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-The Project Gutenberg EBook of Jours de famine et de détresse, by Neel Doff
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Jours de famine et de détresse
-
-Author: Neel Doff
-
-Release Date: November 15, 2020 [EBook #63773]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURS DE FAMINE ET DE DÉTRESSE ***
-
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-
-Produced by Laurent Vogel (This book was produced from
-scanned images of public domain material from the Google
-Books project.)
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- NEEL DOFF
-
- JOURS DE FAMINE
- ET DE DÉTRESSE
- --ROMAN--
-
- PARIS
- BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
- EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
- 11, RUE DE GRENELLE, 11
-
- 1911
-
- Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
- sont réservés pour tous pays.
-
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-_Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires numérotés sur papier de
-Hollande_
-
-EXEMPLAIRE Nº 9
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-JOURS DE FAMINE
-
-ET DE DÉTRESSE
-
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-
-VISION
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-
-Il neige; j'ai la grippe; sur la place, les gamins font des glissades.
-Je m'accoude à la fenêtre et contemple cette vie sur la neige. Sont-ils
-souples et lestes, ces enfants! Grands et petits s'en donnent: ils
-glissent; ils se poussent; ils tombent en grappes.
-
-Ah! en voici un en loques, sale, la tête embroussaillée, les sabots trop
-grands, les bas troués, les genoux perçant le pantalon, le fond de
-culotte en lambeaux; pâle, boursouflé, mais agile et râblé. Déjà de
-loin, il prend son élan et fait une glissade d'une douzaine de mètres.
-Dans cet élan qu'il ne parvient plus à maîtriser, il en entraîne
-d'autres, il en renverse sur son chemin. Aucun n'a mal. Tous cependant
-se fâchent, se redressent et tombent sur le petit: c'est qu'il est plus
-adroit qu'eux, et sale, et pouilleux. Ils le traînent hors de la piste,
-le roulent dans la neige, le cognent, et le jettent la bouche contre le
-trottoir. L'enfant se relève, essaie de se défendre, le bras en
-bouclier; mais il est seul. De rage et de douleur, il s'en va, boitant
-et pleurant pitoyablement.
-
-C'est ainsi que mon frère Kees nous revenait toujours, quand nous étions
-petits. Ce sensuel petit Kees, il avait d'admirables larmes, grandes et
-limpides comme des perles de rosée.
-
-En me retirant de la fenêtre, j'aperçus ma figure dans l'espion. Ma
-bouche était contractée, mes yeux en pleurs: je venais de revivre une
-des scènes douloureuses de notre misérable enfance. Ces scènes, dont
-nous sortions honnis et maltraités, étaient toutes provoquées par notre
-pauvreté, car, quand c'est pour le plaisir, ce sont toujours les
-déguenillés que l'on rosse.
-
-
-
-
-MES PARENTS
-
-
-Avant l'altération continue, sûre, et comme méthodique, que la misère
-fait subir aux natures les mieux trempées, mes parents étaient, dans
-leur milieu et pour leur éducation, deux êtres plutôt rares, tous deux
-d'une beauté exceptionnelle quoique diamétralement opposée.
-
-Mon père, Dirk Oldema, était un Frison haut de six pieds, mince et
-élancé comme un bouleau, et d'une flexibilité incroyable. Il avait le
-teint très frais, les yeux bleu clair lumineux, une denture
-merveilleuse, des cheveux châtain clair bouclés, une voix parlée franche
-et timbrée, et une voix chantée de ténor léger qui faisait s'arrêter les
-passants. Son plus grand plaisir était, le soir, assis avec tous ses
-enfants autour de l'âtre, de chanter en choeur, ou de raconter des
-anecdotes de sa vie de soldat, alors qu'il était trompette, avait un
-beau cheval et que, pendant que les autres étaient en ribote, il
-raccommodait les bas de tout le régiment pour pouvoir louer des livres.
-C'était la seule époque de bonheur qu'il avait eue dans la vie.
-
-Ma mère, d'origine liégeoise, était petite et brune, d'une joliesse
-piquante, extrêmement fine et bien prise, lisant des romans d'aventure,
-mais n'en ayant jamais eu dans la vie. Elle préférait le luxe au
-confort, et, à cause de son éducation sommaire, cela se manifestait par
-un bonnet à fleurs rouges et blanches sur une chevelure mal entretenue,
-ou des souliers vernis sur des bas troués. Sa joie était de sortir avec
-Mina, ma soeur aînée, pour aller voir les magasins, de choisir aux
-étalages des toilettes magnifiques pour nous tous, de se griser
-là-devant, et de discuter le goût et le choix, comme si c'était arrivé.
-Toutes deux rentraient la tête en feu, et continuaient la discussion
-devant une tasse de café sucré.
-
-Une des grandes attractions de ces belles choses eût été de faire
-enrager les voisines et les tantes. A défaut de ces élégances, quand ma
-mère avait un bonnet neuf ou une robe achetée au décrochez-moi-ça, elle
-habillait le plus petit enfant le mieux qu'elle pouvait, partait se
-promener de long en large dans la rue où habitait une des voisines ou
-des tantes qu'il s'agissait de faire fondre d'envie, et elle balançait
-la croupe et jouait avec l'enfant en affectant de ne voir personne;
-mais, du coin de l'oeil, elle observait tout et venait nous raconter
-comment la tante avait écarté légèrement le petit rideau en se cachant,
-puis avait envoyé la petite cousine Kaatje pour bien détailler la
-toilette de ma mère, et que bien sûr la tante avait verdi de dépit de
-les voir, elle et son enfant, si bien attifés.
-
-Ma mère était cependant fort bonne et, malgré sa grande misère, je l'ai
-vue prêter à ces mêmes voisines sa robe du dimanche pour la mettre au
-clou. Quand on lui témoignait un peu de sympathie, elle se donnait tout
-à vous, trop même, et passait ses journées chez les autres, en lâchant
-le ménage et les mioches. Elle était plus rusée qu'intelligente et
-aurait en somme dû être une poupée de luxe: elle en avait toutes les
-aptitudes.
-
-Elle chantait toujours, en nous berçant dans ses bras, des louanges à la
-Vierge: «Marie, Reine des cieux!» puis il y était question de «robes de
-soie bleue». Je ne l'ai entendue chanter que lorsque j'étais petite:
-plus tard la misère le lui avait désappris. Je me souviens d'une voix
-très timbrée, avec beaucoup de charme; même quand ma mère était vieille,
-sa voix parlée avait gardé tant d'inflexions, et son rire était resté si
-jeune qu'on devenait confiant et gai en sa compagnie.
-
-Mon père se maria en quittant l'armée, et devint gendarme: ce qui le
-décida à accepter cette fonction était surtout le cheval qu'il adorait.
-Ma mère, orpheline dès l'âge de treize ans et obligée de gagner sa vie
-comme dentellière, ne savait rien, mais rien, du ménage. Depuis l'aube
-jusque tard dans la nuit, elle avait dû faire aller les fuseaux, ne se
-levant de sa chaise basse que pour se mettre à table et, tout de suite
-après le repas, reprenant ce travail âpre, qui lui donna les
-clignotements d'yeux sur lesquels je me guidais pour observer ce qui se
-passait en elle. Aussi le premier repas qu'elle fit pour mon père, fut
-des pommes de terre avec, comme sauce, de l'huile de lin au lieu d'huile
-alimentaire.
-
-Puis quoi? elle n'avait jamais eu de liberté: maintenant elle était
-mariée et pouvait bien aller bavarder un peu chez les autres femmes de
-gendarmes. Et quand mon père revenait de ses tournées, il ne trouvait
-rien de prêt et devait souvent se remettre en selle sans avoir dîné.
-Alors, aux haltes, il acceptait les petits verres qu'on offre volontiers
-aux gendarmes pour être bien avec eux, et il rentrait, se tenant trop
-raide sur son cheval. Il fut déplacé plusieurs fois, puis révoqué.
-
-Il devint ensuite garde-chasse, mais il renonça à cette fonction de son
-plein gré: il lui était impossible de mettre les menottes à un homme
-qui, ne mangeant jamais de viande, avait tiré un lapin sur son propre
-champ. Quand mon père entendait un coup de fusil qui lui semblait
-suspect, il faisait un détour, et, à la nuit, il allait prévenir le
-paysan qu'il serait obligé de confisquer, le lendemain, le fusil caché
-sous les navets et de dresser procès-verbal.
-
-Après, toujours par amour du cheval, il entra comme cocher dans les
-grandes maisons; mais couper sa moustache l'horripilait, et il n'y resta
-pas. Il s'engagea chez des loueurs et, de chute en chute, devint cocher
-de fiacre. La première fois qu'il monta sur le siège d'un fiacre, il fut
-honteux comme d'une déchéance; mais plus tard il en jugeait autrement,
-et disait que les cochers de fiacre étaient des ouvriers, tandis que les
-cochers de maître étaient des domestiques.
-
-Ma mère pouvait rester des jours sans manger et n'en était guère
-incommodée, tandis que mon père souffrait énormément de ces privations,
-et, quand alors il entrait un peu d'argent, il y avait des conflits.
-L'un voulait tout dépenser à de la nourriture; l'autre prétendait en
-distraire une partie pour des vêtements ou autres choses indispensables.
-Aussi ma mère avait-elle toujours un bas et faisait-elle des
-cachotteries continuelles, qui mettaient mon père en fureur.
-
-Ces deux êtres, de race et de nature si différentes, s'étaient épousés
-pour leur beauté et par amour; leurs épousailles furent un échange de
-deux virginités; ils eurent neuf enfants. Pour le surplus, peu de leurs
-goûts et de leurs tendances s'accordaient, et, avec la misère comme
-base, il en résulta un gâchis inextricable.
-
-Nulle part, autant que chez nous, je n'ai entendu parler de beauté.
-Quand nous nous rêvions riches, nous nous entretenions surtout de ce que
-nous aurions appris, de toutes les belles choses dont nous nous serions
-entourés, et, pour des affamés comme nous, la nourriture ne venait qu'en
-dernier lieu.
-
-J'ai souvenance d'un dimanche après-midi où mon père voulait faire la
-lecture à ma mère, qui avait un nouvel enfant au sein; il en était
-empêché par les voisins de l'étage au-dessus, qui recevaient des amis et
-s'amusaient à chanter, en tapant des pieds en cadence et en frappant
-avec des couteaux sur des verres. Il avait déjà, à plusieurs reprises,
-fermé son livre en jurant, quand on frappa à la porte. C'était la
-voisine qui venait inviter mes parents à partager leur divertissement.
-
---Je me disais: les voisins n'ont jamais rien; ils lisent par ennui.
-Alors, si vous vouliez prendre part à notre plaisir?
-
-Mon père remercia, mais d'un ton légèrement hautain, où perçaient son
-mépris et sa mauvaise humeur de ce qu'on l'avait cru capable de s'amuser
-à de semblables vulgarités.
-
-La femme se retira confuse.
-
-Mon père était pris à la campagne d'une joie tellement émue que les
-larmes lui montaient aux yeux; jusqu'au coassement des grenouilles dans
-les mares l'intéressait, et, quand nous voulions leur jeter des pierres,
-il nous disait:
-
---Vous allez interrompre leurs causeries, et elles s'expriment si bien
-dans leur langage! Elles font ménage comme nous, ont des enfants, mais
-ne doivent pas avoir autant de misère, car elles ne seraient pas aussi
-gaies.
-
-Après ma neuvième ou dixième année, je ne me rappelle plus grand'chose
-de sympathique chez nous. La misère s'était implantée à demeure; elle
-allait s'aggravant à chaque nouvel enfant, et l'usure et le
-découragement de mes parents rendaient de plus en plus fréquents les
-jours de famine et de détresse.
-
-
-
-
-QUAND JE ME RÉVEILLAI, C'ÉTAIT LE SOIR
-
-
-J'avais eu la rougeole et m'étais, une après-midi, échappée de la maison
-pour regarder des garçons jouer à jeter des billes dans des tuyaux de
-pipe fichés en terre. Je m'étonnais de voir leurs ombres s'agrandir ou
-se rapetisser suivant leurs mouvements, et je me demandais d'où
-provenaient ces ombres et pourquoi elles s'agrandissaient et se
-rapetissaient ainsi, quand je me sentis tout à coup empoignée par
-derrière, secouée dans tous les sens, et une voix criait:
-
---Méchante fille, tu pourrais mourir d'être sortie!
-
-C'était notre servante qui m'arrangeait de cette façon: nous avions,
-quelle dérision! une servante. Ma mère, n'ayant à cette époque que cinq
-enfants, pouvait encore s'occuper de son métier de dentellière, et,
-comme l'ouvrage abondait momentanément, elle avait dû engager une petite
-bonne pour l'aider dans le ménage. Celle-ci me battit convenablement,
-comme c'est l'usage dans le peuple quand un enfant se fait mal; puis
-elle me coucha dans ma petite crèche en bois, posée par terre contre le
-mur. Je m'endormis et, quand je me réveillai, c'était le soir.
-
-Ah! l'exquise sensation de bien-être et d'intimité! La chambre était
-bien éclairée; un bon feu brûlait dans l'âtre; ma mère faisait des
-dentelles au métier et mon père lisait à haute voix les _Mille et une
-Nuits_; parfois il s'arrêtait pour échanger des réflexions avec ma mère.
-
---Cato, si nous n'avions qu'à dire: «Sésame, ouvre-toi!», je ne te
-laisserais pas t'abîmer ainsi les yeux, le soir, à cette dentelle.
-
---Soyons contents que j'aie trouvé ces commandes dans cette petite
-ville. Puis j'aime mon métier: cette guirlande est tellement jolie; des
-feuillages, avec lesquels les enfants jouaient, m'en ont donné l'idée.
-Mon dessin est très bien venu, et maintenant cela m'amuse.
-
-Et ses doigts mêlaient les fuseaux avec une telle agilité qu'on ne
-pouvait les suivre.
-
-Dans la chambre était répandue la délicieuse odeur du foie de boeuf au
-vinaigre, qui mijotait dans un coin de l'âtre, qu'on mangerait tantôt,
-et dont j'aurais ma part. Mon père allait de temps à autre soulever le
-couvercle pour goûter et, en léchant bien la cuillère, il disait:
-
---Cato, ce sera bon.
-
-J'écoutais lire mon père, je humais la bonne odeur, et je me rendormis.
-Qui dort dîne.
-
-
-
-
-PREMIER EXODE
-
-
-Mon père, très bon travailleur, avait l'art de se faire prendre en
-grippe: il montrait trop que la bêtise et la vulgarité lui répugnaient.
-Il dut donc quitter la petite ville pour chercher de l'ouvrage ailleurs,
-et se rendit à Amsterdam, d'où il écrivit bientôt à ma mère de venir le
-rejoindre.
-
---Vends nos vieilles loques, ajoutait-il, pour faire le voyage, tu
-trouveras ici ce qu'il faut.
-
-Ma mère savait ce que cela voulait dire: il y avait de tout dans les
-magasins, mais nous aurions pu coucher entre quatre murs. Mon père
-s'imaginait toujours que tout allait nous tomber du ciel, et
-déraisonnait alors complètement. Elle ne tint donc aucun compte de cet
-enfantillage et obtint du Bureau de bienfaisance notre transfert à
-Amsterdam.
-
-On avait trouvé place, pour nous et notre pauvre mobilier, sur une
-barque de transport de marchandises. Ce fut un soir que deux employés du
-Bureau de bienfaisance vinrent nous chercher pour nous embarquer. Ma
-mère avait ma soeur Naatje au sein; les employés, très gentils, tenaient
-les quatre autres enfants par la main.
-
-C'était à marée basse; il fallait descendre une grande échelle; je me
-rappelle très bien l'épouvante que nous éprouvâmes devant cet abîme
-noir: un de mes frères criait «qu'il ne voulait pas aller sous l'eau
-chez père»; moi, comme d'habitude, je tremblais et essayais de faire la
-brave. On nous descendit un à un et l'on nous fit entrer dans la cabine
-commune: il n'y avait d'alcôves que pour le personnel, et rien pour nous
-asseoir. Les bateliers étaient visiblement ennuyés de cette marmaille
-qui pleurait, faisait pipi... et le reste.
-
-La barque se mit en route. Nous étions affalés sur le plancher; ma mère
-s'y assit à son tour, étala autour d'elle ses jupes sur lesquelles nous
-nous couchâmes tous, la tête dans son giron; Naatje tétait toujours. Je
-ne pus dormir; je n'avais que cinq ans, mais je me souviens très bien
-qu'un homme entra, nous regarda avec antipathie, se déshabilla sans gêne
-et se coucha; il jurait chaque fois qu'un des petits toussait ou
-pleurait. Vers le matin, ma mère se mit à torcher, laver et habiller les
-enfants pour l'arrivée à Amsterdam.
-
-Le Bureau de bienfaisance n'avait payé que notre transport, comme pour
-les tonneaux d'huile et autres denrées. Il nous avait fait coucher à
-terre, telles une chienne et sa portée, et ma jolie mère, avec son
-nourrisson au sein, n'avait pas reçu une tasse de café... rien...
-rien...
-
-C'est ainsi que, grelottants et pâles de froid et de faim, nous
-arrivâmes par l'Amstel à Amsterdam, où mon père nous attendait sur les
-écluses. Pendant que la barque se trouvait arrêtée par la manoeuvre, on
-nous hissa sur les passerelles. Il n'y avait de garde-fou que d'un côté,
-et, sur ces planchettes, mon père, toujours casse-cou, nous fit passer
-d'écluse en écluse jusque sur le quai. Puis, par les rues, les ponts et
-les canaux, il nous conduisit dans une impasse où il avait loué une
-chambre, au premier étage d'une masure.
-
-Nous eûmes du café et des tartines, et on nous coucha sur de la paille,
-dans un placard noir et fermé.
-
-
-
-
-RELIEFS ET ORIPEAUX
-
-
-J'ai souvent lu et entendu dire que le parfum d'une fleur, le goût d'un
-fruit évoquaient chez certaines personnes un épisode exquis ou poétique
-de leur enfance ou de leur jeunesse. Eh bien! à d'infimes exceptions
-près, mes souvenirs, à moi, ne sont jamais ni exquis, ni poétiques.
-Toutes mes sensations les plus fraîches et les plus pures furent gâchées
-par la misère, l'ignorance et la honte. Ce n'est du reste pas en sentant
-une fleur, ni en goûtant un fruit, mais en mangeant du fromage de
-Hollande, que je me suis souvenue d'une page de ma toute jeune enfance.
-
-Déjà notre misère devenait intense, à cause du nombre d'enfants qui
-augmentait chaque année. Une de mes tantes était servante dans une
-grande maison de prostitution; elle était très bonne pour nous. Elle
-nous faisait venir le soir aux alentours de cet établissement, quand
-celui-ci battait son plein et que la surveillance était relâchée, et
-nous donnait les reliefs de table de ces dames, entre autres des croûtes
-de fromage, dont le goût, ravivé en moi l'autre jour, me fit revoir tout
-cela comme cinématographié.
-
-Ma tante nous apportait également, cachés sous ses vêtements, des
-noeuds, des rubans de soie et de velours dont ma mère garnissait nos
-chapeaux, des corsages décolletés en soie écossaise qu'elle changeait
-pour nous et dont elle nous attifait, à la grande stupéfaction des
-voisins. Je me rappelle une adorable petite robe que ma mère me fit avec
-des bandes d'étoffe à menus carreaux noirs et jaunes, qu'elle avait
-cousues ensemble, en dissimulant chaque couture sous un petit pli.
-
-Et de tous ces reliefs et oripeaux se dégageait un parfum suave, que
-nous savourions avec délices.
-
-
-
-
-TÊTES ET PEAUX D'ANGUILLES
-
-
-Le samedi soir, quand mon père recevait sa paie, ma mère et ma soeur
-aînée allaient le chercher, et alors on achetait de bonnes choses à
-manger avec les tartines. Moi, je devais garder la maison et les petits
-qu'on avait couchés.
-
-Nous habitions une cave au Haarlemmerdyk. Ma mère et ma soeur parties,
-je m'asseyais sur le petit perron en contre-bas de la rue, pour regarder
-les passants. Je les voyais d'en bas: j'avais la tête et les bras
-couchés sur la planche de l'égout, qui bordait les maisons des villes
-hollandaises. De temps en temps, je descendais mettre la suçotte dans la
-bouche d'un des petits qui criait, puis je reprenais ma place.
-
-Les passants se faisaient rares. Je me cachais dans notre cave chaque
-fois que le veilleur de nuit passait, en criant l'heure et en agitant sa
-crécelle qui me terrifiait; quand il avait disparu, je remontais
-m'asseoir.
-
-Le sommeil m'envahissait; mais l'appel de la marchande d'anguilles
-fumées, que j'entendais dans le lointain, me réveillait, et me donnait
-l'espoir que mes parents allaient rentrer et apporter des anguilles
-fumées, ou des harengs saurs, ou peut-être bien des saucisses bouillies.
-
-Cependant, vaincue par la fatigue, je m'endormais sur le perron, et le
-veilleur de nuit me descendait dans la cave, où il me couchait sur le
-grabat à côté des autres enfants.
-
-Mes parents avaient pour devise: Qui dort dîne. Le matin, mes petits
-frères et soeurs et moi, nous trouvions les têtes et les peaux des
-anguilles fumées ou des harengs saurs, restes des agapes de la veille,
-que nous mangions alors avec nos tartines.
-
-
-
-
-DEUXIÈME EXODE
-
-
-Nous nous étions établis à Holland op zyn Smalst, pendant qu'on y
-construisait le canal d'Ymuiden. Mon père avait du travail dans les
-écuries, mais il ne faisait long feu nulle part: nous dûmes encore une
-fois quitter. Il partit à pied pour Amsterdam, où il trouva tout de
-suite de l'occupation sur sa bonne mine. Il vint donc, un dimanche, nous
-chercher. On avait loué, pour six florins, une charrette de paysan qui
-devait nous conduire la nuit à Amsterdam.
-
-Quoique nous eussions retenu toute la charrette, le paysan l'avait en
-grande partie remplie d'objets à lui: des tonneaux, des paniers et aussi
-un énorme moulin à café de magasin, qu'il voulait faire aiguiser en
-ville.
-
-Nous voilà lamentablement entassés, partis, dans l'obscurité, par les
-routes serpentines, pavées en briques jaunes, de la Hollande. Au delà de
-Haarlem, nous longeâmes pendant des heures une digue. On ne voyait pas
-ses doigts devant les yeux, et on n'entendait que le mugissement des
-vagues montant contre les berges et les cris stridents des oiseaux de
-nuit. La charrette s'arrêtait à chaque instant; mon père descendait pour
-voir si nous étions encore au milieu de la digue et parler au cheval qui
-avait peur. Le danger était grand sur cette étroite bande, éclairée par
-une lanterne falote attachée à la charrette. Les enfants criaient. Ma
-mère, comme à chaque danger, récitait l'Évangile de saint Jean: «Au
-commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe
-était Dieu.» Mon père jurait; le paysan restait silencieux.
-
-Un choc de la charrette fit tomber le grand moulin à café sur ma figure.
-Je me mis à hurler; mais ma mère, qui ne pouvait voir ce qui m'était
-arrivé, se fâcha et me donna des taloches pour me faire taire. Toute ma
-figure s'enfla prodigieusement jusqu'à me fermer les yeux. Quand le jour
-se leva, je recommençai doucement à gémir et dis:
-
---Mère, regarde-moi, je ne vois presque plus.
-
-Ma mère, effrayée, se plaignit que, malgré que nous eussions payé pour
-toute la charrette, le paysan l'avait encombrée au point de tuer presque
-ses enfants.
-
-Nous arrivâmes de grand matin à Amsterdam sur le Haarlemmerdyk, où mon
-père avait loué une cave. Il prit les enfants, un à un, sous les bras,
-et les fit sauter à terre. Moi, à cause de ma figure tuméfiée, il me
-porta jusque dans la cave, en me consolant:
-
---Ma pauvre petite «Poeske,»[1] ne te plains plus: nous avons manqué
-tous être noyés.
-
- [1] Petite Chatte
-
-
-
-
-NON! NON!
-
-
-Les jours où la misère ne nous talonnait pas trop, j'avais des joies et
-des sensations exquises, par le seul effet de mon imagination. Je
-prenais, ces jours-là, ma poupée, mes osselets, mon sac rempli de
-morceaux de porcelaine et de faïence, adornés d'une fleurette ou d'une
-arabesque, et j'allais sur les grands canaux, à la recherche d'une belle
-maison.
-
-Les grands canaux d'Amsterdam m'inspiraient beaucoup de respect: je ne
-pouvais me rêver Cendrillon que dans une de ces maisons du XVIIe ou du
-XVIIIe siècle, à haut escalier double de granit bleu, clôturé de grilles
-et de chaînes de fer forgé, à la majestueuse porte sculptée, vert foncé
-comme l'eau bourbeuse des canaux, et dont une ferrure, martelée et
-ciselée ainsi que de l'orfèvrerie, grillageait la large imposte. Les
-vieux arbres qui se reflétaient dans l'eau et les barques qui y
-glissaient comme sur de l'huile, me donnaient une sensation de paix que
-plus jamais, dans aucun pays, je n'ai retrouvée.
-
-Je choisissais une marche du perron et vidais mon sac: je disposais mes
-morceaux de faïence tout autour de la marche, comme des plats sur un
-dressoir, et asseyais ma poupée au milieu. Tout en jouant, mon esprit se
-délectait dans des rêves qui se passaient à l'intérieur de la maison.
-J'y habitais en compagnie des personnages des contes de Perrault.
-J'avais des salles remplies de poupées de toute grandeur, habillées
-comme les princesses des images d'Épinal: elles étaient coiffées de
-vraies chevelures, avaient des yeux qui s'ouvraient et se fermaient, et
-elles disaient «Papa» et «Maman».
-
-Ou je naviguais sur les canaux dans une barque bleue, dont la voilure
-était de toile orange.
-
-Quand je me rêvais la Belle au bois dormant, le bois m'embarrassait fort
-parce que je n'en avais jamais vu. Aussi me faisais-je dormir dans ma
-barque bleu ciel: elle serait venue à la dérive d'une île du Zuiderzee,
-par tous les méandres des canaux de la ville, et aurait ainsi vogué
-doucement jusque dans le Canal des Seigneurs; là, un gentilhomme, avec
-des dentelles à ses habits, l'épée au côté, serait monté dans la barque,
-m'aurait éveillée, et conduite dans la belle maison sur l'escalier de
-laquelle je jouais.
-
-J'aurais préféré cependant être réveillée par une jeune dame blonde, à
-qui j'eusse tendu les bras en ouvrant les yeux.
-
-Quelquefois la porte de la maison s'ouvrait, laissant passer une vieille
-dame à crinoline, au chapeau à bavolet, à la figure placide encadrée de
-bandeaux pommadés et de repentirs gris. Ou bien c'était une jeune femme
-habillée, à la dernière mode, d'un paletot sac sur la jupe grise,
-collante du haut et s'évasant dans le bas en une traîne qui balayait le
-pavé; elle était coiffée d'un gros chignon à bouclettes et d'un tout
-petit chapeau rond piqué sur le devant; de grandes boucles d'oreilles en
-jais se balançaient au bout des lobes allongés; elle avait en main une
-minuscule ombrelle de soie verte, bordée d'une frange, et dont le manche
-en ivoire était replié.
-
-Les dames me laissaient ordinairement sur le perron, en disant un
-aimable:
-
---Tu joues, petite fille?
-
-Et le son de leurs voix et leur manière de prononcer les mots me
-charmaient.
-
-D'autres fois, de dessous le perron, par la porte de service, sortait
-une servante à robe d'indienne claire, au tablier blanc, et en
-pantoufles de tapisserie à fleurs; le bonnet de tulle tuyauté était posé
-sur le sommet de la coiffure à houppe; elle portait un petit panier plat
-en osier blanc pour les emplettes, et passait rarement sans me faire
-déguerpir ou me dire:
-
---Méchante fille, tu fais l'école buissonnière!
-
-Si je me rêvais compagne des belles dames qui habitaient ces somptueuses
-demeures, ces apostrophes me rejetaient dans la réalité, et, à défaut de
-mieux, j'aurais bien accepté d'être une de ces jolies soubrettes. Ma
-robe de Pâques n'était jamais aussi immaculée que leurs robes de
-travail; et puis ces beaux bras nus, énormes et rouges, m'attiraient. Ma
-mère, ma soeur aînée et nous tous avions des bras très minces, avec des
-poignets de rien du tout, qui déplaisaient fort aux femmes de l'impasse.
-Jusqu'aux nichons menus et haut plantés de Mina faisaient l'objet de
-leurs quolibets, et elles lui souhaitaient, de bonne foi, une poitrine
-basse et allongée, qui ballotterait dans le corsage.
-
-Une fois que j'étais installée sur un perron du Canal des Seigneurs, une
-jeune dame sortit de la maison, accompagnée d'une fillette de mon âge: à
-peu près dix ans. La petite fille s'arrêta pour regarder mes joujoux;
-puis elle chercha dans sa poche, y prit une pièce de monnaie et voulut
-me la donner. Je fermai mes deux mains et les mis derrière mon dos, en
-regardant la petite demoiselle. Elle rougit jusque dans le cou et se
-sauva près de la dame; elle lui entoura le corps de ses bras et, cachant
-sa figure dans les vêtements, pleura en lui parlant. La dame la
-conduisit vers moi et m'offrit des bonbons que j'acceptai; puis elle
-s'adressa à la fillette en une langue étrangère. La petite répondit dans
-cette langue:
-
---Non! Non!
-
-en trépignant et en cachant ses mains. La dame parlementait et, lui
-prenant une main, la mit dans la mienne.
-
-Nous nous regardâmes. Elle avait les yeux bleus et les cheveux blonds
-bouclés, comme moi. Je la comprenais mieux en ce moment que je n'avais
-jamais compris les gens de ma classe; mais pourquoi, étant si
-semblables, était-elle si autre? Je l'aurais griffée, je l'aurais
-piétinée pour cette différence, que je ne pouvais comprendre et qui me
-semblait hostile.
-
-Quand elles furent parties, je me demandai quelle était cette
-différence, d'où elle provenait, et de bonne foi, dès ce jour, je fus
-persuadée que les riches étaient faits d'une matière plus précieuse que
-nous, les pauvres. J'en étais convaincue quand ils parlaient, quand ils
-riaient surtout, et qu'ils savaient exprimer ce que, moi, je sentais
-seulement.
-
-Mais autre chose m'était encore resté. Ces «Non! Non!» dits d'une voix
-énergique, mais délicieuse, par la petite demoiselle, m'avaient paru les
-mots les plus beaux, les plus aristocratiques que j'eusse jamais
-entendus. J'ignorais ce qu'ils voulaient dire, mais je me les étais
-incrustés dans la mémoire, et la première fois que je les prononçai fut
-quand Mina voulut m'envoyer faire une course, au lieu de me laisser
-mettre des papillotes dans les cheveux de Naatje. Je lui répliquai, en
-trépignant comme la petite fille et en imitant sa voix, par des: «Non!
-Non!» qui la firent s'arrêter de nettoyer, et ma mère de ravauder.
-
---Mon Dieu! où cette créature enfantine a-t-elle cherché ces mots? c'est
-du français!
-
---Du français? fit Mina; où voulez-vous qu'elle l'ait pris? Ce sont des
-mots que cette niaise invente, comme elle en invente toujours.
-
---Si! Si! c'est du français: je me rappelle fort bien que ma mère, quand
-j'étais petite, parlait le français avec son frère de Liège, et que
-«Non, Non» revenait souvent dans la conversation. Où as-tu entendu ces
-mots?
-
-Je ne voulais rien dire. Mina soutenait mordicus que je les inventais.
-Je n'inventais jamais rien: les termes inusités dont je me servais, je
-les avais lus ou entendus, et je les répétais à la grande exaspération
-de ma famille; mais jamais je ne m'étais servi d'aucun comme de ceux-ci.
-
-Devant une injustice, je criais: «Non! Non!» Quand on voulait me prendre
-mes joujoux, je trépignais: «Non! Non!» Enfin «Non! Non!» étaient
-devenus pour moi les mots suprêmes de la protestation, et j'en avais si
-bien saisi la signification que je suis sûre de ne les avoir jamais dits
-à contresens.
-
-
-
-
-A L'ÉCOLE CATHOLIQUE
-
-
-Comme les deux bras de mon père ne pouvaient suffire à nourrir dix
-bouches, et que ma mère, à cause de ses huit enfants, avait dû
-abandonner son métier de dentellière, la misère était continue chez
-nous. Aussi, de temps à autre, ma mère écrivait-elle à quelques dames
-charitables pour obtenir des secours; parfois, on nous en donnait.
-
-Peu de gens savent être bons sans se mêler de vos affaires. Une de ces
-dames avait décidé que je ne pouvais continuer à fréquenter l'école
-communale et que je devais aller à une école catholique. Elle avait, en
-payant cinq florins pour l'admission, le droit de placer une enfant dans
-cette école.
-
-La première fois que je m'y rendis, je portais une petite robe en
-indienne lilas, un tablier blanc propre, et un ruban bleu dans les
-cheveux. Une soeur novice me conduisit jusqu'à la classe que je devais
-suivre, et dit à la soeur qui la dirigeait: «C'est la fillette de
-Madame...», en nommant la dame qui avait versé les cinq florins. Je fus
-saisie et regardai rapidement les petites filles pour voir si elles
-avaient entendu. Il y en avait une qui, tout de suite, me dévisagea avec
-dédain. Les autres me reçurent très bien. Celle qui se trouvait derrière
-moi me demanda mon nom. Je lui répondis:
-
---Keetje Oldema.
-
-Elle se mit à me caresser les cheveux et le cou: cela me parcourait des
-pieds à la tête exquisement, et puis la nouveauté de la chose me
-charmait. Ici, on n'allait donc pas me traiter en paria. Je devais
-bientôt déchanter. La petite qui me caressait, avait dû apercevoir mes
-croûtes et mes poux, sous mes beaux cheveux blonds ondulés. Je
-l'entendis chuchoter avec sa voisine et dire: «Pouah!» Celle qui avait
-surpris le nom de la dame l'avait répété aux autres et, à la sortie de
-l'école, on me traitait déjà avec mépris. Au bout de quelques jours,
-j'étais, comme partout, la bête noire de tous. Si je m'approchais, on se
-taisait; si je disais quelque chose, on me tournait en ridicule ou on
-s'éloignait.
-
-La fille d'un cireur de bottes, mais que sa mère tenait propre, avait
-inventé que mon père, à moi, était l'aveugle bien connu du béguinage,
-qui vendait des allumettes, et on ne m'appelait plus que: «Des Rouges
-Claires, Monsieur», mots dont il se servait pour offrir ses allumettes
-aux passants. Ma révolte et mon humiliation ne connurent plus de bornes.
-Ça, mon père! quand mon père était un admirable Frison, haut de six
-pieds, beau comme une statue, aux yeux bleus limpides et aux cheveux
-bouclés. Ce vieillard caduque, ignoble, mon père! quand mon père était
-jeune et souple, et sautait, de la croupe à la tête, par dessus un
-cheval. J'en hurlais de rage; je trépignais, je leur expliquais, mais ma
-frénésie augmentait encore leur joie. Elles finirent par me tirer les
-cheveux: mes croûtes s'ouvrirent et le sang me dégoulina dans le cou.
-
-Mais que devins-je l'hiver? Comme, à cause du froid, on ne laissait pas
-retourner les enfants chez eux, ils apportaient leur déjeûner. Nous
-traversions justement une période de famine noire: mon père n'avait pas
-de travail. Le premier jour, je prétextai que j'avais oublié mon
-déjeûner, et la soeur me laissa partir. Mais la seconde fois, voyant que
-je n'avais rien apporté, elle m'appela et je dus avouer notre misère.
-Cette pieuse fille, mais peu psychologue, s'adressa aux enfants, en
-disant qu'une de leurs petites camarades n'avait rien à manger, que
-celles qui avaient trop de tartines devaient lui en donner.
-
-Je me trouvais à côté de la soeur, tremblante de honte et de
-mortification. Je préférais la faim. La faim, ça me connaissait: la faim
-est silencieuse et, si vous savez vous taire également, elle vous
-détruit en douceur. Mais ces petits anges, à qui on faisait appel, me
-terrifiaient. Je déclarai à la soeur que je n'avais besoin de rien, que
-ma mère était sortie quand j'avais dû partir pour l'école, et que je
-mangerais le soir.
-
-Je lui avais confié tout bas notre détresse, mais ceci, je le disais
-haut pour être entendue des autres.
-
-La soeur ne le prit point ainsi: elle me traita d'orgueilleuse et de
-menteuse, ajoutant:
-
---Il n'y a aucune honte à avouer sa pauvreté, et vos petites camarades
-vont montrer qu'elles sont meilleures que vous.
-
-Il y en eut qui m'apportèrent une croûte rongée. D'autres me donnèrent
-des morceaux mordus. Je ne voulus de rien, décidée à ne plus venir à
-l'école plutôt que de subir pareilles humiliations.
-
-A la sortie, toutes m'attendaient et commencèrent à me houspiller. Je me
-défendis des pieds et des mains, et en mordis cruellement une qui me
-griffait la figure. Mais elles m'acculèrent à un mur, et ensemble me
-cognaient, me tiraient par mes boucles et me crachaient au visage, quand
-un homme, à grands coups de pied dans le tas, vint me délivrer. A la
-maison, je suppliai ma mère de ne plus m'envoyer en classe, puisque
-partout on me maltraitait à cause de mes poux et de notre pauvreté.
-
-Elle répondit que je devrais forcément rester à la maison pour garder
-les enfants: qu'elle allait être obligée de courir les établissements de
-charité afin d'obtenir des secours, car père, n'ayant pas de travail,
-était parti en chercher dans une autre ville.
-
-Tous nos pauvres petits ont été traités de la sorte à l'école. Kees et
-Naatje rentraient ordinairement, la figure tuméfiée, et en pleurs. Kees
-était si innocent qu'il disait à ceux qui voulaient maltraiter sa soeur:
-
---Prends garde, si tu oses frapper mon petit frère!
-
-Et il pleurait de grosses larmes, en la protégeant.
-
-
-
-
-LA SOUPE AUX POIS
-
-
-Ma mère avait reçu quatre cartes pour quatre portions de soupe aux pois.
-Il fallait aller la chercher. Nous nettoyâmes le mieux possible notre
-unique petit seau en bois, qui servait à tous usages. Et, avec un plat
-blanc comme couvercle, cela nous semblait convenable.
-
-Nous n'étions jamais allés chercher de soupe. Ma mère était fort gênée
-de ce seau, qui indiquait clairement où nous nous rendions. Les gamins
-criaient après nous: «Snert emmer, Snert emmer!»[2] Aussi, pour éviter
-une grande artère très fréquentée, fit-elle un long détour par les
-ruelles à bouges pour matelots.
-
- [2] _Snert_: Soupe aux pois.--_Emmer_: Seau.
-
-En arrivant à l'orphelinat luthérien, où on distribuait la soupe, nous
-dûmes faire queue. Ma mère n'osait pas: elle me passa le seau et alla
-m'attendre aux environs.
-
-Je revins, le seau rempli de bonne soupe bien chaude. Il y avait du
-verglas; j'avais de grands sabots de ma mère aux pieds; je me tenais, de
-ma main libre, aux chaînes du perron de l'orphelinat. Le verglas me fit
-glisser sous les chaînes, et je tombai sur le dos en répandant la moitié
-de la soupe.
-
-Je pleurais. Un homme vint à mon secours: il me ramassa et bougonna que
-ce n'était pas une charge pour une petite fille. Il se disposait à
-porter mon seau, quand je lui dis que ma mère était au milieu de la rue.
-
---Ta mère! Eh bien, alors?
-
-En effet, ma mère nous regardait sans approcher, mortifiée et rougissant
-de honte et de colère de ce que j'avais signalé sa présence. Quand
-l'homme me conduisit vers elle et lui manifesta son étonnement, elle ne
-trouva à répondre que:
-
---Il n'y a rien à faire avec cette créature enfantine!
-
-J'avais onze ans.
-
-Elle saisit le seau, me jeta un regard furibond, et, en dandinant son
-corps appesanti par la grossesse et, faisant de ses sandales, «Klots,
-Klots» dans la boue, elle prit le même détour par les ruelles à
-prostituées. Je la suivis à distance, et nous rentrâmes chez nous
-piteusement.
-
-Pour comble de misère, la soupe avait pris le goût du seau qui servait à
-tous usages.
-
-
-
-
-CATÉCHISME ET PREMIÈRE COMMUNION
-
-
-Je suivais depuis deux ans le catéchisme de première communion et étais
-chaque fois renvoyée à l'année suivante, parce que je ne savais jamais
-ma leçon. Le tapage continuel de huit enfants dans notre unique chambre,
-me rendait toute étude impossible. Je voulais en finir: non pas que je
-croyais, la religion n'avait jamais eu aucune prise sur moi, mais je
-m'apercevais que je commençais à passer pour une bête et, cela, je ne le
-voulais pas. Puis, pour une fois au moins dans ma vie, je serais
-habillée de neuf des pieds à la tête.
-
-Je m'étais donc juré de faire ma première communion cette année. Je
-choisis, pour étudier ma leçon, un perron sur un canal: j'en nettoyai
-une marche avec mon jupon et me mis à apprendre par coeur les questions
-et les réponses. Cela allait tout seul: moi qui me croyais incapable
-d'apprendre, je retenais, en les répétant deux ou trois fois, des
-réponses de six ou sept lignes; j'étais sauvée.
-
-La première fois que je me représentai au catéchisme, le vieux curé
-interrogea toutes les petites filles, excepté moi. Je finis par lever
-timidement le doigt, en disant:
-
---Vous m'oubliez, Monsieur le Curé.
-
---Non, mais tu ne sais jamais.
-
---Aujourd'hui je sais, Monsieur le Curé.
-
---Eh bien! viens ici.
-
-Je débitai ma leçon d'un trait. Quand j'eus fini, il me leva la tête
-sous le menton.
-
---Tu sais même très bien ta leçon, fit-il; comment as-tu fait?
-
---Je ne pouvais jamais l'apprendre chez nous à cause du bruit, et parce
-qu'on ne me laissait pas tranquille. Maintenant je vais sur un perron:
-là, je suis seule et à l'aise.
-
---Sur un perron? tu apprends ta leçon sur un perron! et quand il pleut?
-
---Il n'a pas encore plu.
-
-Il hocha la tête.
-
-Quand la pluie vint, et même la neige, je me réfugiais aux latrines qui
-se trouvaient sous beaucoup des ponts d'Amsterdam.
-
-Je devins bientôt une des premières du catéchisme et, quand le vieux
-curé voulait en avoir plus vite fini, il me choisissait souvent pour
-l'aider à interroger. Un jour, il me chargea de faire répéter quatre
-fillettes. Parmi elles était une métis indienne du grand monde (les
-jours de pluie, elle arrivait en équipage). Elle me regarda avec une
-telle aversion que j'en restai tout interloquée. «Comment! parlait son
-regard, cette pouilleuse va m'interroger, moi!» Mais il fallait bien
-qu'elle obéît: le curé l'avait ordonné. Elle me répondait à voix si
-basse que je la comprenais à peine. Cependant, pour me faire bien venir
-d'elle, je lui dis:
-
---C'est parfait, jeune Demoiselle, je dirai à Monsieur le Curé que vous
-savez très bien votre leçon.
-
-Elle retroussa ses lèvres de négresse et fit: «Pheu...», d'un air si
-dédaigneux que j'en bafouillai pour de bon.
-
-Cet hiver-là, nous fûmes expulsés de notre impasse, et j'aurais dû
-suivre le catéchisme à l'église de notre nouvelle paroisse. Mais je
-voulais avoir l'image de Saint qu'on recevait au dixième bon point: j'en
-avais déjà sept et le vieux curé m'avait promis que mon image serait
-belle, parce qu'il voyait bien maintenant que j'étais une brave petite
-fille. Je continuai donc à me rendre à mon ancienne église.
-
-Or, voilà que le jour du dixième point, ce fut le vicaire qui fit le
-catéchisme et, pour comble de malchance, je tirai la langue à l'Indienne
-à un moment où le vicaire se retournait. Il se fâcha et dit que c'était
-manquer de respect à Dieu d'oser tirer la langue dans sa maison. Pour me
-punir, il me fit m'agenouiller devant le maître-autel, les bras levés
-au-dessus de la tête et un tabouret dans chaque main. Quand tous furent
-partis, je déposai un tabouret,--car deux, c'était trop lourd,--et des
-deux mains, je soutins l'autre aussi haut que je pouvais. Mais vaincue
-par le chagrin d'avoir perdu mon dixième point, je finis par déposer
-aussi celui-là, et, pleurant à chaudes larmes et sacrant comme mon père,
-je me couchai tout du long devant le maître-autel, sans m'inquiéter de
-Dieu.
-
-Ainsi me trouva une des servantes du curé, qui s'enquit pourquoi je
-pleurais. Je le lui racontai, en ajoutant que mes dix points étaient
-irrémédiablement perdus, puisque, pour faire ma première communion, je
-devais aller à ma nouvelle paroisse. Elle partit sans m'encourager;
-mais, quelques instants après, le vicaire vint, cachant derrière sa
-soutane un rouleau de papier blanc. Il me demanda si je regrettais
-d'avoir manqué de respect à Dieu, et comme je répondais: «Oui», il me
-donna l'image: un Saint Pierre avec les clés du ciel. J'aurais préféré
-une Ascension de la Vierge, pour les guirlandes de fleurs qui
-l'entouraient, mais enfin ceci était un prix que j'avais gagné.
-
-A l'école, je n'en avais jamais eu, parce que j'étais très sale,
-toujours déchirée, et peu assidue. Nous devions continuellement
-déménager sous menace d'expulsion, à cause du loyer qu'on ne pouvait
-payer, et ma mère, négligente, attendait parfois six mois avant de faire
-la transcription d'une école à l'autre. Aussi étais-je toujours la
-dernière, comme du reste tous mes frères et soeurs. J'étais cependant
-capable d'apprendre ce qu'on aurait voulu, et j'avais des dons. Ma voix
-était si jolie qu'un des instituteurs ne manquait jamais de se mettre de
-mon côté, la tête penchée vers moi, quand on chantait en choeur. A la
-gymnastique, on faisait grimper aux échelles filles et garçons; mais
-moi, qui étais souple comme un chat, je devais descendre dès le
-troisième échelon: l'instituteur de garde, voyant mes dessous en
-guenilles, n'osait pas me laisser monter; que n'aurais-je donné
-cependant pour grimper là-haut!
-
-Et ainsi pour tout!
-
-La première communion approchait. Le curé de notre nouvelle paroisse
-venait d'être nommé: il était plein de zèle et de délicate bonté, et
-s'occupait beaucoup de donner un grand éclat à cette cérémonie.
-
-Au lieu de distribuer aux pauvres des uniformes qui les désignaient, il
-s'arrangea avec les dames patronnesses pour remettre aux mères l'argent
-des toilettes.
-
-Depuis longtemps, ma mère et moi, nous parlions de cette robe qui allait
-me stigmatiser; mais elle reçut dix florins, et nous pûmes acheter tout
-à notre goût. J'eus un chapeau blanc entouré de gaze, une robe grise à
-ruches effilées, raide comme une planche, qui m'encaissait au lieu de
-m'habiller, de hautes bottines à lacets de soie blanche avec deux
-petites floches sur le pied, et des gants de coton blanc.
-
-Une dame me donna du linge de sa fille, si bien lavé et repassé que
-c'était plus beau que du neuf.
-
-Mes cheveux bouclaient naturellement, mais l'avant-veille de la première
-communion, on me mit trois étages de papillotes, et, le matin même, on
-tourna chaque boucle sur un bâton, en la mouillant de café sucré pour la
-tenir raide: cela me faisait une chevelure toute brune, à moi qui étais
-blond épi.
-
-Je m'habillai de grand matin et, frissonnante d'être aussi belle, je me
-rendis à la cure avec ma mère. Je la précédais de deux pas, tenant de la
-main gauche un petit mouchoir de mousseline déplié devant moi, et de la
-main droite mon livre de prières.
-
-Toutes les fillettes étaient un peu pâles d'être à jeun; moi, cela ne me
-faisait rien, j'étais entraînée. Nous nous montrâmes toutes, riches et
-pauvres, nos robes, nos souliers, jusqu'aux jupons: pour ma part, tout
-mon orgueil allait aux petites floches de mes bottines, et je relevais
-continuellement ma robe sur le devant pour qu'on les remarquât.
-
-Le curé était parvenu à m'effrayer très fort. Il avait dit que celles
-qui n'étaient pas sincères auraient certainement une maladie le jour de
-la communion, ou tomberaient mortes en s'approchant de la Sainte Table;
-puis qu'il fallait laisser fondre l'hostie, car si on la mordait, le
-sang nous sortirait de la bouche.
-
-Je ne pouvais prendre aucun goût à la religion. Comme contes de fées, je
-préférais Cendrillon et le Petit Poucet à ceux des Saints et des
-Saintes. J'avais néanmoins très peur. J'étais convaincue, comme malgré
-mes efforts, je me souciais peu de Dieu, qu'il m'aurait foudroyée, et,
-en m'approchant de l'autel, je le suppliais de me donner la foi et la
-sincérité.
-
---Dieu! faites que je sois sincère quand je dis que je vous aime!
-Donnez-moi la croyance, je vous en supplie!
-
-Il m'était resté une dent de lait, et derrière celle-ci avait poussé une
-autre dent, très pointue, avec laquelle je me mordais souvent
-cruellement la langue. Or, au moment de la communion, je claquais
-tellement des dents qu'en fermant la bouche, j'incrustai l'hostie dans
-ma dent pointue: je me mis à chanceler et à zigzaguer, comme ivre.
-
-Je m'attendais à voir le sang jaillir de ma bouche, éclabousser toutes
-les toilettes des autres, et me gâter ma robe.
-
-Et quel scandale! je sentis littéralement le curé me chasser de
-l'église, et vis tous les assistants me livrer passage comme à une
-pestiférée.
-
-Puis, si mon père nous quittait encore, on ne nous aiderait plus. On
-dirait:
-
---C'est une des leurs qui a mordu le Bon Dieu: qu'ils meurent de faim!
-J'eus toute la peine du monde à suivre les autres et à regagner ma
-place. A la sacristie, on nous offrit des petits pains et du café; une
-dame me prit dans ses bras, en disant:
-
---Ah! la pauvre petite! elle va s'évanouir de faim.
-
-Mais non! c'étaient les affres terribles par lesquelles je venais de
-passer.
-
-Et voilà que rien n'était arrivé!
-
-
-
-
-J'ENTENDS LES PUCES MARCHER
-
-
-Nous habitions une chambre unique, dans une impasse gluante d'Amsterdam.
-Le soleil n'y pénétrait jamais et si, en hiver, le froid humide y était
-glacial, en été la chaleur moite nous anéantissait. Il n'y avait qu'une
-alcôve à étage, ainsi que dans les barques de pêcheurs, mais cloisonnée:
-on y était comme dans un placard. Les parents dormaient dans le
-compartiment du bas; quelques-uns des enfants dans celui du haut, les
-autres à terre, sur une paillasse. Dans un coin, un petit tonneau
-servant de chaise percée à la famille; dans d'autres, des langes
-d'enfant souillés, puis les détritus de tout un ménage miséreux. L'odeur
-de la pipe de mon père et les émanations de dix pauvres rendaient
-l'atmosphère irrespirable.
-
-Par une nuit d'effroyable chaleur, j'étais étendue avec trois de nos
-enfants dans la couchette du haut. Ils dormaient; moi, je ne pouvais
-pas: je me tournais et retournais en m'agitant. Nous étions couchés sur
-des sacs en grosse toile, remplis de balle d'avoine qui, réduite en
-poudre et imbibée d'urine d'enfant, formait une matière immonde et
-corrosive. La toile m'agaçait et me brûlait la peau; les puces me
-harcelaient affreusement; j'étouffais; j'avais des bruissements
-d'oreilles qui me donnaient des hallucinations. J'appelai doucement ma
-mère et lui dis que je ne pouvais pas dormir, parce que j'entendais les
-puces marcher.
-
---Tu entends les puces marcher? Ah! cette créature enfantine! et tu me
-réveilles pour cela? tu vas te taire, n'est-ce pas? je suis éreintée et
-veux dormir. Je me tus, mais continuais à m'agiter. N'y tenant plus, je
-me laissai glisser à terre, en m'aidant de la corde, m'habillai et
-sortis.
-
-Il pouvait être quatre heures du matin. Il n'y avait dans la rue que les
-éveilleurs (c'étaient des gens qui, pour cinq «cents» par semaine,
-éveillaient les ouvriers, en faisant un vacarme qui troublait tout le
-voisinage). En dehors d'eux, personne; tous les magasins du Nieuwendyk
-fermés; le calme partout: ah! que j'aimais cela!
-
-J'allai vers la Haute Digue qui avançait dans l'Y. La Haute Digue était
-ma promenade favorite; j'y faisais souvent l'école buissonnière avec ma
-petite soeur Naatje. Des deux côtés, l'Y clapotait contre les berges; on
-y trouvait des coquillages; plus loin était une oasis d'arbres et
-d'herbe fleurie. Quand j'arrivai à la digue, l'air frais du large et la
-brise matinale me causèrent un tel soulagement qu'en jubilant je happais
-l'air: je levais les bras, en écartant les doigts, pour mieux sentir
-jouer le vent sur ma peau irritée. Je restai ainsi longtemps à me
-griser, puis continuai ma promenade pour chercher des fleurs. Arrivée
-sous les arbres, je fus surprise de voir dans l'herbe les pissenlits et
-les pâquerettes fermées. Je n'avais jamais vu de fleurs la nuit et ne
-connaissais pas ce phénomène; je fus si étonnée que je n'en cueillis
-aucune, comme prise de méfiance, et j'allai m'asseoir sur un banc.
-
-Il y avait à cet endroit un chantier où des hommes travaillaient; un
-d'eux vint se mettre à côté de moi et dit:
-
---Ah! la grande fille qui est déjà dehors! et où vas-tu?
-
-Je lui répondis que, ne pouvant dormir, j'étais sortie, mais je n'eus
-garde de parler des puces. Puis je lui demandai pourquoi les pissenlits
-et les pâquerettes étaient fermées.
-
---Ah! mon Dieu, quel ange! mais elles dorment, ma chérie, elles dorment.
-
-Ce disant, il me souleva et me mit à cheval sur ses genoux. J'y étais à
-peine que je me sentis empoignée, flanquée dans l'herbe, et qu'un homme
-sauta à la gorge de l'individu, lui hurlant à la face:
-
---Ignoble Sodomite[3]! tu as été en prison pour avoir abusé des petites
-filles et, à peine sorti, voilà que tu recommences! Et toi, que fais-tu
-dehors à cette heure? Décampe!
-
- [3] En Hollande, l'appellation de «Sodomite» est, par extension,
- couramment usitée parmi le peuple, comme terme d'injure et de
- mépris, sans signification précise.
-
-Je ne me le fis pas répéter. Je m'encourus et arrivai hors d'haleine
-chez nous, où j'entrai en coup de vent. Ma mère se réveilla en sursaut.
-
---Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? s'écria-t-elle.
-
-J'avais eu grand'peur, mais ne me rendais pas compte du danger auquel je
-venais d'échapper: aussi, au lieu de raconter ce qui m'était arrivé, je
-lui dis:
-
---Mère, sais-tu pourquoi les pissenlits et les pâquerettes sont fermées
-la nuit? Eh bien! elles dorment comme nous.
-
---Quoi? Que racontes-tu? Tu es sortie?
-
---Oui, je suis allée à la Haute Digue pour me rafraîchir et chercher des
-fleurs, mais elles dorment.
-
---Ah! cette créature enfantine! Tantôt elle entendait les puces marcher,
-maintenant les pissenlits dorment! Mais, avec tout cela, tu me réveilles
-à chaque instant, et je suis éreintée, éreintée. Allons, va dans ton lit
-et dors.
-
-Je n'y songeais pas, et quand ma pauvre mère s'assoupit à nouveau, je
-sortis doucement dans l'impasse, où je me mis à jouer aux osselets sur
-la pierre de la citerne.
-
-
-
-
-DÉCEPTION
-
-
-J'étais invitée à une fête de charité pour enfants. Il était
-expressément dit que les mères devaient les conduire et venir les
-reprendre, et, comme il n'y avait pas de vestiaire, emporter les
-chapeaux et les manteaux. Vous voyez d'ici que ma mère allait lâcher
-tous ses mioches pour me conduire à une fête! Si je voulais m'y rendre,
-je pouvais aller seule. Ce qui m'inquiétait le plus, était mon chapeau:
-je m'étais mis dans la tête que je serais chassée si on découvrait que
-ma mère n'était pas là pour l'emporter. Or, je voulais absolument
-assister à cette fête: il y avait une tombola; si j'allais gagner une
-boîte à coudre, le rêve de toute ma vie! car, depuis l'âge de six ans,
-je confectionnais les robes et les coiffures de mes poupées, et le
-fameux chapeau, sujet de mes transes, je l'avais fait moi-même.
-
-Je m'en fus donc seule, un soir, par une pluie battante. J'entrai avec
-mon invitation. En ôtant mon chapeau, je le dissimulai, comme une
-voleuse, sous mon tablier. J'ai le souvenir d'une joie de commande. On
-nous donna du lait d'anis et des petits pains beurrés; on nous fit
-chanter de nombreux _Wien Neerlandsch Bloed_ et des _Wilhelmus Van
-Nassauwen_, et dans la cour qu'éclairaient quelques lampions, nous
-dûmes, par une pluie chaude qui nous faisait fumer comme dans un bain
-turc, jouer des _Patertje, Patertje, langs den kant_ et des
-_Colin-Maillard_.
-
-Enfin la tombola!
-
---Y a-t-il des boîtes à coudre?
-
-On regardait par les carreaux.
-
---Oui, là, plusieurs même.
-
---Ah! je les vois; si je pouvais en gagner une!
-
-Et je me tins ce langage: «J'ai douze ans; il est temps que j'aie une
-boîte à coudre à moi, pour ne plus recevoir de torgnioles quand j'ai
-gâché le fil de ma mère. Puis, dans une boîte, il y a tout: un dé, des
-ciseaux et autres outils.» Ah! mon tour. Je prends un billet: un
-Monsieur l'ouvre et dit:
-
---Trois images.
-
-Et il me cherche trois images, représentant des batailles.
-
-Je ne m'intéressais plus à la fête: pour moi, c'était encore une fois et
-toujours une déception. Aussitôt la porte ouverte, je filai; je remis
-mon chapeau dehors, et je repris mon chemin sous la pluie, seule, à dix
-heures du soir, par les ponts et les canaux. Arrivée à la maison, je
-donnai mes images de bataille à un de mes frères, et je me couchai en
-pleurant.
