diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 4 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 | ||||
| -rw-r--r-- | old/63773-8.txt | 4912 | ||||
| -rw-r--r-- | old/63773-8.zip | bin | 86964 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/63773-h.zip | bin | 193639 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/63773-h/63773-h.htm | 7131 | ||||
| -rw-r--r-- | old/63773-h/images/cover.jpg | bin | 101556 -> 0 bytes |
8 files changed, 17 insertions, 12043 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..ed533a2 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #63773 (https://www.gutenberg.org/ebooks/63773) diff --git a/old/63773-8.txt b/old/63773-8.txt deleted file mode 100644 index 8d9d207..0000000 --- a/old/63773-8.txt +++ /dev/null @@ -1,4912 +0,0 @@ -The Project Gutenberg EBook of Jours de famine et de détresse, by Neel Doff - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Jours de famine et de détresse - -Author: Neel Doff - -Release Date: November 15, 2020 [EBook #63773] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURS DE FAMINE ET DE DÉTRESSE *** - - - - -Produced by Laurent Vogel (This book was produced from -scanned images of public domain material from the Google -Books project.) - - - - - - - - - - NEEL DOFF - - JOURS DE FAMINE - ET DE DÉTRESSE - --ROMAN-- - - PARIS - BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER - EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR - 11, RUE DE GRENELLE, 11 - - 1911 - - Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation - sont réservés pour tous pays. - - - - -_Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires numérotés sur papier de -Hollande_ - -EXEMPLAIRE Nº 9 - - - - -JOURS DE FAMINE - -ET DE DÉTRESSE - - - - -VISION - - -Il neige; j'ai la grippe; sur la place, les gamins font des glissades. -Je m'accoude à la fenêtre et contemple cette vie sur la neige. Sont-ils -souples et lestes, ces enfants! Grands et petits s'en donnent: ils -glissent; ils se poussent; ils tombent en grappes. - -Ah! en voici un en loques, sale, la tête embroussaillée, les sabots trop -grands, les bas troués, les genoux perçant le pantalon, le fond de -culotte en lambeaux; pâle, boursouflé, mais agile et râblé. Déjà de -loin, il prend son élan et fait une glissade d'une douzaine de mètres. -Dans cet élan qu'il ne parvient plus à maîtriser, il en entraîne -d'autres, il en renverse sur son chemin. Aucun n'a mal. Tous cependant -se fâchent, se redressent et tombent sur le petit: c'est qu'il est plus -adroit qu'eux, et sale, et pouilleux. Ils le traînent hors de la piste, -le roulent dans la neige, le cognent, et le jettent la bouche contre le -trottoir. L'enfant se relève, essaie de se défendre, le bras en -bouclier; mais il est seul. De rage et de douleur, il s'en va, boitant -et pleurant pitoyablement. - -C'est ainsi que mon frère Kees nous revenait toujours, quand nous étions -petits. Ce sensuel petit Kees, il avait d'admirables larmes, grandes et -limpides comme des perles de rosée. - -En me retirant de la fenêtre, j'aperçus ma figure dans l'espion. Ma -bouche était contractée, mes yeux en pleurs: je venais de revivre une -des scènes douloureuses de notre misérable enfance. Ces scènes, dont -nous sortions honnis et maltraités, étaient toutes provoquées par notre -pauvreté, car, quand c'est pour le plaisir, ce sont toujours les -déguenillés que l'on rosse. - - - - -MES PARENTS - - -Avant l'altération continue, sûre, et comme méthodique, que la misère -fait subir aux natures les mieux trempées, mes parents étaient, dans -leur milieu et pour leur éducation, deux êtres plutôt rares, tous deux -d'une beauté exceptionnelle quoique diamétralement opposée. - -Mon père, Dirk Oldema, était un Frison haut de six pieds, mince et -élancé comme un bouleau, et d'une flexibilité incroyable. Il avait le -teint très frais, les yeux bleu clair lumineux, une denture -merveilleuse, des cheveux châtain clair bouclés, une voix parlée franche -et timbrée, et une voix chantée de ténor léger qui faisait s'arrêter les -passants. Son plus grand plaisir était, le soir, assis avec tous ses -enfants autour de l'âtre, de chanter en choeur, ou de raconter des -anecdotes de sa vie de soldat, alors qu'il était trompette, avait un -beau cheval et que, pendant que les autres étaient en ribote, il -raccommodait les bas de tout le régiment pour pouvoir louer des livres. -C'était la seule époque de bonheur qu'il avait eue dans la vie. - -Ma mère, d'origine liégeoise, était petite et brune, d'une joliesse -piquante, extrêmement fine et bien prise, lisant des romans d'aventure, -mais n'en ayant jamais eu dans la vie. Elle préférait le luxe au -confort, et, à cause de son éducation sommaire, cela se manifestait par -un bonnet à fleurs rouges et blanches sur une chevelure mal entretenue, -ou des souliers vernis sur des bas troués. Sa joie était de sortir avec -Mina, ma soeur aînée, pour aller voir les magasins, de choisir aux -étalages des toilettes magnifiques pour nous tous, de se griser -là-devant, et de discuter le goût et le choix, comme si c'était arrivé. -Toutes deux rentraient la tête en feu, et continuaient la discussion -devant une tasse de café sucré. - -Une des grandes attractions de ces belles choses eût été de faire -enrager les voisines et les tantes. A défaut de ces élégances, quand ma -mère avait un bonnet neuf ou une robe achetée au décrochez-moi-ça, elle -habillait le plus petit enfant le mieux qu'elle pouvait, partait se -promener de long en large dans la rue où habitait une des voisines ou -des tantes qu'il s'agissait de faire fondre d'envie, et elle balançait -la croupe et jouait avec l'enfant en affectant de ne voir personne; -mais, du coin de l'oeil, elle observait tout et venait nous raconter -comment la tante avait écarté légèrement le petit rideau en se cachant, -puis avait envoyé la petite cousine Kaatje pour bien détailler la -toilette de ma mère, et que bien sûr la tante avait verdi de dépit de -les voir, elle et son enfant, si bien attifés. - -Ma mère était cependant fort bonne et, malgré sa grande misère, je l'ai -vue prêter à ces mêmes voisines sa robe du dimanche pour la mettre au -clou. Quand on lui témoignait un peu de sympathie, elle se donnait tout -à vous, trop même, et passait ses journées chez les autres, en lâchant -le ménage et les mioches. Elle était plus rusée qu'intelligente et -aurait en somme dû être une poupée de luxe: elle en avait toutes les -aptitudes. - -Elle chantait toujours, en nous berçant dans ses bras, des louanges à la -Vierge: «Marie, Reine des cieux!» puis il y était question de «robes de -soie bleue». Je ne l'ai entendue chanter que lorsque j'étais petite: -plus tard la misère le lui avait désappris. Je me souviens d'une voix -très timbrée, avec beaucoup de charme; même quand ma mère était vieille, -sa voix parlée avait gardé tant d'inflexions, et son rire était resté si -jeune qu'on devenait confiant et gai en sa compagnie. - -Mon père se maria en quittant l'armée, et devint gendarme: ce qui le -décida à accepter cette fonction était surtout le cheval qu'il adorait. -Ma mère, orpheline dès l'âge de treize ans et obligée de gagner sa vie -comme dentellière, ne savait rien, mais rien, du ménage. Depuis l'aube -jusque tard dans la nuit, elle avait dû faire aller les fuseaux, ne se -levant de sa chaise basse que pour se mettre à table et, tout de suite -après le repas, reprenant ce travail âpre, qui lui donna les -clignotements d'yeux sur lesquels je me guidais pour observer ce qui se -passait en elle. Aussi le premier repas qu'elle fit pour mon père, fut -des pommes de terre avec, comme sauce, de l'huile de lin au lieu d'huile -alimentaire. - -Puis quoi? elle n'avait jamais eu de liberté: maintenant elle était -mariée et pouvait bien aller bavarder un peu chez les autres femmes de -gendarmes. Et quand mon père revenait de ses tournées, il ne trouvait -rien de prêt et devait souvent se remettre en selle sans avoir dîné. -Alors, aux haltes, il acceptait les petits verres qu'on offre volontiers -aux gendarmes pour être bien avec eux, et il rentrait, se tenant trop -raide sur son cheval. Il fut déplacé plusieurs fois, puis révoqué. - -Il devint ensuite garde-chasse, mais il renonça à cette fonction de son -plein gré: il lui était impossible de mettre les menottes à un homme -qui, ne mangeant jamais de viande, avait tiré un lapin sur son propre -champ. Quand mon père entendait un coup de fusil qui lui semblait -suspect, il faisait un détour, et, à la nuit, il allait prévenir le -paysan qu'il serait obligé de confisquer, le lendemain, le fusil caché -sous les navets et de dresser procès-verbal. - -Après, toujours par amour du cheval, il entra comme cocher dans les -grandes maisons; mais couper sa moustache l'horripilait, et il n'y resta -pas. Il s'engagea chez des loueurs et, de chute en chute, devint cocher -de fiacre. La première fois qu'il monta sur le siège d'un fiacre, il fut -honteux comme d'une déchéance; mais plus tard il en jugeait autrement, -et disait que les cochers de fiacre étaient des ouvriers, tandis que les -cochers de maître étaient des domestiques. - -Ma mère pouvait rester des jours sans manger et n'en était guère -incommodée, tandis que mon père souffrait énormément de ces privations, -et, quand alors il entrait un peu d'argent, il y avait des conflits. -L'un voulait tout dépenser à de la nourriture; l'autre prétendait en -distraire une partie pour des vêtements ou autres choses indispensables. -Aussi ma mère avait-elle toujours un bas et faisait-elle des -cachotteries continuelles, qui mettaient mon père en fureur. - -Ces deux êtres, de race et de nature si différentes, s'étaient épousés -pour leur beauté et par amour; leurs épousailles furent un échange de -deux virginités; ils eurent neuf enfants. Pour le surplus, peu de leurs -goûts et de leurs tendances s'accordaient, et, avec la misère comme -base, il en résulta un gâchis inextricable. - -Nulle part, autant que chez nous, je n'ai entendu parler de beauté. -Quand nous nous rêvions riches, nous nous entretenions surtout de ce que -nous aurions appris, de toutes les belles choses dont nous nous serions -entourés, et, pour des affamés comme nous, la nourriture ne venait qu'en -dernier lieu. - -J'ai souvenance d'un dimanche après-midi où mon père voulait faire la -lecture à ma mère, qui avait un nouvel enfant au sein; il en était -empêché par les voisins de l'étage au-dessus, qui recevaient des amis et -s'amusaient à chanter, en tapant des pieds en cadence et en frappant -avec des couteaux sur des verres. Il avait déjà, à plusieurs reprises, -fermé son livre en jurant, quand on frappa à la porte. C'était la -voisine qui venait inviter mes parents à partager leur divertissement. - ---Je me disais: les voisins n'ont jamais rien; ils lisent par ennui. -Alors, si vous vouliez prendre part à notre plaisir? - -Mon père remercia, mais d'un ton légèrement hautain, où perçaient son -mépris et sa mauvaise humeur de ce qu'on l'avait cru capable de s'amuser -à de semblables vulgarités. - -La femme se retira confuse. - -Mon père était pris à la campagne d'une joie tellement émue que les -larmes lui montaient aux yeux; jusqu'au coassement des grenouilles dans -les mares l'intéressait, et, quand nous voulions leur jeter des pierres, -il nous disait: - ---Vous allez interrompre leurs causeries, et elles s'expriment si bien -dans leur langage! Elles font ménage comme nous, ont des enfants, mais -ne doivent pas avoir autant de misère, car elles ne seraient pas aussi -gaies. - -Après ma neuvième ou dixième année, je ne me rappelle plus grand'chose -de sympathique chez nous. La misère s'était implantée à demeure; elle -allait s'aggravant à chaque nouvel enfant, et l'usure et le -découragement de mes parents rendaient de plus en plus fréquents les -jours de famine et de détresse. - - - - -QUAND JE ME RÉVEILLAI, C'ÉTAIT LE SOIR - - -J'avais eu la rougeole et m'étais, une après-midi, échappée de la maison -pour regarder des garçons jouer à jeter des billes dans des tuyaux de -pipe fichés en terre. Je m'étonnais de voir leurs ombres s'agrandir ou -se rapetisser suivant leurs mouvements, et je me demandais d'où -provenaient ces ombres et pourquoi elles s'agrandissaient et se -rapetissaient ainsi, quand je me sentis tout à coup empoignée par -derrière, secouée dans tous les sens, et une voix criait: - ---Méchante fille, tu pourrais mourir d'être sortie! - -C'était notre servante qui m'arrangeait de cette façon: nous avions, -quelle dérision! une servante. Ma mère, n'ayant à cette époque que cinq -enfants, pouvait encore s'occuper de son métier de dentellière, et, -comme l'ouvrage abondait momentanément, elle avait dû engager une petite -bonne pour l'aider dans le ménage. Celle-ci me battit convenablement, -comme c'est l'usage dans le peuple quand un enfant se fait mal; puis -elle me coucha dans ma petite crèche en bois, posée par terre contre le -mur. Je m'endormis et, quand je me réveillai, c'était le soir. - -Ah! l'exquise sensation de bien-être et d'intimité! La chambre était -bien éclairée; un bon feu brûlait dans l'âtre; ma mère faisait des -dentelles au métier et mon père lisait à haute voix les _Mille et une -Nuits_; parfois il s'arrêtait pour échanger des réflexions avec ma mère. - ---Cato, si nous n'avions qu'à dire: «Sésame, ouvre-toi!», je ne te -laisserais pas t'abîmer ainsi les yeux, le soir, à cette dentelle. - ---Soyons contents que j'aie trouvé ces commandes dans cette petite -ville. Puis j'aime mon métier: cette guirlande est tellement jolie; des -feuillages, avec lesquels les enfants jouaient, m'en ont donné l'idée. -Mon dessin est très bien venu, et maintenant cela m'amuse. - -Et ses doigts mêlaient les fuseaux avec une telle agilité qu'on ne -pouvait les suivre. - -Dans la chambre était répandue la délicieuse odeur du foie de boeuf au -vinaigre, qui mijotait dans un coin de l'âtre, qu'on mangerait tantôt, -et dont j'aurais ma part. Mon père allait de temps à autre soulever le -couvercle pour goûter et, en léchant bien la cuillère, il disait: - ---Cato, ce sera bon. - -J'écoutais lire mon père, je humais la bonne odeur, et je me rendormis. -Qui dort dîne. - - - - -PREMIER EXODE - - -Mon père, très bon travailleur, avait l'art de se faire prendre en -grippe: il montrait trop que la bêtise et la vulgarité lui répugnaient. -Il dut donc quitter la petite ville pour chercher de l'ouvrage ailleurs, -et se rendit à Amsterdam, d'où il écrivit bientôt à ma mère de venir le -rejoindre. - ---Vends nos vieilles loques, ajoutait-il, pour faire le voyage, tu -trouveras ici ce qu'il faut. - -Ma mère savait ce que cela voulait dire: il y avait de tout dans les -magasins, mais nous aurions pu coucher entre quatre murs. Mon père -s'imaginait toujours que tout allait nous tomber du ciel, et -déraisonnait alors complètement. Elle ne tint donc aucun compte de cet -enfantillage et obtint du Bureau de bienfaisance notre transfert à -Amsterdam. - -On avait trouvé place, pour nous et notre pauvre mobilier, sur une -barque de transport de marchandises. Ce fut un soir que deux employés du -Bureau de bienfaisance vinrent nous chercher pour nous embarquer. Ma -mère avait ma soeur Naatje au sein; les employés, très gentils, tenaient -les quatre autres enfants par la main. - -C'était à marée basse; il fallait descendre une grande échelle; je me -rappelle très bien l'épouvante que nous éprouvâmes devant cet abîme -noir: un de mes frères criait «qu'il ne voulait pas aller sous l'eau -chez père»; moi, comme d'habitude, je tremblais et essayais de faire la -brave. On nous descendit un à un et l'on nous fit entrer dans la cabine -commune: il n'y avait d'alcôves que pour le personnel, et rien pour nous -asseoir. Les bateliers étaient visiblement ennuyés de cette marmaille -qui pleurait, faisait pipi... et le reste. - -La barque se mit en route. Nous étions affalés sur le plancher; ma mère -s'y assit à son tour, étala autour d'elle ses jupes sur lesquelles nous -nous couchâmes tous, la tête dans son giron; Naatje tétait toujours. Je -ne pus dormir; je n'avais que cinq ans, mais je me souviens très bien -qu'un homme entra, nous regarda avec antipathie, se déshabilla sans gêne -et se coucha; il jurait chaque fois qu'un des petits toussait ou -pleurait. Vers le matin, ma mère se mit à torcher, laver et habiller les -enfants pour l'arrivée à Amsterdam. - -Le Bureau de bienfaisance n'avait payé que notre transport, comme pour -les tonneaux d'huile et autres denrées. Il nous avait fait coucher à -terre, telles une chienne et sa portée, et ma jolie mère, avec son -nourrisson au sein, n'avait pas reçu une tasse de café... rien... -rien... - -C'est ainsi que, grelottants et pâles de froid et de faim, nous -arrivâmes par l'Amstel à Amsterdam, où mon père nous attendait sur les -écluses. Pendant que la barque se trouvait arrêtée par la manoeuvre, on -nous hissa sur les passerelles. Il n'y avait de garde-fou que d'un côté, -et, sur ces planchettes, mon père, toujours casse-cou, nous fit passer -d'écluse en écluse jusque sur le quai. Puis, par les rues, les ponts et -les canaux, il nous conduisit dans une impasse où il avait loué une -chambre, au premier étage d'une masure. - -Nous eûmes du café et des tartines, et on nous coucha sur de la paille, -dans un placard noir et fermé. - - - - -RELIEFS ET ORIPEAUX - - -J'ai souvent lu et entendu dire que le parfum d'une fleur, le goût d'un -fruit évoquaient chez certaines personnes un épisode exquis ou poétique -de leur enfance ou de leur jeunesse. Eh bien! à d'infimes exceptions -près, mes souvenirs, à moi, ne sont jamais ni exquis, ni poétiques. -Toutes mes sensations les plus fraîches et les plus pures furent gâchées -par la misère, l'ignorance et la honte. Ce n'est du reste pas en sentant -une fleur, ni en goûtant un fruit, mais en mangeant du fromage de -Hollande, que je me suis souvenue d'une page de ma toute jeune enfance. - -Déjà notre misère devenait intense, à cause du nombre d'enfants qui -augmentait chaque année. Une de mes tantes était servante dans une -grande maison de prostitution; elle était très bonne pour nous. Elle -nous faisait venir le soir aux alentours de cet établissement, quand -celui-ci battait son plein et que la surveillance était relâchée, et -nous donnait les reliefs de table de ces dames, entre autres des croûtes -de fromage, dont le goût, ravivé en moi l'autre jour, me fit revoir tout -cela comme cinématographié. - -Ma tante nous apportait également, cachés sous ses vêtements, des -noeuds, des rubans de soie et de velours dont ma mère garnissait nos -chapeaux, des corsages décolletés en soie écossaise qu'elle changeait -pour nous et dont elle nous attifait, à la grande stupéfaction des -voisins. Je me rappelle une adorable petite robe que ma mère me fit avec -des bandes d'étoffe à menus carreaux noirs et jaunes, qu'elle avait -cousues ensemble, en dissimulant chaque couture sous un petit pli. - -Et de tous ces reliefs et oripeaux se dégageait un parfum suave, que -nous savourions avec délices. - - - - -TÊTES ET PEAUX D'ANGUILLES - - -Le samedi soir, quand mon père recevait sa paie, ma mère et ma soeur -aînée allaient le chercher, et alors on achetait de bonnes choses à -manger avec les tartines. Moi, je devais garder la maison et les petits -qu'on avait couchés. - -Nous habitions une cave au Haarlemmerdyk. Ma mère et ma soeur parties, -je m'asseyais sur le petit perron en contre-bas de la rue, pour regarder -les passants. Je les voyais d'en bas: j'avais la tête et les bras -couchés sur la planche de l'égout, qui bordait les maisons des villes -hollandaises. De temps en temps, je descendais mettre la suçotte dans la -bouche d'un des petits qui criait, puis je reprenais ma place. - -Les passants se faisaient rares. Je me cachais dans notre cave chaque -fois que le veilleur de nuit passait, en criant l'heure et en agitant sa -crécelle qui me terrifiait; quand il avait disparu, je remontais -m'asseoir. - -Le sommeil m'envahissait; mais l'appel de la marchande d'anguilles -fumées, que j'entendais dans le lointain, me réveillait, et me donnait -l'espoir que mes parents allaient rentrer et apporter des anguilles -fumées, ou des harengs saurs, ou peut-être bien des saucisses bouillies. - -Cependant, vaincue par la fatigue, je m'endormais sur le perron, et le -veilleur de nuit me descendait dans la cave, où il me couchait sur le -grabat à côté des autres enfants. - -Mes parents avaient pour devise: Qui dort dîne. Le matin, mes petits -frères et soeurs et moi, nous trouvions les têtes et les peaux des -anguilles fumées ou des harengs saurs, restes des agapes de la veille, -que nous mangions alors avec nos tartines. - - - - -DEUXIÈME EXODE - - -Nous nous étions établis à Holland op zyn Smalst, pendant qu'on y -construisait le canal d'Ymuiden. Mon père avait du travail dans les -écuries, mais il ne faisait long feu nulle part: nous dûmes encore une -fois quitter. Il partit à pied pour Amsterdam, où il trouva tout de -suite de l'occupation sur sa bonne mine. Il vint donc, un dimanche, nous -chercher. On avait loué, pour six florins, une charrette de paysan qui -devait nous conduire la nuit à Amsterdam. - -Quoique nous eussions retenu toute la charrette, le paysan l'avait en -grande partie remplie d'objets à lui: des tonneaux, des paniers et aussi -un énorme moulin à café de magasin, qu'il voulait faire aiguiser en -ville. - -Nous voilà lamentablement entassés, partis, dans l'obscurité, par les -routes serpentines, pavées en briques jaunes, de la Hollande. Au delà de -Haarlem, nous longeâmes pendant des heures une digue. On ne voyait pas -ses doigts devant les yeux, et on n'entendait que le mugissement des -vagues montant contre les berges et les cris stridents des oiseaux de -nuit. La charrette s'arrêtait à chaque instant; mon père descendait pour -voir si nous étions encore au milieu de la digue et parler au cheval qui -avait peur. Le danger était grand sur cette étroite bande, éclairée par -une lanterne falote attachée à la charrette. Les enfants criaient. Ma -mère, comme à chaque danger, récitait l'Évangile de saint Jean: «Au -commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe -était Dieu.» Mon père jurait; le paysan restait silencieux. - -Un choc de la charrette fit tomber le grand moulin à café sur ma figure. -Je me mis à hurler; mais ma mère, qui ne pouvait voir ce qui m'était -arrivé, se fâcha et me donna des taloches pour me faire taire. Toute ma -figure s'enfla prodigieusement jusqu'à me fermer les yeux. Quand le jour -se leva, je recommençai doucement à gémir et dis: - ---Mère, regarde-moi, je ne vois presque plus. - -Ma mère, effrayée, se plaignit que, malgré que nous eussions payé pour -toute la charrette, le paysan l'avait encombrée au point de tuer presque -ses enfants. - -Nous arrivâmes de grand matin à Amsterdam sur le Haarlemmerdyk, où mon -père avait loué une cave. Il prit les enfants, un à un, sous les bras, -et les fit sauter à terre. Moi, à cause de ma figure tuméfiée, il me -porta jusque dans la cave, en me consolant: - ---Ma pauvre petite «Poeske,»[1] ne te plains plus: nous avons manqué -tous être noyés. - - [1] Petite Chatte - - - - -NON! NON! - - -Les jours où la misère ne nous talonnait pas trop, j'avais des joies et -des sensations exquises, par le seul effet de mon imagination. Je -prenais, ces jours-là, ma poupée, mes osselets, mon sac rempli de -morceaux de porcelaine et de faïence, adornés d'une fleurette ou d'une -arabesque, et j'allais sur les grands canaux, à la recherche d'une belle -maison. - -Les grands canaux d'Amsterdam m'inspiraient beaucoup de respect: je ne -pouvais me rêver Cendrillon que dans une de ces maisons du XVIIe ou du -XVIIIe siècle, à haut escalier double de granit bleu, clôturé de grilles -et de chaînes de fer forgé, à la majestueuse porte sculptée, vert foncé -comme l'eau bourbeuse des canaux, et dont une ferrure, martelée et -ciselée ainsi que de l'orfèvrerie, grillageait la large imposte. Les -vieux arbres qui se reflétaient dans l'eau et les barques qui y -glissaient comme sur de l'huile, me donnaient une sensation de paix que -plus jamais, dans aucun pays, je n'ai retrouvée. - -Je choisissais une marche du perron et vidais mon sac: je disposais mes -morceaux de faïence tout autour de la marche, comme des plats sur un -dressoir, et asseyais ma poupée au milieu. Tout en jouant, mon esprit se -délectait dans des rêves qui se passaient à l'intérieur de la maison. -J'y habitais en compagnie des personnages des contes de Perrault. -J'avais des salles remplies de poupées de toute grandeur, habillées -comme les princesses des images d'Épinal: elles étaient coiffées de -vraies chevelures, avaient des yeux qui s'ouvraient et se fermaient, et -elles disaient «Papa» et «Maman». - -Ou je naviguais sur les canaux dans une barque bleue, dont la voilure -était de toile orange. - -Quand je me rêvais la Belle au bois dormant, le bois m'embarrassait fort -parce que je n'en avais jamais vu. Aussi me faisais-je dormir dans ma -barque bleu ciel: elle serait venue à la dérive d'une île du Zuiderzee, -par tous les méandres des canaux de la ville, et aurait ainsi vogué -doucement jusque dans le Canal des Seigneurs; là, un gentilhomme, avec -des dentelles à ses habits, l'épée au côté, serait monté dans la barque, -m'aurait éveillée, et conduite dans la belle maison sur l'escalier de -laquelle je jouais. - -J'aurais préféré cependant être réveillée par une jeune dame blonde, à -qui j'eusse tendu les bras en ouvrant les yeux. - -Quelquefois la porte de la maison s'ouvrait, laissant passer une vieille -dame à crinoline, au chapeau à bavolet, à la figure placide encadrée de -bandeaux pommadés et de repentirs gris. Ou bien c'était une jeune femme -habillée, à la dernière mode, d'un paletot sac sur la jupe grise, -collante du haut et s'évasant dans le bas en une traîne qui balayait le -pavé; elle était coiffée d'un gros chignon à bouclettes et d'un tout -petit chapeau rond piqué sur le devant; de grandes boucles d'oreilles en -jais se balançaient au bout des lobes allongés; elle avait en main une -minuscule ombrelle de soie verte, bordée d'une frange, et dont le manche -en ivoire était replié. - -Les dames me laissaient ordinairement sur le perron, en disant un -aimable: - ---Tu joues, petite fille? - -Et le son de leurs voix et leur manière de prononcer les mots me -charmaient. - -D'autres fois, de dessous le perron, par la porte de service, sortait -une servante à robe d'indienne claire, au tablier blanc, et en -pantoufles de tapisserie à fleurs; le bonnet de tulle tuyauté était posé -sur le sommet de la coiffure à houppe; elle portait un petit panier plat -en osier blanc pour les emplettes, et passait rarement sans me faire -déguerpir ou me dire: - ---Méchante fille, tu fais l'école buissonnière! - -Si je me rêvais compagne des belles dames qui habitaient ces somptueuses -demeures, ces apostrophes me rejetaient dans la réalité, et, à défaut de -mieux, j'aurais bien accepté d'être une de ces jolies soubrettes. Ma -robe de Pâques n'était jamais aussi immaculée que leurs robes de -travail; et puis ces beaux bras nus, énormes et rouges, m'attiraient. Ma -mère, ma soeur aînée et nous tous avions des bras très minces, avec des -poignets de rien du tout, qui déplaisaient fort aux femmes de l'impasse. -Jusqu'aux nichons menus et haut plantés de Mina faisaient l'objet de -leurs quolibets, et elles lui souhaitaient, de bonne foi, une poitrine -basse et allongée, qui ballotterait dans le corsage. - -Une fois que j'étais installée sur un perron du Canal des Seigneurs, une -jeune dame sortit de la maison, accompagnée d'une fillette de mon âge: à -peu près dix ans. La petite fille s'arrêta pour regarder mes joujoux; -puis elle chercha dans sa poche, y prit une pièce de monnaie et voulut -me la donner. Je fermai mes deux mains et les mis derrière mon dos, en -regardant la petite demoiselle. Elle rougit jusque dans le cou et se -sauva près de la dame; elle lui entoura le corps de ses bras et, cachant -sa figure dans les vêtements, pleura en lui parlant. La dame la -conduisit vers moi et m'offrit des bonbons que j'acceptai; puis elle -s'adressa à la fillette en une langue étrangère. La petite répondit dans -cette langue: - ---Non! Non! - -en trépignant et en cachant ses mains. La dame parlementait et, lui -prenant une main, la mit dans la mienne. - -Nous nous regardâmes. Elle avait les yeux bleus et les cheveux blonds -bouclés, comme moi. Je la comprenais mieux en ce moment que je n'avais -jamais compris les gens de ma classe; mais pourquoi, étant si -semblables, était-elle si autre? Je l'aurais griffée, je l'aurais -piétinée pour cette différence, que je ne pouvais comprendre et qui me -semblait hostile. - -Quand elles furent parties, je me demandai quelle était cette -différence, d'où elle provenait, et de bonne foi, dès ce jour, je fus -persuadée que les riches étaient faits d'une matière plus précieuse que -nous, les pauvres. J'en étais convaincue quand ils parlaient, quand ils -riaient surtout, et qu'ils savaient exprimer ce que, moi, je sentais -seulement. - -Mais autre chose m'était encore resté. Ces «Non! Non!» dits d'une voix -énergique, mais délicieuse, par la petite demoiselle, m'avaient paru les -mots les plus beaux, les plus aristocratiques que j'eusse jamais -entendus. J'ignorais ce qu'ils voulaient dire, mais je me les étais -incrustés dans la mémoire, et la première fois que je les prononçai fut -quand Mina voulut m'envoyer faire une course, au lieu de me laisser -mettre des papillotes dans les cheveux de Naatje. Je lui répliquai, en -trépignant comme la petite fille et en imitant sa voix, par des: «Non! -Non!» qui la firent s'arrêter de nettoyer, et ma mère de ravauder. - ---Mon Dieu! où cette créature enfantine a-t-elle cherché ces mots? c'est -du français! - ---Du français? fit Mina; où voulez-vous qu'elle l'ait pris? Ce sont des -mots que cette niaise invente, comme elle en invente toujours. - ---Si! Si! c'est du français: je me rappelle fort bien que ma mère, quand -j'étais petite, parlait le français avec son frère de Liège, et que -«Non, Non» revenait souvent dans la conversation. Où as-tu entendu ces -mots? - -Je ne voulais rien dire. Mina soutenait mordicus que je les inventais. -Je n'inventais jamais rien: les termes inusités dont je me servais, je -les avais lus ou entendus, et je les répétais à la grande exaspération -de ma famille; mais jamais je ne m'étais servi d'aucun comme de ceux-ci. - -Devant une injustice, je criais: «Non! Non!» Quand on voulait me prendre -mes joujoux, je trépignais: «Non! Non!» Enfin «Non! Non!» étaient -devenus pour moi les mots suprêmes de la protestation, et j'en avais si -bien saisi la signification que je suis sûre de ne les avoir jamais dits -à contresens. - - - - -A L'ÉCOLE CATHOLIQUE - - -Comme les deux bras de mon père ne pouvaient suffire à nourrir dix -bouches, et que ma mère, à cause de ses huit enfants, avait dû -abandonner son métier de dentellière, la misère était continue chez -nous. Aussi, de temps à autre, ma mère écrivait-elle à quelques dames -charitables pour obtenir des secours; parfois, on nous en donnait. - -Peu de gens savent être bons sans se mêler de vos affaires. Une de ces -dames avait décidé que je ne pouvais continuer à fréquenter l'école -communale et que je devais aller à une école catholique. Elle avait, en -payant cinq florins pour l'admission, le droit de placer une enfant dans -cette école. - -La première fois que je m'y rendis, je portais une petite robe en -indienne lilas, un tablier blanc propre, et un ruban bleu dans les -cheveux. Une soeur novice me conduisit jusqu'à la classe que je devais -suivre, et dit à la soeur qui la dirigeait: «C'est la fillette de -Madame...», en nommant la dame qui avait versé les cinq florins. Je fus -saisie et regardai rapidement les petites filles pour voir si elles -avaient entendu. Il y en avait une qui, tout de suite, me dévisagea avec -dédain. Les autres me reçurent très bien. Celle qui se trouvait derrière -moi me demanda mon nom. Je lui répondis: - ---Keetje Oldema. - -Elle se mit à me caresser les cheveux et le cou: cela me parcourait des -pieds à la tête exquisement, et puis la nouveauté de la chose me -charmait. Ici, on n'allait donc pas me traiter en paria. Je devais -bientôt déchanter. La petite qui me caressait, avait dû apercevoir mes -croûtes et mes poux, sous mes beaux cheveux blonds ondulés. Je -l'entendis chuchoter avec sa voisine et dire: «Pouah!» Celle qui avait -surpris le nom de la dame l'avait répété aux autres et, à la sortie de -l'école, on me traitait déjà avec mépris. Au bout de quelques jours, -j'étais, comme partout, la bête noire de tous. Si je m'approchais, on se -taisait; si je disais quelque chose, on me tournait en ridicule ou on -s'éloignait. - -La fille d'un cireur de bottes, mais que sa mère tenait propre, avait -inventé que mon père, à moi, était l'aveugle bien connu du béguinage, -qui vendait des allumettes, et on ne m'appelait plus que: «Des Rouges -Claires, Monsieur», mots dont il se servait pour offrir ses allumettes -aux passants. Ma révolte et mon humiliation ne connurent plus de bornes. -Ça, mon père! quand mon père était un admirable Frison, haut de six -pieds, beau comme une statue, aux yeux bleus limpides et aux cheveux -bouclés. Ce vieillard caduque, ignoble, mon père! quand mon père était -jeune et souple, et sautait, de la croupe à la tête, par dessus un -cheval. J'en hurlais de rage; je trépignais, je leur expliquais, mais ma -frénésie augmentait encore leur joie. Elles finirent par me tirer les -cheveux: mes croûtes s'ouvrirent et le sang me dégoulina dans le cou. - -Mais que devins-je l'hiver? Comme, à cause du froid, on ne laissait pas -retourner les enfants chez eux, ils apportaient leur déjeûner. Nous -traversions justement une période de famine noire: mon père n'avait pas -de travail. Le premier jour, je prétextai que j'avais oublié mon -déjeûner, et la soeur me laissa partir. Mais la seconde fois, voyant que -je n'avais rien apporté, elle m'appela et je dus avouer notre misère. -Cette pieuse fille, mais peu psychologue, s'adressa aux enfants, en -disant qu'une de leurs petites camarades n'avait rien à manger, que -celles qui avaient trop de tartines devaient lui en donner. - -Je me trouvais à côté de la soeur, tremblante de honte et de -mortification. Je préférais la faim. La faim, ça me connaissait: la faim -est silencieuse et, si vous savez vous taire également, elle vous -détruit en douceur. Mais ces petits anges, à qui on faisait appel, me -terrifiaient. Je déclarai à la soeur que je n'avais besoin de rien, que -ma mère était sortie quand j'avais dû partir pour l'école, et que je -mangerais le soir. - -Je lui avais confié tout bas notre détresse, mais ceci, je le disais -haut pour être entendue des autres. - -La soeur ne le prit point ainsi: elle me traita d'orgueilleuse et de -menteuse, ajoutant: - ---Il n'y a aucune honte à avouer sa pauvreté, et vos petites camarades -vont montrer qu'elles sont meilleures que vous. - -Il y en eut qui m'apportèrent une croûte rongée. D'autres me donnèrent -des morceaux mordus. Je ne voulus de rien, décidée à ne plus venir à -l'école plutôt que de subir pareilles humiliations. - -A la sortie, toutes m'attendaient et commencèrent à me houspiller. Je me -défendis des pieds et des mains, et en mordis cruellement une qui me -griffait la figure. Mais elles m'acculèrent à un mur, et ensemble me -cognaient, me tiraient par mes boucles et me crachaient au visage, quand -un homme, à grands coups de pied dans le tas, vint me délivrer. A la -maison, je suppliai ma mère de ne plus m'envoyer en classe, puisque -partout on me maltraitait à cause de mes poux et de notre pauvreté. - -Elle répondit que je devrais forcément rester à la maison pour garder -les enfants: qu'elle allait être obligée de courir les établissements de -charité afin d'obtenir des secours, car père, n'ayant pas de travail, -était parti en chercher dans une autre ville. - -Tous nos pauvres petits ont été traités de la sorte à l'école. Kees et -Naatje rentraient ordinairement, la figure tuméfiée, et en pleurs. Kees -était si innocent qu'il disait à ceux qui voulaient maltraiter sa soeur: - ---Prends garde, si tu oses frapper mon petit frère! - -Et il pleurait de grosses larmes, en la protégeant. - - - - -LA SOUPE AUX POIS - - -Ma mère avait reçu quatre cartes pour quatre portions de soupe aux pois. -Il fallait aller la chercher. Nous nettoyâmes le mieux possible notre -unique petit seau en bois, qui servait à tous usages. Et, avec un plat -blanc comme couvercle, cela nous semblait convenable. - -Nous n'étions jamais allés chercher de soupe. Ma mère était fort gênée -de ce seau, qui indiquait clairement où nous nous rendions. Les gamins -criaient après nous: «Snert emmer, Snert emmer!»[2] Aussi, pour éviter -une grande artère très fréquentée, fit-elle un long détour par les -ruelles à bouges pour matelots. - - [2] _Snert_: Soupe aux pois.--_Emmer_: Seau. - -En arrivant à l'orphelinat luthérien, où on distribuait la soupe, nous -dûmes faire queue. Ma mère n'osait pas: elle me passa le seau et alla -m'attendre aux environs. - -Je revins, le seau rempli de bonne soupe bien chaude. Il y avait du -verglas; j'avais de grands sabots de ma mère aux pieds; je me tenais, de -ma main libre, aux chaînes du perron de l'orphelinat. Le verglas me fit -glisser sous les chaînes, et je tombai sur le dos en répandant la moitié -de la soupe. - -Je pleurais. Un homme vint à mon secours: il me ramassa et bougonna que -ce n'était pas une charge pour une petite fille. Il se disposait à -porter mon seau, quand je lui dis que ma mère était au milieu de la rue. - ---Ta mère! Eh bien, alors? - -En effet, ma mère nous regardait sans approcher, mortifiée et rougissant -de honte et de colère de ce que j'avais signalé sa présence. Quand -l'homme me conduisit vers elle et lui manifesta son étonnement, elle ne -trouva à répondre que: - ---Il n'y a rien à faire avec cette créature enfantine! - -J'avais onze ans. - -Elle saisit le seau, me jeta un regard furibond, et, en dandinant son -corps appesanti par la grossesse et, faisant de ses sandales, «Klots, -Klots» dans la boue, elle prit le même détour par les ruelles à -prostituées. Je la suivis à distance, et nous rentrâmes chez nous -piteusement. - -Pour comble de misère, la soupe avait pris le goût du seau qui servait à -tous usages. - - - - -CATÉCHISME ET PREMIÈRE COMMUNION - - -Je suivais depuis deux ans le catéchisme de première communion et étais -chaque fois renvoyée à l'année suivante, parce que je ne savais jamais -ma leçon. Le tapage continuel de huit enfants dans notre unique chambre, -me rendait toute étude impossible. Je voulais en finir: non pas que je -croyais, la religion n'avait jamais eu aucune prise sur moi, mais je -m'apercevais que je commençais à passer pour une bête et, cela, je ne le -voulais pas. Puis, pour une fois au moins dans ma vie, je serais -habillée de neuf des pieds à la tête. - -Je m'étais donc juré de faire ma première communion cette année. Je -choisis, pour étudier ma leçon, un perron sur un canal: j'en nettoyai -une marche avec mon jupon et me mis à apprendre par coeur les questions -et les réponses. Cela allait tout seul: moi qui me croyais incapable -d'apprendre, je retenais, en les répétant deux ou trois fois, des -réponses de six ou sept lignes; j'étais sauvée. - -La première fois que je me représentai au catéchisme, le vieux curé -interrogea toutes les petites filles, excepté moi. Je finis par lever -timidement le doigt, en disant: - ---Vous m'oubliez, Monsieur le Curé. - ---Non, mais tu ne sais jamais. - ---Aujourd'hui je sais, Monsieur le Curé. - ---Eh bien! viens ici. - -Je débitai ma leçon d'un trait. Quand j'eus fini, il me leva la tête -sous le menton. - ---Tu sais même très bien ta leçon, fit-il; comment as-tu fait? - ---Je ne pouvais jamais l'apprendre chez nous à cause du bruit, et parce -qu'on ne me laissait pas tranquille. Maintenant je vais sur un perron: -là, je suis seule et à l'aise. - ---Sur un perron? tu apprends ta leçon sur un perron! et quand il pleut? - ---Il n'a pas encore plu. - -Il hocha la tête. - -Quand la pluie vint, et même la neige, je me réfugiais aux latrines qui -se trouvaient sous beaucoup des ponts d'Amsterdam. - -Je devins bientôt une des premières du catéchisme et, quand le vieux -curé voulait en avoir plus vite fini, il me choisissait souvent pour -l'aider à interroger. Un jour, il me chargea de faire répéter quatre -fillettes. Parmi elles était une métis indienne du grand monde (les -jours de pluie, elle arrivait en équipage). Elle me regarda avec une -telle aversion que j'en restai tout interloquée. «Comment! parlait son -regard, cette pouilleuse va m'interroger, moi!» Mais il fallait bien -qu'elle obéît: le curé l'avait ordonné. Elle me répondait à voix si -basse que je la comprenais à peine. Cependant, pour me faire bien venir -d'elle, je lui dis: - ---C'est parfait, jeune Demoiselle, je dirai à Monsieur le Curé que vous -savez très bien votre leçon. - -Elle retroussa ses lèvres de négresse et fit: «Pheu...», d'un air si -dédaigneux que j'en bafouillai pour de bon. - -Cet hiver-là, nous fûmes expulsés de notre impasse, et j'aurais dû -suivre le catéchisme à l'église de notre nouvelle paroisse. Mais je -voulais avoir l'image de Saint qu'on recevait au dixième bon point: j'en -avais déjà sept et le vieux curé m'avait promis que mon image serait -belle, parce qu'il voyait bien maintenant que j'étais une brave petite -fille. Je continuai donc à me rendre à mon ancienne église. - -Or, voilà que le jour du dixième point, ce fut le vicaire qui fit le -catéchisme et, pour comble de malchance, je tirai la langue à l'Indienne -à un moment où le vicaire se retournait. Il se fâcha et dit que c'était -manquer de respect à Dieu d'oser tirer la langue dans sa maison. Pour me -punir, il me fit m'agenouiller devant le maître-autel, les bras levés -au-dessus de la tête et un tabouret dans chaque main. Quand tous furent -partis, je déposai un tabouret,--car deux, c'était trop lourd,--et des -deux mains, je soutins l'autre aussi haut que je pouvais. Mais vaincue -par le chagrin d'avoir perdu mon dixième point, je finis par déposer -aussi celui-là, et, pleurant à chaudes larmes et sacrant comme mon père, -je me couchai tout du long devant le maître-autel, sans m'inquiéter de -Dieu. - -Ainsi me trouva une des servantes du curé, qui s'enquit pourquoi je -pleurais. Je le lui racontai, en ajoutant que mes dix points étaient -irrémédiablement perdus, puisque, pour faire ma première communion, je -devais aller à ma nouvelle paroisse. Elle partit sans m'encourager; -mais, quelques instants après, le vicaire vint, cachant derrière sa -soutane un rouleau de papier blanc. Il me demanda si je regrettais -d'avoir manqué de respect à Dieu, et comme je répondais: «Oui», il me -donna l'image: un Saint Pierre avec les clés du ciel. J'aurais préféré -une Ascension de la Vierge, pour les guirlandes de fleurs qui -l'entouraient, mais enfin ceci était un prix que j'avais gagné. - -A l'école, je n'en avais jamais eu, parce que j'étais très sale, -toujours déchirée, et peu assidue. Nous devions continuellement -déménager sous menace d'expulsion, à cause du loyer qu'on ne pouvait -payer, et ma mère, négligente, attendait parfois six mois avant de faire -la transcription d'une école à l'autre. Aussi étais-je toujours la -dernière, comme du reste tous mes frères et soeurs. J'étais cependant -capable d'apprendre ce qu'on aurait voulu, et j'avais des dons. Ma voix -était si jolie qu'un des instituteurs ne manquait jamais de se mettre de -mon côté, la tête penchée vers moi, quand on chantait en choeur. A la -gymnastique, on faisait grimper aux échelles filles et garçons; mais -moi, qui étais souple comme un chat, je devais descendre dès le -troisième échelon: l'instituteur de garde, voyant mes dessous en -guenilles, n'osait pas me laisser monter; que n'aurais-je donné -cependant pour grimper là-haut! - -Et ainsi pour tout! - -La première communion approchait. Le curé de notre nouvelle paroisse -venait d'être nommé: il était plein de zèle et de délicate bonté, et -s'occupait beaucoup de donner un grand éclat à cette cérémonie. - -Au lieu de distribuer aux pauvres des uniformes qui les désignaient, il -s'arrangea avec les dames patronnesses pour remettre aux mères l'argent -des toilettes. - -Depuis longtemps, ma mère et moi, nous parlions de cette robe qui allait -me stigmatiser; mais elle reçut dix florins, et nous pûmes acheter tout -à notre goût. J'eus un chapeau blanc entouré de gaze, une robe grise à -ruches effilées, raide comme une planche, qui m'encaissait au lieu de -m'habiller, de hautes bottines à lacets de soie blanche avec deux -petites floches sur le pied, et des gants de coton blanc. - -Une dame me donna du linge de sa fille, si bien lavé et repassé que -c'était plus beau que du neuf. - -Mes cheveux bouclaient naturellement, mais l'avant-veille de la première -communion, on me mit trois étages de papillotes, et, le matin même, on -tourna chaque boucle sur un bâton, en la mouillant de café sucré pour la -tenir raide: cela me faisait une chevelure toute brune, à moi qui étais -blond épi. - -Je m'habillai de grand matin et, frissonnante d'être aussi belle, je me -rendis à la cure avec ma mère. Je la précédais de deux pas, tenant de la -main gauche un petit mouchoir de mousseline déplié devant moi, et de la -main droite mon livre de prières. - -Toutes les fillettes étaient un peu pâles d'être à jeun; moi, cela ne me -faisait rien, j'étais entraînée. Nous nous montrâmes toutes, riches et -pauvres, nos robes, nos souliers, jusqu'aux jupons: pour ma part, tout -mon orgueil allait aux petites floches de mes bottines, et je relevais -continuellement ma robe sur le devant pour qu'on les remarquât. - -Le curé était parvenu à m'effrayer très fort. Il avait dit que celles -qui n'étaient pas sincères auraient certainement une maladie le jour de -la communion, ou tomberaient mortes en s'approchant de la Sainte Table; -puis qu'il fallait laisser fondre l'hostie, car si on la mordait, le -sang nous sortirait de la bouche. - -Je ne pouvais prendre aucun goût à la religion. Comme contes de fées, je -préférais Cendrillon et le Petit Poucet à ceux des Saints et des -Saintes. J'avais néanmoins très peur. J'étais convaincue, comme malgré -mes efforts, je me souciais peu de Dieu, qu'il m'aurait foudroyée, et, -en m'approchant de l'autel, je le suppliais de me donner la foi et la -sincérité. - ---Dieu! faites que je sois sincère quand je dis que je vous aime! -Donnez-moi la croyance, je vous en supplie! - -Il m'était resté une dent de lait, et derrière celle-ci avait poussé une -autre dent, très pointue, avec laquelle je me mordais souvent -cruellement la langue. Or, au moment de la communion, je claquais -tellement des dents qu'en fermant la bouche, j'incrustai l'hostie dans -ma dent pointue: je me mis à chanceler et à zigzaguer, comme ivre. - -Je m'attendais à voir le sang jaillir de ma bouche, éclabousser toutes -les toilettes des autres, et me gâter ma robe. - -Et quel scandale! je sentis littéralement le curé me chasser de -l'église, et vis tous les assistants me livrer passage comme à une -pestiférée. - -Puis, si mon père nous quittait encore, on ne nous aiderait plus. On -dirait: - ---C'est une des leurs qui a mordu le Bon Dieu: qu'ils meurent de faim! -J'eus toute la peine du monde à suivre les autres et à regagner ma -place. A la sacristie, on nous offrit des petits pains et du café; une -dame me prit dans ses bras, en disant: - ---Ah! la pauvre petite! elle va s'évanouir de faim. - -Mais non! c'étaient les affres terribles par lesquelles je venais de -passer. - -Et voilà que rien n'était arrivé! - - - - -J'ENTENDS LES PUCES MARCHER - - -Nous habitions une chambre unique, dans une impasse gluante d'Amsterdam. -Le soleil n'y pénétrait jamais et si, en hiver, le froid humide y était -glacial, en été la chaleur moite nous anéantissait. Il n'y avait qu'une -alcôve à étage, ainsi que dans les barques de pêcheurs, mais cloisonnée: -on y était comme dans un placard. Les parents dormaient dans le -compartiment du bas; quelques-uns des enfants dans celui du haut, les -autres à terre, sur une paillasse. Dans un coin, un petit tonneau -servant de chaise percée à la famille; dans d'autres, des langes -d'enfant souillés, puis les détritus de tout un ménage miséreux. L'odeur -de la pipe de mon père et les émanations de dix pauvres rendaient -l'atmosphère irrespirable. - -Par une nuit d'effroyable chaleur, j'étais étendue avec trois de nos -enfants dans la couchette du haut. Ils dormaient; moi, je ne pouvais -pas: je me tournais et retournais en m'agitant. Nous étions couchés sur -des sacs en grosse toile, remplis de balle d'avoine qui, réduite en -poudre et imbibée d'urine d'enfant, formait une matière immonde et -corrosive. La toile m'agaçait et me brûlait la peau; les puces me -harcelaient affreusement; j'étouffais; j'avais des bruissements -d'oreilles qui me donnaient des hallucinations. J'appelai doucement ma -mère et lui dis que je ne pouvais pas dormir, parce que j'entendais les -puces marcher. - ---Tu entends les puces marcher? Ah! cette créature enfantine! et tu me -réveilles pour cela? tu vas te taire, n'est-ce pas? je suis éreintée et -veux dormir. Je me tus, mais continuais à m'agiter. N'y tenant plus, je -me laissai glisser à terre, en m'aidant de la corde, m'habillai et -sortis. - -Il pouvait être quatre heures du matin. Il n'y avait dans la rue que les -éveilleurs (c'étaient des gens qui, pour cinq «cents» par semaine, -éveillaient les ouvriers, en faisant un vacarme qui troublait tout le -voisinage). En dehors d'eux, personne; tous les magasins du Nieuwendyk -fermés; le calme partout: ah! que j'aimais cela! - -J'allai vers la Haute Digue qui avançait dans l'Y. La Haute Digue était -ma promenade favorite; j'y faisais souvent l'école buissonnière avec ma -petite soeur Naatje. Des deux côtés, l'Y clapotait contre les berges; on -y trouvait des coquillages; plus loin était une oasis d'arbres et -d'herbe fleurie. Quand j'arrivai à la digue, l'air frais du large et la -brise matinale me causèrent un tel soulagement qu'en jubilant je happais -l'air: je levais les bras, en écartant les doigts, pour mieux sentir -jouer le vent sur ma peau irritée. Je restai ainsi longtemps à me -griser, puis continuai ma promenade pour chercher des fleurs. Arrivée -sous les arbres, je fus surprise de voir dans l'herbe les pissenlits et -les pâquerettes fermées. Je n'avais jamais vu de fleurs la nuit et ne -connaissais pas ce phénomène; je fus si étonnée que je n'en cueillis -aucune, comme prise de méfiance, et j'allai m'asseoir sur un banc. - -Il y avait à cet endroit un chantier où des hommes travaillaient; un -d'eux vint se mettre à côté de moi et dit: - ---Ah! la grande fille qui est déjà dehors! et où vas-tu? - -Je lui répondis que, ne pouvant dormir, j'étais sortie, mais je n'eus -garde de parler des puces. Puis je lui demandai pourquoi les pissenlits -et les pâquerettes étaient fermées. - ---Ah! mon Dieu, quel ange! mais elles dorment, ma chérie, elles dorment. - -Ce disant, il me souleva et me mit à cheval sur ses genoux. J'y étais à -peine que je me sentis empoignée, flanquée dans l'herbe, et qu'un homme -sauta à la gorge de l'individu, lui hurlant à la face: - ---Ignoble Sodomite[3]! tu as été en prison pour avoir abusé des petites -filles et, à peine sorti, voilà que tu recommences! Et toi, que fais-tu -dehors à cette heure? Décampe! - - [3] En Hollande, l'appellation de «Sodomite» est, par extension, - couramment usitée parmi le peuple, comme terme d'injure et de - mépris, sans signification précise. - -Je ne me le fis pas répéter. Je m'encourus et arrivai hors d'haleine -chez nous, où j'entrai en coup de vent. Ma mère se réveilla en sursaut. - ---Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? s'écria-t-elle. - -J'avais eu grand'peur, mais ne me rendais pas compte du danger auquel je -venais d'échapper: aussi, au lieu de raconter ce qui m'était arrivé, je -lui dis: - ---Mère, sais-tu pourquoi les pissenlits et les pâquerettes sont fermées -la nuit? Eh bien! elles dorment comme nous. - ---Quoi? Que racontes-tu? Tu es sortie? - ---Oui, je suis allée à la Haute Digue pour me rafraîchir et chercher des -fleurs, mais elles dorment. - ---Ah! cette créature enfantine! Tantôt elle entendait les puces marcher, -maintenant les pissenlits dorment! Mais, avec tout cela, tu me réveilles -à chaque instant, et je suis éreintée, éreintée. Allons, va dans ton lit -et dors. - -Je n'y songeais pas, et quand ma pauvre mère s'assoupit à nouveau, je -sortis doucement dans l'impasse, où je me mis à jouer aux osselets sur -la pierre de la citerne. - - - - -DÉCEPTION - - -J'étais invitée à une fête de charité pour enfants. Il était -expressément dit que les mères devaient les conduire et venir les -reprendre, et, comme il n'y avait pas de vestiaire, emporter les -chapeaux et les manteaux. Vous voyez d'ici que ma mère allait lâcher -tous ses mioches pour me conduire à une fête! Si je voulais m'y rendre, -je pouvais aller seule. Ce qui m'inquiétait le plus, était mon chapeau: -je m'étais mis dans la tête que je serais chassée si on découvrait que -ma mère n'était pas là pour l'emporter. Or, je voulais absolument -assister à cette fête: il y avait une tombola; si j'allais gagner une -boîte à coudre, le rêve de toute ma vie! car, depuis l'âge de six ans, -je confectionnais les robes et les coiffures de mes poupées, et le -fameux chapeau, sujet de mes transes, je l'avais fait moi-même. - -Je m'en fus donc seule, un soir, par une pluie battante. J'entrai avec -mon invitation. En ôtant mon chapeau, je le dissimulai, comme une -voleuse, sous mon tablier. J'ai le souvenir d'une joie de commande. On -nous donna du lait d'anis et des petits pains beurrés; on nous fit -chanter de nombreux _Wien Neerlandsch Bloed_ et des _Wilhelmus Van -Nassauwen_, et dans la cour qu'éclairaient