ciel. Des pretres vetus de +blanc se tenaient prosternes au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils +chantaient avec le peuple exprimaient les delices de la souffrance et +melaient, dans un deuil triomphal, tant d'allegresse a tant de douleur +que Thais, en les ecoutant, sentait les voluptes de la vie et les +affres de la mort couler a la fois dans ses sens renouveles. + +Quand ils eurent fini de chanter, les fideles se leverent pour aller +baiser a la file la paroi du tombeau. C'etait des hommes simples, +accoutumes a travailler de leurs mains. Ils s'avancaient d'un pas +lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils +s'agenouillaient, chacun a son tour, devant le sarcophage et y +appuyaient leurs levres. Les femmes elevaient dans leurs bras les +petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre. + +Thais, surprise et troublee, demanda a un diacre pourquoi ils +faisaient ainsi. + +--Ne sais-tu pas, femme, lui repondit le diacre, que nous celebrons +aujourd'hui la memoire bienheureuse de saint Theodore le Nubien, qui +souffrit pour la foi au temps de Diocletien empereur? Il vecut chaste +et mourut martyr, c'est pourquoi, vetus de blanc, nous portons des +roses rouges a son tombeau glorieux. + +En entendant ces paroles, Thais tomba a genoux et fondit en larmes. Le +souvenir a demi eteint d'Ahmes se ranimait dans son ame. Sur cette +memoire obscure, douce et douloureuse, l'eclat des cierges, le parfum +des roses, les nuees de l'encens, l'harmonie des cantiques, la piete +des ames jetaient les charmes de la gloire. Thais songeait dans +l'eblouissement: + +Il etait humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment +s'est-il eleve au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose +inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupte? + +Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait +aimee ses yeux de violette ou brillaient des larmes a la clarte des +cierges; puis, la tete baissee, humble, lente, la derniere, de ses +levres ou tant de desirs s'etaient suspendus, elle baisa la pierre de +l'esclave. + +Rentree dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure +parfumee et la tunique deliee, l'attendait en lisant un traite de +morale. Il s'avanca vers elle les bras ouverts. + +--Mechante Thais, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais +a venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicte par le plus +grave des stoiciens? Des preceptes vertueux et de fieres maximes? Non! +Sur l'austere papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thais. +Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grace +etait infinie et toutes etaient l'unique Thais. Il y en avait qui +trainaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables a une +nuee blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes. + +D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la +volupte, n'exprimaient aucune pensee. Enfin, il y en avait deux qui se +tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il etait impossible de les +distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La premiere +disait: "Je suis l'amour." L'autre: "Je suis la mort." + +En parlant ainsi, il pressait Thais dans ses bras, et, ne voyant pas +le regard farouche qu'elle fixait a terre, il ajoutait les pensees aux +pensees, sans souci qu'elles fussent perdues: + +--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne ou il est ecrit: "Rien ne +doit te detourner de cultiver ton ame," je lisais: "Les baisers de +Thais sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel." Voila +comment, par ta faute, mechante enfant, un philosophe comprend +aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que +nous sommes, nous ne decouvrons que notre propre pensee dans la pensee +d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de +lire celui-ci... + +Elle ne l'ecoutait pas, et son ame etait encore devant le tombeau du +Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la +nuque et il lui dit: + +--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand +on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons +la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous. + +Mais elle le repoussa: + +--Nous aimer! s'ecria-t-elle amerement. Mais tu n'as jamais aime +personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais. +Va-t'en! Je te hais. J'execre et je meprise tous les heureux et tous +les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bonte que chez les +malheureux. Quand j'etais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est +mort sur la croix. Il etait bon; il etait plein d'amour et il +possedait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les +pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir. + +Elle s'etendit a plat ventre sur le tapis et passa la nuit a +sangloter, formant le dessein de vivre desormais, comme saint +Theodore, dans la pauvrete et dans la simplicite. + +Des le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle etait +vouee. Comme elle savait que sa beaute, encore intacte, ne durerait +plus longtemps, elle se hatait d'en tirer toute joie et toute gloire. +Au theatre, ou elle se montrait avec plus d'etude que jamais, elle +rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des +poetes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la +demarche de la comedienne une idee de la divine harmonie qui regle les +mondes, savants et philosophes mettaient une grace si parfaite au rang +des vertus et disaient: "Elle aussi, Thais, est geometre!" Les +ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle +consentait a paraitre, l'en benissaient comme d'une charite celeste. +Pourtant, elle etait triste au milieu des louanges et, plus que +jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son +inquietude, pas meme sa maison et ses jardins qui etaient celebres et +sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville. + +Elle avait fait planter des arbres apportes a grands frais de l'Inde +et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des +colonnades en ruines, des rochers sauvages, imites par un habile +architecte, etaient refletes dans un lac ou se miraient des statues. +Au milieu du jardin, s'elevait la grotte des Nymphes, qui devait son +nom a trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on +rencontrait des le seuil. Ces femmes se depouillaient de leurs +vetements pour prendre un bain. Inquietes, elles tournaient la tete, +craignant d'etre vues, et elles semblaient vivantes. La lumiere ne +parvenait dans cette retraite qu'a travers de minces nappes d'eau qui +l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, +comme dans les grottes sacrees, des couronnes, des guirlandes et des +tableaux votifs, dans lesquels la beaute de Thais etait celebree. Il +s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques +revetus de vives couleurs, des peintures representant ou des scenes de +theatre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au +milieu, se dressait sur une stele un petit Eros d'ivoire, d'un antique +et merveilleux travail. C'etait un don de Nicias. Une chevre de marbre +noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux +d'agate. Six chevreaux d'albatre se pressaient autour de ses mamelles; +mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tete camuse, elle semblait +impatiente de grimper sur les rochers. Le sol etait couvert de tapis +de Byzance, d'oreillers brodes par les hommes jaunes de Cathay et de +peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient +imperceptiblement. Ca et la, au-dessus des grands vases d'onyx, +s'elancaient des perseas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et +dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'ecaille d'une tortue +geante de l'Inde, qui renversee servait de lit a la comedienne. C'est +la que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les +fleurs, Thais, mollement couchee, attendait l'heure de souper en +conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du +theatre, soit a la fuite des annees. + +Or, ce jour-la, elle se reposait apres les jeux dans la grotte des +Nymphes. Elle epiait dans son miroir les premiers declins de sa beaute +et pensait avec epouvante que le temps viendrait enfin des cheveux +blancs et des rides. En vain elle cherchait a se rassurer, en se +disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraicheur du teint, de bruler +certaines herbes en prononcant des formules magiques. Une voix +impitoyable lui criait: "Tu vieilliras, Thais, tu vieilliras!" Et la +sueur de l'epouvante lui glacait le front. Puis, se regardant de +nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait +belle encore et digne d'etre aimee. Se souriant a elle-meme, elle +murmurait: "Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse +lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grace des +mouvements et la magnificence des bras, et les bras, o mon miroir, ce +sont les vraies chaines de l'amour!" + +Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle, +maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vetu d'une robe +richement brodee. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri +d'effroi. + +Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle etait belle, il +faisait du fond du coeur cette priere: + +--Fais, o mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me +scandaliser, edifie ton serviteur. + +Puis, s'efforcant de parler, il dit: + +--Thais, j'habite une contree lointaine et le renom de ta beaute m'a +conduit jusqu'a toi. On rapporte que tu es la plus habile des +comediennes et la plus irresistible des femmes. Ce que l'on conte de +tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique +Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire +merveilleuse. C'est pourquoi j'ai ete pris du desir de te connaitre et +je vois que la verite passe la renommee. Tu es mille fois plus savante +et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me +dis: "Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un +homme ivre." + +Ces paroles etaient feintes; mais le moine, anime d'un zele pieux, les +repandait avec une ardeur veritable. Cependant, Thais regardait sans +deplaisir cet etre etrange qui lui avait fait peur. Par son aspect +rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce +l'etonnait. Elle etait curieuse de connaitre l'etat et la vie d'un +homme si different de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui repondit +avec une douce raillerie: + +--Tu sembles prompt a l'admiration, etranger. Prends garde que mes +regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer! + +Il lui dit: + +--Je t'aime, o Thais! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-meme. +Pour toi, j'ai quitte mon desert regrettable; pour toi, mes levres, +vouees au silence, ont prononce des paroles profanes; pour toi, j'ai +vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'etait +interdit d'entendre; pour toi, mon ame s'est troublee, mon coeur s'est +ouvert et des pensees en ont jailli, semblables aux sources vives ou +boivent les colombes; pour toi, j'ai marche jour et nuit a travers des +sables peuples de larves et de vampires; pour toi, j'ai pose mon pied +nu sur les viperes et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non +point a l'exemple de ces hommes qui, tout enflammes du desir de la +chair, viennent a toi comme des loups devorants ou des taureaux +furieux. Tu es chere a ceux-la comme la gazelle au lion. Leurs amours +carnassieres te devorent jusqu'a l'ame, o femme! Moi, je t'aime en +esprit et en verite, je t'aime en Dieu et pour les siecles des +siecles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur veritable +et divine charite. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que +songes d'une nuit breve. Je te promets de saintes agapes et des noces +celestes. La felicite que je t'apporte ne finira jamais; elle est +inouie; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en +pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitot +d'etonnement. + +Thais, riant d'un air mutin: + +--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hate-toi! de +trop longs discours offenseraient ma beaute, ne perdons pas un moment. +Je suis impatiente de connaitre la felicite que tu m'annonces; mais, a +vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me +promets ne s'evanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un +grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le +tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si +longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire +qu'il restat encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en +savent plus que les mages. + +--Thais, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu. + +--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours. + +--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours +que tu connais n'enfantent que la honte. + +Thais le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit +front: + +--Tu es bien hardi, etranger, d'offenser ton hotesse. Regarde-moi et +dis si je ressemble a une creature accablee d'opprobre. Non! je n'ai +pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de +honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que +moi. J'ai seme la volupte sur tous mes pas, et c'est par la que je +suis celebre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les +maitres du monde. Je les ai vus a mes pieds. Regarde-moi, regarde ces +petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur +de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de +place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand +je passe dans la rue, je ressemble a un grain de riz; mais ce grain de +riz causa parmi les hommes des deuils, des desespoirs et des haines et +des crimes a remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de +honte, quand tout crie la gloire autour de moi? + +--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. O +femme, nous avons ete nourris dans des contrees si differentes qu'il +n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le meme langage ni la meme +pensee. Pourtant, le ciel m'est temoin que je veux m'accorder avec toi +et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les memes +sentiments. Qui m'inspirera des discours embrases pour que tu fondes +comme la cire a mon souffle, o femme, et que les doigts de mes desirs +puissent te modeler a leur gre? Quelle vertu te livrera a moi, o la +plus chere des ames, afin que l'esprit qui m'anime, te creant une +seconde fois, t'imprime une beaute nouvelle et que tu t'ecries en +pleurant de joie: "C'est seulement d'aujourd'hui que je suis nee!" Qui +fera jaillir de mon coeur une fontaine de Siloe, dans laquelle tu +retrouves, en te baignant, ta purete premiere? Qui me changera en un +Jourdain, dont les ondes, repandues sur toi, te donneront la vie +eternelle? + +Thais n'etait plus irritee. + +--Cet homme, pensait-elle, parle de vie eternelle et tout ce qu'il dit +semble ecrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et +qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort. + +Et elle resolut de s'offrir a lui. C'est pourquoi, feignant de le +craindre, elle s'eloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la +grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa +poitrine, puis, immobile, muette, les paupieres baissees, elle +attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues. +Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balancaient +mollement et elle ressemblait a une enfant qui songe, assise au bord +d'une riviere. + +Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants +ne le portaient plus, sa langue s'etait subitement dessechee dans sa +bouche; un tumulte effrayant s'elevait dans sa tete. Tout a coup son +regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage epais. Il +pensa que la main de Jesus s'etait posee sur ses yeux pour lui cacher +cette femme. Rassure par un tel secours, raffermi, fortifie, il dit +avec une gravite digne d'un ancien du desert: + +--Si tu te livres a moi, crois-tu donc etre cachee a Dieu? + +Elle secoua la tete. + +--Dieu! Qui le force a toujours avoir l'oeil sur la grotte des +Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi +l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a crees, il ne peut etre ni fache +ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la +nature qu'il nous a donnee. On parle beaucoup trop pour lui et on lui +prete bien souvent des idees qu'il n'a jamais eues. Toi-meme, +etranger, connais-tu bien son veritable caractere? Qui es-tu pour me +parler en son nom? + +A cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son +cilice et dit: + +--Je suis Paphnuce, abbe d'Antinoe, et je viens du saint desert. La +main qui retira Abraham de Chaldee et Loth de Sodome m'a separe du +siecle. Je n'existais deja plus pour les hommes. Mais ton image m'est +apparue dans ma Jerusalem des sables et j'ai connu que tu etais pleine +de corruption et qu'en toi etait la mort. Et me voici devant toi, +femme, comme devant un sepulcre et je te crie: "Thais, leve-toi." + +Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbe elle avait pali d'epouvante. +Et la voila qui, les cheveux epars, les mains jointes, pleurant et +gemissant, se traine aux pieds du saint: + +--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me +fais pas de mal! Je sais que les saints du desert detestent les femmes +qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me +haisses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta +puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mepriser ni me +hair. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je frequente, raille ta +pauvrete volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma +richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma +condition que ma nature. J'etais faite pour ce que je fais. Je suis +nee pour charmer les hommes. Et, toi-meme, tout a l'heure, tu disais +que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas +des paroles magiques qui detruiraient ma beaute ou me changeraient en +une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis deja que trop +effrayee. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort. + +Il lui fit signe de se relever et dit: + +--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mepris. +Je viens a toi de la part de Celui qui, s'etant assis au bord du +puits, but a l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il +soupait au logis de Simon, recut les parfums de Marie. Je ne suis pas +sans peche pour te jeter la premiere pierre. J'ai souvent mal employe +les graces abondantes que Dieu a repandues sur moi. Ce n'est pas la +Colere, c'est la Pitie qui m'a pris par la main pour me conduire ici. +J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le +zele du coeur qui m'amene a toi. Je brule du feu de la charite et, si +tes yeux, accoutumes aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient +voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparaitrais comme un +rameau detache de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la +montagne a l'antique Moise, pour lui faire comprendre le veritable +amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de +laisser apres lui des charbons et de vaines cendres, embaume et +parfume pour l'eternite tout ce qu'il penetre. + +--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embuche ni +malefice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thebaide. +Ce que l'on m'a conte de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux. +Ton nom ne m'etait pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu +egalais en vertu les plus vieux anachoretes. Des que je t'ai vu, sans +savoir qui tu etais, j'ai senti que tu n'etais pas un homme ordinaire. +Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les pretres d'Isis, ni +ceux d'Hermes, ni ceux de la Junon Celeste, ni les devins de Chaldee, +ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empecher de +mourir? + +--Femme, celui-la vivra qui veut vivre. Fuis les delices abominables +ou tu meurs a jamais. Arrache aux demons, qui le bruleraient +horriblement, ce corps que Dieu petrit de sa salive et anima de son +souffle. Consumee de fatigue, viens te rafraichir aux sources benies +de la solitude; viens boire a ces fontaines cachees dans le desert, +qui jaillissent jusqu'au ciel. Ame anxieuse, viens posseder enfin ce +que tu desirais! Coeur avide de joie, viens gouter les joies +veritables: la pauvrete, le renoncement, l'oubli de soi-meme, +l'abandon de tout l'etre dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et +demain sa bien-aimee, viens a lui. Viens! toi qui cherchais, et tu +diras: "J'ai trouve l'amour!" + +Cependant Thais semblait contempler des choses lointaines: + +--Moine, demanda-t-elle, si je renonce a mes plaisirs et si je fais +penitence, est-il vrai que je renaitrai au ciel avec mon corps intact +et dans toute sa beaute? + +--Thais, je t'apporte la vie eternelle. Crois-moi, car ce que +j'annonce est la verite. + +--Et qui me garantit que c'est la verite? + +--David et les prophetes, l'Ecriture et les merveilles dont tu vas +etre temoin. + +--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouve +le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine +et cependant la vie m'a apporte bien des tristesses et bien des +amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes +envient ma destinee, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la +vieille edentee qui, du temps que j'etais petite, vendait des gateaux +de miel sous une porte de la ville. C'est une idee qui m'est venue +bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont +benis, et qu'il y a une grande douceur a vivre humble et petit Moine, +tu as remue les ondes de mon ame et fait monter a la surface ce qui +dormait au fond. Qui croire, helas! Et que devenir, et qu'est-ce que +la vie? + +Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce etait transfigure; une +joie celeste inondait son visage: + +--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entre seul dans ta demeure. Un Autre +m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout a mon cote. Celui-la, +tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le +contempler; mais bientot tu le verras dans sa splendeur charmante et +tu diras: "Il est seul aimable!" Tout a l'heure, s'il n'avait pose sa +douce main sur mes yeux, o Thais! je serais peut-etre tombe avec toi +dans le peche, car je ne suis par moi-meme que faiblesse et que +trouble. Mais il nous a sauves tous deux; il est aussi bon qu'il est +puissant et son nom est Sauveur. Il a ete promis au monde par David et +la Sibylle, adore dans son berceau par les bergers et les mages, +crucifie par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, revele +au monde par les apotres, atteste par les martyrs. Et le voici qui, +ayant appris que tu crains la mort, o femme! vient dans ta maison pour +t'empecher de mourir! N'est-ce pas, o mon Jesus! que tu m'apparais en +ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilee en ces jours +merveilleux ou les etoiles, descendues avec toi du ciel, etaient si +pres de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans +leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs meres, sur les +terrasses de Bethleem? N'est-ce pas, mon Jesus, que nous sommes en ta +compagnie et que tu me montres la realite de ton corps precieux? +N'est-ce pas que c'est la ton visage et que cette larme qui coule sur +ta joue est une larme veritable? Oui, l'ange de la justice eternelle +la recueillera, et ce sera la rancon de l'ame de Thais. N'est-ce pas +que te voila, mon Jesus? Mon Jesus, tes levres adorables +s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'ecoute. Et toi, Thais, +heureuse Thais! entends ce que le Sauveur vient lui-meme te dire: +c'est lui qui parle et non moi. Il dit: "Je t'ai cherchee longtemps, o +ma brebis egaree! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi +prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes +epaules jusqu'a la bergerie celeste. Viens, ma Thais, viens, mon elue, +viens pleurer avec moi!" + +Et Paphnuce tomba a genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thais vit +sur la face du saint le reflet de Jesus vivant. + +--O jours envoles de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux +pere Ahmes! bon saint Theodore, que ne suis-je morte dans ton manteau +blanc tandis que tu m'emportais aux premieres lueurs du matin, toute +fraiche encore des eaux du bapteme! + +Paphnuce s'elanca vers elle en s'ecriant: + +--Tu es baptisee!... O Sagesse divine! o Providence! o Dieu bon! Je +connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce +qui te rendait si chere et si belle a mes yeux. C'est la vertu des +eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu ou je vivais +pour t'aller chercher dans l'air empoisonne du siecle. Une goutte, une +goutte sans doute des eaux qui laverent ton corps a jailli sur mon +front. Viens, o ma soeur, et recois de ton frere le baiser de paix. + +Et le moine effleura de ses levres le front de la courtisane. + +Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans +la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thais meles au chant des +eaux vives. + +Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires +vinrent chargees d'etoffes, de parfums et de guirlandes. + +--Ce n'etait guere a propos de pleurer, dit-elle en essayant de +sourire. Les larmes rougissent les yeux et gatent le teint, on doit +souper cette nuit chez des amis, et je veux etre belle, car il y aura +la des femmes pour epier la fatigue de mon visage. Ces esclaves +viennent m'habiller. Retire-toi, mon pere, et laisse-les faire. Elles +sont adroites et experimentees; aussi les ai-je payees tres cher. Vois +celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si +blanches. Je l'ai enlevee a la femme du proconsul. + +Paphnuce eut d'abord la pensee de s'opposer de toutes ses forces a ce +que Thais allat a ce souper. Mais, resolu d'agir prudemment, il lui +demanda quelles personnes elle y rencontrerait. + +Elle repondit qu'elle y verrait l'hote du festin, le vieux Cotta, +prefet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de +disputes, le poete Callicrate, le grand pretre de Serapis, des jeunes +hommes riches occupes surtout a dresser des chevaux, enfin des femmes +dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la +jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle: + +--Va parmi eux, Thais, dit le moine. Va! + +Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi a ce festin et je me +tiendrai sans rien dire a ton cote. + +Elle eclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires +s'empressaient autour d'elle, elle s'ecria: + +--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la +Thebaide? + +LE BANQUET + +Lorsque, suivie de Paphnuce, Thais entra dans la salle du banquet, les +convives etaient deja, pour la plupart, accoudes sur les lits, devant +la table en fer a cheval, couverte d'une vaisselle etincelante. Au +centre de cette table s'elevait une vasque d'argent que surmontaient +quatre satires inclinant des outres d'ou coulait sur des poissons +bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thais +les acclamations s'eleverent de toutes parts. + +--Salut a la soeur des Charites! + +--Salut a la Melpomene silencieuse, dont les regards savent tout +exprimer! + +--Salut a la bien-aimee des dieux et des hommes! + +--A la tant desiree! + +--A celle qui donne la souffrance et la guerison! + +--A la perle de Racotis! + +--A la rose d'Alexandrie! + +Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eut coule; et +puis elle dit a Cotta, son hote: + +--Lucius, je t'amene un moine du desert, Paphnuce, abbe d'Antinoe; +c'est un grand saint, dont les paroles brulent comme du feu. + +Lucius Aurelius Cotta, prefet de la flotte, s'etant leve: + +--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chretienne. +Moi-meme, j'ai quelque respect pour un culte desormais imperial. Le +divin Constantin a place tes coreligionnaires au premier rang des amis +de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ +dans notre Pantheon. C'est une maxime de nos peres qu'il y a en tout +dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et +rejouissons-nous tandis qu'il en est temps encore. + +Le vieux Cotta parlait ainsi avec serenite. Il venait d'etudier un +nouveau modele de galere et d'achever le sixieme livre de son histoire +des Carthaginois. Sur de n'avoir pas perdu sa journee, il etait +content de lui et des dieux. + +--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'etre +aimes: Hermodore, grand pretre de Serapis, les philosophes Dorion, +Nicias et Zenothemis, le poete Callicrate, le jeune Chereas et le +jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse; +et pres d'eux Philina avec Drose, qu'il faut louer grandement d'etre +belles. + +Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit a l'oreille: + +--Je t'avais bien averti, mon frere, que Venus etait puissante. C'est +elle dont la douce violence t'a amene ici malgre toi. Ecoute, tu es un +homme rempli de piete; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la +mere des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux +mathematicien Melanthe a coutume de dire: "Je ne pourrais pas, sans +l'aide de Venus, demontrer les proprietes d'un triangle." + +Dorions qui depuis quelques instants considerait le nouveau venu, +soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration. + +--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est +lui-meme! Je l'ai rencontre au theatre pendant que notre Thais +montrait ses bras ingenieux. Il s'agitait furieusement et je puis +attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnete homme: il va +nous invectiver tous; son eloquence est terrible. Si Marcus est le +Platon des chretiens, Paphnuce est leur Demosthene. Epicure, dans son +petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil. + +Cependant Philina et Drose devoraient Thais des yeux. Elle portait +dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pales dont chaque +fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles, +si bien que les fleurs semblaient des regards effaces et les yeux des +fleurs etincelantes. C'etait le don de cette femme: sur elle tout +vivait, tout etait ame et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamee +d'argent, trainait dans ses longs plis une grace presque triste, que +n'egayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'eclat de sa parure +etait dans ses bras nus. Admirant malgre elles la robe et la coiffure +de Thais, ses deux amies ne lui en parlerent point. + +--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'etre plus quand tu +vins a Alexandrie. Pourtant ma mere qui se souvenait de t'avoir vue +alors disait que peu de femmes etaient dignes de t'etre comparees. + +--Qui est donc, demanda Drose, ce nouvel amoureux que tu nous amenes? +Il a l'air etrange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'elephants, +assurement ils seraient faits comme lui. Ou as-tu trouve, Thais, un si +sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la +terre et qui sont tout barbouilles des fumees du Hades? + +Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drose: + +--Tais-toi, les mysteres de l'amour doivent rester secrets et il est +defendu de les connaitre. Pour moi, certes, j'aimerais mieux etre +baisee par la bouche de l'Etna fumant, que par les levres de cet +homme. Mais notre douce Thais, qui est belle et adorable comme les +deesses, doit, comme les deesses, exaucer toutes les prieres et non +pas seulement a notre guise celles des hommes aimables. + +--Prenez garde toutes deux! repondit Thais. C'est un mage et un +enchanteur. Il entend les paroles prononcees a voix basse et meme les +pensees. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le +remplacera par une eponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous +mourrez etouffees! + +Elle les regarda palir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit a +cote de Paphnuce. La voix de Cotta, imperieuse et bienveillante, +domina tout a coup le murmure des propos intimes: + +--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin mielle! + +Puis, l'hote elevant sa coupe: + +--Buvons d'abord au divin Constance et au Genie de l'empire. La patrie +doit etre mise au-dessus de tout, et meme des dieux, car elle les +contient tous. + +Tous les convives porterent a leurs levres leurs coupes pleines. Seul, +Paphnuce ne but point, parce que Constance persecutait la foi de Nicee +et que la patrie du chretien n'est point de ce monde. + +Dorion, ayant bu, murmura: + +--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont +changeantes et les ondes sans cesse renouvelees. + +--Je sais, Dorion, repondit le prefet de la flotte, que tu fais peu de +cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre +etranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnete homme ne +doit rien tant desirer que de remplir de grandes charges dans l'Etat. +C'est une belle chose que l'Etat! + +Hermodore, grand pretre de Serapis, prit la parole: + +--Dorion vient de demander: "Qu'est-ce que la patrie?" Je lui +repondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les +tombeaux des ancetres. On est concitoyen par la communaute des +souvenirs et des esperances. + +Le jeune Aristobule interrompit Hermodore: + +--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de +Demophon. Il a la tete seche, peu de ganache et les bras gros. Il +porte le col haut et fier, comme un coq. + +Mais le jeune Chereas secoua la tete: + +--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a +l'ongle mince. Les paturons portent a terre et l'animal sera bientot +estropie. + +Ils continuaient leur dispute quand Drose poussa un cri percant: + +--Hai! j'ai failli avaler une arete plus longue et plus aceree qu'un +stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer a temps de mon gosier. Les dieux +m'aiment! + +--Ne dis-tu pas, ma Drose, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en +souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmite des hommes. L'amour +suppose chez celui qui l'eprouve le sentiment d'une intime misere. +C'est par lui que se trahit la faiblesse des etres. L'amour qu'ils +ressentent pour Drose est une grande preuve de l'imperfection des +dieux. + +A ces mots, Drose se mit dans une grande colere: + +--Nicias, ce que tu dis la est inepte et ne repond a rien. C'est, +d'ailleurs, ton caractere de ne point comprendre ce qu'on dit et de +repondre des paroles depourvues de sens. + +Nicias souriait encore: + +--Parle, parle, ma Drose. Quoi que tu dises, il faut te rendre grace +chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles! + +A ce moment, un grave vieillard, negligemment vetu, la demarche lente +et la tete haute, entra dans la salle et promena sur les convives un +regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place a son cote, +sur son propre lit + +--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu compose ce mois-ci un +nouveau traite de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le +quatre-vingt-douzieme sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une +main attique. + +Eucrite repondit, en caressant sa barbe d'argent: + +--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer +les dieux immortels. + + +DORION + +Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoiciens. Grave et +blanc, il s'eleve au milieu de nous comme une image des ancetres! Il +est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne +sont point entendues. + + +EUCRITE + +Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en +ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et +dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux +des Cesars savent encore regner sur eux-memes, vivre libres et gouter +dans le detachement des choses une felicite sans limites. Plusieurs +font revivre en eux Epictete et Marc Aurele. Mais, s'il etait vrai que +la vertu fut a jamais eteinte sur la terre, en quoi sa perte +interesserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dependait pas de moi +qu'elle durat ou perit? Les fous seuls, Dorion, placent leur felicite +hors de leur pouvoir. Je ne desire rien que ne veuillent les dieux et +je desire tout ce qu'ils veulent. Par la, je me rends semblable a eux +et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu perit, je +consens qu'elle perisse et ce consentement me remplit de joie comme le +supreme effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma +sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus precieuse que +le modele; elle aura coute plus de soins et de plus grands travaux. + + +NICIAS + +J'entends. Tu t'associes a la Providence celeste. Mais si la vertu +consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par +laquelle les disciples de Zenon pretendent se rendre semblables aux +dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le +boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stoicisme. + + +EUCRITE + +Nicias, tu railles et, comme a ton ordinaire, tu excelles a te moquer. +Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et +comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand pretre, et si la +grenouille, sagement inspiree, parvient a l'egaler, ne sera-t-elle +pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te defendre +d'admirer une bestiole si genereuse? + +Quatre serviteurs poserent sur la table un sanglier couvert encore de +ses soies. Des marcassins, faits de pate cuite au four, entourant la +bete comme s'ils voulaient teter, indiquaient que c'etait une laie. + +Zenothemis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de +lui-meme se joindre a nous. L'illustre Paphnuce, qui mene dans la +solitude une vie prodigieuse, est notre hote inattendu. + + +COTTA + +Dis mieux, Zenothemis. La premiere place lui est due, puisqu'il est +venu sans etre invite. + + +ZENOTHEMIS + +Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particuliere +amitie et rechercher ce qui peut lui etre le plus agreable. Or, il est +certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au +parfum des belles pensees. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en +amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de +Jesus crucifie. Pour moi, je m'y preterai d'autant plus volontiers que +cette doctrine m'interesse vivement par le nombre et la diversite des +allegories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre, +elle est pleine de verites et j'estime que les livres des chretiens +abondent en revelations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, +accorder un prix egal aux livres des Juifs. Ceux-la furent inspires, +non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais +genie, Iaveh, qui les dicta, etait un de ces esprits qui peuplent +l'air inferieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons; +mais il les surpassait tous en ignorance et en ferocite. Au contraire, +le serpent aux ailes d'or, qui deroulait autour de l'arbre de la +science sa spirale d'azur, etait petri de lumiere et d'amour. Aussi, +la lutte etait-elle inevitable entre ces deux puissances, celle-ci +brillante et l'autre tenebreuse. Elle eclata dans les premiers jours +du monde. Dieu venait a peine de rentrer dans son repos, Adam et Eve +le premier homme et la premiere femme vivaient heureux et nus au +jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les +gouverner, eux et toutes les generations qu'Eve portait deja dans ses +flancs magnifiques. Comme il ne possedait ni le compas ni la lyre et +qu'il ignorait egalement la science qui commande et l'art qui +persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions +difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et +Eve, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et +leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitie d'eux et +resolut de les instruire, afin que, possedant la science, ils ne +fussent plus abuses par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare +prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque +desesperee. Le bienveillant demon la tenta pourtant. A l'insu de +Iaveh, qui pretendait tout voir mais dont la vue en realite n'etait +pas bien percante, il s'approcha des deux creatures, charma leurs +regards par la splendeur de sa cuirasse et l'eclat de ses ailes. Puis +il interessa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des +figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont +les proprietes admirables ont ete reconnues depuis par les Grecs. +Adam, mieux qu'Eve, meditait sur ces figures. Mais quand le serpent, +s'etant mis a parler, enseigna les verites les plus hautes, celles qui +ne se demontrent pas, il reconnut qu'Adam, petri de terre rouge, etait +d'une nature trop epaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et +que Eve, au contraire, plus tendre et plus sensible, en etait aisement +penetree. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin +de l'initier la premiere... + + +DORION + +Souffre, Zenothemis, que je t'arrete ici. J'ai d'abord reconnu dans le +mythe que tu nous exposes, un episode de la lutte de Pallas Athene +contre les geants. Iaveh ressemble beaucoup a Typhon, et Pallas est +representee par les Atheniens avec un serpent a son cote. Mais ce que +tu viens de dire m'a fait douter tout a coup de l'intelligence ou de +la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possede la +sagesse, l'aurait-il confiee a une petite tete femelle, incapable de +la contenir? Je croirai plutot qu'il etait, comme Iaveh, ignorant et +menteur et qu'il choisit Eve parce qu'elle etait facile a seduire et +qu'il supposait a Adam plus d'intelligence et de reflexion. + + +ZENOTHEMIS + +Sache, Dorion, que c'est, non par la reflexion et l'intelligence, mais +bien par le sentiment qu'on atteint les verites les plus hautes et les +plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins reflechies, +mais plus sensibles que les hommes, s'elevent-elles plus facilement a +la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophetie +et ce n'est pas sans raison qu'on represente quelquefois Apollon +Citharede, et Jesus de Nazareth, vetus comme des femmes, d'une robe +flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises, +Dorion, en preferant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumiere, +cette Eve plus blanche que le lait et que les etoiles. Elle l'ecouta +docilement et se laissa conduire a l'arbre de la science dont les +rameaux s'elevaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme +une rosee. Cet arbre etait couvert de feuilles qui parlaient toutes +les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un +concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux inities qui s'en +nourrissaient la connaissance des metaux, des pierres, des plantes +ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils etaient de +flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les +porter a leurs levres. Or, ayant ecoute docilement les lecons du +serpent, Eve s'eleva au-dessus des vaines terreurs et desira gouter +aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam, +qu'elle aimait, ne lui devint pas inferieur, elle le prit par la main +et le conduisit a l'arbre merveilleux. La, cueillant une pomme +ardente, elle y mordit et la tendit ensuite a son compagnon. Par +malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les +surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une +effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il etait a +craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans +l'air inferieur que ces deux etres debiles en furent consternes. Le +fruit echappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du +malheureux, lui dit: "Je veux ignorer et souffrir avec toi." Iaveh +triomphant maintint Adam et Eve et toute leur semence dans la stupeur +et dans l'epouvante. Son art, qui se reduisait a fabriquer de +grossiers meteores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et +geometre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la +cruaute et fit regner le mal sur la terre. Il poursuivit Cain et ses +fils, parce qu'ils etaient industrieux; il extermina les Philistins +parce qu'ils composaient des poemes orphiques et des fables comme +celles d'Esope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la +beaute, et le genre humain expia pendant de longs siecles, dans le +sang et les larmes, la defaite du serpent aile. Heureusement il se +trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et +Platon, qui retrouverent, par la puissance du genie, les figures et +les idees que l'ennemi de Iaveh avait tente vainement d'enseigner a la +premiere femme. L'esprit du serpent etait en eux; c'est pourquoi le +serpent, comme l'a dit Dorion, est honore par les Atheniens. Enfin, +dans des jours plus recents, parurent, sous une forme humaine, trois +esprits celestes, Jesus de Galilee, Basilide et Valentin, a qui il fut +donne de cueillir les fruits les plus eclatants de cet arbre de la +science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au +faite des cieux. C'est ce que j'avais a dire pour venger les chretiens +a qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs. + + +DORION + +Si je t'ai bien entendu, Zenothemis, trois hommes admirables, Jesus, +Basilide et Valentin, ont decouvert des secrets qui restaient caches a +Pythagore, a Platon, a tous les philosophes de la Grece et meme au +divin Epicure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines +terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois +mortels acquirent des connaissances qui avaient echappe a la +meditation des sages. + + +ZENOTHEMIS + +Faut-il donc te repeter, Dorion, que la science et la meditation ne +sont que les premiers degres de la connaissance et que l'extase seule +conduit aux verites eternelles? + + +HERMODORE + +Il est vrai, Zenothemis, l'ame se nourrit d'extase comme la cigale de +rosee. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier +ravissement. Car l'homme est triple, compose d'un corps materiel, +d'une ame plus subtile mais egalement materielle, et d'un esprit +incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu +subitement au silence et a la solitude, puis traversant au vol les +jardins de son ame, l'esprit se repand en Dieu, il goute les delices +d'une mort anticipee ou plutot de la vie future, car mourir, c'est +vivre, et dans cet etat, qui participe de la purete divine, il possede +a la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unite +qui est tout. Il est parfait. + + +NICIAS + +Cela est admirable. Mais, a vrai dire, Hermodore, je ne vois pas +grande difference entre le tout et le rien. Les mots meme me semblent +manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement +au neant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection +coute tres cher: on la paye de tout son etre, et pour l'obtenir il +faut cesser d'exister. C'est la une disgrace a laquelle Dieu lui-meme +n'a pas echappe depuis que les philosophes se sont mis en tete de le +perfectionner. Apres cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de +ne pas etre. nous ignorons par la meme ce que c'est que d'etre. Nous +ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre. +Je croirais, en depit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au +contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis +cote a cote sous l'amas des contradictions qu'ils ont entassees, comme +Pelion sur Ossa. + + +COTTA + +J'aime beaucoup la philosophie et je l'etudie a mes heures de loisir. +Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Ciceron. Esclaves, +versez le vin mielle! + + +CALLICRATE + +Voila une chose singuliere! Quand je suis a jeun, je songe au temps ou +les poetes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et +l'eau m'en vient a la bouche. Mais des que j'ai goute le vin opime que +tu nous verses abondamment, genereux Lucius, je ne reve que luttes +civiles et combats heroiques. Je rougis de vivre en des temps sans +gloire, j'invoque la liberte et je repands mon sang en imagination +avec les derniers Romains dans les champs de Philippes. + + +COTTA + +Au declin de la republique, mes aieux sont morts avec Brutus pour la +liberte. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la liberte du +peuple romain n'etait pas, en realite, la faculte de le gouverner +eux-memes. Je ne nie pas que la liberte ne soit pour une nation le +premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un +gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exerce +pendant quarante ans les plus hautes charges de l'Etat et ma longue +experience m'a enseigne que le peuple est opprime quand le pouvoir est +faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rheteurs, s'efforcent +d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime detestable. Si la +volonte d'un seul s'exerce parfois d'une facon funeste, le +consentement populaire rend toute resolution impossible. Avant que la +majeste de la paix romaine couvrit le monde, les peuples ne furent +heureux que sous d'intelligents despotes. + + +HERMODORE + +Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de +gouvernement et qu'on n'en saurait decouvrir, puisque les Grecs +ingenieux, qui concurent tant de formes heureuses, ont cherche +celle-la sans pouvoir la trouver. A cet egard, tout espoir nous est +desormais interdit. On reconnait a des signes certains que le monde +est pres de s'abimer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous +etait donne, Lucius, d'assister a l'agonie terrible de la +civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient +l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la +joie cruelle de nous regarder mourir. + + +COTTA + +Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des +fleaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armee et de +bonnes finances... + + +HERMODORE + +Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie +facile. Les cites qu'edifierent le genie hellenique et la patience +latine seront bientot saccagees par des sauvages ivres. Il n'y aura +plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront +renversees dans les temples et dans les ames. Ce sera la nuit de +l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates +se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains +cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les +Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abime. +Cette vieille Egypte qui a ete le berceau du monde en sera l'hypogee; +Serapis, dieu de la mort, recevra les supremes adorations des mortels +et j'aurai ete le dernier pretre du dernier dieu. + +A ce moment une figure etrange souleva la tapisserie, et les convives +virent devant eux un petit homme bossu dont le crane chauve s'elevait +en pointe. Il etait vetu, a la mode asiatique, d'une tunique d'azur et +portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges, +semees d'etoiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien, +et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de +sa tete et palit d'epouvante. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des +demons, ni les blasphemes des paiens, ni les erreurs horribles des +philosophes, le seule presence de l'heretique etonna son courage. Il +voulut fuir, mais son regard ayant rencontre celui de Thais, il se +sentit soudain rassure. Il avait lu dans l'ame de la predestinee et +compris que celle qui allait devenir une sainte le protegeait deja. Il +saisit un pan de la robe qu'elle laissait trainer sur le lit, et pria +mentalement le Sauveur Jesus. + +Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on +nommait le Platon des chretiens. Hermodore lui parla le premier: + +--Tres illustre Marcus, nous nous rejouissons tous de te voir parmi +nous et l'on peut dire que tu viens a propos. Nous ne connaissons de +la doctrine des chretiens que ce qui en est publiquement enseigne. Or, +il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que +pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les +principaux mysteres de la religion que tu professes. Notre cher +Zenothemis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout a +l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne +lui a point fait de reponse et nous ne devons pas en etre surpris, +puisque notre hote est voue au silence et que le Dieu a scelle sa +langue dans le desert. Mais toi, Marcus, qui as porte la parole dans +les synodes des chretiens et jusque dans les conseils du divin +Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosite en nous +revelant les verites philosophiques qui sont enveloppees dans les +fables des chretiens. La premiere de ces verites n'est-elle pas +l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois +fermement? + + +MARCUS + +Oui, venerables freres, je crois en un seul Dieu, non engendre, seul +eternel, principe de toutes choses. + + +NICIAS + +Nous savons, Marcus, que ton Dieu a cree le monde. Ce fut, certes, une +grande crise dans son existence. Il existait deja depuis une eternite +avant d'avoir pu s'y resoudre. Mais, pour etre juste, je reconnais que +sa situation etait des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer +inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver +a lui-meme sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est decide a +agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait +une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y +est pris pour creer le monde. + + +MARCUS + +Ceux qui, sans etre chretiens, possedent, comme Hermodore et +Zenothemis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas +cree le monde directement et sans intermediaire. Il a donne naissance +a un fils unique, par qui toutes choses ont ete faites. + + +HERMODORE + +Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifferemment adore sous les noms +d'Hermes, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jesus. + + +MARCUS + +Je ne serais point chretien si je lui donnais d'autres noms que ceux +de Jesus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais +il n'est pas eternel, puisqu'il a eu un commencement; quant a penser +qu'il existait avant d'etre engendre, c'est une absurdite qu'il faut +laisser aux mulets de Nicee et a l'ane retif qui gouverna trop +longtemps l'Eglise d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase. + +A ces mots, Paphnuce, bleme et le front baigne d'une sueur d'agonie, +fit le signe de la croix et persevera dans son silence sublime. + +Marcus poursuivit: + +--Il est clair que l'inepte symbole de Nicee attente a la majeste du +Dieu unique, en l'obligeant a partager ses indivisibles attributs avec +sa propre emanation, le mediateur par qui toutes choses furent faites. +Renonce a railler le Dieu vrai des chretiens, Nicias; sache, que, pas +plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce +n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jesus qui, ayant cree le +monde, vint ensuite reparer son ouvrage. Car la creation ne pouvait +etre parfaite et le mal s'y etait mele necessairement au bien. + + +NICIAS + +Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal? + +Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras etendu +sur la nappe, montra un petit ane, en metal de Corinthe, qui portait +deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives +noires. + +--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agreablement flatte par +le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci +soient claires et celles-la sombres. Mais si elles etaient douees de +pensee et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une +olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des +olives noires detesterait le peuple des olives blanches. Nous en +jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux +sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des +choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un +bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout +etait beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du +mal, ainsi que l'a demontre le second Platon, plus grand que le +premier. + + +EUCRITE + +Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont +il ne detruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le mechant qui +le fait et qui pouvait ne pas le faire. + + +COTTA + +Par Jupiter! voila un bon raisonnement! + + +EUCRITE + +Le monde est la tragedie d'un excellent poete. Dieu qui la composa, a +designe chacun de nous pour y jouer un role. S'il veut que tu sois +mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a +ete assigne. + + +NICIAS + +Assurement il sera bon que le boiteux de la tragedie boite comme +Hephaistos; il sera bon que l'insense s'abandonne aux fureurs d'Ajax, +que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phedre, que le +traitre trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand +la piece sera jouee, tous les acteurs, rois, justes, tyrans +sanguinaires, vierges pieuses, epouses impudiques, citoyens magnanimes +et laches assassins recevront du poete une part egale de +felicitations. + + +EUCRITE + +Tu denatures ma pensee, Nicias, et changes une belle jeune fille en +gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la +justice et les lois eternelles. + + +ZENOTHEMIS + +Pour moi, mes amis, je crois a la realite du bien et du mal. Mais je +suis persuade qu'il n'est pas une seule action humaine, fut-ce le +baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de redemption. Le mal +concourt au salut final des hommes, et en cela, il procede du bien et +participe des merites attaches au bien. C'est ce que les chretiens ont +admirablement exprime par le mythe de cet homme au poil roux qui pour +trahir son maitre lui donna le baiser de paix, et assura par un tel +acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, a mon sens, plus +injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le +tapissier poursuivent le plus malheureux des apotres de Jesus, sans +songer que le baiser de l'Iscariote, annonce par Jesus lui-meme, etait +necessaire selon leur propre doctrine a la redemption des hommes et +que, si Judas n'avait pas recu la bourse de trente sicles, la sagesse +divine etait dementie, la Providence decue, ses desseins renverses et +le monde rendu au mal, a l'ignorance, a la mort. + + +MARCUS + +La sagesse divine avait prevu que Judas, libre de ne pas donner le +baiser du traitre, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a +employe le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'edifice +merveilleux de la redemption. + + +ZENOTHEMIS + +Je t'ai parle tout a l'heure, Marcus, comme si je croyais que la +redemption des hommes avait ete accomplie par Jesus crucifie, parce +que je sais que telle est la croyance des chretiens et que j'entrais +dans leur pensee pour mieux saisir le defaut de ceux qui croient a la +damnation eternelle de Judas. Mais en realite Jesus n'est a mes yeux +que le precurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystere de la +redemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux +de l'entendre, comment il s'est veritablement accompli sur la terre. + +Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges +atheniennes avec les corbeilles sacrees de Ceres, douze jeunes filles, +portant sur leur tete des paniers de grenades et de pommes, entrerent +dans la salle d'un pas leger dont la cadence etait marquee par une +flute invisible. Elles poserent les paniers sur la table, la flute se +tut et Zenothemis parla de la sorte: + +--Quand Eunoia, la pensee de Dieu, eut cree le monde, elle confia aux +anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne garderent point la +serenite qui convient aux maitres. Voyant que les filles des hommes +etaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et +ils s'unirent a elles. De ces hymens sortit une race violente qui +couvrit la terre d'injustice et de cruautes, et la poussiere des +chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une +tristesse infinie: + +" --Voila donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers +le monde. Mes enfants sont plonges par ma faute dans la vie amere. +Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu meme, qui ne +pense que par serait impuissant a leur rendre la purete premiere. Ce +qui est fait est fait, et la creation est a jamais manquee. Du moins, +je n'abandonnerai pas mes creatures. Si je ne puis les rendre +heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. +Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les +humilient, je prendrai moi-meme un corps semblable aux leurs et j'irai +vivre parmi elles. + +" Ayant ainsi parle, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans +le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et debile et recut le nom +d'Helene. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientot en grace +et en beaute, et devint la plus desiree des femmes, comme elle l'avait +resolu, afin d'etre eprouvee dans son corps mortel par les plus +illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents, +elle se devoua au rapt et a l'adultere en expiation de tous les +adulteres, de toutes les violences, de toutes les iniquites, et causa +par sa beaute la ruine des peuples, pour que Dieu put pardonner les +crimes de l'univers. Et jamais la pensee celeste, jamais Eunoia ne fut +si adorable qu'aux jours ou, femme, elle se prostituait aux heros et +aux bergers. Les poetes devinaient sa divinite, quand ils la +peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui +faisaient cette invocation: "Ame sereine comme le calme des mers!" + +" C'est ainsi qu'Eunoia fut entrainee par la pitie dans le mal et dans +la souffrance. Elle mourut, et les Lacedemoniens montrent son tombeau, +car elle devait connaitre la mort apres la volupte et gouter tous les +fruits amers qu'elle avait semes. Mais, s'echappant de la chair +decomposee d'Helene, elle s'incarna dans une autre forme de femme et +s'offrit de nouveau a tous les outrages. Ainsi, passant de corps en +corps, et traversant parmi nous les ages mauvais, elle prend sur elle +les peches du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachee a nous +par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle operera +sa redemption et la notre, et nous ravira, suspendus a sa blanche +poitrine, dans la paix du ciel reconquis. + + +HERMODORE + +Ce mythe ne m'etait point inconnu. Il me souvient qu'on a conte qu'en +une de ses metamorphoses, cette divine Helene vivait aupres du +magicien Simon, sous Tibere empereur. Je croyais toutefois que sa +decheance etait involontaire et que les anges l'avaient entrainee dans +leur chute. + + +ZENOTHEMIS + +Hermodore, il est vrai que des hommes mal inities aux mysteres ont +pense que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre decheance. +Mais, s'il en etait ainsi qu'ils pretendent, Eunoia ne serait pas la +courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le +pain imbibe du vin de nos hontes, l'offrande agreable, le sacrifice +meritoire, l'holocauste dont la fumee monte vers Dieu. S'ils n'etaient +point volontaires ses peches n'auraient point de vertu. + + +CALLICRATE + +Mais veux-tu que je t'apprenne, Zenothemis, dans quel pays, sous quel +nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Helene toujours +renaissante? + + +ZENOTHEMIS + +Il faut etre tres sage pour decouvrir un tel secret. Et la sagesse, +Callicrate, n'est pas donnee aux poetes, qui vivent dans le monde +grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et +de vaines images. + + +CALLICRATE + +Crains d'offenser les dieux, impie Zenothemis; les poetes leur sont +chers. Les premieres lois furent dictees en vers par les immortels +eux-memes, et les oracles des dieux sont des poemes. Les hymnes ont +pour les oreilles celestes d'agreables sons. Qui ne sait que les +poetes sont des devins et que rien ne leur est cache? Etant poete +moi-meme et ceint du laurier d'Apollon, je revelerai a tous la +derniere incarnation d'Eunoia. L'eternelle Helene est pres de vous: +elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudee aux +coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont +des larmes, les levres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux +jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui +Thais. + + +PHILINA + +Que dis-tu, Callicrate? Notre chere Thais aurait connu Paris, Melenas +et les Acheens aux belles cnemides qui combattaient devant Ilion! +Etait-il grand, Thais, le cheval de Troie? + + +ARISTOBULE + +Qui parle d'un cheval? + +--J'ai bu comme un Thrace! s'ecria Chereas. Et il roula sous la table. +Callicrate, elevant sa coupe: + +--Je bois aux Muses heliconiennes, qui m'ont promis une memoire que +n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale! + +Le vieux Cotta dormait et sa tete chauve se balancait lentement sur +ses larges epaules. + +Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique. +Il s'approcha en chancelant du lit de Thais: + +--Thais, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme. + + +THAIS + +Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout a l'heure? + + +DORION + +Parce que j'etais a jeun. + + +THAIS + +Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne +t'aime pas. + +Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa aupres de Drose +qui l'appelait du regard pour l'enlever a son amie. Zenothemis prenant +la place quittee donna a Thais un baiser sur la bouche. + + +THAIS + +Je te croyais plus vertueux. + + +ZENOTHEMIS + +Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus a aucune loi. + + +THAIS + +Mais ne crains-tu pas de souiller ton ame dans les bras d'une femme? + + +ZENOTHEMIS + +Le corps peut ceder au desir, sans que l'ame en soit occupee. + + +THAIS + +Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'ame. Tous ces philosophes +sont des boucs! + +Les lampes s'eteignaient une a une. Un jour pale, qui penetrait par +les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux +gonfles des convives. Aristobule, tombe les poings fermes a cote de +Chereas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule. +Zenothemis pressait dans ses bras Philina defaite. Dorion versait sur +la gorge nue de Drose des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis +de la blanche poitrine agitee par le rire et que le philosophe +poursuivait avec ses levres pour les boire sur la chair glissante. +Eucrite se leva; et posant le bras sur l'epaule de Nicias, il +l'entraina au fond de la salle. + +--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, a quoi penses-tu? + +--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins +d'Adonis. + +--Que veux-tu dire? + +--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque annee de petits +jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Venus des +rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et +se fanent. + +--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est +folie de s'attacher a ce qui passe. + +--Si la beaute n'est qu'une ombre le desir n'est qu'un eclair. Quelle +folie y a-t-il a desirer la beaute? N'est-il pas raisonnable, au +contraire, que ce qui passe aille a ce qui ne dure pas et que l'eclair +devore l'ombre glissante? + +--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi: +sois libre. C'est par la qu'on est homme. + +--Comment peut-on etre libre, Eucrite, quand on a un corps? + +--Tu le verras tout a l'heure, mon fils. Tout a l'heure tu diras: +Eucrite etait libre. + +Le vieillard parlait adosse a une colonne de porphyre, le front +eclaire par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus, +s'etant approches, se tenaient devant lui a cote de Nicias, et tous +quatre, indifferents aux rires et aux cris des buveurs, +s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de +sagesse que Marcus lui dit: + +--Tu es digne de connaitre le vrai Dieu. + +Eucrite repondit: + +--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage. + +Puis ils parlerent de la mort. + +--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occupe a me corriger +moi-meme et attentif a tous mes devoirs. Devant elle, je leverai au +ciel mes mains pures et je dirai aux dieux: + +"Vos images, dieux, que vous avez posees dans le temple de mon ame, je +ne les ai point souillees; j'y ai suspendu mes pensees ainsi que des +guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vecu en conformite +avec votre providence. J'ai assez vecu." + +En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage +resplendissait de lumiere. + +Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allegresse +profonde: + +--Detache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mure qui tombe, en +rendant grace a l'arbre qui l'a portee et en benissant la terre sa +nourrice! + +A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea +dans sa poitrine. + +Quand ceux qui l'ecoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du +fer avait penetre dans le coeur du sage; Eucrite etait entre dans le +repos. Hermodore et Nicias porterent le corps pale et sanglant sur un +des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des +grognements des convives deranges dans leur assoupissement et des +souffles de volupte etouffes dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta, +reveille de son leger sommeil de soldat, etait deja aupres du cadavre, +examinant la plaie et criant: + +--Qu'on appelle mon medecin Aristee! + +Nicias secoua la tete: + +--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent +aimer. Il a, comme nous tous, obei a l'ineffable desir. Et le voila +maintenant semblable aux dieux qui ne desirent rien. + +Cotta se frappait le front: + +--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'Etat, quelle +aberration! + +Cependant Paphnuce et Thais etaient restes immobiles, muets, cote a +cote, l'ame debordant de degout, d'horreur et d'esperance. + +Tout a coup le moine saisit par la main la comedienne; enjamba avec +elle les ivrognes abattus pres des etres accouples et, les pieds dans +le vin et le sang repandus, il l'entraina dehors. + +Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades +s'etendaient des deux cotes de la voie solitaire, dominees au loin par +le faite etincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la +chaussee, trainaient ca et la des couronnes effeuillees et des torches +eteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce +arracha avec degout sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous +ses pieds. + +--Tu les a entendus, ma Thais! s'ecria-t-il Ils ont crache toutes les +folies et toutes les abominations. Ils ont traine le divin Createur de +toutes choses aux gemonies des demons de l'enfer, nie impudemment le +bien et le mal, blaspheme Jesus et vante Judas. Et le plus infame de +tous, le chacal des tenebres, la bete puante, l'arien plein de +corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sepulcre. Ma Thais, +tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de +leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les +talons des esclaves; tu les as vues, ces betes accouplees sur les +tapis souilles de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard +insense, repandre un sang plus vil que le vin repandu dans la +debauche, et se jeter au sortir de l'orgie a la face du Christ +inattendu! Louanges a Dieu! Tu as regarde l'erreur et tu as connu +qu'elle etait hideuse. Thais, Thais, Thais, rappelle-toi les folies de +ces philosophes, et dis si tu veux delirer avec eux. Rappelle-toi les +regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux +guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable a +elles! + +Thais, le coeur souleve des degouts de cette nuit, et ressentant +l'indifference et la brutalite des hommes, la mechancete des femmes, +le poids des heures, soupirait: + +--Je suis fatiguee a mourir, o mon pere! Ou trouver le repos? Je me +sens le front brulant, la tete vide et les bras si las que je n'aurais +pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre a portee +de ma main... + +Paphnuce la regardait avec bonte: + +--Courage, o ma soeur: l'heure du repos se leve pour toi, blanche et +pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux. + +Ils approchaient de la maison de Thais et voyaient deja, au-dessus du +mur, les tetes des platanes et des terebinthes, qui entouraient la +grotte des Nymphes, frissonner dans la rosee au souffle du matin. Une +place publique etait devant eux, deserte, entouree de steles et de +statues votives, et portant a ses extremites des bancs de marbre en +hemicycle, et que soutenaient des chimeres. Thais se laissa tomber sur +un de ces bancs. Puis, elevant vers le moine un regard anxieux, elle +demanda: + +--Que faut-il faire? + +--Il faut, repondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher. +Il te detache du siecle comme le vendangeur cueille la grappe qui +pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin +parfume. Ecoute: il est, a douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident, +non loin de la mer, un monastere de femmes dont la regle, +chef-d'oeuvre de sagesse, meriterait d'etre mise en vers lyriques et +chantee aux sons du theorbe et des tambourins. On peut dire justement +que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds a terre, ont le +front dans le ciel. Elles menent en ce monde la vie des anges. Elle +veulent etre pauvres afin que Jesus les aime, modestes afin qu'il les +regarde, chastes afin qu'il les epouse. Il les visite chaque jour en +habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel +enfin qu'il se montra a Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te +conduirai aujourd'hui meme dans ce monastere, ma Thais, et bientot +unie a ces saintes filles, tu partageras leurs celestes entretiens. +Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mere, la +pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: "Ma fille, sois +la bienvenue!" + +La courtisane poussa un cri d'admiration: + +--Albine! une fille des Cesars! La petite niece de l'empereur Carus! + +--Elle-meme! Albine qui, nee dans la pourpre, revetit la bure et, +fille des maitres du monde, s'eleva au rang de servante de +Jesus-Christ. Elle sera ta mere. + +Thais se leva et dit: + +--Mene-moi donc a la maison d'Albine. + +Et Paphnuce, achevant sa victoire: + +--Certes je t'y conduirai et la, je t'enfermerai dans une cellule ou +tu pleureras tes peches. Car il ne convient pas que tu te meles aux +filles d'Albine avant d'etre lavee de toutes tes souillures. Je +scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonniere, tu attendras dans +les larmes que Jesus lui-meme vienne, en signe de pardon, rompre le +sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thais; et quel +tressaillement agitera la chair de ton ame quand tu sentiras des +doigts de lumiere se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs! + +Thais dit pour la seconde fois: + +--Mene-moi, mon pere, a la maison d'Albine. + +Le coeur inonde de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et +gouta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses creees; +ses yeux buvaient delicieusement la lumiere de Dieu, et des souffles +inconnus passaient sur son front. Tout a coup, reconnaissant, a l'un +des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on +entrait dans la maison de Thais, et songeant que les beaux arbres dont +il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il +vit en pensee les impuretes qui y avaient souille l'air, aujourd'hui +si leger et si pur, et son ame en fut soudain si desolee qu'une rosee +amere jaillit de ses yeux. + +--Thais, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tete. Mais nous ne +laisserons pas derriere nous les instruments, les temoins, les +complices de tes crimes passes, ces tentures epaisses, ces lits, ces +tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie? +Veux-tu qu'animes par des demons, emportes par l'esprit maudit qui est +en eux, ces meubles criminels courent apres toi jusque dans le desert? +Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des sieges +infames servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et +traverser les airs. Perisse tout ce qui vit ta honte! Hate-toi, Thais! +et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne a tes esclaves de +dresser au milieu de cette place un bucher sur lequel nous brulerons +tout ce que ta demeure contient de richesses abominables. + +Thais y consentit. + +--Fais ce que tu veux, mon pere, dit-elle. Je sais que les objets +inanimes servent parfois de sejour aux esprits. La nuit, certains +meubles parlent, soit en frappant des coups a intervalles reguliers, +soit en jetant des petites lueurs semblables a des signaux. Mais cela +n'est rien encore. N'as-tu pas remarque, mon pere, en entrant dans la +grotte des Nymphes, a droite, une statue de femme nue et prete a se +baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tete +comme une personne vivante et reprendre aussitot son attitude +ordinaire. J'en ai ete glacee d'epouvante. Nicias, a qui j'ai conte ce +prodige, s'est moque de moi; pourtant il y a quelque magie en cette +statue, car elle inspira de violents desirs a un certain Dalmate que +ma beaute laissait insensible. Il est certain que j'ai vecu parmi des +choses enchantees et que j'etais exposee aux plus grands perils, car +on a vu des hommes etouffes par l'embrassement d'une statue d'airain. +Pourtant, il est regrettable de detruire des ouvrages precieux faits +avec une rare industrie, et si l'on brule mes tapis et mes tentures, +ce sera une grande perte. Il y en a dont la beaute des couleurs est +vraiment admirable et qui ont coute tres cher a ceux qui me les ont +donnes. Je possede egalement des coupes, des statues et des tableaux +dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire perir. +Mais toi qui sais ce qui est necessaire, fais ce que tu veux, mon +pere. + +En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'a la petite porte ou tant +de guirlandes et de couronnes avaient ete suspendues et, l'ayant fait +ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison. +Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils +avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre etaient borgnes. +C'avait ete pour Thais un grand travail et un grand amusement de +reunir ces quatre esclaves de meme race et atteints de la meme +infirmite. Quand ils servaient a table, ils excitaient la curiosite +des convives, et Thais les forcait a conter leur histoire. Ils +attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les +valets d'ecurie, les veneurs, les porteurs de litiere et les courriers +aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six +negres d'un aspect feroce, trois esclaves grecs, l'un grammairien, +l'autre poete et le troisieme chanteur. Ils s'etaient tous ranges en +ordre sur la place publique, quand accoururent les negresses +curieuses, inquietes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue +jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et +trainant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces +chainettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves +blanches. Quand ils furent tous reunis, Thais leur dit en montrant +Paphnuce: + +--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est +en lui et, si vous lui desobeissiez, vous tomberiez morts. + +Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du +desert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et +fumante les impies qu'ils frappaient de leur baton. + +Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur +ressemblaient et dit aux autres: + +--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et +jetez-y pele-mele tout ce que contient la maison et la grotte. + +Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maitresse du +regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient +les uns contre les autres, en tas, coude a coude, doutant si ce +n'etait pas une plaisanterie. + +--Obeissez, dit le moine. + +Plusieurs etaient chretiens. Comprenant l'ordre qui leur etait donne, +ils allerent chercher dans la maison du bois et des torches. Les +autres les imiterent sans deplaisir, car, etant pauvres, ils +detestaient les richesses et avaient, d'instinct, le gout de la +destruction. Comme deja ils elevaient le bucher, Paphnuce dit a Thais: + +--J'ai songe un instant a appeler le tresorier de quelque eglise +d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom +d'eglise et non souillee par les betes ariennes), et a lui donner tes +biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain +du crime en tresor de justice. Mais cette pensee ne venait pas de +Dieu, et je l'ai repoussee, et certes, ce serait trop grievement +offenser les bien-aimees de Jesus-Christ que de leur offrir les +depouilles de la luxure. Thais, tout ce que tu as touche doit etre +devore par le feu jusqu'a l'ame. Graces au ciel, ces tuniques, ces +voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la +mer, ne sentiront plus que les levres et les langues des flammes. +Esclaves, hatez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des +torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, depouille tes infames +parures et va demander a la plus humble de tes esclaves, comme une +faveur insigne, la tunique qu'elle revet pour nettoyer les planchers. + +Thais obeit. Tandis que les Indiens agenouilles soufflaient sur les +tisons, les negres jetaient dans le bucher des coffres d'ivoire ou +d'ebene ou de cedre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des +couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumee montait en colonne +sombre comme dans les holocaustes agreables de l'ancienne loi. Puis le +feu qui couvait, eclatant tout a coup, fit entendre un ronflement de +bete monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencerent a +devorer leurs precieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent a +l'ouvrage; ils trainaient allegrement les riches tapis, les voiles +brodes d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids +des tables, des fauteuils, des coussins epais, des lits aux chevilles +d'or. Trois robustes Ethiopiens accoururent tenant embrassees ces +statues colorees des Nymphes dont l'une avait ete aimee comme une +mortelle; et l'on eut dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et +quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se +briserent sur les dalles, on entendit un gemissement. + +A ce moment, Thais parut, ses cheveux denoues coulant a longs flots, +nu-pieds et vetue d'une tunique informe et grossiere qui, pour avoir +seulement touche son corps, s'impregnait d'une volupte divine. +Derriere elle, s'en venait un jardinier portant noye, dans sa barbe +flottante, un Eros d'ivoire. + +Elle fit signe a l'homme de s'arreter et s'approchant de Paphnuce, +elle lui montra le petit dieu: + +--Mon pere, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes? +Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son +poids d'or. Sa perte serait irreparable, car il n'y aura plus jamais +au monde un artiste capable de faire un si bel Eros. Considere aussi, +mon pere, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le +traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai +peche, ce n'est pas par lui, mon pere, c'est contre lui. Jamais je ne +regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai +fait malgre sa defense. Il ne permet pas aux femmes de se donner a +ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit +l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Eros est joli! Comme il se +cache avec grace dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui +m'aimait alors, me l'apporta en me disant: "Il te parlera de moi." +Mais l'espiegle me parla d'un jeune homme que j'avais connu a Antioche +et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont peri sur ce +bucher, mon pere! Conserve cet Eros et place-le dans quelque +monastere. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car +l'Amour sait naturellement s'elever aux celestes pensees. + +Le jardinier, croyant deja le petit Eros sauve, lui souriait comme a +un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, +le lanca dans les flammes en s'ecriant: + +--Il suffit que Nicias l'ait touche pour qu'il repande tous les +poisons. + +Puis, saisissant lui-meme a pleines mains les robes etincelantes, les +manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles, +les miroirs, les lampes, les theorbes et les lyres, il les jetait dans +ce brasier plus somptueux que le bucher de Sardanapale, pendant que, +ivres de la joie de detruire, les esclaves dansaient en poussant des +hurlements sous une pluie de cendres et d'etincelles. + +Un a un, les voisins, reveilles par le bruit, ouvraient leurs fenetres +et cherchaient, en se frottant les yeux, d'ou venait tant de fumee. +Puis ils descendaient a demi vetus sur la place et s'approchaient du +bucher: + +--Qu'est cela? pensaient-ils. + +Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thais avait coutume +d'acheter des parfums ou des etoffes, et ceux-la, tout inquiets, +allongeant leur tete jaune et seche, cherchaient a comprendre. Des +jeunes debauches qui, revenant de souper, passaient par la, precedes +de leurs esclaves, s'arretaient, le front couronne de fleurs, la +tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de +curieux, sans cesse accrue, sut bientot que Thais, sous l'inspiration +de l'abbe d'Antinoe, brulait ses richesses avant de se retirer dans un +monastere. + +Les marchands songeaient: + +--Thais quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une +chose affreuse a penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui +a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire? +A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats a +Alexandrie? Cette Thais n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de +nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la +contraindre a rester malgre elle dans cette ville. + +Les jeunes gens songeaient de leur cote: + +--Si Thais renonce aux jeux et a l'amour, c'en est fait de nos plus +chers amusements. Elle etait la gloire delicieuse, le doux honneur du +theatre. Elle faisait la joie de ceux memes qui ne la possedaient pas. +Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas +de baisers dont elle fut tout a fait absente, car elle etait la +volupte des voluptes, et la seule pensee qu'elle respirait parmi nous +nous excitait au plaisir. + +Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nomme Cerons, qui +l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphemait le dieu +Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thais etait severement +jugee: + +--C'est une fuite honteuse! + +--Un lache abandon! + +--Elle nous retire le pain de la bouche. + +--Elle emporte la dot de nos filles. + +--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai +vendues. + +--Et les soixante robes qu'elle m'a commandees. + +--Elle doit a tout le monde. + +--Qui representera apres elle Iphigenie, Electre et Polyxene? Le beau +Polybe lui-meme n'y reussira pas comme elle. + +--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close. + +--Elle etait la claire etoile, la douce lune du ciel alexandrin. + +Les mendiants les plus celebres de la ville, aveugles, culs-de-jatte +et paralytiques, etaient maintenant rassembles sur la place; et, se +trainant dans l'ombre des riches, ils gemissaient: + +--Comment vivrons-nous quand Thais ne sera plus la pour nous nourrir? +Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents +malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient +en passant des poignees de pieces d'argent. + +Des voleurs, repandus dans la foule, poussaient des clameurs +assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le +desordre et d'en profiter pour derober quelque objet precieux. + +Seul, le vieux Taddee qui vendait la laine de Milet et le lin de +Tarente, et a qui Thais devait une grosse somme d'argent, restait +calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le +regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. +Enfin, s'etant approche du jeune Cerons, il le tira par la manche et +lui dit tout bas: + +--Toi, le prefere de Thais, beau seigneur, montre-toi et ne souffre +pas qu'un moine te l'enleve. + +--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'ecria Cerons. Je vais +parler a Thais et sans me flatter, je pense qu'elle m'ecoutera un peu +mieux que ce Lapithe barbouille de suie. Place! Place, canaille! + +Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes, +foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu'a Thais et la +tirant a part: + +--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si +vraiment tu renonces a l'amour. + +Mais Paphnuce se jetant entre Thais et Cerons: + +--Impie, s'ecria-t-il, crains de mourir si tu touches a celle-ci: elle +est sacree, elle est la part de Dieu. + +--Va-t'en, cynocephale! repliqua le jeune homme furieux; laisse-moi +parler a mon amie, sinon je trainerai par la barbe ta carcasse obscene +jusque dans ce feu ou je te grillerai comme une andouille. + +Et il etendit la main sur Thais. Mais repousse par le moine avec une +raideur inattendue, il chancela et alla tomber a quatre pas en +arriere, au pied du bucher dans les tisons ecroules. + +Cependant le vieux Taddee allait de l'un a l'autre, tirant l'oreille +aux esclaves et baisant la main aux maitres, excitant chacun contre +Paphnuce, et deja il avait forme une petite troupe qui marchait +resolument sur le moine ravisseur. Cerons se releva, le visage noirci, +les cheveux brules, suffoque de fumee et de rage. Il blasphema les +dieux et se jeta parmi les assaillants, derriere lesquels les +mendiants rampaient en agitant leurs bequilles. Paphnuce fut bientot +enferme dans un cercle de poings tendus, de batons leves et de cris de +mort. + +--Au gibet! le moine, au gibet! + +--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif! + +Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur. + +--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la +colombe a l'aigle du Seigneur. Mais plutot imitez cette femme et, +comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux +faux biens que vous croyez posseder et qui vous possedent. Hatez-vous: +les jours sont proches et la patience divine commence a se lasser. +Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur +les pas de Thais. Detestez vos crimes qui sont aussi grands que les +siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, +illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une +prostituee? Vous n'etes tous que de vivantes immondices et c'est par +un miracle de la bonte celeste que vous ne vous repandez pas soudain +en ruisseaux de boue. + +Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il +semblait que des charbons ardents sortissent de ses levres, et ceux +qui l'entouraient l'ecoutaient malgre eux. + +Mais le vieux Taddee ne restait point oisif. Il ramassait des pierres +et des ecailles d'huitres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et, +n'osant les jeter lui-meme, il les glissait dans la main des +mendiants. Bientot les cailloux volerent et une coquille, adroitement +lancee, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette +sombre face de martyr, degouttait, pour un nouveau bapteme, sur la +tete de la penitente, et Thais, oppressee par l'etreinte du moine, sa +chair delicate froissee contre le rude cilice, sentait courir en elle +les frissons de l'horreur et de la volupte. + +A ce moment, un homme elegamment vetu, le front couronne d'ache, +s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'ecria: + +--Arretez! arretez! Ce moine est mon frere! + +C'etait Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite, +et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans +trop de surprise (car il ne s'etonnait de rien) le bucher fumant, +Thais vetue de bure et Paphnuce lapide. + +Il repetait: + +--Arretez, vous dis-je; epargnez mon vieux condisciple; respectez la +chere tete de Paphnuce. + +Mais, habitue aux subtils entretiens des sages, il n'avait point +l'imperieuse energie qui soumet les esprits populaires. On ne l'ecouta +point. Une grele de cailloux et d'ecailles tombait sur le moine qui, +couvrant Thais de son corps, louait le Seigneur dont la bonte lui +changeait les blessures en caresses. Desesperant de se faire entendre +et trop assure de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit +par la persuasion, Nicias se resignait deja a laisser faire aux dieux, +en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tete d'user +d'un stratageme que son mepris des hommes lui avait tout a coup +suggere. Il detacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflee +d'or et d'argent, etant celle d'un homme voluptueux et charitable; +puis il courut a tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les +pieces a leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant +leur fureur etait vive; mais peu a peu leurs regards se tournerent +vers l'or qui tintait et bientot leurs bras amollis ne menacerent plus +leur victime. Voyant qu'il avait attire leurs yeux et leurs ames, +Nicias ouvrit la bourse et se mit a jeter dans la foule quelques +pieces d'or et d'argent. Les plus avides se baisserent pour les +ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succes, lanca +adroitement ca et la les deniers et les drachmes. Au son des pieces de +metal qui rebondissaient sur le pave, la troupe des persecuteurs se +rua a terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient a l'envi, +tandis que, groupes autour de Cerons, les patriciens regardaient ce +spectacle en eclatant de rire. Cerons lui-meme y perdit sa colere. Ses +amis encourageaient les rivaux prosternes, choisissaient des champions +et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils +excitaient ces miserables comme on fait des chiens qui se battent. Un +cul-de-jatte ayant reussi a saisir un drachme, des acclamations +s'eleverent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-memes a +jeter des pieces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place +qu'une infinite de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient +comme les lames d'une mer demontee. Paphnuce etait oublie. + +Nicias courut a lui, le couvrit de son manteau et l'entraina avec +Thais dans des ruelles ou ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent +quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils +ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste: + +--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thais veut suivre loin +de nous mon farouche ami. + +--Il est vrai, Nicias, repondit Thais, je suis fatiguee de vivre avec +des hommes comme toi, souriants, parfumes, bienveillants, egoistes. Je +suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu. +J'ai eprouve que la joie n'etait pas la joie et voici que cet homme +m'enseigne qu'en la douleur est la veritable joie. Je le crois, car il +possede la verite. + +--Et moi, ame amie, reprit Nicias, en souriant, je possede les +verites. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que +lui, et n'en suis, a vrai dire, ni plus fier ni plus heureux. + +Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants: + +--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extremement ridicule, +ni meme tout a fait deraisonnable. Et si je compare ma vie a la +tienne, je ne saurais dire laquelle est preferable en soi. Je vais +tout a l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront +prepare, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour +la centieme fois, quelque fable milesienne ou quelque traite de +Metrodore. Toi, tu regagneras ta cellule ou, t'agenouillant comme un +chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation +depuis longtemps machees et remachees, et le soir, tu avaleras des +raves sans huile. Eh bien! tres cher, en accomplissant ces actes, +dissemblables quant aux apparences, nous obeirons tous deux au meme +sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous +rechercherons tous deux notre volupte et nous nous proposerons une fin +commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise +grace a te donner tort, chere tete, si je me donne raison. + +" Et toi, ma Thais, va et rejouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il +est possible, dans l'abstinence et dans l'austerite que tu ne l'as ete +dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame +digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obeissant a notre +nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espece +de satisfaction, tu auras goute dans la vie, chere Thais, des voluptes +contraires qu'il est rarement donne a la meme personne de connaitre. +En verite, je voudrais etre pour une heure un saint de l'espece de +notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc, +Thais! Va ou te conduisent les puissances secretes de ta nature et de +ta destinee. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais +l'inanite; mais puis-je te donner mieux que des regrets steriles et de +vains souhaits pour prix des illusions delicieuses qui m'enveloppaient +jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma +bienfaitrice! adieu, bonte qui s'ignore, vertu mysterieuse, volupte +des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait +jamais jetees, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde +decevant. + +Tandis qu'il parlait, une sombre colere couvait dans le coeur du +moine; elle eclata en imprecations. + +--Va-t'en, maudit! Je te meprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer, +mille fois plus mechant que ces pauvres egares qui, tout a l'heure, me +jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils +faisaient et la grace de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour +descendre dans leurs coeurs. Mais toi, detestable Nicias, tu n'es que +venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le +desespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de +blasphemes qu'il n'en sort en tout un siecle des levres fumantes de +Satan. Arriere, reprouve! + +Nicias le regardait avec tendresse. + +--Adieu, mon frere, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'a +l'evanouissement final les tresors de ta foi, de ta haine et de ton +amour! Adieu! Thais: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton +souvenir. + +Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui +avoisinent la grande necropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers +funebres. Leurs boutiques etaient pleines de ces figurines d'argile, +peintes de couleurs claires, qui representent des dieux et des +deesses, des mimes, des femmes, de petits genies ailes, et qu'on a +coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-etre +quelques-uns de ces legers simulacres, qu'il voyait la de ses yeux, +seraient les compagnons de son sommeil eternel; et il lui sembla qu'un +petit Eros, sa tunique retroussee, riait d'un rire moqueur. L'idee de +ses funerailles, qu'il voyait par avance, lui etait penible. Pour +remedier a sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un +raisonnement: + +--Certes, se dit-il, le temps n'a point de realite. C'est une pure +illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il +m'apporter ma mort?... Est-ce a dire que je vivrai eternellement? Non, +mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera +jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas +la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est +arrive. Elle existe comme la derniere page d'un livre que je lis et +que je n'ai pas fini. + +Ce raisonnement l'occupa sans l'egayer tout le long de sa route; il +avait l'ame noire quand, arrive au seuil de sa maison, il entendit les +rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient a la paume en +l'attendant. + +Paphnuce et Thais sortirent de la ville par la porte de la Lune et +suivirent le rivage de la mer. + +--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait +laver tes souillures. + +Il lui parlait avec colere et mepris: + +--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitue aux paiens +et aux infideles un corps que l'Eternel avait forme pour s'en faire un +tabernacle, et tes impuretes sont telles que, maintenant que tu sais +la verite, tu ne peux plus unir tes levres ou joindre les mains sans +que le degout de toi-meme ne te souleve le coeur. + +Elle le suivait docilement, par d'apres chemins, sous l'ardent soleil. +La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais, +loin d'eprouver cette fausse pitie qui amollit les coeurs profanes, +Paphnuce se rejouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui +avait peche. Dans le transport d'un saint zele, il aurait voulu +dechirer de verges ce corps qui gardait sa beaute comme un temoignage +eclatant de son infamie. Ses meditations entretenaient sa pieuse +fureur et, se rappelant que Thais avait recu Nicias dans son lit, il +en forma une idee si abominable que tout son sang reflua vers son +coeur et que sa poitrine fut pres de se rompre. Ses anathemes, +etouffes dans sa gorge, firent place a des grincements de dents. Il +bondit, se dressa devant elle, pale, terrible, plein de Dieu, la +regarda jusqu'a l'ame, et lui cracha au visage. + +Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant +il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abime. Il +allait, saintement irrite. Il meditait de venger le Christ afin que le +Christ ne se vengeat pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied +de Thais coula sur le sable. Alors, il sentit la fraicheur d'un +souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui +monterent abondamment aux levres, il pleura, il courut se prosterner +devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient. +Il murmura cent fois: + +--Ma soeur, ma soeur, ma mere, o tres sainte! + +Il pria: + +--Anges du ciel, recueillez precieusement cette goutte de sang et +portez-la devant le trone du Seigneur. Et qu'une anemone miraculeuse +fleurisse sur le sable arrose par le sang de Thais, afin que tous ceux +qui verront cette fleur recouvrent la purete du coeur et des sens! O +sainte, sainte, tres sainte Thais! + +Comme il priait et prophetisait ainsi, un jeune garcon vint a passer +sur un ane. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thais sur +l'ane, prit la bride et suivit le chemin commence. Vers le soir, ayant +rencontre un canal ombrage de beaux arbres, il attacha l'ane au tronc +d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec +Thais un pain qu'ils mangerent assaisonne de sel et d'hysope. Ils +buvaient l'eau fraiche dans le creux de leur main et s'entretenaient +de choses eternelles. Elle disait: + +--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respire un air si leger, et +je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent. + +Paphnuce repondait: + +--Vois, c'est le soir, o ma soeur. Les ombres bleues de la nuit +couvrent les collines. Mais bientot tu verras briller dans l'aurore +les tabernacles de vie; bientot tu verras s'allumer les roses de +l'eternel matin. + +Ils marcherent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune +effleurait la cime argentee des flots, ils chantaient des psaumes et +des cantiques. Quand le soleil se leva, le desert s'etendait devant +eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisiere +du sable, des cellules blanches s'elevaient pres des palmiers dans +l'aurore. + +--Mon pere, demanda Thais, sont-ce la les tabernacles de vie? + +--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut ou je +t'enfermerai de mes mains. + +Bientot ils decouvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient +pres des demeures ascetiques comme des abeilles autour des ruches. Il +y en avait qui cuisaient le pain ou qui appretaient les legumes; +plusieurs filaient la laine, et la lumiere du ciel descendait sur +elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres meditaient a l'ombre des +tamaris; leurs mains blanches pendaient a leur cote, car, etant +pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles +n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la priere, la contemplation +et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles etaient +vetues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains etaient +appelees les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes etaient +voilees, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des +boucles de cheveux; et il faut croire que c'etait malgre elles, car la +regle ne le permettait pas. Une dame tres vieille, grande, blanche, +allait de cellule en cellule, appuyee sur un sceptre de bois dur. +Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son +voile, et dit: + +--La paix du Seigneur soit avec toi, venerable Albine! J'apporte a la +ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouvee perdue sur un +chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et +rechauffee de mon souffle. Je te la donne. + +Et il lui designa du doigt la comedienne, qui s'agenouilla devant la +fille des Cesars. + +Albine arreta un moment sur Thais son regard percant, lui ordonna de +se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine: + +--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries. + +Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thais avait ete conduite a +la maison du salut et il demanda qu'elle fut d'abord enfermee dans une +cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la penitente dans une +cabane restee vide depuis la mort de la vierge Laeta qui l'avait +sanctifiee. Il n'y avait dans l'etroite chambre qu'un lit, une table +et une cruche, et Thais, quand elle posa le pied sur le seuil, fut +penetree d'une joie infinie. + +--Je veux moi-meme clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que +Jesus viendra rompre de ses mains. + +Il alla prendre au bord de la fontaine une poignee d'argile humide, y +mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des +fentes de l'huis. Puis, s'etant approche de la fenetre pres de +laquelle Thais se tenait paisible et contente, il tomba a genoux, loua +par trois fois le Seigneur et s'ecria: + +--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que +ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant! + +Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'eloigna lentement. + +Albine appela une de ses vierges. + +--Ma fille, lui dit-elle, va porter a Thais ce qui lui est necessaire: +du pain, de l'eau et une flute a trois trous. + + + +III + +L'EUPHORBE + + +Paphnuce etait de retour au saint desert. Il avait pris, vers +Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au +monastere de l'abbe Serapion. Quand il debarqua, ses disciples +s'avancerent au-devant, de lui avec de grandes demonstrations de joie. +Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternes a terre, +baisaient les sandales de l'abbe. Car ils savaient deja ce que le +saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines +recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis +interessant la surete et la gloire de l'Eglise. Les nouvelles +couraient dans le desert avec la rapidite du simoun. + +Et tandis que Paphnuce s'enfoncait dans les sables, ses disciples le +suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui etait l'ancien de ses +freres, saisi tout a coup d'un pieux delire, se mit a chanter un +cantique inspire: + + --Jour beni! Voici que notre pere nous est rendu! + + " Il nous revient, charge de nouveaux merites dont le prix nous sera + compte! + + " Car les vertus du pere sont la richesse des enfants et la saintete + de l'abbe embaume toutes les cellules. + + " Paphnuce, notre pere, vient de donner a Jesus-Christ une nouvelle + epouse. + + " Il a change par son art merveilleux une brebis noire en brebis + blanche. + + " Et voici qu'il nous revient charge de nouveaux merites. + + " Semblable a l'abeille de l'Arsinoitide, qu'alourdit le nectar des + fleurs. + + " Comparable au belier de Nubie, qui peut a peine supporter le poids + de sa laine abondante. + + " Celebrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile! + +Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous a genoux +et dirent: + +--Que notre pere nous benisse et qu'il nous donne a chacun une mesure +d'huile pour feter son retour! + +Seul, Paul le Simple, reste debout, demandait: "Quel est cet homme?" +et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde a +ce qu'il disait, parce qu'on le savait depourvu d'intelligence, bien +que rempli de piete. + +L'abbe d'Antinoe, renferme dans sa cellule, songea: + +--J'ai donc enfin regagne l'asile de mon repos et de ma felicite. Je +suis donc rentre dans la citadelle de mon contentement. D'ou vient que +ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs +ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon depart, n'est +change dans cette demeure d'election. Voici ma table et mon lit. Voici +la tete de momie qui m'inspira tant de fois des pensees salutaires, et +voici le livre ou j'ai si souvent cherche les images de Dieu. Et +pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laisse. Les choses +m'apparaissent tristement depouillees de leurs graces coutumieres, et +il me semble que je les vois aujourd'hui pour la premiere fois. En +regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis taillees de mes +mains, cette tete noire et dessechee, ces rouleaux de papyrus remplis +des dictees de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Apres les +avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Helas! puisqu'en realite +rien n'est change autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que +j'etais. Je suis un autre. Le mort, c'etait moi! Qu'est-il devenu, mon +Dieu? Qu'a-t-il emporte? Que m'a-t-il laisse? Et qui suis-je? + +Et il s'inquietait surtout de trouver malgre lui que sa cellule etait +petite, tandis qu'en la considerant par les yeux de la foi, on devait +l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commencait. + +S'etant mis a prier, le front contre terre, il recouvra un peu de +joie. Il y avait a peine une heure qu'il etait en oraison, quand +l'image de Thais passa devant ses yeux. Il en rendit graces a Dieu: + +--Jesus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais la ton immense +bonte: tu veux que je me plaise, m'assure et me rasserene a la vue de +celle que je t'ai donnee. Tu presentes a mes yeux son sourire +maintenant desarme, sa grace desormais innocente, sa beaute dont j'ai +arrache l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle +que je l'ai ornee et purifiee a ton intention, comme un ami rappelle +en souriant a son ami le present agreable qu'il en a recu. C'est +pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assure que sa vision vient +de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donnee, mon Jesus. +Garde-la puisqu'elle te plait et ne souffre pas surtout que ses +charmes brillent pour d'autres que pour toi. + +Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thais plus +distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se +rendit temoignage, disant: + +--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu. + +Pourtant, a sa grande surprise, il ne goutait pas la paix du coeur. Il +soupirait: + +--Pourquoi es-tu triste, mon ame, et pourquoi me troubles-tu? + +Et son ame demeurait inquiete. Il resta trente jours dans cet etat de +tristesse qui presage au solitaire de redoutables epreuves. L'image de +Thais ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point +parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'etait +l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en reve, les +cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il +en cria d'epouvante et se reveilla couvert d'une sueur glacee. Les +yeux encore cilles par le sommeil, il sentit un souffle humide et +chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes +posees au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et +riait du fond de sa gorge. + +Paphnuce en eprouva un immense etonnement et il lui sembla qu'une tour +s'abimait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa +confiance ecroulee. Il fut quelque temps incapable de penser; puis, +ayant recouvre ses esprits, sa meditation ne fit qu'accroitre son +inquietude. + +--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les +precedentes, vient de Dieu; elle etait bonne et c'est ma perversite +naturelle qui l'a gatee, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure. +J'ai, par mon indignite, change l'edification en scandale, ce dont le +chacal diabolique a immediatement tire un grand avantage. Ou bien +cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et +elle etait empestee. Et dans ce cas, je doute a present si les +precedentes avaient, comme je l'ai cru, une celeste origine. Je suis +donc incapable d'une sorte de discernement, qui est necessaire a +l'ascete. Dans les deux cas, Dieu me marque un eloignement dont je +sens l'effet sans m'en expliquer la cause. + +Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse: + +--Dieu juste, a quelles epreuves reserves-tu tes serviteurs, si les +apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi +connaitre, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui +vient de l'Autre! + +Et comme Dieu, dont les desseins sont impenetrables, ne jugea pas +convenable d'eclairer son serviteur, Paphnuce, plonge dans le doute, +resolut de ne plus songer a Thais. Mais sa resolution demeura sterile. +L'absente etait sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il +meditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche ideale etait +precedee par un bruit leger, tel que celui d'une etoffe qu'une femme +froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que +n'offrent point les realites, lesquelles sont par elles-memes +mouvantes et confuses, tandis que les fantomes, qui procedent de la +solitude, en portent les profonds caracteres et presentent une fixite +puissante. Elle venait a lui sous diverses apparences; tantot pensive, +le front ceint de sa derniere couronne perissable, vetue comme au +banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, semee de fleurs +d'argent; tantot voluptueuse dans le nuage de ses voiles legers et +baignee encore des ombres tiedes de la grotte des Nymphes; tantot +pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie celeste; tantot +tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa +poitrine nue, paree du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquietait +le plus dans ces visions, c'etait que les couronnes, les tuniques, les +voiles, qu'il avait brules de ses propres mains pussent ainsi revenir; +il lui devenait evident que ces choses avaient une ame imperissable et +il s'ecriait: + +--Voici que les ames innombrables des peches de Thais viennent a moi! + +Quand il detournait la tete, il sentait Thais derriere lui et il n'en +eprouvait que plus d'inquietude. Ses miseres etaient cruelles. Mais +comme son ame et son corps restaient purs au milieu des tentations, il +esperait en Dieu et lui faisait de tendres reproches. + +--Mon Dieu, si je suis alle la chercher si loin parmi les gentils, +c'etait pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je patisse +de ce que j'ai fait dans ton interet. Protege-moi, mon doux Jesus! mon +Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantome accomplisse ce que +n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomphe de la chair, ne +souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis expose +presentement a des dangers plus grands que ceux que je courus jamais. +J'eprouve et je sais que le reve a plus de puissance que la realite. +Et comment en pourrait-il etre autrement, puisqu'il est lui-meme une +realite superieure? Il est l'ame des choses. Platon lui-meme, bien +qu'il ne fut qu'un idolatre, a reconnu l'existence propre des idees. +Dans ce banquet des demons ou tu m'as accompagne, Seigneur, j'ai +entendu des hommes, il est vrai, souilles de crimes, mais non point, +certes, denues d'intelligence, s'accorder a reconnaitre que nous +percevons dans la solitude, dans la meditation et dans l'extase des +objets veritables; et ton Ecriture, mon Dieu, atteste maintes fois la +vertu des songes et la force des visions formees, soit par toi, Dieu +splendide, soit par ton adversaire. + +Un homme nouveau etait en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu, +et Dieu ne se hatait point de l'eclairer. Ses nuits n'etaient plus +qu'un long reve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un +matin, il se reveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, a la +clarte de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des +crimes. Thais etait venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis +qu'il pleurait, elle s'etait glissee dans sa couche. Il ne lui restait +plus de doutes: l'image de Thais etait une image impure. + +Le coeur souleve de degout, il s'arracha de sa couche souillee et se +cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures +coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule. +Pour la premiere fois depuis de longs jours, Paphnuce etait seul. Le +fantome l'avait enfin quitte et son absence meme etait epouvantable. +Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein +d'horreur: + +--Comment ne l'ai-je point repoussee? Comment ne me suis-je pas +arrache de ses bras froids et de ses genoux brulants? + +Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu pres de cette couche +abominable et il craignait que, sa cellule etant profanee, les demons +n'y penetrassent librement a toute heure. Ses craintes ne le +trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguere sur le +seuil, entrerent a la file et s'allerent blottir sous le lit. A +l'heure de vepres, il en vint un huitieme dont l'odeur etait infecte. +Le lendemain, un neuvieme se joignit aux autres et bientot il y en eut +trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus +petits a mesure qu'ils se multipliaient et, n'etant pas plus gros que +des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux, +ayant saute sur la tablette de bois placee au chevet du lit, se tenait +les quatre pattes reunies sur la tete de mort et regardait le moine +avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals. + +Pour expier l'abomination de son reve et fuir les pensees impures, +Paphnuce resolut de quitter sa cellule, desormais immonde, et de se +livrer au fond du desert a des austerites inouies, a des travaux +singuliers, a des oeuvres tres neuves. Mais avant d'accomplir son +dessein, il se rendit aupres du vieillard Palemon, afin de lui +demander conseil. + +Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'etait au +declin du jour. Le Nil etait bleu et coulait au pied des collines +violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une +colombe qui s'etait posee sur son epaule. + +--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frere Paphnuce! Admire sa bonte: +il m'envoie les betes qu'il a creees pour que je m'entretienne avec +elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du +ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou, +et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon +frere, a m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je +poserai la mon arrosoir et je t'ecouterai. + +Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses +jours, les reves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la +foule des chacals. + +--Ne penses-tu pas, mon pere, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans +le desert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'etonner +le diable par mes austerites? + +--Je ne suis qu'un pauvre pecheur, repondit Palemon, et je connais mal +les hommes, ayant passe toute ma vie dans ce jardin, avec des +gazelles, de petits lievres et des pigeons. Mais il me semble, mon +frere, que ton mal vient surtout de ce que tu as passe sans menagement +des agitations du siecle au calme de la solitude. Ces brusques +passages ne peuvent que nuire a la sante de l'ame. Il en est de toi, +mon frere, comme d'un homme qui s'expose presque dans le meme temps a +une grande chaleur et a un grand froid. La toux l'agite et la fievre +le tourmente. A ta place, frere Paphnuce, loin de me retirer tout de +suite dans quelque desert affreux, je prendrais les distractions qui +conviennent a un moine et a un saint abbe. Je visiterais les +monasteres du voisinage. Il y en a d'admirables, a ce que l'on +rapporte. Celui de l'abbe Serapion contient, m'a-t-on dit, mille +quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divises en +autant de legions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure +meme que certains rapports sont observes entre le caractere des moines +et la figure des lettres qui les designent et que, par exemple, ceux +qui sont places sous le Z ont le caractere tortueux, tandis que les +legionnaires ranges sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si +j'etais de toi, mon frere, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je +n'aurais point de repos que je n'aie contemple une chose si +merveilleuse. Je ne manquerais pas d'etudier les constitutions des +diverses communautes qui sont semees sur les bords du Nil, afin de +pouvoir les comparer entre elles. Ce sont la des soins convenables a +un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir oui dire que l'abbe +Ephrem a redige des regles spirituelles d'une grande beaute. Avec sa +permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile. +Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumees a manier la beche, +n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le +mince roseau de l'ecrivain. Mais toi, mon frere, tu possedes la +connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne +saurait trop admirer une belle ecriture. Le travail de copiste et de +lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensees. +Frere Paphnuce, que ne mets-tu par ecrit les enseignements de Paul et +d'Antoine, nos peres? Peu a peu tu retrouveras dans ces pieux travaux +la paix de l'ame et des sens; la solitude redeviendra aimable a ton +coeur et bientot tu seras en etat de reprendre les travaux ascetiques +que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il +ne faut pas attendre un grand bien d'une penitence excessive. Du temps +qu'il etait parmi nous, notre pere Antoine avait coutume de dire: +"L'exces du jeune produit la faiblesse et la faiblesse engendre +l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des +abstinences indiscretement prolongees. On peut dire de ceux-ci qu'ils +se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanimes au +pouvoir du demon." Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis +qu'un ignorant, mais avec la grace de Dieu, j'ai retenu les propos de +notre pere. + +Paphnuce rendit graces a Palemon et promit de mediter ses conseils. +Ayant franchi la barriere de roseaux qui fermait le petit jardin, il +se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis +que la colombe se balancait sur son dos arrondi. A cette vue il fut +pris de l'envie de pleurer. + +En rentrant dans sa cellule, il y trouva un etrange fourmillement. On +eut dit des grains de sable agites par un vent furieux, et il reconnut +que c'etait des myriades de petits chacals. Cette nuit-la, il vit en +songe une haute colonne de pierre, surmontee d'une figure humaine et +il entendit une voix qui disait: + +--Monte sur cette colonne! + +A son reveil, persuade que ce songe lui etait envoye du ciel, il +assembla ses disciples et leur parla de la sorte: + +--Mes fils bien-aimes, je vous quitte pour aller ou Dieu m'envoie. +Pendant mon absence, obeissez a Flavien comme a moi-meme et prenez +soin de notre frere Paul. Soyez benis. Adieu. + +Tandis qu'il s'eloignait, ils demeuraient prosternes a terre et, quand +ils releverent la tete, ils virent sa grande forme noire a l'horizon +des sables. + +Il marcha jour et nuit, jusqu'a ce qu'il eut atteint les ruines de ce +temple bati jadis par les idolatres et dans lequel il avait dormi +parmi les scorpions et les sirenes lors de son voyage merveilleux. Les +murs couverts de signes magiques etaient debout. Trente futs +gigantesques qui se terminaient en tetes humaines ou en fleurs de +lotus soutenaient encore d'enormes poutres de pierre. Seule a +l'extremite du temple, une de ces colonnes avait secoue son faix +antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tete d'une +femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front +des cornes de vache. + +Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait ete montree +dans son reve et il l'estima haute de trente-deux coudees. S'etant +rendu dans le village voisin, il fit faire une echelle de cette +hauteur et, quand l'echelle fut appliquee a la colonne, il y monta, +s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur: + +--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puisse-je y +rester en ta grace jusqu'a l'heure de ma mort. + +Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant a la Providence divine +et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi +subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes +vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau +fraiche, que les jeunes garcons monterent jusqu'au faite de la +colonne. + +Le chapiteau n'etait pas assez large pour que le moine put s'y etendre +tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croisees et la +tete contre la poitrine, et le sommeil etait pour lui une fatigue plus +cruelle que la veille. A l'aurore, les eperviers l'effleuraient de +leurs ailes, et il se reveillait plein d'angoisse et d'epouvante. + +Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'echelle, craignait +Dieu. Emu a la pensee que le saint etait expose au soleil et a la +pluie, et redoutant qu'il ne vint a choir pendant son sommeil, cet +homme pieux etablit sur la colonne un toit et une balustrade. + +Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se repandait de +village en village et les laboureurs de la vallee venaient, le +dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite. +Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa +retraite sublime, se rendirent aupres de lui et obtinrent la faveur de +se batir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient +se ranger en cercle autour du maitre qui leur faisait entendre des +paroles d'edification: + +--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables a ces petits enfants +que Jesus aimait. La est le salut. Le peche de la chair est la source +et le principe de tous les peches: ils sortent de lui comme d'un pere. +L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colere et l'envie sont sa +posterite bien-aimee. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu +les riches emportes par le vice de luxure qui, semblable a un fleuve a +la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer. + +Les abbes Ephrem et Serapion, instruits d'une telle nouveaute, +voulurent la voir de leurs yeux. Decouvrant au loin sur le fleuve la +voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se +defendre de penser que Dieu l'avait erige en exemple aux solitaires. A +sa vue, les deux saints abbes ne dissimulerent point leur surprise; +s'etant consultes, ils tomberent d'accord pour blamer une penitence si +extraordinaire, et ils exhorterent Paphnuce a descendre. + +--Un tel genre de vie est contraire a l'usage, disaient-ils; il est +singulier et hors de toute regle. + +Mais Paphnuce leur repondit: + +--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les +travaux du moine ne doivent-ils pas etre singuliers comme lui-meme? +C'est par un signe de Dieu que je suis monte ici; c'est un signe de +Dieu qui m'en fera descendre. + +Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux +disciples de Paphnuce et se batissaient des abris autour de l'ermitage +aerien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hisserent sur +les decombres du temple; mais blames de leurs freres et vaincus par la +fatigue, ils renoncerent bientot a ces pratiques. + +Les pelerins affluaient. Il y en avait qui venaient de tres loin et +ceux-la avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'idee de leur +vendre de l'eau fraiche et des pasteques. Adossee a la colonne, +derriere ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous +une toile a raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A +l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et +construisit un four tout a cote, dans l'espoir de vendre des pains et +des gateaux aux etrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait +sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'Egypte +commencaient a venir, un homme avide de gain eleva un caravanserail +pour loger les maitres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs +mulets. Il y eut bientot devant la colonne un marche ou les pecheurs +du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs legumes. Un +barbier, qui rasait les gens en plein air, egayait la foule par ses +joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppe de silence et +de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la +vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines +et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontees de l'image +du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en +egyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la +vraie biere de Cilicie._ Sur les murs, sculptes de figures antiques, +les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons +fumes, des lievres morts et des moutons ecorches. Le soir, les vieux +hotes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le +fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une +patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la +fumee des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes. +Tout alentour, des arpenteurs tracaient des rues, des macons +batissaient des couvents, des chapelles, des eglises. Au bout de six +mois, une ville etait fondee, avec un corps de garde, un tribunal, une +prison et une ecole tenue par un vieux scribe aveugle. + +Les pelerins succedaient sans cesse aux pelerins. Les eveques et les +choreveques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche +d'Antioche, qui se trouvait alors en Egypte, vint avec tout son +clerge. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite +et les chefs des Eglises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase, +le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbes Ephrem et +Serapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premieres +defiances. Paphnuce leur repondit: + +--Sachez, mes freres, que la penitence que j'endure est a peine egale +aux tentations qui me sont envoyees et dont le nombre et la force +m'etonnent. Un homme, a le voir du dehors, est petit, et, du haut du +socle ou Dieu m'a porte, je vois les etres humains s'agiter comme des +fourmis. Mais a le considerer en dedans, l'homme est immense: il est +grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'etend devant +moi, ces monasteres, ces hotelleries, ces barques sur le fleuve, ces +villages, et ce que je decouvre au loin de champs, de canaux, de +sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est +en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des deserts +illimites. Et le mal, le mal et la mort, etendus sur cette immensite, +la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis a moi seul un +univers de pensees mauvaises. + +Il parlait ainsi parce que le desir de la femme etait en lui. + +Le septieme mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Sais des +femmes, qui longtemps steriles, esperaient obtenir des enfants par +l'intercession du saint homme et la vertu de la stele. Elles +frottaient contre la pierre leurs ventres infeconds. Puis ce furent, a +perte de vue, des chariots, des litieres, des brancards qui +s'arretaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en +sortait des malades effrayants a voir. Des meres presentaient a +Paphnuce leurs jeunes garcons dont les membres etaient retournes, les +yeux revulses, la bouche ecumeuse et la voix rauque. Il imposait sur +eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allonges, et +levaient vers lui, au hasard, leur face percee de deux trous +sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilite pesante, la +maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des +boiteux lui presentaient leur pied-bot; des cancereuses prenant leur +poitrine a deux mains, decouvraient devant lui leur sein devore par +l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient deposer a +terre, et il semblait qu'on dechargeat des outres. Il les benissait. +Des Nubiens, atteints de la lepre elephantine, avancaient d'un pas +lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanime. +Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civiere +une jeune fille d'Aphroditopolis qui, apres avoir vomi du sang, +dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses +parents, qui la croyaient morte, avaient pose une palme sur sa +poitrine. Paphnuce, ayant prie Dieu, la jeune fille souleva la tete et +ouvrit les yeux. + +Comme le peuple publiait partout les miracles operes par le saint, les +malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin, +accouraient de toutes les parties d'Egypte en legions innombrables. +Des qu'ils apercevaient la stele, ils etaient saisis de convulsions, +se roulaient a terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose a +peine croyable! les assistants, agites a leur tour par un violent +delire, imitaient les contorsions des epileptiques. Moines et +pelerins, hommes, femmes, se vautraient, se debattaient pele-mele, les +membres tordus, la bouche ecumeuse, avalant de la terre a poignee et +prophetisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson +lui secouer les membres et criait vers Dieu: + +--Je suis le bouc emissaire et je prends en moi toutes les impuretes +de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de +mauvais esprits. + +Chaque fois qu'un malade s'en allait gueri, les assistants +l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de repeter: + +--Nous venons de voir une autre fontaine de Siloe. + +Deja des centaines de bequilles pendaient a la colonne miraculeuse; +des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images +votives. Des Grecs y tracaient des distiques ingenieux, et comme +chaque pelerin venait y graver son nom, la pierre fut bientot couverte +a hauteur d'homme d'une infinite de caracteres latins, grecs, coptes, +puniques, hebreux, syriaques et magiques. + +Quand vinrent les fetes de Paques, il y eut dans cette cite du miracle +une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au +temps des mysteres antiques. On voyait se meler, se confondre sur une +vaste etendue la robe bariolee des Egyptiens, le burnous des Arabes, +le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux +longs plis des Romains, les sayons et les braies ecarlates des +Barbares et les tuniques lamees d'or des courtisanes. Des femmes +voilees passaient sur leur ane, precedees d'eunuques noirs qui leur +frayaient un chemin a coups de baton. Des acrobates, ayant etendu un +tapis a terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec +elegance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de +serpents, les bras allonges, deroulaient leurs ceintures vivantes. +Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, +grondait. Les imprecations des chameliers qui frappaient leurs betes, +les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lepre et +le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de +l'Ecriture, les miaulements des femmes tombees en crise prophetique, +les glapissements des mendiants qui repetaient d'antiques chansons de +harem, le belement des moutons, le braiement des anes, les appels des +marins aux passagers attardes, tous ces bruits confondus faisaient un +vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des +petits negrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes +fraiches. + +Et tous ces etres divers s'etouffaient sous le ciel blanc, dans un air +epais, charge du parfum des femmes, de l'odeur des negres, de la fumee +des fritures et des vapeurs des gommes que les devotes achetaient a +des bergers pour les bruler devant le saint. + +La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des +lanternes, et ce n'etaient plus qu'ombres rouges et formes noires. +Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le +visage eclaire par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou +enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia +et puis se changea lui-meme en arbre. Il faisait de grands gestes, que +son ombre repetait avec des deformations risibles, et l'auditoire +emerveille poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les +buveurs, couches sur des divans, demandaient de la biere et du vin. +Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, representaient devant +eux des scenes religieuses et lascives. A l'ecart, des jeunes hommes +jouaient aux des ou a la mourre et des vieillards suivaient dans +l'ombre les prostituees. Seule, au-dessus de ces formes agitees, +s'elevait l'immuable colonne; la tete aux cornes de vache regardait +dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et +la terre. Tout a coup la lune se leve sur le Nil, semblable a l'epaule +nue d'une deesse. Les collines ruissellent de lumiere et d'azur, et +Paphnuce croit voir la chair de Thais etinceler dans les lueurs des +eaux, parmi les saphirs de la nuit. + +Les jours s'ecoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand +vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant a travers les fentes +de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent +incapables de mouvement. Brulee par le soleil, rougie par la rosee, sa +peau se fendait; de larges ulceres devoraient ses bras et ses jambes. +Mais le desir de Thais le consumait interieurement et il criait: + +--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des +pensees immondes! Encore de monstrueux desirs! Seigneur, fais passer +en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est +faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les peches du monde, +comme je l'ai entendu dire a certain forgeron d'impostures, cette +fable contient pourtant un sens cache dont je reconnais aujourd'hui +l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent +dans l'ame des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les +ames des justes sont-elles souillees de plus de fange que n'en contint +jamais l'ame d'un pecheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, +d'avoir fait de moi l'egout de l'univers. + +Mais voici qu'une grande rumeur s'eleva un jour dans la ville sainte +et monta jusqu'aux oreilles de l'ascete: un tres grand personnage, un +homme des plus illustres, le prefet de la flotte d'Alexandrie, Lucius +Aurelius Cotta va venir, il vient, il approche! + +La nouvelle etait vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les +canaux et la navigation du Nil, avait temoigne a plusieurs reprises le +desir de voir le stylite et la nouvelle ville, a laquelle on donnait +le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve +tout couvert de voiles. A bord d'une galere doree et tendue de +pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied a terre et +s'avanca accompagne d'un secretaire, qui portait ses tablettes, et +d'Aristee, son medecin, avec qui il aimait a converser. + +Une suite nombreuse marchait derriere lui et la berge se remplissait +de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne, +il s'arreta et se mit a examiner le stylite en s'epongeant le front +avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait +beaucoup observe dans ses longs voyages. Il aimait a se souvenir et +meditait d'ecrire, apres l'histoire punique, un livre des choses +singulieres qu'il avait vues. Il semblait s'interesser beaucoup au +spectacle qui s'offrait a lui. + +--Voila qui est etrange! disait-il tout suant et soufflant. Et, +circonstance digne d'etre rapportee, cet homme est mon hote. Oui, ce +moine vint souper chez moi l'an passe; apres quoi il enleva une +comedienne. + +Et, se tournant vers son secretaire: + +--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la +colonne, sans oublier la forme du chapiteau. + +Puis, s'epongeant le front de nouveau: + +--Des personnes dignes de foi m'ont assure, que depuis un an qu'il est +monte sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quittee un moment. +Aristee, cela est-il possible? + +--Cela est possible a un fou et a un malade, repondit Aristee, et ce +serait impossible a un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu +pas, Lucius, que parfois les maladies de l'ame et du corps +communiquent a ceux qui en sont affliges des pouvoirs que ne possedent +pas les hommes bien portants. Et, a vrai dire, il n'y a reellement ni +bonne ni mauvaise sante. Il y a seulement des etats differents des +organes. A force d'etudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis +arrive a les considerer comme les formes necessaires de la vie. Je +prends plus de plaisir a les etudier qu'a les combattre. Il y en a +qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un +desordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle +chose qu'une fievre quarte! Parfois certaines affections du corps +determinent une exaltation subite des facultes de l'esprit. Tu connais +Creon. Enfant, il etait begue et stupide. Mais s'etant fendu le crane +en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu +sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe cache. +D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te +semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent +garder une entiere immobilite, non point seulement le long d'une +annee, mais durant vingt, trente et quarante ans. + +--Par Jupiter! s'ecria Cotta, voila une grande aberration! Car l'homme +est ne pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il +est commis au prejudice de l'Etat. Je ne sais trop a quelle croyance +rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la +rattacher a certains cultes asiatiques. Du temps que j'etais +gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus eriges sur les propylees de +la ville d'Hera. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant +sept jours. Le peuple est persuade que cet homme, conversant avec les +dieux, obtient de leur providence la prosperite de la Syrie. Cette +coutume me parut denuee de raison; toutefois, je ne fis rien pour la +detruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir +les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il +n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir +est de donner satisfaction a celles qui existent et qui, bonnes ou +mauvaises, ont ete determinees par le genie des temps, des lieux et +des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre +revolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est +justement deteste. D'ailleurs, comment s'elever au-dessus des +superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolerant? +Aristee, je suis d'avis qu'on laisse ce nephelococcygien en paix dans +les airs, expose seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en +le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me +rendant compte de ses pensees et de ses croyances. + +Il souffla, toussa, posa la main sur l'epaule de son secretaire: + +--Enfant, note que dans certaines sectes chretiennes, il est +recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes. +Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinites +genesiques. Mais, a cet egard, nous devons l'interroger lui-meme. + +Puis, levant la tete et portant sa main sur ses yeux pour n'etre point +aveugle par le soleil, il enfla sa voix: + +--Hola! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hote, reponds-moi. +Que fais-tu la-haut? Pourquoi y es-tu monte et pourquoi y demeures-tu? +Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique? + +Paphnuce, considerant que Cotta etait idolatre, ne daigna pas lui +faire de reponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit: + +--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les peches du monde et +guerit les maladies. + +--Par Jupiter! tu l'entends, Aristee, s'ecria Cotta. Le +nephelococcygien exerce, comme toi, la medecine! Que dis-tu d'un +confrere si eleve? + +Aristee secoua la tete: + +--Il est possible qu'il guerisse mieux que je ne fais moi-meme +certaines maladies, telles, par exemple, que l'epilepsie, nommee +vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient egalement +divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal +est en partie dans l'imagination et tu reconnaitras, Lucius, que ce +moine ainsi juche sur cette tete de deesse frappe l'imagination des +malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbe dans mon +officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces, +Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science. + +--Lesquelles? demanda Cotta. + +--L'ignorance et la folie, repondit Aristee. + +--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en +ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un ecrivain habile +raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares +ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave +et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou +plutot, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes a +Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi. + +Ces paroles, entendues par les assistants, passerent de bouche en +bouche et, publiees par les fideles, ajouterent une incomparable +splendeur a la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les +ornerent et les transformerent, et l'on contait que le saint, du haut +de sa stele, avait converti le prefet de la flotte a la foi des +apotres et des peres de Nicee. Les croyants donnaient aux dernieres +paroles de Lucius Aurelius Cotta un sens figure; dans leur bouche le +souper auquel ce personnage avait convie l'ascete devenait une sainte +communion, des agapes spirituelles, un banquet celeste. On +enrichissait le recit de cette rencontre de circonstances +merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les +premiers. On disait qu'au moment ou Cotta, apres une longue dispute, +avait confesse la verite, un ange etait venu du ciel essuyer la sueur +de son front. On ajoutait que le medecin et le secretaire du prefet de +la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle etant +notoire, les diacres des principales eglises de Lybie en redigerent +les actes authentiques. On peut dire sans exageration que, des lors, +le monde entier fut saisi du desir de voir Paphnuce, et qu'en Occident +comme en Orient, tous les chretiens tournaient vers lui leurs regards +eblouis. Les plus illustres cites d'Italie lui envoyerent des +ambassadeurs, et le cesar de Rome, le divin Constant, qui soutenait +l'orthodoxie chretienne, lui ecrivit une lettre que des legats lui +remirent avec un grand ceremonial. Or, une nuit, tandis que la ville +eclose a ses pieds dormait dans la rosee, il entendit une voix qui +disait: + +--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole. +Dieu t'a suscite pour sa gloire. Il t'a choisi pour operer des +miracles, guerir les malades, convertir les paiens, eclairer les +pecheurs, confondre les ariens et retablir la paix de l'Eglise. + +Paphnuce repondit: + +--Que la volonte de Dieu soit faite! + +La voix reprit: + +--Leve-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance, +qui, loin d'imiter la sagesse de son frere Constant, favorise l'erreur +d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi +et tes sandales resonneront sur le pave d'or des basiliques, devant le +trone des Cesars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de +Constantin. Tu regneras sur l'Eglise pacifiee et puissante; et, de +meme que l'ame conduit le corps, l'Eglise gouvernera l'empire. Tu +seras place au-dessus des senateurs, des comtes et des patrices. Tu +feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux +Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera +l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au +patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire, +le baisera comme la relique d'un saint. Va! + +Paphnuce repondit: + +--Que la volonte de Dieu soit accomplie! + +Et, faisant effort pour se mettre debout, il se preparait a descendre. +Mais la voix, devinant sa pensee, lui dit: + +--Surtout, ne descends point par cette echelle. Ce serait agir comme +un homme ordinaire et meconnaitre les dons qui sont en toi. Mesure +mieux ta puissance, angelique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es +doit voler dans les airs. Saute; les anges sont la pour te soutenir. +Saute donc! + +Paphnuce repondit: + +--Que la volonte de Dieu regne sur la terre et dans les cieux! + +Balancant ses longs bras etendus comme les ailes depenaillees d'un +grand oiseau malade, il allait s'elancer, quand tout a coup un +ricanement hideux resonna a son oreille. Epouvante, il demanda: + +--Qui donc rit ainsi? + +--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au debut de notre +amitie; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Tres cher, +c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te temoigner toute ma +satisfaction de la docilite avec laquelle tu accomplis mes desirs. +Paphnuce, je suis content de toi! + +Paphnuce murmura d'une voix etranglee par la peur: + +--Arriere, arriere! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jesus sur +le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde. + +Il retomba consterne sur la pierre. + +--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tot? songeait-il. Plus miserable +que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui esperent en moi, +j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus deprave que les +maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne +distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu +jusqu'au discernement du nouveau-ne qui pleure quand on le tire du +sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maitre, de la +plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables. +Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce +faite, la luxure et l'orgueil y montaient a mon cote. Ce n'est pas la +grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne +en subit de pareilles; et je veux bien que leurs epees transpercent ma +chair sous le regard des anges. J'en suis arrive meme a cherir mes +tortures, mais Dieu se tait et son silence m'etonne. Il me quitte, moi +qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence. +Il me fuit. Je veux courir apres lui. Cette pierre me brule les pieds. +Vite, partons, rattrapons Dieu. + +Aussitot il saisit l'echelle qui demeurait appuyee a la colonne, y +posa les pieds et, ayant franchi un echelon, il se trouva face a face +avec la tete de la bete: elle souriait etrangement. Il lui fut certain +alors que ce qu'il avait pris pour le siege de son repos et de sa +gloire n'etait que l'instrument diabolique de son trouble et de sa +damnation. Il descendit a la hate tous les degres et toucha le sol. +Ses pieds avaient oublie la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur +lui l'ombre de la colonne maudite, il les forcait a courir. Tout +dormait. Il traversa sans etre vu la grande place entouree de +cabarets, d'hotelleries et de caravanserails et se jeta dans une +ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le +poursuivait en aboyant, ne s'arreta qu'aux premiers sables du desert. +Et Paphnuce s'en alla par la contree ou il n'y a de route que la piste +des betes sauvages. Laissant derriere lui les cabanes abandonnees par +les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa +fuite desolee. + +Enfin, pres d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant +pas encore si Dieu etait loin, il decouvrit une ville muette qui +s'etendait a droite et a gauche et s'allait perdre dans la pourpre de +l'horizon. Les demeures, largement isolees et pareilles les unes aux +autres, ressemblaient a des pyramides coupees a la moitie de leur +hauteur. C'etaient des tombeaux. Les portes en etaient brisees et l'on +voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hyenes et des loups +qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le +seuil, depouilles par les brigands et ronges par les betes. Ayant +traverse cette ville funebre, Paphnuce tomba extenue devant un tombeau +qui s'elevait a l'ecart pres d'une source couronnee de palmiers. Ce +tombeau etait tres orne et, comme il n'avait plus de porte, on +apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des +serpents. + +--Voila, soupira-t-il, ma demeure d'election, le tabernacle de mon +repentir et de ma penitence. + +Il s'y traina, chassa du pied les reptiles et demeura prosterne sur la +dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla a la +fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes +et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce +genre de vie etait bon, il en fit la regle de son existence. Depuis le +matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre. + +Or, un jour qu'il etait ainsi prosterne, il entendit une voix qui +disait: + +--Regarde ces images afin de t'instruire. + +Alors, levant la tete, il vit sur les parois de la chambre des +peintures qui representaient des scenes riantes et familieres. C'etait +un ouvrage tres ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y +remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs +joues etaient toutes gonflees; d'autres plumaient des oies ou +faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin +un chasseur rapportait sur ses epaules une gazelle percee de fleches. +La, des paysans s'occupaient aux semailles, a la moisson, a la +recolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flutes +et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus +brillait dans ses cheveux noirs, finement nattes. Sa robe transparente +laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche +etaient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourne +de profil. Et cette figure etait exquise. Paphnuce l'ayant consideree +baissa les yeux et repondit a la voix: + +--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles +representent les journees terrestres de l'idolatre dont le corps +repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de +basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgre leurs +vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanite!... + +--Il est mort, mais il a vecu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et +tu n'auras pas vecu. + +A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix +lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues +paupieres, le regardait fixement. A son tour elle parla: + +--Vois: je suis mysterieuse et belle. Aime-moi; epuise dans mes bras +l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux +m'echapper: je suis la beaute de la femme. Ou penses-tu me fuir, +insense? Tu retrouveras mon image dans l'eclat des fleurs et dans la +grace des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des +gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles +clartes de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en +toi-meme. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entoure de +bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a pressee sur son coeur. Il +y a mille ans qu'il a recu le dernier baiser de ma bouche, et son +sommeil en est encore parfume. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment +ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de +Thais. Tu es un moine instruit et tres avance dans la connaissance des +choses. Tu as voyage, et c'est en voyage qu'on apprend le plus. +Souvent une journee qu'on passe dehors apporte plus de nouveautes que +dix annees pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans +avoir entendu dire que Thais a vecu jadis dans Sparte sous le nom +d'Helene. Elle eut dans Thebes Hecatompyle une autre existence. Et +Thais de Thebes, c'etait moi. Comment ne l'as-tu pas devine? J'ai +pris, vivante, ma large part des peches du monde, et maintenant +reduite ici a l'etat d'ombre, je suis encore tres capable de prendre +tes peches, moine bien-aime. D'ou vient ta surprise? Il etait pourtant +certain que partout ou tu irais, tu retrouverais Thais. + +Il se frappait le front contre la dalle et criait d'epouvante. Et +chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et +parlait d'une voix claire, melee de souffles frais. Et, comme le saint +homme resistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci: + +--Aime-moi; cede, ami. Tant que tu me resisteras, je te tourmenterai. +Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai, +s'il le faut, que tu sois mort. Etant magicienne, je saurai faire +entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et +qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demande en vain. Et songe, +Paphnuce, a l'etrangete de ta situation, quand ton ame bienheureuse +verra du haut du ciel son propre corps se livrer au peche. Dieu, qui a +promis de te rendre ce corps apres le jugement dernier et la +consommation des siecles, sera lui-meme fort embarrasse! Comment +pourra-t-il installer dans la gloire celeste une forme humaine habitee +par un diable et gardee par une sorciere? Tu n'as pas songe a cette +difficulte. Dieu non plus, peut-etre. Entre nous, il n'est pas bien +subtil. La plus simple magicienne le trompe aisement, et s'il n'avait +ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui +tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux +serpent, son adversaire. Celui-la est un merveilleux artiste. Je ne +suis si belle que parce qu'il a travaille a ma parure. C'est lui qui +m'a enseigne a natter mes cheveux et a me faire des doigts de rose et +des ongles d'agate. Tu l'as trop meconnu. Quand tu es venu te loger +dans ce tombeau, tu as chasse du pied les serpents qui y habitaient, +sans t'inquieter de savoir s'ils etaient de sa famille, et tu as +ecrase leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis +une mechante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il +etait musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voila brouille avec la +science et la beaute; tu es tout a fait miserable, et Iaveh ne vient +point a ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. Etant aussi +grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par +impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la creation serait +bousculee. Mon bel ermite, donne-moi un baiser. + +Paphnuce n'ignorait pas les prodiges operes par les arts magiques. Il +songeait dans sa grande inquietude: + +--Peut-etre le mort enseveli a mes pieds sait-il les paroles ecrites +dans ce livre mysterieux, qui demeure cache non loin d'ici au fond +d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant +la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumiere du soleil et +le sourire des femmes. + +Sa peur etait que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre, +comme de leur vivant, et qu'il les vit s'unir. Parfois, il croyait +entendre le souffle leger des baisers. + +Tout lui etait trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il +craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se +tenait prosterne selon sa coutume, une voix inconnue lui dit: + +--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si +je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'epouvante. Il y a des +hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des +hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des +hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent males. Il y a +des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des +hommes sans tete, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine. +De bonne foi, crois-tu que Jesus-Christ soit mort pour le salut de ces +hommes? + +Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumiere une +large chaussee, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussee, +Aristobule et Chereas passaient au galop de leurs chevaux syriens et +l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes +hommes. Sous un portique Callicrate declamait des vers; l'orgueil +satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le +jardin, Zenothemis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent +aux ailes d'azur. Vetu de blanc et coiffe d'une mitre etincelante, +Hermodore meditait sous un persea sacre, qui portait, en guise de +fleurs, de petites tetes au pur profil, coiffees, comme les deesses +des Egyptiens, de vautours, d'eperviers ou du disque brillant de la +lune; tandis qu'a l'ecart au bord d'une fontaine, Nicias etudiait sur +une sphere armillaire le mouvement harmonieux des astres. + +Puis une femme voilee s'approcha du moine tenant a la main un rameau +de myrte. Et elle lui dit: + +--Regarde. Les uns cherchent la beaute eternelle et ils mettent +l'infini dans leur vie ephemere. Les autres vivent sans grande pensee. +Mais par cela seul qu'ils cedent a la belle nature, ils sont heureux +et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire a +l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu. +Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est +permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu +serais! + +Et la vision s'evanouit. + +C'est ainsi que Paphnuce etait tente sans treve dans son corps et dans +son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude +de ce tombeau etait plus peuplee qu'un carrefour de grande ville. Les +demons y poussaient de grands eclats de rire, et des millions de +larves, d'empuses, de lemures y accomplissaient le simulacre de tous +les travaux de la vie. Le soir, quand il allait a la fontaine, des +satyres meles a des faunesses dansaient autour de lui et +l'entrainaient dans leurs rondes lascives. Les demons ne le +craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscenes +et de coups. Un jour un diable, qui n'etait pas plus haut que le bras, +lui vola la corde dont il se ceignait les reins. + +Il songeait: + +--Pensee, ou m'as-tu conduit? + +Et il resolut de travailler de ses mains afin de procurer a son esprit +le repos dont il avait besoin. Pres de la fontaine, des bananiers aux +larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des +tiges qu'il porta dans le tombeau. La, il les broya sous une pierre et +les reduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux +cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle +qu'un diable lui avait volee. Les demons en eprouverent quelque +contrariete: ils cesserent leur vacarme et la joueuse de cinnor +elle-meme, renoncant a la magie, resta tranquille sur la paroi peinte. +Paphnuce, tout en ecrasant les tiges des bananiers, rassurait son +courage et sa foi. + +--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant +a l'ame, elle a garde l'esperance. En vain les diables, en vain cette +damnee voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur +repondrai par la bouche de l'apotre Jean: "Au commencement etait le +Verbe et le Verbe etait Dieu." C'est ce que je crois fermement, et si +ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et, +pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le +croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la +vie, et c'est la foi seule qui sauve. + +Il exposait au soleil et a la rosee les fibres detachees, et chaque +matin, il prenait soin de les retourner pour les empecher de pourrir, +et il se rejouissait de sentir renaitre en lui la simplicite de +l'enfance. Quand il eut tisse sa corde, il coupa des roseaux pour en +faire des nattes et des corbeilles. La chambre sepulcrale ressemblait +a l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisement du travail a +la priere. Pourtant Dieu ne lui etait pas favorable, car une nuit il +fut reveille par une voix qui le glaca d'horreur; il avait devine que +c'etait celle du mort. + +La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement leger: + +--Helene! Helene! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme, +dont la bouche effleurait l'oreille du moine, repondit: + +--Ami, je ne puis me lever: un homme est couche sur moi. + +Tout a coup, Paphnuce s'apercut que sa joue reposait sur le sein d'une +femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, degagee a demi, soulevait +sa poitrine. Alors il etreignit desesperement cette fleur de chair +tiede et parfumee et, consume du desir de la damnation, il cria: + +--Reste, reste, mon ciel! + +Mais elle etait deja debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons +de la lune argentaient son sourire. + +--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit a un +amoureux doue d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as peche. Que +te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle. + +Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une +priere plus douce qu'une plainte: + +--Jesus, mon Jesus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger ou je +suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton pere ne m'aime +plus, puisqu'il ne m'ecoute pas, songe que je n'ai que toi. De lui a +moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me +plaindre. Mais toi, tu es ne d'une femme et c'est pourquoi j'espere en +toi. Souviens-toi que tu as ete homme. Je t'implore, non parce que tu +es Dieu de Dieu, lumiere de lumiere, Dieu vrai du Dieu vrai, mais +parce que tu vecus pauvre et faible, sur cette terre ou je souffre, +parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie +glaca ton front. C'est ton humanite que je prie, mon Jesus, mon frere +Jesus! + +Apres qu'il eut prie ainsi, en se tordant les mains, un formidable +eclat de rire ebranla les murs du tombeau, et la voix qui avait +resonne sur le faite de la colonne dit en ricanant: + +--Voila une oraison digne du breviaire de Marcus l'heretique. Paphnuce +est arien! Paphnuce est arien! + +Comme frappe de la foudre le moine tomba inanime. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revetus +de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et +recitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des +palmes. + +--Comme nous traversions le desert, dit l'un d'eux, nous avons entendu +des cris dans ce tombeau et, etant entres, nous t'avons vu gisant +inerte sur la dalle. Sans doute des demons t'avaient terrasse et ils +se sont enfuis a notre approche. + +Paphnuce, soulevant la tete, demanda d'une voix faible: + +--Mes freres, qui etes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans +vos mains? N'est-point en vue de ma sepulture? + +Il lui fut repondu: + +--Frere, ne sais-tu pas que notre pere Antoine, age de cent cinq ans, +et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin ou il s'etait +retire et vient benir les innombrables enfants de son ame. Nous nous +rendons avec des palmes au-devant de notre pere spirituel. Mais toi, +frere, comment ignores-tu un si grand evenement? Est-il possible qu'un +ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau. + +--Helas! repondit Paphnuce, je ne merite pas une telle grace, et les +seuls hotes de cette demeure sont des demons et des vampires. Priez +pour moi! Je suis Paphnuce, abbe d'Antinoe, le plus miserable des +serviteurs de Dieu. + +Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des +louanges. Celui qui avait deja pris la parole s'ecria avec admiration: + +--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, celebre par de tels +travaux qu'on doute s'il n'egalera pas un jour le grand Antoine +lui-meme. Tres venerable, c'est toi qui as converti a Dieu la +courtisane Thais et qui, eleve sur une haute colonne, as ete ravi par +les Seraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stele, +virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient +d'une blanche nuee, et ta droite etendue benissait les demeures des +hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long +gemissement monta vers la stele decouronnee. Mais Flavien, ton +disciple, publia le miracle et prit a ta place le gouvernement des +moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le +sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en reve emporte par +des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait +pu echappera la mort. Je suis Zozime, abbe de ces solitaires que tu +vois prosternes a tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi, +afin que tu benisses le pere avec les enfants. Puis, tu nous conteras +les merveilles que Dieu a daigne accomplir par ton entremise. + +--Loin de m'avoir favorise comme tu crois, repondit Paphnuce, le +Seigneur m'a eprouve par d'effroyables tentations. Je n'ai point ete +ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est elevee a mes yeux +et elle a marche devant moi. J'ai vecu dans un songe. Hors de Dieu +tout est reve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu +d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'armee de l'erreur +etait innombrable. Elle me poursuit et je suis environne d'epees. + +Zozime repondit: + +--Venerable pere, il faut considerer que les saints et specialement +les saints solitaires subissent de terribles epreuves. Si tu n'as pas +ete porte au ciel dans les bras des seraphins, il est certain que le +Seigneur a accorde cette grace a ton image, puisque Flavien, les +moines et le peuple ont ete temoins de ton ravissement. + +Cependant Paphnuce resolut d'aller recevoir la benediction d'Antoine. + +--Frere Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons +au-devant de notre pere. + +--Allons! repliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui +sont les soldats par excellence. Toi et moi, etant abbes, nous +marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes. + +Ils se mirent en marche et Paphnuce disait: + +--Dieu est l'unite, car il est la verite qui est une. Le monde est +divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se detourner de tous les +spectacles de la nature, meme des plus innocents en apparence. Leur +diversite qui les rend agreables est le signe qu'ils sont mauvais. +C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux +dormantes sans que mon ame se voile de melancolie. Tout ce que +percoivent les sens est detestable. Le moindre grain de sable apporte +un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le compose de +toutes les tentations eparses dans l'air leger, sur la terre fleurie, +dans les eaux claires. Heureux celui dont l'ame est un vase scelle! +Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend +rien du monde afin de comprendre Dieu! + +Zozime, ayant medite ces paroles, y repondit de la sorte: + +--Pere venerable, il convient que je t'avoue mes peches, puisque tu +m'as montre ton ame. Ainsi nous nous confesserons l'un a l'autre, +selon l'usage apostolique. Avant que d'etre moine, j'ai mene dans le +siecle une vie abominable. A Madaura, ville celebre par ses +courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je +soupais en compagnie de jeunes debauches et de joueuses de flute, et +je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que +toi n'imaginerait jamais jusqu'ou m'emportait la fureur de mes desirs. +Il me suffira de te dire qu'elle n'epargnait ni les matrones ni les +religieuses et se repandait en adulteres et en sacrileges. J'excitais +par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le +plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'etais chretien et je gardais, +dans mes egarements, ma foi en Jesus crucifie. Ayant devore mes biens +en debauches, je ressentais deja les premieres atteintes de la +pauvrete, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir +deperir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le +soutenaient plus; ses mains inquietes refusaient de le servir; ses +yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que +d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps, +sommeillait. Car pour le chatier d'avoir vecu comme les betes, Dieu +l'avait change en bete. La perte de mes biens m'avait deja inspire des +reflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus precieux +encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le +monde et me retirai dans le desert. J'y goute depuis vingt ans une +paix que rien n'a troublee. J'exerce avec mes moines les professions +de tisserand, d'architecte, de charpentier et meme de scribe, quoique, +a vrai dire, j'aie peu de gout pour l'ecriture, ayant toujours a la +pensee prefere l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits +sont sans reves, et j'estime que la grace du Seigneur est en moi parce +qu'au milieu des peches les plus horribles j'ai toujours garde +l'esperance. + +En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura: + +--Seigneur, cet homme souille de tant de crimes, cet adultere, ce +sacrilege, tu le regardes avec douceur, et tu te detournes de moi, qui +ai toujours observe tes commandements! Que ta justice est obscure, o +mon Dieu! et que tes voies sont impenetrables! + +Zozime etendit les bras: + +--Regarde, pere venerable: on dirait des deux cotes de l'horizon, des +files noires de fourmis emigrantes. Ce sont nos freres qui vont, comme +nous, au-devant d'Antoine. + +Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils decouvrirent un +spectacle magnifique. L'armee des religieux s'etendait sur trois rangs +en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du +desert, la crosse a la main, et leurs barbes pendaient jusqu'a terre. +Les moines, gouvernes par les abbes Ephrem et Serapion, ainsi que tous +les cenobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derriere eux +apparaissaient les ascetes venus des rochers lointains. Les uns +portaient sur leurs corps noircis et desseches d'informes lambeaux, +d'autres n'avaient pour vetements que des roseaux lies en botte avec +des viornes. Plusieurs etaient nus, mais Dieu les avait couverts d'un +poil epais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous a la main une +palme verte; l'on eut dit un arc-en-ciel d'emeraude et ils etaient +comparables aux choeurs des elus, aux murailles vivantes de la cite de +Dieu. + +Il regnait dans l'assemblee un ordre si parfait que Paphnuce trouva +sans peine les moines de son obeissance. Il se placa pres d'eux, apres +avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer +inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout a coup s'eleva +une immense clameur: + +--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voila le grand saint! +voila celui contre lequel l'enfer n'a point prevalu, le bien-aime de +Dieu! Notre pere Antoine! + +Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternerent dans +le sable. + +Du faite d'une colline, dans l'immensite deserte, Antoine s'avancait +soutenu par ses disciplines bien-aimes, Macaire et Amathas. Il +marchait a pas lents, mais sa taille etait droite encore et l'on +sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche +s'etalait sur sa large poitrine, son crane poli jetait des rayons de +lumiere comme le front de Moise. Ses yeux avaient le regard de +l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il +leva, pour benir son peuple, ses bras fatigues par un siecle de +travaux inouis, et sa voix jeta ses derniers eclats dans cette parole +d'amour: + +--Que tes pavillons sont beaux, o Jacob! Que tes tentes sont aimables, +o Israel! + +Aussitot, d'un bout a l'autre de la muraille animee, retentit comme un +grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui +craint le Seigneur_. + +Cependant, accompagne de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les +rangs des anciens, des anachoretes et des cenobites. Ce voyant, qui +avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher, +avait gouverne l'Eglise chretienne, ce saint qui avait soutenu la foi +des martyrs aux jours de l'epreuve supreme, ce docteur dont +l'eloquence avait foudroye l'heresie, parlait tendrement a chacun de +ses fils et leur faisait des adieux familiers, a la veille de sa mort +bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise. + +Il disait aux abbes Ephrem et Serapion: + +--Vous commandez de nombreuses armees et vous etes tous deux +d'illustres strateges. Aussi serez-vous revetus dans le ciel d'une +armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques +de ses milices. + +Apercevant le vieillard Palemon, il l'embrassa et dit: + +--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son ame repand un +parfum aussi suave que la fleur des feves qu'il seme chaque annee. + +A l'abbe Zozime il parla de la sorte: + +--Tu n'as pas desespere de la bonte divine, c'est pourquoi la paix du +Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta +corruption. + +Il tenait a tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il +disait: + +--L'apotre a vu autour du trone de Dieu vingt-quatre vieillards assis, +vetus de robes blanches et la tete couronnee. + +Aux jeunes hommes: + +--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde. + +C'est ainsi que, parcourant le front de son armee filiale, il semait +les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba a genoux, +dechire entre la crainte et l'esperance. + +--Mon pere, mon pere, cria-t-il dans son angoisse, mon pere! viens a +mon secours, car je peris. J'ai donne a Dieu l'ame de Thais, j'ai +habite le faite d'une colonne et la chambre d'un sepulcre. Mon front, +sans cesse prosterne, est devenu calleux comme le genou d'un chameau. +Et pourtant Dieu s'est retire de moi. Benis-moi, mon pere, et je serai +sauve; secoue l'hysope et je serai lave et je brillerai comme la +neige. + +Antoine ne repondait point. Il promenait sur ceux d'Antinoe ce regard +dont nul ne pouvait soutenir l'eclat. Ayant arrete sa vue sur Paul, +qu'on nommait le Simple, il le considera longtemps puis il lui fit +signe d'approcher. Comme ils s'etonnaient tous que le saint s'adressat +a un homme prive de sens, Antoine dit: + +--Dieu a accorde a celui-ci plus de graces qu'a aucun de vous. Leve +les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel. + +Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se +delia. + +--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orne de tentures de pourpre et +d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune +ame n'en approche, sinon l'elue a qui le lit est destine. + +Croyant que ce lit etait le symbole de sa glorification, Paphnuce +rendait deja graces a Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et +d'ecouter le Simple qui murmurait dans l'extase: + +--Les trois vierges me parlent; elles me disent: "Une sainte est pres +de quitter la terre; Thais d'Alexandrie va mourir. Et nous avons +dresse le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la +Crainte et l'Amour." + +Antoine demanda: + +--Doux enfant, que vois-tu encore? + +Paul promena vainement ses regards du zenith au nadir, du couchant au +levant, quand tout a coup ses yeux rencontrerent l'abbe d'Antinoe. Une +sainte epouvante palit son visage, et ses prunelles refleterent des +flammes invisibles. + +--Je vois, murmura-t-il, trois demons qui, pleins de joie, s'appretent +a saisir cet homme. Ils sont a la semblance d'une tour, d'une femme et +d'un mage. Tous trois portent leur nom marque au fer rouge; le premier +sur le front, le second sur le ventre, le troisieme sur la poitrine, +et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu. + +Ayant ainsi parle, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra +dans sa simplicite. + +Et comme les moines d'Antinoe regardaient Antoine avec inquietude, le +saint prononca ces seuls mots: + +--Dieu a fait connaitre son jugement equitable. Nous devons l'adorer +et nous taire. + +Il passa. Il allait benissant. Le soleil, descendu a l'horizon, +l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, demesurement grandie par une +faveur du ciel, se deroulait derriere lui comme un tapis sans fin, en +signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les +hommes. + +Debout mais foudroye, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette +parole unique emplissait ses oreilles: "Thais va mourir!" Une telle +pensee ne lui etait jamais venue. Vingt ans, il avait contemple une +tete de momie et voici que l'idee que la mort eteindrait les yeux de +Thais l'etonnait desesperement. + +"Thais va mourir!" Parole incomprehensible! "Thais va mourir!" En ces +trois mots, quel sens terrible et nouveau! "Thais va mourir!" Alors +pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la creation? +"Thais va mourir!" A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. "La +revoir, la voir encore!" Il se mit a courir. Il ne savait ou il etait, +ni ou il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entiere +certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les +hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montee par des +Nubiens et la, couche a l'avant, les yeux devorant l'espace, il cria, +de douleur et de rage: + +--Fou, fou que j'etais de n'avoir pas possede Thais quand il en etait +temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose +qu'elle! O demence! J'ai songe a Dieu, au salut de mon ame, a la vie +eternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a +vu Thais. Comment n'ai-je pas senti que l'eternite bienheureuse etait +dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas +de sens et n'est qu'un mauvais reve? O stupide! tu l'as vue et tu as +desire les biens de l'autre monde. O lache! tu l'as vue et tu as +craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils a +t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'eut donne? O +lamentable insense, qui cherchais la bonte divine ailleurs que sur les +levres de Thais! Quelle main etait sur tes yeux? Maudit soit Celui qui +t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un +moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras, +petris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abime +dans les enchantements indicibles de son sein devoile! Tu as ecoute la +voix jalouse qui te disait: "Abstiens-toi." Dupe, dupe, triste dupe! O +regrets! O remords! O desespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en +enfer la memoire de l'heure inoubliable et de crier a Dieu: "Brule ma +chair, desseche tout le sang de mes veines, fais eclater mes os, tu ne +m'oteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraichit par les +siecles des siecles!... Thais va mourir! Dieu ridicule, si tu savais +comme je me moque de ton enfer! Thais va mourir et elle ne sera jamais +a moi, jamais, jamais!" + +Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des +journees entieres couche sur le ventre, repetant: + +--Jamais! jamais! jamais! + +Puis, a l'idee qu'elle s'etait donnee et que ce n'etait pas a lui, +qu'elle avait repandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y +avait pas trempe ses levres, il se dressait debout, farouche, et +hurlait de douleur. Il se dechirait la poitrine avec ses ongles et +mordait la chair de ses bras. Il songeait: + +--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aimes. + +L'idee de ces meurtres l'emplissait d'une fureur delicieuse. Il +meditait d'egorger Nicias lentement, a loisir, en le regardant +jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout a coup. Il +pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse +inconnue amollissait son ame. Il lui prenait envie de se jeter au cou +du compagnon de son enfance et de lui dire: "Nicias, je t'aime, +puisque tu l'as aimee. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te +disait." Et sans cesse le fer de cette parole lui percait le coeur: +"Thais va mourir!" + +--Clartes du jour! ombres argentees de la nuit, astre, cieux, arbres +aux cimes tremblantes, betes sauvages, animaux familiers, ames +anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: "Thais va mourir!" +Lumieres, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et +pensees de l'univers! "Thais va mourir!..." Elle etait la beaute du +monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grace. +Ce vieillard et ces sages assis pres d'elle, au banquet d'Alexandrie, +qu'ils etaient aimables! que leur parole etait harmonieuse! L'essaim +des riantes apparences voltigeait sur leurs levres et la volupte +parfumait toutes leurs pensees. Et parce que le souffle de Thais etait +sur eux tout ce qu'ils disaient etait amour, beaute, verite. L'impiete +charmante pretait sa grace a leurs discours. Ils exprimaient aisement +la splendeur humaine. Helas! et tout cela n'est plus qu'un songe. +Thais va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais +peux-tu seulement mourir, embryon desseche, foetus macere dans le fiel +et les pleurs arides? Avorton miserable, penses-tu gouter la mort, toi +qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne! +Je l'espere, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi +dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache a la face. Il faut +bien que je trouve un enfer eternel, afin d'y exhaler l'eternite de +rage qui est en moi. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Des l'aube, Albine recut l'abbe d'Antinoe au seuil des Cellules. + +--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, venerable pere, car +sans doute tu viens benir la sainte que tu nous avais donnee. Tu sais +que Dieu, dans sa clemence, l'appelle a lui; et comment ne saurais-tu +pas une nouvelle que les anges ont portee de desert en desert? Il est +vrai. Thais touche a sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis, +et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue +parmi nous. Apres ton depart, comme elle etait enfermee dans la +cellule marquee de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une +flute semblable a celles dont jouent aux festins les filles de sa +profession. Ce que je faisais etait pour qu'elle ne tombat pas dans la +melancolie et pour qu'elle n'eut pas moins de grace et de talent +devant Dieu qu'elle n'en avait montre au regard des hommes. Je n'avais +pas agi sans prudence; car Thais celebrait tout le jour sur la flute +les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de +cette flute invisible disaient: "Nous entendons le rossignol des +bocages celestes, le cygne mourant de Jesus crucifie." C'est ainsi que +Thais accomplissait sa penitence, quand, apres soixante jours, la +porte que tu avais scellee s'ouvrit d'elle-meme et le sceau d'argile +se rompit sans qu'aucune main humaine l'eut touche. A ce signe je +reconnus que l'epreuve que tu avais imposee devait cesser et que Dieu +pardonnait les peches de la joueuse de flute. Des lors, elle partagea +la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les +edifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle +semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle etait +triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle etait attachee +a Dieu par la foi, l'esperance et l'amour, je ne craignis pas +d'employer son art et meme sa beaute a l'edification de ses soeurs. Je +l'invitais a representer devant nous les actions des femmes fortes et +des vierges sages de l'Ecriture. Elle imitait Esther, Debora, Judith, +Marie, soeur de Lazare, et Marie, mere de Jesus. Je sais, venerable +pere, que ton austerite s'alarme a l'idee de ces spectacles. Mais tu +aurais ete touche toi-meme, si tu l'avais vue, dans ces pieuses +scenes, repandre des pleurs veritables et tendre au ciel ses bras +comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour +regle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne +donnent pas les memes fleurs. Toutes les ames ne se sanctifient pas de +la meme maniere. Il faut considerer aussi que Thais s'est donnee a +Dieu quand elle etait belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est +point unique, est du moins tres rare... Cette beaute, son vetement +naturel, ne l'a pas encore quittee apres trois mois de la fievre dont +elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse a voir +le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, pres du puits, +sous l'antique figuier, a l'ombre duquel les abbesses de ce couvent +ont coutume de tenir leurs assemblees; tu l'y trouveras, pere +venerable; mais hate-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire +couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'edification +du monde. + +Paphnuce suivit Albine dans la cour inondee de lumiere matinale. Le +long des toits de brique des colombes formaient une file de perles. +Sur un lit, a l'ombre du figuier, Thais reposait toute blanche, les +bras en croix. Debout a ses cotes, des femmes voilees recitaient les +prieres de l'agonie. + +--_Aie pitie de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuetude et efface +mon iniquite selon la multitude de tes misericordes_! + +Il l'appela: + +--Thais! + +Elle souleva les paupieres et tourna du cote de la voix les globes +blancs de ses yeux. + +Albine fit signe aux femmes voilees de s'eloigner de quelques pas. + +--Thais! repeta le moine. + +Elle souleva la tete; un souffle leger sortit de ses levres blanches: + +--C'est toi, mon pere?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et +des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-la, mon pere, je suis +nee a l'amour... a la vie. + +Elle se tut et laissa retomber sa tete. + +La mort etait sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front. +Rompant le silence auguste, une tourterelle eleva sa voix plaintive. +Puis les sanglots du moine se melerent a la psalmodie des vierges. + +--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes peches. Car je +connais mon injustice et mon crime se leve sans cesse contre moi._ + +Tout a coup Thais se dressa sur son lit. Ses yeux de violette +s'ouvrirent tout grands; et, les regards envoles, les bras tendus vers +les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et fraiche: + +--Les voila, les roses de l'eternel matin! + +Ses yeux brillaient; une legere ardeur colorait ses tempes. Elle +revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouille, +l'enlaca de ses bras noirs. + +--Ne meurs pas, criait-il d'une voix etrange qu'il ne reconnaissait +pas lui-meme. Je t'aime, ne meurs pas! Ecoute, ma Thais. Je t'ai +trompee, je n'etais qu'un fou miserable. Dieu, le ciel, tout cela +n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des +etres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop +precieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin +dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, o ma bien-aimee, +et dis: "Je vivrai, je veux vivre." Thais, Thais, leve-toi! + +Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini. + +Elle murmura: + +--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophetes et les saints... +le bon Theodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me +sourit et m'appelle... Deux seraphins viennent a moi. Ils +approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu. + +Elle poussa un soupir d'allegresse et sa tete retomba inerte sur +l'oreiller. Thais etait morte. Paphnuce, dans une etreinte desesperee, +la devorait de desir, de rage et d'amour. + +Albine lui cria: + +--Va-t'en, maudit! + +Et elle posa doucement ses doigts sur les paupieres de la morte. +Paphnuce recula chancelant; les yeux brules de flammes et sentant la +terre s'ouvrir sous ses pas. + +Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie: + +--_Beni soit le Seigneur, le dieu d'Israel_. + +Brusquement la voix s'arreta dans leur gorge. Elles avaient vu la face +du moine et elles fuyaient d'epouvante en criant: + +--Un vampire! un vampire! + +Il etait devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il +sentit sa laideur. + + + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS *** + +This file should be named 7thai10.txt or 7thai10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7thai11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7thai10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. 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A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. If your state is not listed and +you would like to know if we have added it since the list you have, +just ask. + +While we cannot solicit donations from people in states where we are +not yet registered, we know of no prohibition against accepting +donations from donors in these states who approach us with an offer to +donate. + +International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about +how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made +deductible, and don't have the staff to handle it even if there are +ways. + +Donations by check or money order may be sent to: + +Project Gutenberg Literary Archive Foundation +PMB 113 +1739 University Ave. +Oxford, MS 38655-4109 + +Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment +method other than by check or money order. + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by +the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN +[Employee Identification Number] 64-622154. 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Sur les deux +rives du Nil, d'innombrables cabanes, bties de branchages et d'argile +par la main des solitaires, taient semes quelque distance les unes +des autres, de faon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre +isols et pourtant s'entr'aider au besoin. Des glises, surmontes du +signe de la croix, s'levaient de loin en loin au-dessus des cabanes +et les moines s'y rendaient dans les jours de fte, pour assister la +clbration des mystres et participer aux sacrements. Il y avait +aussi, tout au bord du fleuve, des maisons o les cnobites, renferms +chacun dans une troite cellule, ne se runissaient qu'afin de mieux +goter la solitude. + +Anachortes et cnobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de +nourriture qu'aprs le coucher du soleil, mangeant pour tout repas +leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonant +dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et +menaient une vie encore plus singulire. + +Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule, +dormaient sur la terre nue aprs de longues veilles, priaient, +chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour +les chefs-d'oeuvre de la pnitence. En considration du pch +originel, ils refusaient leur corps, non seulement les plaisirs et +les contentements, mais les soins mmes qui passent pour +indispensables selon les ides du sicle. Ils estimaient que les +maladies de nos membres assainissent nos mes et que la chair ne +saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcres et les +plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophtes qui avaient dit: +Le dsert se couvrira de fleurs. + +Parmi les htes de cette sainte Thbade, les uns consumaient leurs +jours dans l'asctisme et la contemplation, les autres gagnaient leur +subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux +cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en +souponnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se +joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais la +vrit ces moines mprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus +montait jusqu'au ciel. + +Des anges semblables de jeunes hommes venaient, un bton la main, +comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des dmons, +ayant pris des figures d'thiopiens ou d'animaux, erraient autour des +solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines +allaient, le matin, remplir leur cruche la fontaine, ils voyaient +des pas de Satyres et de Centaures imprims dans le sable. Considre +sous son aspect vritable et spirituel, la Thbade tait un champ de +bataille o se livraient toute heure, et spcialement la nuit, les +merveilleux combats du ciel et de l'enfer. + +Les asctes, furieusement assaillis par des lgions de damns, se +dfendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jene, de la +pnitence et des macrations. Parfois, l'aiguillon des dsirs charnels +les dchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que +leurs lamentations rpondaient, sous le ciel plein d'toiles, aux +miaulements des hynes affames. C'est alors que les dmons se +prsentaient eux sous des formes ravissantes. Car si les dmons sont +laids en ralit, ils se revtent parfois d'une beaut apparente qui +empche de discerner leur nature intime. Les asctes de la Thbade +virent avec pouvante, dans leur cellule, des images du plaisir +inconnues mme aux voluptueux du sicle. Mais, comme le signe de la +croix tait sur eux, ils ne succombaient pas la tentation, et les +esprits immondes, reprenant leur vritable figure, s'loignaient ds +l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'tait pas rare, l'aube, +de rencontrer un de ceux-l s'enfuyant tout en larmes, et rpondant +ceux qui l'interrogeaient: Je pleure et je gmis, parce qu'un des +chrtiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chass +ignominieusement. + +Les anciens du dsert tendaient leur puissance sur les pcheurs et +sur les impies. Leur bont tait parfois terrible. Ils tenaient des +aptres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien +ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamns. L'on contait avec +pouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la +terre s'entr'ouvrait pour engloutir les mchants qu'ils frappaient de +leur bton. Aussi taient-ils trs redouts des gens de mauvaise vie +et particulirement des mimes, des baladins, des prtres maris et des +courtisanes. + +Telle tait la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait son +pouvoir jusqu'aux btes froces. Lorsqu'un solitaire tait prs de +mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint +homme, connaissant par l que Dieu l'appelait lui, s'en allait +baiser la joue tous ses frres. Puis il se couchait avec allgresse, +pour s'endormir dans le Seigneur. + +Or, depuis qu'Antoine, g de plus de cent ans, s'tait retir sur le +mont Colzin avec ses disciples bien-aims, Macaire et Amathas, il n'y +avait pas dans toute la Thbade de moine plus abondant en oeuvres que +Paphnuce, abb d'Antino. A vrai dire, Ephrem et Srapion commandaient + un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite +spirituelle et temporelle de leurs monastres. Mais Paphnuce observait +les jenes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers +sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil trs rude, +se flagellait matin et soir et se tenait souvent prostern le front +contre terre. + +Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la +sienne, imitaient ses austrits. Il les aimait chrement en +Jsus-Christ et les exhortait sans cesse la pnitence. Au nombre de +ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, aprs s'tre livrs +au brigandage pendant de longues annes, avaient t touchs par les +exhortations du saint abb au point d'embrasser l'tat monastique. La +puret de leur vie difiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux +l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement +par l'abb d'Antino, ne cessait de rpandre des larmes, et le diacre +Flavien, qui avait la connaissance des critures et parlait avec +adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce tait un +jeune paysan nomm Paul et surnomm le Simple, cause de son extrme +navet. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en +lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophtie. + +Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et +les pratiques de l'asctisme. Souvent aussi, il mditait sur les +livres sacrs pour y trouver des allgories. C'est pourquoi, jeune +encore d'ge, il abondait en mrites. Les diables qui livrent de si +rudes assauts aux bons anachortes n'osaient s'approcher de lui. La +nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa +cellule, assis sur leur derrire, immobiles, silencieux, dressant +l'oreille. Et l'on croit que c'tait sept dmons qu'il retenait sur +son seuil par la vertu de sa saintet. + +Paphnuce tait n Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait +instruire dans les lettres profanes. Il avait mme t sduit par les +mensonges des potes, et tels taient, en sa premire jeunesse, +l'erreur de son esprit et le drglement de sa pense, qu'il croyait +que la race humaine avait t noye par les eaux du dluge au temps de +Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les +attributs et l'existence mme de Dieu. Il vivait alors dans la +dissipation, la manire des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se +rappelait qu'avec honte et pour sa confusion. + +--Durant ces jours, disait-il ses frres, je bouillais dans la +chaudire des fausses dlices. + +Il entendait par l qu'il mangeait des viandes habilement apprtes et +qu'il frquentait les bains publics. En effet, il avait men jusqu' +sa vingtime anne cette vie du sicle, qu'il conviendrait mieux +d'appeler mort que vie. Mais, ayant reu les leons du prtre Macrin, +il devint un homme nouveau. + +La vrit le pntra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle +tait entre en lui comme une pe. Il embrassa la foi du Calvaire et +il adora Jsus crucifi. Aprs son baptme, il resta un an encore +parmi les gentils, dans le sicle o le retenaient les liens de +l'habitude. Mais un jour, tant entr dans une glise, il entendit le +diacre qui lisait ce verset de l'criture: Si tu veux tre parfait, +va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres. +Aussitt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumnes et +embrassa la vie monastique. + +Depuis dix ans qu'il s'tait retir loin des hommes, il ne bouillait +plus dans la chaudire des dlices charnelles, mais il macrait +profitablement dans les baumes de la pnitence. + +Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il +avait vcues loin de Dieu, il examinait ses fautes une une, pour en +concevoir exactement la difformit, il lui souvint d'avoir vu jadis au +thtre d'Alexandrie une comdienne d'une grande beaut, nomme Thas. +Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer + des danses dont les mouvements, rgls avec trop d'habilet, +rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle +simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des paens +prtent Vnus, Lda ou Pasipha. Elle embrasait ainsi tous les +spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou +de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au +seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait eux. En +sorte qu'en perdant son me, elle perdait un trs grand nombre +d'autres mes. + +Peu s'en tait fallu qu'elle et induit Paphnuce lui-mme au pch de +la chair. Elle avait allum le dsir dans ses veines et il s'tait une +fois approch de la maison de Thas. Mais il avait t arrt au seuil +de la courtisane par la timidit naturelle l'extrme jeunesse (il +avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repouss, faute +d'argent, car ses parents veillaient ce qu'il ne pt faire de +grandes dpenses. Dieu, dans sa misricorde, avait pris ces deux +moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait +eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-l il savait +mal discerner ses propres intrts et qu'il convoitait les faux biens. +Donc, agenouill dans sa cellule devant le simulacre de ce bois +salutaire o fut suspendue, comme dans une balance, la ranon du +monde, Paphnuce se prit songer Thas, parce que Thas tait son pch, +et il mdita longtemps, selon les rgles de l'asctisme, sur la +laideur pouvantable des dlices charnelles, dont cette femme lui +avait inspir le got, aux jours de trouble et d'ignorance. Aprs +quelques heures de mditation, l'image de Thas lui apparut avec une +extrme nettet. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la +tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une +Lda, mollement couche sur un lit d'hyacinthe, la tte renverse, les +yeux humides et pleins d'clairs, les narines frmissantes, la bouche +entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux +ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait: + +--Je te prends tmoin, mon Dieu, que je considre la laideur de mon +pch! + +Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lvres de +Thas rvlaient peu peu, en s'abaissant aux deux coins de la +bouche, une mystrieuse souffrance. Ses yeux agrandis taient pleins +de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonfle de soupirs, montait +une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue, +Paphnuce se sentit troubl jusqu'au fond de l'me. S'tant prostern, +il fit cette prire: + +--Toi qui as mis la piti dans nos coeurs comme la rose du matin sur +les prairies, Dieu juste et misricordieux, sois bni! Louange, +louange toi! carte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mne + la concupiscence et fais-moi la grce de ne jamais aimer qu'en toi +les cratures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intresse +cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mmes +se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, Seigneur, le +souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue pcher avec +tant de citoyens et d'trangers. Une grande piti s'est leve pour +elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pense +m'en donne un tel frisson que je sens se hrisser d'effroi tous les +poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la +plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront +durant l'ternit. + +Comme il mditait de la sorte, il vit un petit chacal assis ses +pieds. Il en prouva une grande surprise, car la porte de sa cellule +tait ferme depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pense de +l'abb et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la +bte s'vanouit. Connaissant alors que pour la premire fois le diable +s'tait gliss dans sa chambre, il fit une courte prire; puis il +songea de nouveau Thas. + +--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve! + +Et il s'endormit. + +Le lendemain matin, ayant fait sa prire, il se rendit auprs du saint +homme Palmon, qui menait, quelque distance, la vie anachortique. +Il le trouva qui, paisible et riant, bchait la terre selon sa +coutume. Palmon tait un vieillard; il cultivait un petit jardin: les +btes sauvages venaient lui lcher les mains, et les diables ne le +tourmentaient pas. + +--Dieu soit lou! mon frre Paphnuce, dit-il, appuy sur sa bche. + +--Dieu soit lou! rpondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon +frre! + +--La paix soit semblablement avec toi! frre Paphnuce, reprit le moine +Palmon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front. + +--Frre Palmon, nos discours doivent avoir pour unique objet la +louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui +s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un +dessein que j'ai form en vue de glorifier le Seigneur. + +--Puisse donc le Seigneur bnir ton dessein, Paphnuce, comme il a bni +mes laitues! Il rpand tous les matins sa grce avec sa rose sur mon +jardin et sa bont m'incite le glorifier dans les concombres et les +citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car +rien n'est plus craindre que les mouvements dsordonns qui +troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes +semblables des hommes ivres et nous marchons, tirs de droite et de +gauche, sans cesse prs de tomber ignominieusement. Parfois ces +transports nous plongent dans une joie drgle, et celui qui s'y +abandonne fait retentir dans l'air souill le rire pais des brutes. +Cette joie lamentable entrane le pcheur dans toutes sortes de +dsordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'me et des sens nous +jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. +Frre Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pcheur; mais j'ai prouv +dans ma longue vie que le cnobite n'a pas de pire ennemi que la +tristesse. J'entends par l cette mlancolie tenace qui enveloppe +l'me comme une brume et lui cache la lumire de Dieu. Rien n'est plus +contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de +rpandre une cre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il +ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de +moiti si redoutable. Hlas! il excelle nous dsoler. N'a-t-il pas +montr notre pre Antoine un enfant noir d'une telle beaut que sa +vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre pre Antoine vita +les piges du dmon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous; +il s'gayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la +mlancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frre, m'entretenir d'un +dessein form dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part, +si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu. + +--Frre Palmon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. +Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumires et le +pch n'a jamais obscurci la clart de ton intelligence. + +--Frre Paphnuce, je ne suis pas digne de dlier la courroie de tes +sandales et mes iniquits sont innombrables comme les sables du +dsert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon +exprience. + +--Je te confierai donc, frre Palmon, que je suis pntr de douleur + la pense qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nomme Thas, qui +vit dans le pch et demeure pour le peuple un objet de scandale. + +--Frre Paphnuce, c'est l, en effet, une abomination dont il convient +de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-l parmi les +gentils. As-tu imagin un remde applicable ce grand mal? + +--Frre Palmon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec +le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne +l'approuves-tu pas, mon frre? + +--Frre Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pcheur, mais notre pre +Antoine avait coutume de dire: En quelque lieu que tu sois, ne te +hte pas d'en sortir pour aller ailleurs. + +--Frre Palmon, dcouvres-tu quelque chose de mauvais dans +l'entreprise que j'ai conue? + +--Doux Paphnuce, Dieu me garde de souponner les intentions de mon +frre! Mais notre pre Antoine disait encore: Les poissons qui sont +tirs en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que +les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mlent aux gens +du sicle s'cartent des bons propos. + +Ayant ainsi parl, le vieillard Palmon enfona du pied dans la terre +le tranchant de sa bche et se mit creuser le sol avec ardeur autour +d'un jeune pommier. Tandis qu'il bchait, une antilope ayant franchi +d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le +jardin, s'arrta, surprise, inquite, le jarret frmissant, puis +s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tte dans le +sein de son ami. + +--Dieu soit lou dans la gazelle du dsert! dit Palmon. + +Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit +manger dans le creux de sa main la bte lgre. + +Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fix sur les pierres +du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant ce qu'il +venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit. + +--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence +est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me +serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thas au dmon qui la +possde. Que Dieu m'claire et me conduise! + +Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les +filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que +c'tait une femelle, car le mle vint voler jusqu'aux filets et il +en rompait les mailles une une avec son bec, jusqu' ce qu'il ft +dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pt s'chapper. +L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa +saintet, il comprenait aisment le sens mystique des choses, il +connut que l'oiseau captif n'tait autre que Thas, prise dans les +lacs des abominations, et que, l'exemple du pluvier, qui coupait les +fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononant des +paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thas tait +retenue dans le pch. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi +dans sa rsolution premire. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris +par les pattes et embarrass lui-mme au pige qu'il avait rompu, il +retomba dans son incertitude. + +Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision. +Thas lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les volupts +coupables et elle n'tait point vtue, selon son habitude, de tissus +diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entire et lui cachait mme +une partie du visage, en sorte que l'abb ne voyait que deux yeux qui +rpandaient des larmes blanches et lourdes. + +A cette vue, il se mit lui-mme pleurer et, pensant que cette vision +lui venait de Dieu, il n'hsita plus. Il se leva, saisit un bton +noueux, image de la foi chrtienne, sortit de sa cellule, dont il +ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le +sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des +critures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre +Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples; +puis, vtu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec +le dessein de suivre pied la rive Lybique jusqu' la ville fonde +par le Macdonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, mprisant +la fatigue, la faim, la soif; le soleil tait dj bas l'horizon +quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre +des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux +portes des cabanes isoles, pour l'amour de Dieu, et recevant +l'injure, les refus, les menaces avec allgresse. Il ne redoutait ni +les brigands, ni les btes fauves, mais il prenait grand soin de se +dtourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route. +Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la +maison de leur pre, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en +chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est pril au +solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'criture +que le divin matre allait de ville en ville et soupait avec ses +disciples. Les vertus que les anachortes brodent soigneusement sur le +tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du +sicle peut en ternir les agrables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce +vitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit + la vue des hommes. + +Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, +le murmure des tamaris, caresss par la brise, lui donnait le frisson, +et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beaut +des choses. Aprs six jours de marche, il parvint en un lieu nomm +Silsil. Le fleuve y coule dans une troite valle que borde une +double chane de montagnes de granit. C'est l que les gyptiens, au +temps o ils adoraient les dmons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y +vit une norme tte de Sphinx, encore engage dans la roche. Craignant +qu'elle ne ft anime de quelque vertu diabolique, il fit le signe de +la croix et pronona le nom de Jsus; aussitt une chauve-souris +s'chappa d'une des oreilles de la bte et Paphnuce connut qu'il avait +chass le mauvais esprit qui tait en cette figure depuis plusieurs +sicles. Son zle s'en accrut et, ayant ramass une grosse pierre, il +la jeta la face de l'idole. Alors le visage mystrieux du Sphinx +exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut mu. En vrit, +l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre tait +empreinte aurait touch l'homme le plus insensible. C'est pourquoi +Paphnuce dit au Sphinx: + +--O bte, l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le +dsert notre pre Antoine, confesse la divinit du Christ Jsus! et je +te bnirai au nom du Pre, du Fils et de l'Esprit. + +Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes +paupires de la bte tressaillirent et les lvres de granit +articulrent pniblement, comme un cho de la voix de l'homme, le +saint nom de Jsus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, tendant la main +droite, bnit le Sphinx de Silsil. + +Cela fait, il poursuivit son chemin et, la valle s'tant largie, il +vit les ruines d'une ville immense. Les temples, rests debout, +taient ports par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la +permission de Dieu, des ttes de femmes aux cornes de vache +attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait plir. Il +marcha ainsi dix-sept jours, mchant pour toute nourriture quelques +herbes crues et dormant la nuit dans les palais crouls, parmi les +chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mler des +femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce +savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en +faisant le signe de la croix. + +Le dix-huitime jour, ayant dcouvert, loin de tout village, une +misrable hutte de feuilles de palmier, demi ensevelie sous le sable +qu'apporte le vent du dsert, il s'en approcha, avec l'espoir que +cette cabane tait habite par quelque pieux anachorte. Comme il n'y +avait point de porte, il aperut l'intrieur une cruche, un tas +d'oignons et un lit de feuilles sches. + +--Voil, se dit-il, le mobilier d'un ascte. Communment les ermites +s'loignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer +bientt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, l'exemple du +saint solitaire Antoine qui, s'tant rendu auprs de l'ermite Paul, +l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses +ternelles et peut-tre notre Seigneur nous enverra-t-il par un +corbeau un pain que mon hte m'invitera honntement rompre. + +Tandis qu'il se parlait ainsi lui-mme, il tournait autour de la +hutte, cherchant s'il ne dcouvrirait personne. Il n'avait pas fait +cent pas, qu'il aperut un homme assis, les jambes croises sur la +berge du Nil. Cet homme tait nu; sa chevelure comme sa barbe +entirement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce +ne douta point que ce ne ft l'ermite. Il le salua par les paroles que +les moines ont coutume d'changer quand ils se rencontrent. + +--Que la paix soit avec toi, mon frre! Puisses-tu goter un jour le +doux rafrachissement du Paradis. + +L'homme ne rpondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas +entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence tait caus par un de ces +ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit genoux, les +mains jointes, ct de l'inconnu et resta ainsi en prires jusqu'au +coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas +boug, il lui dit: + +--Mon pre, si tu es sorti de l'extase o je t'ai vu plong, donne-moi +ta bndiction en notre Seigneur Jsus-Christ. + +L'autre lui rpondit sans tourner la tte: + +--tranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce +Seigneur Jsus-Christ. + +--Quoi! s'cria Paphnuce. Les prophtes l'ont annonc; des lgions de +martyrs ont confess son nom; Csar lui-mme l'a ador et tantt +encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsil. Est-il +possible que tu ne le connaisses pas? + +--Mon ami, rpondit l'autre, cela est possible. Ce serait mme +certain, s'il y avait quelque certitude au monde. + +Paphnuce tait surpris et contrist de l'incroyable ignorance de cet +homme. + +--Si tu ne connais Jsus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te +serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie ternelle. + +Le vieillard rpliqua: + +--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indiffrent de vivre ou +de mourir. + +--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne dsires pas vivre dans l'ternit? +Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce dsert la faon +des anachortes? + +--Il parat. + +--Ne vis-tu pas nu et dnu de tout? + +--Il parat. + +--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chastet? + +--Il parat. + +--N'as-tu pas renonc toutes les vanits de ce monde? + +--J'ai renonc en effet aux choses vaines qui font communment le +souci des hommes. + +--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas +comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la flicit cleste! +C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne +crois pas en Jsus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce +monde, si tu n'espres pas gagner les biens ternels? + +--tranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir +trouv une manire de vivre assez satisfaisante, bien qu' parler +exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi +honnte ni honteux, juste ni injuste, agrable ni pnible, bon ni +mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualits aux choses comme le +sel donne la saveur aux mets. + +--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vrit +que les idoltres eux-mmes ont cherche. Tu te couches dans ton +ignorance, comme un chien fatigu qui dort dans la boue. + +--tranger, il est galement vain d'injurier les chiens et les +philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous +sommes. Nous ne savons rien. + +--O vieillard, appartiens-tu donc la secte ridicule des sceptiques? +Es-tu donc de ces misrables fous qui nient galement le mouvement et +le repos et qui ne savent point distinguer la lumire du soleil d'avec +les ombres de la nuit? + +--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me parat +louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mmes choses ont +diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de +l'aurore, des cnes de lumire rose. Elles apparaissent, au coucher du +soleil, sur le ciel embras comme de noirs triangles. Mais qui +pntrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les +apparences, quand au contraire les apparences sont les seules ralits +que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est +inconnue. Je sens que le feu brle, mais je ne sais ni comment ni +pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indiffrent +d'tre entendu d'une manire ou d'une autre. + +--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le +dsert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi +grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais +c'est afin de plaire Dieu et de mriter la batitude sempiternelle. +Et c'est l une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue +d'un grand bien. Il est insens au contraire de s'exposer +volontairement d'inutiles fatigues et de vaines souffrances. Si je +ne croyais pas,--pardonne ce blasphme, Lumire incre!--si je ne +croyais pas la, vrit de ce que Dieu nous a enseign par la voix +des prophtes, par l'exemple de son fils, par les actes des aptres, +par l'autorit des conciles et par le tmoignage des martyrs, si je ne +savais pas que les souffrances du corps sont ncessaires la sant de +l'me, si j'tais, comme toi, plong dans l'ignorance des sacrs +mystres, je retournerais tout de suite dans le sicle, je +m'efforcerais d'acqurir des richesses pour vivre dans la mollesse +comme les heureux de ce monde, et je dirais aux volupts: Venez, mes +filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos +philtres et vos parfums. Mais toi, vieillard insens, tu te prives de +tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans +espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de +nos anachortes, comme un singe effront pense, en barbouillant un +mur, copier le tableau d'un peintre ingnieux. O le plus stupide des +hommes, quelles sont donc tes raisons? + +Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard +demeurait paisible. + +--Mon ami, rpondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un +chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant? + +Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colre tant +tombe, il s'excusa avec une noble humilit. + +--Pardonne-moi, dit-il, vieillard, mon frre, si le zle de la +vrit m'a emport au del des justes bornes. Dieu m'est tmoin que +c'est ton erreur et non ta personne que je hassais. Je souffre de te +voir dans les tnbres, car je t'aime en Jsus-Christ et le soin de +ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brle de +les connatre afin de les rfuter. + +Le vieillard rpondit avec quitude: + +--Je suis galement dispos parler et me taire. Je te donnerai +donc mes raisons, sans te demander les tiennes en change, car tu ne +m'intresses en aucune manire. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de +ton infortune et il m'est indiffrent que tu penses d'une faon ou +d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te harais-je? L'aversion et +la sympathie sont galement indignes du sage. Mais, puisque tu +m'interroges, sache donc que je me nomme Timocls et que je suis n +Cos de parents enrichis dans le ngoce. Mon pre armait des navires. +Son intelligence ressemblait beaucoup celle d'Alexandre, qu'on a +surnomm le Grand. Pourtant elle tait moins paisse. Bref, c'tait +une pauvre nature d'homme. J'avais deux frres qui suivaient comme lui +la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon +frre an fut contraint par notre pre d'pouser une femme carienne +nomme Timaessa, qui lui dplaisait si fort qu'il ne put vivre son +ct sans tomber dans une noire mlancolie. Cependant Timaessa +inspirait notre frre cadet un amour criminel et cette passion se +changea bientt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en +gale aversion. Mais elle aimait un joueur de flte et le recevait la +nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait +d'ordinaire dans les festins. Mes deux frres ayant trouv cette +couronne, jurrent de tuer le joueur de flte et, ds le lendemain, +ils le firent prir sous le fouet, malgr ses larmes et ses prires. +Ma belle-soeur en prouva un dsespoir qui lui fit perdre la raison, +et ces trois misrables, devenus semblables des btes, promenaient +leur dmence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'cume +aux lvres, le regard attach la terre, parmi les hues des enfants +qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon pre les +ensevelit de ses mains. Peu de temps aprs, son estomac refusa toute +nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les +viandes et tous les fruits des marchs de l'Asie. Il tait dsespr +de me laisser sa fortune. Je l'employai voyager. Je visitai +l'Italie, la Grce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni +d'heureux. J'tudiai la philosophie Athnes et Alexandrie et je +fus tourdi du bruit des disputes. Enfin m'tant promen jusque dans +l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait l +immobile, les jambes croises depuis trente ans. Des lianes couraient +autour de son corps dessch et les oiseaux nichaient dans ses +cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, sa vue, Timaessa, le +joueur de flte, mes deux frres et mon pre, et je compris que cet +Indien tait sage. Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont +privs de ce qu'ils croient tre un bien, ou que, le possdant, ils +craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient +tre un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux +disparaissent. C'est pourquoi je rsolus de ne jamais tenir aucune +chose pour avantageuse, de professer l'entier dtachement des biens de +ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilit, +l'exemple de l'Indien. + +Paphnuce avait cout attentivement le rcit du vieillard. + +--Timocls de Cos, rpondit-il, je confesse que tout, dans tes propos, +n'est pas dpourvu de sens. Il est sage, en effet, de mpriser les +biens de ce monde. Mais il serait insens de mpriser pareillement les +biens ternels et de s'exposer la colre de Dieu. Je dplore ton +ignorance, Timocls, et je vais t'instruire dans la vrit, afin que +connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obisses ce +Dieu comme un enfant son pre. + +Mais Timocls l'interrompant: + +--Garde-toi, tranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me +contraindre partager ton sentiment. Toute dispute est strile. Mon +opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles la +condition de vivre sans prfrences. Poursuis ton chemin, et ne tente +pas de me tirer de la bienheureuse apathie o je suis plong, comme +dans un bain dlicieux, aprs les rudes travaux de mes jours. + +Paphnuce tait profondment instruit dans les choses de la foi. Par la +connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grce de Dieu +n'tait pas sur le vieillard Timocls et que le jour du salut n'tait +pas encore venu pour cette me acharne sa perte. Il ne rpondit +rien, de peur que l'dification tournt en scandale. Car il arrive +parfois qu'en disputant contre les infidles, on les induit de nouveau +en pch, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possdent la +vrit doivent la rpandre avec prudence. + +--Adieu donc! dit-il, malheureux Timocls. + +Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage. + +Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau, +qui refltait leur cou ple et rose. Les saules tendaient au loin sur +la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans +le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hrons +invisibles. Le fleuve roulait perte de vue ses larges eaux vertes o +des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, o, a et l, au +bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au +loin des vapeurs lgres, tandis que des les lourdes de palmes, de +fleurs et de fruits, laissaient s'chapper de leurs ombres des nues +bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche, +la grasse valle tendait jusqu'au dsert ses champs et ses vergers +qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les pis, et la +fcondit de la terre s'exhalait en poussires odorantes. A cette vue, +Paphnuce, tombant genoux, s'cria: + +--Bni soit le Seigneur, qui a favoris mon voyage! Toi qui rpands ta +rose sur les figuiers de l'Arsinotide, mon Dieu, fais descendre la +grce dans l'me de cette Thas que tu n'as pas forme avec moins +d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins. +Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta +Jrusalem cleste! + +Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il +songeait Thas. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve +travers des contres fertiles et populeuses, il atteignit en peu de +journes cette Alexandrie que les Grecs ont surnomme la belle et la +dore. Le jour tait lev depuis une heure quand il dcouvrit du haut +d'une colline la ville spacieuse dont les toits tincelaient dans la +vapeur rose. Il s'arrta et, croisant les bras sur sa poitrine: + +--Voil donc, se dit-il, le sjour dlicieux o je suis n dans le +pch, l'air brillant o j'ai respir des parfums empoisonns, la mer +voluptueuse o j'coutais chanter les Sirnes! Voil mon berceau selon +la chair, voil ma patrie selon le sicle! Berceau fleuri, patrie +illustre au jugement des hommes! Il est naturel tes enfants, +Alexandrie, de te chrir comme une mre et je fus engendr dans ton +sein magnifiquement par. Mais l'ascte mprise la nature, le mystique +ddaigne les apparences, le chrtien regarde sa patrie humaine comme +un lieu d'exil, le moine chappe la terre. J'ai dtourn mon coeur +de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse, +pour ta science, pour ta douceur et pour ta beaut. Soit maudit, +temple des dmons! Couche impudique des gentils, chaire empeste des +ariens, sois maudite! Et toi, fils ail du Ciel qui conduisis le saint +ermite Antoine, notre pre, quand, venu du fond du dsert, il pntra +dans cette citadelle de l'idoltrie pour affermir la foi des +confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur, +invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume +du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi +les princes tnbreux du sicle! + +Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du +Soleil. Cette porte tait de pierre et s'levait avec orgueil. Mais +des misrables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des +citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant. + +Une vieille femme en haillons, qui tait agenouille l, saisit le +cilice du moine, le baisa et dit: + +--Homme du Seigneur, bnis-moi afin que Dieu me bnisse. J'ai beaucoup +souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu +viens de Dieu, saint homme, c'est pourquoi la poussire de tes pieds +est plus prcieuse que l'or. + +--Le Seigneur soit lou, dit Paphnuce. + +Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rdemption sur la +tte de la vieille femme. + +Mais peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe +d'enfants se mit le huer et lui jeter des pierres en criant: + +--Oh! le mchant moine! Il est plus noir qu'un cynocphale et plus +barbu qu'un bouc. C'est un fainant! Que ne le pend-on dans quelque +verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non, +il attirerait la grle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur. +Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie! + +Et les pierres volaient avec les cris. + +--Mon Dieu! bnissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce. + +Et il poursuivit son chemin songeant: + +--Je suis en vnration cette vieille femme et en mpris ces +enfants. Ainsi un mme objet est apprci diffremment par les hommes +qui sont incertains dans leurs jugements et sujets l'erreur. Il faut +en convenir, pour un gentil, le vieillard Timocls n'est pas dnu de +sens. Aveugle, il se sait priv de lumire. Combien il l'emporte pour +le raisonnement sur ces idoltres qui s'crient du fond de leurs +paisses tnbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et +sable mouvant. En Dieu seul est la stabilit. + +Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Aprs dix annes +d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre tait +une pierre de scandale qui lui rappelait un pch. C'est pourquoi il +frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chausses, et +il se rjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons +dchirs. Laissant sa gauche les magnifiques portiques du temple de +Srapis, il s'engagea dans une voie borde de riches demeures qui +semblaient assoupies parmi les parfums. L les pins, les rables, les +trbinthes levaient leur tte au-dessus des corniches rouges et des +acrotres d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues +d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du +feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites. +On entendait seulement le son lointain d'une flte. Le moine s'arrta +devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue +par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle tait orne +des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grce. + +Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, picure et Znon, et ayant +heurt le marteau contre la porte, il attendit en songeant: + +--C'est en vain que le mtal glorifie ces faux sages, leurs mensonges +sont confondus; leurs mes sont plonges dans l'enfer et le fameux +Platon lui-mme, qui remplit la terre du bruit de son loquence, ne +dispute dsor mais qu'avec les diables. + +Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la +mosaque du seuil, il lui dit durement: + +--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te +chasse coups de bton. + +--Mon frre, rpondit l'abb d'Antino, je ne te demande rien, sinon +que tu me conduises Nicias, ton matre. + +L'esclave rpondit avec plus de colre: + +--Mon matre ne reoit pas des chiens comme toi. + +--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plat, ce que je te +demande, et dis ton matre que je dsire le voir. + +--Hors d'ici, vil mendiant! s'cria le portier furieux. + +Et il leva son bton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en +croix contre sa poitrine, reut sans s'mouvoir le coup en plein +visage, puis rpta doucement: + +--Fais ce que j'ai demand, mon fils, je te prie. + +Alors le portier, tout tremblant, murmura. + +--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance? + +Et il courut avertir son matre. + +Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles +sur son corps. C'tait un homme gracieux et souriant. Une expression +de douce ironie tait rpandue sur son visage. la vue du moine, il +se leva et s'avana les bras ouverts: + +--C'est toi, s'cria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon +frre! Oh! je te reconnais, bien qu' vrai dire tu te sois rendu plus +semblable une bte qu' un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du +temps o nous tudiions ensemble la grammaire, la rhtorique et la +philosophie? On te trouvait dj l'humeur sombre et sauvage, mais je +t'aimais pour ta parfaite sincrit. Nous disions que tu voyais +l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'tait pas +surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme, +mais ta libralit n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni ton argent +ni ta vie. Et il y avait en toi un gnie bizarre, un esprit trange +qui m'intressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce, +aprs dix ans d'absence. Tu as quitt le dsert; tu renonces aux +superstitions chrtiennes, et tu renais l'ancienne vie. Je marquerai +ce jour d'un caillou blanc. + +--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes, +parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hte. + +Dj elles apportaient en souriant l'aiguire, les fioles et le miroir +de mtal. Mais Paphnuce, d'un geste imprieux, les arrta et tint les +yeux baisss pour ne les plus voir; car elles taient nues. Cependant +Nicias lui prsentait des coussins, lui offrait des mets et des +breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mpris. + +--Nicias, dit-il, je n'ai pas reni ce que tu appelles faussement la +superstition chrtienne, et qui est la vrit des vrits. Au +commencement tait le Verbe et le Verbe tait en Dieu et le Verbe +tait Dieu. Tout a t fait par lui, et rien de ce quia t fait n'a +t fait sans lui. En lui tait la vie, et la vie tait la lumire des +hommes. + +--Cher Paphnuce, rpondit Nicias, qui venait de revtir une tunique +parfume, penses-tu m'tonner en rcitant des paroles assembles sans +art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oubli que je suis +moi-mme quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec +quelques lambeaux arrachs par des hommes ignorants la pourpre +d'Amlius, quand Amlius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire, +ne me contentent pas? Les systmes construits par les sages ne sont +que des contes imagins pour amuser l'ternelle enfance des hommes. Il +faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone +d'phse ou de toute autre fable milsienne. + +Et, prenant son hte par le bras, il l'entrana dans une salle o des +milliers de papyrus taient rouls dans des corbeilles. + +--Voici ma bibliothque, dit-il; elle contient une faible partie des +systmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde. +Le Srapum lui-mme, dans sa richesse, ne les renferme pas tous. +Hlas! ce ne sont que des rves de malades. + +Il fora son hte prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit +lui-mme. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothque un regard +sombre et dit: + +--Il faut les brler tous. + +--O doux hte, ce serait dommage! rpondit Nicias. Car les rves des +malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait dtruire tous +les rves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses +formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne +stupidit. + +Paphnuce poursuivait sa pense: + +--Il est certain que les doctrines des paens ne sont que de vains +mensonges. Mais Dieu, qui est la vrit, s'est rvl aux hommes par +des miracles. Et il s'est fait chair et il a habit parmi nous. + +Nicias rpondit: + +--Tu parles excellemment, chre tte de Paphnuce, quand tu dis qu'il +s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se +promne dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est +tout fait un homme. Comment penses-tu croire ce nouveau Jupiter, +quand les marmots d'Athnes, au temps de Pricls, ne croyaient dj +plus l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour +disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher +condisciple? + +--Une chose tout fait bonne, rpondit l'abb d'Antino. Me prter +une tunique parfume semblable celle que tu viens de revtir. Ajoute + cette tunique, par grce, des sandales dores et une fiole d'huile, +pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me +donnes une bourse de mille drachmes. Voil, Nicias, ce que j'tais +venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre +ancienne amiti. + +Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle +tait brode, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les +deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement +les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirt le cilice dont +il tait couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant dclar qu'on +lui arracherait plutt la chair que ce vtement, elles passrent la +tunique par-dessus. Comme ces deux femmes taient belles, elles ne +craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se +mirent rire de la mine trange qu'avait le moine ainsi par. Crobyle +l'appelait son cher satrape, en lui prsentant le miroir, et Myrtale +lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait +pas. Ayant chauss les sandales dores et attach la bourse sa +ceinture il dit Nicias, qui le regardait d'un oeil gay: + +--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un +scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de +cette tunique, de cette bourse et de ces sandales. + +--Trs cher, rpondit Nicias, je ne souponne point le mal, car je +crois les hommes galement incapables de mal faire et de bien faire. +Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour +raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux prjugs +qui rgnent Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnte +homme. Va, ami, et rjouis-toi. + +Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hte de son +dessein. + +--Tu connais, lui dit-il, cette Thas qui joue dans les jeux du +thtre? + +--Elle est belle, rpondit Nicias, et il fut un temps o elle m'tait +chre. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de bl et j'ai +compos sa louange trois livres d'lgies fidlement imites de ces +chants si doux dans lesquels Cornlius Gallus clbra Lycoris. Hlas! +Gallus chantait, en un sicle d'or, sous les regards des muses +ausoniennes. Et moi, n dans des temps barbares, j'ai trac avec un +roseau du Nil mes hexamtres et mes pentamtres. Les ouvrages produits +en cette poque et dans cette contre sont vous l'oubli. Certes, la +beaut est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous tions +faits pour la possder toujours, nous nous soucierions aussi peu que +possible du dmiurge, du logos, des ons et de toutes les autres +rveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes +du fond de la Thbade me parler de Thas. + +Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec +horreur, ne concevant pas qu'un homme pt avouer si tranquillement un +tel pch. Il s'attendait voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abmer +dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux, +le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse +envole. Le moine, s'tant lev, reprit d'une voix grave: + +--Sache donc, Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette +Thas aux immondes amours de la terre et la donnerai pour pouse +Jsus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thas quittera +aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastre. + +--Crains d'offenser Vnus, rpondit Nicias; c'est une puissante +desse. Elle sera irrite contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre +servante. + +--Dieu me protgera, dit Paphnuce. Puisse-t-il clairer ton coeur, +Nicias, et te tirer de l'abme o tu es plong! + +Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la +main sur l'paule et lui rpta dans le creux de l'oreille: + +--Crains d'offenser Vnus; sa vengeance est terrible. + +Paphnuce ddaigneux des paroles lgres sortit sans dtourner la tte. +Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mpris; mais ce qu'il +ne pouvait souffrir, c'est l'ide que son ami d'autrefois avait reu +les caresses de Thas. Il lui semblait que pcher avec cette femme, +c'tait pcher plus dtestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait +une malice singulire, et Nicias lui tait dsormais en excration. Il +avait toujours ha l'impuret, mais certes les images de ce vice ne +lui avaient jamais paru ce point abominables; jamais il n'avait +partag d'un tel coeur la colre de Jsus-Christ et la tristesse des +anges. + +Il n'en prouvait que plus d'ardeur tirer Thas du milieu des +gentils, et il lui tardait de voir la comdienne afin de la sauver. +Toutefois il lui fallait attendre, pour pntrer chez cette femme, que +la grande chaleur du jour ft tombe. Or, la matine s'achevait +peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait rsolu de +ne prendre aucune nourriture en cette journe afin d'tre moins +indigne des grces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse +de son me, il n'osait entrer dans aucune des glises de la ville, +parce qu'il les savait profanes par les ariens, qui y avaient +renvers la table du Seigneur. En effet, ces hrtiques, soutenus par +l'empereur d'Orient, avaient chass le patriarche Athanase de son +sige piscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les +chrtiens d'Alexandrie. + +Il marchait donc l'aventure, tantt tenant ses regards fixs terre +par humilit, tantt levant les yeux vers le ciel, comme en extase. +Aprs avoir err quelque temps, il se trouva sur un des quais de la +ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires +aux sombres carnes, tandis que souriait au large, dans l'azur et +l'argent, la mer perfide. Une galre, qui portait une Nride sa +proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en +chantant; dj la blanche fille des eaux, couverte de perles humides, +ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit, +conduite par son pilote, l'troit passage ouvert sur le bassin +d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrire elle un sillage +fleuri. + +--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai dsir jadis m'embarquer en +chantant sur l'ocan du monde. Mais bientt j'ai connu ma folie et la +Nride ne m'a point emport. + +En rvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et +s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla +entendre le son d'une trompette clatante et, le ciel tant devenu +couleur de sang, il comprit que les temps taient venus. Comme il +priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bte norme qui venait + lui, portant au front une croix de lumire, et il reconnut le Sphinx +de Silsil. La bte le saisit entre les dents sans lui faire de mal et +l'emporta pendu sa bouche comme les chattes ont accoutum d'emporter +leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant +les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu +dsol, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol, +dchir en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une +haleine embrase. La bte posa doucement Paphnuce terre et lui dit: + +--Regarde! + +Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abme, vit un fleuve de feu +qui roulait dans l'intrieur de la terre, entre un double escarpement +de roches noires. L, dans une lumire livide, des dmons +tourmentaient des mes. Les mes gardaient l'apparence des corps qui +les avaient contenues, et mme des lambeaux de vtements y restaient +attachs. Ces mes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une +d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un +sceptre la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le strile +rivage; elle disait les dieux et les hros. De petits diables verts +lui peraient les lvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre +d'Homre chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et +chenu, traait au compas des figures sur la poussire. Un dmon lui +versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre +la mditation du sage. Et le moine dcouvrit une foule de personnes +qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou +mditaient avec tranquillit, ou conversaient en se promenant, comme +des matres et des disciples, l'ombre des platanes de l'Acadmie. +Seul, le vieillard Timocls se tenait l'cart et secouait la tte +comme un homme qui nie. Un ange de l'abme agitait une torche sous ses +yeux et Timocls ne voulait voir ni l'ange ni la torche. + +Muet de surprise ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bte. Elle +avait disparu, et le moine vit la place du Sphinx une femme voile, +qui lui dit: + +--Regarde et comprends: Tel est l'enttement de ces infidles, qu'ils +demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les sduisaient sur +la terre. La mort ne les a pas dsabuss, car il est bien clair qu'il +ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-l qui ignoraient la +vrit parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les dmons qui +s'acharnent autour de ces mes, qui sont-ils, sinon les formes de la +justice divine? C'est pourquoi ces mes ne la voient ni ne la sentent. +trangres toute vrit, elles ne connaissent point leur propre +condamnation, et Dieu mme ne peut les contraindre souffrir. + +--Dieu peut tout, dit l'abb d'Antino. + +--Il ne peut l'absurde, rpondit la femme voile. Pour les punir, il +faudrait les clairer et s'ils possdaient la vrit ils seraient +semblables aux lus. + +Cependant Paphnuce, plein d'inquitude et d'horreur, se penchait de +nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui +souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Prs de +lui Aspasie de Milet, lgamment serre dans son manteau de laine, +semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant +l'expression de son visage tait la fois douce et noble. La pluie de +feu qui tombait sur eux leur tait une rose rafrachissante, et leurs +pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embras. A cette vue, +Paphnuce fut saisi de fureur. + +--Frappe, mon Dieu, s'cria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure! +qu'il gmisse! qu'il grince des dents!... Il a pch avec Thas!... + +Et Paphnuce se rveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule +qui le tirait sur le sable en criant: + +--Paix! paix! l'ami. Par Prote, vieux pasteur de phoques! tu dors +avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos. +Aussi vrai que ma mre vendait des poissons sals, je t'ai sauv la +vie. + +--J'en remercie Dieu, rpondit Paphnuce. + +Et, s'tant mis debout, il marcha droit devant lui, mditant sur la +vision qui avait travers son sommeil. + +--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la +bont divine, en reprsentant l'enfer comme dnu de ralit. Sans +doute elle vient du diable. + +Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu +envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel +discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entour +d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sr de rencontrer les +esprits. Les dserts sont peupls de fantmes. Quand les plerins +approchaient du chteau en ruines o s'tait retir le saint ermite +Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en lve aux +carrefours des villes, dans les nuits de fte. Et ces clameurs taient +pousses par les diables qui tentaient ce saint homme. + +Paphnuce se rappela ce mmorable exemple. Il se rappela saint Jean +d'gypte que, pendant soixante ans, le diable voulut sduire par des +prestiges. Mais Jean djouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant +le dmon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du +vnrable Jean et lui dit: Jean, tu prolongeras ton jene jusqu' +demain soir. Et Jean, croyant entendre un ange, obit la voix du +dmon, et jena le lendemain, jusqu' l'heure de vpres. C'est la +seule victoire que le prince des Tnbres ait jamais remporte sur +saint Jean l'gyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il +ne faut pas s'tonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausset +de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil. + +Tandis qu'il reprochait doucement Dieu de l'avoir abandonn au +pouvoir des dmons, il se sentit pouss et entran par une foule +d'hommes qui couraient tous dans le mme sens. Comme il avait perdu +l'habitude de marcher par les villes, il tait ballott d'un passant +un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'tant embarrass dans les +plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Dsireux de savoir +o allaient tous ces hommes, il demanda l'un d'eux la cause de cet +empressement. + +--tranger, ne sais-tu pas, lui rpondit celui-ci, que les jeux vont +commencer et que Thas paratra sur la scne? Tous ces citoyens vont +au thtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner? + +Dcouvrant tout coup qu'il tait convenable son dessein de voir +Thas dans les jeux, Paphnuce suivit l'tranger. Dj le thtre +dressait devant eux son portique orn de masques clatants, et sa +vaste muraille ronde, peuple d'innombrables statues. En suivant la +foule, ils s'engagrent dans un troit corridor au bout duquel +s'tendait l'amphithtre blouissant de lumire. Ils prirent leur +place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la +scne, vide encore d'acteurs, mais dcore magnifiquement. La vue n'en +tait point cache par un rideau, et l'on y remarquait un tertre +semblable ceux que les anciens peuples ddiaient aux ombres des +hros. Ce tertre s'levait au milieu d'un camp. Des faisceaux de +lances taient forms devant les tentes et des boucliers d'or +pendaient des mts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de +chne. L, tout tait silence et sommeil. Mais un bourdonnement, +semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait +l'hmicycle charg de spectateurs. Tous les visages, rougis par le +reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se +tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand +espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes +riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux +s'interpellaient gaiement, d'un gradin l'autre. + +Paphnuce priait au dedans de lui-mme et se gardait des paroles +vaines, mais son voisin commena se plaindre du dclin du thtre. + +--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs dclamaient sous le masque les +vers d'Euripide et de Mnandre. Maintenant on ne rcite plus les +drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora +dans Athnes nous n'avons gard que ce qu'un barbare, un Scythe mme +peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont +l'embouchure, arme de lames de mtal, enflait le son des voix, le +cothurne qui levait les personnages la taille des dieux, la majest +tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est all. Des +mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius. +Qu'eussent dit les Athniens de Pricls, s'ils avaient vu une femme +se montrer sur la scne? Il est indcent qu'une femme paraisse en +public. Nous sommes bien dgnrs pour le souffrir. + + Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme +et la honte de la terre. + +--Tu parles sagement, rpondit Paphnuce, la femme est notre pire +ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est +redoutable. + +--Par les Dieux immobiles, s'cria Dorion, la femme apporte aux hommes +non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis! +L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. coute, tranger: +Je suis all dans ma jeunesse, Trzne, en Argolide, et j'y ai vu un +myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles taient couvertes +d'innombrables piqres. Or, voici ce que rapportent les Trzniens au +sujet de ce myrte: La reine Phdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte, +demeurait tout le jour languissamment couche sous ce mme arbre qu'on +voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tir l'pingle +d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perait les feuilles de +l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi +cribles de piqres. Aprs avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait +d'un amour incestueux, Phdre, tu le sais, mourut misrablement. Elle +s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or +une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, tmoin d'une +si cruelle misre, continut porter sur ses feuilles nouvelles des +piqres d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai place +au chevet de mon lit, afin d'tre sans cesse averti par sa vue de ne +point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la +doctrine du divin picure, mon matre, qui enseigne que le dsir est +redoutable. Mais proprement parler, l'amour est une maladie de foie +et l'on n'est jamais sr de ne pas tomber malade. + +Paphnuce demanda: + +--Dorion, quels sont tes plaisirs? + +Dorion rpondit tristement: + +--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est +la mditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher +d'autres. + +Prenant avantage de ces dernires paroles, Paphnuce entreprit +d'initier l'picurien aux joies spirituelles que procure la +contemplation de Dieu. Il commena: + +--Entends la vrit, Dorion, et reois la lumire. + +Comme il s'criait de la sorte, il vit de toutes parts des ttes et +des bras tourns vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand +silence s'tait fait dans le thtre et bientt clatrent les sons +d'une musique hroque. + +Les jeux commenaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se +prparer au dpart quand, par un prodige effrayant, une nue couvrit +le sommet du tertre funraire. Puis, cette nue s'tant dissipe, +l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. tendant le +bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: Quoi! vous partez, +enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus +et vous laissez mon tombeau sans offrandes? Dj les principaux chefs +des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thse, le +vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes, +contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, tait +prostern dans la poussire. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'o +s'chappait sa chevelure boucle, montrait par ses gestes qu'il +approuvait l'ombre du hros. Il disputait avec Agamemnon et l'on +devinait leurs paroles: + +--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'tre honor parmi +nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la +fille de Priam, la vierge Polyxne soit immole sur sa tombe. Danaens, +contentez les mnes du hros, et que le fils de Pele se rjouisse +dans le Hads. + +Mais le roi des rois rpondait: + +--pargnons les vierges troiennes que nous avons arraches aux autels. +Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam. + +Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de +Polyxne, et le sage Ulysse lui reprochait de prfrer le lit de +Cassandre la lance d'Achille. + +Tous les Grecs l'approuvrent avec un grand bruit d'armes +entre-choques. La mort de Polyxne fut rsolue et l'ombre apaise +d'Achille s'vanouit. La musique, tantt furieuse et tantt plaintive, +suivait la pense des personnages. L'assistance clata en +applaudissements. + +Paphnuce, qui rapportait tout la vrit divine, murmura: + +--O lumires et tnbres rpandues sur les gentils! De tels +sacrifices, parmi les nations, annonaient et figuraient grossirement +le sacrifice salutaire du fils de Dieu. + +--Toutes les religions enfantent des crimes, rpliqua l'picurien. Par +bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines +terreurs de l'inconnu... + +Cependant Hcube, ses blancs cheveux pars, sa robe en lambeaux, +sortait de la tente o elle tait captive. Ce fut un long soupir quand +on vit paratre cette parfaite image du malheur. Hcube, avertie par +un songe prophtique, gmissait sur sa fille et sur elle-mme. Ulysse +tait dj prs d'elle et lui demandait Polyxne. La vieille mre +s'arrachait les cheveux, se dchirait les joues avec les ongles et +baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable +douceur, semblait dire: + +--Sois sage, Hcube, et cde la ncessit. Il y a aussi dans nos +maisons de vieilles mres qui pleurent leurs enfants endormis jamais +sous les pins de l'Ida. + +Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant +esclave, souillait de poussire sa tte infortune. + +Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge +Polyxne. Un frmissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient +reconnu Thas. Paphnuce la revit, celle-l qu'il venait chercher. De +son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tte la lourde toile. +Immobile, semblable une belle statue, mais promenant autour d'elle +le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fire, elle +donnait tous le frisson tragique de la beaut. + +Un murmure de louange s'leva et Paphnuce l'me agite, contenant son +coeur avec ses mains, soupira: + +--Pourquoi donc, mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir une de tes +cratures? + +Dorion, plus paisible, disait: + +--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme +prsentent une combinaison agrable l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la +nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se spareront un +jour avec la mme indiffrence qu'ils se sont unis. O sont maintenant +les atomes qui formrent Las ou Cloptre? Je n'en disconviens pas: +les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises de +fcheuses disgrces et des incommodits dgotantes. C'est quoi +songent les esprits mditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y +fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit +draisonnable de les aimer. + +Ainsi le philosophe et l'ascte contemplaient Thas et suivaient leur +pense. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hcube, tourne vers sa +fille, lui dire par ses gestes: + +--Essaie de flchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta +beaut, ta jeunesse! + +Thas, o plutt Polyxne elle-mme, laissa retomber la toile de la +tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent dompts. Et quand, +d'une dmarche noble et lgre, elle s'avana vers Ulysse, le rythme +de ses mouvements, qu'accompagnait le son des fltes, faisait songer +tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle ft le +centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et +tout le reste tait perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action +continuait. + +Le prudent fils de Larte dtournait la tte et cachait sa main sous +son manteau, afin d'viter les regards, les baisers de la suppliante. +La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles +disaient: + +--Ulysse, je te suivrai pour obir la ncessit et parce que je veux +mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois juge +digne des rois, ne recevra pas un matre tranger. Je renonce +librement la lumire du jour. + +Hcube, inerte dans la poussire, se releva soudain et s'attacha sa +fille d'une treinte dsespre. Polyxne dnoua avec une douceur +rsolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre: + +--Mre, ne t'expose pas aux outrages du matre. N'attends pas que, +t'arrachant moi, il ne te trane indignement. Plutt, mre bien +aime, tends-moi cette main ride et approche tes joues creuses de mes +lvres. + +La douleur tait belle sur le visage de Thas; la foule se montrait +reconnaissante cette femme de revtir ainsi d'une grce surhumaine +les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa +splendeur prsente en vue de son humilit prochaine, se glorifiait par +avance de la sainte qu'il allait donner au ciel. + +Le spectacle touchait au dnouement. Hcube tomba comme morte et +Polyxne, conduite par Ulysse, s'avana vers le tombeau qu'entourait +l'lite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le +tertre funraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une +coupe d'or, des libations aux mnes du hros. Quand les sacrificateurs +levrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait +mourir libre, comme il convenait la fille de tant de rois. Puis, +dchirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y +plongea son glaive en dtournant la tte, et, par un habile artifice, +le sang jaillit flots de la poitrine blouissante de la vierge qui, +la tte renverse et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba +avec dcence. + +Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de +lis et d'anmones, des cris d'effroi et des sanglots dchiraient +l'air, et Paphnuce, soulev sur son banc, prophtisait d'une voix +retentissante: + +--Gentils, vils adorateurs des dmons! Et vous ariens plus infmes que +les idoltres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une +image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientt +la femme que vous voyez l sera immole, hostie bien heureuse, au Dieu +ressuscit! + +Dj la foule s'coulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abb +d'Antino, chappant Dorion surpris, gagna la sortie en prophtisant +encore. + +Une heure aprs, il frappait la porte de Thas. + +La comdienne alors, dans le riche quartier de Racotis, prs du +tombeau d'Alexandre, habitait une maison entoure de jardins ombreux, +dans lesquels s'levaient des rochers artificiels et coulait un +ruisseau bord de peupliers. Une vieille esclave noire, charge +d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait. + +--Je veux voir Thas, rpondit-il. Dieu m'est tmoin que je ne suis +venu ici que pour la voir. + +Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait imprieusement, +l'esclave le fit entrer. + +--Tu trouveras Thas, dit-elle, dans la grotte des Nymphes. + + + +II + +LE PAPYRUS + + +Thas tait ne de parents libres et pauvres, adonns l'idoltrie. +Du temps qu'elle tait petite, son pre gouvernait, Alexandrie, +proche la porte de la Lune, un cabaret que frquentaient les matelots. +Certains souvenirs vifs et dtachs lui restaient de sa premire +enfance. Elle revoyait son pre assis l'angle du foyer, les jambes +croises, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux +Pharaons que clbrent les complaintes chantes par les aveugles dans +les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mre, errant +comme un chat affam dans la maison, qu'elle emplissait des clats de +sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans +le faubourg qu'elle tait magicienne et qu'elle se changeait en +chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thas savait +bien, pour l'avoir souvent pie, que sa mre ne se livrait point aux +arts magiques, mais que, dvore d'avarice, elle comptait toute la +nuit le gain de la journe. Ce pre inerte et cette mre avide la +laissaient chercher sa vie comme les btes de la basse-cour. Aussi +tait-elle devenue trs habile tirer une une les oboles de la +ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naves et +par des paroles infmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de +genoux en genoux dans la salle imprgne de l'odeur des boissons +fermentes et des outres rsineuses; puis, les joues poisses de bire +et piques par les barbes rudes, elle s'chappait, serrant les oboles +dans sa petite main, et courait acheter des gteaux de miel une +vieille femme accroupie derrire ses paniers sous la porte de la Lune. +C'tait tous les jours les mmes scnes: les matelots, contant leurs +prils, quand l'Euros branlait les algues sous-marines, puis jouant +aux ds ou aux osselets, et demandant, en blasphmant les dieux, la +meilleure bire de Cilicie. + +Chaque nuit, l'enfant tait rveille par les rixes des buveurs. Les +cailles d'hutres, volant par-dessus les tables, fendaient les +fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, la lueur des +lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir. + +Ses jeunes ans ne connaissaient la bont humaine que par le doux +Ahms, en qui elle tait humilie. Ahms, l'esclave de la maison, +Nubien plus noir que la marmite qu'il cumait gravement, tait bon +comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thas sur ses genoux et +il lui contait d'antiques rcits o il y avait des souterrains pleins +de trsors, construits pour des rois avares, qui mettaient mort les +maons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, +d'habiles voleurs qui pousaient des filles de rois et des courtisanes +qui levaient des pyramides. La petite Thas aimait Ahms comme un +pre, comme une mre, comme une nourrice et comme un chien. Elle +s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux +amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hrisss, +tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des +aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la +paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thas des petits +moulins eau et des navires grands comme la main avec tous leurs +agrs. + +Accabl de mauvais traitements par ses matres, il avait une oreille +dchire et le corps labour de cicatrices. Pourtant son visage +gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprs de lui ne +songeait se demander d'o il tirait la consolation de son me et +l'apaisement de son coeur. Il tait aussi simple qu'un enfant. + +En accomplissant sa tche grossire, il chantait d'une voix grle des +cantiques qui faisaient passer dans l'me de l'enfant des frissons et +des rves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu l d'o tu viens? + + --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le + tombeau. + + Et j'ai vu la gloire du Ressuscit. + +Elle lui demandait: + +--Pre, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau? + +Et il lui rpondait: + +--Petite lumire de mes yeux, je chante les anges, parce que Jsus +Notre Seigneur est mont au ciel. + +Ahms tait chrtien. Il avait reu le baptme, et on le nommait +Thodore dans les banquets des fidles, o il se rendait secrtement +pendant le temps qui lui tait laiss pour son sommeil. + +En ces jours-l l'glise subissait l'preuve suprme. Par l'ordre de +l'Empereur, les basiliques taient renverses, les livres saints +brls, les vases sacrs et les chandeliers fondus. Dpouills de +leurs honneurs, les chrtiens n'attendaient que la mort. La terreur +rgnait sur la communaut d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de +victimes. On contait avec effroi, parmi les fidles, qu'en Syrie, en +Arabie, en Msopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets, +les chevalets, les ongles de fer, la croix, les btes froces +dchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, dj clbre +par ses visions et ses solitudes, chef et prophte des croyants +d'gypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la +ville d'Alexandrie, et, volant d'glise en glise, embrasa de son feu +la communaut tout entire. Invisible aux paens, il tait prsent +la fois dans toutes les assembles des chrtiens, soufflant chacun +l'esprit de force et de prudence dont il tait anim. La perscution +s'exerait avec une particulire rigueur sur les esclaves. Plusieurs +d'entre eux, saisis d'pouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus +grand nombre, s'enfuyaient au dsert, esprant y vivre, soit dans la +contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahms frquentait +comme de coutume les assembles, visitait les prisonniers, +ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du +Christ. Tmoin de ce zle vritable, le grand Antoine, avant de +retourner au dsert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna +le baiser de paix. + +Quand Thas eut sept ans, Ahms commena lui parler de Dieu. + +--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un +Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses +jardins. Il tait l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et +n'avait qu'un fils, le prince Jsus, qu'il aimait de tout son coeur et +qui passait en beaut les vierges et les anges. Et le bon Seigneur +Dieu dit au prince Jsus: + + --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines +vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. L tu seras +semblable un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La +souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant +d'abondance que tes larmes formeront des fleuves o l'esclave fatigu +se baignera dlicieusement. Va, mon fils! + + Le prince Jsus obit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un +lieu nomm Bethlem de Juda. Et il se promenait dans les prs fleuris +d'anmones, disant ses compagnons: + + --Heureux ceux qui ont faim, car je les mnerai la table de mon +pre! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du +ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des +voiles plus fins que ceux des princesses syriennes. + + C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les +riches le hassaient, redoutant qu'il n'levt les pauvres au-dessus +d'eux. En ce temps-l Cloptre et Csar taient puissants sur la +terre. Ils hassaient tous deux Jsus et ils ordonnrent aux juges et +aux prtres de le faire mourir. Pour obir la reine d'gypte, les +princes de Syrie dressrent une croix sur une haute montagne et ils +firent mourir Jsus sur cette croix. Mais des femmes lavrent le corps +et l'ensevelirent, et le prince Jsus, ayant bris le couvercle de son +tombeau, remonta vers le bon Seigneur son pre. + + Et depuis ce temps-l tous ceux qui meurent en lui vont au ciel. + + Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit: + + --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils. +Prenez un bain, puis mangez. + + Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long +de leur repas, ils verront des danses d'almes et ils entendront des +conteurs dont les rcits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les +tiendra plus chers que la lumire de ses yeux, puisqu'ils seront ses +htes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansrail +et les grenades de ses jardins. + +Ahms parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thas connut +la vrit. Elle admirait et disait: + +--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur. + +Ahms lui rpondait: + +--Ceux-l seuls qui sont baptiss en Jsus, goteront les fruits du +ciel. + +Et Thas demandait tre baptise. Voyant par l qu'elle esprait en +Jsus, l'esclave rsolut de l'instruire plus profondment, afin +qu'tant baptise, elle entrt dans l'glise. Et il s'attacha +troitement elle, comme sa fille en esprit. + +L'enfant, sans cesse repousse par ses parents injustes, n'avait point +de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'table +parmi les animaux domestiques. C'est l que, chaque nuit, Ahms allait +la rejoindre en secret. + +Il s'approchait doucement de la natte o elle reposait, et puis +s'asseyait sur ses talons, les jambes replies, le buste droit, dans +l'attitude hrditaire de toute sa race. Son corps et son visage, +vtus de noir, restaient perdus dans les tnbres; seuls ses grands +yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable un +rayon de l'aube travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une +voie grle et chantante, dont le nasillement lger avait la douceur +triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le +souffle d'un ne et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient, +comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait +l'vangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui +s'imprgnait de zle, de grce et d'esprance; et la nophyte, la main +dans la main d'Ahms, berce par les sons monotones et voyant de +vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de +la nuit obscure et des saints mystres, au regard d'une toile qui +clignait entre les solives de la crche. + +L'initiation dura toute une anne, jusqu' l'poque o les chrtiens +clbrent avec allgresse les ftes pascales. Or, une nuit de la +semaine glorieuse, Thas, qui sommeillait dj sur sa natte dans la +grange, se sentit souleve par l'esclave dont le regard brillait d'une +clart nouvelle. Il tait vtu, non point, comme de coutume, d'un +pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra +l'enfant en disant tout bas: + +--Viens, mon me! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens +revtir les aubes du baptme. + +Et il emporta l'enfant presse sur sa poitrine. Effraye et curieuse, +Thas, la tte hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami +qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils +traversrent le quartier des juifs; ils longrent un cimetire o +l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passrent, dans un carrefour, +sous des croix auxquelles pendaient les corps des supplicis et dont +les bras taient chargs de corbeaux qui claquaient du bec. Thas +cacha sa tte dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir +le reste du chemin. Tout coup il lui sembla qu'on la descendait sous +terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un troit +caveau, clair par des torches de rsine et dont les murs taient +peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la +fume des torches. On y voyait des hommes vtus de longues tuniques et +portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres. + +Thas, parmi ces figures, reconnut Jsus de Nazareth ce que des +anmones fleurissaient ses pieds. Au milieu de la salle, prs d'une +grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un +vieillard coiff d'une mitre basse et vtu d'une dalmatique carlate, +brode d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait +l'air humble et doux sous son riche costume. C'tait l'vque +Vivantius qui, prince exil de l'glise de Cyrne, exerait, pour +vivre, le mtier de tisserand et fabriquait de grossires toffes de +poil de chvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout ses cts. +Tout proche, une vieille ngresse prsentait dploye une petite robe +blanche. Ahms, ayant pos l'enfant terre, s'agenouilla devant +l'vque et dit: + +--Mon pre, voici la petite me, la fille de mon me. Je te l'amne +afin que, selon ta promesse et s'il plat ta Srnit, tu lui donnes +le baptme de vie. + +A ces mots, l'vque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains +mutiles. Il avait eu les ongles arrachs en confessant la foi aux +jours de l'preuve. Thas eut peur et se jeta dans les bras d'Ahms. +Mais le prtre la rassura par des paroles caressantes: + +--Ne crains rien, petite bien-aime. Tu as ici un pre selon l'esprit, +Ahms, qu'on nomme Thodore parmi les vivants, et une douce mre dans +la grce qui t'a prpar de ses mains une robe blanche. + +Et se tournant vers la ngresse: + +--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre. +Mais Jsus l'lvera dans le ciel au rang de ses pouses. + +Puis il interrogea l'enfant nophyte: + +--Thas, crois-tu en Dieu, le pre tout-puissant, en son fils unique +qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseign les aptres? + +--Oui, rpondirent ensemble le ngre et la ngresse, qui se tenaient +par la main. + +Sur l'ordre de l'vque, Nitida, agenouille, dpouilla Thas de tous +ses vtements. L'enfant tait nue, un amulette au cou. Le pontife la +plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes prsentrent +l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il +posa un grain sur les lvres de la catchumne. Puis, ayant essuy ce +corps destin, travers tant d'preuves, la vie ternelle, +l'esclave Nitida le revtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de +ses mains. + +L'vque donna tous le baiser de paix et, la crmonie termine, +dpouilla ses ornements sacerdotaux. + +Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahms dit: + +--Il faut nous rjouir en ce jour d'avoir donn une me au bon +Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Srnit, pasteur +Vivantius, et livrons-nous la joie tout le reste de la nuit. + +--Tu as bien parl, Thodore, rpondit l'vque. + +Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui tait toute +proche. Elle se composait d'une seule chambre, meuble de deux mtiers +de tisserand, d'une table grossire et d'un tapis tout us. Ds qu'ils +y furent entrs: + +--Nitida, cria le Nubien, apporte la pole et la jarre d'huile, et +faisons un bon repas. + +En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons +qu'il y tenait cachs. Puis, ayant allum un grand feu, il les fit +frire. Et tous, l'vque, l'enfant, les deux jeunes garons et les +deux esclaves, s'tant assis en cercle sur le tapis, mangrent les +poissons en bnissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il +avait souffert et annonait le triomphe prochain de l'glise. Son +langage tait rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il +comparait la vie des justes un tissu de pourpre et, pour expliquer +le baptme, il disait: + +--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrtiens +reoivent le baptme de l'eau. Mais les dmons habitent aussi les +ruisseaux; les fontaines consacres aux nymphes sont redoutables et +l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'me et +du corps. + +Parfois il s'exprimait par nigmes et il inspirait ainsi l'enfant +une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin +ses htes dont les langues se dlirent et qui se mirent chanter des +complaintes et des cantiques. Ahms et Nitida, s'tant levs, +dansrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se +dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers ges du monde. +C'tait une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balanc +en cadence, ils feignaient tour tour de se fuir et de se chercher. +Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents +tincelantes. + +C'est ainsi que Thas reut le saint baptme. Elle aimait les +amusements et, mesure qu'elle grandissait, de vagues dsirs +naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes +avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, la nuit, +la maison de son pre, en chantonnant encore: + + --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison? + + --Je dvide la laine et le fil de Milet. + + --Torti tortu, comment ton fils a-t-il pri? + + --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer. + +Maintenant elle prfrait la compagnie du doux Ahms celle des +garons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami tait +moins souvent auprs d'elle. La perscution s'tant ralentie, les +assembles des chrtiens devenaient plus rgulires et le Nubien les +frquentait assidment. Son zle s'chauffait; de mystrieuses menaces +s'chappaient parfois de ses lvres. Il disait que les riches ne +garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques o +les chrtiens d'une humble condition avaient coutume de se runir et +l, rassemblant les misrables tendus l'ombre des vieux murs, il +leur annonait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de +la justice. + +--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins +frais et mangeront des fruits dlicieux, tandis que les riches, +couchs leurs pieds comme des chiens, dvoreront les miettes de leur +table. + +Ces propos ne restrent point secrets; ils furent publis dans le +faubourg et les matres craignirent qu'Ahms n'excitt les esclaves +la rvolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il +dissimula soigneusement. + +Un jour, une salire d'argent, rserve la nappe des dieux, disparut +du cabaret. Ahms fut accus de l'avoir vole, en haine de son matre +et des dieux de l'empire. L'accusation tait sans preuves et l'esclave +la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins tran +devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le +juge le condamna au dernier supplice. + +--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage, +seront cloues au poteau. + +Ahms couta paisiblement cet arrt, salua le juge avec beaucoup de +respect et fut conduit la prison publique. Durant les trois jours +qu'il y resta, il ne cessa de prcher l'vangile aux prisonniers et +l'on a cont depuis que des criminels et le gelier lui-mme, touchs +par ses paroles, avaient cru en Jsus crucifi. + +On le conduisit ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans +auparavant, il avait travers avec allgresse, portant dans son +manteau blanc la petite Thas, la fille de son me, sa fleur +bien-aime. Attach sur la croix, les mains cloues, il ne poussa pas +une plainte; seulement il soupira plusieurs reprises: J'ai soif! + +Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la +chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois +on pensa qu'il tait mort; les mouches dvoraient la cire de ses +paupires; mais tout coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin +du quatrime jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des +enfants: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu l d'o tu viens? + +Puis il sourit, et dit: + +--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des +fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes. + +Et il expira. + +Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase +bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis +d'admiration. Vivantius, accompagn de quelques-uns de ses frres +chrtiens, vint rclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques +des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'glise +garda la mmoire vnre de saint Thodore le Nubien. + +Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un dit +par lequel il assurait la paix aux chrtiens, et dsormais les fidles +ne furent plus perscuts que par les hrtiques. + +Thas achevait sa onzime anne, quand son ami mourut dans les +tourments. Elle en ressentit une tristesse et une pouvante +invincibles. Elle n'avait pas l'me assez pure pour comprendre que +l'esclave Ahms, par sa vie et sa mort, tait un bienheureux. Cette +ide germa dans sa petite me, qu'il n'est possible d'tre bon en ce +monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit +d'tre bonne, car sa chair dlicate redoutait la douleur. + +Elle se donna avant l'ge des jeunes garons du port et elle suivit +les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce +qu'elle recevait d'eux elle achetait des gteaux et des parures. + +Comme elle ne rapportait la maison rien de ce qu'elle avait gagn, +sa mre l'accablait de mauvais traitements. Pour viter les coups, +elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait +avec les lzards dans les fentes des pierres. L, elle songeait, +pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement pares, +dans leur litire entoure d'esclaves. + +Un jour que, frappe plus rudement que de coutume, elle se tenait +accroupie devant la porte, dans une immobilit farouche, une vieille +femme s'arrta devant elle, la considra quelques instants en silence, +puis s'cria: + +--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le pre qui t'engendra et +la mre qui te mit au monde! + +Thas restait muette et tenait ses regards fixs vers la terre. Ses +paupires taient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleur. + +--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mre n'est-elle pas +heureuse d'avoir nourri une petite desse telle que toi, et ton pre, +en te voyant, ne se rjouit-il pas dans le fond de son coeur? + +Alors l'enfant, comme se parlant elle-mme: + +--Mon pre est une outre gonfle de vin et ma mre une sangsue avide. + +La vieille regarda droite et gauche si on ne la voyait pas. Puis +d'une voix caressante: + +--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumire, viens avec moi et +tu n'auras, pour vivre, qu' danser et sourire. Je te nourrirai de +gteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux. +Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe +lgre; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon +d'Acharn. + +Thas rpondit: + +--Je veux bien aller avec toi. + +Et, s'tant leve, elle suivit la vieille hors de la ville. + +Cette femme, nomme Moero, conduisait de pays en pays des filles et +des jeunes garons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait +ensuite aux riches pour paratre dans les festins. + +Devinant que Thas deviendrait bientt la plus belle des femmes, elle +lui apprit, coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle +flagellait avec des lanires de cuir ces jambes divines, quand elles +ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton +dcrpit, sans ge et sans sexe, accablait de mauvais traitements +cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entire des +femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grce, il +enseignait Thas l'art de feindre, dans les pantomimes, par +l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments +humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dgot +les conseils d'un matre habile; mais, jaloux de son lve, il lui +griffait les joues, lui pinait le bras ou la venait piquer par +derrire avec un poinon, la manire des filles mchantes, ds qu'il +s'apercevait trop vivement qu'elle tait ne pour la volupt des +hommes. Grce ses leons, elle devint en peu de temps musicienne, +mime et danseuse excellente. La mchancet de ses matres ne la +surprenait point et il lui semblait naturel d'tre indignement +traite. Elle prouvait mme quelque respect pour cette vieille femme +qui savait la musique et buvait du vin grec. Moero, s'tant arrte +Antioche, loua son lve comme danseuse et comme joueuse de flte aux +riches ngociants de la ville qui donnaient des festins. Thas dansa +et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table, +dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait tous, ne sachant pas +le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dans devant les +jeunes hommes les plus lgants de la ville, le fils du proconsul +s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupt, et lui dit +d'une voix qui semblait mouille de baisers: + +--Que ne suis-je, Thas, la couronne qui ceint ta chevelure, la +tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied! +Mais je veux que tu me foules tes pieds comme une sandale; je veux +que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle +enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers. + +Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il tait beau. +Soudain elle sentit la sueur qui lui glaait le front; elle devint +verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses +paupires. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En +vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammes, et +quand il la prit dans ses bras en s'efforant de l'entraner, elle le +repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses +larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle +rsista. + +--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau, +il est riche, et voici qu'une joueuse de flte le ddaigne! + +Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier +d'amour. Il vint ds le matin, ple et les yeux rouges, suspendre des +fleurs la porte de la joueuse de flte. Cependant Thas, saisie de +trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans +d'elle-mme. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se +demandait pourquoi elle tait ainsi change et d'o lui venait sa +mlancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient +horreur. Elle ne voulait plus voir la lumire et restait tout le jour +couche sur son lit, sanglotant la tte dans les coussins. Lollius, +ayant su forcer la porte de Thas, vint plusieurs fois supplier et +maudire cette mchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme +une vierge et rptait: + +--Je ne veux pas! Je ne veux pas! + +Puis, au bout de quinze jours, s'tant donne lui, elle connut +qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus. +Ce fut une vie dlicieuse. Ils passaient tout le jour enferms, les +yeux dans les yeux, se disant l'un l'autre des paroles qu'on ne dit +qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires +de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se +levaient ds l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes +du Silpicus. Ils buvaient dans la mme coupe, et, quand elle portait +un grain de raisin sa bouche, il le lui prenait entre les lvres +avec ses dents. + +Moero vint chez Lollius rclamer Thas grands cris: + +--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur +parfume, mes petites entrailles!... + +Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle +revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit +mettre en prison, et les magistrats, ayant dcouvert plusieurs crimes +dont elle s'tait rendue coupable, elle fut condamne mort et livre +aux btes. + +Thas aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et +toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la +vrit de son coeur: + +--Je n'ai jamais t qu' toi. + +Lollius lui rpondait: + +--Tu ne ressembles aucune autre femme. + +Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thas se +sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle +songeait: + +--Qui me l'a ainsi chang en un instant? Comment se fait-il qu'il +ressemble dsormais tous les autres hommes et qu'il ne ressemble +plus lui-mme? + +Elle le quitta, non sans un secret dsir de chercher Lollius en un +autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi +que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aim serait moins +triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se +montra, en compagnie des riches voluptueux, ces ftes sacres o +l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et +des troupes de courtisanes traversant l'Oronte la nage. Elle prit sa +part de tous les plaisirs qu'talait la ville lgante et monstrueuse; +surtout elle frquenta assidment les thtres, dans lesquels des +mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux +applaudissements d'une foule avide de spectacles. + +Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comdiens et +particulirement les femmes qui, dans les tragdies, reprsentaient +les desses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimes des +dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la +foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle +alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'tre admise dans sa +troupe. Grce sa beaut et aux leons de la vieille Moero, elle fut +accueillie et parut sur la scne dans le personnage de Dirc. + +Elle plut mdiocrement, parce qu'elle manquait d'exprience et aussi +parce que les spectateurs n'taient pas excits l'admiration par un +long bruit de louanges. Mais aprs quelques mois d'obscurs dbuts, la +puissance de sa beaut clata sur la scne avec une telle force, que +la ville entire s'en mut. Tout Antioche s'touffait au thtre. Les +magistrats impriaux et les premiers citoyens s'y rendaient, pousss +par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les +ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place. +Les potes composaient des pigrammes en son honneur. Les philosophes +barbus dclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases; +sur le passage de sa litire, les prtres des chrtiens dtournaient +la tte. Le seuil de sa maison tait couronn de fleurs et arros de +sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compt, mais +mesur au mdimne, et tous les trsors amasss par les vieillards +conomes venaient, comme des fleuves, se perdre ses pieds. C'est +pourquoi son me tait sereine. Elle se rjouissait dans un paisible +orgueil de la faveur publique et de la bont des dieux, et, tant +aime, elle s'aimait elle-mme. + +Aprs avoir joui pendant plusieurs annes de l'admiration et de +l'amour des Antiochiens, elle fut prise du dsir de revoir Alexandrie +et de montrer sa gloire la ville dans laquelle, enfant, elle errait +sous la misre et la honte, affame et maigre comme une sauterelle au +milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reut avec joie et la +combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut +un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables. +Elle les accueillait indiffremment, car elle dsesprait enfin de +retrouver Lollius. + +Elle reut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la dsirait, +bien qu'il ft profession de vivre sans dsirs. Malgr sa richesse, il +tait intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de +son esprit, ni par la grce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et +mme elle s'irritait parfois de ses lgantes ironies. Il la blessait +par son doute perptuel. C'est qu'il ne croyait rien et qu'elle +croyait tout. Elle croyait la providence divine, la +toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, la +justice ternelle. Elle croyait en Jsus-Christ et en la bonne desse +des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la +sombre Hcate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire +l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison +sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des +tres sans nom et vivait dans une attente perptuelle. L'avenir lui +faisait peur et elle voulait le connatre. Elle s'entourait de prtres +d'Isis, de mages chaldens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la +trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort +et la voyait partout. Quand elle cdait la volupt, il lui semblait +tout coup qu'un doigt glac touchait son paule nue et, toute ple, +elle criait d'pouvante dans les bras qui la pressaient. + +Nicias lui disait: + +--Que notre destine soit de descendre en cheveux blancs et les joues +creuses dans la nuit ternelle, ou que ce jour mme, qui rit +maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, +ma Thas! Gotons la vie. Nous aurons beaucoup vcu si nous avons +beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens: +aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon +nous tourmenter pour un nant? + +Elle lui rpondait avec colre: + +--Je mprise ceux qui comme toi n'esprent ni ne craignent rien. Je +veux savoir! Je veux savoir! + +Pour connatre le secret de la vie, elle se mit lire les livres des +philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les annes de +son enfance s'loignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit +plus volontiers. Elle aimait parcourir, le soir, sous un +dguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques +o elle avait misrablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses +parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des +prtres chrtiens, elle songeait son baptme et se sentait trouble. +Une nuit, qu'enveloppe d'un long manteau et ses blonds cheveux cachs +sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville, +elle se trouva, sans savoir comment elle y tait venue, devant la +pauvre glise de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait +dans l'intrieur et vit une lumire clatante qui glissait par les +fentes de la porte. Il n'y avait l rien d'trange, puisque depuis +vingt ans les chrtiens, protgs par le vainqueur de Maxence, +solennisaient publiquement leurs ftes. Mais ces chants signifiaient +un ardent appel aux mes. Comme convie aux mystres, la comdienne, +poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva l une +nombreuse assemble, des femmes, des enfants, des vieillards genoux +devant un tombeau adoss la muraille. Ce tombeau n'tait qu'une cuve +de pierre grossirement sculpte de pampres et de grappes de raisins; +pourtant il avait reu de grands honneurs: il tait couvert de palmes +vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables +lumires toilaient l'ombre dans laquelle la fume des gommes d'Arabie +semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs +des figures pareilles des visions du ciel. Des prtres vtus de +blanc se tenaient prosterns au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils +chantaient avec le peuple exprimaient les dlices de la souffrance et +mlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allgresse tant de douleur +que Thas, en les coutant, sentait les volupts de la vie et les +affres de la mort couler la fois dans ses sens renouvels. + +Quand ils eurent fini de chanter, les fidles se levrent pour aller +baiser la file la paroi du tombeau. C'tait des hommes simples, +accoutums travailler de leurs mains. Ils s'avanaient d'un pas +lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils +s'agenouillaient, chacun son tour, devant le sarcophage et y +appuyaient leurs lvres. Les femmes levaient dans leurs bras les +petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre. + +Thas, surprise et trouble, demanda un diacre pourquoi ils +faisaient ainsi. + +--Ne sais-tu pas, femme, lui rpondit le diacre, que nous clbrons +aujourd'hui la mmoire bienheureuse de saint Thodore le Nubien, qui +souffrit pour la foi au temps de Diocltien empereur? Il vcut chaste +et mourut martyr, c'est pourquoi, vtus de blanc, nous portons des +roses rouges son tombeau glorieux. + +En entendant ces paroles, Thas tomba genoux et fondit en larmes. Le +souvenir demi teint d'Ahms se ranimait dans son me. Sur cette +mmoire obscure, douce et douloureuse, l'clat des cierges, le parfum +des roses, les nues de l'encens, l'harmonie des cantiques, la pit +des mes jetaient les charmes de la gloire. Thas songeait dans +l'blouissement: + +Il tait humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment +s'est-il lev au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose +inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupt? + +Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait +aime ses yeux de violette o brillaient des larmes la clart des +cierges; puis, la tte baisse, humble, lente, la dernire, de ses +lvres o tant de dsirs s'taient suspendus, elle baisa la pierre de +l'esclave. + +Rentre dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure +parfume et la tunique dlie, l'attendait en lisant un trait de +morale. Il s'avana vers elle les bras ouverts. + +--Mchante Thas, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais + venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dict par le plus +grave des stociens? Des prceptes vertueux et de fires maximes? Non! +Sur l'austre papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thas. +Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grce +tait infinie et toutes taient l'unique Thas. Il y en avait qui +tranaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables une +nue blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes. + +D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la +volupt, n'exprimaient aucune pense. Enfin, il y en avait deux qui se +tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il tait impossible de les +distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La premire +disait: Je suis l'amour. L'autre: Je suis la mort. + +En parlant ainsi, il pressait Thas dans ses bras, et, ne voyant pas +le regard farouche qu'elle fixait terre, il ajoutait les penses aux +penses, sans souci qu'elles fussent perdues: + +--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne o il est crit: Rien ne +doit te dtourner de cultiver ton me, je lisais: Les baisers de +Thas sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel. Voil +comment, par ta faute, mchante enfant, un philosophe comprend +aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que +nous sommes, nous ne dcouvrons que notre propre pense dans la pense +d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de +lire celui-ci... + +Elle ne l'coutait pas, et son me tait encore devant le tombeau du +Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la +nuque et il lui dit: + +--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand +on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons +la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous. + +Mais elle le repoussa: + +--Nous aimer! s'cria-t-elle amrement. Mais tu n'as jamais aim +personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais. +Va-t'en! Je te hais. J'excre et je mprise tous les heureux et tous +les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bont que chez les +malheureux. Quand j'tais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est +mort sur la croix. Il tait bon; il tait plein d'amour et il +possdait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les +pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir. + +Elle s'tendit plat ventre sur le tapis et passa la nuit +sangloter, formant le dessein de vivre dsormais, comme saint +Thodore, dans la pauvret et dans la simplicit. + +Ds le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle tait +voue. Comme elle savait que sa beaut, encore intacte, ne durerait +plus longtemps, elle se htait d'en tirer toute joie et toute gloire. +Au thtre, o elle se montrait avec plus d'tude que jamais, elle +rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des +potes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la +dmarche de la comdienne une ide de la divine harmonie qui rgle les +mondes, savants et philosophes mettaient une grce si parfaite au rang +des vertus et disaient: Elle aussi, Thas, est gomtre! Les +ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle +consentait paratre, l'en bnissaient comme d'une charit cleste. +Pourtant, elle tait triste au milieu des louanges et, plus que +jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son +inquitude, pas mme sa maison et ses jardins qui taient clbres et +sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville. + +Elle avait fait planter des arbres apports grands frais de l'Inde +et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des +colonnades en ruines, des rochers sauvages, imits par un habile +architecte, taient reflts dans un lac o se miraient des statues. +Au milieu du jardin, s'levait la grotte des Nymphes, qui devait son +nom trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on +rencontrait ds le seuil. Ces femmes se dpouillaient de leurs +vtements pour prendre un bain. Inquites, elles tournaient la tte, +craignant d'tre vues, et elles semblaient vivantes. La lumire ne +parvenait dans cette retraite qu' travers de minces nappes d'eau qui +l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, +comme dans les grottes sacres, des couronnes, des guirlandes et des +tableaux votifs, dans lesquels la beaut de Thas tait clbre. Il +s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques +revtus de vives couleurs, des peintures reprsentant ou des scnes de +thtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au +milieu, se dressait sur une stle un petit ros d'ivoire, d'un antique +et merveilleux travail. C'tait un don de Nicias. Une chvre de marbre +noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux +d'agate. Six chevreaux d'albtre se pressaient autour de ses mamelles; +mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tte camuse, elle semblait +impatiente de grimper sur les rochers. Le sol tait couvert de tapis +de Byzance, d'oreillers brods par les hommes jaunes de Cathay et de +peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient +imperceptiblement. et l, au-dessus des grands vases d'onyx, +s'lanaient des persas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et +dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'caill d'une tortue +gante de l'Inde, qui renverse servait de lit la comdienne. C'est +l que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les +fleurs, Thas, mollement couche, attendait l'heure de souper en +conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du +thtre, soit la fuite des annes. + +Or, ce jour-l, elle se reposait aprs les jeux dans la grotte des +Nymphes. Elle piait dans son miroir les premiers dclins de sa beaut +et pensait avec pouvante que le temps viendrait enfin des cheveux +blancs et des rides. En vain elle cherchait se rassurer, en se +disant qu'il suffit, pour recouvrer la fracheur du teint, de brler +certaines herbes en prononant des formules magiques. Une voix +impitoyable lui criait: Tu vieilliras, Thas, tu vieilliras! Et la +sueur de l'pouvante lui glaait le front. Puis, se regardant de +nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait +belle encore et digne d'tre aime. Se souriant elle-mme, elle +murmurait: Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse +lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grce des +mouvements et la magnificence des bras, et les bras, mon miroir, ce +sont les vraies chanes de l'amour! + +Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle, +maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vtu d'une robe +richement brode. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri +d'effroi. + +Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle tait belle, il +faisait du fond du coeur cette prire: + +--Fais, mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me +scandaliser, difie ton serviteur. + +Puis, s'efforant de parler, il dit: + +--Thas, j'habite une contre lointaine et le renom de ta beaut m'a +conduit jusqu' toi. On rapporte que tu es la plus habile des +comdiennes et la plus irrsistible des femmes. Ce que l'on conte de +tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique +Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire +merveilleuse. C'est pourquoi j'ai t pris du dsir de te connatre et +je vois que la vrit passe la renomme. Tu es mille fois plus savante +et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me +dis: Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un +homme ivre. + +Ces paroles taient feintes; mais le moine, anim d'un zle pieux, les +rpandait avec une ardeur vritable. Cependant, Thas regardait sans +dplaisir cet tre trange qui lui avait fait peur. Par son aspect +rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce +l'tonnait. Elle tait curieuse de connatre l'tat et la vie d'un +homme si diffrent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui rpondit +avec une douce raillerie: + +--Tu sembles prompt l'admiration, tranger. Prends garde que mes +regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer! + +Il lui dit: + +--Je t'aime, Thas! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-mme. +Pour toi, j'ai quitt mon dsert regrettable; pour toi, mes lvres, +voues au silence, ont prononc des paroles profanes; pour toi, j'ai +vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'tait +interdit d'entendre; pour toi, mon me s'est trouble, mon coeur s'est +ouvert et des penses en ont jailli, semblables aux sources vives o +boivent les colombes; pour toi, j'ai march jour et nuit travers des +sables peupls de larves et de vampires; pour toi, j'ai pos mon pied +nu sur les vipres et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non +point l'exemple de ces hommes qui, tout enflamms du dsir de la +chair, viennent toi comme des loups dvorants ou des taureaux +furieux. Tu es chre ceux-l comme la gazelle au lion. Leurs amours +carnassires te dvorent jusqu' l'me, femme! Moi, je t'aime en +esprit et en vrit, je t'aime en Dieu et pour les sicles des +sicles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur vritable +et divine charit. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que +songes d'une nuit brve. Je te promets de saintes agapes et des noces +clestes. La flicit que je t'apporte ne finira jamais; elle est +inoue; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en +pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitt +d'tonnement. + +Thas, riant d'un air mutin: + +--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hte-toi! de +trop longs discours offenseraient ma beaut, ne perdons pas un moment. +Je suis impatiente de connatre la flicit que tu m'annonces; mais, +vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me +promets ne s'vanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un +grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le +tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si +longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire +qu'il restt encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en +savent plus que les mages. + +--Thas, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu. + +--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours. + +--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours +que tu connais n'enfantent que la honte. + +Thas le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit +front: + +--Tu es bien hardi, tranger, d'offenser ton htesse. Regarde-moi et +dis si je ressemble une crature accable d'opprobre. Non! je n'ai +pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de +honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que +moi. J'ai sem la volupt sur tous mes pas, et c'est par l que je +suis clbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les +matres du monde. Je les ai vus mes pieds. Regarde-moi, regarde ces +petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur +de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de +place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand +je passe dans la rue, je ressemble un grain de riz; mais ce grain de +riz causa parmi les hommes des deuils, des dsespoirs et des haines et +des crimes remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de +honte, quand tout crie la gloire autour de moi? + +--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. +femme, nous avons t nourris dans des contres si diffrentes qu'il +n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le mme langage ni la mme +pense. Pourtant, le ciel m'est tmoin que je veux m'accorder avec toi +et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mmes +sentiments. Qui m'inspirera des discours embrass pour que tu fondes +comme la cire mon souffle, femme, et que les doigts de mes dsirs +puissent te modeler leur gr? Quelle vertu te livrera moi, la +plus chre des mes, afin que l'esprit qui m'anime, te crant une +seconde fois, t'imprime une beaut nouvelle et que tu t'cries en +pleurant de joie: C'est seulement d'aujourd'hui que je suis ne! Qui +fera jaillir de mon coeur une fontaine de Silo, dans laquelle tu +retrouves, en te baignant, ta puret premire? Qui me changera en un +Jourdain, dont les ondes, rpandues sur toi, te donneront la vie +ternelle? + +Thas n'tait plus irrite. + +--Cet homme, pensait-elle, parle de vie ternelle et tout ce qu'il dit +semble crit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et +qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort. + +Et elle rsolut de s'offrir lui. C'est pourquoi, feignant de le +craindre, elle s'loigna de quelques pas et, gagnant le fond de la +grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa +poitrine, puis, immobile, muette, les paupires baisses, elle +attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues. +Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balanaient +mollement et elle ressemblait une enfant qui songe, assise au bord +d'une rivire. + +Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants +ne le portaient plus, sa langue s'tait subitement dessche dans sa +bouche; un tumulte effrayant s'levait dans sa tte. Tout coup son +regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage pais. Il +pensa que la main de Jsus s'tait pose sur ses yeux pour lui cacher +cette femme. Rassur par un tel secours, raffermi, fortifi, il dit +avec une gravit digne d'un ancien du dsert: + +--Si tu te livres moi, crois-tu donc tre cache Dieu? + +Elle secoua la tte. + +--Dieu! Qui le force toujours avoir l'oeil sur la grotte des +Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi +l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a crs, il ne peut tre ni fch +ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la +nature qu'il nous a donne. On parle beaucoup trop pour lui et on lui +prte bien souvent des ides qu'il n'a jamais eues. Toi-mme, +tranger, connais-tu bien son vritable caractre? Qui es-tu pour me +parler en son nom? + + cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son +cilice et dit: + +--Je suis Paphnuce, abb d'Antino, et je viens du saint dsert. La +main qui retira Abraham de Chalde et Loth de Sodome m'a spar du +sicle. Je n'existais dj plus pour les hommes. Mais ton image m'est +apparue dans ma Jrusalem des sables et j'ai connu que tu tais pleine +de corruption et qu'en toi tait la mort. Et me voici devant toi, +femme, comme devant un spulcre et je te crie: Thas, lve-toi. + +Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abb elle avait pli d'pouvante. +Et la voil qui, les cheveux pars, les mains jointes, pleurant et +gmissant, se trane aux pieds du saint: + +--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me +fais pas de mal! Je sais que les saints du dsert dtestent les femmes +qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me +hasses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta +puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mpriser ni me +har. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je frquente, raill ta +pauvret volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma +richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma +condition que ma nature. J'tais faite pour ce que je fais. Je suis +ne pour charmer les hommes. Et, toi-mme, tout l'heure, tu disais +que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas +des paroles magiques qui dtruiraient ma beaut ou me changeraient en +une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis dj que trop +effraye. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort. + +Il lui fit signe de se relever et dit: + +--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mpris. +Je viens toi de la part de Celui qui, s'tant assis au bord du +puits, but l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il +soupait au logis de Simon, reut les parfums de Marie. Je ne suis pas +sans pch pour te jeter la premire pierre. J'ai souvent mal employ +les grces abondantes que Dieu a rpandues sur moi. Ce n'est pas la +Colre, c'est la Piti qui m'a pris par la main pour me conduire ici. +J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le +zle du coeur qui m'amne toi. Je brle du feu de la charit et, si +tes yeux, accoutums aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient +voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparatrais comme un +rameau dtach de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la +montagne l'antique Mose, pour lui faire comprendre le vritable +amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de +laisser aprs lui des charbons et de vaines cendres, embaume et +parfume pour l'ternit tout ce qu'il pntre. + +--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embche ni +malfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thbade. +Ce que l'on m'a cont de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux. +Ton nom ne m'tait pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu +galais en vertu les plus vieux anachortes. Ds que je t'ai vu, sans +savoir qui tu tais, j'ai senti que tu n'tais pas un homme ordinaire. +Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prtres d'Isis, ni +ceux d'Herms, ni ceux de la Junon Cleste, ni les devins de Chalde, +ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empcher de +mourir? + +--Femme, celui-l vivra qui veut vivre. Fuis les dlices abominables +o tu meurs jamais. Arrache aux dmons, qui le brleraient +horriblement, ce corps que Dieu ptrit de sa salive et anima de son +souffle. Consume de fatigue, viens te rafrachir aux sources bnies +de la solitude; viens boire ces fontaines caches dans le dsert, +qui jaillissent jusqu'au ciel. me anxieuse, viens possder enfin ce +que tu dsirais! Coeur avide de joie, viens goter les joies +vritables: la pauvret, le renoncement, l'oubli de soi-mme, +l'abandon de tout l'tre dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et +demain sa bien-aime, viens lui. Viens! toi qui cherchais, et tu +diras: J'ai trouv l'amour! + +Cependant Thas semblait contempler des choses lointaines: + +--Moine, demanda-t-elle, si je renonce mes plaisirs et si je fais +pnitence, est-il vrai que je renatrai au ciel avec mon corps intact +et dans toute sa beaut? + +--Thas, je t'apporte la vie ternelle. Crois-moi, car ce que +j'annonce est la vrit. + +--Et qui me garantit que c'est la vrit? + +--David et les prophtes, l'criture et les merveilles dont tu vas +tre tmoin. + +--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouv +le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine +et cependant la vie m'a apport bien des tristesses et bien des +amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes +envient ma destine, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la +vieille dente qui, du temps que j'tais petite, vendait des gteaux +de miel sous une porte de la ville. C'est une ide qui m'est venue +bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont +bnis, et qu'il y a une grande douceur vivre humble et petit Moine, +tu as remu les ondes de mon me et fait monter la surface ce qui +dormait au fond. Qui croire, hlas! Et que devenir, et qu'est-ce que +la vie? + +Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce tait transfigur; une +joie cleste inondait son visage: + +--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entr seul dans ta demeure. Un Autre +m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout mon ct. Celui-l, +tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le +contempler; mais bientt tu le verras dans sa splendeur charmante et +tu diras: Il est seul aimable! Tout l'heure, s'il n'avait pos sa +douce main sur mes yeux, Thas! je serais peut-tre tomb avec toi +dans le pch, car je ne suis par moi-mme que faiblesse et que +trouble. Mais il nous a sauvs tous deux; il est aussi bon qu'il est +puissant et son nom est Sauveur. Il a t promis au monde par David et +la Sibylle, ador dans son berceau par les bergers et les mages, +crucifi par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, rvl +au monde par les aptres, attest par les martyrs. Et le voici qui, +ayant appris que tu crains la mort, femme! vient dans ta maison pour +t'empcher de mourir! N'est-ce pas, mon Jsus! que tu m'apparais en +ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galile en ces jours +merveilleux o les toiles, descendues avec toi du ciel, taient si +prs de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans +leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mres, sur les +terrasses de Bethlem? N'est-ce pas, mon Jsus, que nous sommes en ta +compagnie et que tu me montres la ralit de ton corps prcieux? +N'est-ce pas que c'est l ton visage et que cette larme qui coule sur +ta joue est une larme vritable? Oui, l'ange de la justice ternelle +la recueillera, et ce sera la ranon de l'me de Thas. N'est-ce pas +que te voil, mon Jsus? Mon Jsus, tes lvres adorables +s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'coute. Et toi, Thas, +heureuse Thas! entends ce que le Sauveur vient lui-mme te dire: +c'est lui qui parle et non moi. Il dit: Je t'ai cherche longtemps, +ma brebis gare! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi +prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes +paules jusqu' la bergerie cleste. Viens, ma Thas, viens, mon lue, +viens pleurer avec moi! + +Et Paphnuce tomba genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thas vit +sur la face du saint le reflet de Jsus vivant. + +--O jours envols de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux +pre Ahms! bon saint Thodore, que ne suis-je morte dans ton manteau +blanc tandis que tu m'emportais aux premires lueurs du matin, toute +frache encore des eaux du baptme! + +Paphnuce s'lana vers elle en s'criant: + +--Tu es baptise!... O Sagesse divine! Providence! Dieu bon! Je +connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce +qui te rendait si chre et si belle mes yeux. C'est la vertu des +eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu o je vivais +pour t'aller chercher dans l'air empoisonn du sicle. Une goutte, une +goutte sans doute des eaux qui lavrent ton corps a jailli sur mon +front. Viens, ma soeur, et reois de ton frre le baiser de paix. + +Et le moine effleura de ses lvres le front de la courtisane. + +Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans +la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thas mls au chant des +eaux vives. + +Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires +vinrent charges d'toffes, de parfums et de guirlandes. + +--Ce n'tait gure propos de pleurer, dit-elle en essayant de +sourire. Les larmes rougissent les yeux et gtent le teint, on doit +souper cette nuit chez des amis, et je veux tre belle, car il y aura +l des femmes pour pier la fatigue de mon visage. Ces esclaves +viennent m'habiller. Retire-toi, mon pre, et laisse-les faire. Elles +sont adroites et exprimentes; aussi les ai-je payes trs cher. Vois +celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si +blanches. Je l'ai enleve la femme du proconsul. + +Paphnuce eut d'abord la pense de s'opposer de toutes ses forces ce +que Thas allt ce souper. Mais, rsolu d'agir prudemment, il lui +demanda quelles personnes elle y rencontrerait. + +Elle rpondit qu'elle y verrait l'hte du festin, le vieux Cotta, +prfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de +disputes, le pote Callicrate, le grand prtre de Srapis, des jeunes +hommes riches occups surtout dresser des chevaux, enfin des femmes +dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la +jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle: + +--Va parmi eux, Thas, dit le moine. Va! + +Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi ce festin et je me +tiendrai sans rien dire ton ct. + +Elle clata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires +s'empressaient autour d'elle, elle s'cria: + +--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la +Thbade? + +LE BANQUET + +Lorsque, suivie de Paphnuce, Thas entra dans la salle du banquet, les +convives taient dj, pour la plupart, accouds sur les lits, devant +la table en fer cheval, couverte d'une vaisselle tincelante. Au +centre de cette table s'levait une vasque d'argent que surmontaient +quatre satires inclinant des outres d'o coulait sur des poissons +bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thas +les acclamations s'levrent de toutes parts. + +--Salut la soeur des Charits! + +--Salut la Melpomne silencieuse, dont les regards savent tout +exprimer! + +--Salut la bien-aime des dieux et des hommes! + +--A la tant dsire! + +--A celle qui donne la souffrance et la gurison! + +--A la perle de Racotis! + +--A la rose d'Alexandrie! + +Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges et coul; et +puis elle dit Cotta, son hte: + +--Lucius, je t'amne un moine du dsert, Paphnuce, abb d'Antino; +c'est un grand saint, dont les paroles brlent comme du feu. + +Lucius Aurlius Cotta, prfet de la flotte, s'tant lev: + +--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrtienne. +Moi-mme, j'ai quelque respect pour un culte dsormais imprial. Le +divin Constantin a plac tes coreligionnaires au premier rang des amis +de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ +dans notre Panthon. C'est une maxime de nos pres qu'il y a en tout +dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et +rjouissons-nous tandis qu'il en est temps encore. + +Le vieux Cotta parlait ainsi avec srnit. Il venait d'tudier un +nouveau modle de galre et d'achever le sixime livre de son histoire +des Carthaginois. Sr de n'avoir pas perdu sa journe, il tait +content de lui et des dieux. + +--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'tre +aims: Hermodore, grand prtre de Srapis, les philosophes Dorion, +Nicias et Znothmis, le pote Callicrate, le jeune Chras et le +jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse; +et prs d'eux Philina avec Dros, qu'il faut louer grandement d'tre +belles. + +Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit l'oreille: + +--Je t'avais bien averti, mon frre, que Vnus tait puissante. C'est +elle dont la douce violence t'a amen ici malgr toi. coute, tu es un +homme rempli de pit; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la +mre des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux +mathmaticien Mlanthe a coutume de dire: Je ne pourrais pas, sans +l'aide de Vnus, dmontrer les proprits d'un triangle. + +Dorions qui depuis quelques instants considrait le nouveau venu, +soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration. + +--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est +lui-mme! Je l'ai rencontr au thtre pendant que notre Thas +montrait ses bras ingnieux. Il s'agitait furieusement et je puis +attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnte homme: il va +nous invectiver tous; son loquence est terrible. Si Marcus est le +Platon des chrtiens, Paphnuce est leur Dmosthne. picure, dans son +petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil. + +Cependant Philina et Dros dvoraient Thas des yeux. Elle portait +dans ses cheveux blonds une couronne de violettes ples dont chaque +fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles, +si bien que les fleurs semblaient des regards effacs et les yeux des +fleurs tincelantes. C'tait le don de cette femme: sur elle tout +vivait, tout tait me et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lame +d'argent, tranait dans ses longs plis une grce presque triste, que +n'gayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'clat de sa parure +tait dans ses bras nus. Admirant malgr elles la robe et la coiffure +de Thas, ses deux amies ne lui en parlrent point. + +--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'tre plus quand tu +vins Alexandrie. Pourtant ma mre qui se souvenait de t'avoir vue +alors disait que peu de femmes taient dignes de t'tre compares. + +--Qui est donc, demanda Dros, ce nouvel amoureux que tu nous amnes? +Il a l'air trange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'lphants, +assurment ils seraient faits comme lui. O as-tu trouv, Thas, un si +sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la +terre et qui sont tout barbouills des fumes du Hads? + +Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Dros: + +--Tais-toi, les mystres de l'amour doivent rester secrets et il est +dfendu de les connatre. Pour moi, certes, j'aimerais mieux tre +baise par la bouche de l'Etna fumant, que par les lvres de cet +homme. Mais notre douce Thas, qui est belle et adorable comme les +desses, doit, comme les desses, exaucer toutes les prires et non +pas seulement notre guise celles des hommes aimables. + +--Prenez garde toutes deux! rpondit Thas. C'est un mage et un +enchanteur. Il entend les paroles prononces voix basse et mme les +penses. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le +remplacera par une ponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous +mourrez touffes! + +Elle les regarda plir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit +ct de Paphnuce. La voix de Cotta, imprieuse et bienveillante, +domina tout coup le murmure des propos intimes: + +--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miell! + +Puis, l'hte levant sa coupe: + +--Buvons d'abord au divin Constance et au Gnie de l'empire. La patrie +doit tre mise au-dessus de tout, et mme des dieux, car elle les +contient tous. + +Tous les convives portrent leurs lvres leurs coupes pleines. Seul, +Paphnuce ne but point, parce que Constance perscutait la foi de Nice +et que la patrie du chrtien n'est point de ce monde. + +Dorion, ayant bu, murmura: + +--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont +changeantes et les ondes sans cesse renouveles. + +--Je sais, Dorion, rpondit le prfet de la flotte, que tu fais peu de +cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre +tranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnte homme ne +doit rien tant dsirer que de remplir de grandes charges dans l'tat. +C'est une belle chose que l'tat! + +Hermodore, grand prtre de Srapis, prit la parole: + +--Dorion vient de demander: Qu'est-ce que la patrie? Je lui +rpondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les +tombeaux des anctres. On est concitoyen par la communaut des +souvenirs et des esprances. + +Le jeune Aristobule interrompit Hermodore: + +--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de +Dmophon. Il a la tte sche, peu de ganache et les bras gros. Il +porte le col haut et fier, comme un coq. + +Mais le jeune Chras secoua la tte: + +--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a +l'ongle mince. Les paturons portent terre et l'animal sera bientt +estropi. + +Ils continuaient leur dispute quand Dros poussa un cri perant: + +--Hai! j'ai failli avaler une arte plus longue et plus acre qu'un +stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer temps de mon gosier. Les dieux +m'aiment! + +--Ne dis-tu pas, ma Dros, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en +souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmit des hommes. L'amour +suppose chez celui qui l'prouve le sentiment d'une intime misre. +C'est par lui que se trahit la faiblesse des tres. L'amour qu'ils +ressentent pour Dros est une grande preuve de l'imperfection des +dieux. + +A ces mots, Dros se mit dans une grande colre: + +--Nicias, ce que tu dis l est inepte et ne rpond rien. C'est, +d'ailleurs, ton caractre de ne point comprendre ce qu'on dit et de +rpondre des paroles dpourvues de sens. + +Nicias souriait encore: + +--Parle, parle, ma Dros. Quoi que tu dises, il faut te rendre grce +chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles! + +A ce moment, un grave vieillard, ngligemment vtu, la dmarche lente +et la tte haute, entra dans la salle et promena sur les convives un +regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place son ct, +sur son propre lit + +--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu compos ce mois-ci un +nouveau trait de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le +quatre-vingt-douzime sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une +main attique. + +Eucrite rpondit, en caressant sa barbe d'argent: + +--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer +les dieux immortels. + + +DORION + +Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stociens. Grave et +blanc, il s'lve au milieu de nous comme une image des anctres! Il +est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne +sont point entendues. + + +EUCRITE + +Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en +ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et +dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux +des Csars savent encore rgner sur eux-mmes, vivre libres et goter +dans le dtachement des choses une flicit sans limites. Plusieurs +font revivre en eux pictte et Marc Aurle. Mais, s'il tait vrai que +la vertu ft jamais teinte sur la terre, en quoi sa perte +intresserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dpendait pas de moi +qu'elle durt ou prt? Les fous seuls, Dorion, placent leur flicit +hors de leur pouvoir. Je ne dsire rien que ne veuillent les dieux et +je dsire tout ce qu'ils veulent. Par l, je me rends semblable eux +et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu prit, je +consens qu'elle prisse et ce consentement me remplit de joie comme le +suprme effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma +sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus prcieuse que +le modle; elle aura cot plus de soins et de plus grands travaux. + + +NICIAS + +J'entends. Tu t'associes la Providence cleste. Mais si la vertu +consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par +laquelle les disciples de Znon prtendent se rendre semblables aux +dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le +boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stocisme. + + +EUCRITE + +Nicias, tu railles et, comme ton ordinaire, tu excelles te moquer. +Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et +comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand prtre, et si la +grenouille, sagement inspire, parvient l'galer, ne sera-t-elle +pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te dfendre +d'admirer une bestiole si gnreuse? + +Quatre serviteurs posrent sur la table un sanglier couvert encore de +ses soies. Des marcassins, faits de pte cuite au four, entourant la +bte comme s'ils voulaient tter, indiquaient que c'tait une laie. + +Znothmis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de +lui-mme se joindre nous. L'illustre Paphnuce, qui mne dans la +solitude une vie prodigieuse, est notre hte inattendu. + + +COTTA + +Dis mieux, Znothmis. La premire place lui est due, puisqu'il est +venu sans tre invit. + + +ZNOTHMIS + +Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particulire +amiti et rechercher ce qui peut lui tre le plus agrable. Or, il est +certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au +parfum des belles penses. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en +amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de +Jsus crucifi. Pour moi, je m'y prterai d'autant plus volontiers que +cette doctrine m'intresse vivement par le nombre et la diversit des +allgories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre, +elle est pleine de vrits et j'estime que les livres des chrtiens +abondent en rvlations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, +accorder un prix gal aux livres des Juifs. Ceux-l furent inspirs, +non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais +gnie, Iaveh, qui les dicta, tait un de ces esprits qui peuplent +l'air infrieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons; +mais il les surpassait tous en ignorance et en frocit. Au contraire, +le serpent aux ailes d'or, qui droulait autour de l'arbre de la +science sa spirale d'azur, tait ptri de lumire et d'amour. Aussi, +la lutte tait-elle invitable entre ces deux puissances, celle-ci +brillante et l'autre tnbreuse. Elle clata dans les premiers jours +du monde. Dieu venait peine de rentrer dans son repos, Adam et ve +le premier homme et la premire femme vivaient heureux et nus au +jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les +gouverner, eux et toutes les gnrations qu've portait dj dans ses +flancs magnifiques. Comme il ne possdait ni le compas ni la lyre et +qu'il ignorait galement la science qui commande et l'art qui +persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions +difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et +ve, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et +leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut piti d'eux et +rsolut de les instruire, afin que, possdant la science, ils ne +fussent plus abuss par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare +prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque +dsespre. Le bienveillant dmon la tenta pourtant. A l'insu de +Iaveh, qui prtendait tout voir mais dont la vue en ralit n'tait +pas bien perante, il s'approcha des deux cratures, charma leurs +regards par la splendeur de sa cuirasse et l'clat de ses ailes. Puis +il intressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des +figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont +les proprits admirables ont t reconnues depuis par les Grecs. +Adam, mieux qu've, mditait sur ces figures. Mais quand le serpent, +s'tant mis parler, enseigna les vrits les plus hautes, celles qui +ne se dmontrent pas, il reconnut qu'Adam, ptri de terre rouge, tait +d'une nature trop paisse pour percevoir ces subtiles connaissances et +que ve, au contraire, plus tendre et plus sensible, en tait aisment +pntre. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin +de l'initier la premire... + + +DORION + +Souffre, Znothmis, que je t'arrte ici. J'ai d'abord reconnu dans le +mythe que tu nous exposes, un pisode de la lutte de Pallas Athn +contre les gants. Iaveh ressemble beaucoup Typhon, et Pallas est +reprsente par les Athniens avec un serpent son ct. Mais ce que +tu viens de dire m'a fait douter tout coup de l'intelligence ou de +la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possd la +sagesse, l'aurait-il confie une petite tte femelle, incapable de +la contenir? Je croirai plutt qu'il tait, comme Iaveh, ignorant et +menteur et qu'il choisit ve parce qu'elle tait facile sduire et +qu'il supposait Adam plus d'intelligence et de rflexion. + + +ZNOTHMIS + +Sache, Dorion, que c'est, non par la rflexion et l'intelligence, mais +bien par le sentiment qu'on atteint les vrits les plus hautes et les +plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins rflchies, +mais plus sensibles que les hommes, s'lvent-elles plus facilement +la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophtie +et ce n'est pas sans raison qu'on reprsente quelquefois Apollon +Citharde, et Jsus de Nazareth, vtus comme des femmes, d'une robe +flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises, +Dorion, en prfrant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumire, +cette ve plus blanche que le lait et que les toiles. Elle l'couta +docilement et se laissa conduire l'arbre de la science dont les +rameaux s'levaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme +une rose. Cet arbre tait couvert de feuilles qui parlaient toutes +les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un +concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initis qui s'en +nourrissaient la connaissance des mtaux, des pierres, des plantes +ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils taient de +flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les +porter leurs lvres. Or, ayant cout docilement les leons du +serpent, ve s'leva au-dessus des vaines terreurs et dsira goter +aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam, +qu'elle aimait, ne lui devnt pas infrieur, elle le prit par la main +et le conduisit l'arbre merveilleux. L, cueillant une pomme +ardente, elle y mordit et la tendit ensuite son compagnon. Par +malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les +surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une +effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il tait +craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans +l'air infrieur que ces deux tres dbiles en furent consterns. Le +fruit chappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du +malheureux, lui dit: Je veux ignorer et souffrir avec toi. Iaveh +triomphant maintint Adam et ve et toute leur semence dans la stupeur +et dans l'pouvante. Son art, qui se rduisait fabriquer de +grossiers mtores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et +gomtre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la +cruaut et fit rgner le mal sur la terre. Il poursuivit Can et ses +fils, parce qu'ils taient industrieux; il extermina les Philistins +parce qu'ils composaient des pomes orphiques et des fables comme +celles d'sope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la +beaut, et le genre humain expia pendant de longs sicles, dans le +sang et les larmes, la dfaite du serpent ail. Heureusement il se +trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et +Platon, qui retrouvrent, par la puissance du gnie, les figures et +les ides que l'ennemi de Iaveh avait tent vainement d'enseigner la +premire femme. L'esprit du serpent tait en eux; c'est pourquoi le +serpent, comme l'a dit Dorion, est honor par les Athniens. Enfin, +dans des jours plus rcents, parurent, sous une forme humaine, trois +esprits clestes, Jsus de Galile, Basilide et Valentin, qui il fut +donn de cueillir les fruits les plus clatants de cet arbre de la +science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au +fate des cieux. C'est ce que j'avais dire pour venger les chrtiens + qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs. + + +DORION + +Si je t'ai bien entendu, Znothmis, trois hommes admirables, Jsus, +Basilide et Valentin, ont dcouvert des secrets qui restaient cachs +Pythagore, Platon, tous les philosophes de la Grce et mme au +divin picure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines +terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois +mortels acquirent des connaissances qui avaient chapp la +mditation des sages. + + +ZNOTHMIS + +Faut-il donc te rpter, Dorion, que la science et la mditation ne +sont que les premiers degrs de la connaissance et que l'extase seule +conduit aux vrits ternelles? + + +HERMODORE + +Il est vrai, Znothmis, l'me se nourrit d'extase comme la cigale de +rose. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier +ravissement. Car l'homme est triple, compos d'un corps matriel, +d'une me plus subtile mais galement matrielle, et d'un esprit +incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu +subitement au silence et la solitude, puis traversant au vol les +jardins de son me, l'esprit se rpand en Dieu, il gote les dlices +d'une mort anticipe ou plutt de la vie future, car mourir, c'est +vivre, et dans cet tat, qui participe de la puret divine, il possde + la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unit +qui est tout. Il est parfait. + + +NICIAS + +Cela est admirable. Mais, vrai dire, Hermodore, je ne vois pas +grande diffrence entre le tout et le rien. Les mots mme me semblent +manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement +au nant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection +cote trs cher: on la paye de tout son tre, et pour l'obtenir il +faut cesser d'exister. C'est l une disgrce laquelle Dieu lui-mme +n'a pas chapp depuis que les philosophes se sont mis en tte de le +perfectionner. Aprs cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de +ne pas tre. nous ignorons par l mme ce que c'est que d'tre. Nous +ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre. +Je croirais, en dpit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au +contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis +cte cte sous l'amas des contradictions qu'ils ont entasses, comme +Plion sur Ossa. + + +COTTA + +J'aime beaucoup la philosophie et je l'tudie mes heures de loisir. +Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicron. Esclaves, +versez le vin miell! + + +CALLICRATE + +Voil une chose singulire! Quand je suis jeun, je songe au temps o +les potes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et +l'eau m'en vient la bouche. Mais ds que j'ai got le vin opime que +tu nous verses abondamment, gnreux Lucius, je ne rve que luttes +civiles et combats hroques. Je rougis de vivre en des temps sans +gloire, j'invoque la libert et je rpands mon sang en imagination +avec les derniers Romains dans les champs de Philippes. + + +COTTA + +Au dclin de la rpublique, mes aeux sont morts avec Brutus pour la +libert. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la libert du +peuple romain n'tait pas, en ralit, la facult de le gouverner +eux-mmes. Je ne nie pas que la libert ne soit pour une nation le +premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un +gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exerc +pendant quarante ans les plus hautes charges de l'tat et ma longue +exprience m'a enseign que le peuple est opprim quand le pouvoir est +faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhteurs, s'efforcent +d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime dtestable. Si la +volont d'un seul s'exerce parfois d'une faon funeste, le +consentement populaire rend toute rsolution impossible. Avant que la +majest de la paix romaine couvrt le monde, les peuples ne furent +heureux que sous d'intelligents despotes. + + +HERMODORE + +Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de +gouvernement et qu'on n'en saurait dcouvrir, puisque les Grecs +ingnieux, qui conurent tant de formes heureuses, ont cherch +celle-l sans pouvoir la trouver. A cet gard, tout espoir nous est +dsormais interdit. On reconnat des signes certains que le monde +est prs de s'abmer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous +tait donn, Lucius, d'assister l'agonie terrible de la +civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient +l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la +joie cruelle de nous regarder mourir. + + +COTTA + +Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des +flaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne arme et de +bonnes finances... + + +HERMODORE + +Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie +facile. Les cits qu'difirent le gnie hellnique et la patience +latine seront bientt saccages par des sauvages ivres. Il n'y aura +plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront +renverses dans les temples et dans les mes. Ce sera la nuit de +l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates +se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains +cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les +Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abme. +Cette vieille gypte qui a t le berceau du monde en sera l'hypoge; +Srapis, dieu de la mort, recevra les suprmes adorations des mortels +et j'aurai t le dernier prtre du dernier dieu. + +A ce moment une figure trange souleva la tapisserie, et les convives +virent devant eux un petit homme bossu dont le crne chauve s'levait +en pointe. Il tait vtu, la mode asiatique, d'une tunique d'azur et +portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges, +semes d'toiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien, +et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de +sa tte et plit d'pouvant. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des +dmons, ni les blasphmes des paens, ni les erreurs horribles des +philosophes, le seule prsence de l'hrtique tonna son courage. Il +voulut fuir, mais son regard ayant rencontr celui de Thas, il se +sentit soudain rassur. Il avait lu dans l'me de la prdestine et +compris que celle qui allait devenir une sainte le protgeait dj. Il +saisit un pan de la robe qu'elle laissait traner sur le lit, et pria +mentalement le Sauveur Jsus. + +Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on +nommait le Platon des chrtiens. Hermodore lui parla le premier: + +--Trs illustre Marcus, nous nous rjouissons tous de te voir parmi +nous et l'on peut dire que tu viens propos. Nous ne connaissons de +la doctrine des chrtiens que ce qui en est publiquement enseign. Or, +il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que +pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les +principaux mystres de la religion que tu professes. Notre cher +Znothmis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout +l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne +lui a point fait de rponse et nous ne devons pas en tre surpris, +puisque notre hte est vou au silence et que le Dieu a scell sa +langue dans le dsert. Mais toi, Marcus, qui as port la parole dans +les synodes des chrtiens et jusque dans les conseils du divin +Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosit en nous +rvlant les vrits philosophiques qui sont enveloppes dans les +fables des chrtiens. La premire de ces vrits n'est-elle pas +l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois +fermement? + + +MARCUS + +Oui, vnrables frres, je crois en un seul Dieu, non engendr, seul +ternel, principe de toutes choses. + + +NICIAS + +Nous savons, Marcus, que ton Dieu a cr le monde. Ce fut, certes, une +grande crise dans son existence. Il existait dj depuis une ternit +avant d'avoir pu s'y rsoudre. Mais, pour tre juste, je reconnais que +sa situation tait des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer +inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver + lui-mme sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est dcid +agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait +une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y +est pris pour crer le monde. + + +MARCUS + +Ceux qui, sans tre chrtiens, possdent, comme Hermodore et +Znothmis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas +cr le monde directement et sans intermdiaire. Il a donn naissance + un fils unique, par qui toutes choses ont t faites. + + +HERMODORE + +Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indiffremment ador sous les noms +d'Herms, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jsus. + + +MARCUS + +Je ne serais point chrtien si je lui donnais d'autres noms que ceux +de Jsus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais +il n'est pas ternel, puisqu'il a eu un commencement; quant penser +qu'il existait avant d'tre engendr, c'est une absurdit qu'il faut +laisser aux mulets de Nice et l'ne rtif qui gouverna trop +longtemps l'glise d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase. + +A ces mots, Paphnuce, blme et le front baign d'une sueur d'agonie, +fit le signe de la croix et persvra dans son silence sublime. + +Marcus poursuivit: + +--Il est clair que l'inepte symbole de Nice attente la majest du +Dieu unique, en l'obligeant partager ses indivisibles attributs avec +sa propre manation, le mdiateur par qui toutes choses furent faites. +Renonce railler le Dieu vrai des chrtiens, Nicias; sache, que, pas +plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce +n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jsus qui, ayant cr le +monde, vint ensuite rparer son ouvrage. Car la cration ne pouvait +tre parfaite et le mal s'y tait ml ncessairement au bien. + + +NICIAS + +Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal? + +Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras tendu +sur la nappe, montra un petit ne, en mtal de Corinthe, qui portait +deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives +noires. + +--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agrablement flatt par +le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci +soient claires et celles-l sombres. Mais si elles taient doues de +pense et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une +olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des +olives noires dtesterait le peuple des olives blanches. Nous en +jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux +sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des +choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un +bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout +tait beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du +mal, ainsi que l'a dmontr le second Platon, plus grand que le +premier. + + +EUCRITE + +Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont +il ne dtruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le mchant qui +le fait et qui pouvait ne pas le faire. + + +COTTA + +Par Jupiter! voil un bon raisonnement! + + +EUCRITE + +Le monde est la tragdie d'un excellent pote. Dieu qui la composa, a +dsign chacun de nous pour y jouer un rle. S'il veut que tu sois +mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a +t assign. + + +NICIAS + +Assurment il sera bon que le boiteux de la tragdie boite comme +Hphaistos; il sera bon que l'insens s'abandonne aux fureurs d'Ajax, +que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phdre, que le +tratre trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand +la pice sera joue, tous les acteurs, rois, justes, tyrans +sanguinaires, vierges pieuses, pouses impudiques, citoyens magnanimes +et lches assassins recevront du pote une part gale de +flicitations. + + +EUCRITE + +Tu dnatures ma pense, Nicias, et changes une belle jeune fille en +gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la +justice et les lois ternelles. + + +ZNOTHMIS + +Pour moi, mes amis, je crois la ralit du bien et du mal. Mais je +suis persuad qu'il n'est pas une seule action humaine, ft-ce le +baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rdemption. Le mal +concourt au salut final des hommes, et en cela, il procde du bien et +participe des mrites attachs au bien. C'est ce que les chrtiens ont +admirablement exprim par le mythe de cet homme au poil roux qui pour +trahir son matre lui donna le baiser de paix, et assura par un tel +acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, mon sens, plus +injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le +tapissier poursuivent le plus malheureux des aptres de Jsus, sans +songer que le baiser de l'Iscariote, annonc par Jsus lui-mme, tait +ncessaire selon leur propre doctrine la rdemption des hommes et +que, si Judas n'avait pas reu la bourse de trente sicles, la sagesse +divine tait dmentie, la Providence due, ses desseins renverss et +le monde rendu au mal, l'ignorance, la mort. + + +MARCUS + +La sagesse divine avait prvu que Judas, libre de ne pas donner le +baiser du tratre, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a +employ le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'difice +merveilleux de la rdemption. + + +ZNOTHMIS + +Je t'ai parl tout l'heure, Marcus, comme si je croyais que la +rdemption des hommes avait t accomplie par Jsus crucifi, parce +que je sais que telle est la croyance des chrtiens et que j'entrais +dans leur pense pour mieux saisir le dfaut de ceux qui croient la +damnation ternelle de Judas. Mais en ralit Jsus n'est mes yeux +que le prcurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystre de la +rdemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux +de l'entendre, comment il s'est vritablement accompli sur la terre. + +Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges +athniennes avec les corbeilles sacres de Crs, douze jeunes filles, +portant sur leur tte des paniers de grenades et de pommes, entrrent +dans la salle d'un pas lger dont la cadence tait marque par une +flte invisible. Elles posrent les paniers sur la table, la flte se +tut et Znothmis parla de la sorte: + +--Quand Eunoia, la pense de Dieu, eut cr le monde, elle confia aux +anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardrent point la +srnit qui convient aux matres. Voyant que les filles des hommes +taient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et +ils s'unirent elles. De ces hymens sortit une race violente qui +couvrit la terre d'injustice et de cruauts, et la poussire des +chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une +tristesse infinie: + + --Voil donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers +le monde. Mes enfants sont plongs par ma faute dans la vie amre. +Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu mme, qui ne +pense que par serait impuissant leur rendre la puret premire. Ce +qui est fait est fait, et la cration est jamais manque. Du moins, +je n'abandonnerai pas mes cratures. Si je ne puis les rendre +heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. +Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les +humilient, je prendrai moi-mme un corps semblable aux leurs et j'irai +vivre parmi elles. + + Ayant ainsi parl, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans +le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et dbile et reut le nom +d'Hlne. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientt en grce +et en beaut, et devint la plus dsire des femmes, comme elle l'avait +rsolu, afin d'tre prouve dans son corps mortel par les plus +illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents, +elle se dvoua au rapt et l'adultre en expiation de tous les +adultres, de toutes les violences, de toutes les iniquits, et causa +par sa beaut la ruine des peuples, pour que Dieu pt pardonner les +crimes de l'univers. Et jamais la pense cleste, jamais Eunoia ne fut +si adorable qu'aux jours o, femme, elle se prostituait aux hros et +aux bergers. Les potes devinaient sa divinit, quand ils la +peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui +faisaient cette invocation: me sereine comme le calme des mers! + + C'est ainsi qu'Eunoia fut entrane par la piti dans le mal et dans +la souffrance. Elle mourut, et les Lacdmoniens montrent son tombeau, +car elle devait connatre la mort aprs la volupt et goter tous les +fruits amers qu'elle avait sems. Mais, s'chappant de la chair +dcompose d'Hlne, elle s'incarna dans une autre forme de femme et +s'offrit de nouveau tous les outrages. Ainsi, passant de corps en +corps, et traversant parmi nous les ges mauvais, elle prend sur elle +les pchs du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attache nous +par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle oprera +sa rdemption et la ntre, et nous ravira, suspendus sa blanche +poitrine, dans la paix du ciel reconquis. + + +HERMODORE + +Ce mythe ne m'tait point inconnu. Il me souvient qu'on a cont qu'en +une de ses mtamorphoses, cette divine Hlne vivait auprs du +magicien Simon, sous Tibre empereur. Je croyais toutefois que sa +dchance tait involontaire et que les anges l'avaient entrane dans +leur chute. + + +ZNOTHMIS + +Hermodore, il est vrai que des hommes mal initis aux mystres ont +pens que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre dchance. +Mais, s'il en tait ainsi qu'ils prtendent, Eunoia ne serait pas la +courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le +pain imbib du vin de nos hontes, l'offrande agrable, le sacrifice +mritoire, l'holocauste dont la fume monte vers Dieu. S'ils n'taient +point volontaires ses pchs n'auraient point de vertu. + + +CALLICRATE + +Mais veux-tu que je t'apprenne, Znothmis, dans quel pays, sous quel +nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hlne toujours +renaissante? + + +ZNOTHMIS + +Il faut tre trs sage pour dcouvrir un tel secret. Et la sagesse, +Callicrate, n'est pas donne aux potes, qui vivent dans le monde +grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et +de vaines images. + + +CALLICRATE + +Crains d'offenser les dieux, impie Znothmis; les potes leur sont +chers. Les premires lois furent dictes en vers par les immortels +eux-mmes, et les oracles des dieux sont des pomes. Les hymnes ont +pour les oreilles clestes d'agrables sons. Qui ne sait que les +potes sont des devins et que rien ne leur est cach? tant pote +moi-mme et ceint du laurier d'Apollon, je rvlerai tous la +dernire incarnation d'Eunoia. L'ternelle Hlne est prs de vous: +elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoude aux +coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont +des larmes, les lvres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux +jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui +Thas. + + +PHILINA + +Que dis-tu, Callicrate? Notre chre Thas aurait connu Pris, Mlnas +et les Achens aux belles cnmides qui combattaient devant Ilion! +tait-il grand, Thas, le cheval de Troie? + + +ARISTOBULE + +Qui parle d'un cheval? + +--J'ai bu comme un Thrace! s'cria Chras. Et il roula sous la table. +Callicrate, levant sa coupe: + +--Je bois aux Muses hliconiennes, qui m'ont promis une mmoire que +n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale! + +Le vieux Cotta dormait et sa tte chauve se balanait lentement sur +ses larges paules. + +Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique. +Il s'approcha en chancelant du lit de Thas: + +--Thas, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme. + + +THAS + +Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout l'heure? + + +DORION + +Parce que j'tais jeun. + + +THAS + +Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne +t'aime pas. + +Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprs de Dros +qui l'appelait du regard pour l'enlever son amie. Znothmis prenant +la place quitte donna Thas un baiser sur la bouche. + + +THAS + +Je te croyais plus vertueux. + + +ZNOTHMIS + +Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus aucune loi. + + +THAS + +Mais ne crains-tu pas de souiller ton me dans les bras d'une femme? + + +ZNOTHMIS + +Le corps peut cder au dsir, sans que l'me en soit occupe. + + +THAS + +Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'me. Tous ces philosophes +sont des boucs! + +Les lampes s'teignaient une une. Un jour ple, qui pntrait par +les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux +gonfls des convives. Aristobule, tomb les poings ferms ct de +Chras, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule. +Znothmis pressait dans ses bras Philina dfaite. Dorion versait sur +la gorge nue de Dros des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis +de la blanche poitrine agite par le rire et que le philosophe +poursuivait avec ses lvres pour les boire sur la chair glissante. +Eucrite se leva; et posant le bras sur l'paule de Nicias, il +l'entrana au fond de la salle. + +--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, quoi penses-tu? + +--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins +d'Adonis. + +--Que veux-tu dire? + +--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque anne de petits +jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Vnus des +rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et +se fanent. + +--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est +folie de s'attacher ce qui passe. + +--Si la beaut n'est qu'une ombre le dsir n'est qu'un clair. Quelle +folie y a-t-il dsirer la beaut? N'est-il pas raisonnable, au +contraire, que ce qui passe aille ce qui ne dure pas et que l'clair +dvore l'ombre glissante? + +--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi: +sois libre. C'est par l qu'on est homme. + +--Comment peut-on tre libre, Eucrite, quand on a un corps? + +--Tu le verras tout l'heure, mon fils. Tout l'heure tu diras: +Eucrite tait libre. + +Le vieillard parlait adoss une colonne de porphyre, le front +clair par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus, +s'tant approchs, se tenaient devant lui ct de Nicias, et tous +quatre, indiffrents aux rires et aux cris des buveurs, +s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de +sagesse que Marcus lui dit: + +--Tu es digne de connatre le vrai Dieu. + +Eucrite rpondit: + +--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage. + +Puis ils parlrent de la mort. + +--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occup me corriger +moi-mme et attentif tous mes devoirs. Devant elle, je lverai au +ciel mes mains pures et je dirai aux dieux: + +Vos images, dieux, que vous avez poses dans le temple de mon me, je +ne les ai point souilles; j'y ai suspendu mes penses ainsi que des +guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vcu en conformit +avec votre providence. J'ai assez vcu. + +En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage +resplendissait de lumire. + +Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allgresse +profonde: + +--Dtache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mre qui tombe, en +rendant grce l'arbre qui l'a porte et en bnissant la terre sa +nourrice! + +A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea +dans sa poitrine. + +Quand ceux qui l'coutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du +fer avait pntr dans le coeur du sage; Eucrite tait entr dans le +repos. Hermodore et Nicias portrent le corps ple et sanglant sur un +des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des +grognements des convives drangs dans leur assoupissement et des +souffles de volupt touffs dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta, +rveill de son lger sommeil de soldat, tait dj auprs du cadavre, +examinant la plaie et criant: + +--Qu'on appelle mon mdecin Ariste! + +Nicias secoua la tte: + +--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent +aimer. Il a, comme nous tous, obi l'ineffable dsir. Et le voil +maintenant semblable aux dieux qui ne dsirent rien. + +Cotta se frappait le front: + +--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'tat, quelle +aberration! + +Cependant Paphnuce et Thas taient rests immobiles, muets, cte +cte, l'me dbordant de dgot, d'horreur et d'esprance. + +Tout coup le moine saisit par la main la comdienne; enjamba avec +elle les ivrognes abattus prs des tres accoupls et, les pieds dans +le vin et le sang rpandus, il l'entrana dehors. + +Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades +s'tendaient des deux cts de la voie solitaire, domines au loin par +le fate tincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la +chausse, tranaient a et l des couronnes effeuilles et des torches +teintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce +arracha avec dgot sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous +ses pieds. + +--Tu les a entendus, ma Thas! s'cria-t-il Ils ont crach toutes les +folies et toutes les abominations. Ils ont tran le divin Crateur de +toutes choses aux gmonies des dmons de l'enfer, ni impudemment le +bien et le mal, blasphm Jsus et vant Judas. Et le plus infme de +tous, le chacal des tnbres, la bte puante, l'arien plein de +corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un spulcre. Ma Thas, +tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de +leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les +talons des esclaves; tu les as vues, ces btes accouples sur les +tapis souills de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard +insens, rpandre un sang plus vil que le vin rpandu dans la +dbauche, et se jeter au sortir de l'orgie la face du Christ +inattendu! Louanges Dieu! Tu as regard l'erreur et tu as connu +qu'elle tait hideuse. Thas, Thas, Thas, rappelle-toi les folies de +ces philosophes, et dis si tu veux dlirer avec eux. Rappelle-toi les +regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux +guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable +elles! + +Thas, le coeur soulev des dgots de cette nuit, et ressentant +l'indiffrence et la brutalit des hommes, la mchancet des femmes, +le poids des heures, soupirait: + +--Je suis fatigue mourir, mon pre! O trouver le repos? Je me +sens le front brlant, la tte vide et les bras si las que je n'aurais +pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre porte +de ma main... + +Paphnuce la regardait avec bont: + +--Courage, ma soeur: l'heure du repos se lve pour toi, blanche et +pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux. + +Ils approchaient de la maison de Thas et voyaient dj, au-dessus du +mur, les ttes des platanes et des trbinthes, qui entouraient la +grotte des Nymphes, frissonner dans la rose au souffle du matin. Une +place publique tait devant eux, dserte, entoure de stles et de +statues votives, et portant ses extrmits des bancs de marbre en +hmicycle, et que soutenaient des chimres. Thas se laissa tomber sur +un de ces bancs. Puis, levant vers le moine un regard anxieux, elle +demanda: + +--Que faut-il faire? + +--Il faut, rpondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher. +Il te dtache du sicle comme le vendangeur cueille la grappe qui +pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin +parfum. coute: il est, douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident, +non loin de la mer, un monastre de femmes dont la rgle, +chef-d'oeuvre de sagesse, mriterait d'tre mise en vers lyriques et +chante aux sons du thorbe et des tambourins. On peut dire justement +que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds terre, ont le +front dans le ciel. Elles mnent en ce monde la vie des anges. Elle +veulent tre pauvres afin que Jsus les aime, modestes afin qu'il les +regarde, chastes afin qu'il les pouse. Il les visite chaque jour en +habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel +enfin qu'il se montra Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te +conduirai aujourd'hui mme dans ce monastre, ma Thas, et bientt +unie ces saintes filles, tu partageras leurs clestes entretiens. +Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mre, la +pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: Ma fille, sois +la bienvenue! + +La courtisane poussa un cri d'admiration: + +--Albine! une fille des Csars! La petite nice de l'empereur Carus! + +--Elle-mme! Albine qui, ne dans la pourpre, revtit la bure et, +fille des matres du monde, s'leva au rang de servante de +Jsus-Christ. Elle sera ta mre. + +Thas se leva et dit: + +--Mne-moi donc la maison d'Albine. + +Et Paphnuce, achevant sa victoire: + +--Certes je t'y conduirai et l, je t'enfermerai dans une cellule o +tu pleureras tes pchs. Car il ne convient pas que tu te mles aux +filles d'Albine avant d'tre lave de toutes tes souillures. Je +scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnire, tu attendras dans +les larmes que Jsus lui-mme vienne, en signe de pardon, rompre le +sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thas; et quel +tressaillement agitera la chair de ton me quand tu sentiras des +doigts de lumire se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs! + +Thas dit pour la seconde fois: + +--Mne-moi, mon pre, la maison d'Albine. + +Le coeur inond de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et +gota presque sans crainte le plaisir de contempler les choses cres; +ses yeux buvaient dlicieusement la lumire de Dieu, et des souffles +inconnus passaient sur son front. Tout coup, reconnaissant, l'un +des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on +entrait dans la maison de Thas, et songeant que les beaux arbres dont +il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il +vit en pense les impurets qui y avaient souill l'air, aujourd'hui +si lger et si pur, et son me en fut soudain si dsole qu'une rose +amre jaillit de ses yeux. + +--Thas, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tte. Mais nous ne +laisserons pas derrire nous les instruments, les tmoins, les +complices de tes crimes passs, ces tentures paisses, ces lits, ces +tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie? +Veux-tu qu'anims par des dmons, emports par l'esprit maudit qui est +en eux, ces meubles criminels courent aprs toi jusque dans le dsert? +Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des siges +infmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et +traverser les airs. Prisse tout ce qui vit ta honte! Hte-toi, Thas! +et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne tes esclaves de +dresser au milieu de cette place un bcher sur lequel nous brlerons +tout ce que ta demeure contient de richesses abominables. + +Thas y consentit. + +--Fais ce que tu veux, mon pre, dit-elle. Je sais que les objets +inanims servent parfois de sjour aux esprits. La nuit, certains +meubles parlent, soit en frappant des coups intervalles rguliers, +soit en jetant des petites lueurs semblables des signaux. Mais cela +n'est rien encore. N'as-tu pas remarqu, mon pre, en entrant dans la +grotte des Nymphes, droite, une statue de femme nue et prte se +baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tte +comme une personne vivante et reprendre aussitt son attitude +ordinaire. J'en ai t glace d'pouvante. Nicias, qui j'ai cont ce +prodige, s'est moqu de moi; pourtant il y a quelque magie en cette +statue, car elle inspira de violents dsirs un certain Dalmate que +ma beaut laissait insensible. Il est certain que j'ai vcu parmi des +choses enchantes et que j'tais expose aux plus grands prils, car +on a vu des hommes touffs par l'embrassement d'une statue d'airain. +Pourtant, il est regrettable de dtruire des ouvrages prcieux faits +avec une rare industrie, et si l'on brle mes tapis et mes tentures, +ce sera une grande perte. Il y en a dont la beaut des couleurs est +vraiment admirable et qui ont cot trs cher ceux qui me les ont +donns. Je possde galement des coupes, des statues et des tableaux +dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire prir. +Mais toi qui sais ce qui est ncessaire, fais ce que tu veux, mon +pre. + +En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu' la petite porte o tant +de guirlandes et de couronnes avaient t suspendues et, l'ayant fait +ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison. +Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils +avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre taient borgnes. +'avait t pour Thas un grand travail et un grand amusement de +runir ces quatre esclaves de mme race et atteints de la mme +infirmit. Quand ils servaient table, ils excitaient la curiosit +des convives, et Thas les forait conter leur histoire. Ils +attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les +valets d'curie, les veneurs, les porteurs de litire et les courriers +aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six +ngres d'un aspect froce, trois esclaves grecs, l'un grammairien, +l'autre pote et le troisime chanteur. Ils s'taient tous rangs en +ordre sur la place publique, quand accoururent les ngresses +curieuses, inquites, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue +jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et +tranant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces +chanettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves +blanches. Quand ils furent tous runis, Thas leur dit en montrant +Paphnuce: + +--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est +en lui et, si vous lui dsobissiez, vous tomberiez morts. + +Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du +dsert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et +fumante les impies qu'ils frappaient de leur bton. + +Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur +ressemblaient et dit aux autres: + +--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et +jetez-y ple-mle tout ce que contient la maison et la grotte. + +Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur matresse du +regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient +les uns contre les autres, en tas, coude coude, doutant si ce +n'tait pas une plaisanterie. + +--Obissez, dit le moine. + +Plusieurs taient chrtiens. Comprenant l'ordre qui leur tait donn, +ils allrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les +autres les imitrent sans dplaisir, car, tant pauvres, ils +dtestaient les richesses et avaient, d'instinct, le got de la +destruction. Comme dj ils levaient le bcher, Paphnuce dit Thas: + +--J'ai song un instant appeler le trsorier de quelque glise +d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom +d'glise et non souille par les btes ariennes), et lui donner tes +biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain +du crime en trsor de justice. Mais cette pense ne venait pas de +Dieu, et je l'ai repousse, et certes, ce serait trop grivement +offenser les bien-aimes de Jsus-Christ que de leur offrir les +dpouilles de la luxure. Thas, tout ce que tu as touch doit tre +dvor par le feu jusqu' l'me. Grces au ciel, ces tuniques, ces +voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la +mer, ne sentiront plus que les lvres et les langues des flammes. +Esclaves, htez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des +torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dpouille tes infmes +parures et va demander la plus humble de tes esclaves, comme une +faveur insigne, la tunique qu'elle revt pour nettoyer les planchers. + +Thas obit. Tandis que les Indiens agenouills soufflaient sur les +tisons, les ngres jetaient dans le bcher des coffres d'ivoire ou +d'bne ou de cdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des +couronnes, des guirlandes et des colliers. La fume montait en colonne +sombre comme dans les holocaustes agrables de l'ancienne loi. Puis le +feu qui couvait, clatant tout coup, fit entendre un ronflement de +bte monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencrent +dvorer leurs prcieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent +l'ouvrage; ils tranaient allgrement les riches tapis, les voiles +brods d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids +des tables, des fauteuils, des coussins pais, des lits aux chevilles +d'or. Trois robustes thiopiens accoururent tenant embrasses ces +statues colores des Nymphes dont l'une avait t aime comme une +mortelle; et l'on et dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et +quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se +brisrent sur les dalles, on entendit un gmissement. + +A ce moment, Thas parut, ses cheveux dnous coulant longs flots, +nu-pieds et vtue d'une tunique informe et grossire qui, pour avoir +seulement touch son corps, s'imprgnait d'une volupt divine. +Derrire elle, s'en venait un jardinier portant noy, dans sa barbe +flottante, un ros d'ivoire. + +Elle fit signe l'homme de s'arrter et s'approchant de Paphnuce, +elle lui montra le petit dieu: + +--Mon pre, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes? +Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son +poids d'or. Sa perte serait irrparable, car il n'y aura plus jamais +au monde un artiste capable de faire un si bel ros. Considre aussi, +mon pre, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le +traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai +pch, ce n'est pas par lui, mon pre, c'est contre lui. Jamais je ne +regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai +fait malgr sa dfense. Il ne permet pas aux femmes de se donner +ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit +l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit ros est joli! Comme il se +cache avec grce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui +m'aimait alors, me l'apporta en me disant: Il te parlera de moi. +Mais l'espigle me parla d'un jeune homme que j'avais connu Antioche +et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont pri sur ce +bcher, mon pre! Conserve cet ros et place-le dans quelque +monastre. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car +l'Amour sait naturellement s'lever aux clestes penses. + +Le jardinier, croyant dj le petit ros sauv, lui souriait comme +un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, +le lana dans les flammes en s'criant: + +--Il suffit que Nicias l'ait touch pour qu'il rpande tous les +poisons. + +Puis, saisissant lui-mme pleines mains les robes tincelantes, les +manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles, +les miroirs, les lampes, les thorbes et les lyres, il les jetait dans +ce brasier plus somptueux que le bcher de Sardanapale, pendant que, +ivres de la joie de dtruire, les esclaves dansaient en poussant des +hurlements sous une pluie de cendres et d'tincelles. + +Un un, les voisins, rveills par le bruit, ouvraient leurs fentres +et cherchaient, en se frottant les yeux, d'o venait tant de fume. +Puis ils descendaient demi vtus sur la place et s'approchaient du +bcher: + +--Qu'est cela? pensaient-ils. + +Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thas avait coutume +d'acheter des parfums ou des toffes, et ceux-l, tout inquiets, +allongeant leur tte jaune et sche, cherchaient comprendre. Des +jeunes dbauchs qui, revenant de souper, passaient par l, prcds +de leurs esclaves, s'arrtaient, le front couronn de fleurs, la +tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de +curieux, sans cesse accrue, sut bientt que Thas, sous l'inspiration +de l'abb d'Antino, brlait ses richesses avant de se retirer dans un +monastre. + +Les marchands songeaient: + +--Thas quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une +chose affreuse penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui +a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire? +A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats +Alexandrie? Cette Thas n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de +nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la +contraindre rester malgr elle dans cette ville. + +Les jeunes gens songeaient de leur ct: + +--Si Thas renonce aux jeux et l'amour, c'en est fait de nos plus +chers amusements. Elle tait la gloire dlicieuse, le doux honneur du +thtre. Elle faisait la joie de ceux mmes qui ne la possdaient pas. +Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas +de baisers dont elle ft tout fait absente, car elle tait la +volupt des volupts, et la seule pense qu'elle respirait parmi nous +nous excitait au plaisir. + +Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nomm Crons, qui +l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphmait le dieu +Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thas tait svrement +juge: + +--C'est une fuite honteuse! + +--Un lche abandon! + +--Elle nous retire le pain de la bouche. + +--Elle emporte la dot de nos filles. + +--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai +vendues. + +--Et les soixante robes qu'elle m'a commandes. + +--Elle doit tout le monde. + +--Qui reprsentera aprs elle Iphignie, lectre et Polyxne? Le beau +Polybe lui-mme n'y russira pas comme elle. + +--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close. + +--Elle tait la claire toile, la douce lune du ciel alexandrin. + +Les mendiants les plus clbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte +et paralytiques, taient maintenant rassembls sur la place; et, se +tranant dans l'ombre des riches, ils gmissaient: + +--Comment vivrons-nous quand Thas ne sera plus l pour nous nourrir? +Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents +malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient +en passant des poignes de pices d'argent. + +Des voleurs, rpandus dans la foule, poussaient des clameurs +assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le +dsordre et d'en profiter pour drober quelque objet prcieux. + +Seul, le vieux Tadde qui vendait la laine de Milet et le lin de +Tarente, et qui Thas devait une grosse somme d'argent, restait +calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le +regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. +Enfin, s'tant approch du jeune Crons, il le tira par la manche et +lui dit tout bas: + +--Toi, le prfr de Thas, beau seigneur, montre-toi et ne souffre +pas qu'un moine te l'enlve. + +--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'cria Crons. Je vais +parler Thas et sans me flatter, je pense qu'elle m'coutera un peu +mieux que ce Lapithe barbouill de suie. Place! Place, canaille! + +Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes, +foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu' Thas et la +tirant part: + +--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si +vraiment tu renonces l'amour. + +Mais Paphnuce se jetant entre Thas et Crons: + +--Impie, s'cria-t-il, crains de mourir si tu touches celle-ci: elle +est sacre, elle est la part de Dieu. + +--Va-t'en, cynocphale! rpliqua le jeune homme furieux; laisse-moi +parler mon amie, sinon je tranerai par la barbe ta carcasse obscne +jusque dans ce feu o je te grillerai comme une andouille. + +Et il tendit la main sur Thas. Mais repouss par le moine avec une +raideur inattendue, il chancela et alla tomber quatre pas en +arrire, au pied du bcher dans les tisons crouls. + +Cependant le vieux Tadde allait de l'un l'autre, tirant l'oreille +aux esclaves et baisant la main aux matres, excitant chacun contre +Paphnuce, et dj il avait form une petite troupe qui marchait +rsolument sur le moine ravisseur. Crons se releva, le visage noirci, +les cheveux brls, suffoqu de fume et de rage. Il blasphma les +dieux et se jeta parmi les assaillants, derrire lesquels les +mendiants rampaient en agitant leurs bquilles. Paphnuce fut bientt +enferm dans un cercle de poings tendus, de btons levs et de cris de +mort. + +--Au gibet! le moine, au gibet! + +--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif! + +Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur. + +--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la +colombe l'aigle du Seigneur. Mais plutt imitez cette femme et, +comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux +faux biens que vous croyez possder et qui vous possdent. Htez-vous: +les jours sont proches et la patience divine commence se lasser. +Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur +les pas de Thas. Dtestez vos crimes qui sont aussi grands que les +siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, +illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une +prostitue? Vous n'tes tous que de vivantes immondices et c'est par +un miracle de la bont cleste que vous ne vous rpandez pas soudain +en ruisseaux de boue. + +Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il +semblait que des charbons ardents sortissent de ses lvres, et ceux +qui l'entouraient l'coutaient malgr eux. + +Mais le vieux Tadde ne restait point oisif. Il ramassait des pierres +et des cailles d'hutres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et, +n'osant les jeter lui-mme, il les glissait dans la main des +mendiants. Bientt les cailloux volrent et une coquille, adroitement +lance, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette +sombre face de martyr, dgouttait, pour un nouveau baptme, sur la +tte de la pnitente, et Thas, oppresse par l'treinte du moine, sa +chair dlicate froisse contre le rude cilice, sentait courir en elle +les frissons de l'horreur et de la volupt. + +A ce moment, un homme lgamment vtu, le front couronn d'ache, +s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'cria: + +--Arrtez! arrtez! Ce moine est mon frre! + +C'tait Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite, +et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans +trop de surprise (car il ne s'tonnait de rien) le bcher fumant, +Thas vtue de bure et Paphnuce lapid. + +Il rptait: + +--Arrtez, vous dis-je; pargnez mon vieux condisciple; respectez la +chre tte de Paphnuce. + +Mais, habitu aux subtils entretiens des sages, il n'avait point +l'imprieuse nergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'couta +point. Une grle de cailloux et d'cailles tombait sur le moine qui, +couvrant Thas de son corps, louait le Seigneur dont la bont lui +changeait les blessures en caresses. Dsesprant de se faire entendre +et trop assur de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit +par la persuasion, Nicias se rsignait dj laisser faire aux dieux, +en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tte d'user +d'un stratagme que son mpris des hommes lui avait tout coup +suggr. Il dtacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonfle +d'or et d'argent, tant celle d'un homme voluptueux et charitable; +puis il courut tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les +pices leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant +leur fureur tait vive; mais peu peu leurs regards se tournrent +vers l'or qui tintait et bientt leurs bras amollis ne menacrent plus +leur victime. Voyant qu'il avait attir leurs yeux et leurs mes, +Nicias ouvrit la bourse et se mit jeter dans la foule quelques +pices d'or et d'argent. Les plus avides se baissrent pour les +ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succs, lana +adroitement et l les deniers et les drachmes. Au son des pices de +mtal qui rebondissaient sur le pav, la troupe des perscuteurs se +rua terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient l'envi, +tandis que, groups autour de Crons, les patriciens regardaient ce +spectacle en clatant de rire. Crons lui-mme y perdit sa colre. Ses +amis encourageaient les rivaux prosterns, choisissaient des champions +et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils +excitaient ces misrables comme on fait des chiens qui se battent. Un +cul-de-jatte ayant russi saisir un drachme, des acclamations +s'levrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mmes +jeter des pices de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place +qu'une infinit de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient +comme les lames d'une mer dmonte. Paphnuce tait oubli. + +Nicias courut lui, le couvrit de son manteau et l'entrana avec +Thas dans des ruelles o ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent +quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils +ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste: + +--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thas veut suivre loin +de nous mon farouche ami. + +--Il est vrai, Nicias, rpondit Thas, je suis fatigue de vivre avec +des hommes comme toi, souriants, parfums, bienveillants, gostes. Je +suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu. +J'ai prouv que la joie n'tait pas la joie et voici que cet homme +m'enseigne qu'en la douleur est la vritable joie. Je le crois, car il +possde la vrit. + +--Et moi, me amie, reprit Nicias, en souriant, je possde les +vrits. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que +lui, et n'en suis, vrai dire, ni plus fier ni plus heureux. + +Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants: + +--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrmement ridicule, +ni mme tout fait draisonnable. Et si je compare ma vie la +tienne, je ne saurais dire laquelle est prfrable en soi. Je vais +tout l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront +prpar, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour +la centime fois, quelque fable milsienne ou quelque trait de +Mtrodore. Toi, tu regagneras ta cellule o, t'agenouillant comme un +chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation +depuis longtemps mches et remches, et le soir, tu avaleras des +raves sans huile. Eh bien! trs cher, en accomplissant ces actes, +dissemblables quant aux apparences, nous obirons tous deux au mme +sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous +rechercherons tous deux notre volupt et nous nous proposerons une fin +commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise +grce te donner tort, chre tte, si je me donne raison. + + Et toi, ma Thas, va et rjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il +est possible, dans l'abstinence et dans l'austrit que tu ne l'as t +dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame +digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obissant notre +nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espce +de satisfaction, tu auras got dans la vie, chre Thas, des volupts +contraires qu'il est rarement donn la mme personne de connatre. +En vrit, je voudrais tre pour une heure un saint de l'espce de +notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc, +Thas! Va o te conduisent les puissances secrtes de ta nature et de +ta destine. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais +l'inanit; mais puis-je te donner mieux que des regrets striles et de +vains souhaits pour prix des illusions dlicieuses qui m'enveloppaient +jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma +bienfaitrice! adieu, bont qui s'ignore, vertu mystrieuse, volupt +des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait +jamais jetes, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde +dcevant. + +Tandis qu'il parlait, une sombre colre couvait dans le coeur du +moine; elle clata en imprcations. + +--Va-t'en, maudit! Je te mprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer, +mille fois plus mchant que ces pauvres gars qui, tout l'heure, me +jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils +faisaient et la grce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour +descendre dans leurs coeurs. Mais toi, dtestable Nicias, tu n'es que +venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le +dsespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de +blasphmes qu'il n'en sort en tout un sicle des lvres fumantes de +Satan. Arrire, rprouv! + +Nicias le regardait avec tendresse. + +--Adieu, mon frre, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu' +l'vanouissement final les trsors de ta foi, de ta haine et de ton +amour! Adieu! Thas: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton +souvenir. + +Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui +avoisinent la grande ncropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers +funbres. Leurs boutiques taient pleines de ces figurines d'argile, +peintes de couleurs claires, qui reprsentent des dieux et des +desses, des mimes, des femmes, de petits gnies ails, et qu'on a +coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-tre +quelques-uns de ces lgers simulacres, qu'il voyait l de ses yeux, +seraient les compagnons de son sommeil ternel; et il lui sembla qu'un +petit ros, sa tunique retrousse, riait d'un rire moqueur. L'ide de +ses funrailles, qu'il voyait par avance, lui tait pnible. Pour +remdier sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un +raisonnement: + +--Certes, se dit-il, le temps n'a point de ralit. C'est une pure +illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il +m'apporter ma mort?... Est-ce dire que je vivrai ternellement? Non, +mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera +jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas +la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est +arriv. Elle existe comme la dernire page d'un livre que je lis et +que je n'ai pas fini. + +Ce raisonnement l'occupa sans l'gayer tout le long de sa route; il +avait l'me noire quand, arriv au seuil de sa maison, il entendit les +rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient la paume en +l'attendant. + +Paphnuce et Thas sortirent de la ville par la porte de la Lune et +suivirent le rivage de la mer. + +--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait +laver tes souillures. + +Il lui parlait avec colre et mpris: + +--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitu aux paens +et aux infidles un corps que l'ternel avait form pour s'en faire un +tabernacle, et tes impurets sont telles que, maintenant que tu sais +la vrit, tu ne peux plus unir tes lvres ou joindre les mains sans +que le dgot de toi-mme ne te soulve le coeur. + +Elle le suivait docilement, par d'pres chemins, sous l'ardent soleil. +La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais, +loin d'prouver cette fausse piti qui amollit les coeurs profanes, +Paphnuce se rjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui +avait pch. Dans le transport d'un saint zle, il aurait voulu +dchirer de verges ce corps qui gardait sa beaut comme un tmoignage +clatant de son infamie. Ses mditations entretenaient sa pieuse +fureur et, se rappelant que Thas avait reu Nicias dans son lit, il +en forma une ide si abominable que tout son sang reflua vers son +coeur et que sa poitrine fut prs de se rompre. Ses anathmes, +touffs dans sa gorge, firent place des grincements de dents. Il +bondit, se dressa devant elle, ple, terrible, plein de Dieu, la +regarda jusqu' l'me, et lui cracha au visage. + +Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant +il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abme. Il +allait, saintement irrit. Il mditait de venger le Christ afin que le +Christ ne se venget pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied +de Thas coula sur le sable. Alors, il sentit la fracheur d'un +souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui +montrent abondamment aux lvres, il pleura, il courut se prosterner +devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient. +Il murmura cent fois: + +--Ma soeur, ma soeur, ma mre, trs sainte! + +Il pria: + +--Anges du ciel, recueillez prcieusement cette goutte de sang et +portez-la devant le trne du Seigneur. Et qu'une anmone miraculeuse +fleurisse sur le sable arros par le sang de Thas, afin que tous ceux +qui verront cette fleur recouvrent la puret du coeur et des sens! O +sainte, sainte, trs sainte Thas! + +Comme il priait et prophtisait ainsi, un jeune garon vint passer +sur un ne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thas sur +l'ne, prit la bride et suivit le chemin commenc. Vers le soir, ayant +rencontr un canal ombrag de beaux arbres, il attacha l'ne au tronc +d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec +Thas un pain qu'ils mangrent assaisonn de sel et d'hysope. Ils +buvaient l'eau frache dans le creux de leur main et s'entretenaient +de choses ternelles. Elle disait: + +--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respir un air si lger, et +je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent. + +Paphnuce rpondait: + +--Vois, c'est le soir, ma soeur. Les ombres bleues de la nuit +couvrent les collines. Mais bientt tu verras briller dans l'aurore +les tabernacles de vie; bientt tu verras s'allumer les roses de +l'ternel matin. + +Ils marchrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune +effleurait la cime argente des flots, ils chantaient des psaumes et +des cantiques. Quand le soleil se leva, le dsert s'tendait devant +eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisire +du sable, des cellules blanches s'levaient prs des palmiers dans +l'aurore. + +--Mon pre, demanda Thas, sont-ce l les tabernacles de vie? + +--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut o je +t'enfermerai de mes mains. + +Bientt ils dcouvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient +prs des demeures asctiques comme des abeilles autour des ruches. Il +y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprtaient les lgumes; +plusieurs filaient la laine, et la lumire du ciel descendait sur +elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres mditaient l'ombre des +tamaris; leurs mains blanches pendaient leur ct, car, tant +pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles +n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prire, la contemplation +et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles taient +vtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains taient +appeles les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes taient +voiles, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des +boucles de cheveux; et il faut croire que c'tait malgr elles, car la +rgle ne le permettait pas. Une dame trs vieille, grande, blanche, +allait de cellule en cellule, appuye sur un sceptre de bois dur. +Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son +voile, et dit: + +--La paix du Seigneur soit avec toi, vnrble Albine! J'apporte la +ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouve perdue sur un +chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et +rchauffe de mon souffle. Je te la donne. + +Et il lui dsigna du doigt la comdienne, qui s'agenouilla devant la +fille des Csars. + +Albine arrta un moment sur Thas son regard perant, lui ordonna de +se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine: + +--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries. + +Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thas avait t conduite +la maison du salut et il demanda qu'elle ft d'abord enferme dans une +cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pnitente dans une +cabane reste vide depuis la mort de la vierge Lta qui l'avait +sanctifie. Il n'y avait dans l'troite chambre qu'un lit, une table +et une cruche, et Thas, quand elle posa le pied sur le seuil, fut +pntre d'une joie infinie. + +--Je veux moi-mme clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que +Jsus viendra rompre de ses mains. + +Il alla prendre au bord de la fontaine une poigne d'argile humide, y +mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des +fentes de l'huis. Puis, s'tant approch de la fentre prs de +laquelle Thas se tenait paisible et contente, il tomba genoux, loua +par trois fois le Seigneur et s'cria: + +--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que +ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant! + +Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'loigna lentement. + +Albine appela une de ses vierges. + +--Ma fille, lui dit-elle, va porter Thas ce qui lui est ncessaire: +du pain, de l'eau et une flte trois trous. + + + +III + +L'EUPHORBE + + +Paphnuce tait de retour au saint dsert. Il avait pris, vers +Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au +monastre de l'abb Srapion. Quand il dbarqua, ses disciples +s'avancrent au-devant, de lui avec de grandes dmonstrations de joie. +Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosterns terre, +baisaient les sandales de l'abb. Car ils savaient dj ce que le +saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines +recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis +intressant la sret et la gloire de l'glise. Les nouvelles +couraient dans le dsert avec la rapidit du simoun. + +Et tandis que Paphnuce s'enfonait dans les sables, ses disciples le +suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui tait l'ancien de ses +frres, saisi tout coup d'un pieux dlire, se mit chanter un +cantique inspir: + + --Jour bni! Voici que notre pre nous est rendu! + + Il nous revient, charg de nouveaux mrites dont le prix nous sera + compt! + + Car les vertus du pre sont la richesse des enfants et la saintet + de l'abb embaume toutes les cellules. + + Paphnuce, notre pre, vient de donner Jsus-Christ une nouvelle + pouse. + + Il a chang par son art merveilleux une brebis noire en brebis + blanche. + + Et voici qu'il nous revient charg de nouveaux mrites. + + Semblable l'abeille de l'Arsinotide, qu'alourdit le nectar des + fleurs. + + Comparable au blier de Nubie, qui peut peine supporter le poids + de sa laine abondante. + + Clbrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile! + +Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous genoux +et dirent: + +--Que notre pre nous bnisse et qu'il nous donne chacun une mesure +d'huile pour fter son retour! + +Seul, Paul le Simple, rest debout, demandait: Quel est cet homme? +et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde +ce qu'il disait, parce qu'on le savait dpourvu d'intelligence, bien +que rempli de pit. + +L'abb d'Antino, renferm dans sa cellule, songea: + +--J'ai donc enfin regagn l'asile de mon repos et de ma flicit. Je +suis donc rentr dans la citadelle de mon contentement. D'o vient que +ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs +ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon dpart, n'est +chang dans cette demeure d'lection. Voici ma table et mon lit. Voici +la tte de momie qui m'inspira tant de fois des penses salutaires, et +voici le livre o j'ai si souvent cherch les images de Dieu. Et +pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laiss. Les choses +m'apparaissent tristement dpouilles de leurs grces coutumires, et +il me semble que je les vois aujourd'hui pour la premire fois. En +regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis tailles de mes +mains, cette tte noire et dessche, ces rouleaux de papyrus remplis +des dictes de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Aprs les +avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hlas! puisqu'en ralit +rien n'est chang autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que +j'tais. Je suis un autre. Le mort, c'tait moi! Qu'est-il devenu, mon +Dieu? Qu'a-t-il emport? Que m'a-t-il laiss? Et qui suis-je? + +Et il s'inquitait surtout de trouver malgr lui que sa cellule tait +petite, tandis qu'en la considrant par les yeux de la foi, on devait +l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commenait. + +S'tant mis prier, le front contre terre, il recouvra un peu de +joie. Il y avait peine une heure qu'il tait en oraison, quand +l'image de Thas passa devant ses yeux. Il en rendit grces Dieu: + +--Jsus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais l ton immense +bont: tu veux que je me plaise, m'assure et me rassrne la vue de +celle que je t'ai donne. Tu prsentes mes yeux son sourire +maintenant dsarm, sa grce dsormais innocente, sa beaut dont j'ai +arrach l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle +que je l'ai orne et purifie ton intention, comme un ami rappelle +en souriant son ami le prsent agrable qu'il en a reu. C'est +pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assur que sa vision vient +de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donne, mon Jsus. +Garde-la puisqu'elle te plat et ne souffre pas surtout que ses +charmes brillent pour d'autres que pour toi. + +Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thas plus +distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se +rendit tmoignage, disant: + +--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu. + +Pourtant, sa grande surprise, il ne gotait pas la paix du coeur. Il +soupirait: + +--Pourquoi es-tu triste, mon me, et pourquoi me troubles-tu? + +Et son me demeurait inquite. Il resta trente jours dans cet tat de +tristesse qui prsage au solitaire de redoutables preuves. L'image de +Thas ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point +parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'tait +l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rve, les +cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il +en cria d'pouvante et se rveilla couvert d'une sueur glace. Les +yeux encore cills par le sommeil, il sentit un souffle humide et +chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes +poses au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et +riait du fond de sa gorge. + +Paphnuce en prouva un immense tonnement et il lui sembla qu'une tour +s'abmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa +confiance croule. Il fut quelque temps incapable de penser; puis, +ayant recouvr ses esprits, sa mditation ne fit qu'accrotre son +inquitude. + +--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les +prcdentes, vient de Dieu; elle tait bonne et c'est ma perversit +naturelle qui l'a gte, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure. +J'ai, par mon indignit, chang l'dification en scandale, ce dont le +chacal diabolique a immdiatement tir un grand avantage. Ou bien +cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et +elle tait empeste. Et dans ce cas, je doute prsent si les +prcdentes avaient, comme je l'ai cru, une cleste origine. Je suis +donc incapable d'une sorte de discernement, qui est ncessaire +l'ascte. Dans les deux cas, Dieu me marque un loignement dont je +sens l'effet sans m'en expliquer la cause. + +Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse: + +--Dieu juste, quelles preuves rserves-tu tes serviteurs, si les +apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi +connatre, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui +vient de l'Autre! + +Et comme Dieu, dont les desseins sont impntrables, ne jugea pas +convenable d'clairer son serviteur, Paphnuce, plong dans le doute, +rsolut de ne plus songer Thas. Mais sa rsolution demeura strile. +L'absente tait sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il +mditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche idale tait +prcde par un bruit lger, tel que celui d'une toffe qu'une femme +froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que +n'offrent point les ralits, lesquelles sont par elles-mmes +mouvantes et confuses, tandis que les fantmes, qui procdent de la +solitude, en portent les profonds caractres et prsentent une fixit +puissante. Elle venait lui sous diverses apparences; tantt pensive, +le front ceint de sa dernire couronne prissable, vtue comme au +banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, seme de fleurs +d'argent; tantt voluptueuse dans le nuage de ses voiles lgers et +baigne encore des ombres tides de la grotte des Nymphes; tantt +pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie cleste; tantt +tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa +poitrine nue, pare du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquitait +le plus dans ces visions, c'tait que les couronnes, les tuniques, les +voiles, qu'il avait brls de ses propres mains pussent ainsi revenir; +il lui devenait vident que ces choses avaient une me imprissable et +il s'criait: + +--Voici que les mes innombrables des pchs de Thas viennent moi! + +Quand il dtournait la tte, il sentait Thas derrire lui et il n'en +prouvait que plus d'inquitude. Ses misres taient cruelles. Mais +comme son me et son corps restaient purs au milieu des tentations, il +esprait en Dieu et lui faisait de tendres reproches. + +--Mon Dieu, si je suis all la chercher si loin parmi les gentils, +c'tait pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je ptisse +de ce que j'ai fait dans ton intrt. Protge-moi, mon doux Jsus! mon +Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantme accomplisse ce que +n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomph de la chair, ne +souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis expos +prsentement des dangers plus grands que ceux que je courus jamais. +J'prouve et je sais que le rve a plus de puissance que la ralit. +Et comment en pourrait-il tre autrement, puisqu'il est lui-mme une +ralit suprieure? Il est l'me des choses. Platon lui-mme, bien +qu'il ne ft qu'un idoltre, a reconnu l'existence propre des ides. +Dans ce banquet des dmons o tu m'as accompagn, Seigneur, j'ai +entendu des hommes, il est vrai, souills de crimes, mais non point, +certes, dnus d'intelligence, s'accorder reconnatre que nous +percevons dans la solitude, dans la mditation et dans l'extase des +objets vritables; et ton criture, mon Dieu, atteste maintes fois la +vertu des songes et la force des visions formes, soit par toi, Dieu +splendide, soit par ton adversaire. + +Un homme nouveau tait en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu, +et Dieu ne se htait point de l'clairer. Ses nuits n'taient plus +qu'un long rve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un +matin, il se rveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, la +clart de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des +crimes. Thas tait venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis +qu'il pleurait, elle s'tait glisse dans sa couche. Il ne lui restait +plus de doutes: l'image de Thas tait une image impure. + +Le coeur soulev de dgot, il s'arracha de sa couche souille et se +cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures +coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule. +Pour la premire fois depuis de longs jours, Paphnuce tait seul. Le +fantme l'avait enfin quitt et son absence mme tait pouvantable. +Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein +d'horreur: + +--Comment ne l'ai-je point repousse? Comment ne me suis-je pas +arrach de ses bras froids et de ses genoux brlants? + +Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu prs de cette couche +abominable et il craignait que, sa cellule tant profane, les dmons +n'y pntrassent librement toute heure. Ses craintes ne le +trompaient point. Les sept petits chacals, retenus nagure sur le +seuil, entrrent la file et s'allrent blottir sous le lit. A +l'heure de vpres, il en vint un huitime dont l'odeur tait infecte. +Le lendemain, un neuvime se joignit aux autres et bientt il y en eut +trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus +petits mesure qu'ils se multipliaient et, n'tant pas plus gros que +des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux, +ayant saut sur la tablette de bois place au chevet du lit, se tenait +les quatre pattes runies sur la tte de mort et regardait le moine +avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals. + +Pour expier l'abomination de son rve et fuir les penses impures, +Paphnuce rsolut de quitter sa cellule, dsormais immonde, et de se +livrer au fond du dsert des austrits inoues, des travaux +singuliers, des oeuvres trs neuves. Mais avant d'accomplir son +dessein, il se rendit auprs du vieillard Palmon, afin de lui +demander conseil. + +Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'tait au +dclin du jour. Le Nil tait bleu et coulait au pied des collines +violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une +colombe qui s'tait pose sur son paule. + +--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frre Paphnuce! Admire sa bont: +il m'envoie les btes qu'il a cres pour que je m'entretienne avec +elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du +ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou, +et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon +frre, m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je +poserai l mon arrosoir et je t'couterai. + +Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses +jours, les rves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la +foule des chacals. + +--Ne penses-tu pas, mon pre, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans +le dsert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'tonner +le diable par mes austrits? + +--Je ne suis qu'un pauvre pcheur, rpondit Palmon, et je connais mal +les hommes, ayant pass toute ma vie dans ce jardin, avec des +gazelles, de petits livres et des pigeons. Mais il me semble, mon +frre, que ton mal vient surtout de ce que tu as pass sans mnagement +des agitations du sicle au calme de la solitude. Ces brusques +passages ne peuvent que nuire la sant de l'me. Il en est de toi, +mon frre, comme d'un homme qui s'expose presque dans le mme temps +une grande chaleur et un grand froid. La toux l'agite et la fivre +le tourmente. A ta place, frre Paphnuce, loin de me retirer tout de +suite dans quelque dsert affreux, je prendrais les distractions qui +conviennent un moine et un saint abb. Je visiterais les +monastres du voisinage. Il y en a d'admirables, ce que l'on +rapporte. Celui de l'abb Srapion contient, m'a-t-on dit, mille +quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont diviss en +autant de lgions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure +mme que certains rapports sont observs entre le caractre des moines +et la figure des lettres qui les dsignent et que, par exemple, ceux +qui sont placs sous le Z ont le caractre tortueux, tandis que les +lgionnaires rangs sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si +j'tais de toi, mon frre, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je +n'aurais point de repos que je n'aie contempl une chose si +merveilleuse. Je ne manquerais pas d'tudier les constitutions des +diverses communauts qui sont semes sur les bords du Nil, afin de +pouvoir les comparer entre elles. Ce sont l des soins convenables +un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ou dire que l'abb +Ephrem a rdig des rgles spirituelles d'une grande beaut. Avec sa +permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile. +Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumes manier la bche, +n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le +mince roseau de l'crivain. Mais toi, mon frre, tu possdes la +connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne +saurait trop admirer une belle criture. Le travail de copiste et de +lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises penses. +Frre Paphnuce, que ne mets-tu par crit les enseignements de Paul et +d'Antoine, nos pres? Peu peu tu retrouveras dans ces pieux travaux +la paix de l'me et des sens; la solitude redeviendra aimable ton +coeur et bientt tu seras en tat de reprendre les travaux asctiques +que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il +ne faut pas attendre un grand bien d'une pnitence excessive. Du temps +qu'il tait parmi nous, notre pre Antoine avait coutume de dire: +L'excs du jene produit la faiblesse et la faiblesse engendre +l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des +abstinences indiscrtement prolonges. On peut dire de ceux-ci qu'ils +se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanims au +pouvoir du dmon. Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis +qu'un ignorant, mais avec la grce de Dieu, j'ai retenu les propos de +notre pre. + +Paphnuce rendit grces Palmon et promit de mditer ses conseils. +Ayant franchi la barrire de roseaux qui fermait le petit jardin, il +se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis +que la colombe se balanait sur son dos arrondi. A cette vue il fut +pris de l'envie de pleurer. + +En rentrant dans sa cellule, il y trouva un trange fourmillement. On +et dit des grains de sable agits par un vent furieux, et il reconnut +que c'tait des myriades de petits chacals. Cette nuit-l, il vit en +songe une haute colonne de pierre, surmonte d'une figure humaine et +il entendit une voix qui disait: + +--Monte sur cette colonne! + +A son rveil, persuad que ce songe lui tait envoy du ciel, il +assembla ses disciples et leur parla de la sorte: + +--Mes fils bien-aims, je vous quitte pour aller o Dieu m'envoie. +Pendant mon absence, obissez Flavien comme moi-mme et prenez +soin de notre frre Paul. Soyez bnis. Adieu. + +Tandis qu'il s'loignait, ils demeuraient prosterns terre et, quand +ils relevrent la tte, ils virent sa grande forme noire l'horizon +des sables. + +Il marcha jour et nuit, jusqu' ce qu'il et atteint les ruines de ce +temple bti jadis par les idoltres et dans lequel il avait dormi +parmi les scorpions et les sirnes lors de son voyage merveilleux. Les +murs couverts de signes magiques taient debout. Trente fts +gigantesques qui se terminaient en ttes humaines ou en fleurs de +lotus soutenaient encore d'normes poutres de pierre. Seule +l'extrmit du temple, une de ces colonnes avait secou son faix +antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tte d'une +femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front +des cornes de vache. + +Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait t montre +dans son rve et il l'estima haute de trente-deux coudes. S'tant +rendu dans le village voisin, il fit faire une chelle de cette +hauteur et, quand l'chelle fut applique la colonne, il y monta, +s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur: + +--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puiss-je y +rester en ta grce jusqu' l'heure de ma mort. + +Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant la Providence divine +et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi +subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes +vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau +frache, que les jeunes garons montrent jusqu'au fate de la +colonne. + +Le chapiteau n'tait pas assez large pour que le moine pt s'y tendre +tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croises et la +tte contre la poitrine, et le sommeil tait pour lui une fatigue plus +cruelle que la veille. A l'aurore, les perviers l'effleuraient de +leurs ailes, et il se rveillait plein d'angoisse et d'pouvante. + +Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'chelle, craignait +Dieu. mu la pense que le saint tait expos au soleil et la +pluie, et redoutant qu'il ne vnt choir pendant son sommeil, cet +homme pieux tablit sur la colonne un toit et une balustrade. + +Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se rpandait de +village en village et les laboureurs de la valle venaient, le +dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite. +Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa +retraite sublime, se rendirent auprs de lui et obtinrent la faveur de +se btir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient +se ranger en cercle autour du matre qui leur faisait entendre des +paroles d'dification: + +--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables ces petits enfants +que Jsus aimait. L est le salut. Le pch de la chair est la source +et le principe de tous les pchs: ils sortent de lui comme d'un pre. +L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colre et l'envie sont sa +postrit bien-aime. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu +les riches emports par le vice de luxure qui, semblable un fleuve +la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer. + +Les abbs Ephrem et Srapion, instruits d'une telle nouveaut, +voulurent la voir de leurs yeux. Dcouvrant au loin sur le fleuve la +voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se +dfendre de penser que Dieu l'avait rig en exemple aux solitaires. A +sa vue, les deux saints abbs ne dissimulrent point leur surprise; +s'tant consults, ils tombrent d'accord pour blmer une pnitence si +extraordinaire, et ils exhortrent Paphnuce descendre. + +--Un tel genre de vie est contraire l'usage, disaient-ils; il est +singulier et hors de toute rgle. + +Mais Paphnuce leur rpondit: + +--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les +travaux du moine ne doivent-ils pas tre singuliers comme lui-mme? +C'est par un signe de Dieu que je suis mont ici; c'est un signe de +Dieu qui m'en fera descendre. + +Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux +disciples de Paphnuce et se btissaient des abris autour de l'ermitage +arien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hissrent sur +les dcombres du temple; mais blms de leurs frres et vaincus par la +fatigue, ils renoncrent bientt ces pratiques. + +Les plerins affluaient. Il y en avait qui venaient de trs loin et +ceux-l avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'ide de leur +vendre de l'eau frache et des pastques. Adosse la colonne, +derrire ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous +une toile raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A +l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et +construisit un four tout ct, dans l'espoir de vendre des pains et +des gteaux aux trangers. Comme la foule des visiteurs grossissait +sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'gypte +commenaient venir, un homme avide de gain leva un caravansrail +pour loger les matres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs +mulets. Il y eut bientt devant la colonne un march o les pcheurs +du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs lgumes. Un +barbier, qui rasait les gens en plein air, gayait la foule par ses +joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps envelopp de silence et +de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la +vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines +et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontes de l'image +du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en +gyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la +vraie bire de Cilicie._ Sur les murs, sculpts de figures antiques, +les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons +fums, des livres morts et des moutons corchs. Le soir, les vieux +htes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le +fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une +patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la +fume des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes. +Tout alentour, des arpenteurs traaient des rues, des maons +btissaient des couvents, des chapelles, des glises. Au bout de six +mois, une ville tait fonde, avec un corps de garde, un tribunal, une +prison et une cole tenue par un vieux scribe aveugle. + +Les plerins succdaient sans cesse aux plerins. Les vques et les +chorvques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche +d'Antioche, qui se trouvait alors en gypte, vint avec tout son +clerg. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite +et les chefs des glises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase, +le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbs Ephrm et +Srapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premires +dfiances. Paphnuce leur rpondit: + +--Sachez, mes frres, que la pnitence que j'endure est peine gale +aux tentations qui me sont envoyes et dont le nombre et la force +m'tonnent. Un homme, le voir du dehors, est petit, et, du haut du +socle o Dieu m'a port, je vois les tres humains s'agiter comme des +fourmis. Mais le considrer en dedans, l'homme est immense: il est +grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'tend devant +moi, ces monastres, ces htelleries, ces barques sur le fleuve, ces +villages, et ce que je dcouvre au loin de champs, de canaux, de +sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est +en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des dserts +illimits. Et le mal, le mal et la mort, tendus sur cette immensit, +la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis moi seul un +univers de penses mauvaises. + +Il parlait ainsi parce que le dsir de la femme tait en lui. + +Le septime mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Sas des +femmes, qui longtemps striles, espraient obtenir des enfants par +l'intercession du saint homme et la vertu de la stle. Elles +frottaient contre la pierre leurs ventres infconds. Puis ce furent, +perte de vue, des chariots, des litires, des brancards qui +s'arrtaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en +sortait des malades effrayants voir. Des mres prsentaient +Paphnuce leurs jeunes garons dont les membres taient retourns, les +yeux rvulss, la bouche cumeuse et la voix rauque. Il imposait sur +eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allongs, et +levaient vers lui, au hasard, leur face perce de deux trous +sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilit pesante, la +maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des +boiteux lui prsentaient leur pied-bot; des cancreuses prenant leur +poitrine deux mains, dcouvraient devant lui leur sein dvor par +l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient dposer +terre, et il semblait qu'on dcharget des outres. Il les bnissait. +Des Nubiens, atteints de la lpre lphantine, avanaient d'un pas +lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanim. +Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civire +une jeune fille d'Aphroditopolis qui, aprs avoir vomi du sang, +dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses +parents, qui la croyaient morte, avaient pos une palme sur sa +poitrine. Paphnuce, ayant pri Dieu, la jeune fille souleva la tte et +ouvrit les yeux. + +Comme le peuple publiait partout les miracles oprs par le saint, les +malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin, +accouraient de toutes les parties d'gypte en lgions innombrables. +Ds qu'ils apercevaient la stle, ils taient saisis de convulsions, +se roulaient terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose +peine croyable! les assistants, agits leur tour par un violent +dlire, imitaient les contorsions des pileptiques. Moines et +plerins, hommes, femmes, se vautraient, se dbattaient ple-mle, les +membres tordus, la bouche cumeuse, avalant de la terre poigne et +prophtisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson +lui secouer les membres et criait vers Dieu: + +--Je suis le bouc missaire et je prends en moi toutes les impurets +de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de +mauvais esprits. + +Chaque fois qu'un malade s'en allait guri, les assistants +l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de rpter: + +--Nous venons de voir une autre fontaine de Silo. + +Dj des centaines de bquilles pendaient la colonne miraculeuse; +des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images +votives. Des Grecs y traaient des distiques ingnieux, et comme +chaque plerin venait y graver son nom, la pierre fut bientt couverte + hauteur d'homme d'une infinit de caractres latins, grecs, coptes, +puniques, hbreux, syriaques et magiques. + +Quand vinrent les ftes de Pques, il y eut dans cette cit du miracle +une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au +temps des mystres antiques. On voyait se mler, se confondre sur une +vaste tendue la robe bariole des gyptiens, le burnous des Arabes, +le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux +longs plis des Romains, les sayons et les braies carlates des +Barbares et les tuniques lames d'or des courtisanes. Des femmes +voiles passaient sur leur ne, prcdes d'eunuques noirs qui leur +frayaient un chemin coups de bton. Des acrobates, ayant tendu un +tapis terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec +lgance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de +serpents, les bras allongs, droulaient leurs ceintures vivantes. +Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, +grondait. Les imprcations des chameliers qui frappaient leurs btes, +les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lpre et +le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de +l'criture, les miaulements des femmes tombes en crise prophtique, +les glapissements des mendiants qui rptaient d'antiques chansons de +harem, le blement des moutons, le braiement des nes, les appels des +marins aux passagers attards, tous ces bruits confondus faisaient un +vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des +petits ngrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes +fraches. + +Et tous ces tres divers s'touffaient sous le ciel blanc, dans un air +pais, charg du parfum des femmes, de l'odeur des ngres, de la fume +des fritures et des vapeurs des gommes que les dvotes achetaient +des bergers pour les brler devant le saint. + +La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des +lanternes, et ce n'taient plus qu'ombres rouges et formes noires. +Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le +visage clair par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou +enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia +et puis se changea lui-mme en arbre. Il faisait de grands gestes, que +son ombre rptait avec des dformations risibles, et l'auditoire +merveill poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les +buveurs, couchs sur des divans, demandaient de la bire et du vin. +Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, reprsentaient devant +eux des scnes religieuses et lascives. A l'cart, des jeunes hommes +jouaient aux ds ou la mourre et des vieillards suivaient dans +l'ombre les prostitues. Seule, au-dessus de ces formes agites, +s'levait l'immuable colonne; la tte aux cornes de vache regardait +dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et +la terre. Tout coup la lune se lve sur le Nil, semblable l'paule +nue d'une desse. Les collines ruissellent de lumire et d'azur, et +Paphnuce croit voir la chair de Thas tinceler dans les lueurs des +eaux, parmi les saphirs de la nuit. + +Les jours s'coulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand +vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant travers les fentes +de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent +incapables de mouvement. Brle par le soleil, rougie par la rose, sa +peau se fendait; de larges ulcres dvoraient ses bras et ses jambes. +Mais le dsir de Thas le consumait intrieurement et il criait: + +--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des +penses immondes! Encore de monstrueux dsirs! Seigneur, fais passer +en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est +faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les pchs du monde, +comme je l'ai entendu dire certain forgeron d'impostures, cette +fable contient pourtant un sens cach dont je reconnais aujourd'hui +l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent +dans l'me des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les +mes des justes sont-elles souilles de plus de fange que n'en contint +jamais l'me d'un pcheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, +d'avoir fait de moi l'gout de l'univers. + +Mais voici qu'une grande rumeur s'leva un jour dans la ville sainte +et monta jusqu'aux oreilles de l'ascte: un trs grand personnage, un +homme des plus illustres, le prfet de la flotte d'Alexandrie, Lucius +Aurlius Cotta va venir, il vient, il approche! + +La nouvelle tait vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les +canaux et la navigation du Nil, avait tmoign plusieurs reprises le +dsir de voir le stylite et la nouvelle ville, laquelle on donnait +le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve +tout couvert de voiles. A bord d'une galre dore et tendue de +pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied terre et +s'avana accompagn d'un secrtaire, qui portait ses tablettes, et +d'Ariste, son mdecin, avec qui il aimait converser. + +Une suite nombreuse marchait derrire lui et la berge se remplissait +de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne, +il s'arrta et se mit examiner le stylite en s'pongeant le front +avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait +beaucoup observ dans ses longs voyages. Il aimait se souvenir et +mditait d'crire, aprs l'histoire punique, un livre des choses +singulires qu'il avait vues. Il semblait s'intresser beaucoup au +spectacle qui s'offrait lui. + +--Voil qui est trange! disait-il tout suant et soufflant. Et, +circonstance digne d'tre rapporte, cet homme est mon hte. Oui, ce +moine vint souper chez moi l'an pass; aprs quoi il enleva une +comdienne. + +Et, se tournant vers son secrtaire: + +--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la +colonne, sans oublier la forme du chapiteau. + +Puis, s'pongeant le front de nouveau: + +--Des personnes dignes de foi m'ont assur, que depuis un an qu'il est +mont sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quitte un moment. +Ariste, cela est-il possible? + +--Cela est possible un fou et un malade, rpondit Ariste, et ce +serait impossible un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu +pas, Lucius, que parfois les maladies de l'me et du corps +communiquent ceux qui en sont affligs des pouvoirs que ne possdent +pas les hommes bien portants. Et, vrai dire, il n'y a rellement ni +bonne ni mauvaise sant. Il y a seulement des tats diffrents des +organes. A force d'tudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis +arriv les considrer comme les formes ncessaires de la vie. Je +prends plus de plaisir les tudier qu' les combattre. Il y en a +qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un +dsordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle +chose qu'une fivre quarte! Parfois certaines affections du corps +dterminent une exaltation subite des facults de l'esprit. Tu connais +Cron. Enfant, il tait bgue et stupide. Mais s'tant fendu le crne +en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu +sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe cach. +D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te +semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent +garder une entire immobilit, non point seulement le long d'une +anne, mais durant vingt, trente et quarante ans. + +--Par Jupiter! s'cria Cotta, voil une grande aberration! Car l'homme +est n pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il +est commis au prjudice de l'tat. Je ne sais trop quelle croyance +rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la +rattacher certains cultes asiatiques. Du temps que j'tais +gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus rigs sur les propyles de +la ville d'Hra. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant +sept jours. Le peuple est persuad que cet homme, conversant avec les +dieux, obtient de leur providence la prosprit de la Syrie. Cette +coutume me parut dnue de raison; toutefois, je ne fis rien pour la +dtruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir +les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il +n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir +est de donner satisfaction celles qui existent et qui, bonnes ou +mauvaises, ont t dtermines par le gnie des temps, des lieux et +des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre +rvolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est +justement dtest. D'ailleurs, comment s'lever au-dessus des +superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolrant? +Ariste, je suis d'avis qu'on laisse ce nphlococcygien en paix dans +les airs, expos seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en +le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me +rendant compte de ses penses et de ses croyances. + +Il souffla, toussa, posa la main sur l'paule de son secrtaire: + +--Enfant, note que dans certaines sectes chrtiennes, il est +recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes. +Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinits +gnsiques. Mais, cet gard, nous devons l'interroger lui-mme. + +Puis, levant la tte et portant sa main sur ses yeux pour n'tre point +aveugl par le soleil, il enfla sa voix: + +--Hol! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hte, rponds-moi. +Que fais-tu l-haut? Pourquoi y es-tu mont et pourquoi y demeures-tu? +Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique? + +Paphnuce, considrant que Cotta tait idoltre, ne daigna pas lui +faire de rponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit: + +--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les pchs du monde et +gurit les maladies. + +--Par Jupiter! tu l'entends, Ariste, s'cria Cotta. Le +nphlococcygien exerce, comme toi, la mdecine! Que dis-tu d'un +confrre si lev? + +Ariste secoua la tte: + +--Il est possible qu'il gurisse mieux que je ne fais moi-mme +certaines maladies, telles, par exemple, que l'pilepsie, nomme +vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient galement +divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal +est en partie dans l'imagination et tu reconnatras, Lucius, que ce +moine ainsi juch sur cette tte de desse frappe l'imagination des +malades plus fortement que je ne saurais le faire, courb dans mon +officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces, +Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science. + +--Lesquelles? demanda Cotta. + +--L'ignorance et la folie, rpondit Ariste. + +--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en +ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un crivain habile +raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares +ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave +et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou +plutt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes +Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi. + +Ces paroles, entendues par les assistants, passrent de bouche en +bouche et, publies par les fidles, ajoutrent une incomparable +splendeur la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les +ornrent et les transformrent, et l'on contait que le saint, du haut +de sa stle, avait converti le prfet de la flotte la foi des +aptres et des pres de Nice. Les croyants donnaient aux dernires +paroles de Lucius Aurlius Cotta un sens figur; dans leur bouche le +souper auquel ce personnage avait convi l'ascte devenait une sainte +communion, des agapes spirituelles, un banquet cleste. On +enrichissait le rcit de cette rencontre de circonstances +merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les +premiers. On disait qu'au moment o Cotta, aprs une longue dispute, +avait confess la vrit, un ange tait venu du ciel essuyer la sueur +de son front. On ajoutait que le mdecin et le secrtaire du prfet de +la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle tant +notoire, les diacres des principales glises de Lybie en rdigrent +les actes authentiques. On peut dire sans exagration que, ds lors, +le monde entier fut saisi du dsir de voir Paphnuce, et qu'en Occident +comme en Orient, tous les chrtiens tournaient vers lui leurs regards +blouis. Les plus illustres cits d'Italie lui envoyrent des +ambassadeurs, et le csar de Rome, le divin Constant, qui soutenait +l'orthodoxie chrtienne, lui crivit une lettre que des lgats lui +remirent avec un grand crmonial. Or, une nuit, tandis que la ville +close ses pieds dormait dans la rose, il entendit une voix qui +disait: + +--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole. +Dieu t'a suscit pour sa gloire. Il t'a choisi pour oprer des +miracles, gurir les malades, convertir les paens, clairer les +pcheurs, confondre les ariens et rtablir la paix de l'glise. + +Paphnuce rpondit: + +--Que la volont de Dieu soit faite! + +La voix reprit: + +--Lve-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance, +qui, loin d'imiter la sagesse de son frre Constant, favorise l'erreur +d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi +et tes sandales rsonneront sur le pav d'or des basiliques, devant le +trne des Csars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de +Constantin. Tu rgneras sur l'glise pacifie et puissante; et, de +mme que l'me conduit le corps, l'glise gouvernera l'empire. Tu +seras plac au-dessus des snateurs, des comtes et des patrices. Tu +feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux +Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera +l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au +patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire, +le baisera comme la relique d'un saint. Va! + +Paphnuce rpondit: + +--Que la volont de Dieu soit accomplie! + +Et, faisant effort pour se mettre debout, il se prparait descendre. +Mais la voix, devinant sa pense, lui dit: + +--Surtout, ne descends point par cette chelle. Ce serait agir comme +un homme ordinaire et mconnatre les dons qui sont en toi. Mesure +mieux ta puissance, anglique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es +doit voler dans les airs. Saute; les anges sont l pour te soutenir. +Saute donc! + +Paphnuce rpondit: + +--Que la volont de Dieu rgne sur la terre et dans les cieux! + +Balanant ses longs bras tendus comme les ailes dpenailles d'un +grand oiseau malade, il allait s'lancer, quand tout coup un +ricanement hideux rsonna son oreille. pouvant, il demanda: + +--Qui donc rit ainsi? + +--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au dbut de notre +amiti; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Trs cher, +c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te tmoigner toute ma +satisfaction de la docilit avec laquelle tu accomplis mes dsirs. +Paphnuce, je suis content de toi! + +Paphnuce murmura d'une voix trangle par la peur: + +--Arrire, arrire! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jsus sur +le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde. + +Il retomba constern sur la pierre. + +--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tt? songeait-il. Plus misrable +que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui esprent en moi, +j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dprav que les +maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne +distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu +jusqu'au discernement du nouveau-n qui pleure quand on le tire du +sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son matre, de la +plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables. +Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce +fate, la luxure et l'orgueil y montaient mon ct. Ce n'est pas la +grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne +en subit de pareilles; et je veux bien que leurs pes transpercent ma +chair sous le regard des anges. J'en suis arriv mme chrir mes +tortures, mais Dieu se tait et son silence m'tonne. Il me quitte, moi +qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence. +Il me fuit. Je veux courir aprs lui. Cette pierre me brle les pieds. +Vite, partons, rattrapons Dieu. + +Aussitt il saisit l'chelle qui demeurait appuye la colonne, y +posa les pieds et, ayant franchi un chelon, il se trouva face face +avec la tte de la bte: elle souriait trangement. Il lui fut certain +alors que ce qu'il avait pris pour le sige de son repos et de sa +gloire n'tait que l'instrument diabolique de son trouble et de sa +damnation. Il descendit la hte tous les degrs et toucha le sol. +Ses pieds avaient oubli la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur +lui l'ombre de la colonne maudite, il les forait courir. Tout +dormait. Il traversa sans tre vu la grande place entoure de +cabarets, d'htelleries et de caravansrails et se jeta dans une +ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le +poursuivait en aboyant, ne s'arrta qu'aux premiers sables du dsert. +Et Paphnuce s'en alla par la contre o il n'y a de route que la piste +des btes sauvages. Laissant derrire lui les cabanes abandonnes par +les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa +fuite dsole. + +Enfin, prs d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant +pas encore si Dieu tait loin, il dcouvrit une ville muette qui +s'tendait droite et gauche et s'allait perdre dans la pourpre de +l'horizon. Les demeures, largement isoles et pareilles les unes aux +autres, ressemblaient des pyramides coupes la moiti de leur +hauteur. C'taient des tombeaux. Les portes en taient brises et l'on +voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hynes et des loups +qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le +seuil, dpouills par les brigands et rongs par les btes. Ayant +travers cette ville funbre, Paphnuce tomba extnu devant un tombeau +qui s'levait l'cart prs d'une source couronne de palmiers. Ce +tombeau tait trs orn et, comme il n'avait plus de porte, on +apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des +serpents. + +--Voil, soupira-t-il, ma demeure d'lection, le tabernacle de mon +repentir et de ma pnitence. + +Il s'y trana, chassa du pied les reptiles et demeura prostern sur la +dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla la +fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes +et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce +genre de vie tait bon, il en fit la rgle de son existence. Depuis le +matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre. + +Or, un jour qu'il tait ainsi prostern, il entendit une voix qui +disait: + +--Regarde ces images afin de t'instruire. + +Alors, levant la tte, il vit sur les parois de la chambre des +peintures qui reprsentaient des scnes riantes et familires. C'tait +un ouvrage trs ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y +remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs +joues taient toutes gonfles; d'autres plumaient des oies ou +faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin +un chasseur rapportait sur ses paules une gazelle perce de flches. +L, des paysans s'occupaient aux semailles, la moisson, la +rcolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des fltes +et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus +brillait dans ses cheveux noirs, finement natts. Sa robe transparente +laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche +taient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourn +de profil. Et cette figure tait exquise. Paphnuce l'ayant considre +baissa les yeux et rpondit la voix: + +--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles +reprsentent les journes terrestres de l'idoltre dont le corps +repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de +basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgr leurs +vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanit!... + +--Il est mort, mais il a vcu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et +tu n'auras pas vcu. + +A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix +lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues +paupires, le regardait fixement. A son tour elle parla: + +--Vois: je suis mystrieuse et belle. Aime-moi; puise dans mes bras +l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux +m'chapper: je suis la beaut de la femme. O penses-tu me fuir, +insens? Tu retrouveras mon image dans l'clat des fleurs et dans la +grce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des +gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles +clarts de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en +toi-mme. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entour de +bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a presse sur son coeur. Il +y a mille ans qu'il a reu le dernier baiser de ma bouche, et son +sommeil en est encore parfum. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment +ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de +Thas. Tu es un moine instruit et trs avanc dans la connaissance des +choses. Tu as voyag, et c'est en voyage qu'on apprend le plus. +Souvent une journe qu'on passe dehors apporte plus de nouveauts que +dix annes pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans +avoir entendu dire que Thas a vcu jadis dans Sparte sous le nom +d'Hlne. Elle eut dans Thbes Hcatompyle une autre existence. Et +Thas de Thbes, c'tait moi. Comment ne l'as-tu pas devin? J'ai +pris, vivante, ma large part des pchs du monde, et maintenant +rduite ici l'tat d'ombre, je suis encore trs capable de prendre +tes pchs, moine bien-aim. D'o vient ta surprise? Il tait pourtant +certain que partout o tu irais, tu retrouverais Thas. + +Il se frappait le front contre la dalle et criait d'pouvante. Et +chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et +parlait d'une voix claire, mle de souffles frais. Et, comme le saint +homme rsistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci: + +--Aime-moi; cde, ami. Tant que tu me rsisteras, je te tourmenterai. +Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai, +s'il le faut, que tu sois mort. tant magicienne, je saurai faire +entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et +qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demand en vain. Et songe, +Paphnuce, l'tranget de ta situation, quand ton me bienheureuse +verra du haut du ciel son propre corps se livrer au pch. Dieu, qui a +promis de te rendre ce corps aprs le jugement dernier et la +consommation des sicles, sera lui-mme fort embarrass! Comment +pourra-t-il installer dans la gloire cleste une forme humaine habite +par un diable et garde par une sorcire? Tu n'as pas song cette +difficult. Dieu non plus, peut-tre. Entre nous, il n'est pas bien +subtil. La plus simple magicienne le trompe aisment, et s'il n'avait +ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui +tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux +serpent, son adversaire. Celui-l est un merveilleux artiste. Je ne +suis si belle que parce qu'il a travaill ma parure. C'est lui qui +m'a enseign natter mes cheveux et me faire des doigts de rose et +des ongles d'agate. Tu l'as trop mconnu. Quand tu es venu te loger +dans ce tombeau, tu as chass du pied les serpents qui y habitaient, +sans t'inquiter de savoir s'ils taient de sa famille, et tu as +cras leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis +une mchante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il +tait musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voil brouill avec la +science et la beaut; tu es tout fait misrable, et Iaveh ne vient +point ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. tant aussi +grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par +impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la cration serait +bouscule. Mon bel ermite, donne-moi un baiser. + +Paphnuce n'ignorait pas les prodiges oprs par les arts magiques. Il +songeait dans sa grande inquitude: + +--Peut-tre le mort enseveli mes pieds sait-il les paroles crites +dans ce livre mystrieux, qui demeure cach non loin d'ici au fond +d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant +la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumire du soleil et +le sourire des femmes. + +Sa peur tait que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre, +comme de leur vivant, et qu'il les vt s'unir. Parfois, il croyait +entendre le souffle lger des baisers. + +Tout lui tait trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il +craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se +tenait prostern selon sa coutume, une voix inconnue lui dit: + +--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si +je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'pouvant. Il y a des +hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des +hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des +hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mles. Il y a +des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des +hommes sans tte, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine. +De bonne foi, crois-tu que Jsus-Christ soit mort pour le salut de ces +hommes? + +Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumire une +large chausse, des ruisseaux et des jardins. Sur la chausse, +Aristobule et Chras passaient au galop de leurs chevaux syriens et +l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes +hommes. Sous un portique Callicrate dclamait des vers; l'orgueil +satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le +jardin, Znothmis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent +aux ailes d'azur. Vtu de blanc et coiff d'une mitre tincelante, +Hermodore mditait sous un persa sacr, qui portait, en guise de +fleurs, de petites ttes au pur profil, coiffes, comme les desses +des gyptiens, de vautours, d'perviers ou du disque brillant de la +lune; tandis qu' l'cart au bord d'une fontaine, Nicias tudiait sur +une sphre armillaire le mouvement harmonieux des astres. + +Puis une femme voile s'approcha du moine tenant la main un rameau +de myrte. Et elle lui dit: + +--Regarde. Les uns cherchent la beaut ternelle et ils mettent +l'infini dans leur vie phmre. Les autres vivent sans grande pense. +Mais par cela seul qu'ils cdent la belle nature, ils sont heureux +et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire +l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu. +Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est +permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu +serais! + +Et la vision s'vanouit. + +C'est ainsi que Paphnuce tait tent sans trve dans son corps et dans +son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude +de ce tombeau tait plus peuple qu'un carrefour de grande ville. Les +dmons y poussaient de grands clats de rire, et des millions de +larves, d'empuses, de lmures y accomplissaient le simulacre de tous +les travaux de la vie. Le soir, quand il allait la fontaine, des +satyres mls des faunesses dansaient autour de lui et +l'entranaient dans leurs rondes lascives. Les dmons ne le +craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscnes +et de coups. Un jour un diable, qui n'tait pas plus haut que le bras, +lui vola la corde dont il se ceignait les reins. + +Il songeait: + +--Pense, o m'as-tu conduit? + +Et il rsolut de travailler de ses mains afin de procurer son esprit +le repos dont il avait besoin. Prs de la fontaine, des bananiers aux +larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des +tiges qu'il porta dans le tombeau. L, il les broya sous une pierre et +les rduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux +cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle +qu'un diable lui avait vole. Les dmons en prouvrent quelque +contrarit: ils cessrent leur vacarme et la joueuse de cinnor +elle-mme, renonant la magie, resta tranquille sur la paroi peinte. +Paphnuce, tout en crasant les tiges des bananiers, rassurait son +courage et sa foi. + +--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant + l'me, elle a gard l'esprance. En vain les diables, en vain cette +damne voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur +rpondrai par la bouche de l'aptre Jean: Au commencement tait le +Verbe et le Verbe tait Dieu. C'est ce que je crois fermement, et si +ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et, +pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le +croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la +vie, et c'est la foi seule qui sauve. + +Il exposait au soleil et la rose les fibres dtaches, et chaque +matin, il prenait soin de les retourner pour les empcher de pourrir, +et il se rjouissait de sentir renatre en lui la simplicit de +l'enfance. Quand il eut tiss sa corde, il coupa des roseaux pour en +faire des nattes et des corbeilles. La chambre spulcrale ressemblait + l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisment du travail +la prire. Pourtant Dieu ne lui tait pas favorable, car une nuit il +fut rveill par une voix qui le glaa d'horreur; il avait devin que +c'tait celle du mort. + +La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement lger: + +--Hlne! Hlne! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme, +dont la bouche effleurait l'oreille du moine, rpondit: + +--Ami, je ne puis me lever: un homme est couch sur moi. + +Tout coup, Paphnuce s'aperut que sa joue reposait sur le sein d'une +femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dgage demi, soulevait +sa poitrine. Alors il treignit dsesprment cette fleur de chair +tide et parfume et, consum du dsir de la damnation, il cria: + +--Reste, reste, mon ciel! + +Mais elle tait dj debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons +de la lune argentaient son sourire. + +--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit un +amoureux dou d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as pch. Que +te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle. + +Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une +prire plus douce qu'une plainte: + +--Jsus, mon Jsus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger o je +suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton pre ne m'aime +plus, puisqu'il ne m'coute pas, songe que je n'ai que toi. De lui +moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me +plaindre. Mais toi, tu es n d'une femme et c'est pourquoi j'espre en +toi. Souviens-toi que tu as t homme. Je t'implore, non parce que tu +es Dieu de Dieu, lumire de lumire, Dieu vrai du Dieu vrai, mais +parce que tu vcus pauvre et faible, sur cette terre o je souffre, +parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie +glaa ton front. C'est ton humanit que je prie, mon Jsus, mon frre +Jsus! + +Aprs qu'il eut pri ainsi, en se tordant les mains, un formidable +clat de rire branla les murs du tombeau, et la voix qui avait +rsonn sur le fate de la colonne dit en ricanant: + +--Voil une oraison digne du brviaire de Marcus l'hrtique. Paphnuce +est arien! Paphnuce est arien! + +Comme frapp de la foudre le moine tomba inanim. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revtus +de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et +rcitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des +palmes. + +--Comme nous traversions le dsert, dit l'un d'eux, nous avons entendu +des cris dans ce tombeau et, tant entrs, nous t'avons vu gisant +inerte sur la dalle. Sans doute des dmons t'avaient terrass et ils +se sont enfuis notre approche. + +Paphnuce, soulevant la tte, demanda d'une voix faible: + +--Mes frres, qui tes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans +vos mains? N'est-point en vue de ma spulture? + +Il lui fut rpondu: + +--Frre, ne sais-tu pas que notre pre Antoine, g de cent cinq ans, +et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin o il s'tait +retir et vient bnir les innombrables enfants de son me. Nous nous +rendons avec des palmes au-devant de notre pre spirituel. Mais toi, +frre, comment ignores-tu un si grand vnement? Est-il possible qu'un +ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau. + +--Hlas! rpondit Paphnuce, je ne mrite pas une telle grce, et les +seuls htes de cette demeure sont des dmons et des vampires. Priez +pour moi! Je suis Paphnuce, abb d'Antino, le plus misrable des +serviteurs de Dieu. + +Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des +louanges. Celui qui avait dj pris la parole s'cria avec admiration: + +--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, clbre par de tels +travaux qu'on doute s'il n'galera pas un jour le grand Antoine +lui-mme. Trs vnrable, c'est toi qui as converti Dieu la +courtisane Thas et qui, lev sur une haute colonne, as t ravi par +les Sraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stle, +virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient +d'une blanche nue, et ta droite tendue bnissait les demeures des +hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long +gmissement monta vers la stle dcouronne. Mais Flavien, ton +disciple, publia le miracle et prit ta place le gouvernement des +moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le +sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en rve emport par +des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait +pu chappera la mort. Je suis Zozime, abb de ces solitaires que tu +vois prosterns tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi, +afin que tu bnisses le pre avec les enfants. Puis, tu nous conteras +les merveilles que Dieu a daign accomplir par ton entremise. + +--Loin de m'avoir favoris comme tu crois, rpondit Paphnuce, le +Seigneur m'a prouv par d'effroyables tentations. Je n'ai point t +ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est leve mes yeux +et elle a march devant moi. J'ai vcu dans un songe. Hors de Dieu +tout est rve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu +d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'arme de l'erreur +tait innombrable. Elle me poursuit et je suis environn d'pes. + +Zozime rpondit: + +--Vnrable pre, il faut considrer que les saints et spcialement +les saints solitaires subissent de terribles preuves. Si tu n'as pas +t port au ciel dans les bras des sraphins, il est certain que le +Seigneur a accord cette grce ton image, puisque Flavien, les +moines et le peuple ont t tmoins de ton ravissement. + +Cependant Paphnuce rsolut d'aller recevoir la bndiction d'Antoine. + +--Frre Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons +au-devant de notre pre. + +--Allons! rpliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui +sont les soldats par excellence. Toi et moi, tant abbs, nous +marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes. + +Ils se mirent en marche et Paphnuce disait: + +--Dieu est l'unit, car il est la vrit qui est une. Le monde est +divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se dtourner de tous les +spectacles de la nature, mme des plus innocents en apparence. Leur +diversit qui les rend agrables est le signe qu'ils sont mauvais. +C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux +dormantes sans que mon me se voile de mlancolie. Tout ce que +peroivent les sens est dtestable. Le moindre grain de sable apporte +un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le compos de +toutes les tentations parses dans l'air lger, sur la terre fleurie, +dans les eaux claires. Heureux celui dont l'me est un vase scell! +Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend +rien du monde afin de comprendre Dieu! + +Zozime, ayant mdit ces paroles, y rpondit de la sorte: + +--Pre vnrable, il convient que je t'avoue mes pchs, puisque tu +m'as montr ton me. Ainsi nous nous confesserons l'un l'autre, +selon l'usage apostolique. Avant que d'tre moine, j'ai men dans le +sicle une vie abominable. A Madaura, ville clbre par ses +courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je +soupais en compagnie de jeunes dbauchs et de joueuses de flte, et +je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que +toi n'imaginerait jamais jusqu'o m'emportait la fureur de mes dsirs. +Il me suffira de te dire qu'elle n'pargnait ni les matrones ni les +religieuses et se rpandait en adultres et en sacrilges. J'excitais +par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le +plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'tais chrtien et je gardais, +dans mes garements, ma foi en Jsus crucifi. Ayant dvor mes biens +en dbauches, je ressentais dj les premires atteintes de la +pauvret, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir +dprir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le +soutenaient plus; ses mains inquites refusaient de le servir; ses +yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que +d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps, +sommeillait. Car pour le chtier d'avoir vcu comme les btes, Dieu +l'avait chang en bte. La perte de mes biens m'avait dj inspir des +rflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus prcieux +encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le +monde et me retirai dans le dsert. J'y gote depuis vingt ans une +paix que rien n'a trouble. J'exerce avec mes moines les professions +de tisserand, d'architecte, de charpentier et mme de scribe, quoique, + vrai dire, j'aie peu de got pour l'criture, ayant toujours la +pense prfr l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits +sont sans rves, et j'estime que la grce du Seigneur est en moi parce +qu'au milieu des pchs les plus horribles j'ai toujours gard +l'esprance. + +En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura: + +--Seigneur, cet homme souill de tant de crimes, cet adultre, ce +sacrilge, tu le regardes avec douceur, et tu te dtournes de moi, qui +ai toujours observ tes commandements! Que ta justice est obscure, +mon Dieu! et que tes voies sont impntrables! + +Zozime tendit les bras: + +--Regarde, pre vnrable: on dirait des deux cts de l'horizon, des +files noires de fourmis migrantes. Ce sont nos frres qui vont, comme +nous, au-devant d'Antoine. + +Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils dcouvrirent un +spectacle magnifique. L'arme des religieux s'tendait sur trois rangs +en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du +dsert, la crosse la main, et leurs barbes pendaient jusqu' terre. +Les moines, gouverns par les abbs Ephrem et Srapion, ainsi que tous +les cnobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrire eux +apparaissaient les asctes venus des rochers lointains. Les uns +portaient sur leurs corps noircis et desschs d'informes lambeaux, +d'autres n'avaient pour vtements que des roseaux lis en botte avec +des viornes. Plusieurs taient nus, mais Dieu les avait couverts d'un +poil pais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous la main une +palme verte; l'on et dit un arc-en-ciel d'meraude et ils taient +comparables aux choeurs des lus, aux murailles vivantes de la cit de +Dieu. + +Il rgnait dans l'assemble un ordre si parfait que Paphnuce trouva +sans peine les moines de son obissance. Il se plaa prs d'eux, aprs +avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer +inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout coup s'leva +une immense clameur: + +--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voil le grand saint! +voil celui contre lequel l'enfer n'a point prvalu, le bien-aim de +Dieu! Notre pre Antoine! + +Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternrent dans +le sable. + +Du fate d'une colline, dans l'immensit dserte, Antoine s'avanait +soutenu par ses disciplines bien-aims, Macaire et Amathas. Il +marchait pas lents, mais sa taille tait droite encore et l'on +sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche +s'talait sur sa large poitrine, son crne poli jetait des rayons de +lumire comme le front de Mose. Ses yeux avaient le regard de +l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il +leva, pour bnir son peuple, ses bras fatigus par un sicle de +travaux inous, et sa voix jeta ses derniers clats dans cette parole +d'amour: + +--Que tes pavillons sont beaux, Jacob! Que tes tentes sont aimables, + Isral! + +Aussitt, d'un bout l'autre de la muraille anime, retentit comme un +grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui +craint le Seigneur_. + +Cependant, accompagn de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les +rangs des anciens, des anachortes et des cnobites. Ce voyant, qui +avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher, +avait gouvern l'glise chrtienne, ce saint qui avait soutenu la foi +des martyrs aux jours de l'preuve suprme, ce docteur dont +l'loquence avait foudroy l'hrsie, parlait tendrement chacun de +ses fils et leur faisait des adieux familiers, la veille de sa mort +bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise. + +Il disait aux abbs Ephrem et Srapion: + +--Vous commandez de nombreuses armes et vous tes tous deux +d'illustres stratges. Aussi serez-vous revtus dans le ciel d'une +armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques +de ses milices. + +Apercevant le vieillard Palmon, il l'embrassa et dit: + +--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son me rpand un +parfum aussi suave que la fleur des fves qu'il sme chaque anne. + +A l'abb Zozime il parla de la sorte: + +--Tu n'as pas dsespr de la bont divine, c'est pourquoi la paix du +Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta +corruption. + +Il tenait tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il +disait: + +--L'aptre a vu autour du trne de Dieu vingt-quatre vieillards assis, +vtus de robes blanches et la tte couronne. + +Aux jeunes hommes: + +--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde. + +C'est ainsi que, parcourant le front de son arme filiale, il semait +les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba genoux, +dchir entre la crainte et l'esprance. + +--Mon pre, mon pre, cria-t-il dans son angoisse, mon pre! viens +mon secours, car je pris. J'ai donn Dieu l'me de Thas, j'ai +habit le fate d'une colonne et la chambre d'un spulcre. Mon front, +sans cesse prostern, est devenu calleux comme le genou d'un chameau. +Et pourtant Dieu s'est retir de moi. Bnis-moi, mon pre, et je serai +sauv; secoue l'hysope et je serai lav et je brillerai comme la +neige. + +Antoine ne rpondait point. Il promenait sur ceux d'Antino ce regard +dont nul ne pouvait soutenir l'clat. Ayant arrt sa vue sur Paul, +qu'on nommait le Simple, il le considra longtemps puis il lui fit +signe d'approcher. Comme ils s'tonnaient tous que le saint s'adresst + un homme priv de sens, Antoine dit: + +--Dieu a accord celui-ci plus de grces qu' aucun de vous. Lve +les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel. + +Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se +dlia. + +--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orn de tentures de pourpre et +d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune +me n'en approche, sinon l'lue qui le lit est destin. + +Croyant que ce lit tait le symbole de sa glorification, Paphnuce +rendait dj grces Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et +d'couter le Simple qui murmurait dans l'extase: + +--Les trois vierges me parlent; elles me disent: Une sainte est prs +de quitter la terre; Thas d'Alexandrie va mourir. Et nous avons +dress le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la +Crainte et l'Amour. + +Antoine demanda: + +--Doux enfant, que vois-tu encore? + +Paul promena vainement ses regards du znith au nadir, du couchant au +levant, quand tout coup ses yeux rencontrrent l'abb d'Antino. Une +sainte pouvante plit son visage, et ses prunelles refltrent des +flammes invisibles. + +--Je vois, murmura-t-il, trois dmons qui, pleins de joie, s'apprtent + saisir cet homme. Ils sont la semblance d'une tour, d'une femme et +d'un mage. Tous trois portent leur nom marqu au fer rouge; le premier +sur le front, le second sur le ventre, le troisime sur la poitrine, +et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu. + +Ayant ainsi parl, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra +dans sa simplicit. + +Et comme les moines d'Antino regardaient Antoine avec inquitude, le +saint pronona ces seuls mots: + +--Dieu a fait connatre son jugement quitable. Nous devons l'adorer +et nous taire. + +Il passa. Il allait bnissant. Le soleil, descendu l'horizon, +l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, dmesurment grandie par une +faveur du ciel, se droulait derrire lui comme un tapis sans fin, en +signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les +hommes. + +Debout mais foudroy, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette +parole unique emplissait ses oreilles: Thas va mourir! Une telle +pense ne lui tait jamais venue. Vingt ans, il avait contempl une +tte de momie et voici que l'ide que la mort teindrait les yeux de +Thas l'tonnait dsesprment. + +Thas va mourir! Parole incomprhensible! Thas va mourir! En ces +trois mots, quel sens terrible et nouveau! Thas va mourir! Alors +pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la cration? +Thas va mourir! A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. La +revoir, la voir encore! Il se mit courir. Il ne savait o il tait, +ni o il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entire +certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les +hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation monte par des +Nubiens et l, couch l'avant, les yeux dvorant l'espace, il cria, +de douleur et de rage: + +--Fou, fou que j'tais de n'avoir pas possd Thas quand il en tait +temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose +qu'elle! O dmence! J'ai song Dieu, au salut de mon me, la vie +ternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a +vu Thas. Comment n'ai-je pas senti que l'ternit bienheureuse tait +dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas +de sens et n'est qu'un mauvais rve? O stupide! tu l'as vue et tu as +dsir les biens de l'autre monde. O lche! tu l'as vue et tu as +craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils +t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'et donn? O +lamentable insens, qui cherchais la bont divine ailleurs que sur les +lvres de Thas! Quelle main tait sur tes yeux? Maudit soit Celui qui +t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un +moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras, +ptris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abm +dans les enchantements indicibles de son sein dvoil! Tu as cout la +voix jalouse qui te disait: Abstiens-toi. Dupe, dupe, triste dupe! O +regrets! O remords! O dsespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en +enfer la mmoire de l'heure inoubliable et de crier Dieu: Brle ma +chair, dessche tout le sang de mes veines, fais clater mes os, tu ne +m'teras pas le souvenir qui me parfume et me rafrachit par les +sicles des sicles!... Thas va mourir! Dieu ridicule, si tu savais +comme je me moque de ton enfer! Thas va mourir et elle ne sera jamais + moi, jamais, jamais! + +Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des +journes entires couch sur le ventre, rptant: + +--Jamais! jamais! jamais! + +Puis, l'ide qu'elle s'tait donne et que ce n'tait pas lui, +qu'elle avait rpandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y +avait pas tremp ses lvres, il se dressait debout, farouche, et +hurlait de douleur. Il se dchirait la poitrine avec ses ongles et +mordait la chair de ses bras. Il songeait: + +--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aims. + +L'ide de ces meurtres l'emplissait d'une fureur dlicieuse. Il +mditait d'gorger Nicias lentement, loisir, en le regardant +jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout coup. Il +pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse +inconnue amollissait son me. Il lui prenait envie de se jeter au cou +du compagnon de son enfance et de lui dire: Nicias, je t'aime, +puisque tu l'as aime. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te +disait. Et sans cesse le fer de cette parole lui perait le coeur: +Thas va mourir! + +--Clarts du jour! ombres argentes de la nuit, astre, cieux, arbres +aux cimes tremblantes, btes sauvages, animaux familiers, mes +anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: Thas va mourir! +Lumires, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et +penses de l'univers! Thas va mourir!... Elle tait la beaut du +monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grce. +Ce vieillard et ces sages assis prs d'elle, au banquet d'Alexandrie, +qu'ils taient aimables! que leur parole tait harmonieuse! L'essaim +des riantes apparences voltigeait sur leurs lvres et la volupt +parfumait toutes leurs penses. Et parce que le souffle de Thas tait +sur eux tout ce qu'ils disaient tait amour, beaut, vrit. L'impit +charmante prtait sa grce leurs discours. Ils exprimaient aisment +la splendeur humaine. Hlas! et tout cela n'est plus qu'un songe. +Thas va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais +peux-tu seulement mourir, embryon dessch, foetus macr dans le fiel +et les pleurs arides? Avorton misrable, penses-tu goter la mort, toi +qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne! +Je l'espre, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi +dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache la face. Il faut +bien que je trouve un enfer ternel, afin d'y exhaler l'ternit de +rage qui est en moi. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Ds l'aube, Albine reut l'abb d'Antino au seuil des Cellules. + +--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vnrable pre, car +sans doute tu viens bnir la sainte que tu nous avais donne. Tu sais +que Dieu, dans sa clmence, l'appelle lui; et comment ne saurais-tu +pas une nouvelle que les anges ont porte de dsert en dsert? Il est +vrai. Thas touche sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis, +et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue +parmi nous. Aprs ton dpart, comme elle tait enferme dans la +cellule marque de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une +flte semblable celles dont jouent aux festins les filles de sa +profession. Ce que je faisais tait pour qu'elle ne tombt pas dans la +mlancolie et pour qu'elle n'et pas moins de grce et de talent +devant Dieu qu'elle n'en avait montr au regard des hommes. Je n'avais +pas agi sans prudence; car Thas clbrait tout le jour sur la flte +les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de +cette flte invisible disaient: Nous entendons le rossignol des +bocages clestes, le cygne mourant de Jsus crucifi. C'est ainsi que +Thas accomplissait sa pnitence, quand, aprs soixante jours, la +porte que tu avais scelle s'ouvrit d'elle-mme et le sceau d'argile +se rompit sans qu'aucune main humaine l'et touch. A ce signe je +reconnus que l'preuve que tu avais impose devait cesser et que Dieu +pardonnait les pchs de la joueuse de flte. Ds lors, elle partagea +la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les +difiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle +semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle tait +triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle tait attache + Dieu par la foi, l'esprance et l'amour, je ne craignis pas +d'employer son art et mme sa beaut l'dification de ses soeurs. Je +l'invitais reprsenter devant nous les actions des femmes fortes et +des vierges sages de l'criture. Elle imitait Esther, Dbora, Judith, +Marie, soeur de Lazare, et Marie, mre de Jsus. Je sais, vnrable +pre, que ton austrit s'alarme l'ide de ces spectacles. Mais tu +aurais t touch toi-mme, si tu l'avais vue, dans ces pieuses +scnes, rpandre des pleurs vritables et tendre au ciel ses bras +comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour +rgle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne +donnent pas les mmes fleurs. Toutes les mes ne se sanctifient pas de +la mme manire. Il faut considrer aussi que Thas s'est donne +Dieu quand elle tait belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est +point unique, est du moins trs rare... Cette beaut, son vtement +naturel, ne l'a pas encore quitte aprs trois mois de la fivre dont +elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse voir +le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, prs du puits, +sous l'antique figuier, l'ombre duquel les abbesses de ce couvent +ont coutume de tenir leurs assembles; tu l'y trouveras, pre +vnrable; mais hte-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire +couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'dification +du monde. + +Paphnuce suivit Albine dans la cour inonde de lumire matinale. Le +long des toits de brique des colombes formaient une file de perles. +Sur un lit, l'ombre du figuier, Thas reposait toute blanche, les +bras en croix. Debout ses cts, des femmes voiles rcitaient les +prires de l'agonie. + +--_Aie piti de moi, mon Dieu, selon ta grande mansutude et efface +mon iniquit selon la multitude de tes misricordes_! + +Il l'appela: + +--Thas! + +Elle souleva les paupires et tourna du ct de la voix les globes +blancs de ses yeux. + +Albine fit signe aux femmes voiles de s'loigner de quelques pas. + +--Thas! rpta le moine. + +Elle souleva la tte; un souffle lger sortit de ses lvres blanches: + +--C'est toi, mon pre?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et +des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-l, mon pre, je suis +ne l'amour... la vie. + +Elle se tut et laissa retomber sa tte. + +La mort tait sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front. +Rompant le silence auguste, une tourterelle leva sa voix plaintive. +Puis les sanglots du moine se mlrent la psalmodie des vierges. + +--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes pchs. Car je +connais mon injustice et mon crime se lve sans cesse contre moi._ + +Tout coup Thas se dressa sur son lit. Ses yeux de violette +s'ouvrirent tout grands; et, les regards envols, les bras tendus vers +les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et frache: + +--Les voil, les ross de l'ternel matin! + +Ses yeux brillaient; une lgre ardeur colorait ses tempes. Elle +revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouill, +l'enlaa de ses bras noirs. + +--Ne meurs pas, criait-il d'une voix trange qu'il ne reconnaissait +pas lui-mme. Je t'aime, ne meurs pas! coute, ma Thas. Je t'ai +trompe, je n'tais qu'un fou misrable. Dieu, le ciel, tout cela +n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des +tres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop +prcieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin +dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ma bien-aime, +et dis: Je vivrai, je veux vivre. Thas, Thas, lve-toi! + +Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini. + +Elle murmura: + +--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophtes et les saints... +le bon Thodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me +sourit et m'appelle... Deux sraphins viennent moi. Ils +approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu. + +Elle poussa un soupir d'allgresse et sa tte retomba inerte sur +l'oreiller. Thas tait morte. Paphnuce, dans une treinte dsespre, +la dvorait de dsir, de rage et d'amour. + +Albine lui cria: + +--Va-t'en, maudit! + +Et elle posa doucement ses doigts sur les paupires de la morte. +Paphnuce recula chancelant; les yeux brls de flammes et sentant la +terre s'ouvrir sous ses pas. + +Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie: + +--_Bni soit le Seigneur, le dieu d'Isral_. + +Brusquement la voix s'arrta dans leur gorge. Elles avaient vu la face +du moine et elles fuyaient d'pouvante en criant: + +--Un vampire! un vampire! + +Il tait devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il +sentit sa laideur. + + + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS *** + +This file should be named 8thai10.txt or 8thai10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8thai11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8thai10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. 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This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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Sur les deux +rives du Nil, d'innombrables cabanes, bâties de branchages et d'argile +par la main des solitaires, étaient semées à quelque distance les unes +des autres, de façon que ceux qui les habitaient pouvaient vivre +isolés et pourtant s'entr'aider au besoin. Des églises, surmontées du +signe de la croix, s'élevaient de loin en loin au-dessus des cabanes +et les moines s'y rendaient dans les jours de fête, pour assister à la +célébration des mystères et participer aux sacrements. Il y avait +aussi, tout au bord du fleuve, des maisons où les cénobites, renfermés +chacun dans une étroite cellule, ne se réunissaient qu'afin de mieux +goûter la solitude. + +Anachorètes et cénobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant de +nourriture qu'après le coucher du soleil, mangeant pour tout repas +leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns, s'enfonçant +dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou d'un tombeau et +menaient une vie encore plus singulière. + +Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cucule, +dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, +chantaient des psaumes, et pour tout dire, accomplissaient chaque jour +les chefs-d'oeuvre de la pénitence. En considération du péché +originel, ils refusaient à leur corps, non seulement les plaisirs et +les contentements, mais les soins mêmes qui passent pour +indispensables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les +maladies de nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne +saurait recevoir de plus glorieuses parures que les ulcères et les +plaies. Ainsi s'accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit: +«Le désert se couvrira de fleurs.» + +Parmi les hôtes de cette sainte Thébaïde, les uns consumaient leurs +jours dans l'ascétisme et la contemplation, les autres gagnaient leur +subsistance en tressant les fibres des palmes, ou se louaient aux +cultivateurs voisins pour le temps de la moisson. Les gentils en +soupçonnaient faussement quelques-uns de vivre de brigandage et de se +joindre aux Arabes nomades qui pillaient les caravanes. Mais à la +vérité ces moines méprisaient les richesses et l'odeur de leurs vertus +montait jusqu'au ciel. + +Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à la main, +comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que des démons, +ayant pris des figures d'Éthiopiens ou d'animaux, erraient autour des +solitaires, afin de les induire en tentation. Quand les moines +allaient, le matin, remplir leur cruche à la fontaine, ils voyaient +des pas de Satyres et de Centaures imprimés dans le sable. Considérée +sous son aspect véritable et spirituel, la Thébaïde était un champ de +bataille où se livraient à toute heure, et spécialement la nuit, les +merveilleux combats du ciel et de l'enfer. + +Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés, se +défendaient avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du jeûne, de la +pénitence et des macérations. Parfois, l'aiguillon des désirs charnels +les déchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de douleur et que +leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein d'étoiles, aux +miaulements des hyènes affamées. C'est alors que les démons se +présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car si les démons sont +laids en réalité, ils se revêtent parfois d'une beauté apparente qui +empêche de discerner leur nature intime. Les ascètes de la Thébaïde +virent avec épouvante, dans leur cellule, des images du plaisir +inconnues même aux voluptueux du siècle. Mais, comme le signe de la +croix était sur eux, ils ne succombaient pas à la tentation, et les +esprits immondes, reprenant leur véritable figure, s'éloignaient dès +l'aurore, pleins de honte et de rage. Il n'était pas rare, à l'aube, +de rencontrer un de ceux-là s'enfuyant tout en larmes, et répondant à +ceux qui l'interrogeaient: «Je pleure et je gémis, parce qu'un des +chrétiens qui habitent ici m'a battu avec des verges et chassé +ignominieusement.» + +Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et +sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des +apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien +ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamnés. L'on contait avec +épouvante dans les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la +terre s'entr'ouvrait pour engloutir les méchants qu'ils frappaient de +leur bâton. Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie +et particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des +courtisanes. + +Telle était la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait à son +pouvoir jusqu'aux bêtes féroces. Lorsqu'un solitaire était près de +mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint +homme, connaissant par là que Dieu l'appelait à lui, s'en allait +baiser la joue à tous ses frères. Puis il se couchait avec allégresse, +pour s'endormir dans le Seigneur. + +Or, depuis qu'Antoine, âgé de plus de cent ans, s'était retiré sur le +mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n'y +avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en oeuvres que +Paphnuce, abbé d'Antinoé. A vrai dire, Ephrem et Sérapion commandaient +à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la conduite +spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce observait +les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours entiers +sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil très rude, +se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterné le front +contre terre. + +Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la +sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en +Jésus-Christ et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombre de +ses fils spirituels se trouvaient des hommes qui, après s'être livrés +au brigandage pendant de longues années, avaient été touchés par les +exhortations du saint abbé au point d'embrasser l'état monastique. La +pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux +l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement +par l'abbé d'Antinoé, ne cessait de répandre des larmes, et le diacre +Flavien, qui avait la connaissance des écritures et parlait avec +adresse. Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un +jeune paysan nommé Paul et surnommé le Simple, à cause de son extrême +naïveté. Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en +lui envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie. + +Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et +les pratiques de l'ascétisme. Souvent aussi, il méditait sur les +livres sacrés pour y trouver des allégories. C'est pourquoi, jeune +encore d'âge, il abondait en mérites. Les diables qui livrent de si +rudes assauts aux bons anachorètes n'osaient s'approcher de lui. La +nuit, au clair de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa +cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant +l'oreille. Et l'on croit que c'était sept démons qu'il retenait sur +son seuil par la vertu de sa sainteté. + +Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait +instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les +mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse, +l'erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu'il croyait +que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de +Deucalion, et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les +attributs et l'existence même de Dieu. Il vivait alors dans la +dissipation, à la manière des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se +rappelait qu'avec honte et pour sa confusion. + +--Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans la +chaudière des fausses délices. + +Il entendait par là qu'il mangeait des viandes habilement apprêtées et +qu'il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu'à +sa vingtième année cette vie du siècle, qu'il conviendrait mieux +d'appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin, +il devint un homme nouveau. + +La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle +était entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et +il adora Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore +parmi les gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de +l'habitude. Mais un jour, étant entré dans une église, il entendit le +diacre qui lisait ce verset de l'Écriture: «Si tu veux être parfait, +va et vends tout ce que tu as et donnes-en l'argent aux pauvres.» +Aussitôt il vendit ses biens, en distribua le prix en aumônes et +embrassa la vie monastique. + +Depuis dix ans qu'il s'était retiré loin des hommes, il ne bouillait +plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait +profitablement dans les baumes de la pénitence. + +Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il +avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en +concevoir exactement la difformité, il lui souvint d'avoir vu jadis au +théâtre d'Alexandrie une comédienne d'une grande beauté, nommée Thaïs. +Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se livrer +à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d'habileté, +rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle +simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des païens +prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les +spectateurs du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou +de riches vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au +seuil de sa maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En +sorte qu'en perdant son âme, elle perdait un très grand nombre +d'autres âmes. + +Peu s'en était fallu qu'elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de +la chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s'était une +fois approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil +de la courtisane par la timidité naturelle à l'extrême jeunesse (il +avait alors quinze ans), et par la peur de se voir repoussé, faute +d'argent, car ses parents veillaient à ce qu'il ne pût faire de +grandes dépenses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux +moyens pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait +eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-là il savait +mal discerner ses propres intérêts et qu'il convoitait les faux biens. +Donc, agenouillé dans sa cellule devant le simulacre de ce bois +salutaire où fut suspendue, comme dans une balance, la rançon du +monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était son péché, +et il médita longtemps, selon les règles de l'ascétisme, sur la +laideur épouvantable des délices charnelles, dont cette femme lui +avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d'ignorance. Après +quelques heures de méditation, l'image de Thaïs lui apparut avec une +extrême netteté. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la +tentation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une +Léda, mollement couchée sur un lit d'hyacinthe, la tête renversée, les +yeux humides et pleins d'éclairs, les narines frémissantes, la bouche +entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux +ruisseaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait: + +--Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon +péché! + +Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lèvres de +Thaïs révélaient peu à peu, en s'abaissant aux deux coins de la +bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins +de larmes et de lueurs; de sa poitrine glonflée de soupirs, montait +une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue, +Paphnuce se sentit troublé jusqu'au fond de l'âme. S'étant prosterné, +il fit cette prière: + +--Toi qui as mis la pitié dans nos coeurs comme la rosée du matin sur +les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni! Louange, +louange à toi! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène +à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu'en toi +les créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intéresse à +cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes +se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, ô Seigneur, le +souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue à pécher avec +tant de citoyens et d'étrangers. Une grande pitié s'est élevée pour +elle dans mon coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée +m'en donne un tel frisson que je sens se hérisser d'effroi tous les +poils de ma chair. Mais plus elle est coupable et plus je dois la +plaindre. Je pleure en songeant que les diables la tourmenteront +durant l'éternité. + +Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses +pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule +était fermée depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pensée de +l'abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la +bête s'évanouit. Connaissant alors que pour la première fois le diable +s'était glissé dans sa chambre, il fit une courte prière; puis il +songea de nouveau à Thaïs. + +--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve! + +Et il s'endormit. + +Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint +homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vie anachorétique. +Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa +coutume. Palémon était un vieillard; il cultivait un petit jardin: les +bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne le +tourmentaient pas. + +--Dieu soit loué! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sur sa bêche. + +--Dieu soit loué! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon +frère! + +--La paix soit semblablement avec toi! frère Paphnuce, reprit le moine +Palémon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front. + +--Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la +louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui +s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un +dessein que j'ai formé en vue de glorifier le Seigneur. + +--Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni +mes laitues! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon +jardin et sa bonté m'incite à le glorifier dans les concombres et les +citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car +rien n'est plus à craindre que les mouvements désordonnés qui +troublent les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes +semblables à des hommes ivres et nous marchons, tirés de droite et de +gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces +transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s'y +abandonne fait retentir dans l'air souillé le rire épais des brutes. +Cette joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de +désordres. Mais parfois aussi ces troubles de l'âme et des sens nous +jettent dans une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. +Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur; mais j'ai éprouvé +dans ma longue vie que le cénobite n'a pas de pire ennemi que la +tristesse. J'entends par là cette mélancolie tenace qui enveloppe +l'âme comme une brume et lui cache la lumière de Dieu. Rien n'est plus +contraire au salut, et le plus grand triomphe du diable est de +répandre une âcre et noire humeur dans le coeur d'un religieux. S'il +ne nous envoyait que des tentations joyeuses, il ne serait pas de +moitié si redoutable. Hélas! il excelle à nous désoler. N'a-t-il pas +montré à notre père Antoine un enfant noir d'une telle beauté que sa +vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu, notre père Antoine évita +les pièges du démon. Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous; +il s'égayait avec ses disciples, et jamais il ne tomba dans la +mélancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frère, m'entretenir d'un +dessein formé dans ton esprit? Tu me favoriseras en m'en faisant part, +si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu. + +--Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur. +Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le +péché n'a jamais obscurci la clarté de ton intelligence. + +--Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes +sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du +désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon +expérience. + +--Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur +à la pensée qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs, qui +vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale. + +--Frère Paphnuce, c'est là, en effet, une abomination dont il convient +de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les +gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal? + +--Frère Palémon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec +le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne +l'approuves-tu pas, mon frère? + +--Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur, mais notre père +Antoine avait coutume de dire: «En quelque lieu que tu sois, ne te +hâte pas d'en sortir pour aller ailleurs.» + +--Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans +l'entreprise que j'ai conçue? + +--Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon +frère! Mais notre père Antoine disait encore: «Les poissons qui sont +tirés en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que +les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens +du siècle s'écartent des bons propos.» + +Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre +le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour +d'un jeune pommier. Tandis qu'il bêchait, une antilope ayant franchi +d'un saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui fermait le +jardin, s'arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant, puis +s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans le +sein de son ami. + +--Dieu soit loué dans la gazelle du désert! dit Palémon. + +Et il alla prendre dans sa cabane un morceau de pain noir qu'il fit +manger dans le creux de sa main à la bête légère. + +Paphnuce demeura quelque temps pensif, le regard fixé sur les pierres +du chemin. Puis il regagna lentement sa cellule, songeant à ce qu'il +venait d'entendre. Un grand travail se faisait dans son esprit. + +--Ce solitaire, se disait-il, est de bon conseil; l'esprit de prudence +est en lui. Et il doute de la sagesse de mon dessein. Pourtant il me +serait cruel d'abandonner plus longtemps cette Thaïs au démon qui la +possède. Que Dieu m'éclaire et me conduise! + +Comme il poursuivait son chemin, il vit un pluvier pris dans les +filets qu'un chasseur avait tendus sur le sable et il connut que +c'était une femelle, car le mâle vint à voler jusqu'aux filets et il +en rompait les mailles une à une avec son bec, jusqu'à ce qu'il fît +dans les rets une ouverture par laquelle sa compagne pût s'échapper. +L'homme de Dieu contemplait ce spectacle et, comme, par la vertu de sa +sainteté, il comprenait aisément le sens mystique des choses, il +connut que l'oiseau captif n'était autre que Thaïs, prise dans les +lacs des abominations, et que, à l'exemple du pluvier, qui coupait les +fils du chanvre avec son bec, il devait rompre, en prononçant des +paroles puissantes, les invisibles liens par lesquels Thaïs était +retenue dans le péché. C'est pourquoi il loua Dieu et fut raffermi +dans sa résolution première. Mais, ayant vu ensuite le pluvier pris +par les pattes et embarrassé lui-même au piège qu'il avait rompu, il +retomba dans son incertitude. + +Il ne dormit pas de toute la nuit et il eut avant l'aube une vision. +Thaïs lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les voluptés +coupables et elle n'était point vêtue, selon son habitude, de tissus +diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entière et lui cachait même +une partie du visage, en sorte que l'abbé ne voyait que deux yeux qui +répandaient des larmes blanches et lourdes. + +A cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette vision +lui venait de Dieu, il n'hésita plus. Il se leva, saisit un bâton +noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont il +ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent sur le +sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le livre des +Écritures qu'il conservait au chevet de son lit, appela le diacre +Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois disciples; +puis, vêtu seulement d'un long cilice, prit sa route vers le Nil, avec +le dessein de suivre à pied la rive Lybique jusqu'à la ville fondée +par le Macédonien. Il marchait depuis l'aube sur le sable, méprisant +la fatigue, la faim, la soif; le soleil était déjà bas à l'horizon +quand il vit le fleuve effrayant qui roulait ses eaux sanglantes entre +des rochers d'or et de feu. Il longea la berge, demandant son pain aux +portes des cabanes isolées, pour l'amour de Dieu, et recevant +l'injure, les refus, les menaces avec allégresse. Il ne redoutait ni +les brigands, ni les bêtes fauves, mais il prenait grand soin de se +détourner des villes et des villages qui se trouvaient sur sa route. +Il craignait de rencontrer des enfants jouant aux osselets devant la +maison de leur père, ou de voir, au bord des citernes, des femmes en +chemise bleue poser leur cruche et sourire. Tout est péril au +solitaire: c'est parfois un danger pour lui de lire dans l'Écriture +que le divin maître allait de ville en ville et soupait avec ses +disciples. Les vertus que les anachorètes brodent soigneusement sur le +tissu de la foi sont aussi fragiles que magnifiques: un souffle du +siècle peut en ternir les agréables couleurs. C'est pourquoi Paphnuce +évitait d'entrer dans les villes, craignant que son coeur ne s'amollit +à la vue des hommes. + +Il s'en allait donc par les chemins solitaires. Quand venait le soir, +le murmure des tamaris, caressés par la brise, lui donnait le frisson, +et il rabattait son capuchon sur ses yeux pour ne plus voir la beauté +des choses. Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé +Silsilé. Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une +double chaîne de montagnes de granit. C'est là que les Égyptiens, au +temps où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y +vit une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Craignant +qu'elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le signe de +la croix et prononça le nom de Jésus; aussitôt une chauve-souris +s'échappa d'une des oreilles de la bête et Paphnuce connut qu'il avait +chassé le mauvais esprit qui était en cette figure depuis plusieurs +siècles. Son zèle s'en accrut et, ayant ramassé une grosse pierre, il +la jeta à la face de l'idole. Alors le visage mystérieux du Sphinx +exprima une si profonde tristesse, que Paphnuce en fut ému. En vérité, +l'expression de douleur surhumaine dont cette face de pierre était +empreinte aurait touché l'homme le plus insensible. C'est pourquoi +Paphnuce dit au Sphinx: + +--O bête, à l'exemple des satyres et des centaures que vit dans le +désert notre père Antoine, confesse la divinité du Christ Jésus! et je +te bénirai au nom du Père, du Fils et de l'Esprit. + +Il dit: une lueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes +paupières de la bête tressaillirent et les lèvres de granit +articulèrent péniblement, comme un écho de la voix de l'homme, le +saint nom de Jésus-Christ; c'est pourquoi Paphnuce, étendant la main +droite, bénit le Sphinx de Silsilé. + +Cela fait, il poursuivit son chemin et, la vallée s'étant élargie, il +vit les ruines d'une ville immense. Les temples, restés debout, +étaient portés par des idoles qui servaient de colonnes et, avec la +permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache +attachaient sur Paphnuce un long regard qui le faisait pâlir. Il +marcha ainsi dix-sept jours, mâchant pour toute nourriture quelques +herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi les +chats sauvages et les rats de Pharaon, auxquels venaient se mêler des +femmes dont le buste se terminait en poisson squameux. Mais Paphnuce +savait que ces femmes venaient de l'enfer et il les chassait en +faisant le signe de la croix. + +Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, une +misérable hutte de feuilles de palmier, à demi ensevelie sous le sable +qu'apporte le vent du désert, il s'en approcha, avec l'espoir que +cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Comme il n'y +avait point de porte, il aperçut à l'intérieur une cruche, un tas +d'oignons et un lit de feuilles sèches. + +--Voilà, se dit-il, le mobilier d'un ascète. Communément les ermites +s'éloignent peu de leur cabane. Je ne manquerai pas de rencontrer +bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à l'exemple du +saint solitaire Antoine qui, s'étant rendu auprès de l'ermite Paul, +l'embrassa par trois fois. Nous nous entretiendrons des choses +éternelles et peut-être notre Seigneur nous enverra-t-il par un +corbeau un pain que mon hôte m'invitera honnêtement à rompre. + +Tandis qu'il se parlait ainsi à lui-même, il tournait autour de la +hutte, cherchant s'il ne découvrirait personne. Il n'avait pas fait +cent pas, qu'il aperçut un homme assis, les jambes croisées sur la +berge du Nil. Cet homme était nu; sa chevelure comme sa barbe +entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paphnuce +ne douta point que ce ne fût l'ermite. Il le salua par les paroles que +les moines ont coutume d'échanger quand ils se rencontrent. + +--Que la paix soit avec toi, mon frère! Puisses-tu goûter un jour le +doux rafraîchissement du Paradis. + +L'homme ne répondit point. Il demeurait immobile et semblait ne pas +entendre. Paphnuce s'imagina que ce silence était causé par un de ces +ravissements dont les saints sont coutumiers. Il se mit à genoux, les +mains jointes, à côté de l'inconnu et resta ainsi en prières jusqu'au +coucher du soleil. A ce moment, voyant que son compagnon n'avait pas +bougé, il lui dit: + +--Mon père, si tu es sorti de l'extase où je t'ai vu plongé, donne-moi +ta bénédiction en notre Seigneur Jésus-Christ. + +L'autre lui répondit sans tourner la tête: + +--Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point ce +Seigneur Jésus-Christ. + +--Quoi! s'écria Paphnuce. Les prophètes l'ont annoncé; des légions de +martyrs ont confessé son nom; César lui-même l'a adoré et tantôt +encore j'ai fait proclamer sa gloire par le Sphinx de Silsilé. Est-il +possible que tu ne le connaisses pas? + +--Mon ami, répondit l'autre, cela est possible. Ce serait même +certain, s'il y avait quelque certitude au monde. + +Paphnuce était surpris et contristé de l'incroyable ignorance de cet +homme. + +--Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes oeuvres ne te +serviront de rien et tu ne gagneras pas la vie éternelle. + +Le vieillard répliqua: + +--Il est vain d'agir ou de s'abstenir; il est indifférent de vivre ou +de mourir. + +--Eh quoi! demanda Paphnuce, tu ne désires pas vivre dans l'éternité? +Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce désert à la façon +des anachorètes? + +--Il paraît. + +--Ne vis-tu pas nu et dénué de tout? + +--Il paraît. + +--Ne te nourris-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chasteté? + +--Il paraît. + +--N'as-tu pas renoncé à toutes les vanités de ce monde? + +--J'ai renoncé en effet aux choses vaines qui font communément le +souci des hommes. + +--Ainsi tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne l'es pas +comme moi pour l'amour de Dieu, et en vue de la félicité céleste! +C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu vertueux si tu ne +crois pas en Jésus-Christ? Pourquoi te prives-tu des biens de ce +monde, si tu n'espères pas gagner les biens éternels? + +--Étranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir +trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu'à parler +exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi +honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni +mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualités aux choses comme le +sel donne la saveur aux mets. + +--Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vérité +que les idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans ton +ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue. + +--Étranger, il est également vain d'injurier les chiens et les +philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous +sommes. Nous ne savons rien. + +--O vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des sceptiques? +Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le mouvement et +le repos et qui ne savent point distinguer la lumière du soleil d'avec +les ombres de la nuit? + +--Mon ami, je suis sceptique en effet, et d'une secte qui me paraît +louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses ont +diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au lever de +l'aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent, au coucher du +soleil, sur le ciel embrasé comme de noirs triangles. Mais qui +pénétrera leur intime substance? Tu me reproches de nier les +apparences, quand au contraire les apparences sont les seules réalités +que je reconnaisse. Le soleil me semble lumineux, mais sa nature m'est +inconnue. Je sens que le feu brûle, mais je ne sais ni comment ni +pourquoi. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au reste, il est indifférent +d'être entendu d'une manière ou d'une autre. + +--Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans le +désert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte d'aussi +grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la solitude. Mais +c'est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude sempiternelle. +Et c'est là une fin raisonnable, car il est sage de souffrir, en vue +d'un grand bien. Il est insensé au contraire de s'exposer +volontairement à d'inutiles fatigues et à de vaines souffrances. Si je +ne croyais pas,--pardonne ce blasphème, ô Lumière incréée!--si je ne +croyais pas à la, vérité de ce que Dieu nous a enseigné par la voix +des prophètes, par l'exemple de son fils, par les actes des apôtres, +par l'autorité des conciles et par le témoignage des martyrs, si je ne +savais pas que les souffrances du corps sont nécessaires à la santé de +l'âme, si j'étais, comme toi, plongé dans l'ignorance des sacrés +mystères, je retournerais tout de suite dans le siècle, je +m'efforcerais d'acquérir des richesses pour vivre dans la mollesse +comme les heureux de ce monde, et je dirais aux voluptés: «Venez, mes +filles, venez, mes servantes, venez toutes me verser vos vins, vos +philtres et vos parfums.» Mais toi, vieillard insensé, tu te prives de +tous les avantages; tu perds sans attendre aucun gain: tu donnes sans +espoir de retour et tu imites ridiculement les travaux admirables de +nos anachorètes, comme un singe effronté pense, en barbouillant un +mur, copier le tableau d'un peintre ingénieux. O le plus stupide des +hommes, quelles sont donc tes raisons? + +Paphnuce parlait ainsi avec une grande violence. Mais le vieillard +demeurait paisible. + +--Mon ami, répondit-il doucement, que t'importent les raisons d'un +chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant? + +Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère étant +tombée, il s'excusa avec une noble humilité. + +--Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la +vérité m'a emporté au delà des justes bornes. Dieu m'est témoin que +c'est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre de te +voir dans les ténèbres, car je t'aime en Jésus-Christ et le soin de +ton salut occupe mon coeur. Parle, donne-moi tes raisons: je brûle de +les connaître afin de les réfuter. + +Le vieillard répondit avec quiétude: + +--Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te donnerai +donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange, car tu ne +m'intéresses en aucune manière. Je n'ai souci ni de ton bonheur ni de +ton infortune et il m'est indifférent que tu penses d'une façon ou +d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te haïrais-je? L'aversion et +la sympathie sont également indignes du sage. Mais, puisque tu +m'interroges, sache donc que je me nomme Timoclès et que je suis né à +Cos de parents enrichis dans le négoce. Mon père armait des navires. +Son intelligence ressemblait beaucoup à celle d'Alexandre, qu'on a +surnommé le Grand. Pourtant elle était moins épaisse. Bref, c'était +une pauvre nature d'homme. J'avais deux frères qui suivaient comme lui +la profession d'armateurs. Moi, je professais la sagesse. Or, mon +frère aîné fut contraint par notre père d'épouser une femme carienne +nommée Timaessa, qui lui déplaisait si fort qu'il ne put vivre à son +côté sans tomber dans une noire mélancolie. Cependant Timaessa +inspirait à notre frère cadet un amour criminel et cette passion se +changea bientôt en manie furieuse. La Carienne les tenait tous deux en +égale aversion. Mais elle aimait un joueur de flûte et le recevait la +nuit dans sa chambre. Un matin, il y laissa la couronne qu'il portait +d'ordinaire dans les festins. Mes deux frères ayant trouvé cette +couronne, jurèrent de tuer le joueur de flûte et, dès le lendemain, +ils le firent périr sous le fouet, malgré ses larmes et ses prières. +Ma belle-soeur en éprouva un désespoir qui lui fit perdre la raison, +et ces trois misérables, devenus semblables à des bêtes, promenaient +leur démence sur les rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'écume +aux lèvres, le regard attaché à la terre, parmi les huées des enfants +qui leur jetaient des coquilles. Ils moururent et mon père les +ensevelit de ses mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute +nourriture et il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les +viandes et tous les fruits des marchés de l'Asie. Il était désespéré +de me laisser sa fortune. Je l'employai à voyager. Je visitai +l'Italie, la Grèce et l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni +d'heureux. J'étudiai la philosophie à Athènes et à Alexandrie et je +fus étourdi du bruit des disputes. Enfin m'étant promené jusque dans +l'Inde, je vis au bord du Gange un homme nu, qui demeurait là +immobile, les jambes croisées depuis trente ans. Des lianes couraient +autour de son corps desséché et les oiseaux nichaient dans ses +cheveux. Il vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue, Timaessa, le +joueur de flûte, mes deux frères et mon père, et je compris que cet +Indien était sage. «Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont +privés de ce qu'ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils +craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient +être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre et tous les maux +disparaissent.» C'est pourquoi je résolus de ne jamais tenir aucune +chose pour avantageuse, de professer l'entier détachement des biens de +ce monde et de vivre dans la solitude et dans l'immobilité, à +l'exemple de l'Indien. + +Paphnuce avait écouté attentivement le récit du vieillard. + +--Timoclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tes propos, +n'est pas dépourvu de sens. Il est sage, en effet, de mépriser les +biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriser pareillement les +biens éternels et de s'exposer à la colère de Dieu. Je déplore ton +ignorance, Timoclès, et je vais t'instruire dans la vérité, afin que +connaissant qu'il existe un Dieu en trois hypostases, tu obéisses à ce +Dieu comme un enfant à son père. + +Mais Timoclès l'interrompant: + +--Garde-toi, étranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense pas me +contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute est stérile. Mon +opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de troubles à la +condition de vivre sans préférences. Poursuis ton chemin, et ne tente +pas de me tirer de la bienheureuse apathie où je suis plongé, comme +dans un bain délicieux, après les rudes travaux de mes jours. + +Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi. Par la +connaissance qu'il avait des coeurs, il comprit que la grâce de Dieu +n'était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut n'était +pas encore venu pour cette âme acharnée à sa perte. Il ne répondit +rien, de peur que l'édification tournât en scandale. Car il arrive +parfois qu'en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau +en péché, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possèdent la +vérité doivent la répandre avec prudence. + +--Adieu donc! dit-il, malheureux Timoclès. + +Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux voyage. + +Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l'eau, +qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au loin sur +la berge leur doux feuillage gris; des grues volaient en triangle dans +le ciel clair et l'on entendait parmi les roseaux le cri des hérons +invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où +des voiles glissaient comme des ailes d'oiseaux, où, ça et là, au +bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au +loin des vapeurs légères, tandis que des îles lourdes de palmes, de +fleurs et de fruits, laissaient s'échapper de leurs ombres des nuées +bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de sarcelles. A gauche, +la grasse vallée étendait jusqu'au désert ses champs et ses vergers +qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les épis, et la +fécondité de la terre s'exhalait en poussières odorantes. A cette vue, +Paphnuce, tombant à genoux, s'écria: + +--Béni soit le Seigneur, qui a favorisé mon voyage! Toi qui répands ta +rosée sur les figuiers de l'Arsinoïtide, mon Dieu, fais descendre la +grâce dans l'âme de cette Thaïs que tu n'as pas formée avec moins +d'amour que les fleurs des champs et les arbres des jardins. +Puisse-t-elle fleurir par mes soins comme un rosier balsamique dans ta +Jérusalem céleste! + +Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il +songeait à Thaïs. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve à +travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en peu de +journées cette Alexandrie que les Grecs ont surnommée la belle et la +dorée. Le jour était levé depuis une heure quand il découvrit du haut +d'une colline la ville spacieuse dont les toits étincelaient dans la +vapeur rose. Il s'arrêta et, croisant les bras sur sa poitrine: + +--Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le +péché, l'air brillant où j'ai respiré des parfums empoisonnés, la mer +voluptueuse où j'écoutais chanter les Sirènes! Voilà mon berceau selon +la chair, voilà ma patrie selon le siècle! Berceau fleuri, patrie +illustre au jugement des hommes! Il est naturel à tes enfants, +Alexandrie, de te chérir comme une mère et je fus engendré dans ton +sein magnifiquement paré. Mais l'ascète méprise la nature, le mystique +dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme +un lieu d'exil, le moine échappe à la terre. J'ai détourné mon coeur +de ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse, +pour ta science, pour ta douceur et pour ta beauté. Soit maudit, +temple des démons! Couche impudique des gentils, chaire empestée des +ariens, sois maudite! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saint +ermite Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra +dans cette citadelle de l'idolâtrie pour affermir la foi des +confesseurs et la constance des martyrs, bel ange du Seigneur, +invisible enfant, premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume +du battement de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi +les princes ténébreux du siècle! + +Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du +Soleil. Cette porte était de pierre et s'élevait avec orgueil. Mais +des misérables, accroupis dans son ombre, offraient aux passants des +citrons et des figues ou mendiaient une obole en se lamentant. + +Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisit le +cilice du moine, le baisa et dit: + +--Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J'ai beaucoup +souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans l'autre. Tu +viens de Dieu, ô saint homme, c'est pourquoi la poussière de tes pieds +est plus précieuse que l'or. + +--Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce. + +Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rédemption sur la +tête de la vieille femme. + +Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe +d'enfants se mit à le huer et à lui jeter des pierres en criant: + +--Oh! le méchant moine! Il est plus noir qu'un cynocéphale et plus +barbu qu'un bouc. C'est un fainéant! Que ne le pend-on dans quelque +verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non, +il attirerait la grêle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur. +Qu'on le crucifie, le moine! qu'on le crucifie! + +Et les pierres volaient avec les cris. + +--Mon Dieu! bénissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce. + +Et il poursuivit son chemin songeant: + +--Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à ces +enfants. Ainsi un même objet est apprécié différemment par les hommes +qui sont incertains dans leurs jugements et sujets à l'erreur. Il faut +en convenir, pour un gentil, le vieillard Timoclès n'est pas dénué de +sens. Aveugle, il se sait privé de lumière. Combien il l'emporte pour +le raisonnement sur ces idolâtres qui s'écrient du fond de leurs +épaisses ténèbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et +sable mouvant. En Dieu seul est la stabilité. + +Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Après dix années +d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était +une pierre de scandale qui lui rappelait un péché. C'est pourquoi il +frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées, et +il se réjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons +déchirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple de +Sérapis, il s'engagea dans une voie bordée de riches demeures qui +semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins, les érables, les +térébinthes élevaient leur tête au-dessus des corniches rouges et des +acrotères d'or. On voyait, par les portes entr'ouvertes, des statues +d'airain dans des vestibules de marbre et des jets d'eau au milieu du +feuillage. Aucun bruit ne troublait la paix de ces belles retraites. +On entendait seulement le son lointain d'une flûte. Le moine s'arrêta +devant une maison assez petite, mais de nobles proportions et soutenue +par des colonnes gracieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée +des bustes en bronze des plus illustres philosophes de la Grèce. + +Il y reconnut Platon, Socrate, Aristote, Épicure et Zénon, et ayant +heurté le marteau contre la porte, il attendit en songeant: + +--C'est en vain que le métal glorifie ces faux sages, leurs mensonges +sont confondus; leurs âmes sont plongées dans l'enfer et le fameux +Platon lui-même, qui remplit la terre du bruit de son éloquence, ne +dispute désor mais qu'avec les diables. + +Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la +mosaïque du seuil, il lui dit durement: + +--Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je te +chasse à coups de bâton. + +--Mon frère, répondit l'abbé d'Antinoé, je ne te demande rien, sinon +que tu me conduises à Nicias, ton maître. + +L'esclave répondit avec plus de colère: + +--Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi. + +--Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plaît, ce que je te +demande, et dis à ton maître que je désire le voir. + +--Hors d'ici, vil mendiant! s'écria le portier furieux. + +Et il leva son bâton sur le saint homme, qui, mettant ses bras en +croix contre sa poitrine, reçut sans s'émouvoir le coup en plein +visage, puis répéta doucement: + +--Fais ce que j'ai demandé, mon fils, je te prie. + +Alors le portier, tout tremblant, murmura. + +--Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance? + +Et il courut avertir son maître. + +Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles +sur son corps. C'était un homme gracieux et souriant. Une expression +de douce ironie était répandue sur son visage. À la vue du moine, il +se leva et s'avança les bras ouverts: + +--C'est toi, s'écria-t-il, Paphnuce mon condisciple, mon ami, mon +frère! Oh! je te reconnais, bien qu'à vrai dire tu te sois rendu plus +semblable à une bête qu'à un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du +temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la rhétorique et la +philosophie? On te trouvait déjà l'humeur sombre et sauvage, mais je +t'aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions que tu voyais +l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et qu'il n'était pas +surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d'atticisme, +mais ta libéralité n'avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent +ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange +qui m'intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce, +après dix ans d'absence. Tu as quitté le désert; tu renonces aux +superstitions chrétiennes, et tu renais à l'ancienne vie. Je marquerai +ce jour d'un caillou blanc. + +--Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes, +parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte. + +Déjà elles apportaient en souriant l'aiguière, les fioles et le miroir +de métal. Mais Paphnuce, d'un geste impérieux, les arrêta et tint les +yeux baissés pour ne les plus voir; car elles étaient nues. Cependant +Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et des +breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris. + +--Nicias, dit-il, je n'ai pas renié ce que tu appelles faussement la +superstition chrétienne, et qui est la vérité des vérités. Au +commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe +était Dieu. Tout a été fait par lui, et rien de ce quia été fait n'a +été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des +hommes. + +--Cher Paphnuce, répondit Nicias, qui venait de revêtir une tunique +parfumée, penses-tu m'étonner en récitant des paroles assemblées sans +art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oublié que je suis +moi-même quelque peu philosophe? Et penses-tu me contenter avec +quelques lambeaux arrachés par des hommes ignorants à la pourpre +d'Amélius, quand Amélius, Porphyre et Platon, dans toute leur gloire, +ne me contentent pas? Les systèmes construits par les sages ne sont +que des contes imaginés pour amuser l'éternelle enfance des hommes. Il +faut s'en divertir comme des contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone +d'Éphèse ou de toute autre fable milésienne. + +Et, prenant son hôte par le bras, il l'entraîna dans une salle où des +milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles. + +--Voici ma bibliothèque, dit-il; elle contient une faible partie des +systèmes que les philosophes ont construits pour expliquer le monde. +Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme pas tous. +Hélas! ce ne sont que des rêves de malades. + +Il força son hôte à prendre place dans une chaise d'ivoire et s'assit +lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la bibliothèque un regard +sombre et dit: + +--Il faut les brûler tous. + +--O doux hôte, ce serait dommage! répondit Nicias. Car les rêves des +malades sont parfois amusants. D'ailleurs, s'il fallait détruire tous +les rêves et toutes les visions des hommes, la terre perdrait ses +formes et ses couleurs et nous nous endormirions tous dans une morne +stupidité. + +Paphnuce poursuivait sa pensée: + +--Il est certain que les doctrines des païens ne sont que de vains +mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s'est révélé aux hommes par +des miracles. Et il s'est fait chair et il a habité parmi nous. + +Nicias répondit: + +--Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand tu dis qu'il +s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui agit, qui parle, qui se +promène dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer glauque, est +tout à fait un homme. Comment penses-tu croire à ce nouveau Jupiter, +quand les marmots d'Athènes, au temps de Périclès, ne croyaient déjà +plus à l'ancien? Mais laissons cela. Tu n'es pas venu, je pense, pour +disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher +condisciple? + +--Une chose tout à fait bonne, répondit l'abbé d'Antinoé. Me prêter +une tunique parfumée semblable à celle que tu viens de revêtir. Ajoute +à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et une fiole d'huile, +pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me +donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô Nicias, ce que j'étais +venu te demander, pour l'amour de Dieu et en souvenir de notre +ancienne amitié. + +Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique; elle +était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux. Les +deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement +les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât le cilice dont +il était couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant déclaré qu'on +lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles passèrent la +tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient belles, elles ne +craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent esclaves. Elles se +mirent à rire de la mine étrange qu'avait le moine ainsi paré. Crobyle +l'appelait son cher satrape, en lui présentant le miroir, et Myrtale +lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait +pas. Ayant chaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa +ceinture il dit à Nicias, qui le regardait d'un oeil égayé: + +--O Nicias! il ne faut pas que les choses que tu vois soient un +scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de +cette tunique, de cette bourse et de ces sandales. + +--Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, car je +crois les hommes également incapables de mal faire et de bien faire. +Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage n'a, pour +raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me conforme aux préjugés +qui règnent à Alexandrie. C'est pourquoi je passe pour un honnête +homme. Va, ami, et réjouis-toi. + +Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hôte de son +dessein. + +--Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du +théâtre? + +--Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où elle m'était +chère. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de blé et j'ai +composé à sa louange trois livres d'élégies fidèlement imitées de ces +chants si doux dans lesquels Cornélius Gallus célébra Lycoris. Hélas! +Gallus chantait, en un siècle d'or, sous les regards des muses +ausoniennes. Et moi, né dans des temps barbares, j'ai tracé avec un +roseau du Nil mes hexamètres et mes pentamètres. Les ouvrages produits +en cette époque et dans cette contrée sont voués à l'oubli. Certes, la +beauté est ce qu'il y a de plus puissant au monde et, si nous étions +faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que +possible du démiurge, du logos, des éons et de toutes les autres +rêveries des philosophes. Mais j'admire, bon Paphnuce, que tu viennes +du fond de la Thébaïde me parler de Thaïs. + +Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait avec +horreur, ne concevant pas qu'un homme pût avouer si tranquillement un +tel péché. Il s'attendait à voir la terre s'ouvrir et Nicias s'abîmer +dans les flammes. Mais le sol resta ferme et l'Alexandrin silencieux, +le front dans la main, souriait tristement aux images de sa jeunesse +envolée. Le moine, s'étant levé, reprit d'une voix grave: + +--Sache donc, ô Nicias! qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette +Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour épouse à +Jésus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne, Thaïs quittera +aujourd'hui cette ville pour entrer dans un monastère. + +--Crains d'offenser Vénus, répondit Nicias; c'est une puissante +déesse. Elle sera irritée contre toi, si tu lui ravis sa plus illustre +servante. + +--Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton coeur, ô +Nicias, et te tirer de l'abîme où tu es plongé! + +Et il sortit. Mais Nicias l'accompagna sur le seuil, il lui posa la +main sur l'épaule et lui répéta dans le creux de l'oreille: + +--Crains d'offenser Vénus; sa vengeance est terrible. + +Paphnuce dédaigneux des paroles légères sortit sans détourner la tête. +Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris; mais ce qu'il +ne pouvait souffrir, c'est l'idée que son ami d'autrefois avait reçu +les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher avec cette femme, +c'était pécher plus détestablement qu'avec toute autre. Il y trouvait +une malice singulière, et Nicias lui était désormais en exécration. Il +avait toujours haï l'impureté, mais certes les images de ce vice ne +lui avaient jamais paru à ce point abominables; jamais il n'avait +partagé d'un tel coeur la colère de Jésus-Christ et la tristesse des +anges. + +Il n'en éprouvait que plus d'ardeur à tirer Thaïs du milieu des +gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver. +Toutefois il lui fallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que +la grande chaleur du jour fût tombée. Or, la matinée s'achevait à +peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu de +ne prendre aucune nourriture en cette journée afin d'être moins +indigne des grâces qu'il demandait au Seigneur. A la grande tristesse +de son âme, il n'osait entrer dans aucune des églises de la ville, +parce qu'il les savait profanées par les ariens, qui y avaient +renversé la table du Seigneur. En effet, ces hérétiques, soutenus par +l'empereur d'Orient, avaient chassé le patriarche Athanase de son +siège épiscopal, et ils remplissaient de trouble et de confusion les +chrétiens d'Alexandrie. + +Il marchait donc à l'aventure, tantôt tenant ses regards fixés à terre +par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme en extase. +Après avoir erré quelque temps, il se trouva sur un des quais de la +ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombrables navires +aux sombres carènes, tandis que souriait au large, dans l'azur et +l'argent, la mer perfide. Une galère, qui portait une Néréide à sa +proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient l'onde en +chantant; déjà la blanche fille des eaux, couverte de perles humides, +ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil: elle franchit, +conduite par son pilote, l'étroit passage ouvert sur le bassin +d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant derrière elle un sillage +fleuri. + +--Et moi aussi, songeait Paphnuce, j'ai désiré jadis m'embarquer en +chantant sur l'océan du monde. Mais bientôt j'ai connu ma folie et la +Néréide ne m'a point emporté. + +En rêvant de la sorte, il s'assit sur un tas de cordages et +s'endormit. Pendant son sommeil, il eut une vision. Il lui sembla +entendre le son d'une trompette éclatante et, le ciel étant devenu +couleur de sang, il comprit que les temps étaient venus. Comme il +priait Dieu avec une grande ferveur, il vit une bête énorme qui venait +à lui, portant au front une croix de lumière, et il reconnut le Sphinx +de Silsilé. La bête le saisit entre les dents sans lui faire de mal et +l'emporta pendu à sa bouche comme les chattes ont accoutumé d'emporter +leurs petits. Paphnuce parcourut ainsi plusieurs royaumes, traversant +les fleuves et franchissant les montagnes, et il parvint en un lieu +désolé, couvert de roches affreuses et de cendres chaudes. Le sol, +déchiré en plusieurs endroits, laissait passer par ces bouches une +haleine embrasée. La bête posa doucement Paphnuce à terre et lui dit: + +--Regarde! + +Et Paphnuce, se penchant sur le bord de l'abîme, vit un fleuve de feu +qui roulait dans l'intérieur de la terre, entre un double escarpement +de roches noires. Là, dans une lumière livide, des démons +tourmentaient des âmes. Les âmes gardaient l'apparence des corps qui +les avaient contenues, et même des lambeaux de vêtements y restaient +attachés. Ces âmes semblaient paisibles au milieu des tourments. L'une +d'elles, grande, blanche, les yeux clos, une bandelette au front, un +sceptre à la main, chantait; sa voix remplissait d'harmonie le stérile +rivage; elle disait les dieux et les héros. De petits diables verts +lui perçaient les lèvres et la gorge avec des fers rouges. Et l'ombre +d'Homère chantait encore. Non loin, le vieil Anaxagore, chauve et +chenu, traçait au compas des figures sur la poussière. Un démon lui +versait de l'huile bouillante dans l'oreille sans pouvoir interrompre +la méditation du sage. Et le moine découvrit une foule de personnes +qui, sur la sombre rive, le long du fleuve ardent, lisaient ou +méditaient avec tranquillité, ou conversaient en se promenant, comme +des maîtres et des disciples, à l'ombre des platanes de l'Académie. +Seul, le vieillard Timoclès se tenait à l'écart et secouait la tête +comme un homme qui nie. Un ange de l'abîme agitait une torche sous ses +yeux et Timoclès ne voulait voir ni l'ange ni la torche. + +Muet de surprise à ce spectacle, Paphnuce se tourna vers la bête. Elle +avait disparu, et le moine vit à la place du Sphinx une femme voilée, +qui lui dit: + +--Regarde et comprends: Tel est l'entêtement de ces infidèles, qu'ils +demeurent dans l'enfer victimes des illusions qui les séduisaient sur +la terre. La mort ne les a pas désabusés, car il est bien clair qu'il +ne suffit pas de mourir pour voir Dieu. Ceux-là qui ignoraient la +vérité parmi les hommes, l'ignoreront toujours. Les démons qui +s'acharnent autour de ces âmes, qui sont-ils, sinon les formes de la +justice divine? C'est pourquoi ces âmes ne la voient ni ne la sentent. +Étrangères à toute vérité, elles ne connaissent point leur propre +condamnation, et Dieu même ne peut les contraindre à souffrir. + +--Dieu peut tout, dit l'abbé d'Antinoé. + +--Il ne peut l'absurde, répondit la femme voilée. Pour les punir, il +faudrait les éclairer et s'ils possédaient la vérité ils seraient +semblables aux élus. + +Cependant Paphnuce, plein d'inquiétude et d'horreur, se penchait de +nouveau sur le gouffre. Il venait de voir l'ombre de Nicias qui +souriait, le front ceint de fleurs, sous des myrtes en cendre. Près de +lui Aspasie de Milet, élégamment serrée dans son manteau de laine, +semblait parler tout ensemble d'amour et de philosophie, tant +l'expression de son visage était à la fois douce et noble. La pluie de +feu qui tombait sur eux leur était une rosée rafraîchissante, et leurs +pieds foulaient, comme une herbe fine, le sol embrasé. A cette vue, +Paphnuce fut saisi de fureur. + +--Frappe, mon Dieu, s'écria-t-il, frappe! c'est Nicias! Qu'il pleure! +qu'il gémisse! qu'il grince des dents!... Il a péché avec Thaïs!... + +Et Paphnuce se réveilla dans les bras d'un marin robuste comme Hercule +qui le tirait sur le sable en criant: + +--Paix! paix! l'ami. Par Protée, vieux pasteur de phoques! tu dors +avec agitation. Si je ne t'avais retenu, tu tombais dans l'Eunostos. +Aussi vrai que ma mère vendait des poissons salés, je t'ai sauvé la +vie. + +--J'en remercie Dieu, répondit Paphnuce. + +Et, s'étant mis debout, il marcha droit devant lui, méditant sur la +vision qui avait traversé son sommeil. + +--Cette vision, se dit-il, est manifestement mauvaise; elle offense la +bonté divine, en représentant l'enfer comme dénué de réalité. Sans +doute elle vient du diable. + +Il raisonnait ainsi parce qu'il savait discerner les songes que Dieu +envoie de ceux qui sont produits par les mauvais anges. Un tel +discernement est utile au solitaire qui vit sans cesse entouré +d'apparitions; car en fuyant les hommes, on est sûr de rencontrer les +esprits. Les déserts sont peuplés de fantômes. Quand les pèlerins +approchaient du château en ruines où s'était retiré le saint ermite +Antoine, ils entendaient des clameurs comme il s'en élève aux +carrefours des villes, dans les nuits de fête. Et ces clameurs étaient +poussées par les diables qui tentaient ce saint homme. + +Paphnuce se rappela ce mémorable exemple. Il se rappela saint Jean +d'Égypte que, pendant soixante ans, le diable voulut séduire par des +prestiges. Mais Jean déjouait les ruses de l'enfer. Un jour pourtant +le démon, ayant pris le visage d'un homme, entra dans la grotte du +vénérable Jean et lui dit: «Jean, tu prolongeras ton jeûne jusqu'à +demain soir.» Et Jean, croyant entendre un ange, obéit à la voix du +démon, et jeûna le lendemain, jusqu'à l'heure de vêpres. C'est la +seule victoire que le prince des Ténèbres ait jamais remportée sur +saint Jean l'Égyptien, et cette victoire est petite. C'est pourquoi il +ne faut pas s'étonner si Paphnuce reconnut tout de suite la fausseté +de la vision qu'il avait eue pendant son sommeil. + +Tandis qu'il reprochait doucement à Dieu de l'avoir abandonné au +pouvoir des démons, il se sentit poussé et entraîné par une foule +d'hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme il avait perdu +l'habitude de marcher par les villes, il était ballotté d'un passant à +un autre, ainsi qu'une masse inerte; et, s'étant embarrassé dans les +plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs fois. Désireux de savoir +où allaient tous ces hommes, il demanda à l'un d'eux la cause de cet +empressement. + +--Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeux vont +commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène? Tous ces citoyens vont +au théâtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y accompagner? + +Découvrant tout à coup qu'il était convenable à son dessein de voir +Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l'étranger. Déjà le théâtre +dressait devant eux son portique orné de masques éclatants, et sa +vaste muraille ronde, peuplée d'innombrables statues. En suivant la +foule, ils s'engagèrent dans un étroit corridor au bout duquel +s'étendait l'amphithéâtre éblouissant de lumière. Ils prirent leur +place sur un des rangs de gradins qui descendaient en escalier vers la +scène, vide encore d'acteurs, mais décorée magnifiquement. La vue n'en +était point cachée par un rideau, et l'on y remarquait un tertre +semblable à ceux que les anciens peuples dédiaient aux ombres des +héros. Ce tertre s'élevait au milieu d'un camp. Des faisceaux de +lances étaient formés devant les tentes et des boucliers d'or +pendaient à des mâts, parmi des rameaux de laurier et des couronnes de +chêne. Là, tout était silence et sommeil. Mais un bourdonnement, +semblable au bruit que font les abeilles dans la ruche, emplissait +l'hémicycle chargé de spectateurs. Tous les visages, rougis par le +reflet du voile de pourpre qui les couvrait de ses long frissons, se +tournaient, avec une expression d'attente curieuse, vers ce grand +espace silencieux, rempli par un tombeau et des tentes. Les femmes +riaient en mangeant des citrons, et les familiers des jeux +s'interpellaient gaiement, d'un gradin à l'autre. + +Paphnuce priait au dedans de lui-même et se gardait des paroles +vaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin du théâtre. + +--Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs déclamaient sous le masque les +vers d'Euripide et de Ménandre. Maintenant on ne récite plus les +drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus s'honora +dans Athènes nous n'avons gardé que ce qu'un barbare, un Scythe même +peut comprendre: l'attitude et le geste. Le masque tragique, dont +l'embouchure, armée de lames de métal, enflait le son des voix, le +cothurne qui élevait les personnages à la taille des dieux, la majesté +tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est allé. Des +mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus et Roscius. +Qu'eussent dit les Athéniens de Périclès, s'ils avaient vu une femme +se montrer sur la scène? Il est indécent qu'une femme paraisse en +public. Nous sommes bien dégénérés pour le souffrir. + +» Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de l'homme +et la honte de la terre. + +--Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre pire +ennemie. Elle donne le plaisir et c'est en cela qu'elle est +redoutable. + +--Par les Dieux immobiles, s'écria Dorion, la femme apporte aux hommes +non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs soucis! +L'amour est la cause de nos maux les plus cuisants. Écoute, étranger: +Je suis allé dans ma jeunesse, à Trézène, en Argolide, et j'y ai vu un +myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les feuilles étaient couvertes +d'innombrables piqûres. Or, voici ce que rapportent les Trézéniens au +sujet de ce myrte: La reine Phèdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte, +demeurait tout le jour languissamment couchée sous ce même arbre qu'on +voit encore aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l'épingle +d'or qui retenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles de +l'arbuste aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi +criblées de piqûres. Après avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait +d'un amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourut misérablement. Elle +s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa ceinture d'or à +une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte, témoin d'une +si cruelle misère, continuât à porter sur ses feuilles nouvelles des +piqûres d'aiguilles. J'ai cueilli une de ces feuilles; je l'ai placée +au chevet de mon lit, afin d'être sans cesse averti par sa vue de ne +point m'abandonner aux fureurs de l'amour et pour me confirmer dans la +doctrine du divin Épicure, mon maître, qui enseigne que le désir est +redoutable. Mais à proprement parler, l'amour est une maladie de foie +et l'on n'est jamais sûr de ne pas tomber malade. + +Paphnuce demanda: + +--Dorion, quels sont tes plaisirs? + +Dorion répondit tristement: + +--Je n'ai qu'un seul plaisir et je conviens qu'il n'est pas vif; c'est +la méditation. Avec un mauvais estomac il n'en faut pas chercher +d'autres. + +Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entreprit +d'initier l'épicurien aux joies spirituelles que procure la +contemplation de Dieu. Il commença: + +--Entends la vérité, Dorion, et reçois la lumière. + +Comme il s'écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têtes et +des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un grand +silence s'était fait dans le théâtre et bientôt éclatèrent les sons +d'une musique héroïque. + +Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tentes et se +préparer au départ quand, par un prodige effrayant, une nuée couvrit +le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s'étant dissipée, +l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or. Étendant le +bras vers les guerriers, elle semblait leur dire: «Quoi! vous partez, +enfants de Danaos; vous retournez dans la patrie que je ne verrai plus +et vous laissez mon tombeau sans offrandes?» Déjà les principaux chefs +des Grecs se pressaient au pied du tertre. Acanas, fils de Thésée, le +vieux Nestor, Agamemnon, portant le sceptre et les bandelettes, +contemplaient le prodige. Le jeune fils d'Achille, Pyrrhus, était +prosterné dans la poussière. Ulysse, reconnaissable au bonnet d'où +s'échappait sa chevelure bouclée, montrait par ses gestes qu'il +approuvait l'ombre du héros. Il disputait avec Agamemnon et l'on +devinait leurs paroles: + +--Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'être honoré parmi +nous, lui qui mourut glorieusement pour l'Hellas. Il demande que la +fille de Priam, la vierge Polyxène soit immolée sur sa tombe. Danaens, +contentez les mânes du héros, et que le fils de Pelée se réjouisse +dans le Hadès. + +Mais le roi des rois répondait: + +--Épargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées aux autels. +Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam. + +Il parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la soeur de +Polyxène, et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit de +Cassandre à la lance d'Achille. + +Tous les Grecs l'approuvèrent avec un grand bruit d'armes +entre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue et l'ombre apaisée +d'Achille s'évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôt plaintive, +suivait la pensée des personnages. L'assistance éclata en +applaudissements. + +Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine, murmura: + +--O lumières et ténèbres répandues sur les gentils! De tels +sacrifices, parmi les nations, annonçaient et figuraient grossièrement +le sacrifice salutaire du fils de Dieu. + +--Toutes les religions enfantent des crimes, répliqua l'Épicurien. Par +bonheur un Grec divinement sage vint affranchir les hommes des vaines +terreurs de l'inconnu... + +Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lambeaux, +sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupir quand +on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube, avertie par +un songe prophétique, gémissait sur sa fille et sur elle-même. Ulysse +était déjà près d'elle et lui demandait Polyxène. La vieille mère +s'arrachait les cheveux, se déchirait les joues avec les ongles et +baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son impitoyable +douceur, semblait dire: + +--Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. Il y a aussi dans nos +maisons de vieilles mères qui pleurent leurs enfants endormis à jamais +sous les pins de l'Ida. + +Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant +esclave, souillait de poussière sa tête infortunée. + +Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montre la vierge +Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ils avaient +reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu'il venait chercher. De +son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête la lourde toile. +Immobile, semblable à une belle statue, mais promenant autour d'elle +le paisible regard de ses yeux de violette, douce et fière, elle +donnait à tous le frisson tragique de la beauté. + +Un murmure de louange s'éleva et Paphnuce l'âme agitée, contenant son +coeur avec ses mains, soupira: + +--Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de tes +créatures? + +Dorion, plus paisible, disait: + +--Certes, les atomes qui s'associent pour composer cette femme +présentent une combinaison agréable à l'oeil. Ce n'est qu'un jeu de la +nature et ces atomes ne savent ce qu'ils font. Ils se sépareront un +jour avec la même indifférence qu'ils se sont unis. Où sont maintenant +les atomes qui formèrent Laïs ou Cléopâtre? Je n'en disconviens pas: +les femmes sont quelquefois belles, mais elles sont soumises à de +fâcheuses disgrâces et à des incommodités dégoûtantes. C'est à quoi +songent les esprits méditatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y +fait point attention. Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit +déraisonnable de les aimer. + +Ainsi le philosophe et l'ascète contemplaient Thaïs et suivaient leur +pensée. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hécube, tournée vers sa +fille, lui dire par ses gestes: + +--Essaie de fléchir le cruel Ulysse. Fais parler tes larmes, ta +beauté, ta jeunesse! + +Thaïs, où plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de la +tente. Elle fit un pas, et tous les coeurs furent domptés. Et quand, +d'une démarche noble et légère, elle s'avança vers Ulysse, le rythme +de ses mouvements, qu'accompagnait le son des flûtes, faisait songer à +tout un ordre de choses heureuses, et il semblait qu'elle fût le +centre divin des harmonies du monde. On ne voyait plus qu'elle, et +tout le reste était perdu dans son rayonnement. Pourtant l'action +continuait. + +Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main sous +son manteau, afin d'éviter les regards, les baisers de la suppliante. +La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards tranquilles +disaient: + +--Ulysse, je te suivrai pour obéir à la nécessité et parce que je veux +mourir. Fille de Priam et soeur d'Hector, ma couche, autrefois jugée +digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je renonce +librement à la lumière du jour. + +Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s'attacha à sa +fille d'une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une douceur +résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre: + +--Mère, ne t'expose pas aux outrages du maître. N'attends pas que, +t'arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère bien +aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues creuses de mes +lèvres. + +La douleur était belle sur le visage de Thaïs; la foule se montrait +reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d'une grâce surhumaine +les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui pardonnant sa +splendeur présente en vue de son humilité prochaine, se glorifiait par +avance de la sainte qu'il allait donner au ciel. + +Le spectacle touchait au dénouement. Hécube tomba comme morte et +Polyxène, conduite par Ulysse, s'avança vers le tombeau qu'entourait +l'élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants de deuil, le +tertre funéraire au sommet duquel le fils d'Achille faisait, dans une +coupe d'or, des libations aux mânes du héros. Quand les sacrificateurs +levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe qu'elle voulait +mourir libre, comme il convenait à la fille de tant de rois. Puis, +déchirant sa tunique, elle montra la place de son coeur. Pyrrhus y +plongea son glaive en détournant la tête, et, par un habile artifice, +le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante de la vierge qui, +la tête renversée et les yeux nageant dans l'horreur de la mort, tomba +avec décence. + +Cependant que les guerriers voilaient la victime et la couvraient de +lis et d'anémones, des cris d'effroi et des sanglots déchiraient +l'air, et Paphnuce, soulevé sur son banc, prophétisait d'une voix +retentissante: + +--Gentils, vils adorateurs des démons! Et vous ariens plus infâmes que +les idolâtres, instruisez-vous! Ce que vous venez de voir est une +image et un symbole. Cette fable renferme un sens mystique et bientôt +la femme que vous voyez là sera immolée, hostie bien heureuse, au Dieu +ressuscité! + +Déjà la foule s'écoulait en flots sombres dans les vomitoires. L'abbé +d'Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en prophétisant +encore. + +Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs. + +La comédienne alors, dans le riche quartier de Racotis, près du +tombeau d'Alexandre, habitait une maison entourée de jardins ombreux, +dans lesquels s'élevaient des rochers artificiels et coulait un +ruisseau bordé de peupliers. Une vieille esclave noire, chargée +d'anneaux, vint lui ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait. + +--Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m'est témoin que je ne suis +venu ici que pour la voir. + +Comme il portait une riche tunique et qu'il parlait impérieusement, +l'esclave le fit entrer. + +--Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes. + + + +II + +LE PAPYRUS + + +Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l'idolâtrie. +Du temps qu'elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie, +proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots. +Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première +enfance. Elle revoyait son père assis à l'angle du foyer, les jambes +croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de ces vieux +Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans +les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant +comme un chat affamé dans la maison, qu'elle emplissait des éclats de +sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans +le faubourg qu'elle était magicienne et qu'elle se changeait en +chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait: Thaïs savait +bien, pour l'avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux +arts magiques, mais que, dévorée d'avarice, elle comptait toute la +nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la +laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi +était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la +ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et +par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de +genoux en genoux dans la salle imprégnée de l'odeur des boissons +fermentées et des outres résineuses; puis, les joues poissées de bière +et piquées par les barbes rudes, elle s'échappait, serrant les oboles +dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une +vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune. +C'était tous les jours les mêmes scènes: les matelots, contant leurs +périls, quand l'Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant +aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la +meilleure bière de Cilicie. + +Chaque nuit, l'enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les +écailles d'huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les +fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des +lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir. + +Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux +Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l'esclave de la maison, +Nubien plus noir que la marmite qu'il écumait gravement, était bon +comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et +il lui contait d'antiques récits où il y avait des souterrains pleins +de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les +maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, +d'habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes +qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un +père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle +s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le cellier aux +amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés, +tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des +aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la +paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits +moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs +agrès. + +Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille +déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage +gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne +songeait à se demander d'où il tirait la consolation de son âme et +l'apaisement de son coeur. Il était aussi simple qu'un enfant. + +En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d'une voix grêle des +cantiques qui faisaient passer dans l'âme de l'enfant des frissons et +des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens? + + --J'ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le + tombeau. + + Et j'ai vu la gloire du Ressuscité. + +Elle lui demandait: + +--Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau? + +Et il lui répondait: + +--Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus +Notre Seigneur est monté au ciel. + +Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommait +Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrètement +pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil. + +En ces jours-là l'Église subissait l'épreuve suprême. Par l'ordre de +l'Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints +brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus. Dépouillés de +leurs honneurs, les chrétiens n'attendaient que la mort. La terreur +régnait sur la communauté d'Alexandrie; les prisons regorgeaient de +victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu'en Syrie, en +Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, par tout l'empire, les fouets, +les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces +déchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre +par ses visions et ses solitudes, chef et prophète des croyants +d'Égypte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la +ville d'Alexandrie, et, volant d'église en église, embrasa de son feu +la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était présent à +la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, soufflant à chacun +l'esprit de force et de prudence dont il était animé. La persécution +s'exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs +d'entre eux, saisis d'épouvante, reniaient leur foi. D'autres, en plus +grand nombre, s'enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans la +contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentait +comme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers, +ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du +Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant de +retourner au désert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui donna +le baiser de paix. + +Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu. + +--Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un +Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses +jardins. Il était l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et +n'avait qu'un fils, le prince Jésus, qu'il aimait de tout son coeur et +qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur +Dieu dit au prince Jésus: + +» --Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines +vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là tu seras +semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La +souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant +d'abondance que tes larmes formeront des fleuves où l'esclave fatigué +se baignera délicieusement. Va, mon fils! + +» Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un +lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dans les prés fleuris +d'anémones, disant à ses compagnons: + +» --Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à la table de mon +père! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du +ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec des +voiles plus fins que ceux des princesses syriennes. + +» C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaient en lui. Mais les +riches le haïssaient, redoutant qu'il n'élevât les pauvres au-dessus +d'eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaient puissants sur la +terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux juges et +aux prêtres de le faire mourir. Pour obéir à la reine d'Égypte, les +princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute montagne et ils +firent mourir Jésus sur cette croix. Mais des femmes lavèrent le corps +et l'ensevelirent, et le prince Jésus, ayant brisé le couvercle de son +tombeau, remonta vers le bon Seigneur son père. + +» Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vont au ciel. + +» Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit: + +» --Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince, mon fils. +Prenez un bain, puis mangez. + +» Ils prendront leur bain au son d'une belle musique et, tout le long +de leur repas, ils verront des danses d'almées et ils entendront des +conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les +tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puisqu'ils seront ses +hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansérail +et les grenades de ses jardins. + +Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thaïs connut +la vérité. Elle admirait et disait: + +--Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur. + +Ahmès lui répondait: + +--Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus, goûteront les fruits du +ciel. + +Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu'elle espérait en +Jésus, l'esclave résolut de l'instruire plus profondément, afin +qu'étant baptisée, elle entrât dans l'Église. Et il s'attacha +étroitement à elle, comme à sa fille en esprit. + +L'enfant, sans cesse repoussée par ses parents injustes, n'avait point +de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l'étable +parmi les animaux domestiques. C'est là que, chaque nuit, Ahmès allait +la rejoindre en secret. + +Il s'approchait doucement de la natte où elle reposait, et puis +s'asseyait sur ses talons, les jambes repliées, le buste droit, dans +l'attitude héréditaire de toute sa race. Son corps et son visage, +vêtus de noir, restaient perdus dans les ténèbres; seuls ses grands +yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable à un +rayon de l'aube à travers les fentes d'une porte. Il parlait d'une +voie grêle et chantante, dont le nasillement léger avait la douceur +triste des musiques qu'on entend le soir dans les rues. Parfois, le +souffle d'un âne et le doux meuglement d'un boeuf accompagnaient, +comme un choeur d'obscurs esprits, la voix de l'esclave qui disait +l'Évangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l'ombre qui +s'imprégnait de zèle, de grâce et d'espérance; et la néophyte, la main +dans la main d'Ahmès, bercée par les sons monotones et voyant de +vagues images, s'endormait calme et souriante, parmi les harmonies de +la nuit obscure et des saints mystères, au regard d'une étoile qui +clignait entre les solives de la crèche. + +L'initiation dura toute une année, jusqu'à l'époque où les chrétiens +célèbrent avec allégresse les fêtes pascales. Or, une nuit de la +semaine glorieuse, Thaïs, qui sommeillait déjà sur sa natte dans la +grange, se sentit soulevée par l'esclave dont le regard brillait d'une +clarté nouvelle. Il était vêtu, non point, comme de coutume, d'un +pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il serra +l'enfant en disant tout bas: + +--Viens, mon âme! viens, mes yeux! viens mon petit coeur! viens +revêtir les aubes du baptême. + +Et il emporta l'enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée et curieuse, +Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au cou de son ami +qui courait dans la nuit. Ils suivirent des ruelles noires; ils +traversèrent le quartier des juifs; ils longèrent un cimetière où +l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passèrent, dans un carrefour, +sous des croix auxquelles pendaient les corps des suppliciés et dont +les bras étaient chargés de corbeaux qui claquaient du bec. Thaïs +cacha sa tête dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voir +le reste du chemin. Tout à coup il lui sembla qu'on la descendait sous +terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit +caveau, éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient +peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la +fumée des torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuniques et +portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de pampres. + +Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que des +anémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la salle, près d'une +grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait un +vieillard coiffé d'une mitre basse et vêtu d'une dalmatique écarlate, +brodée d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe. Il avait +l'air humble et doux sous son riche costume. C'était l'évêque +Vivantius qui, prince exilé de l'église de Cyrène, exerçait, pour +vivre, le métier de tisserand et fabriquait de grossières étoffes de +poil de chèvre. Deux pauvres enfants se tenaient debout à ses côtés. +Tout proche, une vieille négresse présentait déployée une petite robe +blanche. Ahmès, ayant posé l'enfant à terre, s'agenouilla devant +l'évêque et dit: + +--Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je te l'amène +afin que, selon ta promesse et s'il plaît à ta Sérénité, tu lui donnes +le baptême de vie. + +A ces mots, l'évêque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains +mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant la foi aux +jours de l'épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les bras d'Ahmès. +Mais le prêtre la rassura par des paroles caressantes: + +--Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selon l'esprit, +Ahmès, qu'on nomme Théodore parmi les vivants, et une douce mère dans +la grâce qui t'a préparé de ses mains une robe blanche. + +Et se tournant vers la négresse: + +--Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il; elle est esclave sur cette terre. +Mais Jésus l'élèvera dans le ciel au rang de ses épouses. + +Puis il interrogea l'enfant néophyte: + +--Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son fils unique +qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigné les apôtres? + +--Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui se tenaient +par la main. + +Sur l'ordre de l'évêque, Nitida, agenouillée, dépouilla Thaïs de tous +ses vêtements. L'enfant était nue, un amulette au cou. Le pontife la +plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes présentèrent +l'huile avec laquelle Vivantius fit les onctions et le sel dont il +posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis, ayant essuyé ce +corps destiné, à travers tant d'épreuves, à la vie éternelle, +l'esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu'elle avait tissue de +ses mains. + +L'évêque donna à tous le baiser de paix et, la cérémonie terminée, +dépouilla ses ornements sacerdotaux. + +Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmès dit: + +--Il faut nous réjouir en ce jour d'avoir donné une âme au bon +Seigneur Dieu; allons dans la maison qu'habite ta Sérénité, pasteur +Vivantius, et livrons-nous à la joie tout le reste de la nuit. + +--Tu as bien parlé, Théodore, répondit l'évêque. + +Et il conduisit la petite troupe dans sa maison qui était toute +proche. Elle se composait d'une seule chambre, meublée de deux métiers +de tisserand, d'une table grossière et d'un tapis tout usé. Dès qu'ils +y furent entrés: + +--Nitida, cria le Nubien, apporte la poêle et la jarre d'huile, et +faisons un bon repas. + +En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau de petits poissons +qu'il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les fit +frire. Et tous, l'évêque, l'enfant, les deux jeunes garçons et les +deux esclaves, s'étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les +poissons en bénissant le Seigneur. Vivantius parlait du martyre qu'il +avait souffert et annonçait le triomphe prochain de l'Église. Son +langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures. Il +comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expliquer +le baptême, il disait: + +--L'Esprit Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrétiens +reçoivent le baptême de l'eau. Mais les démons habitent aussi les +ruisseaux; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables et +l'on voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'âme et +du corps. + +Parfois il s'exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l'enfant +une profonde admiration. A la fin du repas, il offrit un peu de vin à +ses hôtes dont les langues se délièrent et qui se mirent à chanter des +complaintes et des cantiques. Ahmès et Nitida, s'étant levés, +dansèrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfants, et qui se +dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du monde. +C'était une danse amoureuse; agitant les bras et tout le corps balancé +en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de se chercher. +Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sourire des dents +étincelantes. + +C'est ainsi que Thaïs reçut le saint baptême. Elle aimait les +amusements et, à mesure qu'elle grandissait, de vagues désirs +naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour des rondes +avec les enfants errants dans les rues, et elle regagnait, à la nuit, +la maison de son père, en chantonnant encore: + + --Torti tortu, pourquoi gardes-tu la maison? + + --Je dévide la laine et le fil de Milet. + + --Torti tortu, comment ton fils a-t-il péri? + + --Du haut des chevaux blancs il tomba dans la mer. + +Maintenant elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle des +garçons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami était +moins souvent auprès d'elle. La persécution s'étant ralentie, les +assemblées des chrétiens devenaient plus régulières et le Nubien les +fréquentait assidûment. Son zèle s'échauffait; de mystérieuses menaces +s'échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les riches ne +garderaient point leurs biens. Il allait dans les places publiques où +les chrétiens d'une humble condition avaient coutume de se réunir et +là, rassemblant les misérables étendus à l'ombre des vieux murs, il +leur annonçait l'affranchissement des esclaves et le jour prochain de +la justice. + +--Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des vins +frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches, +couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de leur +table. + +Ces propos ne restèrent point secrets; ils furent publiés dans le +faubourg et les maîtres craignirent qu'Ahmès n'excitât les esclaves à +la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune profonde qu'il +dissimula soigneusement. + +Un jour, une salière d'argent, réservée à la nappe des dieux, disparut +du cabaret. Ahmès fut accusé de l'avoir volée, en haine de son maître +et des dieux de l'empire. L'accusation était sans preuves et l'esclave +la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins traîné +devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais serviteur, le +juge le condamna au dernier supplice. + +--Tes mains, lui dit-il, dont tu n'as pas su faire un bon usage, +seront clouées au poteau. + +Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beaucoup de +respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois jours +qu'il y resta, il ne cessa de prêcher l'Évangile aux prisonniers et +l'on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-même, touchés +par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié. + +On le conduisit à ce carrefour qu'une nuit, moins de deux ans +auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son +manteau blanc la petite Thaïs, la fille de son âme, sa fleur +bien-aimée. Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas +une plainte; seulement il soupira à plusieurs reprises: «J'ai soif!» + +Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru la +chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plusieurs fois +on pensa qu'il était mort; les mouches dévoraient la cire de ses +paupières; mais tout à coup il rouvrait ses yeux sanglants. Le matin +du quatrième jour, il chanta d'une voix plus pure que la voix des +enfants: + + --Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens? + +Puis il sourit, et dit: + +--Les voici, les anges du bon Seigneur! Ils m'apportent du vin et des +fruits. Qu'il est frais le battement de leurs ailes. + +Et il expira. + +Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase +bienheureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis +d'admiration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères +chrétiens, vint réclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reliques +des martyrs, dans la crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Église +garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien. + +Trois ans plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit +par lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles +ne furent plus persécutés que par les hérétiques. + +Thaïs achevait sa onzième année, quand son ami mourut dans les +tourments. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante +invincibles. Elle n'avait pas l'âme assez pure pour comprendre que +l'esclave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette +idée germa dans sa petite âme, qu'il n'est possible d'être bon en ce +monde qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit +d'être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur. + +Elle se donna avant l'âge à des jeunes garçons du port et elle suivit +les vieillards qui errent le soir dans les faubourg; et avec ce +qu'elle recevait d'eux elle achetait des gâteaux et des parures. + +Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu'elle avait gagné, +sa mère l'accablait de mauvais traitements. Pour éviter les coups, +elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait +avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait, +pleine d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parées, +dans leur litière entourée d'esclaves. + +Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se tenait +accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une vieille +femme s'arrêta devant elle, la considéra quelques instants en silence, +puis s'écria: + +--O la jolie fleur, la belle enfant! Heureux le père qui t'engendra et +la mère qui te mit au monde! + +Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre. Ses +paupières étaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleuré. + +--Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n'est-elle pas +heureuse d'avoir nourri une petite déesse telle que toi, et ton père, +en te voyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son coeur? + +Alors l'enfant, comme se parlant à elle-même: + +--Mon père est une outre gonflée de vin et ma mère une sangsue avide. + +La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas. Puis +d'une voix caressante: + +--Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec moi et +tu n'auras, pour vivre, qu'à danser et à sourire. Je te nourrirai de +gâteaux de miel, et mon fils, mon propre fils t'aimera comme ses yeux. +Il est beau, mon fils, il est jeune; il n'a au menton qu'une barbe +légère; sa peau est douce, et c'est, comme on dit, un petit cochon +d'Acharné. + +Thaïs répondit: + +--Je veux bien aller avec toi. + +Et, s'étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville. + +Cette femme, nommée Moeroé, conduisait de pays en pays des filles et +des jeunes garçons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle louait +ensuite aux riches pour paraître dans les festins. + +Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes, elle +lui apprit, à coups de fouet, la musique et la prosodie, et elle +flagellait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quand elles +ne se levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton +décrépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvais traitements +cette enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entière des +femmes. Rival des ballerines, dont il affectait la grâce, il +enseignait à Thaïs l'art de feindre, dans les pantomimes, par +l'expression du visage, le geste et l'attitude, tous les sentiments +humains et surtout les passions de l'amour. Il lui donnait avec dégoût +les conseils d'un maître habile; mais, jaloux de son élève, il lui +griffait les joues, lui pinçait le bras ou la venait piquer par +derrière avec un poinçon, à la manière des filles méchantes, dès qu'il +s'apercevait trop vivement qu'elle était née pour la volupté des +hommes. Grâce à ses leçons, elle devint en peu de temps musicienne, +mime et danseuse excellente. La méchanceté de ses maîtres ne la +surprenait point et il lui semblait naturel d'être indignement +traitée. Elle éprouvait même quelque respect pour cette vieille femme +qui savait la musique et buvait du vin grec. Moeroé, s'étant arrêtée à +Antioche, loua son élève comme danseuse et comme joueuse de flûte aux +riches négociants de la ville qui donnaient des festins. Thaïs dansa +et plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table, +dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant pas +le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dansé devant les +jeunes hommes les plus élégants de la ville, le fils du proconsul +s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupté, et lui dit +d'une voix qui semblait mouillée de baisers: + +--Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la +tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau pied! +Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme une sandale; je veux +que mes caresses soient ta tunique et ta couronne. Viens, belle +enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers. + +Elle le regarda tandis qu'il parlait et elle vit qu'il était beau. +Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front; elle devint +verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses +paupières. Il la priait encore. Mais elle refusa de le suivre. En +vain, il lui jeta des regards ardents, des paroles enflammées, et +quand il la prit dans ses bras en s'efforçant de l'entraîner, elle le +repoussa avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses +larmes. Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle +résista. + +--Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est beau, +il est riche, et voici qu'une joueuse de flûte le dédaigne! + +Lollius rentra seul dans sa maison et la nuit l'embrasa tout entier +d'amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, suspendre des +fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant Thaïs, saisie de +trouble et d'effroi, fuyait Lollius et le voyait sans cesse au dedans +d'elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas son mal. Elle se +demandait pourquoi elle était ainsi changée et d'où lui venait sa +mélancolie. Elle repoussait tous ses amants: ils lui faisaient +horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait tout le jour +couchée sur son lit, sanglotant la tête dans les coussins. Lollius, +ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois supplier et +maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui craintive comme +une vierge et répétait: + +--Je ne veux pas! Je ne veux pas! + +Puis, au bout de quinze jours, s'étant donnée à lui, elle connut +qu'elle l'aimait; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus. +Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les +yeux dans les yeux, se disant l'un à l'autre des paroles qu'on ne dit +qu'aux enfants. Le soir, ils se promenaient sur les bords solitaires +de l'Oronte et se perdaient dans les bois de lauriers. Parfois ils se +levaient dès l'aube pour aller cueillir des jacinthes sur les pentes +du Silpicus. Ils buvaient dans la même coupe, et, quand elle portait +un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait entre les lèvres +avec ses dents. + +Moeroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris: + +--C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur +parfumée, mes petites entrailles!... + +Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais, comme elle +revint demandant encore quelques staters d'or, le jeune homme la fit +mettre en prison, et les magistrats, ayant découvert plusieurs crimes +dont elle s'était rendue coupable, elle fut condamnée à mort et livrée +aux bêtes. + +Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et +toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait dans toute la +vérité de son coeur: + +--Je n'ai jamais été qu'à toi. + +Lollius lui répondait: + +--Tu ne ressembles à aucune autre femme. + +Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement Thaïs se +sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius; elle +songeait: + +--Qui me l'a ainsi changé en un instant? Comment se fait-il qu'il +ressemble désormais à tous les autres hommes et qu'il ne ressemble +plus à lui-même? + +Elle le quitta, non sans un secret désir de chercher Lollius en un +autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi +que vivre avec un homme qu'elle n'aurait jamais aimé serait moins +triste que de vivre avec un homme qu'elle n'aimait plus. Elle se +montra, en compagnie des riches voluptueux, à ces fêtes sacrées où +l'on voyait des choeurs de vierges nues dansant dans les temples et +des troupes de courtisanes traversant l'Oronte à la nage. Elle prit sa +part de tous les plaisirs qu'étalait la ville élégante et monstrueuse; +surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans lesquels des +mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux +applaudissements d'une foule avide de spectacles. + +Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédiens et +particulièrement les femmes qui, dans les tragédies, représentaient +les déesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimées des +dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la +foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle +alla trouver le chef des mimes et lui demanda d'être admise dans sa +troupe. Grâce à sa beauté et aux leçons de la vieille Moeroé, elle fut +accueillie et parut sur la scène dans le personnage de Dircé. + +Elle plut médiocrement, parce qu'elle manquait d'expérience et aussi +parce que les spectateurs n'étaient pas excités à l'admiration par un +long bruit de louanges. Mais après quelques mois d'obscurs débuts, la +puissance de sa beauté éclata sur la scène avec une telle force, que +la ville entière s'en émut. Tout Antioche s'étouffait au théâtre. Les +magistrats impériaux et les premiers citoyens s'y rendaient, poussés +par la force de l'opinion. Les portefaix, les balayeurs et les +ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour payer leur place. +Les poètes composaient des épigrammes en son honneur. Les philosophes +barbus déclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases; +sur le passage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient +la tête. Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé de +sang. Elle recevait de ses amants de l'or, non plus compté, mais +mesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillards +économes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C'est +pourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans un paisible +orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux, et, tant +aimée, elle s'aimait elle-même. + +Après avoir joui pendant plusieurs années de l'admiration et de +l'amour des Antiochiens, elle fut prise du désir de revoir Alexandrie +et de montrer sa gloire à la ville dans laquelle, enfant, elle errait +sous la misère et la honte, affamée et maigre comme une sauterelle au +milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reçut avec joie et la +combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut +un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables. +Elle les accueillait indifféremment, car elle désespérait enfin de +retrouver Lollius. + +Elle reçut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la désirait, +bien qu'il fît profession de vivre sans désirs. Malgré sa richesse, il +était intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de +son esprit, ni par la grâce de ses sentiments. Elle ne l'aimait pas et +même elle s'irritait parfois de ses élégantes ironies. Il la blessait +par son doute perpétuel. C'est qu'il ne croyait à rien et qu'elle +croyait à tout. Elle croyait à la providence divine, à la +toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, à la +justice éternelle. Elle croyait en Jésus-Christ et en la bonne déesse +des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la +sombre Hécate passe dans les carrefours et qu'une femme inspire +l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'enveloppe la toison +sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu; elle appelait des +êtres sans nom et vivait dans une attente perpétuelle. L'avenir lui +faisait peur et elle voulait le connaître. Elle s'entourait de prêtres +d'Isis, de mages chaldéens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la +trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort +et la voyait partout. Quand elle cédait à la volupté, il lui semblait +tout à coup qu'un doigt glacé touchait son épaule nue et, toute pâle, +elle criait d'épouvante dans les bras qui la pressaient. + +Nicias lui disait: + +--Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et les joues +creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui rit +maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'importe, ô +ma Thaïs! Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si nous avons +beaucoup senti. Il n'est pas d'autre intelligence que celle des sens: +aimer c'est comprendre. Ce que nous ignorons n'est pas. A quoi bon +nous tourmenter pour un néant? + +Elle lui répondait avec colère: + +--Je méprise ceux qui comme toi n'espèrent ni ne craignent rien. Je +veux savoir! Je veux savoir! + +Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire les livres des +philosophes, mais elle ne les comprit pas. A mesure que les années de +son enfance s'éloignaient d'elle, elle les rappelait dans son esprit +plus volontiers. Elle aimait à parcourir, le soir, sous un +déguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques +où elle avait misérablement grandi. Elle regrettait d'avoir perdu ses +parents et surtout de n'avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des +prêtres chrétiens, elle songeait à son baptême et se sentait troublée. +Une nuit, qu'enveloppée d'un long manteau et ses blonds cheveux cachés +sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville, +elle se trouva, sans savoir comment elle y était venue, devant la +pauvre église de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu'on chantait +dans l'intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par les +fentes de la porte. Il n'y avait là rien d'étrange, puisque depuis +vingt ans les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence, +solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chants signifiaient +un ardent appel aux âmes. Comme conviée aux mystères, la comédienne, +poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva là une +nombreuse assemblée, des femmes, des enfants, des vieillards à genoux +devant un tombeau adossé à la muraille. Ce tombeau n'était qu'une cuve +de pierre grossièrement sculptée de pampres et de grappes de raisins; +pourtant il avait reçu de grands honneurs: il était couvert de palmes +vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d'innombrables +lumières étoilaient l'ombre dans laquelle la fumée des gommes d'Arabie +semblait les plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs +des figures pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtus de +blanc se tenaient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils +chantaient avec le peuple exprimaient les délices de la souffrance et +mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allégresse à tant de douleur +que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptés de la vie et les +affres de la mort couler à la fois dans ses sens renouvelés. + +Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pour aller +baiser à la file la paroi du tombeau. C'était des hommes simples, +accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s'avançaient d'un pas +lourd, l'oeil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils +s'agenouillaient, chacun à son tour, devant le sarcophage et y +appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dans leurs bras les +petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre. + +Thaïs, surprise et troublée, demanda à un diacre pourquoi ils +faisaient ainsi. + +--Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nous célébrons +aujourd'hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore le Nubien, qui +souffrit pour la foi au temps de Dioclétien empereur? Il vécut chaste +et mourut martyr, c'est pourquoi, vêtus de blanc, nous portons des +roses rouges à son tombeau glorieux. + +En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit en larmes. Le +souvenir à demi éteint d'Ahmès se ranimait dans son âme. Sur cette +mémoire obscure, douce et douloureuse, l'éclat des cierges, le parfum +des roses, les nuées de l'encens, l'harmonie des cantiques, la piété +des âmes jetaient les charmes de la gloire. Thaïs songeait dans +l'éblouissement: + +Il était humble et voici qu'il est grand et qu'il est beau! Comment +s'est-il élevé au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose +inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupté? + +Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait +aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à la clarté des +cierges; puis, la tête baissée, humble, lente, la dernière, de ses +lèvres où tant de désirs s'étaient suspendus, elle baisa la pierre de +l'esclave. + +Rentrée dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure +parfumée et la tunique déliée, l'attendait en lisant un traité de +morale. Il s'avança vers elle les bras ouverts. + +--Méchante Thaïs, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu tardais +à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicté par le plus +grave des stoïciens? Des préceptes vertueux et de fières maximes? Non! +Sur l'austère papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thaïs. +Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et pourtant leur grâce +était infinie et toutes étaient l'unique Thaïs. Il y en avait qui +traînaient des manteaux de pourpre et d'or; d'autres, semblables à une +nuée blanche, flottaient dans l'air sous des voiles diaphanes. + +D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la +volupté, n'exprimaient aucune pensée. Enfin, il y en avait deux qui se +tenaient par la main, deux si pareilles, qu'il était impossible de les +distinguer l'une de l'autre. Elles souriaient toutes deux. La première +disait: «Je suis l'amour.» L'autre: «Je suis la mort.» + +En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyant pas +le regard farouche qu'elle fixait à terre, il ajoutait les pensées aux +pensées, sans souci qu'elles fussent perdues: + +--Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne où il est écrit: «Rien ne +doit te détourner de cultiver ton âme,» je lisais: «Les baisers de +Thaïs sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel.» Voilà +comment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprend +aujourd'hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que +nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée +d'autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de +lire celui-ci... + +Elle ne l'écoutait pas, et son âme était encore devant le tombeau du +Nubien. Comme il l'entendit soupirer, il lui mit un baiser sur la +nuque et il lui dit: + +--Ne sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au monde que quand +on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela. Viens; trompons +la vie: elle nous le rendra bien. Viens; aimons-nous. + +Mais elle le repoussa: + +--Nous aimer! s'écria-t-elle amèrement. Mais tu n'as jamais aimé +personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non! je ne t'aime pas! Je te hais. +Va-t'en! Je te hais. J'exècre et je méprise tous les heureux et tous +les riches. Va-t'en! va-t'en!... Il n'y a de bonté que chez les +malheureux. Quand j'étais enfant, j'ai connu un esclave noir qui est +mort sur la croix. Il était bon; il était plein d'amour et il +possédait le secret de la vie. Tu ne serais pas digne de lui laver les +pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir. + +Elle s'étendit à plat ventre sur le tapis et passa la nuit à +sangloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint +Théodore, dans la pauvreté et dans la simplicité. + +Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisirs auxquels elle était +vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte, ne durerait +plus longtemps, elle se hâtait d'en tirer toute joie et toute gloire. +Au théâtre, où elle se montrait avec plus d'étude que jamais, elle +rendait vivantes les imaginations des sculpteurs, des peintres et des +poètes. Reconnaissant dans les formes, dans les mouvements, dans la +démarche de la comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les +mondes, savants et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang +des vertus et disaient: «Elle aussi, Thaïs, est géomètre!» Les +ignorants, les pauvres, les humbles, les timides, devant lesquels elle +consentait à paraître, l'en bénissaient comme d'une charité céleste. +Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que +jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son +inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres et +sur lesquels on faisait des proverbes, dans la ville. + +Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l'Inde +et de la Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des +colonnades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile +architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues. +Au milieu du jardin, s'élevait la grotte des Nymphes, qui devait son +nom à trois grandes figures de femmes, en marbre peint avec art, qu'on +rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs +vêtements pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête, +craignant d'être vues, et elles semblaient vivantes. La lumière ne +parvenait dans cette retraite qu'à travers de minces nappes d'eau qui +l'adoucissaient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, +comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des +tableaux votifs, dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il +s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques +revêtus de vives couleurs, des peintures représentant ou des scènes de +théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au +milieu, se dressait sur une stèle un petit Éros d'ivoire, d'un antique +et merveilleux travail. C'était un don de Nicias. Une chèvre de marbre +noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller ses yeux +d'agate. Six chevreaux d'albâtre se pressaient autour de ses mamelles; +mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tête camuse, elle semblait +impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était couvert de tapis +de Byzance, d'oreillers brodés par les hommes jaunes de Cathay et de +peaux de lions lybiques. Des cassolettes d'or y fumaient +imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands vases d'onyx, +s'élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans l'ombre et +dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'écaillé d'une tortue +géante de l'Inde, qui renversée servait de lit à la comédienne. C'est +là que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les +fleurs, Thaïs, mollement couchée, attendait l'heure de souper en +conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du +théâtre, soit à la fuite des années. + +Or, ce jour-là, elle se reposait après les jeux dans la grotte des +Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sa beauté +et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin des cheveux +blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer, en se +disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de brûler +certaines herbes en prononçant des formules magiques. Une voix +impitoyable lui criait: «Tu vieilliras, Thaïs, tu vieilliras!» Et la +sueur de l'épouvante lui glaçait le front. Puis, se regardant de +nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait +belle encore et digne d'être aimée. Se souriant à elle-même, elle +murmurait: «Il n'y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse +lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grâce des +mouvements et la magnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce +sont les vraies chaînes de l'amour!» + +Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant elle, +maigre, les yeux ardents, la barbe inculte et vêtu d'une robe +richement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri +d'effroi. + +Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle, il +faisait du fond du coeur cette prière: + +--Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me +scandaliser, édifie ton serviteur. + +Puis, s'efforçant de parler, il dit: + +--Thaïs, j'habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté m'a +conduit jusqu'à toi. On rapporte que tu es la plus habile des +comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l'on conte de +tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique +Rhodopis, dont; tous les bateliers du Nil savent par coeur l'histoire +merveilleuse. C'est pourquoi j'ai été pris du désir de te connaître et +je vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante +et plus belle qu'on ne le publie. Et maintenant que je te vois, je me +dis: «Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler comme un +homme ivre.» + +Ces paroles étaient feintes; mais le moine, animé d'un zèle pieux, les +répandait avec une ardeur véritable. Cependant, Thaïs regardait sans +déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son aspect +rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards, Paphnuce +l'étonnait. Elle était curieuse de connaître l'état et la vie d'un +homme si différent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui répondit +avec une douce raillerie: + +--Tu sembles prompt à l'admiration, étranger. Prends garde que mes +regards ne te consument jusqu'aux os! Prends garde de m'aimer! + +Il lui dit: + +--Je t'aime, ô Thaïs! Je t'aime plus que ma vie et plus que moi-même. +Pour toi, j'ai quitté mon désert regrettable; pour toi, mes lèvres, +vouées au silence, ont prononcé des paroles profanes; pour toi, j'ai +vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il m'était +interdit d'entendre; pour toi, mon âme s'est troublée, mon coeur s'est +ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux sources vives où +boivent les colombes; pour toi, j'ai marché jour et nuit à travers des +sables peuplés de larves et de vampires; pour toi, j'ai posé mon pied +nu sur les vipères et les scorpions! Oui, je t'aime! Je t'aime, non +point à l'exemple de ces hommes qui, tout enflammés du désir de la +chair, viennent à toi comme des loups dévorants ou des taureaux +furieux. Tu es chère à ceux-là comme la gazelle au lion. Leurs amours +carnassières te dévorent jusqu'à l'âme, ô femme! Moi, je t'aime en +esprit et en vérité, je t'aime en Dieu et pour les siècles des +siècles; ce que j'ai pour toi dans mon sein se nomme ardeur véritable +et divine charité. Je te promets mieux qu'ivresse fleurie et que +songes d'une nuit brève. Je te promets de saintes agapes et des noces +célestes. La félicité que je t'apporte ne finira jamais; elle est +inouïe; elle est ineffable et telle que, si les heureux de ce monde en +pouvaient seulement entrevoir une ombre, ils mourraient aussitôt +d'étonnement. + +Thaïs, riant d'un air mutin: + +--Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hâte-toi! de +trop longs discours offenseraient ma beauté, ne perdons pas un moment. +Je suis impatiente de connaître la félicité que tu m'annonces; mais, à +vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et que tout ce que tu me +promets ne s'évanouisse en paroles. Il est plus facile de promettre un +grand bonheur que de le donner. Chacun a son talent. Je crois que le +tien est de discourir. Tu parles d'un amour inconnu. Depuis si +longtemps qu'on se donne des baisers, il serait bien extraordinaire +qu'il restât encore des secrets d'amour. Sur ce sujet, les amants en +savent plus que les mages. + +--Thaïs, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu. + +--Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours. + +--L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les amours +que tu connais n'enfantent que la honte. + +Thaïs le regarda d'un oeil sombre; un pli dur traversait son petit +front: + +--Tu es bien hardi, étranger, d'offenser ton hôtesse. Regarde-moi et +dis si je ressemble à une créature accablée d'opprobre. Non! je n'ai +pas honte, et toutes celles qui vivent comme je fais n'ont pas de +honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et moins riches que +moi. J'ai semé la volupté sur tous mes pas, et c'est par là que je +suis célèbre dans tout l'univers. J'ai plus de puissance que les +maîtres du monde. Je les ai vus à mes pieds. Regarde-moi, regarde ces +petits pieds: des milliers d'hommes paieraient de leur sang le bonheur +de les baiser. Je ne suis pas bien grande et ne tiens pas beaucoup de +place sur la terre. Pour ceux qui me voient du haut du Serapeum, quand +je passe dans la rue, je ressemble à un grain de riz; mais ce grain de +riz causa parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et +des crimes à remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de +honte, quand tout crie la gloire autour de moi? + +--Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant Dieu. Ô +femme, nous avons été nourris dans des contrées si différentes qu'il +n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le même langage ni la même +pensée. Pourtant, le ciel m'est témoin que je veux m'accorder avec toi +et que mon dessein est de ne pas te quitter que nous n'ayons les mêmes +sentiments. Qui m'inspirera des discours embrasés pour que tu fondes +comme la cire à mon souffle, ô femme, et que les doigts de mes désirs +puissent te modeler à leur gré? Quelle vertu te livrera à moi, ô la +plus chère des âmes, afin que l'esprit qui m'anime, te créant une +seconde fois, t'imprime une beauté nouvelle et que tu t'écries en +pleurant de joie: «C'est seulement d'aujourd'hui que je suis née!» Qui +fera jaillir de mon coeur une fontaine de Siloé, dans laquelle tu +retrouves, en te baignant, ta pureté première? Qui me changera en un +Jourdain, dont les ondes, répandues sur toi, te donneront la vie +éternelle? + +Thaïs n'était plus irritée. + +--Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout ce qu'il dit +semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un mage et +qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort. + +Et elle résolut de s'offrir à lui. C'est pourquoi, feignant de le +craindre, elle s'éloigna de quelques pas et, gagnant le fond de la +grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique sur sa +poitrine, puis, immobile, muette, les paupières baissées, elle +attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues. +Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balançaient +mollement et elle ressemblait à une enfant qui songe, assise au bord +d'une rivière. + +Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses genoux tremblants +ne le portaient plus, sa langue s'était subitement desséchée dans sa +bouche; un tumulte effrayant s'élevait dans sa tête. Tout à coup son +regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage épais. Il +pensa que la main de Jésus s'était posée sur ses yeux pour lui cacher +cette femme. Rassuré par un tel secours, raffermi, fortifié, il dit +avec une gravité digne d'un ancien du désert: + +--Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée à Dieu? + +Elle secoua la tête. + +--Dieu! Qui le force à toujours avoir l'oeil sur la grotte des +Nymphes? Qu'il se retire si nous l'offensons! Mais pourquoi +l'offenserions-nous? Puisqu'il nous a créés, il ne peut être ni fâché +ni surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la +nature qu'il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui +prête bien souvent des idées qu'il n'a jamais eues. Toi-même, +étranger, connais-tu bien son véritable caractère? Qui es-tu pour me +parler en son nom? + +À cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, montra son +cilice et dit: + +--Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, et je viens du saint désert. La +main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m'a séparé du +siècle. Je n'existais déjà plus pour les hommes. Mais ton image m'est +apparue dans ma Jérusalem des sables et j'ai connu que tu étais pleine +de corruption et qu'en toi était la mort. Et me voici devant toi, +femme, comme devant un sépulcre et je te crie: «Thaïs, lève-toi.» + +Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbé elle avait pâli d'épouvante. +Et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes, pleurant et +gémissant, se traîne aux pieds du saint: + +--Ne me fais pas de mal! Pourquoi es-tu venu? que me veux-tu? Ne me +fais pas de mal! Je sais que les saints du désert détestent les femmes +qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai peur que tu ne me +haïsses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je ne doute pas de ta +puissance. Mais sache, Paphnuce, qu'il ne faut ni me mépriser ni me +haïr. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que je fréquente, raillé ta +pauvreté volontaire. A ton tour, ne me fais pas un crime de ma +richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je n'ai pas plus choisi ma +condition que ma nature. J'étais faite pour ce que je fais. Je suis +née pour charmer les hommes. Et, toi-même, tout à l'heure, tu disais +que tu m'aimais. N'use pas de ta science contre moi. Ne prononce pas +des paroles magiques qui détruiraient ma beauté ou me changeraient en +une statue de sel. Ne me fais pas peur! je ne suis déjà que trop +effrayée. Ne me fais pas mourir! je crains tant la mort. + +Il lui fit signe de se relever et dit: + +--Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mépris. +Je viens à toi de la part de Celui qui, s'étant assis au bord du +puits, but à l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il +soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Je ne suis pas +sans péché pour te jeter la première pierre. J'ai souvent mal employé +les grâces abondantes que Dieu a répandues sur moi. Ce n'est pas la +Colère, c'est la Pitié qui m'a pris par la main pour me conduire ici. +J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour, car c'est le +zèle du coeur qui m'amène à toi. Je brûle du feu de la charité et, si +tes yeux, accoutumés aux spectacles grossiers de la chair, pouvaient +voir les choses sous leur aspect mystique, je t'apparaîtrais comme un +rameau détaché de ce buisson ardent que le Seigneur montra sur la +montagne à l'antique Moïse, pour lui faire comprendre le véritable +amour, celui qui nous embrase sans nous consumer et qui, loin de +laisser après lui des charbons et de vaines cendres, embaume et +parfume pour l'éternité tout ce qu'il pénètre. + +--Moine, je te crois et je ne crains plus de de toi ni embûche ni +maléfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde. +Ce que l'on m'a conté de la vie d'Antoine et de Paul est merveilleux. +Ton nom ne m'était pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune encore, tu +égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je t'ai vu, sans +savoir qui tu étais, j'ai senti que tu n'étais pas un homme ordinaire. +Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu ni les prêtres d'Isis, ni +ceux d'Hermès, ni ceux de la Junon Céleste, ni les devins de Chaldée, +ni les mages babyloniens? Moine, si tu m'aimes, peux-tu m'empêcher de +mourir? + +--Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abominables +où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûleraient +horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima de son +souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources bénies +de la solitude; viens boire à ces fontaines cachées dans le désert, +qui jaillissent jusqu'au ciel. Âme anxieuse, viens posséder enfin ce +que tu désirais! Coeur avide de joie, viens goûter les joies +véritables: la pauvreté, le renoncement, l'oubli de soi-même, +l'abandon de tout l'être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et +demain sa bien-aimée, viens à lui. Viens! toi qui cherchais, et tu +diras: «J'ai trouvé l'amour!» + +Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines: + +--Moine, demanda-t-elle, si je renonce à mes plaisirs et si je fais +pénitence, est-il vrai que je renaîtrai au ciel avec mon corps intact +et dans toute sa beauté? + +--Thaïs, je t'apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que +j'annonce est la vérité. + +--Et qui me garantit que c'est la vérité? + +--David et les prophètes, l'Écriture et les merveilles dont tu vas +être témoin. + +--Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas trouvé +le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui d'une reine +et cependant la vie m'a apporté bien des tristesses et bien des +amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes les femmes +envient ma destinée, et il m'arrive parfois d'envier le sort de la +vieille édentée qui, du temps que j'étais petite, vendait des gâteaux +de miel sous une porte de la ville. C'est une idée qui m'est venue +bien des fois, que seuls les pauvres sont bons, sont heureux, sont +bénis, et qu'il y a une grande douceur à vivre humble et petit Moine, +tu as remué les ondes de mon âme et fait monter à la surface ce qui +dormait au fond. Qui croire, hélas! Et que devenir, et qu'est-ce que +la vie? + +Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce était transfiguré; une +joie céleste inondait son visage: + +--Ecoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un Autre +m'accompagnait, un Autre qui se tient ici debout à mon côté. Celui-là, +tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indignes de le +contempler; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur charmante et +tu diras: «Il est seul aimable!» Tout à l'heure, s'il n'avait posé sa +douce main sur mes yeux, ô Thaïs! je serais peut-être tombé avec toi +dans le péché, car je ne suis par moi-même que faiblesse et que +trouble. Mais il nous a sauvés tous deux; il est aussi bon qu'il est +puissant et son nom est Sauveur. Il a été promis au monde par David et +la Sibylle, adoré dans son berceau par les bergers et les mages, +crucifié par les Pharisiens, enseveli par les saintes femmes, révélé +au monde par les apôtres, attesté par les martyrs. Et le voici qui, +ayant appris que tu crains la mort, ô femme! vient dans ta maison pour +t'empêcher de mourir! N'est-ce pas, ô mon Jésus! que tu m'apparais en +ce moment, comme tu apparus aux hommes de Galilée en ces jours +merveilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si +près de la terre, que les saints Innocents pouvaient les saisir dans +leurs mains, quand ils jouaient aux bras de leurs mères, sur les +terrasses de Bethléem? N'est-ce pas, mon Jésus, que nous sommes en ta +compagnie et que tu me montres la réalité de ton corps précieux? +N'est-ce pas que c'est là ton visage et que cette larme qui coule sur +ta joue est une larme véritable? Oui, l'ange de la justice éternelle +la recueillera, et ce sera la rançon de l'âme de Thaïs. N'est-ce pas +que te voilà, mon Jésus? Mon Jésus, tes lèvres adorables +s'entr'ouvrent. Tu peux parler: parle, je t'écoute. Et toi, Thaïs, +heureuse Thaïs! entends ce que le Sauveur vient lui-même te dire: +c'est lui qui parle et non moi. Il dit: «Je t'ai cherchée longtemps, ô +ma brebis égarée! Je te trouve enfin! Ne me fuis plus. Laisse-toi +prendre par mes mains, pauvre petite, et je te porterai sur mes +épaules jusqu'à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs, viens, mon élue, +viens pleurer avec moi!» + +Et Paphnuce tomba à genoux les yeux pleins d'extase. Alors Thaïs vit +sur la face du saint le reflet de Jésus vivant. + +--O jours envolés de mon enfance! dit-elle en sanglotant. O mon doux +père Ahmès! bon saint Théodore, que ne suis-je morte dans ton manteau +blanc tandis que tu m'emportais aux premières lueurs du matin, toute +fraîche encore des eaux du baptême! + +Paphnuce s'élança vers elle en s'écriant: + +--Tu es baptisée!... O Sagesse divine! ô Providence! ô Dieu bon! Je +connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais ce +qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C'est la vertu des +eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu où je vivais +pour t'aller chercher dans l'air empoisonné du siècle. Une goutte, une +goutte sans doute des eaux qui lavèrent ton corps a jailli sur mon +front. Viens, ô ma soeur, et reçois de ton frère le baiser de paix. + +Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane. + +Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans +la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant des +eaux vives. + +Elle pleurait sans essuyer ses larmes quand deux esclaves noires +vinrent chargées d'étoffes, de parfums et de guirlandes. + +--Ce n'était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant de +sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint, on doit +souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura +là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves +viennent m'habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles +sont adroites et expérimentées; aussi les ai-je payées très cher. Vois +celle-ci, qui a de gros anneaux d'or et qui montre des dents si +blanches. Je l'ai enlevée à la femme du proconsul. + +Paphnuce eut d'abord la pensée de s'opposer de toutes ses forces à ce +que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu d'agir prudemment, il lui +demanda quelles personnes elle y rencontrerait. + +Elle répondit qu'elle y verrait l'hôte du festin, le vieux Cotta, +préfet de la flotte. Nicias et plusieurs autres philosophes avides de +disputes, le poète Callicrate, le grand prêtre de Sérapis, des jeunes +hommes riches occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes +dont on ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la +jeunesse. Alors, par une inspiration surnaturelle: + +--Va parmi eux, Thaïs, dit le moine. Va! + +Mais je ne te quitte pas. J'irai avec toi à ce festin et je me +tiendrai sans rien dire à ton côté. + +Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires +s'empressaient autour d'elle, elle s'écria: + +--Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine de la +Thébaïde? + +LE BANQUET + +Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle du banquet, les +convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés sur les lits, devant +la table en fer à cheval, couverte d'une vaisselle étincelante. Au +centre de cette table s'élevait une vasque d'argent que surmontaient +quatre satires inclinant des outres d'où coulait sur des poissons +bouillis une saumure dans laquelle ils nageaient. A la venue de Thaïs +les acclamations s'élevèrent de toutes parts. + +--Salut à la soeur des Charités! + +--Salut à la Melpomène silencieuse, dont les regards savent tout +exprimer! + +--Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes! + +--A la tant désirée! + +--A celle qui donne la souffrance et la guérison! + +--A la perle de Racotis! + +--A la rose d'Alexandrie! + +Elle attendit impatiemment que ce torrent de louanges eût coulé; et +puis elle dit à Cotta, son hôte: + +--Lucius, je t'amène un moine du désert, Paphnuce, abbé d'Antinoé; +c'est un grand saint, dont les paroles brûlent comme du feu. + +Lucius Aurélius Cotta, préfet de la flotte, s'étant levé: + +--Sois le bienvenu, Paphnuce, toi qui professes la foi chrétienne. +Moi-même, j'ai quelque respect pour un culte désormais impérial. Le +divin Constantin a placé tes coreligionnaires au premier rang des amis +de l'empire. La sagesse latine devait en effet admettre ton Christ +dans notre Panthéon. C'est une maxime de nos pères qu'il y a en tout +dieu quelque chose de divin. Mais laissons cela. Buvons et +réjouissons-nous tandis qu'il en est temps encore. + +Le vieux Cotta parlait ainsi avec sérénité. Il venait d'étudier un +nouveau modèle de galère et d'achever le sixième livre de son histoire +des Carthaginois. Sûr de n'avoir pas perdu sa journée, il était +content de lui et des dieux. + +--Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes d'être +aimés: Hermodore, grand prêtre de Sérapis, les philosophes Dorion, +Nicias et Zénothémis, le poète Callicrate, le jeune Chéréas et le +jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma jeunesse; +et près d'eux Philina avec Drosé, qu'il faut louer grandement d'être +belles. + +Nicias vint embrasser Paphnuce et lui dit à l'oreille: + +--Je t'avais bien averti, mon frère, que Vénus était puissante. C'est +elle dont la douce violence t'a amené ici malgré toi. Écoute, tu es un +homme rempli de piété; mais, si tu ne reconnais pas qu'elle est la +mère des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux +mathématicien Mélanthe a coutume de dire: «Je ne pourrais pas, sans +l'aide de Vénus, démontrer les propriétés d'un triangle.» + +Dorions qui depuis quelques instants considérait le nouveau venu, +soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration. + +--C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique: c'est +lui-même! Je l'ai rencontré au théâtre pendant que notre Thaïs +montrait ses bras ingénieux. Il s'agitait furieusement et je puis +attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnête homme: il va +nous invectiver tous; son éloquence est terrible. Si Marcus est le +Platon des chrétiens, Paphnuce est leur Démosthène. Épicure, dans son +petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil. + +Cependant Philina et Drosé dévoraient Thaïs des yeux. Elle portait +dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâles dont chaque +fleur rappelait, en une teinte affaiblie, la couleur de ses prunelles, +si bien que les fleurs semblaient des regards effacés et les yeux des +fleurs étincelantes. C'était le don de cette femme: sur elle tout +vivait, tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de mauve et lamée +d'argent, traînait dans ses longs plis une grâce presque triste, que +n'égayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'éclat de sa parure +était dans ses bras nus. Admirant malgré elles la robe et la coiffure +de Thaïs, ses deux amies ne lui en parlèrent point. + +--Que tu es belle! lui dit Philina. Tu ne pouvais l'être plus quand tu +vins à Alexandrie. Pourtant ma mère qui se souvenait de t'avoir vue +alors disait que peu de femmes étaient dignes de t'être comparées. + +--Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu nous amènes? +Il a l'air étrange et sauvage. S'il y avait des pasteurs d'éléphants, +assurément ils seraient faits comme lui. Où as-tu trouvé, Thaïs, un si +sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes qui vivent sous la +terre et qui sont tout barbouillés des fumées du Hadès? + +Mais Philina posant un doigt sur la bouche de Drosé: + +--Tais-toi, les mystères de l'amour doivent rester secrets et il est +défendu de les connaître. Pour moi, certes, j'aimerais mieux être +baisée par la bouche de l'Etna fumant, que par les lèvres de cet +homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme les +déesses, doit, comme les déesses, exaucer toutes les prières et non +pas seulement à notre guise celles des hommes aimables. + +--Prenez garde toutes deux! répondit Thaïs. C'est un mage et un +enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et même les +pensées. Il vous arrachera le coeur pendant votre sommeil; il le +remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant de l'eau, vous +mourrez étouffées! + +Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit à +côté de Paphnuce. La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante, +domina tout à coup le murmure des propos intimes: + +--Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin miellé! + +Puis, l'hôte élevant sa coupe: + +--Buvons d'abord au divin Constance et au Génie de l'empire. La patrie +doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, car elle les +contient tous. + +Tous les convives portèrent à leurs lèvres leurs coupes pleines. Seul, +Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foi de Nicée +et que la patrie du chrétien n'est point de ce monde. + +Dorion, ayant bu, murmura: + +--Qu'est-ce que la patrie! Un fleuve qui coule. Les rives en sont +changeantes et les ondes sans cesse renouvelées. + +--Je sais, Dorion, répondit le préfet de la flotte, que tu fais peu de +cas des vertus civiques et que tu estimes que le sage doit vivre +étranger aux affaires. Je crois, au contraire, qu'un honnête homme ne +doit rien tant désirer que de remplir de grandes charges dans l'État. +C'est une belle chose que l'État! + +Hermodore, grand prêtre de Sérapis, prit la parole: + +--Dorion vient de demander: «Qu'est-ce que la patrie?» Je lui +répondrai: Ce qui fait la patrie ce sont les autels des dieux et les +tombeaux des ancêtres. On est concitoyen par la communauté des +souvenirs et des espérances. + +Le jeune Aristobule interrompit Hermodore: + +--Par Castor, j'ai vu aujourd'hui un beau cheval. C'est celui de +Démophon. Il a la tête sèche, peu de ganache et les bras gros. Il +porte le col haut et fier, comme un coq. + +Mais le jeune Chéréas secoua la tête: + +--Ce n'est pas un aussi bon cheval que tu dis, Aristobule. Il a +l'ongle mince. Les paturons portent à terre et l'animal sera bientôt +estropié. + +Ils continuaient leur dispute quand Drosé poussa un cri perçant: + +--Hai! j'ai failli avaler une arête plus longue et plus acérée qu'un +stylet. Par bonheur, j'ai pu la tirer à temps de mon gosier. Les dieux +m'aiment! + +--Ne dis-tu pas, ma Drosé, que les dieux t'aiment? demanda Nicias en +souriant. C'est donc qu'ils partagent l'infirmité des hommes. L'amour +suppose chez celui qui l'éprouve le sentiment d'une intime misère. +C'est par lui que se trahit la faiblesse des êtres. L'amour qu'ils +ressentent pour Drosé est une grande preuve de l'imperfection des +dieux. + +A ces mots, Drosé se mit dans une grande colère: + +--Nicias, ce que tu dis là est inepte et ne répond à rien. C'est, +d'ailleurs, ton caractère de ne point comprendre ce qu'on dit et de +répondre des paroles dépourvues de sens. + +Nicias souriait encore: + +--Parle, parle, ma Drosé. Quoi que tu dises, il faut te rendre grâce +chaque fois que tu ouvres la bouche. Tes dents sont si belles! + +A ce moment, un grave vieillard, négligemment vêtu, la démarche lente +et la tête haute, entra dans la salle et promena sur les convives un +regard tranquille. Cotta lui fit signe de prendre place à son côté, +sur son propre lit + +--Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu composé ce mois-ci un +nouveau traité de philosophie? Ce serait, si je compte bien, le +quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu conduis d'une +main attique. + +Eucrite répondit, en caressant sa barbe d'argent: + +--Le rossignol est fait pour chanter et moi je suis fait pour louer +les dieux immortels. + + +DORION + +Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens. Grave et +blanc, il s'élève au milieu de nous comme une image des ancêtres! Il +est solitaire dans la foule des hommes et prononce des paroles qui ne +sont point entendues. + + +EUCRITE + +Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte en +ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans Rome et +dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi les neveux +des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre libres et goûter +dans le détachement des choses une félicité sans limites. Plusieurs +font revivre en eux Épictète et Marc Aurèle. Mais, s'il était vrai que +la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi sa perte +intéresserait-elle mon bonheur, puis-qu'il ne dépendait pas de moi +qu'elle durât ou pérît? Les fous seuls, Dorion, placent leur félicité +hors de leur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les dieux et +je désire tout ce qu'ils veulent. Par là, je me rends semblable à eux +et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu périt, je +consens qu'elle périsse et ce consentement me remplit de joie comme le +suprême effort de ma raison ou de mon courage. En toutes choses, ma +sagesse copiera la sagesse divine, et la copie sera plus précieuse que +le modèle; elle aura coûté plus de soins et de plus grands travaux. + + +NICIAS + +J'entends. Tu t'associes à la Providence céleste. Mais si la vertu +consiste seulement dans l'effort, Eucrite, et dans cette tension par +laquelle les disciples de Zénon prétendent se rendre semblables aux +dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que le +boeuf accomplit le chef-d'oeuvre du stoïcisme. + + +EUCRITE + +Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te moquer. +Mais, si le boeuf dont tu parles est vraiment un dieu, comme Apis et +comme ce boeuf souterrain dont je vois ici le grand prêtre, et si la +grenouille, sagement inspirée, parvient à l'égaler, ne sera-t-elle +pas, en effet, plus vertueuse que le boeuf, et pourras-tu te défendre +d'admirer une bestiole si généreuse? + +Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert encore de +ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, entourant la +bête comme s'ils voulaient téter, indiquaient que c'était une laie. + +Zénothémis, se tournant vers le moine: --Amis, un convive est venu de +lui-même se joindre à nous. L'illustre Paphnuce, qui mène dans la +solitude une vie prodigieuse, est notre hôte inattendu. + + +COTTA + +Dis mieux, Zénothémis. La première place lui est due, puisqu'il est +venu sans être invité. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Aussi devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particulière +amitié et rechercher ce qui peut lui être le plus agréable. Or, il est +certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des viandes qu'au +parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir, sans doute, en +amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe et qui est celle de +Jésus crucifié. Pour moi, je m'y prêterai d'autant plus volontiers que +cette doctrine m'intéresse vivement par le nombre et la diversité des +allégories qu'elle renferme. Si l'on devine l'esprit sous la lettre, +elle est pleine de vérités et j'estime que les livres des chrétiens +abondent en révélations divines. Mais je ne saurais, Paphnuce, +accorder un prix égal aux livres des Juifs. Ceux-là furent inspirés, +non, comme on l'a dit, par l'esprit de Dieu, mais par un mauvais +génie, Iaveh, qui les dicta, était un de ces esprits qui peuplent +l'air inférieur et causent la plupart des maux dont nous souffrons; +mais il les surpassait tous en ignorance et en férocité. Au contraire, +le serpent aux ailes d'or, qui déroulait autour de l'arbre de la +science sa spirale d'azur, était pétri de lumière et d'amour. Aussi, +la lutte était-elle inévitable entre ces deux puissances, celle-ci +brillante et l'autre ténébreuse. Elle éclata dans les premiers jours +du monde. Dieu venait à peine de rentrer dans son repos, Adam et Ève +le premier homme et la première femme vivaient heureux et nus au +jardin d'Eden, quand Iaveh forma, pour leur malheur, le dessein de les +gouverner, eux et toutes les générations qu'Ève portait déjà dans ses +flancs magnifiques. Comme il ne possédait ni le compas ni la lyre et +qu'il ignorait également la science qui commande et l'art qui +persuade, il effrayait ces deux pauvres enfants par des apparitions +difformes, des menaces capricieuses et des coups de tonnerre. Adam et +Ève, sentant son ombre sur eux, se pressaient l'un contre l'autre et +leur amour redoublait dans la peur. Le serpent eut pitié d'eux et +résolut de les instruire, afin que, possédant la science, ils ne +fussent plus abusés par des mensonges. L'entreprise exigeait une rare +prudence et la faiblesse du premier couple humain la rendait presque +désespérée. Le bienveillant démon la tenta pourtant. A l'insu de +Iaveh, qui prétendait tout voir mais dont la vue en réalité n'était +pas bien perçante, il s'approcha des deux créatures, charma leurs +regards par la splendeur de sa cuirasse et l'éclat de ses ailes. Puis +il intéressa leur esprit en formant devant eux, avec son corps, des +figures exactes, telles que le cercle, l'ellipse et la spirale, dont +les propriétés admirables ont été reconnues depuis par les Grecs. +Adam, mieux qu'Ève, méditait sur ces figures. Mais quand le serpent, +s'étant mis à parler, enseigna les vérités les plus hautes, celles qui +ne se démontrent pas, il reconnut qu'Adam, pétri de terre rouge, était +d'une nature trop épaisse pour percevoir ces subtiles connaissances et +que Ève, au contraire, plus tendre et plus sensible, en était aisément +pénétrée. Aussi l'entretenait-il seule, en l'absence de son mari, afin +de l'initier la première... + + +DORION + +Souffre, Zénothémis, que je t'arrête ici. J'ai d'abord reconnu dans le +mythe que tu nous exposes, un épisode de la lutte de Pallas Athéné +contre les géants. Iaveh ressemble beaucoup à Typhon, et Pallas est +représentée par les Athéniens avec un serpent à son côté. Mais ce que +tu viens de dire m'a fait douter tout à coup de l'intelligence ou de +la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il avait vraiment possédé la +sagesse, l'aurait-il confiée à une petite tête femelle, incapable de +la contenir? Je croirai plutôt qu'il était, comme Iaveh, ignorant et +menteur et qu'il choisit Ève parce qu'elle était facile à séduire et +qu'il supposait à Adam plus d'intelligence et de réflexion. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Sache, Dorion, que c'est, non par la réflexion et l'intelligence, mais +bien par le sentiment qu'on atteint les vérités les plus hautes et les +plus pures. Aussi, les femmes qui, d'ordinaire, sont moins réfléchies, +mais plus sensibles que les hommes, s'élèvent-elles plus facilement à +la connaissance des choses divines. En elles, est le don de prophétie +et ce n'est pas sans raison qu'on représente quelquefois Apollon +Citharède, et Jésus de Nazareth, vêtus comme des femmes, d'une robe +flottante. Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises, +Dorion, en préférant au grossier Adam, pour son oeuvre de lumière, +cette Ève plus blanche que le lait et que les étoiles. Elle l'écouta +docilement et se laissa conduire à l'arbre de la science dont les +rameaux s'élevaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme +une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaient toutes +les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un +concert parfait. Ses bruits abondants donnaient aux initiés qui s'en +nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, des plantes +ainsi que des lois physiques et des lois morales; mais ils étaient de +flamme, et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient les +porter à leurs lèvres. Or, ayant écouté docilement les leçons du +serpent, Ève s'éleva au-dessus des vaines terreurs et désira goûter +aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais pour qu'Adam, +qu'elle aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le prit par la main +et le conduisit à l'arbre merveilleux. Là, cueillant une pomme +ardente, elle y mordit et la tendit ensuite à son compagnon. Par +malheur, Iaveh, qui se promenait d'aventure dans le jardin, les +surprit et, voyant qu'ils devenaient savants, il entra dans une +effroyable fureur. C'est surtout dans la jalousie qu'il était à +craindre. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tumulte dans +l'air inférieur que ces deux êtres débiles en furent consternés. Le +fruit échappa des mains de l'homme, et la femme, s'attachant au cou du +malheureux, lui dit: «Je veux ignorer et souffrir avec toi.» Iaveh +triomphant maintint Adam et Ève et toute leur semence dans la stupeur +et dans l'épouvante. Son art, qui se réduisait à fabriquer de +grossiers météores, l'emporta sur la science du serpent, musicien et +géomètre. Il enseigna aux hommes l'injustice, l'ignorance et la +cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il poursuivit Caïn et ses +fils, parce qu'ils étaient industrieux; il extermina les Philistins +parce qu'ils composaient des poèmes orphiques et des fables comme +celles d'Ésope. Il fut l'implacable ennemi de la science et de la +beauté, et le genre humain expia pendant de longs siècles, dans le +sang et les larmes, la défaite du serpent ailé. Heureusement il se +trouva parmi les Grecs des hommes subtils, tels que Pythagore et +Platon, qui retrouvèrent, par la puissance du génie, les figures et +les idées que l'ennemi de Iaveh avait tenté vainement d'enseigner à la +première femme. L'esprit du serpent était en eux; c'est pourquoi le +serpent, comme l'a dit Dorion, est honoré par les Athéniens. Enfin, +dans des jours plus récents, parurent, sous une forme humaine, trois +esprits célestes, Jésus de Galilée, Basilide et Valentin, à qui il fut +donné de cueillir les fruits les plus éclatants de cet arbre de la +science dont les racines traversent la terre et qui porte sa cime au +faîte des cieux. C'est ce que j'avais à dire pour venger les chrétiens +à qui l'on impute trop souvent les erreurs des Juifs. + + +DORION + +Si je t'ai bien entendu, Zénothémis, trois hommes admirables, Jésus, +Basilide et Valentin, ont découvert des secrets qui restaient cachés à +Pythagore, à Platon, à tous les philosophes de la Grèce et même au +divin Épicure, qui pourtant affranchit l'homme de toutes les vaines +terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel moyen ces trois +mortels acquirent des connaissances qui avaient échappé à la +méditation des sages. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Faut-il donc te répéter, Dorion, que la science et la méditation ne +sont que les premiers degrés de la connaissance et que l'extase seule +conduit aux vérités éternelles? + + +HERMODORE + +Il est vrai, Zénothémis, l'âme se nourrit d'extase comme la cigale de +rosée. Mais disons mieux encore: l'esprit seul est capable d'un entier +ravissement. Car l'homme est triple, composé d'un corps matériel, +d'une âme plus subtile mais également matérielle, et d'un esprit +incorruptible. Quand sortant de son corps comme d'un palais rendu +subitement au silence et à la solitude, puis traversant au vol les +jardins de son âme, l'esprit se répand en Dieu, il goûte les délices +d'une mort anticipée ou plutôt de la vie future, car mourir, c'est +vivre, et dans cet état, qui participe de la pureté divine, il possède +à la fois la joie infinie et la science absolue. Il entre dans l'unité +qui est tout. Il est parfait. + + +NICIAS + +Cela est admirable. Mais, à vrai dire, Hermodore, je ne vois pas +grande différence entre le tout et le rien. Les mots même me semblent +manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble parfaitement +au néant: ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la perfection +coûte très cher: on la paye de tout son être, et pour l'obtenir il +faut cesser d'exister. C'est là une disgrâce à laquelle Dieu lui-même +n'a pas échappé depuis que les philosophes se sont mis en tête de le +perfectionner. Après cela, si nous ne savons pas ce que c'est que de +ne pas être. nous ignorons par là même ce que c'est que d'être. Nous +ne savons rien. On dit qu'il est impossible aux hommes de s'entendre. +Je croirais, en dépit du bruit de nos disputes, qu'il leur est au +contraire impossible de ne pas tomber finalement d'accord, ensevelis +côte à côte sous l'amas des contradictions qu'ils ont entassées, comme +Pélion sur Ossa. + + +COTTA + +J'aime beaucoup la philosophie et je l'étudie à mes heures de loisir. +Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicéron. Esclaves, +versez le vin miellé! + + +CALLICRATE + +Voilà une chose singulière! Quand je suis à jeun, je songe au temps où +les poètes tragiques s'asseyaient aux banquets des bons tyrans et +l'eau m'en vient à la bouche. Mais dès que j'ai goûté le vin opime que +tu nous verses abondamment, généreux Lucius, je ne rêve que luttes +civiles et combats héroïques. Je rougis de vivre en des temps sans +gloire, j'invoque la liberté et je répands mon sang en imagination +avec les derniers Romains dans les champs de Philippes. + + +COTTA + +Au déclin de la république, mes aïeux sont morts avec Brutus pour la +liberté. Mais on peut douter si ce qu'ils appelaient la liberté du +peuple romain n'était pas, en réalité, la faculté de le gouverner +eux-mêmes. Je ne nie pas que la liberté ne soit pour une nation le +premier des biens. Mais plus je vis et plus je me persuade qu'un +gouvernement fort peut seul l'assurer aux citoyens. J'ai exercé +pendant quarante ans les plus hautes charges de l'État et ma longue +expérience m'a enseigné que le peuple est opprimé quand le pouvoir est +faible. Aussi ceux qui, comme la plupart des rhéteurs, s'efforcent +d'affaiblir le gouvernement, commettent-ils un crime détestable. Si la +volonté d'un seul s'exerce parfois d'une façon funeste, le +consentement populaire rend toute résolution impossible. Avant que la +majesté de la paix romaine couvrît le monde, les peuples ne furent +heureux que sous d'intelligents despotes. + + +HERMODORE + +Pour moi, Lucius, je pense qu'il n'y a point de bonne forme de +gouvernement et qu'on n'en saurait découvrir, puisque les Grecs +ingénieux, qui conçurent tant de formes heureuses, ont cherché +celle-là sans pouvoir la trouver. A cet égard, tout espoir nous est +désormais interdit. On reconnaît à des signes certains que le monde +est près de s'abîmer dans l'ignorance et dans la barbarie. Il nous +était donné, Lucius, d'assister à l'agonie terrible de la +civilisation. De toutes les satisfactions que procuraient +l'intelligence, la science et la vertu, il ne nous reste plus que la +joie cruelle de nous regarder mourir. + + +COTTA + +Il est certain que la faim du peuple et l'audace des barbares sont des +fléaux redoutables. Mais avec une bonne flotte, une bonne armée et de +bonnes finances... + + +HERMODORE + +Que sert de se flatter? L'empire expirant offre aux barbares une proie +facile. Les cités qu'édifièrent le génie hellénique et la patience +latine seront bientôt saccagées par des sauvages ivres. Il n'y aura +plus sur la terre ni art ni philosophie. Les images des dieux seront +renversées dans les temples et dans les âmes. Ce sera la nuit de +l'esprit et la mort du monde. Comment croire en effet que les Sarmates +se livreront jamais aux travaux de l'intelligence, que les Germains +cultiveront la musique et la philosophie, que les Quades et les +Marcomans adoreront les dieux immortels? Non! Tout penche et s'abîme. +Cette vieille Égypte qui a été le berceau du monde en sera l'hypogée; +Sérapis, dieu de la mort, recevra les suprêmes adorations des mortels +et j'aurai été le dernier prêtre du dernier dieu. + +A ce moment une figure étrange souleva la tapisserie, et les convives +virent devant eux un petit homme bossu dont le crâne chauve s'élevait +en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique, d'une tunique d'azur et +portait autour des jambes, comme les barbares, des braies rouges, +semées d'étoiles d'or. En le voyant, Paphnuce reconnut Marcus l'Arien, +et craignant de voir tomber la foudre, il porta ses mains au-dessus de +sa tête et pâlit d'épouvanté. Ce que n'avaient pu, dans ce banquet des +démons, ni les blasphèmes des païens, ni les erreurs horribles des +philosophes, le seule présence de l'hérétique étonna son courage. Il +voulut fuir, mais son regard ayant rencontré celui de Thaïs, il se +sentit soudain rassuré. Il avait lu dans l'âme de la prédestinée et +compris que celle qui allait devenir une sainte le protégeait déjà. Il +saisit un pan de la robe qu'elle laissait traîner sur le lit, et pria +mentalement le Sauveur Jésus. + +Un murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on +nommait le Platon des chrétiens. Hermodore lui parla le premier: + +--Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voir parmi +nous et l'on peut dire que tu viens à propos. Nous ne connaissons de +la doctrine des chrétiens que ce qui en est publiquement enseigné. Or, +il est certain qu'un philosophe tel que toi ne peut penser ce que +pense le vulgaire et nous sommes curieux de savoir ton opinion sur les +principaux mystères de la religion que tu professes. Notre cher +Zénothémis qui, tu le sais, est avide de symboles, interrogeait tout à +l'heure l'illustre Paphnuce sur les livres des Juifs. Mais Paphnuce ne +lui a point fait de réponse et nous ne devons pas en être surpris, +puisque notre hôte est voué au silence et que le Dieu a scellé sa +langue dans le désert. Mais toi, Marcus, qui as porté la parole dans +les synodes des chrétiens et jusque dans les conseils du divin +Constantin, tu pourras, si tu veux, satisfaire notre curiosité en nous +révélant les vérités philosophiques qui sont enveloppées dans les +fables des chrétiens. La première de ces vérités n'est-elle pas +l'existence de ce Dieu unique, auquel, pour ma part, je crois +fermement? + + +MARCUS + +Oui, vénérables frères, je crois en un seul Dieu, non engendré, seul +éternel, principe de toutes choses. + + +NICIAS + +Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde. Ce fut, certes, une +grande crise dans son existence. Il existait déjà depuis une éternité +avant d'avoir pu s'y résoudre. Mais, pour être juste, je reconnais que +sa situation était des plus embarrassantes. Il lui fallait demeurer +inactif pour rester parfait et il devait agir s'il voulait se prouver +à lui-même sa propre existence. Tu m'assures qu'il s'est décidé à +agir. Je veux te croire, bien que ce soit de la part d'un Dieu parfait +une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous, Marcus, comment il s'y +est pris pour créer le monde. + + +MARCUS + +Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent, comme Hermodore et +Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a pas +créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné naissance +à un fils unique, par qui toutes choses ont été faites. + + +HERMODORE + +Tu dis vrai, Marcus; et ce fils est indifféremment adoré sous les noms +d'Hermès, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jésus. + + +MARCUS + +Je ne serais point chrétien si je lui donnais d'autres noms que ceux +de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fils de Dieu. Mais +il n'est pas éternel, puisqu'il a eu un commencement; quant à penser +qu'il existait avant d'être engendré, c'est une absurdité qu'il faut +laisser aux mulets de Nicée et à l'âne rétif qui gouverna trop +longtemps l'Église d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase. + +A ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d'une sueur d'agonie, +fit le signe de la croix et persévéra dans son silence sublime. + +Marcus poursuivit: + +--Il est clair que l'inepte symbole de Nicée attente à la majesté du +Dieu unique, en l'obligeant à partager ses indivisibles attributs avec +sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent faites. +Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias; sache, que, pas +plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file. L'ouvrier, ce +n'est pas lui, c'est son fils unique, c'est Jésus qui, ayant créé le +monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la création ne pouvait +être parfaite et le mal s'y était mêlé nécessairement au bien. + + +NICIAS + +Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal? + +Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras étendu +sur la nappe, montra un petit âne, en métal de Corinthe, qui portait +deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des olives +noires. + +--Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flatté par +le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que celles-ci +soient claires et celles-là sombres. Mais si elles étaient douées de +pensée et de connaissance, les blanches diraient: il est bien qu'une +olive soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le peuple des +olives noires détesterait le peuple des olives blanches. Nous en +jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles que les dieux +sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit qu'une partie des +choses, le mal est un mal; pour Dieu, qui comprend tout, le mal est un +bien. Sans doute la laideur est laide et non pas belle; mais si tout +était beau le tout ne serait pas beau. Il est donc bien qu'il y ait du +mal, ainsi que l'a démontré le second Platon, plus grand que le +premier. + + +EUCRITE + +Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le monde dont +il ne détruit pas l'indestructible harmonie, mais pour le méchant qui +le fait et qui pouvait ne pas le faire. + + +COTTA + +Par Jupiter! voilà un bon raisonnement! + + +EUCRITE + +Le monde est la tragédie d'un excellent poète. Dieu qui la composa, a +désigné chacun de nous pour y jouer un rôle. S'il veut que tu sois +mendiant, prince ou boiteux, fais de ton mieux le personnage qui t'a +été assigné. + + +NICIAS + +Assurément il sera bon que le boiteux de la tragédie boite comme +Héphaistos; il sera bon que l'insensé s'abandonne aux fureurs d'Ajax, +que la femme incestueuse renouvelle les crimes de Phèdre, que le +traître trahisse, que le fourbe mente, que le meurtrier tue, et quand +la pièce sera jouée, tous les acteurs, rois, justes, tyrans +sanguinaires, vierges pieuses, épouses impudiques, citoyens magnanimes +et lâches assassins recevront du poète une part égale de +félicitations. + + +EUCRITE + +Tu dénatures ma pensée, Nicias, et changes une belle jeune fille en +gorgone hideuse. Je te plains d'ignorer la nature des dieux, la +justice et les lois éternelles. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Pour moi, mes amis, je crois à la réalité du bien et du mal. Mais je +suis persuadé qu'il n'est pas une seule action humaine, fût-ce le +baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe de rédemption. Le mal +concourt au salut final des hommes, et en cela, il procède du bien et +participe des mérites attachés au bien. C'est ce que les chrétiens ont +admirablement exprimé par le mythe de cet homme au poil roux qui pour +trahir son maître lui donna le baiser de paix, et assura par un tel +acte le salut des hommes. Aussi rien n'est-il, à mon sens, plus +injuste et plus vain que la haine dont certains disciples de Paul le +tapissier poursuivent le plus malheureux des apôtres de Jésus, sans +songer que le baiser de l'Iscariote, annoncé par Jésus lui-même, était +nécessaire selon leur propre doctrine à la rédemption des hommes et +que, si Judas n'avait pas reçu la bourse de trente sicles, la sagesse +divine était démentie, la Providence déçue, ses desseins renversés et +le monde rendu au mal, à l'ignorance, à la mort. + + +MARCUS + +La sagesse divine avait prévu que Judas, libre de ne pas donner le +baiser du traître, le donne rait pourtant. C'est ainsi qu'elle a +employé le crime de l'Iscariote comme une pierre dans l'édifice +merveilleux de la rédemption. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Je t'ai parlé tout à l'heure, Marcus, comme si je croyais que la +rédemption des hommes avait été accomplie par Jésus crucifié, parce +que je sais que telle est la croyance des chrétiens et que j'entrais +dans leur pensée pour mieux saisir le défaut de ceux qui croient à la +damnation éternelle de Judas. Mais en réalité Jésus n'est à mes yeux +que le précurseur de Basilide et de Valentin. Quant au mystère de la +rédemption, je vous dirai, chers amis, pour peu que vous soyez curieux +de l'entendre, comment il s'est véritablement accompli sur la terre. + +Les convives firent un signe d'assentiment. Semblables aux vierges +athéniennes avec les corbeilles sacrées de Cérès, douze jeunes filles, +portant sur leur tête des paniers de grenades et de pommes, entrèrent +dans la salle d'un pas léger dont la cadence était marquée par une +flûte invisible. Elles posèrent les paniers sur la table, la flûte se +tut et Zénothémis parla de la sorte: + +--Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elle confia aux +anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent point la +sérénité qui convient aux maîtres. Voyant que les filles des hommes +étaient belles, ils les surprirent, le soir, au bord des citernes, et +ils s'unirent à elles. De ces hymens sortit une race violente qui +couvrit la terre d'injustice et de cruautés, et la poussière des +chemins but le sang innocent. A cette vue Eunoia fut prise d'une +tristesse infinie: + +» --Voilà donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle, en se penchant vers +le monde. Mes enfants sont plongés par ma faute dans la vie amère. +Leur souffrance est mon crime et je veux l'expier. Dieu même, qui ne +pense que par serait impuissant à leur rendre la pureté première. Ce +qui est fait est fait, et la création est à jamais manquée. Du moins, +je n'abandonnerai pas mes créatures. Si je ne puis les rendre +heureuses comme moi, je peux me rendre malheureuse comme elles. +Puisque j'ai commis la faute de leur donner des corps qui les +humilient, je prendrai moi-même un corps semblable aux leurs et j'irai +vivre parmi elles. + +» Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans +le sein d'une tyndaride. Elle naquit petite et débile et reçut le nom +d'Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en grâce +et en beauté, et devint la plus désirée des femmes, comme elle l'avait +résolu, afin d'être éprouvée dans son corps mortel par les plus +illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et violents, +elle se dévoua au rapt et à l'adultère en expiation de tous les +adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa +par sa beauté la ruine des peuples, pour que Dieu pût pardonner les +crimes de l'univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia ne fut +si adorable qu'aux jours où, femme, elle se prostituait aux héros et +aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité, quand ils la +peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui +faisaient cette invocation: «Âme sereine comme le calme des mers!» + +» C'est ainsi qu'Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et dans +la souffrance. Elle mourut, et les Lacédémoniens montrent son tombeau, +car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter tous les +fruits amers qu'elle avait semés. Mais, s'échappant de la chair +décomposée d'Hélène, elle s'incarna dans une autre forme de femme et +s'offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de corps en +corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle prend sur elle +les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point vain. Attachée à nous +par les liens de la chair, aimant et pleurant avec nous, elle opérera +sa rédemption et la nôtre, et nous ravira, suspendus à sa blanche +poitrine, dans la paix du ciel reconquis. + + +HERMODORE + +Ce mythe ne m'était point inconnu. Il me souvient qu'on a conté qu'en +une de ses métamorphoses, cette divine Hélène vivait auprès du +magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que sa +déchéance était involontaire et que les anges l'avaient entraînée dans +leur chute. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Hermodore, il est vrai que des hommes mal initiés aux mystères ont +pensé que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre déchéance. +Mais, s'il en était ainsi qu'ils prétendent, Eunoia ne serait pas la +courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les macules, le +pain imbibé du vin de nos hontes, l'offrande agréable, le sacrifice +méritoire, l'holocauste dont la fumée monte vers Dieu. S'ils n'étaient +point volontaires ses péchés n'auraient point de vertu. + + +CALLICRATE + +Mais veux-tu que je t'apprenne, Zénothémis, dans quel pays, sous quel +nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hélène toujours +renaissante? + + +ZÉNOTHÉMIS + +Il faut être très sage pour découvrir un tel secret. Et la sagesse, +Callicrate, n'est pas donnée aux poètes, qui vivent dans le monde +grossier des formes et s'amusent, comme les enfants, avec des sons et +de vaines images. + + +CALLICRATE + +Crains d'offenser les dieux, impie Zénothémis; les poètes leur sont +chers. Les premières lois furent dictées en vers par les immortels +eux-mêmes, et les oracles des dieux sont des poèmes. Les hymnes ont +pour les oreilles célestes d'agréables sons. Qui ne sait que les +poètes sont des devins et que rien ne leur est caché? Étant poète +moi-même et ceint du laurier d'Apollon, je révélerai à tous la +dernière incarnation d'Eunoia. L'éternelle Hélène est près de vous: +elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme accoudée aux +coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et dont les yeux ont +des larmes, les lèvres des baisers. C'est elle! Charmante comme aux +jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia se nomme aujourd'hui +Thaïs. + + +PHILINA + +Que dis-tu, Callicrate? Notre chère Thaïs aurait connu Pâris, Mélénas +et les Achéens aux belles cnémides qui combattaient devant Ilion! +Était-il grand, Thaïs, le cheval de Troie? + + +ARISTOBULE + +Qui parle d'un cheval? + +--J'ai bu comme un Thrace! s'écria Chéréas. Et il roula sous la table. +Callicrate, élevant sa coupe: + +--Je bois aux Muses héliconiennes, qui m'ont promis une mémoire que +n'obscurcira jamais l'aile sombre de la nuit fatale! + +Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se balançait lentement sur +ses larges épaules. + +Depuis quelque temps, Dorion s'agitait dans son manteau philosophique. +Il s'approcha en chancelant du lit de Thaïs: + +--Thaïs, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer une femme. + + +THAÏS + +Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout à l'heure? + + +DORION + +Parce que j'étais à jeun. + + +THAÏS + +Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que je ne +t'aime pas. + +Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprès de Drosé +qui l'appelait du regard pour l'enlever à son amie. Zénothémis prenant +la place quittée donna à Thaïs un baiser sur la bouche. + + +THAÏS + +Je te croyais plus vertueux. + + +ZÉNOTHÉMIS + +Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus à aucune loi. + + +THAÏS + +Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans les bras d'une femme? + + +ZÉNOTHÉMIS + +Le corps peut céder au désir, sans que l'âme en soit occupée. + + +THAÏS + +Va-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'âme. Tous ces philosophes +sont des boucs! + +Les lampes s'éteignaient une à une. Un jour pâle, qui pénétrait par +les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux +gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés à côté de +Chéréas, envoyait en songe ses palefreniers tourner la meule. +Zénothémis pressait dans ses bras Philina défaite. Dorion versait sur +la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme des rubis +de la blanche poitrine agitée par le rire et que le philosophe +poursuivait avec ses lèvres pour les boire sur la chair glissante. +Eucrite se leva; et posant le bras sur l'épaule de Nicias, il +l'entraîna au fond de la salle. + +--Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoi penses-tu? + +--Je pense que les amours des femmes sont semblables aux jardins +d'Adonis. + +--Que veux-tu dire? + +--Ne sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année de petits +jardins sur leur terrasse, en plantant pour l'amant de Vénus des +rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux verdoient peu de temps et +se fanent. + +--Ami, n'ayons donc souci ni de ces amours ni de ces jardins. C'est +folie de s'attacher à ce qui passe. + +--Si la beauté n'est qu'une ombre le désir n'est qu'un éclair. Quelle +folie y a-t-il à désirer la beauté? N'est-il pas raisonnable, au +contraire, que ce qui passe aille à ce qui ne dure pas et que l'éclair +dévore l'ombre glissante? + +--Nicias, tu me sembles un enfant qui joue aux osselets. Crois-moi: +sois libre. C'est par là qu'on est homme. + +--Comment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un corps? + +--Tu le verras tout à l'heure, mon fils. Tout à l'heure tu diras: +Eucrite était libre. + +Le vieillard parlait adossé à une colonne de porphyre, le front +éclairé par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus, +s'étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tous +quatre, indifférents aux rires et aux cris des buveurs, +s'entretenaient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de +sagesse que Marcus lui dit: + +--Tu es digne de connaître le vrai Dieu. + +Eucrite répondit: + +--Le vrai Dieu est dans le coeur du sage. + +Puis ils parlèrent de la mort. + +--Je veux, dit Eucrite, qu'elle me trouve occupé à me corriger +moi-même et attentif à tous mes devoirs. Devant elle, je lèverai au +ciel mes mains pures et je dirai aux dieux: + +«Vos images, dieux, que vous avez posées dans le temple de mon âme, je +ne les ai point souillées; j'y ai suspendu mes pensées ainsi que des +guirlandes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vécu en conformité +avec votre providence. J'ai assez vécu.» + +En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage +resplendissait de lumière. + +Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allégresse +profonde: + +--Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mûre qui tombe, en +rendant grâce à l'arbre qui l'a portée et en bénissant la terre sa +nourrice! + +A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le plongea +dans sa poitrine. + +Quand ceux qui l'écoutaient saisirent ensemble son bras, la pointe du +fer avait pénétré dans le coeur du sage; Eucrite était entré dans le +repos. Hermodore et Nicias portèrent le corps pâle et sanglant sur un +des lits du festin, au milieu des cris aigus des femmes, des +grognements des convives dérangés dans leur assoupissement et des +souffles de volupté étouffés dans l'ombre des tapis. Le vieux Cotta, +réveillé de son léger sommeil de soldat, était déjà auprès du cadavre, +examinant la plaie et criant: + +--Qu'on appelle mon médecin Aristée! + +Nicias secoua la tête: + +--Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir comme d'autres veulent +aimer. Il a, comme nous tous, obéi à l'ineffable désir. Et le voilà +maintenant semblable aux dieux qui ne désirent rien. + +Cotta se frappait le front: + +--Mourir? vouloir mourir quand on peut encore servir l'État, quelle +aberration! + +Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés immobiles, muets, côte à +côte, l'âme débordant de dégoût, d'horreur et d'espérance. + +Tout à coup le moine saisit par la main la comédienne; enjamba avec +elle les ivrognes abattus près des êtres accouplés et, les pieds dans +le vin et le sang répandus, il l'entraîna dehors. + +Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades +s'étendaient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loin par +le faîte étincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la +chaussée, traînaient ça et là des couronnes effeuillées et des torches +éteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paphnuce +arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foula les lambeaux sous +ses pieds. + +--Tu les a entendus, ma Thaïs! s'écria-t-il Ils ont craché toutes les +folies et toutes les abominations. Ils ont traîné le divin Créateur de +toutes choses aux gémonies des démons de l'enfer, nié impudemment le +bien et le mal, blasphémé Jésus et vanté Judas. Et le plus infâme de +tous, le chacal des ténèbres, la bête puante, l'arien plein de +corruption et de mort, a ouvert la bouche comme un sépulcre. Ma Thaïs, +tu les as vues ramper vers toi, ces limaces immondes et te souiller de +leur sueur gluante; tu les as vues, ces brutes endormies sous les +talons des esclaves; tu les as vues, ces bêtes accouplées sur les +tapis souillés de leurs vomissements; tu l'as vu, ce vieillard +insensé, répandre un sang plus vil que le vin répandu dans la +débauche, et se jeter au sortir de l'orgie à la face du Christ +inattendu! Louanges à Dieu! Tu as regardé l'erreur et tu as connu +qu'elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs, rappelle-toi les folies de +ces philosophes, et dis si tu veux délirer avec eux. Rappelle-toi les +regards, les gestes, les rires de leurs dignes compagnes, ces deux +guenons lascives et malicieuses, et dis si tu veux rester semblable à +elles! + +Thaïs, le coeur soulevé des dégoûts de cette nuit, et ressentant +l'indifférence et la brutalité des hommes, la méchanceté des femmes, +le poids des heures, soupirait: + +--Je suis fatiguée à mourir, ô mon père! Où trouver le repos? Je me +sens le front brûlant, la tête vide et les bras si las que je n'aurais +pas la force de saisir le bonheur, si l'on venait le tendre à portée +de ma main... + +Paphnuce la regardait avec bonté: + +--Courage, ô ma soeur: l'heure du repos se lève pour toi, blanche et +pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins et des eaux. + +Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà, au-dessus du +mur, les têtes des platanes et des térébinthes, qui entouraient la +grotte des Nymphes, frissonner dans la rosée au souffle du matin. Une +place publique était devant eux, déserte, entourée de stèles et de +statues votives, et portant à ses extrémités des bancs de marbre en +hémicycle, et que soutenaient des chimères. Thaïs se laissa tomber sur +un de ces bancs. Puis, élevant vers le moine un regard anxieux, elle +demanda: + +--Que faut-il faire? + +--Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu te chercher. +Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille la grappe qui +pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la changer en vin +parfumé. Écoute: il est, à douze heures d'Alexandrie, vers l'Occident, +non loin de la mer, un monastère de femmes dont la règle, +chef-d'oeuvre de sagesse, mériterait d'être mise en vers lyriques et +chantée aux sons du théorbe et des tambourins. On peut dire justement +que les femmes qui y sont soumises, posant les pieds à terre, ont le +front dans le ciel. Elles mènent en ce monde la vie des anges. Elle +veulent être pauvres afin que Jésus les aime, modestes afin qu'il les +regarde, chastes afin qu'il les épouse. Il les visite chaque jour en +habit de jardinier, les pieds nus, ses belles mains ouvertes, et tel +enfin qu'il se montra à Marie sur la voie du Tombeau. Or, je te +conduirai aujourd'hui même dans ce monastère, ma Thaïs, et bientôt +unie à ces saintes filles, tu partageras leurs célestes entretiens. +Elles t'attendent comme une soeur. Au seuil du couvent, leur mère, la +pieuse Albine, te donnera le baiser de paix et dira: «Ma fille, sois +la bienvenue!» + +La courtisane poussa un cri d'admiration: + +--Albine! une fille des Césars! La petite nièce de l'empereur Carus! + +--Elle-même! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure et, +fille des maîtres du monde, s'éleva au rang de servante de +Jésus-Christ. Elle sera ta mère. + +Thaïs se leva et dit: + +--Mène-moi donc à la maison d'Albine. + +Et Paphnuce, achevant sa victoire: + +--Certes je t'y conduirai et là, je t'enfermerai dans une cellule où +tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles aux +filles d'Albine avant d'être lavée de toutes tes souillures. Je +scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans +les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre le +sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il viendra, Thaïs; et quel +tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras des +doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les pleurs! + +Thaïs dit pour la seconde fois: + +--Mène-moi, mon père, à la maison d'Albine. + +Le coeur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour de lui et +goûta presque sans crainte le plaisir de contempler les choses créées; +ses yeux buvaient délicieusement la lumière de Dieu, et des souffles +inconnus passaient sur son front. Tout à coup, reconnaissant, à l'un +des angles de la place publique, la petite porte par laquelle on +entrait dans la maison de Thaïs, et songeant que les beaux arbres dont +il admirait les cimes ombrageaient les jardins de la courtisane, il +vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé l'air, aujourd'hui +si léger et si pur, et son âme en fut soudain si désolée qu'une rosée +amère jaillit de ses yeux. + +--Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Mais nous ne +laisserons pas derrière nous les instruments, les témoins, les +complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces +tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie? +Veux-tu qu'animés par des démons, emportés par l'esprit maudit qui est +en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque dans le désert? +Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scandale, des sièges +infâmes servir d'organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et +traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte! Hâte-toi, Thaïs! +et, tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves de +dresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nous brûlerons +tout ce que ta demeure contient de richesses abominables. + +Thaïs y consentit. + +--Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets +inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains +meubles parlent, soit en frappant des coups à intervalles réguliers, +soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela +n'est rien encore. N'as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la +grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se +baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête +comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude +ordinaire. J'en ai été glacée d'épouvante. Nicias, à qui j'ai conté ce +prodige, s'est moqué de moi; pourtant il y a quelque magie en cette +statue, car elle inspira de violents désirs à un certain Dalmate que +ma beauté laissait insensible. Il est certain que j'ai vécu parmi des +choses enchantées et que j'étais exposée aux plus grands périls, car +on a vu des hommes étouffés par l'embrassement d'une statue d'airain. +Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux faits +avec une rare industrie, et si l'on brûle mes tapis et mes tentures, +ce sera une grande perte. Il y en a dont la beauté des couleurs est +vraiment admirable et qui ont coûté très cher à ceux qui me les ont +donnés. Je possède également des coupes, des statues et des tableaux +dont le prix est grand. Je ne crois pas qu'il faille les faire périr. +Mais toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux, mon +père. + +En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'à la petite porte où tant +de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et, l'ayant fait +ouvrir, elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de la maison. +Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils +avaient tous quatre la peau jaune et tous quatre étaient borgnes. +Ç'avait été pour Thaïs un grand travail et un grand amusement de +réunir ces quatre esclaves de même race et atteints de la même +infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la curiosité +des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire. Ils +attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent les +valets d'écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les courriers +aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des Priapes, six +nègres d'un aspect féroce, trois esclaves grecs, l'un grammairien, +l'autre poète et le troisième chanteur. Ils s'étaient tous rangés en +ordre sur la place publique, quand accoururent les négresses +curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la bouche fendue +jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajustant leurs voiles et +traînant languissamment leurs pieds, qu'entravaient de minces +chaînettes d'or, parurent, l'air maussade, six belles esclaves +blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur dit en montrant +Paphnuce: + +--Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de Dieu est +en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts. + +Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du +désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouverte et +fumante les impies qu'ils frappaient de leur bâton. + +Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs qui leur +ressemblaient et dit aux autres: + +--Apportez du bois au milieu de la place, faites un grand feu et +jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte. + +Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse du +regard. Et comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pressaient +les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si ce +n'était pas une plaisanterie. + +--Obéissez, dit le moine. + +Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l'ordre qui leur était donné, +ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches. Les +autres les imitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils +détestaient les richesses et avaient, d'instinct, le goût de la +destruction. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs: + +--J'ai songé un instant à appeler le trésorier de quelque église +d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du nom +d'église et non souillée par les bêtes ariennes), et à lui donner tes +biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer ainsi le gain +du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne venait pas de +Dieu, et je l'ai repoussée, et certes, ce serait trop grièvement +offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur offrir les +dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que tu as touché doit être +dévoré par le feu jusqu'à l'âme. Grâces au ciel, ces tuniques, ces +voiles, qui virent des baisers plus innombrables que les rides de la +mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des flammes. +Esclaves, hâtez-vous! Encore du bois! Encore des flambeaux et des +torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dépouille tes infâmes +parures et va demander à la plus humble de tes esclaves, comme une +faveur insigne, la tunique qu'elle revêt pour nettoyer les planchers. + +Thaïs obéit. Tandis que les Indiens agenouillés soufflaient sur les +tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coffres d'ivoire ou +d'ébène ou de cèdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des +couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en colonne +sombre comme dans les holocaustes agréables de l'ancienne loi. Puis le +feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre un ronflement de +bête monstrueuse, et des flammes presque invisibles commencèrent à +dévorer leurs précieux aliments. Alors les serviteurs s'enhardirent à +l'ouvrage; ils traînaient allègrement les riches tapis, les voiles +brodés d'argent, les tentures fleuries. Ils bondissaient sous le poids +des tables, des fauteuils, des coussins épais, des lits aux chevilles +d'or. Trois robustes Éthiopiens accoururent tenant embrassées ces +statues colorées des Nymphes dont l'une avait été aimée comme une +mortelle; et l'on eût dit des grands singes ravisseurs de femmes. Et +quand, tombant des bras de ces monstres, les belles formes nues se +brisèrent sur les dalles, on entendit un gémissement. + +A ce moment, Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs flots, +nu-pieds et vêtue d'une tunique informe et grossière qui, pour avoir +seulement touché son corps, s'imprégnait d'une volupté divine. +Derrière elle, s'en venait un jardinier portant noyé, dans sa barbe +flottante, un Éros d'ivoire. + +Elle fit signe à l'homme de s'arrêter et s'approchant de Paphnuce, +elle lui montra le petit dieu: + +--Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les flammes? +Il est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent fois son +poids d'or. Sa perte serait irréparable, car il n'y aura plus jamais +au monde un artiste capable de faire un si bel Éros. Considère aussi, +mon père, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne faut pas le +traiter cruellement. Crois-moi: l'amour est une vertu et, si j'ai +péché, ce n'est pas par lui, mon père, c'est contre lui. Jamais je ne +regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seulement ce que j'ai +fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux femmes de se donner à +ceux qui ne viennent point en son nom. C'est pour cela qu'on doit +l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce petit Éros est joli! Comme il se +cache avec grâce dans la barbe de ce jardinier! Un jour, Nicias, qui +m'aimait alors, me l'apporta en me disant: «Il te parlera de moi.» +Mais l'espiègle me parla d'un jeune homme que j'avais connu à Antioche +et ne me parla pas de Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce +bûcher, mon père! Conserve cet Éros et place-le dans quelque +monastère. Ceux qui le verront tourneront leur coeur vers Dieu, car +l'Amour sait naturellement s'élever aux célestes pensées. + +Le jardinier, croyant déjà le petit Éros sauvé, lui souriait comme à +un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le tenaient, +le lança dans les flammes en s'écriant: + +--Il suffit que Nicias l'ait touché pour qu'il répande tous les +poisons. + +Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes, les +manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les strigiles, +les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait dans +ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale, pendant que, +ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient en poussant des +hurlements sous une pluie de cendres et d'étincelles. + +Un à un, les voisins, réveillés par le bruit, ouvraient leurs fenêtres +et cherchaient, en se frottant les yeux, d'où venait tant de fumée. +Puis ils descendaient à demi vêtus sur la place et s'approchaient du +bûcher: + +--Qu'est cela? pensaient-ils. + +Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait coutume +d'acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets, +allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. Des +jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, précédés +de leurs esclaves, s'arrêtaient, le front couronné de fleurs, la +tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de +curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l'inspiration +de l'abbé d'Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer dans un +monastère. + +Les marchands songeaient: + +--Thaïs quitte cette ville; nous ne lui vendrons plus rien; c'est une +chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce moine lui +a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-t-on faire? +A quoi servent les lois? Il n'y a donc plus de magistrats à +Alexandrie? Cette Thaïs n'a souci ni de nous ni de nos femmes ni de +nos pauvres enfants. Sa conduite est un scandale public. Il faut la +contraindre à rester malgré elle dans cette ville. + +Les jeunes gens songeaient de leur côté: + +--Si Thaïs renonce aux jeux et à l'amour, c'en est fait de nos plus +chers amusements. Elle était la gloire délicieuse, le doux honneur du +théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possédaient pas. +Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne se donnait pas +de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle était la +volupté des voluptés, et la seule pensée qu'elle respirait parmi nous +nous excitait au plaisir. + +Ainsi pensaient les jeunes hommes, et l'un d'eux, nommé Cérons, qui +l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le dieu +Christ. Dans tous les groupes, la conduite de Thaïs était sévèrement +jugée: + +--C'est une fuite honteuse! + +--Un lâche abandon! + +--Elle nous retire le pain de la bouche. + +--Elle emporte la dot de nos filles. + +--Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je lui ai +vendues. + +--Et les soixante robes qu'elle m'a commandées. + +--Elle doit à tout le monde. + +--Qui représentera après elle Iphigénie, Électre et Polyxène? Le beau +Polybe lui-même n'y réussira pas comme elle. + +--Il sera triste de vivre quand sa porte sera close. + +--Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin. + +Les mendiants les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-jatte +et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place; et, se +traînant dans l'ombre des riches, ils gémissaient: + +--Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous nourrir? +Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux cents +malheureux, et ses amants, qui la quittaient satisfaits, nous jetaient +en passant des poignées de pièces d'argent. + +Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs +assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le +désordre et d'en profiter pour dérober quelque objet précieux. + +Seul, le vieux Taddée qui vendait la laine de Milet et le lin de +Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d'argent, restait +calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le +regard oblique, il caressait sa barbe de bouc, et semblait pensif. +Enfin, s'étant approché du jeune Cérons, il le tira par la manche et +lui dit tout bas: + +--Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne souffre +pas qu'un moine te l'enlève. + +--Par Pollux et sa soeur, il ne le fera pas! s'écria Cérons. Je vais +parler à Thaïs et sans me flatter, je pense qu'elle m'écoutera un peu +mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place! Place, canaille! + +Et, frappant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes, +foulant aux pieds les petits enfants, il parvint jusqu'à Thaïs et la +tirant à part: + +--Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si +vraiment tu renonces à l'amour. + +Mais Paphnuce se jetant entre Thaïs et Cérons: + +--Impie, s'écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci: elle +est sacrée, elle est la part de Dieu. + +--Va-t'en, cynocéphale! répliqua le jeune homme furieux; laisse-moi +parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta carcasse obscène +jusque dans ce feu où je te grillerai comme une andouille. + +Et il étendit la main sur Thaïs. Mais repoussé par le moine avec une +raideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas en +arrière, au pied du bûcher dans les tisons écroulés. + +Cependant le vieux Taddée allait de l'un à l'autre, tirant l'oreille +aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre +Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait +résolument sur le moine ravisseur. Cérons se releva, le visage noirci, +les cheveux brûlés, suffoqué de fumée et de rage. Il blasphéma les +dieux et se jeta parmi les assaillants, derrière lesquels les +mendiants rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut bientôt +enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés et de cris de +mort. + +--Au gibet! le moine, au gibet! + +--Non, jetez-le dans le feu. Grillez-le tout vif! + +Ayant saisi sa belle proie, Paphnuce la serrait sur son coeur. + +--Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher la +colombe à l'aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme et, +comme elle, changez votre fange en or. Renoncez, sur son exemple, aux +faux biens que vous croyez posséder et qui vous possèdent. Hâtez-vous: +les jours sont proches et la patience divine commence à se lasser. +Repentez-vous, confessez votre honte, pleurez et priez. Marchez sur +les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui sont aussi grands que les +siens. Qui de vous, pauvres ou riches, marchands, soldats, esclaves, +illustres citoyens, oserait se dire, devant Dieu, meilleur qu'une +prostituée? Vous n'êtes tous que de vivantes immondices et c'est par +un miracle de la bonté céleste que vous ne vous répandez pas soudain +en ruisseaux de boue. + +Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il +semblait que des charbons ardents sortissent de ses lèvres, et ceux +qui l'entouraient l'écoutaient malgré eux. + +Mais le vieux Taddée ne restait point oisif. Il ramassait des pierres +et des écailles d'huîtres, qu'il cachait dans un pan de sa tunique et, +n'osant les jeter lui-même, il les glissait dans la main des +mendiants. Bientôt les cailloux volèrent et une coquille, adroitement +lancée, fendit le front de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette +sombre face de martyr, dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la +tête de la pénitente, et Thaïs, oppressée par l'étreinte du moine, sa +chair délicate froissée contre le rude cilice, sentait courir en elle +les frissons de l'horreur et de la volupté. + +A ce moment, un homme élégamment vêtu, le front couronné d'ache, +s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'écria: + +--Arrêtez! arrêtez! Ce moine est mon frère! + +C'était Nicias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eucrite, +et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait vu sans +trop de surprise (car il ne s'étonnait de rien) le bûcher fumant, +Thaïs vêtue de bure et Paphnuce lapidé. + +Il répétait: + +--Arrêtez, vous dis-je; épargnez mon vieux condisciple; respectez la +chère tête de Paphnuce. + +Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n'avait point +l'impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'écouta +point. Une grêle de cailloux et d'écailles tombait sur le moine qui, +couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui +changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire entendre +et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami, soit par la force, soit +par la persuasion, Nicias se résignait déjà à laisser faire aux dieux, +en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en tête d'user +d'un stratagème que son mépris des hommes lui avait tout à coup +suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trouvait gonflée +d'or et d'argent, étant celle d'un homme voluptueux et charitable; +puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit sonner les +pièces à leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde d'abord, tant +leur fureur était vive; mais peu à peu leurs regards se tournèrent +vers l'or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne menacèrent plus +leur victime. Voyant qu'il avait attiré leurs yeux et leurs âmes, +Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule quelques +pièces d'or et d'argent. Les plus avides se baissèrent pour les +ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès, lança +adroitement çà et là les deniers et les drachmes. Au son des pièces de +métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des persécuteurs se +rua à terre. Mendiants, esclaves et marchands se vautraient à l'envi, +tandis que, groupés autour de Cérons, les patriciens regardaient ce +spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même y perdit sa colère. Ses +amis encourageaient les rivaux prosternés, choisissaient des champions +et faisaient des paris, et, quand naissaient des disputes, ils +excitaient ces misérables comme on fait des chiens qui se battent. Un +cul-de-jatte ayant réussi à saisir un drachme, des acclamations +s'élevèrent jusqu'aux nues. Les jeunes hommes se mirent eux-mêmes à +jeter des pièces de monnaie, et l'on ne vit plus sur toute la place +qu'une infinité de dos qui, sous une pluie d'airain, s'entre-choquaient +comme les lames d'une mer démontée. Paphnuce était oublié. + +Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l'entraîna avec +Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursuivis. Ils coururent +quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils +ralentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste: + +--C'est donc fait! Pluton ravit Proserpine, et Thaïs veut suivre loin +de nous mon farouche ami. + +--Il est vrai, Nicias, répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre avec +des hommes comme toi, souriants, parfumés, bienveillants, égoïstes. Je +suis lasse de tout ce que je connais, et je vais chercher l'inconnu. +J'ai éprouvé que la joie n'était pas la joie et voici que cet homme +m'enseigne qu'en la douleur est la véritable joie. Je le crois, car il +possède la vérité. + +--Et moi, âme amie, reprit Nicias, en souriant, je possède les +vérités. Il n'en a qu'une; je les ai toutes. Je suis plus riche que +lui, et n'en suis, à vrai dire, ni plus fier ni plus heureux. + +Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyants: + +--Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement ridicule, +ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie à la +tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais +tout à l'heure prendre le bain que Crobyle et Myrtale m'auront +préparé, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour +la centième fois, quelque fable milésienne ou quelque traité de +Métrodore. Toi, tu regagneras ta cellule où, t'agenouillant comme un +chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incantation +depuis longtemps mâchées et remâchées, et le soir, tu avaleras des +raves sans huile. Eh bien! très cher, en accomplissant ces actes, +dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous deux au même +sentiment, seul mobile de toutes les actions humaines; nous +rechercherons tous deux notre volupté et nous nous proposerons une fin +commune: le bonheur, l'impossible bonheur! J'aurais donc mauvaise +grâce à te donner tort, chère tête, si je me donne raison. + +» Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heureuse encore, s'il +est possible, dans l'abstinence et dans l'austérité que tu ne l'as été +dans la richesse et dans le plaisir. A tout prendre, je te proclame +digne d'envie. Car si dans toute notre existence, obéissant à notre +nature, nous n'avons, Paphnuce et moi, poursuivi qu'une seule espèce +de satisfaction, tu auras goûté dans la vie, chère Thaïs, des voluptés +contraires qu'il est rarement donné à la même personne de connaître. +En vérité, je voudrais être pour une heure un saint de l'espèce de +notre cher Paphnuce. Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc, +Thaïs! Va où te conduisent les puissances secrètes de ta nature et de +ta destinée. Va, et emporte au loin les voeux de Nicias. J'en sais +l'inanité; mais puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de +vains souhaits pour prix des illusions délicieuses qui m'enveloppaient +jadis dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma +bienfaitrice! adieu, bonté qui s'ignore, vertu mystérieuse, volupté +des hommes! adieu, la plus adorable des images que la nature ait +jamais jetées, pour une fin inconnue, sur la face de ce monde +décevant. + +Tandis qu'il parlait, une sombre colère couvait dans le coeur du +moine; elle éclata en imprécations. + +--Va-t'en, maudit! Je te méprise et te hais! Va-t'en, fils de l'enfer, +mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à l'heure, me +jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient pas ce qu'ils +faisaient et la grâce de Dieu, que j'implore pour eux, peut un jour +descendre dans leurs coeurs. Mais toi, détestable Nicias, tu n'es que +venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche exhale le +désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus de +blasphèmes qu'il n'en sort en tout un siècle des lèvres fumantes de +Satan. Arrière, réprouvé! + +Nicias le regardait avec tendresse. + +--Adieu, mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'à +l'évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton +amour! Adieu! Thaïs: en vain tu m'oublieras, puisque je garde ton +souvenir. + +Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui +avoisinent la grande nécropole d'Alexandrie et qu'habitent les potiers +funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines d'argile, +peintes de couleurs claires, qui représentent des dieux et des +déesses, des mimes, des femmes, de petits génies ailés, et qu'on a +coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea que peut-être +quelques-uns de ces légers simulacres, qu'il voyait là de ses yeux, +seraient les compagnons de son sommeil éternel; et il lui sembla qu'un +petit Éros, sa tunique retroussée, riait d'un rire moqueur. L'idée de +ses funérailles, qu'il voyait par avance, lui était pénible. Pour +remédier à sa tristesse, il essaya de la philosophie et construisit un +raisonnement: + +--Certes, se dit-il, le temps n'a point de réalité. C'est une pure +illusion de notre esprit. Or, comment, s'il n'existe pas, pourrait-il +m'apporter ma mort?... Est-ce à dire que je vivrai éternellement? Non, +mais j'en conclus que ma mort est, et fut toujours autant qu'elle sera +jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et je ne dois pas +la craindre, car ce serait folie de redouter la venue de ce qui est +arrivé. Elle existe comme la dernière page d'un livre que je lis et +que je n'ai pas fini. + +Ce raisonnement l'occupa sans l'égayer tout le long de sa route; il +avait l'âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit les +rires clairs de Crobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume en +l'attendant. + +Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Lune et +suivirent le rivage de la mer. + +--Femme, disait le moine, toute cette grande mer bleue ne pourrait +laver tes souillures. + +Il lui parlait avec colère et mépris: + +--Plus immonde que les lices et les laies, tu as prostitué aux païens +et aux infidèles un corps que l'Éternel avait formé pour s'en faire un +tabernacle, et tes impuretés sont telles que, maintenant que tu sais +la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres ou joindre les mains sans +que le dégoût de toi-même ne te soulève le coeur. + +Elle le suivait docilement, par d'âpres chemins, sous l'ardent soleil. +La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son haleine. Mais, +loin d'éprouver cette fausse pitié qui amollit les coeurs profanes, +Paphnuce se réjouissait des souffrances expiatrices de cette chair qui +avait péché. Dans le transport d'un saint zèle, il aurait voulu +déchirer de verges ce corps qui gardait sa beauté comme un témoignage +éclatant de son infamie. Ses méditations entretenaient sa pieuse +fureur et, se rappelant que Thaïs avait reçu Nicias dans son lit, il +en forma une idée si abominable que tout son sang reflua vers son +coeur et que sa poitrine fut près de se rompre. Ses anathèmes, +étouffés dans sa gorge, firent place à des grincements de dents. Il +bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la +regarda jusqu'à l'âme, et lui cracha au visage. + +Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Maintenant +il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il +allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ afin que le +Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui du pied +de Thaïs coula sur le sable. Alors, il sentit la fraîcheur d'un +souffle inconnu entrer dans son coeur ouvert, des sanglots lui +montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se prosterner +devant elle, il l'appela sa soeur, il baisa ces pieds qui saignaient. +Il murmura cent fois: + +--Ma soeur, ma soeur, ma mère, ô très sainte! + +Il pria: + +--Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang et +portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu'une anémone miraculeuse +fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que tous ceux +qui verront cette fleur recouvrent la pureté du coeur et des sens! O +sainte, sainte, très sainte Thaïs! + +Comme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à passer +sur un âne. Paphnuce lui ordonna de descendre, fit asseoir Thaïs sur +l'âne, prit la bride et suivit le chemin commencé. Vers le soir, ayant +rencontré un canal ombragé de beaux arbres, il attacha l'âne au tronc +d'un dattier et, s'asseyant sur une pierre moussue, il rompit avec +Thaïs un pain qu'ils mangèrent assaisonné de sel et d'hysope. Ils +buvaient l'eau fraîche dans le creux de leur main et s'entretenaient +de choses éternelles. Elle disait: + +--Je n'ai jamais bu d'une eau si pure ni respiré un air si léger, et +je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent. + +Paphnuce répondait: + +--Vois, c'est le soir, ô ma soeur. Les ombres bleues de la nuit +couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l'aurore +les tabernacles de vie; bientôt tu verras s'allumer les roses de +l'éternel matin. + +Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune +effleurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et +des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s'étendait devant +eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la lisière +du sable, des cellules blanches s'élevaient près des palmiers dans +l'aurore. + +--Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie? + +--Tu l'as dit, ma fille et ma soeur. C'est la maison du salut où je +t'enfermerai de mes mains. + +Bientôt ils découvrirent de toutes parts des femmes qui s'empressaient +près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des ruches. Il +y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les légumes; +plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait sur +elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres méditaient à l'ombre des +tamaris; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant +pleines d'amour, elles avaient choisi la part de Madeleine, et elles +n'accomplissaient pas d'autres oeuvres que la prière, la contemplation +et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles étaient +vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains étaient +appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes étaient +voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front des +boucles de cheveux; et il faut croire que c'était malgré elles, car la +règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande, blanche, +allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de bois dur. +Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord de son +voile, et dit: + +--La paix du Seigneur soit avec toi, vénérâble Albine! J'apporte à la +ruche dont tu es la reine une abeille que j'ai trouvée perdue sur un +chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de ma main et +réchauffée de mon souffle. Je te la donne. + +Et il lui désigna du doigt la comédienne, qui s'agenouilla devant la +fille des Césars. + +Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard perçant, lui ordonna de +se relever, la baisa au front, puis, se tournant vers le moine: + +--Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries. + +Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait été conduite à +la maison du salut et il demanda qu'elle fût d'abord enfermée dans une +cellule. L'abbesse y consentit, elle conduisit la pénitente dans une +cabane restée vide depuis la mort de la vierge Læta qui l'avait +sanctifiée. Il n'y avait dans l'étroite chambre qu'un lit, une table +et une cruche, et Thaïs, quand elle posa le pied sur le seuil, fut +pénétrée d'une joie infinie. + +--Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser le sceau que +Jésus viendra rompre de ses mains. + +Il alla prendre au bord de la fontaine une poignée d'argile humide, y +mit un de ses cheveux avec un peu de salive et l'appliqua sur une des +fentes de l'huis. Puis, s'étant approché de la fenêtre près de +laquelle Thaïs se tenait paisible et contente, il tomba à genoux, loua +par trois fois le Seigneur et s'écria: + +--Qu'elle est aimable celle qui marche dans les sentiers de vie! Que +ses pieds sont beaux et que son visage est resplendissant! + +Il se leva, baissa sa cucule sur ses yeux et s'éloigna lentement. + +Albine appela une de ses vierges. + +--Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui est nécessaire: +du pain, de l'eau et une flûte à trois trous. + + + +III + +L'EUPHORBE + + +Paphnuce était de retour au saint désert. Il avait pris, vers +Athribis, le bateau qui remontait le Nil pour porter des vivres au +monastère de l'abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses disciples +s'avancèrent au-devant, de lui avec de grandes démonstrations de joie. +Les uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternés à terre, +baisaient les sandales de l'abbé. Car ils savaient déjà ce que le +saint avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines +recevaient ordinairement, par des voies inconnues et rapides, les avis +intéressant la sûreté et la gloire de l'Église. Les nouvelles +couraient dans le désert avec la rapidité du simoun. + +Et tandis que Paphnuce s'enfonçait dans les sables, ses disciples le +suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui était l'ancien de ses +frères, saisi tout à coup d'un pieux délire, se mit à chanter un +cantique inspiré: + + --Jour béni! Voici que notre père nous est rendu! + + » Il nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prix nous sera + compté! + + » Car les vertus du père sont la richesse des enfants et la sainteté + de l'abbé embaume toutes les cellules. + + » Paphnuce, notre père, vient de donner à Jésus-Christ une nouvelle + épouse. + + » Il a changé par son art merveilleux une brebis noire en brebis + blanche. + + » Et voici qu'il nous revient chargé de nouveaux mérites. + + » Semblable à l'abeille de l'Arsinoïtide, qu'alourdit le nectar des + fleurs. + + » Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter le poids + de sa laine abondante. + + » Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile! + +Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous à genoux +et dirent: + +--Que notre père nous bénisse et qu'il nous donne à chacun une mesure +d'huile pour fêter son retour! + +Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait: «Quel est cet homme?» +et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne prenait garde à +ce qu'il disait, parce qu'on le savait dépourvu d'intelligence, bien +que rempli de piété. + +L'abbé d'Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea: + +--J'ai donc enfin regagné l'asile de mon repos et de ma félicité. Je +suis donc rentré dans la citadelle de mon contentement. D'où vient que +ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en ami, et que les murs +ne me disent pas: Sois le bienvenu! Rien, depuis mon départ, n'est +changé dans cette demeure d'élection. Voici ma table et mon lit. Voici +la tête de momie qui m'inspira tant de fois des pensées salutaires, et +voici le livre où j'ai si souvent cherché les images de Dieu. Et +pourtant je ne retrouve rien de ce que j'ai laissé. Les choses +m'apparaissent tristement dépouillées de leurs grâces coutumières, et +il me semble que je les vois aujourd'hui pour la première fois. En +regardant cette table et cette couche, que j'ai jadis taillées de mes +mains, cette tête noire et desséchée, ces rouleaux de papyrus remplis +des dictées de Dieu, je crois voir les meubles d'un mort. Après les +avoir tant connus, je ne les reconnais pas. Hélas! puisqu'en réalité +rien n'est changé autour de moi, c'est moi qui ne suis plus celui que +j'étais. Je suis un autre. Le mort, c'était moi! Qu'est-il devenu, mon +Dieu? Qu'a-t-il emporté? Que m'a-t-il laissé? Et qui suis-je? + +Et il s'inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa cellule était +petite, tandis qu'en la considérant par les yeux de la foi, on devait +l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commençait. + +S'étant mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peu de +joie. Il y avait à peine une heure qu'il était en oraison, quand +l'image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces à Dieu: + +--Jésus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais là ton immense +bonté: tu veux que je me plaise, m'assure et me rassérène à la vue de +celle que je t'ai donnée. Tu présentes à mes yeux son sourire +maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente, sa beauté dont j'ai +arraché l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la montres telle +que je l'ai ornée et purifiée à ton intention, comme un ami rappelle +en souriant à son ami le présent agréable qu'il en a reçu. C'est +pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assuré que sa vision vient +de toi, Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai donnée, mon Jésus. +Garde-la puisqu'elle te plaît et ne souffre pas surtout que ses +charmes brillent pour d'autres que pour toi. + +Pendant toute la nuit il ne put dormir et il vit Thaïs plus +distinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se +rendit témoignage, disant: + +--Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu. + +Pourtant, à sa grande surprise, il ne goûtait pas la paix du coeur. Il +soupirait: + +--Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu? + +Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cet état de +tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves. L'image de +Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point +parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'était +l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rêve, les +cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur, qu'il +en cria d'épouvante et se réveilla couvert d'une sueur glacée. Les +yeux encore cillés par le sommeil, il sentit un souffle humide et +chaud lui passer sur le visage: un petit chacal, les deux pattes +posées au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et +riait du fond de sa gorge. + +Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui sembla qu'une tour +s'abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du haut de sa +confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable de penser; puis, +ayant recouvré ses esprits, sa méditation ne fit qu'accroître son +inquiétude. + +--De deux choses l'une, se dit-il, ou bien cette vision, comme les +précédentes, vient de Dieu; elle était bonne et c'est ma perversité +naturelle qui l'a gâtée, comme le vin s'aigrit dans une tasse impure. +J'ai, par mon indignité, changé l'édification en scandale, ce dont le +chacal diabolique a immédiatement tiré un grand avantage. Ou bien +cette vision vient, non pas de Dieu, mais, au contraire, du diable, et +elle était empestée. Et dans ce cas, je doute à présent si les +précédentes avaient, comme je l'ai cru, une céleste origine. Je suis +donc incapable d'une sorte de discernement, qui est nécessaire à +l'ascète. Dans les deux cas, Dieu me marque un éloignement dont je +sens l'effet sans m'en expliquer la cause. + +Il raisonnait de la sorte et demandait avec angoisse: + +--Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes serviteurs, si les +apparitions de tes saintes sont un danger pour eux? Fais-moi +connaître, par un signe intelligible, ce qui vient de toi et ce qui +vient de l'Autre! + +Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea pas +convenable d'éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le doute, +résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution demeura stérile. +L'absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu'il lisait, qu'il +méditait, qu'il priait ou qu'il contemplait. Son approche idéale était +précédée par un bruit léger, tel que celui d'une étoffe qu'une femme +froisse en marchant, et ces visions avaient une exactitude que +n'offrent point les réalités, lesquelles sont par elles-mêmes +mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui procèdent de la +solitude, en portent les profonds caractères et présentent une fixité +puissante. Elle venait à lui sous diverses apparences; tantôt pensive, +le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue comme au +banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, semée de fleurs +d'argent; tantôt voluptueuse dans le nuage de ses voiles légers et +baignée encore des ombres tièdes de la grotte des Nymphes; tantôt +pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une joie céleste; tantôt +tragique, les yeux nageant dans l'horreur de la mort et montrant sa +poitrine nue, parée du sang de son coeur ouvert. Ce qui l'inquiétait +le plus dans ces visions, c'était que les couronnes, les tuniques, les +voiles, qu'il avait brûlés de ses propres mains pussent ainsi revenir; +il lui devenait évident que ces choses avaient une âme impérissable et +il s'écriait: + +--Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs viennent à moi! + +Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n'en +éprouvait que plus d'inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais +comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tentations, il +espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches. + +--Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils, +c'était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse +de ce que j'ai fait dans ton intérêt. Protège-moi, mon doux Jésus! mon +Sauveur, sauve-moi! Ne permets pas que le fantôme accomplisse ce que +n'a point accompli le corps. Quand j'ai triomphé de la chair, ne +souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je suis exposé +présentement à des dangers plus grands que ceux que je courus jamais. +J'éprouve et je sais que le rêve a plus de puissance que la réalité. +Et comment en pourrait-il être autrement, puisqu'il est lui-même une +réalité supérieure? Il est l'âme des choses. Platon lui-même, bien +qu'il ne fût qu'un idolâtre, a reconnu l'existence propre des idées. +Dans ce banquet des démons où tu m'as accompagné, Seigneur, j'ai +entendu des hommes, il est vrai, souillés de crimes, mais non point, +certes, dénués d'intelligence, s'accorder à reconnaître que nous +percevons dans la solitude, dans la méditation et dans l'extase des +objets véritables; et ton Écriture, mon Dieu, atteste maintes fois la +vertu des songes et la force des visions formées, soit par toi, Dieu +splendide, soit par ton adversaire. + +Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avec Dieu, +et Dieu ne se hâtait point de l'éclairer. Ses nuits n'étaient plus +qu'un long rêve et ses jours ne se distinguaient point des nuits. Un +matin, il se réveilla en poussant des soupirs tels qu'il en sort, à la +clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent les victimes des +crimes. Thaïs était venue, montrant ses pieds sanglants, et tandis +qu'il pleurait, elle s'était glissée dans sa couche. Il ne lui restait +plus de doutes: l'image de Thaïs était une image impure. + +Le coeur soulevé de dégoût, il s'arracha de sa couche souillée et se +cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les heures +coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la cellule. +Pour la première fois depuis de longs jours, Paphnuce était seul. Le +fantôme l'avait enfin quitté et son absence même était épouvantable. +Rien, rien pour le distraire du souvenir du songe. Il pensait, plein +d'horreur: + +--Comment ne l'ai-je point repoussée? Comment ne me suis-je pas +arraché de ses bras froids et de ses genoux brûlants? + +Il n'osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche +abominable et il craignait que, sa cellule étant profanée, les démons +n'y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le +trompaient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le +seuil, entrèrent à la file et s'allèrent blottir sous le lit. A +l'heure de vêpres, il en vint un huitième dont l'odeur était infecte. +Le lendemain, un neuvième se joignit aux autres et bientôt il y en eut +trente, puis soixante, puis quatre-vingts. Ils se faisaient plus +petits à mesure qu'ils se multipliaient et, n'étant pas plus gros que +des rats, ils couvraient l'aire, la couche et l'escabeau. Un d'eux, +ayant sauté sur la tablette de bois placée au chevet du lit, se tenait +les quatre pattes réunies sur la tête de mort et regardait le moine +avec des yeux ardents. Et il venait chaque jour de nouveaux chacals. + +Pour expier l'abomination de son rêve et fuir les pensées impures, +Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde, et de se +livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des travaux +singuliers, à des oeuvres très neuves. Mais avant d'accomplir son +dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui +demander conseil. + +Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. C'était au +déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines +violettes. Le saint homme marchait doucement pour ne pas effrayer une +colombe qui s'était posée sur son épaule. + +--Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce! Admire sa bonté: +il m'envoie les bêtes qu'il a créées pour que je m'entretienne avec +elles de ses oeuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux du +ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de son cou, +et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu pas, mon +frère, à m'entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est ainsi, je +poserai là mon arrosoir et je t'écouterai. + +Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions de ses +jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songe criminel et la +foule des chacals. + +--Ne penses-tu pas, mon père, ajouta-t-il, que je dois m'enfoncer dans +le désert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires et d'étonner +le diable par mes austérités? + +--Je ne suis qu'un pauvre pécheur, répondit Palémon, et je connais mal +les hommes, ayant passé toute ma vie dans ce jardin, avec des +gazelles, de petits lièvres et des pigeons. Mais il me semble, mon +frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passé sans ménagement +des agitations du siècle au calme de la solitude. Ces brusques +passages ne peuvent que nuire à la santé de l'âme. Il en est de toi, +mon frère, comme d'un homme qui s'expose presque dans le même temps à +une grande chaleur et à un grand froid. La toux l'agite et la fièvre +le tourmente. A ta place, frère Paphnuce, loin de me retirer tout de +suite dans quelque désert affreux, je prendrais les distractions qui +conviennent à un moine et à un saint abbé. Je visiterais les +monastères du voisinage. Il y en a d'admirables, à ce que l'on +rapporte. Celui de l'abbé Sérapion contient, m'a-t-on dit, mille +quatre cent trente-deux cellules, et les moines y sont divisés en +autant de légions qu'il y a de lettres dans l'alphabet grec. On assure +même que certains rapports sont observés entre le caractère des moines +et la figure des lettres qui les désignent et que, par exemple, ceux +qui sont placés sous le Z ont le caractère tortueux, tandis que les +légionnaires rangés sous l'I ont l'esprit parfaitement droit. Si +j'étais de toi, mon frère, j'irais m'en assurer de mes yeux, et je +n'aurais point de repos que je n'aie contemplé une chose si +merveilleuse. Je ne manquerais pas d'étudier les constitutions des +diverses communautés qui sont semées sur les bords du Nil, afin de +pouvoir les comparer entre elles. Ce sont là des soins convenables à +un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ouï dire que l'abbé +Ephrem a rédigé des règles spirituelles d'une grande beauté. Avec sa +permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui es un scribe habile. +Moi, je ne saurais; et mes mains, accoutumées à manier la bêche, +n'auraient pas la souplesse qu'il faut pour conduire sur le papyrus le +mince roseau de l'écrivain. Mais toi, mon frère, tu possèdes la +connaissance des lettres et il faut en remercier Dieu, car on ne +saurait trop admirer une belle écriture. Le travail de copiste et de +lecteur offre de grandes ressources contre les mauvaises pensées. +Frère Paphnuce, que ne mets-tu par écrit les enseignements de Paul et +d'Antoine, nos pères? Peu à peu tu retrouveras dans ces pieux travaux +la paix de l'âme et des sens; la solitude redeviendra aimable à ton +coeur et bientôt tu seras en état de reprendre les travaux ascétiques +que tu pratiquais autrefois et que ton voyage a interrompus. Mais il +ne faut pas attendre un grand bien d'une pénitence excessive. Du temps +qu'il était parmi nous, notre père Antoine avait coutume de dire: +«L'excès du jeûne produit la faiblesse et la faiblesse engendre +l'inertie. Il est des moines qui ruinent leur corps par des +abstinences indiscrètement prolongées. On peut dire de ceux-ci qu'ils +se plongent le poignard dans le sein et qu'ils se livrent inanimés au +pouvoir du démon.» Ainsi parlait le saint homme Antoine; je ne suis +qu'un ignorant, mais avec la grâce de Dieu, j'ai retenu les propos de +notre père. + +Paphnuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer ses conseils. +Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petit jardin, il +se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades, tandis +que la colombe se balançait sur son dos arrondi. A cette vue il fut +pris de l'envie de pleurer. + +En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmillement. On +eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il reconnut +que c'était des myriades de petits chacals. Cette nuit-là, il vit en +songe une haute colonne de pierre, surmontée d'une figure humaine et +il entendit une voix qui disait: + +--Monte sur cette colonne! + +A son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, il +assembla ses disciples et leur parla de la sorte: + +--Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller où Dieu m'envoie. +Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-même et prenez +soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu. + +Tandis qu'il s'éloignait, ils demeuraient prosternés à terre et, quand +ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire à l'horizon +des sables. + +Il marcha jour et nuit, jusqu'à ce qu'il eût atteint les ruines de ce +temple bâti jadis par les idolâtres et dans lequel il avait dormi +parmi les scorpions et les sirènes lors de son voyage merveilleux. Les +murs couverts de signes magiques étaient debout. Trente fûts +gigantesques qui se terminaient en têtes humaines ou en fleurs de +lotus soutenaient encore d'énormes poutres de pierre. Seule à +l'extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué son faix +antique et se dressait libre. Elle avait pour chapiteau la tête d'une +femme aux yeux longs, aux joues rondes, qui souriait, portant au front +des cornes de vache. + +Paphnuce en la voyant reconnut la colonne qui lui avait été montrée +dans son rêve et il l'estima haute de trente-deux coudées. S'étant +rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle de cette +hauteur et, quand l'échelle fut appliquée à la colonne, il y monta, +s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur: + +--Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie. Puissé-je y +rester en ta grâce jusqu'à l'heure de ma mort. + +Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant à la Providence divine +et comptant que des paysans charitables lui donneraient de quoi +subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure de none, des femmes +vinrent avec leurs enfants, portant des pains, des dattes et de l'eau +fraîche, que les jeunes garçons montèrent jusqu'au faîte de la +colonne. + +Le chapiteau n'était pas assez large pour que le moine pût s'y étendre +tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croisées et la +tête contre la poitrine, et le sommeil était pour lui une fatigue plus +cruelle que la veille. A l'aurore, les éperviers l'effleuraient de +leurs ailes, et il se réveillait plein d'angoisse et d'épouvante. + +Il se trouva que le charpentier, qui avait fait l'échelle, craignait +Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleil et à la +pluie, et redoutant qu'il ne vînt à choir pendant son sommeil, cet +homme pieux établit sur la colonne un toit et une balustrade. + +Cependant le renom d'une si merveilleuse existence se répandait de +village en village et les laboureurs de la vallée venaient, le +dimanche, avec leurs femmes et leurs enfants contempler le stylite. +Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le lieu de sa +retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent la faveur de +se bâtir des cabanes au pied de la colonne. Chaque matin, ils venaient +se ranger en cercle autour du maître qui leur faisait entendre des +paroles d'édification: + +--Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petits enfants +que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair est la source +et le principe de tous les péchés: ils sortent de lui comme d'un père. +L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colère et l'envie sont sa +postérité bien-aimée. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie: j'ai vu +les riches emportés par le vice de luxure qui, semblable à un fleuve à +la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer. + +Les abbés Ephrem et Sérapion, instruits d'une telle nouveauté, +voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuve la +voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put se +défendre de penser que Dieu l'avait érigé en exemple aux solitaires. A +sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent point leur surprise; +s'étant consultés, ils tombèrent d'accord pour blâmer une pénitence si +extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuce à descendre. + +--Un tel genre de vie est contraire à l'usage, disaient-ils; il est +singulier et hors de toute règle. + +Mais Paphnuce leur répondit: + +--Qu'est-ce donc que la vie monacale sinon une vie prodigieuse? Et les +travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers comme lui-même? +C'est par un signe de Dieu que je suis monté ici; c'est un signe de +Dieu qui m'en fera descendre. + +Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux +disciples de Paphnuce et se bâtissaient des abris autour de l'ermitage +aérien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se hissèrent sur +les décombres du temple; mais blâmés de leurs frères et vaincus par la +fatigue, ils renoncèrent bientôt à ces pratiques. + +Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient de très loin et +ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'idée de leur +vendre de l'eau fraîche et des pastèques. Adossée à la colonne, +derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous +une toile à raies bleues et blanches, elle criait: Qui veut boire? A +l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et +construisit un four tout à côté, dans l'espoir de vendre des pains et +des gâteaux aux étrangers. Comme la foule des visiteurs grossissait +sans cesse et que les habitants des grandes villes de l'Égypte +commençaient à venir, un homme avide de gain éleva un caravansérail +pour loger les maîtres avec leurs serviteurs, leurs chameaux et leurs +mulets. Il y eut bientôt devant la colonne un marché où les pêcheurs +du Nil apportaient leurs poissons et les jardiniers leurs légumes. Un +barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait la foule par ses +joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps enveloppé de silence et +de paix, se remplit des mouvements et des rumeurs innombrables de la +vie. Les cabaretiers transformaient en caves les salles souterraines +et clouaient aux antiques piliers des enseignes surmontées de l'image +du saint homme Paphnuce, et portant cette inscription en grec et en +égyptien: _On vend ici du vin de grenades, du vin de figues et de la +vraie bière de Cilicie._ Sur les murs, sculptés de figures antiques, +les marchands suspendaient des guirlandes d'oignons et des poissons +fumés, des lièvres morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux +hôtes des ruines, les rats, s'enfuyaient en longue file vers le +fleuve, tandis que les ibis, inquiets, allongeant le cou, posaient une +patte incertaine sur les hautes corniches vers lesquelles montaient la +fumée des cuisines, les appels des buveurs et les cris des servantes. +Tout alentour, des arpenteurs traçaient des rues, des maçons +bâtissaient des couvents, des chapelles, des églises. Au bout de six +mois, une ville était fondée, avec un corps de garde, un tribunal, une +prison et une école tenue par un vieux scribe aveugle. + +Les pèlerins succédaient sans cesse aux pèlerins. Les évêques et les +chorévêques accouraient, pleins d'admiration. Le patriarche +d'Antioche, qui se trouvait alors en Égypte, vint avec tout son +clergé. Il approuva hautement la conduite si extraordinaire du stylite +et les chefs des Églises de Lybie suivirent, en l'absence d'Athanase, +le sentiment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbés Ephrém et +Sérapion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premières +défiances. Paphnuce leur répondit: + +--Sachez, mes frères, que la pénitence que j'endure est à peine égale +aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et la force +m'étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, du haut du +socle où Dieu m'a porté, je vois les êtres humains s'agiter comme des +fourmis. Mais à le considérer en dedans, l'homme est immense: il est +grand comme le monde, car il le contient. Tout ce qui s'étend devant +moi, ces monastères, ces hôtelleries, ces barques sur le fleuve, ces +villages, et ce que je découvre au loin de champs, de canaux, de +sables et de montagnes, tout cela n'est rien au regard de ce qui est +en moi. Je porte dans mon coeur des villes innombrables et des déserts +illimités. Et le mal, le mal et la mort, étendus sur cette immensité, +la couvrent comme la nuit couvre la terre. Je suis à moi seul un +univers de pensées mauvaises. + +Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était en lui. + +Le septième mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Saïs des +femmes, qui longtemps stériles, espéraient obtenir des enfants par +l'intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Elles +frottaient contre la pierre leurs ventres inféconds. Puis ce furent, à +perte de vue, des chariots, des litières, des brancards qui +s'arrêtaient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en +sortait des malades effrayants à voir. Des mères présentaient à +Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membres étaient retournés, les +yeux révulsés, la bouche écumeuse et la voix rauque. Il imposait sur +eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les bras allongés, et +levaient vers lui, au hasard, leur face percée de deux trous +sanglants. Des paralytiques lui montraient l'immobilité pesante, la +maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de leurs membres; des +boiteux lui présentaient leur pied-bot; des cancéreuses prenant leur +poitrine à deux mains, découvraient devant lui leur sein dévoré par +l'invisible vautour. Des femmes hydropiques se faisaient déposer à +terre, et il semblait qu'on déchargeât des outres. Il les bénissait. +Des Nubiens, atteints de la lèpre éléphantine, avançaient d'un pas +lourd et le regardaient avec des yeux en pleurs sur un visage inanimé. +Il faisait sur eux le signe de la croix. On lui porta sur une civière +une jeune fille d'Aphroditopolis qui, après avoir vomi du sang, +dormait depuis trois jours. Elle semblait une image de cire et ses +parents, qui la croyaient morte, avaient posé une palme sur sa +poitrine. Paphnuce, ayant prié Dieu, la jeune fille souleva la tête et +ouvrit les yeux. + +Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par le saint, les +malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le mal divin, +accouraient de toutes les parties d'Égypte en légions innombrables. +Dès qu'ils apercevaient la stèle, ils étaient saisis de convulsions, +se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient en boule. Et, chose à +peine croyable! les assistants, agités à leur tour par un violent +délire, imitaient les contorsions des épileptiques. Moines et +pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, se débattaient pêle-mêle, les +membres tordus, la bouche écumeuse, avalant de la terre à poignée et +prophétisant. Et Paphnuce, du haut de sa colonne, sentait un frisson +lui secouer les membres et criait vers Dieu: + +--Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes les impuretés +de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps est rempli de +mauvais esprits. + +Chaque fois qu'un malade s'en allait guéri, les assistants +l'acclamaient, le portaient en triomphe et ne cessaient de répéter: + +--Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé. + +Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonne miraculeuse; +des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes et des images +votives. Des Grecs y traçaient des distiques ingénieux, et comme +chaque pèlerin venait y graver son nom, la pierre fut bientôt couverte +à hauteur d'homme d'une infinité de caractères latins, grecs, coptes, +puniques, hébreux, syriaques et magiques. + +Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité du miracle +une telle affluence de peuple que les vieillards se crurent revenus au +temps des mystères antiques. On voyait se mêler, se confondre sur une +vaste étendue la robe bariolée des Égyptiens, le burnous des Arabes, +le pagne blanc des Nubiens; le manteau court des Grecs, la toge aux +longs plis des Romains, les sayons et les braies écarlates des +Barbares et les tuniques lamées d'or des courtisanes. Des femmes +voilées passaient sur leur âne, précédées d'eunuques noirs qui leur +frayaient un chemin à coups de bâton. Des acrobates, ayant étendu un +tapis à terre, faisaient des tours d'adresse et jonglaient avec +élégance devant un cercle de spectateurs silencieux. Des charmeurs de +serpents, les bras allongés, déroulaient leurs ceintures vivantes. +Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait, +grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs bêtes, +les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la lèpre et +le mauvais oeil, la psalmodie des moines qui chantaient des versets de +l'Écriture, les miaulements des femmes tombées en crise prophétique, +les glapissements des mendiants qui répétaient d'antiques chansons de +harem, le bêlement des moutons, le braiement des ânes, les appels des +marins aux passagers attardés, tous ces bruits confondus faisaient un +vacarme assourdissant, que dominait encore la voix stridente des +petits négrillons nus, courant partout, pour offrir des dattes +fraîches. + +Et tous ces êtres divers s'étouffaient sous le ciel blanc, dans un air +épais, chargé du parfum des femmes, de l'odeur des nègres, de la fumée +des fritures et des vapeurs des gommes que les dévotes achetaient à +des bergers pour les brûler devant le saint. + +La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches, des +lanternes, et ce n'étaient plus qu'ombres rouges et formes noires. +Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard, le +visage éclairé par un lampion fumeux, contait comme jadis Bitiou +enchanta son coeur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans un acacia +et puis se changea lui-même en arbre. Il faisait de grands gestes, que +son ombre répétait avec des déformations risibles, et l'auditoire +émerveillé poussait des cris d'admiration. Dans les cabarets, les +buveurs, couchés sur des divans, demandaient de la bière et du vin. +Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu, représentaient devant +eux des scènes religieuses et lascives. A l'écart, des jeunes hommes +jouaient aux dés ou à la mourre et des vieillards suivaient dans +l'ombre les prostituées. Seule, au-dessus de ces formes agitées, +s'élevait l'immuable colonne; la tête aux cornes de vache regardait +dans l'ombre et au-dessus d'elle Paphnuce veillait, entre le ciel et +la terre. Tout à coup la lune se lève sur le Nil, semblable à l'épaule +nue d'une déesse. Les collines ruissellent de lumière et d'azur, et +Paphnuce croit voir la chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des +eaux, parmi les saphirs de la nuit. + +Les jours s'écoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand +vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant à travers les fentes +de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devinrent +incapables de mouvement. Brûlée par le soleil, rougie par la rosée, sa +peau se fendait; de larges ulcères dévoraient ses bras et ses jambes. +Mais le désir de Thaïs le consumait intérieurement et il criait: + +--Ce n'est pas assez, Dieu puissant! Encore des tentations! Encore des +pensées immondes! Encore de monstrueux désirs! Seigneur, fais passer +en moi toute la luxure des hommes, afin que je l'expie toute! S'il est +faux que la chienne de Sparte ait pris sur elle les péchés du monde, +comme je l'ai entendu dire à certain forgeron d'impostures, cette +fable contient pourtant un sens caché dont je reconnais aujourd'hui +l'exactitude. Car il est vrai que les immondices des peuples entrent +dans l'âme des saints pour s'y perdre comme dans un puits. Aussi les +âmes des justes sont-elles souillées de plus de fange que n'en contint +jamais l'âme d'un pécheur. Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, +d'avoir fait de moi l'égout de l'univers. + +Mais voici qu'une grande rumeur s'éleva un jour dans la ville sainte +et monta jusqu'aux oreilles de l'ascète: un très grand personnage, un +homme des plus illustres, le préfet de la flotte d'Alexandrie, Lucius +Aurélius Cotta va venir, il vient, il approche! + +La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les +canaux et la navigation du Nil, avait témoigné à plusieurs reprises le +désir de voir le stylite et la nouvelle ville, à laquelle on donnait +le nom de Stylopolis. Un matin les Stylopolitains virent le fleuve +tout couvert de voiles. A bord d'une galère dorée et tendue de +pourpre, Cotta apparut suivi de sa flottille. Il mit pied à terre et +s'avança accompagné d'un secrétaire, qui portait ses tablettes, et +d'Aristée, son médecin, avec qui il aimait à converser. + +Une suite nombreuse marchait derrière lui et la berge se remplissait +de laticlaves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne, +il s'arrêta et se mit à examiner le stylite en s'épongeant le front +avec un pan de sa toge. D'un esprit naturellement curieux, il avait +beaucoup observé dans ses longs voyages. Il aimait à se souvenir et +méditait d'écrire, après l'histoire punique, un livre des choses +singulières qu'il avait vues. Il semblait s'intéresser beaucoup au +spectacle qui s'offrait à lui. + +--Voilà qui est étrange! disait-il tout suant et soufflant. Et, +circonstance digne d'être rapportée, cet homme est mon hôte. Oui, ce +moine vint souper chez moi l'an passé; après quoi il enleva une +comédienne. + +Et, se tournant vers son secrétaire: + +--Note cela, enfant, sur mes tablettes; ainsi que les dimensions de la +colonne, sans oublier la forme du chapiteau. + +Puis, s'épongeant le front de nouveau: + +--Des personnes dignes de foi m'ont assuré, que depuis un an qu'il est +monté sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quittée un moment. +Aristée, cela est-il possible? + +--Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée, et ce +serait impossible à un homme sain de corps et d'esprit. Ne sais-tu +pas, Lucius, que parfois les maladies de l'âme et du corps +communiquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que ne possèdent +pas les hommes bien portants. Et, à vrai dire, il n'y a réellement ni +bonne ni mauvaise santé. Il y a seulement des états différents des +organes. A force d'étudier ce qu'on nomme les maladies, j'en suis +arrivé à les considérer comme les formes nécessaires de la vie. Je +prends plus de plaisir à les étudier qu'à les combattre. Il y en a +qu'on ne peut observer sans admiration et qui cachent, sous un +désordre apparent, des harmonies profondes, et c'est certes une belle +chose qu'une fièvre quarte! Parfois certaines affections du corps +déterminent une exaltation subite des facultés de l'esprit. Tu connais +Créon. Enfant, il était bègue et stupide. Mais s'étant fendu le crâne +en tombant du haut d'un escalier, il devint l'habile avocat que tu +sais. Il faut que ce moine soit atteint dans quelque organe caché. +D'ailleurs, son genre d'existence n'est pas aussi singulier qu'il te +semble, Lucius. Rappelle-toi les gymnosophistes de l'Inde, qui peuvent +garder une entière immobilité, non point seulement le long d'une +année, mais durant vingt, trente et quarante ans. + +--Par Jupiter! s'écria Cotta, voilà une grande aberration! Car l'homme +est né pour agir et l'inertie est un crime impardonnable, puisqu'il +est commis au préjudice de l'État. Je ne sais trop à quelle croyance +rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable qu'on doit la +rattacher à certains cultes asiatiques. Du temps que j'étais +gouverneur de Syrie, j'ai vu des phallus érigés sur les propylées de +la ville d'Héra. Un homme y monte deux fois l'an et y demeure pendant +sept jours. Le peuple est persuadé que cet homme, conversant avec les +dieux, obtient de leur providence la prospérité de la Syrie. Cette +coutume me parut dénuée de raison; toutefois, je ne fis rien pour la +détruire. Car j'estime qu'un bon administrateur doit, non point abolir +les usages des peuples, mais au contraire en assurer l'observation. Il +n'appartient pas au gouvernement d'imposer des croyances; son devoir +est de donner satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou +mauvaises, ont été déterminées par le génie des temps, des lieux et +des races. S'il entreprend de les combattre, il se montre +révolutionnaire par l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est +justement détesté. D'ailleurs, comment s'élever au-dessus des +superstitions du vulgaire, sinon en les comprenant et en les tolérant? +Aristée, je suis d'avis qu'on laisse ce néphélococcygien en paix dans +les airs, exposé seulement aux offenses des oiseaux. Ce n'est point en +le violentant que je prendrai avantage sur lui, mais bien en me +rendant compte de ses pensées et de ses croyances. + +Il souffla, toussa, posa la main sur l'épaule de son secrétaire: + +--Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il est +recommandable d'enlever des courtisanes et de vivre sur des colonnes. +Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte des divinités +génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l'interroger lui-même. + +Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux pour n'être point +aveuglé par le soleil, il enfla sa voix: + +--Holà! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hôte, réponds-moi. +Que fais-tu là-haut? Pourquoi y es-tu monté et pourquoi y demeures-tu? +Cette colonne a-t-elle dans ton esprit une signification phallique? + +Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna pas lui +faire de réponse. Mais Flavien, son disciple, s'approcha et dit: + +--Illustrissime Seigneur, ce saint homme prend les péchés du monde et +guérit les maladies. + +--Par Jupiter! tu l'entends, Aristée, s'écria Cotta. Le +néphélococcygien exerce, comme toi, la médecine! Que dis-tu d'un +confrère si élevé? + +Aristée secoua la tête: + +--Il est possible qu'il guérisse mieux que je ne fais moi-même +certaines maladies, telles, par exemple, que l'épilepsie, nommée +vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient également +divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause de ce mal +est en partie dans l'imagination et tu reconnaîtras, Lucius, que ce +moine ainsi juché sur cette tête de déesse frappe l'imagination des +malades plus fortement que je ne saurais le faire, courbé dans mon +officine sur mes mortiers et sur mes fioles. Il y a des forces, +Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la science. + +--Lesquelles? demanda Cotta. + +--L'ignorance et la folie, répondit Aristée. + +--J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que je vois en +ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un écrivain habile +raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spectacles les plus rares +ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne convient un homme grave +et laborieux. Allons inspecter les canaux. Adieu, bon Paphnuce! ou +plutôt, au revoir! Si jamais, redescendu sur la terre, tu retournes à +Alexandrie, ne manque pas, je t'en prie, de venir souper chez moi. + +Ces paroles, entendues par les assistants, passèrent de bouche en +bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incomparable +splendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations les +ornèrent et les transformèrent, et l'on contait que le saint, du haut +de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foi des +apôtres et des pères de Nicée. Les croyants donnaient aux dernières +paroles de Lucius Aurélius Cotta un sens figuré; dans leur bouche le +souper auquel ce personnage avait convié l'ascète devenait une sainte +communion, des agapes spirituelles, un banquet céleste. On +enrichissait le récit de cette rencontre de circonstances +merveilleuses, auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les +premiers. On disait qu'au moment où Cotta, après une longue dispute, +avait confessé la vérité, un ange était venu du ciel essuyer la sueur +de son front. On ajoutait que le médecin et le secrétaire du préfet de +la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le miracle étant +notoire, les diacres des principales églises de Lybie en rédigèrent +les actes authentiques. On peut dire sans exagération que, dès lors, +le monde entier fut saisi du désir de voir Paphnuce, et qu'en Occident +comme en Orient, tous les chrétiens tournaient vers lui leurs regards +éblouis. Les plus illustres cités d'Italie lui envoyèrent des +ambassadeurs, et le césar de Rome, le divin Constant, qui soutenait +l'orthodoxie chrétienne, lui écrivit une lettre que des légats lui +remirent avec un grand cérémonial. Or, une nuit, tandis que la ville +éclose à ses pieds dormait dans la rosée, il entendit une voix qui +disait: + +--Paphnuce, tu es illustre par tes oeuvres et puissant par la parole. +Dieu t'a suscité pour sa gloire. Il t'a choisi pour opérer des +miracles, guérir les malades, convertir les païens, éclairer les +pécheurs, confondre les ariens et rétablir la paix de l'Église. + +Paphnuce répondit: + +--Que la volonté de Dieu soit faite! + +La voix reprit: + +--Lève-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie Constance, +qui, loin d'imiter la sagesse de son frère Constant, favorise l'erreur +d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvriront devant toi +et tes sandales résonneront sur le pavé d'or des basiliques, devant le +trône des Césars, et ta voix redoutable changera le coeur du fils de +Constantin. Tu régneras sur l'Église pacifiée et puissante; et, de +même que l'âme conduit le corps, l'Église gouvernera l'empire. Tu +seras placé au-dessus des sénateurs, des comtes et des patrices. Tu +feras taire la faim du peuple et l'audace des barbares. Le vieux +Cotta, sachant que tu es le premier dans le gouvernement, recherchera +l'honneur de te laver les pieds. A ta mort, on portera ton cilice au +patriarche d'Alexandrie, et le grand Athanase, blanchi dans la gloire, +le baisera comme la relique d'un saint. Va! + +Paphnuce répondit: + +--Que la volonté de Dieu soit accomplie! + +Et, faisant effort pour se mettre debout, il se préparait à descendre. +Mais la voix, devinant sa pensée, lui dit: + +--Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agir comme +un homme ordinaire et méconnaître les dons qui sont en toi. Mesure +mieux ta puissance, angélique Paphnuce. Un aussi grand saint que tu es +doit voler dans les airs. Saute; les anges sont là pour te soutenir. +Saute donc! + +Paphnuce répondit: + +--Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans les cieux! + +Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenaillées d'un +grand oiseau malade, il allait s'élancer, quand tout à coup un +ricanement hideux résonna à son oreille. Épouvanté, il demanda: + +--Qui donc rit ainsi? + +--Ah! ah! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au début de notre +amitié; tu feras un jour plus intime connaissance avec moi. Très cher, +c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te témoigner toute ma +satisfaction de la docilité avec laquelle tu accomplis mes désirs. +Paphnuce, je suis content de toi! + +Paphnuce murmura d'une voix étranglée par la peur: + +--Arrière, arrière! Je te reconnais: tu es celui qui porta Jésus sur +le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce monde. + +Il retomba consterné sur la pierre. + +--Comment ne l'ai-je pas reconnu plus tôt? songeait-il. Plus misérable +que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui espèrent en moi, +j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus dépravé que les +maniaques qui mangent de la terre et s'approchent des cadavres, je ne +distingue plus les clameurs de l'enfer des voix du ciel. J'ai perdu +jusqu'au discernement du nouveau-né qui pleure quand on le tire du +sein de sa nourrice, du chien qui flaire la trace de son maître, de la +plante qui se tourne vers le soleil. Je suis le jouet des diables. +Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici. Quand il me hissait sur ce +faîte, la luxure et l'orgueil y montaient à mon côté. Ce n'est pas la +grandeur de mes tentations qui me consterne: Antoine sur sa montagne +en subit de pareilles; et je veux bien que leurs épées transpercent ma +chair sous le regard des anges. J'en suis arrivé même à chérir mes +tortures, mais Dieu se tait et son silence m'étonne. Il me quitte, moi +qui n'avais que lui; il me laisse seul, dans l'horreur de son absence. +Il me fuit. Je veux courir après lui. Cette pierre me brûle les pieds. +Vite, partons, rattrapons Dieu. + +Aussitôt il saisit l'échelle qui demeurait appuyée à la colonne, y +posa les pieds et, ayant franchi un échelon, il se trouva face à face +avec la tête de la bête: elle souriait étrangement. Il lui fut certain +alors que ce qu'il avait pris pour le siège de son repos et de sa +gloire n'était que l'instrument diabolique de son trouble et de sa +damnation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol. +Ses pieds avaient oublié la terre; ils chancelaient. Mais sentant sur +lui l'ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir. Tout +dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de +cabarets, d'hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une +ruelle qui montait vers les collines libyques. Un chien, qui le +poursuivait en aboyant, ne s'arrêta qu'aux premiers sables du désert. +Et Paphnuce s'en alla par la contrée où il n'y a de route que la piste +des bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par +les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa +fuite désolée. + +Enfin, près d'expirer de faim, de soif et de fatigue, et ne sachant +pas encore si Dieu était loin, il découvrit une ville muette qui +s'étendait à droite et à gauche et s'allait perdre dans la pourpre de +l'horizon. Les demeures, largement isolées et pareilles les unes aux +autres, ressemblaient à des pyramides coupées à la moitié de leur +hauteur. C'étaient des tombeaux. Les portes en étaient brisées et l'on +voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des hyènes et des loups +qui nourrissaient leurs petits, tandis que les morts gisaient sur le +seuil, dépouillés par les brigands et rongés par les bêtes. Ayant +traversé cette ville funèbre, Paphnuce tomba exténué devant un tombeau +qui s'élevait à l'écart près d'une source couronnée de palmiers. Ce +tombeau était très orné et, comme il n'avait plus de porte, on +apercevait du dehors une chambre peinte dans laquelle nichaient des +serpents. + +--Voilà, soupira-t-il, ma demeure d'élection, le tabernacle de mon +repentir et de ma pénitence. + +Il s'y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosterné sur la +dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla à la +fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes +et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines. Pensant que ce +genre de vie était bon, il en fit la règle de son existence. Depuis le +matin jusqu'au soir, il ne levait pas son front de dessus la pierre. + +Or, un jour qu'il était ainsi prosterné, il entendit une voix qui +disait: + +--Regarde ces images afin de t'instruire. + +Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre des +peintures qui représentaient des scènes riantes et familières. C'était +un ouvrage très ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y +remarquait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs +joues étaient toutes gonflées; d'autres plumaient des oies ou +faisaient cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin +un chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percée de flèches. +Là, des paysans s'occupaient aux semailles, à la moisson, à la +récolte. Ailleurs, des femmes dansaient au son des violes, des flûtes +et de la harpe. Une jeune fille jouait du cinnor. La fleur du lotus +brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés. Sa robe transparente +laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa bouche +étaient en fleur. Son bel oeil regardait de face sur un visage tourné +de profil. Et cette figure était exquise. Paphnuce l'ayant considérée +baissa les yeux et répondit à la voix: + +--Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images? Sans doute elles +représentent les journées terrestres de l'idolâtre dont le corps +repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de +basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgré leurs +vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort! O vanité!... + +--Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tu mourras, et +tu n'auras pas vécu. + +A compter de ce jour, Paphnuce n'eut plus un moment de repos. La voix +lui parlait sans cesse. La joueuse de cinnor, de son oeil aux longues +paupières, le regardait fixement. A son tour elle parla: + +--Vois: je suis mystérieuse et belle. Aime-moi; épuise dans mes bras +l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu ne peux +m'échapper: je suis la beauté de la femme. Où penses-tu me fuir, +insensé? Tu retrouveras mon image dans l'éclat des fleurs et dans la +grâce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les bonds des +gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les molles +clartés de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la trouveras en +toi-même. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entouré de +bandelettes dans un lit de pierre noire, m'a pressée sur son coeur. Il +y a mille ans qu'il a reçu le dernier baiser de ma bouche, et son +sommeil en est encore parfumé. Tu me connais bien, Paphnuce. Comment +ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innombrables incarnations de +Thaïs. Tu es un moine instruit et très avancé dans la connaissance des +choses. Tu as voyagé, et c'est en voyage qu'on apprend le plus. +Souvent une journée qu'on passe dehors apporte plus de nouveautés que +dix années pendant lesquelles on reste chez soi. Or, tu n'es pas sans +avoir entendu dire que Thaïs a vécu jadis dans Sparte sous le nom +d'Hélène. Elle eut dans Thèbes Hécatompyle une autre existence. Et +Thaïs de Thèbes, c'était moi. Comment ne l'as-tu pas deviné? J'ai +pris, vivante, ma large part des péchés du monde, et maintenant +réduite ici à l'état d'ombre, je suis encore très capable de prendre +tes péchés, moine bien-aimé. D'où vient ta surprise? Il était pourtant +certain que partout où tu irais, tu retrouverais Thaïs. + +Il se frappait le front contre la dalle et criait d'épouvante. Et +chaque nuit la joueuse de cinnor quittait la muraille, s'approchait et +parlait d'une voix claire, mêlée de souffles frais. Et, comme le saint +homme résistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui dit ceci: + +--Aime-moi; cède, ami. Tant que tu me résisteras, je te tourmenterai. +Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte. J'attendrai, +s'il le faut, que tu sois mort. Étant magicienne, je saurai faire +entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de nouveau et +qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demandé en vain. Et songe, +Paphnuce, à l'étrangeté de ta situation, quand ton âme bienheureuse +verra du haut du ciel son propre corps se livrer au péché. Dieu, qui a +promis de te rendre ce corps après le jugement dernier et la +consommation des siècles, sera lui-même fort embarrassé! Comment +pourra-t-il installer dans la gloire céleste une forme humaine habitée +par un diable et gardée par une sorcière? Tu n'as pas songé à cette +difficulté. Dieu non plus, peut-être. Entre nous, il n'est pas bien +subtil. La plus simple magicienne le trompe aisément, et s'il n'avait +ni son tonnerre, ni les cataractes du ciel, les marmots de village lui +tireraient la barbe. Certes il n'a pas autant d'esprit que le vieux +serpent, son adversaire. Celui-là est un merveilleux artiste. Je ne +suis si belle que parce qu'il a travaillé à ma parure. C'est lui qui +m'a enseigné à natter mes cheveux et à me faire des doigts de rose et +des ongles d'agate. Tu l'as trop méconnu. Quand tu es venu te loger +dans ce tombeau, tu as chassé du pied les serpents qui y habitaient, +sans t'inquiéter de savoir s'ils étaient de sa famille, et tu as +écrasé leurs oeufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis +une méchante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il +était musicien et amoureux. Qu'as-tu fait? Te voilà brouillé avec la +science et la beauté; tu es tout à fait misérable, et Iaveh ne vient +point à ton secours. Il n'est pas probable qu'il vienne. Étant aussi +grand que tout, il ne peut pas bouger, faute d'espace, et si, par +impossible, il faisait le moindre mouvement, toute la création serait +bousculée. Mon bel ermite, donne-moi un baiser. + +Paphnuce n'ignorait pas les prodiges opérés par les arts magiques. Il +songeait dans sa grande inquiétude: + +--Peut-être le mort enseveli à mes pieds sait-il les paroles écrites +dans ce livre mystérieux, qui demeure caché non loin d'ici au fond +d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles les morts, reprenant +la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumière du soleil et +le sourire des femmes. + +Sa peur était que la joueuse de cinnor et le mort pussent se joindre, +comme de leur vivant, et qu'il les vît s'unir. Parfois, il croyait +entendre le souffle léger des baisers. + +Tout lui était trouble et maintenant, en l'absence de Dieu, il +craignait de penser autant que de sentir. Certain soir, comme il se +tenait prosterné selon sa coutume, une voix inconnue lui dit: + +--Paphnuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois et, si +je te montrais ce que j'ai vu, tu mourrais d'épouvanté. Il y a des +hommes qui portent au milieu du front un oeil unique. Il y a des +hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant. Il y a des +hommes qui changent de sexe, et de femelles deviennent mâles. Il y a +des hommes arbres qui poussent des racines en terre. Et il y a des +hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une bouche sur la poitrine. +De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit mort pour le salut de ces +hommes? + +Une autre fois il eut une vision. Il vit dans une grande lumière une +large chaussée, des ruisseaux et des jardins. Sur la chaussée, +Aristobule et Chéréas passaient au galop de leurs chevaux syriens et +l'ardeur joyeuse de la course empourprait la joue des deux jeunes +hommes. Sous un portique Callicrate déclamait des vers; l'orgueil +satisfait tremblait dans sa voix et brillait dans ses yeux. Dans le +jardin, Zénothémis cueillait des pommes d'or et caressait un serpent +aux ailes d'azur. Vêtu de blanc et coiffé d'une mitre étincelante, +Hermodore méditait sous un perséa sacré, qui portait, en guise de +fleurs, de petites têtes au pur profil, coiffées, comme les déesses +des Égyptiens, de vautours, d'éperviers ou du disque brillant de la +lune; tandis qu'à l'écart au bord d'une fontaine, Nicias étudiait sur +une sphère armillaire le mouvement harmonieux des astres. + +Puis une femme voilée s'approcha du moine tenant à la main un rameau +de myrte. Et elle lui dit: + +--Regarde. Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent +l'infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grande pensée. +Mais par cela seul qu'ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux +et beaux et seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à +l'artiste souverain des choses; car l'homme est un bel hymne de Dieu. +Ils pensent tous que le bonheur est innocent et que la joie est +permise. Paphnuce, si pourtant ils avaient raison, quelle dupe tu +serais! + +Et la vision s'évanouit. + +C'est ainsi que Paphnuce était tenté sans trêve dans son corps et dans +son esprit. Satan ne lui laissait pas un moment de repos. La solitude +de ce tombeau était plus peuplée qu'un carrefour de grande ville. Les +démons y poussaient de grands éclats de rire, et des millions de +larves, d'empuses, de lémures y accomplissaient le simulacre de tous +les travaux de la vie. Le soir, quand il allait à la fontaine, des +satyres mêlés à des faunesses dansaient autour de lui et +l'entraînaient dans leurs rondes lascives. Les démons ne le +craignaient plus, ils l'accablaient de railleries, d'injures obscènes +et de coups. Un jour un diable, qui n'était pas plus haut que le bras, +lui vola la corde dont il se ceignait les reins. + +Il songeait: + +--Pensée, où m'as-tu conduit? + +Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à son esprit +le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, des bananiers aux +larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en coupa des +tiges qu'il porta dans le tombeau. Là, il les broya sous une pierre et +les réduisit en minces filaments, comme il l'avait vu faire aux +cordiers. Car il se proposait de fabriquer une corde en place de celle +qu'un diable lui avait volée. Les démons en éprouvèrent quelque +contrariété: ils cessèrent leur vacarme et la joueuse de cinnor +elle-même, renonçant à la magie, resta tranquille sur la paroi peinte. +Paphnuce, tout en écrasant les tiges des bananiers, rassurait son +courage et sa foi. + +--Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair. Quant +à l'âme, elle a gardé l'espérance. En vain les diables, en vain cette +damnée voudraient m'inspirer des doutes sur la nature de Dieu. Je leur +répondrai par la bouche de l'apôtre Jean: «Au commencement était le +Verbe et le Verbe était Dieu.» C'est ce que je crois fermement, et si +ce que je crois est absurde, je le crois plus fermement encore; et, +pour mieux dire, il faut que ce soit absurde. Sans cela, je ne le +croirais pas, je le saurais. Or, ce que l'on sait ne donne point la +vie, et c'est la foi seule qui sauve. + +Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, et chaque +matin, il prenait soin de les retourner pour les empêcher de pourrir, +et il se réjouissait de sentir renaître en lui la simplicité de +l'enfance. Quand il eut tissé sa corde, il coupa des roseaux pour en +faire des nattes et des corbeilles. La chambre sépulcrale ressemblait +à l'atelier d'un vannier et Paphnuce y passait aisément du travail à +la prière. Pourtant Dieu ne lui était pas favorable, car une nuit il +fut réveillé par une voix qui le glaça d'horreur; il avait deviné que +c'était celle du mort. + +La voix faisait entendre un appel rapide, un chuchotement léger: + +--Hélène! Hélène! viens te baigner avec moi! viens vite' Une femme, +dont la bouche effleurait l'oreille du moine, répondit: + +--Ami, je ne puis me lever: un homme est couché sur moi. + +Tout à coup, Paphnuce s'aperçut que sa joue reposait sur le sein d'une +femme. Il reconnut la joueuse de cinnor qui, dégagée à demi, soulevait +sa poitrine. Alors il étreignit désespérément cette fleur de chair +tiède et parfumée et, consumé du désir de la damnation, il cria: + +--Reste, reste, mon ciel! + +Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons +de la lune argentaient son sourire. + +--A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit à un +amoureux doué d'une si vive imagination. D'ailleurs, tu as péché. Que +te faut-il de plus? Adieu! mon amant m'appelle. + +Paphnuce pleura dans la nuit et, quand vint l'aube, il exhala une +prière plus douce qu'une plainte: + +--Jésus, mon Jésus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le danger où je +suis. Viens me secourir, doux Sauveur. Puisque ton père ne m'aime +plus, puisqu'il ne m'écoute pas, songe que je n'ai que toi. De lui à +moi, rien n'est possible; je ne puis le comprendre, et il ne peut me +plaindre. Mais toi, tu es né d'une femme et c'est pourquoi j'espère en +toi. Souviens-toi que tu as été homme. Je t'implore, non parce que tu +es Dieu de Dieu, lumière de lumière, Dieu vrai du Dieu vrai, mais +parce que tu vécus pauvre et faible, sur cette terre où je souffre, +parce que Satan voulut tenter ta chair, parce que la sueur de l'agonie +glaça ton front. C'est ton humanité que je prie, mon Jésus, mon frère +Jésus! + +Après qu'il eut prié ainsi, en se tordant les mains, un formidable +éclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voix qui avait +résonné sur le faîte de la colonne dit en ricanant: + +--Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l'hérétique. Paphnuce +est arien! Paphnuce est arien! + +Comme frappé de la foudre le moine tomba inanimé. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux revêtus +de cucules noires, qui lui versaient de l'eau sur les tempes et +récitaient des exorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant des +palmes. + +--Comme nous traversions le désert, dit l'un d'eux, nous avons entendu +des cris dans ce tombeau et, étant entrés, nous t'avons vu gisant +inerte sur la dalle. Sans doute des démons t'avaient terrassé et ils +se sont enfuis à notre approche. + +Paphnuce, soulevant la tête, demanda d'une voix faible: + +--Mes frères, qui êtes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes dans +vos mains? N'est-point en vue de ma sépulture? + +Il lui fut répondu: + +--Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent cinq ans, +et averti de sa fin prochaine, descend du mont Colzin où il s'était +retiré et vient bénir les innombrables enfants de son âme. Nous nous +rendons avec des palmes au-devant de notre père spirituel. Mais toi, +frère, comment ignores-tu un si grand événement? Est-il possible qu'un +ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce tombeau. + +--Hélas! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une telle grâce, et les +seuls hôtes de cette demeure sont des démons et des vampires. Priez +pour moi! Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, le plus misérable des +serviteurs de Dieu. + +Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient des +louanges. Celui qui avait déjà pris la parole s'écria avec admiration: + +--Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce, célèbre par de tels +travaux qu'on doute s'il n'égalera pas un jour le grand Antoine +lui-même. Très vénérable, c'est toi qui as converti à Dieu la +courtisane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par +les Séraphins. Ceux qui veillaient la nuit, au pied de la stèle, +virent ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient +d'une blanche nuée, et ta droite étendue bénissait les demeures des +hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un long +gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien, ton +disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des +moines. Seul un homme simple, du nom de Paul, voulut contredire le +sentiment unanime. Il assurait qu'il t'avait vu en rêve emporté par +des diables; la foule voulait le lapider et c'est merveille qu'il ait +pu échappera la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaires que tu +vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m'agenouille devant toi, +afin que tu bénisses le père avec les enfants. Puis, tu nous conteras +les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton entremise. + +--Loin de m'avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce, le +Seigneur m'a éprouvé par d'effroyables tentations. Je n'ai point été +ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est élevée à mes yeux +et elle a marché devant moi. J'ai vécu dans un songe. Hors de Dieu +tout est rêve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie, j'entendis en peu +d'heures beaucoup de discours, et je connus que l'armée de l'erreur +était innombrable. Elle me poursuit et je suis environné d'épées. + +Zozime répondit: + +--Vénérable père, il faut considérer que les saints et spécialement +les saints solitaires subissent de terribles épreuves. Si tu n'as pas +été porté au ciel dans les bras des séraphins, il est certain que le +Seigneur a accordé cette grâce à ton image, puisque Flavien, les +moines et le peuple ont été témoins de ton ravissement. + +Cependant Paphnuce résolut d'aller recevoir la bénédiction d'Antoine. + +--Frère Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons +au-devant de notre père. + +--Allons! répliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines qui +sont les soldats par excellence. Toi et moi, étant abbés, nous +marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des psaumes. + +Ils se mirent en marche et Paphnuce disait: + +--Dieu est l'unité, car il est la vérité qui est une. Le monde est +divers parce qu'il est l'erreur. Il faut se détourner de tous les +spectacles de la nature, même des plus innocents en apparence. Leur +diversité qui les rend agréables est le signe qu'ils sont mauvais. +C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux +dormantes sans que mon âme se voile de mélancolie. Tout ce que +perçoivent les sens est détestable. Le moindre grain de sable apporte +un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que le composé de +toutes les tentations éparses dans l'air léger, sur la terre fleurie, +dans les eaux claires. Heureux celui dont l'âme est un vase scellé! +Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd et qui ne comprend +rien du monde afin de comprendre Dieu! + +Zozime, ayant médité ces paroles, y répondit de la sorte: + +--Père vénérable, il convient que je t'avoue mes péchés, puisque tu +m'as montré ton âme. Ainsi nous nous confesserons l'un à l'autre, +selon l'usage apostolique. Avant que d'être moine, j'ai mené dans le +siècle une vie abominable. A Madaura, ville célèbre par ses +courtisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je +soupais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses de flûte, et +je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel que +toi n'imaginerait jamais jusqu'où m'emportait la fureur de mes désirs. +Il me suffira de te dire qu'elle n'épargnait ni les matrones ni les +religieuses et se répandait en adultères et en sacrilèges. J'excitais +par le vin l'ardeur de mes sens, et l'on me citait avec raison pour le +plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'étais chrétien et je gardais, +dans mes égarements, ma foi en Jésus crucifié. Ayant dévoré mes biens +en débauches, je ressentais déjà les premières atteintes de la +pauvreté, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir +dépérir rapidement aux atteintes d'un mal terrible. Ses genoux ne le +soutenaient plus; ses mains inquiètes refusaient de le servir; ses +yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que +d'affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps, +sommeillait. Car pour le châtier d'avoir vécu comme les bêtes, Dieu +l'avait changé en bête. La perte de mes biens m'avait déjà inspiré des +réflexions salutaires; mais l'exemple de mon ami fut plus précieux +encore; il fit une telle impression sur mon coeur que je quittai le +monde et me retirai dans le désert. J'y goûte depuis vingt ans une +paix que rien n'a troublée. J'exerce avec mes moines les professions +de tisserand, d'architecte, de charpentier et même de scribe, quoique, +à vrai dire, j'aie peu de goût pour l'écriture, ayant toujours à la +pensée préféré l'action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits +sont sans rêves, et j'estime que la grâce du Seigneur est en moi parce +qu'au milieu des péchés les plus horribles j'ai toujours gardé +l'espérance. + +En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et murmura: + +--Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère, ce +sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes de moi, qui +ai toujours observé tes commandements! Que ta justice est obscure, ô +mon Dieu! et que tes voies sont impénétrables! + +Zozime étendit les bras: + +--Regarde, père vénérable: on dirait des deux côtés de l'horizon, des +files noires de fourmis émigrantes. Ce sont nos frères qui vont, comme +nous, au-devant d'Antoine. + +Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous ils découvrirent un +spectacle magnifique. L'armée des religieux s'étendait sur trois rangs +en un demi-cercle immense. Au premier rang se tenaient les anciens du +désert, la crosse à la main, et leurs barbes pendaient jusqu'à terre. +Les moines, gouvernés par les abbés Ephrem et Sérapion, ainsi que tous +les cénobites du Nil, formaient la seconde ligne. Derrière eux +apparaissaient les ascètes venus des rochers lointains. Les uns +portaient sur leurs corps noircis et desséchés d'informes lambeaux, +d'autres n'avaient pour vêtements que des roseaux liés en botte avec +des viornes. Plusieurs étaient nus, mais Dieu les avait couverts d'un +poil épais comme la toison des brebis. Ils tenaient tous à la main une +palme verte; l'on eût dit un arc-en-ciel d'émeraude et ils étaient +comparables aux choeurs des élus, aux murailles vivantes de la cité de +Dieu. + +Il régnait dans l'assemblée un ordre si parfait que Paphnuce trouva +sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça près d'eux, après +avoir pris soin de cacher son visage sous sa cucule, pour demeurer +inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout à coup s'éleva +une immense clameur: + +--Le saint! criait-on de toutes parts. Le saint! voilà le grand saint! +voilà celui contre lequel l'enfer n'a point prévalu, le bien-aimé de +Dieu! Notre père Antoine! + +Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrent dans +le sable. + +Du faîte d'une colline, dans l'immensité déserte, Antoine s'avançait +soutenu par ses disciplines bien-aimés, Macaire et Amathas. Il +marchait à pas lents, mais sa taille était droite encore et l'on +sentait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche +s'étalait sur sa large poitrine, son crâne poli jetait des rayons de +lumière comme le front de Moïse. Ses yeux avaient le regard de +l'aigle; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il +leva, pour bénir son peuple, ses bras fatigués par un siècle de +travaux inouïs, et sa voix jeta ses derniers éclats dans cette parole +d'amour: + +--Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont aimables, +ô Israël! + +Aussitôt, d'un bout à l'autre de la muraille animée, retentit comme un +grondement harmonieux de tonnerre le psaume: _Heureux l'homme qui +craint le Seigneur_. + +Cependant, accompagné de Macaire et d'Amathas, Antoine parcourait les +rangs des anciens, des anachorètes et des cénobites. Ce voyant, qui +avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un rocher, +avait gouverné l'Église chrétienne, ce saint qui avait soutenu la foi +des martyrs aux jours de l'épreuve suprême, ce docteur dont +l'éloquence avait foudroyé l'hérésie, parlait tendrement à chacun de +ses fils et leur faisait des adieux familiers, à la veille de sa mort +bienheureuse, que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise. + +Il disait aux abbés Ephrem et Sérapion: + +--Vous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous deux +d'illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel d'une +armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de Kiliarques +de ses milices. + +Apercevant le vieillard Palémon, il l'embrassa et dit: + +--Voici le plus doux et le meilleur de mes enfants. Son âme répand un +parfum aussi suave que la fleur des fèves qu'il sème chaque année. + +A l'abbé Zozime il parla de la sorte: + +--Tu n'as pas désespéré de la bonté divine, c'est pourquoi la paix du +Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fumier de ta +corruption. + +Il tenait à tous des propos d'une infaillible sagesse. Aux anciens il +disait: + +--L'apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillards assis, +vêtus de robes blanches et la tête couronnée. + +Aux jeunes hommes: + +--Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde. + +C'est ainsi que, parcourant le front de son armée filiale, il semait +les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba à genoux, +déchiré entre la crainte et l'espérance. + +--Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, mon père! viens à +mon secours, car je péris. J'ai donné à Dieu l'âme de Thaïs, j'ai +habité le faîte d'une colonne et la chambre d'un sépulcre. Mon front, +sans cesse prosterné, est devenu calleux comme le genou d'un chameau. +Et pourtant Dieu s'est retiré de moi. Bénis-moi, mon père, et je serai +sauvé; secoue l'hysope et je serai lavé et je brillerai comme la +neige. + +Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d'Antinoé ce regard +dont nul ne pouvait soutenir l'éclat. Ayant arrêté sa vue sur Paul, +qu'on nommait le Simple, il le considéra longtemps puis il lui fit +signe d'approcher. Comme ils s'étonnaient tous que le saint s'adressât +à un homme privé de sens, Antoine dit: + +--Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu'à aucun de vous. Lève +les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel. + +Paul le Simple leva les yeux; son visage resplendit et sa langue se +délia. + +--Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures de pourpre et +d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante afin qu'aucune +âme n'en approche, sinon l'élue à qui le lit est destiné. + +Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification, Paphnuce +rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire et +d'écouter le Simple qui murmurait dans l'extase: + +--Les trois vierges me parlent; elles me disent: «Une sainte est près +de quitter la terre; Thaïs d'Alexandrie va mourir. Et nous avons +dressé le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus: la Foi, la +Crainte et l'Amour.» + +Antoine demanda: + +--Doux enfant, que vois-tu encore? + +Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, du couchant au +levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l'abbé d'Antinoé. Une +sainte épouvante pâlit son visage, et ses prunelles reflétèrent des +flammes invisibles. + +--Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie, s'apprêtent +à saisir cet homme. Ils sont à la semblance d'une tour, d'une femme et +d'un mage. Tous trois portent leur nom marqué au fer rouge; le premier +sur le front, le second sur le ventre, le troisième sur la poitrine, +et ces noms sont: Orgueil, Luxure et Doute. J'ai vu. + +Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante, rentra +dans sa simplicité. + +Et comme les moines d'Antinoé regardaient Antoine avec inquiétude, le +saint prononça ces seuls mots: + +--Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devons l'adorer +et nous taire. + +Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l'horizon, +l'enveloppait d'une gloire, et son ombre, démesurément grandie par une +faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sans fin, en +signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser parmi les +hommes. + +Debout mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus rien. Cette +parole unique emplissait ses oreilles: «Thaïs va mourir!» Une telle +pensée ne lui était jamais venue. Vingt ans, il avait contemplé une +tête de momie et voici que l'idée que la mort éteindrait les yeux de +Thaïs l'étonnait désespérément. + +«Thaïs va mourir!» Parole incompréhensible! «Thaïs va mourir!» En ces +trois mots, quel sens terrible et nouveau! «Thaïs va mourir!» Alors +pourquoi le soleil, les fleurs, les ruisseaux et toute la création? +«Thaïs va mourir!» A quoi bon l'univers? Soudain il bondit. «La +revoir, la voir encore!» Il se mit à courir. Il ne savait où il était, +ni où il allait, mais l'instinct le conduisait avec une entière +certitude; il marchait droit au Nil. Un essaim de voiles couvrait les +hautes eaux du fleuve. Il sauta dans une embarcation montée par des +Nubiens et là, couché à l'avant, les yeux dévorant l'espace, il cria, +de douleur et de rage: + +--Fou, fou que j'étais de n'avoir pas possédé Thaïs quand il en était +temps encore! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose +qu'elle! O démence! J'ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie +éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a +vu Thaïs. Comment n'ai-je pas senti que l'éternité bienheureuse était +dans un seul des baisers de cette femme, que sans elle la vie n'a pas +de sens et n'est qu'un mauvais rêve? O stupide! tu l'as vue et tu as +désiré les biens de l'autre monde. O lâche! tu l'as vue et tu as +craint Dieu. Dieu! le Ciel! qu'est-ce que cela? et qu'ont-ils à +t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'eût donné? O +lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs que sur les +lèvres de Thaïs! Quelle main était sur tes yeux? Maudit soit Celui qui +t'aveuglait alors! Tu pouvais acheter au prix de la damnation un +moment de son amour et tu ne l'as pas fait! Elle t'ouvrait ses bras, +pétris de la chair et du parfum des fleurs, et tu ne t'es pas abîmé +dans les enchantements indicibles de son sein dévoilé! Tu as écouté la +voix jalouse qui te disait: «Abstiens-toi.» Dupe, dupe, triste dupe! O +regrets! O remords! O désespoir! N'avoir pas la joie d'emporter en +enfer la mémoire de l'heure inoubliable et de crier à Dieu: «Brûle ma +chair, dessèche tout le sang de mes veines, fais éclater mes os, tu ne +m'ôteras pas le souvenir qui me parfume et me rafraîchit par les +siècles des siècles!... Thaïs va mourir! Dieu ridicule, si tu savais +comme je me moque de ton enfer! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais +à moi, jamais, jamais!» + +Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des +journées entières couché sur le ventre, répétant: + +--Jamais! jamais! jamais! + +Puis, à l'idée qu'elle s'était donnée et que ce n'était pas à lui, +qu'elle avait répandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y +avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche, et +hurlait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongles et +mordait la chair de ses bras. Il songeait: + +--Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aimés. + +L'idée de ces meurtres l'emplissait d'une fureur délicieuse. Il +méditait d'égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardant +jusqu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. Il +pleurait, il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse +inconnue amollissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter au cou +du compagnon de son enfance et de lui dire: «Nicias, je t'aime, +puisque tu l'as aimée. Parle-moi d'elle! Dis-moi ce qu'elle te +disait.» Et sans cesse le fer de cette parole lui perçait le coeur: +«Thaïs va mourir!» + +--Clartés du jour! ombres argentées de la nuit, astre, cieux, arbres +aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animaux familiers, âmes +anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas: «Thaïs va mourir!» +Lumières, souffles et parfums, disparaissez. Effacez-vous, formes et +pensées de l'univers! «Thaïs va mourir!...» Elle était la beauté du +monde et tout ce qui l'approchait, s'ornait des reflets de sa grâce. +Ce vieillard et ces sages assis près d'elle, au banquet d'Alexandrie, +qu'ils étaient aimables! que leur parole était harmonieuse! L'essaim +des riantes apparences voltigeait sur leurs lèvres et la volupté +parfumait toutes leurs pensées. Et parce que le souffle de Thaïs était +sur eux tout ce qu'ils disaient était amour, beauté, vérité. L'impiété +charmante prêtait sa grâce à leurs discours. Ils exprimaient aisément +la splendeur humaine. Hélas! et tout cela n'est plus qu'un songe. +Thaïs va mourir! Oh: comme naturellement je mourrai de sa mort! Mais +peux-tu seulement mourir, embryon desséché, foetus macéré dans le fiel +et les pleurs arides? Avorton misérable, penses-tu goûter la mort, toi +qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me damne! +Je l'espère, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi. Plonge-moi +dans la damnation. Pour t'y obliger je te crache à la face. Il faut +bien que je trouve un enfer éternel, afin d'y exhaler l'éternité de +rage qui est en moi. + + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + +Dès l'aube, Albine reçut l'abbé d'Antinoé au seuil des Cellules. + +--Tu es le bien venu dans nos tabernacles de paix, vénérable père, car +sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avais donnée. Tu sais +que Dieu, dans sa clémence, l'appelle à lui; et comment ne saurais-tu +pas une nouvelle que les anges ont portée de désert en désert? Il est +vrai. Thaïs touche à sa fin bienheureuse. Ses travaux sont accomplis, +et je dois t'instruire en peu de mots de la conduite qu'elle a tenue +parmi nous. Après ton départ, comme elle était enfermée dans la +cellule marquée de ton sceau, je lui envoyai avec sa nourriture une +flûte semblable à celles dont jouent aux festins les filles de sa +profession. Ce que je faisais était pour qu'elle ne tombât pas dans la +mélancolie et pour qu'elle n'eût pas moins de grâce et de talent +devant Dieu qu'elle n'en avait montré au regard des hommes. Je n'avais +pas agi sans prudence; car Thaïs célébrait tout le jour sur la flûte +les louanges du Seigneur et les vierges qu'attiraient les sons de +cette flûte invisible disaient: «Nous entendons le rossignol des +bocages célestes, le cygne mourant de Jésus crucifié.» C'est ainsi que +Thaïs accomplissait sa pénitence, quand, après soixante jours, la +porte que tu avais scellée s'ouvrit d'elle-même et le sceau d'argile +se rompit sans qu'aucune main humaine l'eût touché. A ce signe je +reconnus que l'épreuve que tu avais imposée devait cesser et que Dieu +pardonnait les péchés de la joueuse de flûte. Dès lors, elle partagea +la vie de mes filles, travaillant et priant avec elles. Elle les +édifiait par la modestie de ses gestes et de ses paroles et elle +semblait parmi elles la statue de la pudeur. Parfois elle était +triste; mais ces nuages passaient. Quand je vis qu'elle était attachée +à Dieu par la foi, l'espérance et l'amour, je ne craignis pas +d'employer son art et même sa beauté à l'édification de ses soeurs. Je +l'invitais à représenter devant nous les actions des femmes fortes et +des vierges sages de l'Écriture. Elle imitait Esther, Débora, Judith, +Marie, soeur de Lazare, et Marie, mère de Jésus. Je sais, vénérable +père, que ton austérité s'alarme à l'idée de ces spectacles. Mais tu +aurais été touché toi-même, si tu l'avais vue, dans ces pieuses +scènes, répandre des pleurs véritables et tendre au ciel ses bras +comme des palmes. Je gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour +règle de ne point contrarier leur nature. Toutes les graines ne +donnent pas les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifient pas de +la même manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s'est donnée à +Dieu quand elle était belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est +point unique, est du moins très rare... Cette beauté, son vêtement +naturel, ne l'a pas encore quittée après trois mois de la fièvre dont +elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans cesse à voir +le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour, près du puits, +sous l'antique figuier, à l'ombre duquel les abbesses de ce couvent +ont coutume de tenir leurs assemblées; tu l'y trouveras, père +vénérable; mais hâte-toi, car Dieu l'appelle et ce soir un suaire +couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et pour l'édification +du monde. + +Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière matinale. Le +long des toits de brique des colombes formaient une file de perles. +Sur un lit, à l'ombre du figuier, Thaïs reposait toute blanche, les +bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voilées récitaient les +prières de l'agonie. + +--_Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude et efface +mon iniquité selon la multitude de tes miséricordes_! + +Il l'appela: + +--Thaïs! + +Elle souleva les paupières et tourna du côté de la voix les globes +blancs de ses yeux. + +Albine fit signe aux femmes voilées de s'éloigner de quelques pas. + +--Thaïs! répéta le moine. + +Elle souleva la tête; un souffle léger sortit de ses lèvres blanches: + +--C'est toi, mon père?... Te souvient-il de l'eau de la fontaine et +des dattes que nous avons cueillies?... Ce jour-là, mon père, je suis +née à l'amour... à la vie. + +Elle se tut et laissa retomber sa tête. + +La mort était sur elle et la sueur de l'agonie couronnait son front. +Rompant le silence auguste, une tourterelle éleva sa voix plaintive. +Puis les sanglots du moine se mêlèrent à la psalmodie des vierges. + +--_Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mes péchés. Car je +connais mon injustice et mon crime se lève sans cesse contre moi._ + +Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violette +s'ouvrirent tout grands; et, les regards envolés, les bras tendus vers +les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et fraîche: + +--Les voilà, les rosés de l'éternel matin! + +Ses yeux brillaient; une légère ardeur colorait ses tempes. Elle +revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce, agenouillé, +l'enlaça de ses bras noirs. + +--Ne meurs pas, criait-il d'une voix étrange qu'il ne reconnaissait +pas lui-même. Je t'aime, ne meurs pas! Écoute, ma Thaïs. Je t'ai +trompée, je n'étais qu'un fou misérable. Dieu, le ciel, tout cela +n'est rien. Il n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour des +êtres. Je t'aime! ne meurs pas; ce serait impossible; tu es trop +précieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons; je t'emporterai bien loin +dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma bien-aimée, +et dis: «Je vivrai, je veux vivre.» Thaïs, Thaïs, lève-toi! + +Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'infini. + +Elle murmura: + +--Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophètes et les saints... +le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs; il me +sourit et m'appelle... Deux séraphins viennent à moi. Ils +approchent... qu'ils sont beaux!... Je vois Dieu. + +Elle poussa un soupir d'allégresse et sa tête retomba inerte sur +l'oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreinte désespérée, +la dévorait de désir, de rage et d'amour. + +Albine lui cria: + +--Va-t'en, maudit! + +Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte. +Paphnuce recula chancelant; les yeux brûlés de flammes et sentant la +terre s'ouvrir sous ses pas. + +Les vierges entonnaient le cantique de Zacharie: + +--_Béni soit le Seigneur, le dieu d'Israël_. + +Brusquement la voix s'arrêta dans leur gorge. Elles avaient vu la face +du moine et elles fuyaient d'épouvante en criant: + +--Un vampire! un vampire! + +Il était devenu si hideux qu'en passant la main sur son visage, il +sentit sa laideur. + + + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, THAIS *** + +This file should be named 8thai10.txt or 8thai10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8thai11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8thai10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. If your state is not listed and +you would like to know if we have added it since the list you have, +just ask. + +While we cannot solicit donations from people in states where we are +not yet registered, we know of no prohibition against accepting +donations from donors in these states who approach us with an offer to +donate. + +International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about +how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made +deductible, and don't have the staff to handle it even if there are +ways. + +Donations by check or money order may be sent to: + +Project Gutenberg Literary Archive Foundation +PMB 113 +1739 University Ave. +Oxford, MS 38655-4109 + +Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment +method other than by check or money order. + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by +the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN +[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are +tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising +requirements for other states are met, additions to this list will be +made and fund-raising will begin in the additional states. + +We need your donations more than ever! + +You can get up to date donation information online at: + +http://www.gutenberg.net/donation.html + + +*** + +If you can't reach Project Gutenberg, +you can always email directly to: + +Michael S. Hart <hart@pobox.com> + +Prof. Hart will answer or forward your message. + +We would prefer to send you information by email. + + +**The Legal Small Print** + + +(Three Pages) + +***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** +Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. +They tell us you might sue us if there is something wrong with +your copy of this eBook, even if you got it for free from +someone other than us, and even if what's wrong is not our +fault. So, among other things, this "Small Print!" statement +disclaims most of our liability to you. It also tells you how +you may distribute copies of this eBook if you want to. + +*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK +By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm +eBook, you indicate that you understand, agree to and accept +this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive +a refund of the money (if any) you paid for this eBook by +sending a request within 30 days of receiving it to the person +you got it from. If you received this eBook on a physical +medium (such as a disk), you must return it with your request. + +ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS +This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, +is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. 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