-
-
-
-
-MON PÈRE PROPOSE DE NOUS ABANDONNER
-
-
-La propriétaire était venue nous insulter pour les deux semaines de
-loyer que nous lui devions.
-
-On s'était couché après cela, tout agités.
-
-Sur les paillasses, à terre, les enfants s'endormirent vite. Moi, je ne
-pouvais.
-
-Les parents, dans l'alcôve, causèrent. Mon père proposa à ma mère
-d'abandonner tous les enfants, disant que la Ville prendrait
-certainement soin d'eux et qu'ils auraient moins souvent faim et froid
-que maintenant; que lui était à bout de forces, qu'il n'avait que
-trente-huit ans, qu'elle sans doute n'aurait plus d'enfants, et qu'ils
-pourraient se refaire une vie à deux. Ma mère répondit:
-
---Non, non, abandonner les enfants, jamais!
-
-J'entendais tout cela de mon lit. Je fus prise d'une folle terreur. Je
-voulais éveiller mes frères et soeurs pour les prévenir, ou aller
-supplier mes parents de ne pas nous quitter, mais je n'osais, de crainte
-des coups. Je rampai sur le ventre jusqu'à la porte, et me couchai en
-travers afin de les empêcher de partir.
-
-Mes parents, ayant perçu quelque bruit, se turent. Ma mère dit:
-
---C'est Keetje; elle aura entendu: après des scènes comme ce soir, elle
-ne dort jamais.
-
---Mais non, fit mon père, ce sont les rats.
-
-Puis il appela:
-
---Keetje, Keetje!
-
-Je ne bougeai pas.
-
---Ils dorment tous, reprit-il. Si tu veux, tu viendras me rejoindre
-demain à midi à l'écurie, et nous partirons. Comme c'est jour de paie,
-nous aurons un peu d'argent pour prendre le bateau et aller loin d'ici.
-
---Non, non, jamais je n'abandonnerai mes petits.
-
-Ils se turent.
-
-Je m'endormis vers le matin, étendue devant la porte. Quand ma mère se
-leva pour préparer le café de mon père, elle me trouva là.
-
---Tu vois, j'en étais sûre, elle a entendu et voulait nous empêcher de
-partir.
-
-Mon père se leva d'un bond, s'habilla en quatre mouvements, et se sauva
-sans attendre le café.
-
-Vers midi, en «jouant école» avec les enfants, je les avais tous assis
-sur le seuil; mais ma mère ne sortit pas.
-
-Puis j'attendis anxieusement le soir. Quand mon père rentra enfin, je me
-jetai avec un grand cri dans ses bras. Il me souleva silencieusement, me
-garda pendant le souper sur ses genoux, puis en me caressant les
-cheveux, et la voix rauque, il parla:
-
---Keetje, je suis souvent si fatigué, et, quand on vient alors nous
-injurier comme hier, je ne sais plus ce que je fais.
-
---Père, dis-je, laisse-moi dormir cette nuit entre mère et toi;
-j'aimerais tant, puis-je?
-
---Oui, ma Keetje, oui, ma «Poeske», et avec ta poupée, n'est-ce pas?
-
---Non, père, murmurai-je, avec vous deux seuls.
-
-J'étais indéfinissablement heureuse.
-
-
-
-
-JE FAIS DES VISITES
-
-
-Un matin, ma mère me dit:
-
---Keetje, tu ne dois pas aller à l'école aujourd'hui: il faut faire ta
-visite chez Mademoiselle Smeders, puis tu iras, avec mes compliments,
-voir Mademoiselle Rendel[4].
-
- [4] En Hollande les femmes mariées du peuple et de la petite
- bourgeoisie sont appelées Mademoiselle.
-
---Mais, mère, elles n'aiment pas que je vienne chez elles.
-
---Nous n'avons pas le choix, ma Keetje. Elles nous donnent chaque fois
-un pain: nous ne pouvons laisser d'y aller.
-
-Les Smeders et les Rendel étaient d'anciens voisins. Je m'acheminai, à
-travers la neige, vers l'autre extrémité d'Amsterdam, où ils habitaient.
-
-Je me rendis d'abord chez les Smeders. Ceux-ci étaient des ouvriers
-comme nous, même d'un cran inférieurs. Le mari, manoeuvre aux docks, ne
-savait pas de métier, tandis que mon père était un cocher très capable,
-employé chez un grand loueur: il avait un beau fouet bagué d'or, et
-portait une cravate blanche sur le siège, aux enterrements et aux
-mariages. Mais les Smeders n'avaient qu'un enfant, élevé presque
-entièrement par sa grand'mère; chez nous, il y en avait huit que mon
-père était seul à faire vivre. Ce nous était une grande mortification de
-devoir accepter la charité de nos égaux.
-
-C'est avec appréhension que j'ôtai mes sabots au bas de l'escalier
-presque perpendiculaire et soigneusement récuré à l'eau de craie, et que
-je montai en me tenant au câble qui servait de rampe. Arrivée en haut,
-je frappai craintivement à la porte: après qu'on m'eut répondu, j'ouvris
-et pénétrai dans la chambre. Mademoiselle Smeders me regarda assez
-froidement:
-
---C'est toi, Keetje, par ce temps? Prends garde, tu salis la natte. Va
-t'asseoir là,--elle m'indiqua une chaise près de la porte,--et tiens tes
-jambes suspendues, pour ne pas salir les barreaux.
-
---Oui, Mademoiselle. Mes bas sont mouillés parce qu'il y a des trous
-dans mes sabots.
-
-Elle continua de passer à l'amidon ses bonnets blancs, et le devant de
-chemise que son mari portait le dimanche. Ses mouvements étaient mous,
-mais sûrs. Elle était vêtue, comme toujours, d'un jupon de mérinos noir,
-large de six aunes, et d'un caraco en indienne lilas, dont le corsage
-aux épaules tombantes et les basques descendant jusqu'aux genoux, se
-fronçaient autour de la taille. Comme chaussure, des bas blancs et des
-pantoufles en tapisserie verte, à fleurs rouges. Autour du cou dégagé,
-elle portait un collier de quatre rangées de coraux, à fermoir en
-filigrane d'or; aux oreilles, de longs pendants en corail. Elle était
-coiffée de bandeaux blond sable, luisants de pommade, qui lui couvraient
-les oreilles, et d'un bonnet blanc tuyauté dont les brides pendaient sur
-le dos. Le frémissement continu de ses narines dilatées et son regard
-bleu qui vous jaugeait, me causaient toujours un malaise: je n'aurais
-pas aimé la fâcher.
-
-La bonne chaleur du poêle me tapa légèrement à la tête: tout me semblait
-voilé. Je regardais avec étonnement, à chacune de mes visites, cette
-chambre, au plafond bas à poutres couleur orange, dont l'ordre et la
-propreté m'intimidaient. Au milieu du plancher, passé à l'eau de craie,
-était étendue une grande toile à voile peinte en jaune avec bord orange,
-que la femme repeignait tous les ans; tout autour des nattes; devant et
-sous la table, placée entre les deux fenêtres et couverte d'une toile
-cirée jaune, des morceaux de tapis de toute couleur. Aux fenêtres à
-guillotine, des pots de géraniums qui, l'été, étaient à l'extérieur, des
-rideaux en mousseline à carreaux maintenus par des rubans jaunes, et au
-milieu un écran en étamine bleue, pour que «les voisins ne pussent vous
-compter les morceaux dans la bouche». Hors des fenêtres, des séchoirs
-où, par les temps secs, pendaient les chemises en laine rouge du mari.
-
-Des chaises peintes en acajou étaient rangées le long des murs ornés
-d'images. Dans un angle, se trouvait une commode en acajou, garnie de
-grands cuivres aux serrures et surmontée d'une barque à voile, oeuvre du
-mari, ancien marin. Sur la table, un bocal avec un poisson doré et, près
-de la place du mari, un crachoir en faïence bleue; sous la table, deux
-chaufferettes en bois.
-
-Un doux engourdissement m'envahissait. Ce confort, si loin de notre vie,
-me faisait rêver. Ce bon fauteuil en paille, si père l'avait le soir
-pour se reposer, comme il y serait bien, appuyé contre le dossier, une
-chaufferette aux pieds pour sécher ses bas! Car il souffre beaucoup,
-père, quand, par ce temps, il doit nettoyer les voitures en plein air:
-ses mains sont gonflées comme des pelotes, et de grandes crevasses le
-torturent la nuit, au point de l'empêcher de dormir. Il pourrait me
-tenir sur ses genoux en fumant sa pipe. Le crachoir serait inutile,
-puisqu'il ne chique pas.
-
-Mes regards, continuant à errer, rencontraient l'alcôve cloisonnée,
-orange comme le plafond, garnie de rideaux en indienne lilas, écartés au
-moyen de rubans: on voyait les literies recouvertes de taies et de
-draps, à petits carreaux rouges et blancs. Sous le haut manteau de
-cheminée, bordé d'un volant rose à fleurs, avançait un long poêle orné
-de cuivre, portant une bouilloire en bronze; tout à côté, le seau à
-braise en cuivre jaune et rouge.
-
-Mademoiselle Smeders passait sa vie à frotter, astiquer, et faire
-reluire tout cela à outrance. L'odeur de la térébenthine et de l'alcool,
-qui lui servaient à délayer la cire et autres ingrédients à faire
-briller, imprégnait la chambre. Tout cela m'intimidait; j'aurais
-néanmoins voulu vivre dans cette joliesse et dans cet ordre, mais alors
-il faudrait changer de mère, et ne plus avoir Dirkje, ni Naatje, ni
-Keesje. Ah non! Ah non! pour rien, pour rien, je ne voudrais ne pas les
-avoir. Ma gorge se serrait, je m'agitais sur ma chaise.
-
---Mais ne remue donc pas ainsi, Keetje, tu vas trouer la natte avec les
-pieds de la chaise.
-
-Je me tins coite un instant. Les voyez-vous lâchés ici? Dirk qui se
-traîne sur son derrière et n'est pas encore propre! Quel dégât! Je riais
-en dedans, mais n'osais plus manifester mes sensations.
-
---Et ta mère, Keetje? elle ne t'a pas dit quand elle va acheter un bébé?
-
---Vous pensez, Mademoiselle, que ma mère achète les enfants? Je crois
-plutôt qu'on nous les donne de force! nous n'avons même pas d'argent
-pour aller chercher de l'huile de lampe. Je comprendrais que vous en
-achetiez, mais nous! Et mes parents disent toujours que c'est une
-calamité, mais qu'il n'y a rien à faire.
-
-Mademoiselle Smeders me regarda bouche bée et ne répondit pas. Elle
-choisit une poêle, la plaça sur le feu, y versa de l'huile, puis alla
-vers l'alcôve, souleva l'édredon sous lequel elle prit le bassin rempli
-de la pâte à crêpes qu'elle y avait mis lever, et commença à faire des
-crêpes pour le dîner. Elle laissa brunir l'huile, y versa la pâte avec
-une louche, fit bien rissoler des deux côtés, glissa les crêpes sur un
-plat, y étala du sirop doux, et les déposa, couvertes d'une assiette,
-entre le matelas et l'édredon, afin de les tenir chaudes. Après s'être
-léché les doigts, elle plaça sur la table deux assiettes, deux couverts
-en étain bien luisants, et, pour être mangés avec les pommes de terre,
-un plat d'éperlans froids délicieusement croustillants.
-
-Ah! si elle voulait me donner un éperlan ou une crêpe! Je laverais bien
-sa vaisselle et resterais jusqu'au soir pour faire toute sa besogne.
-Mais elle se dirigea vers l'armoire, y prit un pain noir, me le donna
-sans l'envelopper, et dit:
-
---Maintenant, va-t'en! Mon homme va revenir manger: il n'aime pas
-trouver des étrangers. Et bien des compliments à ta mère.
-
---Merci, Mademoiselle, et bien les compliments à votre homme.
-
-Je repris mes sabots à la porte, redescendis en me tenant au câble, et,
-par la neige fondue qui pénétrait à nouveau dans mes sabots, je
-traversai la rue pour me rendre chez l'autre ancienne voisine.
-
-Mademoiselle Rendel avait été une dame, disait-on, mais avait fait un
-mariage au-dessous de son rang. Son mari était facteur dans une
-messagerie. Ils avaient cinq enfants, étaient bien mis et habitaient un
-rez-de-chaussée. Mademoiselle Rendel faisait le matin son ménage, et
-sortait invariablement les après-midi, habillée d'une robe de barège
-gris sur une large crinoline, et d'un châle noir à bordure violette,
-qu'elle attachait devant par une grande broche à camée, ramenait dans la
-taille en croisant les mains dessus, et dont la pointe, derrière, rasait
-terre. Elle portait un chapeau à bavolet en satin gris, avec des brides
-violettes nouées sous le menton par un noeud à longs bouts pendants; des
-repentirs poivre et sel sortaient du chapeau, de chaque côté des tempes.
-Ses bottines trop grandes, sans talon, étaient en lasting et lacées sur
-le côté; elle avait un sac en drap noir au bras, des gants à un bouton
-recousus aux extrémités, et un mouchoir blanc déplié en main. Dans cette
-tenue respectable, Mademoiselle Rendel passait au milieu de la rue, en
-saluant les voisines avec de jolies inclinations de côté. Elle allait
-voir ses anciennes amies et revenait le soir, son sac rempli ou avec des
-paquets dissimulés sous le châle, et elle pouvait, le lendemain, payer
-ses petites dettes. Elle me reçut très aimablement et me demanda si ma
-mère avait déjà acheté un bébé.
-
---Mais non, Mademoiselle, ma mère ne fera pas cette bêtise! Nous sommes
-dans une panne noire: voyez mes sabots. Elle n'ira donc pas acheter des
-enfants: nous en avons du reste huit.
-
---Bon, Keetje, bon. Approche-toi du feu. Quel mauvais temps, n'est-ce
-pas, mon enfant?
-
-Elle ne craignait pas que je salisse son parquet.
-
-J'étais bien plus à l'aise chez elle, mais je préférais l'autre chambre.
-Ici, des bottines traînaient sous la table, le châle sur une chaise, des
-chapeaux sur des meubles, et des joujoux d'enfant dans les coins.
-Elle-même avait une vieille robe noire tachée, et les cheveux dans des
-papillotes.
-
-Mais sur le poêle, des pommes de terre bouillaient, et des boulettes de
-viande rissolaient dans une lèchefrite. Ma bouche se remplissait d'eau.
-Il y avait neuf boulettes: une par enfant et deux pour chacun des
-parents. Si Mademoiselle Rendel avait pris un grain de chacune, elle
-aurait pu en faire une de plus et me l'offrir. Ça doit être bon, d'après
-l'odeur. C'est étrange! Comment s'arrangent-ils donc tous pour avoir ces
-bonnes choses? Chez nous, il n'y a jamais rien, même pas à nos
-anniversaires, ni à la Saint-Nicolas, ni à la Noël, jamais, jamais! et
-ailleurs il y a tous les jours de tout. Ici, je vois toujours neuf
-boulettes sur le feu.
-
-Le mari entra pour dîner, ainsi que la fille aînée qui apprenait les
-modes: tous deux me firent bon accueil. Alors Mademoiselle Rendel alla
-dans le jardin, se fit donner, par le boulanger d'à côté, un pain noir
-par-dessus le mur, et me le remit en disant:
-
---Keetje, tu as encore à aller loin. Va, ma petite, et bien des
-compliments à ta mère.
-
-Tous me conduisirent aimablement jusqu'à la porte; la fille aînée me
-chargea encore de compliments, et je m'en retournai à l'autre bout
-d'Amsterdam, chargée de mes deux kilos de pain noir, pas enveloppés.
-
-La neige tombait drue. Quand j'arrivai dans notre impasse, toutes les
-femmes étaient en émoi: en rentrant chez nous, je fus surprise par les
-vagissements d'un nouveau-né.
-
-
-
-
-TOUPIE ET CERF-VOLANT
-
-
---Moi, disait Dirk, je voudrais une toupie grande comme la bouilloire,
-et qui ferait, en tournant, le bruit de mille abeilles.
-
-En effet quand, sur le quai, Dirk jouait à la toupie, il s'agenouillait
-et, appuyé sur les deux mains, la tête penchée au-dessus d'elle, il
-l'écoutait ronfler. Sa figure était radieuse; ses yeux bleus devenaient
-noirs; ses lèvres s'humectaient; tout son être se tendait dans une
-attention passionnée. Aussi, quand sa toupie était tombée dans le canal,
-ma mère lui refusait-elle rarement un «cent» pour en acheter une autre.
-C'était alors un nouvel amour: il la badigeonnait orange avec rayures
-bleues et vertes, et lui trouvait des qualités que n'avait pas
-l'ancienne. Sa passion durait jusqu'à la catastrophe prochaine, qu'il
-accourait, affolé et hors d'haleine, nous annoncer en bégayant.
-
-Kees désirait un cerf-volant acheté au bazar.
-
---Car ceux que je fais moi-même, disait-il, ne veulent jamais monter:
-les queues sont trop lourdes. J'aime qu'il souffle dedans et que cela
-fasse: Houhouououououou...! Alors c'est comme un moulin à vent qui
-tourne; puis, quand il monte bien, il vous tire, et on a la sensation
-qu'il va vous enlever. J'ai souvent souhaité être queue de cerf-volant,
-pour me sentir balancé là-haut dans les airs.
-
-Le dimanche, très tôt, Kees allait au coin de notre canal, à l'échoppe
-du commissionnaire Barend. Quand il faisait beau et qu'il y avait de la
-brise, Barend, dès le grand matin, dévidait lentement la corde de son
-cerf-volant, du bâton auquel elle était enroulée. En manches de chemise
-propres, le pantalon tiré très haut sur bretelles, la casquette noire
-garnie de deux petites floches sur le devant, les oreilles percées de
-menus anneaux d'or, le brûle-gueule en terre de Gouda à la bouche, il
-avait son air du dimanche: de vieille haridelle étrillée.
-
-Kees tenait le cerf-volant des deux mains, aussi haut qu'il pouvait.
-Barend faisait un temps de course, puis criait:
-
---Lâchez!
-
-Et, après plusieurs essais, le cerf-volant montait en tanguant.
-
-Quand il était à une certaine hauteur, Barend passait le peloton de
-corde à Kees, et d'un saut s'asseyait sur la toiture en zinc de
-l'échoppe. Kees alors lui rendait la boule qu'il avait dû tenir de
-toutes ses forces, grimpait à côté de lui, et la déroulant
-méthodiquement, tous deux suivaient le joujou aérien dans son ascension.
-
-Toute la matinée, l'homme et l'enfant restaient là, la tête levée, à
-observer gravement les évolutions du cerf-volant qui montait, montait,
-en balançant élégamment sa longue queue. Quand il avait disparu très
-haut, ils se regardaient émotionnés, et la satisfaction brillait dans
-leurs yeux.
-
-De temps en temps, Barend demandait à Kees de rallumer sa pipe en terre,
-ou il lui faisait tenir le bâton, dévidé maintenant, et il rajustait sa
-chique, après avoir lancé un long jet de salive brune. Puis l'un et
-l'autre se taisaient, tout à leur contemplation.
-
-Quelques minutes avant midi, la femme de Barend poussait un cri pour
-l'avertir que le dîner allait être prêt, et l'homme commençait à
-enrouler soigneusement la ficelle sur le bâton.
-
---Keesje, si le vent ne tombe pas, il fera encore bon cet après-midi
-pour une nouvelle montée. Maintenant je vais manger.
-
-Un jour il ajouta:
-
---Le dimanche, nous mangeons bien: du hachis. Et toi, que manges-tu le
-dimanche?
-
-Kees réfléchit un instant, et ne se rappelant d'autre viande que les
-langues de cheval que mon père achetait pour quelques «cents» à côté de
-l'écurie de son patron, il répondit hardiment:
-
---Le dimanche, chez nous, il y a de la langue de cheval bouillie, avec
-des pommes de terre.
-
-Barend le regarda du coin de l'oeil.
-
---Dis donc, morveux, fous-toi de ton aïeule, mais pas de moi!
-
-Kees, tout déconfit, le considéra sans répondre. Barend partit vexé, en
-disant cependant:
-
---Allons, à tantôt.
-
-Le petit rentra chez nous, où il n'y avait trop souvent rien à se mettre
-sous la dent, ou tout au plus du pain et du mauvais café, et nous conta
-la méchante boutade de son ami.
-
---Comment, bêta, tu lui as dit que nous mangeons de la langue de cheval?
-mais on va crier après nous!
-
-L'enfant ignorait qu'on se cachait de manger de la viande de cheval.
-
-L'après-midi, Barend et Kees se replaçaient sur l'échoppe, et jusqu'au
-soir, la tête levée et le regard tendu, ils suivaient le cerf-volant
-dans sa randonnée aérienne.
-
-
-
-
-UNE EXPULSION
-
-
-C'était en plein hiver. Depuis quatre semaines, nous n'avions pu payer
-notre loyer. Nous allions être expulsés de l'unique chambre que nous
-occupions, moyennant un florin par semaine, dans une impasse immonde
-d'Amsterdam. Ma mère sortit pour aller chez l'huissier, afin de
-l'amadouer; mais, arrivée à l'extrémité de l'impasse, elle revint
-précipitamment, en frôlant les deux murs de sa crinoline.
-
---Ils sont là! ils sont là! haletait-elle.
-
-En effet, trois hommes arrivèrent: un huissier et deux aides. Ils
-commencèrent à déposer nos frusques dans l'impasse. Mon père, qu'on
-avait prévenu, accourut; il obtint de pouvoir, par une fenêtre, évacuer
-le tout dans une cour voisine. Sur l'impasse, donnait la porte de
-derrière d'une maison du Nieuwendyk: on l'ouvrit, et on nous permit de
-déposer dans un couloir quelques objets et les enfants.
-
-La chambre vidée, l'huissier la ferma. Nous étions sans demeure en plein
-hiver, avec neuf enfants, dont un à la mamelle, et cela pour une dette
-de quatre florins.
-
-Quand le berceau fut dans le couloir avec tout ce qu'on pouvait y
-remiser, ma mère me dit de garder les petits, qu'elle irait chercher un
-gîte pour la nuit. J'ai perdu le souvenir de ce que fit mon père. Ma
-mère resta très longtemps absente. Il commençait à faire noir dans ce
-couloir, où on nous laissait sans lumière, par crainte d'incendie.
-Quelques-uns des enfants pleuraient de faim et de froid; d'autres
-s'endormirent dans des coins, sur le carreau. Moi, je berçais le bébé
-dans mes bras, mourant de frayeur et d'inquiétude. Je sanglotais; de
-temps en temps, j'appelais à haute voix ma mère, puis n'osais plus
-bouger de peur des revenants, dont elle nous avait conté les exploits.
-Enfin elle arriva: tous les enfants se mirent à crier à la fois. Aidée
-par une des servantes de la maison, ma mère nous emmitoufla le mieux
-qu'elle put. Mon frère Hein dormait si profondément qu'on ne parvint pas
-à le réveiller. Que faire? on ne pouvait pas le porter. Nous le mîmes
-dans le berceau, où il dormit toute la nuit. S'il s'était réveillé, il
-serait mort de peur de se trouver seul, enfermé dans ce couloir; mais il
-ne se réveilla pas.
-
-Ma mère nous conduisit à un logement pour pêcheurs. Dans une grande
-chambre à cinq lits, trois nous étaient réservés: un lit pour père et
-mère avec le bébé, le deuxième pour les quatre garçons, et le dernier
-pour les quatre filles.
-
-Ma mère descendit un instant. Pendant son absence, entra un homme qui
-devait occuper un des autres lits. Il me sembla vieux; je devinais
-quelqu'un pas de notre monde: quoique en guenilles, il avait l'air d'un
-monsieur. Il s'arrêta interdit, nous regarda tous, puis vint à moi, me
-mit la main sur les cheveux, les caressa, me renversa la tête, et me
-regardant minutieusement:
-
---Hé! hé! dans quelques années! dans quelques années!
-
-Je ne m'étais pas trompée: c'était un monsieur. Il prononçait les mots
-tels qu'ils étaient écrits dans les livres que j'avais lus: j'avais
-remarqué que les gens riches parlent comme dans les livres.
-
---Quel âge as-tu?
-
---Douze ans.
-
---As-tu un pantalon?
-
---Non.
-
---Alors lève ta robe, et montre-moi tes jambes.
-
-Je n'étais plus assez petite pour ne pas sentir un danger: j'appelai ma
-mère, qui me cria du bas de l'escalier de ne pas faire tant de bruit,
-que nous n'étions pas chez nous. L'homme ne se déconcerta point. Il dit
-à ma mère, quand elle rentra:
-
---Madame, vous avez de beaux enfants, et cette fillette, dans quelques
-années, sera très jolie.
-
---Oui, mes enfants sont très jolis, fit-elle avec orgueil. Nous sommes
-venus de la campagne; notre appartement n'est pas prêt: voilà pourquoi
-nous logeons ici.
-
-L'homme alla se mettre au lit. S'il était sorti, j'aurais raconté la
-chose à ma mère, mais maintenant je n'osais pas.
-
-Nous couchâmes les enfants. Arriva un pêcheur pour le dernier lit. Il
-nous regarda ahuri, puis bougonna:
-
---Ça va être gai avec cette marmaille!
-
-Heureusement un paravent nous isolait quelque peu. Je me couchai. Ah!
-par exemple! jamais je ne m'étais trouvée dans pareil lit: on enfonçait
-là-dedans. Il y avait des taies et des draps, à petits carreaux rouges
-et blancs très propres, et, au milieu, un creux exquis dans lequel je
-roulai. C'était du vrai capoque pour le moins, et pas de la balle
-d'avoine réduite en poussière, comme chez nous. Tous les enfants étaient
-si agréablement surpris, qu'un moment ce furent des rires trillés et des
-pépiements, comme dans une volière en ébat. Le pêcheur jura. Ma mère
-nous fit taire, en mettant ses deux mains sur sa bouche. Puis entrèrent
-mon père et ma soeur aînée: ils se mirent au lit et exprimèrent leur
-satisfaction d'être aussi bien couchés.
-
-De temps à autre, un des enfants devait faire pipi, ou le bébé criait.
-Alors le pêcheur grognait et jurait. A la fin, mon père, furieux, se
-leva et, en pans volants, au milieu de la chambre, l'invita à se mesurer
-avec lui; mais l'homme ne bougea pas. Le vieux monsieur disait:
-
---Allons, camarade, couchez-vous; du calme: vous avez de beaux enfants.
-
---Oui, j'ai de beaux enfants. Voulez-vous les nourrir? C'est une
-calamité! Mais qu'y faire? il faut bien les prendre quand ils viennent.
-
---Ah! cette candeur! Allons, camarade, couchez-vous.
-
-Et nous nous endormîmes tous.
-
-Le lendemain, à notre réveil, les hommes étaient partis.
-
-Ma mère nous conduisit dans une chambre qu'elle avait louée la veille;
-elle mit les petits par terre, me recommanda d'en avoir soin, et sortit
-chercher nos meubles. Nous fîmes un tel vacarme qu'à son retour, tous
-les locataires étaient en révolte, parce qu'on avait accepté dans la
-maison un ménage avec tant d'enfants.
-
-Le fait est que ma mère avait, comme toujours, menti sur le nombre.
-
-
-
-
-MA ROBE DE PREMIÈRE COMMUNION
-
-
-La faim, c'était l'éternelle rengaine chez nous. Comment allons-nous
-faire pour trouver à manger? Quel expédient inventer? nulle part du
-crédit, et rien, rien, à mettre au clou.
-
---A moins, dit ma mère, que nous y mettions, pour quelques jours, ta
-robe de première communion.
-
---Ma robe de première communion! mais...
-
---Mais... nous ne pouvons pas rester indéfiniment sans manger.
-
-Ma mère avait toujours dit que j'aurais été habillée de bleu à ma
-première communion, et voilà que nous avions acheté cette robe
-gris-de-perle, garnie de ruches, d'une pauvre étoffe raide et rêche. Je
-la pris dans le placard: elle était bien sale, surtout sur les hanches,
-d'y avoir frotté mes mains, et toute décolorée. Je la pliai
-respectueusement et très légèrement pour ne pas la chiffonner, et, la
-portant à bras tendus, je m'acheminai, émue et frissonnante, vers le
-Mont-de-piété le plus proche.
-
-«Au moins vais-je demander un gros prêt», me disais-je. Ma robe de
-communion avait, pour moi, une bien autre valeur que les trois florins
-et demi qu'elle avait coûtés. «Je vais exiger quatre florins: ce n'est
-pas trop.»
-
-C'était un samedi soir; il y avait beaucoup de monde: les uns venaient
-dégager les vêtements de dimanche, les autres engager les objets les
-plus disparates, afin d'avoir un peu d'argent le lendemain. Les Juifs
-rengageaient leurs frusques du sabbat dégagées la veille, pour pouvoir
-acheter leur fonds de commerce de la semaine, et protestaient quand
-l'employé voulait réduire le prêt, sous prétexte que les vêtements
-avaient été portés tout un jour.
-
-Mon tour arriva.
-
---Combien?
-
---Quatre florins.
-
-L'employé défit le paquet, examina ma robe en la tenant devant lui, à
-bras écartés. Il répondit tranquillement:
-
---Dix-huit sous.
-
-Je restai un moment saisie, puis murmurai:
-
---C'est bien.
-
-Il réduisit ma robe de première communion en un petit rouleau, ce qui me
-fit presque pleurer.
-
-En sortant, je rencontrai dans le corridor une femme, avec une paire
-d'immenses bottes de dragueur en mains, qu'elle me demanda de vouloir
-engager pour elle: elle n'osait pas, étant honteuse.
-
---Oui, je veux bien; que faut-il demander?
-
---Vingt-quatre sous.
-
-Je retourne au guichet. Ayant bien inspecté les bottes, l'employé me
-répond:
-
---Dix-huit sous.
-
-J'ouvre la porte et souffle à la femme:
-
---Dix-huit sous.
-
---C'est bien, chuchote-t-elle.
-
---C'est bien, dis-je à l'employé.
-
-La femme me donna deux «cents» pour ma peine.
-
-Je me précipitai vers une boutique où, avec les dix-huit sous, j'achetai
-du pain, de la margarine et du café moulu; puis, pour mes deux «cents»:
-une image de la Belle au bois dormant, deux poires, et deux crottes de
-sucre.
-
-Et je rentrai chez moi bien heureuse.
-
-
-
-
-JOURS DE FÊTE
-
-
-Je me rappelle surtout les transes de la faim, les jours de fête. Mon
-père, qui s'était mis à boire, s'enivrait alors dès le matin avec les
-premiers pourboires qu'on lui donnait, et était, le reste du jour,
-incapable de conduire son fiacre. Or, c'étaient ces pourboires qui nous
-faisaient végéter. Il y avait donc, ces jours-là, un redoublement de
-misère.
-
-Ma mère cependant nous attifait le mieux qu'elle pouvait pour la fête,
-et, avec le plus petit enfant sur ses bras, nous allions faire un tour,
-humer les bonnes odeurs de la mangeaille.
-
-Les femmes, sur le seuil des portes, attendaient la famille et les
-invités. Ma mère s'arrêtait à causer là où cela sentait bon le café et
-les tartines beurrées, dans le vague espoir d'une invitation, ou
-seulement de l'offre d'une tasse de café ou de n'importe quoi; mais non,
-jamais on ne nous invitait.
-
-Puis nous rentrions. Les plus grands refouillaient les armoires,
-espérant trouver une croûte égarée; les petits pleuraient et réclamaient
-à manger; ma mère, pâle, les mains sur les genoux, ne disait rien; mon
-père ronflait, empestant l'atmosphère de son haleine d'ivrogne.
-
-Alors ma mère sortait précipitamment, et revenait peu après avec du pain
-pas assez cuit, de la margarine et du café moulu. Elle était allée taper
-un des nombreux petits boutiquiers dont tout le fonds valait bien dix
-florins, et que nous avons conduits de la sorte à la faillite.
-
-
-
-
-NOUS VIVONS DE CHARITÉ
-
-
-C'était en 1870. Mon père s'était laissé monter la tête par un déserteur
-allemand, qui lui avait fait accroire que, tous les hommes étant à la
-guerre ou ayant été tués, l'Allemagne manquait de bras. Quand il
-s'agissait de voyager, mon père perdait tout discernement. Il nous
-annonça donc qu'il allait partir pour l'Allemagne, où certainement il
-trouverait vite du travail bien rémunéré, et qu'il nous ferait venir: il
-s'était engagé dans un cirque allemand pour faire le voyage gratis. Il
-mit ses hardes dans un sac et, les larmes aux yeux, nous quitta.
-
-Nous étions tous plus morts que vifs de cette fugue que rien ne
-justifiait, car mon père avait du travail, et il était à peine parti que
-le déserteur allemand occupa sa place. Mon père nous abandonnait en
-plein hiver, laissant ma mère avec neuf enfants, sans ressources
-aucunes.
-
-Ma mère s'en fut trouver le curé, qui bientôt intéressa plusieurs dames
-à notre sort; elles furent tout de suite d'accord pour me mettre,
-jusqu'à ma majorité, dans un établissement de bienfaisance. Notre
-ahurissement fut intense. Ma mère s'étant rendue à cet établissement
-pour les arrangements à prendre, et ayant vu des petites filles qu'on y
-élevait, vint nous dire que ces enfants avaient l'air si matées et
-s'inclinaient si profondément devant la supérieure, et ceci... et
-cela... Bref, l'idée seule de savoir sa petite Keetje ainsi aplatie lui
-serrait la gorge, et, quand elle dut signer un acte par lequel elle
-renonçait à tout droit sur moi, elle refusa. Zut! elle aimait mieux que
-j'eusse faim avec elle: en somme, nous en avions vu bien d'autres! Ce
-nous fut un grand soulagement de nous être décidés à crever de faim
-ensemble.
-
-Nous fîmes, à cette époque, la connaissance de tous les établissements
-de charité d'Amsterdam. Un d'eux nous donnait trois pains noirs par
-semaine; un autre, tous les quinze jours, un florin en pièces d'un
-_cent_: il y avait bien pour cinq _cents_ de mauvaise monnaie, mais
-enfin! sans cette charité par miettes, nous serions morts de faim et de
-froid. Ce n'est pas qu'elle ne comptât quelque peu sur le rétrécissement
-que produit la faim. Ainsi quand on donnait une chemise pour un enfant,
-elle était si étroite qu'elle le gaînait comme une seconde peau: on
-pouvait compter ses côtes à travers, et malgré le froid, il y étouffait.
-Ou, si on n'avait pas votre pointure pour des sabots, on vous en passait
-de plus petits.
-
-Nous recevions aussi des cartes pour des briquettes de tourbe: Hein et
-moi, nous allions les chercher à l'autre extrémité d'Amsterdam, sur un
-traîneau auquel lui était attelé, et que, moi, je poussais, nous frayant
-un chemin à travers la neige qui nous montait aux mollets. On nous
-donnait des bons de soupe aux pois, dont parfois nous vendions
-quelques-uns afin d'acheter du savon et du sel de soude pour pouvoir
-faire une lessive.
-
-A sept heures du matin, nous allions sur les grands canaux faire queue à
-la porte des «maisons riches». Les larbins manifestaient tout leur
-dégoût lorsque nous étions sales, disant qu'il y avait cependant assez
-d'eau dans les canaux pour nous laver, si nous l'avions voulu; et on
-nous distribuait encore des bons pour des pois, des fèves et de l'orge.
-
-Nous étions livrés à une charité étroitement méthodique, et qui nous
-classait à jamais parmi les vagabonds et les «outcast».
-
-Mon père ne donna pas signe de vie pendant les six mois que dura son
-escapade. Un dimanche matin, il ouvrit la porte et rentra, le sac au
-dos. Hein s'élança vers lui avec un grand cri de joie:
-
---Oh! père!
-
-L'attitude de ma mère disait: «Vous venez nous ôter le pain de la
-bouche.»
-
-On sut en effet bientôt que mon père était revenu, et on ne nous donna
-plus rien. Ma mère avait un mari jeune et vigoureux, n'est-ce pas? très
-capable de travailler pour les neuf enfants qu'il avait envoyés dans le
-monde.
-
-
-
-
-AH! VOUS AVIEZ DES «KWARTJES!»[5]
-
- [5] _Kwartje_: un quart de florin.
-
-
-Nous étions très familiarisés avec la faim, et ma mère avait même appris
-à la manier de façon assez dangereuse.
-
-Un soir, nous étions assis autour d'un bon feu de tourbes: comme nous
-avions demandé des secours, on nous avait donné des tourbes. De toute la
-journée, nous n'avions eu d'autre nourriture qu'un petit pain de dix
-«cents», que ma mère avait partagé en neuf tranches. Elle avait le bébé
-au sein, et nous causions de ce que nous aurions acheté à manger si nous
-avions eu un florin.
-
-On frappe à la porte; je cours ouvrir; un Monsieur s'arrête à l'entrée.
-
---Restez donc, petite femme, dit-il gentiment à ma mère; vous êtes
-assise avec tous vos enfants autour du feu? Voici...
-
-Il me remet une pièce d'un florin et part. Je voulais tout de suite
-chercher ce dont nous avions parlé: du pain, du café, et des harengs
-saurs, quand ma mère me dit:
-
---Donne le florin.
-
-Je le lui donnai, et elle me passa trois pièces d'un «kwartje». Je
-regardais, stupéfaite, ces pièces, et levant le regard vers elle:
-
---Ah! fis-je, vous aviez des «kwartjes»?
-
-Elle baissait les yeux en rougissant.
-
---Oui, tu sais, ces six aunes d'indienne que j'ai reçues de Madame... Eh
-bien, il me manque quatre aunes pour faire une robe. Cela coûte un
-«kwartje» l'aune: on a le même dessin au Nieuwendyk. J'ai épargné pour
-les acheter; avec ce florin, j'irai les chercher demain.
-
-Je restais hébétée, en répétant:
-
---Ah! vous aviez des «kwartjes», des «kwartjes»!
-
---Allons, morveuse, va chercher du pain.
-
-
-
-
-L'USURIÈRE
-
-
-Ma mère me fit des signes mystérieux. Je pensais qu'elle voulait, en
-cachette des autres, me donner une tartine beurrée: comme j'étais
-faible, on me gâtait un peu. Mais je vis ses yeux clignoter, signe
-évident, chez elle, d'émotion.
-
---Écoute, Keetje, chuchota-t-elle, nous allons chez Koks dégager mon
-manteau, ta robe de première communion, et le pardessus de père.
-
---Tu as de l'argent, mère? fis-je aussi mystérieusement qu'elle.
-
---Oui, j'ai épargné.
-
-L'épargne chez nous représentait des jours sans pain. Mais comment
-faire? Nous ne pouvions aller complètement nus: nous l'étions déjà aux
-trois quarts.
-
-Koks était un épicier qui donnait des denrées sur gage; tous nos
-vêtements avaient passé chez lui, et voilà que nous pouvions dégager les
-principaux.
-
-Ma mère tenait les quelques florins en pièces d'un «cent» et en
-«dubbeltjes[6]», dans un cornet de papier gris. La femme Koks prit
-l'argent, et nous dit d'aller à une porte de derrière pour y recevoir
-les vêtements. Mais une fois là, elle déclara qu'elle nous les donnerait
-quand nous viendrions dégager les autres loques, sur lesquelles elle
-avait eu la bonté de nous avancer des denrées.
-
- [6] _Dubbeltje_: Un dixième de florin.
-
-Ma mère pleura, se fâcha, menaça; moi, je sanglotais, en parlant de ma
-robe de première communion. Rien n'y fit. L'usurière nous chassa, en
-disant:
-
---Vous ne pouvez pas prouver que vous m'avez remis de l'argent.
-
-On dut me coucher: l'émotion m'avait donné la fièvre. Ma mère eut,
-pendant plusieurs jours, des clignotements d'yeux, et des plaques rouges
-sur les pommettes. Elle marmottait des mots de vengeance, et griffait
-l'air, comme si c'eût été la figure de l'usurière.
-
-
-
-
-BAATJE
-
-
-Dirk jouait à la toupie sur la glace de notre canal. Il aurait donné son
-dîner pour une paire de patins, ou un petit traîneau dans lequel il nous
-aurait tous entassés et traînés jusqu'au soir. Mais ne pouvant avoir ni
-l'une ni l'autre, il se contentait de sa toupie, qui tournait
-merveilleusement sur la glace en décrivant des arabesques.
-
-Les mouvements violents m'ont toujours mise hors de moi et, sur la
-glace, il fallait s'en donner trop si on voulait ne pas se figer: je
-suivais donc du quai les ébats de mon frère. Il devint bientôt tout bleu
-de froid et, las de ce jeu qui ne le réchauffait pas assez, il
-l'abandonna pour faire des glissades.
-
-Sur l'autre rive, une femme s'approchait du canal, portant quelque chose
-dans son tablier. Arrivée au bord, elle y prit un objet qu'elle jeta
-dans une baie pratiquée à travers la glace. Cinq fois, elle plongea sa
-main dans le tablier, et cinq fois, lança un objet. Dirk, qui s'était
-approché, attrapa le dernier au vol, et se sauva en le dissimulant sous
-son chandail. Il remonta sur le quai de notre côté, et me montra un
-petit chat gris, au ventre blanc, de quelques semaines.
-
---J'ai sauvé celui-ci, bégayait-il.
-
-Allons vite le réchauffer et lui donner du lait.
-
-A la maison, Dirk prit le pot au lait sur le poêle, et en donna un peu
-au petit chat. Ma mère réclama:
-
---Écoute, non: du lait, nous en avons trop rarement nous-mêmes.
-
---Voyons, mère, pour le remettre de son émotion d'avoir été jeté de si
-haut!
-
---C'est bien, si c'est pour l'émotion; mais je ne veux pas de commensal.
-
---Je lui donnerai de ma tartine, et l'impasse est remplie de souris, et
-le canal de rats.
-
-Le petit chat but précieusement en montrant une languette rose; puis il
-se mit sur ses quatre pattes, s'étira, et le dos bombé, la queue
-dressée, il marcha sur la table en donnant de délicats coups de tête
-dans la figure de Dirk. Les yeux de celui-ci brillaient d'orgueil.
-
---Tu vois, il est reconnaissant, il sait que je l'ai sauvé: c'est mon
-chat!
-
-Il me demanda si c'était un matou ou une chatte. Mais comme l'inspection
-ne nous révélait rien, nous jugeâmes, d'après la physionomie, que
-c'était une chatte.
-
-Et Baâtje, comme il l'appela, resta chez nous. Mais elle était à Dirk:
-elle coucha avec lui, et aussi longtemps qu'elle fut petite, il la porta
-dans sa casquette; il la nourrissait de petits morceaux mordus de sa
-tartine, et d'un peu de lait chipé derrière le dos de ma mère.
-
-Il la prenait aussi sous son habit, les samedis après-midi, quand il n'y
-avait pas classe et que Mina nous chassait de la maison, parce qu'elle
-ne pouvait faire son nettoyage avec cette marmaille dans les jambes.
-Alors Dirk m'accompagnait sur les grands canaux où j'aimais à flâner, et
-nous choisissions une maison, pour «si nous avions été riches», où nous
-jouions à monter et à descendre les hauts escaliers des perrons jusqu'à
-ce que les domestiques nous fissent déguerpir.
-
-Dans une de ces pérégrinations, nous fûmes attirés vers une fenêtre
-derrière laquelle était assis, sur un coussin de velours bleu, un énorme
-angora roux. Il suivait, d'un regard tranquille, une grosse mouche sur
-la vitre; puis, se dressant sur les pattes de derrière, de ses pattes de
-devant, il agrippa l'insecte. Debout ainsi, il nous stupéfia: son ventre
-fauve clair étincelait au soleil; sa queue, qu'il déployait à droite du
-corps et dont le bout frétillait, était grosse comme un cabillaud.
-
-Dirk prit Baâtje de dessous son habit, et lui montra ce congénère
-merveilleux:
-
---Tu vois, Baâtje, c'est un chat; mais il est trois fois comme toi, et
-puis tout autre. Toi, tu aurais dévoré la grosse mouche; lui l'a
-seulement tuée. Il garde sa faim pour les têtes de harengs saurs, dont
-on le bourre sans doute: pour sûr que, sans cela, il l'aurait bouffée!
-Toi et moi, nous n'attendons jamais pour escamoter ce qui est devant
-nous. Sa peau, Baâtje, sa queue, et ses yeux comme deux billes d'or, ne
-ressemblent pas aux tiens: il est tout autre, tout autre, tu vois. A ce
-moment, une servante sortit de la maison, portant une assiette de pommes
-de terre froides, qu'elle déversa contre un arbre pour les pauvres
-chiens. Quand elle fut rentrée, nous allâmes à l'arbre, pour mettre
-Baâtje près de ce repas imprévu. Mais, comme les pommes de terre étaient
-propres, Dirk les mit une à une dans sa casquette, et plus loin, sur un
-autre perron, à nous trois, nous fîmes un excellent goûter.
-
-Vers le printemps, Baâtje devenait grosse et grasse que c'était un
-charme. Dirk l'attribuait à nos promenades sur les canaux (depuis les
-pommes de terre, nous étions à l'affût de ces aubaines).
-
---Puis tu comprends, les souris, elles lui courent entre les pattes!
-
-Un soir, en se couchant dans l'alcôve, mes parents y trouvèrent Baâtje,
-commodément installée dans la paille, avec cinq petits. Dirk en devint
-muet de surprise. Mon père voulait se débarrasser de toute la nichée
-dans les égouts; Mina, qui n'aimait aucune bête, proposa de les jeter
-dans le canal. Alors devant les lamentations de Dirk, ma mère dit, en
-faisant des clignements d'yeux aux autres, qu'il pouvait les garder.
-
-Il fit un nid de ses vêtements dans un coin par terre, et coucha dessus
-la chatte et ses petits; mais le lendemain, sans que mes parents eussent
-rien senti, elle se trouvait installée à l'ancienne place.
-
-Quand nous rentrâmes de l'école, Baâtje vint à la rencontre de son
-maître, et raconta, en un langage net, qu'un grand malheur lui était
-arrivé:
-
---Boûbeloûbeloûbeloûû!! Leuëleuëleuëleuëueu!! Mâwâwâwâââw!
-
-Puis elle sauta dans l'alcôve, et Dirk et elle se mirent à fouiller la
-paille et à mettre tout sens dessus dessous: mais plus de petits chats!
-
-Il bondit à terre, pâle, et les deux poings levés vers Mina, il bégaya:
-
---C'est c'est toi, Sosododomite, Sososododomite!
-
-Elle l'écarta de la main, en riant sournoisement de sa figure camarde.
-
-En automne, Baâtje engraissa de nouveau. Dirk lui caressait son ventre
-blanc, ce qu'elle acceptait en ronronnant bruyamment. Un jour, on ne la
-retrouva pas. Dirk et moi, nous remuâmes toute l'impasse, mais Baâtje
-avait disparu. Le nez en pied de marmite de Mina frémissait. Alors Dirk
-ne chercha plus.
-
---Sosododomite, c'est, c'est toi! Sososododommite, c'est tttoi!!!
-
-Pendant tout un temps, Dirk bégaya péniblement.
-
-
-
-
-SI NOUS ÉTIONS RICHES
-
-
-Les soirs d'hiver, quand nous n'avions ni feu ni lumière, le ventre
-vide, nous nous couchions pour avoir plus chaud, et causions de ce que
-nous aurions fait si nous avions été riches.
-
-Un soir, transportés par la griserie, mes parents se disputèrent
-presque.
-
-Mon père, ancien cavalier à l'armée, aurait eu des pur sang et m'aurait
-appris à monter à cheval: j'avais le corps qu'il fallait, disait-il,
-pour porter l'amazone, car jamais une grosse femme n'est bien à cheval.
-
-Mina souhaitait une robe de satin vert, et des bottines qui lui
-monteraient aux mollets.
-
-Moi, je voulais une armoire en verre remplie de poupées, habillées de
-soie et coiffées de perles; puis une très grande poupée, qui eût été la
-reine des autres. Elle serait vêtue d'une robe faite d'ailes de
-papillons, que j'aurais assemblées par un point de dentelle.
-
---Tudieu! s'exclama mon père.
-
---Cette créature enfantine, dit ma mère, est toujours là avec ses
-poupées!
-
---Moi, fit-elle, je porterai des bonnets en chenille, qui feront enrager
-toute l'impasse.
-
---C'est cela! tu ferais enrager toute l'impasse, comme si nous allions
-rester ici, étant riches!
-
---Ah! c'est vrai... Puis les enfants apprendront le français, à jouer du
-piano et à danser, et je leur friserai les cheveux à l'anglaise. Nous
-habiterions, au Canal des Empereurs, une grande maison, où il y aurait
-des chambres bleues, rouges et vertes.
-
---Pourquoi toutes ces couleurs? demanda mon père.
-
---J'ai lu qu'il en est ainsi dans les «maisons riches»: on le voit du
-reste à travers les fenêtres.
-
---Ah! et comment serait ta chambre?
-
---La mienne? rouge, je l'ai toujours dit, rouge. Comme je suis brune...
-
-J'aurais aussi un poêle allumé près de mon lit, et je mangerais quelque
-chose de bon toutes les heures: des biscottes et du chocolat à huit
-heures, une pomme cuite à neuf, une tartine avec une anguille fumée et
-du café à dix, des cornichons et des oeufs durs à onze. Enfin, toutes
-les heures, quelque chose de bon!
-
---Et, comme d'habitude, tu ne ferais pas à dîner, même si tu étais
-riche. Toujours des repas sur le pouce, quoi? Eh bien, moi, il me
-faudrait un bon pot de pommes de terre au lard et aux boudins, bien
-fricoté, bien chaud. Tu continuerais, toi, à ne jamais nous donner un
-repas solide. Si tu crois que les gens riches mangent toutes ces
-«niaiseries»! La viande qu'on voit chez les bouchers, voilà ce qu'ils
-mangent, et crue encore, à ce qu'il paraît.
-
---De la viande crue! non, cela me dégoûterait: jamais je n'en mangerai.
-
---Ah! mon Dieu! soupira Hein, si nous avions seulement chacun un petit
-pain de trois «cents»! ils sont très grands chez le boulanger, derrière
-le coin, n'avez-vous pas vu cela? plus grands qu'ailleurs, et quand on
-en a mangé un, on a déjà une bonne bouchée dans l'estomac.
-
-Nous ne disions plus rien. Mon père se moucha, puis répondit:
-
---Oui, Heintje, dors maintenant. Demain, tu auras un petit pain de trois
-«cents».
-
-Mon père se moucha encore.
-
-
-
-
-JE FAIS PIPI DANS MES JUPES
-
-
-Un soir, je devais aller au Bureau de bienfaisance chercher un florin.
-On nous le donnait en rouleaux de pièces d'un «cent», tout en y glissant
-des pièces étrangères, dont on savait pertinemment que nous ne pouvions
-rien faire. Plus d'une fois, je fus jetée à la porte par des boutiquiers
-à qui j'essayais de les passer.
-
-Il neigeait et gelait à pierre fendre; je longeais le Canal des Princes
-où, chemin faisant, je rencontrai deux garçons et une fille de mon âge,
-qui se rendaient également au Bureau de bienfaisance.
-
-Nous nous mîmes à courir en nous jetant des boules de neige, et à sonner
-aux portes en nous sauvant. Mais voilà que je fus prise d'un petit
-besoin pressant, et impossible de me soulager, à cause des garçons.
-
-Nous arrivâmes à la Westerkerk, autour de laquelle nous jouâmes à
-cache-cache, en nous couvrant de neige. J'aurais voulu me retirer sous
-une charrette ou dans un recoin, mais les autres couraient après moi.
-
-J'étais au supplice: je devins tranquille et ne pouvais plus jouer; je
-dis à mes camarades que le froid me figeait.
-
-Au retour, devant cette même église, l'accident m'arriva. Cela me coula
-chaud jusque dans les sabots, et à l'instant même, des hanches à la
-pointe des pieds, mes vêtements se gelèrent sur mon corps: je fus brûlée
-et lacérée jusqu'au sang. Je me mis à pleurer; la neige tombait drue;
-elle se collait à mes sabots en une masse compacte et pointue, qui me
-faisait clopiner péniblement. En arrivant chez nous, j'eus à peine le
-temps d'ouvrir la porte, et je tombai.
-
-Mon père me déshabilla, essuya doucement le sang, en répétant:
-
---Ma pauvre petite «Poeske», elle est toute crevassée, ma pauvre petite
-«Poeske»!
-
-Il m'assit sur une chaise devant le poêle, et me donna une tasse de café
-aux trois quarts remplie de marc; mais je ne voulais rien dire, car
-quand l'intention de mon père était bonne, il se fâchait si on ne
-l'acceptait pas telle quelle. Puis mon père était si beau, me
-semblait-il, et sa bonté si exquise que, pour rien au monde, je ne
-l'aurais froissé. Je dis donc:
-
---C'est bon, père, du café chaud, après avoir eu si froid et si mal.
-
---N'est-ce pas, «Poeske»? je l'avais gardé pour toi. Je me disais:
-Keetje va rentrer; elle aura froid, et du café bien chaud lui fera
-plaisir.
-
---Oui, père, c'est bon, très bon!
-
-Et j'avalai bravement ce résidu boueux.
-
-
-
-
-LES DEUX GRENADIERS
-
-
-Ma mère avait déjà brûlé nos joujoux, pour atténuer un peu le froid
-humide qu'il faisait chez nous. Comme elle n'était accouchée que de dix
-jours, elle avait peur, disait-elle, d'attraper un frisson.
-
-Nous attendions mon père, qui était cocher chez un loueur: peut-être
-aurait-il reçu un pourboire, et pourrions-nous acheter des tourbes et du
-café pour nous réchauffer. De manger, mon Dieu! on se passerait: il
-fallait d'abord s'ôter cette rigidité des membres.
-
-Mon père rentra, courbé en deux, les mains dans les poches, tremblant
-sous son bourgeron de coton.
-
---Brr... il fait encore plus froid ici que dehors.
-
---Tu n'as rien, Dirk, pour chercher des tourbes et du café?
-
---Non. J'espérais trouver du feu: je croyais qu'une dame devait venir te
-voir?
-
---Elle n'est pas venue, à cause du temps, sans doute.
-
---Si j'avais su, je me serais couché sous les chevaux. Quel froid! Quel
-froid! On ne m'a pas laissé faire une seule course aujourd'hui: j'ai dû,
-toute la journée, nettoyer des voitures à la rue, par cette température.
-Les cochons! ils savent bien cependant que, quand je ne reçois pas de
-pourboires, nous sommes sans pain: ce n'est pas avec leurs trois florins
-par semaine que je puis entretenir un ménage de neuf enfants.
-
---J'ai un frisson qui me monte le long des jambes, grelotta ma mère, et
-dans mon état...
-
---Nom de Dieu! Nom de Dieu! Il nous manquerait qu'il t'arrive du mal.
-Couche-toi, et vous, les enfants, également: on mangera demain. Il faut
-absolument du feu.
-
-Il se mit à chercher dans le taudis ce qu'on pourrait bien brûler
-encore, mais ne trouva que les sabots des enfants. Il les jeta de côté,
-et recommença à chercher... rien... Il revint aux sabots, les empila
-dans l'âtre, et y mit le feu; puis il se coucha.
-
---Je vais m'allonger contre toi pour te réchauffer.
-
-La lampe s'éteignit faute d'huile; les petits sabots brûlaient lentement
-parce qu'ils étaient mouillés; mais l'atmosphère se réchauffa et une
-sensation meilleure nous envahit.
-
-Il n'était que six heures du soir: il ne fallait pas songer à dormir.
-Alors, à propos du froid, mon père raconta l'histoire de son oncle
-Corneille Oldema, qui fit la guerre de Russie sous Napoléon. Il avait
-assisté à la débâcle de Moscou, qu'il ne quitta qu'après avoir rempli
-son havresac de chandeliers, de ciboires, et autres objets en or pris
-dans les églises. De retour en Frise, la vente de ces objets, qu'un juif
-avait achetés, lui rapporta de quoi acquérir une ferme et quatre belles
-vaches. L'oncle avait dit:
-
---«Il ne faut pas croire que j'aie volé ces choses: tout le monde
-pillait, les officiers comme les autres. C'est ainsi à la guerre. Mais
-peu sont rentrés chez eux, comme moi, avec leur butin: presque tous sont
-morts de froid en route, ou ont été tués par l'ennemi, ou assassinés par
-leurs compagnons pour être pillés à leur tour. Moi, comme Frison, je
-supportais bien le froid, mais ces petits hommes bruns, qui parlaient
-une langue incompréhensible, mouraient comme des hannetons. Le froid les
-raidissait et leur coupait le caquet; car, pour du caquet, ils en
-avaient: ils parlaient et riaient dans les situations les plus
-abominables, et allaient à l'assaut comme pour le plaisir, en vrais
-démons qu'ils étaient. La nourriture les préoccupait peu: du pain et un
-oignon et ils avaient bien dîné; mais le froid en faisait des petits
-garçons. Ils commençaient par traîner la patte, puis se frottaient les
-yeux, comme pris de vertige, puis lentement ils s'effondraient et
-s'endormaient. C'était fini: ils ne se réveillaient plus.
-
-«Un d'eux faisait route avec moi. Il lutta contre l'engourdissement: il
-me parlait, me parlait; je ne comprenais naturellement rien; un peu
-après, il zézayait; à la fin, ne pouvant plus se traîner, il s'accrocha
-à moi, en bégayant comme un enfant, et ainsi que les autres, il
-s'écroula doucement. Je pris deux timbales en or dans son havresac.
-
-«Si en chemin je n'avais pas mendié, le gros orteil ostensiblement hors
-de la chaussure, il est probable que jamais je ne serais revenu; mais on
-me prit pour un pauvre diable, sans rien.»
-
-Ma mère, qui s'était réchauffée, conta, à son tour, la campagne de son
-oncle Hannis en Espagne. L'oncle Hannis était un petit Liégeois, très
-pieux. Il avait, avec beaucoup d'autres, dû partir pour ce pays. C'était
-très loin, et, à mesure que l'on marchait, la terre devenait si sèche et
-les gens si bruns qu'il se disait que certainement on le conduisait au
-bout du monde: et il avait raison, il a vu le bout du monde, confirmait
-ma mère. On leur tirait dessus de derrière les buissons; les coups
-partaient des maisons, des toits, des arbres, mais on ne voyait
-personne. Alors, après une plaine jaune de sable brûlant, ils arrivèrent
-au bout du monde, là où le ciel vient rejoindre la terre en une eau
-bleue, bleue, comme on n'en avait jamais vu. Les camarades s'étaient
-baignés dans le ciel, mais lui s'était agenouillé; par respect, il y
-avait seulement trempé les mains, et, de ses doigts mouillés, il avait
-fait le signe de la croix.