quelques lampions, nous -dûmes, par une pluie chaude qui nous faisait fumer comme dans un bain -turc, jouer des _Patertje, Patertje, langs den kant_ et des -_Colin-Maillard_. - -Enfin la tombola! - ---Y a-t-il des boîtes à coudre? - -On regardait par les carreaux. - ---Oui, là, plusieurs même. - ---Ah! je les vois; si je pouvais en gagner une! - -Et je me tins ce langage: «J'ai douze ans; il est temps que j'aie une -boîte à coudre à moi, pour ne plus recevoir de torgnioles quand j'ai -gâché le fil de ma mère. Puis, dans une boîte, il y a tout: un dé, des -ciseaux et autres outils.» Ah! mon tour. Je prends un billet: un -Monsieur l'ouvre et dit: - ---Trois images. - -Et il me cherche trois images, représentant des batailles. - -Je ne m'intéressais plus à la fête: pour moi, c'était encore une fois et -toujours une déception. Aussitôt la porte ouverte, je filai; je remis -mon chapeau dehors, et je repris mon chemin sous la pluie, seule, à dix -heures du soir, par les ponts et les canaux. Arrivée à la maison, je -donnai mes images de bataille à un de mes frères, et je me couchai en -pleurant. - - - - -MON PÈRE PROPOSE DE NOUS ABANDONNER - - -La propriétaire était venue nous insulter pour les deux semaines de -loyer que nous lui devions. - -On s'était couché après cela, tout agités. - -Sur les paillasses, à terre, les enfants s'endormirent vite. Moi, je ne -pouvais. - -Les parents, dans l'alcôve, causèrent. Mon père proposa à ma mère -d'abandonner tous les enfants, disant que la Ville prendrait -certainement soin d'eux et qu'ils auraient moins souvent faim et froid -que maintenant; que lui était à bout de forces, qu'il n'avait que -trente-huit ans, qu'elle sans doute n'aurait plus d'enfants, et qu'ils -pourraient se refaire une vie à deux. Ma mère répondit: - ---Non, non, abandonner les enfants, jamais! - -J'entendais tout cela de mon lit. Je fus prise d'une folle terreur. Je -voulais éveiller mes frères et soeurs pour les prévenir, ou aller -supplier mes parents de ne pas nous quitter, mais je n'osais, de crainte -des coups. Je rampai sur le ventre jusqu'à la porte, et me couchai en -travers afin de les empêcher de partir. - -Mes parents, ayant perçu quelque bruit, se turent. Ma mère dit: - ---C'est Keetje; elle aura entendu: après des scènes comme ce soir, elle -ne dort jamais. - ---Mais non, fit mon père, ce sont les rats. - -Puis il appela: - ---Keetje, Keetje! - -Je ne bougeai pas. - ---Ils dorment tous, reprit-il. Si tu veux, tu viendras me rejoindre -demain à midi à l'écurie, et nous partirons. Comme c'est jour de paie, -nous aurons un peu d'argent pour prendre le bateau et aller loin d'ici. - ---Non, non, jamais je n'abandonnerai mes petits. - -Ils se turent. - -Je m'endormis vers le matin, étendue devant la porte. Quand ma mère se -leva pour préparer le café de mon père, elle me trouva là. - ---Tu vois, j'en étais sûre, elle a entendu et voulait nous empêcher de -partir. - -Mon père se leva d'un bond, s'habilla en quatre mouvements, et se sauva -sans attendre le café. - -Vers midi, en «jouant école» avec les enfants, je les avais tous assis -sur le seuil; mais ma mère ne sortit pas. - -Puis j'attendis anxieusement le soir. Quand mon père rentra enfin, je me -jetai avec un grand cri dans ses bras. Il me souleva silencieusement, me -garda pendant le souper sur ses genoux, puis en me caressant les -cheveux, et la voix rauque, il parla: - ---Keetje, je suis souvent si fatigué, et, quand on vient alors nous -injurier comme hier, je ne sais plus ce que je fais. - ---Père, dis-je, laisse-moi dormir cette nuit entre mère et toi; -j'aimerais tant, puis-je? - ---Oui, ma Keetje, oui, ma «Poeske», et avec ta poupée, n'est-ce pas? - ---Non, père, murmurai-je, avec vous deux seuls. - -J'étais indéfinissablement heureuse. - - - - -JE FAIS DES VISITES - - -Un matin, ma mère me dit: - ---Keetje, tu ne dois pas aller à l'école aujourd'hui: il faut faire ta -visite chez Mademoiselle Smeders, puis tu iras, avec mes compliments, -voir Mademoiselle Rendel[4]. - - [4] En Hollande les femmes mariées du peuple et de la petite - bourgeoisie sont appelées Mademoiselle. - ---Mais, mère, elles n'aiment pas que je vienne chez elles. - ---Nous n'avons pas le choix, ma Keetje. Elles nous donnent chaque fois -un pain: nous ne pouvons laisser d'y aller. - -Les Smeders et les Rendel étaient d'anciens voisins. Je m'acheminai, à -travers la neige, vers l'autre extrémité d'Amsterdam, où ils habitaient. - -Je me rendis d'abord chez les Smeders. Ceux-ci étaient des ouvriers -comme nous, même d'un cran inférieurs. Le mari, manoeuvre aux docks, ne -savait pas de métier, tandis que mon père était un cocher très capable, -employé chez un grand loueur: il avait un beau fouet bagué d'or, et -portait une cravate blanche sur le siège, aux enterrements et aux -mariages. Mais les Smeders n'avaient qu'un enfant, élevé presque -entièrement par sa grand'mère; chez nous, il y en avait huit que mon -père était seul à faire vivre. Ce nous était une grande mortification de -devoir accepter la charité de nos égaux. - -C'est avec appréhension que j'ôtai mes sabots au bas de l'escalier -presque perpendiculaire et soigneusement récuré à l'eau de craie, et que -je montai en me tenant au câble qui servait de rampe. Arrivée en haut, -je frappai craintivement à la porte: après qu'on m'eut répondu, j'ouvris -et pénétrai dans la chambre. Mademoiselle Smeders me regarda assez -froidement: - ---C'est toi, Keetje, par ce temps? Prends garde, tu salis la natte. Va -t'asseoir là,--elle m'indiqua une chaise près de la porte,--et tiens tes -jambes suspendues, pour ne pas salir les barreaux. - ---Oui, Mademoiselle. Mes bas sont mouillés parce qu'il y a des trous -dans mes sabots. - -Elle continua de passer à l'amidon ses bonnets blancs, et le devant de -chemise que son mari portait le dimanche. Ses mouvements étaient mous, -mais sûrs. Elle était vêtue, comme toujours, d'un jupon de mérinos noir, -large de six aunes, et d'un caraco en indienne lilas, dont le corsage -aux épaules tombantes et les basques descendant jusqu'aux genoux, se -fronçaient autour de la taille. Comme chaussure, des bas blancs et des -pantoufles en tapisserie verte, à fleurs rouges. Autour du cou dégagé, -elle portait un collier de quatre rangées de coraux, à fermoir en -filigrane d'or; aux oreilles, de longs pendants en corail. Elle était -coiffée de bandeaux blond sable, luisants de pommade, qui lui couvraient -les oreilles, et d'un bonnet blanc tuyauté dont les brides pendaient sur -le dos. Le frémissement continu de ses narines dilatées et son regard -bleu qui vous jaugeait, me causaient toujours un malaise: je n'aurais -pas aimé la fâcher. - -La bonne chaleur du poêle me tapa légèrement à la tête: tout me semblait -voilé. Je regardais avec étonnement, à chacune de mes visites, cette -chambre, au plafond bas à poutres couleur orange, dont l'ordre et la -propreté m'intimidaient. Au milieu du plancher, passé à l'eau de craie, -était étendue une grande toile à voile peinte en jaune avec bord orange, -que la femme repeignait tous les ans; tout autour des nattes; devant et -sous la table, placée entre les deux fenêtres et couverte d'une toile -cirée jaune, des morceaux de tapis de toute couleur. Aux fenêtres à -guillotine, des pots de géraniums qui, l'été, étaient à l'extérieur, des -rideaux en mousseline à carreaux maintenus par des rubans jaunes, et au -milieu un écran en étamine bleue, pour que «les voisins ne pussent vous -compter les morceaux dans la bouche». Hors des fenêtres, des séchoirs -où, par les temps secs, pendaient les chemises en laine rouge du mari. - -Des chaises peintes en acajou étaient rangées le long des murs ornés -d'images. Dans un angle, se trouvait une commode en acajou, garnie de -grands cuivres aux serrures et surmontée d'une barque à voile, oeuvre du -mari, ancien marin. Sur la table, un bocal avec un poisson doré et, près -de la place du mari, un crachoir en faïence bleue; sous la table, deux -chaufferettes en bois. - -Un doux engourdissement m'envahissait. Ce confort, si loin de notre vie, -me faisait rêver. Ce bon fauteuil en paille, si père l'avait le soir -pour se reposer, comme il y serait bien, appuyé contre le dossier, une -chaufferette aux pieds pour sécher ses bas! Car il souffre beaucoup, -père, quand, par ce temps, il doit nettoyer les voitures en plein air: -ses mains sont gonflées comme des pelotes, et de grandes crevasses le -torturent la nuit, au point de l'empêcher de dormir. Il pourrait me -tenir sur ses genoux en fumant sa pipe. Le crachoir serait inutile, -puisqu'il ne chique pas. - -Mes regards, continuant à errer, rencontraient l'alcôve cloisonnée, -orange comme le plafond, garnie de rideaux en indienne lilas, écartés au -moyen de rubans: on voyait les literies recouvertes de taies et de -draps, à petits carreaux rouges et blancs. Sous le haut manteau de -cheminée, bordé d'un volant rose à fleurs, avançait un long poêle orné -de cuivre, portant une bouilloire en bronze; tout à côté, le seau à -braise en cuivre jaune et rouge. - -Mademoiselle Smeders passait sa vie à frotter, astiquer, et faire -reluire tout cela à outrance. L'odeur de la térébenthine et de l'alcool, -qui lui servaient à délayer la cire et autres ingrédients à faire -briller, imprégnait la chambre. Tout cela m'intimidait; j'aurais -néanmoins voulu vivre dans cette joliesse et dans cet ordre, mais alors -il faudrait changer de mère, et ne plus avoir Dirkje, ni Naatje, ni -Keesje. Ah non! Ah non! pour rien, pour rien, je ne voudrais ne pas les -avoir. Ma gorge se serrait, je m'agitais sur ma chaise. - ---Mais ne remue donc pas ainsi, Keetje, tu vas trouer la natte avec les -pieds de la chaise. - -Je me tins coite un instant. Les voyez-vous lâchés ici? Dirk qui se -traîne sur son derrière et n'est pas encore propre! Quel dégât! Je riais -en dedans, mais n'osais plus manifester mes sensations. - ---Et ta mère, Keetje? elle ne t'a pas dit quand elle va acheter un bébé? - ---Vous pensez, Mademoiselle, que ma mère achète les enfants? Je crois -plutôt qu'on nous les donne de force! nous n'avons même pas d'argent -pour aller chercher de l'huile de lampe. Je comprendrais que vous en -achetiez, mais nous! Et mes parents disent toujours que c'est une -calamité, mais qu'il n'y a rien à faire. - -Mademoiselle Smeders me regarda bouche bée et ne répondit pas. Elle -choisit une poêle, la plaça sur le feu, y versa de l'huile, puis alla -vers l'alcôve, souleva l'édredon sous lequel elle prit le bassin rempli -de la pâte à crêpes qu'elle y avait mis lever, et commença à faire des -crêpes pour le dîner. Elle laissa brunir l'huile, y versa la pâte avec -une louche, fit bien rissoler des deux côtés, glissa les crêpes sur un -plat, y étala du sirop doux, et les déposa, couvertes d'une assiette, -entre le matelas et l'édredon, afin de les tenir chaudes. Après s'être -léché les doigts, elle plaça sur la table deux assiettes, deux couverts -en étain bien luisants, et, pour être mangés avec les pommes de terre, -un plat d'éperlans froids délicieusement croustillants. - -Ah! si elle voulait me donner un éperlan ou une crêpe! Je laverais bien -sa vaisselle et resterais jusqu'au soir pour faire toute sa besogne. -Mais elle se dirigea vers l'armoire, y prit un pain noir, me le donna -sans l'envelopper, et dit: - ---Maintenant, va-t'en! Mon homme va revenir manger: il n'aime pas -trouver des étrangers. Et bien des compliments à ta mère. - ---Merci, Mademoiselle, et bien les compliments à votre homme. - -Je repris mes sabots à la porte, redescendis en me tenant au câble, et, -par la neige fondue qui pénétrait à nouveau dans mes sabots, je -traversai la rue pour me rendre chez l'autre ancienne voisine. - -Mademoiselle Rendel avait été une dame, disait-on, mais avait fait un -mariage au-dessous de son rang. Son mari était facteur dans une -messagerie. Ils avaient cinq enfants, étaient bien mis et habitaient un -rez-de-chaussée. Mademoiselle Rendel faisait le matin son ménage, et -sortait invariablement les après-midi, habillée d'une robe de barège -gris sur une large crinoline, et d'un châle noir à bordure violette, -qu'elle attachait devant par une grande broche à camée, ramenait dans la -taille en croisant les mains dessus, et dont la pointe, derrière, rasait -terre. Elle portait un chapeau à bavolet en satin gris, avec des brides -violettes nouées sous le menton par un noeud à longs bouts pendants; des -repentirs poivre et sel sortaient du chapeau, de chaque côté des tempes. -Ses bottines trop grandes, sans talon, étaient en lasting et lacées sur -le côté; elle avait un sac en drap noir au bras, des gants à un bouton -recousus aux extrémités, et un mouchoir blanc déplié en main. Dans cette -tenue respectable, Mademoiselle Rendel passait au milieu de la rue, en -saluant les voisines avec de jolies inclinations de côté. Elle allait -voir ses anciennes amies et revenait le soir, son sac rempli ou avec des -paquets dissimulés sous le châle, et elle pouvait, le lendemain, payer -ses petites dettes. Elle me reçut très aimablement et me demanda si ma -mère avait déjà acheté un bébé. - ---Mais non, Mademoiselle, ma mère ne fera pas cette bêtise! Nous sommes -dans une panne noire: voyez mes sabots. Elle n'ira donc pas acheter des -enfants: nous en avons du reste huit. - ---Bon, Keetje, bon. Approche-toi du feu. Quel mauvais temps, n'est-ce -pas, mon enfant? - -Elle ne craignait pas que je salisse son parquet. - -J'étais bien plus à l'aise chez elle, mais je préférais l'autre chambre. -Ici, des bottines traînaient sous la table, le châle sur une chaise, des -chapeaux sur des meubles, et des joujoux d'enfant dans les coins. -Elle-même avait une vieille robe noire tachée, et les cheveux dans des -papillotes. - -Mais sur le poêle, des pommes de terre bouillaient, et des boulettes de -viande rissolaient dans une lèchefrite. Ma bouche se remplissait d'eau. -Il y avait neuf boulettes: une par enfant et deux pour chacun des -parents. Si Mademoiselle Rendel avait pris un grain de chacune, elle -aurait pu en faire une de plus et me l'offrir. Ça doit être bon, d'après -l'odeur. C'est étrange! Comment s'arrangent-ils donc tous pour avoir ces -bonnes choses? Chez nous, il n'y a jamais rien, même pas à nos -anniversaires, ni à la Saint-Nicolas, ni à la Noël, jamais, jamais! et -ailleurs il y a tous les jours de tout. Ici, je vois toujours neuf -boulettes sur le feu. - -Le mari entra pour dîner, ainsi que la fille aînée qui apprenait les -modes: tous deux me firent bon accueil. Alors Mademoiselle Rendel alla -dans le jardin, se fit donner, par le boulanger d'à côté, un pain noir -par-dessus le mur, et me le remit en disant: - ---Keetje, tu as encore à aller loin. Va, ma petite, et bien des -compliments à ta mère. - -Tous me conduisirent aimablement jusqu'à la porte; la fille aînée me -chargea encore de compliments, et je m'en retournai à l'autre bout -d'Amsterdam, chargée de mes deux kilos de pain noir, pas enveloppés. - -La neige tombait drue. Quand j'arrivai dans notre impasse, toutes les -femmes étaient en émoi: en rentrant chez nous, je fus surprise par les -vagissements d'un nouveau-né. - - - - -TOUPIE ET CERF-VOLANT - - ---Moi, disait Dirk, je voudrais une toupie grande comme la bouilloire, -et qui ferait, en tournant, le bruit de mille abeilles. - -En effet quand, sur le quai, Dirk jouait à la toupie, il s'agenouillait -et, appuyé sur les deux mains, la tête penchée au-dessus d'elle, il -l'écoutait ronfler. Sa figure était radieuse; ses yeux bleus devenaient -noirs; ses lèvres s'humectaient; tout son être se tendait dans une -attention passionnée. Aussi, quand sa toupie était tombée dans le canal, -ma mère lui refusait-elle rarement un «cent» pour en acheter une autre. -C'était alors un nouvel amour: il la badigeonnait orange avec rayures -bleues et vertes, et lui trouvait des qualités que n'avait pas -l'ancienne. Sa passion durait jusqu'à la catastrophe prochaine, qu'il -accourait, affolé et hors d'haleine, nous annoncer en bégayant. - -Kees désirait un cerf-volant acheté au bazar. - ---Car ceux que je fais moi-même, disait-il, ne veulent jamais monter: -les queues sont trop lourdes. J'aime qu'il souffle dedans et que cela -fasse: Houhouououououou...! Alors c'est comme un moulin à vent qui -tourne; puis, quand il monte bien, il vous tire, et on a la sensation -qu'il va vous enlever. J'ai souvent souhaité être queue de cerf-volant, -pour me sentir balancé là-haut dans les airs. - -Le dimanche, très tôt, Kees allait au coin de notre canal, à l'échoppe -du commissionnaire Barend. Quand il faisait beau et qu'il y avait de la -brise, Barend, dès le grand matin, dévidait lentement la corde de son -cerf-volant, du bâton auquel elle était enroulée. En manches de chemise -propres, le pantalon tiré très haut sur bretelles, la casquette noire -garnie de deux petites floches sur le devant, les oreilles percées de -menus anneaux d'or, le brûle-gueule en terre de Gouda à la bouche, il -avait son air du dimanche: de vieille haridelle étrillée. - -Kees tenait le cerf-volant des deux mains, aussi haut qu'il pouvait. -Barend faisait un temps de course, puis criait: - ---Lâchez! - -Et, après plusieurs essais, le cerf-volant montait en tanguant. - -Quand il était à une certaine hauteur, Barend passait le peloton de -corde à Kees, et d'un saut s'asseyait sur la toiture en zinc de -l'échoppe. Kees alors lui rendait la boule qu'il avait dû tenir de -toutes ses forces, grimpait à côté de lui, et la déroulant -méthodiquement, tous deux suivaient le joujou aérien dans son ascension. - -Toute la matinée, l'homme et l'enfant restaient là, la tête levée, à -observer gravement les évolutions du cerf-volant qui montait, montait, -en balançant élégamment sa longue queue. Quand il avait disparu très -haut, ils se regardaient émotionnés, et la satisfaction brillait dans -leurs yeux. - -De temps en temps, Barend demandait à Kees de rallumer sa pipe en terre, -ou il lui faisait tenir le bâton, dévidé maintenant, et il rajustait sa -chique, après avoir lancé un long jet de salive brune. Puis l'un et -l'autre se taisaient, tout à leur contemplation. - -Quelques minutes avant midi, la femme de Barend poussait un cri pour -l'avertir que le dîner allait être prêt, et l'homme commençait à -enrouler soigneusement la ficelle sur le bâton. - ---Keesje, si le vent ne tombe pas, il fera encore bon cet après-midi -pour une nouvelle montée. Maintenant je vais manger. - -Un jour il ajouta: - ---Le dimanche, nous mangeons bien: du hachis. Et toi, que manges-tu le -dimanche? - -Kees réfléchit un instant, et ne se rappelant d'autre viande que les -langues de cheval que mon père achetait pour quelques «cents» à côté de -l'écurie de son patron, il répondit hardiment: - ---Le dimanche, chez nous, il y a de la langue de cheval bouillie, avec -des pommes de terre. - -Barend le regarda du coin de l'oeil. - ---Dis donc, morveux, fous-toi de ton aïeule, mais pas de moi! - -Kees, tout déconfit, le considéra sans répondre. Barend partit vexé, en -disant cependant: - ---Allons, à tantôt. - -Le petit rentra chez nous, où il n'y avait trop souvent rien à se mettre -sous la dent, ou tout au plus du pain et du mauvais café, et nous conta -la méchante boutade de son ami. - ---Comment, bêta, tu lui as dit que nous mangeons de la langue de cheval? -mais on va crier après nous! - -L'enfant ignorait qu'on se cachait de manger de la viande de cheval. - -L'après-midi, Barend et Kees se replaçaient sur l'échoppe, et jusqu'au -soir, la tête levée et le regard tendu, ils suivaient le cerf-volant -dans sa randonnée aérienne. - - - - -UNE EXPULSION - - -C'était en plein hiver. Depuis quatre semaines, nous n'avions pu payer -notre loyer. Nous allions être expulsés de l'unique chambre que nous -occupions, moyennant un florin par semaine, dans une impasse immonde -d'Amsterdam. Ma mère sortit pour aller chez l'huissier, afin de -l'amadouer; mais, arrivée à l'extrémité de l'impasse, elle revint -précipitamment, en frôlant les deux murs de sa crinoline. - ---Ils sont là! ils sont là! haletait-elle. - -En effet, trois hommes arrivèrent: un huissier et deux aides. Ils -commencèrent à déposer nos frusques dans l'impasse. Mon père, qu'on -avait prévenu, accourut; il obtint de pouvoir, par une fenêtre, évacuer -le tout dans une cour voisine. Sur l'impasse, donnait la porte de -derrière d'une maison du Nieuwendyk: on l'ouvrit, et on nous permit de -déposer dans un couloir quelques objets et les enfants. - -La chambre vidée, l'huissier la ferma. Nous étions sans demeure en plein -hiver, avec neuf enfants, dont un à la mamelle, et cela pour une dette -de quatre florins. - -Quand le berceau fut dans le couloir avec tout ce qu'on pouvait y -remiser, ma mère me dit de garder les petits, qu'elle irait chercher un -gîte pour la nuit. J'ai perdu le souvenir de ce que fit mon père. Ma -mère resta très longtemps absente. Il commençait à faire noir dans ce -couloir, où on nous laissait sans lumière, par crainte d'incendie. -Quelques-uns des enfants pleuraient de faim et de froid; d'autres -s'endormirent dans des coins, sur le carreau. Moi, je berçais le bébé -dans mes bras, mourant de frayeur et d'inquiétude. Je sanglotais; de -temps en temps, j'appelais à haute voix ma mère, puis n'osais plus -bouger de peur des revenants, dont elle nous avait conté les exploits. -Enfin elle arriva: tous les enfants se mirent à crier à la fois. Aidée -par une des servantes de la maison, ma mère nous emmitoufla le mieux -qu'elle put. Mon frère Hein dormait si profondément qu'on ne parvint pas -à le réveiller. Que faire? on ne pouvait pas le porter. Nous le mîmes -dans le berceau, où il dormit toute la nuit. S'il s'était réveillé, il -serait mort de peur de se trouver seul, enfermé dans ce couloir; mais il -ne se réveilla pas. - -Ma mère nous conduisit à un logement pour pêcheurs. Dans une grande -chambre à cinq lits, trois nous étaient réservés: un lit pour père et -mère avec le bébé, le deuxième pour les quatre garçons, et le dernier -pour les quatre filles. - -Ma mère descendit un instant. Pendant son absence, entra un homme qui -devait occuper un des autres lits. Il me sembla vieux; je devinais -quelqu'un pas de notre monde: quoique en guenilles, il avait l'air d'un -monsieur. Il s'arrêta interdit, nous regarda tous, puis vint à moi, me -mit la main sur les cheveux, les caressa, me renversa la tête, et me -regardant minutieusement: - ---Hé! hé! dans quelques années! dans quelques années! - -Je ne m'étais pas trompée: c'était un monsieur. Il prononçait les mots -tels qu'ils étaient écrits dans les livres que j'avais lus: j'avais -remarqué que les gens riches parlent comme dans les livres. - ---Quel âge as-tu? - ---Douze ans. - ---As-tu un pantalon? - ---Non. - ---Alors lève ta robe, et montre-moi tes jambes. - -Je n'étais plus assez petite pour ne pas sentir un danger: j'appelai ma -mère, qui me cria du bas de l'escalier de ne pas faire tant de bruit, -que nous n'étions pas chez nous. L'homme ne se déconcerta point. Il dit -à ma mère, quand elle rentra: - ---Madame, vous avez de beaux enfants, et cette fillette, dans quelques -années, sera très jolie. - ---Oui, mes enfants sont très jolis, fit-elle avec orgueil. Nous sommes -venus de la campagne; notre appartement n'est pas prêt: voilà pourquoi -nous logeons ici. - -L'homme alla se mettre au lit. S'il était sorti, j'aurais raconté la -chose à ma mère, mais maintenant je n'osais pas. - -Nous couchâmes les enfants. Arriva un pêcheur pour le dernier lit. Il -nous regarda ahuri, puis bougonna: - ---Ça va être gai avec cette marmaille! - -Heureusement un paravent nous isolait quelque peu. Je me couchai. Ah! -par exemple! jamais je ne m'étais trouvée dans pareil lit: on enfonçait -là-dedans. Il y avait des taies et des draps, à petits carreaux rouges -et blancs très propres, et, au milieu, un creux exquis dans lequel je -roulai. C'était du vrai capoque pour le moins, et pas de la balle -d'avoine réduite en poussière, comme chez nous. Tous les enfants étaient -si agréablement surpris, qu'un moment ce furent des rires trillés et des -pépiements, comme dans une volière en ébat. Le pêcheur jura. Ma mère -nous fit taire, en mettant ses deux mains sur sa bouche. Puis entrèrent -mon père et ma soeur aînée: ils se mirent au lit et exprimèrent leur -satisfaction d'être aussi bien couchés. - -De temps à autre, un des enfants devait faire pipi, ou le bébé criait. -Alors le pêcheur grognait et jurait. A la fin, mon père, furieux, se -leva et, en pans volants, au milieu de la chambre, l'invita à se mesurer -avec lui; mais l'homme ne bougea pas. Le vieux monsieur disait: - ---Allons, camarade, couchez-vous; du calme: vous avez de beaux enfants. - ---Oui, j'ai de beaux enfants. Voulez-vous les nourrir? C'est une -calamité! Mais qu'y faire? il faut bien les prendre quand ils viennent. - ---Ah! cette candeur! Allons, camarade, couchez-vous. - -Et nous nous endormîmes tous. - -Le lendemain, à notre réveil, les hommes étaient partis. - -Ma mère nous conduisit dans une chambre qu'elle avait louée la veille; -elle mit les petits par terre, me recommanda d'en avoir soin, et sortit -chercher nos meubles. Nous fîmes un tel vacarme qu'à son retour, tous -les locataires étaient en révolte, parce qu'on avait accepté dans la -maison un ménage avec tant d'enfants. - -Le fait est que ma mère avait, comme toujours, menti sur le nombre. - - - - -MA ROBE DE PREMIÈRE COMMUNION - - -La faim, c'était l'éternelle rengaine chez nous. Comment allons-nous -faire pour trouver à manger? Quel expédient inventer? nulle part du -crédit, et rien, rien, à mettre au clou. - ---A moins, dit ma mère, que nous y mettions, pour quelques jours, ta -robe de première communion. - ---Ma robe de première communion! mais... - ---Mais... nous ne pouvons pas rester indéfiniment sans manger. - -Ma mère avait toujours dit que j'aurais été habillée de bleu à ma -première communion, et voilà que nous avions acheté cette robe -gris-de-perle, garnie de ruches, d'une pauvre étoffe raide et rêche. Je -la pris dans le placard: elle était bien sale, surtout sur les hanches, -d'y avoir frotté mes mains, et toute décolorée. Je la pliai -respectueusement et très légèrement pour ne pas la chiffonner, et, la -portant à bras tendus, je m'acheminai, émue et frissonnante, vers le -Mont-de-piété le plus proche. - -«Au moins vais-je demander un gros prêt», me disais-je. Ma robe de -communion avait, pour moi, une bien autre valeur que les trois florins -et demi qu'elle avait coûtés. «Je vais exiger quatre florins: ce n'est -pas trop.» - -C'était un samedi soir; il y avait beaucoup de monde: les uns venaient -dégager les vêtements de dimanche, les autres engager les objets les -plus disparates, afin d'avoir un peu d'argent le lendemain. Les Juifs -rengageaient leurs frusques du sabbat dégagées la veille, pour pouvoir -acheter leur fonds de commerce de la semaine, et protestaient quand -l'employé voulait réduire le prêt, sous prétexte que les vêtements -avaient été portés tout un jour. - -Mon tour arriva. - ---Combien? - ---Quatre florins. - -L'employé défit le paquet, examina ma robe en la tenant devant lui, à -bras écartés. Il répondit tranquillement: - ---Dix-huit sous. - -Je restai un moment saisie, puis murmurai: - ---C'est bien. - -Il réduisit ma robe de première communion en un petit rouleau, ce qui me -fit presque pleurer. - -En sortant, je rencontrai dans le corridor une femme, avec une paire -d'immenses bottes de dragueur en mains, qu'elle me demanda de vouloir -engager pour elle: elle n'osait pas, étant honteuse. - ---Oui, je veux bien; que faut-il demander? - ---Vingt-quatre sous. - -Je retourne au guichet. Ayant bien inspecté les bottes, l'employé me -répond: - ---Dix-huit sous. - -J'ouvre la porte et souffle à la femme: - ---Dix-huit sous. - ---C'est bien, chuchote-t-elle. - ---C'est bien, dis-je à l'employé. - -La femme me donna deux «cents» pour ma peine. - -Je me précipitai vers une boutique où, avec les dix-huit sous, j'achetai -du pain, de la margarine et du café moulu; puis, pour mes deux «cents»: -une image de la Belle au bois dormant, deux poires, et deux crottes de -sucre. - -Et je rentrai chez moi bien heureuse. - - - - -JOURS DE FÊTE - - -Je me rappelle surtout les transes de la faim, les jours de fête. Mon -père, qui s'était mis à boire, s'enivrait alors dès le matin avec les -premiers pourboires qu'on lui donnait, et était, le reste du jour, -incapable de conduire son fiacre. Or, c'étaient ces pourboires qui nous -faisaient végéter. Il y avait donc, ces jours-là, un redoublement de -misère. - -Ma mère cependant nous attifait le mieux qu'elle pouvait pour la fête, -et, avec le plus petit enfant sur ses bras, nous allions faire un tour, -humer les bonnes odeurs de la mangeaille. - -Les femmes, sur le seuil des portes, attendaient la famille et les -invités. Ma mère s'arrêtait à causer là où cela sentait bon le café et -les tartines beurrées, dans le vague espoir d'une invitation, ou -seulement de l'offre d'une tasse de café ou de n'importe quoi; mais non, -jamais on ne nous invitait. - -Puis nous rentrions. Les plus grands refouillaient les armoires, -espérant trouver une croûte égarée; les petits pleuraient et réclamaient -à manger; ma mère, pâle, les mains sur les genoux, ne disait rien; mon -père ronflait, empestant l'atmosphère de son haleine d'ivrogne. - -Alors ma mère sortait précipitamment, et revenait peu après avec du pain -pas assez cuit, de la margarine et du café moulu. Elle était allée taper -un des nombreux petits boutiquiers dont tout le fonds valait bien dix -florins, et que nous avons conduits de la sorte à la faillite. - - - - -NOUS VIVONS DE CHARITÉ - - -C'était en 1870. Mon père s'était laissé monter la tête par un déserteur -allemand, qui lui avait fait accroire que, tous les hommes étant à la -guerre ou ayant été tués, l'Allemagne manquait de bras. Quand il -s'agissait de voyager, mon père perdait tout discernement. Il nous -annonça donc qu'il allait partir pour l'Allemagne, où certainement il -trouverait vite du travail bien rémunéré, et qu'il nous ferait venir: il -s'était engagé dans un cirque allemand pour faire le voyage gratis. Il -mit ses hardes dans un sac et, les larmes aux yeux, nous quitta. - -Nous étions tous plus morts que vifs de cette fugue que rien ne -justifiait, car mon père avait du travail, et il était à peine parti que -le déserteur allemand occupa sa place. Mon père nous abandonnait en -plein hiver, laissant ma mère avec neuf enfants, sans ressources -aucunes. - -Ma mère s'en fut trouver le curé, qui bientôt intéressa plusieurs dames -à notre sort; elles furent tout de suite d'accord pour me mettre, -jusqu'à ma majorité, dans un établissement de bienfaisance. Notre -ahurissement fut intense. Ma mère s'étant rendue à cet établissement -pour les arrangements à prendre, et ayant vu des petites filles qu'on y -élevait, vint nous dire que ces enfants avaient l'air si matées et -s'inclinaient si profondément devant la supérieure, et ceci... et -cela... Bref, l'idée seule de savoir sa petite Keetje ainsi aplatie lui -serrait la gorge, et, quand elle dut signer un acte par lequel elle -renonçait à tout droit sur moi, elle refusa. Zut! elle aimait mieux que -j'eusse faim avec elle: en somme, nous en avions vu bien d'autres! Ce -nous fut un grand soulagement de nous être décidés à crever de faim -ensemble. - -Nous fîmes, à cette époque, la connaissance de tous les établissements -de charité d'Amsterdam. Un d'eux nous donnait trois pains noirs par -semaine; un autre, tous les quinze jours, un florin en pièces d'un -_cent_: il y avait bien pour cinq _cents_ de mauvaise monnaie, mais -enfin! sans cette charité par miettes, nous serions morts de faim et de -froid. Ce n'est pas qu'elle ne comptât quelque peu sur le rétrécissement -que produit la faim. Ainsi quand on donnait une chemise pour un enfant, -elle était si étroite qu'elle le gaînait comme une seconde peau: on -pouvait compter ses côtes à travers, et malgré le froid, il y étouffait. -Ou, si on n'avait pas votre pointure pour des sabots, on vous en passait -de plus petits. - -Nous recevions aussi des cartes pour des briquettes de tourbe: Hein et -moi, nous allions les chercher à l'autre extrémité d'Amsterdam, sur un -traîneau auquel lui était attelé, et que, moi, je poussais, nous frayant -un chemin à travers la neige qui nous montait aux mollets. On nous -donnait des bons de soupe aux pois, dont parfois nous vendions -quelques-uns afin d'acheter du savon et du sel de soude pour pouvoir -faire une lessive. - -A sept heures du matin, nous allions sur les grands canaux faire queue à -la porte des «maisons riches». Les larbins manifestaient tout leur -dégoût lorsque nous étions sales, disant qu'il y avait cependant assez -d'eau dans les canaux pour nous laver, si nous l'avions voulu; et on -nous distribuait encore des bons pour des pois, des fèves et de l'orge. - -Nous étions livrés à une charité étroitement méthodique, et qui nous -classait à jamais parmi les vagabonds et les «outcast». - -Mon père ne donna pas signe de vie pendant les six mois que dura son -escapade. Un dimanche matin, il ouvrit la porte et rentra, le sac au -dos. Hein s'élança vers lui avec un grand cri de joie: - ---Oh! père! - -L'attitude de ma mère disait: «Vous venez nous ôter le pain de la -bouche.» - -On sut en effet bientôt que mon père était revenu, et on ne nous donna -plus rien. Ma mère avait un mari jeune et vigoureux, n'est-ce pas? très -capable de travailler pour les neuf enfants qu'il avait envoyés dans le -monde. - - - - -AH! VOUS AVIEZ DES «KWARTJES!»[5] - - [5] _Kwartje_: un quart de florin. - - -Nous étions très familiarisés avec la faim, et ma mère avait même appris -à la manier de façon assez dangereuse. - -Un soir, nous étions assis autour d'un bon feu de tourbes: comme nous -avions demandé des secours, on nous avait donné des tourbes. De toute la -journée, nous n'avions eu d'autre nourriture qu'un petit pain de dix -«cents», que ma mère avait partagé en neuf tranches. Elle avait le bébé -au sein, et nous causions de ce que nous aurions acheté à manger si nous -avions eu un florin. - -On frappe à la porte; je cours ouvrir; un Monsieur s'arrête à l'entrée. - ---Restez donc, petite femme, dit-il gentiment à ma mère; vous êtes -assise avec tous vos enfants autour du feu? Voici... - -Il me remet une pièce d'un florin et part. Je voulais tout de suite -chercher ce dont nous avions parlé: du pain, du café, et des harengs -saurs, quand ma mère me dit: - ---Donne le florin. - -Je le lui donnai, et elle me passa trois pièces d'un «kwartje». Je -regardais, stupéfaite, ces pièces, et levant le regard vers elle: - ---Ah! fis-je, vous aviez des «kwartjes»? - -Elle baissait les yeux en rougissant. - ---Oui, tu sais, ces six aunes d'indienne que j'ai reçues de Madame... Eh -bien, il me manque quatre aunes pour faire une robe. Cela coûte un -«kwartje» l'aune: on a le même dessin au Nieuwendyk. J'ai épargné pour -les acheter; avec ce florin, j'irai les chercher demain. - -Je restais hébétée, en répétant: - ---Ah! vous aviez des «kwartjes», des «kwartjes»! - ---Allons, morveuse, va chercher du pain. - - - - -L'USURIÈRE - - -Ma mère me fit des signes mystérieux. Je pensais qu'elle voulait, en -cachette des autres, me donner une tartine beurrée: comme j'étais -faible, on me gâtait un peu. Mais je vis ses yeux clignoter, signe -évident, chez elle, d'émotion. - ---Écoute, Keetje, chuchota-t-elle, nous allons chez Koks dégager mon -manteau, ta robe de première communion, et le pardessus de père. - ---Tu as de l'argent, mère? fis-je aussi mystérieusement qu'elle. - ---Oui, j'ai épargné. - -L'épargne chez nous représentait des jours sans pain. Mais comment -faire? Nous ne pouvions aller complètement nus: nous l'étions déjà aux -trois quarts. - -Koks était un épicier qui donnait des denrées sur gage; tous nos -vêtements avaient passé chez lui, et voilà que nous pouvions dégager les -principaux. - -Ma mère tenait les quelques florins en pièces d'un «cent» et en -«dubbeltjes[6]», dans un cornet de papier gris. La femme Koks prit -l'argent, et nous dit d'aller à une porte de derrière pour y recevoir -les vêtements. Mais une fois là, elle déclara qu'elle nous les donnerait -quand nous viendrions dégager les autres loques, sur lesquelles elle -avait eu la bonté de nous avancer des denrées. - - [6] _Dubbeltje_: Un dixième de florin. - -Ma mère pleura, se fâcha, menaça; moi, je sanglotais, en parlant de ma -robe de première communion. Rien n'y fit. L'usurière nous chassa, en -disant: - ---Vous ne pouvez pas prouver que vous m'avez remis de l'argent. - -On dut me coucher: l'émotion m'avait donné la fièvre. Ma mère eut, -pendant plusieurs jours, des clignotements d'yeux, et des plaques rouges -sur les pommettes. Elle marmottait des mots de vengeance, et griffait -l'air, comme si c'eût été la figure de l'usurière. - - - - -BAATJE - - -Dirk jouait à la toupie sur la glace de notre canal. Il aurait donné son -dîner pour une paire de patins, ou un petit traîneau dans lequel il nous -aurait tous entassés et traînés jusqu'au soir. Mais ne pouvant avoir ni -l'une ni l'autre, il se contentait de sa toupie, qui tournait -merveilleusement sur la glace en décrivant des arabesques. - -Les mouvements violents m'ont toujours mise hors de moi et, sur la -glace, il fallait s'en donner trop si on voulait ne pas se figer: je -suivais donc du quai les ébats de mon frère. Il devint bientôt tout bleu -de froid et, las de ce jeu qui ne le réchauffait pas assez, il -l'abandonna pour faire des glissades. - -Sur l'autre rive, une femme s'approchait du canal, portant quelque chose -dans son tablier. Arrivée au bord, elle y prit un objet qu'elle jeta -dans une baie pratiquée à travers la glace. Cinq fois, elle plongea sa -main dans le tablier, et cinq fois, lança un objet. Dirk, qui s'était -approché, attrapa le dernier au vol, et se sauva en le dissimulant sous -son chandail. Il remonta sur le quai de notre côté, et me montra un -petit chat gris, au ventre blanc, de quelques semaines. - ---J'ai sauvé celui-ci, bégayait-il. - -Allons vite le réchauffer et lui donner du lait. - -A la maison, Dirk prit le pot au lait sur le poêle, et en donna un peu -au petit chat. Ma mère réclama: - ---Écoute, non: du lait, nous en avons trop rarement nous-mêmes. - ---Voyons, mère, pour le remettre de son émotion d'avoir été jeté de si -haut! - ---C'est bien, si c'est pour l'émotion; mais je ne veux pas de commensal. - ---Je lui donnerai de ma tartine, et l'impasse est remplie de souris, et -le canal de rats. - -Le petit chat but précieusement en montrant une languette rose; puis il -se mit sur ses quatre pattes, s'étira, et le dos bombé, la queue -dressée, il marcha sur la table en donnant de délicats coups de tête -dans la figure de Dirk. Les yeux de celui-ci brillaient d'orgueil. - ---Tu vois, il est reconnaissant, il sait que je l'ai sauvé: c'est mon -chat! - -Il me demanda si c'était un matou ou une chatte. Mais comme l'inspection -ne nous révélait rien, nous jugeâmes, d'après la physionomie, que -c'était une chatte. - -Et Baâtje, comme il l'appela, resta chez nous. Mais elle était à Dirk: -elle coucha avec lui, et aussi longtemps qu'elle fut petite, il la porta -dans sa casquette; il la nourrissait de petits morceaux mordus de sa -tartine, et d'un peu de lait chipé derrière le dos de ma mère. - -Il la prenait aussi sous son habit, les samedis après-midi, quand il n'y -avait pas classe et que Mina nous chassait de la maison, parce qu'elle -ne pouvait faire son nettoyage avec cette marmaille dans les jambes. -Alors Dirk m'accompagnait sur les grands canaux où j'aimais à flâner, et -nous choisissions une maison, pour «si nous avions été riches», où nous -jouions à monter et à descendre les hauts escaliers des perrons jusqu'à -ce que les domestiques nous fissent déguerpir. - -Dans une de ces pérégrinations, nous fûmes attirés vers une fenêtre -derrière laquelle était assis, sur un coussin de velours bleu, un énorme -angora roux. Il suivait, d'un regard tranquille, une grosse mouche sur -la vitre; puis, se dressant sur les pattes de derrière, de ses pattes de -devant, il agrippa l'insecte. Debout ainsi, il nous stupéfia: son ventre -fauve clair étincelait au soleil; sa queue, qu'il déployait à droite du -corps et dont le bout frétillait, était grosse comme un cabillaud. - -Dirk prit Baâtje de dessous son habit, et lui montra ce congénère -merveilleux: - ---Tu vois, Baâtje, c'est un chat; mais il est trois fois comme toi, et -puis tout autre. Toi, tu aurais dévoré la grosse mouche; lui l'a -seulement tuée. Il garde sa faim pour les têtes de harengs saurs, dont -on le bourre sans doute: pour sûr que, sans cela, il l'aurait bouffée! -Toi et moi, nous n'attendons jamais pour escamoter ce qui est devant -nous. Sa peau, Baâtje, sa queue, et ses yeux comme deux billes d'or, ne -ressemblent pas aux tiens: il est tout autre, tout autre, tu vois. A ce -moment, une servante sortit de la maison, portant une assiette de pommes -de terre froides, qu'elle déversa contre un arbre pour les pauvres -chiens. Quand elle fut rentrée, nous allâmes à l'arbre, pour mettre -Baâtje près de ce repas imprévu. Mais, comme les pommes de terre étaient -propres, Dirk les mit une à une dans sa casquette, et plus loin, sur un -autre perron, à nous trois, nous fîmes un excellent goûter. - -Vers le printemps, Baâtje devenait grosse et grasse que c'était un -charme. Dirk l'attribuait à nos promenades sur les canaux (depuis les -pommes de terre, nous étions à l'affût de ces aubaines). - ---Puis tu comprends, les souris, elles lui courent entre les pattes! - -Un soir, en se couchant dans l'alcôve, mes parents y trouvèrent Baâtje, -commodément installée dans la paille, avec cinq petits. Dirk en devint -muet de surprise. Mon père voulait se débarrasser de toute la nichée -dans les égouts; Mina, qui n'aimait aucune bête, proposa de les jeter -dans le canal. Alors devant les lamentations de Dirk, ma mère dit, en -faisant des clignements d'yeux aux autres, qu'il pouvait les garder. - -Il fit un nid de ses vêtements dans un coin par terre, et coucha dessus -la chatte et ses petits; mais le lendemain, sans que mes parents eussent -rien senti, elle se trouvait installée à l'ancienne place. - -Quand nous rentrâmes de l'école, Baâtje vint à la rencontre de son -maître, et raconta, en un langage net, qu'un grand malheur lui était -arrivé: - ---Boûbeloûbeloûbeloûû!! Leuëleuëleuëleuëueu!! Mâwâwâwâââw! - -Puis elle sauta dans l'alcôve, et Dirk et elle se mirent à fouiller la -paille et à mettre tout sens dessus dessous: mais plus de petits chats! - -Il bondit à terre, pâle, et les deux poings levés vers Mina, il bégaya: - ---C'est c'est toi, Sosododomite, Sososododomite! - -Elle l'écarta de la main, en riant sournoisement de sa figure camarde. - -En automne, Baâtje engraissa de nouveau. Dirk lui caressait son ventre -blanc, ce qu'elle acceptait en ronronnant bruyamment. Un jour, on ne la -retrouva pas. Dirk et moi, nous remuâmes toute l'impasse, mais Baâtje -avait disparu. Le nez en pied de marmite de Mina frémissait. Alors Dirk -ne chercha plus. - ---Sosododomite, c'est, c'est toi! Sososododommite, c'est tttoi!!! - -Pendant tout un temps, Dirk bégaya péniblement. - - - - -SI NOUS ÉTIONS RICHES - - -Les soirs d'hiver, quand nous n'avions ni feu ni lumière, le ventre -vide, nous nous couchions pour avoir plus chaud, et causions de ce que -nous aurions fait si nous avions été riches. - -Un soir, transportés par la griserie, mes parents se disputèrent -presque. - -Mon père, ancien cavalier à l'armée, aurait eu des pur sang et m'aurait -appris à monter à cheval: j'avais le corps qu'il fallait, disait-il, -pour porter l'amazone, car jamais une grosse femme n'est bien à cheval. - -Mina souhaitait une robe de satin vert, et des bottines qui lui -monteraient aux mollets. - -Moi, je voulais une armoire en verre remplie de poupées, habillées de -soie et coiffées de perles; puis une très grande poupée, qui eût été la -reine des autres. Elle serait vêtue d'une robe faite d'ailes de -papillons, que j'aurais assemblées par un point de dentelle. - ---Tudieu! s'exclama mon père. - ---Cette créature enfantine, dit ma mère, est toujours là avec ses -poupées! - ---Moi, fit-elle, je porterai des bonnets en chenille, qui feront enrager -toute l'impasse. - ---C'est cela! tu ferais enrager toute l'impasse, comme si nous allions -rester ici, étant riches! - ---Ah! c'est vrai... Puis les enfants apprendront le français, à jouer du -piano et à danser, et je leur friserai les cheveux à l'anglaise. Nous -habiterions, au Canal des Empereurs, une grande maison, où il y aurait -des chambres bleues, rouges et vertes. - ---Pourquoi toutes ces couleurs? demanda mon père. - ---J'ai lu qu'il en est ainsi dans les «maisons riches»: on le voit du -reste à travers les fenêtres. - ---Ah! et comment serait ta chambre? - ---La mienne? rouge, je l'ai toujours dit, rouge. Comme je suis brune... - -J'aurais aussi un poêle allumé près de mon lit, et je mangerais quelque -chose de bon toutes les heures: des biscottes et du chocolat à huit -heures, une pomme cuite à neuf, une tartine avec une anguille fumée et -du café à dix, des cornichons et des oeufs durs à onze. Enfin, toutes -les heures, quelque chose de bon! - ---Et, comme d'habitude, tu ne ferais pas à dîner, même si tu étais -riche. Toujours des repas sur le pouce, quoi? Eh bien, moi, il me -faudrait un bon pot de pommes de terre au lard et aux boudins, bien -fricoté, bien chaud. Tu continuerais, toi, à ne jamais nous donner un -repas solide. Si tu crois que les gens riches mangent toutes ces -«niaiseries»! La viande qu'on voit chez les bouchers, voilà ce qu'ils -mangent, et crue encore, à ce qu'il paraît. - ---De la viande crue! non, cela me dégoûterait: jamais je n'en mangerai. - ---Ah! mon Dieu! soupira Hein, si nous avions seulement chacun un petit -pain de trois «cents»! ils sont très grands chez le boulanger, derrière -le coin, n'avez-vous pas vu cela? plus grands qu'ailleurs, et quand on -en a mangé un, on a déjà une bonne bouchée dans l'estomac. - -Nous ne disions plus rien. Mon père se moucha, puis répondit: - ---Oui, Heintje, dors maintenant. Demain, tu auras un petit pain de trois -«cents». - -Mon père se moucha encore. - - - - -JE FAIS PIPI DANS MES JUPES - - -Un soir, je devais aller au Bureau de bienfaisance chercher un florin. -On nous le donnait en rouleaux de pièces d'un «cent», tout en y glissant -des pièces étrangères, dont on savait pertinemment que nous ne pouvions -rien faire. Plus d'une fois, je fus jetée à la porte par des boutiquiers -à qui j'essayais de les passer. - -Il neigeait et gelait à pierre fendre; je longeais le Canal des Princes -où, chemin faisant, je rencontrai deux garçons et une fille de mon âge, -qui se rendaient également au Bureau de bienfaisance. - -Nous nous mîmes à courir en nous jetant des boules de neige, et à sonner -aux portes en nous sauvant. Mais voilà que je fus prise d'un petit -besoin pressant, et impossible de me soulager, à cause des garçons. - -Nous arrivâmes à la Westerkerk, autour de laquelle nous jouâmes à -cache-cache, en nous couvrant de neige. J'aurais voulu me retirer sous -une charrette ou dans un recoin, mais les autres couraient après moi. - -J'étais au supplice: je devins tranquille et ne pouvais plus jouer; je -dis à mes camarades que le froid me figeait. - -Au retour, devant cette même église, l'accident m'arriva. Cela me coula -chaud jusque dans les sabots, et à l'instant même, des hanches à la -pointe des pieds, mes vêtements se gelèrent sur mon corps: je fus brûlée -et lacérée jusqu'au sang. Je me mis à pleurer; la neige tombait drue; -elle se collait à mes sabots en une masse compacte et pointue, qui me -faisait clopiner péniblement. En arrivant chez nous, j'eus à peine le -temps d'ouvrir la porte, et je tombai. - -Mon père me déshabilla, essuya doucement le sang, en répétant: - ---Ma pauvre petite «Poeske», elle est toute crevassée, ma pauvre petite -«Poeske»! - -Il m'assit sur une chaise devant le poêle, et me donna une tasse de café -aux trois quarts remplie de marc; mais je ne voulais rien dire, car -quand l'intention de mon père était bonne, il se fâchait si on ne -l'acceptait pas telle quelle. Puis mon père était si beau, me -semblait-il, et sa bonté si exquise que, pour rien au monde, je ne -l'aurais froissé. Je dis donc: - ---C'est bon, père, du café chaud, après avoir eu si froid et si mal. - ---N'est-ce pas, «Poeske»? je l'avais gardé pour toi. Je me disais: -Keetje va rentrer; elle aura froid, et du café bien chaud lui fera -plaisir. - ---Oui, père, c'est bon, très bon! - -Et j'avalai bravement ce résidu boueux. - - - - -LES DEUX GRENADIERS - - -Ma mère avait déjà brûlé nos joujoux, pour atténuer un peu le froid -humide qu'il faisait chez nous. Comme elle n'était accouchée que de dix -jours, elle avait peur, disait-elle, d'attraper un frisson. - -Nous attendions mon père, qui était cocher chez un loueur: peut-être -aurait-il reçu un pourboire, et pourrions-nous acheter des tourbes et du -café pour nous réchauffer. De manger, mon Dieu! on se passerait: il -fallait d'abord s'ôter cette rigidité des membres. - -Mon père rentra, courbé en deux, les mains dans les poches, tremblant -sous son bourgeron de coton. - ---Brr... il fait encore plus froid ici que dehors. - ---Tu n'as rien, Dirk, pour chercher des tourbes et du café? - ---Non. J'espérais trouver du feu: je croyais qu'une dame devait venir te -voir? - ---Elle n'est pas venue, à cause du temps, sans doute. - ---Si j'avais su, je me serais couché sous les chevaux. Quel froid! Quel -froid! On ne m'a pas laissé faire une seule course aujourd'hui: j'ai dû, -toute la journée, nettoyer des voitures à la rue, par cette température. -Les cochons! ils savent bien cependant que, quand je ne reçois pas de -pourboires, nous sommes sans pain: ce n'est pas avec leurs trois florins -par semaine que je puis entretenir un ménage de neuf enfants. - ---J'ai un frisson qui me monte le long des jambes, grelotta ma mère, et -dans mon état... - ---Nom de Dieu! Nom de Dieu! Il nous manquerait qu'il t'arrive du mal. -Couche-toi, et vous, les enfants, également: on mangera demain. Il faut -absolument du feu. - -Il se mit à chercher dans le taudis ce qu'on pourrait bien brûler -encore, mais ne trouva que les sabots des enfants. Il les jeta de côté, -et recommença à chercher... rien... Il revint aux sabots, les empila -dans l'âtre, et y mit le feu; puis il se coucha. - ---Je vais m'allonger contre toi pour te réchauffer. - -La lampe s'éteignit faute d'huile; les petits sabots brûlaient lentement -parce qu'ils étaient mouillés; mais l'atmosphère se réchauffa et une -sensation meilleure nous envahit. - -Il n'était que six heures du soir: il ne fallait pas songer à dormir. -Alors, à propos du froid, mon père raconta l'histoire de son oncle -Corneille Oldema, qui fit la guerre de Russie sous Napoléon. Il avait -assisté à la débâcle de Moscou, qu'il ne quitta qu'après avoir rempli -son havresac de chandeliers, de ciboires, et autres objets en or pris -dans les églises. De retour en Frise, la vente de ces objets, qu'un juif -avait achetés, lui rapporta de quoi acquérir une ferme et quatre belles -vaches. L'oncle avait dit: - ---«Il ne faut pas croire que j'aie volé ces choses: tout le monde -pillait, les officiers comme les autres. C'est ainsi à la guerre. Mais -peu sont rentrés chez eux, comme moi, avec leur butin: presque tous sont -morts de froid en route, ou ont été tués par l'ennemi, ou assassinés par -leurs compagnons pour être pillés à leur tour. Moi, comme Frison, je -supportais bien le froid, mais ces petits hommes bruns, qui parlaient -une langue incompréhensible, mouraient comme des hannetons. Le froid les -raidissait et leur coupait le caquet; car, pour du caquet, ils en -avaient: ils parlaient et riaient dans les situations les plus -abominables, et allaient à l'assaut comme pour le plaisir, en vrais -démons qu'ils étaient. La nourriture les préoccupait peu: du pain et un -oignon et ils avaient bien dîné; mais le froid en faisait des petits -garçons. Ils commençaient par traîner la patte, puis se frottaient les -yeux, comme pris de vertige, puis lentement ils s'effondraient et -s'endormaient. C'était fini: ils ne se réveillaient plus. - -«Un d'eux faisait route avec moi. Il lutta contre l'engourdissement: il -me parlait, me parlait; je ne comprenais naturellement rien; un peu -après, il zézayait; à la fin, ne pouvant plus se traîner, il s'accrocha -à moi, en bégayant comme un enfant, et ainsi que les autres, il -s'écroula doucement. Je pris deux timbales en or dans son havresac. - -«Si en chemin je n'avais pas mendié, le gros orteil ostensiblement hors -de la chaussure, il est probable que jamais je ne serais revenu; mais on -me prit pour un pauvre diable, sans rien.» - -Ma mère, qui s'était réchauffée, conta, à son tour, la campagne de son -oncle Hannis en Espagne. L'oncle Hannis était un petit Liégeois, très -pieux. Il avait, avec beaucoup d'autres, dû partir pour ce pays. C'était -très loin, et, à mesure que l'on marchait, la terre devenait si sèche et -les gens si bruns qu'il se disait que certainement on le conduisait au -bout du monde: et il avait raison, il a vu le bout du monde, confirmait -ma mère. On leur tirait dessus de derrière les buissons; les coups -partaient des maisons, des toits, des arbres, mais on ne voyait -personne. Alors, après une plaine jaune de sable brûlant, ils arrivèrent -au bout du monde, là où le ciel vient rejoindre la terre en une eau -bleue, bleue, comme on n'en avait jamais vu. Les camarades s'étaient -baignés dans le ciel, mais lui s'était agenouillé; par respect, il y -avait seulement trempé les mains, et, de ses doigts mouillés, il avait -fait le signe de la croix. - -Pour ce qui était de rapporter du butin, l'oncle disait que c'était un -pays de meurt-de-faim, où des femmes, noires comme des sorcières, -chantaient et dansaient beaucoup, en poussant la croupe et en faisant -claquer des petits morceaux de bois entre les doigts. Quant à boire et à -manger comme dans notre pays, là-bas les gens riches eux-mêmes ne -savaient pas ce que c'était. - ---Nous ne le savons pas non plus, conclut mon frère Hein. - -Il sonnait dix heures chez les voisins: les petits sabots étaient -consumés; le froid redevenait intense; excepté les tout petits, aucun de -nous ne parvenait à s'endormir, et la nuit était encore si longue! - - - - -LE VILLAGE ROUGE - - -Mon père, étant ivre, avait, pour quelques «dubbeltjes», vendu un vieux -harnais hors d'usage, de connivence avec un palefrenier qui, pour se -disculper, s'était empressé de le dénoncer au patron: celui-ci avait -tout simplement fait arrêter mon père. La consternation et l'affolement -furent intenses chez nous. Nous voulions savoir où mon père avait été -arrêté et où on l'avait conduit, mais nous ne songeâmes pas un instant à -la prison. - -Nous voilà donc, ma mère et moi, lâchant le ménage et tous les petits -enfants, à courir les bureaux de police d'Amsterdam. Ce fut une -randonnée lamentable. Dans le dernier bureau, où nous arrivâmes -exténuées, les agents étaient assis autour du poêle; ma mère, dans son -émoi, employa le terme d'agent secret, ce qui la fit rabrouer par l'un -d'eux. Un autre le calma, en me montrant: - ---Voyons, on les appelle ainsi. - -Puis il nous informa qu'on avait conduit mon père au «Village Rouge»: -c'est ainsi qu'à Amsterdam on désigne la prison. - -Nous rentrâmes chez nous en sanglotant; quand Mina revint de son -travail, ce furent de nouveaux sanglots, et toute la nuit se passa en -lamentations. - -Le lendemain était un dimanche; une nuit d'insomnie et de réflexion -m'avait surexcitée, et je fis une sortie violente contre mon père. - ---En somme, c'est encore pour boire qu'il nous a conduits à cette honte. -Nous n'oserons plus sortir. Moi, je flanque dans le canal le premier qui -s'avisera de me regarder de travers. Au moins si c'était pour nous -nourrir qu'il avait volé! mais non, c'est pour du genièvre. Je ne pleure -plus: c'est très bien fait. - ---Tais-toi, Keetje, Dirk a remué toute la nuit; il ne faut pas qu'il -t'entende, car il se battra à mort si on l'insulte à ce propos: ne le -réveille pas. - ---Je ne dors pas, cria Dirk, et il se mit à pleurer. - -Mina trouvait qu'il fallait nous ramasser, qu'en somme ce n'était pas -nous qui avions fait la chose. - -Nous nous claquemurâmes toute cette matinée. L'après-midi, les uns après -les autres se risquèrent dehors. Il faisait très beau. Je sortis avec -précaution de l'impasse, et filai le long des maisons, en affectant des -allures pressées. Au bout du canal, je rencontrai ma meilleure amie, -seule également. Je voulais d'abord me cacher, mais son frère aussi se -trouvait au «Village Rouge»: il était matelot et, son père lui ayant -refusé de l'argent, il avait vendu son uniforme. Nous fûmes donc comme -poussées l'une vers l'autre. - ---Rika, dis-je, allons nous promener aux «Schansen». - -Les «Schansen» étaient des boulevards extérieurs qui menaient à la -prison. Nous aboutîmes à celle-ci comme par hasard; nous marchâmes -autour du «Village Rouge», en inspectant toutes les fenêtres, nous -arrêtant à chaque instant et parlant haut dans l'espoir d'être entendues -par les nôtres. Mais non! rien ne bougeait. Puis nos regards se -rencontrèrent, et nous tombâmes dans les bras l'une de l'autre en -pleurant; nous appelâmes éperdument nos prisonniers, et nos cris: - ---Père! Père! - ---Fritz! Fritz! - -s'entremêlèrent dans nos sanglots. - -Nous trouvâmes des excuses en disant que mon père était ivre et ne -savait ce qu'il faisait, et que son frère était si jeune! - -Après quelque temps, on relâcha mon père, son larcin d'ivrogne ayant été -jugé trop insignifiant pour justifier une poursuite; mais le mal était -fait, et il ne trouva plus de travail chez aucun loueur de la ville. - - - - -MARCHANDE DE RUE - - -Les jours suivant l'incarcération de mon père, la misère devint atroce -chez nous. Les trois florins de salaire qu'il gagnait par semaine, -servaient à payer le loyer et les quelques dettes criardes; pour le -reste, nous vivions au jour le jour des pourboires qu'il recevait. Et -maintenant tout était supprimé du coup. - -Nous délibérâmes avec une vieille voisine sur le parti à prendre. Elle -et presque tous les habitants de notre impasse étaient des colporteurs -allemands, qui vendaient des poteries en terre. Elle mit trois -casseroles sous mon tablier d'enfant, m'expliqua combien elles -coûtaient, ce qu'elles devaient rapporter, et le boniment que j'avais à -faire pour les vendre. - -Chez moi, toute émotion se traduit par des tremblements. Je partis donc -en tremblotant. Je pris le quartier juif où, de porte en porte, j'offris -très timidement mes casseroles. On avait refusé partout, et voilà qu'une -juive m'acheta les trois pots à la fois. Ah! par exemple! du coup, de -froid que j'avais, je pris la fièvre. Je cours à la maison chercher -trois autres casseroles: je les vends. Quelle joie! Le soir, j'avais un -gain inespéré d'un demi-florin. J'écrivis tout de suite à mon père de ne -pas s'inquiéter de nous: que, moi, je gagnais largement la vie pour -tous; que je n'avais plus de semelles à mes souliers, mais que je -mettrais des sabots; qu'il devait seulement songer à s'innocenter de son -larcin. - -Me voilà marchande de rue! En quelques jours, avec un peu de crédit, -j'eus une charrette pleine de poteries, qu'en criant je débitais de -porte en porte: «Koop! potten en pannen Koop!»[7] - - [7] Achetez des pots et des casseroles! Achetez! - -Comme les Pâques Juives approchaient, j'allai dans la Joden Breestraat -me poster parmi les autres colporteurs, chez qui les juives venaient -renouveler leur vaisselle de Pâques. Comme tous les marchands, je -devenais fourbe. Quand je pouvais coller une casserole fêlée à un -client, je n'y manquais pas; les chrétiens se fâchaient, et j'avais à -m'excuser, mais les juifs point. Un jour, une juive me demande un pot; -je lui en montre un; au moment de l'acheter, elle le retourne et -aperçoit une fêlure: elle ne me dit rien et en prend un autre. Survient -une deuxième juive à qui je veux passer le même pot: elle l'avertit -simplement: - ---Ne prenez pas celui-là: il est fêlé. - -Ni l'une ni l'autre ne se fâcha de ce qu'à deux reprises, j'avais essayé -de tromper. Mais où tous s'emportèrent et s'ameutèrent presque contre -moi, et où je n'eus que juste le temps de filer avec ma charrette, c'est -quand ils trouvèrent une tartine beurrée dans une des casseroles qu'ils -devaient acheter «Kaucher» pour les Pâques. - -Je fis la connaissance de plusieurs petits marchands juifs de mon âge -qui vendaient, qui des lacets de souliers, qui des boucles d'oreilles à -un «dubbeltje» la paire, épinglées sur un carton, et qu'ils débitaient -en criant à tue-tête, en arrêtant les passants, et en vantant leurs -marchandises, comme si c'eussent été des perles fines. Ils étaient très -attirés vers moi et tournaient toute la journée autour de ma charrette; -mais leur yeux guettaient l'acheteur: chaque fois qu'ils croyaient en -voir un, ils bondissaient jusqu'au milieu de la rue, en poussant des -exclamations comme s'ils apercevaient une vieille connaissance. - ---Je suis là. Vous m'achetez toujours. C'est ceci que vous demandez? -Voilà! c'est pour rien. - -Puis ils revenaient vers moi causer de tout, de notre commerce, de nos -goûts, et tout cela honnêtement, avec une logique qui me frappa, et sans -jamais un mot déplacé. - -Ils avaient aussi une jactance imperturbable, qui m'impressionnait fort. -J'exprimais à l'un d'eux mon étonnement de le voir colporter des broches -en verroterie alors que, la semaine précédente, il vendait des figues. -Il me répondit avec emphase qu'il faisait tous les huit jours un autre -négoce, que la vente dans le quartier n'allait pas deux semaines de -suite avec le même article, qu'il fallait être de son époque et -renouveler toujours. Ah! les adorables intelligences, claires, lucides, -logiques, et surtout civilisées! Mais je ne savais pas mettre de mots -sur mes sensations, et je ne fus qu'agréablement surprise de ne pas -trouver l'infâme Juif de la légende, dont la peur m'avait presque -empêché d'offrir ma marchandise dans le quartier. Et voilà que je les -trouvais bien supérieurs à moi! - -Je crois aussi que mes boucles blondes leur faisaient impression; puis -ils se disaient l'un à l'autre, non sans quelque étonnement: - ---Elle comprend, et nous pouvons avoir confiance. - -Bref, nous étions très à l'aise ensemble et réciproquement charmés. - -Après les Pâques Juives, je me répandis par la ville avec mes poteries. -J'errais sur les grands canaux d'Amsterdam, qui m'attiraient toujours -par leurs hôtels sévères aux majestueux perrons, par leur bordure de -vieux arbres aux frondaisons opulentes, par l'eau d'un vert noirâtre où -parfois une barque à voile glissait silencieuse, par le grand calme qui -s'en dégageait et qui me reposait du bruit et de la pauvreté de chez -nous, où les enfants pleuraient toujours de malaise et de faim. Là, il -faisait tranquille et exquis: je pouvais m'isoler, et me raconter des -histoires ou lire les «Mystères de Paris». - -J'étais Fleur-de-Marie, et quand Rodolphe me reconnaissait comme sa -fille, je ne faisais que changer de robe pour être une princesse, en -avoir les épaules, les mains blanches et le langage. J'aurais grasseyé: -les riches grasseyent. Ce n'est pas moi qui aurais embêté mon prince de -père pour rentrer à l'impasse, comme Fleur-de-Marie pour retourner à la -Cité: non, je l'aurais supplié qu'il en retirât les miens. Etre -princesse sans Klaasje et Keesje, m'en enlevait tout le goût. Mère et -Mina y retourneraient certainement, les jours où elles mettraient des -robes neuves. - -Dieu! que la femme Segers va rager! Elle se cachera en les voyant venir. -Puis la propriétaire, qui n'a aucune pitié de nous maintenant que père -est en prison, sera bien déconfite aussi quand on partira en lui payant -l'arriéré, et en laissant tout dans la chambre. On lui dira: «Nous -n'emportons pas ces guenilles, donnez-les aux pauvres. Nous sommes des -Princes.» - -Mes rêves ne me faisaient cependant pas oublier la réalité. Je ne -vendais rien sur les grands canaux: les gens riches achètent dans les -magasins, et les larbins me claquaient la porte au nez en m'insultant. -Alors, je retournais dans les rues populaires, où la vente marchait: -«_Koop! potten en pannen, Koop!_» - -A midi, j'allais, pour cinq «cents», dîner au «Lokaal». Tous les -marchands de rue, les tourneurs d'orgue, les aiguiseurs de ciseaux, -enfin tous les gagne-petit de la rue, tous les éclopés, les épileptiques -et les aveugles venaient y manger. Les hommes prenaient un plat de fèves -avec un morceau de graisse au milieu, en guise de viande; les femmes -mangeaient beaucoup de l'orge au sirop; mais les enfants, comme moi, -choisissaient tous du riz saupoudré de cassonade: c'était servi très -chaud et très propre. On avait aussi du pain et du café pour le même -prix: tout, jusqu'au bain, coûtait cinq «cents». On laissait dehors les -orgues, les charrettes, et les balles remplies de marchandises, et -jamais rien n'était soustrait. - -Je rencontrais là mes voisins, les autres marchands de poteries. Un -d'eux, Willem, était un garçon de mon âge; quand nous colportions -ensemble, il m'aidait à monter, avec ma charrette, les nombreux ponts -d'Amsterdam, ce qui était très dur pour moi. Il me dit un jour qu'il me -préférait à tous, et me demanda si, moi aussi, je l'aimais un peu. -J'avais la tête baissée et je tremblais; je répondis que oui. Alors il -m'aidait régulièrement à passer les ponts, et, quand la vente marchait, -il achetait quelques friandises dont il me donnait la plus grosse part. - -Un matin, Willem se trouvait parmi plusieurs colporteurs de l'impasse, -arrêtés au Canal des Lys: c'étaient des grands, presque des hommes. -J'arrivais sur la rive opposée et devais, pour les rejoindre, monter un -pont très raide. Willem accourait à mon secours, mais les autres, se -moquant de mes efforts, lui crièrent de ne pas m'aider. Il était déjà au -milieu du pont quand, honteux de leurs quolibets, il rebroussa chemin. -La tâche était excessive pour mes forces: comme j'avais pris le tournant -trop court, si je reculais, je tombais dans le canal avec ma charrette; -je me raidis et, poussant aussi fort que je pouvais, je traversai le -pont. Mais, au lieu d'aller vers les camarades, je continuai droit sur -l'autre canal, et ne voulus plus jamais ni de l'aide, ni des friandises -de Willem. Je l'avais trouvé lâche, et sans explications, c'était fini; -mais il était si enfant que son chagrin ne parut guère; il n'était pas -assez fin non plus pour comprendre: c'était un bon gros chien, avec un -beau rire exubérant. - -Comme, les Pâques Juives finies, je ne rapportais plus qu'un gain -dérisoire pour les dix bouches qu'il fallait nourrir, nous finîmes par -manger le fonds avec le gain, et après un petit temps, tout était -consommé. - - - - -UNE LEÇON DE VIE PRATIQUE - - -Pendant sa dernière grossesse, ma mère avait souffert de telles -privations, et les transes de deux expulsions en un seul hiver l'avaient -si fort déprimée que, pour la première fois, elle mit au monde un enfant -débile. - -C'était une petite fille blonde, à tête d'ange, toujours un peu penchée -de côté. Nous la perdîmes au bout de deux ans. - -Ma mère en eut une douleur que rien n'apaisait. Nous l'entendions -murmurer à voix basse: - ---Ma petite fille! ma petite fille! Elle est morte de misère. - -Elle nous rappelait constamment les gestes de son bébé, qui ne savait -pas encore parler. - ---Te rappelles-tu, Keetje, quand elle était sur mes genoux à table, -qu'en voyant le pain, elle me faisait ouvrir le tiroir? Et comme elle -savait bien choisir, parmi les couteaux, le couteau à pain qu'elle me -tendait alors, triomphante! Et quand, pour lui faire une niche, je lui -présentais le sein au lieu d'une tartine, te souviens-tu de sa grimace, -parce qu'il lui rappelait le goût de la moutarde que j'y avais mise pour -la sevrer? - -Et ma mère riait en pleurant. - -Puis elle allait prendre dans une petite boîte la mèche de cheveux -blonds, auxquels adhéraient encore des lentes, et se plaçant sous la -lucarne de notre mansarde, pour pouvoir en distinguer la couleur dorée, -elle l'embrassait en sanglotant. - -Enfin ma mère était devenue malade, et moins que jamais s'occupait de -ses enfants vivants. - -Le docteur des pauvres vint la voir. Il nous regarda tous en disant: - ---Quels beaux échantillons d'enfants! - -«Mais vous êtes tous malades: la fièvre vous ronge. Quant à vous, petite -femme, il est temps de vous soigner sérieusement. Je vais prescrire de -la quinine, je vous permets d'en donner un peu à vos enfants. Puis -vous... que faire? Il faudrait des oeufs, de la viande, du vin. Au mot: -vin, nous avions tous levé la tête, stupéfaits. - -Du vin à des pauvres! - -Ce monsieur nous semblait dire des bêtises, tant chez nous, l'idée de -vin, se confondait avec l'idée de gens riches et de ripaille. - -Il se rendit compte de notre ébahissement, nous embrassa d'un regard -circulaire, haussa les épaules et sortit. - -Nous considérions notre mère presque avec respect, d'avoir une maladie -qu'une boisson aussi distinguée que le vin devait guérir. La viande, les -oeufs nous avaient moins frappés: nous voyions, autour de nous, des gens -qui en prenaient le dimanche; mais du vin!... jamais! Cela nous -effarait. Mon premier mouvement fut d'aller, la tête en feu, raconter la -chose chez les voisins. - -Quand mes parents voulaient causer, ils devaient attendre qu'ils fussent -couchés, et les enfants endormis. Comme j'avais des insomnies, -j'entendais souvent leurs réflexions et leurs propos: j'apprenais ainsi -leurs projets et je partageais leurs inquiétudes. - -Ce soir-là, quand la lumière fut éteinte et que mon père nous crut -endormis, il appela doucement: - ---Mina! - ---Oui, père, répondit-elle. - ---Est-ce que Keetje dort? Cette gamine passe ses nuits à s'agiter. - -Elle me poussa du coude et, comme je ne bougeais pas, elle fit: - ---Oui. - ---Écoute: on t'envoie souvent, dans ton service, chercher du vin à la -cave? - ---Oui, la vieille ne sait pas bien descendre, et le fils ne veut pas: -alors on m'envoie. - ---Eh bien! tu devrais prendre quelques bouteilles de vin pour mère. - ---Non, Dirk! Non, Dirk! ne lui dis pas ça, protesta ma mère. - ---Laisse donc! - ---Je n'ose pas, père. Le fils descend de temps en temps pour en prendre -du très bon, et il s'apercevrait qu'il manque des bouteilles. Il y en a -juste deux sur un tas de rangées de six: si j'en ôte, il pourrait le -voir. - ---Aussi ne faut-il pas enlever ces deux bouteilles, mais toute une -rangée, et remettre les deux sur le tas: de la sorte, cela ne se -remarquera pas. - ---Et comment faire sortir ces six bouteilles? - ---Tu les placeras sous la provision de charbon, et chaque matin tu en -cacheras deux dans le bac aux ordures, au moment de le mettre à la -porte; je me charge du reste. - ---Oui, ainsi cela pourrait se faire, fit Mina, après un moment de -réflexion. - ---Tu devrais bien aussi m'apporter un des pantalons du vieux monsieur, -puisqu'il est paralysé et ne s'en sert plus. - ---Un pantalon! de quelle façon l'emporter? la vieille me remet, tous les -soirs, mes deux tartines au moment de mon départ. - ---En faire un paquet serait maladroit, c'est évident. Il faut le mettre, -et replier les jambes jusqu'aux genoux: en les attachant avec une -épingle, cela tiendra, et personne ne verra rien. - ---Ah non! le vieux a la peau qui pèle, et il se gratte continuellement -jusqu'au sang. Je ne veux pas mettre sur moi un objet qui a touché sa -peau. - -Je la sentais, à côté de moi, frissonner de dégoût. Elle me donna des -coups de pieds et des coups de coude, de révolte, qui m'auraient -éveillée dix fois si je n'avais été tout oreilles. - -Mon père ne se fâcha pas, mais se fit persuasif. - ---Voyons, nous sommes sains: je n'ai jamais rien attrapé. C'est une -blague, la contagion; je n'ai plus de fond dans mon pantalon: un de ces -jours, je ne pourrai plus sortir. - -Le lendemain, mon père rentra avec deux bouteilles de vin: on en -déboucha tout de suite une. C'était du vin couleur... jus de choux -rouge... Il en versa une demi-tasse à ma mère, qui le but en contractant -la bouche, comme si elle avait mordu dans une baie sauvage. Puis, avec -une cuillère, il nous en donna à goûter, mais nous fîmes tous -d'affreuses grimaces. Il but alors à même la bouteille, la vida aux -trois quarts, et claquant de la langue, il déclara: - ---Cela n'a pas de goût: je préfère un «bittertje»[8]. - - [8] Amer. - -Ma mère devint écarlate et eut des nausées: il fallut la soigner toute -la journée. - -Le vin ne put jamais s'acclimater chez nous. - -Mina, en rentrant le soir, fit un signe à mon père; il la suivit dans le -petit couloir obscur qui précédait notre chambre. Quand ils revinrent, -elle courut se frotter les jambes avec un torchon, en répétant: - ---Hou! hou... sa peau pèle, sa peau pèle! - -Le lendemain, mon père mit un bon gros pantalon, dont ma mère, en -clignotant fiévreusement des yeux et en tressautant à chaque bruit, -avait changé les boutons. - - - - -JE QUITTE MA PLACE - - -Dès mon entrée dans l'impasse, j'entendis les jolies voix des miens, qui -chantaient des psaumes en choeur. Un bien-être m'envahissait. Je -précipitai le pas, et entrai chez nous en coup de vent. Les voix se -turent dans un couac. - ---Comment! c'est toi? - ---Oui. - ---Tu as quitté ta place? - ---Oui. - ---Bientje! zézaya un de mes petits frères, en étendant ses menottes vers -moi. - -Je le pris sur mes bras. - ---Klaasje, Klaasje, je suis revenue. - ---Mais je te croyais si bien nourrie dans ton service, dit mon père. -Quand on est bien nourrie, on doit supporter beaucoup. Nous chantions -pour oublier la faim, et tu vois, la lampe va s'éteindre, faute d'huile. - ---Je savais tout cela, et je suis revenue quand même. Les premiers -jours, étant affamée, je torchais tous les plats avec ma langue, j'étais -insatiable. Mais quoi! je ne suis pas une mendiante: je ne veux donc pas -être nourrie de leurs restes. Je les ai vus remettre des pommes de terre -de leurs assiettes sur le plat: c'était pour nous, et ils nous donnaient -des tartines dans lesquelles ils avaient mordu. Eh bien! quand je -travaille, je prétends ne pas être traitée ainsi. - -«Je comprendrais qu'ils ne donnent pas de leur pain d'épice, ou de leur -bon boudin de foie, et autres «délicatesses» qu'ils mangent devant vous -sans jamais rien vous en passer. Soit! mais je ne veux pas que mes -tartines aient traîné sur leurs assiettes. - ---Tu oubliais la faim que tu as eue ici. - ---Non, père, seulement quand on travaille, ce n'est pas comme si on -recevait une charité. - ---Tu es ingrate, petite: tu mangeais le pain de tes maîtres et tu -n'étais pas contente. - ---Ah! non! Je mangeais le pain de mon travail, et non le leur. C'est -comme la femme de journée, qui geignait de devoir travailler pour les -autres. Je lui ai dit: «Tu travailles pour les autres? Moi pas: je -travaille pour gagner ma vie. Crois-tu que je mettrais un seau d'ici là -pour cette usurière qu'est notre patronne, si elle ne me payait pas? -plus souvent!» Donc, je travaille pour gagner ma vie; mieux je -travaille, mieux je dois être traitée, et je travaille de mon mieux. - -«J'avais prévenu la patronne, et comme, ce soir encore, elle nous a -donné des pommes de terre visiblement tripotées, je suis partie sans -vouloir manger. - ---Eh bien! tu pourras te coucher sans souper, et te lever sans déjeuner. -C'est incroyable, quand on a à manger, de demander davantage. - ---Mon Dieu! père, je n'irai pourtant pas vider les vases de cette -ignoble vieille, et encore être son obligée! Je travaille, elle me paye: -nous sommes quittes; mais je ne veux pas être payée avec des reliefs. - ---Voilà, c'est la nouvelle souche qui parle ainsi: nous ne pensions pas -à tout cela. - -Je haussai les épaules et j'allai m'asseoir avec le petit. Le chat me -sauta sur la nuque et s'y installa; le bébé s'endormit. Au bout d'une -demi-heure, j'avais le sang à la tête de respirer l'air empesté de notre -taudis; j'étais néanmoins frémissante de bonheur de me trouver parmi les -miens. - -Je grandissais, et commençais à échapper complètement à mes parents. -J'étais sans aucune instruction; mais depuis l'âge de sept ans, auquel -j'avais appris à lire, je dévorais avidement n'importe quel écrit qui me -tombait sous la main. En 1870, j'allais, en me rendant à l'école, lire, -depuis le premier mot jusqu'au dernier, les dépêches de la guerre -affichées aux devantures des magasins, et ces massacres me hantaient au -point que je ne parvenais plus à m'appliquer aux leçons. J'avais suivi -toute l'affaire Tropmann dans les journaux collés au recto et au verso -sur les murs à affiches d'Amsterdam; j'ai lu ainsi des feuilletons -entiers. - -Mais mon impressionnabilité avait surtout été mûrie par la misère, qui -nous obligeait à ruser pour avoir du crédit, qui nous faisait passer par -toutes les transes du loyer qu'on ne pouvait payer, et la honte des -créanciers qui venaient nous insulter et ameuter les voisins. Des -infamies s'étaient incrustées dans ma mémoire, comme celle de l'usurière -qui avait gardé l'argent épargné sur la faim de nos enfants, et ne nous -avait pas rendu les vêtements que nous étions venus dégager. - -Tout cela m'avait composé une nature étrange, où une grande candeur -naturelle s'alliait à une sensibilité et à une compréhension au-dessus -de mon âge. J'étais prête à toutes les besognes, mais intraitable devant -ce qui me semblait une injustice. J'étais souple et en même temps peu -maniable, comme le prouvait ma fugue de ce soir. - -La lampe continuait à baisser; nous nous couchâmes, mes parents dans -l'unique alcôve, les neuf enfants sur des paillasses par terre. - -Quand je m'y étendis à mon tour, j'eus ce léger vertige qui me prenait -chaque fois que je me couchais à terre. J'ajustai les petites fesses de -Klaasje dans mon giron, et m'endormis dans le ravissement de sentir -contre moi ce petit être adoré. - - - - -MA FILLE, MONSIEUR CABANEL - -(Félicien Rops). - - -Mina s'était prostituée par paresse et veulerie. Elle était chue dans -une maison discrète, à l'air respectable et effacé, où, le soir, se -glissaient des messieurs du meilleur monde. Les femmes n'y allaient qu'à -la nuit. Elles appelaient la tenancière: «Mère», et devaient, après -avoir reçu un client, remettre leurs chapeaux et leurs gants, comme si -elles ne venaient que d'arriver. - -Quand ma soeur eut fait le tour des habitués, qui ne reprenaient jamais -la même femme, elle ne gagnait plus rien. Tous ses beaux vêtements -étaient au mont-de-piété, et ce fut, chez nous, la famine comme avant, -car mon père, usé par les privations et par l'alcool, ne travaillait -plus. - -Ma soeur m'avait, une fois, conduite dans cet endroit. J'avais quinze -ans. J'étais blonde et fraîche, un vrai poulet de grain. Je n'avais -guère de chair, mais une fine peau gaînait une charpente des plus -flexibles, une petite croupe haute et étroite, deux tetons menus comme -de gros bourgeons, où la sève montait lancinante et que je protégeais -d'instinct de mes deux mains. - -La tenancière avait insinué que des petites comme ça étaient fort -demandées. Oh! rien que pour montrer leurs jambes à de vieux messieurs -tout à fait respectables. Rien, rien à craindre! J'avais été très -indignée quand j'eus compris ce que ma soeur était devenue et où elle -m'avait conduite, et je l'avais traitée de putain. - -J'étais, à cette époque, en service chez des diamantaires juifs, qui, -pendant une longue crise de l'industrie du diamant, s'étaient faits -marchands de vieux habits. Le ménage se composait d'une dizaine de -personnes: tout cela grouillait dans une grande chambre et un réduit; on -faisait, le soir, les lits par terre. L'argent qu'ils gagnaient, passait -à la nourriture, de préférence des douceurs, et à des toilettes -voyantes. J'étais chez eux comme un enfant de la maison, et dormais avec -les deux fillettes de mes patrons. Tous me témoignaient beaucoup de -sympathie, parce que j'étais douce et vaillante: une grande bonhomie -régnait dans nos rapports. Nos poux même sympathisaient. Les juifs -avaient des poux noirs, moi des blonds, et au bout de quelques jours, -nous avions fait des trocs. Nous eûmes tous des poux noirs, blonds, et -des métis châtains, mais aucun de nous ne s'offensait de ce libre -échange; nous les tuions, avec le pouce, sur le coin de la table, et -éprouvions un plaisir féroce à les entendre craquer sous l'ongle. - -Un soir de sabbat, j'allais me déshabiller pour me mettre au travail, -quand ma mère vint. Elle demanda à la juive si je ne pouvais sortir -pendant quelques heures, ajoutant que mon oncle d'Allemagne était arrivé -et voulait me voir avant de partir. Je devinais le mensonge. Au bas de -l'escalier, attendait Mina habillée en traînée, les cheveux coupés court -et frisés au fer comme ceux d'un acrobate, le visage camard -grossièrement fardé de blanc et de rouge. Je me fâchai, disant que je ne -voulais pas qu'on vînt me faire honte chez mes patrons. Elle me répondit -que je devais être plutôt flattée qu'une soeur si bien mise venait me -voir. - ---Oui, mais ton air de grue, et la gueule de clown que tu t'es faite, en -disent long sur ta belle toilette. Voyons, qu'y a-t-il? Quelle est cette -blague d'un oncle qui désire me voir? - ---Écoute, fit ma mère, Mina ne gagne plus rien: tous ses vêtements sont -au clou. Nous mourons de faim. Il y a un vieux monsieur qui veut voir -tes jambes. - ---Ah non! je ne veux pas! - ---Je te l'avais bien dit: il n'y a rien à faire avec cette créature -enfantine! Allons! les petits sont malades de faim. - -On me mit une épaisse voilette pour cacher ma figure d'enfant, et ma -soeur m'emmena. Je portais une robe de coton clair, toute sale de -l'avoir traînée sur les perrons, en jouant avec les enfants durant ce -long jour de sabbat, et un vieux chapeau de dame, mise-bas de ma -patronne. Ce chapeau chiffonna la tenancière: elle craignait que son -client ne pensât que j'avais déjà cascadé. Elle ne cessait de répéter: - ---Mais quel beau chapeau! tu l'as emprunté pour venir ici? - -Elle insistait tellement que le client, agacé, finit par dire: - ---Mais non, cette guenille est bien à elle! - -C'était un homme de cinquante à soixante ans, maigre, de grande allure. -Il me mania fiévreusement, en s'exclamant: - ---Jolie, jolie! - -Mon petit corps jamais lavé, mes cheveux bouclés remplis de poux, -semblaient lui faire beaucoup plus d'impression que si j'eusse été -imprégnée de parfums et enveloppée de dentelles; mais la plus grande -attraction pour lui, fut certes la douleur que je ressentais. - -Avant de partir, il me donna des florins, en répétant: - ---Jolie! Jolie! - -Ma soeur m'attendait; quand je lui dis ce qui s'était passé, elle me -répondit: - ---Je le savais. Maintenant tu ne pourras plus me traiter de putain. - -Nous rencontrâmes ma mère sur le pont de notre canal; elle avait des -plaques rouges sur les pommettes, et clignotait anxieusement des yeux. -Je lui donnai les florins; elle me jeta un regard éploré, que j'évitai. - -Rentrée chez les Juifs, je me mis à relaver la vaisselle du sabbat. - - - - -TROISIÈME EXODE - - -Après plusieurs années effroyablement remplies de jours de famine, il -nous fallut également quitter Amsterdam. Cette fois, ce fut pour la -Belgique. La Ville paya notre émigration. Nous fûmes de nouveau -embarqués le soir, sur un bateau. L'état morbide de mes quinze ans avait -donné à mon esprit une acuité qui me faisait comprendre toute l'étendue -de notre misère, et j'aimais Amsterdam. Quand nous passâmes sous le pont -de la Haute-Écluse de l'Amstel et que la ville resta derrière nous, je -devins pâle et grelottai, comme prise de fièvre. - -Il y avait sur ce bateau un monde interlope. Un homme et une femme se -disputaient et furent débarqués, en pleine nuit, sur le quai d'une -écluse, d'où ils invectivèrent le capitaine. Dans la cabine commune, -plusieurs passagers jouaient aux cartes et aux dés: tous avaient trop -bu; le tabac, l'alcool, et une odeur fade, indéfinissable, -empuantissaient l'atmosphère. Un ivrogne avait accaparé tout un banc, -s'y était étalé sur le dos, et divaguait à haute voix, en se donnant de -grands coups de poing sur la tête; son haleine d'alcoolique semait la -nausée. Nos enfants dormaient sur des coins de banc; Mina se faisait -peloter par un des chauffeurs; ma mère et moi étions accroupies dans un -coin à terre, serrées l'une contre l'autre, très apeurées et n'osant -dormir. - -Nous arrivâmes le matin à Rotterdam, où des agents de police nous -attendaient; ils interpellèrent ma mère, en demandant «si c'était elle, -cette femme». Je fus si humiliée qu'en traversant la passerelle, je dis -tout haut à l'un d'eux: - ---Mais on va croire que nous sommes des malfaiteurs! - ---Non, mon enfant, répondit-il, nous ne les traitons pas ainsi. - -Ah! cela me soulageait. Ils nous conduisirent très aimablement jusqu'à -un bateau en partance pour Anvers. - -Ma mère avait emporté une provision de petits pains rassis qu'on vendait -au rabais. Hein vint me dire, tout joyeux, qu'il aimait beaucoup -voyager, qu'au moins on mangeait bien, qu'il avait eu quatre petits -pains. Moi, je n'avais rien pris: j'avais la gorge serrée et l'estomac -fermé, et chez nous, on ne demandait jamais si on voulait manger: on ne -donnait qu'à celui qui réclamait. - -Dans les écluses de Hansweert, des Zélandaises descendirent sur le -bateau pour vendre des cerises. J'en aurais bien mangé, des cerises, si -seulement j'avais eu quelques «cents» pour en acheter. Je n'avais jamais -vu le costume zélandais, et fus tout à fait séduite par le beau bonnet -de dentelle, à larges ailes, et les ornements d'or attachés de chaque -côté des tempes. Le riche collier en corail et le corsage à fleurs -brodées, entouré aux épaules d'un fichu de velours, m'attiraient -spécialement. J'aurais voulu être paysanne zélandaise pour pouvoir -m'habiller ainsi; même l'amoncellement des jupes, qui les faisait rondes -comme des cloches, me plut. En remontant l'échelle, une des Zélandaises -eut sa jupe soulevée par le vent, et l'on vit qu'elle ne portait pas de -pantalon. Ah! la joie que cela provoqua! Je fus surtout écoeurée des -rires des femmes, parmi lesquelles ma soeur Mina qui s'était fait offrir -des cerises; je lui jetai entre les dents: «Salope!» - -A Anvers, mon père nous attendait sur le quai. Cette ville, très morte à -cette époque, me déplut. Le flamand qu'on parlait autour de moi me -semblait ce que j'avais, de ma vie, entendu de plus grossier. Une dame -bien mise disait à un enfant: «Marche, marche, ou je te donne sur ton -cul.» Je vis de grandes fillettes s'accroupir, en se découvrant plus -haut qu'il n'était nécessaire, sans la moindre retenue. Ah! si c'était -là le Belge! Je demandai où se trouvaient les canaux. Je ne me figurais -pas de ville sans canaux. - ---Il n'y en a, dit mon père, que dans le quartier des prostituées, et -encore! - -Pas de canaux! Je pris tout en aversion dans cette ville. - -Nous mîmes nos frusques sur une charrette à bras, que Hein et moi -poussâmes jusqu'au fond d'un faubourg. - -Cette fois, mon père ne s'était même pas avisé de chercher une demeure -quelconque. De braves cabaretiers chez qui il logeait, nous permirent de -coucher dans leur grenier. - ---Il n'y a que le cordonnier du premier qui y travaille, nous dit la -femme. Nous mîmes de la paille par terre, et nous voilà couchés, ayant -tous la migraine, à proximité de ce cordonnier, qui nous reluquait, ma -soeur et moi, et qui, dès cinq heures du matin, tapait dur sur le cuir. - - - - -FABRIQUE DE CHAPEAUX - - -J'avais dix-sept ans. Nous habitions à Bruxelles un quartier ouvrier. -Nous ne savions pas un mot de français, et même le «marollien» nous -était inintelligible: cela nous empêchait tous, mon père le premier, de -trouver un travail convenable. - -Une jeune femme du voisinage m'emmena à la fabrique de chapeaux où elle -était employée; je fus embauchée. On me conduisit dans un grand atelier -rempli de vapeur, où des femmes, presque toutes jeunes, besognaient, les -manches retroussées, devant de longs bacs remplis d'eau chaude, -additionnée de vitriol, me dit-on. Elles s'arrêtèrent un instant pour me -dévisager; puis les têtes se penchèrent, les bras s'abattirent, et le -travail reprit, fiévreux. Je trouvais très jolie, en entrant dans la -salle, la buée argentée, où ces jeunes bras nus et ces chevelures de -toutes nuances se démenaient dans une grande activité; mais quand il me -fallut respirer les émanations qui s'en dégageaient, cette impression -presque inconsciente de beauté se dissipa bientôt. - -On me conduisit vers une jeune femme qui devait me mettre au courant: -elle me reçut assez mal, car, comme on travaillait à la pièce, s'occuper -de moi était pour elle une perte de temps. - -Le travail consistait à tremper dans l'eau vitriolée de longs bonnets en -laine, et à les enrouler en les frottant sur une tablette attenante aux -bacs. On répétait l'opération jusqu'à ce que les bonnets fussent assez -rétrécis pour en façonner des chapeaux de feutre. On suait -abominablement à cette besogne, et, par cet hiver glacé, toutes presque -toussaient. L'eau était très chaude, l'acide corrosif: mes ongles se -ramollirent en quelques heures, et se cassèrent, en laissant dépasser un -gros bourrelet de chair au bout de chaque doigt. A l'heure du déjeûner, -mes mains étaient si gonflées et si douloureuses que je ne pus presque -tenir ma tartine. Pendant ce repas, mon interrogatoire commença: - ---Comment je m'appelais? - ---Keetje Oldema. - ---Quoi? ce n'est pas un nom! - ---D'où je venais? - ---De la Hollande. - ---Ah! et c'est là qu'on parle cette langue que vous babillez? Eh bien! -non, je ne voudrais pas parler ainsi. Et vos cheveux, vous les frisez la -nuit pour les avoir ainsi ondulés le matin? - ---Non, ils sont ondulés, disais-je, en caressant mes bandeaux. - ---Oui, on connaît ça. - -Elles ne m'aimaient pas. Pourquoi encore une fois? Partout je produisais -la même impression. Je sentais que pour un rien, comme à l'école, elles -m'auraient mise en charpie. Enfin! Une fille, au nez retroussé, me -demanda si je savais chanter. - ---Oui. - ---Alors, chantez-nous quelque chose. - -J'entonnai l'air national hollandais. Elles me regardèrent, ébahies. - ---Ah bien! c'est comme à l'église. Vous allez à la procession? - -J'étais très humiliée de cette demande. - ---A la procession, moi? Ah non! je ne crois pas à ces bêtises. - ---Et à la messe? - ---Non plus. - ---Vrai! vous en êtes, une pratique. Nous y allons, nous, à la messe. - -J'entendais chuchoter: «C'est une juive.» Celle qui m'avait fait chanter -n'en revenait pas, tant elle était écoeurée de mon chant. - ---Ça, chanter! Zut! écoutez: moi, je sais chanter. - -Elle se campa, les deux poings sur les hanches, la tête relevée de façon -que la lumière jouait jusqu'au fond de ses narines dilatées, et, la -bouche démesurément ouverte, elle gueula d'une voix de poitrine, poussée -en pointe: - ---«Ah! haha! men lief is no den Euss», etc. - -Des «Ça est bien!» accueillirent son chant et ses gestes. - ---Voilà comme on chante chez nous. Tout le monde comprend cela, tandis -que ce que vous avez miaulé... - -Une moue acheva sa pensée. Inutile! elles me détestaient d'instinct. On -m'avait envoyée, dans un autre atelier, chercher des sacs de laine. En -traversant la cour, je croisai un vieux monsieur qui me dévisagea, puis -me suivit. Dans l'escalier, il me parla en français, mais je ne -comprenais pas. Il me fit alors signe de le suivre aux greniers. Cette -fois, je compris et fis non de la tête. Quand je redescendis, il était -encore là. Il continua sa mimique, moi la mienne, et je rentrai à -l'atelier. - ---Ah! ha! le patron! chuchotèrent-elles. - -Et toutes de l'observer d'un regard oblique. Quand il eut quitté, une -vieille déclara: - ---Cela ne pouvait manquer: c'est tout à fait son genre. - -L'après-midi, on avait fini par me laisser tranquille. Je m'appliquais -le mieux que je pouvais, de mes mains endolories qui ne s'habituaient -pas à ce liquide corrosif, quand un homme entra. - ---On parle au bureau d'une nouvelle, qui doit être un oiseau rare. Où -est-elle? - -On me montra. - ---Ça? Ah non! - -Il tourna sur lui-même, en se tapant les cuisses et s'esclaffant: - ---Ah! la la! ils en ont du goût, ces messieurs! mais c'est une -sauterelle: regardez donc ses bras!! - -Le fait est que mes bras de fillette maigre et mes longues mains -m'avaient plus d'une fois attiré des quolibets; aussi les montrais-je le -moins possible, mais, ici, il avait bien fallu retrousser mes manches. -Je pleurais presque de honte, surtout que la joie de toutes ces femmes, -vieilles et jeunes, était réelle. - -Cela dura ainsi quatre jours. Le quatrième, au goûter, je ne pus manger -mes tartines: elles les avaient trempées dans cette immonde eau -vitriolée. - ---Je m'en vais, leur dis-je. J'en ai assez: un être humain ne peut pas -vivre parmi vous. - -Elles demeurèrent quelque peu baba. - -Une des plus âgées déclara: - ---Quand j'ai vu entrer cette petite, j'ai senti qu'elle ne resterait -pas: elle n'a rien à faire ici. Regardez-la donc avec son médaillon, et -ce ruban dans les cheveux! - -Je me rendis au bureau auprès du contremaître: un petit homme rêche, et -lui demandai mon compte; j'ajoutai qu'il m'était impossible de rester au -milieu de cette racaille. - ---Eh bien! allez-vous-en, mais je ne peux vous payer que le samedi soir -à sept heures. - -C'était dit sur un ton hargneux, qui m'étonna. - -Le samedi, je revins, avec ma petite soeur Naatje, recevoir le salaire -de ces quatre jours. Dans la cour de la fabrique, toutes les femmes -étaient assemblées pour la paie. En m'apercevant, elles commencèrent à -ricaner, à me pousser, et une me tirait ma tresse, quand accourut le -petit contremaître. Il empoigna la fille par les deux épaules et, du -genou, lui appliqua une volée de coups au bas des reins; puis, me -poussant dans le bureau, il me remit neuf francs et me conduisit à la -porte, où il cria: - ---La première qui bouge, je la fous dehors! - -Je détalai avec ma soeurette. A deux cents mètres de la fabrique était -une maison de campagne; de dessous les arbres qui la bordaient, surgit -le patron. Je lui jetai en hollandais un «Vieux salaud!» sonore, et nous -nous sauvâmes dans l'obscurité, en riant aux éclats. - - - - -ILS PÈLENT DES OIGNONS - - -Toute offre de gagner quelques sous était acceptée par nous avec -empressement. - -Une vieille dame, fabricant de conserves alimentaires, proposa à ma mère -de donner du travail à Naatje, qui avait douze ans, et à Kees, qui en -avait huit: ils devraient, toute la journée, peler de petits oignons. - -Le premier soir qu'ils revinrent de cette besogne, nous fûmes -épouvantés. Leurs figures étaient bouffies et barbouillées de se les -être frottées de leurs petites mains sales, leurs yeux gonflés, comme si -on les avait rossés et s'ils avaient pleuré durant des heures et des -heures. Nous demandâmes comment cela s'était passé, et ils nous -racontèrent leur journée. - -En arrivant le matin, à sept heures, chez la vieille dame, elle les -avait installés sur de petits bancs devant un grand panier d'oignons, et -leur avait montré comment ils devaient délicatement enlever la pelure -sans les entailler, car chaque entaille devenait bleue dans le vinaigre, -et les oignons ainsi détériorés ne pouvaient plus servir à des conserves -de premier choix. Ils s'étaient mis à l'oeuvre pendant que la dame, -assise à côté d'eux, nettoyait des cornichons. Au bout de quelques -instants, leurs yeux commencèrent à couler, et ils se les essuyèrent -avec leurs mains mouillées de sève d'oignon. Alors Naatje, n'y tenant -plus, s'était mise à remuer sur son petit banc, et la vieille dame avait -dit. - ---Nateke, pour l'amour de Dieu, tenez vos pieds en repos. - -Puis était entré un jeune homme, qu'ils prirent d'abord pour son fils, -mais quand ils eurent compris que c'était le mari, ils furent pris d'un -fou rire, qui avait mis la vieille dame hors de ses gonds, et elle -s'était écriée: - ---Au nom de la Sainte Trinité, Keeske, cesse de rire comme un petit -cochon! - -Et leurs rires étaient devenus des cocoricos quand le jeune mari leur -avait fait signe de renverser le panier d'oignons, ce qu'ils firent -incontinent. La dame s'était lamentée, avait imploré la sainte Vierge et -déclaré que les enfants étaient un fléau. Le jeune mari avait répondu: - ---Un fléau! grand'mère, parce que tu es trop vieille pour en avoir. - -Elle avait alors levé les yeux au ciel, en geignant: - ---Seigneur, pardonnez-lui, car il ne sait ce qu'il dit ni ce qu'il fait. - -Pendant quinze jours, Naatje et Keesje nous amusèrent le soir des -histoires de la vieille dame et de son jeune mari; mais l'inflammation -de leurs beaux yeux devenait si grave que nous eûmes peur, et n'osâmes -plus les laisser continuer à peler des oignons. - - - - -UNE NUIT AU PARC DE BRUXELLES - - -Nous habitions, au fond d'un faubourg, une maison neuve où l'eau -suintait des murs; au rez-de-chaussée, le propriétaire tenait une -boutique de comestibles. Nous avions versé d'avance le premier terme, et -nous prenions chez lui des vivres à crédit; mais, comme au bout d'un -mois nous n'avions pas de quoi payer le nouveau terme ni les denrées, la -femme du propriétaire, une paysanne flamande, enceinte de six mois, -montait tous les jours réclamer son argent en nous insultant. Nous ne -pouvions plus ni monter ni descendre sans être interpellés. Moi surtout, -j'avais le don d'exciter sa rage: elle écumait littéralement quand elle -me voyait. - ---Ah vous! avec vos allures de demoiselle! vous feriez mieux de payer -les gens que de vous onduler les cheveux. Ah! mon Dieu, voyez donc ces -cheveux: on dirait la sainte Vierge, et cependant ça ne paye personne. -Un jour, je vous coifferai, moi! - -Elle me terrifiait. Je faisais ce que je pouvais pour trouver de -l'ouvrage, mais ignorant le français et ne sachant où m'adresser, je ne -trouvais rien. - -Enfin, nous devions déménager. Ma mère avait loué deux chambres à -l'autre extrémité de la ville, et mon père, qui était devenu camionneur -dans une messagerie, devait, en cachette de son patron, faire le -déménagement entre deux courses. Il vint donc, un dimanche matin, avec -le camion. Je m'étais sauvée, certaine que la propriétaire ameuterait -tout le voisinage, lorsqu'elle saurait que nous quittions sans la payer -et sans dire où nous allions. En effet, quand le camion partit au grand -trot avec nos frusques, et ma mère et les enfants entassés dessus, cette -femme enceinte s'accrocha à la voiture, et galopa durant plusieurs -minutes jusqu'à ce que, exténuée, elle dut la lâcher; elle continua -néanmoins à suivre, de façon à ne pas la perdre de vue. - -J'attendais l'arrivée du camion à l'Allée Verte. Ma mère me fit en -passant signe de venir, mais je vis de loin accourir la femme, rouge, -hagarde, haletante. J'eus le temps de me cacher derrière un arbre, car -elle m'aurait écharpée, et quand elle fut passée, je me sauvai. -Rejoindre ma famille, il ne fallait pas y songer pour l'instant. Je fis -un long détour, et aboutis au pont de Laeken. C'était fête dans ce -faubourg: il y avait une foule rigolante. Près du pont, au bord du -canal, le camion était arrêté, ma mère et les enfants à côté, mon père, -ivre, couché à l'intérieur. Ma mère me mit au courant: la femme les -ayant rattrapés, avait prévenu les nouveaux propriétaires que nous ne -payions personne, et ceux-ci avaient rendu l'argent du demi-mois de -loyer donné en acompte. Et nous voilà dans la rue! Mon père, déjà pris -de boisson, s'était enivré complètement, et, comme il ne rentrait pas -avec la voiture, il allait sans doute perdre sa place. - -La honte et l'angoisse m'affolèrent. Mon frère Hein, qui avait seize -ans, se trouvait là, mortifié comme moi. Je lui dis: - ---Viens, Hein, nous ne pouvons rester, comme des vagabonds, à côté de ce -véhicule et de cet ivrogne. Allons-nous-en, nous trouverons bien un -gîte. Je dis à ma mère de venir le lendemain, à neuf heures, dans la -grande allée du Parc, et nous partîmes. Hein portait un petit complet de -coutil écru, très propre; moi, j'étais assez bien mise. Hein, qui -travaillait chez un forgeron, recevait cinquante centimes pour son -dimanche, et voulait, comme il faisait toujours, acheter des boules de -sureau: il en avait cent pour ses cinquante centimes et en suçait toute -la journée; mais cette fois, pour ne pas rester sans manger, je lui -conseillai d'acheter des petits pains, ce que nous fîmes. Comme -d'habitude, je n'avais pas un sou. - -Dans le peuple, les frères et soeurs se connaissent en somme peu, après -les années d'enfance: les garçons vont à l'atelier, les filles -travaillent de leur côté, et l'on se voit et l'on se parle rarement. - -Je fus donc étonnée de trouver mon frère si gentil, de l'entendre rire -si naïvement, et faire des réflexions si justes et si fines: je fus -vraiment très heureuse de nous sentir aussi bien ensemble. - -Nous allâmes au Jardin Botanique manger nos petits pains. Puis je m'en -fus chez un brave peintre allemand, à qui je voulais raconter notre -mésaventure et demander de nous procurer un logement pour la nuit; mais -il était à la campagne jusqu'au lendemain. Je revins vers mon frère, la -figure décomposée. Qu'allons-nous faire? Retrouver la famille grouillant -à côté de ce camion, comme des saltimbanques auprès de leur roulotte? Ah -non! tout notre être se rebiffait à cette seule idée. - ---Il ne nous reste, dis-je, qu'à nous promener toute la nuit: il fait -chaud, cela ne sera rien. - -Nous nous acheminons vers le Parc. Nous y fîmes des tours et des tours, -et, comme la température était très douce, je proposai de nous laisser -enfermer. A cette époque, le Parc n'était pas éclairé; il y avait -concert au Waux-Hall; la foule commençait à s'écouler; un «garde-ville» -était posté à chaque sortie. A voir partir le monde, je pris peur, et -craignis que les agents ne fissent une ronde, pour s'assurer que -personne n'était resté. Nous sortîmes donc avec les autres et nous mîmes -à errer par les rues. - -Nous commencions à être éreintés et à avoir très faim. Puis la frayeur -me vint d'être ramassés par la police. - ---Mon Dieu! Hein, si nous demandions asile au commissariat? Cela vaudra -mieux que de nous faire arrêter: j'en mourrais de peur et de honte, car -on est souillé pour la vie quand on a été appréhendé par des policiers; -je t'en supplie, allons plutôt nous mettre entre leurs mains. - -Je tremblais tellement que mon frère se mit à pleurer. Nous descendîmes -vers la Grand Place. Hein accosta un agent et lui demanda asile; l'agent -fit un haut-le-corps, me regarda, regarda Hein, puis nous conduisit vers -le commissaire. Mon frère parla. Le commissaire, un vieillard, écoutait -en me dévisageant: il entra dans une colère bleue: - ---C'est sans doute pour des dettes que vous êtes dans cette situation! -Cela ne me regarde pas et vous n'avez qu'à vous tirer d'affaire! - -L'agent hasarda un timide: - ---Ce sont presque des enfants, monsieur le commissaire. - -Mais il se fâcha davantage, et répondit que nous n'avions qu'à retourner -dans la commune d'où nous venions. Je lui dis que nous nous étions -adressés à la police de peur d'être ramassés. - ---Et de peur d'être ramassés, vous venez vous rendre: elle est forte, -celle-là. Eh bien, allez-vous-en. - -Une fois dans la rue, nous nous mîmes à rire et à gambader, bien que -claquant des dents. - ---Ah! si c'est ainsi, quel bonheur! Ouf! quelle chance! Allons nous -promener, maintenant que nous sommes sûrs de n'être pas arrêtés. En -avant! Ah! mon Dieu! quel méchant vieux! En avant! - -Et nous voilà remontant vers la rue Royale. - -Après avoir encore erré quelque peu, nous nous décidons à passer quand -même la nuit dans le Parc, où nous pénétrons en grimpant par dessus la -grille. - -Les bancs étaient mouillés de rosée. Nous n'osions presque pas marcher -de crainte d'être entendus du dehors; nous n'osions aller dans les -bas-fonds, à cause des ossements de ceux de 1830. Mon frère grelottait -sous son petit costume de coutil. De dormir, il n'était pas question: -nous étions trop terrifiés; nous nous assîmes au pied d'un arbre. - -Quand le jour commença à poindre, un ouvrier nous vit de la rue Royale. -Nous nous sauvâmes dans les hauteurs. Je m'accroupis sur un banc, je -relevai ma jupe et fis s'étendre Hein, la tête dans mon giron, ma jupe -rabattue sur lui. Nous étions figés de froid. Hein résistait moins bien -que moi; mais, ainsi couvert, il s'endormit; moi, je sommeillais, sur le -qui-vive. C'est ainsi qu'un homme nous trouva. - ---Que faites-vous ici? - ---Nous avons été enfermés. - ---Quoi? vous vous êtes fait enfermer pour «faire vot'goût»! - -Je comprenais déjà un peu le jargon bruxellois. - ---Mais c'est mon frère! - ---Vot'frère? Oui, je connais ça. Attendez, je vous aurai. - -Et il s'en alla. Nous n'attendîmes pas son retour et sautâmes par dessus -la grille. - -Des paysannes qui passaient, avec leur charrette de lait, ou des paniers -de légumes sur la tête, pour aller au marché de la Grand'Place, -ricanèrent en parlant de mon amant. Je rougissais de honte: même si Hein -n'avait pas été mon frère, c'était un petit garçon. - -Au boulevard, nous nous assîmes: nouveaux quolibets d'ouvriers qui se -rendaient au travail. Hein ne disait rien, aussi gêné que moi de cette -situation équivoque. - -Quand le parc s'ouvrit, nous y retournâmes attendre ma mère. Hein n'en -pouvait plus. Un agent en uniforme nous demanda ce que nous faisions -encore là. J'allais lui répondre quand mon frère me chuchota: - ---Tais-toi! c'est l'homme qui nous a réveillés. - -Comme nous étions de nouveau affalés sur un banc, un pochard vint -s'asseoir à côté de nous, en bougonnant. Il avait en main un paquet -ficelé: c'étaient visiblement des tartines. Hein et moi, nous -échangeâmes un regard, et nous nous comprîmes. Le paquet tomba; d'un -coup d'oeil, je fis lever Hein, qui contourna le banc, ramassa le paquet -et s'éloigna lentement; je restai assise. L'homme s'aperçut bientôt de -la disparition de ses vivres; en cherchant autour de lui, il bégayait: - ---Les cochons! ils me les ont volés! Alors, comme dégoûtée de ce -voisinage, je me levai et m'éloignai à mon tour. A l'extrémité du Parc, -je rejoignis mon frère. Nous défîmes fiévreusement la ficelle, mais, au -lieu des tartines bien beurrées que nous espérions, nous ne trouvâmes -que deux tranches de pain très rassis et sans beurre: c'est égal! il -nous sembla exquis. - -Ma mère arriva à l'heure convenue. Elle nous dit que ma mauvaise tête -l'avait fait passer par des transes mortelles; que mon père s'était mis -à errer par les rues avec le camion; qu'elle avait vu un appartement à -louer et qu'on nous avait acceptés. Elle nous conduisit dans une rue de -faubourg, au second étage d'une maison, dont encore une fois une -boutique de comestibles occupait le rez-de-chaussée. Un crédit nous -était déjà ouvert: nous étions voués à cela. - -Hein, tout courbaturé, ne pouvait presque pas monter les escaliers: en -haut, il se laissa choir sur un tas de guenilles, et s'endormit. Je bus -du café et mangeai une tartine, et une nouvelle étape de misère -commença. - - - - -LA VARIOLE - - -Notre habitation se composait d'une cuisine de cave et d'une mansarde; -toute la famille couchait dans celle-ci, sur des loques. - -Comme j'avais dix-sept ans, je ne voulais plus de cette promiscuité, et -dormais dans le sous-sol, sur un vieux canapé. J'étais allée le matin -chez une amie qui m'avait promis de me conduire à un théâtre, où l'on -demandait des choristes. On ne m'avait point acceptée, parce que je ne -connaissais pas le français. Découragée, j'étais restée chez cette amie -jusque tard dans la soirée. - -Klaasje, mon petit frère de huit ans, souffrait, depuis la veille, de -fièvre, accompagnée de taches rouges sur tout le corps; et voilà que, -rentrée dans notre sous-sol, je trouve ma couche occupée par l'enfant, -chez qui s'était déclarée une variole noire. Sur deux chaises accolées -au canapé, mon frère Dirk, qui avait treize ans, était étendu avec le -petit, figure contre figure sur le même oreiller: il lui tenait les -mains pour l'empêcher de se gratter, et inventait des histoires afin de -le distraire. - -Klaasje était un enfant d'une rare beauté. Je l'appelais mon petit -lézard, pour l'habitude qu'il avait de se cacher sous les meubles, comme -un lézard sous une pierre, lorsqu'il avait été méchant. La pensée qu'il -pourrait être défiguré, nous affolait tous. - -Je me couchai sur le carreau, ne voulant pas monter près des garçons et -des parents, et j'entendis Dirk raconter des histoires d'éléphants, qui -s'étaient sauvés sur les tours de Sainte-Gudule pour échapper aux puces -qui les harcelaient. L'enfant demanda, la langue épaissie par -l'inflammation, où les puces pouvaient mordre les éléphants, puisqu'ils -ont une grosse peau partout. Dirk était attrapé: il se tut un instant, -puis répondit: - ---Dans le cul... - -Le petit fut pris d'un fou rire si communicatif que nous nous tordîmes -tous. Il dit alors, parlant de plus en plus difficilement: - ---Je sais bien que ce sont des mensonges, mais raconte encore: c'est si -amusant quand même! - -Et Dirk inventait, toute la nuit, des histoires. - -Pendant toute la durée de la maladie, il resta près de l'enfant, lui -tenant les mains pour l'empêcher de se marquer, et lui contant, figure -contre figure, des choses abracadabrantes. - - - - -LES POMMES DE TERRE - - -Aucun de nous, excepté Kees, n'a jamais osé mendier. Par les périodes -les plus aiguës de la famine, l'idée seule ne nous en venait pas. Mais -Kees, lui, avait la faim abominable: même ayant eu sa part, mais n'étant -pas rassasié, il suivait les morceaux de la main à la bouche, et de la -bouche à la main. Donc Kees osait. Il allait demander aux fenêtres des -cuisines de cave, et on lui donnait des restes de pommes de terre. Il en -mangeait, mais en rapportait à la maison. - -Un jour, rentrant malade et exténuée de faim et de fatigue d'avoir en -vain cherché du travail, je trouve les miens tenant chacun, entre les -doigts, une pomme de terre froide et déjà gâtée. Je demande d'où elles -viennent. On me répond que Kees les a apportées. Kees s'était prudemment -retiré vers la porte, pour éviter une taloche. - ---Comment, sale bête, dis-je, en me dirigeant vers les pommes de terre, -tu oses mendier! - -Et j'en pris une entre les doigts: elle était sure, mais délicieuse. - -Kees suivait du regard la pomme de terre, de la main à la bouche et de -la bouche à la main. Ce regard demandait: «C'est bon, n'est-ce pas? et -je n'aurai pas de taloche?» - -Comme je lui répétais qu'il ne devait pas mendier, il mit les mains dans -les poches de son pantalon, le secoua en le relevant, et ses yeux et un -plissement du nez disaient: «Elle est forte, celle-là!» - -Plusieurs fois j'en ai mangé, de ces pommes de terre. - - - - -UN PAIN POUR DES TIMBRES - - -J'étais rentrée, très énervée d'une longue pose debout chez un peintre, -avec des vêtements mouillés sur moi, et de n'avoir, de toute la journée, -mangé qu'un exquis petit sandwich au saumon qu'il m'avait donné. A la -maison, rien. Tous m'attendaient, croyant que j'apporterais l'argent de -la pose; mais on ne m'avait pas payée, et je n'osais jamais demander. - -Nous discutions de quelle façon nous pourrions bien obtenir du pain à -crédit, quand je me souvins d'avoir en poche quelques timbres d'un, deux -et cinq centimes. Je les avais trouvés à l'atelier, parmi les paperasses -dont je débarrassais un plat de Delft, et, comme ils étaient chiffonnés -et racornis, le peintre me les avait laissés. - -Je savais qu'on pouvait acheter en payant avec des timbres-poste, mais -aucun de nous n'osait le faire. Enfin Kees se décida et revint, à notre -stupéfaction, chargé d'un pain et d'une chandelle, car nous étions aussi -sans lumière. Nous demandâmes comment il s'y était pris, et alors ce -petit bout d'homme de dix ans nous expliqua très sobrement: comme quoi -la femme avait d'abord refusé de donner un pain pour ces vieux timbres; -puis qu'il avait parlementé en expliquant que des timbres, c'était comme -de l'argent, qu'elle pouvait les prendre aussi bien à lui qu'à la poste, -et qu'elle s'éviterait ainsi une course. - -L'intelligence logique et déliée qu'il avait déployée, pour amener cette -lourde flamande à lui donner ce pain en échange des timbres, était -adorable et rare. Malgré mon ignorance, je le compris et j'en fus fière. - - - - -KEES ACROBATE - - -Je retournais à la maison, éreintée jusqu'à l'épuisement de mes -éternelles randonnées à travers la ville, à la recherche d'un travail -quelconque. Je vis un rassemblement de cinq à six personnes; je croyais -à un accident. En m'approchant, j'aperçus Kees, les jambes écartées, se -courbant lentement en arrière pour ramasser, avec la bouche, une pièce -de cinquante centimes, placée entre ses pieds. - -Ma première pensée fut de l'empoigner et de l'envoyer à la maison à -coups de pied; mais, un faux mouvement, et il se brisait l'épine -dorsale. J'attendis donc. Il se remit droit avec grande précaution, la -pièce de cinquante centimes entre les dents. La première personne qu'il -aperçut, fut moi, blême de honte; il me regarda, cracha sa pièce, et se -sauva à toutes jambes, en retournant la tête pour voir si je le suivais. - -Voilà donc où nous en sommes dans ce pays étranger, où nous mourons -littéralement de faim! Je rentrai chez nous, décomposée. Mon premier mot -à ma mère fut: - ---Pourquoi Kees n'est-il pas à l'école? je l'ai trouvé dans la rue, -faisant des tours de saltimbanque, pour de l'argent. C'est votre faute, -si les enfants croulent tous: quand il faut chercher un petit seau de -charbon, ou garder le linge sur la prairie, vous les tenez hors de -l'école. Et Dirk? Avez-vous cherché un atelier, pour le mettre en -apprentissage? - ---Non, je ne suis pas allée: il est trop petit. - ---Mais il a quinze ans: les petits doivent vivre comme les grands. -Faites-en un cordonnier ou un tailleur. Ce n'est pas là un lourd -travail, comme celui de notre Hein chez son forgeron. - ---Fiche-moi la paix! tu es comme ton père: tu veux faire travailler les -petits enfants pour garder ton argent, quand tu en gagnes. - ---Je suis à la même enseigne qu'eux: je ne sais pas de métier. Vous nous -avez flanqués dans le monde pour nous laisser pousser comme de mauvaises -herbes, et crever de misère. Moi, je n'aurai pas d'enfants! - ---Quel est ce langage malpropre? d'où sors-tu? - ---Voyons, j'ai dix-huit ans; c'est abominable de nous avoir jetés dans -la vie pour faire de nous ce que vous faites! - ---Tu parles selon ton intelligence: il faut bien prendre les enfants -quand ils viennent. - ---Ah zut! c'est sans doute moi qui aurais dû vous apprendre à ne pas en -avoir. - -La porte s'ouvrit. Kees s'arrêta sur le seuil, n'osant entrer. Je ne le -regardai pas. - ---N'y a-t-il rien à manger? demandai-je à ma mère. - ---Non, je croyais que tu aurais rapporté quelque chose. - -Kees entra; il fit le tour de la chambre, en m'observant. Nos regards se -rencontrèrent. Le sien disait: - ---Tu vois, j'aurais pu te donner du pain, mais tu es montée sur tes -grands chevaux, et voilà! - -Ah! ce petit être adorable! il avait cherché à utiliser sa souplesse, -son adresse, dont il se prévalait auprès des autres gamins. Ce jeu, où -librement on l'avait laissé se développer, il voulait s'en servir pour -nous nourrir. Je me pris à sangloter frénétiquement. - ---Que vont-ils devenir? Que vont-ils devenir? - ---En voilà des histoires! Qu'est-ce que cela peut bien te faire, ce -qu'ils deviennent, pourvu que tu t'en tires? Du moment où tu as des -livres à lire, tu te moques bien du reste. Si tu aimais tant les -enfants, tu ne les cognerais pas, comme tu fais. - -Je bondis devant ma mère, en rugissant: - ---Mais je veux qu'ils apprennent, qu'ils apprennent! Ne voyez-vous pas -qu'ils deviennent des vagabonds? qu'ils finiront en prison? Ne -comprenez-vous donc pas où nous allons, maintenant qu'ils grandissent? - -Elle haussa les épaules. Rien à faire. C'était cependant la même mère -qui ne voulait pas, quand ma soeur aînée et moi étions petites, nous -envoyer à une école gratuite, et qui avait mis son manteau au clou pour -payer l'écolage. - -Kees avait à nouveau disparu. Une demi-heure plus tard, il revint avec -un grand pain. Ma mère le découpa. Je n'en voulais pas d'abord, mais -vaincue par la faim, j'en pris une tranche. - ---Kees, dis-je, viens près de moi. - ---Pourquoi? demanda-t-il, méfiant. - ---Allons, viens. - -Mon intention était de l'entourer de mes bras, de l'embrasser, et de le -tenir un peu contre moi. Il vint; je le pris par les épaules. Son beau -regard limpide, logique, et déjà si averti des choses lamentables de la -vie, me remua tellement que je me mis à le secouer, et lui criai dans la -figure: - ---Tu ne dois pas faire ça! tu ne dois pas faire ça! salaud! salaud! - ---Mère! voilà que cette fausse canaille m'attire près d'elle pour me -faire du mal! - -D'une secousse, il se dégagea et se réfugia auprès de ma mère. - ---Oui, elle est fausse et judas, cette créature; elle n'a rien de mes -autres enfants. - ---Si! si! je ressemble à Kees, mais il ne comprend pas. - -Je me remis à sangloter éperdument. J'avais, à cette époque, la force de -pleurer plusieurs heures de suite. - - - - -SYMPHONIE DE LA FAIM - - -Nous avions tous des nausées de faim. Je n'étais pas sortie, ne sachant -de quel côté me diriger. Mon père était fini, avachi; nous ne le voyions -presque plus; il vagabondait à droite et à gauche, incapable de tout -travail sérieux. - -Hein et Naatje discutaient le truc à employer pour se rassasier d'une -seule petite tartine. Naatje prétendait qu'il fallait la grignoter en -rond, garder en bouche le dernier morceau, grand comme un «cent», et l'y -laisser dissoudre. - ---Non, répliqua Hein, tu n'y es pas. Manger lentement donne plus faim; -moi, quand je veux me rassasier d'une tranche de pain, j'avale les -morceaux presque sans les mâcher: on a bien mal à la tête après, mais on -a moins faim. - -Dirk entra en coup de vent; il laissa la porte grande ouverte, alla -droit fouiller dans les armoires, les tiroirs, le poêle et jusque sous -les meubles, à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. -Sa figure avait une expression de maniaque. N'ayant rien trouvé, il -repartit sans dire un mot. - -Ma mère, pensant soulager sa migraine, était sortie humer aux fenêtres -des cuisines le parfum des mets qu'on y préparait; mais elle rentra plus -malade encore de s'être exacerbé l'appétit. - ---Qu'est-ce que cela peut bien être, cette nourriture des riches? -L'odeur seule vous réveillerait un mort; mais ainsi à vide, cela vous -fait haleter. Qu'allons-nous faire? Qu'allons-nous faire? - -Comme j'avais le vertige et que les tempes me battaient, je me dirigeai -vers la fenêtre pour l'ouvrir, et je vis, à la devanture du charcutier -d'en face, Kees léchant la vitrine à la place contre laquelle -s'étalaient, à l'intérieur, les jambons et les langues de boeuf. Je -tressautai, comme piquée par un taon. - ---Mère! mère! criai-je, cours vendre mes livres et fais monter Kees, ou -je le tue! - -Folle de lecture, et désespérée de ne savoir lire le français et de ne -pouvoir trouver des livres hollandais, j'avais racolé de droite et de -gauche quelques livres flamands. Il en était qu'à défaut d'autres, -j'avais lus dix à douze fois, comme «La Tombe de Fer» de Henri -Conscience. Je m'étais ainsi composé une petite bibliothèque, que je -dévorais sans relâche. A plusieurs reprises, j'en avais âprement défendu -la vente; mais ce jour-là, j'empilai tous mes bouquins dans un panier, -et j'envoyai ma mère les vendre à la Galerie Bortier. Je croyais, comme -pour ma robe de première communion, que nous allions avoir un gros prix -de ces vieux livres, qui étaient tout pour moi. - -Pendant que ma mère était partie les brocanter, la locataire principale -monta chez nous, essoufflée. - ---Mademoiselle, dites à votre mère que je lui ouvre un nouveau crédit. -Je sais que vous êtes, depuis plusieurs jours, sans manger. Eh bien, -j'ai offert une tartine à votre petit Klaasje, et il l'a refusée en -disant: «Merci, Madame, je viens de manger.» Je sais que cela n'est pas, -et il est si petit! - -Klaasje avait huit ans. J'eus des spasmes d'émotion. Il s'en trouvait -donc encore parmi nous qui n'étaient pas vaincus! - -Ma mère revint bientôt. Elle avait, avec grande difficulté, obtenu un -franc et 75 centimes pour tous mes livres. - - - - -KLAASJE CONDAMNÉ - - -La porte s'ouvre avec fracas; un homme entre, tenant Klaasje par le -bras. - ---C'est votre garçon? Il a cassé ma vitrine. Si vous voulez payer -vingt-quatre francs, c'est bien; sinon je porte plainte. - ---Vingt-quatre francs? dit ma mère, d'un ton indolent. Impossible, -homme, je ne peux pas les payer. - ---Comme il vous plaira, fit-il. - -Et il sortit. - ---Comment est-ce arrivé? demandâmes-nous à Klaasje. - ---Nous jouions orchestre de la garde civique, sur la vitrine d'une -maison vide. Moi, je tenais la grosse caisse; comme je faisais: «Boum! -boum! boum!,» mon poing passa à travers la vitre. Nous nous sommes -sauvés; mais mon pied nu a buté contre un pavé, et ainsi l'homme a pu me -rattraper. - -Ma mère pensait que cela n'aurait pas de suite: - ---On ne peut pas condamner un enfant de neuf ans! - ---Évidemment, ajoutais-je, s'il y a une poursuite, cela retombera sur -père. - -Nous ne songions plus à cette affaire, quand nous reçûmes une citation: -Klaasje Oldema devait comparaître en justice. - ---Voyons, il est impossible que cela soit pour le petit: c'est pour -père. Où peut-il être, père? on ne le voit plus. - ---Que sais-je? il erre; il s'accommode mieux de cette vie que de -travailler pour femme et enfants. - ---Enfin, nous devons le trouver: il faut qu'il aille avec Klaasje. - -Ma mère hocha la tête. - ---Mais cela n'a pas l'air de vous émouvoir! Trouvez-vous si simple que -ce petit doive aller au tribunal? - ---Que veux-tu que j'y fasse? du reste on ne condamne pas les enfants. - -C'était notre conviction. - -Le jour de la comparution, comme nous n'avions pas trouvé mon père, je -dis à ma mère d'accompagner le petit; mais son air indifférent -m'inquiéta. - ---Écoutez, mère, si vous ne voulez pas, j'irai, moi, avec lui. Tant pis -si je perds mon travail! - -J'avais, depuis deux mois, trouvé, chez un antiquaire, un travail -exquis: il consistait à réappliquer d'anciennes broderies sur de -nouveaux fonds. J'adorais ce joli ouvrage, et l'antiquaire avait même -une fois choisi le fond qui me semblait le plus beau. - -On devait réappliquer des tulipes roses et des iris mauves; l'antiquaire -et sa femme voulaient les mettre sur du velours vert bouteille. Comme je -regardais une moire jaune soufre, il me demanda: - ---Et toi, petite, quel fond prendrais-tu? - -Je montrai la moire. Il posa les fleurs dessus et dit: - ---Elle a raison, c'est plus distingué et plus léger. - -J'étais donc très contente de manier ces jolies choses, et j'étais -convenablement payée. - ---Non! non! protesta ma mère; ne lâche pas ton ouvrage, j'irai. - ---Sûrement? - ---Sûrement. Je partis donc tranquille au travail. Quand je revins le -soir, Klaasje se jeta dans mes bras, en hoquetant: - ---Je dois aller en prison, en prison, pour huit jours. - ---Comment? en prison! vous n'avez rien pu y faire, mère? - -Elle clignota des yeux, mais ne répondait pas. - ---Elle n'est pas venue, souffla le petit. - ---Ah! hideuse femme, vous êtes notre malheur! Écoutez, allez trouver -père et partez ensemble: je prendrai soin des enfants. Vous êtes notre -entrave: je ne peux rien faire pour eux, à cause de vous. Quand vous -serez partie, j'aurai les mains libres et je les élèverai; -allez-vous-en, je vous en supplie. - -Elle faisait: «Hun, hun...», avec mépris. - -Quelques jours plus tard, Klaasje, ce petit être fin et fragile comme un -lézard, dut se rendre à la prison des Petits Carmes. Cette fois, je -l'accompagnai. Je croyais pouvoir le recommander, mais le portier me le -prit dès la porte, en m'interrompant grossièrement: - ---Oui, oui, on connaît ça: la prison n'est peuplée que d'innocents. - -Ce fut pour moi une semaine de torture. Je ne décolérais plus contre ma -mère, qui ne répondait pas; mais ses battements de paupières -trahissaient son agitation. - -Quand Klaasje revint, il nous raconta qu'il avait passé ces huit jours -parmi des petits condamnés de toute espèce. Il était hâve comme un petit -vagabond; ses boucles châtaines grouillaient de vermine. - ---Viens, je vais te laver. - -Je pris mon morceau de savon privé et mon peigne, et commençai le -nettoyage par la tête. Il se laissa docilement faire, mais quand je -voulus le déshabiller, il se rebiffa, trouvant que c'était trop long. - ---Et puis, dit-il, en me regardant d'un air effronté, tu ne connais pas -cela, hein? - -Il fit le geste de voler un objet et de le glisser en poche. - ---Quoi? demandai-je, étonnée. - -Il se dégagea, sauta vers la porte, se tapa alors sur la cuisse, -esquissa de sa main retournée un geste indécent, et goguenarda, en se -sauvant: - ---Voilà pour toi! - ---Klaasje, Klaasje! répétais-je. Mère, regardez-le donc: il a déjà pris -des manières canailles. - ---Aussi tu es là à faire des embarras, comme s'il avait rapporté la -gale. Tu nous embêtes tous avec tes éternelles récriminations. Il a des -poux: et puis? Les enfants doivent avoir des poux: c'est la santé. - -A quelque temps de là, n'ayant plus de travail, j'étais seule à la -maison, accroupie sur mon canapé et rêvassant tristement, quand la porte -s'ouvrit en coup de vent. Klaasje entra, se jeta à terre et rampa droit -sous le canapé; il était suivi d'une femme furibonde. - ---Il a volé la pipe en merisier de mon mari, écumait-elle. Il était venu -jouer à la maison avec mes enfants; la pipe, une pipe de six francs, se -trouvait sur la cheminée. Et, quand ce vaurien est parti, elle avait -disparu; il doit l'avoir sur lui. On vient de me dire qu'il a déjà été -en prison; si je l'avais su, je ne l'aurais pas laissé jouer avec mes -enfants. - ---Il a été condamné pour avoir cassé une vitrine, protestai-je, et non -pour vol; il ne vole pas, et vous allez le fouiller vous-même. - -Je tirai Klaasje de dessous le meuble, et lui enlevai sa camisole que je -jetai à la femme. Elle la fouilla: rien. - -Je lui ôtai son pantalon et le lançai vers la femme. En tombant à terre, -il rendit un son sourd. Nous sautâmes dessus toutes deux, et le -fouillâmes. Dans le fond, que j'avais renforcé d'une doublure, se -trouvait la pipe, entre l'étoffe et la doublure: le haut était juste -assez décousu pour y glisser un objet. - -Klaasje s'était refourré sous le canapé. La femme voulait crier, mais ma -figure dut la terrifier, car elle fila au plus vite; au bas de -l'escalier, elle se dédommagea en hurlant qu'on devait faire déguerpir -des voleurs comme nous. - -J'étais hébétée et tout engourdie: des frissons de fièvre me montaient -le long du corps; mes genoux s'entrechoquaient. Je ne pouvais que -répéter: - ---Klaasje! Klaasje! mon petit lézard! - -Klaasje ne bougeait pas. - - - - -A L'HOPITAL - - -Mina, étant revenue d'une de ses escapades, devait, la nuit, partager -mon canapé. Elle avait tout de suite tiré toute la couverture à elle, et -vers le matin elle me fit rouler à terre, où je continuai à dormir: je -me réveillai avec une grosse toux. - -Depuis quelque temps je me sentais malade et très faible: je souffrais -de fièvres intermittentes; et maintenant, ce refroidissement par cet -hiver... - -Je me traînai encore quelques jours, puis annonçai à ma mère et à ma -soeur que j'allais à l'hôpital et, si on voulait me garder, que j'y -resterais. Elles se mirent à rire et, comme je partais, elles -plaisantèrent: - ---Le café sera prêt pour ton retour. - -Mais je ne revins pas: on me garda. - -Le chef de service, un grand homme de cinquante à cinquante-cinq ans, -les cheveux blond roux, partagés au milieu par une raie, la barbiche -grisonnante, aux grandes mains semées de taches de rousseur, avait l'air -d'un lourd mâtin rôdeur qui va, dans les buissons, croquer les poulets -d'autrui. - -Il m'ausculta et me retourna en tous sens: il constata une bronchite -chronique et des fièvres paludéennes. - ---Et elle est très affaiblie par la misère. Quelle jolie sauterelle! -fit-il, en riant, à ses élèves. - -Il me prescrivit la portion complète de nourriture, du sirop de Vanier, -et une petite bouteille de quinine à prendre tous les jours, en une -fois. - -J'étais entrée un jeudi. Le repos, le bon lit et la saine nourriture me -réconfortèrent immédiatement. Aussi, quand ma mère et ma soeur vinrent -le dimanche, me trouvèrent-elles fraîche et rose. Puis je riais à en -triller: j'avais demandé des livres, et on m'avait donné _Le Pays d'or_ -de Henry Conscience; la naïveté outrée de ces paysans flamands, qui -étaient allés chercher de l'or en Californie, me faisait me tordre. - ---Mais tu n'es pas malade! s'écria ma mère. Je ne comprends pas que tu -restes ici pour ton plaisir, quand à la maison on meurt de faim. Et -voici une lettre de l'antiquaire, qui te demande de venir réappliquer -des broderies. - -Je cessai de rire, et comme le docteur arrivait pour la visite, je lui -demandai tout de go si j'étais vraiment malade. - ---Ma mère prétend que je ne suis à l'hôpital que pour me goberger. - ---Non, non, Madame, la maladie de votre fille est très sérieuse; vous -devez la laisser ici. - -Elles partirent confuses. - -Le docteur alors me dénuda, m'ausculta, me traça des ronds sur le corps. - -Et, tous les jours, il recommençait. - -Quand j'étais levée, il me déshabillait debout, faisait maintenir ma -chemise par les élèves, et ainsi me maniait et remaniait à volonté. - -Les élèves, la soeur, et moi, ne fûmes pas longtemps dupes de ce manège. - -Il régnait alors, à la Maternité, une infection qui mettait en danger -les nouvelles accouchées. On fut obligé d'en placer un peu dans toutes -les salles: dans ma salle, elles étaient au moins quatre. Plusieurs -avaient eu de mauvaises couches et se lamentaient nuit et jour. - -La nuit du mardi gras, deux accouchées, qu'on venait d'apporter et qui -criaient sans répit, m'empêchèrent de dormir. Cependant la musique du -carnaval, à la rue, me donnait une folle envie de danser. Je me mis sur -mon séant. La grande salle de 28 lits était éclairée, au milieu, par un -seul bec de gaz assourdi. La bonne chaleur du poêle, les rideaux blancs, -de jeunes visages sur des oreillers voisins, me faisaient déjà me sentir -chez moi. - -J'écoutais la joie du dehors avec des frémissements de désir d'en être; -j'appelai doucement ma voisine, toute jeune comme moi. - ---Toinette! Toinette! écoute: on chante, et la musique joue une valse. - ---Une valse? une valse? bredouilla-t-elle. - -Elle s'assit sur son lit. - ---Oui, j'entends, ils s'amusent ferme. - -Je voyais ses yeux noirs flamboyer, et avec son bonnet tuyauté, de -travers, elle était jolie, jolie... - -Une des accouchées criait: - ---Oh! mon ventre, mon ventre! - ---Viens regarder par la fenêtre, dit Toinette. - -Nous nous levâmes et, pieds nus, courûmes écarter le store; mais le -balcon interceptait la vue. Nous ouvrîmes, et du balcon, en chemise, -nous aperçûmes des bandes de masques, qui dansaient en rond et hurlaient -à tue-tête. - -Nous rentrâmes vite à cause du froid. Une accouchée allemande clamait: - ---Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben! - -Elle me donnait la chair de poule. - ---Mon Dieu, Toinette, elle souffre tant! - ---Si tu veux ne jamais rire, parce qu'on geint ici, tu claqueras -toi-même. - -Une autre jeune malade s'était levée, et, à nous trois, nous dansâmes -une polka. - -Dans le corridor, la soeur et la servante venaient pour la ronde; nous -n'eûmes que le temps de filer derrière les lits et de gagner le nôtre. - -La soeur s'avançait comme en glissant. Sa lanterne répandait devant elle -un peu de clarté floue, qui se reflétait, en vacillant, sur sa figure -délicieusement douce, ennuagée par la coiffe blanche. - -La servante, emmitouflée dans un châle, emboîtait le pas. - -La soeur leva sa lanterne devant plusieurs lits. Près de l'accouchée qui -haletait: «Mon ventre, mon ventre!» elle s'arrêta, arrangea les -couvertures, dit quelques mots sur un ton placide, et passa. - -Je n'avais pas eu le temps de bien me couvrir, et faisais semblant de -dormir. Elle me recouvrit, borda mon lit et murmura: - ---Le chef l'appelle sauterelle. Il a bien raison: elle n'a pas plus d'os -que de chair. - -Je la sentais bienveillante, et son visage calme m'apaisait. - -La servante, une paysanne flamande, répondit: - ---Je n'aime pas cette fille: elle n'est pas comme nos autres malades, et -le docteur... - ---Chut! chut! interrompit la soeur. - ---Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben! se lamentait l'autre -accouchée. - ---Celle-là ne passera pas la nuit, fit la religieuse. Je ne peux même -pas lui parler de Dieu: c'est une protestante. - -Elles s'éloignèrent d'un pas feutré et, après quelques haltes, -s'effacèrent dans l'ombre. - -Toinette alla se fourrer dans le lit de l'autre jeune fille; ces deux -avaient d'étranges familiarités. - -Je m'endormis en entendant, comme dans le lointain: - ---Oh! mon ventre, mon ventre! - -La rue en liesse et la musique me réveillèrent encore. L'Allemande -gémissait de plus en plus bas: - ---Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben! - -L'émotion me gagna, je me mis à pleurer. Je savais un peu d'allemand; -j'allai à son lit et lui demandai si je ne pouvais rien pour elle. Elle -me saisit la main, comme affolée; la langue déjà alourdie, elle -répétait: - ---Ich will nicht sterben: der Kleine lebt, ich muss leben für ihn. - -Je restai près d'elle. Elle mourut au matin. - -Au bout de six semaines, je me sentis assez retapée pour partir. Ma mère -était encore venue me dire que mon père avait juré de me tirer de là par -les cheveux, si je ne rentrais pas; mais le chef de service avait tenu -bon. - -Le matin de ma sortie, il me manipula longuement, me recommanda de -continuer à prendre le sirop de Vanier et la quinine. Je lui répondis -que je ne pourrais pas me les procurer. - ---Viens chez moi, je te les donnerai. - -Je fus chez lui le lendemain. Il me fit attendre que tous les clients -fussent partis. Quand j'entrai dans son cabinet, il poussa le verrou et -me prit dans ses bras; ses mâchoires claquaient. - -Comme je faisais un mouvement de recul, il me lâcha et dit: - ---Voyons cette poitrine. - -Et il me mit nue. - -Il m'assit sur le divan, puis me parla: - ---Tu as la poitrine très faible. Cela pourrait tourner mal, si tu ne te -soignes; et prends bien les médicaments que tu trouveras toujours ici. - -Je le compris parfaitement. - -Je mourrai si je ne me soigne pas. Me soigner, c'est prendre ces -médecines que je ne peux me payer, et que lui me donnera en échange de -ma peau. - -Et puis, eux, à la maison, que deviendront-ils, si je meurs? Déjà -maintenant je sens tout chavirer; que sera-ce sans moi? Nos enfants, si -bons, si intelligents et si beaux sombreront sans merci. Klaasje, mon -petit lézard, a déjà été en prison; et ma mère, autant que les enfants, -a besoin de mes révoltes pour ne pas laisser tout s'en aller à la -dérive. - -Je n'aimais plus ma mère, mais j'en avais pitié, maintenant que je -jugeais mieux. - -N'avait-elle pas mis neuf enfants au monde, dans le plus affreux -dénuement? Elle serait morte de faim dans ses couches, si les voisines -ne lui avaient apporté parfois une tasse de café et une tartine. Et nous -tous, affamés, étions encore autour d'elle pour nous en faire donner la -plus grande part. - -Et pour Dirk, quand il était devenu transparent de faim et de fièvre, -n'était-elle pas allée demander des reliefs de table, dans une maison où -elle avait vu des enfants à la fenêtre, croyant qu'une mère ne -refuserait pas cela à une mère? Et comme elle sanglotait en rentrant, -parce qu'on l'avait éconduite! - -Je commençais à comprendre ses haussements d'épaules. - -Le vieux parlait: - ---Tu ne peux rester ainsi; il ne faut pas prendre à la légère ces -affections de la poitrine: tu ne te sens peut-être pas malade, mais tu -l'es. - ---Oui, il ne s'agit pas de rire, me disais-je. - ---En te soignant, tu deviendras encore plus jolie, et tu es déjà -délicieuse. - -Il vit que je pensais à tout autre chose, et me renversa sur le divan. - -Une fois dehors, je fus prise de désespoir; mais que faire? - -Je ne veux pas mourir poitrinaire, comme celles que j'ai vues mourir -là-bas: je ne le peux pas, je ne le dois pas! - -J'avais vu agoniser, pendant des heures, une jeune femme qui, depuis -cinq ans, venait de temps à autre se faire retaper à l'hôpital; ses -hoquets s'entendaient deux salles plus loin. Au dernier moment, une -religieuse lui tenait une bougie allumée dans la main; la servante, de -l'autre côté du lit, racontait le plaisir qu'elle venait d'avoir à la -kermesse de son village; la soeur écoutait, amusée; toutes deux se -penchaient au-dessus du lit en riant, sans se préoccuper de la mourante, -dont le regard intelligent allait de l'une à l'autre. La cire de la -bougie coulait sur la main de la jeune femme et la brûlait. Ses hoquets -se précipitaient; elle fit une grimace ridicule en se mordant la langue, -et ce fut tout. La soeur enleva la bougie, regarda négligemment la -morte, et s'éloigna avec la servante, en poursuivant la conversation. - -Une couturière tuberculeuse avait accouché en agonisant, sans pousser un -gémissement; mais, quand elle fut délivrée et qu'on emporta l'enfant -pour le laver, elle s'efforça de lever les bras et bégaya: - ---Je ne le verrai pas. - -Elle devint livide, sa tête ballotta de droite et de gauche: elle était -morte. - -J'irai mourir ainsi, moi! jamais!! - -J'en ai pour cinq ans, si je ne guéris pas: j'aurais alors vingt-quatre -ans, Klaasje seulement quatorze, et je ne serais plus là! Ah! non, non! -je ne veux pas. Il me faut ces médicaments qui me guériront. Le docteur -se les fait donner à la pharmacie de l'hôpital: j'en aurai donc -toujours. - -Quand mes bouteilles étaient vides, j'allais chez le chef de service -qui, chaque fois, poussait le verrou. - - - - -PROSTITUÉE - - «Ma fille a le billet jaune». - - DOSTOÏEVSKY. - - -Encore une fois, nous étions sans manger. Hein frappait depuis deux -jours sur l'enclume, avec les lourds marteaux de son métier de forgeron, -sans avoir pris aucune nourriture; il était affalé sur une chaise, pâle, -la tête baissée, les bras pendants, engourdis le long du corps, et -répétait: - ---Je ne peux plus, je ne peux plus. Les petites jambes de Klaasje -s'étaient dérobées sous lui, et il gisait à terre, contre le mur; les -autres enfants étaient dispersés, ici et là, dans la chambre, tous -malades de faim. Ma mère avait le visage enfiévré, et des clignotements -d'yeux précipités qui accusaient son affolement; moi, des vertiges me -faisaient chanceler. - -Ma soeur aînée nous avait quittés, et nous attendions mon père, parti -dès le matin à la recherche de quelque chose à gagner. Il rentra ivre et -demanda à manger. - -Je regardais autour de moi, sentant qu'un malheur allait arriver, si on -ne trouvait immédiatement une issue. Ma décision fut prise. J'allongeai -ma jupe en traîne; je tirai mes cheveux sur le front; je m'ajustai le -mieux que je pus, en regrettant de n'avoir pas de fard, comme j'en avais -vu aux prostituées, et dis à ma mère que j'allais sortir. Elle voulut -m'accompagner, pour rapporter plus vite les victuailles. - -Une fois au centre de la ville, je lui recommandai de rester à distance. -Bientôt un homme me fit signe de le suivre, et m'emmena dans une maison -de rendez-vous. Quand, après, je lui réclamai mon salaire, il me demanda -si je me moquais de lui. - ---Pour cinq francs, je puis avoir une femme chic, et tu es fichue comme -une mendiante et sale en proportion. Ouste! laisse-moi passer. - -En bas, il refusa de payer la chambre. La tenancière nous menaça de la -police, et il finit par régler. A la sortie, la femme me cria: - ---Sale guenille, je te ferai «carter», si tu oses revenir. - -Ma mère m'attendait au boulevard; quand je lui racontai la chose, elle -resta pétrifiée. - ---Que pouvais-je faire? Que pouvais-je faire? J'ai risqué d'être -enceinte d'un inconnu, d'attraper la sale maladie, on m'a insultée, et -pour rien, pour rien! et les enfants, mon Dieu, les enfants! - ---Si nous ne rapportons rien, ils mourront, dit ma mère. - -Je pleurais, la figure contre un arbre. Mais la vision de nos enfants -qui nous attendaient, me rendit toute mon énergie. - ---Je vais continuer, dis-je; mais tenez-vous donc plus loin: vous me -suivez sur les talons. - -Je n'avais pas de mouchoir et, en essuyant mes larmes de mes mains, je -me barbouillais la figure. - -J'entendis bientôt murmurer derrière moi: - ---Petite, petite... - -Je me retournai et vis un géant qui me suivait. - ---Petite, viens avec moi. - -Je le suivis. - -Il me conduisit dans une autre maison, et me donna quelques francs -d'avance. - -Il me mania avec grande précaution: il avait manifestement peur de me -casser. Il riait de ma figure noire, il riait de ma maigreur, tout mon -être minime le mettait en joie, et il répétait sans cesse: - ---Petite, petite! - -Après quelque temps, on vint frapper à la porte en criant: - ---Dites donc, vous autres, le temps est passé; du monde attend; il nous -faut la chambre. - -Croyant que c'était la police, je m'étais jetée, terrifiée, contre le -géant, ce qui le mit encore en joie. Il m'entoura de ses bras, et riant -doucement, murmura: - ---Allons, petite! Allons, petite! - -Comme j'étais bien sur cette immense poitrine! pour la première fois de -ma vie, je me sentis protégée. Tous les sbires de la ville n'auraient pu -dénouer les bras qui m'enserraient: il leur aurait dit, amusé: - ---Voyons, c'est une petite, une petite. - -Une fois à la rue, je galopai vers ma mère. Nous achetâmes de pauvres -vivres, et, dès le bas de l'escalier, nous criâmes aux enfants: - ---Nous avons du pain! nous avons du pain! - -Au bout de quelques jours, notre ménage marcha régulièrement, comme -jamais il n'avait marché. Les enfants mangeaient aux heures, étaient -lavés, allaient à l'école; ma mère vaquait au ménage; mon père ne buvait -plus: il faisait le café et pelait les pommes de terre. Seule, je -rageais et pleurais, accroupie sur le vieux canapé qui me servait de -lit. - -La simplicité avec laquelle mes parents s'adaptaient à cette situation, -me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaque jour. Ils en -étaient arrivés à oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me -prostituais tous les soirs aux passants. Sans doute, il n'y avait -d'autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais à -admettre que ce moyen fût accepté sans la révolte et les imprécations -qui, nuit et jour, me secouaient. - -J'étais trop jeune pour comprendre que, chez eux, la misère avait achevé -son oeuvre, tandis que j'avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur -pour me cabrer devant le sort. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - Vision 1 - Mes parents 5 - Quand je me réveillai, c'était le soir 17 - Premier Exode 21 - Reliefs et Oripeaux 25 - Têtes et Peaux d'Anguilles 29 - Deuxième Exode 33 - Non! Non! 37 - A l'École catholique 47 - La Soupe aux Pois 53 - Catéchisme et Première Communion 59 - J'entends les puces marcher 71 - Déception 79 - Mon père propose de nous abandonner 83 - Je fais des visites 87 - Toupie et Cerf-volant 101 - Une Expulsion 107 - Ma Robe de Première Communion 115 - Jours de fête 119 - Nous vivons de charité 123 - Ah! vous aviez des «kwartjes»! 129 - L'Usurière 133 - Baâtje 137 - Si nous étions riches 145 - Je fais pipi dans mes jupes 151 - Les deux Grenadiers 155 - Le Village Rouge 163 - Marchande de Rue 169 - Une leçon de vie pratique 181 - Je quitte ma place 191 - Ma fille, Monsieur Cabanel 199 - Troisième Exode 207 - Fabrique de Chapeaux 213 - Ils pèlent des oignons 223 - Une nuit au parc de Bruxelles 227 - La variole 241 - Les pommes de terre 245 - Un pain pour des timbres 249 - Kees acrobate 253 - Symphonie de la faim 261 - Klaasje condamné 267 - A l'hôpital 277 - Prostituée 291 - - -DIJON, IMP. DARANTIERE. - - - - -Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER à 3 fr. 50 le volume - -EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE - -DERNIÈRES PUBLICATIONS - - MARGUERITE AUDOUX - Marie-Claire 1 vol. - ÉMILE BERR - Sonia et ses Amis 1 vol. - JULES CLARETIE - Quarante ans après (IMPRESSIONS D'ALSACE ET DE LORRAINE, - 1870-1910) 1 vol. - La Vie à Paris. 1910 1 vol. - ÉTIENNE COROT - De Loin 1 vol. - LÉON DAUDET - La Mésentente 1 vol. - LUCIE DELARUE-MARDRUS - Tout l'Amour 1 vol. - MARTHE FIEL - Sur le Sol d'Alsace 1 vol. - FERNAND GAVARRY - Pièces et Morceaux 1 vol. - CHARLES-HENRY HIRSCH - Parfieu et Martin 1 vol. - JULES HURET - En Allemagne: La Bavière et la Saxe 1 vol. - -- Berlin 1 vol. - En Argentine: De Buenos Aires au Gran Chaco 1 vol. - HENRY KISTEMAECKERS - Lord Will Aviateur 1 vol. - VICTOR MARGUERITTE - L'Or 1 vol. - OCTAVE MIRBEAU - La 628-E8 1 vol. - NEEL DOFF - Jours de Famine et de Détresse 1 vol. - MICHEL PROVINS - Celles qu'on brûle. Celles qu'on envoie 1 vol. - ÉDOUARD QUET - Les Épaves 1 vol. - LOUIS DE ROBERT - Le Roman du Malade 1 vol. - J.-H. ROSNY AÎNÉ - La Guerre du Feu 1 vol. - EDMOND ROSTAND - Chantecler 1 vol. - ÉMILE ZOLA - Correspondance.--Les Lettres et les Arts 1 vol. - - -ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT - -4279.--L.-Imprimeries réunies, rue Saint-Benoît, 7, Paris. - - - - - - -End of Project Gutenberg's Jours de famine et de détresse, by Neel Doff - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURS DE FAMINE ET DE DÉTRESSE *** - -***** This file should be named 63773-8.txt or 63773-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/7/7/63773/ - -Produced by Laurent Vogel (This book was produced from -scanned images of public domain material from the Google -Books project.) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive -specific permission. If you do not charge anything for copies of this -eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook -for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, -performances and research. They may be modified and printed and given -away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks -not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm -electronic works. See paragraph 1.E below. - -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the -Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when -you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are -in a constant state of change. If you are outside the United States, -check the laws of your country in addition to the terms of this -agreement before downloading, copying, displaying, performing, -distributing or creating derivative works based on this work or any -other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no -representations concerning the copyright status of any work in any -country outside the United States. - -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: - -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work -on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the -phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: - - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and - most other parts of the world at no cost and with almost no - restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it - under the terms of the Project Gutenberg License included with this - eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the - United States, you'll have to check the laws of the country where you - are located before using this ebook. - -1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is -derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not -contain a notice indicating that it is posted with permission of the -copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in -the United States without paying any fees or charges. If you are -redistributing or providing access to a work with the phrase "Project -Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply -either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or -obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm -trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any -additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms -will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works -posted with the permission of the copyright holder found at the -beginning of this work. - -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. - -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg-tm License. - -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format -other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg-tm web site -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain -Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the -full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. - -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works -provided that - -* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed - to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has - agreed to donate royalties under this paragraph to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid - within 60 days following each date on which you prepare (or are - legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty - payments should be clearly marked as such and sent to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in - Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg - Literary Archive Foundation." - -* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm - License. You must require such a user to return or destroy all - copies of the works possessed in a physical medium and discontinue - all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm - works. - -* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of - any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days of - receipt of the work. - -* You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg-tm works. - -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project -Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than -are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing -from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The -Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm -trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. - -1.F. - -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -works not protected by U.S. copyright law in creating the Project -Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm -electronic works, and the medium on which they may be stored, may -contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate -or corrupt data, transcription errors, a copyright or other -intellectual property infringement, a defective or damaged disk or -other medium, a computer virus, or computer codes that damage or -cannot be read by your equipment. - -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right -of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. - -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium -with your written explanation. The person or entity that provided you -with the defective work may elect to provide a replacement copy in -lieu of a refund. If you received the work electronically, the person -or entity providing it to you may choose to give you a second -opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If -the second copy is also defective, you may demand a refund in writing -without further opportunities to fix the problem. - -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO -OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT -LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of -damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - diff --git a/old/63773-8.zip b/old/63773-8.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 717d021..0000000 --- a/old/63773-8.zip +++ /dev/null diff --git a/old/63773-h.zip b/old/63773-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 282b765..0000000 --- a/old/63773-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/63773-h/63773-h.htm b/old/63773-h/63773-h.htm deleted file mode 100644 index 33be0ef..0000000 --- a/old/63773-h/63773-h.htm +++ /dev/null @@ -1,7131 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Jours de famine et de détresse. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} -p.noindent { text-indent: 0; } - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } - -div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - -.large { font-size: 130%; } -.small, small { font-size: 90%; } -.sans-serif { font-family: sans-serif; } -.b { font-weight: bold; } - -i sup { padding-left: .25em; } - -.sc { font-variant: small-caps; } -.sans-serif { font-family: sans-serif; } - - -blockquote.epi { margin: 1em 0; text-align: right; } -.epi p { text-align: justify; margin-left: 50%; font-size: 90%; } - -p.attr { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } - -sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } - -li { list-style: none; } - -table { margin: 1em auto; } -td { vertical-align: top; } -td.c { text-align: center; } -td.v { text-align: right; width: 3em; } -td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } -td.num { text-align: right; vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } - -span.w8 { display: inline-block; width: 6.5em; text-indent: 0; } -span.c { text-align: center; } - -a { text-decoration: none; } - -.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; - text-decoration: none; -} -.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } -.footnote .label { } -.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } - -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.break, .chapter { margin-top: 4em; } - -img { max-width: 100%; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .top4em { padding-top: 4em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - -</style> -</head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Jours de famine et de détresse, by Neel Doff - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Jours de famine et de détresse - -Author: Neel Doff - -Release Date: November 15, 2020 [EBook #63773] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURS DE FAMINE ET DE DÉTRESSE *** - - - - -Produced by Laurent Vogel (This book was produced from -scanned images of public domain material from the Google -Books project.) - - - - - - -</pre> - -<p class="c large sans-serif">NEEL DOFF</p> - -<h1><span class="large">JOURS DE FAMINE</span><br /> -ET DE DÉTRESSE</h1> - -<p class="c">— ROMAN —</p> - -<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br /> -BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br /> -<span class="sans-serif small">EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR</span><br /> -11, <span class="small">RUE DE GRENELLE</span>, 11</p> - -<p class="c">1911</p> - -<p class="c small">Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation -sont réservés pour tous pays.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><i>Il a été tiré de cet ouvrage<br /> -10 exemplaires numérotés sur papier<br /> -de Hollande</i></p> - -<p class="c gap"><span class="sc">Exemplaire</span> N<sup>o</sup> 9</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em large"><span class="large">JOURS DE FAMINE</span><br /> -ET DE DÉTRESSE</p> - - - - -<h2 class="nobreak" id="ch1">VISION</h2> - - -<p>Il neige ; j'ai la grippe ; sur la place, -les gamins font des glissades. Je m'accoude -à la fenêtre et contemple cette -vie sur la neige. Sont-ils souples et -lestes, ces enfants! Grands et petits s'en -donnent : ils glissent ; ils se poussent ; -ils tombent en grappes.</p> - -<p>Ah! en voici un en loques, sale, la -tête embroussaillée, les sabots trop -grands, les bas troués, les genoux perçant -le pantalon, le fond de culotte en -lambeaux ; pâle, boursouflé, mais agile -et râblé. Déjà de loin, il prend son élan -et fait une glissade d'une douzaine de -mètres. Dans cet élan qu'il ne parvient -plus à maîtriser, il en entraîne d'autres, -il en renverse sur son chemin. Aucun -n'a mal. Tous cependant se fâchent, se -redressent et tombent sur le petit : c'est -qu'il est plus adroit qu'eux, et sale, et -pouilleux. Ils le traînent hors de la -piste, le roulent dans la neige, le -cognent, et le jettent la bouche contre -le trottoir. L'enfant se relève, essaie de -se défendre, le bras en bouclier ; mais -il est seul. De rage et de douleur, il -s'en va, boitant et pleurant pitoyablement.</p> - -<p>C'est ainsi que mon frère Kees nous -revenait toujours, quand nous étions -petits. Ce sensuel petit Kees, il avait -d'admirables larmes, grandes et limpides -comme des perles de rosée.</p> - -<p>En me retirant de la fenêtre, j'aperçus -ma figure dans l'espion. Ma bouche était -contractée, mes yeux en pleurs : je -venais de revivre une des scènes douloureuses -de notre misérable enfance. -Ces scènes, dont nous sortions honnis -et maltraités, étaient toutes provoquées -par notre pauvreté, car, quand c'est -pour le plaisir, ce sont toujours les -déguenillés que l'on rosse.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch2">MES PARENTS</h2> - - -<p>Avant l'altération continue, sûre, et -comme méthodique, que la misère fait -subir aux natures les mieux trempées, -mes parents étaient, dans leur milieu -et pour leur éducation, deux êtres -plutôt rares, tous deux d'une beauté -exceptionnelle quoique diamétralement -opposée.</p> - -<p>Mon père, Dirk Oldema, était un -Frison haut de six pieds, mince et élancé -comme un bouleau, et d'une flexibilité -incroyable. Il avait le teint très frais, -les yeux bleu clair lumineux, une denture -merveilleuse, des cheveux châtain -clair bouclés, une voix parlée franche et -timbrée, et une voix chantée de ténor -léger qui faisait s'arrêter les passants. -Son plus grand plaisir était, le soir, -assis avec tous ses enfants autour de -l'âtre, de chanter en chœur, ou de -raconter des anecdotes de sa vie de -soldat, alors qu'il était trompette, avait -un beau cheval et que, pendant que les -autres étaient en ribote, il raccommodait -les bas de tout le régiment pour pouvoir -louer des livres. C'était la seule époque -de bonheur qu'il avait eue dans la -vie.</p> - -<p>Ma mère, d'origine liégeoise, était -petite et brune, d'une joliesse piquante, -extrêmement fine et bien prise, lisant -des romans d'aventure, mais n'en ayant -jamais eu dans la vie. Elle préférait le -luxe au confort, et, à cause de son -éducation sommaire, cela se manifestait -par un bonnet à fleurs rouges et -blanches sur une chevelure mal entretenue, -ou des souliers vernis sur des bas -troués. Sa joie était de sortir avec Mina, -ma sœur aînée, pour aller voir les magasins, -de choisir aux étalages des toilettes -magnifiques pour nous tous, -de se griser là-devant, et de discuter -le goût et le choix, comme si c'était -arrivé. Toutes deux rentraient la tête -en feu, et continuaient la discussion -devant une tasse de café sucré.</p> - -<p>Une des grandes attractions de ces -belles choses eût été de faire enrager -les voisines et les tantes. A défaut de -ces élégances, quand ma mère avait un -bonnet neuf ou une robe achetée au -décrochez-moi-ça, elle habillait le plus -petit enfant le mieux qu'elle pouvait, -partait se promener de long en large dans -la rue où habitait une des voisines ou -des tantes qu'il s'agissait de faire fondre -d'envie, et elle balançait la croupe et -jouait avec l'enfant en affectant de ne -voir personne ; mais, du coin de l'œil, -elle observait tout et venait nous raconter -comment la tante avait écarté -légèrement le petit rideau en se cachant, -puis avait envoyé la petite cousine Kaatje -pour bien détailler la toilette de ma mère, -et que bien sûr la tante avait verdi de -dépit de les voir, elle et son enfant, si -bien attifés.</p> - -<p>Ma mère était cependant fort bonne -et, malgré sa grande misère, je l'ai vue -prêter à ces mêmes voisines sa robe du -dimanche pour la mettre au clou. -Quand on lui témoignait un peu de -sympathie, elle se donnait tout à vous, -trop même, et passait ses journées chez -les autres, en lâchant le ménage et les -mioches. Elle était plus rusée qu'intelligente -et aurait en somme dû être une -poupée de luxe : elle en avait toutes les -aptitudes.</p> - -<p>Elle chantait toujours, en nous berçant -dans ses bras, des louanges à la -Vierge : «Marie, Reine des cieux!» -puis il y était question de «robes de soie -bleue». Je ne l'ai entendue chanter -que lorsque j'étais petite : plus tard la -misère le lui avait désappris. Je me -souviens d'une voix très timbrée, avec -beaucoup de charme ; même quand ma -mère était vieille, sa voix parlée avait -gardé tant d'inflexions, et son rire était -resté si jeune qu'on devenait confiant et -gai en sa compagnie.</p> - -<p>Mon père se maria en quittant l'armée, -et devint gendarme : ce qui le décida à -accepter cette fonction était surtout le -cheval qu'il adorait. Ma mère, orpheline -dès l'âge de treize ans et obligée de -gagner sa vie comme dentellière, ne -savait rien, mais rien, du ménage. -Depuis l'aube jusque tard dans la nuit, -elle avait dû faire aller les fuseaux, ne -se levant de sa chaise basse que pour se -mettre à table et, tout de suite après le -repas, reprenant ce travail âpre, qui lui -donna les clignotements d'yeux sur -lesquels je me guidais pour observer ce qui -se passait en elle. Aussi le premier -repas qu'elle fit pour mon père, fut des -pommes de terre avec, comme sauce, -de l'huile de lin au lieu d'huile alimentaire.