-
-Pour ce qui était de rapporter du butin, l'oncle disait que c'était un
-pays de meurt-de-faim, où des femmes, noires comme des sorcières,
-chantaient et dansaient beaucoup, en poussant la croupe et en faisant
-claquer des petits morceaux de bois entre les doigts. Quant à boire et à
-manger comme dans notre pays, là-bas les gens riches eux-mêmes ne
-savaient pas ce que c'était.
-
---Nous ne le savons pas non plus, conclut mon frère Hein.
-
-Il sonnait dix heures chez les voisins: les petits sabots étaient
-consumés; le froid redevenait intense; excepté les tout petits, aucun de
-nous ne parvenait à s'endormir, et la nuit était encore si longue!
-
-
-
-
-LE VILLAGE ROUGE
-
-
-Mon père, étant ivre, avait, pour quelques «dubbeltjes», vendu un vieux
-harnais hors d'usage, de connivence avec un palefrenier qui, pour se
-disculper, s'était empressé de le dénoncer au patron: celui-ci avait
-tout simplement fait arrêter mon père. La consternation et l'affolement
-furent intenses chez nous. Nous voulions savoir où mon père avait été
-arrêté et où on l'avait conduit, mais nous ne songeâmes pas un instant à
-la prison.
-
-Nous voilà donc, ma mère et moi, lâchant le ménage et tous les petits
-enfants, à courir les bureaux de police d'Amsterdam. Ce fut une
-randonnée lamentable. Dans le dernier bureau, où nous arrivâmes
-exténuées, les agents étaient assis autour du poêle; ma mère, dans son
-émoi, employa le terme d'agent secret, ce qui la fit rabrouer par l'un
-d'eux. Un autre le calma, en me montrant:
-
---Voyons, on les appelle ainsi.
-
-Puis il nous informa qu'on avait conduit mon père au «Village Rouge»:
-c'est ainsi qu'à Amsterdam on désigne la prison.
-
-Nous rentrâmes chez nous en sanglotant; quand Mina revint de son
-travail, ce furent de nouveaux sanglots, et toute la nuit se passa en
-lamentations.
-
-Le lendemain était un dimanche; une nuit d'insomnie et de réflexion
-m'avait surexcitée, et je fis une sortie violente contre mon père.
-
---En somme, c'est encore pour boire qu'il nous a conduits à cette honte.
-Nous n'oserons plus sortir. Moi, je flanque dans le canal le premier qui
-s'avisera de me regarder de travers. Au moins si c'était pour nous
-nourrir qu'il avait volé! mais non, c'est pour du genièvre. Je ne pleure
-plus: c'est très bien fait.
-
---Tais-toi, Keetje, Dirk a remué toute la nuit; il ne faut pas qu'il
-t'entende, car il se battra à mort si on l'insulte à ce propos: ne le
-réveille pas.
-
---Je ne dors pas, cria Dirk, et il se mit à pleurer.
-
-Mina trouvait qu'il fallait nous ramasser, qu'en somme ce n'était pas
-nous qui avions fait la chose.
-
-Nous nous claquemurâmes toute cette matinée. L'après-midi, les uns après
-les autres se risquèrent dehors. Il faisait très beau. Je sortis avec
-précaution de l'impasse, et filai le long des maisons, en affectant des
-allures pressées. Au bout du canal, je rencontrai ma meilleure amie,
-seule également. Je voulais d'abord me cacher, mais son frère aussi se
-trouvait au «Village Rouge»: il était matelot et, son père lui ayant
-refusé de l'argent, il avait vendu son uniforme. Nous fûmes donc comme
-poussées l'une vers l'autre.
-
---Rika, dis-je, allons nous promener aux «Schansen».
-
-Les «Schansen» étaient des boulevards extérieurs qui menaient à la
-prison. Nous aboutîmes à celle-ci comme par hasard; nous marchâmes
-autour du «Village Rouge», en inspectant toutes les fenêtres, nous
-arrêtant à chaque instant et parlant haut dans l'espoir d'être entendues
-par les nôtres. Mais non! rien ne bougeait. Puis nos regards se
-rencontrèrent, et nous tombâmes dans les bras l'une de l'autre en
-pleurant; nous appelâmes éperdument nos prisonniers, et nos cris:
-
---Père! Père!
-
---Fritz! Fritz!
-
-s'entremêlèrent dans nos sanglots.
-
-Nous trouvâmes des excuses en disant que mon père était ivre et ne
-savait ce qu'il faisait, et que son frère était si jeune!
-
-Après quelque temps, on relâcha mon père, son larcin d'ivrogne ayant été
-jugé trop insignifiant pour justifier une poursuite; mais le mal était
-fait, et il ne trouva plus de travail chez aucun loueur de la ville.
-
-
-
-
-MARCHANDE DE RUE
-
-
-Les jours suivant l'incarcération de mon père, la misère devint atroce
-chez nous. Les trois florins de salaire qu'il gagnait par semaine,
-servaient à payer le loyer et les quelques dettes criardes; pour le
-reste, nous vivions au jour le jour des pourboires qu'il recevait. Et
-maintenant tout était supprimé du coup.
-
-Nous délibérâmes avec une vieille voisine sur le parti à prendre. Elle
-et presque tous les habitants de notre impasse étaient des colporteurs
-allemands, qui vendaient des poteries en terre. Elle mit trois
-casseroles sous mon tablier d'enfant, m'expliqua combien elles
-coûtaient, ce qu'elles devaient rapporter, et le boniment que j'avais à
-faire pour les vendre.
-
-Chez moi, toute émotion se traduit par des tremblements. Je partis donc
-en tremblotant. Je pris le quartier juif où, de porte en porte, j'offris
-très timidement mes casseroles. On avait refusé partout, et voilà qu'une
-juive m'acheta les trois pots à la fois. Ah! par exemple! du coup, de
-froid que j'avais, je pris la fièvre. Je cours à la maison chercher
-trois autres casseroles: je les vends. Quelle joie! Le soir, j'avais un
-gain inespéré d'un demi-florin. J'écrivis tout de suite à mon père de ne
-pas s'inquiéter de nous: que, moi, je gagnais largement la vie pour
-tous; que je n'avais plus de semelles à mes souliers, mais que je
-mettrais des sabots; qu'il devait seulement songer à s'innocenter de son
-larcin.
-
-Me voilà marchande de rue! En quelques jours, avec un peu de crédit,
-j'eus une charrette pleine de poteries, qu'en criant je débitais de
-porte en porte: «Koop! potten en pannen Koop!»[7]
-
- [7] Achetez des pots et des casseroles! Achetez!
-
-Comme les Pâques Juives approchaient, j'allai dans la Joden Breestraat
-me poster parmi les autres colporteurs, chez qui les juives venaient
-renouveler leur vaisselle de Pâques. Comme tous les marchands, je
-devenais fourbe. Quand je pouvais coller une casserole fêlée à un
-client, je n'y manquais pas; les chrétiens se fâchaient, et j'avais à
-m'excuser, mais les juifs point. Un jour, une juive me demande un pot;
-je lui en montre un; au moment de l'acheter, elle le retourne et
-aperçoit une fêlure: elle ne me dit rien et en prend un autre. Survient
-une deuxième juive à qui je veux passer le même pot: elle l'avertit
-simplement:
-
---Ne prenez pas celui-là: il est fêlé.
-
-Ni l'une ni l'autre ne se fâcha de ce qu'à deux reprises, j'avais essayé
-de tromper. Mais où tous s'emportèrent et s'ameutèrent presque contre
-moi, et où je n'eus que juste le temps de filer avec ma charrette, c'est
-quand ils trouvèrent une tartine beurrée dans une des casseroles qu'ils
-devaient acheter «Kaucher» pour les Pâques.
-
-Je fis la connaissance de plusieurs petits marchands juifs de mon âge
-qui vendaient, qui des lacets de souliers, qui des boucles d'oreilles à
-un «dubbeltje» la paire, épinglées sur un carton, et qu'ils débitaient
-en criant à tue-tête, en arrêtant les passants, et en vantant leurs
-marchandises, comme si c'eussent été des perles fines. Ils étaient très
-attirés vers moi et tournaient toute la journée autour de ma charrette;
-mais leur yeux guettaient l'acheteur: chaque fois qu'ils croyaient en
-voir un, ils bondissaient jusqu'au milieu de la rue, en poussant des
-exclamations comme s'ils apercevaient une vieille connaissance.
-
---Je suis là. Vous m'achetez toujours. C'est ceci que vous demandez?
-Voilà! c'est pour rien.
-
-Puis ils revenaient vers moi causer de tout, de notre commerce, de nos
-goûts, et tout cela honnêtement, avec une logique qui me frappa, et sans
-jamais un mot déplacé.
-
-Ils avaient aussi une jactance imperturbable, qui m'impressionnait fort.
-J'exprimais à l'un d'eux mon étonnement de le voir colporter des broches
-en verroterie alors que, la semaine précédente, il vendait des figues.
-Il me répondit avec emphase qu'il faisait tous les huit jours un autre
-négoce, que la vente dans le quartier n'allait pas deux semaines de
-suite avec le même article, qu'il fallait être de son époque et
-renouveler toujours. Ah! les adorables intelligences, claires, lucides,
-logiques, et surtout civilisées! Mais je ne savais pas mettre de mots
-sur mes sensations, et je ne fus qu'agréablement surprise de ne pas
-trouver l'infâme Juif de la légende, dont la peur m'avait presque
-empêché d'offrir ma marchandise dans le quartier. Et voilà que je les
-trouvais bien supérieurs à moi!
-
-Je crois aussi que mes boucles blondes leur faisaient impression; puis
-ils se disaient l'un à l'autre, non sans quelque étonnement:
-
---Elle comprend, et nous pouvons avoir confiance.
-
-Bref, nous étions très à l'aise ensemble et réciproquement charmés.
-
-Après les Pâques Juives, je me répandis par la ville avec mes poteries.
-J'errais sur les grands canaux d'Amsterdam, qui m'attiraient toujours
-par leurs hôtels sévères aux majestueux perrons, par leur bordure de
-vieux arbres aux frondaisons opulentes, par l'eau d'un vert noirâtre où
-parfois une barque à voile glissait silencieuse, par le grand calme qui
-s'en dégageait et qui me reposait du bruit et de la pauvreté de chez
-nous, où les enfants pleuraient toujours de malaise et de faim. Là, il
-faisait tranquille et exquis: je pouvais m'isoler, et me raconter des
-histoires ou lire les «Mystères de Paris».
-
-J'étais Fleur-de-Marie, et quand Rodolphe me reconnaissait comme sa
-fille, je ne faisais que changer de robe pour être une princesse, en
-avoir les épaules, les mains blanches et le langage. J'aurais grasseyé:
-les riches grasseyent. Ce n'est pas moi qui aurais embêté mon prince de
-père pour rentrer à l'impasse, comme Fleur-de-Marie pour retourner à la
-Cité: non, je l'aurais supplié qu'il en retirât les miens. Etre
-princesse sans Klaasje et Keesje, m'en enlevait tout le goût. Mère et
-Mina y retourneraient certainement, les jours où elles mettraient des
-robes neuves.
-
-Dieu! que la femme Segers va rager! Elle se cachera en les voyant venir.
-Puis la propriétaire, qui n'a aucune pitié de nous maintenant que père
-est en prison, sera bien déconfite aussi quand on partira en lui payant
-l'arriéré, et en laissant tout dans la chambre. On lui dira: «Nous
-n'emportons pas ces guenilles, donnez-les aux pauvres. Nous sommes des
-Princes.»
-
-Mes rêves ne me faisaient cependant pas oublier la réalité. Je ne
-vendais rien sur les grands canaux: les gens riches achètent dans les
-magasins, et les larbins me claquaient la porte au nez en m'insultant.
-Alors, je retournais dans les rues populaires, où la vente marchait:
-«_Koop! potten en pannen, Koop!_»
-
-A midi, j'allais, pour cinq «cents», dîner au «Lokaal». Tous les
-marchands de rue, les tourneurs d'orgue, les aiguiseurs de ciseaux,
-enfin tous les gagne-petit de la rue, tous les éclopés, les épileptiques
-et les aveugles venaient y manger. Les hommes prenaient un plat de fèves
-avec un morceau de graisse au milieu, en guise de viande; les femmes
-mangeaient beaucoup de l'orge au sirop; mais les enfants, comme moi,
-choisissaient tous du riz saupoudré de cassonade: c'était servi très
-chaud et très propre. On avait aussi du pain et du café pour le même
-prix: tout, jusqu'au bain, coûtait cinq «cents». On laissait dehors les
-orgues, les charrettes, et les balles remplies de marchandises, et
-jamais rien n'était soustrait.
-
-Je rencontrais là mes voisins, les autres marchands de poteries. Un
-d'eux, Willem, était un garçon de mon âge; quand nous colportions
-ensemble, il m'aidait à monter, avec ma charrette, les nombreux ponts
-d'Amsterdam, ce qui était très dur pour moi. Il me dit un jour qu'il me
-préférait à tous, et me demanda si, moi aussi, je l'aimais un peu.
-J'avais la tête baissée et je tremblais; je répondis que oui. Alors il
-m'aidait régulièrement à passer les ponts, et, quand la vente marchait,
-il achetait quelques friandises dont il me donnait la plus grosse part.
-
-Un matin, Willem se trouvait parmi plusieurs colporteurs de l'impasse,
-arrêtés au Canal des Lys: c'étaient des grands, presque des hommes.
-J'arrivais sur la rive opposée et devais, pour les rejoindre, monter un
-pont très raide. Willem accourait à mon secours, mais les autres, se
-moquant de mes efforts, lui crièrent de ne pas m'aider. Il était déjà au
-milieu du pont quand, honteux de leurs quolibets, il rebroussa chemin.
-La tâche était excessive pour mes forces: comme j'avais pris le tournant
-trop court, si je reculais, je tombais dans le canal avec ma charrette;
-je me raidis et, poussant aussi fort que je pouvais, je traversai le
-pont. Mais, au lieu d'aller vers les camarades, je continuai droit sur
-l'autre canal, et ne voulus plus jamais ni de l'aide, ni des friandises
-de Willem. Je l'avais trouvé lâche, et sans explications, c'était fini;
-mais il était si enfant que son chagrin ne parut guère; il n'était pas
-assez fin non plus pour comprendre: c'était un bon gros chien, avec un
-beau rire exubérant.
-
-Comme, les Pâques Juives finies, je ne rapportais plus qu'un gain
-dérisoire pour les dix bouches qu'il fallait nourrir, nous finîmes par
-manger le fonds avec le gain, et après un petit temps, tout était
-consommé.
-
-
-
-
-UNE LEÇON DE VIE PRATIQUE
-
-
-Pendant sa dernière grossesse, ma mère avait souffert de telles
-privations, et les transes de deux expulsions en un seul hiver l'avaient
-si fort déprimée que, pour la première fois, elle mit au monde un enfant
-débile.
-
-C'était une petite fille blonde, à tête d'ange, toujours un peu penchée
-de côté. Nous la perdîmes au bout de deux ans.
-
-Ma mère en eut une douleur que rien n'apaisait. Nous l'entendions
-murmurer à voix basse:
-
---Ma petite fille! ma petite fille! Elle est morte de misère.
-
-Elle nous rappelait constamment les gestes de son bébé, qui ne savait
-pas encore parler.
-
---Te rappelles-tu, Keetje, quand elle était sur mes genoux à table,
-qu'en voyant le pain, elle me faisait ouvrir le tiroir? Et comme elle
-savait bien choisir, parmi les couteaux, le couteau à pain qu'elle me
-tendait alors, triomphante! Et quand, pour lui faire une niche, je lui
-présentais le sein au lieu d'une tartine, te souviens-tu de sa grimace,
-parce qu'il lui rappelait le goût de la moutarde que j'y avais mise pour
-la sevrer?
-
-Et ma mère riait en pleurant.
-
-Puis elle allait prendre dans une petite boîte la mèche de cheveux
-blonds, auxquels adhéraient encore des lentes, et se plaçant sous la
-lucarne de notre mansarde, pour pouvoir en distinguer la couleur dorée,
-elle l'embrassait en sanglotant.
-
-Enfin ma mère était devenue malade, et moins que jamais s'occupait de
-ses enfants vivants.
-
-Le docteur des pauvres vint la voir. Il nous regarda tous en disant:
-
---Quels beaux échantillons d'enfants!
-
-«Mais vous êtes tous malades: la fièvre vous ronge. Quant à vous, petite
-femme, il est temps de vous soigner sérieusement. Je vais prescrire de
-la quinine, je vous permets d'en donner un peu à vos enfants. Puis
-vous... que faire? Il faudrait des oeufs, de la viande, du vin. Au mot:
-vin, nous avions tous levé la tête, stupéfaits.
-
-Du vin à des pauvres!
-
-Ce monsieur nous semblait dire des bêtises, tant chez nous, l'idée de
-vin, se confondait avec l'idée de gens riches et de ripaille.
-
-Il se rendit compte de notre ébahissement, nous embrassa d'un regard
-circulaire, haussa les épaules et sortit.
-
-Nous considérions notre mère presque avec respect, d'avoir une maladie
-qu'une boisson aussi distinguée que le vin devait guérir. La viande, les
-oeufs nous avaient moins frappés: nous voyions, autour de nous, des gens
-qui en prenaient le dimanche; mais du vin!... jamais! Cela nous
-effarait. Mon premier mouvement fut d'aller, la tête en feu, raconter la
-chose chez les voisins.
-
-Quand mes parents voulaient causer, ils devaient attendre qu'ils fussent
-couchés, et les enfants endormis. Comme j'avais des insomnies,
-j'entendais souvent leurs réflexions et leurs propos: j'apprenais ainsi
-leurs projets et je partageais leurs inquiétudes.
-
-Ce soir-là, quand la lumière fut éteinte et que mon père nous crut
-endormis, il appela doucement:
-
---Mina!
-
---Oui, père, répondit-elle.
-
---Est-ce que Keetje dort? Cette gamine passe ses nuits à s'agiter.
-
-Elle me poussa du coude et, comme je ne bougeais pas, elle fit:
-
---Oui.
-
---Écoute: on t'envoie souvent, dans ton service, chercher du vin à la
-cave?
-
---Oui, la vieille ne sait pas bien descendre, et le fils ne veut pas:
-alors on m'envoie.
-
---Eh bien! tu devrais prendre quelques bouteilles de vin pour mère.
-
---Non, Dirk! Non, Dirk! ne lui dis pas ça, protesta ma mère.
-
---Laisse donc!
-
---Je n'ose pas, père. Le fils descend de temps en temps pour en prendre
-du très bon, et il s'apercevrait qu'il manque des bouteilles. Il y en a
-juste deux sur un tas de rangées de six: si j'en ôte, il pourrait le
-voir.
-
---Aussi ne faut-il pas enlever ces deux bouteilles, mais toute une
-rangée, et remettre les deux sur le tas: de la sorte, cela ne se
-remarquera pas.
-
---Et comment faire sortir ces six bouteilles?
-
---Tu les placeras sous la provision de charbon, et chaque matin tu en
-cacheras deux dans le bac aux ordures, au moment de le mettre à la
-porte; je me charge du reste.
-
---Oui, ainsi cela pourrait se faire, fit Mina, après un moment de
-réflexion.
-
---Tu devrais bien aussi m'apporter un des pantalons du vieux monsieur,
-puisqu'il est paralysé et ne s'en sert plus.
-
---Un pantalon! de quelle façon l'emporter? la vieille me remet, tous les
-soirs, mes deux tartines au moment de mon départ.
-
---En faire un paquet serait maladroit, c'est évident. Il faut le mettre,
-et replier les jambes jusqu'aux genoux: en les attachant avec une
-épingle, cela tiendra, et personne ne verra rien.
-
---Ah non! le vieux a la peau qui pèle, et il se gratte continuellement
-jusqu'au sang. Je ne veux pas mettre sur moi un objet qui a touché sa
-peau.
-
-Je la sentais, à côté de moi, frissonner de dégoût. Elle me donna des
-coups de pieds et des coups de coude, de révolte, qui m'auraient
-éveillée dix fois si je n'avais été tout oreilles.
-
-Mon père ne se fâcha pas, mais se fit persuasif.
-
---Voyons, nous sommes sains: je n'ai jamais rien attrapé. C'est une
-blague, la contagion; je n'ai plus de fond dans mon pantalon: un de ces
-jours, je ne pourrai plus sortir.
-
-Le lendemain, mon père rentra avec deux bouteilles de vin: on en
-déboucha tout de suite une. C'était du vin couleur... jus de choux
-rouge... Il en versa une demi-tasse à ma mère, qui le but en contractant
-la bouche, comme si elle avait mordu dans une baie sauvage. Puis, avec
-une cuillère, il nous en donna à goûter, mais nous fîmes tous
-d'affreuses grimaces. Il but alors à même la bouteille, la vida aux
-trois quarts, et claquant de la langue, il déclara:
-
---Cela n'a pas de goût: je préfère un «bittertje»[8].
-
- [8] Amer.
-
-Ma mère devint écarlate et eut des nausées: il fallut la soigner toute
-la journée.
-
-Le vin ne put jamais s'acclimater chez nous.
-
-Mina, en rentrant le soir, fit un signe à mon père; il la suivit dans le
-petit couloir obscur qui précédait notre chambre. Quand ils revinrent,
-elle courut se frotter les jambes avec un torchon, en répétant:
-
---Hou! hou... sa peau pèle, sa peau pèle!
-
-Le lendemain, mon père mit un bon gros pantalon, dont ma mère, en
-clignotant fiévreusement des yeux et en tressautant à chaque bruit,
-avait changé les boutons.
-
-
-
-
-JE QUITTE MA PLACE
-
-
-Dès mon entrée dans l'impasse, j'entendis les jolies voix des miens, qui
-chantaient des psaumes en choeur. Un bien-être m'envahissait. Je
-précipitai le pas, et entrai chez nous en coup de vent. Les voix se
-turent dans un couac.
-
---Comment! c'est toi?
-
---Oui.
-
---Tu as quitté ta place?
-
---Oui.
-
---Bientje! zézaya un de mes petits frères, en étendant ses menottes vers
-moi.
-
-Je le pris sur mes bras.
-
---Klaasje, Klaasje, je suis revenue.
-
---Mais je te croyais si bien nourrie dans ton service, dit mon père.
-Quand on est bien nourrie, on doit supporter beaucoup. Nous chantions
-pour oublier la faim, et tu vois, la lampe va s'éteindre, faute d'huile.
-
---Je savais tout cela, et je suis revenue quand même. Les premiers
-jours, étant affamée, je torchais tous les plats avec ma langue, j'étais
-insatiable. Mais quoi! je ne suis pas une mendiante: je ne veux donc pas
-être nourrie de leurs restes. Je les ai vus remettre des pommes de terre
-de leurs assiettes sur le plat: c'était pour nous, et ils nous donnaient
-des tartines dans lesquelles ils avaient mordu. Eh bien! quand je
-travaille, je prétends ne pas être traitée ainsi.
-
-«Je comprendrais qu'ils ne donnent pas de leur pain d'épice, ou de leur
-bon boudin de foie, et autres «délicatesses» qu'ils mangent devant vous
-sans jamais rien vous en passer. Soit! mais je ne veux pas que mes
-tartines aient traîné sur leurs assiettes.
-
---Tu oubliais la faim que tu as eue ici.
-
---Non, père, seulement quand on travaille, ce n'est pas comme si on
-recevait une charité.
-
---Tu es ingrate, petite: tu mangeais le pain de tes maîtres et tu
-n'étais pas contente.
-
---Ah! non! Je mangeais le pain de mon travail, et non le leur. C'est
-comme la femme de journée, qui geignait de devoir travailler pour les
-autres. Je lui ai dit: «Tu travailles pour les autres? Moi pas: je
-travaille pour gagner ma vie. Crois-tu que je mettrais un seau d'ici là
-pour cette usurière qu'est notre patronne, si elle ne me payait pas?
-plus souvent!» Donc, je travaille pour gagner ma vie; mieux je
-travaille, mieux je dois être traitée, et je travaille de mon mieux.
-
-«J'avais prévenu la patronne, et comme, ce soir encore, elle nous a
-donné des pommes de terre visiblement tripotées, je suis partie sans
-vouloir manger.
-
---Eh bien! tu pourras te coucher sans souper, et te lever sans déjeuner.
-C'est incroyable, quand on a à manger, de demander davantage.
-
---Mon Dieu! père, je n'irai pourtant pas vider les vases de cette
-ignoble vieille, et encore être son obligée! Je travaille, elle me paye:
-nous sommes quittes; mais je ne veux pas être payée avec des reliefs.
-
---Voilà, c'est la nouvelle souche qui parle ainsi: nous ne pensions pas
-à tout cela.
-
-Je haussai les épaules et j'allai m'asseoir avec le petit. Le chat me
-sauta sur la nuque et s'y installa; le bébé s'endormit. Au bout d'une
-demi-heure, j'avais le sang à la tête de respirer l'air empesté de notre
-taudis; j'étais néanmoins frémissante de bonheur de me trouver parmi les
-miens.
-
-Je grandissais, et commençais à échapper complètement à mes parents.
-J'étais sans aucune instruction; mais depuis l'âge de sept ans, auquel
-j'avais appris à lire, je dévorais avidement n'importe quel écrit qui me
-tombait sous la main. En 1870, j'allais, en me rendant à l'école, lire,
-depuis le premier mot jusqu'au dernier, les dépêches de la guerre
-affichées aux devantures des magasins, et ces massacres me hantaient au
-point que je ne parvenais plus à m'appliquer aux leçons. J'avais suivi
-toute l'affaire Tropmann dans les journaux collés au recto et au verso
-sur les murs à affiches d'Amsterdam; j'ai lu ainsi des feuilletons
-entiers.
-
-Mais mon impressionnabilité avait surtout été mûrie par la misère, qui
-nous obligeait à ruser pour avoir du crédit, qui nous faisait passer par
-toutes les transes du loyer qu'on ne pouvait payer, et la honte des
-créanciers qui venaient nous insulter et ameuter les voisins. Des
-infamies s'étaient incrustées dans ma mémoire, comme celle de l'usurière
-qui avait gardé l'argent épargné sur la faim de nos enfants, et ne nous
-avait pas rendu les vêtements que nous étions venus dégager.
-
-Tout cela m'avait composé une nature étrange, où une grande candeur
-naturelle s'alliait à une sensibilité et à une compréhension au-dessus
-de mon âge. J'étais prête à toutes les besognes, mais intraitable devant
-ce qui me semblait une injustice. J'étais souple et en même temps peu
-maniable, comme le prouvait ma fugue de ce soir.
-
-La lampe continuait à baisser; nous nous couchâmes, mes parents dans
-l'unique alcôve, les neuf enfants sur des paillasses par terre.
-
-Quand je m'y étendis à mon tour, j'eus ce léger vertige qui me prenait
-chaque fois que je me couchais à terre. J'ajustai les petites fesses de
-Klaasje dans mon giron, et m'endormis dans le ravissement de sentir
-contre moi ce petit être adoré.
-
-
-
-
-MA FILLE, MONSIEUR CABANEL
-
-(Félicien Rops).
-
-
-Mina s'était prostituée par paresse et veulerie. Elle était chue dans
-une maison discrète, à l'air respectable et effacé, où, le soir, se
-glissaient des messieurs du meilleur monde. Les femmes n'y allaient qu'à
-la nuit. Elles appelaient la tenancière: «Mère», et devaient, après
-avoir reçu un client, remettre leurs chapeaux et leurs gants, comme si
-elles ne venaient que d'arriver.
-
-Quand ma soeur eut fait le tour des habitués, qui ne reprenaient jamais
-la même femme, elle ne gagnait plus rien. Tous ses beaux vêtements
-étaient au mont-de-piété, et ce fut, chez nous, la famine comme avant,
-car mon père, usé par les privations et par l'alcool, ne travaillait
-plus.
-
-Ma soeur m'avait, une fois, conduite dans cet endroit. J'avais quinze
-ans. J'étais blonde et fraîche, un vrai poulet de grain. Je n'avais
-guère de chair, mais une fine peau gaînait une charpente des plus
-flexibles, une petite croupe haute et étroite, deux tetons menus comme
-de gros bourgeons, où la sève montait lancinante et que je protégeais
-d'instinct de mes deux mains.
-
-La tenancière avait insinué que des petites comme ça étaient fort
-demandées. Oh! rien que pour montrer leurs jambes à de vieux messieurs
-tout à fait respectables. Rien, rien à craindre! J'avais été très
-indignée quand j'eus compris ce que ma soeur était devenue et où elle
-m'avait conduite, et je l'avais traitée de putain.
-
-J'étais, à cette époque, en service chez des diamantaires juifs, qui,
-pendant une longue crise de l'industrie du diamant, s'étaient faits
-marchands de vieux habits. Le ménage se composait d'une dizaine de
-personnes: tout cela grouillait dans une grande chambre et un réduit; on
-faisait, le soir, les lits par terre. L'argent qu'ils gagnaient, passait
-à la nourriture, de préférence des douceurs, et à des toilettes
-voyantes. J'étais chez eux comme un enfant de la maison, et dormais avec
-les deux fillettes de mes patrons. Tous me témoignaient beaucoup de
-sympathie, parce que j'étais douce et vaillante: une grande bonhomie
-régnait dans nos rapports. Nos poux même sympathisaient. Les juifs
-avaient des poux noirs, moi des blonds, et au bout de quelques jours,
-nous avions fait des trocs. Nous eûmes tous des poux noirs, blonds, et
-des métis châtains, mais aucun de nous ne s'offensait de ce libre
-échange; nous les tuions, avec le pouce, sur le coin de la table, et
-éprouvions un plaisir féroce à les entendre craquer sous l'ongle.
-
-Un soir de sabbat, j'allais me déshabiller pour me mettre au travail,
-quand ma mère vint. Elle demanda à la juive si je ne pouvais sortir
-pendant quelques heures, ajoutant que mon oncle d'Allemagne était arrivé
-et voulait me voir avant de partir. Je devinais le mensonge. Au bas de
-l'escalier, attendait Mina habillée en traînée, les cheveux coupés court
-et frisés au fer comme ceux d'un acrobate, le visage camard
-grossièrement fardé de blanc et de rouge. Je me fâchai, disant que je ne
-voulais pas qu'on vînt me faire honte chez mes patrons. Elle me répondit
-que je devais être plutôt flattée qu'une soeur si bien mise venait me
-voir.
-
---Oui, mais ton air de grue, et la gueule de clown que tu t'es faite, en
-disent long sur ta belle toilette. Voyons, qu'y a-t-il? Quelle est cette
-blague d'un oncle qui désire me voir?
-
---Écoute, fit ma mère, Mina ne gagne plus rien: tous ses vêtements sont
-au clou. Nous mourons de faim. Il y a un vieux monsieur qui veut voir
-tes jambes.
-
---Ah non! je ne veux pas!
-
---Je te l'avais bien dit: il n'y a rien à faire avec cette créature
-enfantine! Allons! les petits sont malades de faim.
-
-On me mit une épaisse voilette pour cacher ma figure d'enfant, et ma
-soeur m'emmena. Je portais une robe de coton clair, toute sale de
-l'avoir traînée sur les perrons, en jouant avec les enfants durant ce
-long jour de sabbat, et un vieux chapeau de dame, mise-bas de ma
-patronne. Ce chapeau chiffonna la tenancière: elle craignait que son
-client ne pensât que j'avais déjà cascadé. Elle ne cessait de répéter:
-
---Mais quel beau chapeau! tu l'as emprunté pour venir ici?
-
-Elle insistait tellement que le client, agacé, finit par dire:
-
---Mais non, cette guenille est bien à elle!
-
-C'était un homme de cinquante à soixante ans, maigre, de grande allure.
-Il me mania fiévreusement, en s'exclamant:
-
---Jolie, jolie!
-
-Mon petit corps jamais lavé, mes cheveux bouclés remplis de poux,
-semblaient lui faire beaucoup plus d'impression que si j'eusse été
-imprégnée de parfums et enveloppée de dentelles; mais la plus grande
-attraction pour lui, fut certes la douleur que je ressentais.
-
-Avant de partir, il me donna des florins, en répétant:
-
---Jolie! Jolie!
-
-Ma soeur m'attendait; quand je lui dis ce qui s'était passé, elle me
-répondit:
-
---Je le savais. Maintenant tu ne pourras plus me traiter de putain.
-
-Nous rencontrâmes ma mère sur le pont de notre canal; elle avait des
-plaques rouges sur les pommettes, et clignotait anxieusement des yeux.
-Je lui donnai les florins; elle me jeta un regard éploré, que j'évitai.
-
-Rentrée chez les Juifs, je me mis à relaver la vaisselle du sabbat.
-
-
-
-
-TROISIÈME EXODE
-
-
-Après plusieurs années effroyablement remplies de jours de famine, il
-nous fallut également quitter Amsterdam. Cette fois, ce fut pour la
-Belgique. La Ville paya notre émigration. Nous fûmes de nouveau
-embarqués le soir, sur un bateau. L'état morbide de mes quinze ans avait
-donné à mon esprit une acuité qui me faisait comprendre toute l'étendue
-de notre misère, et j'aimais Amsterdam. Quand nous passâmes sous le pont
-de la Haute-Écluse de l'Amstel et que la ville resta derrière nous, je
-devins pâle et grelottai, comme prise de fièvre.
-
-Il y avait sur ce bateau un monde interlope. Un homme et une femme se
-disputaient et furent débarqués, en pleine nuit, sur le quai d'une
-écluse, d'où ils invectivèrent le capitaine. Dans la cabine commune,
-plusieurs passagers jouaient aux cartes et aux dés: tous avaient trop
-bu; le tabac, l'alcool, et une odeur fade, indéfinissable,
-empuantissaient l'atmosphère. Un ivrogne avait accaparé tout un banc,
-s'y était étalé sur le dos, et divaguait à haute voix, en se donnant de
-grands coups de poing sur la tête; son haleine d'alcoolique semait la
-nausée. Nos enfants dormaient sur des coins de banc; Mina se faisait
-peloter par un des chauffeurs; ma mère et moi étions accroupies dans un
-coin à terre, serrées l'une contre l'autre, très apeurées et n'osant
-dormir.
-
-Nous arrivâmes le matin à Rotterdam, où des agents de police nous
-attendaient; ils interpellèrent ma mère, en demandant «si c'était elle,
-cette femme». Je fus si humiliée qu'en traversant la passerelle, je dis
-tout haut à l'un d'eux:
-
---Mais on va croire que nous sommes des malfaiteurs!
-
---Non, mon enfant, répondit-il, nous ne les traitons pas ainsi.
-
-Ah! cela me soulageait. Ils nous conduisirent très aimablement jusqu'à
-un bateau en partance pour Anvers.
-
-Ma mère avait emporté une provision de petits pains rassis qu'on vendait
-au rabais. Hein vint me dire, tout joyeux, qu'il aimait beaucoup
-voyager, qu'au moins on mangeait bien, qu'il avait eu quatre petits
-pains. Moi, je n'avais rien pris: j'avais la gorge serrée et l'estomac
-fermé, et chez nous, on ne demandait jamais si on voulait manger: on ne
-donnait qu'à celui qui réclamait.
-
-Dans les écluses de Hansweert, des Zélandaises descendirent sur le
-bateau pour vendre des cerises. J'en aurais bien mangé, des cerises, si
-seulement j'avais eu quelques «cents» pour en acheter. Je n'avais jamais
-vu le costume zélandais, et fus tout à fait séduite par le beau bonnet
-de dentelle, à larges ailes, et les ornements d'or attachés de chaque
-côté des tempes. Le riche collier en corail et le corsage à fleurs
-brodées, entouré aux épaules d'un fichu de velours, m'attiraient
-spécialement. J'aurais voulu être paysanne zélandaise pour pouvoir
-m'habiller ainsi; même l'amoncellement des jupes, qui les faisait rondes
-comme des cloches, me plut. En remontant l'échelle, une des Zélandaises
-eut sa jupe soulevée par le vent, et l'on vit qu'elle ne portait pas de
-pantalon. Ah! la joie que cela provoqua! Je fus surtout écoeurée des
-rires des femmes, parmi lesquelles ma soeur Mina qui s'était fait offrir
-des cerises; je lui jetai entre les dents: «Salope!»
-
-A Anvers, mon père nous attendait sur le quai. Cette ville, très morte à
-cette époque, me déplut. Le flamand qu'on parlait autour de moi me
-semblait ce que j'avais, de ma vie, entendu de plus grossier. Une dame
-bien mise disait à un enfant: «Marche, marche, ou je te donne sur ton
-cul.» Je vis de grandes fillettes s'accroupir, en se découvrant plus
-haut qu'il n'était nécessaire, sans la moindre retenue. Ah! si c'était
-là le Belge! Je demandai où se trouvaient les canaux. Je ne me figurais
-pas de ville sans canaux.
-
---Il n'y en a, dit mon père, que dans le quartier des prostituées, et
-encore!
-
-Pas de canaux! Je pris tout en aversion dans cette ville.
-
-Nous mîmes nos frusques sur une charrette à bras, que Hein et moi
-poussâmes jusqu'au fond d'un faubourg.
-
-Cette fois, mon père ne s'était même pas avisé de chercher une demeure
-quelconque. De braves cabaretiers chez qui il logeait, nous permirent de
-coucher dans leur grenier.
-
---Il n'y a que le cordonnier du premier qui y travaille, nous dit la
-femme. Nous mîmes de la paille par terre, et nous voilà couchés, ayant
-tous la migraine, à proximité de ce cordonnier, qui nous reluquait, ma
-soeur et moi, et qui, dès cinq heures du matin, tapait dur sur le cuir.
-
-
-
-
-FABRIQUE DE CHAPEAUX
-
-
-J'avais dix-sept ans. Nous habitions à Bruxelles un quartier ouvrier.
-Nous ne savions pas un mot de français, et même le «marollien» nous
-était inintelligible: cela nous empêchait tous, mon père le premier, de
-trouver un travail convenable.
-
-Une jeune femme du voisinage m'emmena à la fabrique de chapeaux où elle
-était employée; je fus embauchée. On me conduisit dans un grand atelier
-rempli de vapeur, où des femmes, presque toutes jeunes, besognaient, les
-manches retroussées, devant de longs bacs remplis d'eau chaude,
-additionnée de vitriol, me dit-on. Elles s'arrêtèrent un instant pour me
-dévisager; puis les têtes se penchèrent, les bras s'abattirent, et le
-travail reprit, fiévreux. Je trouvais très jolie, en entrant dans la
-salle, la buée argentée, où ces jeunes bras nus et ces chevelures de
-toutes nuances se démenaient dans une grande activité; mais quand il me
-fallut respirer les émanations qui s'en dégageaient, cette impression
-presque inconsciente de beauté se dissipa bientôt.
-
-On me conduisit vers une jeune femme qui devait me mettre au courant:
-elle me reçut assez mal, car, comme on travaillait à la pièce, s'occuper
-de moi était pour elle une perte de temps.
-
-Le travail consistait à tremper dans l'eau vitriolée de longs bonnets en
-laine, et à les enrouler en les frottant sur une tablette attenante aux
-bacs. On répétait l'opération jusqu'à ce que les bonnets fussent assez
-rétrécis pour en façonner des chapeaux de feutre. On suait
-abominablement à cette besogne, et, par cet hiver glacé, toutes presque
-toussaient. L'eau était très chaude, l'acide corrosif: mes ongles se
-ramollirent en quelques heures, et se cassèrent, en laissant dépasser un
-gros bourrelet de chair au bout de chaque doigt. A l'heure du déjeûner,
-mes mains étaient si gonflées et si douloureuses que je ne pus presque
-tenir ma tartine. Pendant ce repas, mon interrogatoire commença:
-
---Comment je m'appelais?
-
---Keetje Oldema.
-
---Quoi? ce n'est pas un nom!
-
---D'où je venais?
-
---De la Hollande.
-
---Ah! et c'est là qu'on parle cette langue que vous babillez? Eh bien!
-non, je ne voudrais pas parler ainsi. Et vos cheveux, vous les frisez la
-nuit pour les avoir ainsi ondulés le matin?
-
---Non, ils sont ondulés, disais-je, en caressant mes bandeaux.
-
---Oui, on connaît ça.
-
-Elles ne m'aimaient pas. Pourquoi encore une fois? Partout je produisais
-la même impression. Je sentais que pour un rien, comme à l'école, elles
-m'auraient mise en charpie. Enfin! Une fille, au nez retroussé, me
-demanda si je savais chanter.
-
---Oui.
-
---Alors, chantez-nous quelque chose.
-
-J'entonnai l'air national hollandais. Elles me regardèrent, ébahies.
-
---Ah bien! c'est comme à l'église. Vous allez à la procession?
-
-J'étais très humiliée de cette demande.
-
---A la procession, moi? Ah non! je ne crois pas à ces bêtises.
-
---Et à la messe?
-
---Non plus.
-
---Vrai! vous en êtes, une pratique. Nous y allons, nous, à la messe.
-
-J'entendais chuchoter: «C'est une juive.» Celle qui m'avait fait chanter
-n'en revenait pas, tant elle était écoeurée de mon chant.
-
---Ça, chanter! Zut! écoutez: moi, je sais chanter.
-
-Elle se campa, les deux poings sur les hanches, la tête relevée de façon
-que la lumière jouait jusqu'au fond de ses narines dilatées, et, la
-bouche démesurément ouverte, elle gueula d'une voix de poitrine, poussée
-en pointe:
-
---«Ah! haha! men lief is no den Euss», etc.
-
-Des «Ça est bien!» accueillirent son chant et ses gestes.
-
---Voilà comme on chante chez nous. Tout le monde comprend cela, tandis
-que ce que vous avez miaulé...
-
-Une moue acheva sa pensée. Inutile! elles me détestaient d'instinct. On
-m'avait envoyée, dans un autre atelier, chercher des sacs de laine. En
-traversant la cour, je croisai un vieux monsieur qui me dévisagea, puis
-me suivit. Dans l'escalier, il me parla en français, mais je ne
-comprenais pas. Il me fit alors signe de le suivre aux greniers. Cette
-fois, je compris et fis non de la tête. Quand je redescendis, il était
-encore là. Il continua sa mimique, moi la mienne, et je rentrai à
-l'atelier.
-
---Ah! ha! le patron! chuchotèrent-elles.
-
-Et toutes de l'observer d'un regard oblique. Quand il eut quitté, une
-vieille déclara:
-
---Cela ne pouvait manquer: c'est tout à fait son genre.
-
-L'après-midi, on avait fini par me laisser tranquille. Je m'appliquais
-le mieux que je pouvais, de mes mains endolories qui ne s'habituaient
-pas à ce liquide corrosif, quand un homme entra.
-
---On parle au bureau d'une nouvelle, qui doit être un oiseau rare. Où
-est-elle?
-
-On me montra.
-
---Ça? Ah non!
-
-Il tourna sur lui-même, en se tapant les cuisses et s'esclaffant:
-
---Ah! la la! ils en ont du goût, ces messieurs! mais c'est une
-sauterelle: regardez donc ses bras!!
-
-Le fait est que mes bras de fillette maigre et mes longues mains
-m'avaient plus d'une fois attiré des quolibets; aussi les montrais-je le
-moins possible, mais, ici, il avait bien fallu retrousser mes manches.
-Je pleurais presque de honte, surtout que la joie de toutes ces femmes,
-vieilles et jeunes, était réelle.
-
-Cela dura ainsi quatre jours. Le quatrième, au goûter, je ne pus manger
-mes tartines: elles les avaient trempées dans cette immonde eau
-vitriolée.
-
---Je m'en vais, leur dis-je. J'en ai assez: un être humain ne peut pas
-vivre parmi vous.
-
-Elles demeurèrent quelque peu baba.
-
-Une des plus âgées déclara:
-
---Quand j'ai vu entrer cette petite, j'ai senti qu'elle ne resterait
-pas: elle n'a rien à faire ici. Regardez-la donc avec son médaillon, et
-ce ruban dans les cheveux!
-
-Je me rendis au bureau auprès du contremaître: un petit homme rêche, et
-lui demandai mon compte; j'ajoutai qu'il m'était impossible de rester au
-milieu de cette racaille.
-
---Eh bien! allez-vous-en, mais je ne peux vous payer que le samedi soir
-à sept heures.
-
-C'était dit sur un ton hargneux, qui m'étonna.
-
-Le samedi, je revins, avec ma petite soeur Naatje, recevoir le salaire
-de ces quatre jours. Dans la cour de la fabrique, toutes les femmes
-étaient assemblées pour la paie. En m'apercevant, elles commencèrent à
-ricaner, à me pousser, et une me tirait ma tresse, quand accourut le
-petit contremaître. Il empoigna la fille par les deux épaules et, du
-genou, lui appliqua une volée de coups au bas des reins; puis, me
-poussant dans le bureau, il me remit neuf francs et me conduisit à la
-porte, où il cria:
-
---La première qui bouge, je la fous dehors!
-
-Je détalai avec ma soeurette. A deux cents mètres de la fabrique était
-une maison de campagne; de dessous les arbres qui la bordaient, surgit
-le patron. Je lui jetai en hollandais un «Vieux salaud!» sonore, et nous
-nous sauvâmes dans l'obscurité, en riant aux éclats.
-
-
-
-
-ILS PÈLENT DES OIGNONS
-
-
-Toute offre de gagner quelques sous était acceptée par nous avec
-empressement.
-
-Une vieille dame, fabricant de conserves alimentaires, proposa à ma mère
-de donner du travail à Naatje, qui avait douze ans, et à Kees, qui en
-avait huit: ils devraient, toute la journée, peler de petits oignons.
-
-Le premier soir qu'ils revinrent de cette besogne, nous fûmes
-épouvantés. Leurs figures étaient bouffies et barbouillées de se les
-être frottées de leurs petites mains sales, leurs yeux gonflés, comme si
-on les avait rossés et s'ils avaient pleuré durant des heures et des
-heures. Nous demandâmes comment cela s'était passé, et ils nous
-racontèrent leur journée.
-
-En arrivant le matin, à sept heures, chez la vieille dame, elle les
-avait installés sur de petits bancs devant un grand panier d'oignons, et
-leur avait montré comment ils devaient délicatement enlever la pelure
-sans les entailler, car chaque entaille devenait bleue dans le vinaigre,
-et les oignons ainsi détériorés ne pouvaient plus servir à des conserves
-de premier choix. Ils s'étaient mis à l'oeuvre pendant que la dame,
-assise à côté d'eux, nettoyait des cornichons. Au bout de quelques
-instants, leurs yeux commencèrent à couler, et ils se les essuyèrent
-avec leurs mains mouillées de sève d'oignon. Alors Naatje, n'y tenant
-plus, s'était mise à remuer sur son petit banc, et la vieille dame avait
-dit.
-
---Nateke, pour l'amour de Dieu, tenez vos pieds en repos.
-
-Puis était entré un jeune homme, qu'ils prirent d'abord pour son fils,
-mais quand ils eurent compris que c'était le mari, ils furent pris d'un
-fou rire, qui avait mis la vieille dame hors de ses gonds, et elle
-s'était écriée:
-
---Au nom de la Sainte Trinité, Keeske, cesse de rire comme un petit
-cochon!
-
-Et leurs rires étaient devenus des cocoricos quand le jeune mari leur
-avait fait signe de renverser le panier d'oignons, ce qu'ils firent
-incontinent. La dame s'était lamentée, avait imploré la sainte Vierge et
-déclaré que les enfants étaient un fléau. Le jeune mari avait répondu:
-
---Un fléau! grand'mère, parce que tu es trop vieille pour en avoir.
-
-Elle avait alors levé les yeux au ciel, en geignant:
-
---Seigneur, pardonnez-lui, car il ne sait ce qu'il dit ni ce qu'il fait.
-
-Pendant quinze jours, Naatje et Keesje nous amusèrent le soir des
-histoires de la vieille dame et de son jeune mari; mais l'inflammation
-de leurs beaux yeux devenait si grave que nous eûmes peur, et n'osâmes
-plus les laisser continuer à peler des oignons.
-
-
-
-
-UNE NUIT AU PARC DE BRUXELLES
-
-
-Nous habitions, au fond d'un faubourg, une maison neuve où l'eau
-suintait des murs; au rez-de-chaussée, le propriétaire tenait une
-boutique de comestibles. Nous avions versé d'avance le premier terme, et
-nous prenions chez lui des vivres à crédit; mais, comme au bout d'un
-mois nous n'avions pas de quoi payer le nouveau terme ni les denrées, la
-femme du propriétaire, une paysanne flamande, enceinte de six mois,
-montait tous les jours réclamer son argent en nous insultant. Nous ne
-pouvions plus ni monter ni descendre sans être interpellés. Moi surtout,
-j'avais le don d'exciter sa rage: elle écumait littéralement quand elle
-me voyait.
-
---Ah vous! avec vos allures de demoiselle! vous feriez mieux de payer
-les gens que de vous onduler les cheveux. Ah! mon Dieu, voyez donc ces
-cheveux: on dirait la sainte Vierge, et cependant ça ne paye personne.
-Un jour, je vous coifferai, moi!
-
-Elle me terrifiait. Je faisais ce que je pouvais pour trouver de
-l'ouvrage, mais ignorant le français et ne sachant où m'adresser, je ne
-trouvais rien.
-
-Enfin, nous devions déménager. Ma mère avait loué deux chambres à
-l'autre extrémité de la ville, et mon père, qui était devenu camionneur
-dans une messagerie, devait, en cachette de son patron, faire le
-déménagement entre deux courses. Il vint donc, un dimanche matin, avec
-le camion. Je m'étais sauvée, certaine que la propriétaire ameuterait
-tout le voisinage, lorsqu'elle saurait que nous quittions sans la payer
-et sans dire où nous allions. En effet, quand le camion partit au grand
-trot avec nos frusques, et ma mère et les enfants entassés dessus, cette
-femme enceinte s'accrocha à la voiture, et galopa durant plusieurs
-minutes jusqu'à ce que, exténuée, elle dut la lâcher; elle continua
-néanmoins à suivre, de façon à ne pas la perdre de vue.
-
-J'attendais l'arrivée du camion à l'Allée Verte. Ma mère me fit en
-passant signe de venir, mais je vis de loin accourir la femme, rouge,
-hagarde, haletante. J'eus le temps de me cacher derrière un arbre, car
-elle m'aurait écharpée, et quand elle fut passée, je me sauvai.
-Rejoindre ma famille, il ne fallait pas y songer pour l'instant. Je fis
-un long détour, et aboutis au pont de Laeken. C'était fête dans ce
-faubourg: il y avait une foule rigolante. Près du pont, au bord du
-canal, le camion était arrêté, ma mère et les enfants à côté, mon père,
-ivre, couché à l'intérieur. Ma mère me mit au courant: la femme les
-ayant rattrapés, avait prévenu les nouveaux propriétaires que nous ne
-payions personne, et ceux-ci avaient rendu l'argent du demi-mois de
-loyer donné en acompte. Et nous voilà dans la rue! Mon père, déjà pris
-de boisson, s'était enivré complètement, et, comme il ne rentrait pas
-avec la voiture, il allait sans doute perdre sa place.
-
-La honte et l'angoisse m'affolèrent. Mon frère Hein, qui avait seize
-ans, se trouvait là, mortifié comme moi. Je lui dis:
-
---Viens, Hein, nous ne pouvons rester, comme des vagabonds, à côté de ce
-véhicule et de cet ivrogne. Allons-nous-en, nous trouverons bien un
-gîte. Je dis à ma mère de venir le lendemain, à neuf heures, dans la
-grande allée du Parc, et nous partîmes. Hein portait un petit complet de
-coutil écru, très propre; moi, j'étais assez bien mise. Hein, qui
-travaillait chez un forgeron, recevait cinquante centimes pour son
-dimanche, et voulait, comme il faisait toujours, acheter des boules de
-sureau: il en avait cent pour ses cinquante centimes et en suçait toute
-la journée; mais cette fois, pour ne pas rester sans manger, je lui
-conseillai d'acheter des petits pains, ce que nous fîmes. Comme
-d'habitude, je n'avais pas un sou.
-
-Dans le peuple, les frères et soeurs se connaissent en somme peu, après
-les années d'enfance: les garçons vont à l'atelier, les filles
-travaillent de leur côté, et l'on se voit et l'on se parle rarement.
-
-Je fus donc étonnée de trouver mon frère si gentil, de l'entendre rire
-si naïvement, et faire des réflexions si justes et si fines: je fus
-vraiment très heureuse de nous sentir aussi bien ensemble.
-
-Nous allâmes au Jardin Botanique manger nos petits pains. Puis je m'en
-fus chez un brave peintre allemand, à qui je voulais raconter notre
-mésaventure et demander de nous procurer un logement pour la nuit; mais
-il était à la campagne jusqu'au lendemain. Je revins vers mon frère, la
-figure décomposée. Qu'allons-nous faire? Retrouver la famille grouillant
-à côté de ce camion, comme des saltimbanques auprès de leur roulotte? Ah
-non! tout notre être se rebiffait à cette seule idée.
-
---Il ne nous reste, dis-je, qu'à nous promener toute la nuit: il fait
-chaud, cela ne sera rien.
-
-Nous nous acheminons vers le Parc. Nous y fîmes des tours et des tours,
-et, comme la température était très douce, je proposai de nous laisser
-enfermer. A cette époque, le Parc n'était pas éclairé; il y avait
-concert au Waux-Hall; la foule commençait à s'écouler; un «garde-ville»
-était posté à chaque sortie. A voir partir le monde, je pris peur, et
-craignis que les agents ne fissent une ronde, pour s'assurer que
-personne n'était resté. Nous sortîmes donc avec les autres et nous mîmes
-à errer par les rues.
-
-Nous commencions à être éreintés et à avoir très faim. Puis la frayeur
-me vint d'être ramassés par la police.
-
---Mon Dieu! Hein, si nous demandions asile au commissariat? Cela vaudra
-mieux que de nous faire arrêter: j'en mourrais de peur et de honte, car
-on est souillé pour la vie quand on a été appréhendé par des policiers;
-je t'en supplie, allons plutôt nous mettre entre leurs mains.
-
-Je tremblais tellement que mon frère se mit à pleurer. Nous descendîmes
-vers la Grand Place. Hein accosta un agent et lui demanda asile; l'agent
-fit un haut-le-corps, me regarda, regarda Hein, puis nous conduisit vers
-le commissaire. Mon frère parla. Le commissaire, un vieillard, écoutait
-en me dévisageant: il entra dans une colère bleue:
-
---C'est sans doute pour des dettes que vous êtes dans cette situation!
-Cela ne me regarde pas et vous n'avez qu'à vous tirer d'affaire!
-
-L'agent hasarda un timide:
-
---Ce sont presque des enfants, monsieur le commissaire.
-
-Mais il se fâcha davantage, et répondit que nous n'avions qu'à retourner
-dans la commune d'où nous venions. Je lui dis que nous nous étions
-adressés à la police de peur d'être ramassés.
-
---Et de peur d'être ramassés, vous venez vous rendre: elle est forte,
-celle-là. Eh bien, allez-vous-en.
-
-Une fois dans la rue, nous nous mîmes à rire et à gambader, bien que
-claquant des dents.
-
---Ah! si c'est ainsi, quel bonheur! Ouf! quelle chance! Allons nous
-promener, maintenant que nous sommes sûrs de n'être pas arrêtés. En
-avant! Ah! mon Dieu! quel méchant vieux! En avant!
-
-Et nous voilà remontant vers la rue Royale.
-
-Après avoir encore erré quelque peu, nous nous décidons à passer quand
-même la nuit dans le Parc, où nous pénétrons en grimpant par dessus la
-grille.
-
-Les bancs étaient mouillés de rosée. Nous n'osions presque pas marcher
-de crainte d'être entendus du dehors; nous n'osions aller dans les
-bas-fonds, à cause des ossements de ceux de 1830. Mon frère grelottait
-sous son petit costume de coutil. De dormir, il n'était pas question:
-nous étions trop terrifiés; nous nous assîmes au pied d'un arbre.
-
-Quand le jour commença à poindre, un ouvrier nous vit de la rue Royale.
-Nous nous sauvâmes dans les hauteurs. Je m'accroupis sur un banc, je
-relevai ma jupe et fis s'étendre Hein, la tête dans mon giron, ma jupe
-rabattue sur lui. Nous étions figés de froid. Hein résistait moins bien
-que moi; mais, ainsi couvert, il s'endormit; moi, je sommeillais, sur le
-qui-vive. C'est ainsi qu'un homme nous trouva.
-
---Que faites-vous ici?
-
---Nous avons été enfermés.
-
---Quoi? vous vous êtes fait enfermer pour «faire vot'goût»!
-
-Je comprenais déjà un peu le jargon bruxellois.
-
---Mais c'est mon frère!
-
---Vot'frère? Oui, je connais ça. Attendez, je vous aurai.
-
-Et il s'en alla. Nous n'attendîmes pas son retour et sautâmes par dessus
-la grille.
-
-Des paysannes qui passaient, avec leur charrette de lait, ou des paniers
-de légumes sur la tête, pour aller au marché de la Grand'Place,
-ricanèrent en parlant de mon amant. Je rougissais de honte: même si Hein
-n'avait pas été mon frère, c'était un petit garçon.
-
-Au boulevard, nous nous assîmes: nouveaux quolibets d'ouvriers qui se
-rendaient au travail. Hein ne disait rien, aussi gêné que moi de cette
-situation équivoque.
-
-Quand le parc s'ouvrit, nous y retournâmes attendre ma mère. Hein n'en
-pouvait plus. Un agent en uniforme nous demanda ce que nous faisions
-encore là. J'allais lui répondre quand mon frère me chuchota:
-
---Tais-toi! c'est l'homme qui nous a réveillés.
-
-Comme nous étions de nouveau affalés sur un banc, un pochard vint
-s'asseoir à côté de nous, en bougonnant. Il avait en main un paquet
-ficelé: c'étaient visiblement des tartines. Hein et moi, nous
-échangeâmes un regard, et nous nous comprîmes. Le paquet tomba; d'un
-coup d'oeil, je fis lever Hein, qui contourna le banc, ramassa le paquet
-et s'éloigna lentement; je restai assise. L'homme s'aperçut bientôt de
-la disparition de ses vivres; en cherchant autour de lui, il bégayait:
-
---Les cochons! ils me les ont volés! Alors, comme dégoûtée de ce
-voisinage, je me levai et m'éloignai à mon tour. A l'extrémité du Parc,
-je rejoignis mon frère. Nous défîmes fiévreusement la ficelle, mais, au
-lieu des tartines bien beurrées que nous espérions, nous ne trouvâmes
-que deux tranches de pain très rassis et sans beurre: c'est égal! il
-nous sembla exquis.