</p> - -<p>Puis quoi? elle n'avait jamais eu de -liberté : maintenant elle était mariée et -pouvait bien aller bavarder un peu chez -les autres femmes de gendarmes. Et -quand mon père revenait de ses tournées, -il ne trouvait rien de prêt et devait -souvent se remettre en selle sans avoir -dîné. Alors, aux haltes, il acceptait les -petits verres qu'on offre volontiers aux -gendarmes pour être bien avec eux, et -il rentrait, se tenant trop raide sur son -cheval. Il fut déplacé plusieurs fois, -puis révoqué.</p> - -<p>Il devint ensuite garde-chasse, mais -il renonça à cette fonction de son plein -gré : il lui était impossible de mettre les -menottes à un homme qui, ne mangeant -jamais de viande, avait tiré un lapin sur -son propre champ. Quand mon père -entendait un coup de fusil qui lui semblait -suspect, il faisait un détour, et, à la -nuit, il allait prévenir le paysan qu'il -serait obligé de confisquer, le lendemain, -le fusil caché sous les navets et de -dresser procès-verbal.</p> - -<p>Après, toujours par amour du cheval, -il entra comme cocher dans les grandes -maisons ; mais couper sa moustache -l'horripilait, et il n'y resta pas. Il s'engagea -chez des loueurs et, de chute en -chute, devint cocher de fiacre. La première -fois qu'il monta sur le siège d'un -fiacre, il fut honteux comme d'une déchéance ; -mais plus tard il en jugeait -autrement, et disait que les cochers de -fiacre étaient des ouvriers, tandis que -les cochers de maître étaient des domestiques.</p> - -<p>Ma mère pouvait rester des jours sans -manger et n'en était guère incommodée, -tandis que mon père souffrait énormément -de ces privations, et, quand alors -il entrait un peu d'argent, il y avait des -conflits. L'un voulait tout dépenser à de -la nourriture ; l'autre prétendait en distraire -une partie pour des vêtements ou -autres choses indispensables. Aussi ma -mère avait-elle toujours un bas et faisait-elle -des cachotteries continuelles, qui -mettaient mon père en fureur.</p> - -<p>Ces deux êtres, de race et de nature si -différentes, s'étaient épousés pour leur -beauté et par amour ; leurs épousailles -furent un échange de deux virginités ; -ils eurent neuf enfants. Pour le surplus, -peu de leurs goûts et de leurs tendances -s'accordaient, et, avec la misère comme -base, il en résulta un gâchis inextricable.</p> - -<p>Nulle part, autant que chez nous, je -n'ai entendu parler de beauté. Quand -nous nous rêvions riches, nous nous -entretenions surtout de ce que nous -aurions appris, de toutes les belles -choses dont nous nous serions entourés, -et, pour des affamés comme nous, la -nourriture ne venait qu'en dernier lieu.</p> - -<p>J'ai souvenance d'un dimanche après-midi -où mon père voulait faire la lecture à -ma mère, qui avait un nouvel enfant au -sein ; il en était empêché par les voisins -de l'étage au-dessus, qui recevaient des -amis et s'amusaient à chanter, en tapant -des pieds en cadence et en frappant avec -des couteaux sur des verres. Il avait -déjà, à plusieurs reprises, fermé son -livre en jurant, quand on frappa à la -porte. C'était la voisine qui venait inviter -mes parents à partager leur divertissement.</p> - -<p>— Je me disais : les voisins n'ont -jamais rien ; ils lisent par ennui. Alors, -si vous vouliez prendre part à notre -plaisir?</p> - -<p>Mon père remercia, mais d'un ton -légèrement hautain, où perçaient son -mépris et sa mauvaise humeur de ce -qu'on l'avait cru capable de s'amuser à -de semblables vulgarités.</p> - -<p>La femme se retira confuse.</p> - -<p>Mon père était pris à la campagne -d'une joie tellement émue que les -larmes lui montaient aux yeux ; jusqu'au -coassement des grenouilles dans -les mares l'intéressait, et, quand nous -voulions leur jeter des pierres, il nous -disait :</p> - -<p>— Vous allez interrompre leurs causeries, -et elles s'expriment si bien dans -leur langage! Elles font ménage comme -nous, ont des enfants, mais ne doivent -pas avoir autant de misère, car elles ne -seraient pas aussi gaies.</p> - -<p>Après ma neuvième ou dixième année, -je ne me rappelle plus grand'chose de -sympathique chez nous. La misère -s'était implantée à demeure ; elle allait -s'aggravant à chaque nouvel enfant, et -l'usure et le découragement de mes -parents rendaient de plus en plus fréquents -les jours de famine et de détresse.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch3">QUAND JE ME RÉVEILLAI, C'ÉTAIT LE SOIR</h2> - - -<p>J'avais eu la rougeole et m'étais, une -après-midi, échappée de la maison pour -regarder des garçons jouer à jeter des -billes dans des tuyaux de pipe fichés en -terre. Je m'étonnais de voir leurs ombres -s'agrandir ou se rapetisser suivant leurs -mouvements, et je me demandais d'où -provenaient ces ombres et pourquoi elles -s'agrandissaient et se rapetissaient ainsi, -quand je me sentis tout à coup empoignée -par derrière, secouée dans tous les -sens, et une voix criait :</p> - -<p>— Méchante fille, tu pourrais mourir -d'être sortie!</p> - -<p>C'était notre servante qui m'arrangeait -de cette façon : nous avions, -quelle dérision! une servante. Ma mère, -n'ayant à cette époque que cinq enfants, -pouvait encore s'occuper de son métier -de dentellière, et, comme l'ouvrage abondait -momentanément, elle avait dû -engager une petite bonne pour l'aider -dans le ménage. Celle-ci me battit convenablement, -comme c'est l'usage dans -le peuple quand un enfant se fait mal ; -puis elle me coucha dans ma petite crèche -en bois, posée par terre contre le mur. -Je m'endormis et, quand je me réveillai, -c'était le soir.</p> - -<p>Ah! l'exquise sensation de bien-être -et d'intimité! La chambre était bien -éclairée ; un bon feu brûlait dans l'âtre ; -ma mère faisait des dentelles au métier -et mon père lisait à haute voix les <i>Mille -et une Nuits</i> ; parfois il s'arrêtait -pour échanger des réflexions avec ma -mère.</p> - -<p>— Cato, si nous n'avions qu'à dire : -«Sésame, ouvre-toi!», je ne te laisserais -pas t'abîmer ainsi les yeux, le soir, à -cette dentelle.</p> - -<p>— Soyons contents que j'aie trouvé -ces commandes dans cette petite ville. -Puis j'aime mon métier : cette guirlande -est tellement jolie ; des feuillages, -avec lesquels les enfants jouaient, -m'en ont donné l'idée. Mon dessin est -très bien venu, et maintenant cela -m'amuse.</p> - -<p>Et ses doigts mêlaient les fuseaux -avec une telle agilité qu'on ne pouvait -les suivre.</p> - -<p>Dans la chambre était répandue la -délicieuse odeur du foie de bœuf au -vinaigre, qui mijotait dans un coin de -l'âtre, qu'on mangerait tantôt, et dont -j'aurais ma part. Mon père allait de -temps à autre soulever le couvercle pour -goûter et, en léchant bien la cuillère, -il disait :</p> - -<p>— Cato, ce sera bon.</p> - -<p>J'écoutais lire mon père, je humais la -bonne odeur, et je me rendormis. Qui -dort dîne.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch4">PREMIER EXODE</h2> - - -<p>Mon père, très bon travailleur, avait -l'art de se faire prendre en grippe : il -montrait trop que la bêtise et la vulgarité -lui répugnaient. Il dut donc quitter -la petite ville pour chercher de l'ouvrage -ailleurs, et se rendit à Amsterdam, -d'où il écrivit bientôt à ma mère de -venir le rejoindre.</p> - -<p>— Vends nos vieilles loques, ajoutait-il, -pour faire le voyage, tu trouveras -ici ce qu'il faut.</p> - -<p>Ma mère savait ce que cela voulait -dire : il y avait de tout dans les magasins, -mais nous aurions pu coucher entre -quatre murs. Mon père s'imaginait toujours -que tout allait nous tomber du -ciel, et déraisonnait alors complètement. -Elle ne tint donc aucun compte de cet enfantillage -et obtint du Bureau de bienfaisance -notre transfert à Amsterdam.</p> - -<p>On avait trouvé place, pour nous et -notre pauvre mobilier, sur une barque -de transport de marchandises. Ce fut -un soir que deux employés du Bureau -de bienfaisance vinrent nous chercher -pour nous embarquer. Ma mère avait -ma sœur Naatje au sein ; les employés, -très gentils, tenaient les quatre autres -enfants par la main.</p> - -<p>C'était à marée basse ; il fallait descendre -une grande échelle ; je me rappelle -très bien l'épouvante que nous éprouvâmes -devant cet abîme noir : un de mes -frères criait «qu'il ne voulait pas aller -sous l'eau chez père» ; moi, comme -d'habitude, je tremblais et essayais de -faire la brave. On nous descendit un à -un et l'on nous fit entrer dans la cabine -commune : il n'y avait d'alcôves que -pour le personnel, et rien pour nous -asseoir. Les bateliers étaient visiblement -ennuyés de cette marmaille qui pleurait, -faisait pipi… et le reste.</p> - -<p>La barque se mit en route. Nous étions -affalés sur le plancher ; ma mère s'y assit -à son tour, étala autour d'elle ses jupes -sur lesquelles nous nous couchâmes -tous, la tête dans son giron ; Naatje -tétait toujours. Je ne pus dormir ; je -n'avais que cinq ans, mais je me souviens -très bien qu'un homme entra, nous -regarda avec antipathie, se déshabilla -sans gêne et se coucha ; il jurait chaque -fois qu'un des petits toussait ou pleurait. -Vers le matin, ma mère se mit à torcher, -laver et habiller les enfants pour l'arrivée -à Amsterdam.</p> - -<p>Le Bureau de bienfaisance n'avait payé -que notre transport, comme pour les tonneaux -d'huile et autres denrées. Il nous -avait fait coucher à terre, telles une -chienne et sa portée, et ma jolie mère, -avec son nourrisson au sein, n'avait pas -reçu une tasse de café… rien… rien…</p> - -<p>C'est ainsi que, grelottants et pâles -de froid et de faim, nous arrivâmes par -l'Amstel à Amsterdam, où mon père -nous attendait sur les écluses. Pendant -que la barque se trouvait arrêtée par la -manœuvre, on nous hissa sur les passerelles. -Il n'y avait de garde-fou que d'un -côté, et, sur ces planchettes, mon père, -toujours casse-cou, nous fit passer d'écluse -en écluse jusque sur le quai. Puis, -par les rues, les ponts et les canaux, il -nous conduisit dans une impasse où il -avait loué une chambre, au premier -étage d'une masure.</p> - -<p>Nous eûmes du café et des tartines, et -on nous coucha sur de la paille, dans un -placard noir et fermé.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch5">RELIEFS ET ORIPEAUX</h2> - - -<p>J'ai souvent lu et entendu dire que le -parfum d'une fleur, le goût d'un fruit -évoquaient chez certaines personnes un -épisode exquis ou poétique de leur enfance -ou de leur jeunesse. Eh bien! à -d'infimes exceptions près, mes souvenirs, -à moi, ne sont jamais ni exquis, ni poétiques. -Toutes mes sensations les plus -fraîches et les plus pures furent gâchées -par la misère, l'ignorance et la honte. -Ce n'est du reste pas en sentant une -fleur, ni en goûtant un fruit, mais en -mangeant du fromage de Hollande, que -je me suis souvenue d'une page de ma -toute jeune enfance.</p> - -<p>Déjà notre misère devenait intense, à -cause du nombre d'enfants qui augmentait -chaque année. Une de mes tantes -était servante dans une grande maison -de prostitution ; elle était très bonne -pour nous. Elle nous faisait venir le -soir aux alentours de cet établissement, -quand celui-ci battait son plein et que -la surveillance était relâchée, et nous -donnait les reliefs de table de ces dames, -entre autres des croûtes de fromage, -dont le goût, ravivé en moi l'autre jour, -me fit revoir tout cela comme cinématographié.</p> - -<p>Ma tante nous apportait également, -cachés sous ses vêtements, des nœuds, -des rubans de soie et de velours dont -ma mère garnissait nos chapeaux, des -corsages décolletés en soie écossaise -qu'elle changeait pour nous et dont elle -nous attifait, à la grande stupéfaction -des voisins. Je me rappelle une adorable -petite robe que ma mère me fit avec des -bandes d'étoffe à menus carreaux noirs -et jaunes, qu'elle avait cousues ensemble, -en dissimulant chaque couture sous un -petit pli.</p> - -<p>Et de tous ces reliefs et oripeaux se -dégageait un parfum suave, que nous -savourions avec délices.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch6">TÊTES ET PEAUX D'ANGUILLES</h2> - - -<p>Le samedi soir, quand mon père recevait -sa paie, ma mère et ma sœur aînée -allaient le chercher, et alors on achetait -de bonnes choses à manger avec les tartines. -Moi, je devais garder la maison et -les petits qu'on avait couchés.</p> - -<p>Nous habitions une cave au Haarlemmerdyk. -Ma mère et ma sœur parties, -je m'asseyais sur le petit perron en -contre-bas de la rue, pour regarder les -passants. Je les voyais d'en bas : j'avais -la tête et les bras couchés sur la planche -de l'égout, qui bordait les maisons des -villes hollandaises. De temps en temps, -je descendais mettre la suçotte dans la -bouche d'un des petits qui criait, puis -je reprenais ma place.</p> - -<p>Les passants se faisaient rares. Je me -cachais dans notre cave chaque fois que -le veilleur de nuit passait, en criant -l'heure et en agitant sa crécelle qui me -terrifiait ; quand il avait disparu, je -remontais m'asseoir.</p> - -<p>Le sommeil m'envahissait ; mais l'appel -de la marchande d'anguilles fumées, -que j'entendais dans le lointain, me réveillait, -et me donnait l'espoir que mes -parents allaient rentrer et apporter des -anguilles fumées, ou des harengs saurs, -ou peut-être bien des saucisses bouillies.</p> - -<p>Cependant, vaincue par la fatigue, -je m'endormais sur le perron, et le veilleur -de nuit me descendait dans la cave, -où il me couchait sur le grabat à côté des -autres enfants.</p> - -<p>Mes parents avaient pour devise : Qui -dort dîne. Le matin, mes petits frères -et sœurs et moi, nous trouvions les têtes -et les peaux des anguilles fumées ou -des harengs saurs, restes des agapes de -la veille, que nous mangions alors avec -nos tartines.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch7">DEUXIÈME EXODE</h2> - - -<p>Nous nous étions établis à Holland -op zyn Smalst, pendant qu'on y construisait -le canal d'Ymuiden. Mon père -avait du travail dans les écuries, mais -il ne faisait long feu nulle part : nous -dûmes encore une fois quitter. Il partit -à pied pour Amsterdam, où il trouva -tout de suite de l'occupation sur sa -bonne mine. Il vint donc, un dimanche, -nous chercher. On avait loué, pour six -florins, une charrette de paysan qui devait -nous conduire la nuit à Amsterdam.</p> - -<p>Quoique nous eussions retenu toute la -charrette, le paysan l'avait en grande -partie remplie d'objets à lui : des tonneaux, -des paniers et aussi un énorme -moulin à café de magasin, qu'il voulait -faire aiguiser en ville.</p> - -<p>Nous voilà lamentablement entassés, -partis, dans l'obscurité, par les routes -serpentines, pavées en briques jaunes, -de la Hollande. Au delà de Haarlem, -nous longeâmes pendant des heures -une digue. On ne voyait pas ses doigts -devant les yeux, et on n'entendait que le -mugissement des vagues montant contre -les berges et les cris stridents des -oiseaux de nuit. La charrette s'arrêtait à -chaque instant ; mon père descendait -pour voir si nous étions encore au milieu -de la digue et parler au cheval qui avait -peur. Le danger était grand sur cette -étroite bande, éclairée par une lanterne -falote attachée à la charrette. Les enfants -criaient. Ma mère, comme à chaque -danger, récitait l'Évangile de saint -Jean : «Au commencement était le Verbe, -et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe -était Dieu.» Mon père jurait ; le paysan -restait silencieux.</p> - -<p>Un choc de la charrette fit tomber le -grand moulin à café sur ma figure. Je -me mis à hurler ; mais ma mère, qui ne -pouvait voir ce qui m'était arrivé, se -fâcha et me donna des taloches pour me -faire taire. Toute ma figure s'enfla -prodigieusement jusqu'à me fermer les -yeux. Quand le jour se leva, je recommençai -doucement à gémir et dis :</p> - -<p>— Mère, regarde-moi, je ne vois -presque plus.</p> - -<p>Ma mère, effrayée, se plaignit que, -malgré que nous eussions payé pour -toute la charrette, le paysan l'avait encombrée -au point de tuer presque ses -enfants.</p> - -<p>Nous arrivâmes de grand matin à -Amsterdam sur le Haarlemmerdyk, où -mon père avait loué une cave. Il prit les -enfants, un à un, sous les bras, et les -fit sauter à terre. Moi, à cause de ma -figure tuméfiée, il me porta jusque dans -la cave, en me consolant :</p> - -<p>— Ma pauvre petite «Poeske,»<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> -ne te plains plus : nous avons manqué -tous être noyés.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Petite Chatte</p> -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch8">NON! NON!</h2> - - -<p>Les jours où la misère ne nous talonnait -pas trop, j'avais des joies et des -sensations exquises, par le seul effet de -mon imagination. Je prenais, ces jours-là, -ma poupée, mes osselets, mon sac -rempli de morceaux de porcelaine et de -faïence, adornés d'une fleurette ou d'une -arabesque, et j'allais sur les grands canaux, -à la recherche d'une belle maison.</p> - -<p>Les grands canaux d'Amsterdam -m'inspiraient beaucoup de respect : je -ne pouvais me rêver Cendrillon que -dans une de ces maisons du <small>XVII</small><sup>e</sup> ou du -<small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, à haut escalier double de -granit bleu, clôturé de grilles et de -chaînes de fer forgé, à la majestueuse -porte sculptée, vert foncé comme l'eau -bourbeuse des canaux, et dont une ferrure, -martelée et ciselée ainsi que de -l'orfèvrerie, grillageait la large imposte. -Les vieux arbres qui se reflétaient dans -l'eau et les barques qui y glissaient -comme sur de l'huile, me donnaient une -sensation de paix que plus jamais, dans -aucun pays, je n'ai retrouvée.</p> - -<p>Je choisissais une marche du perron -et vidais mon sac : je disposais mes -morceaux de faïence tout autour de la -marche, comme des plats sur un dressoir, -et asseyais ma poupée au milieu. -Tout en jouant, mon esprit se délectait -dans des rêves qui se passaient à l'intérieur -de la maison. J'y habitais en -compagnie des personnages des contes -de Perrault. J'avais des salles remplies -de poupées de toute grandeur, habillées -comme les princesses des images d'Épinal : -elles étaient coiffées de vraies -chevelures, avaient des yeux qui s'ouvraient -et se fermaient, et elles disaient -«Papa» et «Maman».</p> - -<p>Ou je naviguais sur les canaux dans -une barque bleue, dont la voilure était -de toile orange.</p> - -<p>Quand je me rêvais la Belle au -bois dormant, le bois m'embarrassait -fort parce que je n'en avais jamais -vu. Aussi me faisais-je dormir dans ma -barque bleu ciel : elle serait venue à la -dérive d'une île du Zuiderzee, par tous -les méandres des canaux de la ville, et -aurait ainsi vogué doucement jusque -dans le Canal des Seigneurs ; là, un -gentilhomme, avec des dentelles à ses -habits, l'épée au côté, serait monté dans -la barque, m'aurait éveillée, et conduite -dans la belle maison sur l'escalier de -laquelle je jouais.</p> - -<p>J'aurais préféré cependant être réveillée -par une jeune dame blonde, à qui -j'eusse tendu les bras en ouvrant les -yeux.</p> - -<p>Quelquefois la porte de la maison -s'ouvrait, laissant passer une vieille -dame à crinoline, au chapeau à bavolet, -à la figure placide encadrée de bandeaux -pommadés et de repentirs gris. Ou bien -c'était une jeune femme habillée, à la -dernière mode, d'un paletot sac sur la -jupe grise, collante du haut et s'évasant -dans le bas en une traîne qui balayait -le pavé ; elle était coiffée d'un gros chignon -à bouclettes et d'un tout petit chapeau -rond piqué sur le devant ; de -grandes boucles d'oreilles en jais se balançaient -au bout des lobes allongés ; -elle avait en main une minuscule ombrelle -de soie verte, bordée d'une frange, -et dont le manche en ivoire était replié.</p> - -<p>Les dames me laissaient ordinairement -sur le perron, en disant un aimable :</p> - -<p>— Tu joues, petite fille?</p> - -<p>Et le son de leurs voix et leur manière -de prononcer les mots me charmaient.</p> - -<p>D'autres fois, de dessous le perron, -par la porte de service, sortait une -servante à robe d'indienne claire, au -tablier blanc, et en pantoufles de tapisserie -à fleurs ; le bonnet de tulle tuyauté -était posé sur le sommet de la coiffure à -houppe ; elle portait un petit panier plat -en osier blanc pour les emplettes, et -passait rarement sans me faire déguerpir -ou me dire :</p> - -<p>— Méchante fille, tu fais l'école buissonnière!</p> - -<p>Si je me rêvais compagne des belles -dames qui habitaient ces somptueuses -demeures, ces apostrophes me rejetaient -dans la réalité, et, à défaut de mieux, -j'aurais bien accepté d'être une de ces -jolies soubrettes. Ma robe de Pâques -n'était jamais aussi immaculée que leurs -robes de travail ; et puis ces beaux bras -nus, énormes et rouges, m'attiraient. -Ma mère, ma sœur aînée et nous tous -avions des bras très minces, avec des -poignets de rien du tout, qui déplaisaient -fort aux femmes de l'impasse. -Jusqu'aux nichons menus et haut plantés -de Mina faisaient l'objet de leurs quolibets, -et elles lui souhaitaient, de bonne -foi, une poitrine basse et allongée, qui -ballotterait dans le corsage.</p> - -<p>Une fois que j'étais installée sur un -perron du Canal des Seigneurs, une -jeune dame sortit de la maison, accompagnée -d'une fillette de mon âge : à peu -près dix ans. La petite fille s'arrêta -pour regarder mes joujoux ; puis elle -chercha dans sa poche, y prit une pièce -de monnaie et voulut me la donner. Je -fermai mes deux mains et les mis derrière -mon dos, en regardant la petite -demoiselle. Elle rougit jusque dans le -cou et se sauva près de la dame ; -elle lui entoura le corps de ses bras -et, cachant sa figure dans les vêtements, -pleura en lui parlant. La dame -la conduisit vers moi et m'offrit des bonbons -que j'acceptai ; puis elle s'adressa -à la fillette en une langue étrangère. La -petite répondit dans cette langue :</p> - -<p>— Non! Non!</p> - -<p class="noindent">en trépignant et en cachant ses mains. -La dame parlementait et, lui prenant une -main, la mit dans la mienne.</p> - -<p>Nous nous regardâmes. Elle avait les -yeux bleus et les cheveux blonds bouclés, -comme moi. Je la comprenais mieux -en ce moment que je n'avais jamais -compris les gens de ma classe ; mais -pourquoi, étant si semblables, était-elle -si autre? Je l'aurais griffée, je l'aurais -piétinée pour cette différence, que je ne -pouvais comprendre et qui me semblait -hostile.</p> - -<p>Quand elles furent parties, je me -demandai quelle était cette différence, -d'où elle provenait, et de bonne foi, dès -ce jour, je fus persuadée que les riches -étaient faits d'une matière plus précieuse -que nous, les pauvres. J'en étais -convaincue quand ils parlaient, quand ils -riaient surtout, et qu'ils savaient exprimer -ce que, moi, je sentais seulement.</p> - -<p>Mais autre chose m'était encore resté. -Ces «Non! Non!» dits d'une voix énergique, -mais délicieuse, par la petite -demoiselle, m'avaient paru les mots les -plus beaux, les plus aristocratiques que -j'eusse jamais entendus. J'ignorais ce -qu'ils voulaient dire, mais je me les étais -incrustés dans la mémoire, et la première -fois que je les prononçai fut quand Mina -voulut m'envoyer faire une course, au -lieu de me laisser mettre des papillotes -dans les cheveux de Naatje. Je lui répliquai, -en trépignant comme la petite -fille et en imitant sa voix, par des : -«Non! Non!» qui la firent s'arrêter de -nettoyer, et ma mère de ravauder.</p> - -<p>— Mon Dieu! où cette créature enfantine -a-t-elle cherché ces mots? c'est -du français!</p> - -<p>— Du français? fit Mina ; où voulez-vous -qu'elle l'ait pris? Ce sont des mots -que cette niaise invente, comme elle en -invente toujours.</p> - -<p>— Si! Si! c'est du français : je me -rappelle fort bien que ma mère, quand -j'étais petite, parlait le français avec son -frère de Liège, et que «Non, Non» -revenait souvent dans la conversation. -Où as-tu entendu ces mots?</p> - -<p>Je ne voulais rien dire. Mina soutenait -mordicus que je les inventais. Je n'inventais -jamais rien : les termes inusités -dont je me servais, je les avais lus ou -entendus, et je les répétais à la grande -exaspération de ma famille ; mais jamais -je ne m'étais servi d'aucun comme de -ceux-ci.</p> - -<p>Devant une injustice, je criais : -«Non! Non!» Quand on voulait me -prendre mes joujoux, je trépignais : -«Non! Non!» Enfin «Non! Non!» -étaient devenus pour moi les mots suprêmes -de la protestation, et j'en avais -si bien saisi la signification que je suis -sûre de ne les avoir jamais dits à contresens.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch9">A L'ÉCOLE CATHOLIQUE</h2> - - -<p>Comme les deux bras de mon père -ne pouvaient suffire à nourrir dix bouches, -et que ma mère, à cause de ses -huit enfants, avait dû abandonner son -métier de dentellière, la misère était -continue chez nous. Aussi, de temps à -autre, ma mère écrivait-elle à quelques -dames charitables pour obtenir des -secours ; parfois, on nous en donnait.</p> - -<p>Peu de gens savent être bons sans se -mêler de vos affaires. Une de ces dames -avait décidé que je ne pouvais continuer -à fréquenter l'école communale et que -je devais aller à une école catholique. -Elle avait, en payant cinq florins pour -l'admission, le droit de placer une -enfant dans cette école.</p> - -<p>La première fois que je m'y rendis, je -portais une petite robe en indienne -lilas, un tablier blanc propre, et un -ruban bleu dans les cheveux. Une sœur -novice me conduisit jusqu'à la classe -que je devais suivre, et dit à la sœur -qui la dirigeait : «C'est la fillette de -Madame…», en nommant la dame qui -avait versé les cinq florins. Je fus saisie -et regardai rapidement les petites -filles pour voir si elles avaient entendu. -Il y en avait une qui, tout de suite, me -dévisagea avec dédain. Les autres me reçurent -très bien. Celle qui se trouvait derrière -moi me demanda mon nom. Je lui -répondis :</p> - -<p>— Keetje Oldema.</p> - -<p>Elle se mit à me caresser les cheveux -et le cou : cela me parcourait des pieds -à la tête exquisement, et puis la -nouveauté de la chose me charmait. -Ici, on n'allait donc pas me traiter -en paria. Je devais bientôt déchanter. -La petite qui me caressait, avait dû -apercevoir mes croûtes et mes poux, -sous mes beaux cheveux blonds ondulés. -Je l'entendis chuchoter avec sa -voisine et dire : «Pouah!» Celle qui -avait surpris le nom de la dame l'avait -répété aux autres et, à la sortie de -l'école, on me traitait déjà avec mépris. -Au bout de quelques jours, j'étais, -comme partout, la bête noire de tous. Si -je m'approchais, on se taisait ; si je disais -quelque chose, on me tournait en -ridicule ou on s'éloignait.</p> - -<p>La fille d'un cireur de bottes, mais que -sa mère tenait propre, avait inventé que -mon père, à moi, était l'aveugle bien -connu du béguinage, qui vendait des -allumettes, et on ne m'appelait plus que : -«Des Rouges Claires, Monsieur», mots -dont il se servait pour offrir ses allumettes -aux passants. Ma révolte et mon -humiliation ne connurent plus de -bornes. Ça, mon père! quand mon père -était un admirable Frison, haut de six -pieds, beau comme une statue, aux yeux -bleus limpides et aux cheveux bouclés. -Ce vieillard caduque, ignoble, mon père! -quand mon père était jeune et souple, -et sautait, de la croupe à la tête, par dessus -un cheval. J'en hurlais de rage ; je -trépignais, je leur expliquais, mais ma -frénésie augmentait encore leur joie. -Elles finirent par me tirer les cheveux : -mes croûtes s'ouvrirent et le sang me -dégoulina dans le cou.</p> - -<p>Mais que devins-je l'hiver? Comme, à -cause du froid, on ne laissait pas retourner -les enfants chez eux, ils apportaient -leur déjeûner. Nous traversions justement -une période de famine noire : mon -père n'avait pas de travail. Le premier -jour, je prétextai que j'avais oublié mon -déjeûner, et la sœur me laissa partir. -Mais la seconde fois, voyant que je n'avais -rien apporté, elle m'appela et je dus -avouer notre misère. Cette pieuse fille, -mais peu psychologue, s'adressa aux -enfants, en disant qu'une de leurs petites -camarades n'avait rien à manger, que -celles qui avaient trop de tartines -devaient lui en donner.</p> - -<p>Je me trouvais à côté de la sœur, tremblante -de honte et de mortification. -Je préférais la faim. La faim, ça me -connaissait : la faim est silencieuse et, -si vous savez vous taire également, -elle vous détruit en douceur. Mais ces -petits anges, à qui on faisait appel, -me terrifiaient. Je déclarai à la sœur -que je n'avais besoin de rien, que -ma mère était sortie quand j'avais dû -partir pour l'école, et que je mangerais -le soir.</p> - -<p>Je lui avais confié tout bas notre détresse, -mais ceci, je le disais haut pour -être entendue des autres.</p> - -<p>La sœur ne le prit point ainsi : elle -me traita d'orgueilleuse et de menteuse, -ajoutant :</p> - -<p>— Il n'y a aucune honte à avouer sa -pauvreté, et vos petites camarades vont -montrer qu'elles sont meilleures que -vous.</p> - -<p>Il y en eut qui m'apportèrent une -croûte rongée. D'autres me donnèrent -des morceaux mordus. Je ne voulus de -rien, décidée à ne plus venir à l'école -plutôt que de subir pareilles humiliations.</p> - -<p>A la sortie, toutes m'attendaient et -commencèrent à me houspiller. Je me -défendis des pieds et des mains, et en -mordis cruellement une qui me griffait la -figure. Mais elles m'acculèrent à un mur, -et ensemble me cognaient, me tiraient -par mes boucles et me crachaient au -visage, quand un homme, à grands coups -de pied dans le tas, vint me délivrer. -A la maison, je suppliai ma mère de -ne plus m'envoyer en classe, puisque -partout on me maltraitait à cause de mes -poux et de notre pauvreté.</p> - -<p>Elle répondit que je devrais forcément -rester à la maison pour garder les -enfants : qu'elle allait être obligée de -courir les établissements de charité afin -d'obtenir des secours, car père, n'ayant -pas de travail, était parti en chercher -dans une autre ville.</p> - -<p>Tous nos pauvres petits ont été traités -de la sorte à l'école. Kees et Naatje rentraient -ordinairement, la figure tuméfiée, -et en pleurs. Kees était si innocent qu'il -disait à ceux qui voulaient maltraiter -sa sœur :</p> - -<p>— Prends garde, si tu oses frapper -mon petit frère!</p> - -<p>Et il pleurait de grosses larmes, en -la protégeant.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch10">LA SOUPE AUX POIS</h2> - - -<p>Ma mère avait reçu quatre cartes -pour quatre portions de soupe aux pois. -Il fallait aller la chercher. Nous nettoyâmes -le mieux possible notre unique -petit seau en bois, qui servait à tous -usages. Et, avec un plat blanc comme couvercle, -cela nous semblait convenable.</p> - -<p>Nous n'étions jamais allés chercher -de soupe. Ma mère était fort gênée de ce -seau, qui indiquait clairement où nous -nous rendions. Les gamins criaient -après nous : «Snert emmer, Snert -emmer!»<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> Aussi, pour éviter une -grande artère très fréquentée, fit-elle un -long détour par les ruelles à bouges -pour matelots.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Snert</i> : Soupe aux pois. —<i>Emmer</i> : Seau.</p> -</div> -<p>En arrivant à l'orphelinat luthérien, -où on distribuait la soupe, nous dûmes -faire queue. Ma mère n'osait pas : elle -me passa le seau et alla m'attendre aux -environs.</p> - -<p>Je revins, le seau rempli de bonne -soupe bien chaude. Il y avait du verglas ; -j'avais de grands sabots de ma mère aux -pieds ; je me tenais, de ma main libre, -aux chaînes du perron de l'orphelinat. -Le verglas me fit glisser sous les chaînes, -et je tombai sur le dos en répandant -la moitié de la soupe.</p> - -<p>Je pleurais. Un homme vint à mon -secours : il me ramassa et bougonna -que ce n'était pas une charge pour une -petite fille. Il se disposait à porter mon -seau, quand je lui dis que ma mère était -au milieu de la rue.</p> - -<p>— Ta mère! Eh bien, alors?</p> - -<p>En effet, ma mère nous regardait sans -approcher, mortifiée et rougissant de -honte et de colère de ce que j'avais signalé -sa présence. Quand l'homme me -conduisit vers elle et lui manifesta son -étonnement, elle ne trouva à répondre -que :</p> - -<p>— Il n'y a rien à faire avec cette créature -enfantine!</p> - -<p>J'avais onze ans.</p> - -<p>Elle saisit le seau, me jeta un regard -furibond, et, en dandinant son corps -appesanti par la grossesse et, faisant de -ses sandales, «Klots, Klots» dans la -boue, elle prit le même détour par les -ruelles à prostituées. Je la suivis à distance, -et nous rentrâmes chez nous piteusement.</p> - -<p>Pour comble de misère, la soupe avait -pris le goût du seau qui servait à tous -usages.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch11">CATÉCHISME ET PREMIÈRE -COMMUNION</h2> - - -<p>Je suivais depuis deux ans le catéchisme -de première communion et étais -chaque fois renvoyée à l'année suivante, -parce que je ne savais jamais ma leçon. -Le tapage continuel de huit enfants dans -notre unique chambre, me rendait toute -étude impossible. Je voulais en finir : -non pas que je croyais, la religion n'avait -jamais eu aucune prise sur moi, -mais je m'apercevais que je commençais -à passer pour une bête et, cela, je ne le -voulais pas. Puis, pour une fois au moins -dans ma vie, je serais habillée de neuf -des pieds à la tête.</p> - -<p>Je m'étais donc juré de faire ma première -communion cette année. Je choisis, -pour étudier ma leçon, un perron sur un -canal : j'en nettoyai une marche avec -mon jupon et me mis à apprendre par -cœur les questions et les réponses. Cela -allait tout seul : moi qui me croyais -incapable d'apprendre, je retenais, en -les répétant deux ou trois fois, des réponses -de six ou sept lignes ; j'étais -sauvée.</p> - -<p>La première fois que je me représentai -au catéchisme, le vieux curé interrogea -toutes les petites filles, excepté moi. Je -finis par lever timidement le doigt, en -disant :</p> - -<p>— Vous m'oubliez, Monsieur le Curé.</p> - -<p>— Non, mais tu ne sais jamais.</p> - -<p>— Aujourd'hui je sais, Monsieur le -Curé.</p> - -<p>— Eh bien! viens ici.</p> - -<p>Je débitai ma leçon d'un trait. Quand -j'eus fini, il me leva la tête sous le -menton.</p> - -<p>— Tu sais même très bien ta leçon, -fit-il ; comment as-tu fait?</p> - -<p>— Je ne pouvais jamais l'apprendre -chez nous à cause du bruit, et parce -qu'on ne me laissait pas tranquille. -Maintenant je vais sur un perron : là, je -suis seule et à l'aise.</p> - -<p>— Sur un perron? tu apprends ta -leçon sur un perron! et quand il pleut?</p> - -<p>— Il n'a pas encore plu.</p> - -<p>Il hocha la tête.</p> - -<p>Quand la pluie vint, et même la neige, -je me réfugiais aux latrines qui se trouvaient -sous beaucoup des ponts d'Amsterdam.</p> - -<p>Je devins bientôt une des premières -du catéchisme et, quand le vieux curé -voulait en avoir plus vite fini, il me choisissait -souvent pour l'aider à interroger. -Un jour, il me chargea de faire répéter -quatre fillettes. Parmi elles était une -métis indienne du grand monde (les -jours de pluie, elle arrivait en équipage). -Elle me regarda avec une telle aversion -que j'en restai tout interloquée. «Comment! -parlait son regard, cette pouilleuse -va m'interroger, moi!» Mais il -fallait bien qu'elle obéît : le curé l'avait -ordonné. Elle me répondait à voix si -basse que je la comprenais à peine. -Cependant, pour me faire bien venir -d'elle, je lui dis :</p> - -<p>— C'est parfait, jeune Demoiselle, je -dirai à Monsieur le Curé que vous savez -très bien votre leçon.</p> - -<p>Elle retroussa ses lèvres de négresse -et fit : «Pheu…», d'un air si dédaigneux -que j'en bafouillai pour de bon.</p> - -<p>Cet hiver-là, nous fûmes expulsés de -notre impasse, et j'aurais dû suivre le -catéchisme à l'église de notre nouvelle -paroisse. Mais je voulais avoir l'image -de Saint qu'on recevait au dixième bon -point : j'en avais déjà sept et le vieux -curé m'avait promis que mon image -serait belle, parce qu'il voyait bien -maintenant que j'étais une brave petite -fille. Je continuai donc à me rendre à -mon ancienne église.</p> - -<p>Or, voilà que le jour du dixième -point, ce fut le vicaire qui fit le catéchisme -et, pour comble de malchance, -je tirai la langue à l'Indienne à un moment -où le vicaire se retournait. Il se -fâcha et dit que c'était manquer de respect -à Dieu d'oser tirer la langue dans -sa maison. Pour me punir, il me fit -m'agenouiller devant le maître-autel, -les bras levés au-dessus de la tête et un -tabouret dans chaque main. Quand tous -furent partis, je déposai un tabouret, — car -deux, c'était trop lourd, — et des -deux mains, je soutins l'autre aussi haut -que je pouvais. Mais vaincue par le -chagrin d'avoir perdu mon dixième -point, je finis par déposer aussi celui-là, -et, pleurant à chaudes larmes et sacrant -comme mon père, je me couchai tout du -long devant le maître-autel, sans m'inquiéter -de Dieu.</p> - -<p>Ainsi me trouva une des servantes du -curé, qui s'enquit pourquoi je pleurais. -Je le lui racontai, en ajoutant que mes -dix points étaient irrémédiablement -perdus, puisque, pour faire ma première -communion, je devais aller à ma nouvelle -paroisse. Elle partit sans m'encourager ; -mais, quelques instants après, -le vicaire vint, cachant derrière sa soutane -un rouleau de papier blanc. Il me -demanda si je regrettais d'avoir manqué -de respect à Dieu, et comme je répondais : -«Oui», il me donna l'image : un -Saint Pierre avec les clés du ciel. J'aurais -préféré une Ascension de la Vierge, -pour les guirlandes de fleurs qui l'entouraient, -mais enfin ceci était un prix -que j'avais gagné.</p> - -<p>A l'école, je n'en avais jamais eu, parce -que j'étais très sale, toujours déchirée, -et peu assidue. Nous devions continuellement -déménager sous menace d'expulsion, -à cause du loyer qu'on ne pouvait -payer, et ma mère, négligente, attendait -parfois six mois avant de faire la transcription -d'une école à l'autre. Aussi étais-je -toujours la dernière, comme du reste -tous mes frères et sœurs. J'étais cependant -capable d'apprendre ce qu'on aurait -voulu, et j'avais des dons. Ma voix était -si jolie qu'un des instituteurs ne manquait -jamais de se mettre de mon côté, -la tête penchée vers moi, quand on -chantait en chœur. A la gymnastique, -on faisait grimper aux échelles filles et -garçons ; mais moi, qui étais souple -comme un chat, je devais descendre -dès le troisième échelon : l'instituteur -de garde, voyant mes dessous en guenilles, -n'osait pas me laisser monter ; -que n'aurais-je donné cependant pour -grimper là-haut!</p> - -<p>Et ainsi pour tout!</p> - -<p>La première communion approchait. -Le curé de notre nouvelle paroisse -venait d'être nommé : il était plein de -zèle et de délicate bonté, et s'occupait -beaucoup de donner un grand éclat à -cette cérémonie.</p> - -<p>Au lieu de distribuer aux pauvres des -uniformes qui les désignaient, il s'arrangea -avec les dames patronnesses pour -remettre aux mères l'argent des toilettes.</p> - -<p>Depuis longtemps, ma mère et moi, -nous parlions de cette robe qui allait -me stigmatiser ; mais elle reçut dix florins, -et nous pûmes acheter tout à notre -goût. J'eus un chapeau blanc entouré -de gaze, une robe grise à ruches effilées, -raide comme une planche, qui m'encaissait -au lieu de m'habiller, de hautes -bottines à lacets de soie blanche avec -deux petites floches sur le pied, et des -gants de coton blanc.</p> - -<p>Une dame me donna du linge de sa -fille, si bien lavé et repassé que c'était -plus beau que du neuf.</p> - -<p>Mes cheveux bouclaient naturellement, -mais l'avant-veille de la première communion, -on me mit trois étages de papillotes, -et, le matin même, on tourna -chaque boucle sur un bâton, en la -mouillant de café sucré pour la tenir -raide : cela me faisait une chevelure -toute brune, à moi qui étais blond épi.</p> - -<p>Je m'habillai de grand matin et, frissonnante -d'être aussi belle, je me rendis -à la cure avec ma mère. Je la précédais -de deux pas, tenant de la main gauche -un petit mouchoir de mousseline déplié -devant moi, et de la main droite mon -livre de prières.</p> - -<p>Toutes les fillettes étaient un peu -pâles d'être à jeun ; moi, cela ne me faisait -rien, j'étais entraînée. Nous nous -montrâmes toutes, riches et pauvres, -nos robes, nos souliers, jusqu'aux jupons : -pour ma part, tout mon orgueil -allait aux petites floches de mes bottines, -et je relevais continuellement ma -robe sur le devant pour qu'on les remarquât.</p> - -<p>Le curé était parvenu à m'effrayer -très fort. Il avait dit que celles qui -n'étaient pas sincères auraient certainement -une maladie le jour de la communion, -ou tomberaient mortes en s'approchant -de la Sainte Table ; puis qu'il -fallait laisser fondre l'hostie, car si on la -mordait, le sang nous sortirait de la -bouche.</p> - -<p>Je ne pouvais prendre aucun goût à -la religion. Comme contes de fées, je -préférais Cendrillon et le Petit Poucet à -ceux des Saints et des Saintes. J'avais -néanmoins très peur. J'étais convaincue, -comme malgré mes efforts, je me souciais -peu de Dieu, qu'il m'aurait foudroyée, -et, en m'approchant de l'autel, -je le suppliais de me donner la foi et la -sincérité.</p> - -<p>— Dieu! faites que je sois sincère -quand je dis que je vous aime! Donnez-moi -la croyance, je vous en supplie!</p> - -<p>Il m'était resté une dent de lait, et -derrière celle-ci avait poussé une autre -dent, très pointue, avec laquelle je me -mordais souvent cruellement la langue. -Or, au moment de la communion, je -claquais tellement des dents qu'en fermant -la bouche, j'incrustai l'hostie dans -ma dent pointue : je me mis à chanceler -et à zigzaguer, comme ivre.</p> - -<p>Je m'attendais à voir le sang jaillir -de ma bouche, éclabousser toutes les -toilettes des autres, et me gâter ma robe.</p> - -<p>Et quel scandale! je sentis littéralement -le curé me chasser de l'église, et -vis tous les assistants me livrer passage -comme à une pestiférée.</p> - -<p>Puis, si mon père nous quittait encore, -on ne nous aiderait plus. On -dirait :</p> - -<p>— C'est une des leurs qui a mordu -le Bon Dieu : qu'ils meurent de faim! -J'eus toute la peine du monde à suivre -les autres et à regagner ma place. A la -sacristie, on nous offrit des petits pains -et du café ; une dame me prit dans ses -bras, en disant :</p> - -<p>— Ah! la pauvre petite! elle va s'évanouir -de faim.</p> - -<p>Mais non! c'étaient les affres terribles -par lesquelles je venais de passer.</p> - -<p>Et voilà que rien n'était arrivé!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch12">J'ENTENDS LES PUCES MARCHER</h2> - - -<p>Nous habitions une chambre unique, -dans une impasse gluante d'Amsterdam. -Le soleil n'y pénétrait jamais et -si, en hiver, le froid humide y était -glacial, en été la chaleur moite nous -anéantissait. Il n'y avait qu'une alcôve à -étage, ainsi que dans les barques de -pêcheurs, mais cloisonnée : on y était -comme dans un placard. Les parents -dormaient dans le compartiment du -bas ; quelques-uns des enfants dans -celui du haut, les autres à terre, sur une -paillasse. Dans un coin, un petit tonneau -servant de chaise percée à la -famille ; dans d'autres, des langes d'enfant -souillés, puis les détritus de tout -un ménage miséreux. L'odeur de la pipe -de mon père et les émanations de dix -pauvres rendaient l'atmosphère irrespirable.</p> - -<p>Par une nuit d'effroyable chaleur, -j'étais étendue avec trois de nos enfants -dans la couchette du haut. Ils dormaient ; -moi, je ne pouvais pas : je me tournais -et retournais en m'agitant. Nous étions -couchés sur des sacs en grosse toile, -remplis de balle d'avoine qui, réduite -en poudre et imbibée d'urine d'enfant, -formait une matière immonde et corrosive. -La toile m'agaçait et me brûlait la -peau ; les puces me harcelaient affreusement ; -j'étouffais ; j'avais des bruissements -d'oreilles qui me donnaient des -hallucinations. J'appelai doucement ma -mère et lui dis que je ne pouvais pas -dormir, parce que j'entendais les puces -marcher.</p> - -<p>— Tu entends les puces marcher? Ah! -cette créature enfantine! et tu me réveilles -pour cela? tu vas te taire, n'est-ce -pas? je suis éreintée et veux dormir. -Je me tus, mais continuais à m'agiter. -N'y tenant plus, je me laissai glisser à -terre, en m'aidant de la corde, m'habillai -et sortis.</p> - -<p>Il pouvait être quatre heures du matin. -Il n'y avait dans la rue que les éveilleurs -(c'étaient des gens qui, pour cinq -«cents» par semaine, éveillaient les -ouvriers, en faisant un vacarme qui -troublait tout le voisinage). En dehors -d'eux, personne ; tous les magasins du -Nieuwendyk fermés ; le calme partout : -ah! que j'aimais cela!</p> - -<p>J'allai vers la Haute Digue qui avançait -dans l'Y. La Haute Digue était ma -promenade favorite ; j'y faisais souvent -l'école buissonnière avec ma petite sœur -Naatje. Des deux côtés, l'Y clapotait -contre les berges ; on y trouvait des -coquillages ; plus loin était une oasis -d'arbres et d'herbe fleurie. Quand j'arrivai -à la digue, l'air frais du large et la -brise matinale me causèrent un tel soulagement -qu'en jubilant je happais l'air : -je levais les bras, en écartant les doigts, -pour mieux sentir jouer le vent sur ma -peau irritée. Je restai ainsi longtemps à -me griser, puis continuai ma promenade -pour chercher des fleurs. Arrivée -sous les arbres, je fus surprise de voir -dans l'herbe les pissenlits et les pâquerettes -fermées. Je n'avais jamais vu de -fleurs la nuit et ne connaissais pas ce -phénomène ; je fus si étonnée que je -n'en cueillis aucune, comme prise de -méfiance, et j'allai m'asseoir sur un -banc.</p> - -<p>Il y avait à cet endroit un chantier où -des hommes travaillaient ; un d'eux -vint se mettre à côté de moi et dit :</p> - -<p>— Ah! la grande fille qui est déjà -dehors! et où vas-tu?</p> - -<p>Je lui répondis que, ne pouvant dormir, -j'étais sortie, mais je n'eus garde -de parler des puces. Puis je lui demandai -pourquoi les pissenlits et les pâquerettes -étaient fermées.</p> - -<p>— Ah! mon Dieu, quel ange! mais -elles dorment, ma chérie, elles dorment.</p> - -<p>Ce disant, il me souleva et me mit à -cheval sur ses genoux. J'y étais à peine -que je me sentis empoignée, flanquée -dans l'herbe, et qu'un homme sauta à la -gorge de l'individu, lui hurlant à la face :</p> - -<p>— Ignoble Sodomite<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>! tu as été en -prison pour avoir abusé des petites -filles et, à peine sorti, voilà que tu -recommences! Et toi, que fais-tu dehors -à cette heure? Décampe!</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> En Hollande, l'appellation de «Sodomite» est, -par extension, couramment usitée parmi le peuple, -comme terme d'injure et de mépris, sans signification -précise.</p> -</div> -<p>Je ne me le fis pas répéter. Je m'encourus -et arrivai hors d'haleine chez -nous, où j'entrai en coup de vent. Ma -mère se réveilla en sursaut.</p> - -<p>— Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? s'écria-t-elle.</p> - -<p>J'avais eu grand'peur, mais ne me -rendais pas compte du danger auquel je -venais d'échapper : aussi, au lieu de -raconter ce qui m'était arrivé, je lui dis :</p> - -<p>— Mère, sais-tu pourquoi les pissenlits -et les pâquerettes sont fermées la -nuit? Eh bien! elles dorment comme -nous.</p> - -<p>— Quoi? Que racontes-tu? Tu es -sortie?</p> - -<p>— Oui, je suis allée à la Haute Digue -pour me rafraîchir et chercher des -fleurs, mais elles dorment.</p> - -<p>— Ah! cette créature enfantine! -Tantôt elle entendait les puces marcher, -maintenant les pissenlits dorment! Mais, -avec tout cela, tu me réveilles à chaque -instant, et je suis éreintée, éreintée. -Allons, va dans ton lit et dors.</p> - -<p>Je n'y songeais pas, et quand ma -pauvre mère s'assoupit à nouveau, je -sortis doucement dans l'impasse, où je -me mis à jouer aux osselets sur la pierre -de la citerne.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch13">DÉCEPTION</h2> - - -<p>J'étais invitée à une fête de charité -pour enfants. Il était expressément dit -que les mères devaient les conduire et -venir les reprendre, et, comme il n'y -avait pas de vestiaire, emporter les chapeaux -et les manteaux. Vous voyez d'ici -que ma mère allait lâcher tous ses -mioches pour me conduire à une fête! -Si je voulais m'y rendre, je pouvais -aller seule. Ce qui m'inquiétait le -plus, était mon chapeau : je m'étais -mis dans la tête que je serais chassée -si on découvrait que ma mère n'était -pas là pour l'emporter. Or, je voulais -absolument assister à cette fête : il y -avait une tombola ; si j'allais gagner -une boîte à coudre, le rêve de toute -ma vie! car, depuis l'âge de six ans, je -confectionnais les robes et les coiffures -de mes poupées, et le fameux chapeau, -sujet de mes transes, je l'avais fait moi-même.</p> - -<p>Je m'en fus donc seule, un soir, par -une pluie battante. J'entrai avec mon -invitation. En ôtant mon chapeau, je -le dissimulai, comme une voleuse, sous -mon tablier. J'ai le souvenir d'une joie de -commande. On nous donna du lait d'anis -et des petits pains beurrés ; on nous -fit chanter de nombreux <i>Wien Neerlandsch -Bloed</i> et des <i>Wilhelmus Van -Nassauwen</i>, et dans la cour qu'éclairaient -quelques lampions, nous dûmes, -par une pluie chaude qui nous faisait -fumer comme dans un bain turc, jouer -des <i>Patertje, Patertje, langs den kant</i> -et des <i>Colin-Maillard</i>.</p> - -<p>Enfin la tombola!</p> - -<p>— Y a-t-il des boîtes à coudre?</p> - -<p>On regardait par les carreaux.</p> - -<p>— Oui, là, plusieurs même.</p> - -<p>— Ah! je les vois ; si je pouvais en -gagner une!</p> - -<p>Et je me tins ce langage : «J'ai douze -ans ; il est temps que j'aie une boîte à -coudre à moi, pour ne plus recevoir -de torgnioles quand j'ai gâché le fil de -ma mère. Puis, dans une boîte, il y a -tout : un dé, des ciseaux et autres -outils.» Ah! mon tour. Je prends un -billet : un Monsieur l'ouvre et dit :</p> - -<p>— Trois images.</p> - -<p>Et il me cherche trois images, représentant -des batailles.</p> - -<p>Je ne m'intéressais plus à la fête : -pour moi, c'était encore une fois et -toujours une déception. Aussitôt la -porte ouverte, je filai ; je remis mon -chapeau dehors, et je repris mon chemin -sous la pluie, seule, à dix heures du -soir, par les ponts et les canaux. Arrivée -à la maison, je donnai mes images de -bataille à un de mes frères, et je me couchai -en pleurant.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch14">MON PÈRE PROPOSE DE NOUS ABANDONNER</h2> - - -<p>La propriétaire était venue nous insulter -pour les deux semaines de loyer -que nous lui devions.</p> - -<p>On s'était couché après cela, tout -agités.</p> - -<p>Sur les paillasses, à terre, les enfants -s'endormirent vite. Moi, je ne pouvais.</p> - -<p>Les parents, dans l'alcôve, causèrent. -Mon père proposa à ma mère d'abandonner -tous les enfants, disant que la -Ville prendrait certainement soin d'eux -et qu'ils auraient moins souvent faim et -froid que maintenant ; que lui était à -bout de forces, qu'il n'avait que trente-huit -ans, qu'elle sans doute n'aurait -plus d'enfants, et qu'ils pourraient se -refaire une vie à deux. Ma mère répondit :</p> - -<p>— Non, non, abandonner les enfants, -jamais!</p> - -<p>J'entendais tout cela de mon lit. Je -fus prise d'une folle terreur. Je voulais -éveiller mes frères et sœurs pour les -prévenir, ou aller supplier mes parents -de ne pas nous quitter, mais je n'osais, -de crainte des coups. Je rampai sur le -ventre jusqu'à la porte, et me couchai en -travers afin de les empêcher de partir.</p> - -<p>Mes parents, ayant perçu quelque -bruit, se turent. Ma mère dit :</p> - -<p>— C'est Keetje ; elle aura entendu : -après des scènes comme ce soir, elle ne -dort jamais.</p> - -<p>— Mais non, fit mon père, ce sont -les rats.</p> - -<p>Puis il appela :</p> - -<p>— Keetje, Keetje!</p> - -<p>Je ne bougeai pas.</p> - -<p>— Ils dorment tous, reprit-il. Si tu -veux, tu viendras me rejoindre demain -à midi à l'écurie, et nous partirons. -Comme c'est jour de paie, nous aurons -un peu d'argent pour prendre le bateau -et aller loin d'ici.</p> - -<p>— Non, non, jamais je n'abandonnerai -mes petits.</p> - -<p>Ils se turent.</p> - -<p>Je m'endormis vers le matin, étendue -devant la porte. Quand ma mère se leva -pour préparer le café de mon père, elle -me trouva là.</p> - -<p>— Tu vois, j'en étais sûre, elle a -entendu et voulait nous empêcher de -partir.</p> - -<p>Mon père se leva d'un bond, s'habilla -en quatre mouvements, et se sauva sans -attendre le café.</p> - -<p>Vers midi, en «jouant école» avec les -enfants, je les avais tous assis sur le -seuil ; mais ma mère ne sortit pas.</p> - -<p>Puis j'attendis anxieusement le soir. -Quand mon père rentra enfin, je me -jetai avec un grand cri dans ses bras. Il -me souleva silencieusement, me garda -pendant le souper sur ses genoux, puis -en me caressant les cheveux, et la voix -rauque, il parla :</p> - -<p>— Keetje, je suis souvent si fatigué, -et, quand on vient alors nous injurier -comme hier, je ne sais plus ce que je -fais.</p> - -<p>— Père, dis-je, laisse-moi dormir -cette nuit entre mère et toi ; j'aimerais -tant, puis-je?</p> - -<p>— Oui, ma Keetje, oui, ma «Poeske», -et avec ta poupée, n'est-ce pas?</p> - -<p>— Non, père, murmurai-je, avec vous -deux seuls.</p> - -<p>J'étais indéfinissablement heureuse.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch15">JE FAIS DES VISITES</h2> - - -<p>Un matin, ma mère me dit :</p> - -<p>— Keetje, tu ne dois pas aller à l'école -aujourd'hui : il faut faire ta visite -chez Mademoiselle Smeders, puis tu -iras, avec mes compliments, voir -Mademoiselle Rendel<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> En Hollande les femmes mariées du peuple et -de la petite bourgeoisie sont appelées Mademoiselle.</p> -</div> -<p>— Mais, mère, elles n'aiment pas que -je vienne chez elles.</p> - -<p>— Nous n'avons pas le choix, ma -Keetje. Elles nous donnent chaque fois -un pain : nous ne pouvons laisser d'y -aller.</p> - -<p>Les Smeders et les Rendel étaient -d'anciens voisins. Je m'acheminai, à -travers la neige, vers l'autre extrémité -d'Amsterdam, où ils habitaient.