-
-Ma mère arriva à l'heure convenue. Elle nous dit que ma mauvaise tête
-l'avait fait passer par des transes mortelles; que mon père s'était mis
-à errer par les rues avec le camion; qu'elle avait vu un appartement à
-louer et qu'on nous avait acceptés. Elle nous conduisit dans une rue de
-faubourg, au second étage d'une maison, dont encore une fois une
-boutique de comestibles occupait le rez-de-chaussée. Un crédit nous
-était déjà ouvert: nous étions voués à cela.
-
-Hein, tout courbaturé, ne pouvait presque pas monter les escaliers: en
-haut, il se laissa choir sur un tas de guenilles, et s'endormit. Je bus
-du café et mangeai une tartine, et une nouvelle étape de misère
-commença.
-
-
-
-
-LA VARIOLE
-
-
-Notre habitation se composait d'une cuisine de cave et d'une mansarde;
-toute la famille couchait dans celle-ci, sur des loques.
-
-Comme j'avais dix-sept ans, je ne voulais plus de cette promiscuité, et
-dormais dans le sous-sol, sur un vieux canapé. J'étais allée le matin
-chez une amie qui m'avait promis de me conduire à un théâtre, où l'on
-demandait des choristes. On ne m'avait point acceptée, parce que je ne
-connaissais pas le français. Découragée, j'étais restée chez cette amie
-jusque tard dans la soirée.
-
-Klaasje, mon petit frère de huit ans, souffrait, depuis la veille, de
-fièvre, accompagnée de taches rouges sur tout le corps; et voilà que,
-rentrée dans notre sous-sol, je trouve ma couche occupée par l'enfant,
-chez qui s'était déclarée une variole noire. Sur deux chaises accolées
-au canapé, mon frère Dirk, qui avait treize ans, était étendu avec le
-petit, figure contre figure sur le même oreiller: il lui tenait les
-mains pour l'empêcher de se gratter, et inventait des histoires afin de
-le distraire.
-
-Klaasje était un enfant d'une rare beauté. Je l'appelais mon petit
-lézard, pour l'habitude qu'il avait de se cacher sous les meubles, comme
-un lézard sous une pierre, lorsqu'il avait été méchant. La pensée qu'il
-pourrait être défiguré, nous affolait tous.
-
-Je me couchai sur le carreau, ne voulant pas monter près des garçons et
-des parents, et j'entendis Dirk raconter des histoires d'éléphants, qui
-s'étaient sauvés sur les tours de Sainte-Gudule pour échapper aux puces
-qui les harcelaient. L'enfant demanda, la langue épaissie par
-l'inflammation, où les puces pouvaient mordre les éléphants, puisqu'ils
-ont une grosse peau partout. Dirk était attrapé: il se tut un instant,
-puis répondit:
-
---Dans le cul...
-
-Le petit fut pris d'un fou rire si communicatif que nous nous tordîmes
-tous. Il dit alors, parlant de plus en plus difficilement:
-
---Je sais bien que ce sont des mensonges, mais raconte encore: c'est si
-amusant quand même!
-
-Et Dirk inventait, toute la nuit, des histoires.
-
-Pendant toute la durée de la maladie, il resta près de l'enfant, lui
-tenant les mains pour l'empêcher de se marquer, et lui contant, figure
-contre figure, des choses abracadabrantes.
-
-
-
-
-LES POMMES DE TERRE
-
-
-Aucun de nous, excepté Kees, n'a jamais osé mendier. Par les périodes
-les plus aiguës de la famine, l'idée seule ne nous en venait pas. Mais
-Kees, lui, avait la faim abominable: même ayant eu sa part, mais n'étant
-pas rassasié, il suivait les morceaux de la main à la bouche, et de la
-bouche à la main. Donc Kees osait. Il allait demander aux fenêtres des
-cuisines de cave, et on lui donnait des restes de pommes de terre. Il en
-mangeait, mais en rapportait à la maison.
-
-Un jour, rentrant malade et exténuée de faim et de fatigue d'avoir en
-vain cherché du travail, je trouve les miens tenant chacun, entre les
-doigts, une pomme de terre froide et déjà gâtée. Je demande d'où elles
-viennent. On me répond que Kees les a apportées. Kees s'était prudemment
-retiré vers la porte, pour éviter une taloche.
-
---Comment, sale bête, dis-je, en me dirigeant vers les pommes de terre,
-tu oses mendier!
-
-Et j'en pris une entre les doigts: elle était sure, mais délicieuse.
-
-Kees suivait du regard la pomme de terre, de la main à la bouche et de
-la bouche à la main. Ce regard demandait: «C'est bon, n'est-ce pas? et
-je n'aurai pas de taloche?»
-
-Comme je lui répétais qu'il ne devait pas mendier, il mit les mains dans
-les poches de son pantalon, le secoua en le relevant, et ses yeux et un
-plissement du nez disaient: «Elle est forte, celle-là!»
-
-Plusieurs fois j'en ai mangé, de ces pommes de terre.
-
-
-
-
-UN PAIN POUR DES TIMBRES
-
-
-J'étais rentrée, très énervée d'une longue pose debout chez un peintre,
-avec des vêtements mouillés sur moi, et de n'avoir, de toute la journée,
-mangé qu'un exquis petit sandwich au saumon qu'il m'avait donné. A la
-maison, rien. Tous m'attendaient, croyant que j'apporterais l'argent de
-la pose; mais on ne m'avait pas payée, et je n'osais jamais demander.
-
-Nous discutions de quelle façon nous pourrions bien obtenir du pain à
-crédit, quand je me souvins d'avoir en poche quelques timbres d'un, deux
-et cinq centimes. Je les avais trouvés à l'atelier, parmi les paperasses
-dont je débarrassais un plat de Delft, et, comme ils étaient chiffonnés
-et racornis, le peintre me les avait laissés.
-
-Je savais qu'on pouvait acheter en payant avec des timbres-poste, mais
-aucun de nous n'osait le faire. Enfin Kees se décida et revint, à notre
-stupéfaction, chargé d'un pain et d'une chandelle, car nous étions aussi
-sans lumière. Nous demandâmes comment il s'y était pris, et alors ce
-petit bout d'homme de dix ans nous expliqua très sobrement: comme quoi
-la femme avait d'abord refusé de donner un pain pour ces vieux timbres;
-puis qu'il avait parlementé en expliquant que des timbres, c'était comme
-de l'argent, qu'elle pouvait les prendre aussi bien à lui qu'à la poste,
-et qu'elle s'éviterait ainsi une course.
-
-L'intelligence logique et déliée qu'il avait déployée, pour amener cette
-lourde flamande à lui donner ce pain en échange des timbres, était
-adorable et rare. Malgré mon ignorance, je le compris et j'en fus fière.
-
-
-
-
-KEES ACROBATE
-
-
-Je retournais à la maison, éreintée jusqu'à l'épuisement de mes
-éternelles randonnées à travers la ville, à la recherche d'un travail
-quelconque. Je vis un rassemblement de cinq à six personnes; je croyais
-à un accident. En m'approchant, j'aperçus Kees, les jambes écartées, se
-courbant lentement en arrière pour ramasser, avec la bouche, une pièce
-de cinquante centimes, placée entre ses pieds.
-
-Ma première pensée fut de l'empoigner et de l'envoyer à la maison à
-coups de pied; mais, un faux mouvement, et il se brisait l'épine
-dorsale. J'attendis donc. Il se remit droit avec grande précaution, la
-pièce de cinquante centimes entre les dents. La première personne qu'il
-aperçut, fut moi, blême de honte; il me regarda, cracha sa pièce, et se
-sauva à toutes jambes, en retournant la tête pour voir si je le suivais.
-
-Voilà donc où nous en sommes dans ce pays étranger, où nous mourons
-littéralement de faim! Je rentrai chez nous, décomposée. Mon premier mot
-à ma mère fut:
-
---Pourquoi Kees n'est-il pas à l'école? je l'ai trouvé dans la rue,
-faisant des tours de saltimbanque, pour de l'argent. C'est votre faute,
-si les enfants croulent tous: quand il faut chercher un petit seau de
-charbon, ou garder le linge sur la prairie, vous les tenez hors de
-l'école. Et Dirk? Avez-vous cherché un atelier, pour le mettre en
-apprentissage?
-
---Non, je ne suis pas allée: il est trop petit.
-
---Mais il a quinze ans: les petits doivent vivre comme les grands.
-Faites-en un cordonnier ou un tailleur. Ce n'est pas là un lourd
-travail, comme celui de notre Hein chez son forgeron.
-
---Fiche-moi la paix! tu es comme ton père: tu veux faire travailler les
-petits enfants pour garder ton argent, quand tu en gagnes.
-
---Je suis à la même enseigne qu'eux: je ne sais pas de métier. Vous nous
-avez flanqués dans le monde pour nous laisser pousser comme de mauvaises
-herbes, et crever de misère. Moi, je n'aurai pas d'enfants!
-
---Quel est ce langage malpropre? d'où sors-tu?
-
---Voyons, j'ai dix-huit ans; c'est abominable de nous avoir jetés dans
-la vie pour faire de nous ce que vous faites!
-
---Tu parles selon ton intelligence: il faut bien prendre les enfants
-quand ils viennent.
-
---Ah zut! c'est sans doute moi qui aurais dû vous apprendre à ne pas en
-avoir.
-
-La porte s'ouvrit. Kees s'arrêta sur le seuil, n'osant entrer. Je ne le
-regardai pas.
-
---N'y a-t-il rien à manger? demandai-je à ma mère.
-
---Non, je croyais que tu aurais rapporté quelque chose.
-
-Kees entra; il fit le tour de la chambre, en m'observant. Nos regards se
-rencontrèrent. Le sien disait:
-
---Tu vois, j'aurais pu te donner du pain, mais tu es montée sur tes
-grands chevaux, et voilà!
-
-Ah! ce petit être adorable! il avait cherché à utiliser sa souplesse,
-son adresse, dont il se prévalait auprès des autres gamins. Ce jeu, où
-librement on l'avait laissé se développer, il voulait s'en servir pour
-nous nourrir. Je me pris à sangloter frénétiquement.
-
---Que vont-ils devenir? Que vont-ils devenir?
-
---En voilà des histoires! Qu'est-ce que cela peut bien te faire, ce
-qu'ils deviennent, pourvu que tu t'en tires? Du moment où tu as des
-livres à lire, tu te moques bien du reste. Si tu aimais tant les
-enfants, tu ne les cognerais pas, comme tu fais.
-
-Je bondis devant ma mère, en rugissant:
-
---Mais je veux qu'ils apprennent, qu'ils apprennent! Ne voyez-vous pas
-qu'ils deviennent des vagabonds? qu'ils finiront en prison? Ne
-comprenez-vous donc pas où nous allons, maintenant qu'ils grandissent?
-
-Elle haussa les épaules. Rien à faire. C'était cependant la même mère
-qui ne voulait pas, quand ma soeur aînée et moi étions petites, nous
-envoyer à une école gratuite, et qui avait mis son manteau au clou pour
-payer l'écolage.
-
-Kees avait à nouveau disparu. Une demi-heure plus tard, il revint avec
-un grand pain. Ma mère le découpa. Je n'en voulais pas d'abord, mais
-vaincue par la faim, j'en pris une tranche.
-
---Kees, dis-je, viens près de moi.
-
---Pourquoi? demanda-t-il, méfiant.
-
---Allons, viens.
-
-Mon intention était de l'entourer de mes bras, de l'embrasser, et de le
-tenir un peu contre moi. Il vint; je le pris par les épaules. Son beau
-regard limpide, logique, et déjà si averti des choses lamentables de la
-vie, me remua tellement que je me mis à le secouer, et lui criai dans la
-figure:
-
---Tu ne dois pas faire ça! tu ne dois pas faire ça! salaud! salaud!
-
---Mère! voilà que cette fausse canaille m'attire près d'elle pour me
-faire du mal!
-
-D'une secousse, il se dégagea et se réfugia auprès de ma mère.
-
---Oui, elle est fausse et judas, cette créature; elle n'a rien de mes
-autres enfants.
-
---Si! si! je ressemble à Kees, mais il ne comprend pas.
-
-Je me remis à sangloter éperdument. J'avais, à cette époque, la force de
-pleurer plusieurs heures de suite.
-
-
-
-
-SYMPHONIE DE LA FAIM
-
-
-Nous avions tous des nausées de faim. Je n'étais pas sortie, ne sachant
-de quel côté me diriger. Mon père était fini, avachi; nous ne le voyions
-presque plus; il vagabondait à droite et à gauche, incapable de tout
-travail sérieux.
-
-Hein et Naatje discutaient le truc à employer pour se rassasier d'une
-seule petite tartine. Naatje prétendait qu'il fallait la grignoter en
-rond, garder en bouche le dernier morceau, grand comme un «cent», et l'y
-laisser dissoudre.
-
---Non, répliqua Hein, tu n'y es pas. Manger lentement donne plus faim;
-moi, quand je veux me rassasier d'une tranche de pain, j'avale les
-morceaux presque sans les mâcher: on a bien mal à la tête après, mais on
-a moins faim.
-
-Dirk entra en coup de vent; il laissa la porte grande ouverte, alla
-droit fouiller dans les armoires, les tiroirs, le poêle et jusque sous
-les meubles, à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent.
-Sa figure avait une expression de maniaque. N'ayant rien trouvé, il
-repartit sans dire un mot.
-
-Ma mère, pensant soulager sa migraine, était sortie humer aux fenêtres
-des cuisines le parfum des mets qu'on y préparait; mais elle rentra plus
-malade encore de s'être exacerbé l'appétit.
-
---Qu'est-ce que cela peut bien être, cette nourriture des riches?
-L'odeur seule vous réveillerait un mort; mais ainsi à vide, cela vous
-fait haleter. Qu'allons-nous faire? Qu'allons-nous faire?
-
-Comme j'avais le vertige et que les tempes me battaient, je me dirigeai
-vers la fenêtre pour l'ouvrir, et je vis, à la devanture du charcutier
-d'en face, Kees léchant la vitrine à la place contre laquelle
-s'étalaient, à l'intérieur, les jambons et les langues de boeuf. Je
-tressautai, comme piquée par un taon.
-
---Mère! mère! criai-je, cours vendre mes livres et fais monter Kees, ou
-je le tue!
-
-Folle de lecture, et désespérée de ne savoir lire le français et de ne
-pouvoir trouver des livres hollandais, j'avais racolé de droite et de
-gauche quelques livres flamands. Il en était qu'à défaut d'autres,
-j'avais lus dix à douze fois, comme «La Tombe de Fer» de Henri
-Conscience. Je m'étais ainsi composé une petite bibliothèque, que je
-dévorais sans relâche. A plusieurs reprises, j'en avais âprement défendu
-la vente; mais ce jour-là, j'empilai tous mes bouquins dans un panier,
-et j'envoyai ma mère les vendre à la Galerie Bortier. Je croyais, comme
-pour ma robe de première communion, que nous allions avoir un gros prix
-de ces vieux livres, qui étaient tout pour moi.
-
-Pendant que ma mère était partie les brocanter, la locataire principale
-monta chez nous, essoufflée.
-
---Mademoiselle, dites à votre mère que je lui ouvre un nouveau crédit.
-Je sais que vous êtes, depuis plusieurs jours, sans manger. Eh bien,
-j'ai offert une tartine à votre petit Klaasje, et il l'a refusée en
-disant: «Merci, Madame, je viens de manger.» Je sais que cela n'est pas,
-et il est si petit!
-
-Klaasje avait huit ans. J'eus des spasmes d'émotion. Il s'en trouvait
-donc encore parmi nous qui n'étaient pas vaincus!
-
-Ma mère revint bientôt. Elle avait, avec grande difficulté, obtenu un
-franc et 75 centimes pour tous mes livres.
-
-
-
-
-KLAASJE CONDAMNÉ
-
-
-La porte s'ouvre avec fracas; un homme entre, tenant Klaasje par le
-bras.
-
---C'est votre garçon? Il a cassé ma vitrine. Si vous voulez payer
-vingt-quatre francs, c'est bien; sinon je porte plainte.
-
---Vingt-quatre francs? dit ma mère, d'un ton indolent. Impossible,
-homme, je ne peux pas les payer.
-
---Comme il vous plaira, fit-il.
-
-Et il sortit.
-
---Comment est-ce arrivé? demandâmes-nous à Klaasje.
-
---Nous jouions orchestre de la garde civique, sur la vitrine d'une
-maison vide. Moi, je tenais la grosse caisse; comme je faisais: «Boum!
-boum! boum!,» mon poing passa à travers la vitre. Nous nous sommes
-sauvés; mais mon pied nu a buté contre un pavé, et ainsi l'homme a pu me
-rattraper.
-
-Ma mère pensait que cela n'aurait pas de suite:
-
---On ne peut pas condamner un enfant de neuf ans!
-
---Évidemment, ajoutais-je, s'il y a une poursuite, cela retombera sur
-père.
-
-Nous ne songions plus à cette affaire, quand nous reçûmes une citation:
-Klaasje Oldema devait comparaître en justice.
-
---Voyons, il est impossible que cela soit pour le petit: c'est pour
-père. Où peut-il être, père? on ne le voit plus.
-
---Que sais-je? il erre; il s'accommode mieux de cette vie que de
-travailler pour femme et enfants.
-
---Enfin, nous devons le trouver: il faut qu'il aille avec Klaasje.
-
-Ma mère hocha la tête.
-
---Mais cela n'a pas l'air de vous émouvoir! Trouvez-vous si simple que
-ce petit doive aller au tribunal?
-
---Que veux-tu que j'y fasse? du reste on ne condamne pas les enfants.
-
-C'était notre conviction.
-
-Le jour de la comparution, comme nous n'avions pas trouvé mon père, je
-dis à ma mère d'accompagner le petit; mais son air indifférent
-m'inquiéta.
-
---Écoutez, mère, si vous ne voulez pas, j'irai, moi, avec lui. Tant pis
-si je perds mon travail!
-
-J'avais, depuis deux mois, trouvé, chez un antiquaire, un travail
-exquis: il consistait à réappliquer d'anciennes broderies sur de
-nouveaux fonds. J'adorais ce joli ouvrage, et l'antiquaire avait même
-une fois choisi le fond qui me semblait le plus beau.
-
-On devait réappliquer des tulipes roses et des iris mauves; l'antiquaire
-et sa femme voulaient les mettre sur du velours vert bouteille. Comme je
-regardais une moire jaune soufre, il me demanda:
-
---Et toi, petite, quel fond prendrais-tu?
-
-Je montrai la moire. Il posa les fleurs dessus et dit:
-
---Elle a raison, c'est plus distingué et plus léger.
-
-J'étais donc très contente de manier ces jolies choses, et j'étais
-convenablement payée.
-
---Non! non! protesta ma mère; ne lâche pas ton ouvrage, j'irai.
-
---Sûrement?
-
---Sûrement. Je partis donc tranquille au travail. Quand je revins le
-soir, Klaasje se jeta dans mes bras, en hoquetant:
-
---Je dois aller en prison, en prison, pour huit jours.
-
---Comment? en prison! vous n'avez rien pu y faire, mère?
-
-Elle clignota des yeux, mais ne répondait pas.
-
---Elle n'est pas venue, souffla le petit.
-
---Ah! hideuse femme, vous êtes notre malheur! Écoutez, allez trouver
-père et partez ensemble: je prendrai soin des enfants. Vous êtes notre
-entrave: je ne peux rien faire pour eux, à cause de vous. Quand vous
-serez partie, j'aurai les mains libres et je les élèverai;
-allez-vous-en, je vous en supplie.
-
-Elle faisait: «Hun, hun...», avec mépris.
-
-Quelques jours plus tard, Klaasje, ce petit être fin et fragile comme un
-lézard, dut se rendre à la prison des Petits Carmes. Cette fois, je
-l'accompagnai. Je croyais pouvoir le recommander, mais le portier me le
-prit dès la porte, en m'interrompant grossièrement:
-
---Oui, oui, on connaît ça: la prison n'est peuplée que d'innocents.
-
-Ce fut pour moi une semaine de torture. Je ne décolérais plus contre ma
-mère, qui ne répondait pas; mais ses battements de paupières
-trahissaient son agitation.
-
-Quand Klaasje revint, il nous raconta qu'il avait passé ces huit jours
-parmi des petits condamnés de toute espèce. Il était hâve comme un petit
-vagabond; ses boucles châtaines grouillaient de vermine.
-
---Viens, je vais te laver.
-
-Je pris mon morceau de savon privé et mon peigne, et commençai le
-nettoyage par la tête. Il se laissa docilement faire, mais quand je
-voulus le déshabiller, il se rebiffa, trouvant que c'était trop long.
-
---Et puis, dit-il, en me regardant d'un air effronté, tu ne connais pas
-cela, hein?
-
-Il fit le geste de voler un objet et de le glisser en poche.
-
---Quoi? demandai-je, étonnée.
-
-Il se dégagea, sauta vers la porte, se tapa alors sur la cuisse,
-esquissa de sa main retournée un geste indécent, et goguenarda, en se
-sauvant:
-
---Voilà pour toi!
-
---Klaasje, Klaasje! répétais-je. Mère, regardez-le donc: il a déjà pris
-des manières canailles.
-
---Aussi tu es là à faire des embarras, comme s'il avait rapporté la
-gale. Tu nous embêtes tous avec tes éternelles récriminations. Il a des
-poux: et puis? Les enfants doivent avoir des poux: c'est la santé.
-
-A quelque temps de là, n'ayant plus de travail, j'étais seule à la
-maison, accroupie sur mon canapé et rêvassant tristement, quand la porte
-s'ouvrit en coup de vent. Klaasje entra, se jeta à terre et rampa droit
-sous le canapé; il était suivi d'une femme furibonde.
-
---Il a volé la pipe en merisier de mon mari, écumait-elle. Il était venu
-jouer à la maison avec mes enfants; la pipe, une pipe de six francs, se
-trouvait sur la cheminée. Et, quand ce vaurien est parti, elle avait
-disparu; il doit l'avoir sur lui. On vient de me dire qu'il a déjà été
-en prison; si je l'avais su, je ne l'aurais pas laissé jouer avec mes
-enfants.
-
---Il a été condamné pour avoir cassé une vitrine, protestai-je, et non
-pour vol; il ne vole pas, et vous allez le fouiller vous-même.
-
-Je tirai Klaasje de dessous le meuble, et lui enlevai sa camisole que je
-jetai à la femme. Elle la fouilla: rien.
-
-Je lui ôtai son pantalon et le lançai vers la femme. En tombant à terre,
-il rendit un son sourd. Nous sautâmes dessus toutes deux, et le
-fouillâmes. Dans le fond, que j'avais renforcé d'une doublure, se
-trouvait la pipe, entre l'étoffe et la doublure: le haut était juste
-assez décousu pour y glisser un objet.
-
-Klaasje s'était refourré sous le canapé. La femme voulait crier, mais ma
-figure dut la terrifier, car elle fila au plus vite; au bas de
-l'escalier, elle se dédommagea en hurlant qu'on devait faire déguerpir
-des voleurs comme nous.
-
-J'étais hébétée et tout engourdie: des frissons de fièvre me montaient
-le long du corps; mes genoux s'entrechoquaient. Je ne pouvais que
-répéter:
-
---Klaasje! Klaasje! mon petit lézard!
-
-Klaasje ne bougeait pas.
-
-
-
-
-A L'HOPITAL
-
-
-Mina, étant revenue d'une de ses escapades, devait, la nuit, partager
-mon canapé. Elle avait tout de suite tiré toute la couverture à elle, et
-vers le matin elle me fit rouler à terre, où je continuai à dormir: je
-me réveillai avec une grosse toux.
-
-Depuis quelque temps je me sentais malade et très faible: je souffrais
-de fièvres intermittentes; et maintenant, ce refroidissement par cet
-hiver...
-
-Je me traînai encore quelques jours, puis annonçai à ma mère et à ma
-soeur que j'allais à l'hôpital et, si on voulait me garder, que j'y
-resterais. Elles se mirent à rire et, comme je partais, elles
-plaisantèrent:
-
---Le café sera prêt pour ton retour.
-
-Mais je ne revins pas: on me garda.
-
-Le chef de service, un grand homme de cinquante à cinquante-cinq ans,
-les cheveux blond roux, partagés au milieu par une raie, la barbiche
-grisonnante, aux grandes mains semées de taches de rousseur, avait l'air
-d'un lourd mâtin rôdeur qui va, dans les buissons, croquer les poulets
-d'autrui.
-
-Il m'ausculta et me retourna en tous sens: il constata une bronchite
-chronique et des fièvres paludéennes.
-
---Et elle est très affaiblie par la misère. Quelle jolie sauterelle!
-fit-il, en riant, à ses élèves.
-
-Il me prescrivit la portion complète de nourriture, du sirop de Vanier,
-et une petite bouteille de quinine à prendre tous les jours, en une
-fois.
-
-J'étais entrée un jeudi. Le repos, le bon lit et la saine nourriture me
-réconfortèrent immédiatement. Aussi, quand ma mère et ma soeur vinrent
-le dimanche, me trouvèrent-elles fraîche et rose. Puis je riais à en
-triller: j'avais demandé des livres, et on m'avait donné _Le Pays d'or_
-de Henry Conscience; la naïveté outrée de ces paysans flamands, qui
-étaient allés chercher de l'or en Californie, me faisait me tordre.
-
---Mais tu n'es pas malade! s'écria ma mère. Je ne comprends pas que tu
-restes ici pour ton plaisir, quand à la maison on meurt de faim. Et
-voici une lettre de l'antiquaire, qui te demande de venir réappliquer
-des broderies.
-
-Je cessai de rire, et comme le docteur arrivait pour la visite, je lui
-demandai tout de go si j'étais vraiment malade.
-
---Ma mère prétend que je ne suis à l'hôpital que pour me goberger.
-
---Non, non, Madame, la maladie de votre fille est très sérieuse; vous
-devez la laisser ici.
-
-Elles partirent confuses.
-
-Le docteur alors me dénuda, m'ausculta, me traça des ronds sur le corps.
-
-Et, tous les jours, il recommençait.
-
-Quand j'étais levée, il me déshabillait debout, faisait maintenir ma
-chemise par les élèves, et ainsi me maniait et remaniait à volonté.
-
-Les élèves, la soeur, et moi, ne fûmes pas longtemps dupes de ce manège.
-
-Il régnait alors, à la Maternité, une infection qui mettait en danger
-les nouvelles accouchées. On fut obligé d'en placer un peu dans toutes
-les salles: dans ma salle, elles étaient au moins quatre. Plusieurs
-avaient eu de mauvaises couches et se lamentaient nuit et jour.
-
-La nuit du mardi gras, deux accouchées, qu'on venait d'apporter et qui
-criaient sans répit, m'empêchèrent de dormir. Cependant la musique du
-carnaval, à la rue, me donnait une folle envie de danser. Je me mis sur
-mon séant. La grande salle de 28 lits était éclairée, au milieu, par un
-seul bec de gaz assourdi. La bonne chaleur du poêle, les rideaux blancs,
-de jeunes visages sur des oreillers voisins, me faisaient déjà me sentir
-chez moi.
-
-J'écoutais la joie du dehors avec des frémissements de désir d'en être;
-j'appelai doucement ma voisine, toute jeune comme moi.
-
---Toinette! Toinette! écoute: on chante, et la musique joue une valse.
-
---Une valse? une valse? bredouilla-t-elle.
-
-Elle s'assit sur son lit.
-
---Oui, j'entends, ils s'amusent ferme.
-
-Je voyais ses yeux noirs flamboyer, et avec son bonnet tuyauté, de
-travers, elle était jolie, jolie...
-
-Une des accouchées criait:
-
---Oh! mon ventre, mon ventre!
-
---Viens regarder par la fenêtre, dit Toinette.
-
-Nous nous levâmes et, pieds nus, courûmes écarter le store; mais le
-balcon interceptait la vue. Nous ouvrîmes, et du balcon, en chemise,
-nous aperçûmes des bandes de masques, qui dansaient en rond et hurlaient
-à tue-tête.
-
-Nous rentrâmes vite à cause du froid. Une accouchée allemande clamait:
-
---Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben!
-
-Elle me donnait la chair de poule.
-
---Mon Dieu, Toinette, elle souffre tant!
-
---Si tu veux ne jamais rire, parce qu'on geint ici, tu claqueras
-toi-même.
-
-Une autre jeune malade s'était levée, et, à nous trois, nous dansâmes
-une polka.
-
-Dans le corridor, la soeur et la servante venaient pour la ronde; nous
-n'eûmes que le temps de filer derrière les lits et de gagner le nôtre.
-
-La soeur s'avançait comme en glissant. Sa lanterne répandait devant elle
-un peu de clarté floue, qui se reflétait, en vacillant, sur sa figure
-délicieusement douce, ennuagée par la coiffe blanche.
-
-La servante, emmitouflée dans un châle, emboîtait le pas.
-
-La soeur leva sa lanterne devant plusieurs lits. Près de l'accouchée qui
-haletait: «Mon ventre, mon ventre!» elle s'arrêta, arrangea les
-couvertures, dit quelques mots sur un ton placide, et passa.
-
-Je n'avais pas eu le temps de bien me couvrir, et faisais semblant de
-dormir. Elle me recouvrit, borda mon lit et murmura:
-
---Le chef l'appelle sauterelle. Il a bien raison: elle n'a pas plus d'os
-que de chair.
-
-Je la sentais bienveillante, et son visage calme m'apaisait.
-
-La servante, une paysanne flamande, répondit:
-
---Je n'aime pas cette fille: elle n'est pas comme nos autres malades, et
-le docteur...
-
---Chut! chut! interrompit la soeur.
-
---Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben! se lamentait l'autre
-accouchée.
-
---Celle-là ne passera pas la nuit, fit la religieuse. Je ne peux même
-pas lui parler de Dieu: c'est une protestante.
-
-Elles s'éloignèrent d'un pas feutré et, après quelques haltes,
-s'effacèrent dans l'ombre.
-
-Toinette alla se fourrer dans le lit de l'autre jeune fille; ces deux
-avaient d'étranges familiarités.
-
-Je m'endormis en entendant, comme dans le lointain:
-
---Oh! mon ventre, mon ventre!
-
-La rue en liesse et la musique me réveillèrent encore. L'Allemande
-gémissait de plus en plus bas:
-
---Ich will nicht sterben, ich will nicht sterben!
-
-L'émotion me gagna, je me mis à pleurer. Je savais un peu d'allemand;
-j'allai à son lit et lui demandai si je ne pouvais rien pour elle. Elle
-me saisit la main, comme affolée; la langue déjà alourdie, elle
-répétait:
-
---Ich will nicht sterben: der Kleine lebt, ich muss leben für ihn.
-
-Je restai près d'elle. Elle mourut au matin.
-
-Au bout de six semaines, je me sentis assez retapée pour partir. Ma mère
-était encore venue me dire que mon père avait juré de me tirer de là par
-les cheveux, si je ne rentrais pas; mais le chef de service avait tenu
-bon.
-
-Le matin de ma sortie, il me manipula longuement, me recommanda de
-continuer à prendre le sirop de Vanier et la quinine. Je lui répondis
-que je ne pourrais pas me les procurer.
-
---Viens chez moi, je te les donnerai.
-
-Je fus chez lui le lendemain. Il me fit attendre que tous les clients
-fussent partis. Quand j'entrai dans son cabinet, il poussa le verrou et
-me prit dans ses bras; ses mâchoires claquaient.
-
-Comme je faisais un mouvement de recul, il me lâcha et dit:
-
---Voyons cette poitrine.
-
-Et il me mit nue.
-
-Il m'assit sur le divan, puis me parla:
-
---Tu as la poitrine très faible. Cela pourrait tourner mal, si tu ne te
-soignes; et prends bien les médicaments que tu trouveras toujours ici.
-
-Je le compris parfaitement.
-
-Je mourrai si je ne me soigne pas. Me soigner, c'est prendre ces
-médecines que je ne peux me payer, et que lui me donnera en échange de
-ma peau.
-
-Et puis, eux, à la maison, que deviendront-ils, si je meurs? Déjà
-maintenant je sens tout chavirer; que sera-ce sans moi? Nos enfants, si
-bons, si intelligents et si beaux sombreront sans merci. Klaasje, mon
-petit lézard, a déjà été en prison; et ma mère, autant que les enfants,
-a besoin de mes révoltes pour ne pas laisser tout s'en aller à la
-dérive.
-
-Je n'aimais plus ma mère, mais j'en avais pitié, maintenant que je
-jugeais mieux.
-
-N'avait-elle pas mis neuf enfants au monde, dans le plus affreux
-dénuement? Elle serait morte de faim dans ses couches, si les voisines
-ne lui avaient apporté parfois une tasse de café et une tartine. Et nous
-tous, affamés, étions encore autour d'elle pour nous en faire donner la
-plus grande part.
-
-Et pour Dirk, quand il était devenu transparent de faim et de fièvre,
-n'était-elle pas allée demander des reliefs de table, dans une maison où
-elle avait vu des enfants à la fenêtre, croyant qu'une mère ne
-refuserait pas cela à une mère? Et comme elle sanglotait en rentrant,
-parce qu'on l'avait éconduite!
-
-Je commençais à comprendre ses haussements d'épaules.
-
-Le vieux parlait:
-
---Tu ne peux rester ainsi; il ne faut pas prendre à la légère ces
-affections de la poitrine: tu ne te sens peut-être pas malade, mais tu
-l'es.
-
---Oui, il ne s'agit pas de rire, me disais-je.
-
---En te soignant, tu deviendras encore plus jolie, et tu es déjà
-délicieuse.
-
-Il vit que je pensais à tout autre chose, et me renversa sur le divan.
-
-Une fois dehors, je fus prise de désespoir; mais que faire?
-
-Je ne veux pas mourir poitrinaire, comme celles que j'ai vues mourir
-là-bas: je ne le peux pas, je ne le dois pas!
-
-J'avais vu agoniser, pendant des heures, une jeune femme qui, depuis
-cinq ans, venait de temps à autre se faire retaper à l'hôpital; ses
-hoquets s'entendaient deux salles plus loin. Au dernier moment, une
-religieuse lui tenait une bougie allumée dans la main; la servante, de
-l'autre côté du lit, racontait le plaisir qu'elle venait d'avoir à la
-kermesse de son village; la soeur écoutait, amusée; toutes deux se
-penchaient au-dessus du lit en riant, sans se préoccuper de la mourante,
-dont le regard intelligent allait de l'une à l'autre. La cire de la
-bougie coulait sur la main de la jeune femme et la brûlait. Ses hoquets
-se précipitaient; elle fit une grimace ridicule en se mordant la langue,
-et ce fut tout. La soeur enleva la bougie, regarda négligemment la
-morte, et s'éloigna avec la servante, en poursuivant la conversation.
-
-Une couturière tuberculeuse avait accouché en agonisant, sans pousser un
-gémissement; mais, quand elle fut délivrée et qu'on emporta l'enfant
-pour le laver, elle s'efforça de lever les bras et bégaya:
-
---Je ne le verrai pas.
-
-Elle devint livide, sa tête ballotta de droite et de gauche: elle était
-morte.
-
-J'irai mourir ainsi, moi! jamais!!
-
-J'en ai pour cinq ans, si je ne guéris pas: j'aurais alors vingt-quatre
-ans, Klaasje seulement quatorze, et je ne serais plus là! Ah! non, non!
-je ne veux pas. Il me faut ces médicaments qui me guériront. Le docteur
-se les fait donner à la pharmacie de l'hôpital: j'en aurai donc
-toujours.
-
-Quand mes bouteilles étaient vides, j'allais chez le chef de service
-qui, chaque fois, poussait le verrou.
-
-
-
-
-PROSTITUÉE
-
- «Ma fille a le billet jaune».
-
- DOSTOÏEVSKY.
-
-
-Encore une fois, nous étions sans manger. Hein frappait depuis deux
-jours sur l'enclume, avec les lourds marteaux de son métier de forgeron,
-sans avoir pris aucune nourriture; il était affalé sur une chaise, pâle,
-la tête baissée, les bras pendants, engourdis le long du corps, et
-répétait:
-
---Je ne peux plus, je ne peux plus. Les petites jambes de Klaasje
-s'étaient dérobées sous lui, et il gisait à terre, contre le mur; les
-autres enfants étaient dispersés, ici et là, dans la chambre, tous
-malades de faim. Ma mère avait le visage enfiévré, et des clignotements
-d'yeux précipités qui accusaient son affolement; moi, des vertiges me
-faisaient chanceler.
-
-Ma soeur aînée nous avait quittés, et nous attendions mon père, parti
-dès le matin à la recherche de quelque chose à gagner. Il rentra ivre et
-demanda à manger.
-
-Je regardais autour de moi, sentant qu'un malheur allait arriver, si on
-ne trouvait immédiatement une issue. Ma décision fut prise. J'allongeai
-ma jupe en traîne; je tirai mes cheveux sur le front; je m'ajustai le
-mieux que je pus, en regrettant de n'avoir pas de fard, comme j'en avais
-vu aux prostituées, et dis à ma mère que j'allais sortir. Elle voulut
-m'accompagner, pour rapporter plus vite les victuailles.
-
-Une fois au centre de la ville, je lui recommandai de rester à distance.
-Bientôt un homme me fit signe de le suivre, et m'emmena dans une maison
-de rendez-vous. Quand, après, je lui réclamai mon salaire, il me demanda
-si je me moquais de lui.
-
---Pour cinq francs, je puis avoir une femme chic, et tu es fichue comme
-une mendiante et sale en proportion. Ouste! laisse-moi passer.
-
-En bas, il refusa de payer la chambre. La tenancière nous menaça de la
-police, et il finit par régler. A la sortie, la femme me cria:
-
---Sale guenille, je te ferai «carter», si tu oses revenir.
-
-Ma mère m'attendait au boulevard; quand je lui racontai la chose, elle
-resta pétrifiée.
-
---Que pouvais-je faire? Que pouvais-je faire? J'ai risqué d'être
-enceinte d'un inconnu, d'attraper la sale maladie, on m'a insultée, et
-pour rien, pour rien! et les enfants, mon Dieu, les enfants!
-
---Si nous ne rapportons rien, ils mourront, dit ma mère.
-
-Je pleurais, la figure contre un arbre. Mais la vision de nos enfants
-qui nous attendaient, me rendit toute mon énergie.
-
---Je vais continuer, dis-je; mais tenez-vous donc plus loin: vous me
-suivez sur les talons.
-
-Je n'avais pas de mouchoir et, en essuyant mes larmes de mes mains, je
-me barbouillais la figure.
-
-J'entendis bientôt murmurer derrière moi:
-
---Petite, petite...
-
-Je me retournai et vis un géant qui me suivait.
-
---Petite, viens avec moi.
-
-Je le suivis.
-
-Il me conduisit dans une autre maison, et me donna quelques francs
-d'avance.
-
-Il me mania avec grande précaution: il avait manifestement peur de me
-casser. Il riait de ma figure noire, il riait de ma maigreur, tout mon
-être minime le mettait en joie, et il répétait sans cesse:
-
---Petite, petite!
-
-Après quelque temps, on vint frapper à la porte en criant:
-
---Dites donc, vous autres, le temps est passé; du monde attend; il nous
-faut la chambre.
-
-Croyant que c'était la police, je m'étais jetée, terrifiée, contre le
-géant, ce qui le mit encore en joie. Il m'entoura de ses bras, et riant
-doucement, murmura:
-
---Allons, petite! Allons, petite!
-
-Comme j'étais bien sur cette immense poitrine! pour la première fois de
-ma vie, je me sentis protégée. Tous les sbires de la ville n'auraient pu
-dénouer les bras qui m'enserraient: il leur aurait dit, amusé:
-
---Voyons, c'est une petite, une petite.
-
-Une fois à la rue, je galopai vers ma mère. Nous achetâmes de pauvres
-vivres, et, dès le bas de l'escalier, nous criâmes aux enfants:
-
---Nous avons du pain! nous avons du pain!
-
-Au bout de quelques jours, notre ménage marcha régulièrement, comme
-jamais il n'avait marché. Les enfants mangeaient aux heures, étaient
-lavés, allaient à l'école; ma mère vaquait au ménage; mon père ne buvait
-plus: il faisait le café et pelait les pommes de terre. Seule, je
-rageais et pleurais, accroupie sur le vieux canapé qui me servait de
-lit.
-
-La simplicité avec laquelle mes parents s'adaptaient à cette situation,
-me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaque jour. Ils en
-étaient arrivés à oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me
-prostituais tous les soirs aux passants. Sans doute, il n'y avait
-d'autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais à
-admettre que ce moyen fût accepté sans la révolte et les imprécations
-qui, nuit et jour, me secouaient.
-
-J'étais trop jeune pour comprendre que, chez eux, la misère avait achevé
-son oeuvre, tandis que j'avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur
-pour me cabrer devant le sort.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- Vision 1
- Mes parents 5
- Quand je me réveillai, c'était le soir 17
- Premier Exode 21
- Reliefs et Oripeaux 25
- Têtes et Peaux d'Anguilles 29
- Deuxième Exode 33
- Non! Non! 37
- A l'École catholique 47
- La Soupe aux Pois 53
- Catéchisme et Première Communion 59
- J'entends les puces marcher 71
- Déception 79
- Mon père propose de nous abandonner 83
- Je fais des visites 87
- Toupie et Cerf-volant 101
- Une Expulsion 107
- Ma Robe de Première Communion 115
- Jours de fête 119
- Nous vivons de charité 123
- Ah! vous aviez des «kwartjes»! 129
- L'Usurière 133
- Baâtje 137
- Si nous étions riches 145
- Je fais pipi dans mes jupes 151
- Les deux Grenadiers 155
- Le Village Rouge 163
- Marchande de Rue 169
- Une leçon de vie pratique 181
- Je quitte ma place 191
- Ma fille, Monsieur Cabanel 199
- Troisième Exode 207
- Fabrique de Chapeaux 213
- Ils pèlent des oignons 223
- Une nuit au parc de Bruxelles 227
- La variole 241
- Les pommes de terre 245
- Un pain pour des timbres 249
- Kees acrobate 253
- Symphonie de la faim 261
- Klaasje condamné 267
- A l'hôpital 277
- Prostituée 291
-
-
-DIJON, IMP. DARANTIERE.
-
-
-
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-Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER à 3 fr. 50 le volume
-
-EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE
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- 1870-1910) 1 vol.
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-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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-The Project Gutenberg EBook of Jours de famine et de détresse, by Neel Doff
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-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Jours de famine et de détresse
-
-Author: Neel Doff
-
-Release Date: November 15, 2020 [EBook #63773]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURS DE FAMINE ET DE DÉTRESSE ***
-
-
-
-
-Produced by Laurent Vogel (This book was produced from
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-
-
-
-
-</pre>
-
-<p class="c large sans-serif">NEEL DOFF</p>
-
-<h1><span class="large">JOURS DE FAMINE</span><br />
-ET DE DÉTRESSE</h1>
-
-<p class="c">&mdash; ROMAN &mdash;</p>
-
-<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br />
-BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br />
-<span class="sans-serif small">EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR</span><br />
-11, <span class="small">RUE DE GRENELLE</span>, 11</p>
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-<p class="c">1911</p>
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-<p class="c small">Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
-sont réservés pour tous pays.</p>
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-
-<p class="c top4em"><i>Il a été tiré de cet ouvrage<br />
-10 exemplaires numérotés sur papier<br />
-de Hollande</i></p>
-
-<p class="c gap"><span class="sc">Exemplaire</span> N<sup>o</sup> 9</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em large"><span class="large">JOURS DE FAMINE</span><br />
-ET DE DÉTRESSE</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">VISION</h2>
-
-
-<p>Il neige ; j'ai la grippe ; sur la place,
-les gamins font des glissades. Je m'accoude
-à la fenêtre et contemple cette
-vie sur la neige. Sont-ils souples et
-lestes, ces enfants! Grands et petits s'en
-donnent : ils glissent ; ils se poussent ;
-ils tombent en grappes.</p>
-
-<p>Ah! en voici un en loques, sale, la
-tête embroussaillée, les sabots trop
-grands, les bas troués, les genoux perçant
-le pantalon, le fond de culotte en
-lambeaux ; pâle, boursouflé, mais agile
-et râblé. Déjà de loin, il prend son élan
-et fait une glissade d'une douzaine de
-mètres. Dans cet élan qu'il ne parvient
-plus à maîtriser, il en entraîne d'autres,
-il en renverse sur son chemin. Aucun
-n'a mal. Tous cependant se fâchent, se
-redressent et tombent sur le petit : c'est
-qu'il est plus adroit qu'eux, et sale, et
-pouilleux. Ils le traînent hors de la
-piste, le roulent dans la neige, le
-cognent, et le jettent la bouche contre
-le trottoir. L'enfant se relève, essaie de
-se défendre, le bras en bouclier ; mais
-il est seul. De rage et de douleur, il
-s'en va, boitant et pleurant pitoyablement.</p>
-
-<p>C'est ainsi que mon frère Kees nous
-revenait toujours, quand nous étions
-petits. Ce sensuel petit Kees, il avait
-d'admirables larmes, grandes et limpides
-comme des perles de rosée.</p>
-
-<p>En me retirant de la fenêtre, j'aperçus
-ma figure dans l'espion. Ma bouche était
-contractée, mes yeux en pleurs : je
-venais de revivre une des scènes douloureuses
-de notre misérable enfance.
-Ces scènes, dont nous sortions honnis
-et maltraités, étaient toutes provoquées
-par notre pauvreté, car, quand c'est
-pour le plaisir, ce sont toujours les
-déguenillés que l'on rosse.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">MES PARENTS</h2>
-
-
-<p>Avant l'altération continue, sûre, et
-comme méthodique, que la misère fait
-subir aux natures les mieux trempées,
-mes parents étaient, dans leur milieu
-et pour leur éducation, deux êtres
-plutôt rares, tous deux d'une beauté
-exceptionnelle quoique diamétralement
-opposée.</p>
-
-<p>Mon père, Dirk Oldema, était un
-Frison haut de six pieds, mince et élancé
-comme un bouleau, et d'une flexibilité
-incroyable. Il avait le teint très frais,
-les yeux bleu clair lumineux, une denture
-merveilleuse, des cheveux châtain
-clair bouclés, une voix parlée franche et
-timbrée, et une voix chantée de ténor
-léger qui faisait s'arrêter les passants.
-Son plus grand plaisir était, le soir,
-assis avec tous ses enfants autour de
-l'âtre, de chanter en ch&oelig;ur, ou de
-raconter des anecdotes de sa vie de
-soldat, alors qu'il était trompette, avait
-un beau cheval et que, pendant que les
-autres étaient en ribote, il raccommodait
-les bas de tout le régiment pour pouvoir
-louer des livres. C'était la seule époque
-de bonheur qu'il avait eue dans la
-vie.</p>
-
-<p>Ma mère, d'origine liégeoise, était
-petite et brune, d'une joliesse piquante,
-extrêmement fine et bien prise, lisant
-des romans d'aventure, mais n'en ayant
-jamais eu dans la vie. Elle préférait le
-luxe au confort, et, à cause de son
-éducation sommaire, cela se manifestait
-par un bonnet à fleurs rouges et
-blanches sur une chevelure mal entretenue,
-ou des souliers vernis sur des bas
-troués. Sa joie était de sortir avec Mina,
-ma s&oelig;ur aînée, pour aller voir les magasins,
-de choisir aux étalages des toilettes
-magnifiques pour nous tous,
-de se griser là-devant, et de discuter
-le goût et le choix, comme si c'était
-arrivé. Toutes deux rentraient la tête
-en feu, et continuaient la discussion
-devant une tasse de café sucré.</p>
-
-<p>Une des grandes attractions de ces
-belles choses eût été de faire enrager
-les voisines et les tantes. A défaut de
-ces élégances, quand ma mère avait un
-bonnet neuf ou une robe achetée au
-décrochez-moi-ça, elle habillait le plus
-petit enfant le mieux qu'elle pouvait,
-partait se promener de long en large dans
-la rue où habitait une des voisines ou
-des tantes qu'il s'agissait de faire fondre
-d'envie, et elle balançait la croupe et
-jouait avec l'enfant en affectant de ne
-voir personne ; mais, du coin de l'&oelig;il,
-elle observait tout et venait nous raconter
-comment la tante avait écarté
-légèrement le petit rideau en se cachant,
-puis avait envoyé la petite cousine Kaatje
-pour bien détailler la toilette de ma mère,
-et que bien sûr la tante avait verdi de
-dépit de les voir, elle et son enfant, si
-bien attifés.</p>
-
-<p>Ma mère était cependant fort bonne
-et, malgré sa grande misère, je l'ai vue
-prêter à ces mêmes voisines sa robe du
-dimanche pour la mettre au clou.
-Quand on lui témoignait un peu de
-sympathie, elle se donnait tout à vous,
-trop même, et passait ses journées chez
-les autres, en lâchant le ménage et les
-mioches. Elle était plus rusée qu'intelligente
-et aurait en somme dû être une
-poupée de luxe : elle en avait toutes les
-aptitudes.</p>
-
-<p>Elle chantait toujours, en nous berçant
-dans ses bras, des louanges à la
-Vierge : «Marie, Reine des cieux!»
-puis il y était question de «robes de soie
-bleue». Je ne l'ai entendue chanter
-que lorsque j'étais petite : plus tard la
-misère le lui avait désappris. Je me
-souviens d'une voix très timbrée, avec
-beaucoup de charme ; même quand ma
-mère était vieille, sa voix parlée avait
-gardé tant d'inflexions, et son rire était
-resté si jeune qu'on devenait confiant et
-gai en sa compagnie.</p>
-
-<p>Mon père se maria en quittant l'armée,
-et devint gendarme : ce qui le décida à
-accepter cette fonction était surtout le
-cheval qu'il adorait. Ma mère, orpheline
-dès l'âge de treize ans et obligée de
-gagner sa vie comme dentellière, ne
-savait rien, mais rien, du ménage.
-Depuis l'aube jusque tard dans la nuit,
-elle avait dû faire aller les fuseaux, ne
-se levant de sa chaise basse que pour se
-mettre à table et, tout de suite après le
-repas, reprenant ce travail âpre, qui lui
-donna les clignotements d'yeux sur
-lesquels je me guidais pour observer ce qui
-se passait en elle. Aussi le premier
-repas qu'elle fit pour mon père, fut des
-pommes de terre avec, comme sauce,
-de l'huile de lin au lieu d'huile alimentaire.</p>
-
-<p>Puis quoi? elle n'avait jamais eu de
-liberté : maintenant elle était mariée et
-pouvait bien aller bavarder un peu chez
-les autres femmes de gendarmes. Et
-quand mon père revenait de ses tournées,
-il ne trouvait rien de prêt et devait
-souvent se remettre en selle sans avoir
-dîné. Alors, aux haltes, il acceptait les
-petits verres qu'on offre volontiers aux
-gendarmes pour être bien avec eux, et
-il rentrait, se tenant trop raide sur son
-cheval. Il fut déplacé plusieurs fois,
-puis révoqué.</p>
-
-<p>Il devint ensuite garde-chasse, mais
-il renonça à cette fonction de son plein
-gré : il lui était impossible de mettre les
-menottes à un homme qui, ne mangeant
-jamais de viande, avait tiré un lapin sur
-son propre champ. Quand mon père
-entendait un coup de fusil qui lui semblait
-suspect, il faisait un détour, et, à la
-nuit, il allait prévenir le paysan qu'il
-serait obligé de confisquer, le lendemain,
-le fusil caché sous les navets et de
-dresser procès-verbal.</p>
-
-<p>Après, toujours par amour du cheval,
-il entra comme cocher dans les grandes
-maisons ; mais couper sa moustache
-l'horripilait, et il n'y resta pas. Il s'engagea
-chez des loueurs et, de chute en
-chute, devint cocher de fiacre. La première
-fois qu'il monta sur le siège d'un
-fiacre, il fut honteux comme d'une déchéance ;
-mais plus tard il en jugeait
-autrement, et disait que les cochers de
-fiacre étaient des ouvriers, tandis que
-les cochers de maître étaient des domestiques.</p>
-
-<p>Ma mère pouvait rester des jours sans
-manger et n'en était guère incommodée,
-tandis que mon père souffrait énormément
-de ces privations, et, quand alors
-il entrait un peu d'argent, il y avait des
-conflits. L'un voulait tout dépenser à de
-la nourriture ; l'autre prétendait en distraire
-une partie pour des vêtements ou
-autres choses indispensables. Aussi ma
-mère avait-elle toujours un bas et faisait-elle
-des cachotteries continuelles, qui
-mettaient mon père en fureur.</p>
-
-<p>Ces deux êtres, de race et de nature si
-différentes, s'étaient épousés pour leur
-beauté et par amour ; leurs épousailles
-furent un échange de deux virginités ;
-ils eurent neuf enfants. Pour le surplus,
-peu de leurs goûts et de leurs tendances
-s'accordaient, et, avec la misère comme
-base, il en résulta un gâchis inextricable.</p>
-
-<p>Nulle part, autant que chez nous, je
-n'ai entendu parler de beauté. Quand
-nous nous rêvions riches, nous nous
-entretenions surtout de ce que nous
-aurions appris, de toutes les belles
-choses dont nous nous serions entourés,
-et, pour des affamés comme nous, la
-nourriture ne venait qu'en dernier lieu.</p>
-
-<p>J'ai souvenance d'un dimanche après-midi
-où mon père voulait faire la lecture à
-ma mère, qui avait un nouvel enfant au
-sein ; il en était empêché par les voisins
-de l'étage au-dessus, qui recevaient des
-amis et s'amusaient à chanter, en tapant
-des pieds en cadence et en frappant avec
-des couteaux sur des verres. Il avait
-déjà, à plusieurs reprises, fermé son
-livre en jurant, quand on frappa à la
-porte. C'était la voisine qui venait inviter
-mes parents à partager leur divertissement.</p>
-
-<p>&mdash; Je me disais : les voisins n'ont
-jamais rien ; ils lisent par ennui. Alors,
-si vous vouliez prendre part à notre
-plaisir?</p>
-
-<p>Mon père remercia, mais d'un ton
-légèrement hautain, où perçaient son
-mépris et sa mauvaise humeur de ce
-qu'on l'avait cru capable de s'amuser à
-de semblables vulgarités.</p>
-
-<p>La femme se retira confuse.</p>
-
-<p>Mon père était pris à la campagne
-d'une joie tellement émue que les
-larmes lui montaient aux yeux ; jusqu'au
-coassement des grenouilles dans
-les mares l'intéressait, et, quand nous
-voulions leur jeter des pierres, il nous
-disait :</p>
-
-<p>&mdash; Vous allez interrompre leurs causeries,
-et elles s'expriment si bien dans
-leur langage! Elles font ménage comme
-nous, ont des enfants, mais ne doivent
-pas avoir autant de misère, car elles ne
-seraient pas aussi gaies.</p>
-
-<p>Après ma neuvième ou dixième année,
-je ne me rappelle plus grand'chose de
-sympathique chez nous. La misère
-s'était implantée à demeure ; elle allait
-s'aggravant à chaque nouvel enfant, et
-l'usure et le découragement de mes
-parents rendaient de plus en plus fréquents
-les jours de famine et de détresse.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">QUAND JE ME RÉVEILLAI, C'ÉTAIT LE SOIR</h2>
-
-
-<p>J'avais eu la rougeole et m'étais, une
-après-midi, échappée de la maison pour
-regarder des garçons jouer à jeter des
-billes dans des tuyaux de pipe fichés en
-terre. Je m'étonnais de voir leurs ombres
-s'agrandir ou se rapetisser suivant leurs
-mouvements, et je me demandais d'où
-provenaient ces ombres et pourquoi elles
-s'agrandissaient et se rapetissaient ainsi,
-quand je me sentis tout à coup empoignée
-par derrière, secouée dans tous les
-sens, et une voix criait :</p>
-
-<p>&mdash; Méchante fille, tu pourrais mourir
-d'être sortie!</p>
-
-<p>C'était notre servante qui m'arrangeait
-de cette façon : nous avions,
-quelle dérision! une servante. Ma mère,
-n'ayant à cette époque que cinq enfants,
-pouvait encore s'occuper de son métier
-de dentellière, et, comme l'ouvrage abondait
-momentanément, elle avait dû
-engager une petite bonne pour l'aider
-dans le ménage. Celle-ci me battit convenablement,
-comme c'est l'usage dans
-le peuple quand un enfant se fait mal ;
-puis elle me coucha dans ma petite crèche
-en bois, posée par terre contre le mur.
-Je m'endormis et, quand je me réveillai,
-c'était le soir.</p>
-
-<p>Ah! l'exquise sensation de bien-être
-et d'intimité! La chambre était bien
-éclairée ; un bon feu brûlait dans l'âtre ;
-ma mère faisait des dentelles au métier
-et mon père lisait à haute voix les <i>Mille
-et une Nuits</i> ; parfois il s'arrêtait
-pour échanger des réflexions avec ma
-mère.</p>
-
-<p>&mdash; Cato, si nous n'avions qu'à dire :
-«Sésame, ouvre-toi!», je ne te laisserais
-pas t'abîmer ainsi les yeux, le soir, à
-cette dentelle.</p>
-
-<p>&mdash; Soyons contents que j'aie trouvé
-ces commandes dans cette petite ville.
-Puis j'aime mon métier : cette guirlande
-est tellement jolie ; des feuillages,
-avec lesquels les enfants jouaient,
-m'en ont donné l'idée. Mon dessin est
-très bien venu, et maintenant cela
-m'amuse.</p>
-
-<p>Et ses doigts mêlaient les fuseaux
-avec une telle agilité qu'on ne pouvait
-les suivre.</p>
-
-<p>Dans la chambre était répandue la
-délicieuse odeur du foie de b&oelig;uf au
-vinaigre, qui mijotait dans un coin de
-l'âtre, qu'on mangerait tantôt, et dont
-j'aurais ma part. Mon père allait de
-temps à autre soulever le couvercle pour
-goûter et, en léchant bien la cuillère,
-il disait :</p>
-
-<p>&mdash; Cato, ce sera bon.</p>
-
-<p>J'écoutais lire mon père, je humais la
-bonne odeur, et je me rendormis. Qui
-dort dîne.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch4">PREMIER EXODE</h2>
-
-
-<p>Mon père, très bon travailleur, avait
-l'art de se faire prendre en grippe : il
-montrait trop que la bêtise et la vulgarité
-lui répugnaient. Il dut donc quitter
-la petite ville pour chercher de l'ouvrage
-ailleurs, et se rendit à Amsterdam,
-d'où il écrivit bientôt à ma mère de
-venir le rejoindre.</p>
-
-<p>&mdash; Vends nos vieilles loques, ajoutait-il,
-pour faire le voyage, tu trouveras
-ici ce qu'il faut.</p>
-
-<p>Ma mère savait ce que cela voulait
-dire : il y avait de tout dans les magasins,
-mais nous aurions pu coucher entre
-quatre murs. Mon père s'imaginait toujours
-que tout allait nous tomber du
-ciel, et déraisonnait alors complètement.