</p> - -<p>Je me rendis d'abord chez les Smeders. -Ceux-ci étaient des ouvriers comme -nous, même d'un cran inférieurs. Le -mari, manœuvre aux docks, ne savait -pas de métier, tandis que mon père était -un cocher très capable, employé chez -un grand loueur : il avait un beau -fouet bagué d'or, et portait une cravate -blanche sur le siège, aux enterrements -et aux mariages. Mais les Smeders -n'avaient qu'un enfant, élevé presque -entièrement par sa grand'mère ; chez -nous, il y en avait huit que mon père -était seul à faire vivre. Ce nous était -une grande mortification de devoir -accepter la charité de nos égaux.</p> - -<p>C'est avec appréhension que j'ôtai mes -sabots au bas de l'escalier presque perpendiculaire -et soigneusement récuré à -l'eau de craie, et que je montai en me -tenant au câble qui servait de rampe. -Arrivée en haut, je frappai craintivement -à la porte : après qu'on m'eut -répondu, j'ouvris et pénétrai dans la -chambre. Mademoiselle Smeders me -regarda assez froidement :</p> - -<p>— C'est toi, Keetje, par ce temps? -Prends garde, tu salis la natte. Va t'asseoir -là, — elle m'indiqua une chaise -près de la porte, — et tiens tes jambes -suspendues, pour ne pas salir les -barreaux.</p> - -<p>— Oui, Mademoiselle. Mes bas sont -mouillés parce qu'il y a des trous dans -mes sabots.</p> - -<p>Elle continua de passer à l'amidon ses -bonnets blancs, et le devant de chemise -que son mari portait le dimanche. Ses -mouvements étaient mous, mais sûrs. -Elle était vêtue, comme toujours, d'un -jupon de mérinos noir, large de six -aunes, et d'un caraco en indienne lilas, -dont le corsage aux épaules tombantes -et les basques descendant jusqu'aux -genoux, se fronçaient autour de la taille. -Comme chaussure, des bas blancs et -des pantoufles en tapisserie verte, à -fleurs rouges. Autour du cou dégagé, -elle portait un collier de quatre rangées -de coraux, à fermoir en filigrane d'or ; -aux oreilles, de longs pendants en corail. -Elle était coiffée de bandeaux blond -sable, luisants de pommade, qui lui -couvraient les oreilles, et d'un bonnet -blanc tuyauté dont les brides pendaient -sur le dos. Le frémissement continu de -ses narines dilatées et son regard bleu -qui vous jaugeait, me causaient toujours -un malaise : je n'aurais pas aimé la -fâcher.</p> - -<p>La bonne chaleur du poêle me tapa -légèrement à la tête : tout me semblait -voilé. Je regardais avec étonnement, à -chacune de mes visites, cette chambre, -au plafond bas à poutres couleur orange, -dont l'ordre et la propreté m'intimidaient. -Au milieu du plancher, passé à -l'eau de craie, était étendue une grande -toile à voile peinte en jaune avec bord -orange, que la femme repeignait tous -les ans ; tout autour des nattes ; devant -et sous la table, placée entre les deux -fenêtres et couverte d'une toile cirée -jaune, des morceaux de tapis de toute -couleur. Aux fenêtres à guillotine, des -pots de géraniums qui, l'été, étaient à -l'extérieur, des rideaux en mousseline -à carreaux maintenus par des rubans -jaunes, et au milieu un écran en étamine -bleue, pour que «les voisins ne -pussent vous compter les morceaux -dans la bouche». Hors des fenêtres, des -séchoirs où, par les temps secs, pendaient -les chemises en laine rouge du -mari.</p> - -<p>Des chaises peintes en acajou étaient -rangées le long des murs ornés d'images. -Dans un angle, se trouvait une commode -en acajou, garnie de grands cuivres -aux serrures et surmontée d'une barque -à voile, œuvre du mari, ancien marin. -Sur la table, un bocal avec un poisson -doré et, près de la place du mari, un -crachoir en faïence bleue ; sous la table, -deux chaufferettes en bois.</p> - -<p>Un doux engourdissement m'envahissait. -Ce confort, si loin de notre vie, me -faisait rêver. Ce bon fauteuil en paille, -si père l'avait le soir pour se reposer, -comme il y serait bien, appuyé contre le -dossier, une chaufferette aux pieds pour -sécher ses bas! Car il souffre beaucoup, -père, quand, par ce temps, il doit nettoyer -les voitures en plein air : ses mains -sont gonflées comme des pelotes, et de -grandes crevasses le torturent la nuit, -au point de l'empêcher de dormir. Il -pourrait me tenir sur ses genoux en -fumant sa pipe. Le crachoir serait -inutile, puisqu'il ne chique pas.</p> - -<p>Mes regards, continuant à errer, rencontraient -l'alcôve cloisonnée, orange -comme le plafond, garnie de rideaux en -indienne lilas, écartés au moyen de -rubans : on voyait les literies recouvertes -de taies et de draps, à petits carreaux -rouges et blancs. Sous le haut -manteau de cheminée, bordé d'un volant -rose à fleurs, avançait un long poêle -orné de cuivre, portant une bouilloire en -bronze ; tout à côté, le seau à braise en -cuivre jaune et rouge.</p> - -<p>Mademoiselle Smeders passait sa vie -à frotter, astiquer, et faire reluire tout -cela à outrance. L'odeur de la térébenthine -et de l'alcool, qui lui servaient -à délayer la cire et autres ingrédients à -faire briller, imprégnait la chambre. -Tout cela m'intimidait ; j'aurais néanmoins -voulu vivre dans cette joliesse -et dans cet ordre, mais alors il faudrait -changer de mère, et ne plus avoir Dirkje, -ni Naatje, ni Keesje. Ah non! Ah non! -pour rien, pour rien, je ne voudrais ne -pas les avoir. Ma gorge se serrait, je -m'agitais sur ma chaise.</p> - -<p>— Mais ne remue donc pas ainsi, -Keetje, tu vas trouer la natte avec les -pieds de la chaise.</p> - -<p>Je me tins coite un instant. Les voyez-vous -lâchés ici? Dirk qui se traîne sur -son derrière et n'est pas encore propre! -Quel dégât! Je riais en dedans, mais -n'osais plus manifester mes sensations.</p> - -<p>— Et ta mère, Keetje? elle ne t'a -pas dit quand elle va acheter un bébé?</p> - -<p>— Vous pensez, Mademoiselle, que -ma mère achète les enfants? Je crois -plutôt qu'on nous les donne de force! -nous n'avons même pas d'argent pour -aller chercher de l'huile de lampe. Je -comprendrais que vous en achetiez, -mais nous! Et mes parents disent toujours -que c'est une calamité, mais qu'il -n'y a rien à faire.</p> - -<p>Mademoiselle Smeders me regarda -bouche bée et ne répondit pas. Elle -choisit une poêle, la plaça sur le feu, -y versa de l'huile, puis alla vers l'alcôve, -souleva l'édredon sous lequel elle prit -le bassin rempli de la pâte à crêpes -qu'elle y avait mis lever, et commença à -faire des crêpes pour le dîner. Elle -laissa brunir l'huile, y versa la pâte -avec une louche, fit bien rissoler des -deux côtés, glissa les crêpes sur un -plat, y étala du sirop doux, et les -déposa, couvertes d'une assiette, entre -le matelas et l'édredon, afin de les tenir -chaudes. Après s'être léché les doigts, elle -plaça sur la table deux assiettes, deux -couverts en étain bien luisants, et, pour -être mangés avec les pommes de terre, -un plat d'éperlans froids délicieusement -croustillants.</p> - -<p>Ah! si elle voulait me donner un -éperlan ou une crêpe! Je laverais bien -sa vaisselle et resterais jusqu'au soir -pour faire toute sa besogne. Mais -elle se dirigea vers l'armoire, y prit -un pain noir, me le donna sans l'envelopper, -et dit :</p> - -<p>— Maintenant, va-t'en! Mon homme -va revenir manger : il n'aime pas trouver -des étrangers. Et bien des compliments -à ta mère.</p> - -<p>— Merci, Mademoiselle, et bien les -compliments à votre homme.</p> - -<p>Je repris mes sabots à la porte, redescendis -en me tenant au câble, et, par la -neige fondue qui pénétrait à nouveau -dans mes sabots, je traversai la rue -pour me rendre chez l'autre ancienne -voisine.</p> - -<p>Mademoiselle Rendel avait été une -dame, disait-on, mais avait fait un -mariage au-dessous de son rang. Son -mari était facteur dans une messagerie. -Ils avaient cinq enfants, étaient bien -mis et habitaient un rez-de-chaussée. -Mademoiselle Rendel faisait le matin -son ménage, et sortait invariablement les -après-midi, habillée d'une robe de barège -gris sur une large crinoline, et d'un -châle noir à bordure violette, qu'elle -attachait devant par une grande broche -à camée, ramenait dans la taille en -croisant les mains dessus, et dont la -pointe, derrière, rasait terre. Elle portait -un chapeau à bavolet en satin gris, avec -des brides violettes nouées sous le -menton par un nœud à longs bouts -pendants ; des repentirs poivre et sel -sortaient du chapeau, de chaque côté des -tempes. Ses bottines trop grandes, sans -talon, étaient en lasting et lacées sur le -côté ; elle avait un sac en drap noir au -bras, des gants à un bouton recousus -aux extrémités, et un mouchoir blanc -déplié en main. Dans cette tenue respectable, -Mademoiselle Rendel passait au -milieu de la rue, en saluant les voisines -avec de jolies inclinations de côté. Elle -allait voir ses anciennes amies et revenait -le soir, son sac rempli ou avec des -paquets dissimulés sous le châle, et -elle pouvait, le lendemain, payer ses -petites dettes. Elle me reçut très aimablement -et me demanda si ma mère -avait déjà acheté un bébé.</p> - -<p>— Mais non, Mademoiselle, ma mère -ne fera pas cette bêtise! Nous sommes -dans une panne noire : voyez mes -sabots. Elle n'ira donc pas acheter des -enfants : nous en avons du reste huit.</p> - -<p>— Bon, Keetje, bon. Approche-toi du -feu. Quel mauvais temps, n'est-ce pas, -mon enfant?</p> - -<p>Elle ne craignait pas que je salisse son -parquet.</p> - -<p>J'étais bien plus à l'aise chez elle, -mais je préférais l'autre chambre. Ici, -des bottines traînaient sous la table, le -châle sur une chaise, des chapeaux sur -des meubles, et des joujoux d'enfant -dans les coins. Elle-même avait une -vieille robe noire tachée, et les cheveux -dans des papillotes.</p> - -<p>Mais sur le poêle, des pommes de -terre bouillaient, et des boulettes de -viande rissolaient dans une lèchefrite. -Ma bouche se remplissait d'eau. Il y -avait neuf boulettes : une par enfant et -deux pour chacun des parents. Si -Mademoiselle Rendel avait pris un grain -de chacune, elle aurait pu en faire -une de plus et me l'offrir. Ça doit -être bon, d'après l'odeur. C'est étrange! -Comment s'arrangent-ils donc tous -pour avoir ces bonnes choses? Chez -nous, il n'y a jamais rien, même pas -à nos anniversaires, ni à la Saint-Nicolas, -ni à la Noël, jamais, jamais! -et ailleurs il y a tous les jours de tout. -Ici, je vois toujours neuf boulettes sur le -feu.</p> - -<p>Le mari entra pour dîner, ainsi que -la fille aînée qui apprenait les modes : -tous deux me firent bon accueil. Alors -Mademoiselle Rendel alla dans le -jardin, se fit donner, par le boulanger -d'à côté, un pain noir par-dessus le -mur, et me le remit en disant :</p> - -<p>— Keetje, tu as encore à aller loin. -Va, ma petite, et bien des compliments à -ta mère.</p> - -<p>Tous me conduisirent aimablement -jusqu'à la porte ; la fille aînée me chargea -encore de compliments, et je m'en retournai -à l'autre bout d'Amsterdam, chargée -de mes deux kilos de pain noir, pas -enveloppés.</p> - -<p>La neige tombait drue. Quand j'arrivai -dans notre impasse, toutes les femmes -étaient en émoi : en rentrant chez nous, -je fus surprise par les vagissements d'un -nouveau-né.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch16">TOUPIE ET CERF-VOLANT</h2> - - -<p>— Moi, disait Dirk, je voudrais une -toupie grande comme la bouilloire, et -qui ferait, en tournant, le bruit de mille -abeilles.</p> - -<p>En effet quand, sur le quai, Dirk -jouait à la toupie, il s'agenouillait et, -appuyé sur les deux mains, la tête -penchée au-dessus d'elle, il l'écoutait -ronfler. Sa figure était radieuse ; ses -yeux bleus devenaient noirs ; ses lèvres -s'humectaient ; tout son être se tendait -dans une attention passionnée. Aussi, -quand sa toupie était tombée dans le -canal, ma mère lui refusait-elle rarement -un «cent» pour en acheter une autre. -C'était alors un nouvel amour : il la -badigeonnait orange avec rayures bleues -et vertes, et lui trouvait des qualités -que n'avait pas l'ancienne. Sa passion -durait jusqu'à la catastrophe prochaine, -qu'il accourait, affolé et hors d'haleine, -nous annoncer en bégayant.</p> - -<p>Kees désirait un cerf-volant acheté au -bazar.</p> - -<p>— Car ceux que je fais moi-même, -disait-il, ne veulent jamais monter : les -queues sont trop lourdes. J'aime qu'il -souffle dedans et que cela fasse : Houhouououououou…! -Alors c'est comme -un moulin à vent qui tourne ; puis, -quand il monte bien, il vous tire, et on -a la sensation qu'il va vous enlever. J'ai -souvent souhaité être queue de cerf-volant, -pour me sentir balancé là-haut -dans les airs.</p> - -<p>Le dimanche, très tôt, Kees allait au -coin de notre canal, à l'échoppe du -commissionnaire Barend. Quand il faisait -beau et qu'il y avait de la brise, -Barend, dès le grand matin, dévidait -lentement la corde de son cerf-volant, -du bâton auquel elle était enroulée. En -manches de chemise propres, le pantalon -tiré très haut sur bretelles, la casquette -noire garnie de deux petites floches -sur le devant, les oreilles percées de -menus anneaux d'or, le brûle-gueule -en terre de Gouda à la bouche, il avait -son air du dimanche : de vieille haridelle -étrillée.</p> - -<p>Kees tenait le cerf-volant des deux -mains, aussi haut qu'il pouvait. -Barend faisait un temps de course, -puis criait :</p> - -<p>— Lâchez!</p> - -<p>Et, après plusieurs essais, le cerf-volant -montait en tanguant.</p> - -<p>Quand il était à une certaine hauteur, -Barend passait le peloton de corde à -Kees, et d'un saut s'asseyait sur la toiture -en zinc de l'échoppe. Kees alors -lui rendait la boule qu'il avait dû tenir -de toutes ses forces, grimpait à côté de -lui, et la déroulant méthodiquement, -tous deux suivaient le joujou aérien -dans son ascension.</p> - -<p>Toute la matinée, l'homme et l'enfant -restaient là, la tête levée, à observer -gravement les évolutions du cerf-volant -qui montait, montait, en balançant -élégamment sa longue queue. Quand il -avait disparu très haut, ils se regardaient -émotionnés, et la satisfaction brillait -dans leurs yeux.</p> - -<p>De temps en temps, Barend demandait -à Kees de rallumer sa pipe en terre, -ou il lui faisait tenir le bâton, dévidé -maintenant, et il rajustait sa chique, -après avoir lancé un long jet de salive -brune. Puis l'un et l'autre se taisaient, -tout à leur contemplation.</p> - -<p>Quelques minutes avant midi, la -femme de Barend poussait un cri pour -l'avertir que le dîner allait être prêt, et -l'homme commençait à enrouler soigneusement -la ficelle sur le bâton.</p> - -<p>— Keesje, si le vent ne tombe pas, il -fera encore bon cet après-midi pour -une nouvelle montée. Maintenant je vais -manger.</p> - -<p>Un jour il ajouta :</p> - -<p>— Le dimanche, nous mangeons bien : -du hachis. Et toi, que manges-tu le -dimanche?</p> - -<p>Kees réfléchit un instant, et ne se -rappelant d'autre viande que les langues -de cheval que mon père achetait -pour quelques «cents» à côté de -l'écurie de son patron, il répondit hardiment :</p> - -<p>— Le dimanche, chez nous, il y a de -la langue de cheval bouillie, avec des -pommes de terre.</p> - -<p>Barend le regarda du coin de l'œil.</p> - -<p>— Dis donc, morveux, fous-toi de ton -aïeule, mais pas de moi!</p> - -<p>Kees, tout déconfit, le considéra sans -répondre. Barend partit vexé, en disant -cependant :</p> - -<p>— Allons, à tantôt.</p> - -<p>Le petit rentra chez nous, où il n'y -avait trop souvent rien à se mettre sous -la dent, ou tout au plus du pain et du -mauvais café, et nous conta la méchante -boutade de son ami.</p> - -<p>— Comment, bêta, tu lui as dit que -nous mangeons de la langue de cheval? -mais on va crier après nous!</p> - -<p>L'enfant ignorait qu'on se cachait -de manger de la viande de cheval.</p> - -<p>L'après-midi, Barend et Kees se replaçaient -sur l'échoppe, et jusqu'au soir, la -tête levée et le regard tendu, ils suivaient -le cerf-volant dans sa randonnée -aérienne.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch17">UNE EXPULSION</h2> - - -<p>C'était en plein hiver. Depuis quatre -semaines, nous n'avions pu payer notre -loyer. Nous allions être expulsés de -l'unique chambre que nous occupions, -moyennant un florin par semaine, dans -une impasse immonde d'Amsterdam. -Ma mère sortit pour aller chez l'huissier, -afin de l'amadouer ; mais, arrivée à l'extrémité -de l'impasse, elle revint précipitamment, -en frôlant les deux murs de -sa crinoline.</p> - -<p>— Ils sont là! ils sont là! haletait-elle.</p> - -<p>En effet, trois hommes arrivèrent : -un huissier et deux aides. Ils commencèrent -à déposer nos frusques dans l'impasse. -Mon père, qu'on avait prévenu, -accourut ; il obtint de pouvoir, par une -fenêtre, évacuer le tout dans une cour -voisine. Sur l'impasse, donnait la porte -de derrière d'une maison du Nieuwendyk : -on l'ouvrit, et on nous permit de -déposer dans un couloir quelques objets -et les enfants.</p> - -<p>La chambre vidée, l'huissier la ferma. -Nous étions sans demeure en plein -hiver, avec neuf enfants, dont un à la -mamelle, et cela pour une dette de -quatre florins.</p> - -<p>Quand le berceau fut dans le couloir -avec tout ce qu'on pouvait y remiser, -ma mère me dit de garder les petits, -qu'elle irait chercher un gîte pour la -nuit. J'ai perdu le souvenir de ce que fit -mon père. Ma mère resta très longtemps -absente. Il commençait à faire noir dans -ce couloir, où on nous laissait sans -lumière, par crainte d'incendie. Quelques-uns -des enfants pleuraient de faim -et de froid ; d'autres s'endormirent dans -des coins, sur le carreau. Moi, je berçais -le bébé dans mes bras, mourant de frayeur -et d'inquiétude. Je sanglotais ; de temps -en temps, j'appelais à haute voix ma -mère, puis n'osais plus bouger de peur -des revenants, dont elle nous avait conté -les exploits. Enfin elle arriva : tous les -enfants se mirent à crier à la fois. Aidée -par une des servantes de la maison, ma -mère nous emmitoufla le mieux qu'elle -put. Mon frère Hein dormait si profondément -qu'on ne parvint pas à le réveiller. -Que faire? on ne pouvait pas le -porter. Nous le mîmes dans le berceau, -où il dormit toute la nuit. S'il s'était -réveillé, il serait mort de peur de se -trouver seul, enfermé dans ce couloir ; -mais il ne se réveilla pas.</p> - -<p>Ma mère nous conduisit à un logement -pour pêcheurs. Dans une grande -chambre à cinq lits, trois nous étaient -réservés : un lit pour père et mère avec -le bébé, le deuxième pour les quatre garçons, -et le dernier pour les quatre filles.</p> - -<p>Ma mère descendit un instant. Pendant -son absence, entra un homme -qui devait occuper un des autres lits. Il -me sembla vieux ; je devinais quelqu'un -pas de notre monde : quoique en guenilles, -il avait l'air d'un monsieur. Il -s'arrêta interdit, nous regarda tous, -puis vint à moi, me mit la main sur les -cheveux, les caressa, me renversa la -tête, et me regardant minutieusement :</p> - -<p>— Hé! hé! dans quelques années! -dans quelques années!</p> - -<p>Je ne m'étais pas trompée : c'était un -monsieur. Il prononçait les mots tels -qu'ils étaient écrits dans les livres que -j'avais lus : j'avais remarqué que les -gens riches parlent comme dans les -livres.</p> - -<p>— Quel âge as-tu?</p> - -<p>— Douze ans.</p> - -<p>— As-tu un pantalon?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Alors lève ta robe, et montre-moi -tes jambes.</p> - -<p>Je n'étais plus assez petite pour ne -pas sentir un danger : j'appelai ma mère, -qui me cria du bas de l'escalier de ne -pas faire tant de bruit, que nous n'étions -pas chez nous. L'homme ne se déconcerta -point. Il dit à ma mère, quand elle -rentra :</p> - -<p>— Madame, vous avez de beaux enfants, -et cette fillette, dans quelques -années, sera très jolie.</p> - -<p>— Oui, mes enfants sont très jolis, -fit-elle avec orgueil. Nous sommes venus -de la campagne ; notre appartement -n'est pas prêt : voilà pourquoi nous -logeons ici.</p> - -<p>L'homme alla se mettre au lit. S'il -était sorti, j'aurais raconté la chose à -ma mère, mais maintenant je n'osais -pas.</p> - -<p>Nous couchâmes les enfants. Arriva -un pêcheur pour le dernier lit. Il nous -regarda ahuri, puis bougonna :</p> - -<p>— Ça va être gai avec cette marmaille!</p> - -<p>Heureusement un paravent nous isolait -quelque peu. Je me couchai. Ah! -par exemple! jamais je ne m'étais trouvée -dans pareil lit : on enfonçait là-dedans. -Il y avait des taies et des draps, -à petits carreaux rouges et blancs très -propres, et, au milieu, un creux exquis -dans lequel je roulai. C'était du vrai -capoque pour le moins, et pas de la -balle d'avoine réduite en poussière, -comme chez nous. Tous les enfants -étaient si agréablement surpris, qu'un -moment ce furent des rires trillés et des -pépiements, comme dans une volière en -ébat. Le pêcheur jura. Ma mère nous -fit taire, en mettant ses deux mains sur -sa bouche. Puis entrèrent mon père et -ma sœur aînée : ils se mirent au lit et -exprimèrent leur satisfaction d'être -aussi bien couchés.</p> - -<p>De temps à autre, un des enfants -devait faire pipi, ou le bébé criait. Alors -le pêcheur grognait et jurait. A la fin, -mon père, furieux, se leva et, en pans -volants, au milieu de la chambre, l'invita -à se mesurer avec lui ; mais l'homme -ne bougea pas. Le vieux monsieur -disait :</p> - -<p>— Allons, camarade, couchez-vous ; -du calme : vous avez de beaux enfants.</p> - -<p>— Oui, j'ai de beaux enfants. Voulez-vous -les nourrir? C'est une calamité! -Mais qu'y faire? il faut bien les prendre -quand ils viennent.</p> - -<p>— Ah! cette candeur! Allons, camarade, -couchez-vous.</p> - -<p>Et nous nous endormîmes tous.</p> - -<p>Le lendemain, à notre réveil, les -hommes étaient partis.</p> - -<p>Ma mère nous conduisit dans une -chambre qu'elle avait louée la veille ; -elle mit les petits par terre, me recommanda -d'en avoir soin, et sortit chercher -nos meubles. Nous fîmes un tel vacarme -qu'à son retour, tous les locataires -étaient en révolte, parce qu'on avait -accepté dans la maison un ménage avec -tant d'enfants.</p> - -<p>Le fait est que ma mère avait, comme -toujours, menti sur le nombre.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch18">MA ROBE -DE PREMIÈRE COMMUNION</h2> - - -<p>La faim, c'était l'éternelle rengaine -chez nous. Comment allons-nous faire -pour trouver à manger? Quel expédient -inventer? nulle part du crédit, et rien, -rien, à mettre au clou.</p> - -<p>— A moins, dit ma mère, que nous y -mettions, pour quelques jours, ta robe -de première communion.</p> - -<p>— Ma robe de première communion! -mais…</p> - -<p>— Mais… nous ne pouvons pas rester -indéfiniment sans manger.</p> - -<p>Ma mère avait toujours dit que j'aurais -été habillée de bleu à ma première -communion, et voilà que nous avions -acheté cette robe gris-de-perle, garnie -de ruches, d'une pauvre étoffe raide et -rêche. Je la pris dans le placard : elle -était bien sale, surtout sur les hanches, -d'y avoir frotté mes mains, et toute -décolorée. Je la pliai respectueusement et -très légèrement pour ne pas la chiffonner, -et, la portant à bras tendus, je m'acheminai, -émue et frissonnante, vers le Mont-de-piété -le plus proche.</p> - -<p>«Au moins vais-je demander un gros -prêt», me disais-je. Ma robe de communion -avait, pour moi, une bien autre -valeur que les trois florins et demi -qu'elle avait coûtés. «Je vais exiger -quatre florins : ce n'est pas trop.»</p> - -<p>C'était un samedi soir ; il y avait -beaucoup de monde : les uns venaient -dégager les vêtements de dimanche, les -autres engager les objets les plus disparates, -afin d'avoir un peu d'argent le -lendemain. Les Juifs rengageaient leurs -frusques du sabbat dégagées la veille, -pour pouvoir acheter leur fonds de commerce -de la semaine, et protestaient -quand l'employé voulait réduire le prêt, -sous prétexte que les vêtements avaient -été portés tout un jour.</p> - -<p>Mon tour arriva.</p> - -<p>— Combien?</p> - -<p>— Quatre florins.</p> - -<p>L'employé défit le paquet, examina -ma robe en la tenant devant lui, à bras -écartés. Il répondit tranquillement :</p> - -<p>— Dix-huit sous.</p> - -<p>Je restai un moment saisie, puis -murmurai :</p> - -<p>— C'est bien.</p> - -<p>Il réduisit ma robe de première communion -en un petit rouleau, ce qui me fit -presque pleurer.</p> - -<p>En sortant, je rencontrai dans le -corridor une femme, avec une paire -d'immenses bottes de dragueur en mains, -qu'elle me demanda de vouloir engager -pour elle : elle n'osait pas, étant honteuse.</p> - -<p>— Oui, je veux bien ; que faut-il -demander?</p> - -<p>— Vingt-quatre sous.</p> - -<p>Je retourne au guichet. Ayant bien inspecté -les bottes, l'employé me répond :</p> - -<p>— Dix-huit sous.</p> - -<p>J'ouvre la porte et souffle à la femme :</p> - -<p>— Dix-huit sous.</p> - -<p>— C'est bien, chuchote-t-elle.</p> - -<p>— C'est bien, dis-je à l'employé.</p> - -<p>La femme me donna deux «cents» pour -ma peine.</p> - -<p>Je me précipitai vers une boutique -où, avec les dix-huit sous, j'achetai du -pain, de la margarine et du café moulu ; -puis, pour mes deux «cents» : une -image de la Belle au bois dormant, deux -poires, et deux crottes de sucre.</p> - -<p>Et je rentrai chez moi bien heureuse.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch19">JOURS DE FÊTE</h2> - - -<p>Je me rappelle surtout les transes de -la faim, les jours de fête. Mon père, qui -s'était mis à boire, s'enivrait alors dès -le matin avec les premiers pourboires -qu'on lui donnait, et était, le reste -du jour, incapable de conduire son -fiacre. Or, c'étaient ces pourboires qui -nous faisaient végéter. Il y avait donc, -ces jours-là, un redoublement de misère.</p> - -<p>Ma mère cependant nous attifait le -mieux qu'elle pouvait pour la fête, et, -avec le plus petit enfant sur ses bras, -nous allions faire un tour, humer les -bonnes odeurs de la mangeaille.</p> - -<p>Les femmes, sur le seuil des portes, -attendaient la famille et les invités. Ma -mère s'arrêtait à causer là où cela sentait -bon le café et les tartines beurrées, dans -le vague espoir d'une invitation, ou seulement -de l'offre d'une tasse de café -ou de n'importe quoi ; mais non, jamais -on ne nous invitait.</p> - -<p>Puis nous rentrions. Les plus grands -refouillaient les armoires, espérant -trouver une croûte égarée ; les petits -pleuraient et réclamaient à manger ; -ma mère, pâle, les mains sur les genoux, -ne disait rien ; mon père ronflait, -empestant l'atmosphère de son haleine -d'ivrogne.</p> - -<p>Alors ma mère sortait précipitamment, -et revenait peu après avec du pain pas -assez cuit, de la margarine et du café -moulu. Elle était allée taper un des -nombreux petits boutiquiers dont tout -le fonds valait bien dix florins, et que -nous avons conduits de la sorte à la -faillite.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch20">NOUS VIVONS DE CHARITÉ</h2> - - -<p>C'était en 1870. Mon père s'était -laissé monter la tête par un déserteur -allemand, qui lui avait fait accroire que, -tous les hommes étant à la guerre ou -ayant été tués, l'Allemagne manquait -de bras. Quand il s'agissait de voyager, -mon père perdait tout discernement. Il -nous annonça donc qu'il allait partir -pour l'Allemagne, où certainement il -trouverait vite du travail bien rémunéré, -et qu'il nous ferait venir : il s'était -engagé dans un cirque allemand pour -faire le voyage gratis. Il mit ses hardes -dans un sac et, les larmes aux yeux, nous -quitta.</p> - -<p>Nous étions tous plus morts que vifs -de cette fugue que rien ne justifiait, car -mon père avait du travail, et il était à -peine parti que le déserteur allemand -occupa sa place. Mon père nous abandonnait -en plein hiver, laissant ma -mère avec neuf enfants, sans ressources -aucunes.</p> - -<p>Ma mère s'en fut trouver le curé, qui -bientôt intéressa plusieurs dames à notre -sort ; elles furent tout de suite d'accord -pour me mettre, jusqu'à ma majorité, -dans un établissement de bienfaisance. -Notre ahurissement fut intense. Ma mère -s'étant rendue à cet établissement pour -les arrangements à prendre, et ayant vu -des petites filles qu'on y élevait, vint -nous dire que ces enfants avaient l'air si -matées et s'inclinaient si profondément -devant la supérieure, et ceci… et -cela… Bref, l'idée seule de savoir sa -petite Keetje ainsi aplatie lui serrait la -gorge, et, quand elle dut signer un acte -par lequel elle renonçait à tout droit sur -moi, elle refusa. Zut! elle aimait mieux -que j'eusse faim avec elle : en somme, -nous en avions vu bien d'autres! -Ce nous fut un grand soulagement -de nous être décidés à crever de faim -ensemble.</p> - -<p>Nous fîmes, à cette époque, la connaissance -de tous les établissements de -charité d'Amsterdam. Un d'eux nous -donnait trois pains noirs par semaine ; -un autre, tous les quinze jours, un florin -en pièces d'un <i>cent</i> : il y avait bien pour -cinq <i>cents</i> de mauvaise monnaie, mais -enfin! sans cette charité par miettes, nous -serions morts de faim et de froid. Ce -n'est pas qu'elle ne comptât quelque peu -sur le rétrécissement que produit la -faim. Ainsi quand on donnait une -chemise pour un enfant, elle était si -étroite qu'elle le gaînait comme une -seconde peau : on pouvait compter ses -côtes à travers, et malgré le froid, il y -étouffait. Ou, si on n'avait pas votre pointure -pour des sabots, on vous en passait -de plus petits.</p> - -<p>Nous recevions aussi des cartes pour -des briquettes de tourbe : Hein et moi, -nous allions les chercher à l'autre extrémité -d'Amsterdam, sur un traîneau -auquel lui était attelé, et que, moi, je -poussais, nous frayant un chemin à -travers la neige qui nous montait aux -mollets. On nous donnait des bons de -soupe aux pois, dont parfois nous vendions -quelques-uns afin d'acheter du -savon et du sel de soude pour pouvoir -faire une lessive.</p> - -<p>A sept heures du matin, nous allions -sur les grands canaux faire queue à -la porte des «maisons riches». Les larbins -manifestaient tout leur dégoût -lorsque nous étions sales, disant qu'il y -avait cependant assez d'eau dans les -canaux pour nous laver, si nous l'avions -voulu ; et on nous distribuait encore des -bons pour des pois, des fèves et de l'orge.</p> - -<p>Nous étions livrés à une charité -étroitement méthodique, et qui nous -classait à jamais parmi les vagabonds -et les «outcast».</p> - -<p>Mon père ne donna pas signe de vie -pendant les six mois que dura son -escapade. Un dimanche matin, il ouvrit -la porte et rentra, le sac au dos. Hein -s'élança vers lui avec un grand cri de -joie :</p> - -<p>— Oh! père!</p> - -<p>L'attitude de ma mère disait : «Vous -venez nous ôter le pain de la bouche.»</p> - -<p>On sut en effet bientôt que mon -père était revenu, et on ne nous donna -plus rien. Ma mère avait un mari jeune -et vigoureux, n'est-ce pas? très capable -de travailler pour les neuf enfants qu'il -avait envoyés dans le monde.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch21">AH! VOUS AVIEZ -DES «KWARTJES!»<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a></h2> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> <i>Kwartje</i> : un quart de florin.</p> -</div> - -<p>Nous étions très familiarisés avec la -faim, et ma mère avait même appris à -la manier de façon assez dangereuse.</p> - -<p>Un soir, nous étions assis autour d'un -bon feu de tourbes : comme nous avions -demandé des secours, on nous avait -donné des tourbes. De toute la journée, -nous n'avions eu d'autre nourriture qu'un -petit pain de dix «cents», que ma mère -avait partagé en neuf tranches. Elle -avait le bébé au sein, et nous causions -de ce que nous aurions acheté à manger -si nous avions eu un florin.</p> - -<p>On frappe à la porte ; je cours ouvrir ; -un Monsieur s'arrête à l'entrée.</p> - -<p>— Restez donc, petite femme, dit-il -gentiment à ma mère ; vous êtes assise -avec tous vos enfants autour du feu? -Voici…</p> - -<p>Il me remet une pièce d'un florin et part. -Je voulais tout de suite chercher ce -dont nous avions parlé : du pain, du -café, et des harengs saurs, quand ma -mère me dit :</p> - -<p>— Donne le florin.</p> - -<p>Je le lui donnai, et elle me passa trois -pièces d'un «kwartje». Je regardais, -stupéfaite, ces pièces, et levant le regard -vers elle :</p> - -<p>— Ah! fis-je, vous aviez des «kwartjes»?</p> - -<p>Elle baissait les yeux en rougissant.</p> - -<p>— Oui, tu sais, ces six aunes d'indienne -que j'ai reçues de Madame… Eh -bien, il me manque quatre aunes pour -faire une robe. Cela coûte un «kwartje» -l'aune : on a le même dessin au Nieuwendyk. -J'ai épargné pour les acheter ; avec -ce florin, j'irai les chercher demain.</p> - -<p>Je restais hébétée, en répétant :</p> - -<p>— Ah! vous aviez des «kwartjes», -des «kwartjes»!</p> - -<p>— Allons, morveuse, va chercher du -pain.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch22">L'USURIÈRE</h2> - - -<p>Ma mère me fit des signes mystérieux. -Je pensais qu'elle voulait, en cachette -des autres, me donner une tartine beurrée : -comme j'étais faible, on me gâtait -un peu. Mais je vis ses yeux clignoter, -signe évident, chez elle, d'émotion.</p> - -<p>— Écoute, Keetje, chuchota-t-elle, -nous allons chez Koks dégager mon -manteau, ta robe de première communion, -et le pardessus de père.</p> - -<p>— Tu as de l'argent, mère? fis-je -aussi mystérieusement qu'elle.</p> - -<p>— Oui, j'ai épargné.</p> - -<p>L'épargne chez nous représentait des -jours sans pain. Mais comment faire? -Nous ne pouvions aller complètement -nus : nous l'étions déjà aux trois quarts.</p> - -<p>Koks était un épicier qui donnait des -denrées sur gage ; tous nos vêtements -avaient passé chez lui, et voilà que nous -pouvions dégager les principaux.</p> - -<p>Ma mère tenait les quelques florins en -pièces d'un «cent» et en «dubbeltjes<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>», -dans un cornet de papier gris. La femme -Koks prit l'argent, et nous dit d'aller à -une porte de derrière pour y recevoir les -vêtements. Mais une fois là, elle déclara -qu'elle nous les donnerait quand nous -viendrions dégager les autres loques, sur -lesquelles elle avait eu la bonté de nous -avancer des denrées.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <i>Dubbeltje</i> : Un dixième de florin.</p> -</div> -<p>Ma mère pleura, se fâcha, menaça ; -moi, je sanglotais, en parlant de ma -robe de première communion. Rien n'y -fit. L'usurière nous chassa, en disant :</p> - -<p>— Vous ne pouvez pas prouver que -vous m'avez remis de l'argent.</p> - -<p>On dut me coucher : l'émotion m'avait -donné la fièvre. Ma mère eut, pendant -plusieurs jours, des clignotements -d'yeux, et des plaques rouges sur les -pommettes. Elle marmottait des mots -de vengeance, et griffait l'air, comme -si c'eût été la figure de l'usurière.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch23">BAATJE</h2> - - -<p>Dirk jouait à la toupie sur la glace de -notre canal. Il aurait donné son dîner -pour une paire de patins, ou un petit -traîneau dans lequel il nous aurait tous -entassés et traînés jusqu'au soir. Mais -ne pouvant avoir ni l'une ni l'autre, il se -contentait de sa toupie, qui tournait -merveilleusement sur la glace en décrivant -des arabesques.</p> - -<p>Les mouvements violents m'ont toujours -mise hors de moi et, sur la glace, -il fallait s'en donner trop si on voulait -ne pas se figer : je suivais donc du quai -les ébats de mon frère. Il devint bientôt -tout bleu de froid et, las de ce jeu qui -ne le réchauffait pas assez, il l'abandonna -pour faire des glissades.</p> - -<p>Sur l'autre rive, une femme s'approchait -du canal, portant quelque chose -dans son tablier. Arrivée au bord, elle -y prit un objet qu'elle jeta dans une -baie pratiquée à travers la glace. Cinq -fois, elle plongea sa main dans le -tablier, et cinq fois, lança un objet. -Dirk, qui s'était approché, attrapa -le dernier au vol, et se sauva en le dissimulant -sous son chandail. Il remonta -sur le quai de notre côté, et me montra -un petit chat gris, au ventre blanc, de -quelques semaines.</p> - -<p>— J'ai sauvé celui-ci, bégayait-il.</p> - -<p>Allons vite le réchauffer et lui donner -du lait.</p> - -<p>A la maison, Dirk prit le pot au -lait sur le poêle, et en donna un -peu au petit chat. Ma mère réclama :</p> - -<p>— Écoute, non : du lait, nous en -avons trop rarement nous-mêmes.</p> - -<p>— Voyons, mère, pour le remettre de -son émotion d'avoir été jeté de si -haut!</p> - -<p>— C'est bien, si c'est pour l'émotion ; -mais je ne veux pas de commensal.</p> - -<p>— Je lui donnerai de ma tartine, et -l'impasse est remplie de souris, et le -canal de rats.</p> - -<p>Le petit chat but précieusement en -montrant une languette rose ; puis il se -mit sur ses quatre pattes, s'étira, et le -dos bombé, la queue dressée, il marcha -sur la table en donnant de délicats coups -de tête dans la figure de Dirk. Les yeux -de celui-ci brillaient d'orgueil.</p> - -<p>— Tu vois, il est reconnaissant, il -sait que je l'ai sauvé : c'est mon chat!</p> - -<p>Il me demanda si c'était un matou ou -une chatte. Mais comme l'inspection -ne nous révélait rien, nous jugeâmes, -d'après la physionomie, que c'était une -chatte.</p> - -<p>Et Baâtje, comme il l'appela, resta -chez nous. Mais elle était à Dirk : elle -coucha avec lui, et aussi longtemps -qu'elle fut petite, il la porta dans sa -casquette ; il la nourrissait de petits -morceaux mordus de sa tartine, et d'un -peu de lait chipé derrière le dos de ma -mère.</p> - -<p>Il la prenait aussi sous son habit, -les samedis après-midi, quand il n'y -avait pas classe et que Mina nous -chassait de la maison, parce qu'elle -ne pouvait faire son nettoyage avec -cette marmaille dans les jambes. Alors -Dirk m'accompagnait sur les grands -canaux où j'aimais à flâner, et nous -choisissions une maison, pour «si -nous avions été riches», où nous jouions -à monter et à descendre les hauts escaliers -des perrons jusqu'à ce que les -domestiques nous fissent déguerpir.</p> - -<p>Dans une de ces pérégrinations, nous -fûmes attirés vers une fenêtre derrière -laquelle était assis, sur un coussin de -velours bleu, un énorme angora roux. -Il suivait, d'un regard tranquille, une -grosse mouche sur la vitre ; puis, se -dressant sur les pattes de derrière, de -ses pattes de devant, il agrippa l'insecte. -Debout ainsi, il nous stupéfia : son -ventre fauve clair étincelait au soleil ; -sa queue, qu'il déployait à droite du -corps et dont le bout frétillait, était -grosse comme un cabillaud.</p> - -<p>Dirk prit Baâtje de dessous son habit, -et lui montra ce congénère merveilleux :</p> - -<p>— Tu vois, Baâtje, c'est un chat ; mais -il est trois fois comme toi, et puis tout -autre. Toi, tu aurais dévoré la grosse -mouche ; lui l'a seulement tuée. Il garde -sa faim pour les têtes de harengs saurs, -dont on le bourre sans doute : pour sûr -que, sans cela, il l'aurait bouffée! Toi et -moi, nous n'attendons jamais pour escamoter -ce qui est devant nous. Sa peau, -Baâtje, sa queue, et ses yeux comme -deux billes d'or, ne ressemblent pas aux -tiens : il est tout autre, tout autre, tu vois. -A ce moment, une servante sortit de -la maison, portant une assiette de -pommes de terre froides, qu'elle déversa -contre un arbre pour les pauvres -chiens. Quand elle fut rentrée, nous -allâmes à l'arbre, pour mettre Baâtje -près de ce repas imprévu. Mais, comme -les pommes de terre étaient propres, -Dirk les mit une à une dans sa casquette, -et plus loin, sur un autre perron, -à nous trois, nous fîmes un excellent -goûter.</p> - -<p>Vers le printemps, Baâtje devenait -grosse et grasse que c'était un charme. -Dirk l'attribuait à nos promenades sur -les canaux (depuis les pommes de terre, -nous étions à l'affût de ces aubaines).</p> - -<p>— Puis tu comprends, les souris, -elles lui courent entre les pattes!</p> - -<p>Un soir, en se couchant dans l'alcôve, -mes parents y trouvèrent Baâtje, commodément -installée dans la paille, avec -cinq petits. Dirk en devint muet de surprise. -Mon père voulait se débarrasser -de toute la nichée dans les égouts ; Mina, -qui n'aimait aucune bête, proposa de -les jeter dans le canal. Alors devant les -lamentations de Dirk, ma mère dit, en -faisant des clignements d'yeux aux -autres, qu'il pouvait les garder.</p> - -<p>Il fit un nid de ses vêtements dans -un coin par terre, et coucha dessus la -chatte et ses petits ; mais le lendemain, -sans que mes parents eussent rien senti, -elle se trouvait installée à l'ancienne -place.</p> - -<p>Quand nous rentrâmes de l'école, -Baâtje vint à la rencontre de son maître, -et raconta, en un langage net, qu'un -grand malheur lui était arrivé :</p> - -<p>— Boûbeloûbeloûbeloûû!! Leuëleuëleuëleuëueu!! -Mâwâwâwâââw!</p> - -<p>Puis elle sauta dans l'alcôve, et Dirk -et elle se mirent à fouiller la paille et à -mettre tout sens dessus dessous : mais -plus de petits chats!</p> - -<p>Il bondit à terre, pâle, et les deux -poings levés vers Mina, il bégaya :</p> - -<p>— C'est c'est toi, Sosododomite, Sososododomite!</p> - -<p>Elle l'écarta de la main, en riant sournoisement -de sa figure camarde.</p> - -<p>En automne, Baâtje engraissa de nouveau. -Dirk lui caressait son ventre -blanc, ce qu'elle acceptait en ronronnant -bruyamment. Un jour, on ne la retrouva -pas. Dirk et moi, nous remuâmes toute -l'impasse, mais Baâtje avait disparu. -Le nez en pied de marmite de Mina frémissait. -Alors Dirk ne chercha plus.</p> - -<p>— Sosododomite, c'est, c'est toi! Sososododommite, -c'est tttoi!!!</p> - -<p>Pendant tout un temps, Dirk bégaya -péniblement.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch24">SI NOUS ÉTIONS RICHES</h2> - - -<p>Les soirs d'hiver, quand nous n'avions -ni feu ni lumière, le ventre vide, nous -nous couchions pour avoir plus chaud, -et causions de ce que nous aurions fait -si nous avions été riches.</p> - -<p>Un soir, transportés par la griserie, -mes parents se disputèrent -presque.</p> - -<p>Mon père, ancien cavalier à l'armée, -aurait eu des pur sang et m'aurait appris -à monter à cheval : j'avais le corps -qu'il fallait, disait-il, pour porter l'amazone, -car jamais une grosse femme n'est -bien à cheval.</p> - -<p>Mina souhaitait une robe de satin -vert, et des bottines qui lui monteraient -aux mollets.</p> - -<p>Moi, je voulais une armoire en verre -remplie de poupées, habillées de soie et -coiffées de perles ; puis une très grande -poupée, qui eût été la reine des autres. -Elle serait vêtue d'une robe faite d'ailes -de papillons, que j'aurais assemblées par -un point de dentelle.</p> - -<p>— Tudieu! s'exclama mon père.</p> - -<p>— Cette créature enfantine, dit ma -mère, est toujours là avec ses poupées!</p> - -<p>— Moi, fit-elle, je porterai des bonnets -en chenille, qui feront enrager toute -l'impasse.</p> - -<p>— C'est cela! tu ferais enrager toute -l'impasse, comme si nous allions rester -ici, étant riches!</p> - -<p>— Ah! c'est vrai… Puis les enfants -apprendront le français, à jouer du piano -et à danser, et je leur friserai les cheveux -à l'anglaise. Nous habiterions, au Canal -des Empereurs, une grande maison, où -il y aurait des chambres bleues, rouges -et vertes.</p> - -<p>— Pourquoi toutes ces couleurs? -demanda mon père.</p> - -<p>— J'ai lu qu'il en est ainsi dans les -«maisons riches» : on le voit du reste à -travers les fenêtres.</p> - -<p>— Ah! et comment serait ta chambre?</p> - -<p>— La mienne? rouge, je l'ai toujours -dit, rouge. Comme je suis brune…</p> - -<p>J'aurais aussi un poêle allumé près -de mon lit, et je mangerais quelque chose -de bon toutes les heures : des biscottes -et du chocolat à huit heures, une pomme -cuite à neuf, une tartine avec une anguille -fumée et du café à dix, des cornichons -et des œufs durs à onze. Enfin, toutes les -heures, quelque chose de bon!</p> - -<p>— Et, comme d'habitude, tu ne ferais -pas à dîner, même si tu étais riche. -Toujours des repas sur le pouce, quoi? -Eh bien, moi, il me faudrait un bon pot de -pommes de terre au lard et aux boudins, -bien fricoté, bien chaud. Tu continuerais, -toi, à ne jamais nous donner -un repas solide. Si tu crois que les gens -riches mangent toutes ces «niaiseries»! -La viande qu'on voit chez les bouchers, -voilà ce qu'ils mangent, et crue encore, -à ce qu'il paraît.</p> - -<p>— De la viande crue! non, cela me -dégoûterait : jamais je n'en mangerai.</p> - -<p>— Ah! mon Dieu! soupira Hein, -si nous avions seulement chacun un -petit pain de trois «cents»! ils sont -très grands chez le boulanger, derrière -le coin, n'avez-vous pas vu cela? plus -grands qu'ailleurs, et quand on en a -mangé un, on a déjà une bonne bouchée -dans l'estomac.</p> - -<p>Nous ne disions plus rien. Mon père se -moucha, puis répondit :</p> - -<p>— Oui, Heintje, dors maintenant. -Demain, tu auras un petit pain de trois -«cents».</p> - -<p>Mon père se moucha encore.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch25">JE FAIS PIPI DANS MES JUPES</h2> - - -<p>Un soir, je devais aller au Bureau de -bienfaisance chercher un florin. On nous -le donnait en rouleaux de pièces d'un -«cent», tout en y glissant des pièces -étrangères, dont on savait pertinemment -que nous ne pouvions rien faire. Plus -d'une fois, je fus jetée à la porte par des -boutiquiers à qui j'essayais de les -passer.</p> - -<p>Il neigeait et gelait à pierre fendre ; -je longeais le Canal des Princes où, -chemin faisant, je rencontrai deux -garçons et une fille de mon âge, qui se -rendaient également au Bureau de -bienfaisance.</p> - -<p>Nous nous mîmes à courir en nous -jetant des boules de neige, et à sonner -aux portes en nous sauvant. Mais voilà -que je fus prise d'un petit besoin pressant, -et impossible de me soulager, à -cause des garçons.</p> - -<p>Nous arrivâmes à la Westerkerk, -autour de laquelle nous jouâmes à -cache-cache, en nous couvrant de neige. -J'aurais voulu me retirer sous une charrette -ou dans un recoin, mais les autres -couraient après moi.</p> - -<p>J'étais au supplice : je devins tranquille -et ne pouvais plus jouer ; je dis à mes -camarades que le froid me figeait.</p> - -<p>Au retour, devant cette même église, -l'accident m'arriva. Cela me coula -chaud jusque dans les sabots, et à l'instant -même, des hanches à la pointe des -pieds, mes vêtements se gelèrent sur mon -corps : je fus brûlée et lacérée jusqu'au -sang. Je me mis à pleurer ; la neige tombait -drue ; elle se collait à mes sabots en -une masse compacte et pointue, qui me -faisait clopiner péniblement. En arrivant -chez nous, j'eus à peine le temps -d'ouvrir la porte, et je tombai.</p> - -<p>Mon père me déshabilla, essuya -doucement le sang, en répétant :</p> - -<p>— Ma pauvre petite «Poeske», elle -est toute crevassée, ma pauvre petite -«Poeske»!</p> - -<p>Il m'assit sur une chaise devant le -poêle, et me donna une tasse de café aux -trois quarts remplie de marc ; mais je ne -voulais rien dire, car quand l'intention -de mon père était bonne, il se fâchait si -on ne l'acceptait pas telle quelle. Puis -mon père était si beau, me semblait-il, -et sa bonté si exquise que, pour rien au -monde, je ne l'aurais froissé. Je dis -donc :</p> - -<p>— C'est bon, père, du café chaud, -après avoir eu si froid et si mal.</p> - -<p>— N'est-ce pas, «Poeske»? je l'avais -gardé pour toi. Je me disais : Keetje va -rentrer ; elle aura froid, et du café bien -chaud lui fera plaisir.</p> - -<p>— Oui, père, c'est bon, très bon!</p> - -<p>Et j'avalai bravement ce résidu -boueux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch26">LES DEUX GRENADIERS</h2> - - -<p>Ma mère avait déjà brûlé nos joujoux, -pour atténuer un peu le froid humide -qu'il faisait chez nous. Comme elle n'était -accouchée que de dix jours, elle avait -peur, disait-elle, d'attraper un frisson.</p> - -<p>Nous attendions mon père, qui était -cocher chez un loueur : peut-être aurait-il -reçu un pourboire, et pourrions-nous -acheter des tourbes et du café pour -nous réchauffer. De manger, mon Dieu! -on se passerait : il fallait d'abord s'ôter -cette rigidité des membres.</p> - -<p>Mon père rentra, courbé en deux, les -mains dans les poches, tremblant sous -son bourgeron de coton.</p> - -<p>— Brr… il fait encore plus froid ici -que dehors.</p> - -<p>— Tu n'as rien, Dirk, pour chercher -des tourbes et du café?</p> - -<p>— Non. J'espérais trouver du feu : je -croyais qu'une dame devait venir te -voir?</p> - -<p>— Elle n'est pas venue, à cause du -temps, sans doute.</p> - -<p>— Si j'avais su, je me serais couché -sous les chevaux. Quel froid! Quel -froid! On ne m'a pas laissé faire une -seule course aujourd'hui : j'ai dû, toute -la journée, nettoyer des voitures à la -rue, par cette température. Les cochons! -ils savent bien cependant que, quand je -ne reçois pas de pourboires, nous sommes -sans pain : ce n'est pas avec leurs -trois florins par semaine que je puis -entretenir un ménage de neuf enfants.</p> - -<p>— J'ai un frisson qui me monte le -long des jambes, grelotta ma mère, et -dans mon état…</p> - -<p>— Nom de Dieu! Nom de Dieu! Il -nous manquerait qu'il t'arrive du mal. -Couche-toi, et vous, les enfants, également : -on mangera demain. Il faut absolument -du feu.</p> - -<p>Il se mit à chercher dans le taudis ce -qu'on pourrait bien brûler encore, mais -ne trouva que les sabots des enfants. Il -les jeta de côté, et recommença à chercher… -rien… Il revint aux sabots, les -empila dans l'âtre, et y mit le feu ; puis -il se coucha.</p> - -<p>— Je vais m'allonger contre toi pour -te réchauffer.</p> - -<p>La lampe s'éteignit faute d'huile ; les -petits sabots brûlaient lentement parce -qu'ils étaient mouillés ; mais l'atmosphère -se réchauffa et une sensation -meilleure nous envahit.</p> - -<p>Il n'était que six heures du soir : il ne -fallait pas songer à dormir. Alors, à -propos du froid, mon père raconta l'histoire -de son oncle Corneille Oldema, qui -fit la guerre de Russie sous Napoléon. -Il avait assisté à la débâcle de Moscou, -qu'il ne quitta qu'après avoir rempli son -havresac de chandeliers, de ciboires, et -autres objets en or pris dans les églises. -De retour en Frise, la vente de ces -objets, qu'un juif avait achetés, lui rapporta -de quoi acquérir une ferme et -quatre belles vaches. L'oncle avait -dit :</p> - -<p>— «Il ne faut pas croire que j'aie -volé ces choses : tout le monde pillait, -les officiers comme les autres. C'est -ainsi à la guerre. Mais peu sont rentrés -chez eux, comme moi, avec leur butin : -presque tous sont morts de froid en -route, ou ont été tués par l'ennemi, ou -assassinés par leurs compagnons pour -être pillés à leur tour. Moi, comme Frison, -je supportais bien le froid, mais -ces petits hommes bruns, qui parlaient -une langue incompréhensible, mouraient -comme des hannetons. Le froid -les raidissait et leur coupait le caquet ; -car, pour du caquet, ils en avaient : ils -parlaient et riaient dans les situations -les plus abominables, et allaient à l'assaut -comme pour le plaisir, en vrais -démons qu'ils étaient. La nourriture les -préoccupait peu : du pain et un oignon -et ils avaient bien dîné ; mais le froid -en faisait des petits garçons. Ils commençaient -par traîner la patte, puis se -frottaient les yeux, comme pris de vertige, -puis lentement ils s'effondraient -et s'endormaient. C'était fini : ils ne se -réveillaient plus.</p> - -<p>«Un d'eux faisait route avec moi. Il -lutta contre l'engourdissement : il me -parlait, me parlait ; je ne comprenais -naturellement rien ; un peu après, il -zézayait ; à la fin, ne pouvant plus se -traîner, il s'accrocha à moi, en bégayant -comme un enfant, et ainsi que les -autres, il s'écroula doucement. Je pris -deux timbales en or dans son havresac.</p> - -<p>«Si en chemin je n'avais pas mendié, -le gros orteil ostensiblement hors -de la chaussure, il est probable que -jamais je ne serais revenu ; mais on -me prit pour un pauvre diable, sans -rien.»</p> - -<p>Ma mère, qui s'était réchauffée, conta, -à son tour, la campagne de son oncle -Hannis en Espagne. L'oncle Hannis était -un petit Liégeois, très pieux. Il avait, -avec beaucoup d'autres, dû partir pour -ce pays. C'était très loin, et, à mesure -que l'on marchait, la terre devenait si -sèche et les gens si bruns qu'il se disait -que certainement on le conduisait au -bout du monde : et il avait raison, il a -vu le bout du monde, confirmait ma -mère. On leur tirait dessus de derrière -les buissons ; les coups partaient des -maisons, des toits, des arbres, mais on -ne voyait personne. Alors, après une -plaine jaune de sable brûlant, ils arrivèrent -au bout du monde, là où le ciel -vient rejoindre la terre en une eau bleue, -bleue, comme on n'en avait jamais vu. -Les camarades s'étaient baignés dans le -ciel, mais lui s'était agenouillé ; par respect, -il y avait seulement trempé les -mains, et, de ses doigts mouillés, il avait -fait le signe de la croix.</p> - -<p>Pour ce qui était de rapporter du butin, -l'oncle disait que c'était un pays de -meurt-de-faim, où des femmes, noires -comme des sorcières, chantaient et dansaient -beaucoup, en poussant la croupe -et en faisant claquer des petits morceaux -de bois entre les doigts. Quant à boire -et à manger comme dans notre pays, là-bas -les gens riches eux-mêmes ne -savaient pas ce que c'était.</p> - -<p>— Nous ne le savons pas non plus, -conclut mon frère Hein.</p> - -<p>Il sonnait dix heures chez les voisins : -les petits sabots étaient consumés ; le -froid redevenait intense ; excepté les -tout petits, aucun de nous ne parvenait -à s'endormir, et la nuit était encore si -longue!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch27">LE VILLAGE ROUGE</h2> - - -<p>Mon père, étant ivre, avait, pour -quelques «dubbeltjes», vendu un vieux -harnais hors d'usage, de connivence -avec un palefrenier qui, pour se disculper, -s'était empressé de le dénoncer -au patron : celui-ci avait tout simplement -fait arrêter mon père. La consternation et -l'affolement furent intenses chez nous. -Nous voulions savoir où mon père avait -été arrêté et où on l'avait conduit, mais -nous ne songeâmes pas un instant à la -prison.</p> - -<p>Nous voilà donc, ma mère et moi, -lâchant le ménage et tous les petits -enfants, à courir les bureaux de police -d'Amsterdam. Ce fut une randonnée -lamentable. Dans le dernier bureau, où -nous arrivâmes exténuées, les agents -étaient assis autour du poêle ; ma mère, -dans son émoi, employa le terme d'agent -secret, ce qui la fit rabrouer par -l'un d'eux. Un autre le calma, en me -montrant :</p> - -<p>— Voyons, on les appelle ainsi.