-Elle ne tint donc aucun compte de cet enfantillage
-et obtint du Bureau de bienfaisance
-notre transfert à Amsterdam.</p>
-
-<p>On avait trouvé place, pour nous et
-notre pauvre mobilier, sur une barque
-de transport de marchandises. Ce fut
-un soir que deux employés du Bureau
-de bienfaisance vinrent nous chercher
-pour nous embarquer. Ma mère avait
-ma s&oelig;ur Naatje au sein ; les employés,
-très gentils, tenaient les quatre autres
-enfants par la main.</p>
-
-<p>C'était à marée basse ; il fallait descendre
-une grande échelle ; je me rappelle
-très bien l'épouvante que nous éprouvâmes
-devant cet abîme noir : un de mes
-frères criait «qu'il ne voulait pas aller
-sous l'eau chez père» ; moi, comme
-d'habitude, je tremblais et essayais de
-faire la brave. On nous descendit un à
-un et l'on nous fit entrer dans la cabine
-commune : il n'y avait d'alcôves que
-pour le personnel, et rien pour nous
-asseoir. Les bateliers étaient visiblement
-ennuyés de cette marmaille qui pleurait,
-faisait pipi&hellip; et le reste.</p>
-
-<p>La barque se mit en route. Nous étions
-affalés sur le plancher ; ma mère s'y assit
-à son tour, étala autour d'elle ses jupes
-sur lesquelles nous nous couchâmes
-tous, la tête dans son giron ; Naatje
-tétait toujours. Je ne pus dormir ; je
-n'avais que cinq ans, mais je me souviens
-très bien qu'un homme entra, nous
-regarda avec antipathie, se déshabilla
-sans gêne et se coucha ; il jurait chaque
-fois qu'un des petits toussait ou pleurait.
-Vers le matin, ma mère se mit à torcher,
-laver et habiller les enfants pour l'arrivée
-à Amsterdam.</p>
-
-<p>Le Bureau de bienfaisance n'avait payé
-que notre transport, comme pour les tonneaux
-d'huile et autres denrées. Il nous
-avait fait coucher à terre, telles une
-chienne et sa portée, et ma jolie mère,
-avec son nourrisson au sein, n'avait pas
-reçu une tasse de café&hellip; rien&hellip; rien&hellip;</p>
-
-<p>C'est ainsi que, grelottants et pâles
-de froid et de faim, nous arrivâmes par
-l'Amstel à Amsterdam, où mon père
-nous attendait sur les écluses. Pendant
-que la barque se trouvait arrêtée par la
-man&oelig;uvre, on nous hissa sur les passerelles.
-Il n'y avait de garde-fou que d'un
-côté, et, sur ces planchettes, mon père,
-toujours casse-cou, nous fit passer d'écluse
-en écluse jusque sur le quai. Puis,
-par les rues, les ponts et les canaux, il
-nous conduisit dans une impasse où il
-avait loué une chambre, au premier
-étage d'une masure.</p>
-
-<p>Nous eûmes du café et des tartines, et
-on nous coucha sur de la paille, dans un
-placard noir et fermé.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch5">RELIEFS ET ORIPEAUX</h2>
-
-
-<p>J'ai souvent lu et entendu dire que le
-parfum d'une fleur, le goût d'un fruit
-évoquaient chez certaines personnes un
-épisode exquis ou poétique de leur enfance
-ou de leur jeunesse. Eh bien! à
-d'infimes exceptions près, mes souvenirs,
-à moi, ne sont jamais ni exquis, ni poétiques.
-Toutes mes sensations les plus
-fraîches et les plus pures furent gâchées
-par la misère, l'ignorance et la honte.
-Ce n'est du reste pas en sentant une
-fleur, ni en goûtant un fruit, mais en
-mangeant du fromage de Hollande, que
-je me suis souvenue d'une page de ma
-toute jeune enfance.</p>
-
-<p>Déjà notre misère devenait intense, à
-cause du nombre d'enfants qui augmentait
-chaque année. Une de mes tantes
-était servante dans une grande maison
-de prostitution ; elle était très bonne
-pour nous. Elle nous faisait venir le
-soir aux alentours de cet établissement,
-quand celui-ci battait son plein et que
-la surveillance était relâchée, et nous
-donnait les reliefs de table de ces dames,
-entre autres des croûtes de fromage,
-dont le goût, ravivé en moi l'autre jour,
-me fit revoir tout cela comme cinématographié.</p>
-
-<p>Ma tante nous apportait également,
-cachés sous ses vêtements, des n&oelig;uds,
-des rubans de soie et de velours dont
-ma mère garnissait nos chapeaux, des
-corsages décolletés en soie écossaise
-qu'elle changeait pour nous et dont elle
-nous attifait, à la grande stupéfaction
-des voisins. Je me rappelle une adorable
-petite robe que ma mère me fit avec des
-bandes d'étoffe à menus carreaux noirs
-et jaunes, qu'elle avait cousues ensemble,
-en dissimulant chaque couture sous un
-petit pli.</p>
-
-<p>Et de tous ces reliefs et oripeaux se
-dégageait un parfum suave, que nous
-savourions avec délices.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch6">TÊTES ET PEAUX D'ANGUILLES</h2>
-
-
-<p>Le samedi soir, quand mon père recevait
-sa paie, ma mère et ma s&oelig;ur aînée
-allaient le chercher, et alors on achetait
-de bonnes choses à manger avec les tartines.
-Moi, je devais garder la maison et
-les petits qu'on avait couchés.</p>
-
-<p>Nous habitions une cave au Haarlemmerdyk.
-Ma mère et ma s&oelig;ur parties,
-je m'asseyais sur le petit perron en
-contre-bas de la rue, pour regarder les
-passants. Je les voyais d'en bas : j'avais
-la tête et les bras couchés sur la planche
-de l'égout, qui bordait les maisons des
-villes hollandaises. De temps en temps,
-je descendais mettre la suçotte dans la
-bouche d'un des petits qui criait, puis
-je reprenais ma place.</p>
-
-<p>Les passants se faisaient rares. Je me
-cachais dans notre cave chaque fois que
-le veilleur de nuit passait, en criant
-l'heure et en agitant sa crécelle qui me
-terrifiait ; quand il avait disparu, je
-remontais m'asseoir.</p>
-
-<p>Le sommeil m'envahissait ; mais l'appel
-de la marchande d'anguilles fumées,
-que j'entendais dans le lointain, me réveillait,
-et me donnait l'espoir que mes
-parents allaient rentrer et apporter des
-anguilles fumées, ou des harengs saurs,
-ou peut-être bien des saucisses bouillies.</p>
-
-<p>Cependant, vaincue par la fatigue,
-je m'endormais sur le perron, et le veilleur
-de nuit me descendait dans la cave,
-où il me couchait sur le grabat à côté des
-autres enfants.</p>
-
-<p>Mes parents avaient pour devise : Qui
-dort dîne. Le matin, mes petits frères
-et s&oelig;urs et moi, nous trouvions les têtes
-et les peaux des anguilles fumées ou
-des harengs saurs, restes des agapes de
-la veille, que nous mangions alors avec
-nos tartines.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch7">DEUXIÈME EXODE</h2>
-
-
-<p>Nous nous étions établis à Holland
-op zyn Smalst, pendant qu'on y construisait
-le canal d'Ymuiden. Mon père
-avait du travail dans les écuries, mais
-il ne faisait long feu nulle part : nous
-dûmes encore une fois quitter. Il partit
-à pied pour Amsterdam, où il trouva
-tout de suite de l'occupation sur sa
-bonne mine. Il vint donc, un dimanche,
-nous chercher. On avait loué, pour six
-florins, une charrette de paysan qui devait
-nous conduire la nuit à Amsterdam.</p>
-
-<p>Quoique nous eussions retenu toute la
-charrette, le paysan l'avait en grande
-partie remplie d'objets à lui : des tonneaux,
-des paniers et aussi un énorme
-moulin à café de magasin, qu'il voulait
-faire aiguiser en ville.</p>
-
-<p>Nous voilà lamentablement entassés,
-partis, dans l'obscurité, par les routes
-serpentines, pavées en briques jaunes,
-de la Hollande. Au delà de Haarlem,
-nous longeâmes pendant des heures
-une digue. On ne voyait pas ses doigts
-devant les yeux, et on n'entendait que le
-mugissement des vagues montant contre
-les berges et les cris stridents des
-oiseaux de nuit. La charrette s'arrêtait à
-chaque instant ; mon père descendait
-pour voir si nous étions encore au milieu
-de la digue et parler au cheval qui avait
-peur. Le danger était grand sur cette
-étroite bande, éclairée par une lanterne
-falote attachée à la charrette. Les enfants
-criaient. Ma mère, comme à chaque
-danger, récitait l'Évangile de saint
-Jean : «Au commencement était le Verbe,
-et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe
-était Dieu.» Mon père jurait ; le paysan
-restait silencieux.</p>
-
-<p>Un choc de la charrette fit tomber le
-grand moulin à café sur ma figure. Je
-me mis à hurler ; mais ma mère, qui ne
-pouvait voir ce qui m'était arrivé, se
-fâcha et me donna des taloches pour me
-faire taire. Toute ma figure s'enfla
-prodigieusement jusqu'à me fermer les
-yeux. Quand le jour se leva, je recommençai
-doucement à gémir et dis :</p>
-
-<p>&mdash; Mère, regarde-moi, je ne vois
-presque plus.</p>
-
-<p>Ma mère, effrayée, se plaignit que,
-malgré que nous eussions payé pour
-toute la charrette, le paysan l'avait encombrée
-au point de tuer presque ses
-enfants.</p>
-
-<p>Nous arrivâmes de grand matin à
-Amsterdam sur le Haarlemmerdyk, où
-mon père avait loué une cave. Il prit les
-enfants, un à un, sous les bras, et les
-fit sauter à terre. Moi, à cause de ma
-figure tuméfiée, il me porta jusque dans
-la cave, en me consolant :</p>
-
-<p>&mdash; Ma pauvre petite «Poeske,»<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>
-ne te plains plus : nous avons manqué
-tous être noyés.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Petite Chatte</p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch8">NON! NON!</h2>
-
-
-<p>Les jours où la misère ne nous talonnait
-pas trop, j'avais des joies et des
-sensations exquises, par le seul effet de
-mon imagination. Je prenais, ces jours-là,
-ma poupée, mes osselets, mon sac
-rempli de morceaux de porcelaine et de
-faïence, adornés d'une fleurette ou d'une
-arabesque, et j'allais sur les grands canaux,
-à la recherche d'une belle maison.</p>
-
-<p>Les grands canaux d'Amsterdam
-m'inspiraient beaucoup de respect : je
-ne pouvais me rêver Cendrillon que
-dans une de ces maisons du <small>XVII</small><sup>e</sup> ou du
-<small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, à haut escalier double de
-granit bleu, clôturé de grilles et de
-chaînes de fer forgé, à la majestueuse
-porte sculptée, vert foncé comme l'eau
-bourbeuse des canaux, et dont une ferrure,
-martelée et ciselée ainsi que de
-l'orfèvrerie, grillageait la large imposte.
-Les vieux arbres qui se reflétaient dans
-l'eau et les barques qui y glissaient
-comme sur de l'huile, me donnaient une
-sensation de paix que plus jamais, dans
-aucun pays, je n'ai retrouvée.</p>
-
-<p>Je choisissais une marche du perron
-et vidais mon sac : je disposais mes
-morceaux de faïence tout autour de la
-marche, comme des plats sur un dressoir,
-et asseyais ma poupée au milieu.
-Tout en jouant, mon esprit se délectait
-dans des rêves qui se passaient à l'intérieur
-de la maison. J'y habitais en
-compagnie des personnages des contes
-de Perrault. J'avais des salles remplies
-de poupées de toute grandeur, habillées
-comme les princesses des images d'Épinal :
-elles étaient coiffées de vraies
-chevelures, avaient des yeux qui s'ouvraient
-et se fermaient, et elles disaient
-«Papa» et «Maman».</p>
-
-<p>Ou je naviguais sur les canaux dans
-une barque bleue, dont la voilure était
-de toile orange.</p>
-
-<p>Quand je me rêvais la Belle au
-bois dormant, le bois m'embarrassait
-fort parce que je n'en avais jamais
-vu. Aussi me faisais-je dormir dans ma
-barque bleu ciel : elle serait venue à la
-dérive d'une île du Zuiderzee, par tous
-les méandres des canaux de la ville, et
-aurait ainsi vogué doucement jusque
-dans le Canal des Seigneurs ; là, un
-gentilhomme, avec des dentelles à ses
-habits, l'épée au côté, serait monté dans
-la barque, m'aurait éveillée, et conduite
-dans la belle maison sur l'escalier de
-laquelle je jouais.</p>
-
-<p>J'aurais préféré cependant être réveillée
-par une jeune dame blonde, à qui
-j'eusse tendu les bras en ouvrant les
-yeux.</p>
-
-<p>Quelquefois la porte de la maison
-s'ouvrait, laissant passer une vieille
-dame à crinoline, au chapeau à bavolet,
-à la figure placide encadrée de bandeaux
-pommadés et de repentirs gris. Ou bien
-c'était une jeune femme habillée, à la
-dernière mode, d'un paletot sac sur la
-jupe grise, collante du haut et s'évasant
-dans le bas en une traîne qui balayait
-le pavé ; elle était coiffée d'un gros chignon
-à bouclettes et d'un tout petit chapeau
-rond piqué sur le devant ; de
-grandes boucles d'oreilles en jais se balançaient
-au bout des lobes allongés ;
-elle avait en main une minuscule ombrelle
-de soie verte, bordée d'une frange,
-et dont le manche en ivoire était replié.</p>
-
-<p>Les dames me laissaient ordinairement
-sur le perron, en disant un aimable :</p>
-
-<p>&mdash; Tu joues, petite fille?</p>
-
-<p>Et le son de leurs voix et leur manière
-de prononcer les mots me charmaient.</p>
-
-<p>D'autres fois, de dessous le perron,
-par la porte de service, sortait une
-servante à robe d'indienne claire, au
-tablier blanc, et en pantoufles de tapisserie
-à fleurs ; le bonnet de tulle tuyauté
-était posé sur le sommet de la coiffure à
-houppe ; elle portait un petit panier plat
-en osier blanc pour les emplettes, et
-passait rarement sans me faire déguerpir
-ou me dire :</p>
-
-<p>&mdash; Méchante fille, tu fais l'école buissonnière!</p>
-
-<p>Si je me rêvais compagne des belles
-dames qui habitaient ces somptueuses
-demeures, ces apostrophes me rejetaient
-dans la réalité, et, à défaut de mieux,
-j'aurais bien accepté d'être une de ces
-jolies soubrettes. Ma robe de Pâques
-n'était jamais aussi immaculée que leurs
-robes de travail ; et puis ces beaux bras
-nus, énormes et rouges, m'attiraient.
-Ma mère, ma s&oelig;ur aînée et nous tous
-avions des bras très minces, avec des
-poignets de rien du tout, qui déplaisaient
-fort aux femmes de l'impasse.
-Jusqu'aux nichons menus et haut plantés
-de Mina faisaient l'objet de leurs quolibets,
-et elles lui souhaitaient, de bonne
-foi, une poitrine basse et allongée, qui
-ballotterait dans le corsage.</p>
-
-<p>Une fois que j'étais installée sur un
-perron du Canal des Seigneurs, une
-jeune dame sortit de la maison, accompagnée
-d'une fillette de mon âge : à peu
-près dix ans. La petite fille s'arrêta
-pour regarder mes joujoux ; puis elle
-chercha dans sa poche, y prit une pièce
-de monnaie et voulut me la donner. Je
-fermai mes deux mains et les mis derrière
-mon dos, en regardant la petite
-demoiselle. Elle rougit jusque dans le
-cou et se sauva près de la dame ;
-elle lui entoura le corps de ses bras
-et, cachant sa figure dans les vêtements,
-pleura en lui parlant. La dame
-la conduisit vers moi et m'offrit des bonbons
-que j'acceptai ; puis elle s'adressa
-à la fillette en une langue étrangère. La
-petite répondit dans cette langue :</p>
-
-<p>&mdash; Non! Non!</p>
-
-<p class="noindent">en trépignant et en cachant ses mains.
-La dame parlementait et, lui prenant une
-main, la mit dans la mienne.</p>
-
-<p>Nous nous regardâmes. Elle avait les
-yeux bleus et les cheveux blonds bouclés,
-comme moi. Je la comprenais mieux
-en ce moment que je n'avais jamais
-compris les gens de ma classe ; mais
-pourquoi, étant si semblables, était-elle
-si autre? Je l'aurais griffée, je l'aurais
-piétinée pour cette différence, que je ne
-pouvais comprendre et qui me semblait
-hostile.</p>
-
-<p>Quand elles furent parties, je me
-demandai quelle était cette différence,
-d'où elle provenait, et de bonne foi, dès
-ce jour, je fus persuadée que les riches
-étaient faits d'une matière plus précieuse
-que nous, les pauvres. J'en étais
-convaincue quand ils parlaient, quand ils
-riaient surtout, et qu'ils savaient exprimer
-ce que, moi, je sentais seulement.</p>
-
-<p>Mais autre chose m'était encore resté.
-Ces «Non! Non!» dits d'une voix énergique,
-mais délicieuse, par la petite
-demoiselle, m'avaient paru les mots les
-plus beaux, les plus aristocratiques que
-j'eusse jamais entendus. J'ignorais ce
-qu'ils voulaient dire, mais je me les étais
-incrustés dans la mémoire, et la première
-fois que je les prononçai fut quand Mina
-voulut m'envoyer faire une course, au
-lieu de me laisser mettre des papillotes
-dans les cheveux de Naatje. Je lui répliquai,
-en trépignant comme la petite
-fille et en imitant sa voix, par des :
-«Non! Non!» qui la firent s'arrêter de
-nettoyer, et ma mère de ravauder.</p>
-
-<p>&mdash; Mon Dieu! où cette créature enfantine
-a-t-elle cherché ces mots? c'est
-du français!</p>
-
-<p>&mdash; Du français? fit Mina ; où voulez-vous
-qu'elle l'ait pris? Ce sont des mots
-que cette niaise invente, comme elle en
-invente toujours.</p>
-
-<p>&mdash; Si! Si! c'est du français : je me
-rappelle fort bien que ma mère, quand
-j'étais petite, parlait le français avec son
-frère de Liège, et que «Non, Non»
-revenait souvent dans la conversation.
-Où as-tu entendu ces mots?</p>
-
-<p>Je ne voulais rien dire. Mina soutenait
-mordicus que je les inventais. Je n'inventais
-jamais rien : les termes inusités
-dont je me servais, je les avais lus ou
-entendus, et je les répétais à la grande
-exaspération de ma famille ; mais jamais
-je ne m'étais servi d'aucun comme de
-ceux-ci.</p>
-
-<p>Devant une injustice, je criais :
-«Non! Non!» Quand on voulait me
-prendre mes joujoux, je trépignais :
-«Non! Non!» Enfin «Non! Non!»
-étaient devenus pour moi les mots suprêmes
-de la protestation, et j'en avais
-si bien saisi la signification que je suis
-sûre de ne les avoir jamais dits à contresens.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch9">A L'ÉCOLE CATHOLIQUE</h2>
-
-
-<p>Comme les deux bras de mon père
-ne pouvaient suffire à nourrir dix bouches,
-et que ma mère, à cause de ses
-huit enfants, avait dû abandonner son
-métier de dentellière, la misère était
-continue chez nous. Aussi, de temps à
-autre, ma mère écrivait-elle à quelques
-dames charitables pour obtenir des
-secours ; parfois, on nous en donnait.</p>
-
-<p>Peu de gens savent être bons sans se
-mêler de vos affaires. Une de ces dames
-avait décidé que je ne pouvais continuer
-à fréquenter l'école communale et que
-je devais aller à une école catholique.
-Elle avait, en payant cinq florins pour
-l'admission, le droit de placer une
-enfant dans cette école.</p>
-
-<p>La première fois que je m'y rendis, je
-portais une petite robe en indienne
-lilas, un tablier blanc propre, et un
-ruban bleu dans les cheveux. Une s&oelig;ur
-novice me conduisit jusqu'à la classe
-que je devais suivre, et dit à la s&oelig;ur
-qui la dirigeait : «C'est la fillette de
-Madame&hellip;», en nommant la dame qui
-avait versé les cinq florins. Je fus saisie
-et regardai rapidement les petites
-filles pour voir si elles avaient entendu.
-Il y en avait une qui, tout de suite, me
-dévisagea avec dédain. Les autres me reçurent
-très bien. Celle qui se trouvait derrière
-moi me demanda mon nom. Je lui
-répondis :</p>
-
-<p>&mdash; Keetje Oldema.</p>
-
-<p>Elle se mit à me caresser les cheveux
-et le cou : cela me parcourait des pieds
-à la tête exquisement, et puis la
-nouveauté de la chose me charmait.
-Ici, on n'allait donc pas me traiter
-en paria. Je devais bientôt déchanter.
-La petite qui me caressait, avait dû
-apercevoir mes croûtes et mes poux,
-sous mes beaux cheveux blonds ondulés.
-Je l'entendis chuchoter avec sa
-voisine et dire : «Pouah!» Celle qui
-avait surpris le nom de la dame l'avait
-répété aux autres et, à la sortie de
-l'école, on me traitait déjà avec mépris.
-Au bout de quelques jours, j'étais,
-comme partout, la bête noire de tous. Si
-je m'approchais, on se taisait ; si je disais
-quelque chose, on me tournait en
-ridicule ou on s'éloignait.</p>
-
-<p>La fille d'un cireur de bottes, mais que
-sa mère tenait propre, avait inventé que
-mon père, à moi, était l'aveugle bien
-connu du béguinage, qui vendait des
-allumettes, et on ne m'appelait plus que :
-«Des Rouges Claires, Monsieur», mots
-dont il se servait pour offrir ses allumettes
-aux passants. Ma révolte et mon
-humiliation ne connurent plus de
-bornes. Ça, mon père! quand mon père
-était un admirable Frison, haut de six
-pieds, beau comme une statue, aux yeux
-bleus limpides et aux cheveux bouclés.
-Ce vieillard caduque, ignoble, mon père!
-quand mon père était jeune et souple,
-et sautait, de la croupe à la tête, par dessus
-un cheval. J'en hurlais de rage ; je
-trépignais, je leur expliquais, mais ma
-frénésie augmentait encore leur joie.
-Elles finirent par me tirer les cheveux :
-mes croûtes s'ouvrirent et le sang me
-dégoulina dans le cou.</p>
-
-<p>Mais que devins-je l'hiver? Comme, à
-cause du froid, on ne laissait pas retourner
-les enfants chez eux, ils apportaient
-leur déjeûner. Nous traversions justement
-une période de famine noire : mon
-père n'avait pas de travail. Le premier
-jour, je prétextai que j'avais oublié mon
-déjeûner, et la s&oelig;ur me laissa partir.
-Mais la seconde fois, voyant que je n'avais
-rien apporté, elle m'appela et je dus
-avouer notre misère. Cette pieuse fille,
-mais peu psychologue, s'adressa aux
-enfants, en disant qu'une de leurs petites
-camarades n'avait rien à manger, que
-celles qui avaient trop de tartines
-devaient lui en donner.</p>
-
-<p>Je me trouvais à côté de la s&oelig;ur, tremblante
-de honte et de mortification.
-Je préférais la faim. La faim, ça me
-connaissait : la faim est silencieuse et,
-si vous savez vous taire également,
-elle vous détruit en douceur. Mais ces
-petits anges, à qui on faisait appel,
-me terrifiaient. Je déclarai à la s&oelig;ur
-que je n'avais besoin de rien, que
-ma mère était sortie quand j'avais dû
-partir pour l'école, et que je mangerais
-le soir.</p>
-
-<p>Je lui avais confié tout bas notre détresse,
-mais ceci, je le disais haut pour
-être entendue des autres.</p>
-
-<p>La s&oelig;ur ne le prit point ainsi : elle
-me traita d'orgueilleuse et de menteuse,
-ajoutant :</p>
-
-<p>&mdash; Il n'y a aucune honte à avouer sa
-pauvreté, et vos petites camarades vont
-montrer qu'elles sont meilleures que
-vous.</p>
-
-<p>Il y en eut qui m'apportèrent une
-croûte rongée. D'autres me donnèrent
-des morceaux mordus. Je ne voulus de
-rien, décidée à ne plus venir à l'école
-plutôt que de subir pareilles humiliations.</p>
-
-<p>A la sortie, toutes m'attendaient et
-commencèrent à me houspiller. Je me
-défendis des pieds et des mains, et en
-mordis cruellement une qui me griffait la
-figure. Mais elles m'acculèrent à un mur,
-et ensemble me cognaient, me tiraient
-par mes boucles et me crachaient au
-visage, quand un homme, à grands coups
-de pied dans le tas, vint me délivrer.
-A la maison, je suppliai ma mère de
-ne plus m'envoyer en classe, puisque
-partout on me maltraitait à cause de mes
-poux et de notre pauvreté.</p>
-
-<p>Elle répondit que je devrais forcément
-rester à la maison pour garder les
-enfants : qu'elle allait être obligée de
-courir les établissements de charité afin
-d'obtenir des secours, car père, n'ayant
-pas de travail, était parti en chercher
-dans une autre ville.</p>
-
-<p>Tous nos pauvres petits ont été traités
-de la sorte à l'école. Kees et Naatje rentraient
-ordinairement, la figure tuméfiée,
-et en pleurs. Kees était si innocent qu'il
-disait à ceux qui voulaient maltraiter
-sa s&oelig;ur :</p>
-
-<p>&mdash; Prends garde, si tu oses frapper
-mon petit frère!</p>
-
-<p>Et il pleurait de grosses larmes, en
-la protégeant.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch10">LA SOUPE AUX POIS</h2>
-
-
-<p>Ma mère avait reçu quatre cartes
-pour quatre portions de soupe aux pois.
-Il fallait aller la chercher. Nous nettoyâmes
-le mieux possible notre unique
-petit seau en bois, qui servait à tous
-usages. Et, avec un plat blanc comme couvercle,
-cela nous semblait convenable.</p>
-
-<p>Nous n'étions jamais allés chercher
-de soupe. Ma mère était fort gênée de ce
-seau, qui indiquait clairement où nous
-nous rendions. Les gamins criaient
-après nous : «Snert emmer, Snert
-emmer!»<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> Aussi, pour éviter une
-grande artère très fréquentée, fit-elle un
-long détour par les ruelles à bouges
-pour matelots.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Snert</i> : Soupe aux pois. &mdash;<i>Emmer</i> : Seau.</p>
-</div>
-<p>En arrivant à l'orphelinat luthérien,
-où on distribuait la soupe, nous dûmes
-faire queue. Ma mère n'osait pas : elle
-me passa le seau et alla m'attendre aux
-environs.</p>
-
-<p>Je revins, le seau rempli de bonne
-soupe bien chaude. Il y avait du verglas ;
-j'avais de grands sabots de ma mère aux
-pieds ; je me tenais, de ma main libre,
-aux chaînes du perron de l'orphelinat.
-Le verglas me fit glisser sous les chaînes,
-et je tombai sur le dos en répandant
-la moitié de la soupe.</p>
-
-<p>Je pleurais. Un homme vint à mon
-secours : il me ramassa et bougonna
-que ce n'était pas une charge pour une
-petite fille. Il se disposait à porter mon
-seau, quand je lui dis que ma mère était
-au milieu de la rue.</p>
-
-<p>&mdash; Ta mère! Eh bien, alors?</p>
-
-<p>En effet, ma mère nous regardait sans
-approcher, mortifiée et rougissant de
-honte et de colère de ce que j'avais signalé
-sa présence. Quand l'homme me
-conduisit vers elle et lui manifesta son
-étonnement, elle ne trouva à répondre
-que :</p>
-
-<p>&mdash; Il n'y a rien à faire avec cette créature
-enfantine!</p>
-
-<p>J'avais onze ans.</p>
-
-<p>Elle saisit le seau, me jeta un regard
-furibond, et, en dandinant son corps
-appesanti par la grossesse et, faisant de
-ses sandales, «Klots, Klots» dans la
-boue, elle prit le même détour par les
-ruelles à prostituées. Je la suivis à distance,
-et nous rentrâmes chez nous piteusement.</p>
-
-<p>Pour comble de misère, la soupe avait
-pris le goût du seau qui servait à tous
-usages.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch11">CATÉCHISME ET PREMIÈRE
-COMMUNION</h2>
-
-
-<p>Je suivais depuis deux ans le catéchisme
-de première communion et étais
-chaque fois renvoyée à l'année suivante,
-parce que je ne savais jamais ma leçon.
-Le tapage continuel de huit enfants dans
-notre unique chambre, me rendait toute
-étude impossible. Je voulais en finir :
-non pas que je croyais, la religion n'avait
-jamais eu aucune prise sur moi,
-mais je m'apercevais que je commençais
-à passer pour une bête et, cela, je ne le
-voulais pas. Puis, pour une fois au moins
-dans ma vie, je serais habillée de neuf
-des pieds à la tête.</p>
-
-<p>Je m'étais donc juré de faire ma première
-communion cette année. Je choisis,
-pour étudier ma leçon, un perron sur un
-canal : j'en nettoyai une marche avec
-mon jupon et me mis à apprendre par
-c&oelig;ur les questions et les réponses. Cela
-allait tout seul : moi qui me croyais
-incapable d'apprendre, je retenais, en
-les répétant deux ou trois fois, des réponses
-de six ou sept lignes ; j'étais
-sauvée.</p>
-
-<p>La première fois que je me représentai
-au catéchisme, le vieux curé interrogea
-toutes les petites filles, excepté moi. Je
-finis par lever timidement le doigt, en
-disant :</p>
-
-<p>&mdash; Vous m'oubliez, Monsieur le Curé.</p>
-
-<p>&mdash; Non, mais tu ne sais jamais.</p>
-
-<p>&mdash; Aujourd'hui je sais, Monsieur le
-Curé.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! viens ici.</p>
-
-<p>Je débitai ma leçon d'un trait. Quand
-j'eus fini, il me leva la tête sous le
-menton.</p>
-
-<p>&mdash; Tu sais même très bien ta leçon,
-fit-il ; comment as-tu fait?</p>
-
-<p>&mdash; Je ne pouvais jamais l'apprendre
-chez nous à cause du bruit, et parce
-qu'on ne me laissait pas tranquille.
-Maintenant je vais sur un perron : là, je
-suis seule et à l'aise.</p>
-
-<p>&mdash; Sur un perron? tu apprends ta
-leçon sur un perron! et quand il pleut?</p>
-
-<p>&mdash; Il n'a pas encore plu.</p>
-
-<p>Il hocha la tête.</p>
-
-<p>Quand la pluie vint, et même la neige,
-je me réfugiais aux latrines qui se trouvaient
-sous beaucoup des ponts d'Amsterdam.</p>
-
-<p>Je devins bientôt une des premières
-du catéchisme et, quand le vieux curé
-voulait en avoir plus vite fini, il me choisissait
-souvent pour l'aider à interroger.
-Un jour, il me chargea de faire répéter
-quatre fillettes. Parmi elles était une
-métis indienne du grand monde (les
-jours de pluie, elle arrivait en équipage).
-Elle me regarda avec une telle aversion
-que j'en restai tout interloquée. «Comment!
-parlait son regard, cette pouilleuse
-va m'interroger, moi!» Mais il
-fallait bien qu'elle obéît : le curé l'avait
-ordonné. Elle me répondait à voix si
-basse que je la comprenais à peine.
-Cependant, pour me faire bien venir
-d'elle, je lui dis :</p>
-
-<p>&mdash; C'est parfait, jeune Demoiselle, je
-dirai à Monsieur le Curé que vous savez
-très bien votre leçon.</p>
-
-<p>Elle retroussa ses lèvres de négresse
-et fit : «Pheu&hellip;», d'un air si dédaigneux
-que j'en bafouillai pour de bon.</p>
-
-<p>Cet hiver-là, nous fûmes expulsés de
-notre impasse, et j'aurais dû suivre le
-catéchisme à l'église de notre nouvelle
-paroisse. Mais je voulais avoir l'image
-de Saint qu'on recevait au dixième bon
-point : j'en avais déjà sept et le vieux
-curé m'avait promis que mon image
-serait belle, parce qu'il voyait bien
-maintenant que j'étais une brave petite
-fille. Je continuai donc à me rendre à
-mon ancienne église.</p>
-
-<p>Or, voilà que le jour du dixième
-point, ce fut le vicaire qui fit le catéchisme
-et, pour comble de malchance,
-je tirai la langue à l'Indienne à un moment
-où le vicaire se retournait. Il se
-fâcha et dit que c'était manquer de respect
-à Dieu d'oser tirer la langue dans
-sa maison. Pour me punir, il me fit
-m'agenouiller devant le maître-autel,
-les bras levés au-dessus de la tête et un
-tabouret dans chaque main. Quand tous
-furent partis, je déposai un tabouret, &mdash; car
-deux, c'était trop lourd, &mdash; et des
-deux mains, je soutins l'autre aussi haut
-que je pouvais. Mais vaincue par le
-chagrin d'avoir perdu mon dixième
-point, je finis par déposer aussi celui-là,
-et, pleurant à chaudes larmes et sacrant
-comme mon père, je me couchai tout du
-long devant le maître-autel, sans m'inquiéter
-de Dieu.</p>
-
-<p>Ainsi me trouva une des servantes du
-curé, qui s'enquit pourquoi je pleurais.
-Je le lui racontai, en ajoutant que mes
-dix points étaient irrémédiablement
-perdus, puisque, pour faire ma première
-communion, je devais aller à ma nouvelle
-paroisse. Elle partit sans m'encourager ;
-mais, quelques instants après,
-le vicaire vint, cachant derrière sa soutane
-un rouleau de papier blanc. Il me
-demanda si je regrettais d'avoir manqué
-de respect à Dieu, et comme je répondais :
-«Oui», il me donna l'image : un
-Saint Pierre avec les clés du ciel. J'aurais
-préféré une Ascension de la Vierge,
-pour les guirlandes de fleurs qui l'entouraient,
-mais enfin ceci était un prix
-que j'avais gagné.</p>
-
-<p>A l'école, je n'en avais jamais eu, parce
-que j'étais très sale, toujours déchirée,
-et peu assidue. Nous devions continuellement
-déménager sous menace d'expulsion,
-à cause du loyer qu'on ne pouvait
-payer, et ma mère, négligente, attendait
-parfois six mois avant de faire la transcription
-d'une école à l'autre. Aussi étais-je
-toujours la dernière, comme du reste
-tous mes frères et s&oelig;urs. J'étais cependant
-capable d'apprendre ce qu'on aurait
-voulu, et j'avais des dons. Ma voix était
-si jolie qu'un des instituteurs ne manquait
-jamais de se mettre de mon côté,
-la tête penchée vers moi, quand on
-chantait en ch&oelig;ur. A la gymnastique,
-on faisait grimper aux échelles filles et
-garçons ; mais moi, qui étais souple
-comme un chat, je devais descendre
-dès le troisième échelon : l'instituteur
-de garde, voyant mes dessous en guenilles,
-n'osait pas me laisser monter ;
-que n'aurais-je donné cependant pour
-grimper là-haut!</p>
-
-<p>Et ainsi pour tout!</p>
-
-<p>La première communion approchait.
-Le curé de notre nouvelle paroisse
-venait d'être nommé : il était plein de
-zèle et de délicate bonté, et s'occupait
-beaucoup de donner un grand éclat à
-cette cérémonie.</p>
-
-<p>Au lieu de distribuer aux pauvres des
-uniformes qui les désignaient, il s'arrangea
-avec les dames patronnesses pour
-remettre aux mères l'argent des toilettes.</p>
-
-<p>Depuis longtemps, ma mère et moi,
-nous parlions de cette robe qui allait
-me stigmatiser ; mais elle reçut dix florins,
-et nous pûmes acheter tout à notre
-goût. J'eus un chapeau blanc entouré
-de gaze, une robe grise à ruches effilées,
-raide comme une planche, qui m'encaissait
-au lieu de m'habiller, de hautes
-bottines à lacets de soie blanche avec
-deux petites floches sur le pied, et des
-gants de coton blanc.</p>
-
-<p>Une dame me donna du linge de sa
-fille, si bien lavé et repassé que c'était
-plus beau que du neuf.</p>
-
-<p>Mes cheveux bouclaient naturellement,
-mais l'avant-veille de la première communion,
-on me mit trois étages de papillotes,
-et, le matin même, on tourna
-chaque boucle sur un bâton, en la
-mouillant de café sucré pour la tenir
-raide : cela me faisait une chevelure
-toute brune, à moi qui étais blond épi.</p>
-
-<p>Je m'habillai de grand matin et, frissonnante
-d'être aussi belle, je me rendis
-à la cure avec ma mère. Je la précédais
-de deux pas, tenant de la main gauche
-un petit mouchoir de mousseline déplié
-devant moi, et de la main droite mon
-livre de prières.</p>
-
-<p>Toutes les fillettes étaient un peu
-pâles d'être à jeun ; moi, cela ne me faisait
-rien, j'étais entraînée. Nous nous
-montrâmes toutes, riches et pauvres,
-nos robes, nos souliers, jusqu'aux jupons :
-pour ma part, tout mon orgueil
-allait aux petites floches de mes bottines,
-et je relevais continuellement ma
-robe sur le devant pour qu'on les remarquât.</p>
-
-<p>Le curé était parvenu à m'effrayer
-très fort. Il avait dit que celles qui
-n'étaient pas sincères auraient certainement
-une maladie le jour de la communion,
-ou tomberaient mortes en s'approchant
-de la Sainte Table ; puis qu'il
-fallait laisser fondre l'hostie, car si on la
-mordait, le sang nous sortirait de la
-bouche.</p>
-
-<p>Je ne pouvais prendre aucun goût à
-la religion. Comme contes de fées, je
-préférais Cendrillon et le Petit Poucet à
-ceux des Saints et des Saintes. J'avais
-néanmoins très peur. J'étais convaincue,
-comme malgré mes efforts, je me souciais
-peu de Dieu, qu'il m'aurait foudroyée,
-et, en m'approchant de l'autel,
-je le suppliais de me donner la foi et la
-sincérité.</p>
-
-<p>&mdash; Dieu! faites que je sois sincère
-quand je dis que je vous aime! Donnez-moi
-la croyance, je vous en supplie!</p>
-
-<p>Il m'était resté une dent de lait, et
-derrière celle-ci avait poussé une autre
-dent, très pointue, avec laquelle je me
-mordais souvent cruellement la langue.
-Or, au moment de la communion, je
-claquais tellement des dents qu'en fermant
-la bouche, j'incrustai l'hostie dans
-ma dent pointue : je me mis à chanceler
-et à zigzaguer, comme ivre.</p>
-
-<p>Je m'attendais à voir le sang jaillir
-de ma bouche, éclabousser toutes les
-toilettes des autres, et me gâter ma robe.</p>
-
-<p>Et quel scandale! je sentis littéralement
-le curé me chasser de l'église, et
-vis tous les assistants me livrer passage
-comme à une pestiférée.</p>
-
-<p>Puis, si mon père nous quittait encore,
-on ne nous aiderait plus. On
-dirait :</p>
-
-<p>&mdash; C'est une des leurs qui a mordu
-le Bon Dieu : qu'ils meurent de faim!
-J'eus toute la peine du monde à suivre
-les autres et à regagner ma place. A la
-sacristie, on nous offrit des petits pains
-et du café ; une dame me prit dans ses
-bras, en disant :</p>
-
-<p>&mdash; Ah! la pauvre petite! elle va s'évanouir
-de faim.</p>
-
-<p>Mais non! c'étaient les affres terribles
-par lesquelles je venais de passer.</p>
-
-<p>Et voilà que rien n'était arrivé!</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch12">J'ENTENDS LES PUCES MARCHER</h2>
-
-
-<p>Nous habitions une chambre unique,
-dans une impasse gluante d'Amsterdam.
-Le soleil n'y pénétrait jamais et
-si, en hiver, le froid humide y était
-glacial, en été la chaleur moite nous
-anéantissait. Il n'y avait qu'une alcôve à
-étage, ainsi que dans les barques de
-pêcheurs, mais cloisonnée : on y était
-comme dans un placard. Les parents
-dormaient dans le compartiment du
-bas ; quelques-uns des enfants dans
-celui du haut, les autres à terre, sur une
-paillasse. Dans un coin, un petit tonneau
-servant de chaise percée à la
-famille ; dans d'autres, des langes d'enfant
-souillés, puis les détritus de tout
-un ménage miséreux. L'odeur de la pipe
-de mon père et les émanations de dix
-pauvres rendaient l'atmosphère irrespirable.</p>
-
-<p>Par une nuit d'effroyable chaleur,
-j'étais étendue avec trois de nos enfants
-dans la couchette du haut. Ils dormaient ;
-moi, je ne pouvais pas : je me tournais
-et retournais en m'agitant. Nous étions
-couchés sur des sacs en grosse toile,
-remplis de balle d'avoine qui, réduite
-en poudre et imbibée d'urine d'enfant,
-formait une matière immonde et corrosive.
-La toile m'agaçait et me brûlait la
-peau ; les puces me harcelaient affreusement ;
-j'étouffais ; j'avais des bruissements
-d'oreilles qui me donnaient des
-hallucinations. J'appelai doucement ma
-mère et lui dis que je ne pouvais pas
-dormir, parce que j'entendais les puces
-marcher.</p>
-
-<p>&mdash; Tu entends les puces marcher? Ah!
-cette créature enfantine! et tu me réveilles
-pour cela? tu vas te taire, n'est-ce
-pas? je suis éreintée et veux dormir.
-Je me tus, mais continuais à m'agiter.
-N'y tenant plus, je me laissai glisser à
-terre, en m'aidant de la corde, m'habillai
-et sortis.</p>
-
-<p>Il pouvait être quatre heures du matin.
-Il n'y avait dans la rue que les éveilleurs
-(c'étaient des gens qui, pour cinq
-«cents» par semaine, éveillaient les
-ouvriers, en faisant un vacarme qui
-troublait tout le voisinage). En dehors
-d'eux, personne ; tous les magasins du
-Nieuwendyk fermés ; le calme partout :
-ah! que j'aimais cela!</p>
-
-<p>J'allai vers la Haute Digue qui avançait
-dans l'Y. La Haute Digue était ma
-promenade favorite ; j'y faisais souvent
-l'école buissonnière avec ma petite s&oelig;ur
-Naatje. Des deux côtés, l'Y clapotait
-contre les berges ; on y trouvait des
-coquillages ; plus loin était une oasis
-d'arbres et d'herbe fleurie. Quand j'arrivai
-à la digue, l'air frais du large et la
-brise matinale me causèrent un tel soulagement
-qu'en jubilant je happais l'air :
-je levais les bras, en écartant les doigts,
-pour mieux sentir jouer le vent sur ma
-peau irritée. Je restai ainsi longtemps à
-me griser, puis continuai ma promenade
-pour chercher des fleurs. Arrivée
-sous les arbres, je fus surprise de voir
-dans l'herbe les pissenlits et les pâquerettes
-fermées. Je n'avais jamais vu de
-fleurs la nuit et ne connaissais pas ce
-phénomène ; je fus si étonnée que je
-n'en cueillis aucune, comme prise de
-méfiance, et j'allai m'asseoir sur un
-banc.</p>
-
-<p>Il y avait à cet endroit un chantier où
-des hommes travaillaient ; un d'eux
-vint se mettre à côté de moi et dit :</p>
-
-<p>&mdash; Ah! la grande fille qui est déjà
-dehors! et où vas-tu?</p>
-
-<p>Je lui répondis que, ne pouvant dormir,
-j'étais sortie, mais je n'eus garde
-de parler des puces. Puis je lui demandai
-pourquoi les pissenlits et les pâquerettes
-étaient fermées.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! mon Dieu, quel ange! mais
-elles dorment, ma chérie, elles dorment.</p>
-
-<p>Ce disant, il me souleva et me mit à
-cheval sur ses genoux. J'y étais à peine
-que je me sentis empoignée, flanquée
-dans l'herbe, et qu'un homme sauta à la
-gorge de l'individu, lui hurlant à la face :</p>
-
-<p>&mdash; Ignoble Sodomite<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>! tu as été en
-prison pour avoir abusé des petites
-filles et, à peine sorti, voilà que tu
-recommences! Et toi, que fais-tu dehors
-à cette heure? Décampe!</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> En Hollande, l'appellation de «Sodomite» est,
-par extension, couramment usitée parmi le peuple,
-comme terme d'injure et de mépris, sans signification
-précise.</p>
-</div>
-<p>Je ne me le fis pas répéter. Je m'encourus
-et arrivai hors d'haleine chez
-nous, où j'entrai en coup de vent. Ma
-mère se réveilla en sursaut.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? s'écria-t-elle.</p>
-
-<p>J'avais eu grand'peur, mais ne me
-rendais pas compte du danger auquel je
-venais d'échapper : aussi, au lieu de
-raconter ce qui m'était arrivé, je lui dis :</p>
-
-<p>&mdash; Mère, sais-tu pourquoi les pissenlits
-et les pâquerettes sont fermées la
-nuit? Eh bien! elles dorment comme
-nous.</p>
-
-<p>&mdash; Quoi? Que racontes-tu? Tu es
-sortie?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, je suis allée à la Haute Digue
-pour me rafraîchir et chercher des
-fleurs, mais elles dorment.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! cette créature enfantine!
-Tantôt elle entendait les puces marcher,
-maintenant les pissenlits dorment! Mais,
-avec tout cela, tu me réveilles à chaque
-instant, et je suis éreintée, éreintée.
-Allons, va dans ton lit et dors.</p>
-
-<p>Je n'y songeais pas, et quand ma
-pauvre mère s'assoupit à nouveau, je
-sortis doucement dans l'impasse, où je
-me mis à jouer aux osselets sur la pierre
-de la citerne.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch13">DÉCEPTION</h2>
-
-
-<p>J'étais invitée à une fête de charité
-pour enfants. Il était expressément dit
-que les mères devaient les conduire et
-venir les reprendre, et, comme il n'y
-avait pas de vestiaire, emporter les chapeaux
-et les manteaux. Vous voyez d'ici
-que ma mère allait lâcher tous ses
-mioches pour me conduire à une fête!
-Si je voulais m'y rendre, je pouvais
-aller seule. Ce qui m'inquiétait le
-plus, était mon chapeau : je m'étais
-mis dans la tête que je serais chassée
-si on découvrait que ma mère n'était
-pas là pour l'emporter. Or, je voulais
-absolument assister à cette fête : il y
-avait une tombola ; si j'allais gagner
-une boîte à coudre, le rêve de toute
-ma vie! car, depuis l'âge de six ans, je
-confectionnais les robes et les coiffures
-de mes poupées, et le fameux chapeau,
-sujet de mes transes, je l'avais fait moi-même.</p>
-
-<p>Je m'en fus donc seule, un soir, par
-une pluie battante. J'entrai avec mon
-invitation. En ôtant mon chapeau, je
-le dissimulai, comme une voleuse, sous
-mon tablier. J'ai le souvenir d'une joie de
-commande. On nous donna du lait d'anis
-et des petits pains beurrés ; on nous
-fit chanter de nombreux <i>Wien Neerlandsch
-Bloed</i> et des <i>Wilhelmus Van
-Nassauwen</i>, et dans la cour qu'éclairaient
-quelques lampions, nous dûmes,
-par une pluie chaude qui nous faisait
-fumer comme dans un bain turc, jouer
-des <i>Patertje, Patertje, langs den kant</i>
-et des <i>Colin-Maillard</i>.</p>
-
-<p>Enfin la tombola!</p>
-
-<p>&mdash; Y a-t-il des boîtes à coudre?</p>
-
-<p>On regardait par les carreaux.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, là, plusieurs même.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! je les vois ; si je pouvais en
-gagner une!</p>
-
-<p>Et je me tins ce langage : «J'ai douze
-ans ; il est temps que j'aie une boîte à
-coudre à moi, pour ne plus recevoir
-de torgnioles quand j'ai gâché le fil de
-ma mère. Puis, dans une boîte, il y a
-tout : un dé, des ciseaux et autres
-outils.» Ah! mon tour. Je prends un
-billet : un Monsieur l'ouvre et dit :</p>
-
-<p>&mdash; Trois images.</p>
-
-<p>Et il me cherche trois images, représentant
-des batailles.</p>
-
-<p>Je ne m'intéressais plus à la fête :
-pour moi, c'était encore une fois et
-toujours une déception. Aussitôt la
-porte ouverte, je filai ; je remis mon
-chapeau dehors, et je repris mon chemin
-sous la pluie, seule, à dix heures du
-soir, par les ponts et les canaux. Arrivée
-à la maison, je donnai mes images de
-bataille à un de mes frères, et je me couchai
-en pleurant.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch14">MON PÈRE PROPOSE DE NOUS ABANDONNER</h2>
-
-
-<p>La propriétaire était venue nous insulter
-pour les deux semaines de loyer
-que nous lui devions.</p>
-
-<p>On s'était couché après cela, tout
-agités.</p>
-
-<p>Sur les paillasses, à terre, les enfants
-s'endormirent vite. Moi, je ne pouvais.</p>
-
-<p>Les parents, dans l'alcôve, causèrent.
-Mon père proposa à ma mère d'abandonner
-tous les enfants, disant que la
-Ville prendrait certainement soin d'eux
-et qu'ils auraient moins souvent faim et
-froid que maintenant ; que lui était à
-bout de forces, qu'il n'avait que trente-huit
-ans, qu'elle sans doute n'aurait
-plus d'enfants, et qu'ils pourraient se
-refaire une vie à deux. Ma mère répondit :</p>
-
-<p>&mdash; Non, non, abandonner les enfants,
-jamais!</p>
-
-<p>J'entendais tout cela de mon lit. Je
-fus prise d'une folle terreur. Je voulais
-éveiller mes frères et s&oelig;urs pour les
-prévenir, ou aller supplier mes parents
-de ne pas nous quitter, mais je n'osais,
-de crainte des coups. Je rampai sur le
-ventre jusqu'à la porte, et me couchai en
-travers afin de les empêcher de partir.</p>
-
-<p>Mes parents, ayant perçu quelque
-bruit, se turent. Ma mère dit :</p>
-
-<p>&mdash; C'est Keetje ; elle aura entendu :
-après des scènes comme ce soir, elle ne
-dort jamais.</p>
-
-<p>&mdash; Mais non, fit mon père, ce sont
-les rats.</p>
-
-<p>Puis il appela :</p>
-
-<p>&mdash; Keetje, Keetje!</p>
-
-<p>Je ne bougeai pas.</p>
-
-<p>&mdash; Ils dorment tous, reprit-il. Si tu
-veux, tu viendras me rejoindre demain
-à midi à l'écurie, et nous partirons.
-Comme c'est jour de paie, nous aurons
-un peu d'argent pour prendre le bateau
-et aller loin d'ici.</p>
-
-<p>&mdash; Non, non, jamais je n'abandonnerai
-mes petits.</p>
-
-<p>Ils se turent.</p>
-
-<p>Je m'endormis vers le matin, étendue
-devant la porte. Quand ma mère se leva
-pour préparer le café de mon père, elle
-me trouva là.</p>
-
-<p>&mdash; Tu vois, j'en étais sûre, elle a
-entendu et voulait nous empêcher de
-partir.</p>
-
-<p>Mon père se leva d'un bond, s'habilla
-en quatre mouvements, et se sauva sans
-attendre le café.</p>
-
-<p>Vers midi, en «jouant école» avec les
-enfants, je les avais tous assis sur le
-seuil ; mais ma mère ne sortit pas.</p>
-
-<p>Puis j'attendis anxieusement le soir.
-Quand mon père rentra enfin, je me
-jetai avec un grand cri dans ses bras. Il
-me souleva silencieusement, me garda
-pendant le souper sur ses genoux, puis
-en me caressant les cheveux, et la voix
-rauque, il parla :</p>
-
-<p>&mdash; Keetje, je suis souvent si fatigué,
-et, quand on vient alors nous injurier
-comme hier, je ne sais plus ce que je
-fais.</p>
-
-<p>&mdash; Père, dis-je, laisse-moi dormir
-cette nuit entre mère et toi ; j'aimerais
-tant, puis-je?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, ma Keetje, oui, ma «Poeske»,
-et avec ta poupée, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash; Non, père, murmurai-je, avec vous
-deux seuls.</p>
-
-<p>J'étais indéfinissablement heureuse.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch15">JE FAIS DES VISITES</h2>
-
-
-<p>Un matin, ma mère me dit :</p>
-
-<p>&mdash; Keetje, tu ne dois pas aller à l'école
-aujourd'hui : il faut faire ta visite
-chez Mademoiselle Smeders, puis tu
-iras, avec mes compliments, voir
-Mademoiselle Rendel<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> En Hollande les femmes mariées du peuple et
-de la petite bourgeoisie sont appelées Mademoiselle.</p>
-</div>
-<p>&mdash; Mais, mère, elles n'aiment pas que
-je vienne chez elles.</p>
-
-<p>&mdash; Nous n'avons pas le choix, ma
-Keetje. Elles nous donnent chaque fois
-un pain : nous ne pouvons laisser d'y
-aller.</p>
-
-<p>Les Smeders et les Rendel étaient
-d'anciens voisins. Je m'acheminai, à
-travers la neige, vers l'autre extrémité
-d'Amsterdam, où ils habitaient.</p>
-
-<p>Je me rendis d'abord chez les Smeders.
-Ceux-ci étaient des ouvriers comme
-nous, même d'un cran inférieurs. Le
-mari, man&oelig;uvre aux docks, ne savait
-pas de métier, tandis que mon père était
-un cocher très capable, employé chez
-un grand loueur : il avait un beau
-fouet bagué d'or, et portait une cravate
-blanche sur le siège, aux enterrements
-et aux mariages. Mais les Smeders
-n'avaient qu'un enfant, élevé presque
-entièrement par sa grand'mère ; chez
-nous, il y en avait huit que mon père
-était seul à faire vivre. Ce nous était
-une grande mortification de devoir
-accepter la charité de nos égaux.</p>
-
-<p>C'est avec appréhension que j'ôtai mes
-sabots au bas de l'escalier presque perpendiculaire
-et soigneusement récuré à
-l'eau de craie, et que je montai en me
-tenant au câble qui servait de rampe.
-Arrivée en haut, je frappai craintivement
-à la porte : après qu'on m'eut
-répondu, j'ouvris et pénétrai dans la
-chambre. Mademoiselle Smeders me
-regarda assez froidement :</p>
-
-<p>&mdash; C'est toi, Keetje, par ce temps?
-Prends garde, tu salis la natte. Va t'asseoir
-là, &mdash; elle m'indiqua une chaise
-près de la porte, &mdash; et tiens tes jambes
-suspendues, pour ne pas salir les
-barreaux.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, Mademoiselle. Mes bas sont
-mouillés parce qu'il y a des trous dans
-mes sabots.</p>
-
-<p>Elle continua de passer à l'amidon ses
-bonnets blancs, et le devant de chemise
-que son mari portait le dimanche. Ses
-mouvements étaient mous, mais sûrs.
-Elle était vêtue, comme toujours, d'un
-jupon de mérinos noir, large de six
-aunes, et d'un caraco en indienne lilas,
-dont le corsage aux épaules tombantes
-et les basques descendant jusqu'aux
-genoux, se fronçaient autour de la taille.
-Comme chaussure, des bas blancs et
-des pantoufles en tapisserie verte, à
-fleurs rouges. Autour du cou dégagé,
-elle portait un collier de quatre rangées
-de coraux, à fermoir en filigrane d'or ;
-aux oreilles, de longs pendants en corail.
-Elle était coiffée de bandeaux blond
-sable, luisants de pommade, qui lui
-couvraient les oreilles, et d'un bonnet
-blanc tuyauté dont les brides pendaient
-sur le dos. Le frémissement continu de
-ses narines dilatées et son regard bleu
-qui vous jaugeait, me causaient toujours
-un malaise : je n'aurais pas aimé la
-fâcher.</p>
-
-<p>La bonne chaleur du poêle me tapa
-légèrement à la tête : tout me semblait
-voilé. Je regardais avec étonnement, à
-chacune de mes visites, cette chambre,
-au plafond bas à poutres couleur orange,
-dont l'ordre et la propreté m'intimidaient.
-Au milieu du plancher, passé à
-l'eau de craie, était étendue une grande
-toile à voile peinte en jaune avec bord
-orange, que la femme repeignait tous
-les ans ; tout autour des nattes ; devant
-et sous la table, placée entre les deux
-fenêtres et couverte d'une toile cirée
-jaune, des morceaux de tapis de toute
-couleur. Aux fenêtres à guillotine, des
-pots de géraniums qui, l'été, étaient à
-l'extérieur, des rideaux en mousseline
-à carreaux maintenus par des rubans
-jaunes, et au milieu un écran en étamine
-bleue, pour que «les voisins ne
-pussent vous compter les morceaux
-dans la bouche». Hors des fenêtres, des
-séchoirs où, par les temps secs, pendaient
-les chemises en laine rouge du
-mari.</p>
-
-<p>Des chaises peintes en acajou étaient
-rangées le long des murs ornés d'images.
-Dans un angle, se trouvait une commode
-en acajou, garnie de grands cuivres
-aux serrures et surmontée d'une barque
-à voile, &oelig;uvre du mari, ancien marin.
-Sur la table, un bocal avec un poisson
-doré et, près de la place du mari, un
-crachoir en faïence bleue ; sous la table,
-deux chaufferettes en bois.</p>
-
-<p>Un doux engourdissement m'envahissait.
-Ce confort, si loin de notre vie, me
-faisait rêver. Ce bon fauteuil en paille,
-si père l'avait le soir pour se reposer,
-comme il y serait bien, appuyé contre le
-dossier, une chaufferette aux pieds pour
-sécher ses bas! Car il souffre beaucoup,
-père, quand, par ce temps, il doit nettoyer
-les voitures en plein air : ses mains
-sont gonflées comme des pelotes, et de
-grandes crevasses le torturent la nuit,
-au point de l'empêcher de dormir. Il
-pourrait me tenir sur ses genoux en
-fumant sa pipe. Le crachoir serait
-inutile, puisqu'il ne chique pas.</p>
-
-<p>Mes regards, continuant à errer, rencontraient
-l'alcôve cloisonnée, orange
-comme le plafond, garnie de rideaux en
-indienne lilas, écartés au moyen de
-rubans : on voyait les literies recouvertes
-de taies et de draps, à petits carreaux
-rouges et blancs. Sous le haut
-manteau de cheminée, bordé d'un volant
-rose à fleurs, avançait un long poêle
-orné de cuivre, portant une bouilloire en
-bronze ; tout à côté, le seau à braise en
-cuivre jaune et rouge.</p>
-
-<p>Mademoiselle Smeders passait sa vie
-à frotter, astiquer, et faire reluire tout
-cela à outrance. L'odeur de la térébenthine
-et de l'alcool, qui lui servaient
-à délayer la cire et autres ingrédients à
-faire briller, imprégnait la chambre.
-Tout cela m'intimidait ; j'aurais néanmoins
-voulu vivre dans cette joliesse
-et dans cet ordre, mais alors il faudrait
-changer de mère, et ne plus avoir Dirkje,
-ni Naatje, ni Keesje. Ah non! Ah non!
-pour rien, pour rien, je ne voudrais ne
-pas les avoir. Ma gorge se serrait, je
-m'agitais sur ma chaise.</p>
-
-<p>&mdash; Mais ne remue donc pas ainsi,
-Keetje, tu vas trouer la natte avec les
-pieds de la chaise.</p>
-
-<p>Je me tins coite un instant. Les voyez-vous
-lâchés ici? Dirk qui se traîne sur
-son derrière et n'est pas encore propre!
-Quel dégât! Je riais en dedans, mais
-n'osais plus manifester mes sensations.</p>
-
-<p>&mdash; Et ta mère, Keetje? elle ne t'a
-pas dit quand elle va acheter un bébé?</p>
-
-<p>&mdash; Vous pensez, Mademoiselle, que
-ma mère achète les enfants? Je crois
-plutôt qu'on nous les donne de force!
-nous n'avons même pas d'argent pour
-aller chercher de l'huile de lampe. Je
-comprendrais que vous en achetiez,
-mais nous! Et mes parents disent toujours
-que c'est une calamité, mais qu'il
-n'y a rien à faire.</p>
-
-<p>Mademoiselle Smeders me regarda
-bouche bée et ne répondit pas. Elle
-choisit une poêle, la plaça sur le feu,
-y versa de l'huile, puis alla vers l'alcôve,
-souleva l'édredon sous lequel elle prit
-le bassin rempli de la pâte à crêpes
-qu'elle y avait mis lever, et commença à
-faire des crêpes pour le dîner. Elle
-laissa brunir l'huile, y versa la pâte
-avec une louche, fit bien rissoler des
-deux côtés, glissa les crêpes sur un
-plat, y étala du sirop doux, et les
-déposa, couvertes d'une assiette, entre
-le matelas et l'édredon, afin de les tenir
-chaudes. Après s'être léché les doigts, elle
-plaça sur la table deux assiettes, deux
-couverts en étain bien luisants, et, pour
-être mangés avec les pommes de terre,
-un plat d'éperlans froids délicieusement
-croustillants.</p>
-
-<p>Ah! si elle voulait me donner un
-éperlan ou une crêpe! Je laverais bien
-sa vaisselle et resterais jusqu'au soir
-pour faire toute sa besogne. Mais
-elle se dirigea vers l'armoire, y prit
-un pain noir, me le donna sans l'envelopper,
-et dit :</p>
-
-<p>&mdash; Maintenant, va-t'en! Mon homme
-va revenir manger : il n'aime pas trouver
-des étrangers. Et bien des compliments
-à ta mère.</p>
-
-<p>&mdash; Merci, Mademoiselle, et bien les
-compliments à votre homme.</p>
-
-<p>Je repris mes sabots à la porte, redescendis
-en me tenant au câble, et, par la
-neige fondue qui pénétrait à nouveau
-dans mes sabots, je traversai la rue
-pour me rendre chez l'autre ancienne
-voisine.</p>
-
-<p>Mademoiselle Rendel avait été une
-dame, disait-on, mais avait fait un
-mariage au-dessous de son rang. Son
-mari était facteur dans une messagerie.
-Ils avaient cinq enfants, étaient bien
-mis et habitaient un rez-de-chaussée.
-Mademoiselle Rendel faisait le matin
-son ménage, et sortait invariablement les
-après-midi, habillée d'une robe de barège
-gris sur une large crinoline, et d'un
-châle noir à bordure violette, qu'elle
-attachait devant par une grande broche
-à camée, ramenait dans la taille en
-croisant les mains dessus, et dont la
-pointe, derrière, rasait terre. Elle portait
-un chapeau à bavolet en satin gris, avec
-des brides violettes nouées sous le
-menton par un n&oelig;ud à longs bouts
-pendants ; des repentirs poivre et sel
-sortaient du chapeau, de chaque côté des
-tempes. Ses bottines trop grandes, sans
-talon, étaient en lasting et lacées sur le
-côté ; elle avait un sac en drap noir au
-bras, des gants à un bouton recousus
-aux extrémités, et un mouchoir blanc
-déplié en main. Dans cette tenue respectable,
-Mademoiselle Rendel passait au
-milieu de la rue, en saluant les voisines
-avec de jolies inclinations de côté. Elle
-allait voir ses anciennes amies et revenait
-le soir, son sac rempli ou avec des
-paquets dissimulés sous le châle, et
-elle pouvait, le lendemain, payer ses
-petites dettes. Elle me reçut très aimablement
-et me demanda si ma mère
-avait déjà acheté un bébé.</p>
-
-<p>&mdash; Mais non, Mademoiselle, ma mère
-ne fera pas cette bêtise! Nous sommes
-dans une panne noire : voyez mes
-sabots. Elle n'ira donc pas acheter des
-enfants : nous en avons du reste huit.</p>
-
-<p>&mdash; Bon, Keetje, bon. Approche-toi du
-feu. Quel mauvais temps, n'est-ce pas,
-mon enfant?</p>
-
-<p>Elle ne craignait pas que je salisse son
-parquet.</p>
-
-<p>J'étais bien plus à l'aise chez elle,
-mais je préférais l'autre chambre. Ici,
-des bottines traînaient sous la table, le
-châle sur une chaise, des chapeaux sur
-des meubles, et des joujoux d'enfant
-dans les coins. Elle-même avait une
-vieille robe noire tachée, et les cheveux
-dans des papillotes.</p>
-
-<p>Mais sur le poêle, des pommes de
-terre bouillaient, et des boulettes de
-viande rissolaient dans une lèchefrite.
-Ma bouche se remplissait d'eau. Il y
-avait neuf boulettes : une par enfant et
-deux pour chacun des parents. Si
-Mademoiselle Rendel avait pris un grain
-de chacune, elle aurait pu en faire
-une de plus et me l'offrir. Ça doit
-être bon, d'après l'odeur. C'est étrange!
-Comment s'arrangent-ils donc tous
-pour avoir ces bonnes choses? Chez
-nous, il n'y a jamais rien, même pas
-à nos anniversaires, ni à la Saint-Nicolas,
-ni à la Noël, jamais, jamais!
-et ailleurs il y a tous les jours de tout.
-Ici, je vois toujours neuf boulettes sur le
-feu.</p>
-
-<p>Le mari entra pour dîner, ainsi que
-la fille aînée qui apprenait les modes :
-tous deux me firent bon accueil. Alors
-Mademoiselle Rendel alla dans le
-jardin, se fit donner, par le boulanger
-d'à côté, un pain noir par-dessus le
-mur, et me le remit en disant :</p>
-
-<p>&mdash; Keetje, tu as encore à aller loin.
-Va, ma petite, et bien des compliments à
-ta mère.</p>
-
-<p>Tous me conduisirent aimablement
-jusqu'à la porte ; la fille aînée me chargea
-encore de compliments, et je m'en retournai
-à l'autre bout d'Amsterdam, chargée
-de mes deux kilos de pain noir, pas
-enveloppés.</p>
-
-<p>La neige tombait drue. Quand j'arrivai
-dans notre impasse, toutes les femmes
-étaient en émoi : en rentrant chez nous,
-je fus surprise par les vagissements d'un
-nouveau-né.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch16">TOUPIE ET CERF-VOLANT</h2>
-
-
-<p>&mdash; Moi, disait Dirk, je voudrais une
-toupie grande comme la bouilloire, et
-qui ferait, en tournant, le bruit de mille
-abeilles.</p>
-
-<p>En effet quand, sur le quai, Dirk
-jouait à la toupie, il s'agenouillait et,
-appuyé sur les deux mains, la tête
-penchée au-dessus d'elle, il l'écoutait
-ronfler. Sa figure était radieuse ; ses
-yeux bleus devenaient noirs ; ses lèvres
-s'humectaient ; tout son être se tendait
-dans une attention passionnée. Aussi,
-quand sa toupie était tombée dans le
-canal, ma mère lui refusait-elle rarement
-un «cent» pour en acheter une autre.
-C'était alors un nouvel amour : il la
-badigeonnait orange avec rayures bleues
-et vertes, et lui trouvait des qualités
-que n'avait pas l'ancienne. Sa passion
-durait jusqu'à la catastrophe prochaine,
-qu'il accourait, affolé et hors d'haleine,
-nous annoncer en bégayant.</p>
-
-<p>Kees désirait un cerf-volant acheté au
-bazar.</p>
-
-<p>&mdash; Car ceux que je fais moi-même,
-disait-il, ne veulent jamais monter : les
-queues sont trop lourdes. J'aime qu'il
-souffle dedans et que cela fasse : Houhouououououou&hellip;!
-Alors c'est comme
-un moulin à vent qui tourne ; puis,
-quand il monte bien, il vous tire, et on
-a la sensation qu'il va vous enlever. J'ai
-souvent souhaité être queue de cerf-volant,
-pour me sentir balancé là-haut
-dans les airs.</p>
-
-<p>Le dimanche, très tôt, Kees allait au
-coin de notre canal, à l'échoppe du
-commissionnaire Barend. Quand il faisait
-beau et qu'il y avait de la brise,
-Barend, dès le grand matin, dévidait
-lentement la corde de son cerf-volant,
-du bâton auquel elle était enroulée. En
-manches de chemise propres, le pantalon
-tiré très haut sur bretelles, la casquette
-noire garnie de deux petites floches
-sur le devant, les oreilles percées de
-menus anneaux d'or, le brûle-gueule
-en terre de Gouda à la bouche, il avait
-son air du dimanche : de vieille haridelle
-étrillée.</p>
-
-<p>Kees tenait le cerf-volant des deux
-mains, aussi haut qu'il pouvait.
-Barend faisait un temps de course,
-puis criait :</p>
-
-<p>&mdash; Lâchez!</p>
-
-<p>Et, après plusieurs essais, le cerf-volant
-montait en tanguant.</p>
-
-<p>Quand il était à une certaine hauteur,
-Barend passait le peloton de corde à
-Kees, et d'un saut s'asseyait sur la toiture
-en zinc de l'échoppe. Kees alors
-lui rendait la boule qu'il avait dû tenir
-de toutes ses forces, grimpait à côté de
-lui, et la déroulant méthodiquement,
-tous deux suivaient le joujou aérien
-dans son ascension.</p>
-
-<p>Toute la matinée, l'homme et l'enfant
-restaient là, la tête levée, à observer
-gravement les évolutions du cerf-volant
-qui montait, montait, en balançant
-élégamment sa longue queue. Quand il
-avait disparu très haut, ils se regardaient
-émotionnés, et la satisfaction brillait
-dans leurs yeux.</p>
-
-<p>De temps en temps, Barend demandait
-à Kees de rallumer sa pipe en terre,
-ou il lui faisait tenir le bâton, dévidé
-maintenant, et il rajustait sa chique,
-après avoir lancé un long jet de salive
-brune. Puis l'un et l'autre se taisaient,
-tout à leur contemplation.</p>
-
-<p>Quelques minutes avant midi, la
-femme de Barend poussait un cri pour
-l'avertir que le dîner allait être prêt, et
-l'homme commençait à enrouler soigneusement
-la ficelle sur le bâton.</p>
-
-<p>&mdash; Keesje, si le vent ne tombe pas, il
-fera encore bon cet après-midi pour
-une nouvelle montée. Maintenant je vais
-manger.</p>
-
-<p>Un jour il ajouta :</p>
-
-<p>&mdash; Le dimanche, nous mangeons bien :
-du hachis. Et toi, que manges-tu le
-dimanche?</p>
-
-<p>Kees réfléchit un instant, et ne se
-rappelant d'autre viande que les langues
-de cheval que mon père achetait
-pour quelques «cents» à côté de
-l'écurie de son patron, il répondit hardiment :</p>
-
-<p>&mdash; Le dimanche, chez nous, il y a de
-la langue de cheval bouillie, avec des
-pommes de terre.</p>
-
-<p>Barend le regarda du coin de l'&oelig;il.</p>
-
-<p>&mdash; Dis donc, morveux, fous-toi de ton
-aïeule, mais pas de moi!</p>
-
-<p>Kees, tout déconfit, le considéra sans
-répondre. Barend partit vexé, en disant
-cependant :</p>
-
-<p>&mdash; Allons, à tantôt.</p>
-
-<p>Le petit rentra chez nous, où il n'y
-avait trop souvent rien à se mettre sous
-la dent, ou tout au plus du pain et du
-mauvais café, et nous conta la méchante
-boutade de son ami.</p>
-
-<p>&mdash; Comment, bêta, tu lui as dit que
-nous mangeons de la langue de cheval?
-mais on va crier après nous!</p>
-
-<p>L'enfant ignorait qu'on se cachait
-de manger de la viande de cheval.</p>
-
-<p>L'après-midi, Barend et Kees se replaçaient
-sur l'échoppe, et jusqu'au soir, la
-tête levée et le regard tendu, ils suivaient
-le cerf-volant dans sa randonnée
-aérienne.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch17">UNE EXPULSION</h2>
-
-
-<p>C'était en plein hiver. Depuis quatre
-semaines, nous n'avions pu payer notre
-loyer. Nous allions être expulsés de
-l'unique chambre que nous occupions,
-moyennant un florin par semaine, dans
-une impasse immonde d'Amsterdam.
-Ma mère sortit pour aller chez l'huissier,
-afin de l'amadouer ; mais, arrivée à l'extrémité
-de l'impasse, elle revint précipitamment,
-en frôlant les deux murs de
-sa crinoline.</p>
-
-<p>&mdash; Ils sont là! ils sont là! haletait-elle.</p>
-
-<p>En effet, trois hommes arrivèrent :
-un huissier et deux aides. Ils commencèrent
-à déposer nos frusques dans l'impasse.
-Mon père, qu'on avait prévenu,
-accourut ; il obtint de pouvoir, par une
-fenêtre, évacuer le tout dans une cour
-voisine. Sur l'impasse, donnait la porte
-de derrière d'une maison du Nieuwendyk :
-on l'ouvrit, et on nous permit de
-déposer dans un couloir quelques objets
-et les enfants.</p>
-
-<p>La chambre vidée, l'huissier la ferma.
-Nous étions sans demeure en plein
-hiver, avec neuf enfants, dont un à la
-mamelle, et cela pour une dette de
-quatre florins.</p>
-
-<p>Quand le berceau fut dans le couloir
-avec tout ce qu'on pouvait y remiser,
-ma mère me dit de garder les petits,
-qu'elle irait chercher un gîte pour la
-nuit. J'ai perdu le souvenir de ce que fit
-mon père. Ma mère resta très longtemps
-absente. Il commençait à faire noir dans
-ce couloir, où on nous laissait sans
-lumière, par crainte d'incendie. Quelques-uns
-des enfants pleuraient de faim
-et de froid ; d'autres s'endormirent dans
-des coins, sur le carreau. Moi, je berçais
-le bébé dans mes bras, mourant de frayeur
-et d'inquiétude. Je sanglotais ; de temps
-en temps, j'appelais à haute voix ma
-mère, puis n'osais plus bouger de peur
-des revenants, dont elle nous avait conté
-les exploits. Enfin elle arriva : tous les
-enfants se mirent à crier à la fois. Aidée
-par une des servantes de la maison, ma
-mère nous emmitoufla le mieux qu'elle
-put. Mon frère Hein dormait si profondément
-qu'on ne parvint pas à le réveiller.
-Que faire? on ne pouvait pas le
-porter. Nous le mîmes dans le berceau,
-où il dormit toute la nuit. S'il s'était
-réveillé, il serait mort de peur de se
-trouver seul, enfermé dans ce couloir ;
-mais il ne se réveilla pas.</p>
-
-<p>Ma mère nous conduisit à un logement
-pour pêcheurs. Dans une grande
-chambre à cinq lits, trois nous étaient
-réservés : un lit pour père et mère avec
-le bébé, le deuxième pour les quatre garçons,
-et le dernier pour les quatre filles.</p>
-
-<p>Ma mère descendit un instant. Pendant
-son absence, entra un homme
-qui devait occuper un des autres lits. Il
-me sembla vieux ; je devinais quelqu'un
-pas de notre monde : quoique en guenilles,
-il avait l'air d'un monsieur. Il
-s'arrêta interdit, nous regarda tous,
-puis vint à moi, me mit la main sur les
-cheveux, les caressa, me renversa la
-tête, et me regardant minutieusement :</p>
-
-<p>&mdash; Hé! hé! dans quelques années!
-dans quelques années!</p>
-
-<p>Je ne m'étais pas trompée : c'était un
-monsieur. Il prononçait les mots tels
-qu'ils étaient écrits dans les livres que
-j'avais lus : j'avais remarqué que les
-gens riches parlent comme dans les
-livres.</p>
-
-<p>&mdash; Quel âge as-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Douze ans.</p>
-
-<p>&mdash; As-tu un pantalon?</p>
-
-<p>&mdash; Non.</p>
-
-<p>&mdash; Alors lève ta robe, et montre-moi
-tes jambes.</p>
-
-<p>Je n'étais plus assez petite pour ne
-pas sentir un danger : j'appelai ma mère,
-qui me cria du bas de l'escalier de ne
-pas faire tant de bruit, que nous n'étions
-pas chez nous. L'homme ne se déconcerta
-point. Il dit à ma mère, quand elle
-rentra :</p>
-
-<p>&mdash; Madame, vous avez de beaux enfants,
-et cette fillette, dans quelques
-années, sera très jolie.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mes enfants sont très jolis,
-fit-elle avec orgueil. Nous sommes venus
-de la campagne ; notre appartement
-n'est pas prêt : voilà pourquoi nous
-logeons ici.</p>
-
-<p>L'homme alla se mettre au lit. S'il
-était sorti, j'aurais raconté la chose à
-ma mère, mais maintenant je n'osais
-pas.</p>
-
-<p>Nous couchâmes les enfants. Arriva
-un pêcheur pour le dernier lit. Il nous
-regarda ahuri, puis bougonna :</p>
-
-<p>&mdash; Ça va être gai avec cette marmaille!</p>
-
-<p>Heureusement un paravent nous isolait
-quelque peu. Je me couchai. Ah!
-par exemple! jamais je ne m'étais trouvée
-dans pareil lit : on enfonçait là-dedans.
-Il y avait des taies et des draps,
-à petits carreaux rouges et blancs très
-propres, et, au milieu, un creux exquis
-dans lequel je roulai. C'était du vrai
-capoque pour le moins, et pas de la
-balle d'avoine réduite en poussière,
-comme chez nous. Tous les enfants
-étaient si agréablement surpris, qu'un
-moment ce furent des rires trillés et des
-pépiements, comme dans une volière en
-ébat. Le pêcheur jura. Ma mère nous
-fit taire, en mettant ses deux mains sur
-sa bouche. Puis entrèrent mon père et
-ma s&oelig;ur aînée : ils se mirent au lit et
-exprimèrent leur satisfaction d'être
-aussi bien couchés.</p>
-
-<p>De temps à autre, un des enfants
-devait faire pipi, ou le bébé criait. Alors
-le pêcheur grognait et jurait. A la fin,
-mon père, furieux, se leva et, en pans
-volants, au milieu de la chambre, l'invita
-à se mesurer avec lui ; mais l'homme
-ne bougea pas. Le vieux monsieur
-disait :</p>
-
-<p>&mdash; Allons, camarade, couchez-vous ;
-du calme : vous avez de beaux enfants.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, j'ai de beaux enfants. Voulez-vous
-les nourrir? C'est une calamité!
-Mais qu'y faire? il faut bien les prendre
-quand ils viennent.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! cette candeur! Allons, camarade,
-couchez-vous.</p>
-
-<p>Et nous nous endormîmes tous.</p>
-
-<p>Le lendemain, à notre réveil, les
-hommes étaient partis.</p>
-
-<p>Ma mère nous conduisit dans une
-chambre qu'elle avait louée la veille ;
-elle mit les petits par terre, me recommanda
-d'en avoir soin, et sortit chercher
-nos meubles. Nous fîmes un tel vacarme
-qu'à son retour, tous les locataires
-étaient en révolte, parce qu'on avait
-accepté dans la maison un ménage avec
-tant d'enfants.</p>
-
-<p>Le fait est que ma mère avait, comme
-toujours, menti sur le nombre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch18">MA ROBE
-DE PREMIÈRE COMMUNION</h2>
-
-
-<p>La faim, c'était l'éternelle rengaine
-chez nous. Comment allons-nous faire
-pour trouver à manger? Quel expédient
-inventer? nulle part du crédit, et rien,
-rien, à mettre au clou.</p>
-
-<p>&mdash; A moins, dit ma mère, que nous y
-mettions, pour quelques jours, ta robe
-de première communion.</p>
-
-<p>&mdash; Ma robe de première communion!
-mais&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Mais&hellip; nous ne pouvons pas rester
-indéfiniment sans manger.</p>
-
-<p>Ma mère avait toujours dit que j'aurais
-été habillée de bleu à ma première
-communion, et voilà que nous avions
-acheté cette robe gris-de-perle, garnie
-de ruches, d'une pauvre étoffe raide et
-rêche. Je la pris dans le placard : elle
-était bien sale, surtout sur les hanches,
-d'y avoir frotté mes mains, et toute
-décolorée. Je la pliai respectueusement et
-très légèrement pour ne pas la chiffonner,
-et, la portant à bras tendus, je m'acheminai,
-émue et frissonnante, vers le Mont-de-piété
-le plus proche.</p>
-
-<p>«Au moins vais-je demander un gros
-prêt», me disais-je. Ma robe de communion
-avait, pour moi, une bien autre
-valeur que les trois florins et demi
-qu'elle avait coûtés. «Je vais exiger
-quatre florins : ce n'est pas trop.»</p>
-
-<p>C'était un samedi soir ; il y avait
-beaucoup de monde : les uns venaient
-dégager les vêtements de dimanche, les
-autres engager les objets les plus disparates,
-afin d'avoir un peu d'argent le
-lendemain. Les Juifs rengageaient leurs
-frusques du sabbat dégagées la veille,
-pour pouvoir acheter leur fonds de commerce
-de la semaine, et protestaient
-quand l'employé voulait réduire le prêt,
-sous prétexte que les vêtements avaient
-été portés tout un jour.</p>
-
-<p>Mon tour arriva.</p>
-
-<p>&mdash; Combien?</p>
-
-<p>&mdash; Quatre florins.</p>
-
-<p>L'employé défit le paquet, examina
-ma robe en la tenant devant lui, à bras
-écartés. Il répondit tranquillement :</p>
-
-<p>&mdash; Dix-huit sous.</p>
-
-<p>Je restai un moment saisie, puis
-murmurai :</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien.</p>
-
-<p>Il réduisit ma robe de première communion
-en un petit rouleau, ce qui me fit
-presque pleurer.</p>
-
-<p>En sortant, je rencontrai dans le
-corridor une femme, avec une paire
-d'immenses bottes de dragueur en mains,
-qu'elle me demanda de vouloir engager
-pour elle : elle n'osait pas, étant honteuse.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, je veux bien ; que faut-il
-demander?</p>
-
-<p>&mdash; Vingt-quatre sous.</p>
-
-<p>Je retourne au guichet. Ayant bien inspecté
-les bottes, l'employé me répond :</p>
-
-<p>&mdash; Dix-huit sous.</p>
-
-<p>J'ouvre la porte et souffle à la femme :</p>
-
-<p>&mdash; Dix-huit sous.</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien, chuchote-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien, dis-je à l'employé.</p>
-
-<p>La femme me donna deux «cents» pour
-ma peine.</p>
-
-<p>Je me précipitai vers une boutique
-où, avec les dix-huit sous, j'achetai du
-pain, de la margarine et du café moulu ;
-puis, pour mes deux «cents» : une
-image de la Belle au bois dormant, deux
-poires, et deux crottes de sucre.</p>
-
-<p>Et je rentrai chez moi bien heureuse.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch19">JOURS DE FÊTE</h2>
-
-
-<p>Je me rappelle surtout les transes de
-la faim, les jours de fête. Mon père, qui
-s'était mis à boire, s'enivrait alors dès
-le matin avec les premiers pourboires
-qu'on lui donnait, et était, le reste
-du jour, incapable de conduire son
-fiacre. Or, c'étaient ces pourboires qui
-nous faisaient végéter. Il y avait donc,
-ces jours-là, un redoublement de misère.</p>
-
-<p>Ma mère cependant nous attifait le
-mieux qu'elle pouvait pour la fête, et,
-avec le plus petit enfant sur ses bras,
-nous allions faire un tour, humer les
-bonnes odeurs de la mangeaille.</p>
-
-<p>Les femmes, sur le seuil des portes,
-attendaient la famille et les invités. Ma
-mère s'arrêtait à causer là où cela sentait
-bon le café et les tartines beurrées, dans
-le vague espoir d'une invitation, ou seulement
-de l'offre d'une tasse de café
-ou de n'importe quoi ; mais non, jamais
-on ne nous invitait.</p>
-
-<p>Puis nous rentrions. Les plus grands
-refouillaient les armoires, espérant
-trouver une croûte égarée ; les petits
-pleuraient et réclamaient à manger ;
-ma mère, pâle, les mains sur les genoux,
-ne disait rien ; mon père ronflait,
-empestant l'atmosphère de son haleine
-d'ivrogne.</p>
-
-<p>Alors ma mère sortait précipitamment,
-et revenait peu après avec du pain pas
-assez cuit, de la margarine et du café
-moulu. Elle était allée taper un des
-nombreux petits boutiquiers dont tout
-le fonds valait bien dix florins, et que
-nous avons conduits de la sorte à la
-faillite.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch20">NOUS VIVONS DE CHARITÉ</h2>
-
-
-<p>C'était en 1870. Mon père s'était
-laissé monter la tête par un déserteur
-allemand, qui lui avait fait accroire que,
-tous les hommes étant à la guerre ou
-ayant été tués, l'Allemagne manquait
-de bras. Quand il s'agissait de voyager,
-mon père perdait tout discernement. Il
-nous annonça donc qu'il allait partir
-pour l'Allemagne, où certainement il
-trouverait vite du travail bien rémunéré,
-et qu'il nous ferait venir : il s'était
-engagé dans un cirque allemand pour
-faire le voyage gratis. Il mit ses hardes
-dans un sac et, les larmes aux yeux, nous
-quitta.</p>
-
-<p>Nous étions tous plus morts que vifs
-de cette fugue que rien ne justifiait, car
-mon père avait du travail, et il était à
-peine parti que le déserteur allemand
-occupa sa place. Mon père nous abandonnait
-en plein hiver, laissant ma
-mère avec neuf enfants, sans ressources
-aucunes.</p>
-
-<p>Ma mère s'en fut trouver le curé, qui
-bientôt intéressa plusieurs dames à notre
-sort ; elles furent tout de suite d'accord
-pour me mettre, jusqu'à ma majorité,
-dans un établissement de bienfaisance.
-Notre ahurissement fut intense. Ma mère
-s'étant rendue à cet établissement pour
-les arrangements à prendre, et ayant vu
-des petites filles qu'on y élevait, vint
-nous dire que ces enfants avaient l'air si
-matées et s'inclinaient si profondément
-devant la supérieure, et ceci&hellip; et
-cela&hellip; Bref, l'idée seule de savoir sa
-petite Keetje ainsi aplatie lui serrait la
-gorge, et, quand elle dut signer un acte
-par lequel elle renonçait à tout droit sur
-moi, elle refusa. Zut! elle aimait mieux
-que j'eusse faim avec elle : en somme,
-nous en avions vu bien d'autres!
-Ce nous fut un grand soulagement
-de nous être décidés à crever de faim
-ensemble.</p>
-
-<p>Nous fîmes, à cette époque, la connaissance
-de tous les établissements de
-charité d'Amsterdam. Un d'eux nous
-donnait trois pains noirs par semaine ;
-un autre, tous les quinze jours, un florin
-en pièces d'un <i>cent</i> : il y avait bien pour
-cinq <i>cents</i> de mauvaise monnaie, mais
-enfin! sans cette charité par miettes, nous
-serions morts de faim et de froid. Ce
-n'est pas qu'elle ne comptât quelque peu
-sur le rétrécissement que produit la
-faim. Ainsi quand on donnait une
-chemise pour un enfant, elle était si
-étroite qu'elle le gaînait comme une
-seconde peau : on pouvait compter ses
-côtes à travers, et malgré le froid, il y
-étouffait. Ou, si on n'avait pas votre pointure
-pour des sabots, on vous en passait
-de plus petits.</p>
-
-<p>Nous recevions aussi des cartes pour
-des briquettes de tourbe : Hein et moi,
-nous allions les chercher à l'autre extrémité
-d'Amsterdam, sur un traîneau
-auquel lui était attelé, et que, moi, je
-poussais, nous frayant un chemin à
-travers la neige qui nous montait aux
-mollets. On nous donnait des bons de
-soupe aux pois, dont parfois nous vendions
-quelques-uns afin d'acheter du
-savon et du sel de soude pour pouvoir
-faire une lessive.</p>
-
-<p>A sept heures du matin, nous allions
-sur les grands canaux faire queue à
-la porte des «maisons riches». Les larbins
-manifestaient tout leur dégoût
-lorsque nous étions sales, disant qu'il y
-avait cependant assez d'eau dans les
-canaux pour nous laver, si nous l'avions
-voulu ; et on nous distribuait encore des
-bons pour des pois, des fèves et de l'orge.</p>
-
-<p>Nous étions livrés à une charité
-étroitement méthodique, et qui nous
-classait à jamais parmi les vagabonds
-et les «outcast».</p>
-
-<p>Mon père ne donna pas signe de vie
-pendant les six mois que dura son
-escapade. Un dimanche matin, il ouvrit
-la porte et rentra, le sac au dos. Hein
-s'élança vers lui avec un grand cri de
-joie :</p>
-
-<p>&mdash; Oh! père!</p>
-
-<p>L'attitude de ma mère disait : «Vous
-venez nous ôter le pain de la bouche.»</p>
-
-<p>On sut en effet bientôt que mon
-père était revenu, et on ne nous donna
-plus rien. Ma mère avait un mari jeune
-et vigoureux, n'est-ce pas? très capable
-de travailler pour les neuf enfants qu'il
-avait envoyés dans le monde.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch21">AH! VOUS AVIEZ
-DES «KWARTJES!»<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a></h2>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> <i>Kwartje</i> : un quart de florin.</p>
-</div>
-
-<p>Nous étions très familiarisés avec la
-faim, et ma mère avait même appris à
-la manier de façon assez dangereuse.</p>
-
-<p>Un soir, nous étions assis autour d'un
-bon feu de tourbes : comme nous avions
-demandé des secours, on nous avait
-donné des tourbes. De toute la journée,
-nous n'avions eu d'autre nourriture qu'un
-petit pain de dix «cents», que ma mère
-avait partagé en neuf tranches. Elle
-avait le bébé au sein, et nous causions
-de ce que nous aurions acheté à manger
-si nous avions eu un florin.</p>
-
-<p>On frappe à la porte ; je cours ouvrir ;
-un Monsieur s'arrête à l'entrée.</p>
-
-<p>&mdash; Restez donc, petite femme, dit-il
-gentiment à ma mère ; vous êtes assise
-avec tous vos enfants autour du feu?
-Voici&hellip;</p>
-
-<p>Il me remet une pièce d'un florin et part.
-Je voulais tout de suite chercher ce
-dont nous avions parlé : du pain, du
-café, et des harengs saurs, quand ma
-mère me dit :</p>
-
-<p>&mdash; Donne le florin.</p>
-
-<p>Je le lui donnai, et elle me passa trois
-pièces d'un «kwartje». Je regardais,
-stupéfaite, ces pièces, et levant le regard
-vers elle :</p>
-
-<p>&mdash; Ah! fis-je, vous aviez des «kwartjes»?</p>
-
-<p>Elle baissait les yeux en rougissant.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, tu sais, ces six aunes d'indienne
-que j'ai reçues de Madame&hellip; Eh
-bien, il me manque quatre aunes pour
-faire une robe. Cela coûte un «kwartje»
-l'aune : on a le même dessin au Nieuwendyk.
-J'ai épargné pour les acheter ; avec
-ce florin, j'irai les chercher demain.</p>
-
-<p>Je restais hébétée, en répétant :</p>
-
-<p>&mdash; Ah! vous aviez des «kwartjes»,
-des «kwartjes»!</p>
-
-<p>&mdash; Allons, morveuse, va chercher du
-pain.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch22">L'USURIÈRE</h2>
-
-
-<p>Ma mère me fit des signes mystérieux.
-Je pensais qu'elle voulait, en cachette
-des autres, me donner une tartine beurrée :
-comme j'étais faible, on me gâtait
-un peu. Mais je vis ses yeux clignoter,
-signe évident, chez elle, d'émotion.</p>
-
-<p>&mdash; Écoute, Keetje, chuchota-t-elle,
-nous allons chez Koks dégager mon
-manteau, ta robe de première communion,
-et le pardessus de père.</p>
-
-<p>&mdash; Tu as de l'argent, mère? fis-je
-aussi mystérieusement qu'elle.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, j'ai épargné.</p>
-
-<p>L'épargne chez nous représentait des
-jours sans pain. Mais comment faire?
-Nous ne pouvions aller complètement
-nus : nous l'étions déjà aux trois quarts.</p>
-
-<p>Koks était un épicier qui donnait des
-denrées sur gage ; tous nos vêtements
-avaient passé chez lui, et voilà que nous
-pouvions dégager les principaux.</p>
-
-<p>Ma mère tenait les quelques florins en
-pièces d'un «cent» et en «dubbeltjes<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>»,
-dans un cornet de papier gris. La femme
-Koks prit l'argent, et nous dit d'aller à
-une porte de derrière pour y recevoir les
-vêtements. Mais une fois là, elle déclara
-qu'elle nous les donnerait quand nous
-viendrions dégager les autres loques, sur
-lesquelles elle avait eu la bonté de nous
-avancer des denrées.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <i>Dubbeltje</i> : Un dixième de florin.</p>
-</div>
-<p>Ma mère pleura, se fâcha, menaça ;
-moi, je sanglotais, en parlant de ma
-robe de première communion. Rien n'y
-fit. L'usurière nous chassa, en disant :</p>
-
-<p>&mdash; Vous ne pouvez pas prouver que
-vous m'avez remis de l'argent.</p>
-
-<p>On dut me coucher : l'émotion m'avait
-donné la fièvre. Ma mère eut, pendant
-plusieurs jours, des clignotements
-d'yeux, et des plaques rouges sur les
-pommettes. Elle marmottait des mots
-de vengeance, et griffait l'air, comme
-si c'eût été la figure de l'usurière.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch23">BAATJE</h2>
-
-
-<p>Dirk jouait à la toupie sur la glace de
-notre canal. Il aurait donné son dîner
-pour une paire de patins, ou un petit
-traîneau dans lequel il nous aurait tous
-entassés et traînés jusqu'au soir. Mais
-ne pouvant avoir ni l'une ni l'autre, il se
-contentait de sa toupie, qui tournait
-merveilleusement sur la glace en décrivant
-des arabesques.</p>
-
-<p>Les mouvements violents m'ont toujours
-mise hors de moi et, sur la glace,
-il fallait s'en donner trop si on voulait
-ne pas se figer : je suivais donc du quai
-les ébats de mon frère. Il devint bientôt
-tout bleu de froid et, las de ce jeu qui
-ne le réchauffait pas assez, il l'abandonna
-pour faire des glissades.</p>
-
-<p>Sur l'autre rive, une femme s'approchait
-du canal, portant quelque chose
-dans son tablier. Arrivée au bord, elle
-y prit un objet qu'elle jeta dans une
-baie pratiquée à travers la glace. Cinq
-fois, elle plongea sa main dans le
-tablier, et cinq fois, lança un objet.
-Dirk, qui s'était approché, attrapa
-le dernier au vol, et se sauva en le dissimulant
-sous son chandail. Il remonta
-sur le quai de notre côté, et me montra
-un petit chat gris, au ventre blanc, de
-quelques semaines.</p>
-
-<p>&mdash; J'ai sauvé celui-ci, bégayait-il.</p>
-
-<p>Allons vite le réchauffer et lui donner
-du lait.</p>
-
-<p>A la maison, Dirk prit le pot au
-lait sur le poêle, et en donna un
-peu au petit chat. Ma mère réclama :</p>
-
-<p>&mdash; Écoute, non : du lait, nous en
-avons trop rarement nous-mêmes.</p>
-
-<p>&mdash; Voyons, mère, pour le remettre de
-son émotion d'avoir été jeté de si
-haut!</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien, si c'est pour l'émotion ;
-mais je ne veux pas de commensal.</p>
-
-<p>&mdash; Je lui donnerai de ma tartine, et
-l'impasse est remplie de souris, et le
-canal de rats.</p>
-
-<p>Le petit chat but précieusement en
-montrant une languette rose ; puis il se
-mit sur ses quatre pattes, s'étira, et le
-dos bombé, la queue dressée, il marcha
-sur la table en donnant de délicats coups
-de tête dans la figure de Dirk. Les yeux
-de celui-ci brillaient d'orgueil.</p>
-
-<p>&mdash; Tu vois, il est reconnaissant, il
-sait que je l'ai sauvé : c'est mon chat!</p>
-
-<p>Il me demanda si c'était un matou ou
-une chatte. Mais comme l'inspection
-ne nous révélait rien, nous jugeâmes,
-d'après la physionomie, que c'était une
-chatte.</p>
-
-<p>Et Baâtje, comme il l'appela, resta
-chez nous. Mais elle était à Dirk : elle
-coucha avec lui, et aussi longtemps
-qu'elle fut petite, il la porta dans sa
-casquette ; il la nourrissait de petits
-morceaux mordus de sa tartine, et d'un
-peu de lait chipé derrière le dos de ma
-mère.</p>
-
-<p>Il la prenait aussi sous son habit,
-les samedis après-midi, quand il n'y
-avait pas classe et que Mina nous
-chassait de la maison, parce qu'elle
-ne pouvait faire son nettoyage avec
-cette marmaille dans les jambes. Alors
-Dirk m'accompagnait sur les grands
-canaux où j'aimais à flâner, et nous
-choisissions une maison, pour «si
-nous avions été riches», où nous jouions
-à monter et à descendre les hauts escaliers
-des perrons jusqu'à ce que les
-domestiques nous fissent déguerpir.</p>
-
-<p>Dans une de ces pérégrinations, nous
-fûmes attirés vers une fenêtre derrière
-laquelle était assis, sur un coussin de
-velours bleu, un énorme angora roux.
-Il suivait, d'un regard tranquille, une
-grosse mouche sur la vitre ; puis, se
-dressant sur les pattes de derrière, de
-ses pattes de devant, il agrippa l'insecte.
-Debout ainsi, il nous stupéfia : son
-ventre fauve clair étincelait au soleil ;
-sa queue, qu'il déployait à droite du
-corps et dont le bout frétillait, était
-grosse comme un cabillaud.</p>
-
-<p>Dirk prit Baâtje de dessous son habit,
-et lui montra ce congénère merveilleux :</p>
-
-<p>&mdash; Tu vois, Baâtje, c'est un chat ; mais
-il est trois fois comme toi, et puis tout
-autre. Toi, tu aurais dévoré la grosse
-mouche ; lui l'a seulement tuée. Il garde
-sa faim pour les têtes de harengs saurs,
-dont on le bourre sans doute : pour sûr
-que, sans cela, il l'aurait bouffée! Toi et
-moi, nous n'attendons jamais pour escamoter
-ce qui est devant nous. Sa peau,
-Baâtje, sa queue, et ses yeux comme
-deux billes d'or, ne ressemblent pas aux
-tiens : il est tout autre, tout autre, tu vois.
-A ce moment, une servante sortit de
-la maison, portant une assiette de
-pommes de terre froides, qu'elle déversa
-contre un arbre pour les pauvres
-chiens. Quand elle fut rentrée, nous
-allâmes à l'arbre, pour mettre Baâtje
-près de ce repas imprévu. Mais, comme
-les pommes de terre étaient propres,
-Dirk les mit une à une dans sa casquette,
-et plus loin, sur un autre perron,
-à nous trois, nous fîmes un excellent
-goûter.</p>
-
-<p>Vers le printemps, Baâtje devenait
-grosse et grasse que c'était un charme.
-Dirk l'attribuait à nos promenades sur
-les canaux (depuis les pommes de terre,
-nous étions à l'affût de ces aubaines).</p>
-
-<p>&mdash; Puis tu comprends, les souris,
-elles lui courent entre les pattes!</p>
-
-<p>Un soir, en se couchant dans l'alcôve,
-mes parents y trouvèrent Baâtje, commodément
-installée dans la paille, avec
-cinq petits. Dirk en devint muet de surprise.
-Mon père voulait se débarrasser
-de toute la nichée dans les égouts ; Mina,
-qui n'aimait aucune bête, proposa de
-les jeter dans le canal. Alors devant les
-lamentations de Dirk, ma mère dit, en
-faisant des clignements d'yeux aux
-autres, qu'il pouvait les garder.</p>
-
-<p>Il fit un nid de ses vêtements dans
-un coin par terre, et coucha dessus la
-chatte et ses petits ; mais le lendemain,
-sans que mes parents eussent rien senti,
-elle se trouvait installée à l'ancienne
-place.</p>
-
-<p>Quand nous rentrâmes de l'école,
-Baâtje vint à la rencontre de son maître,
-et raconta, en un langage net, qu'un
-grand malheur lui était arrivé :</p>
-
-<p>&mdash; Boûbeloûbeloûbeloûû!! Leuëleuëleuëleuëueu!!
-Mâwâwâwâââw!</p>
-
-<p>Puis elle sauta dans l'alcôve, et Dirk
-et elle se mirent à fouiller la paille et à
-mettre tout sens dessus dessous : mais
-plus de petits chats!</p>
-
-<p>Il bondit à terre, pâle, et les deux
-poings levés vers Mina, il bégaya :</p>
-
-<p>&mdash; C'est c'est toi, Sosododomite, Sososododomite!</p>
-
-<p>Elle l'écarta de la main, en riant sournoisement
-de sa figure camarde.</p>
-
-<p>En automne, Baâtje engraissa de nouveau.
-Dirk lui caressait son ventre
-blanc, ce qu'elle acceptait en ronronnant
-bruyamment. Un jour, on ne la retrouva
-pas. Dirk et moi, nous remuâmes toute
-l'impasse, mais Baâtje avait disparu.
-Le nez en pied de marmite de Mina frémissait.
-Alors Dirk ne chercha plus.</p>
-
-<p>&mdash; Sosododomite, c'est, c'est toi! Sososododommite,
-c'est tttoi!!!</p>
-
-<p>Pendant tout un temps, Dirk bégaya
-péniblement.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch24">SI NOUS ÉTIONS RICHES</h2>
-
-
-<p>Les soirs d'hiver, quand nous n'avions
-ni feu ni lumière, le ventre vide, nous
-nous couchions pour avoir plus chaud,
-et causions de ce que nous aurions fait
-si nous avions été riches.</p>
-
-<p>Un soir, transportés par la griserie,
-mes parents se disputèrent
-presque.</p>
-
-<p>Mon père, ancien cavalier à l'armée,
-aurait eu des pur sang et m'aurait appris
-à monter à cheval : j'avais le corps
-qu'il fallait, disait-il, pour porter l'amazone,
-car jamais une grosse femme n'est
-bien à cheval.</p>
-
-<p>Mina souhaitait une robe de satin
-vert, et des bottines qui lui monteraient
-aux mollets.</p>
-
-<p>Moi, je voulais une armoire en verre
-remplie de poupées, habillées de soie et
-coiffées de perles ; puis une très grande
-poupée, qui eût été la reine des autres.
-Elle serait vêtue d'une robe faite d'ailes
-de papillons, que j'aurais assemblées par
-un point de dentelle.</p>
-
-<p>&mdash; Tudieu! s'exclama mon père.</p>
-
-<p>&mdash; Cette créature enfantine, dit ma
-mère, est toujours là avec ses poupées!</p>
-
-<p>&mdash; Moi, fit-elle, je porterai des bonnets
-en chenille, qui feront enrager toute
-l'impasse.</p>
-
-<p>&mdash; C'est cela! tu ferais enrager toute
-l'impasse, comme si nous allions rester
-ici, étant riches!</p>
-
-<p>&mdash; Ah! c'est vrai&hellip; Puis les enfants
-apprendront le français, à jouer du piano
-et à danser, et je leur friserai les cheveux
-à l'anglaise. Nous habiterions, au Canal
-des Empereurs, une grande maison, où
-il y aurait des chambres bleues, rouges
-et vertes.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi toutes ces couleurs?
-demanda mon père.</p>
-
-<p>&mdash; J'ai lu qu'il en est ainsi dans les
-«maisons riches» : on le voit du reste à
-travers les fenêtres.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! et comment serait ta chambre?</p>
-
-<p>&mdash; La mienne? rouge, je l'ai toujours
-dit, rouge. Comme je suis brune&hellip;</p>
-
-<p>J'aurais aussi un poêle allumé près
-de mon lit, et je mangerais quelque chose
-de bon toutes les heures : des biscottes
-et du chocolat à huit heures, une pomme
-cuite à neuf, une tartine avec une anguille
-fumée et du café à dix, des cornichons
-et des &oelig;ufs durs à onze. Enfin, toutes les
-heures, quelque chose de bon!</p>
-
-<p>&mdash; Et, comme d'habitude, tu ne ferais
-pas à dîner, même si tu étais riche.
-Toujours des repas sur le pouce, quoi?
-Eh bien, moi, il me faudrait un bon pot de
-pommes de terre au lard et aux boudins,
-bien fricoté, bien chaud. Tu continuerais,
-toi, à ne jamais nous donner
-un repas solide. Si tu crois que les gens
-riches mangent toutes ces «niaiseries»!
-La viande qu'on voit chez les bouchers,
-voilà ce qu'ils mangent, et crue encore,
-à ce qu'il paraît.</p>
-
-<p>&mdash; De la viande crue! non, cela me
-dégoûterait : jamais je n'en mangerai.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! mon Dieu! soupira Hein,
-si nous avions seulement chacun un
-petit pain de trois «cents»! ils sont
-très grands chez le boulanger, derrière
-le coin, n'avez-vous pas vu cela? plus
-grands qu'ailleurs, et quand on en a
-mangé un, on a déjà une bonne bouchée
-dans l'estomac.</p>
-
-<p>Nous ne disions plus rien. Mon père se
-moucha, puis répondit :</p>
-
-<p>&mdash; Oui, Heintje, dors maintenant.
-Demain, tu auras un petit pain de trois
-«cents».</p>
-
-<p>Mon père se moucha encore.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch25">JE FAIS PIPI DANS MES JUPES</h2>
-
-
-<p>Un soir, je devais aller au Bureau de
-bienfaisance chercher un florin. On nous
-le donnait en rouleaux de pièces d'un
-«cent», tout en y glissant des pièces
-étrangères, dont on savait pertinemment
-que nous ne pouvions rien faire. Plus
-d'une fois, je fus jetée à la porte par des
-boutiquiers à qui j'essayais de les
-passer.</p>
-
-<p>Il neigeait et gelait à pierre fendre ;
-je longeais le Canal des Princes où,
-chemin faisant, je rencontrai deux
-garçons et une fille de mon âge, qui se
-rendaient également au Bureau de
-bienfaisance.</p>
-
-<p>Nous nous mîmes à courir en nous
-jetant des boules de neige, et à sonner
-aux portes en nous sauvant. Mais voilà
-que je fus prise d'un petit besoin pressant,
-et impossible de me soulager, à
-cause des garçons.</p>
-
-<p>Nous arrivâmes à la Westerkerk,
-autour de laquelle nous jouâmes à
-cache-cache, en nous couvrant de neige.
-J'aurais voulu me retirer sous une charrette
-ou dans un recoin, mais les autres
-couraient après moi.</p>
-
-<p>J'étais au supplice : je devins tranquille
-et ne pouvais plus jouer ; je dis à mes
-camarades que le froid me figeait.</p>
-
-<p>Au retour, devant cette même église,
-l'accident m'arriva. Cela me coula
-chaud jusque dans les sabots, et à l'instant
-même, des hanches à la pointe des
-pieds, mes vêtements se gelèrent sur mon
-corps : je fus brûlée et lacérée jusqu'au
-sang. Je me mis à pleurer ; la neige tombait
-drue ; elle se collait à mes sabots en
-une masse compacte et pointue, qui me
-faisait clopiner péniblement. En arrivant
-chez nous, j'eus à peine le temps
-d'ouvrir la porte, et je tombai.</p>
-
-<p>Mon père me déshabilla, essuya
-doucement le sang, en répétant :</p>
-
-<p>&mdash; Ma pauvre petite «Poeske», elle
-est toute crevassée, ma pauvre petite
-«Poeske»!</p>
-
-<p>Il m'assit sur une chaise devant le
-poêle, et me donna une tasse de café aux
-trois quarts remplie de marc ; mais je ne
-voulais rien dire, car quand l'intention
-de mon père était bonne, il se fâchait si
-on ne l'acceptait pas telle quelle. Puis
-mon père était si beau, me semblait-il,
-et sa bonté si exquise que, pour rien au
-monde, je ne l'aurais froissé. Je dis
-donc :</p>
-
-<p>&mdash; C'est bon, père, du café chaud,
-après avoir eu si froid et si mal.</p>
-
-<p>&mdash; N'est-ce pas, «Poeske»? je l'avais
-gardé pour toi. Je me disais : Keetje va
-rentrer ; elle aura froid, et du café bien
-chaud lui fera plaisir.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, père, c'est bon, très bon!</p>
-
-<p>Et j'avalai bravement ce résidu
-boueux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch26">LES DEUX GRENADIERS</h2>
-
-
-<p>Ma mère avait déjà brûlé nos joujoux,
-pour atténuer un peu le froid humide
-qu'il faisait chez nous. Comme elle n'était
-accouchée que de dix jours, elle avait
-peur, disait-elle, d'attraper un frisson.</p>
-
-<p>Nous attendions mon père, qui était
-cocher chez un loueur : peut-être aurait-il
-reçu un pourboire, et pourrions-nous
-acheter des tourbes et du café pour
-nous réchauffer. De manger, mon Dieu!
-on se passerait : il fallait d'abord s'ôter
-cette rigidité des membres.</p>
-
-<p>Mon père rentra, courbé en deux, les
-mains dans les poches, tremblant sous
-son bourgeron de coton.</p>
-
-<p>&mdash; Brr&hellip; il fait encore plus froid ici
-que dehors.</p>
-
-<p>&mdash; Tu n'as rien, Dirk, pour chercher
-des tourbes et du café?</p>
-
-<p>&mdash; Non. J'espérais trouver du feu : je
-croyais qu'une dame devait venir te
-voir?</p>
-
-<p>&mdash; Elle n'est pas venue, à cause du
-temps, sans doute.</p>
-
-<p>&mdash; Si j'avais su, je me serais couché
-sous les chevaux. Quel froid! Quel
-froid! On ne m'a pas laissé faire une
-seule course aujourd'hui : j'ai dû, toute
-la journée, nettoyer des voitures à la
-rue, par cette température. Les cochons!
-ils savent bien cependant que, quand je
-ne reçois pas de pourboires, nous sommes
-sans pain : ce n'est pas avec leurs
-trois florins par semaine que je puis
-entretenir un ménage de neuf enfants.</p>
-
-<p>&mdash; J'ai un frisson qui me monte le
-long des jambes, grelotta ma mère, et
-dans mon état&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Nom de Dieu! Nom de Dieu! Il
-nous manquerait qu'il t'arrive du mal.
-Couche-toi, et vous, les enfants, également :
-on mangera demain. Il faut absolument
-du feu.</p>
-
-<p>Il se mit à chercher dans le taudis ce
-qu'on pourrait bien brûler encore, mais
-ne trouva que les sabots des enfants. Il
-les jeta de côté, et recommença à chercher&hellip;
-rien&hellip; Il revint aux sabots, les
-empila dans l'âtre, et y mit le feu ; puis
-il se coucha.</p>
-
-<p>&mdash; Je vais m'allonger contre toi pour
-te réchauffer.</p>
-
-<p>La lampe s'éteignit faute d'huile ; les
-petits sabots brûlaient lentement parce
-qu'ils étaient mouillés ; mais l'atmosphère
-se réchauffa et une sensation
-meilleure nous envahit.</p>
-
-<p>Il n'était que six heures du soir : il ne
-fallait pas songer à dormir. Alors, à
-propos du froid, mon père raconta l'histoire
-de son oncle Corneille Oldema, qui
-fit la guerre de Russie sous Napoléon.
-Il avait assisté à la débâcle de Moscou,
-qu'il ne quitta qu'après avoir rempli son
-havresac de chandeliers, de ciboires, et
-autres objets en or pris dans les églises.
-De retour en Frise, la vente de ces
-objets, qu'un juif avait achetés, lui rapporta
-de quoi acquérir une ferme et
-quatre belles vaches. L'oncle avait
-dit :</p>
-
-<p>&mdash; «Il ne faut pas croire que j'aie
-volé ces choses : tout le monde pillait,
-les officiers comme les autres. C'est
-ainsi à la guerre. Mais peu sont rentrés
-chez eux, comme moi, avec leur butin :
-presque tous sont morts de froid en
-route, ou ont été tués par l'ennemi, ou
-assassinés par leurs compagnons pour
-être pillés à leur tour. Moi, comme Frison,
-je supportais bien le froid, mais
-ces petits hommes bruns, qui parlaient
-une langue incompréhensible, mouraient
-comme des hannetons. Le froid
-les raidissait et leur coupait le caquet ;
-car, pour du caquet, ils en avaient : ils
-parlaient et riaient dans les situations
-les plus abominables, et allaient à l'assaut
-comme pour le plaisir, en vrais
-démons qu'ils étaient. La nourriture les
-préoccupait peu : du pain et un oignon
-et ils avaient bien dîné ; mais le froid
-en faisait des petits garçons. Ils commençaient
-par traîner la patte, puis se
-frottaient les yeux, comme pris de vertige,
-puis lentement ils s'effondraient
-et s'endormaient. C'était fini : ils ne se
-réveillaient plus.</p>
-
-<p>«Un d'eux faisait route avec moi. Il
-lutta contre l'engourdissement : il me
-parlait, me parlait ; je ne comprenais
-naturellement rien ; un peu après, il
-zézayait ; à la fin, ne pouvant plus se
-traîner, il s'accrocha à moi, en bégayant
-comme un enfant, et ainsi que les
-autres, il s'écroula doucement. Je pris
-deux timbales en or dans son havresac.</p>
-
-<p>«Si en chemin je n'avais pas mendié,
-le gros orteil ostensiblement hors
-de la chaussure, il est probable que
-jamais je ne serais revenu ; mais on
-me prit pour un pauvre diable, sans
-rien.»</p>
-
-<p>Ma mère, qui s'était réchauffée, conta,
-à son tour, la campagne de son oncle
-Hannis en Espagne. L'oncle Hannis était
-un petit Liégeois, très pieux. Il avait,
-avec beaucoup d'autres, dû partir pour
-ce pays. C'était très loin, et, à mesure
-que l'on marchait, la terre devenait si
-sèche et les gens si bruns qu'il se disait
-que certainement on le conduisait au
-bout du monde : et il avait raison, il a
-vu le bout du monde, confirmait ma
-mère. On leur tirait dessus de derrière
-les buissons ; les coups partaient des
-maisons, des toits, des arbres, mais on
-ne voyait personne. Alors, après une
-plaine jaune de sable brûlant, ils arrivèrent
-au bout du monde, là où le ciel
-vient rejoindre la terre en une eau bleue,
-bleue, comme on n'en avait jamais vu.
-Les camarades s'étaient baignés dans le
-ciel, mais lui s'était agenouillé ; par respect,
-il y avait seulement trempé les
-mains, et, de ses doigts mouillés, il avait
-fait le signe de la croix.</p>
-
-<p>Pour ce qui était de rapporter du butin,
-l'oncle disait que c'était un pays de
-meurt-de-faim, où des femmes, noires
-comme des sorcières, chantaient et dansaient
-beaucoup, en poussant la croupe
-et en faisant claquer des petits morceaux
-de bois entre les doigts. Quant à boire
-et à manger comme dans notre pays, là-bas
-les gens riches eux-mêmes ne
-savaient pas ce que c'était.</p>
-
-<p>&mdash; Nous ne le savons pas non plus,
-conclut mon frère Hein.</p>
-
-<p>Il sonnait dix heures chez les voisins :
-les petits sabots étaient consumés ; le
-froid redevenait intense ; excepté les
-tout petits, aucun de nous ne parvenait
-à s'endormir, et la nuit était encore si
-longue!</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch27">LE VILLAGE ROUGE</h2>
-
-
-<p>Mon père, étant ivre, avait, pour
-quelques «dubbeltjes», vendu un vieux
-harnais hors d'usage, de connivence
-avec un palefrenier qui, pour se disculper,
-s'était empressé de le dénoncer
-au patron : celui-ci avait tout simplement
-fait arrêter mon père. La consternation et
-l'affolement furent intenses chez nous.