</p> - -<p>Puis il nous informa qu'on avait -conduit mon père au «Village Rouge» : -c'est ainsi qu'à Amsterdam on désigne -la prison.</p> - -<p>Nous rentrâmes chez nous en sanglotant ; -quand Mina revint de son travail, -ce furent de nouveaux sanglots, -et toute la nuit se passa en lamentations.</p> - -<p>Le lendemain était un dimanche ; une -nuit d'insomnie et de réflexion m'avait -surexcitée, et je fis une sortie violente -contre mon père.</p> - -<p>— En somme, c'est encore pour boire -qu'il nous a conduits à cette honte. Nous -n'oserons plus sortir. Moi, je flanque -dans le canal le premier qui s'avisera -de me regarder de travers. Au moins -si c'était pour nous nourrir qu'il avait -volé! mais non, c'est pour du genièvre. -Je ne pleure plus : c'est très bien -fait.</p> - -<p>— Tais-toi, Keetje, Dirk a remué -toute la nuit ; il ne faut pas qu'il t'entende, -car il se battra à mort si on -l'insulte à ce propos : ne le réveille -pas.</p> - -<p>— Je ne dors pas, cria Dirk, et il se -mit à pleurer.</p> - -<p>Mina trouvait qu'il fallait nous ramasser, -qu'en somme ce n'était pas -nous qui avions fait la chose.</p> - -<p>Nous nous claquemurâmes toute cette -matinée. L'après-midi, les uns après les -autres se risquèrent dehors. Il faisait -très beau. Je sortis avec précaution de -l'impasse, et filai le long des maisons, -en affectant des allures pressées. Au -bout du canal, je rencontrai ma meilleure -amie, seule également. Je voulais -d'abord me cacher, mais son frère aussi -se trouvait au «Village Rouge» : il était -matelot et, son père lui ayant refusé de -l'argent, il avait vendu son uniforme. -Nous fûmes donc comme poussées l'une -vers l'autre.</p> - -<p>— Rika, dis-je, allons nous promener -aux «Schansen».</p> - -<p>Les «Schansen» étaient des boulevards -extérieurs qui menaient à la -prison. Nous aboutîmes à celle-ci comme -par hasard ; nous marchâmes autour du -«Village Rouge», en inspectant toutes -les fenêtres, nous arrêtant à chaque -instant et parlant haut dans l'espoir -d'être entendues par les nôtres. Mais -non! rien ne bougeait. Puis nos -regards se rencontrèrent, et nous tombâmes -dans les bras l'une de l'autre en -pleurant ; nous appelâmes éperdument -nos prisonniers, et nos cris :</p> - -<p>— Père! Père!</p> - -<p>— Fritz! Fritz!</p> - -<p class="noindent">s'entremêlèrent dans nos sanglots.</p> - -<p>Nous trouvâmes des excuses en disant -que mon père était ivre et ne savait -ce qu'il faisait, et que son frère était si -jeune!</p> - -<p>Après quelque temps, on relâcha mon -père, son larcin d'ivrogne ayant été -jugé trop insignifiant pour justifier une -poursuite ; mais le mal était fait, et il -ne trouva plus de travail chez aucun -loueur de la ville.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch28">MARCHANDE DE RUE</h2> - - -<p>Les jours suivant l'incarcération de -mon père, la misère devint atroce chez -nous. Les trois florins de salaire qu'il -gagnait par semaine, servaient à payer -le loyer et les quelques dettes criardes ; -pour le reste, nous vivions au jour le -jour des pourboires qu'il recevait. Et -maintenant tout était supprimé du -coup.</p> - -<p>Nous délibérâmes avec une vieille -voisine sur le parti à prendre. Elle et -presque tous les habitants de notre -impasse étaient des colporteurs allemands, -qui vendaient des poteries en -terre. Elle mit trois casseroles sous mon -tablier d'enfant, m'expliqua combien -elles coûtaient, ce qu'elles devaient -rapporter, et le boniment que j'avais à -faire pour les vendre.</p> - -<p>Chez moi, toute émotion se traduit -par des tremblements. Je partis donc en -tremblotant. Je pris le quartier juif où, -de porte en porte, j'offris très timidement -mes casseroles. On avait refusé partout, -et voilà qu'une juive m'acheta les -trois pots à la fois. Ah! par exemple! -du coup, de froid que j'avais, je pris la -fièvre. Je cours à la maison chercher -trois autres casseroles : je les vends. -Quelle joie! Le soir, j'avais un -gain inespéré d'un demi-florin. J'écrivis -tout de suite à mon père de ne pas s'inquiéter -de nous : que, moi, je gagnais -largement la vie pour tous ; que je -n'avais plus de semelles à mes souliers, -mais que je mettrais des sabots ; qu'il -devait seulement songer à s'innocenter -de son larcin.</p> - -<p>Me voilà marchande de rue! En quelques -jours, avec un peu de crédit, j'eus -une charrette pleine de poteries, qu'en -criant je débitais de porte en porte : -«Koop! potten en pannen Koop!»<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a></p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Achetez des pots et des casseroles! Achetez!</p> -</div> -<p>Comme les Pâques Juives approchaient, -j'allai dans la Joden Breestraat -me poster parmi les autres colporteurs, -chez qui les juives venaient renouveler -leur vaisselle de Pâques. Comme tous -les marchands, je devenais fourbe. -Quand je pouvais coller une casserole -fêlée à un client, je n'y manquais pas ; -les chrétiens se fâchaient, et j'avais à -m'excuser, mais les juifs point. Un jour, -une juive me demande un pot ; je lui -en montre un ; au moment de l'acheter, -elle le retourne et aperçoit une fêlure : -elle ne me dit rien et en prend un autre. -Survient une deuxième juive à qui je -veux passer le même pot : elle l'avertit -simplement :</p> - -<p>— Ne prenez pas celui-là : il est fêlé.</p> - -<p>Ni l'une ni l'autre ne se fâcha de ce -qu'à deux reprises, j'avais essayé de -tromper. Mais où tous s'emportèrent et -s'ameutèrent presque contre moi, et où -je n'eus que juste le temps de filer avec -ma charrette, c'est quand ils trouvèrent -une tartine beurrée dans une des casseroles -qu'ils devaient acheter «Kaucher» -pour les Pâques.</p> - -<p>Je fis la connaissance de plusieurs -petits marchands juifs de mon âge qui -vendaient, qui des lacets de souliers, qui -des boucles d'oreilles à un «dubbeltje» -la paire, épinglées sur un carton, et qu'ils -débitaient en criant à tue-tête, en arrêtant -les passants, et en vantant leurs marchandises, -comme si c'eussent été des -perles fines. Ils étaient très attirés vers -moi et tournaient toute la journée autour -de ma charrette ; mais leur yeux guettaient -l'acheteur : chaque fois qu'ils -croyaient en voir un, ils bondissaient -jusqu'au milieu de la rue, en poussant -des exclamations comme s'ils apercevaient -une vieille connaissance.</p> - -<p>— Je suis là. Vous m'achetez toujours. -C'est ceci que vous demandez? Voilà! -c'est pour rien.</p> - -<p>Puis ils revenaient vers moi causer -de tout, de notre commerce, de nos -goûts, et tout cela honnêtement, avec -une logique qui me frappa, et sans -jamais un mot déplacé.</p> - -<p>Ils avaient aussi une jactance imperturbable, -qui m'impressionnait fort. J'exprimais -à l'un d'eux mon étonnement de -le voir colporter des broches en verroterie -alors que, la semaine précédente, il -vendait des figues. Il me répondit avec -emphase qu'il faisait tous les huit jours -un autre négoce, que la vente dans le -quartier n'allait pas deux semaines de -suite avec le même article, qu'il fallait -être de son époque et renouveler toujours. -Ah! les adorables intelligences, -claires, lucides, logiques, et surtout -civilisées! Mais je ne savais pas mettre -de mots sur mes sensations, et je ne fus -qu'agréablement surprise de ne pas -trouver l'infâme Juif de la légende, -dont la peur m'avait presque empêché -d'offrir ma marchandise dans le quartier. -Et voilà que je les trouvais bien supérieurs -à moi!</p> - -<p>Je crois aussi que mes boucles blondes -leur faisaient impression ; puis ils se -disaient l'un à l'autre, non sans quelque -étonnement :</p> - -<p>— Elle comprend, et nous pouvons -avoir confiance.</p> - -<p>Bref, nous étions très à l'aise ensemble -et réciproquement charmés.</p> - -<p>Après les Pâques Juives, je me -répandis par la ville avec mes poteries. -J'errais sur les grands canaux d'Amsterdam, -qui m'attiraient toujours par -leurs hôtels sévères aux majestueux -perrons, par leur bordure de vieux -arbres aux frondaisons opulentes, par -l'eau d'un vert noirâtre où parfois une -barque à voile glissait silencieuse, par -le grand calme qui s'en dégageait et qui -me reposait du bruit et de la pauvreté -de chez nous, où les enfants pleuraient -toujours de malaise et de faim. Là, il -faisait tranquille et exquis : je pouvais -m'isoler, et me raconter des histoires -ou lire les «Mystères de Paris».</p> - -<p>J'étais Fleur-de-Marie, et quand Rodolphe -me reconnaissait comme sa -fille, je ne faisais que changer de robe -pour être une princesse, en avoir les -épaules, les mains blanches et le langage. -J'aurais grasseyé : les riches -grasseyent. Ce n'est pas moi qui aurais -embêté mon prince de père pour rentrer -à l'impasse, comme Fleur-de-Marie pour -retourner à la Cité : non, je l'aurais -supplié qu'il en retirât les miens. Etre -princesse sans Klaasje et Keesje, m'en -enlevait tout le goût. Mère et Mina y -retourneraient certainement, les jours -où elles mettraient des robes neuves.</p> - -<p>Dieu! que la femme Segers va rager! -Elle se cachera en les voyant venir. Puis -la propriétaire, qui n'a aucune pitié de -nous maintenant que père est en prison, -sera bien déconfite aussi quand on partira -en lui payant l'arriéré, et en laissant -tout dans la chambre. On lui dira : -«Nous n'emportons pas ces guenilles, -donnez-les aux pauvres. Nous sommes -des Princes.»</p> - -<p>Mes rêves ne me faisaient cependant -pas oublier la réalité. Je ne vendais rien -sur les grands canaux : les gens riches -achètent dans les magasins, et les larbins -me claquaient la porte au nez en -m'insultant. Alors, je retournais dans -les rues populaires, où la vente marchait : -«<i>Koop! potten en pannen, -Koop!</i>»</p> - -<p>A midi, j'allais, pour cinq «cents», -dîner au «Lokaal». Tous les marchands -de rue, les tourneurs d'orgue, -les aiguiseurs de ciseaux, enfin tous les -gagne-petit de la rue, tous les éclopés, -les épileptiques et les aveugles venaient -y manger. Les hommes prenaient un -plat de fèves avec un morceau de graisse -au milieu, en guise de viande ; les -femmes mangeaient beaucoup de l'orge -au sirop ; mais les enfants, comme moi, -choisissaient tous du riz saupoudré de -cassonade : c'était servi très chaud et -très propre. On avait aussi du pain et -du café pour le même prix : tout, jusqu'au bain, -coûtait cinq «cents». On -laissait dehors les orgues, les charrettes, -et les balles remplies de marchandises, -et jamais rien n'était soustrait.</p> - -<p>Je rencontrais là mes voisins, les -autres marchands de poteries. Un d'eux, -Willem, était un garçon de mon âge ; -quand nous colportions ensemble, il -m'aidait à monter, avec ma charrette, -les nombreux ponts d'Amsterdam, ce -qui était très dur pour moi. Il me dit -un jour qu'il me préférait à tous, et me -demanda si, moi aussi, je l'aimais un -peu. J'avais la tête baissée et je tremblais ; -je répondis que oui. Alors il m'aidait -régulièrement à passer les ponts, -et, quand la vente marchait, il achetait -quelques friandises dont il me donnait -la plus grosse part.</p> - -<p>Un matin, Willem se trouvait parmi -plusieurs colporteurs de l'impasse, arrêtés -au Canal des Lys : c'étaient des -grands, presque des hommes. J'arrivais -sur la rive opposée et devais, pour les -rejoindre, monter un pont très raide. -Willem accourait à mon secours, mais -les autres, se moquant de mes efforts, -lui crièrent de ne pas m'aider. Il était -déjà au milieu du pont quand, honteux -de leurs quolibets, il rebroussa chemin. -La tâche était excessive pour mes forces : -comme j'avais pris le tournant trop -court, si je reculais, je tombais dans le -canal avec ma charrette ; je me raidis et, -poussant aussi fort que je pouvais, je -traversai le pont. Mais, au lieu d'aller -vers les camarades, je continuai droit -sur l'autre canal, et ne voulus plus -jamais ni de l'aide, ni des friandises de -Willem. Je l'avais trouvé lâche, et sans -explications, c'était fini ; mais il était si -enfant que son chagrin ne parut guère ; -il n'était pas assez fin non plus pour -comprendre : c'était un bon gros chien, -avec un beau rire exubérant.</p> - -<p>Comme, les Pâques Juives finies, je -ne rapportais plus qu'un gain dérisoire -pour les dix bouches qu'il fallait nourrir, -nous finîmes par manger le fonds -avec le gain, et après un petit temps, -tout était consommé.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch29">UNE LEÇON DE VIE PRATIQUE</h2> - - -<p>Pendant sa dernière grossesse, ma -mère avait souffert de telles privations, -et les transes de deux expulsions en un -seul hiver l'avaient si fort déprimée que, -pour la première fois, elle mit au monde -un enfant débile.</p> - -<p>C'était une petite fille blonde, à tête -d'ange, toujours un peu penchée de côté. -Nous la perdîmes au bout de deux ans.</p> - -<p>Ma mère en eut une douleur que rien -n'apaisait. Nous l'entendions murmurer -à voix basse :</p> - -<p>— Ma petite fille! ma petite fille! -Elle est morte de misère.</p> - -<p>Elle nous rappelait constamment les -gestes de son bébé, qui ne savait pas encore -parler.</p> - -<p>— Te rappelles-tu, Keetje, quand elle -était sur mes genoux à table, qu'en -voyant le pain, elle me faisait ouvrir le -tiroir? Et comme elle savait bien choisir, -parmi les couteaux, le couteau à pain -qu'elle me tendait alors, triomphante! -Et quand, pour lui faire une niche, je -lui présentais le sein au lieu d'une tartine, -te souviens-tu de sa grimace, -parce qu'il lui rappelait le goût de la -moutarde que j'y avais mise pour la -sevrer?</p> - -<p>Et ma mère riait en pleurant.</p> - -<p>Puis elle allait prendre dans une petite -boîte la mèche de cheveux blonds, -auxquels adhéraient encore des lentes, -et se plaçant sous la lucarne de notre -mansarde, pour pouvoir en distinguer la -couleur dorée, elle l'embrassait en sanglotant.</p> - -<p>Enfin ma mère était devenue malade, -et moins que jamais s'occupait de ses -enfants vivants.</p> - -<p>Le docteur des pauvres vint la voir. -Il nous regarda tous en disant :</p> - -<p>— Quels beaux échantillons d'enfants!</p> - -<p>«Mais vous êtes tous malades : la fièvre -vous ronge. Quant à vous, petite femme, -il est temps de vous soigner sérieusement. -Je vais prescrire de la quinine, je -vous permets d'en donner un peu à vos -enfants. Puis vous… que faire? Il faudrait -des œufs, de la viande, du vin. -Au mot : vin, nous avions tous levé la -tête, stupéfaits.</p> - -<p>Du vin à des pauvres!</p> - -<p>Ce monsieur nous semblait dire des -bêtises, tant chez nous, l'idée de vin, se -confondait avec l'idée de gens riches et -de ripaille.</p> - -<p>Il se rendit compte de notre ébahissement, -nous embrassa d'un regard circulaire, -haussa les épaules et sortit.</p> - -<p>Nous considérions notre mère presque -avec respect, d'avoir une maladie qu'une -boisson aussi distinguée que le vin -devait guérir. La viande, les œufs nous -avaient moins frappés : nous voyions, -autour de nous, des gens qui en prenaient -le dimanche ; mais du vin!… jamais! -Cela nous effarait. Mon premier mouvement -fut d'aller, la tête en feu, raconter -la chose chez les voisins.</p> - -<p>Quand mes parents voulaient causer, -ils devaient attendre qu'ils fussent couchés, -et les enfants endormis. Comme -j'avais des insomnies, j'entendais souvent -leurs réflexions et leurs propos : -j'apprenais ainsi leurs projets et je partageais -leurs inquiétudes.</p> - -<p>Ce soir-là, quand la lumière fut éteinte -et que mon père nous crut endormis, il -appela doucement :</p> - -<p>— Mina!</p> - -<p>— Oui, père, répondit-elle.</p> - -<p>— Est-ce que Keetje dort? Cette gamine -passe ses nuits à s'agiter.</p> - -<p>Elle me poussa du coude et, comme -je ne bougeais pas, elle fit :</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Écoute : on t'envoie souvent, dans -ton service, chercher du vin à la cave?</p> - -<p>— Oui, la vieille ne sait pas bien descendre, -et le fils ne veut pas : alors on -m'envoie.</p> - -<p>— Eh bien! tu devrais prendre quelques -bouteilles de vin pour mère.</p> - -<p>— Non, Dirk! Non, Dirk! ne lui dis -pas ça, protesta ma mère.</p> - -<p>— Laisse donc!</p> - -<p>— Je n'ose pas, père. Le fils descend -de temps en temps pour en prendre du -très bon, et il s'apercevrait qu'il manque -des bouteilles. Il y en a juste deux sur -un tas de rangées de six : si j'en ôte, il -pourrait le voir.</p> - -<p>— Aussi ne faut-il pas enlever ces -deux bouteilles, mais toute une rangée, -et remettre les deux sur le tas : de la -sorte, cela ne se remarquera pas.</p> - -<p>— Et comment faire sortir ces six -bouteilles?</p> - -<p>— Tu les placeras sous la provision -de charbon, et chaque matin tu en -cacheras deux dans le bac aux ordures, -au moment de le mettre à la porte ; je -me charge du reste.</p> - -<p>— Oui, ainsi cela pourrait se faire, fit -Mina, après un moment de réflexion.</p> - -<p>— Tu devrais bien aussi m'apporter -un des pantalons du vieux monsieur, -puisqu'il est paralysé et ne s'en sert -plus.</p> - -<p>— Un pantalon! de quelle façon l'emporter? -la vieille me remet, tous les soirs, -mes deux tartines au moment de mon -départ.</p> - -<p>— En faire un paquet serait maladroit, -c'est évident. Il faut le mettre, et replier -les jambes jusqu'aux genoux : en les -attachant avec une épingle, cela tiendra, -et personne ne verra rien.</p> - -<p>— Ah non! le vieux a la peau qui -pèle, et il se gratte continuellement jusqu'au -sang. Je ne veux pas mettre sur -moi un objet qui a touché sa peau.</p> - -<p>Je la sentais, à côté de moi, frissonner -de dégoût. Elle me donna des coups -de pieds et des coups de coude, de -révolte, qui m'auraient éveillée dix fois -si je n'avais été tout oreilles.</p> - -<p>Mon père ne se fâcha pas, mais se fit -persuasif.</p> - -<p>— Voyons, nous sommes sains : je -n'ai jamais rien attrapé. C'est une -blague, la contagion ; je n'ai plus de -fond dans mon pantalon : un de ces -jours, je ne pourrai plus sortir.</p> - -<p>Le lendemain, mon père rentra avec -deux bouteilles de vin : on en déboucha -tout de suite une. C'était du vin couleur… -jus de choux rouge… Il en versa -une demi-tasse à ma mère, qui le but -en contractant la bouche, comme si elle -avait mordu dans une baie sauvage. Puis, -avec une cuillère, il nous en donna à -goûter, mais nous fîmes tous d'affreuses -grimaces. Il but alors à même la bouteille, -la vida aux trois quarts, et claquant -de la langue, il déclara :</p> - -<p>— Cela n'a pas de goût : je préfère un «bittertje»<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Amer.</p> -</div> -<p>Ma mère devint écarlate et eut des -nausées : il fallut la soigner toute la -journée.</p> - -<p>Le vin ne put jamais s'acclimater chez -nous.</p> - -<p>Mina, en rentrant le soir, fit un signe -à mon père ; il la suivit dans le petit -couloir obscur qui précédait notre chambre. -Quand ils revinrent, elle courut se -frotter les jambes avec un torchon, en -répétant :</p> - -<p>— Hou! hou… sa peau pèle, sa -peau pèle!</p> - -<p>Le lendemain, mon père mit un bon -gros pantalon, dont ma mère, en clignotant -fiévreusement des yeux et en tressautant -à chaque bruit, avait changé les -boutons.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch30">JE QUITTE MA PLACE</h2> - - -<p>Dès mon entrée dans l'impasse, j'entendis -les jolies voix des miens, qui -chantaient des psaumes en chœur. -Un bien-être m'envahissait. Je précipitai -le pas, et entrai chez nous en coup -de vent. Les voix se turent dans un -couac.</p> - -<p>— Comment! c'est toi?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Tu as quitté ta place?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Bientje! zézaya un de mes petits -frères, en étendant ses menottes vers -moi.</p> - -<p>Je le pris sur mes bras.</p> - -<p>— Klaasje, Klaasje, je suis revenue.</p> - -<p>— Mais je te croyais si bien nourrie -dans ton service, dit mon père. Quand -on est bien nourrie, on doit supporter -beaucoup. Nous chantions pour oublier -la faim, et tu vois, la lampe va s'éteindre, -faute d'huile.</p> - -<p>— Je savais tout cela, et je suis revenue -quand même. Les premiers jours, -étant affamée, je torchais tous les plats -avec ma langue, j'étais insatiable. Mais -quoi! je ne suis pas une mendiante : je -ne veux donc pas être nourrie de leurs -restes. Je les ai vus remettre des pommes -de terre de leurs assiettes sur le plat : -c'était pour nous, et ils nous donnaient -des tartines dans lesquelles ils avaient -mordu. Eh bien! quand je travaille, je -prétends ne pas être traitée ainsi.</p> - -<p>«Je comprendrais qu'ils ne donnent -pas de leur pain d'épice, ou de leur -bon boudin de foie, et autres «délicatesses» -qu'ils mangent devant vous -sans jamais rien vous en passer. Soit! -mais je ne veux pas que mes tartines -aient traîné sur leurs assiettes.</p> - -<p>— Tu oubliais la faim que tu as eue ici.</p> - -<p>— Non, père, seulement quand on -travaille, ce n'est pas comme si on recevait -une charité.</p> - -<p>— Tu es ingrate, petite : tu mangeais -le pain de tes maîtres et tu n'étais pas -contente.</p> - -<p>— Ah! non! Je mangeais le pain de -mon travail, et non le leur. C'est comme -la femme de journée, qui geignait de -devoir travailler pour les autres. Je lui -ai dit : «Tu travailles pour les autres? -Moi pas : je travaille pour gagner ma -vie. Crois-tu que je mettrais un seau -d'ici là pour cette usurière qu'est notre -patronne, si elle ne me payait pas? -plus souvent!» Donc, je travaille pour -gagner ma vie ; mieux je travaille, -mieux je dois être traitée, et je travaille -de mon mieux.</p> - -<p>«J'avais prévenu la patronne, et -comme, ce soir encore, elle nous a -donné des pommes de terre visiblement -tripotées, je suis partie sans vouloir -manger.</p> - -<p>— Eh bien! tu pourras te coucher -sans souper, et te lever sans déjeuner. -C'est incroyable, quand on a à manger, -de demander davantage.</p> - -<p>— Mon Dieu! père, je n'irai pourtant -pas vider les vases de cette ignoble -vieille, et encore être son obligée! Je travaille, -elle me paye : nous sommes -quittes ; mais je ne veux pas être payée -avec des reliefs.</p> - -<p>— Voilà, c'est la nouvelle souche qui -parle ainsi : nous ne pensions pas à tout -cela.</p> - -<p>Je haussai les épaules et j'allai m'asseoir -avec le petit. Le chat me sauta sur -la nuque et s'y installa ; le bébé s'endormit. -Au bout d'une demi-heure, j'avais -le sang à la tête de respirer l'air empesté -de notre taudis ; j'étais néanmoins -frémissante de bonheur de me trouver -parmi les miens.</p> - -<p>Je grandissais, et commençais à -échapper complètement à mes parents. -J'étais sans aucune instruction ; mais -depuis l'âge de sept ans, auquel j'avais -appris à lire, je dévorais avidement -n'importe quel écrit qui me tombait -sous la main. En 1870, j'allais, en me -rendant à l'école, lire, depuis le premier -mot jusqu'au dernier, les dépêches -de la guerre affichées aux devantures -des magasins, et ces massacres me hantaient -au point que je ne parvenais plus -à m'appliquer aux leçons. J'avais suivi -toute l'affaire Tropmann dans les journaux -collés au recto et au verso sur les -murs à affiches d'Amsterdam ; j'ai lu -ainsi des feuilletons entiers.</p> - -<p>Mais mon impressionnabilité avait -surtout été mûrie par la misère, qui -nous obligeait à ruser pour avoir du -crédit, qui nous faisait passer par toutes -les transes du loyer qu'on ne pouvait -payer, et la honte des créanciers qui -venaient nous insulter et ameuter les -voisins. Des infamies s'étaient incrustées -dans ma mémoire, comme celle de -l'usurière qui avait gardé l'argent épargné -sur la faim de nos enfants, et ne -nous avait pas rendu les vêtements que -nous étions venus dégager.</p> - -<p>Tout cela m'avait composé une nature -étrange, où une grande candeur naturelle -s'alliait à une sensibilité et à une -compréhension au-dessus de mon âge. -J'étais prête à toutes les besognes, mais -intraitable devant ce qui me semblait -une injustice. J'étais souple et en même -temps peu maniable, comme le prouvait -ma fugue de ce soir.</p> - -<p>La lampe continuait à baisser ; nous -nous couchâmes, mes parents dans l'unique -alcôve, les neuf enfants sur des -paillasses par terre.</p> - -<p>Quand je m'y étendis à mon tour, -j'eus ce léger vertige qui me prenait -chaque fois que je me couchais à terre. -J'ajustai les petites fesses de Klaasje -dans mon giron, et m'endormis dans le -ravissement de sentir contre moi ce -petit être adoré.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch31">MA FILLE, MONSIEUR CABANEL</h2> - -<p class="attr">(Félicien Rops).</p> - - -<p>Mina s'était prostituée par paresse -et veulerie. Elle était chue dans une -maison discrète, à l'air respectable et -effacé, où, le soir, se glissaient des -messieurs du meilleur monde. Les -femmes n'y allaient qu'à la nuit. Elles -appelaient la tenancière : «Mère», et -devaient, après avoir reçu un client, -remettre leurs chapeaux et leurs gants, -comme si elles ne venaient que d'arriver.</p> - -<p>Quand ma sœur eut fait le tour des -habitués, qui ne reprenaient jamais la -même femme, elle ne gagnait plus rien. -Tous ses beaux vêtements étaient au -mont-de-piété, et ce fut, chez nous, la -famine comme avant, car mon père, usé -par les privations et par l'alcool, ne -travaillait plus.</p> - -<p>Ma sœur m'avait, une fois, conduite -dans cet endroit. J'avais quinze ans. -J'étais blonde et fraîche, un vrai poulet -de grain. Je n'avais guère de chair, mais -une fine peau gaînait une charpente des -plus flexibles, une petite croupe haute -et étroite, deux tetons menus comme -de gros bourgeons, où la sève montait -lancinante et que je protégeais d'instinct -de mes deux mains.</p> - -<p>La tenancière avait insinué que des -petites comme ça étaient fort demandées. -Oh! rien que pour montrer leurs -jambes à de vieux messieurs tout à fait -respectables. Rien, rien à craindre! -J'avais été très indignée quand j'eus -compris ce que ma sœur était devenue -et où elle m'avait conduite, et je l'avais -traitée de putain.</p> - -<p>J'étais, à cette époque, en service -chez des diamantaires juifs, qui, pendant -une longue crise de l'industrie du diamant, -s'étaient faits marchands de vieux -habits. Le ménage se composait d'une -dizaine de personnes : tout cela grouillait -dans une grande chambre et un -réduit ; on faisait, le soir, les lits par -terre. L'argent qu'ils gagnaient, passait -à la nourriture, de préférence des douceurs, -et à des toilettes voyantes. J'étais -chez eux comme un enfant de la maison, -et dormais avec les deux fillettes de mes -patrons. Tous me témoignaient beaucoup -de sympathie, parce que j'étais -douce et vaillante : une grande bonhomie -régnait dans nos rapports. Nos poux -même sympathisaient. Les juifs avaient -des poux noirs, moi des blonds, et au -bout de quelques jours, nous avions -fait des trocs. Nous eûmes tous des -poux noirs, blonds, et des métis châtains, -mais aucun de nous ne s'offensait -de ce libre échange ; nous les tuions, -avec le pouce, sur le coin de la table, et -éprouvions un plaisir féroce à les entendre -craquer sous l'ongle.</p> - -<p>Un soir de sabbat, j'allais me déshabiller -pour me mettre au travail, quand -ma mère vint. Elle demanda à la juive -si je ne pouvais sortir pendant quelques -heures, ajoutant que mon oncle d'Allemagne -était arrivé et voulait me voir -avant de partir. Je devinais le mensonge. -Au bas de l'escalier, attendait Mina -habillée en traînée, les cheveux coupés -court et frisés au fer comme ceux d'un -acrobate, le visage camard grossièrement -fardé de blanc et de rouge. Je me fâchai, -disant que je ne voulais pas qu'on vînt -me faire honte chez mes patrons. Elle -me répondit que je devais être plutôt -flattée qu'une sœur si bien mise venait -me voir.</p> - -<p>— Oui, mais ton air de grue, et la -gueule de clown que tu t'es faite, en -disent long sur ta belle toilette. Voyons, -qu'y a-t-il? Quelle est cette blague d'un -oncle qui désire me voir?</p> - -<p>— Écoute, fit ma mère, Mina ne -gagne plus rien : tous ses vêtements -sont au clou. Nous mourons de faim. -Il y a un vieux monsieur qui veut voir -tes jambes.</p> - -<p>— Ah non! je ne veux pas!</p> - -<p>— Je te l'avais bien dit : il n'y a rien -à faire avec cette créature enfantine! -Allons! les petits sont malades de faim.</p> - -<p>On me mit une épaisse voilette pour -cacher ma figure d'enfant, et ma sœur -m'emmena. Je portais une robe de coton -clair, toute sale de l'avoir traînée sur -les perrons, en jouant avec les enfants -durant ce long jour de sabbat, et un -vieux chapeau de dame, mise-bas de ma -patronne. Ce chapeau chiffonna la tenancière : -elle craignait que son client ne -pensât que j'avais déjà cascadé. Elle ne -cessait de répéter :</p> - -<p>— Mais quel beau chapeau! tu l'as -emprunté pour venir ici?</p> - -<p>Elle insistait tellement que le client, -agacé, finit par dire :</p> - -<p>— Mais non, cette guenille est bien -à elle!</p> - -<p>C'était un homme de cinquante à -soixante ans, maigre, de grande allure. -Il me mania fiévreusement, en s'exclamant :</p> - -<p>— Jolie, jolie!</p> - -<p>Mon petit corps jamais lavé, mes cheveux -bouclés remplis de poux, semblaient -lui faire beaucoup plus d'impression -que si j'eusse été imprégnée -de parfums et enveloppée de dentelles ; -mais la plus grande attraction pour lui, -fut certes la douleur que je ressentais.</p> - -<p>Avant de partir, il me donna des florins, -en répétant :</p> - -<p>— Jolie! Jolie!</p> - -<p>Ma sœur m'attendait ; quand je lui dis -ce qui s'était passé, elle me répondit :</p> - -<p>— Je le savais. Maintenant tu ne -pourras plus me traiter de putain.</p> - -<p>Nous rencontrâmes ma mère sur le -pont de notre canal ; elle avait des plaques -rouges sur les pommettes, et clignotait -anxieusement des yeux. Je lui -donnai les florins ; elle me jeta un regard -éploré, que j'évitai.</p> - -<p>Rentrée chez les Juifs, je me mis à -relaver la vaisselle du sabbat.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch32">TROISIÈME EXODE</h2> - - -<p>Après plusieurs années effroyablement -remplies de jours de famine, il nous -fallut également quitter Amsterdam. -Cette fois, ce fut pour la Belgique. La -Ville paya notre émigration. Nous fûmes -de nouveau embarqués le soir, sur un -bateau. L'état morbide de mes quinze -ans avait donné à mon esprit une -acuité qui me faisait comprendre toute -l'étendue de notre misère, et j'aimais -Amsterdam. Quand nous passâmes sous -le pont de la Haute-Écluse de l'Amstel et -que la ville resta derrière nous, je devins -pâle et grelottai, comme prise de fièvre.</p> - -<p>Il y avait sur ce bateau un monde -interlope. Un homme et une femme se -disputaient et furent débarqués, en -pleine nuit, sur le quai d'une écluse, -d'où ils invectivèrent le capitaine. Dans -la cabine commune, plusieurs passagers -jouaient aux cartes et aux dés : tous -avaient trop bu ; le tabac, l'alcool, et -une odeur fade, indéfinissable, empuantissaient -l'atmosphère. Un ivrogne avait -accaparé tout un banc, s'y était étalé -sur le dos, et divaguait à haute voix, en -se donnant de grands coups de poing -sur la tête ; son haleine d'alcoolique -semait la nausée. Nos enfants dormaient -sur des coins de banc ; Mina se -faisait peloter par un des chauffeurs ; -ma mère et moi étions accroupies -dans un coin à terre, serrées l'une -contre l'autre, très apeurées et n'osant -dormir.</p> - -<p>Nous arrivâmes le matin à Rotterdam, -où des agents de police nous attendaient ; -ils interpellèrent ma mère, en demandant -«si c'était elle, cette femme». Je fus si -humiliée qu'en traversant la passerelle, -je dis tout haut à l'un d'eux :</p> - -<p>— Mais on va croire que nous sommes -des malfaiteurs!</p> - -<p>— Non, mon enfant, répondit-il, -nous ne les traitons pas ainsi.</p> - -<p>Ah! cela me soulageait. Ils nous -conduisirent très aimablement jusqu'à -un bateau en partance pour Anvers.</p> - -<p>Ma mère avait emporté une provision -de petits pains rassis qu'on vendait au -rabais. Hein vint me dire, tout joyeux, -qu'il aimait beaucoup voyager, qu'au -moins on mangeait bien, qu'il avait eu -quatre petits pains. Moi, je n'avais rien -pris : j'avais la gorge serrée et l'estomac -fermé, et chez nous, on ne demandait -jamais si on voulait manger : on ne -donnait qu'à celui qui réclamait.</p> - -<p>Dans les écluses de Hansweert, des -Zélandaises descendirent sur le bateau -pour vendre des cerises. J'en aurais bien -mangé, des cerises, si seulement j'avais -eu quelques «cents» pour en acheter. -Je n'avais jamais vu le costume zélandais, -et fus tout à fait séduite par le beau -bonnet de dentelle, à larges ailes, et les -ornements d'or attachés de chaque côté -des tempes. Le riche collier en corail -et le corsage à fleurs brodées, entouré -aux épaules d'un fichu de velours, m'attiraient -spécialement. J'aurais voulu -être paysanne zélandaise pour pouvoir -m'habiller ainsi ; même l'amoncellement -des jupes, qui les faisait rondes comme -des cloches, me plut. En remontant -l'échelle, une des Zélandaises eut sa -jupe soulevée par le vent, et l'on vit -qu'elle ne portait pas de pantalon. Ah! -la joie que cela provoqua! Je fus surtout -écœurée des rires des femmes, parmi -lesquelles ma sœur Mina qui s'était fait -offrir des cerises ; je lui jetai entre -les dents : «Salope!»</p> - -<p>A Anvers, mon père nous attendait -sur le quai. Cette ville, très morte à cette -époque, me déplut. Le flamand qu'on -parlait autour de moi me semblait ce -que j'avais, de ma vie, entendu de plus -grossier. Une dame bien mise disait à -un enfant : «Marche, marche, ou je te -donne sur ton cul.» Je vis de grandes -fillettes s'accroupir, en se découvrant -plus haut qu'il n'était nécessaire, sans -la moindre retenue. Ah! si c'était là le -Belge! Je demandai où se trouvaient les -canaux. Je ne me figurais pas de ville -sans canaux.</p> - -<p>— Il n'y en a, dit mon père, que dans -le quartier des prostituées, et encore!</p> - -<p>Pas de canaux! Je pris tout en aversion -dans cette ville.</p> - -<p>Nous mîmes nos frusques sur une -charrette à bras, que Hein et moi poussâmes -jusqu'au fond d'un faubourg.</p> - -<p>Cette fois, mon père ne s'était même pas -avisé de chercher une demeure quelconque. -De braves cabaretiers chez qui -il logeait, nous permirent de coucher -dans leur grenier.</p> - -<p>— Il n'y a que le cordonnier du premier -qui y travaille, nous dit la femme. -Nous mîmes de la paille par terre, et -nous voilà couchés, ayant tous la migraine, -à proximité de ce cordonnier, qui -nous reluquait, ma sœur et moi, et qui, -dès cinq heures du matin, tapait dur -sur le cuir.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch33">FABRIQUE DE CHAPEAUX</h2> - - -<p>J'avais dix-sept ans. Nous habitions -à Bruxelles un quartier ouvrier. Nous -ne savions pas un mot de français, et -même le «marollien» nous était inintelligible : -cela nous empêchait tous, mon -père le premier, de trouver un travail -convenable.</p> - -<p>Une jeune femme du voisinage m'emmena -à la fabrique de chapeaux où elle -était employée ; je fus embauchée. On me -conduisit dans un grand atelier rempli -de vapeur, où des femmes, presque -toutes jeunes, besognaient, les manches -retroussées, devant de longs bacs remplis -d'eau chaude, additionnée de vitriol, -me dit-on. Elles s'arrêtèrent un instant -pour me dévisager ; puis les têtes se -penchèrent, les bras s'abattirent, et le -travail reprit, fiévreux. Je trouvais très -jolie, en entrant dans la salle, la buée -argentée, où ces jeunes bras nus et ces -chevelures de toutes nuances se démenaient -dans une grande activité ; mais -quand il me fallut respirer les émanations -qui s'en dégageaient, cette impression -presque inconsciente de beauté se -dissipa bientôt.</p> - -<p>On me conduisit vers une jeune femme -qui devait me mettre au courant : elle -me reçut assez mal, car, comme on travaillait -à la pièce, s'occuper de moi -était pour elle une perte de temps.</p> - -<p>Le travail consistait à tremper dans -l'eau vitriolée de longs bonnets en laine, -et à les enrouler en les frottant sur une -tablette attenante aux bacs. On répétait -l'opération jusqu'à ce que les bonnets -fussent assez rétrécis pour en façonner -des chapeaux de feutre. On suait abominablement -à cette besogne, et, par -cet hiver glacé, toutes presque toussaient. -L'eau était très chaude, l'acide corrosif : -mes ongles se ramollirent en quelques -heures, et se cassèrent, en laissant dépasser -un gros bourrelet de chair au -bout de chaque doigt. A l'heure du -déjeûner, mes mains étaient si gonflées -et si douloureuses que je ne pus presque -tenir ma tartine. Pendant ce repas, mon -interrogatoire commença :</p> - -<p>— Comment je m'appelais?</p> - -<p>— Keetje Oldema.</p> - -<p>— Quoi? ce n'est pas un nom!</p> - -<p>— D'où je venais?</p> - -<p>— De la Hollande.</p> - -<p>— Ah! et c'est là qu'on parle cette -langue que vous babillez? Eh bien! non, -je ne voudrais pas parler ainsi. Et vos -cheveux, vous les frisez la nuit pour les -avoir ainsi ondulés le matin?</p> - -<p>— Non, ils sont ondulés, disais-je, en -caressant mes bandeaux.</p> - -<p>— Oui, on connaît ça.</p> - -<p>Elles ne m'aimaient pas. Pourquoi -encore une fois? Partout je produisais -la même impression. Je sentais que -pour un rien, comme à l'école, elles -m'auraient mise en charpie. Enfin! -Une fille, au nez retroussé, me demanda -si je savais chanter.</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Alors, chantez-nous quelque chose.</p> - -<p>J'entonnai l'air national hollandais. -Elles me regardèrent, ébahies.</p> - -<p>— Ah bien! c'est comme à l'église. -Vous allez à la procession?</p> - -<p>J'étais très humiliée de cette demande.</p> - -<p>— A la procession, moi? Ah non! je -ne crois pas à ces bêtises.</p> - -<p>— Et à la messe?</p> - -<p>— Non plus.</p> - -<p>— Vrai! vous en êtes, une pratique. -Nous y allons, nous, à la messe.</p> - -<p>J'entendais chuchoter : «C'est une -juive.» Celle qui m'avait fait chanter -n'en revenait pas, tant elle était écœurée -de mon chant.</p> - -<p>— Ça, chanter! Zut! écoutez : moi, je -sais chanter.</p> - -<p>Elle se campa, les deux poings sur les -hanches, la tête relevée de façon que la -lumière jouait jusqu'au fond de ses -narines dilatées, et, la bouche démesurément -ouverte, elle gueula d'une voix -de poitrine, poussée en pointe :</p> - -<p>— «Ah! haha! men lief is no den -Euss», etc.</p> - -<p>Des «Ça est bien!» accueillirent son -chant et ses gestes.</p> - -<p>— Voilà comme on chante chez nous. -Tout le monde comprend cela, tandis -que ce que vous avez miaulé…</p> - -<p>Une moue acheva sa pensée. Inutile! -elles me détestaient d'instinct. -On m'avait envoyée, dans un autre atelier, -chercher des sacs de laine. En traversant -la cour, je croisai un vieux -monsieur qui me dévisagea, puis me -suivit. Dans l'escalier, il me parla en -français, mais je ne comprenais pas. Il -me fit alors signe de le suivre aux greniers. -Cette fois, je compris et fis non -de la tête. Quand je redescendis, il était -encore là. Il continua sa mimique, moi -la mienne, et je rentrai à l'atelier.</p> - -<p>— Ah! ha! le patron! chuchotèrent-elles.</p> - -<p>Et toutes de l'observer d'un regard -oblique. Quand il eut quitté, une vieille -déclara :</p> - -<p>— Cela ne pouvait manquer : c'est -tout à fait son genre.</p> - -<p>L'après-midi, on avait fini par me -laisser tranquille. Je m'appliquais le -mieux que je pouvais, de mes mains -endolories qui ne s'habituaient pas à ce -liquide corrosif, quand un homme entra.</p> - -<p>— On parle au bureau d'une nouvelle, -qui doit être un oiseau rare. Où est-elle?</p> - -<p>On me montra.</p> - -<p>— Ça? Ah non!</p> - -<p>Il tourna sur lui-même, en se tapant -les cuisses et s'esclaffant :</p> - -<p>— Ah! la la! ils en ont du goût, ces -messieurs! mais c'est une sauterelle : -regardez donc ses bras!!</p> - -<p>Le fait est que mes bras de fillette -maigre et mes longues mains m'avaient -plus d'une fois attiré des quolibets ; -aussi les montrais-je le moins possible, -mais, ici, il avait bien fallu retrousser -mes manches. Je pleurais presque de -honte, surtout que la joie de toutes ces -femmes, vieilles et jeunes, était réelle.</p> - -<p>Cela dura ainsi quatre jours. Le quatrième, -au goûter, je ne pus manger -mes tartines : elles les avaient trempées -dans cette immonde eau vitriolée.</p> - -<p>— Je m'en vais, leur dis-je. J'en ai -assez : un être humain ne peut pas vivre -parmi vous.</p> - -<p>Elles demeurèrent quelque peu baba.</p> - -<p>Une des plus âgées déclara :</p> - -<p>— Quand j'ai vu entrer cette petite, -j'ai senti qu'elle ne resterait pas : elle -n'a rien à faire ici. Regardez-la donc -avec son médaillon, et ce ruban dans -les cheveux!</p> - -<p>Je me rendis au bureau auprès du -contremaître : un petit homme rêche, et -lui demandai mon compte ; j'ajoutai -qu'il m'était impossible de rester au -milieu de cette racaille.</p> - -<p>— Eh bien! allez-vous-en, mais je ne -peux vous payer que le samedi soir à -sept heures.</p> - -<p>C'était dit sur un ton hargneux, qui -m'étonna.</p> - -<p>Le samedi, je revins, avec ma petite -sœur Naatje, recevoir le salaire de ces -quatre jours. Dans la cour de la fabrique, -toutes les femmes étaient assemblées -pour la paie. En m'apercevant, elles -commencèrent à ricaner, à me pousser, -et une me tirait ma tresse, quand accourut -le petit contremaître. Il empoigna -la fille par les deux épaules et, du genou, -lui appliqua une volée de coups au bas -des reins ; puis, me poussant dans le -bureau, il me remit neuf francs et me -conduisit à la porte, où il cria :</p> - -<p>— La première qui bouge, je la fous -dehors!</p> - -<p>Je détalai avec ma sœurette. A deux -cents mètres de la fabrique était une -maison de campagne ; de dessous les -arbres qui la bordaient, surgit le patron. -Je lui jetai en hollandais un «Vieux -salaud!» sonore, et nous nous sauvâmes -dans l'obscurité, en riant aux éclats.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch34">ILS PÈLENT DES OIGNONS</h2> - - -<p>Toute offre de gagner quelques sous -était acceptée par nous avec empressement.</p> - -<p>Une vieille dame, fabricant de conserves -alimentaires, proposa à ma mère -de donner du travail à Naatje, qui avait -douze ans, et à Kees, qui en avait huit : -ils devraient, toute la journée, peler de -petits oignons.</p> - -<p>Le premier soir qu'ils revinrent de -cette besogne, nous fûmes épouvantés. -Leurs figures étaient bouffies et barbouillées -de se les être frottées de leurs -petites mains sales, leurs yeux gonflés, -comme si on les avait rossés et s'ils -avaient pleuré durant des heures et des -heures. Nous demandâmes comment cela -s'était passé, et ils nous racontèrent -leur journée.</p> - -<p>En arrivant le matin, à sept heures, -chez la vieille dame, elle les avait installés -sur de petits bancs devant un grand -panier d'oignons, et leur avait montré -comment ils devaient délicatement enlever -la pelure sans les entailler, car -chaque entaille devenait bleue dans le -vinaigre, et les oignons ainsi détériorés -ne pouvaient plus servir à des conserves -de premier choix. Ils s'étaient mis à -l'œuvre pendant que la dame, assise à -côté d'eux, nettoyait des cornichons. -Au bout de quelques instants, leurs -yeux commencèrent à couler, et ils se -les essuyèrent avec leurs mains mouillées -de sève d'oignon. Alors Naatje, n'y -tenant plus, s'était mise à remuer sur -son petit banc, et la vieille dame avait -dit.</p> - -<p>— Nateke, pour l'amour de Dieu, -tenez vos pieds en repos.</p> - -<p>Puis était entré un jeune homme, -qu'ils prirent d'abord pour son fils, mais -quand ils eurent compris que c'était le -mari, ils furent pris d'un fou rire, qui -avait mis la vieille dame hors de ses -gonds, et elle s'était écriée :</p> - -<p>— Au nom de la Sainte Trinité, -Keeske, cesse de rire comme un petit -cochon!</p> - -<p>Et leurs rires étaient devenus des -cocoricos quand le jeune mari leur avait -fait signe de renverser le panier d'oignons, -ce qu'ils firent incontinent. La -dame s'était lamentée, avait imploré la -sainte Vierge et déclaré que les enfants -étaient un fléau. Le jeune mari avait -répondu :</p> - -<p>— Un fléau! grand'mère, parce que -tu es trop vieille pour en avoir.</p> - -<p>Elle avait alors levé les yeux au ciel, -en geignant :</p> - -<p>— Seigneur, pardonnez-lui, car il ne -sait ce qu'il dit ni ce qu'il fait.</p> - -<p>Pendant quinze jours, Naatje et Keesje -nous amusèrent le soir des histoires de -la vieille dame et de son jeune mari ; -mais l'inflammation de leurs beaux yeux -devenait si grave que nous eûmes peur, -et n'osâmes plus les laisser continuer à -peler des oignons.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch35">UNE NUIT AU PARC DE BRUXELLES</h2> - - -<p>Nous habitions, au fond d'un faubourg, -une maison neuve où l'eau suintait -des murs ; au rez-de-chaussée, le -propriétaire tenait une boutique de comestibles. -Nous avions versé d'avance -le premier terme, et nous prenions chez -lui des vivres à crédit ; mais, comme -au bout d'un mois nous n'avions pas de -quoi payer le nouveau terme ni les denrées, -la femme du propriétaire, une -paysanne flamande, enceinte de six mois, -montait tous les jours réclamer son argent -en nous insultant. Nous ne pouvions -plus ni monter ni descendre sans -être interpellés. Moi surtout, j'avais le -don d'exciter sa rage : elle écumait littéralement -quand elle me voyait.</p> - -<p>— Ah vous! avec vos allures de -demoiselle! vous feriez mieux de payer -les gens que de vous onduler les cheveux. -Ah! mon Dieu, voyez donc ces cheveux : -on dirait la sainte Vierge, et cependant -ça ne paye personne. Un jour, je vous -coifferai, moi!</p> - -<p>Elle me terrifiait. Je faisais ce que je -pouvais pour trouver de l'ouvrage, mais -ignorant le français et ne sachant où -m'adresser, je ne trouvais rien.</p> - -<p>Enfin, nous devions déménager. Ma -mère avait loué deux chambres à l'autre -extrémité de la ville, et mon père, qui -était devenu camionneur dans une messagerie, -devait, en cachette de son patron, -faire le déménagement entre deux -courses. Il vint donc, un dimanche -matin, avec le camion. Je m'étais sauvée, -certaine que la propriétaire ameuterait -tout le voisinage, lorsqu'elle saurait que -nous quittions sans la payer et sans dire -où nous allions. En effet, quand le camion -partit au grand trot avec nos -frusques, et ma mère et les enfants entassés -dessus, cette femme enceinte -s'accrocha à la voiture, et galopa durant -plusieurs minutes jusqu'à ce que, exténuée, -elle dut la lâcher ; elle continua -néanmoins à suivre, de façon à ne pas la -perdre de vue.</p> - -<p>J'attendais l'arrivée du camion à -l'Allée Verte. Ma mère me fit en passant -signe de venir, mais je vis de loin accourir -la femme, rouge, hagarde, haletante. -J'eus le temps de me cacher derrière un -arbre, car elle m'aurait écharpée, et -quand elle fut passée, je me sauvai. -Rejoindre ma famille, il ne fallait pas y -songer pour l'instant. Je fis un long -détour, et aboutis au pont de Laeken. -C'était fête dans ce faubourg : il y avait -une foule rigolante. Près du pont, au -bord du canal, le camion était arrêté, -ma mère et les enfants à côté, mon père, -ivre, couché à l'intérieur. Ma mère me -mit au courant : la femme les ayant -rattrapés, avait prévenu les nouveaux -propriétaires que nous ne payions personne, -et ceux-ci avaient rendu l'argent -du demi-mois de loyer donné en acompte. -Et nous voilà dans la rue! Mon père, -déjà pris de boisson, s'était enivré complètement, -et, comme il ne rentrait pas -avec la voiture, il allait sans doute perdre -sa place.</p> - -<p>La honte et l'angoisse m'affolèrent. -Mon frère Hein, qui avait seize ans, se -trouvait là, mortifié comme moi. Je lui -dis :</p> - -<p>— Viens, Hein, nous ne pouvons -rester, comme des vagabonds, à côté de -ce véhicule et de cet ivrogne. Allons-nous-en, -nous trouverons bien un gîte. -Je dis à ma mère de venir le lendemain, -à neuf heures, dans la grande -allée du Parc, et nous partîmes. Hein -portait un petit complet de coutil écru, -très propre ; moi, j'étais assez bien -mise. Hein, qui travaillait chez un forgeron, -recevait cinquante centimes pour -son dimanche, et voulait, comme il faisait -toujours, acheter des boules de sureau : -il en avait cent pour ses cinquante centimes -et en suçait toute la journée ; mais -cette fois, pour ne pas rester sans -manger, je lui conseillai d'acheter des -petits pains, ce que nous fîmes. Comme -d'habitude, je n'avais pas un sou.</p> - -<p>Dans le peuple, les frères et sœurs se -connaissent en somme peu, après les -années d'enfance : les garçons vont à -l'atelier, les filles travaillent de leur -côté, et l'on se voit et l'on se parle rarement.</p> - -<p>Je fus donc étonnée de trouver mon -frère si gentil, de l'entendre rire si naïvement, -et faire des réflexions si justes -et si fines : je fus vraiment très heureuse -de nous sentir aussi bien ensemble.</p> - -<p>Nous allâmes au Jardin Botanique -manger nos petits pains. Puis je m'en fus -chez un brave peintre allemand, à qui -je voulais raconter notre mésaventure -et demander de nous procurer un logement -pour la nuit ; mais il était à la -campagne jusqu'au lendemain. Je revins -vers mon frère, la figure décomposée. -Qu'allons-nous faire? Retrouver -la famille grouillant à côté de ce camion, -comme des saltimbanques auprès de -leur roulotte? Ah non! tout notre être -se rebiffait à cette seule idée.</p> - -<p>— Il ne nous reste, dis-je, qu'à nous -promener toute la nuit : il fait chaud, -cela ne sera rien.</p> - -<p>Nous nous acheminons vers le Parc. -Nous y fîmes des tours et des tours, et, -comme la température était très douce, -je proposai de nous laisser enfermer. A -cette époque, le Parc n'était pas éclairé ; -il y avait concert au Waux-Hall ; la foule -commençait à s'écouler ; un «garde-ville» -était posté à chaque sortie. A voir -partir le monde, je pris peur, et craignis -que les agents ne fissent une ronde, -pour s'assurer que personne n'était resté. -Nous sortîmes donc avec les autres et -nous mîmes à errer par les rues.</p> - -<p>Nous commencions à être éreintés et -à avoir très faim. Puis la frayeur me -vint d'être ramassés par la police.</p> - -<p>— Mon Dieu! Hein, si nous demandions -asile au commissariat? Cela vaudra -mieux que de nous faire arrêter : j'en -mourrais de peur et de honte, car -on est souillé pour la vie quand on a -été appréhendé par des policiers ; je t'en -supplie, allons plutôt nous mettre entre -leurs mains.</p> - -<p>Je tremblais tellement que mon frère -se mit à pleurer. Nous descendîmes vers -la Grand Place. Hein accosta un agent -et lui demanda asile ; l'agent fit un -haut-le-corps, me regarda, regarda Hein, -puis nous conduisit vers le commissaire. -Mon frère parla. Le commissaire, un -vieillard, écoutait en me dévisageant : -il entra dans une colère bleue :</p> - -<p>— C'est sans doute pour des dettes -que vous êtes dans cette situation! Cela -ne me regarde pas et vous n'avez qu'à -vous tirer d'affaire!</p> - -<p>L'agent hasarda un timide :</p> - -<p>— Ce sont presque des enfants, monsieur -le commissaire.</p> - -<p>Mais il se fâcha davantage, et répondit -que nous n'avions qu'à retourner dans -la commune d'où nous venions. Je lui -dis que nous nous étions adressés à la -police de peur d'être ramassés.</p> - -<p>— Et de peur d'être ramassés, vous -venez vous rendre : elle est forte, celle-là. -Eh bien, allez-vous-en.</p> - -<p>Une fois dans la rue, nous nous -mîmes à rire et à gambader, bien que -claquant des dents.</p> - -<p>— Ah! si c'est ainsi, quel bonheur! -Ouf! quelle chance! Allons nous promener, -maintenant que nous sommes -sûrs de n'être pas arrêtés. En avant! -Ah! mon Dieu! quel méchant vieux! -En avant!</p> - -<p>Et nous voilà remontant vers la rue -Royale.</p> - -<p>Après avoir encore erré quelque peu, -nous nous décidons à passer quand -même la nuit dans le Parc, où nous pénétrons -en grimpant par dessus la grille.</p> - -<p>Les bancs étaient mouillés de rosée. -Nous n'osions presque pas marcher de -crainte d'être entendus du dehors ; nous -n'osions aller dans les bas-fonds, à cause -des ossements de ceux de 1830. Mon -frère grelottait sous son petit costume -de coutil. De dormir, il n'était pas question : -nous étions trop terrifiés ; nous -nous assîmes au pied d'un arbre.</p> - -<p>Quand le jour commença à poindre, -un ouvrier nous vit de la rue Royale. -Nous nous sauvâmes dans les hauteurs. -Je m'accroupis sur un banc, je relevai -ma jupe et fis s'étendre Hein, la tête -dans mon giron, ma jupe rabattue sur -lui. Nous étions figés de froid. Hein -résistait moins bien que moi ; mais, -ainsi couvert, il s'endormit ; moi, je -sommeillais, sur le qui-vive. C'est ainsi -qu'un homme nous trouva.</p> - -<p>— Que faites-vous ici?</p> - -<p>— Nous avons été enfermés.</p> - -<p>— Quoi? vous vous êtes fait enfermer -pour «faire vot'goût»!</p> - -<p>Je comprenais déjà un peu le jargon -bruxellois.</p> - -<p>— Mais c'est mon frère!</p> - -<p>— Vot'frère? Oui, je connais ça. -Attendez, je vous aurai.</p> - -<p>Et il s'en alla. Nous n'attendîmes pas -son retour et sautâmes par dessus la -grille.</p> - -<p>Des paysannes qui passaient, avec -leur charrette de lait, ou des paniers de -légumes sur la tête, pour aller au marché -de la Grand'Place, ricanèrent en -parlant de mon amant. Je rougissais de -honte : même si Hein n'avait pas été -mon frère, c'était un petit garçon.</p> - -<p>Au boulevard, nous nous assîmes : -nouveaux quolibets d'ouvriers qui se -rendaient au travail. Hein ne disait rien, -aussi gêné que moi de cette situation -équivoque.</p> - -<p>Quand le parc s'ouvrit, nous y retournâmes -attendre ma mère. Hein n'en -pouvait plus. Un agent en uniforme -nous demanda ce que nous faisions encore -là. J'allais lui répondre quand mon -frère me chuchota :</p> - -<p>— Tais-toi! c'est l'homme qui nous -a réveillés.