-Nous voulions savoir où mon père avait
-été arrêté et où on l'avait conduit, mais
-nous ne songeâmes pas un instant à la
-prison.</p>
-
-<p>Nous voilà donc, ma mère et moi,
-lâchant le ménage et tous les petits
-enfants, à courir les bureaux de police
-d'Amsterdam. Ce fut une randonnée
-lamentable. Dans le dernier bureau, où
-nous arrivâmes exténuées, les agents
-étaient assis autour du poêle ; ma mère,
-dans son émoi, employa le terme d'agent
-secret, ce qui la fit rabrouer par
-l'un d'eux. Un autre le calma, en me
-montrant :</p>
-
-<p>&mdash; Voyons, on les appelle ainsi.</p>
-
-<p>Puis il nous informa qu'on avait
-conduit mon père au «Village Rouge» :
-c'est ainsi qu'à Amsterdam on désigne
-la prison.</p>
-
-<p>Nous rentrâmes chez nous en sanglotant ;
-quand Mina revint de son travail,
-ce furent de nouveaux sanglots,
-et toute la nuit se passa en lamentations.</p>
-
-<p>Le lendemain était un dimanche ; une
-nuit d'insomnie et de réflexion m'avait
-surexcitée, et je fis une sortie violente
-contre mon père.</p>
-
-<p>&mdash; En somme, c'est encore pour boire
-qu'il nous a conduits à cette honte. Nous
-n'oserons plus sortir. Moi, je flanque
-dans le canal le premier qui s'avisera
-de me regarder de travers. Au moins
-si c'était pour nous nourrir qu'il avait
-volé! mais non, c'est pour du genièvre.
-Je ne pleure plus : c'est très bien
-fait.</p>
-
-<p>&mdash; Tais-toi, Keetje, Dirk a remué
-toute la nuit ; il ne faut pas qu'il t'entende,
-car il se battra à mort si on
-l'insulte à ce propos : ne le réveille
-pas.</p>
-
-<p>&mdash; Je ne dors pas, cria Dirk, et il se
-mit à pleurer.</p>
-
-<p>Mina trouvait qu'il fallait nous ramasser,
-qu'en somme ce n'était pas
-nous qui avions fait la chose.</p>
-
-<p>Nous nous claquemurâmes toute cette
-matinée. L'après-midi, les uns après les
-autres se risquèrent dehors. Il faisait
-très beau. Je sortis avec précaution de
-l'impasse, et filai le long des maisons,
-en affectant des allures pressées. Au
-bout du canal, je rencontrai ma meilleure
-amie, seule également. Je voulais
-d'abord me cacher, mais son frère aussi
-se trouvait au «Village Rouge» : il était
-matelot et, son père lui ayant refusé de
-l'argent, il avait vendu son uniforme.
-Nous fûmes donc comme poussées l'une
-vers l'autre.</p>
-
-<p>&mdash; Rika, dis-je, allons nous promener
-aux «Schansen».</p>
-
-<p>Les «Schansen» étaient des boulevards
-extérieurs qui menaient à la
-prison. Nous aboutîmes à celle-ci comme
-par hasard ; nous marchâmes autour du
-«Village Rouge», en inspectant toutes
-les fenêtres, nous arrêtant à chaque
-instant et parlant haut dans l'espoir
-d'être entendues par les nôtres. Mais
-non! rien ne bougeait. Puis nos
-regards se rencontrèrent, et nous tombâmes
-dans les bras l'une de l'autre en
-pleurant ; nous appelâmes éperdument
-nos prisonniers, et nos cris :</p>
-
-<p>&mdash; Père! Père!</p>
-
-<p>&mdash; Fritz! Fritz!</p>
-
-<p class="noindent">s'entremêlèrent dans nos sanglots.</p>
-
-<p>Nous trouvâmes des excuses en disant
-que mon père était ivre et ne savait
-ce qu'il faisait, et que son frère était si
-jeune!</p>
-
-<p>Après quelque temps, on relâcha mon
-père, son larcin d'ivrogne ayant été
-jugé trop insignifiant pour justifier une
-poursuite ; mais le mal était fait, et il
-ne trouva plus de travail chez aucun
-loueur de la ville.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch28">MARCHANDE DE RUE</h2>
-
-
-<p>Les jours suivant l'incarcération de
-mon père, la misère devint atroce chez
-nous. Les trois florins de salaire qu'il
-gagnait par semaine, servaient à payer
-le loyer et les quelques dettes criardes ;
-pour le reste, nous vivions au jour le
-jour des pourboires qu'il recevait. Et
-maintenant tout était supprimé du
-coup.</p>
-
-<p>Nous délibérâmes avec une vieille
-voisine sur le parti à prendre. Elle et
-presque tous les habitants de notre
-impasse étaient des colporteurs allemands,
-qui vendaient des poteries en
-terre. Elle mit trois casseroles sous mon
-tablier d'enfant, m'expliqua combien
-elles coûtaient, ce qu'elles devaient
-rapporter, et le boniment que j'avais à
-faire pour les vendre.</p>
-
-<p>Chez moi, toute émotion se traduit
-par des tremblements. Je partis donc en
-tremblotant. Je pris le quartier juif où,
-de porte en porte, j'offris très timidement
-mes casseroles. On avait refusé partout,
-et voilà qu'une juive m'acheta les
-trois pots à la fois. Ah! par exemple!
-du coup, de froid que j'avais, je pris la
-fièvre. Je cours à la maison chercher
-trois autres casseroles : je les vends.
-Quelle joie! Le soir, j'avais un
-gain inespéré d'un demi-florin. J'écrivis
-tout de suite à mon père de ne pas s'inquiéter
-de nous : que, moi, je gagnais
-largement la vie pour tous ; que je
-n'avais plus de semelles à mes souliers,
-mais que je mettrais des sabots ; qu'il
-devait seulement songer à s'innocenter
-de son larcin.</p>
-
-<p>Me voilà marchande de rue! En quelques
-jours, avec un peu de crédit, j'eus
-une charrette pleine de poteries, qu'en
-criant je débitais de porte en porte :
-«Koop! potten en pannen Koop!»<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Achetez des pots et des casseroles! Achetez!</p>
-</div>
-<p>Comme les Pâques Juives approchaient,
-j'allai dans la Joden Breestraat
-me poster parmi les autres colporteurs,
-chez qui les juives venaient renouveler
-leur vaisselle de Pâques. Comme tous
-les marchands, je devenais fourbe.
-Quand je pouvais coller une casserole
-fêlée à un client, je n'y manquais pas ;
-les chrétiens se fâchaient, et j'avais à
-m'excuser, mais les juifs point. Un jour,
-une juive me demande un pot ; je lui
-en montre un ; au moment de l'acheter,
-elle le retourne et aperçoit une fêlure :
-elle ne me dit rien et en prend un autre.
-Survient une deuxième juive à qui je
-veux passer le même pot : elle l'avertit
-simplement :</p>
-
-<p>&mdash; Ne prenez pas celui-là : il est fêlé.</p>
-
-<p>Ni l'une ni l'autre ne se fâcha de ce
-qu'à deux reprises, j'avais essayé de
-tromper. Mais où tous s'emportèrent et
-s'ameutèrent presque contre moi, et où
-je n'eus que juste le temps de filer avec
-ma charrette, c'est quand ils trouvèrent
-une tartine beurrée dans une des casseroles
-qu'ils devaient acheter «Kaucher»
-pour les Pâques.</p>
-
-<p>Je fis la connaissance de plusieurs
-petits marchands juifs de mon âge qui
-vendaient, qui des lacets de souliers, qui
-des boucles d'oreilles à un «dubbeltje»
-la paire, épinglées sur un carton, et qu'ils
-débitaient en criant à tue-tête, en arrêtant
-les passants, et en vantant leurs marchandises,
-comme si c'eussent été des
-perles fines. Ils étaient très attirés vers
-moi et tournaient toute la journée autour
-de ma charrette ; mais leur yeux guettaient
-l'acheteur : chaque fois qu'ils
-croyaient en voir un, ils bondissaient
-jusqu'au milieu de la rue, en poussant
-des exclamations comme s'ils apercevaient
-une vieille connaissance.</p>
-
-<p>&mdash; Je suis là. Vous m'achetez toujours.
-C'est ceci que vous demandez? Voilà!
-c'est pour rien.</p>
-
-<p>Puis ils revenaient vers moi causer
-de tout, de notre commerce, de nos
-goûts, et tout cela honnêtement, avec
-une logique qui me frappa, et sans
-jamais un mot déplacé.</p>
-
-<p>Ils avaient aussi une jactance imperturbable,
-qui m'impressionnait fort. J'exprimais
-à l'un d'eux mon étonnement de
-le voir colporter des broches en verroterie
-alors que, la semaine précédente, il
-vendait des figues. Il me répondit avec
-emphase qu'il faisait tous les huit jours
-un autre négoce, que la vente dans le
-quartier n'allait pas deux semaines de
-suite avec le même article, qu'il fallait
-être de son époque et renouveler toujours.
-Ah! les adorables intelligences,
-claires, lucides, logiques, et surtout
-civilisées! Mais je ne savais pas mettre
-de mots sur mes sensations, et je ne fus
-qu'agréablement surprise de ne pas
-trouver l'infâme Juif de la légende,
-dont la peur m'avait presque empêché
-d'offrir ma marchandise dans le quartier.
-Et voilà que je les trouvais bien supérieurs
-à moi!</p>
-
-<p>Je crois aussi que mes boucles blondes
-leur faisaient impression ; puis ils se
-disaient l'un à l'autre, non sans quelque
-étonnement :</p>
-
-<p>&mdash; Elle comprend, et nous pouvons
-avoir confiance.</p>
-
-<p>Bref, nous étions très à l'aise ensemble
-et réciproquement charmés.</p>
-
-<p>Après les Pâques Juives, je me
-répandis par la ville avec mes poteries.
-J'errais sur les grands canaux d'Amsterdam,
-qui m'attiraient toujours par
-leurs hôtels sévères aux majestueux
-perrons, par leur bordure de vieux
-arbres aux frondaisons opulentes, par
-l'eau d'un vert noirâtre où parfois une
-barque à voile glissait silencieuse, par
-le grand calme qui s'en dégageait et qui
-me reposait du bruit et de la pauvreté
-de chez nous, où les enfants pleuraient
-toujours de malaise et de faim. Là, il
-faisait tranquille et exquis : je pouvais
-m'isoler, et me raconter des histoires
-ou lire les «Mystères de Paris».</p>
-
-<p>J'étais Fleur-de-Marie, et quand Rodolphe
-me reconnaissait comme sa
-fille, je ne faisais que changer de robe
-pour être une princesse, en avoir les
-épaules, les mains blanches et le langage.
-J'aurais grasseyé : les riches
-grasseyent. Ce n'est pas moi qui aurais
-embêté mon prince de père pour rentrer
-à l'impasse, comme Fleur-de-Marie pour
-retourner à la Cité : non, je l'aurais
-supplié qu'il en retirât les miens. Etre
-princesse sans Klaasje et Keesje, m'en
-enlevait tout le goût. Mère et Mina y
-retourneraient certainement, les jours
-où elles mettraient des robes neuves.</p>
-
-<p>Dieu! que la femme Segers va rager!
-Elle se cachera en les voyant venir. Puis
-la propriétaire, qui n'a aucune pitié de
-nous maintenant que père est en prison,
-sera bien déconfite aussi quand on partira
-en lui payant l'arriéré, et en laissant
-tout dans la chambre. On lui dira :
-«Nous n'emportons pas ces guenilles,
-donnez-les aux pauvres. Nous sommes
-des Princes.»</p>
-
-<p>Mes rêves ne me faisaient cependant
-pas oublier la réalité. Je ne vendais rien
-sur les grands canaux : les gens riches
-achètent dans les magasins, et les larbins
-me claquaient la porte au nez en
-m'insultant. Alors, je retournais dans
-les rues populaires, où la vente marchait :
-«<i>Koop! potten en pannen,
-Koop!</i>»</p>
-
-<p>A midi, j'allais, pour cinq «cents»,
-dîner au «Lokaal». Tous les marchands
-de rue, les tourneurs d'orgue,
-les aiguiseurs de ciseaux, enfin tous les
-gagne-petit de la rue, tous les éclopés,
-les épileptiques et les aveugles venaient
-y manger. Les hommes prenaient un
-plat de fèves avec un morceau de graisse
-au milieu, en guise de viande ; les
-femmes mangeaient beaucoup de l'orge
-au sirop ; mais les enfants, comme moi,
-choisissaient tous du riz saupoudré de
-cassonade : c'était servi très chaud et
-très propre. On avait aussi du pain et
-du café pour le même prix : tout, jusqu'au bain,
-coûtait cinq «cents». On
-laissait dehors les orgues, les charrettes,
-et les balles remplies de marchandises,
-et jamais rien n'était soustrait.</p>
-
-<p>Je rencontrais là mes voisins, les
-autres marchands de poteries. Un d'eux,
-Willem, était un garçon de mon âge ;
-quand nous colportions ensemble, il
-m'aidait à monter, avec ma charrette,
-les nombreux ponts d'Amsterdam, ce
-qui était très dur pour moi. Il me dit
-un jour qu'il me préférait à tous, et me
-demanda si, moi aussi, je l'aimais un
-peu. J'avais la tête baissée et je tremblais ;
-je répondis que oui. Alors il m'aidait
-régulièrement à passer les ponts,
-et, quand la vente marchait, il achetait
-quelques friandises dont il me donnait
-la plus grosse part.</p>
-
-<p>Un matin, Willem se trouvait parmi
-plusieurs colporteurs de l'impasse, arrêtés
-au Canal des Lys : c'étaient des
-grands, presque des hommes. J'arrivais
-sur la rive opposée et devais, pour les
-rejoindre, monter un pont très raide.
-Willem accourait à mon secours, mais
-les autres, se moquant de mes efforts,
-lui crièrent de ne pas m'aider. Il était
-déjà au milieu du pont quand, honteux
-de leurs quolibets, il rebroussa chemin.
-La tâche était excessive pour mes forces :
-comme j'avais pris le tournant trop
-court, si je reculais, je tombais dans le
-canal avec ma charrette ; je me raidis et,
-poussant aussi fort que je pouvais, je
-traversai le pont. Mais, au lieu d'aller
-vers les camarades, je continuai droit
-sur l'autre canal, et ne voulus plus
-jamais ni de l'aide, ni des friandises de
-Willem. Je l'avais trouvé lâche, et sans
-explications, c'était fini ; mais il était si
-enfant que son chagrin ne parut guère ;
-il n'était pas assez fin non plus pour
-comprendre : c'était un bon gros chien,
-avec un beau rire exubérant.</p>
-
-<p>Comme, les Pâques Juives finies, je
-ne rapportais plus qu'un gain dérisoire
-pour les dix bouches qu'il fallait nourrir,
-nous finîmes par manger le fonds
-avec le gain, et après un petit temps,
-tout était consommé.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch29">UNE LEÇON DE VIE PRATIQUE</h2>
-
-
-<p>Pendant sa dernière grossesse, ma
-mère avait souffert de telles privations,
-et les transes de deux expulsions en un
-seul hiver l'avaient si fort déprimée que,
-pour la première fois, elle mit au monde
-un enfant débile.</p>
-
-<p>C'était une petite fille blonde, à tête
-d'ange, toujours un peu penchée de côté.
-Nous la perdîmes au bout de deux ans.</p>
-
-<p>Ma mère en eut une douleur que rien
-n'apaisait. Nous l'entendions murmurer
-à voix basse :</p>
-
-<p>&mdash; Ma petite fille! ma petite fille!
-Elle est morte de misère.</p>
-
-<p>Elle nous rappelait constamment les
-gestes de son bébé, qui ne savait pas encore
-parler.</p>
-
-<p>&mdash; Te rappelles-tu, Keetje, quand elle
-était sur mes genoux à table, qu'en
-voyant le pain, elle me faisait ouvrir le
-tiroir? Et comme elle savait bien choisir,
-parmi les couteaux, le couteau à pain
-qu'elle me tendait alors, triomphante!
-Et quand, pour lui faire une niche, je
-lui présentais le sein au lieu d'une tartine,
-te souviens-tu de sa grimace,
-parce qu'il lui rappelait le goût de la
-moutarde que j'y avais mise pour la
-sevrer?</p>
-
-<p>Et ma mère riait en pleurant.</p>
-
-<p>Puis elle allait prendre dans une petite
-boîte la mèche de cheveux blonds,
-auxquels adhéraient encore des lentes,
-et se plaçant sous la lucarne de notre
-mansarde, pour pouvoir en distinguer la
-couleur dorée, elle l'embrassait en sanglotant.</p>
-
-<p>Enfin ma mère était devenue malade,
-et moins que jamais s'occupait de ses
-enfants vivants.</p>
-
-<p>Le docteur des pauvres vint la voir.
-Il nous regarda tous en disant :</p>
-
-<p>&mdash; Quels beaux échantillons d'enfants!</p>
-
-<p>«Mais vous êtes tous malades : la fièvre
-vous ronge. Quant à vous, petite femme,
-il est temps de vous soigner sérieusement.
-Je vais prescrire de la quinine, je
-vous permets d'en donner un peu à vos
-enfants. Puis vous&hellip; que faire? Il faudrait
-des &oelig;ufs, de la viande, du vin.
-Au mot : vin, nous avions tous levé la
-tête, stupéfaits.</p>
-
-<p>Du vin à des pauvres!</p>
-
-<p>Ce monsieur nous semblait dire des
-bêtises, tant chez nous, l'idée de vin, se
-confondait avec l'idée de gens riches et
-de ripaille.</p>
-
-<p>Il se rendit compte de notre ébahissement,
-nous embrassa d'un regard circulaire,
-haussa les épaules et sortit.</p>
-
-<p>Nous considérions notre mère presque
-avec respect, d'avoir une maladie qu'une
-boisson aussi distinguée que le vin
-devait guérir. La viande, les &oelig;ufs nous
-avaient moins frappés : nous voyions,
-autour de nous, des gens qui en prenaient
-le dimanche ; mais du vin!&hellip; jamais!
-Cela nous effarait. Mon premier mouvement
-fut d'aller, la tête en feu, raconter
-la chose chez les voisins.</p>
-
-<p>Quand mes parents voulaient causer,
-ils devaient attendre qu'ils fussent couchés,
-et les enfants endormis. Comme
-j'avais des insomnies, j'entendais souvent
-leurs réflexions et leurs propos :
-j'apprenais ainsi leurs projets et je partageais
-leurs inquiétudes.</p>
-
-<p>Ce soir-là, quand la lumière fut éteinte
-et que mon père nous crut endormis, il
-appela doucement :</p>
-
-<p>&mdash; Mina!</p>
-
-<p>&mdash; Oui, père, répondit-elle.</p>
-
-<p>&mdash; Est-ce que Keetje dort? Cette gamine
-passe ses nuits à s'agiter.</p>
-
-<p>Elle me poussa du coude et, comme
-je ne bougeais pas, elle fit :</p>
-
-<p>&mdash; Oui.</p>
-
-<p>&mdash; Écoute : on t'envoie souvent, dans
-ton service, chercher du vin à la cave?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, la vieille ne sait pas bien descendre,
-et le fils ne veut pas : alors on
-m'envoie.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! tu devrais prendre quelques
-bouteilles de vin pour mère.</p>
-
-<p>&mdash; Non, Dirk! Non, Dirk! ne lui dis
-pas ça, protesta ma mère.</p>
-
-<p>&mdash; Laisse donc!</p>
-
-<p>&mdash; Je n'ose pas, père. Le fils descend
-de temps en temps pour en prendre du
-très bon, et il s'apercevrait qu'il manque
-des bouteilles. Il y en a juste deux sur
-un tas de rangées de six : si j'en ôte, il
-pourrait le voir.</p>
-
-<p>&mdash; Aussi ne faut-il pas enlever ces
-deux bouteilles, mais toute une rangée,
-et remettre les deux sur le tas : de la
-sorte, cela ne se remarquera pas.</p>
-
-<p>&mdash; Et comment faire sortir ces six
-bouteilles?</p>
-
-<p>&mdash; Tu les placeras sous la provision
-de charbon, et chaque matin tu en
-cacheras deux dans le bac aux ordures,
-au moment de le mettre à la porte ; je
-me charge du reste.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, ainsi cela pourrait se faire, fit
-Mina, après un moment de réflexion.</p>
-
-<p>&mdash; Tu devrais bien aussi m'apporter
-un des pantalons du vieux monsieur,
-puisqu'il est paralysé et ne s'en sert
-plus.</p>
-
-<p>&mdash; Un pantalon! de quelle façon l'emporter?
-la vieille me remet, tous les soirs,
-mes deux tartines au moment de mon
-départ.</p>
-
-<p>&mdash; En faire un paquet serait maladroit,
-c'est évident. Il faut le mettre, et replier
-les jambes jusqu'aux genoux : en les
-attachant avec une épingle, cela tiendra,
-et personne ne verra rien.</p>
-
-<p>&mdash; Ah non! le vieux a la peau qui
-pèle, et il se gratte continuellement jusqu'au
-sang. Je ne veux pas mettre sur
-moi un objet qui a touché sa peau.</p>
-
-<p>Je la sentais, à côté de moi, frissonner
-de dégoût. Elle me donna des coups
-de pieds et des coups de coude, de
-révolte, qui m'auraient éveillée dix fois
-si je n'avais été tout oreilles.</p>
-
-<p>Mon père ne se fâcha pas, mais se fit
-persuasif.</p>
-
-<p>&mdash; Voyons, nous sommes sains : je
-n'ai jamais rien attrapé. C'est une
-blague, la contagion ; je n'ai plus de
-fond dans mon pantalon : un de ces
-jours, je ne pourrai plus sortir.</p>
-
-<p>Le lendemain, mon père rentra avec
-deux bouteilles de vin : on en déboucha
-tout de suite une. C'était du vin couleur&hellip;
-jus de choux rouge&hellip; Il en versa
-une demi-tasse à ma mère, qui le but
-en contractant la bouche, comme si elle
-avait mordu dans une baie sauvage. Puis,
-avec une cuillère, il nous en donna à
-goûter, mais nous fîmes tous d'affreuses
-grimaces. Il but alors à même la bouteille,
-la vida aux trois quarts, et claquant
-de la langue, il déclara :</p>
-
-<p>&mdash; Cela n'a pas de goût : je préfère un «bittertje»<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Amer.</p>
-</div>
-<p>Ma mère devint écarlate et eut des
-nausées : il fallut la soigner toute la
-journée.</p>
-
-<p>Le vin ne put jamais s'acclimater chez
-nous.</p>
-
-<p>Mina, en rentrant le soir, fit un signe
-à mon père ; il la suivit dans le petit
-couloir obscur qui précédait notre chambre.
-Quand ils revinrent, elle courut se
-frotter les jambes avec un torchon, en
-répétant :</p>
-
-<p>&mdash; Hou! hou&hellip; sa peau pèle, sa
-peau pèle!</p>
-
-<p>Le lendemain, mon père mit un bon
-gros pantalon, dont ma mère, en clignotant
-fiévreusement des yeux et en tressautant
-à chaque bruit, avait changé les
-boutons.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch30">JE QUITTE MA PLACE</h2>
-
-
-<p>Dès mon entrée dans l'impasse, j'entendis
-les jolies voix des miens, qui
-chantaient des psaumes en ch&oelig;ur.
-Un bien-être m'envahissait. Je précipitai
-le pas, et entrai chez nous en coup
-de vent. Les voix se turent dans un
-couac.</p>
-
-<p>&mdash; Comment! c'est toi?</p>
-
-<p>&mdash; Oui.</p>
-
-<p>&mdash; Tu as quitté ta place?</p>
-
-<p>&mdash; Oui.</p>
-
-<p>&mdash; Bientje! zézaya un de mes petits
-frères, en étendant ses menottes vers
-moi.</p>
-
-<p>Je le pris sur mes bras.</p>
-
-<p>&mdash; Klaasje, Klaasje, je suis revenue.</p>
-
-<p>&mdash; Mais je te croyais si bien nourrie
-dans ton service, dit mon père. Quand
-on est bien nourrie, on doit supporter
-beaucoup. Nous chantions pour oublier
-la faim, et tu vois, la lampe va s'éteindre,
-faute d'huile.</p>
-
-<p>&mdash; Je savais tout cela, et je suis revenue
-quand même. Les premiers jours,
-étant affamée, je torchais tous les plats
-avec ma langue, j'étais insatiable. Mais
-quoi! je ne suis pas une mendiante : je
-ne veux donc pas être nourrie de leurs
-restes. Je les ai vus remettre des pommes
-de terre de leurs assiettes sur le plat :
-c'était pour nous, et ils nous donnaient
-des tartines dans lesquelles ils avaient
-mordu. Eh bien! quand je travaille, je
-prétends ne pas être traitée ainsi.</p>
-
-<p>«Je comprendrais qu'ils ne donnent
-pas de leur pain d'épice, ou de leur
-bon boudin de foie, et autres «délicatesses»
-qu'ils mangent devant vous
-sans jamais rien vous en passer. Soit!
-mais je ne veux pas que mes tartines
-aient traîné sur leurs assiettes.</p>
-
-<p>&mdash; Tu oubliais la faim que tu as eue ici.</p>
-
-<p>&mdash; Non, père, seulement quand on
-travaille, ce n'est pas comme si on recevait
-une charité.</p>
-
-<p>&mdash; Tu es ingrate, petite : tu mangeais
-le pain de tes maîtres et tu n'étais pas
-contente.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! non! Je mangeais le pain de
-mon travail, et non le leur. C'est comme
-la femme de journée, qui geignait de
-devoir travailler pour les autres. Je lui
-ai dit : «Tu travailles pour les autres?
-Moi pas : je travaille pour gagner ma
-vie. Crois-tu que je mettrais un seau
-d'ici là pour cette usurière qu'est notre
-patronne, si elle ne me payait pas?
-plus souvent!» Donc, je travaille pour
-gagner ma vie ; mieux je travaille,
-mieux je dois être traitée, et je travaille
-de mon mieux.</p>
-
-<p>«J'avais prévenu la patronne, et
-comme, ce soir encore, elle nous a
-donné des pommes de terre visiblement
-tripotées, je suis partie sans vouloir
-manger.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! tu pourras te coucher
-sans souper, et te lever sans déjeuner.
-C'est incroyable, quand on a à manger,
-de demander davantage.</p>
-
-<p>&mdash; Mon Dieu! père, je n'irai pourtant
-pas vider les vases de cette ignoble
-vieille, et encore être son obligée! Je travaille,
-elle me paye : nous sommes
-quittes ; mais je ne veux pas être payée
-avec des reliefs.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà, c'est la nouvelle souche qui
-parle ainsi : nous ne pensions pas à tout
-cela.</p>
-
-<p>Je haussai les épaules et j'allai m'asseoir
-avec le petit. Le chat me sauta sur
-la nuque et s'y installa ; le bébé s'endormit.
-Au bout d'une demi-heure, j'avais
-le sang à la tête de respirer l'air empesté
-de notre taudis ; j'étais néanmoins
-frémissante de bonheur de me trouver
-parmi les miens.</p>
-
-<p>Je grandissais, et commençais à
-échapper complètement à mes parents.
-J'étais sans aucune instruction ; mais
-depuis l'âge de sept ans, auquel j'avais
-appris à lire, je dévorais avidement
-n'importe quel écrit qui me tombait
-sous la main. En 1870, j'allais, en me
-rendant à l'école, lire, depuis le premier
-mot jusqu'au dernier, les dépêches
-de la guerre affichées aux devantures
-des magasins, et ces massacres me hantaient
-au point que je ne parvenais plus
-à m'appliquer aux leçons. J'avais suivi
-toute l'affaire Tropmann dans les journaux
-collés au recto et au verso sur les
-murs à affiches d'Amsterdam ; j'ai lu
-ainsi des feuilletons entiers.</p>
-
-<p>Mais mon impressionnabilité avait
-surtout été mûrie par la misère, qui
-nous obligeait à ruser pour avoir du
-crédit, qui nous faisait passer par toutes
-les transes du loyer qu'on ne pouvait
-payer, et la honte des créanciers qui
-venaient nous insulter et ameuter les
-voisins. Des infamies s'étaient incrustées
-dans ma mémoire, comme celle de
-l'usurière qui avait gardé l'argent épargné
-sur la faim de nos enfants, et ne
-nous avait pas rendu les vêtements que
-nous étions venus dégager.</p>
-
-<p>Tout cela m'avait composé une nature
-étrange, où une grande candeur naturelle
-s'alliait à une sensibilité et à une
-compréhension au-dessus de mon âge.
-J'étais prête à toutes les besognes, mais
-intraitable devant ce qui me semblait
-une injustice. J'étais souple et en même
-temps peu maniable, comme le prouvait
-ma fugue de ce soir.</p>
-
-<p>La lampe continuait à baisser ; nous
-nous couchâmes, mes parents dans l'unique
-alcôve, les neuf enfants sur des
-paillasses par terre.</p>
-
-<p>Quand je m'y étendis à mon tour,
-j'eus ce léger vertige qui me prenait
-chaque fois que je me couchais à terre.
-J'ajustai les petites fesses de Klaasje
-dans mon giron, et m'endormis dans le
-ravissement de sentir contre moi ce
-petit être adoré.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch31">MA FILLE, MONSIEUR CABANEL</h2>
-
-<p class="attr">(Félicien Rops).</p>
-
-
-<p>Mina s'était prostituée par paresse
-et veulerie. Elle était chue dans une
-maison discrète, à l'air respectable et
-effacé, où, le soir, se glissaient des
-messieurs du meilleur monde. Les
-femmes n'y allaient qu'à la nuit. Elles
-appelaient la tenancière : «Mère», et
-devaient, après avoir reçu un client,
-remettre leurs chapeaux et leurs gants,
-comme si elles ne venaient que d'arriver.</p>
-
-<p>Quand ma s&oelig;ur eut fait le tour des
-habitués, qui ne reprenaient jamais la
-même femme, elle ne gagnait plus rien.
-Tous ses beaux vêtements étaient au
-mont-de-piété, et ce fut, chez nous, la
-famine comme avant, car mon père, usé
-par les privations et par l'alcool, ne
-travaillait plus.</p>
-
-<p>Ma s&oelig;ur m'avait, une fois, conduite
-dans cet endroit. J'avais quinze ans.
-J'étais blonde et fraîche, un vrai poulet
-de grain. Je n'avais guère de chair, mais
-une fine peau gaînait une charpente des
-plus flexibles, une petite croupe haute
-et étroite, deux tetons menus comme
-de gros bourgeons, où la sève montait
-lancinante et que je protégeais d'instinct
-de mes deux mains.</p>
-
-<p>La tenancière avait insinué que des
-petites comme ça étaient fort demandées.
-Oh! rien que pour montrer leurs
-jambes à de vieux messieurs tout à fait
-respectables. Rien, rien à craindre!
-J'avais été très indignée quand j'eus
-compris ce que ma s&oelig;ur était devenue
-et où elle m'avait conduite, et je l'avais
-traitée de putain.</p>
-
-<p>J'étais, à cette époque, en service
-chez des diamantaires juifs, qui, pendant
-une longue crise de l'industrie du diamant,
-s'étaient faits marchands de vieux
-habits. Le ménage se composait d'une
-dizaine de personnes : tout cela grouillait
-dans une grande chambre et un
-réduit ; on faisait, le soir, les lits par
-terre. L'argent qu'ils gagnaient, passait
-à la nourriture, de préférence des douceurs,
-et à des toilettes voyantes. J'étais
-chez eux comme un enfant de la maison,
-et dormais avec les deux fillettes de mes
-patrons. Tous me témoignaient beaucoup
-de sympathie, parce que j'étais
-douce et vaillante : une grande bonhomie
-régnait dans nos rapports. Nos poux
-même sympathisaient. Les juifs avaient
-des poux noirs, moi des blonds, et au
-bout de quelques jours, nous avions
-fait des trocs. Nous eûmes tous des
-poux noirs, blonds, et des métis châtains,
-mais aucun de nous ne s'offensait
-de ce libre échange ; nous les tuions,
-avec le pouce, sur le coin de la table, et
-éprouvions un plaisir féroce à les entendre
-craquer sous l'ongle.</p>
-
-<p>Un soir de sabbat, j'allais me déshabiller
-pour me mettre au travail, quand
-ma mère vint. Elle demanda à la juive
-si je ne pouvais sortir pendant quelques
-heures, ajoutant que mon oncle d'Allemagne
-était arrivé et voulait me voir
-avant de partir. Je devinais le mensonge.
-Au bas de l'escalier, attendait Mina
-habillée en traînée, les cheveux coupés
-court et frisés au fer comme ceux d'un
-acrobate, le visage camard grossièrement
-fardé de blanc et de rouge. Je me fâchai,
-disant que je ne voulais pas qu'on vînt
-me faire honte chez mes patrons. Elle
-me répondit que je devais être plutôt
-flattée qu'une s&oelig;ur si bien mise venait
-me voir.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mais ton air de grue, et la
-gueule de clown que tu t'es faite, en
-disent long sur ta belle toilette. Voyons,
-qu'y a-t-il? Quelle est cette blague d'un
-oncle qui désire me voir?</p>
-
-<p>&mdash; Écoute, fit ma mère, Mina ne
-gagne plus rien : tous ses vêtements
-sont au clou. Nous mourons de faim.
-Il y a un vieux monsieur qui veut voir
-tes jambes.</p>
-
-<p>&mdash; Ah non! je ne veux pas!</p>
-
-<p>&mdash; Je te l'avais bien dit : il n'y a rien
-à faire avec cette créature enfantine!
-Allons! les petits sont malades de faim.</p>
-
-<p>On me mit une épaisse voilette pour
-cacher ma figure d'enfant, et ma s&oelig;ur
-m'emmena. Je portais une robe de coton
-clair, toute sale de l'avoir traînée sur
-les perrons, en jouant avec les enfants
-durant ce long jour de sabbat, et un
-vieux chapeau de dame, mise-bas de ma
-patronne. Ce chapeau chiffonna la tenancière :
-elle craignait que son client ne
-pensât que j'avais déjà cascadé. Elle ne
-cessait de répéter :</p>
-
-<p>&mdash; Mais quel beau chapeau! tu l'as
-emprunté pour venir ici?</p>
-
-<p>Elle insistait tellement que le client,
-agacé, finit par dire :</p>
-
-<p>&mdash; Mais non, cette guenille est bien
-à elle!</p>
-
-<p>C'était un homme de cinquante à
-soixante ans, maigre, de grande allure.
-Il me mania fiévreusement, en s'exclamant :</p>
-
-<p>&mdash; Jolie, jolie!</p>
-
-<p>Mon petit corps jamais lavé, mes cheveux
-bouclés remplis de poux, semblaient
-lui faire beaucoup plus d'impression
-que si j'eusse été imprégnée
-de parfums et enveloppée de dentelles ;
-mais la plus grande attraction pour lui,
-fut certes la douleur que je ressentais.</p>
-
-<p>Avant de partir, il me donna des florins,
-en répétant :</p>
-
-<p>&mdash; Jolie! Jolie!</p>
-
-<p>Ma s&oelig;ur m'attendait ; quand je lui dis
-ce qui s'était passé, elle me répondit :</p>
-
-<p>&mdash; Je le savais. Maintenant tu ne
-pourras plus me traiter de putain.</p>
-
-<p>Nous rencontrâmes ma mère sur le
-pont de notre canal ; elle avait des plaques
-rouges sur les pommettes, et clignotait
-anxieusement des yeux. Je lui
-donnai les florins ; elle me jeta un regard
-éploré, que j'évitai.</p>
-
-<p>Rentrée chez les Juifs, je me mis à
-relaver la vaisselle du sabbat.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch32">TROISIÈME EXODE</h2>
-
-
-<p>Après plusieurs années effroyablement
-remplies de jours de famine, il nous
-fallut également quitter Amsterdam.
-Cette fois, ce fut pour la Belgique. La
-Ville paya notre émigration. Nous fûmes
-de nouveau embarqués le soir, sur un
-bateau. L'état morbide de mes quinze
-ans avait donné à mon esprit une
-acuité qui me faisait comprendre toute
-l'étendue de notre misère, et j'aimais
-Amsterdam. Quand nous passâmes sous
-le pont de la Haute-Écluse de l'Amstel et
-que la ville resta derrière nous, je devins
-pâle et grelottai, comme prise de fièvre.</p>
-
-<p>Il y avait sur ce bateau un monde
-interlope. Un homme et une femme se
-disputaient et furent débarqués, en
-pleine nuit, sur le quai d'une écluse,
-d'où ils invectivèrent le capitaine. Dans
-la cabine commune, plusieurs passagers
-jouaient aux cartes et aux dés : tous
-avaient trop bu ; le tabac, l'alcool, et
-une odeur fade, indéfinissable, empuantissaient
-l'atmosphère. Un ivrogne avait
-accaparé tout un banc, s'y était étalé
-sur le dos, et divaguait à haute voix, en
-se donnant de grands coups de poing
-sur la tête ; son haleine d'alcoolique
-semait la nausée. Nos enfants dormaient
-sur des coins de banc ; Mina se
-faisait peloter par un des chauffeurs ;
-ma mère et moi étions accroupies
-dans un coin à terre, serrées l'une
-contre l'autre, très apeurées et n'osant
-dormir.</p>
-
-<p>Nous arrivâmes le matin à Rotterdam,
-où des agents de police nous attendaient ;
-ils interpellèrent ma mère, en demandant
-«si c'était elle, cette femme». Je fus si
-humiliée qu'en traversant la passerelle,
-je dis tout haut à l'un d'eux :</p>
-
-<p>&mdash; Mais on va croire que nous sommes
-des malfaiteurs!</p>
-
-<p>&mdash; Non, mon enfant, répondit-il,
-nous ne les traitons pas ainsi.</p>
-
-<p>Ah! cela me soulageait. Ils nous
-conduisirent très aimablement jusqu'à
-un bateau en partance pour Anvers.</p>
-
-<p>Ma mère avait emporté une provision
-de petits pains rassis qu'on vendait au
-rabais. Hein vint me dire, tout joyeux,
-qu'il aimait beaucoup voyager, qu'au
-moins on mangeait bien, qu'il avait eu
-quatre petits pains. Moi, je n'avais rien
-pris : j'avais la gorge serrée et l'estomac
-fermé, et chez nous, on ne demandait
-jamais si on voulait manger : on ne
-donnait qu'à celui qui réclamait.</p>
-
-<p>Dans les écluses de Hansweert, des
-Zélandaises descendirent sur le bateau
-pour vendre des cerises. J'en aurais bien
-mangé, des cerises, si seulement j'avais
-eu quelques «cents» pour en acheter.
-Je n'avais jamais vu le costume zélandais,
-et fus tout à fait séduite par le beau
-bonnet de dentelle, à larges ailes, et les
-ornements d'or attachés de chaque côté
-des tempes. Le riche collier en corail
-et le corsage à fleurs brodées, entouré
-aux épaules d'un fichu de velours, m'attiraient
-spécialement. J'aurais voulu
-être paysanne zélandaise pour pouvoir
-m'habiller ainsi ; même l'amoncellement
-des jupes, qui les faisait rondes comme
-des cloches, me plut. En remontant
-l'échelle, une des Zélandaises eut sa
-jupe soulevée par le vent, et l'on vit
-qu'elle ne portait pas de pantalon. Ah!
-la joie que cela provoqua! Je fus surtout
-éc&oelig;urée des rires des femmes, parmi
-lesquelles ma s&oelig;ur Mina qui s'était fait
-offrir des cerises ; je lui jetai entre
-les dents : «Salope!»</p>
-
-<p>A Anvers, mon père nous attendait
-sur le quai. Cette ville, très morte à cette
-époque, me déplut. Le flamand qu'on
-parlait autour de moi me semblait ce
-que j'avais, de ma vie, entendu de plus
-grossier. Une dame bien mise disait à
-un enfant : «Marche, marche, ou je te
-donne sur ton cul.» Je vis de grandes
-fillettes s'accroupir, en se découvrant
-plus haut qu'il n'était nécessaire, sans
-la moindre retenue. Ah! si c'était là le
-Belge! Je demandai où se trouvaient les
-canaux. Je ne me figurais pas de ville
-sans canaux.</p>
-
-<p>&mdash; Il n'y en a, dit mon père, que dans
-le quartier des prostituées, et encore!</p>
-
-<p>Pas de canaux! Je pris tout en aversion
-dans cette ville.</p>
-
-<p>Nous mîmes nos frusques sur une
-charrette à bras, que Hein et moi poussâmes
-jusqu'au fond d'un faubourg.</p>
-
-<p>Cette fois, mon père ne s'était même pas
-avisé de chercher une demeure quelconque.
-De braves cabaretiers chez qui
-il logeait, nous permirent de coucher
-dans leur grenier.</p>
-
-<p>&mdash; Il n'y a que le cordonnier du premier
-qui y travaille, nous dit la femme.
-Nous mîmes de la paille par terre, et
-nous voilà couchés, ayant tous la migraine,
-à proximité de ce cordonnier, qui
-nous reluquait, ma s&oelig;ur et moi, et qui,
-dès cinq heures du matin, tapait dur
-sur le cuir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch33">FABRIQUE DE CHAPEAUX</h2>
-
-
-<p>J'avais dix-sept ans. Nous habitions
-à Bruxelles un quartier ouvrier. Nous
-ne savions pas un mot de français, et
-même le «marollien» nous était inintelligible :
-cela nous empêchait tous, mon
-père le premier, de trouver un travail
-convenable.</p>
-
-<p>Une jeune femme du voisinage m'emmena
-à la fabrique de chapeaux où elle
-était employée ; je fus embauchée. On me
-conduisit dans un grand atelier rempli
-de vapeur, où des femmes, presque
-toutes jeunes, besognaient, les manches
-retroussées, devant de longs bacs remplis
-d'eau chaude, additionnée de vitriol,
-me dit-on. Elles s'arrêtèrent un instant
-pour me dévisager ; puis les têtes se
-penchèrent, les bras s'abattirent, et le
-travail reprit, fiévreux. Je trouvais très
-jolie, en entrant dans la salle, la buée
-argentée, où ces jeunes bras nus et ces
-chevelures de toutes nuances se démenaient
-dans une grande activité ; mais
-quand il me fallut respirer les émanations
-qui s'en dégageaient, cette impression
-presque inconsciente de beauté se
-dissipa bientôt.</p>
-
-<p>On me conduisit vers une jeune femme
-qui devait me mettre au courant : elle
-me reçut assez mal, car, comme on travaillait
-à la pièce, s'occuper de moi
-était pour elle une perte de temps.</p>
-
-<p>Le travail consistait à tremper dans
-l'eau vitriolée de longs bonnets en laine,
-et à les enrouler en les frottant sur une
-tablette attenante aux bacs. On répétait
-l'opération jusqu'à ce que les bonnets
-fussent assez rétrécis pour en façonner
-des chapeaux de feutre. On suait abominablement
-à cette besogne, et, par
-cet hiver glacé, toutes presque toussaient.
-L'eau était très chaude, l'acide corrosif :
-mes ongles se ramollirent en quelques
-heures, et se cassèrent, en laissant dépasser
-un gros bourrelet de chair au
-bout de chaque doigt. A l'heure du
-déjeûner, mes mains étaient si gonflées
-et si douloureuses que je ne pus presque
-tenir ma tartine. Pendant ce repas, mon
-interrogatoire commença :</p>
-
-<p>&mdash; Comment je m'appelais?</p>
-
-<p>&mdash; Keetje Oldema.</p>
-
-<p>&mdash; Quoi? ce n'est pas un nom!</p>
-
-<p>&mdash; D'où je venais?</p>
-
-<p>&mdash; De la Hollande.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! et c'est là qu'on parle cette
-langue que vous babillez? Eh bien! non,
-je ne voudrais pas parler ainsi. Et vos
-cheveux, vous les frisez la nuit pour les
-avoir ainsi ondulés le matin?</p>
-
-<p>&mdash; Non, ils sont ondulés, disais-je, en
-caressant mes bandeaux.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, on connaît ça.</p>
-
-<p>Elles ne m'aimaient pas. Pourquoi
-encore une fois? Partout je produisais
-la même impression. Je sentais que
-pour un rien, comme à l'école, elles
-m'auraient mise en charpie. Enfin!
-Une fille, au nez retroussé, me demanda
-si je savais chanter.</p>
-
-<p>&mdash; Oui.</p>
-
-<p>&mdash; Alors, chantez-nous quelque chose.</p>
-
-<p>J'entonnai l'air national hollandais.
-Elles me regardèrent, ébahies.</p>
-
-<p>&mdash; Ah bien! c'est comme à l'église.
-Vous allez à la procession?</p>
-
-<p>J'étais très humiliée de cette demande.</p>
-
-<p>&mdash; A la procession, moi? Ah non! je
-ne crois pas à ces bêtises.</p>
-
-<p>&mdash; Et à la messe?</p>
-
-<p>&mdash; Non plus.</p>
-
-<p>&mdash; Vrai! vous en êtes, une pratique.
-Nous y allons, nous, à la messe.</p>
-
-<p>J'entendais chuchoter : «C'est une
-juive.» Celle qui m'avait fait chanter
-n'en revenait pas, tant elle était éc&oelig;urée
-de mon chant.</p>
-
-<p>&mdash; Ça, chanter! Zut! écoutez : moi, je
-sais chanter.</p>
-
-<p>Elle se campa, les deux poings sur les
-hanches, la tête relevée de façon que la
-lumière jouait jusqu'au fond de ses
-narines dilatées, et, la bouche démesurément
-ouverte, elle gueula d'une voix
-de poitrine, poussée en pointe :</p>
-
-<p>&mdash; «Ah! haha! men lief is no den
-Euss», etc.</p>
-
-<p>Des «Ça est bien!» accueillirent son
-chant et ses gestes.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà comme on chante chez nous.
-Tout le monde comprend cela, tandis
-que ce que vous avez miaulé&hellip;</p>
-
-<p>Une moue acheva sa pensée. Inutile!
-elles me détestaient d'instinct.
-On m'avait envoyée, dans un autre atelier,
-chercher des sacs de laine. En traversant
-la cour, je croisai un vieux
-monsieur qui me dévisagea, puis me
-suivit. Dans l'escalier, il me parla en
-français, mais je ne comprenais pas. Il
-me fit alors signe de le suivre aux greniers.
-Cette fois, je compris et fis non
-de la tête. Quand je redescendis, il était
-encore là. Il continua sa mimique, moi
-la mienne, et je rentrai à l'atelier.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! ha! le patron! chuchotèrent-elles.</p>
-
-<p>Et toutes de l'observer d'un regard
-oblique. Quand il eut quitté, une vieille
-déclara :</p>
-
-<p>&mdash; Cela ne pouvait manquer : c'est
-tout à fait son genre.</p>
-
-<p>L'après-midi, on avait fini par me
-laisser tranquille. Je m'appliquais le
-mieux que je pouvais, de mes mains
-endolories qui ne s'habituaient pas à ce
-liquide corrosif, quand un homme entra.</p>
-
-<p>&mdash; On parle au bureau d'une nouvelle,
-qui doit être un oiseau rare. Où est-elle?</p>
-
-<p>On me montra.</p>
-
-<p>&mdash; Ça? Ah non!</p>
-
-<p>Il tourna sur lui-même, en se tapant
-les cuisses et s'esclaffant :</p>
-
-<p>&mdash; Ah! la la! ils en ont du goût, ces
-messieurs! mais c'est une sauterelle :
-regardez donc ses bras!!</p>
-
-<p>Le fait est que mes bras de fillette
-maigre et mes longues mains m'avaient
-plus d'une fois attiré des quolibets ;
-aussi les montrais-je le moins possible,
-mais, ici, il avait bien fallu retrousser
-mes manches. Je pleurais presque de
-honte, surtout que la joie de toutes ces
-femmes, vieilles et jeunes, était réelle.</p>
-
-<p>Cela dura ainsi quatre jours. Le quatrième,
-au goûter, je ne pus manger
-mes tartines : elles les avaient trempées
-dans cette immonde eau vitriolée.</p>
-
-<p>&mdash; Je m'en vais, leur dis-je. J'en ai
-assez : un être humain ne peut pas vivre
-parmi vous.</p>
-
-<p>Elles demeurèrent quelque peu baba.</p>
-
-<p>Une des plus âgées déclara :</p>
-
-<p>&mdash; Quand j'ai vu entrer cette petite,
-j'ai senti qu'elle ne resterait pas : elle
-n'a rien à faire ici. Regardez-la donc
-avec son médaillon, et ce ruban dans
-les cheveux!</p>
-
-<p>Je me rendis au bureau auprès du
-contremaître : un petit homme rêche, et
-lui demandai mon compte ; j'ajoutai
-qu'il m'était impossible de rester au
-milieu de cette racaille.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! allez-vous-en, mais je ne
-peux vous payer que le samedi soir à
-sept heures.</p>
-
-<p>C'était dit sur un ton hargneux, qui
-m'étonna.</p>
-
-<p>Le samedi, je revins, avec ma petite
-s&oelig;ur Naatje, recevoir le salaire de ces
-quatre jours. Dans la cour de la fabrique,
-toutes les femmes étaient assemblées
-pour la paie. En m'apercevant, elles
-commencèrent à ricaner, à me pousser,
-et une me tirait ma tresse, quand accourut
-le petit contremaître. Il empoigna
-la fille par les deux épaules et, du genou,
-lui appliqua une volée de coups au bas
-des reins ; puis, me poussant dans le
-bureau, il me remit neuf francs et me
-conduisit à la porte, où il cria :</p>
-
-<p>&mdash; La première qui bouge, je la fous
-dehors!</p>
-
-<p>Je détalai avec ma s&oelig;urette. A deux
-cents mètres de la fabrique était une
-maison de campagne ; de dessous les
-arbres qui la bordaient, surgit le patron.
-Je lui jetai en hollandais un «Vieux
-salaud!» sonore, et nous nous sauvâmes
-dans l'obscurité, en riant aux éclats.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch34">ILS PÈLENT DES OIGNONS</h2>
-
-
-<p>Toute offre de gagner quelques sous
-était acceptée par nous avec empressement.</p>
-
-<p>Une vieille dame, fabricant de conserves
-alimentaires, proposa à ma mère
-de donner du travail à Naatje, qui avait
-douze ans, et à Kees, qui en avait huit :
-ils devraient, toute la journée, peler de
-petits oignons.</p>
-
-<p>Le premier soir qu'ils revinrent de
-cette besogne, nous fûmes épouvantés.
-Leurs figures étaient bouffies et barbouillées
-de se les être frottées de leurs
-petites mains sales, leurs yeux gonflés,
-comme si on les avait rossés et s'ils
-avaient pleuré durant des heures et des
-heures. Nous demandâmes comment cela
-s'était passé, et ils nous racontèrent
-leur journée.</p>
-
-<p>En arrivant le matin, à sept heures,
-chez la vieille dame, elle les avait installés
-sur de petits bancs devant un grand
-panier d'oignons, et leur avait montré
-comment ils devaient délicatement enlever
-la pelure sans les entailler, car
-chaque entaille devenait bleue dans le
-vinaigre, et les oignons ainsi détériorés
-ne pouvaient plus servir à des conserves
-de premier choix. Ils s'étaient mis à
-l'&oelig;uvre pendant que la dame, assise à
-côté d'eux, nettoyait des cornichons.
-Au bout de quelques instants, leurs
-yeux commencèrent à couler, et ils se
-les essuyèrent avec leurs mains mouillées
-de sève d'oignon. Alors Naatje, n'y
-tenant plus, s'était mise à remuer sur
-son petit banc, et la vieille dame avait
-dit.</p>
-
-<p>&mdash; Nateke, pour l'amour de Dieu,
-tenez vos pieds en repos.</p>
-
-<p>Puis était entré un jeune homme,
-qu'ils prirent d'abord pour son fils, mais
-quand ils eurent compris que c'était le
-mari, ils furent pris d'un fou rire, qui
-avait mis la vieille dame hors de ses
-gonds, et elle s'était écriée :</p>
-
-<p>&mdash; Au nom de la Sainte Trinité,
-Keeske, cesse de rire comme un petit
-cochon!</p>
-
-<p>Et leurs rires étaient devenus des
-cocoricos quand le jeune mari leur avait
-fait signe de renverser le panier d'oignons,
-ce qu'ils firent incontinent. La
-dame s'était lamentée, avait imploré la
-sainte Vierge et déclaré que les enfants
-étaient un fléau. Le jeune mari avait
-répondu :</p>
-
-<p>&mdash; Un fléau! grand'mère, parce que
-tu es trop vieille pour en avoir.</p>
-
-<p>Elle avait alors levé les yeux au ciel,
-en geignant :</p>
-
-<p>&mdash; Seigneur, pardonnez-lui, car il ne
-sait ce qu'il dit ni ce qu'il fait.</p>
-
-<p>Pendant quinze jours, Naatje et Keesje
-nous amusèrent le soir des histoires de
-la vieille dame et de son jeune mari ;
-mais l'inflammation de leurs beaux yeux
-devenait si grave que nous eûmes peur,
-et n'osâmes plus les laisser continuer à
-peler des oignons.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch35">UNE NUIT AU PARC DE BRUXELLES</h2>
-
-
-<p>Nous habitions, au fond d'un faubourg,
-une maison neuve où l'eau suintait
-des murs ; au rez-de-chaussée, le
-propriétaire tenait une boutique de comestibles.
-Nous avions versé d'avance
-le premier terme, et nous prenions chez
-lui des vivres à crédit ; mais, comme
-au bout d'un mois nous n'avions pas de
-quoi payer le nouveau terme ni les denrées,
-la femme du propriétaire, une
-paysanne flamande, enceinte de six mois,
-montait tous les jours réclamer son argent
-en nous insultant. Nous ne pouvions
-plus ni monter ni descendre sans
-être interpellés. Moi surtout, j'avais le
-don d'exciter sa rage : elle écumait littéralement
-quand elle me voyait.</p>
-
-<p>&mdash; Ah vous! avec vos allures de
-demoiselle! vous feriez mieux de payer
-les gens que de vous onduler les cheveux.
-Ah! mon Dieu, voyez donc ces cheveux :
-on dirait la sainte Vierge, et cependant
-ça ne paye personne. Un jour, je vous
-coifferai, moi!</p>
-
-<p>Elle me terrifiait. Je faisais ce que je
-pouvais pour trouver de l'ouvrage, mais
-ignorant le français et ne sachant où
-m'adresser, je ne trouvais rien.</p>
-
-<p>Enfin, nous devions déménager. Ma
-mère avait loué deux chambres à l'autre
-extrémité de la ville, et mon père, qui
-était devenu camionneur dans une messagerie,
-devait, en cachette de son patron,
-faire le déménagement entre deux
-courses. Il vint donc, un dimanche
-matin, avec le camion. Je m'étais sauvée,
-certaine que la propriétaire ameuterait
-tout le voisinage, lorsqu'elle saurait que
-nous quittions sans la payer et sans dire
-où nous allions. En effet, quand le camion
-partit au grand trot avec nos
-frusques, et ma mère et les enfants entassés
-dessus, cette femme enceinte
-s'accrocha à la voiture, et galopa durant
-plusieurs minutes jusqu'à ce que, exténuée,
-elle dut la lâcher ; elle continua
-néanmoins à suivre, de façon à ne pas la
-perdre de vue.</p>
-
-<p>J'attendais l'arrivée du camion à
-l'Allée Verte. Ma mère me fit en passant
-signe de venir, mais je vis de loin accourir
-la femme, rouge, hagarde, haletante.
-J'eus le temps de me cacher derrière un
-arbre, car elle m'aurait écharpée, et
-quand elle fut passée, je me sauvai.
-Rejoindre ma famille, il ne fallait pas y
-songer pour l'instant. Je fis un long
-détour, et aboutis au pont de Laeken.
-C'était fête dans ce faubourg : il y avait
-une foule rigolante. Près du pont, au
-bord du canal, le camion était arrêté,
-ma mère et les enfants à côté, mon père,
-ivre, couché à l'intérieur. Ma mère me
-mit au courant : la femme les ayant
-rattrapés, avait prévenu les nouveaux
-propriétaires que nous ne payions personne,
-et ceux-ci avaient rendu l'argent
-du demi-mois de loyer donné en acompte.
-Et nous voilà dans la rue! Mon père,
-déjà pris de boisson, s'était enivré complètement,
-et, comme il ne rentrait pas
-avec la voiture, il allait sans doute perdre
-sa place.</p>
-
-<p>La honte et l'angoisse m'affolèrent.
-Mon frère Hein, qui avait seize ans, se
-trouvait là, mortifié comme moi. Je lui
-dis :</p>
-
-<p>&mdash; Viens, Hein, nous ne pouvons
-rester, comme des vagabonds, à côté de
-ce véhicule et de cet ivrogne. Allons-nous-en,
-nous trouverons bien un gîte.
-Je dis à ma mère de venir le lendemain,
-à neuf heures, dans la grande
-allée du Parc, et nous partîmes. Hein
-portait un petit complet de coutil écru,
-très propre ; moi, j'étais assez bien
-mise. Hein, qui travaillait chez un forgeron,
-recevait cinquante centimes pour
-son dimanche, et voulait, comme il faisait
-toujours, acheter des boules de sureau :
-il en avait cent pour ses cinquante centimes
-et en suçait toute la journée ; mais
-cette fois, pour ne pas rester sans
-manger, je lui conseillai d'acheter des
-petits pains, ce que nous fîmes. Comme
-d'habitude, je n'avais pas un sou.</p>
-
-<p>Dans le peuple, les frères et s&oelig;urs se
-connaissent en somme peu, après les
-années d'enfance : les garçons vont à
-l'atelier, les filles travaillent de leur
-côté, et l'on se voit et l'on se parle rarement.</p>
-
-<p>Je fus donc étonnée de trouver mon
-frère si gentil, de l'entendre rire si naïvement,
-et faire des réflexions si justes
-et si fines : je fus vraiment très heureuse
-de nous sentir aussi bien ensemble.</p>
-
-<p>Nous allâmes au Jardin Botanique
-manger nos petits pains. Puis je m'en fus
-chez un brave peintre allemand, à qui
-je voulais raconter notre mésaventure
-et demander de nous procurer un logement
-pour la nuit ; mais il était à la
-campagne jusqu'au lendemain. Je revins
-vers mon frère, la figure décomposée.
-Qu'allons-nous faire? Retrouver
-la famille grouillant à côté de ce camion,
-comme des saltimbanques auprès de
-leur roulotte? Ah non! tout notre être
-se rebiffait à cette seule idée.</p>
-
-<p>&mdash; Il ne nous reste, dis-je, qu'à nous
-promener toute la nuit : il fait chaud,
-cela ne sera rien.</p>
-
-<p>Nous nous acheminons vers le Parc.
-Nous y fîmes des tours et des tours, et,
-comme la température était très douce,
-je proposai de nous laisser enfermer. A
-cette époque, le Parc n'était pas éclairé ;
-il y avait concert au Waux-Hall ; la foule
-commençait à s'écouler ; un «garde-ville»
-était posté à chaque sortie. A voir
-partir le monde, je pris peur, et craignis
-que les agents ne fissent une ronde,
-pour s'assurer que personne n'était resté.
-Nous sortîmes donc avec les autres et
-nous mîmes à errer par les rues.</p>
-
-<p>Nous commencions à être éreintés et
-à avoir très faim. Puis la frayeur me
-vint d'être ramassés par la police.</p>
-
-<p>&mdash; Mon Dieu! Hein, si nous demandions
-asile au commissariat? Cela vaudra
-mieux que de nous faire arrêter : j'en
-mourrais de peur et de honte, car
-on est souillé pour la vie quand on a
-été appréhendé par des policiers ; je t'en
-supplie, allons plutôt nous mettre entre
-leurs mains.</p>
-
-<p>Je tremblais tellement que mon frère
-se mit à pleurer. Nous descendîmes vers
-la Grand Place. Hein accosta un agent
-et lui demanda asile ; l'agent fit un
-haut-le-corps, me regarda, regarda Hein,
-puis nous conduisit vers le commissaire.
-Mon frère parla. Le commissaire, un
-vieillard, écoutait en me dévisageant :
-il entra dans une colère bleue :</p>
-
-<p>&mdash; C'est sans doute pour des dettes
-que vous êtes dans cette situation! Cela
-ne me regarde pas et vous n'avez qu'à
-vous tirer d'affaire!</p>
-
-<p>L'agent hasarda un timide :</p>
-
-<p>&mdash; Ce sont presque des enfants, monsieur
-le commissaire.</p>
-
-<p>Mais il se fâcha davantage, et répondit
-que nous n'avions qu'à retourner dans
-la commune d'où nous venions. Je lui
-dis que nous nous étions adressés à la
-police de peur d'être ramassés.</p>
-
-<p>&mdash; Et de peur d'être ramassés, vous
-venez vous rendre : elle est forte, celle-là.
-Eh bien, allez-vous-en.</p>
-
-<p>Une fois dans la rue, nous nous
-mîmes à rire et à gambader, bien que
-claquant des dents.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! si c'est ainsi, quel bonheur!
-Ouf! quelle chance! Allons nous promener,
-maintenant que nous sommes
-sûrs de n'être pas arrêtés. En avant!
-Ah! mon Dieu! quel méchant vieux!
-En avant!</p>
-
-<p>Et nous voilà remontant vers la rue
-Royale.</p>
-
-<p>Après avoir encore erré quelque peu,
-nous nous décidons à passer quand
-même la nuit dans le Parc, où nous pénétrons
-en grimpant par dessus la grille.</p>
-
-<p>Les bancs étaient mouillés de rosée.
-Nous n'osions presque pas marcher de
-crainte d'être entendus du dehors ; nous
-n'osions aller dans les bas-fonds, à cause
-des ossements de ceux de 1830. Mon
-frère grelottait sous son petit costume
-de coutil. De dormir, il n'était pas question :
-nous étions trop terrifiés ; nous
-nous assîmes au pied d'un arbre.</p>
-
-<p>Quand le jour commença à poindre,
-un ouvrier nous vit de la rue Royale.
-Nous nous sauvâmes dans les hauteurs.
-Je m'accroupis sur un banc, je relevai
-ma jupe et fis s'étendre Hein, la tête
-dans mon giron, ma jupe rabattue sur
-lui. Nous étions figés de froid. Hein
-résistait moins bien que moi ; mais,
-ainsi couvert, il s'endormit ; moi, je
-sommeillais, sur le qui-vive. C'est ainsi
-qu'un homme nous trouva.</p>
-
-<p>&mdash; Que faites-vous ici?</p>
-
-<p>&mdash; Nous avons été enfermés.</p>
-
-<p>&mdash; Quoi? vous vous êtes fait enfermer
-pour «faire vot'goût»!</p>
-
-<p>Je comprenais déjà un peu le jargon
-bruxellois.</p>
-
-<p>&mdash; Mais c'est mon frère!</p>
-
-<p>&mdash; Vot'frère? Oui, je connais ça.
-Attendez, je vous aurai.</p>
-
-<p>Et il s'en alla. Nous n'attendîmes pas
-son retour et sautâmes par dessus la
-grille.</p>
-
-<p>Des paysannes qui passaient, avec
-leur charrette de lait, ou des paniers de
-légumes sur la tête, pour aller au marché
-de la Grand'Place, ricanèrent en
-parlant de mon amant. Je rougissais de
-honte : même si Hein n'avait pas été
-mon frère, c'était un petit garçon.</p>
-
-<p>Au boulevard, nous nous assîmes :
-nouveaux quolibets d'ouvriers qui se
-rendaient au travail. Hein ne disait rien,
-aussi gêné que moi de cette situation
-équivoque.</p>
-
-<p>Quand le parc s'ouvrit, nous y retournâmes
-attendre ma mère. Hein n'en
-pouvait plus. Un agent en uniforme
-nous demanda ce que nous faisions encore
-là. J'allais lui répondre quand mon
-frère me chuchota :</p>
-
-<p>&mdash; Tais-toi! c'est l'homme qui nous
-a réveillés.</p>
-
-<p>Comme nous étions de nouveau affalés
-sur un banc, un pochard vint s'asseoir
-à côté de nous, en bougonnant. Il avait
-en main un paquet ficelé : c'étaient visiblement
-des tartines. Hein et moi, nous
-échangeâmes un regard, et nous nous
-comprîmes. Le paquet tomba ; d'un coup
-d'&oelig;il, je fis lever Hein, qui contourna
-le banc, ramassa le paquet et s'éloigna
-lentement ; je restai assise. L'homme
-s'aperçut bientôt de la disparition de
-ses vivres ; en cherchant autour de lui,
-il bégayait :</p>
-
-<p>&mdash; Les cochons! ils me les ont volés!
-Alors, comme dégoûtée de ce voisinage,
-je me levai et m'éloignai à mon
-tour. A l'extrémité du Parc, je rejoignis
-mon frère. Nous défîmes fiévreusement
-la ficelle, mais, au lieu des tartines bien
-beurrées que nous espérions, nous ne
-trouvâmes que deux tranches de pain
-très rassis et sans beurre : c'est égal! il
-nous sembla exquis.</p>
-
-<p>Ma mère arriva à l'heure convenue.
-Elle nous dit que ma mauvaise tête
-l'avait fait passer par des transes mortelles ;
-que mon père s'était mis à errer
-par les rues avec le camion ; qu'elle
-avait vu un appartement à louer et
-qu'on nous avait acceptés. Elle nous
-conduisit dans une rue de faubourg, au
-second étage d'une maison, dont encore
-une fois une boutique de comestibles
-occupait le rez-de-chaussée. Un crédit
-nous était déjà ouvert : nous étions voués
-à cela.</p>
-
-<p>Hein, tout courbaturé, ne pouvait
-presque pas monter les escaliers : en
-haut, il se laissa choir sur un tas de guenilles,
-et s'endormit. Je bus du café et
-mangeai une tartine, et une nouvelle
-étape de misère commença.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch36">LA VARIOLE</h2>
-
-
-<p>Notre habitation se composait d'une
-cuisine de cave et d'une mansarde ;
-toute la famille couchait dans celle-ci,
-sur des loques.</p>
-
-<p>Comme j'avais dix-sept ans, je ne
-voulais plus de cette promiscuité, et
-dormais dans le sous-sol, sur un vieux
-canapé. J'étais allée le matin chez une
-amie qui m'avait promis de me conduire
-à un théâtre, où l'on demandait des choristes.
-On ne m'avait point acceptée,
-parce que je ne connaissais pas le
-français. Découragée, j'étais restée
-chez cette amie jusque tard dans la
-soirée.</p>
-
-<p>Klaasje, mon petit frère de huit ans,
-souffrait, depuis la veille, de fièvre,
-accompagnée de taches rouges sur tout
-le corps ; et voilà que, rentrée dans
-notre sous-sol, je trouve ma couche
-occupée par l'enfant, chez qui s'était
-déclarée une variole noire. Sur deux
-chaises accolées au canapé, mon frère
-Dirk, qui avait treize ans, était étendu
-avec le petit, figure contre figure sur le
-même oreiller : il lui tenait les mains
-pour l'empêcher de se gratter, et inventait
-des histoires afin de le distraire.</p>
-
-<p>Klaasje était un enfant d'une rare
-beauté. Je l'appelais mon petit lézard,
-pour l'habitude qu'il avait de se cacher
-sous les meubles, comme un lézard sous
-une pierre, lorsqu'il avait été méchant.
-La pensée qu'il pourrait être défiguré,
-nous affolait tous.</p>
-
-<p>Je me couchai sur le carreau, ne voulant
-pas monter près des garçons et des
-parents, et j'entendis Dirk raconter des
-histoires d'éléphants, qui s'étaient sauvés
-sur les tours de Sainte-Gudule pour
-échapper aux puces qui les harcelaient.
-L'enfant demanda, la langue épaissie
-par l'inflammation, où les puces pouvaient
-mordre les éléphants, puisqu'ils
-ont une grosse peau partout. Dirk était
-attrapé : il se tut un instant, puis répondit :</p>
-
-<p>&mdash; Dans le cul&hellip;</p>
-
-<p>Le petit fut pris d'un fou rire si communicatif
-que nous nous tordîmes tous.
-Il dit alors, parlant de plus en plus
-difficilement :</p>
-
-<p>&mdash; Je sais bien que ce sont des mensonges,
-mais raconte encore : c'est si
-amusant quand même!</p>
-
-<p>Et Dirk inventait, toute la nuit, des
-histoires.</p>
-
-<p>Pendant toute la durée de la maladie,
-il resta près de l'enfant, lui tenant les
-mains pour l'empêcher de se marquer, et
-lui contant, figure contre figure, des
-choses abracadabrantes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch37">LES POMMES DE TERRE</h2>
-
-
-<p>Aucun de nous, excepté Kees, n'a
-jamais osé mendier. Par les périodes
-les plus aiguës de la famine, l'idée seule
-ne nous en venait pas. Mais Kees, lui,
-avait la faim abominable : même ayant
-eu sa part, mais n'étant pas rassasié, il
-suivait les morceaux de la main à la
-bouche, et de la bouche à la main. Donc
-Kees osait. Il allait demander aux fenêtres
-des cuisines de cave, et on lui donnait
-des restes de pommes de terre. Il en
-mangeait, mais en rapportait à la maison.</p>
-
-<p>Un jour, rentrant malade et exténuée
-de faim et de fatigue d'avoir en vain
-cherché du travail, je trouve les miens
-tenant chacun, entre les doigts, une
-pomme de terre froide et déjà gâtée. Je
-demande d'où elles viennent. On me
-répond que Kees les a apportées. Kees
-s'était prudemment retiré vers la porte,
-pour éviter une taloche.</p>
-
-<p>&mdash; Comment, sale bête, dis-je, en me
-dirigeant vers les pommes de terre, tu
-oses mendier!</p>
-
-<p>Et j'en pris une entre les doigts : elle
-était sure, mais délicieuse.</p>
-
-<p>Kees suivait du regard la pomme de
-terre, de la main à la bouche et de la
-bouche à la main. Ce regard demandait :
-«C'est bon, n'est-ce pas? et je
-n'aurai pas de taloche?»</p>
-
-<p>Comme je lui répétais qu'il ne devait
-pas mendier, il mit les mains dans les
-poches de son pantalon, le secoua en le
-relevant, et ses yeux et un plissement
-du nez disaient : «Elle est forte, celle-là!»</p>
-
-<p>Plusieurs fois j'en ai mangé, de ces
-pommes de terre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch38">UN PAIN POUR DES TIMBRES</h2>
-
-
-<p>J'étais rentrée, très énervée d'une
-longue pose debout chez un peintre,
-avec des vêtements mouillés sur moi,
-et de n'avoir, de toute la journée, mangé
-qu'un exquis petit sandwich au saumon
-qu'il m'avait donné. A la maison, rien.
-Tous m'attendaient, croyant que j'apporterais
-l'argent de la pose ; mais on
-ne m'avait pas payée, et je n'osais jamais
-demander.</p>
-
-<p>Nous discutions de quelle façon nous
-pourrions bien obtenir du pain à crédit,
-quand je me souvins d'avoir en poche
-quelques timbres d'un, deux et cinq
-centimes. Je les avais trouvés à l'atelier,
-parmi les paperasses dont je débarrassais
-un plat de Delft, et, comme ils étaient
-chiffonnés et racornis, le peintre me les
-avait laissés.</p>
-
-<p>Je savais qu'on pouvait acheter en
-payant avec des timbres-poste, mais
-aucun de nous n'osait le faire. Enfin
-Kees se décida et revint, à notre stupéfaction,
-chargé d'un pain et d'une
-chandelle, car nous étions aussi sans
-lumière. Nous demandâmes comment il
-s'y était pris, et alors ce petit bout
-d'homme de dix ans nous expliqua très
-sobrement : comme quoi la femme avait
-d'abord refusé de donner un pain pour
-ces vieux timbres ; puis qu'il avait parlementé
-en expliquant que des timbres,
-c'était comme de l'argent, qu'elle pouvait
-les prendre aussi bien à lui qu'à la poste,
-et qu'elle s'éviterait ainsi une course.</p>
-
-<p>L'intelligence logique et déliée qu'il
-avait déployée, pour amener cette lourde
-flamande à lui donner ce pain en échange
-des timbres, était adorable et rare.
-Malgré mon ignorance, je le compris et
-j'en fus fière.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch39">KEES ACROBATE</h2>
-
-
-<p>Je retournais à la maison, éreintée
-jusqu'à l'épuisement de mes éternelles
-randonnées à travers la ville, à la recherche
-d'un travail quelconque. Je vis un
-rassemblement de cinq à six personnes ;
-je croyais à un accident. En m'approchant,
-j'aperçus Kees, les jambes écartées,
-se courbant lentement en arrière
-pour ramasser, avec la bouche, une pièce
-de cinquante centimes, placée entre ses
-pieds.</p>
-
-<p>Ma première pensée fut de l'empoigner
-et de l'envoyer à la maison à coups
-de pied ; mais, un faux mouvement, et
-il se brisait l'épine dorsale. J'attendis
-donc. Il se remit droit avec grande
-précaution, la pièce de cinquante centimes
-entre les dents. La première personne
-qu'il aperçut, fut moi, blême de
-honte ; il me regarda, cracha sa pièce, et
-se sauva à toutes jambes, en retournant
-la tête pour voir si je le suivais.</p>
-
-<p>Voilà donc où nous en sommes dans
-ce pays étranger, où nous mourons littéralement
-de faim! Je rentrai chez nous,
-décomposée. Mon premier mot à ma
-mère fut :</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi Kees n'est-il pas à l'école?
-je l'ai trouvé dans la rue, faisant des
-tours de saltimbanque, pour de l'argent.
-C'est votre faute, si les enfants croulent
-tous : quand il faut chercher un petit
-seau de charbon, ou garder le linge sur
-la prairie, vous les tenez hors de
-l'école. Et Dirk? Avez-vous cherché un
-atelier, pour le mettre en apprentissage?</p>
-
-<p>&mdash; Non, je ne suis pas allée : il est trop petit.</p>
-
-<p>&mdash; Mais il a quinze ans : les petits
-doivent vivre comme les grands. Faites-en
-un cordonnier ou un tailleur. Ce
-n'est pas là un lourd travail, comme
-celui de notre Hein chez son forgeron.</p>
-
-<p>&mdash; Fiche-moi la paix! tu es comme
-ton père : tu veux faire travailler les
-petits enfants pour garder ton argent,
-quand tu en gagnes.</p>
-
-<p>&mdash; Je suis à la même enseigne qu'eux :
-je ne sais pas de métier. Vous nous avez
-flanqués dans le monde pour nous laisser
-pousser comme de mauvaises herbes,
-et crever de misère. Moi, je n'aurai pas
-d'enfants!</p>
-
-<p>&mdash; Quel est ce langage malpropre?
-d'où sors-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Voyons, j'ai dix-huit ans ; c'est
-abominable de nous avoir jetés dans la
-vie pour faire de nous ce que vous faites!</p>
-
-<p>&mdash; Tu parles selon ton intelligence :
-il faut bien prendre les enfants quand
-ils viennent.</p>
-
-<p>&mdash; Ah zut! c'est sans doute moi qui
-aurais dû vous apprendre à ne pas en
-avoir.</p>
-
-<p>La porte s'ouvrit. Kees s'arrêta sur le
-seuil, n'osant entrer. Je ne le regardai
-pas.</p>
-
-<p>&mdash; N'y a-t-il rien à manger? demandai-je
-à ma mère.</p>
-
-<p>&mdash; Non, je croyais que tu aurais rapporté
-quelque chose.</p>
-
-<p>Kees entra ; il fit le tour de la chambre,
-en m'observant. Nos regards se rencontrèrent.
-Le sien disait :</p>
-
-<p>&mdash; Tu vois, j'aurais pu te donner du
-pain, mais tu es montée sur tes grands
-chevaux, et voilà!</p>
-
-<p>Ah! ce petit être adorable! il avait
-cherché à utiliser sa souplesse, son
-adresse, dont il se prévalait auprès des
-autres gamins. Ce jeu, où librement
-on l'avait laissé se développer, il voulait
-s'en servir pour nous nourrir. Je me
-pris à sangloter frénétiquement.</p>
-
-<p>&mdash; Que vont-ils devenir? Que vont-ils
-devenir?</p>
-
-<p>&mdash; En voilà des histoires! Qu'est-ce
-que cela peut bien te faire, ce qu'ils
-deviennent, pourvu que tu t'en tires?
-Du moment où tu as des livres à lire, tu
-te moques bien du reste. Si tu aimais
-tant les enfants, tu ne les cognerais pas,
-comme tu fais.</p>
-
-<p>Je bondis devant ma mère, en rugissant :</p>
-
-<p>&mdash; Mais je veux qu'ils apprennent,
-qu'ils apprennent! Ne voyez-vous pas
-qu'ils deviennent des vagabonds? qu'ils
-finiront en prison? Ne comprenez-vous
-donc pas où nous allons, maintenant
-qu'ils grandissent?</p>
-
-<p>Elle haussa les épaules. Rien à faire.
-C'était cependant la même mère qui ne
-voulait pas, quand ma s&oelig;ur aînée et moi
-étions petites, nous envoyer à une école
-gratuite, et qui avait mis son manteau
-au clou pour payer l'écolage.</p>
-
-<p>Kees avait à nouveau disparu. Une
-demi-heure plus tard, il revint avec un
-grand pain. Ma mère le découpa. Je n'en
-voulais pas d'abord, mais vaincue par la
-faim, j'en pris une tranche.</p>
-
-<p>&mdash; Kees, dis-je, viens près de moi.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi? demanda-t-il, méfiant.</p>
-
-<p>&mdash; Allons, viens.</p>
-
-<p>Mon intention était de l'entourer de
-mes bras, de l'embrasser, et de le tenir
-un peu contre moi. Il vint ; je le pris par
-les épaules. Son beau regard limpide,
-logique, et déjà si averti des choses
-lamentables de la vie, me remua tellement
-que je me mis à le secouer, et lui
-criai dans la figure :</p>
-
-<p>&mdash; Tu ne dois pas faire ça! tu ne dois
-pas faire ça! salaud! salaud!</p>
-
-<p>&mdash; Mère! voilà que cette fausse canaille
-m'attire près d'elle pour me faire
-du mal!</p>
-
-<p>D'une secousse, il se dégagea et se
-réfugia auprès de ma mère.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, elle est fausse et judas, cette
-créature ; elle n'a rien de mes autres
-enfants.</p>
-
-<p>&mdash; Si! si! je ressemble à Kees, mais
-il ne comprend pas.</p>
-
-<p>Je me remis à sangloter éperdument.
-J'avais, à cette époque, la force de pleurer
-plusieurs heures de suite.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch40">SYMPHONIE DE LA FAIM</h2>
-
-
-<p>Nous avions tous des nausées de
-faim. Je n'étais pas sortie, ne sachant
-de quel côté me diriger. Mon père était
-fini, avachi ; nous ne le voyions presque
-plus ; il vagabondait à droite et à
-gauche, incapable de tout travail sérieux.</p>
-
-<p>Hein et Naatje discutaient le truc à
-employer pour se rassasier d'une seule
-petite tartine. Naatje prétendait qu'il
-fallait la grignoter en rond, garder en
-bouche le dernier morceau, grand
-comme un «cent», et l'y laisser dissoudre.</p>
-
-<p>&mdash; Non, répliqua Hein, tu n'y es pas.
-Manger lentement donne plus faim ;
-moi, quand je veux me rassasier d'une
-tranche de pain, j'avale les morceaux
-presque sans les mâcher : on a bien
-mal à la tête après, mais on a moins
-faim.</p>
-
-<p>Dirk entra en coup de vent ; il laissa
-la porte grande ouverte, alla droit
-fouiller dans les armoires, les tiroirs,
-le poêle et jusque sous les meubles, à la
-recherche de quelque chose à se mettre
-sous la dent. Sa figure avait une expression
-de maniaque. N'ayant rien trouvé,
-il repartit sans dire un mot.</p>
-
-<p>Ma mère, pensant soulager sa migraine,
-était sortie humer aux fenêtres
-des cuisines le parfum des mets qu'on y
-préparait ; mais elle rentra plus malade
-encore de s'être exacerbé l'appétit.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'est-ce que cela peut bien être,
-cette nourriture des riches? L'odeur
-seule vous réveillerait un mort ; mais
-ainsi à vide, cela vous fait haleter.
-Qu'allons-nous faire? Qu'allons-nous
-faire?</p>
-
-<p>Comme j'avais le vertige et que les
-tempes me battaient, je me dirigeai
-vers la fenêtre pour l'ouvrir, et je vis,
-à la devanture du charcutier d'en face,
-Kees léchant la vitrine à la place contre
-laquelle s'étalaient, à l'intérieur, les
-jambons et les langues de b&oelig;uf. Je
-tressautai, comme piquée par un taon.</p>
-
-<p>&mdash; Mère! mère! criai-je, cours vendre
-mes livres et fais monter Kees, ou je le
-tue!</p>
-
-<p>Folle de lecture, et désespérée de ne
-savoir lire le français et de ne pouvoir
-trouver des livres hollandais, j'avais
-racolé de droite et de gauche quelques
-livres flamands. Il en était qu'à défaut
-d'autres, j'avais lus dix à douze fois,
-comme «La Tombe de Fer» de Henri
-Conscience. Je m'étais ainsi composé
-une petite bibliothèque, que je dévorais
-sans relâche. A plusieurs reprises, j'en
-avais âprement défendu la vente ; mais
-ce jour-là, j'empilai tous mes bouquins
-dans un panier, et j'envoyai ma mère les
-vendre à la Galerie Bortier. Je croyais,
-comme pour ma robe de première
-communion, que nous allions avoir un
-gros prix de ces vieux livres, qui étaient
-tout pour moi.</p>
-
-<p>Pendant que ma mère était partie les
-brocanter, la locataire principale monta
-chez nous, essoufflée.</p>
-
-<p>&mdash; Mademoiselle, dites à votre mère
-que je lui ouvre un nouveau crédit. Je
-sais que vous êtes, depuis plusieurs
-jours, sans manger. Eh bien, j'ai offert
-une tartine à votre petit Klaasje, et il
-l'a refusée en disant : «Merci, Madame,
-je viens de manger.» Je sais que cela
-n'est pas, et il est si petit!</p>
-
-<p>Klaasje avait huit ans. J'eus des
-spasmes d'émotion. Il s'en trouvait donc
-encore parmi nous qui n'étaient pas
-vaincus!</p>
-
-<p>Ma mère revint bientôt. Elle avait,
-avec grande difficulté, obtenu un franc
-et 75 centimes pour tous mes livres.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch41">KLAASJE CONDAMNÉ</h2>
-
-
-<p>La porte s'ouvre avec fracas ; un
-homme entre, tenant Klaasje par le
-bras.</p>
-
-<p>&mdash; C'est votre garçon? Il a cassé ma
-vitrine. Si vous voulez payer vingt-quatre
-francs, c'est bien ; sinon je porte
-plainte.</p>
-
-<p>&mdash; Vingt-quatre francs? dit ma mère,
-d'un ton indolent. Impossible, homme,
-je ne peux pas les payer.</p>
-
-<p>&mdash; Comme il vous plaira, fit-il.</p>
-
-<p>Et il sortit.</p>
-
-<p>&mdash; Comment est-ce arrivé? demandâmes-nous
-à Klaasje.</p>
-
-<p>&mdash; Nous jouions orchestre de la garde
-civique, sur la vitrine d'une maison vide.
-Moi, je tenais la grosse caisse ; comme
-je faisais : «Boum! boum! boum!,» mon
-poing passa à travers la vitre. Nous
-nous sommes sauvés ; mais mon pied nu
-a buté contre un pavé, et ainsi l'homme
-a pu me rattraper.</p>
-
-<p>Ma mère pensait que cela n'aurait pas
-de suite :</p>
-
-<p>&mdash; On ne peut pas condamner un
-enfant de neuf ans!</p>
-
-<p>&mdash; Évidemment, ajoutais-je, s'il y a
-une poursuite, cela retombera sur père.</p>
-
-<p>Nous ne songions plus à cette affaire,
-quand nous reçûmes une citation : Klaasje
-Oldema devait comparaître en justice.</p>
-
-<p>&mdash; Voyons, il est impossible que cela
-soit pour le petit : c'est pour père. Où
-peut-il être, père? on ne le voit plus.</p>
-
-<p>&mdash; Que sais-je? il erre ; il s'accommode
-mieux de cette vie que de travailler
-pour femme et enfants.</p>
-
-<p>&mdash; Enfin, nous devons le trouver : il
-faut qu'il aille avec Klaasje.</p>
-
-<p>Ma mère hocha la tête.</p>
-
-<p>&mdash; Mais cela n'a pas l'air de vous
-émouvoir! Trouvez-vous si simple que
-ce petit doive aller au tribunal?</p>
-
-<p>&mdash; Que veux-tu que j'y fasse? du reste
-on ne condamne pas les enfants.</p>
-
-<p>C'était notre conviction.</p>
-
-<p>Le jour de la comparution, comme
-nous n'avions pas trouvé mon père, je
-dis à ma mère d'accompagner le petit ;
-mais son air indifférent m'inquiéta.</p>
-
-<p>&mdash; Écoutez, mère, si vous ne voulez
-pas, j'irai, moi, avec lui. Tant pis si je
-perds mon travail!</p>
-
-<p>J'avais, depuis deux mois, trouvé,
-chez un antiquaire, un travail exquis : il
-consistait à réappliquer d'anciennes broderies
-sur de nouveaux fonds. J'adorais
-ce joli ouvrage, et l'antiquaire avait
-même une fois choisi le fond qui me
-semblait le plus beau.</p>
-
-<p>On devait réappliquer des tulipes
-roses et des iris mauves ; l'antiquaire
-et sa femme voulaient les mettre sur du
-velours vert bouteille. Comme je regardais
-une moire jaune soufre, il me
-demanda :</p>
-
-<p>&mdash; Et toi, petite, quel fond prendrais-tu?</p>
-
-<p>Je montrai la moire. Il posa les fleurs
-dessus et dit :</p>
-
-<p>&mdash; Elle a raison, c'est plus distingué
-et plus léger.</p>
-
-<p>J'étais donc très contente de manier
-ces jolies choses, et j'étais convenablement
-payée.</p>
-
-<p>&mdash; Non! non! protesta ma mère ; ne
-lâche pas ton ouvrage, j'irai.</p>
-
-<p>&mdash; Sûrement?</p>
-
-<p>&mdash; Sûrement.
-Je partis donc tranquille au travail.
-Quand je revins le soir, Klaasje
-se jeta dans mes bras, en hoquetant :</p>
-
-<p>&mdash; Je dois aller en prison, en prison,
-pour huit jours.</p>
-
-<p>&mdash; Comment? en prison! vous n'avez
-rien pu y faire, mère?</p>
-
-<p>Elle clignota des yeux, mais ne répondait
-pas.</p>
-
-<p>&mdash; Elle n'est pas venue, souffla le
-petit.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! hideuse femme, vous êtes notre
-malheur! Écoutez, allez trouver père et
-partez ensemble : je prendrai soin des
-enfants. Vous êtes notre entrave : je ne
-peux rien faire pour eux, à cause de
-vous. Quand vous serez partie, j'aurai
-les mains libres et je les élèverai ; allez-vous-en,
-je vous en supplie.</p>
-
-<p>Elle faisait : «Hun, hun&hellip;», avec
-mépris.</p>
-
-<p>Quelques jours plus tard, Klaasje, ce
-petit être fin et fragile comme un lézard,
-dut se rendre à la prison des Petits
-Carmes. Cette fois, je l'accompagnai. Je
-croyais pouvoir le recommander, mais
-le portier me le prit dès la porte, en m'interrompant
-grossièrement :</p>
-
-<p>&mdash; Oui, oui, on connaît ça : la prison
-n'est peuplée que d'innocents.</p>
-
-<p>Ce fut pour moi une semaine de torture.
-Je ne décolérais plus contre ma
-mère, qui ne répondait pas ; mais ses
-battements de paupières trahissaient son
-agitation.</p>
-
-<p>Quand Klaasje revint, il nous raconta
-qu'il avait passé ces huit jours parmi
-des petits condamnés de toute espèce.
-Il était hâve comme un petit vagabond ;
-ses boucles châtaines grouillaient de
-vermine.</p>
-
-<p>&mdash; Viens, je vais te laver.</p>
-
-<p>Je pris mon morceau de savon privé
-et mon peigne, et commençai le nettoyage
-par la tête. Il se laissa docilement
-faire, mais quand je voulus le déshabiller,
-il se rebiffa, trouvant que c'était
-trop long.</p>
-
-<p>&mdash; Et puis, dit-il, en me regardant
-d'un air effronté, tu ne connais pas cela,
-hein?</p>
-
-<p>Il fit le geste de voler un objet et de le
-glisser en poche.</p>
-
-<p>&mdash; Quoi? demandai-je, étonnée.</p>
-
-<p>Il se dégagea, sauta vers la porte, se
-tapa alors sur la cuisse, esquissa de sa
-main retournée un geste indécent, et
-goguenarda, en se sauvant :</p>
-
-<p>&mdash; Voilà pour toi!</p>
-
-<p>&mdash; Klaasje, Klaasje! répétais-je. Mère,
-regardez-le donc : il a déjà pris des
-manières canailles.</p>
-
-<p>&mdash; Aussi tu es là à faire des embarras,
-comme s'il avait rapporté la gale. Tu
-nous embêtes tous avec tes éternelles
-récriminations. Il a des poux : et puis?
-Les enfants doivent avoir des poux : c'est
-la santé.</p>
-
-<p>A quelque temps de là, n'ayant plus
-de travail, j'étais seule à la maison,
-accroupie sur mon canapé et rêvassant
-tristement, quand la porte s'ouvrit en
-coup de vent. Klaasje entra, se jeta
-à terre et rampa droit sous le canapé ;
-il était suivi d'une femme furibonde.</p>
-
-<p>&mdash; Il a volé la pipe en merisier de
-mon mari, écumait-elle. Il était venu
-jouer à la maison avec mes enfants ; la
-pipe, une pipe de six francs, se trouvait
-sur la cheminée. Et, quand ce vaurien
-est parti, elle avait disparu ; il doit
-l'avoir sur lui. On vient de me dire qu'il
-a déjà été en prison ; si je l'avais su, je
-ne l'aurais pas laissé jouer avec mes
-enfants.</p>
-
-<p>&mdash; Il a été condamné pour avoir cassé
-une vitrine, protestai-je, et non pour
-vol ; il ne vole pas, et vous allez le fouiller
-vous-même.</p>
-
-<p>Je tirai Klaasje de dessous le meuble,
-et lui enlevai sa camisole que je jetai à
-la femme. Elle la fouilla : rien.</p>
-
-<p>Je lui ôtai son pantalon et le lançai
-vers la femme. En tombant à terre, il
-rendit un son sourd. Nous sautâmes
-dessus toutes deux, et le fouillâmes.
-Dans le fond, que j'avais renforcé
-d'une doublure, se trouvait la pipe,
-entre l'étoffe et la doublure : le haut
-était juste assez décousu pour y glisser
-un objet.</p>
-
-<p>Klaasje s'était refourré sous le
-canapé. La femme voulait crier, mais
-ma figure dut la terrifier, car elle fila
-au plus vite ; au bas de l'escalier, elle
-se dédommagea en hurlant qu'on devait
-faire déguerpir des voleurs comme
-nous.</p>
-
-<p>J'étais hébétée et tout engourdie :
-des frissons de fièvre me montaient le
-long du corps ; mes genoux s'entrechoquaient.
-Je ne pouvais que répéter :</p>
-
-<p>&mdash; Klaasje! Klaasje! mon petit
-lézard!</p>
-
-<p>Klaasje ne bougeait pas.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch42">A L'HOPITAL</h2>
-
-
-<p>Mina, étant revenue d'une de ses
-escapades, devait, la nuit, partager mon
-canapé. Elle avait tout de suite tiré
-toute la couverture à elle, et vers le
-matin elle me fit rouler à terre, où je
-continuai à dormir : je me réveillai avec
-une grosse toux.</p>
-
-<p>Depuis quelque temps je me sentais
-malade et très faible : je souffrais de
-fièvres intermittentes ; et maintenant, ce
-refroidissement par cet hiver&hellip;</p>
-
-<p>Je me traînai encore quelques jours,
-puis annonçai à ma mère et à ma s&oelig;ur
-que j'allais à l'hôpital et, si on voulait me
-garder, que j'y resterais. Elles se mirent
-à rire et, comme je partais, elles plaisantèrent :</p>
-
-<p>&mdash; Le café sera prêt pour ton retour.</p>
-
-<p>Mais je ne revins pas : on me garda.</p>
-
-<p>Le chef de service, un grand homme
-de cinquante à cinquante-cinq ans, les
-cheveux blond roux, partagés au milieu
-par une raie, la barbiche grisonnante,
-aux grandes mains semées de taches de
-rousseur, avait l'air d'un lourd mâtin
-rôdeur qui va, dans les buissons, croquer
-les poulets d'autrui.</p>
-
-<p>Il m'ausculta et me retourna en tous
-sens : il constata une bronchite chronique
-et des fièvres paludéennes.</p>
-
-<p>&mdash; Et elle est très affaiblie par la
-misère. Quelle jolie sauterelle! fit-il, en
-riant, à ses élèves.</p>
-
-<p>Il me prescrivit la portion complète
-de nourriture, du sirop de Vanier, et
-une petite bouteille de quinine à prendre
-tous les jours, en une fois.</p>
-
-<p>J'étais entrée un jeudi. Le repos, le
-bon lit et la saine nourriture me réconfortèrent
-immédiatement. Aussi, quand
-ma mère et ma s&oelig;ur vinrent le dimanche,
-me trouvèrent-elles fraîche et rose. Puis
-je riais à en triller : j'avais demandé des
-livres, et on m'avait donné <i>Le Pays d'or</i>
-de Henry Conscience ; la naïveté outrée
-de ces paysans flamands, qui étaient
-allés chercher de l'or en Californie, me
-faisait me tordre.</p>
-
-<p>&mdash; Mais tu n'es pas malade! s'écria
-ma mère. Je ne comprends pas que tu
-restes ici pour ton plaisir, quand à la
-maison on meurt de faim. Et voici une
-lettre de l'antiquaire, qui te demande
-de venir réappliquer des broderies.</p>
-
-<p>Je cessai de rire, et comme le docteur
-arrivait pour la visite, je lui demandai
-tout de go si j'étais vraiment malade.</p>
-
-<p>&mdash; Ma mère prétend que je ne suis
-à l'hôpital que pour me goberger.</p>
-
-<p>&mdash; Non, non, Madame, la maladie de
-votre fille est très sérieuse ; vous devez
-la laisser ici.</p>
-
-<p>Elles partirent confuses.</p>
-
-<p>Le docteur alors me dénuda, m'ausculta,
-me traça des ronds sur le corps.</p>
-
-<p>Et, tous les jours, il recommençait.</p>
-
-<p>Quand j'étais levée, il me déshabillait
-debout, faisait maintenir ma chemise
-par les élèves, et ainsi me maniait et
-remaniait à volonté.</p>
-
-<p>Les élèves, la s&oelig;ur, et moi, ne fûmes
-pas longtemps dupes de ce manège.</p>
-
-<p>Il régnait alors, à la Maternité, une
-infection qui mettait en danger les
-nouvelles accouchées. On fut obligé
-d'en placer un peu dans toutes les
-salles : dans ma salle, elles étaient au
-moins quatre. Plusieurs avaient eu de
-mauvaises couches et se lamentaient
-nuit et jour.</p>
-
-<p>La nuit du mardi gras, deux accouchées,
-qu'on venait d'apporter et qui
-criaient sans répit, m'empêchèrent de
-dormir. Cependant la musique du carnaval,
-à la rue, me donnait une folle envie
-de danser. Je me mis sur mon séant. La
-grande salle de 28 lits était éclairée, au
-milieu, par un seul bec de gaz assourdi.
-La bonne chaleur du poêle, les rideaux
-blancs, de jeunes visages sur des oreillers
-voisins, me faisaient déjà me sentir
-chez moi.</p>
-
-<p>J'écoutais la joie du dehors avec des
-frémissements de désir d'en être ; j'appelai
-doucement ma voisine, toute jeune
-comme moi.</p>
-
-<p>&mdash; Toinette! Toinette! écoute : on
-chante, et la musique joue une valse.</p>
-
-<p>&mdash; Une valse? une valse? bredouilla-t-elle.</p>
-
-<p>Elle s'assit sur son lit.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, j'entends, ils s'amusent ferme.</p>
-
-<p>Je voyais ses yeux noirs flamboyer, et
-avec son bonnet tuyauté, de travers, elle
-était jolie, jolie&hellip;</p>
-
-<p>Une des accouchées criait :</p>
-
-<p>&mdash; Oh! mon ventre, mon ventre!</p>
-
-<p>&mdash; Viens regarder par la fenêtre, dit
-Toinette.</p>
-
-<p>Nous nous levâmes et, pieds nus, courûmes
-écarter le store ; mais le balcon
-interceptait la vue. Nous ouvrîmes, et
-du balcon, en chemise, nous aperçûmes
-des bandes de masques, qui dansaient
-en rond et hurlaient à tue-tête.</p>
-
-<p>Nous rentrâmes vite à cause du froid.
-Une accouchée allemande clamait :</p>
-
-<p>&mdash;<span lang="de" xml:lang="de">Ich will nicht sterben, ich will nicht
-sterben!</span></p>
-
-<p>Elle me donnait la chair de poule.</p>
-
-<p>&mdash; Mon Dieu, Toinette, elle souffre
-tant!</p>
-
-<p>&mdash; Si tu veux ne jamais rire, parce
-qu'on geint ici, tu claqueras toi-même.</p>
-
-<p>Une autre jeune malade s'était levée,
-et, à nous trois, nous dansâmes une
-polka.</p>
-
-<p>Dans le corridor, la s&oelig;ur et la servante
-venaient pour la ronde ; nous
-n'eûmes que le temps de filer derrière
-les lits et de gagner le nôtre.</p>
-
-<p>La s&oelig;ur s'avançait comme en glissant.
-Sa lanterne répandait devant elle un
-peu de clarté floue, qui se reflétait, en
-vacillant, sur sa figure délicieusement
-douce, ennuagée par la coiffe blanche.</p>
-
-<p>La servante, emmitouflée dans un
-châle, emboîtait le pas.</p>
-
-<p>La s&oelig;ur leva sa lanterne devant plusieurs
-lits. Près de l'accouchée qui
-haletait : «Mon ventre, mon ventre!»
-elle s'arrêta, arrangea les couvertures,
-dit quelques mots sur un ton placide,
-et passa.</p>
-
-<p>Je n'avais pas eu le temps de bien me
-couvrir, et faisais semblant de dormir.
-Elle me recouvrit, borda mon lit et
-murmura :</p>
-
-<p>&mdash; Le chef l'appelle sauterelle. Il a bien
-raison : elle n'a pas plus d'os que de chair.</p>
-
-<p>Je la sentais bienveillante, et son
-visage calme m'apaisait.</p>
-
-<p>La servante, une paysanne flamande,
-répondit :</p>
-
-<p>&mdash; Je n'aime pas cette fille : elle n'est
-pas comme nos autres malades, et le
-docteur&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Chut! chut! interrompit la s&oelig;ur.</p>
-
-<p>&mdash;<span lang="de" xml:lang="de">Ich will nicht sterben, ich will nicht
-sterben!</span> se lamentait l'autre accouchée.</p>
-
-<p>&mdash; Celle-là ne passera pas la nuit, fit
-la religieuse. Je ne peux même pas lui
-parler de Dieu : c'est une protestante.</p>
-
-<p>Elles s'éloignèrent d'un pas feutré et,
-après quelques haltes, s'effacèrent dans
-l'ombre.</p>
-
-<p>Toinette alla se fourrer dans le lit de
-l'autre jeune fille ; ces deux avaient
-d'étranges familiarités.</p>
-
-<p>Je m'endormis en entendant, comme
-dans le lointain :</p>
-
-<p>&mdash; Oh! mon ventre, mon ventre!</p>
-
-<p>La rue en liesse et la musique me
-réveillèrent encore. L'Allemande gémissait
-de plus en plus bas :</p>
-
-<p>&mdash;<span lang="de" xml:lang="de">Ich will nicht sterben, ich will
-nicht sterben!</span></p>
-
-<p>L'émotion me gagna, je me mis à
-pleurer. Je savais un peu d'allemand ;
-j'allai à son lit et lui demandai si je ne
-pouvais rien pour elle. Elle me saisit la
-main, comme affolée ; la langue déjà
-alourdie, elle répétait :</p>
-
-<p>&mdash;<span lang="de" xml:lang="de">Ich will nicht sterben : der Kleine
-lebt, ich muss leben für ihn.</span></p>
-
-<p>Je restai près d'elle. Elle mourut au
-matin.</p>
-
-<p>Au bout de six semaines, je me sentis
-assez retapée pour partir. Ma mère était
-encore venue me dire que mon père
-avait juré de me tirer de là par les cheveux,
-si je ne rentrais pas ; mais le chef
-de service avait tenu bon.</p>
-
-<p>Le matin de ma sortie, il me manipula
-longuement, me recommanda de
-continuer à prendre le sirop de Vanier
-et la quinine. Je lui répondis que je ne
-pourrais pas me les procurer.</p>
-
-<p>&mdash; Viens chez moi, je te les donnerai.</p>
-
-<p>Je fus chez lui le lendemain. Il me fit
-attendre que tous les clients fussent
-partis. Quand j'entrai dans son cabinet,
-il poussa le verrou et me prit dans ses
-bras ; ses mâchoires claquaient.</p>
-
-<p>Comme je faisais un mouvement de
-recul, il me lâcha et dit :</p>
-
-<p>&mdash; Voyons cette poitrine.</p>
-
-<p>Et il me mit nue.</p>
-
-<p>Il m'assit sur le divan, puis me
-parla :</p>
-
-<p>&mdash; Tu as la poitrine très faible. Cela
-pourrait tourner mal, si tu ne te soignes ;
-et prends bien les médicaments que tu
-trouveras toujours ici.</p>
-
-<p>Je le compris parfaitement.</p>
-
-<p>Je mourrai si je ne me soigne pas.
-Me soigner, c'est prendre ces médecines
-que je ne peux me payer, et que lui me
-donnera en échange de ma peau.</p>
-
-<p>Et puis, eux, à la maison, que deviendront-ils,
-si je meurs? Déjà maintenant
-je sens tout chavirer ; que sera-ce sans
-moi? Nos enfants, si bons, si intelligents
-et si beaux sombreront sans
-merci. Klaasje, mon petit lézard, a
-déjà été en prison ; et ma mère, autant
-que les enfants, a besoin de mes révoltes
-pour ne pas laisser tout s'en aller à la
-dérive.</p>
-
-<p>Je n'aimais plus ma mère, mais j'en
-avais pitié, maintenant que je jugeais
-mieux.</p>
-
-<p>N'avait-elle pas mis neuf enfants au
-monde, dans le plus affreux dénuement?
-Elle serait morte de faim dans ses couches,
-si les voisines ne lui avaient apporté
-parfois une tasse de café et une tartine.
-Et nous tous, affamés, étions encore
-autour d'elle pour nous en faire donner
-la plus grande part.</p>
-
-<p>Et pour Dirk, quand il était devenu
-transparent de faim et de fièvre, n'était-elle
-pas allée demander des reliefs de
-table, dans une maison où elle avait vu
-des enfants à la fenêtre, croyant qu'une
-mère ne refuserait pas cela à une mère?
-Et comme elle sanglotait en rentrant,
-parce qu'on l'avait éconduite!</p>
-
-<p>Je commençais à comprendre ses
-haussements d'épaules.</p>
-
-<p>Le vieux parlait :</p>
-
-<p>&mdash; Tu ne peux rester ainsi ; il ne faut
-pas prendre à la légère ces affections de
-la poitrine : tu ne te sens peut-être pas
-malade, mais tu l'es.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, il ne s'agit pas de rire, me
-disais-je.</p>
-
-<p>&mdash; En te soignant, tu deviendras encore
-plus jolie, et tu es déjà délicieuse.</p>
-
-<p>Il vit que je pensais à tout autre
-chose, et me renversa sur le divan.</p>
-
-<p>Une fois dehors, je fus prise de désespoir ;
-mais que faire?</p>
-
-<p>Je ne veux pas mourir poitrinaire,
-comme celles que j'ai vues mourir là-bas :
-je ne le peux pas, je ne le dois pas!</p>
-
-<p>J'avais vu agoniser, pendant des
-heures, une jeune femme qui, depuis cinq
-ans, venait de temps à autre se faire retaper
-à l'hôpital ; ses hoquets s'entendaient
-deux salles plus loin. Au dernier moment,
-une religieuse lui tenait une bougie
-allumée dans la main ; la servante, de
-l'autre côté du lit, racontait le plaisir
-qu'elle venait d'avoir à la kermesse de
-son village ; la s&oelig;ur écoutait, amusée ;
-toutes deux se penchaient au-dessus du
-lit en riant, sans se préoccuper de la
-mourante, dont le regard intelligent allait
-de l'une à l'autre. La cire de la bougie
-coulait sur la main de la jeune femme
-et la brûlait. Ses hoquets se précipitaient ;
-elle fit une grimace ridicule en se
-mordant la langue, et ce fut tout. La
-s&oelig;ur enleva la bougie, regarda négligemment
-la morte, et s'éloigna avec la
-servante, en poursuivant la conversation.</p>
-
-<p>Une couturière tuberculeuse avait
-accouché en agonisant, sans pousser un
-gémissement ; mais, quand elle fut délivrée
-et qu'on emporta l'enfant pour le
-laver, elle s'efforça de lever les bras et
-bégaya :</p>
-
-<p>&mdash; Je ne le verrai pas.</p>
-
-<p>Elle devint livide, sa tête ballotta de
-droite et de gauche : elle était morte.</p>
-
-<p>J'irai mourir ainsi, moi! jamais!!</p>
-
-<p>J'en ai pour cinq ans, si je ne guéris
-pas : j'aurais alors vingt-quatre ans,
-Klaasje seulement quatorze, et je ne
-serais plus là! Ah! non, non! je ne veux
-pas. Il me faut ces médicaments qui me
-guériront. Le docteur se les fait donner
-à la pharmacie de l'hôpital : j'en aurai
-donc toujours.</p>
-
-<p>Quand mes bouteilles étaient vides,
-j'allais chez le chef de service qui, chaque
-fois, poussait le verrou.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch43">PROSTITUÉE</h2>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>«Ma fille a le billet jaune».</p>
-
-<p class="attr"><span class="sc">Dostoïevsky</span>.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>Encore une fois, nous étions sans
-manger. Hein frappait depuis deux
-jours sur l'enclume, avec les lourds
-marteaux de son métier de forgeron,
-sans avoir pris aucune nourriture ; il
-était affalé sur une chaise, pâle, la tête
-baissée, les bras pendants, engourdis le
-long du corps, et répétait :</p>
-
-<p>&mdash; Je ne peux plus, je ne peux plus.
-Les petites jambes de Klaasje s'étaient
-dérobées sous lui, et il gisait à terre,
-contre le mur ; les autres enfants étaient
-dispersés, ici et là, dans la chambre,
-tous malades de faim. Ma mère avait le
-visage enfiévré, et des clignotements
-d'yeux précipités qui accusaient son
-affolement ; moi, des vertiges me faisaient
-chanceler.</p>
-
-<p>Ma s&oelig;ur aînée nous avait quittés,
-et nous attendions mon père, parti dès
-le matin à la recherche de quelque
-chose à gagner. Il rentra ivre et demanda
-à manger.</p>
-
-<p>Je regardais autour de moi, sentant
-qu'un malheur allait arriver, si on ne
-trouvait immédiatement une issue. Ma
-décision fut prise. J'allongeai ma jupe
-en traîne ; je tirai mes cheveux sur le
-front ; je m'ajustai le mieux que je pus,
-en regrettant de n'avoir pas de fard,
-comme j'en avais vu aux prostituées, et
-dis à ma mère que j'allais sortir. Elle
-voulut m'accompagner, pour rapporter
-plus vite les victuailles.</p>
-
-<p>Une fois au centre de la ville, je lui
-recommandai de rester à distance.
-Bientôt un homme me fit signe de le
-suivre, et m'emmena dans une maison
-de rendez-vous. Quand, après, je lui
-réclamai mon salaire, il me demanda si
-je me moquais de lui.</p>
-
-<p>&mdash; Pour cinq francs, je puis avoir
-une femme chic, et tu es fichue comme
-une mendiante et sale en proportion.
-Ouste! laisse-moi passer.</p>
-
-<p>En bas, il refusa de payer la chambre.
-La tenancière nous menaça de la police,
-et il finit par régler. A la sortie, la
-femme me cria :</p>
-
-<p>&mdash; Sale guenille, je te ferai «carter»,
-si tu oses revenir.</p>
-
-<p>Ma mère m'attendait au boulevard ;
-quand je lui racontai la chose, elle resta
-pétrifiée.</p>
-
-<p>&mdash; Que pouvais-je faire? Que pouvais-je faire?
-J'ai risqué d'être enceinte
-d'un inconnu, d'attraper la sale maladie,
-on m'a insultée, et pour rien, pour
-rien! et les enfants, mon Dieu, les enfants!</p>
-
-<p>&mdash; Si nous ne rapportons rien, ils
-mourront, dit ma mère.</p>
-
-<p>Je pleurais, la figure contre un arbre.
-Mais la vision de nos enfants qui nous
-attendaient, me rendit toute mon
-énergie.</p>
-
-<p>&mdash; Je vais continuer, dis-je ; mais
-tenez-vous donc plus loin : vous me suivez
-sur les talons.</p>
-
-<p>Je n'avais pas de mouchoir et, en
-essuyant mes larmes de mes mains, je
-me barbouillais la figure.</p>
-
-<p>J'entendis bientôt murmurer derrière
-moi :</p>
-
-<p>&mdash; Petite, petite&hellip;</p>
-
-<p>Je me retournai et vis un géant qui
-me suivait.</p>
-
-<p>&mdash; Petite, viens avec moi.</p>
-
-<p>Je le suivis.</p>
-
-<p>Il me conduisit dans une autre maison,
-et me donna quelques francs d'avance.</p>
-
-<p>Il me mania avec grande précaution :
-il avait manifestement peur de me casser.
-Il riait de ma figure noire, il riait
-de ma maigreur, tout mon être minime
-le mettait en joie, et il répétait sans cesse :</p>
-
-<p>&mdash; Petite, petite!</p>
-
-<p>Après quelque temps, on vint frapper
-à la porte en criant :</p>
-
-<p>&mdash; Dites donc, vous autres, le temps
-est passé ; du monde attend ; il nous
-faut la chambre.</p>
-
-<p>Croyant que c'était la police, je
-m'étais jetée, terrifiée, contre le géant,
-ce qui le mit encore en joie. Il m'entoura
-de ses bras, et riant doucement, murmura :</p>
-
-<p>&mdash; Allons, petite! Allons, petite!</p>
-
-<p>Comme j'étais bien sur cette immense
-poitrine! pour la première fois de ma
-vie, je me sentis protégée. Tous les
-sbires de la ville n'auraient pu dénouer
-les bras qui m'enserraient : il leur aurait
-dit, amusé :</p>
-
-<p>&mdash; Voyons, c'est une petite, une
-petite.</p>
-
-<p>Une fois à la rue, je galopai vers ma
-mère. Nous achetâmes de pauvres
-vivres, et, dès le bas de l'escalier, nous
-criâmes aux enfants :</p>
-
-<p>&mdash; Nous avons du pain! nous avons
-du pain!</p>
-
-<p>Au bout de quelques jours, notre
-ménage marcha régulièrement, comme
-jamais il n'avait marché. Les enfants
-mangeaient aux heures, étaient lavés,
-allaient à l'école ; ma mère vaquait au
-ménage ; mon père ne buvait plus : il
-faisait le café et pelait les pommes de
-terre. Seule, je rageais et pleurais,
-accroupie sur le vieux canapé qui me
-servait de lit.</p>
-
-<p>La simplicité avec laquelle mes parents
-s'adaptaient à cette situation, me
-les faisait prendre en une aversion qui
-croissait chaque jour. Ils en étaient
-arrivés à oublier que moi, la plus jolie
-de la nichée, je me prostituais tous les
-soirs aux passants. Sans doute, il n'y
-avait d'autre moyen pour nous de ne
-pas mourir de faim, mais je me refusais
-à admettre que ce moyen fût accepté
-sans la révolte et les imprécations qui,
-nuit et jour, me secouaient.</p>
-
-<p>J'étais trop jeune pour comprendre
-que, chez eux, la misère avait achevé
-son &oelig;uvre, tandis que j'avais toute ma
-jeunesse et toute ma vigueur pour me
-cabrer devant le sort.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td>Vision</td> <td class="num"><a href="#ch1">1</a></td></tr>
-<tr><td>Mes parents</td> <td class="num"><a href="#ch2">5</a></td></tr>
-<tr><td>Quand je me réveillai, c'était le soir</td> <td class="num"><a href="#ch3">17</a></td></tr>
-<tr><td>Premier Exode</td> <td class="num"><a href="#ch4">21</a></td></tr>
-<tr><td>Reliefs et Oripeaux</td> <td class="num"><a href="#ch5">25</a></td></tr>
-<tr><td>Têtes et Peaux d'Anguilles</td> <td class="num"><a href="#ch6">29</a></td></tr>
-<tr><td>Deuxième Exode</td> <td class="num"><a href="#ch7">33</a></td></tr>
-<tr><td>Non! Non!</td> <td class="num"><a href="#ch8">37</a></td></tr>
-<tr><td>A l'École catholique</td> <td class="num"><a href="#ch9">47</a></td></tr>
-<tr><td>La Soupe aux Pois</td> <td class="num"><a href="#ch10">53</a></td></tr>
-<tr><td>Catéchisme et Première Communion</td> <td class="num"><a href="#ch11">59</a></td></tr>
-<tr><td>J'entends les puces marcher</td> <td class="num"><a href="#ch12">71</a></td></tr>
-<tr><td>Déception</td> <td class="num"><a href="#ch13">79</a></td></tr>
-<tr><td>Mon père propose de nous abandonner</td> <td class="num"><a href="#ch14">83</a></td></tr>
-<tr><td>Je fais des visites</td> <td class="num"><a href="#ch15">87</a></td></tr>
-<tr><td>Toupie et Cerf-volant</td> <td class="num"><a href="#ch16">101</a></td></tr>
-<tr><td>Une Expulsion</td> <td class="num"><a href="#ch17">107</a></td></tr>
-<tr><td>Ma Robe de Première Communion</td> <td class="num"><a href="#ch18">115</a></td></tr>
-<tr><td>Jours de fête</td> <td class="num"><a href="#ch19">119</a></td></tr>
-<tr><td>Nous vivons de charité</td> <td class="num"><a href="#ch20">123</a></td></tr>
-<tr><td>Ah! vous aviez des «kwartjes»!</td> <td class="num"><a href="#ch21">129</a></td></tr>
-<tr><td>L'Usurière</td> <td class="num"><a href="#ch22">133</a></td></tr>
-<tr><td>Baâtje</td> <td class="num"><a href="#ch23">137</a></td></tr>
-<tr><td>Si nous étions riches</td> <td class="num"><a href="#ch24">145</a></td></tr>
-<tr><td>Je fais pipi dans mes jupes</td> <td class="num"><a href="#ch25">151</a></td></tr>
-<tr><td>Les deux Grenadiers</td> <td class="num"><a href="#ch26">155</a></td></tr>
-<tr><td>Le Village Rouge</td> <td class="num"><a href="#ch27">163</a></td></tr>
-<tr><td>Marchande de Rue</td> <td class="num"><a href="#ch28">169</a></td></tr>
-<tr><td>Une leçon de vie pratique</td> <td class="num"><a href="#ch29">181</a></td></tr>
-<tr><td>Je quitte ma place</td> <td class="num"><a href="#ch30">191</a></td></tr>
-<tr><td>Ma fille, Monsieur Cabanel</td> <td class="num"><a href="#ch31">199</a></td></tr>
-<tr><td>Troisième Exode</td> <td class="num"><a href="#ch32">207</a></td></tr>
-<tr><td>Fabrique de Chapeaux</td> <td class="num"><a href="#ch33">213</a></td></tr>
-<tr><td>Ils pèlent des oignons</td> <td class="num"><a href="#ch34">223</a></td></tr>
-<tr><td>Une nuit au parc de Bruxelles</td> <td class="num"><a href="#ch35">227</a></td></tr>
-<tr><td>La variole</td> <td class="num"><a href="#ch36">241</a></td></tr>
-<tr><td>Les pommes de terre</td> <td class="num"><a href="#ch37">245</a></td></tr>
-<tr><td>Un pain pour des timbres</td> <td class="num"><a href="#ch38">249</a></td></tr>
-<tr><td>Kees acrobate</td> <td class="num"><a href="#ch39">253</a></td></tr>
-<tr><td>Symphonie de la faim</td> <td class="num"><a href="#ch40">261</a></td></tr>
-<tr><td>Klaasje condamné</td> <td class="num"><a href="#ch41">267</a></td></tr>
-<tr><td>A l'hôpital</td> <td class="num"><a href="#ch42">277</a></td></tr>
-<tr><td>Prostituée</td> <td class="num"><a href="#ch43">291</a></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c small gap">DIJON, IMP. DARANTIERE.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
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-à 3 fr. 50 le volume</b><br />
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-<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">EDMOND ROSTAND</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Chantecler</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c b sans-serif">ÉMILE ZOLA</td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Correspondance. &mdash; Les Lettres et les Arts</b></td> <td class="v">1 vol.</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c small gap">ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT</p>
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-<p class="c small">4279. &mdash; L.-Imprimeries réunies, rue Saint-Benoît, 7, Paris.</p>
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-<pre>
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-End of Project Gutenberg's Jours de famine et de détresse, by Neel Doff
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-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURS DE FAMINE ET DE DÉTRESSE ***
-
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