</p> - -<p>Comme nous étions de nouveau affalés -sur un banc, un pochard vint s'asseoir -à côté de nous, en bougonnant. Il avait -en main un paquet ficelé : c'étaient visiblement -des tartines. Hein et moi, nous -échangeâmes un regard, et nous nous -comprîmes. Le paquet tomba ; d'un coup -d'œil, je fis lever Hein, qui contourna -le banc, ramassa le paquet et s'éloigna -lentement ; je restai assise. L'homme -s'aperçut bientôt de la disparition de -ses vivres ; en cherchant autour de lui, -il bégayait :</p> - -<p>— Les cochons! ils me les ont volés! -Alors, comme dégoûtée de ce voisinage, -je me levai et m'éloignai à mon -tour. A l'extrémité du Parc, je rejoignis -mon frère. Nous défîmes fiévreusement -la ficelle, mais, au lieu des tartines bien -beurrées que nous espérions, nous ne -trouvâmes que deux tranches de pain -très rassis et sans beurre : c'est égal! il -nous sembla exquis.</p> - -<p>Ma mère arriva à l'heure convenue. -Elle nous dit que ma mauvaise tête -l'avait fait passer par des transes mortelles ; -que mon père s'était mis à errer -par les rues avec le camion ; qu'elle -avait vu un appartement à louer et -qu'on nous avait acceptés. Elle nous -conduisit dans une rue de faubourg, au -second étage d'une maison, dont encore -une fois une boutique de comestibles -occupait le rez-de-chaussée. Un crédit -nous était déjà ouvert : nous étions voués -à cela.</p> - -<p>Hein, tout courbaturé, ne pouvait -presque pas monter les escaliers : en -haut, il se laissa choir sur un tas de guenilles, -et s'endormit. Je bus du café et -mangeai une tartine, et une nouvelle -étape de misère commença.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch36">LA VARIOLE</h2> - - -<p>Notre habitation se composait d'une -cuisine de cave et d'une mansarde ; -toute la famille couchait dans celle-ci, -sur des loques.</p> - -<p>Comme j'avais dix-sept ans, je ne -voulais plus de cette promiscuité, et -dormais dans le sous-sol, sur un vieux -canapé. J'étais allée le matin chez une -amie qui m'avait promis de me conduire -à un théâtre, où l'on demandait des choristes. -On ne m'avait point acceptée, -parce que je ne connaissais pas le -français. Découragée, j'étais restée -chez cette amie jusque tard dans la -soirée.</p> - -<p>Klaasje, mon petit frère de huit ans, -souffrait, depuis la veille, de fièvre, -accompagnée de taches rouges sur tout -le corps ; et voilà que, rentrée dans -notre sous-sol, je trouve ma couche -occupée par l'enfant, chez qui s'était -déclarée une variole noire. Sur deux -chaises accolées au canapé, mon frère -Dirk, qui avait treize ans, était étendu -avec le petit, figure contre figure sur le -même oreiller : il lui tenait les mains -pour l'empêcher de se gratter, et inventait -des histoires afin de le distraire.</p> - -<p>Klaasje était un enfant d'une rare -beauté. Je l'appelais mon petit lézard, -pour l'habitude qu'il avait de se cacher -sous les meubles, comme un lézard sous -une pierre, lorsqu'il avait été méchant. -La pensée qu'il pourrait être défiguré, -nous affolait tous.</p> - -<p>Je me couchai sur le carreau, ne voulant -pas monter près des garçons et des -parents, et j'entendis Dirk raconter des -histoires d'éléphants, qui s'étaient sauvés -sur les tours de Sainte-Gudule pour -échapper aux puces qui les harcelaient. -L'enfant demanda, la langue épaissie -par l'inflammation, où les puces pouvaient -mordre les éléphants, puisqu'ils -ont une grosse peau partout. Dirk était -attrapé : il se tut un instant, puis répondit :</p> - -<p>— Dans le cul…</p> - -<p>Le petit fut pris d'un fou rire si communicatif -que nous nous tordîmes tous. -Il dit alors, parlant de plus en plus -difficilement :</p> - -<p>— Je sais bien que ce sont des mensonges, -mais raconte encore : c'est si -amusant quand même!</p> - -<p>Et Dirk inventait, toute la nuit, des -histoires.</p> - -<p>Pendant toute la durée de la maladie, -il resta près de l'enfant, lui tenant les -mains pour l'empêcher de se marquer, et -lui contant, figure contre figure, des -choses abracadabrantes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch37">LES POMMES DE TERRE</h2> - - -<p>Aucun de nous, excepté Kees, n'a -jamais osé mendier. Par les périodes -les plus aiguës de la famine, l'idée seule -ne nous en venait pas. Mais Kees, lui, -avait la faim abominable : même ayant -eu sa part, mais n'étant pas rassasié, il -suivait les morceaux de la main à la -bouche, et de la bouche à la main. Donc -Kees osait. Il allait demander aux fenêtres -des cuisines de cave, et on lui donnait -des restes de pommes de terre. Il en -mangeait, mais en rapportait à la maison.</p> - -<p>Un jour, rentrant malade et exténuée -de faim et de fatigue d'avoir en vain -cherché du travail, je trouve les miens -tenant chacun, entre les doigts, une -pomme de terre froide et déjà gâtée. Je -demande d'où elles viennent. On me -répond que Kees les a apportées. Kees -s'était prudemment retiré vers la porte, -pour éviter une taloche.</p> - -<p>— Comment, sale bête, dis-je, en me -dirigeant vers les pommes de terre, tu -oses mendier!</p> - -<p>Et j'en pris une entre les doigts : elle -était sure, mais délicieuse.</p> - -<p>Kees suivait du regard la pomme de -terre, de la main à la bouche et de la -bouche à la main. Ce regard demandait : -«C'est bon, n'est-ce pas? et je -n'aurai pas de taloche?»</p> - -<p>Comme je lui répétais qu'il ne devait -pas mendier, il mit les mains dans les -poches de son pantalon, le secoua en le -relevant, et ses yeux et un plissement -du nez disaient : «Elle est forte, celle-là!»</p> - -<p>Plusieurs fois j'en ai mangé, de ces -pommes de terre.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch38">UN PAIN POUR DES TIMBRES</h2> - - -<p>J'étais rentrée, très énervée d'une -longue pose debout chez un peintre, -avec des vêtements mouillés sur moi, -et de n'avoir, de toute la journée, mangé -qu'un exquis petit sandwich au saumon -qu'il m'avait donné. A la maison, rien. -Tous m'attendaient, croyant que j'apporterais -l'argent de la pose ; mais on -ne m'avait pas payée, et je n'osais jamais -demander.</p> - -<p>Nous discutions de quelle façon nous -pourrions bien obtenir du pain à crédit, -quand je me souvins d'avoir en poche -quelques timbres d'un, deux et cinq -centimes. Je les avais trouvés à l'atelier, -parmi les paperasses dont je débarrassais -un plat de Delft, et, comme ils étaient -chiffonnés et racornis, le peintre me les -avait laissés.</p> - -<p>Je savais qu'on pouvait acheter en -payant avec des timbres-poste, mais -aucun de nous n'osait le faire. Enfin -Kees se décida et revint, à notre stupéfaction, -chargé d'un pain et d'une -chandelle, car nous étions aussi sans -lumière. Nous demandâmes comment il -s'y était pris, et alors ce petit bout -d'homme de dix ans nous expliqua très -sobrement : comme quoi la femme avait -d'abord refusé de donner un pain pour -ces vieux timbres ; puis qu'il avait parlementé -en expliquant que des timbres, -c'était comme de l'argent, qu'elle pouvait -les prendre aussi bien à lui qu'à la poste, -et qu'elle s'éviterait ainsi une course.</p> - -<p>L'intelligence logique et déliée qu'il -avait déployée, pour amener cette lourde -flamande à lui donner ce pain en échange -des timbres, était adorable et rare. -Malgré mon ignorance, je le compris et -j'en fus fière.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch39">KEES ACROBATE</h2> - - -<p>Je retournais à la maison, éreintée -jusqu'à l'épuisement de mes éternelles -randonnées à travers la ville, à la recherche -d'un travail quelconque. Je vis un -rassemblement de cinq à six personnes ; -je croyais à un accident. En m'approchant, -j'aperçus Kees, les jambes écartées, -se courbant lentement en arrière -pour ramasser, avec la bouche, une pièce -de cinquante centimes, placée entre ses -pieds.</p> - -<p>Ma première pensée fut de l'empoigner -et de l'envoyer à la maison à coups -de pied ; mais, un faux mouvement, et -il se brisait l'épine dorsale. J'attendis -donc. Il se remit droit avec grande -précaution, la pièce de cinquante centimes -entre les dents. La première personne -qu'il aperçut, fut moi, blême de -honte ; il me regarda, cracha sa pièce, et -se sauva à toutes jambes, en retournant -la tête pour voir si je le suivais.</p> - -<p>Voilà donc où nous en sommes dans -ce pays étranger, où nous mourons littéralement -de faim! Je rentrai chez nous, -décomposée. Mon premier mot à ma -mère fut :</p> - -<p>— Pourquoi Kees n'est-il pas à l'école? -je l'ai trouvé dans la rue, faisant des -tours de saltimbanque, pour de l'argent. -C'est votre faute, si les enfants croulent -tous : quand il faut chercher un petit -seau de charbon, ou garder le linge sur -la prairie, vous les tenez hors de -l'école. Et Dirk? Avez-vous cherché un -atelier, pour le mettre en apprentissage?</p> - -<p>— Non, je ne suis pas allée : il est trop petit.</p> - -<p>— Mais il a quinze ans : les petits -doivent vivre comme les grands. Faites-en -un cordonnier ou un tailleur. Ce -n'est pas là un lourd travail, comme -celui de notre Hein chez son forgeron.</p> - -<p>— Fiche-moi la paix! tu es comme -ton père : tu veux faire travailler les -petits enfants pour garder ton argent, -quand tu en gagnes.</p> - -<p>— Je suis à la même enseigne qu'eux : -je ne sais pas de métier. Vous nous avez -flanqués dans le monde pour nous laisser -pousser comme de mauvaises herbes, -et crever de misère. Moi, je n'aurai pas -d'enfants!</p> - -<p>— Quel est ce langage malpropre? -d'où sors-tu?</p> - -<p>— Voyons, j'ai dix-huit ans ; c'est -abominable de nous avoir jetés dans la -vie pour faire de nous ce que vous faites!</p> - -<p>— Tu parles selon ton intelligence : -il faut bien prendre les enfants quand -ils viennent.</p> - -<p>— Ah zut! c'est sans doute moi qui -aurais dû vous apprendre à ne pas en -avoir.</p> - -<p>La porte s'ouvrit. Kees s'arrêta sur le -seuil, n'osant entrer. Je ne le regardai -pas.</p> - -<p>— N'y a-t-il rien à manger? demandai-je -à ma mère.</p> - -<p>— Non, je croyais que tu aurais rapporté -quelque chose.</p> - -<p>Kees entra ; il fit le tour de la chambre, -en m'observant. Nos regards se rencontrèrent. -Le sien disait :</p> - -<p>— Tu vois, j'aurais pu te donner du -pain, mais tu es montée sur tes grands -chevaux, et voilà!</p> - -<p>Ah! ce petit être adorable! il avait -cherché à utiliser sa souplesse, son -adresse, dont il se prévalait auprès des -autres gamins. Ce jeu, où librement -on l'avait laissé se développer, il voulait -s'en servir pour nous nourrir. Je me -pris à sangloter frénétiquement.</p> - -<p>— Que vont-ils devenir? Que vont-ils -devenir?</p> - -<p>— En voilà des histoires! Qu'est-ce -que cela peut bien te faire, ce qu'ils -deviennent, pourvu que tu t'en tires? -Du moment où tu as des livres à lire, tu -te moques bien du reste. Si tu aimais -tant les enfants, tu ne les cognerais pas, -comme tu fais.</p> - -<p>Je bondis devant ma mère, en rugissant :</p> - -<p>— Mais je veux qu'ils apprennent, -qu'ils apprennent! Ne voyez-vous pas -qu'ils deviennent des vagabonds? qu'ils -finiront en prison? Ne comprenez-vous -donc pas où nous allons, maintenant -qu'ils grandissent?</p> - -<p>Elle haussa les épaules. Rien à faire. -C'était cependant la même mère qui ne -voulait pas, quand ma sœur aînée et moi -étions petites, nous envoyer à une école -gratuite, et qui avait mis son manteau -au clou pour payer l'écolage.</p> - -<p>Kees avait à nouveau disparu. Une -demi-heure plus tard, il revint avec un -grand pain. Ma mère le découpa. Je n'en -voulais pas d'abord, mais vaincue par la -faim, j'en pris une tranche.</p> - -<p>— Kees, dis-je, viens près de moi.</p> - -<p>— Pourquoi? demanda-t-il, méfiant.</p> - -<p>— Allons, viens.</p> - -<p>Mon intention était de l'entourer de -mes bras, de l'embrasser, et de le tenir -un peu contre moi. Il vint ; je le pris par -les épaules. Son beau regard limpide, -logique, et déjà si averti des choses -lamentables de la vie, me remua tellement -que je me mis à le secouer, et lui -criai dans la figure :</p> - -<p>— Tu ne dois pas faire ça! tu ne dois -pas faire ça! salaud! salaud!</p> - -<p>— Mère! voilà que cette fausse canaille -m'attire près d'elle pour me faire -du mal!</p> - -<p>D'une secousse, il se dégagea et se -réfugia auprès de ma mère.</p> - -<p>— Oui, elle est fausse et judas, cette -créature ; elle n'a rien de mes autres -enfants.</p> - -<p>— Si! si! je ressemble à Kees, mais -il ne comprend pas.</p> - -<p>Je me remis à sangloter éperdument. -J'avais, à cette époque, la force de pleurer -plusieurs heures de suite.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch40">SYMPHONIE DE LA FAIM</h2> - - -<p>Nous avions tous des nausées de -faim. Je n'étais pas sortie, ne sachant -de quel côté me diriger. Mon père était -fini, avachi ; nous ne le voyions presque -plus ; il vagabondait à droite et à -gauche, incapable de tout travail sérieux.</p> - -<p>Hein et Naatje discutaient le truc à -employer pour se rassasier d'une seule -petite tartine. Naatje prétendait qu'il -fallait la grignoter en rond, garder en -bouche le dernier morceau, grand -comme un «cent», et l'y laisser dissoudre.</p> - -<p>— Non, répliqua Hein, tu n'y es pas. -Manger lentement donne plus faim ; -moi, quand je veux me rassasier d'une -tranche de pain, j'avale les morceaux -presque sans les mâcher : on a bien -mal à la tête après, mais on a moins -faim.</p> - -<p>Dirk entra en coup de vent ; il laissa -la porte grande ouverte, alla droit -fouiller dans les armoires, les tiroirs, -le poêle et jusque sous les meubles, à la -recherche de quelque chose à se mettre -sous la dent. Sa figure avait une expression -de maniaque. N'ayant rien trouvé, -il repartit sans dire un mot.</p> - -<p>Ma mère, pensant soulager sa migraine, -était sortie humer aux fenêtres -des cuisines le parfum des mets qu'on y -préparait ; mais elle rentra plus malade -encore de s'être exacerbé l'appétit.</p> - -<p>— Qu'est-ce que cela peut bien être, -cette nourriture des riches? L'odeur -seule vous réveillerait un mort ; mais -ainsi à vide, cela vous fait haleter. -Qu'allons-nous faire? Qu'allons-nous -faire?</p> - -<p>Comme j'avais le vertige et que les -tempes me battaient, je me dirigeai -vers la fenêtre pour l'ouvrir, et je vis, -à la devanture du charcutier d'en face, -Kees léchant la vitrine à la place contre -laquelle s'étalaient, à l'intérieur, les -jambons et les langues de bœuf. Je -tressautai, comme piquée par un taon.</p> - -<p>— Mère! mère! criai-je, cours vendre -mes livres et fais monter Kees, ou je le -tue!</p> - -<p>Folle de lecture, et désespérée de ne -savoir lire le français et de ne pouvoir -trouver des livres hollandais, j'avais -racolé de droite et de gauche quelques -livres flamands. Il en était qu'à défaut -d'autres, j'avais lus dix à douze fois, -comme «La Tombe de Fer» de Henri -Conscience. Je m'étais ainsi composé -une petite bibliothèque, que je dévorais -sans relâche. A plusieurs reprises, j'en -avais âprement défendu la vente ; mais -ce jour-là, j'empilai tous mes bouquins -dans un panier, et j'envoyai ma mère les -vendre à la Galerie Bortier. Je croyais, -comme pour ma robe de première -communion, que nous allions avoir un -gros prix de ces vieux livres, qui étaient -tout pour moi.</p> - -<p>Pendant que ma mère était partie les -brocanter, la locataire principale monta -chez nous, essoufflée.</p> - -<p>— Mademoiselle, dites à votre mère -que je lui ouvre un nouveau crédit. Je -sais que vous êtes, depuis plusieurs -jours, sans manger. Eh bien, j'ai offert -une tartine à votre petit Klaasje, et il -l'a refusée en disant : «Merci, Madame, -je viens de manger.» Je sais que cela -n'est pas, et il est si petit!</p> - -<p>Klaasje avait huit ans. J'eus des -spasmes d'émotion. Il s'en trouvait donc -encore parmi nous qui n'étaient pas -vaincus!</p> - -<p>Ma mère revint bientôt. Elle avait, -avec grande difficulté, obtenu un franc -et 75 centimes pour tous mes livres.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch41">KLAASJE CONDAMNÉ</h2> - - -<p>La porte s'ouvre avec fracas ; un -homme entre, tenant Klaasje par le -bras.</p> - -<p>— C'est votre garçon? Il a cassé ma -vitrine. Si vous voulez payer vingt-quatre -francs, c'est bien ; sinon je porte -plainte.</p> - -<p>— Vingt-quatre francs? dit ma mère, -d'un ton indolent. Impossible, homme, -je ne peux pas les payer.</p> - -<p>— Comme il vous plaira, fit-il.</p> - -<p>Et il sortit.</p> - -<p>— Comment est-ce arrivé? demandâmes-nous -à Klaasje.</p> - -<p>— Nous jouions orchestre de la garde -civique, sur la vitrine d'une maison vide. -Moi, je tenais la grosse caisse ; comme -je faisais : «Boum! boum! boum!,» mon -poing passa à travers la vitre. Nous -nous sommes sauvés ; mais mon pied nu -a buté contre un pavé, et ainsi l'homme -a pu me rattraper.</p> - -<p>Ma mère pensait que cela n'aurait pas -de suite :</p> - -<p>— On ne peut pas condamner un -enfant de neuf ans!</p> - -<p>— Évidemment, ajoutais-je, s'il y a -une poursuite, cela retombera sur père.</p> - -<p>Nous ne songions plus à cette affaire, -quand nous reçûmes une citation : Klaasje -Oldema devait comparaître en justice.</p> - -<p>— Voyons, il est impossible que cela -soit pour le petit : c'est pour père. Où -peut-il être, père? on ne le voit plus.</p> - -<p>— Que sais-je? il erre ; il s'accommode -mieux de cette vie que de travailler -pour femme et enfants.</p> - -<p>— Enfin, nous devons le trouver : il -faut qu'il aille avec Klaasje.</p> - -<p>Ma mère hocha la tête.</p> - -<p>— Mais cela n'a pas l'air de vous -émouvoir! Trouvez-vous si simple que -ce petit doive aller au tribunal?</p> - -<p>— Que veux-tu que j'y fasse? du reste -on ne condamne pas les enfants.</p> - -<p>C'était notre conviction.</p> - -<p>Le jour de la comparution, comme -nous n'avions pas trouvé mon père, je -dis à ma mère d'accompagner le petit ; -mais son air indifférent m'inquiéta.</p> - -<p>— Écoutez, mère, si vous ne voulez -pas, j'irai, moi, avec lui. Tant pis si je -perds mon travail!</p> - -<p>J'avais, depuis deux mois, trouvé, -chez un antiquaire, un travail exquis : il -consistait à réappliquer d'anciennes broderies -sur de nouveaux fonds. J'adorais -ce joli ouvrage, et l'antiquaire avait -même une fois choisi le fond qui me -semblait le plus beau.</p> - -<p>On devait réappliquer des tulipes -roses et des iris mauves ; l'antiquaire -et sa femme voulaient les mettre sur du -velours vert bouteille. Comme je regardais -une moire jaune soufre, il me -demanda :</p> - -<p>— Et toi, petite, quel fond prendrais-tu?</p> - -<p>Je montrai la moire. Il posa les fleurs -dessus et dit :</p> - -<p>— Elle a raison, c'est plus distingué -et plus léger.</p> - -<p>J'étais donc très contente de manier -ces jolies choses, et j'étais convenablement -payée.</p> - -<p>— Non! non! protesta ma mère ; ne -lâche pas ton ouvrage, j'irai.</p> - -<p>— Sûrement?</p> - -<p>— Sûrement. -Je partis donc tranquille au travail. -Quand je revins le soir, Klaasje -se jeta dans mes bras, en hoquetant :</p> - -<p>— Je dois aller en prison, en prison, -pour huit jours.</p> - -<p>— Comment? en prison! vous n'avez -rien pu y faire, mère?</p> - -<p>Elle clignota des yeux, mais ne répondait -pas.</p> - -<p>— Elle n'est pas venue, souffla le -petit.</p> - -<p>— Ah! hideuse femme, vous êtes notre -malheur! Écoutez, allez trouver père et -partez ensemble : je prendrai soin des -enfants. Vous êtes notre entrave : je ne -peux rien faire pour eux, à cause de -vous. Quand vous serez partie, j'aurai -les mains libres et je les élèverai ; allez-vous-en, -je vous en supplie.</p> - -<p>Elle faisait : «Hun, hun…», avec -mépris.</p> - -<p>Quelques jours plus tard, Klaasje, ce -petit être fin et fragile comme un lézard, -dut se rendre à la prison des Petits -Carmes. Cette fois, je l'accompagnai. Je -croyais pouvoir le recommander, mais -le portier me le prit dès la porte, en m'interrompant -grossièrement :</p> - -<p>— Oui, oui, on connaît ça : la prison -n'est peuplée que d'innocents.</p> - -<p>Ce fut pour moi une semaine de torture. -Je ne décolérais plus contre ma -mère, qui ne répondait pas ; mais ses -battements de paupières trahissaient son -agitation.</p> - -<p>Quand Klaasje revint, il nous raconta -qu'il avait passé ces huit jours parmi -des petits condamnés de toute espèce. -Il était hâve comme un petit vagabond ; -ses boucles châtaines grouillaient de -vermine.</p> - -<p>— Viens, je vais te laver.</p> - -<p>Je pris mon morceau de savon privé -et mon peigne, et commençai le nettoyage -par la tête. Il se laissa docilement -faire, mais quand je voulus le déshabiller, -il se rebiffa, trouvant que c'était -trop long.</p> - -<p>— Et puis, dit-il, en me regardant -d'un air effronté, tu ne connais pas cela, -hein?</p> - -<p>Il fit le geste de voler un objet et de le -glisser en poche.</p> - -<p>— Quoi? demandai-je, étonnée.</p> - -<p>Il se dégagea, sauta vers la porte, se -tapa alors sur la cuisse, esquissa de sa -main retournée un geste indécent, et -goguenarda, en se sauvant :</p> - -<p>— Voilà pour toi!</p> - -<p>— Klaasje, Klaasje! répétais-je. Mère, -regardez-le donc : il a déjà pris des -manières canailles.</p> - -<p>— Aussi tu es là à faire des embarras, -comme s'il avait rapporté la gale. Tu -nous embêtes tous avec tes éternelles -récriminations. Il a des poux : et puis? -Les enfants doivent avoir des poux : c'est -la santé.</p> - -<p>A quelque temps de là, n'ayant plus -de travail, j'étais seule à la maison, -accroupie sur mon canapé et rêvassant -tristement, quand la porte s'ouvrit en -coup de vent. Klaasje entra, se jeta -à terre et rampa droit sous le canapé ; -il était suivi d'une femme furibonde.</p> - -<p>— Il a volé la pipe en merisier de -mon mari, écumait-elle. Il était venu -jouer à la maison avec mes enfants ; la -pipe, une pipe de six francs, se trouvait -sur la cheminée. Et, quand ce vaurien -est parti, elle avait disparu ; il doit -l'avoir sur lui. On vient de me dire qu'il -a déjà été en prison ; si je l'avais su, je -ne l'aurais pas laissé jouer avec mes -enfants.</p> - -<p>— Il a été condamné pour avoir cassé -une vitrine, protestai-je, et non pour -vol ; il ne vole pas, et vous allez le fouiller -vous-même.</p> - -<p>Je tirai Klaasje de dessous le meuble, -et lui enlevai sa camisole que je jetai à -la femme. Elle la fouilla : rien.</p> - -<p>Je lui ôtai son pantalon et le lançai -vers la femme. En tombant à terre, il -rendit un son sourd. Nous sautâmes -dessus toutes deux, et le fouillâmes. -Dans le fond, que j'avais renforcé -d'une doublure, se trouvait la pipe, -entre l'étoffe et la doublure : le haut -était juste assez décousu pour y glisser -un objet.</p> - -<p>Klaasje s'était refourré sous le -canapé. La femme voulait crier, mais -ma figure dut la terrifier, car elle fila -au plus vite ; au bas de l'escalier, elle -se dédommagea en hurlant qu'on devait -faire déguerpir des voleurs comme -nous.</p> - -<p>J'étais hébétée et tout engourdie : -des frissons de fièvre me montaient le -long du corps ; mes genoux s'entrechoquaient. -Je ne pouvais que répéter :</p> - -<p>— Klaasje! Klaasje! mon petit -lézard!</p> - -<p>Klaasje ne bougeait pas.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch42">A L'HOPITAL</h2> - - -<p>Mina, étant revenue d'une de ses -escapades, devait, la nuit, partager mon -canapé. Elle avait tout de suite tiré -toute la couverture à elle, et vers le -matin elle me fit rouler à terre, où je -continuai à dormir : je me réveillai avec -une grosse toux.</p> - -<p>Depuis quelque temps je me sentais -malade et très faible : je souffrais de -fièvres intermittentes ; et maintenant, ce -refroidissement par cet hiver…</p> - -<p>Je me traînai encore quelques jours, -puis annonçai à ma mère et à ma sœur -que j'allais à l'hôpital et, si on voulait me -garder, que j'y resterais. Elles se mirent -à rire et, comme je partais, elles plaisantèrent :</p> - -<p>— Le café sera prêt pour ton retour.</p> - -<p>Mais je ne revins pas : on me garda.</p> - -<p>Le chef de service, un grand homme -de cinquante à cinquante-cinq ans, les -cheveux blond roux, partagés au milieu -par une raie, la barbiche grisonnante, -aux grandes mains semées de taches de -rousseur, avait l'air d'un lourd mâtin -rôdeur qui va, dans les buissons, croquer -les poulets d'autrui.</p> - -<p>Il m'ausculta et me retourna en tous -sens : il constata une bronchite chronique -et des fièvres paludéennes.</p> - -<p>— Et elle est très affaiblie par la -misère. Quelle jolie sauterelle! fit-il, en -riant, à ses élèves.</p> - -<p>Il me prescrivit la portion complète -de nourriture, du sirop de Vanier, et -une petite bouteille de quinine à prendre -tous les jours, en une fois.</p> - -<p>J'étais entrée un jeudi. Le repos, le -bon lit et la saine nourriture me réconfortèrent -immédiatement. Aussi, quand -ma mère et ma sœur vinrent le dimanche, -me trouvèrent-elles fraîche et rose. Puis -je riais à en triller : j'avais demandé des -livres, et on m'avait donné <i>Le Pays d'or</i> -de Henry Conscience ; la naïveté outrée -de ces paysans flamands, qui étaient -allés chercher de l'or en Californie, me -faisait me tordre.</p> - -<p>— Mais tu n'es pas malade! s'écria -ma mère. Je ne comprends pas que tu -restes ici pour ton plaisir, quand à la -maison on meurt de faim. Et voici une -lettre de l'antiquaire, qui te demande -de venir réappliquer des broderies.</p> - -<p>Je cessai de rire, et comme le docteur -arrivait pour la visite, je lui demandai -tout de go si j'étais vraiment malade.</p> - -<p>— Ma mère prétend que je ne suis -à l'hôpital que pour me goberger.</p> - -<p>— Non, non, Madame, la maladie de -votre fille est très sérieuse ; vous devez -la laisser ici.</p> - -<p>Elles partirent confuses.</p> - -<p>Le docteur alors me dénuda, m'ausculta, -me traça des ronds sur le corps.</p> - -<p>Et, tous les jours, il recommençait.</p> - -<p>Quand j'étais levée, il me déshabillait -debout, faisait maintenir ma chemise -par les élèves, et ainsi me maniait et -remaniait à volonté.</p> - -<p>Les élèves, la sœur, et moi, ne fûmes -pas longtemps dupes de ce manège.</p> - -<p>Il régnait alors, à la Maternité, une -infection qui mettait en danger les -nouvelles accouchées. On fut obligé -d'en placer un peu dans toutes les -salles : dans ma salle, elles étaient au -moins quatre. Plusieurs avaient eu de -mauvaises couches et se lamentaient -nuit et jour.</p> - -<p>La nuit du mardi gras, deux accouchées, -qu'on venait d'apporter et qui -criaient sans répit, m'empêchèrent de -dormir. Cependant la musique du carnaval, -à la rue, me donnait une folle envie -de danser. Je me mis sur mon séant. La -grande salle de 28 lits était éclairée, au -milieu, par un seul bec de gaz assourdi. -La bonne chaleur du poêle, les rideaux -blancs, de jeunes visages sur des oreillers -voisins, me faisaient déjà me sentir -chez moi.</p> - -<p>J'écoutais la joie du dehors avec des -frémissements de désir d'en être ; j'appelai -doucement ma voisine, toute jeune -comme moi.</p> - -<p>— Toinette! Toinette! écoute : on -chante, et la musique joue une valse.</p> - -<p>— Une valse? une valse? bredouilla-t-elle.</p> - -<p>Elle s'assit sur son lit.</p> - -<p>— Oui, j'entends, ils s'amusent ferme.</p> - -<p>Je voyais ses yeux noirs flamboyer, et -avec son bonnet tuyauté, de travers, elle -était jolie, jolie…</p> - -<p>Une des accouchées criait :</p> - -<p>— Oh! mon ventre, mon ventre!</p> - -<p>— Viens regarder par la fenêtre, dit -Toinette.</p> - -<p>Nous nous levâmes et, pieds nus, courûmes -écarter le store ; mais le balcon -interceptait la vue. Nous ouvrîmes, et -du balcon, en chemise, nous aperçûmes -des bandes de masques, qui dansaient -en rond et hurlaient à tue-tête.</p> - -<p>Nous rentrâmes vite à cause du froid. -Une accouchée allemande clamait :</p> - -<p>—<span lang="de" xml:lang="de">Ich will nicht sterben, ich will nicht -sterben!</span></p> - -<p>Elle me donnait la chair de poule.</p> - -<p>— Mon Dieu, Toinette, elle souffre -tant!</p> - -<p>— Si tu veux ne jamais rire, parce -qu'on geint ici, tu claqueras toi-même.</p> - -<p>Une autre jeune malade s'était levée, -et, à nous trois, nous dansâmes une -polka.</p> - -<p>Dans le corridor, la sœur et la servante -venaient pour la ronde ; nous -n'eûmes que le temps de filer derrière -les lits et de gagner le nôtre.</p> - -<p>La sœur s'avançait comme en glissant. -Sa lanterne répandait devant elle un -peu de clarté floue, qui se reflétait, en -vacillant, sur sa figure délicieusement -douce, ennuagée par la coiffe blanche.</p> - -<p>La servante, emmitouflée dans un -châle, emboîtait le pas.</p> - -<p>La sœur leva sa lanterne devant plusieurs -lits. Près de l'accouchée qui -haletait : «Mon ventre, mon ventre!» -elle s'arrêta, arrangea les couvertures, -dit quelques mots sur un ton placide, -et passa.</p> - -<p>Je n'avais pas eu le temps de bien me -couvrir, et faisais semblant de dormir. -Elle me recouvrit, borda mon lit et -murmura :</p> - -<p>— Le chef l'appelle sauterelle. Il a bien -raison : elle n'a pas plus d'os que de chair.</p> - -<p>Je la sentais bienveillante, et son -visage calme m'apaisait.</p> - -<p>La servante, une paysanne flamande, -répondit :</p> - -<p>— Je n'aime pas cette fille : elle n'est -pas comme nos autres malades, et le -docteur…</p> - -<p>— Chut! chut! interrompit la sœur.</p> - -<p>—<span lang="de" xml:lang="de">Ich will nicht sterben, ich will nicht -sterben!</span> se lamentait l'autre accouchée.</p> - -<p>— Celle-là ne passera pas la nuit, fit -la religieuse. Je ne peux même pas lui -parler de Dieu : c'est une protestante.</p> - -<p>Elles s'éloignèrent d'un pas feutré et, -après quelques haltes, s'effacèrent dans -l'ombre.</p> - -<p>Toinette alla se fourrer dans le lit de -l'autre jeune fille ; ces deux avaient -d'étranges familiarités.</p> - -<p>Je m'endormis en entendant, comme -dans le lointain :</p> - -<p>— Oh! mon ventre, mon ventre!</p> - -<p>La rue en liesse et la musique me -réveillèrent encore. L'Allemande gémissait -de plus en plus bas :</p> - -<p>—<span lang="de" xml:lang="de">Ich will nicht sterben, ich will -nicht sterben!</span></p> - -<p>L'émotion me gagna, je me mis à -pleurer. Je savais un peu d'allemand ; -j'allai à son lit et lui demandai si je ne -pouvais rien pour elle. Elle me saisit la -main, comme affolée ; la langue déjà -alourdie, elle répétait :</p> - -<p>—<span lang="de" xml:lang="de">Ich will nicht sterben : der Kleine -lebt, ich muss leben für ihn.</span></p> - -<p>Je restai près d'elle. Elle mourut au -matin.</p> - -<p>Au bout de six semaines, je me sentis -assez retapée pour partir. Ma mère était -encore venue me dire que mon père -avait juré de me tirer de là par les cheveux, -si je ne rentrais pas ; mais le chef -de service avait tenu bon.</p> - -<p>Le matin de ma sortie, il me manipula -longuement, me recommanda de -continuer à prendre le sirop de Vanier -et la quinine. Je lui répondis que je ne -pourrais pas me les procurer.</p> - -<p>— Viens chez moi, je te les donnerai.</p> - -<p>Je fus chez lui le lendemain. Il me fit -attendre que tous les clients fussent -partis. Quand j'entrai dans son cabinet, -il poussa le verrou et me prit dans ses -bras ; ses mâchoires claquaient.</p> - -<p>Comme je faisais un mouvement de -recul, il me lâcha et dit :</p> - -<p>— Voyons cette poitrine.</p> - -<p>Et il me mit nue.</p> - -<p>Il m'assit sur le divan, puis me -parla :</p> - -<p>— Tu as la poitrine très faible. Cela -pourrait tourner mal, si tu ne te soignes ; -et prends bien les médicaments que tu -trouveras toujours ici.</p> - -<p>Je le compris parfaitement.</p> - -<p>Je mourrai si je ne me soigne pas. -Me soigner, c'est prendre ces médecines -que je ne peux me payer, et que lui me -donnera en échange de ma peau.</p> - -<p>Et puis, eux, à la maison, que deviendront-ils, -si je meurs? Déjà maintenant -je sens tout chavirer ; que sera-ce sans -moi? Nos enfants, si bons, si intelligents -et si beaux sombreront sans -merci. Klaasje, mon petit lézard, a -déjà été en prison ; et ma mère, autant -que les enfants, a besoin de mes révoltes -pour ne pas laisser tout s'en aller à la -dérive.</p> - -<p>Je n'aimais plus ma mère, mais j'en -avais pitié, maintenant que je jugeais -mieux.</p> - -<p>N'avait-elle pas mis neuf enfants au -monde, dans le plus affreux dénuement? -Elle serait morte de faim dans ses couches, -si les voisines ne lui avaient apporté -parfois une tasse de café et une tartine. -Et nous tous, affamés, étions encore -autour d'elle pour nous en faire donner -la plus grande part.</p> - -<p>Et pour Dirk, quand il était devenu -transparent de faim et de fièvre, n'était-elle -pas allée demander des reliefs de -table, dans une maison où elle avait vu -des enfants à la fenêtre, croyant qu'une -mère ne refuserait pas cela à une mère? -Et comme elle sanglotait en rentrant, -parce qu'on l'avait éconduite!</p> - -<p>Je commençais à comprendre ses -haussements d'épaules.</p> - -<p>Le vieux parlait :</p> - -<p>— Tu ne peux rester ainsi ; il ne faut -pas prendre à la légère ces affections de -la poitrine : tu ne te sens peut-être pas -malade, mais tu l'es.</p> - -<p>— Oui, il ne s'agit pas de rire, me -disais-je.</p> - -<p>— En te soignant, tu deviendras encore -plus jolie, et tu es déjà délicieuse.</p> - -<p>Il vit que je pensais à tout autre -chose, et me renversa sur le divan.</p> - -<p>Une fois dehors, je fus prise de désespoir ; -mais que faire?</p> - -<p>Je ne veux pas mourir poitrinaire, -comme celles que j'ai vues mourir là-bas : -je ne le peux pas, je ne le dois pas!</p> - -<p>J'avais vu agoniser, pendant des -heures, une jeune femme qui, depuis cinq -ans, venait de temps à autre se faire retaper -à l'hôpital ; ses hoquets s'entendaient -deux salles plus loin. Au dernier moment, -une religieuse lui tenait une bougie -allumée dans la main ; la servante, de -l'autre côté du lit, racontait le plaisir -qu'elle venait d'avoir à la kermesse de -son village ; la sœur écoutait, amusée ; -toutes deux se penchaient au-dessus du -lit en riant, sans se préoccuper de la -mourante, dont le regard intelligent allait -de l'une à l'autre. La cire de la bougie -coulait sur la main de la jeune femme -et la brûlait. Ses hoquets se précipitaient ; -elle fit une grimace ridicule en se -mordant la langue, et ce fut tout. La -sœur enleva la bougie, regarda négligemment -la morte, et s'éloigna avec la -servante, en poursuivant la conversation.</p> - -<p>Une couturière tuberculeuse avait -accouché en agonisant, sans pousser un -gémissement ; mais, quand elle fut délivrée -et qu'on emporta l'enfant pour le -laver, elle s'efforça de lever les bras et -bégaya :</p> - -<p>— Je ne le verrai pas.</p> - -<p>Elle devint livide, sa tête ballotta de -droite et de gauche : elle était morte.</p> - -<p>J'irai mourir ainsi, moi! jamais!!</p> - -<p>J'en ai pour cinq ans, si je ne guéris -pas : j'aurais alors vingt-quatre ans, -Klaasje seulement quatorze, et je ne -serais plus là! Ah! non, non! je ne veux -pas. Il me faut ces médicaments qui me -guériront. Le docteur se les fait donner -à la pharmacie de l'hôpital : j'en aurai -donc toujours.</p> - -<p>Quand mes bouteilles étaient vides, -j'allais chez le chef de service qui, chaque -fois, poussait le verrou.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch43">PROSTITUÉE</h2> - -<blockquote class="epi"> -<p>«Ma fille a le billet jaune».</p> - -<p class="attr"><span class="sc">Dostoïevsky</span>.</p> - -</blockquote> - -<p>Encore une fois, nous étions sans -manger. Hein frappait depuis deux -jours sur l'enclume, avec les lourds -marteaux de son métier de forgeron, -sans avoir pris aucune nourriture ; il -était affalé sur une chaise, pâle, la tête -baissée, les bras pendants, engourdis le -long du corps, et répétait :</p> - -<p>— Je ne peux plus, je ne peux plus. -Les petites jambes de Klaasje s'étaient -dérobées sous lui, et il gisait à terre, -contre le mur ; les autres enfants étaient -dispersés, ici et là, dans la chambre, -tous malades de faim. Ma mère avait le -visage enfiévré, et des clignotements -d'yeux précipités qui accusaient son -affolement ; moi, des vertiges me faisaient -chanceler.</p> - -<p>Ma sœur aînée nous avait quittés, -et nous attendions mon père, parti dès -le matin à la recherche de quelque -chose à gagner. Il rentra ivre et demanda -à manger.</p> - -<p>Je regardais autour de moi, sentant -qu'un malheur allait arriver, si on ne -trouvait immédiatement une issue. Ma -décision fut prise. J'allongeai ma jupe -en traîne ; je tirai mes cheveux sur le -front ; je m'ajustai le mieux que je pus, -en regrettant de n'avoir pas de fard, -comme j'en avais vu aux prostituées, et -dis à ma mère que j'allais sortir. Elle -voulut m'accompagner, pour rapporter -plus vite les victuailles.</p> - -<p>Une fois au centre de la ville, je lui -recommandai de rester à distance. -Bientôt un homme me fit signe de le -suivre, et m'emmena dans une maison -de rendez-vous. Quand, après, je lui -réclamai mon salaire, il me demanda si -je me moquais de lui.</p> - -<p>— Pour cinq francs, je puis avoir -une femme chic, et tu es fichue comme -une mendiante et sale en proportion. -Ouste! laisse-moi passer.</p> - -<p>En bas, il refusa de payer la chambre. -La tenancière nous menaça de la police, -et il finit par régler. A la sortie, la -femme me cria :</p> - -<p>— Sale guenille, je te ferai «carter», -si tu oses revenir.</p> - -<p>Ma mère m'attendait au boulevard ; -quand je lui racontai la chose, elle resta -pétrifiée.</p> - -<p>— Que pouvais-je faire? Que pouvais-je faire? -J'ai risqué d'être enceinte -d'un inconnu, d'attraper la sale maladie, -on m'a insultée, et pour rien, pour -rien! et les enfants, mon Dieu, les enfants!</p> - -<p>— Si nous ne rapportons rien, ils -mourront, dit ma mère.</p> - -<p>Je pleurais, la figure contre un arbre. -Mais la vision de nos enfants qui nous -attendaient, me rendit toute mon -énergie.</p> - -<p>— Je vais continuer, dis-je ; mais -tenez-vous donc plus loin : vous me suivez -sur les talons.</p> - -<p>Je n'avais pas de mouchoir et, en -essuyant mes larmes de mes mains, je -me barbouillais la figure.</p> - -<p>J'entendis bientôt murmurer derrière -moi :</p> - -<p>— Petite, petite…</p> - -<p>Je me retournai et vis un géant qui -me suivait.</p> - -<p>— Petite, viens avec moi.</p> - -<p>Je le suivis.</p> - -<p>Il me conduisit dans une autre maison, -et me donna quelques francs d'avance.</p> - -<p>Il me mania avec grande précaution : -il avait manifestement peur de me casser. -Il riait de ma figure noire, il riait -de ma maigreur, tout mon être minime -le mettait en joie, et il répétait sans cesse :</p> - -<p>— Petite, petite!</p> - -<p>Après quelque temps, on vint frapper -à la porte en criant :</p> - -<p>— Dites donc, vous autres, le temps -est passé ; du monde attend ; il nous -faut la chambre.</p> - -<p>Croyant que c'était la police, je -m'étais jetée, terrifiée, contre le géant, -ce qui le mit encore en joie. Il m'entoura -de ses bras, et riant doucement, murmura :</p> - -<p>— Allons, petite! Allons, petite!</p> - -<p>Comme j'étais bien sur cette immense -poitrine! pour la première fois de ma -vie, je me sentis protégée. Tous les -sbires de la ville n'auraient pu dénouer -les bras qui m'enserraient : il leur aurait -dit, amusé :</p> - -<p>— Voyons, c'est une petite, une -petite.</p> - -<p>Une fois à la rue, je galopai vers ma -mère. Nous achetâmes de pauvres -vivres, et, dès le bas de l'escalier, nous -criâmes aux enfants :</p> - -<p>— Nous avons du pain! nous avons -du pain!</p> - -<p>Au bout de quelques jours, notre -ménage marcha régulièrement, comme -jamais il n'avait marché. Les enfants -mangeaient aux heures, étaient lavés, -allaient à l'école ; ma mère vaquait au -ménage ; mon père ne buvait plus : il -faisait le café et pelait les pommes de -terre. Seule, je rageais et pleurais, -accroupie sur le vieux canapé qui me -servait de lit.</p> - -<p>La simplicité avec laquelle mes parents -s'adaptaient à cette situation, me -les faisait prendre en une aversion qui -croissait chaque jour. Ils en étaient -arrivés à oublier que moi, la plus jolie -de la nichée, je me prostituais tous les -soirs aux passants. Sans doute, il n'y -avait d'autre moyen pour nous de ne -pas mourir de faim, mais je me refusais -à admettre que ce moyen fût accepté -sans la révolte et les imprécations qui, -nuit et jour, me secouaient.</p> - -<p>J'étais trop jeune pour comprendre -que, chez eux, la misère avait achevé -son œuvre, tandis que j'avais toute ma -jeunesse et toute ma vigueur pour me -cabrer devant le sort.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td>Vision</td> <td class="num"><a href="#ch1">1</a></td></tr> -<tr><td>Mes parents</td> <td class="num"><a href="#ch2">5</a></td></tr> -<tr><td>Quand je me réveillai, c'était le soir</td> <td class="num"><a href="#ch3">17</a></td></tr> -<tr><td>Premier Exode</td> <td class="num"><a href="#ch4">21</a></td></tr> -<tr><td>Reliefs et Oripeaux</td> <td class="num"><a href="#ch5">25</a></td></tr> -<tr><td>Têtes et Peaux d'Anguilles</td> <td class="num"><a href="#ch6">29</a></td></tr> -<tr><td>Deuxième Exode</td> <td class="num"><a href="#ch7">33</a></td></tr> -<tr><td>Non! Non!</td> <td class="num"><a href="#ch8">37</a></td></tr> -<tr><td>A l'École catholique</td> <td class="num"><a href="#ch9">47</a></td></tr> -<tr><td>La Soupe aux Pois</td> <td class="num"><a href="#ch10">53</a></td></tr> -<tr><td>Catéchisme et Première Communion</td> <td class="num"><a href="#ch11">59</a></td></tr> -<tr><td>J'entends les puces marcher</td> <td class="num"><a href="#ch12">71</a></td></tr> -<tr><td>Déception</td> <td class="num"><a href="#ch13">79</a></td></tr> -<tr><td>Mon père propose de nous abandonner</td> <td class="num"><a href="#ch14">83</a></td></tr> -<tr><td>Je fais des visites</td> <td class="num"><a href="#ch15">87</a></td></tr> -<tr><td>Toupie et Cerf-volant</td> <td class="num"><a href="#ch16">101</a></td></tr> -<tr><td>Une Expulsion</td> <td class="num"><a href="#ch17">107</a></td></tr> -<tr><td>Ma Robe de Première Communion</td> <td class="num"><a href="#ch18">115</a></td></tr> -<tr><td>Jours de fête</td> <td class="num"><a href="#ch19">119</a></td></tr> -<tr><td>Nous vivons de charité</td> <td class="num"><a href="#ch20">123</a></td></tr> -<tr><td>Ah! vous aviez des «kwartjes»!</td> <td class="num"><a href="#ch21">129</a></td></tr> -<tr><td>L'Usurière</td> <td class="num"><a href="#ch22">133</a></td></tr> -<tr><td>Baâtje</td> <td class="num"><a href="#ch23">137</a></td></tr> -<tr><td>Si nous étions riches</td> <td class="num"><a href="#ch24">145</a></td></tr> -<tr><td>Je fais pipi dans mes jupes</td> <td class="num"><a href="#ch25">151</a></td></tr> -<tr><td>Les deux Grenadiers</td> <td class="num"><a href="#ch26">155</a></td></tr> -<tr><td>Le Village Rouge</td> <td class="num"><a href="#ch27">163</a></td></tr> -<tr><td>Marchande de Rue</td> <td class="num"><a href="#ch28">169</a></td></tr> -<tr><td>Une leçon de vie pratique</td> <td class="num"><a href="#ch29">181</a></td></tr> -<tr><td>Je quitte ma place</td> <td class="num"><a href="#ch30">191</a></td></tr> -<tr><td>Ma fille, Monsieur Cabanel</td> <td class="num"><a href="#ch31">199</a></td></tr> -<tr><td>Troisième Exode</td> <td class="num"><a href="#ch32">207</a></td></tr> -<tr><td>Fabrique de Chapeaux</td> <td class="num"><a href="#ch33">213</a></td></tr> -<tr><td>Ils pèlent des oignons</td> <td class="num"><a href="#ch34">223</a></td></tr> -<tr><td>Une nuit au parc de Bruxelles</td> <td class="num"><a href="#ch35">227</a></td></tr> -<tr><td>La variole</td> <td class="num"><a href="#ch36">241</a></td></tr> -<tr><td>Les pommes de terre</td> <td class="num"><a href="#ch37">245</a></td></tr> -<tr><td>Un pain pour des timbres</td> <td class="num"><a href="#ch38">249</a></td></tr> -<tr><td>Kees acrobate</td> <td class="num"><a href="#ch39">253</a></td></tr> -<tr><td>Symphonie de la faim</td> <td class="num"><a href="#ch40">261</a></td></tr> -<tr><td>Klaasje condamné</td> <td class="num"><a href="#ch41">267</a></td></tr> -<tr><td>A l'hôpital</td> <td class="num"><a href="#ch42">277</a></td></tr> -<tr><td>Prostituée</td> <td class="num"><a href="#ch43">291</a></td></tr> -</table> - -<p class="c small gap">DIJON, IMP. DARANTIERE.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em"><b>Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER -à 3 fr. 50 le volume</b><br /> -<span class="small sans-serif">EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR,</span> 11, <span class="small">RUE DE GRENELLE</span></p> - -<p class="c large">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p> - -<table summary=""> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">MARGUERITE AUDOUX</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Marie-Claire</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">ÉMILE BERR</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Sonia et ses Amis</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">JULES CLARETIE</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Quarante ans après</b> (<span class="sc">Impressions d'Alsace et de Lorraine</span>, -1870-1910)</td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>La Vie à Paris</b>. 1910</td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">ÉTIENNE COROT</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>De Loin</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">LÉON DAUDET</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>La Mésentente</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">LUCIE DELARUE-MARDRUS</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Tout l'Amour</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">MARTHE FIEL</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Sur le Sol d'Alsace</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">FERNAND GAVARRY</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Pièces et Morceaux</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">CHARLES-HENRY HIRSCH</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Parfieu et Martin</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">JULES HURET</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="w8">En Allemagne :</span> <b>La Bavière et la Saxe</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="w8 c">—</span> <b>Berlin</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="w8">En Argentine :</span> <b>De Buenos Aires au Gran Chaco</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">HENRY KISTEMAECKERS</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Lord Will Aviateur</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">VICTOR MARGUERITTE</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>L'Or</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">OCTAVE MIRBEAU</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>La 628-E8</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">NEEL DOFF</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Jours de Famine et de Détresse</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">MICHEL PROVINS</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Celles qu'on brûle.</b> Celles qu'on envoie</td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">ÉDOUARD QUET</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Les Épaves</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">LOUIS DE ROBERT</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Le Roman du Malade</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">J.-H. ROSNY <span class="sc">Aîné</span></td></tr> -<tr><td class="drap"><b>La Guerre du Feu</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">EDMOND ROSTAND</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Chantecler</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">ÉMILE ZOLA</td></tr> -<tr><td class="drap"><b>Correspondance. — Les Lettres et les Arts</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr> -</table> - -<p class="c small gap">ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT</p> - -<p class="c small">4279. — L.-Imprimeries réunies, rue Saint-Benoît, 7, Paris.</p> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Jours de famine et de détresse, by Neel Doff - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURS DE FAMINE ET DE DÉTRESSE *** - -***** This file should be named 63773-h.htm or 63773-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/7/7/63773/ - -Produced by Laurent Vogel (This book was produced from -scanned images of public domain material from the Google -Books project.) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive -specific permission. If you do not charge anything for copies of this -eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook -for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, -performances and research. They may be modified and printed and given -away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks -not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm -electronic works. See paragraph 1.E below. - -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the -Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when -you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are -in a constant state of change. If you are outside the United States, -check the laws of your country in addition to the terms of this -agreement before downloading, copying, displaying, performing, -distributing or creating derivative works based on this work or any -other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no -representations concerning the copyright status of any work in any -country outside the United States. - -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: - -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work -on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the -phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: - - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and - most other parts of the world at no cost and with almost no - restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it - under the terms of the Project Gutenberg License included with this - eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the - United States, you'll have to check the laws of the country where you - are located before using this ebook. - -1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is -derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not -contain a notice indicating that it is posted with permission of the -copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in -the United States without paying any fees or charges. If you are -redistributing or providing access to a work with the phrase "Project -Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply -either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or -obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm -trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any -additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms -will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works -posted with the permission of the copyright holder found at the -beginning of this work. - -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. - -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg-tm License. - -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format -other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg-tm web site -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain -Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the -full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. - -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works -provided that - -* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed - to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has - agreed to donate royalties under this paragraph to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid - within 60 days following each date on which you prepare (or are - legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty - payments should be clearly marked as such and sent to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in - Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg - Literary Archive Foundation." - -* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm - License. You must require such a user to return or destroy all - copies of the works possessed in a physical medium and discontinue - all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm - works. - -* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of - any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days of - receipt of the work. - -* You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg-tm works. - -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project -Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than -are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing -from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The -Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm -trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. - -1.F. - -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -works not protected by U.S. copyright law in creating the Project -Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm -electronic works, and the medium on which they may be stored, may -contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate -or corrupt data, transcription errors, a copyright or other -intellectual property infringement, a defective or damaged disk or -other medium, a computer virus, or computer codes that damage or -cannot be read by your equipment. - -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right -of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. - -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium -with your written explanation. The person or entity that provided you -with the defective work may elect to provide a replacement copy in -lieu of a refund. If you received the work electronically, the person -or entity providing it to you may choose to give you a second -opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If -the second copy is also defective, you may demand a refund in writing -without further opportunities to fix the problem. - -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO -OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT -LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of -damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/63773-h/images/cover.jpg b/old/63773-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 2302cb1..0000000 --- a/old/63773-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
